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Une opération de victimisation sur le dos d’un camp laïque qui peine à émerger dans la capitale européenne, où le vote musulman semble faire tourner la tête des notables de la ville. Accusations de harcèlement, doxing, censure, cancel culture, etc. Bruxelles s’enflamme, à sa manière, autour de la laïcité. Cette laïcité à la belge serait-elle désormais appelée à représenter autre chose qu’un pilier tranquille ? Des chercheurs, travailleurs sociaux, journalistes et élus osent aujourd’hui lever le voile sur les atteintes à la liberté d ‘expression et de conscience dans la capitale européenne. Ouvrage mené sous la direction de Florence Bergeaud-Blackler, Dr (HDR), Chargée de recherche CNRS Groupe Sociétés, Religions, Laïcités UMR 8582 - EPHE/CNRS Paris Sciences et Lettres Université (PSL University) et Pascal Hubert, avocat. Avec la participation de : George Dallemagne, député Nadia Geert, professeur de Philosophie , essayiste Fadila Maaroufi, Observatoire des Radicalités Karan Mersch, Professeur de Philosophie Céline Pina, essayiste et éditorialiste Marcel Sel, journaliste, essayiste et romancier

Prix France TTC 18,90 €

La Boîte à Pandore Ouvrez-la ! www.laboiteapandore.fr

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L’étincelle ? Un « bout de tissu » : le hijhab. La mèche ?

Florence Bergeaud-Blackler et Pascal Hubert

Comment un arrêt de la Cour constitutionnelle ouvrant la possibilité d’interdire le hijab dans l’enseignement supérieur a-t-il mis le feu aux poudres, provoquant des guerres larvées ou ouvertes entre des partis politiques, des journalistes, des associations, des académiques, impliquant le Parlement bruxellois, le Conseil de l’Europe, la Commission Européenne ?

Florence Bergeaud-Blackler et Pascal Hubert

ISBN : 978-2-87557-487-9

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Bà P

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Voile et Laïcité à l’épreuve de la cancel culture

avant-propos d’Élisabeth Badinter

© La Boîte à Pandore Paris http ://www.laboiteapandore.fr La Boîte à Pandore est sur Facebook. Venez dialoguer avec nos auteurs, visionner leurs vidéos et partager vos impressions de lecture. ISBN : 978-2-87557-487-9 – EAN : 9782875574879 Dépôt légal : D/2021/11906/15 Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

Sous la direction de Florence Bergeaud-Blackler et Pascal Hubert

Cachez cet islamisme Voile et Laïcité à l’épreuve de la cancel culture

Avant-propos d’Élisabeth Badinter

Avant-propos L’injonction au silence et la haine Les Français connaissent mal la montée en puissance de l’islamisme politique dans la Belgique francophone. Mais à lire ce livre, on comprend vite que sont à l’œuvre les mêmes tactique et stratégie qu’en France. La Belgique laïque, comme la France, est en train de perdre la partie sans un puissant sursaut collectif. Mais plus on attend et plus ce sursaut devient difficile. Peu à peu, grâce à la complicité idéologique et politique d’une frange radicale de la gauche qui pense incarner le bien, le reste de la société est réduite au silence sous peine de se voir incarner le mal. La peur de l’insulte, de la mise au pilori, voire des menaces de représailles décourage tous ceux qui redoutent l’accusation d’islamophobie et de racisme, autrement dit le comble de la « malpensance. » Être classé du côté des salauds est une infamie difficilement supportable pour tout citoyen de bonne foi qui ne demande que le respect des valeurs, des lois et de l’Histoire de son pays. Les intellectuels Boualem Sansal et Kamel Daoud qui ont tous deux vécu la guerre civile algérienne dans les années 1990/2002, n’ont cessé de nous avertir : la stratégie islamiste est la même partout. Mais nous ne les entendons pas. La victimisation, l’entrisme dans les institutions, associations, partis politiques, médias et bien sûr aujourd’hui les réseaux sociaux sont des armes redoutables pour imposer leurs exigences qui ne cessent d’enfler. En France, les plus embrigadés passent aux voies de fait et instaurent la terreur dans la population, tout en confortant son silence.

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Leurs premiers étendards sont les femmes voilées, consentantes ou non. Parmi celles-ci, certaines se donnent un mal de chien pour faire croire à l’oxymore d’un « féminisme islamiste, » alors qu’un patriarcat plus dur qu’ailleurs y règne en maître. Mais ces sociétés régies par Dieu restent étrangères aux Droits de l’homme (dits « droits humains » chez les Anglo-Saxons) et utilisent avec une rare dextérité les lois de la démocratie pour mieux l’affaiblir, voire l’annihiler. Tout cela est connu, mais on fait mine de ne rien voir sous le fallacieux prétexte de ne pas « stigmatiser ». On ne veut pas entendre toutes ces jeunes femmes qui rêvent de vivre libres et qui se battent pour le maintien de la laïcité afin de jouir légitimement des droits qu’offre leur pays. Pour les uns, elles nuisent à la cause. Pour d’autres, ce sont tout simplement des traitres… Au lieu de les aider, la majorité les abandonne. C’est ainsi que progressivement le silence gagne, mais la haine n’est pas en reste. Faute de pouvoir s’exprimer publiquement, beaucoup le feront dans la solitude du bureau de vote et c’est l’extrême droite qui en fera ses choux gras, cette fois au détriment de la société tout entière. La décapitation de l’enseignant Samuel Paty a suscité en France une profonde émotion et une grande peur. Quatre mois plus tard, l’émotion nationale s’est dissoute, reste la peur de ses collègues. On entend plus les critiques de la victime que du tueur et de tous ceux qui l’ont incité à ce crime atroce. Certains osent même dire qu’il l’a bien cherché… Le Président de la République s’est décidé à lutter contre le « séparatisme » ; ce que ses quatre prédécesseurs n’ont pas fait. Mais pour réussir à ramener les séparatistes au respect des lois de la République en France, comme en Belgique, il lui faut un véritable soutien collectif qui mette fin au déni et au silence. Aujourd’hui, tout dépend de notre courage. Élisabeth Badinter

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Introduction Au commencement Florence Bergeaud-Blackler En juillet dernier, la Cour constitutionnelle rendait son arrêt concernant le droit, pour une Haute École de l’enseignement supérieur, d’interdire les signes convictionnels. Un arrêt qui réaffirme l’existence en Belgique de deux interprétations du principe de neutralité : « inclusive » et « exclusive ». Cet arrêt, qui n’avait rien de révolutionnaire, a suscité des réactions en cascade : au Parlement bruxellois, à la commune de Molenbeek, où une motion autorisant le port desdits signes au personnel de l’administration a été votée, déclenchant plusieurs démissions d’élus ; dans la presse, où un affrontement par le biais de cartes blanches (tribunes) sur le voile a été à l’origine de tentatives de faire taire son adversaire par tous les moyens : injures, calomnies, mais également procédures judiciaires, le tout abondamment relayé sur les réseaux sociaux. L’été 2020 fut chaud à Bruxelles, marqué par les restrictions rendues nécessaires par la lutte contre la propagation de la pandémie de Covid 19. Pourtant, ce que la presse a qualifié de coup de folie n’est peutêtre pas à ranger parmi les épisodes orageux d’un été caniculaire. Quand on veut bien se pencher sur le déroulé des événements, identifier les protagonistes, leurs objectifs, alors il ne fait aucun

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doute que cet épisode n’est pas un épiphénomène, mais le signe d’un malaise profond qui travaille la capitale européenne. La laïcité tranquille « à la belge » ne semble pas résister aux assauts répétés des promoteurs d’une neutralité dite « inclusive », qui pensent ainsi satisfaire la « diversité », cette minorité musulmane de plus en plus convoitée, en particulier dans certaines communes de Bruxelles où cette « minorité » est devenue majoritaire. On voit ainsi les progressistes d’hier miser sur le vote musulman et s’allier à la frange réactionnaire de l’islam politique, faisant triompher au passage l’idée fausse que le voile serait, au mieux, un « fichu » dont nul autre que la femme elle-même ne pourrait juger de la symbolique et, au pire, un vecteur d’émancipation, une conquête féministe, voire un emblème de liberté. Et si le débat bruxellois sur le voile peut faire penser à celui qui a lieu en France, il a ses spécificités. Étouffé, le débat est à la fois plus sourd et plus violent pour plusieurs raisons comme on le verra autour des controverses liées à l’avènement dans le paysage associatif et politique d’une jeune ASBL : l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles. Parce que le fondamentalisme musulman est en augmentation à Bruxelles comme partout en Europe. Il se présente sous une forme piétiste visible (wahhabo-salafisme) et sous une forme politique (islamisme). La première est une forme de communautarisme de repli qui s’emploie à créer des enclaves dans la ville. La seconde, peu visible, mais très préoccupante, agit par infiltration des institutions qui régulent et animent le tissu social : les partis politiques, les associations culturelles, linguistiques, féminines, sportives, les associations pour l’intégration des étrangers, mais aussi les lieux d’enseignement, écoles et universités, les institutions de soin de santé, les prisons ou encore les entreprises.

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Parce que les Belges sont inquiets sur l’avenir de la Belgique et du principe de neutralité. Un sondage de 2016 le montre1. Même s’il ne faut pas confondre les faits et l’opinion sur les faits, les réalités et la façon dont on se les représente, certains chiffres donnent au moins la température de l’inquiétude. Une grande majorité de Belges (63 %, base belgo-belge) pense que l’islam est plutôt une menace pour l’identité du pays. 57 % de l’ensemble de la population belge pensent que l’islam veut détruire la séparation de l’État avec le religieux, 48 % que la société belge va s’islamiser. Et qu’a-t-on fait de ces chiffres ? On a parlé de « paranoïa antimusulmane ». Cela revient à faire un diagnostic psychiatrique sur une observation sociologique, se donner ainsi peu de chance de soigner le malade. Parce que l’inquiétude des citoyens n’est ni relayée ni adéquatement adressée par la presse ou l’université. Il est peu de dire que la couverture de la presse est de moins en moins variée, comme si la Belgique ne devait avoir sur le sujet qu’une seule opinion apaisante. Depuis la mise en procès médiatique de la journaliste Marie-Cécile Royen qui avait osé enquêter sur l’islamisme, les journalistes semblent éviter le sujet qui fâche2. Cela peut aller jusqu’à la déférence. Ainsi cette chaine de télévision présentet-elle ses excuses à la communauté musulmane de Bruxelles de ne pas avoir couvert les funérailles d’une personnalité salafiste à Bruxelles et propose en conséquence de recruter dans la « diversité » (traduction de communauté musulmane dans la langue politique locale). À l’Université, des chercheurs déclarés spécialistes de l’islam en Belgique se refusent à considérer l’islamisme comme un fait digne d’intérêt, préférant le considérer comme une accusation imaginaire, un monstre du Loch Ness (Source : 1.  NOIR, JAUNE, BLUES 2017 » Quel monde voulons-nous bâtir ? 10 clés pour comprendre l’état de l’opinion publique belge Janvier 2017 Sous la direction de Benoît SCHEUER 2. Très récemment la journaliste a été blanchie des accusations qui la visaient, cf. l’article « Et la liberté de la presse ? » dans Le Vif/L'Express du 04/03/2021.

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C.Torrekens, invitée de Fabrice Grosfilley dans l’émission de BX1, Toujours + d’Actu, 09/09/2020). Parce qu’au quotidien les professionnels souffrent et qu’ils ne sont pas entendus. Dans certaines écoles, les pressions des enseignants ou des élèves sont devenues courantes pour porter le voile ou bien le nouer, et de plus en plus jeunes. Les enseignements en histoire, sciences naturelles et biologie sont contestés. Les intimidations sont fréquentes sur les enseignants de la part des élèves et plus souvent encore de leurs parents. Dans les milieux sportifs et culturels, les jeunes filles sont priées d’éviter de pratiquer certaines voire toutes les activités sportives. Dans les institutions de soins de santé les cas de renoncement aux soins pour éviter qu’une femme soit examinée par un homme ou inversement se multiplient. La médecine prophétique à l’hôpital et en cabinet se développe. Dans le monde du travail et des entreprises, on ne se serre pas la main. On assiste à une re-spécialisation des métiers par sexe et au développement du travail à domicile pour les femmes. Dans l’espace public et politique, deux principes constitutionnels ne sont plus garantis. La liberté d’expression est limitée : le fait même d’évoquer le fondamentalisme ou l’islamisme entraine, en réponse, une accusation de racisme ou d’appartenance à l’extrême droite que l’on soit élu, journaliste ou chercheur. Les lanceurs d’alerte font l’objet de menaces et de harcèlement. La liberté de conscience n’est plus entièrement assurée : le désir d’abandonner ou de changer de religion ne peut pas s’exprimer, car il entraine des menaces, des conduites de harcèlement. Tous ces non-dits entrainent des souffrances, des femmes et des minorités sexuelles, des habitants dans leur quartier, et des souffrances au travail. Parce que, last but not least, la majorité de la population musulmane endure cette logique électoraliste du vote musulman qui la place

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sous contrôle islamiste. Une alliance objective s’opère entre une classe moyenne et une bourgeoisie belge implantée dans certains quartiers de la capitale, située à gauche, et le salafisme le plus décomplexé qui organise ses réunions-prêches prosélytes dans les autres quartiers pour réinstaurer l’ordre moral. Des jeunes belges sont partis en Syrie, revenus armés pour attaquer Paris et Bruxelles. Bruxelles a changé. Cette ville cosmopolite et charmante, moderne et désuète, assurément optimiste, se referme. Il est temps de dire ce qui ne peut plus être tu, il nous faut comprendre pourquoi de l’islamisme, ce mal qui nous ronge, on ne peut guère parler. * Bien que cet ouvrage débute avec la décision de la Cour constitutionnelle qui a autorisé l’interdiction de porter le hijab, il n’est pas un énième livre sur les polémiques publiques autour du voile. Il décrit plutôt les enjeux sociaux, juridiques et politiques de cette décision et souligne en particulier la difficulté de débattre de la signification de l’islamisme et de la place de la laïcité dans une capitale rongée par un nouveau mal : l’alliance entre l’islamisme et la cancel culture, elle-même issue de l’adoption par une petite minorité de gauche bourgeoise des théories néo-antiracistes et néo-féministes. Pour un mandataire politique, attaché au progrès, à l’égalité des hommes et des femmes et à la laïcité, il est difficile de se déclarer contre le port du hijab dans certaines fonctions sans être immédiatement taxé d’islamophobie ou de racisme. On devient vite, à ce jeu de massacre qui jubile sur les réseaux sociaux, un « blanc », ou bien un « traitre à sa race » comme nous le verrons avec les contributions de Fadila Maaroufi, de Georges Dallemagne ou de Céline Pina. Ils témoigneront, chacun depuis leur position, des difficultés qu’ils ont rencontrées dans leurs professions de travailleur social ou d’élus lorsqu’ils ont osé défendre la liberté d’expression.

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La conviction d’appartenir au « camp du bien » autorise le recours aux procédés les plus contestables pour empêcher un débat de fond, comme nous le verrons avec l’affaire dite du « Balek Gate » qui s’attaque à la liberté d’expression au nom de la liberté de la presse, ou défend le voile rigoriste au nom du féminisme, dans les contributions de Florence Bergeaud-Blackler, de Marcel Sel et de Karan Mersch. Ces contributions seront précédées de l’exposé des faits et des enjeux de la décision de la Cour constitutionnelle sur la laïcité par Nadia Geerts, et par un décryptage juridique rigoureux et détaillé de l’avocat Pascal Hubert. Outre qu’il donne à comprendre la bataille larvée, mais si cruciale qui se joue en Belgique autour de la laïcité et du voile, ce livre permet de mieux comprendre comment de nouvelles théories se proclamant de gauche ont réussi à devenir les porte-voix d’un islam politique qui pratique sans difficulté l’entrisme dans le tissu associatif et dans certains partis, à rendre de plus en plus difficile le travail social et politique dans certains quartiers de Bruxelles, et à laisser l’islamisme prendre en otage une population de Belges de confession musulmane qui se sent délaissée par la puissance publique. Cet ouvrage rassemble une majorité de contributeurs sympathisants de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles. Tous les auteurs interviennent, non au titre de cette jeune association, mais en leur qualité d’enseignants, de chercheurs, de travailleurs sociaux, de juriste, de journaliste et d’élus, chacun avec leur expérience, leur regard et leur sensibilité. Leur intention est de soulever les enjeux d’un débat difficile, mais nécessaire et d’interroger les citoyens par des questions ou des pistes proposées à l’issue de chaque article. Les auteurs ont fait preuve d’une générosité et d’un courage remarquables en nous confiant leur contribution. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés.

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La banalisation du voile, ou la pénétration du logiciel islamiste au sein du progressisme Nadia Geerts « Sans la liberté de dire “non”, le “oui” n’est que le signe du renoncement et de la résignation ». (Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018) Le 4 juin 2020, la Cour constitutionnelle belge rendait un arrêt très attendu, s’agissant de la question très sensible des signes convictionnels dans l’enseignement. Au point de départ de cette affaire, la plainte de plusieurs étudiantes de confession musulmane qui s’estimaient discriminées par la Haute École Francisco Ferrer, une école supérieure pédagogique du réseau de la Ville de Bruxelles, dont la mission est donc de former de futurs enseignants. La cause de cette prétendue discrimination ? Le règlement d’ordre intérieur de cette haute école, qui prévoit l’interdiction des signes convictionnels au nom du décret « neutralité », un texte qui, depuis 1994, définit les obligations des enseignants en matière de gestion de la diversité convictionnelle. Si ce texte prévoit bien l’interdiction de tout prosélytisme de la part des élèves, le port de signes convictionnels n’a jamais été considéré comme étant en soi prosélyte, et ce n’est donc pas au nom de la neutralité, mais via des règlements d’ordre intérieur que lesdits signes sont très généralement interdits aux élèves – 95 % des écoles ayant aujourd’hui fait ce choix.

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Fait nouveau cependant, il s’agit ici d’une école supérieure, fréquentée par des étudiants majeurs donc. Or, il a toujours été considéré comme allant de soi que les motifs justifiant l’interdiction dans l’enseignement obligatoire – notamment la protection contre les pressions religieuses – ne pouvaient valoir que s’agissant d’élèves mineurs. Par ailleurs, la Haute École Francisco Ferrer n’est pas la seule haute école pédagogique à interdire les signes convictionnels à ses étudiants, se fondant pour cela non pas sur la protection des mineurs, mais sur la nécessité de préparer les étudiants au métier auquel ils se destinent : celui d’enseignants, qui seront comme tels soumis à l’obligation de ne pas « témoigner de leur préférence pour un système religieux ». Pour ces raisons, l’arrêt de la Cour constitutionnelle était très attendu, puisqu’il s’agissait d’arbitrer entre plusieurs principes contradictoires. Et il a donc fait l’effet d’un véritable coup de théâtre, malgré – ou à cause de – son caractère extrêmement mesuré : en effet, la Cour a estimé que l’interprétation que faisait la Ville de Bruxelles du décret neutralité était légitime, tout en estimant que l’on pouvait tout aussi légitimement privilégier une autre forme de neutralité, dite « inclusive ». Plus précisément, elle a considéré que le pouvoir organisateur d’une école était l’instance la mieux placée pour juger s’il fallait ou non y interdire les signes convictionnels dans le but de répondre au besoin social impérieux de mettre en œuvre la neutralité sous-tendue par le projet pédagogique, et qu’en tout état de cause, cette interdiction n’était pas incompatible avec la conception constitutionnelle de ladite neutralité, ni contraire à la liberté de religion ou à la liberté d’enseignement. Et ce d’autant moins qu’il existe en Belgique une offre scolaire variée, et donc une possibilité de fréquenter une haute école qui autorise les signes convictionnels au nom d’une conception plus inclusive de la neutralité.

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La Cour constitutionnelle a donc en somme réaffirmé, comme l’écrivait Vincent De Coorebyter dans Le Soir du 7 juillet 2020, une « logique typiquement belge » : « il existe plusieurs conceptions de la neutralité, entre lesquelles la Cour estime n’avoir pas à trancher. » Et il s’agit en effet bien là d’une logique typiquement belge, qui fait de la laïcité française (volontiers surnommée « neutralité exclusive ») et du multiculturalisme anglo-saxon (son homologue « inclusif » ce qui le pare d’emblée d’un collier de vertus) deux déclinaisons possibles de la neutralité : celle qui inclut le religieux, et celle qui l’exclut. Je n’ai cessé de défendre, quant à moi, l’idée que seule la laïcité peut garantir effectivement la neutralité de la fonction publique : il ne s’agit pas en effet seulement que l’État soit neutre, dans chacune de ses composantes, mais bien qu’il garantisse un espace public (celui de la res publica) dans lequel nulle « chapelle convictionnelle » ne s’impose à tous, confisquant ainsi ce qui devrait être « de tous » pour le privilège de certains, que ce soit d’ailleurs de manière intentionnelle ou pas. Il s’agit, en deux mots, que chaque usager des services publics reçoive d’emblée toutes les garanties qu’il sera traité à égalité, comme un membre du laos, un citoyen, et rien que comme tel. Et cela exige à mon sens que les représentants de l’État, mais aussi ceux qui se destinent à un métier de service public – tel que l’enseignement – renoncent à afficher de quelque manière que ce soit leurs convictions lorsqu’ils sont dans l’exercice de leur fonction. Si on peut donc certes se réjouir que la Ville de Bruxelles se soit vu confirmer son droit à une interprétation laïque de la neutralité, l’arrêt de la Cour n’a en réalité rien de révolutionnaire, en ce qu’elle ne dit pas qu’il faut interdire les signes convictionnels aux futurs enseignants, ni davantage qu’il faut les leur autoriser. Loin de se prononcer sur le fond, elle se borne à constater

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l’existence de diverses interprétations du principe de neutralité et à reconnaître leur légitimité – ce qui promet encore, hélas, de longues années de polémiques sur le sujet. Et d’ailleurs, depuis la publication de cet arrêt, le débat sur le port de signes religieux a connu un énième véritable emballement. D’abord, les revendications se sont multipliées, comme si d’aucuns étaient saisis d’angoisse à l’idée que la victoire, même toute relative, de la Ville de Bruxelles, ne donne l’idée à d’autres, plus frileux jusqu’ici, d’interdire à leur tour les signes convictionnels. Ensuite et surtout, le débat a encore gagné un cran en hystérisation. L’exemple des suites de la carte blanche publiée par la journaliste Florence Hainaut au cœur de l’été est à cet égard tout à fait emblématique, puisqu’on est très rapidement passé d’une polémique sur le bien-fondé de l’interdiction faite aux étudiantes d’arborer des signes religieux, et un voile islamique en particulier, à des accusations de harcèlement remontant, à l’initiative de Ricardo Guttiérez – agissant en tant que président de la Fédération Européenne des Journalistes – jusqu’au Conseil de l’Europe, excusez du peu. À en croire Florence Hainaut, elle aurait en effet subi, suite à la publication de sa carte blanche dans Le Soir du 18 juillet 2020, une salve de messages haineux, notamment en provenance de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, dont Florence Bergeaud-Blackler est, avec Fadila Maaroufi, la co-fondatrice. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le fait de savoir si cette accusation est fondée, mais je voudrais en revanche revenir sur ce que j’ai nommé plus haut l’hystérisation du débat sur le voile, qui sonne comme un démenti interpellant à l’injonction de Florence Hainaut à « s’en balek, que les femmes portent le foulard ».

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Car en effet, je peux rejoindre la journaliste sur ce point : ce serait vraiment bien si les femmes – les hommes aussi d’ailleurs – pouvaient s’habiller comme ils veulent… Sauf que ce qui est totalement passé sous silence ici, comme toujours d’ailleurs lorsqu’on a affaire à des défenseurs du droit de porter le voile, c’est qu’en réalité, les premiers à ne pas s’en « balek », ce sont bien les religieux, tenants d’un ordre moral immuable dans lequel les femmes ont bien intégré qu’elles devaient adopter, pour être de bonnes musulmanes, une tenue bien précise qui les fera reconnaître de tous comme à la fois musulmanes et vertueuses. La chanteuse Mennel a ainsi témoigné en novembre 2020 du fait que sa décision de retirer son voile lui avait fait perdre la bagatelle de dix mille abonnés. De toute évidence, son voile fonctionne donc comme un produit d’appel pour bon nombre de ses admirateurs, bien plus que son talent musical. Choisir de porter le voile ne saurait donc être comparé au choix de porter une jupe, de se faire des tresses ou d’opter pour un look androgyne. Si choix il y a, c’est le choix de se soumettre à un prescrit islamique, prescrit qui a acquis ces dernières décennies une telle force performative qu’on a vu fleurir successivement le voile à l’école primaire – voire maternelle –, à la piscine, au Parlement, dans les salles de sport, sans même parler de sa déclinaison intégrale. En réalité, ce que d’aucuns s’obstinent à ne pas vouloir comprendre, c’est que les militant(e)s du voile islamique non seulement existent – la littérature islamiste sur le voile existe, elle abonde même, c’est un fait que l’on ne peut ignorer –, mais ne souffrent en réalité aucune exception à l’obligation de porter le voile. Il n’y a donc aucun espoir de négociation rationnelle avec eux : comme je l’écrivais déjà dans « Fichu voile ! », le voile est pour eux un absolu, et comme tel ne peut être qu’un symbole

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d’aliénation ou de soumission volontaire, et en aucun cas de liberté, laquelle exige l’exercice de ses facultés rationnelles afin d’examiner, puis de décider en tant que sujet libre. Le pire, cependant, est d’observer tant de démocrates, de progressistes, de féministes même, adopter ce logiciel islamiste, intégrant l’idée que notre société serait « discriminante » dès lors qu’elle interdirait à des femmes occupant certaines fonctions de porter un voile sur la tête. Aurait-on imaginé, hier, des féministes défiler avec des catholiques intégristes sous la bannière « Mon corps, mon choix » ? Évidemment non, et le fait que ces catholiques revendiquent, comme leurs consœurs, le droit de disposer de leur corps – en ne recourant à aucun moyen contraceptif, en se consacrant entièrement à leur rôle de mère de famille – n’aurait pas eu hier une once de chance de mener les féministes à conclure qu’au fond, elles voulaient la même chose. Curieusement, rien de tel ne semble effleurer nombre de féministes lorsqu’elles sont confrontées à des « féministes islamiques » – comprenez : voilées. Au contraire, les voilà qui développent une rhétorique nouvelle, selon laquelle chacune a le droit de choisir son propre chemin d’émancipation, et d’ailleurs : qui sommesnous pour juger ? La question du dogmatisme religieux, autrement dit, est complètement passée à la trappe, tout comme celle de l’évolution inquiétante de l’islam, en Europe comme ailleurs, vers un islam de plus en plus politique, dont le projet est à mille lieues d’un quelconque projet d’émancipation des femmes, par quelque chemin qu’il passe… Le débat politique, ainsi, se trouve dramatiquement réduit et appauvri : tout se passe comme si chacun avait tacitement accepté

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l’équation selon laquelle être progressiste, c’est accepter que des femmes portent le voile islamique au nom d’un sacro-saint « libre choix » jamais questionné, tandis qu’y voir un problème, fût-ce dans certaines fonctions ou lorsqu’il s’agit de mineures, vous range quasi automatiquement dans le camp des peu fréquentables « conservateurs », appartenant à la « droite » quand ce n’est pas celui des fascistes. Et il devient de plus en plus difficile d’échapper à cette rhétorique entièrement fondée sur quelques mots-clés fonctionnant comme autant de mantras : inclusion, diversité, non-discrimination, libre choix. Or, qui serait pour l’exclusion ? Contre la diversité ? Contre le libre choix ? Pour la discrimination ? Personne, évidemment. Et c’est ainsi qu’à gauche, il est devenu quasiment impossible de défendre une vision laïque de l’État. Le parti Ecolo en est un exemple édifiant, comme en témoigne notamment un incident qui s’est déroulé en marge du vote du conseil communal du 31 août 2020 en faveur d’un nouveau règlement de travail pour le personnel de l’administration de Molenbeek-Saint-Jean. Un conseil communal qui s’est déroulé sous le regard attentif de membres du Collectif des 100 diplômées, qui « lutte contre les discriminations dont sont victimes les femmes voilées ». La motion en question visait à introduire dans le règlement, jusque-là muet sur ce point, une « clause de non-discrimination » définissant le principe de neutralité comme concernant « le service rendu par les agents communaux aux citoyen.e.s molenbékois.e.s »1, sans qu’une neutralité d’apparence puisse donc être exigée. Et cette motion a été votée avec une belle unanimité par la gauche 1.  L’usage de l’écriture inclusive, ainsi que l’orthographe, sont d’origine.

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tout entière – PS-SPA, PTB, Ecolo et Cdh – à l’exception notable d’une abstention : celle de Karim Majoros (Ecolo). Ce conseil communal s’est cependant soldé par ce qui ressemble fort à une crise interne au sein d’Ecolo, puisque Karim Majoros a annoncé démissionner de son mandat de conseiller communal. « Personne ne m’a demandé de le faire. C’est un choix personnel mûri », précise-t-il sur son mur Facebook. De là à en conclure qu’aucune pression n’a été exercée sur le chef de groupe Ecolo, il y a cependant un pas… que tous ne franchissent pas. Dans un article publié dans L’Écho, Pauline Deglume écrit en effet que « plusieurs militants écologistes molenbeekois font état de pressions exercées sur l’ancien chef de groupe par la coprésidente des Verts ». Selon ces témoignages, Raja Maouane aurait demandé à Karim Majoros, qui, en tant que chef de groupe Ecolo au conseil communal, aurait dû être le premier à prendre la parole, « d’aller faire un tour ou de rentrer chez lui lorsque le point sur les signes convictionnels sera abordé », et ce alors même que le principe d’interventions diverses avait été accepté. Lors du conseil communal, Rajae Maouane a annoncé qu’elle prendrait seule la parole au nom du parti, « afin d’éviter la cacophonie ». Karim Majoros, refusant de renoncer à s’exprimer, l’a donc fait à titre personnel, avant de démissionner. Si Karim Majoros se déclare athée et préside la Fédération Laïque des Centres de Planning Familial, le texte de son intervention est cependant d’une extrême mesure, et met l’accent sur la nécessité de concilier liberté convictionnelle et neutralité, avant de s’interroger : « Quid de l’impartialité des agents au guichet, en classe, dans les services de première ligne ? Qu’est-ce qu’un signe distinctif, d’ailleurs ?

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Comment garantir une séparation des cultes et de l’État ? Quid de l’égalité de traitement des citoyens usagers des services publics communaux ? » Insistant à plusieurs reprises sur la « complexité » du débat, Karim Majoros rappelle en outre que « des habitant.e.s ont une religion. D’autres non. Certaines (j’en fais partie) sont convaincues qu’aucun dieu n’existe. À Molenbeek, il y a des musulmans, mais pas que (évitons de renforcer les clichés sur notre commune). Il y a aussi des catholiques, des protestants, de pentecôtistes, des orthodoxes, des juifs, des bouddhistes ou des laïcs. Parmi les femmes musulmanes, pour ne prendre que cet exemple mis en Lumière1, certaines portent un voile, d’autres pas. Certaines (y compris parmi celles qui le portent) sont contre une interdiction dans la fonction publique. D’autres pensent que la religion devrait rester au vestiaire. » Quelle était finalement la position défendue par Karim Majoros ? En réalité, son texte n’en dit rien, mettant plutôt l’accent sur le processus de décision, dont il déplore le caractère précipité, alors que rien ne justifiait cette urgence dès lors que le règlement communal… n’interdisait pas les signes convictionnels ! Comment mieux mettre en évidence le fait qu’il s’agit non pas de lutter contre un interdit, mais de couler dans le marbre, autant que possible, l’autorisation de porter le voile dans l’administration communale, afin que toute interdiction devienne inenvisageable par la suite ? Si douze membres de la locale ont annoncé démissionner également du parti suite à ce qu’ils qualifient de « grave entorse au processus de démocratie interne d’Ecolo », l’histoire est donc néanmoins révélatrice d’une évolution inquiétante tout autant que logique. Si en effet, il est désormais acquis que le voile est l’emblème de la diversité, du libre choix et de l’inclusion, comment pourrait-on, 1.  La majuscule est de Karim Majoros…

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à plus forte raison au sein d’un parti progressiste, s’y opposer ? Catherine Moureaux (PS), bourgmestre de Molenbeek, ne s’y est pas trompée, elle qui s’exprimait ainsi sur Twitter peu avant le vote : « Molenbeek depuis vingt-cinq ans est un pouvoir communal ouvert à la diversité. Modifier notre règlement du travail pour que cela soit encore plus clair aux yeux de tous doit se faire par un débat serein et respectueux de chacun. En tant que Bourgmestre j’en serai garante. » Même son de cloche au Parlement bruxellois où, interpellé par le député PS Jamal Ikazban, le Ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS) a réaffirmé son « ambition » de promouvoir une « éducation inclusive » au sein de l’enseignement de la COCOF. Avec signes convictionnels donc, comme le prévoit l’accord de majorité conclu à l’été 2019 relativement aux établissements de l’enseignement supérieur et de promotion sociale organisés par la Commission communautaire française. Et c’est par ce formidable tour de passe-passe que l’islam, même paré des oripeaux du conservatisme religieux le plus évident, devient davantage bienvenu au sein des partis progressistes que les principes de laïcité les plus élémentaires, toujours d’emblée suspects de dissimuler une infâme volonté excluante, discriminante, et bien entendu « islamophobe ». Revenons un instant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle à présent, qui comporte tout de même, me semble-t-il, un élément d’importance, dès lors qu’il considère que, loin de se limiter à une obligation d’abstention, la neutralité comporte une obligation positive d’organiser un enseignement dans lequel l’accent sur les valeurs communes ne risque pas d’être compromis. Car c’est bien de cela, finalement, qu’il est question : quelles sont les valeurs communes que l’État se donne pour mission de promouvoir, que ce soit par le biais de son enseignement ou par

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celui des différentes administrations qui le composent ? Et quels sont les moyens lui permettant de garantir au mieux le respect de ces valeurs ? La réponse laïque à cette question consiste à considérer que certains lieux symboliques, comme l’école ou les administrations publiques, sont en quelque sorte des sanctuaires, lieux où la puissance publique est non seulement souveraine, mais également préservée de l’immixtion du religieux. Pourquoi ? Simplement parce qu’historiquement, les velléités d’exercice d’un pouvoir politique par le religieux ont conduit non seulement à des bains de sang, mais aussi à de dramatiques et scandaleuses limitations des libertés individuelles. Promouvoir ces dernières n’a été possible que par la mise à distance du religieux. « L’État chez lui, l’Église chez elle » comme le formulait brillamment Victor Hugo. C’est donc bien leur impartialité manifeste, visible, « active », qui fait des écoles, des administrations publiques, des tribunaux même des lieux de liberté. Ne pas opposer au religieux un ferme refus d’immixtion, c’est permettre que revienne par la fenêtre le pouvoir que l’on avait chassé par la porte. La difficulté étant cependant qu’historiquement, les tentatives de confessionnalisation de la puissance publique s’exerçaient « par le haut », du fait de l’existence d’un pouvoir clérical. Il est grand temps de reconnaître qu’il s’exerce aujourd’hui parfois de manière tout aussi efficace « par le bas », et qu’on assiste à présent à une nouvelle forme de reconquête de l’espace public par un religieux drapé des oripeaux de la liberté individuelle, tellement plus vendeuse. Faute de quoi, le risque est grand que nous soyons demain confrontés à une mainmise croissante du religieux sur tous les domaines où la puissance publique, dans un souci de neutralité mal comprise, aura renoncé à exercer son autorité.

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Quelques questions pour poser le débat  Pourquoi parle-t-on de neutralité « inclusive » ou « exclusive » ? Peut-on dire selon vous qu’en démocratie, tout comportement émanant d’un libre choix devrait être autorisé ? En quoi la question du voile islamique divise-t-elle les féministes ? À quelles conceptions du féminisme ces divergences renvoientelles ?

Bibliographie Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, PUF, 2018. Henri Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, PUF. Leila Babès, Le voile démystifié, Bayard, 2004. Régis Debray, Êtes-vous démocrate ou républicain ?, https:// www.les-crises.fr/etes-vous-democrate-ou-republicain-regisdebray/

Nadia Geerts, Signes convictionnels : l’interdiction est légitime, dit la Cour constitutionnelle, https://o-re-la.ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convictionnels-l-interdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle

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Le décryptage de la décision de la Cour constitutionnelle belge et les motions bruxelloises autour du voile Pascal Hubert C’est par le visage que se manifeste notre humanité Emmanuel Levinas

1. État de droit et signes convictionnels : une cohabitation difficile Force est de constater que les tensions suscitées par la proposition d’introduire une référence à « l’héritage chrétien » dans le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe ont été révélatrices des différences de sensibilités existant entre les États membres en matière de religion. En effet, les modes d’organisation des relations entre l’État et les religions se caractérisent par une grande diversité au sein de l’Union européenne, due aux particularités historiques et culturelles de chaque État. La montée de l’islamisme1 dans une Europe largement sécularisée rend également de plus en plus délicate la cohabitation 1.  Voy. La fabrique de l’islamisme, Institut Montaigne, Rapport, septembre 2018, https://www.institutmontaigne.org/publications/la-fabrique-de-lislamisme ; Sénat fr., S.E. 2019-2020, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre, http://www.senat.fr/commission/enquete/radicalisation_islamiste.html ; Rapport annuel de la sûreté belge de l’État, 2019, https://www. vsse.be/sites/default/files/paragraphs/1-ra2020-fr-version10-single-light.pdf

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paisible et respectueuse des musulmans et des non-musulmans. La déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 s’oppose d’ailleurs frontalement à la déclaration islamique des droits de l’homme du 19 septembre 1981 proclamée à l’UNESCO, à Paris1, qui se veut son pendant et stipule dans son introduction que « l’Islam a donné à l’humanité un code idéal des droits de l’homme, il y a quatorze siècles. Ces droits ont pour objet de conférer honneur et dignité à l’humanité et d’éliminer l’exploitation, l’oppression et l’injustice » et que « les droits de l’homme, dans l’Islam, sont fortement enracinés dans la conviction que Dieu, et Dieu seul, est l’auteur de la Loi et la source de tous les droits de l’homme. Étant donnée leur origine divine, aucun dirigeant ni gouvernement, aucune assemblée ni autorité ne peut restreindre, abroger, ni violer en aucune manière les droits de l’homme conférés par Dieu. De même, nul ne peut transiger avec eux ». C’est dans ce contexte délicat que, en dépit de l’organisation très différente de leurs régimes de cultes, les États membres sont soumis, s’agissant de la liberté de conscience et du principe de non-discrimination en raison, notamment, de la religion, à des normes universelles ainsi qu’à des règles européennes communes, 1. https://fr.wikisource.org/wiki/D%C3%A9claration_islamique_universelle_des_ droits_de_l%E2%80%99homme_de_1981 ; https://www.humanrights.ch/fr/pfi/ droits-humains/religion/dossier/point-de-vue-de-lislam/declarations-islamiquesdes-dh/ Voy. également la Déclaration sur les droits de l’homme en Islam adoptée le 5 août 1990, au Caire (Égypte), lors de la 19e Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères (ratifiée par 57 États), https://www.oic-iphrc.org/fr/data/docs/ legal_instruments/OIC_HRRIT/942045.pdf Elle débute ainsi : « Les États membres de l’Organisation de la Conférence Islamique, Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste. » Pour un commentaire : Mohammed Amin  Al-Midani, La Déclaration universelle des Droits de l’homme et le droit musulman, https://books.openedition.org/pus/14739?lang=fr

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à savoir les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), reprenant les dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et les articles 10 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. À cet égard, si la liberté de choisir et de changer de religion est absolue, car relevant du for interne, la liberté de manifester ses convictions est, en revanche, relative. En effet, cette manifestation, relevant du for externe, peut se heurter, non seulement aux autres croyances, mais surtout à d’autres intérêts spécifiques, tels que la neutralité de l’État. Les manifestations extérieures liées à la religion sont multiples, allant de comportements ou requêtes spécifiques (jeûne, habitudes alimentaires, congés pour fêtes religieuses, lieux de prière) au port de tenues vestimentaires ou de signes ayant une signification religieuse (kippa, croix, voile/foulard, turban), symbolisant l’adhésion d’une personne à une religion ou à une conviction donnée. Tout comme nombre de pays européens, la société française se caractérise, aujourd’hui, par une diversité culturelle et religieuse plus importante que par le passé. Depuis la fin des années quatrevingt, on observe une augmentation des revendications individuelles en lien avec les convictions et les pratiques religieuses. De l’exclusion de trois collégiennes voilées à Creil en 19891 à la saga judiciaire médiatisée de la crèche Baby Loup2 (2010-2014), en passant par les débats, en 2009, sur le voile intégral dans 1.  « La France face aux foulards : retour sur l’affaire de Creil », https://www.liberation.fr/france/2017/08/14/la-france-face-aux-foulards-retour-sur-l-affaire-decreil_1486789 2.  Nicolas HERVIEU, ‘Entretien croisé des Professeurs Gwénaële Calvès et Emmanuel Dockès sur le retentissant arrêt Baby Loup’, Rev. D.H., 2014, https://journals. openedition.org/revdh/848 ; https://blog.leclubdesjuristes.com/affaire-baby-loupquelle-est-la-portee-de-lavis-du-comite-des-droits-de-lhomme-de-lonu/

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les lieux publics1, sans oublier les arrêtés anti-burkinis durant l’été 20162, on constate une certaine « crispation autour de la visibilité religieuse et de certaines formes d’expressions religieuses »3, suscitant des réactions, notamment, fondées sur le principe de laïcité, figurant à l’article 1er de la Constitution. Ces événements ont trouvé un écho législatif avec l’adoption, en 2004, de la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises4 et, en 2010, de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public5. En revanche, la question plus spécifique du port de signes religieux sur le lieu de travail ne fait pas, en tant que telle, l’objet d’une réglementation spécifique6. De même, en Belgique, le législateur a adopté le 1er juin 2011 la loi visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement 1.  « Interdire le port du voile islamique intégral ? Les États européens répondent, en ordre dispersé, selon des logiques nationales », https://www.robert-schuman.eu/ fr/questions-d-europe/0183-interdire-le-port-du-voile-islamique-integral-les-etatseuropeens-repondent-en-ordre; « Étude de législation comparée n°  201 - octobre 2009 - Le port de la burqa dans les lieux publics », https://www.senat.fr/lc/lc201/ lc201_mono.html 2.  Par exemple : C.E., ORD., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme contre Villeneuve-Loubet, requête numéro 402742, https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/ CETATEXT000033070536/; « Le burkini, le feuilleton de l’été 2016… », https:// actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/le-burkini-le-feuilleton-de-lete-2016/h/4d1 333ba69eb6d38b5e7c7f60f1e1dde.html 3.  Bianco, J.-L., Rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité, 2014-2015, p. 1. Ce rapport est disponible à l’adresse suivante: http://www.gouvernement.fr/observatoire-de-la-laicite 4.  Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. 5.  Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Validée par la C.E.D.H., dans un arrêt S.A.S. c. France, Req. n° 43835/11 rendu le 1er juillet 2014, https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22item id%22:[%22001-145240%22]} 6.  Si la liberté religieuse de tout salarié, garantie par la Constitution, est absolue, la manifestation des convictions religieuses, en milieu professionnel, notamment par le port de signes religieux, peut, dans certaines conditions, être limitée par l’employeur. Selon que l’on se situe dans le secteur public ou privé, les règles applicables sont différentes et la liberté du salarié d’exprimer ses convictions religieuses, plus ou moins étendue. C’est ainsi que, si le principe de laïcité est au cœur même de l’organisation des services publics, il ne s’applique, en revanche, pas dans les entreprises privées.

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ou de manière principale le visage1. Il n’est pas non plus sans intérêt de relever que, déjà par un arrêt n° 210 000 du 21 décembre 20102, le Conseil d’État belge résumait parfaitement la dialectique qui nous occupe : « La question du port du “voile islamique”, objet du présent litige, divise aujourd’hui de manière sensible l’opinion publique. L’actualité de cette question, au niveau international même, ne fait pas de doute d’autant qu’elle concerne aussi une autre valeur démocratique fondamentale, celle de l’égalité des hommes et des femmes. De sorte qu’aujourd’hui, une dialectique est en cours à ce sujet et affecte déjà l’état du droit dans plusieurs pays européens notamment. » C’est précisément la question de l’interdiction du port du « voile islamique » par les étudiantes d’un établissement d’enseignement supérieur en Belgique qu’a eu à connaître la Cour constitutionnelle belge. Une occasion importante de rappeler les enjeux, les « points de tension » et la réglementation applicable.

2. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle belge le 4 juin 2020 : rétroactes À l’origine de l’arrêt rendu le 4 juin 20203 par la Cour constitutionnelle belge, figure une action en cessation déposée par 1.  Voir également l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 145/2012 du 6 décembre 2012 rejetant les recours en annulation à l’encontre de ladite loi (validé par la C.E.D.H., 11 juillet 2017, Belcacemi et Oussar c. Belgique, Req. n° 37798/13. L’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public est une « mesure nécessaire » dans une société démocratique pour « garantir les conditions du vivre ensemble dans la société »), https://www.const-court.be/public/f/2012/2012-145f.pdf. La Cour relève notamment que « même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme ». 2.  http://www.raadvst-consetat.be/arr.php?nr=210000&l=fr 3.  C. Const., 4 juin 2020, n° 81/2020, https://www.const-court.be/fr

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plusieurs étudiantes portant le foulard islamique, à l’encontre de leur établissement d’enseignement supérieur (l’équivalent en France d’un IUT ou d’un BTS), la Haute École Francisco Ferrer1 qui, par le biais de son règlement d’ordre intérieur, interdit le port de signes convictionnels. Le règlement des études de la Haute École interdit en effet « de se présenter à toute activité d’apprentissage en portant des insignes, des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse »2. Cette disposition, approuvée par le Conseil communal de la Ville de Bruxelles, est fondée sur l’article 3 du « décret neutralité » de la Communauté française3 adopté en 19944. 1.  Par référence à un pédagogue espagnol de sensibilité libertaire, fusillé au début du XXe siècle après avoir été accusé d’être à l’origine de violentes émeutes à Barcelone (la « Semaine tragique »). Cet établissement, administré par la Ville de Bruxelles (en tant que pouvoir organisateur), appartient au réseau de l’enseignement officiel subventionné de la Communauté française. 2.  Voy. https://www.he-ferrer.eu/vie-etudiante/reglement-etudes-examens. Le règlement prévoit par ailleurs qu’il est « strictement interdit de faire du prosélytisme, les convictions d’autrui devant être respectées ». 3.  La Communauté française est une entité fédérée de l’État belge, dotée de compétences propres - notamment l’Enseignement, la Culture, le Sport et la Jeunesse - s’exerçant sur la partie francophone de la Belgique, http://connaitrelawallonie. wallonie.be/fr/institutions/les-pouvoirs-en-wallonie/la-communaute-francaise-federation-wallonie-bruxelles#.X7VVkWhKhPY; http://www.vocabulairepolitique.be/ communaute-francaise/ 4.  Décret de la Communauté française du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté, M.B., 18 avril 1994. L’article 3 stipule : « Les élèves y sont entraînés graduellement à la recherche personnelle; ils sont motivés à développer leurs connaissances raisonnées et objectives et à exercer leur esprit critique. L’école de la Communauté garantit à l’élève ou à l’étudiant, eu égard à son degré de maturité, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question d’intérêt scolaire ou relative aux droits de l’homme. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées par tout moyen du choix de l’élève et de l’étudiant, à la seule condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, et que soit respecté le règlement intérieur de l’établissement.   La liberté de manifester sa religion ou ses convictions et la liberté d›association et de réunion sont soumises aux mêmes conditions. »

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En l’espèce, les étudiantes considèrent cette interdiction comme une discrimination « au détriment des femmes de confession musulmane qui ont fait le choix de porter le voile ». Afin de pouvoir statuer en l’espèce, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles1, siégeant comme en référé, soumet à la Cour constitutionnelle la question délicate de savoir dans quelle mesure l’article 3 du « décret neutralité » de 1994 contrevient aux libertés fondamentales, s’il est interprété comme permettant à un établissement scolaire d’interdire aux étudiants, fussent-ils majeurs, « de porter des insignes, des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse ainsi que tout couvre-chef, notamment ceux reflétant une telle opinion ou une telle appartenance, et ce afin de créer un environnement éducatif totalement neutre ». Plusieurs dispositions constitutionnelles et internationales étaient invoquées : la liberté religieuse (article 19 de la Constitution et article 9 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’homme), le droit à l’enseignement et l’égalité dans l’enseignement (article 24 de la Constitution), ainsi que le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine (article 23 de la Constitution) et le droit à l’instruction (article 2 du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales). Outre les sept étudiantes et la Ville de Bruxelles, se sont également joints à la cause – en tant que parties intervenantes – Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Comparable au Défenseur des droits en France), le Gouvernement flamand, ainsi que GO ! (représentant de l’enseignement officiel subventionné néerlandophone). 1.  Trib. 1ère inst. Bruxelles, 9 mai 2018, disponible sur www.unia.be

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Le débat est important parce que plusieurs hautes écoles belges1 ont instauré des interdictions du même type, souvent dans les mêmes termes que la Haute École Ferrer. Par un arrêt très attendu, la Cour constitutionnelle relèvera notamment que « l’interdiction pour les élèves de porter des signes religieux et philosophiques visibles dans un établissement d’enseignement donne à la notion de neutralité, telle qu’elle est contenue dans l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, une orientation nouvelle, qui n’est cependant pas contraire par définition à cette notion. En effet, le Constituant n’a pas conçu la neutralité de l’enseignement communautaire comme un principe rigide, indépendant des évolutions de la société ».  En conséquence, l’interdiction totale des signes convictionnels, en ce compris pour des adultes, est une forme de neutralité admise par la Cour constitutionnelle. Afin de comprendre les enjeux sociologiques et juridiques qui parcourent cet arrêt qui a déjà fait couler beaucoup d’encre et suscité maints remous, nous commencerons par examiner la notion au cœur des débats, à savoir le concept de neutralité.

3. Au cœur du débat : les principes de laïcité et de neutralité 3.1. Le principe de laïcité « à la française » Soulignons d’emblée que les principes de neutralité et de laïcité rencontrent des similitudes, mais aussi des différences2. 1.  Voy. http://www.cbai.be/news/358/0/ 2.  Actes du colloque « Laïcité de l’État & citoyenneté partagée », Les focus du CEG, avril 2015, n° 10, https://www.vsse.be/sites/default/files/paragraphs/1-ra2020-frversion10-single-light.pdf; « Les débats autour de l’inscription de la laïcité politique dans la Constitution belge », Les cahiers du CIRC, n° 4, juillet 2020, http://www. circ.usaintlouis.be/wp-content/uploads/2020/08/Cahier-du-Circ-n%C2%B04-Debats-autour-de-linscription-de-la-laicite-politique-dans-la-Constitution-belge.pdf

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Dès la chute du Second Empire (1870), la France fut le théâtre d’une grande confrontation entre les partisans de la République libérale et l’Église catholique qui s’opposait fermement à toute libéralisation des institutions publiques1. Considérée comme nécessaire à l’établissement de la démocratie en France2, la laïcité de la République française s’explique donc par la volonté de limiter l’influence politique de l’Église catholique. La laïcité est ainsi le résultat d’une longue lutte contre le cléricalisme triomphant du XIXe siècle3, qui reste un compromis, une séparation des Églises et de l’État « à l’amiable »4. Ainsi, la France est devenue un État laïc5, en vertu de la loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 qui prévoit, en son article 1er, que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Le principe de séparation est quant à lui affirmé en son article 2 qui prévoit que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte… », à la différence de la Constitution belge6 qui prévoit le financement des cultes que l’État a reconnus, et de l’article 1er 1.  M. FROMONT, La liberté religieuse et le principe de laïcité en France, Universal Rights in a World of Diversity. The case of religious Freedom, Pontifical Academy of Social Sciences, Acta 17, 2012, p.308. 2.  Idem. 3.  Y. STOX, « Een paradoxale scheiding : de laicité van de Staat in de Belgische Grondwet », Jura Falconis Jg. 41, 2004-2005, n° 1, p.52. 4.  A. BOYER, Le droit des religions en France, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p.55-61. 5.  La laïcité en France, https://enseignants.lumni.fr/parcours/0165/la-laicite-enfrance.html 6.  http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&cn=19 94021730&table_name=loi Oeuvre du Congrès national élu le 3 novembre 1830 et réuni pour la première fois le 10 novembre, la Constitution belge a été décrétée le 7 février 1831 et promulguée le lendemain. Voy. également : Marc UYTTENDAELE, « Le modèle belge de neutralité de l’État », RDFL, 2019, n° 52, http://www.revuedlf. com/droit-constitutionnel/le-modele-belge-de-neutralite-de-letat/

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de la Constitution française1 stipulant que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». La Belgique, elle, doit sa naissance à divers facteurs dont l’un d’eux est l’exaspération des catholiques face au protestantisme hollandais. S’entendant avec les libéraux, ils obtiennent des garanties qui sont consacrées dans la Constitution. Il s’agit, tout d’abord, de l’affirmation de la liberté des cultes, consacrée aujourd’hui à l’article 19 de la Constitution. Il s’agit, ensuite, de la prise en charge par l’État des traitements et des pensions des ministres du culte consacrées par ce qui est aujourd’hui l’article 181 de la Constitution. Ainsi, la naissance de l’État belge ne se réalise pas sous l’égide d’une séparation entre l’Église et l’État, mais elle révèle également une confusion entre le politique et le spirituel. Le parti catholique va, dès l’origine, marquer de son empreinte le droit positif national, lequel est donc imprégné par l’influence d’une religion2. Comme l’explique, par ailleurs, Vincent De Coorebyter3, la différence entre « neutralité » et « laïcité » peut être résumée comme 1.  https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000571356/2019-07-01/ La Constitution de la Ve République a été adoptée par le Peuple français par le référendum du 28 septembre 1958, et promulguée par le président de la République le 4 octobre. 2.  Marc UYTTENDAELE, « Le modèle belge de neutralité de l’État », RDFL, 2019, n° 52, http://www.revuedlf.com/droit-constitutionnel/le-modele-belge-de-neutralite-de-letat/ 3.  Opinion de V. DE COOREBYTER, « Laïcité et neutralité ne sont pas synonymes », in La Libre du 2 septembre 2010, http://www.lalibre.be/debats/opinions/ laiciteetneutralitenesontpassynonymes51b8c332e4b0de6db9bd 2a7e ; voy. également : V. DE COOREBYTER, « Neutralité et laïcité: une opposition en trompel’œil », Politique, n° 65, juin 2010  ; V. DE COOREBYTER, « Laïcité, neutralité et multiculturalité: des relations asymétriques », Politique, n° 66, septembre 2010.

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la différence entre liberté et émancipation : « Le concept de neutralité (de l’État) est valorisé au même titre que celui de liberté (des Églises et des citoyens), la liberté devant s’entendre ici non comme un principe de transformation sociale, mais comme un droit à l’autonomie des différents courants philosophiques et religieux. Ceux qui, à l’inverse, se revendiquent spécifiquement de la laïcité soutiennent aussi l’impératif de neutralité de l’État et les droits fondamentaux (qui sont au cœur du combat laïque contre le cléricalisme), mais ils les inscrivent dans un projet d’émancipation de la société et des mentalités, dans des objectifs de laïcisation du droit civil, d’autonomie du jeu politique à l’égard des croyances et de soustraction des individus aux influences cléricales, y compris celles qui s’exerceraient dans la sphère familiale ou au travers du voisinage. » La France fait ainsi office d’exception en Europe, à consacrer une séparation intégrale des Églises et de l’État1 propre à la laïcité de l’État. Enfin, il n’est pas sans intérêt de relever que pareille législation est conforme à la Convention européenne des droits de l’homme telle qu’interprétée par la Cour européenne de Strasbourg : « la Cour (…) protège la laïcité quand elle est une valeur fondamentale de l’État2. Elle admet que soient apportées des limites à la liberté d’expression dans les services publics, surtout lorsqu’il s’agit de protéger les mineurs contre des pressions extérieures3. » Par conséquent, la Cour européenne des droits de l’homme a admis les législations qui interdisent le port de signes convictionnels (religieux, philosophiques ou politiques) par des agents des services publics, 1.  C. SAGESSER, « La mosaïque européenne », in Politique, “La Belgique et ses cultes : les chemins difficiles de la laïcité plurielle”, n° 52, déc.2007, p.22. 2.  Cour. eur. d.h., Refah partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003, § 125. 3.  Rapport de la Commission « Stasi » de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République du 11 décembre 2003, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapportspublics/034000725/0000.pdf p. 59.

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par des enseignants du service public et même par des élèves, en se basant précisément sur la laïcité de l’État concerné (Turquie, France, Suisse), laïcité qui est « respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention » et qui « cadre avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie »1. 3.2. Le principe de neutralité « à la belge » est considéré comme un principe constitutionnel En Belgique, par contre, la laïcité n’est pas un principe constitutionnel. Elle connait néanmoins le principe de neutralité, qui classiquement se concevrait comme permettant l’expression du fait religieux dans la sphère publique. Il s’agit d’une notion juridique et non d’une conception philosophique2. C’est en ce sens que le Conseil d’État a relevé dans son arrêt rendu le 21 décembre 2010 que « la Constitution n’a pas érigé l’État belge en un État laïque. Les notions de laïcité, conception philosophique parmi d’autres, et de neutralité sont distinctes »3. Par ailleurs, selon l’avis de la section de législation du Conseil d’État, « la neutralité des pouvoirs publics est un principe constitutionnel qui, s’il n’est pas inscrit comme tel dans la Constitution même, est cependant intimement lié à l’interdiction de discrimination en général et au principe d’égalité des usagers du service public en particulier. Dans un État de droit démocratique, l’autorité se doit d’être neutre, parce qu’elle est l’autorité de tous les citoyens et pour tous les citoyens et qu’elle doit, en principe, les traiter de ma1.  Cour eur. D.H., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005. 2.  CE, 21 décembre 2010, n° 210.000, considérant 6.7.2. ; M. E. B., « Les Juridictions suprêmes contre le voile : commentaire de deux arrêts engagés », Le droit et la diversité culturelle, sous la direction de J. R., 2011, p. 599. 3.  « idem. Même lorsqu’il est affirmé que l’État belge est un État laïque, c’est pour donner à cette notion un contenu juridique et non philosophique : G. N. « Uberté de religion et Interdiction des signes religieux », Droits fondamentaux Questions choisies d’actualités, CUP, Vol. 137, 2012, p. 155.

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nière égale sans discrimination basée sur leur religion, leur conviction ou leur préférence pour une communauté ou un parti. Pour ce motif, on peut dès lors attendre des agents des pouvoirs publics que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils observent strictement eux aussi, à l’égard des citoyens, les principes de neutralité et d’égalité des usagers »1 (Rapport annuel 2009-2010 du Conseil d’État, page 52). La Cour constitutionnelle considère également que la neutralité de l’autorité publique est un principe constitutionnel auquel l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution donne une formulation plus précise en matière d’enseignement (C. const, n° 40/2011, 15 mars 2011, points B.9.5. alinéa 3). La Belgique est donc un État neutre, mais cette neutralité ne résout rien puisqu’elle peut revêtir deux acceptations diamétralement opposées, selon que l’on se revendique d’une neutralité « inclusive » ou d’une neutralité « exclusive »2. 3.3. Illustration du principe de neutralité « à la Belge » dans le domaine de l’enseignement — En Belgique, la neutralité a été historiquement conçue dans un premier temps dans une optique de déconfessionnalisation 1.  Avis (assemblée générale) 44.521/AG du 20 mai 2008 sur une proposition de loi « visant à appliquer la séparation de l’État et des organisations et communautés religieuses et philosophiques non confessionnelles », Doc. parl., Sénat, 2007-08, n° 4-351/2. Les avis du Conseil d’État de Belgique peuvent être consultés sur son site, w w w .raadvst-consetat.be 2.  Rapport final de la Commission du dialogue interculturel, 2005, p. 54-56 et 115-119, www.unia.be. Voy. X. DELGRANGE, « Mixité sociale, mixité religieuse : le droit de l’enseignement face à la diversité », in Le droit et la diversité culturelle, J. RINGELHEIM (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 503-567, sp. p. 533-534 ; S. VAN DROOGHENBROECK, « Les transformations du concept de neutralité de l’État. Quelques réflexions provocatrices », in Le droit et la diversité culturelle, op. cit., p. 75-120, sp. p. 76 à 79 ; V. DE COOREBYTER, « La neutralité n’est pas neutre », in Neutralité et faits religieux. Quelles interactions dans les services publics ?, D. CABIAUX et al. (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2014, p. 19 à 43.

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de l’État, les enjeux se rapportant essentiellement à la question de l’enseignement public. C’est ainsi que, pour ce qui a trait du réseau de la Communauté française1, l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution dispose expressément que « la Communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves ». — Au sein de la Communauté française, le principe de neutralité est repris par le décret du 31 mars 1994 définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté (en ce qui concerne les établissements d’enseignement organisés par la Communauté française) et par le décret du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement (en ce qui concerne l’enseignement officiel subventionné c’est-à-dire l’enseignement subventionné organisé par la Commission communautaire française, les Provinces, les communes, les associations de communes et toute personne de droit public) auquel tout pouvoir organisateur de l’enseignement libre subventionné non confessionnel peut adhérer. À l’occasion d’une proposition de décret tendant à insérer dans le décret du 31 mars 1994 de la Communauté française définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté et dans le décret de la Communauté française du 17 décembre 2003 organisant la neutralité inhérente à l’enseignement officiel subventionné et portant diverses mesures en matière d’enseignement deux dispositions rédigées de manière quasi identique (…) : « Le personnel de l’enseignement (…) s’abstient du port de signes, convictionnels, que ce soit dans l’enceinte de l’établissement 1.  Voy. également : circulaire n° 2198 du 18 février 2008 sur la neutralité dans l’enseignement dans la Communauté  française,  http://www.enseignement.be/upload/ circulaires/000000000001/2388_20080218104152.pdf

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scolaire, sur les lieux de stage ainsi que lors des activités scolaires extra-muros et parascolaires », la section de législation du Conseil d’État a rendu un avis n° 48 022 le 20 avril 2010 validant cette proposition1, en définissant d’abord la notion de neutralité : « 13. (…) Dans l’ordre juridique belge, ni la Constitution ni la législation ne confirment formellement le principe de la laïcité. Le système constitutionnel et institutionnel belge n’établit pas non plus une séparation absolue entre les pouvoirs publics et les Églises, cultes et groupes reflétant les convictions religieuses et philosophiques. Le système repose par contre bien sur le principe fondamental de la neutralité du service public, ainsi que le Conseil d’État l’a rappelé dans son avis 44 521/AG précité du 20 mai 2008. Le principe de neutralité est expressément confirmé pour l’enseignement organisé par les Communautés par l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution qui dispose (…) Sur la neutralité, le Conseil d’État a considéré, de manière générale : “[L] a neutralité est bien toujours, ainsi que le fait comprendre l’étymologie du mot, une attitude de réserve et d’abstention. Celui qui est neutre n’est ni du parti de l’un ni du parti de l’autre, ou, du moins, n’exprime ses préférences ni pour l’un ni pour l’autre. La neutralité n’exclut pas pour autant le goût pour la vérité et la recherche de celle-ci”. L’enseignement n’est “neutre” que s’il est indépendant de toute confession religieuse. En outre, il ne peut être engagé ni philosophiquement ni idéologiquement. L’obligation pour la Communauté d’organiser un enseignement neutre et la neutralité du service public ont évidemment une incidence sur l’attitude pouvant être escomptée de la part des enseignants dans le secteur public. Ces derniers étant, comme l’exprime la Cour européenne, “détenteurs de l’autorité scolaire”, on peut attendre d’eux que par leurs propos et 1.  Avis 48.022/AG du 20 avril 2010 sur une proposition de décret de la Communauté française « interdisant le port de signes convictionnels par le personnel des établissements d’enseignement officiel organisés ou subventionnés par la Communauté française », Doc. Parl. Comm. fr., 2009-2010, n° 84/2, publié dans IBP, 2011/7, p. 437 et suiv.

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leur attitude, ils adhèrent au projet d’enseignement neutre auquel ils prennent part (…) ». Le Conseil d’État s’est par ailleurs exprimé dans cet avis sur la ratio legis de cette proposition de décret : « 14. Après avoir exposé les raisons pour lesquelles ils estiment ne pas souscrire au modèle du “multiculturalisme” où l’individu [est envisagé] essentiellement comme le membre d’une communauté caractérisée par une culture, une religion, une origine ethnique », les auteurs de la proposition défendent dans les développements de cette dernière un modèle social qu’ils qualifient sous le nom d»’interculturalisme », dans lequel « les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales, telles que le droit à la vie, la liberté de conscience, la démocratie, l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation des Églises et de l’État ». Ils considèrent qu»’[i] l revient à l’État de s’imposer comme le premier garant de ces valeurs », qu’ils qualifient d’ « universelles » et que « la diversité des cultures […] sera valorisée par l’État pour autant que ces cultures s’inscrivent dans le respect de ces valeurs fondamentales ». « C’est en raison de ce choix clair pour ce modèle, concluent les auteurs de la proposition, que [ces derniers] préconisent l’interdiction du port de signes convictionnels par les membres du personnel des établissements scolaires d’enseignement officiel organisés ou subventionnés par la Communauté française ». Ce faisant, les auteurs de la proposition appréhendent le contexte auquel ils estiment devoir faire face sur la base de leur conception des rapports entre l’État et les conceptions religieuses et philosophiques, même si la dimension sociale n’est pas totalement absente puisque les développements de la proposition font également état d’un « phénomène de radicalisation identitaire » comme conséquence dans notre société de la « coexistence [de] plusieurs cultures, plusieurs langues et plusieurs religions ». La conception de la société et de la neutralité de l’État qu’entendent ainsi défendre les auteurs de la proposition peut être considérée d’une manière générale comme conforme aux

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valeurs de la Constitution belge et de la Convention européenne des droits de l’homme, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme, sans qu’évidemment ceci n’implique qu’elle serait la seule à être conforme à ces valeurs, d’autres approches, mettant par exemple davantage l’accent sur la diversité des conceptions en présence, pouvant également se concevoir dans ces cadres constitutionnel et conventionnel (…) ». Après avoir invité les auteurs de la proposition de décret à mieux faire correspondre la motivation de l’intervention du législateur à la spécificité des situations traitées et de mieux développer l’un des  aspects du principe de neutralité dans le dispositif de la proposition, à savoir la séparation des Églises et de l’État, le Conseil d’État a considéré que « les limites à la liberté de religion que la conception défendue par les auteurs de la proposition implique pour les enseignants de l’enseignement officiel peuvent également se justifier à la lumière à la fois de l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, qui impose à la Communauté un enseignement neutre, et, plus largement, du principe de neutralité applicable aux pouvoirs publics, en ce compris ceux qui organisent un enseignement subventionné, étant entendu, comme exposé plus haut, que d’autres approches pourraient être retenues par le législateur sur ces questions, dans le respect du principe de neutralité, ainsi qu’il a été développé plus haut. Ce qui précède vaut également pour ce qui concerne les limites admissibles à l’expression, par le port de signes convictionnels, d’une identité politique ou philosophique. La conception retenue par les auteurs de la proposition de décret se situe au demeurant dans le prolongement des dispositions actuelles des décrets précités du 31 mars 1994 et du 17 décembre 2003 dans lesquels, les dispositions à l’examen viendraient s’insérer. En effet, selon ces décrets, le personnel de l’enseignement dans les établissements concernés “s’abstient, devant les élèves (…), de toute attitude et de tout propos partisan dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d’actualité et

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divisent l’opinion publique. […] [Il refuse de témoigner en faveur d’un système philosophique ou politique, quel qu’il soit, et, en dehors des cours visés à l’article 51, Il s’abstient de même de témoigner en faveur d’un système religieux. 2 […] Il veille, de surcroît, (…) à ce que, sous son autorité, ne se développent ni le prosélytisme religieux ou philosophique ni le militantisme politique organisé par ou pour les élèves » (…). Selon les mêmes décrets, ‘[t] out membre du personnel est tenu au respect du principe de neutralité organisée (…) par le présent décret […]’ (...). Les travaux préparatoires gagneront à faire apparaître la nécessité du renforcement de ces dispositifs légaux ». — La section d’administration du Conseil d’État s’est également prononcée à différentes reprises sur la question du port de signes convictionnels par les enseignants et sur le respect du principe de neutralité. • Ainsi dans un arrêt du 21 décembre 20101, le Conseil d’État était saisi d’une requête en annulation et en suspension d’une décision du Conseil communal de la Ville de Charleroi (ayant adhéré volontairement au décret de la Communauté française du 31 mars 1994), édictant un règlement général interdisant le port de tout signe ostensible religieux, politique ou philosophique aux membres du personnel enseignant, lorsqu’ils se trouvent dans l’enceinte de l’établissement où ils sont affectés et en dehors de celui-ci, dans l’exercice de leurs fonctions. Dans son arrêt rendu sur la demande de suspension et de mesures provisoires, le Conseil d’État a considéré que « le port de tout signe ostensible 1.  CE. (ass.gén.), 21 décembre 2010, J.T., 2011, pp. 129 et suiv. ; voir sur cette jurisprudence G. Goedertier et P. Vanden Heede, « Signes convictionnels dans l’enseignement officiel. Quatre questions autour de la compétence, de la neutralité, de la liberté de religion et de la discrimination », Rev. dr. commun., 2011, liv.4, pp. 15-31 ; A. Van de Weyer, « Enseignante voilée : le Conseil d’État a tranché », Scolanews, janvier 2010, pp. 1-4, A ; Van de Weyer, « Enseignante voilée : suite et (probablement) fin », Scolanews, n° 6, juin 2013, pp. 1-5 ; A. Van de Wever, « Le port du voile dans l’enseignement. Évolution juridique, sociologique et politique d’une controverse multiculturelle sensible », Kluwer, 2011.

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religieux, politique ou philosophique » était incompatible avec le devoir de neutralité, inscrit dans un décret de la Communauté française du 31 mars 1994 et consistant en une attitude de réserve et d’abstention. Celui qui est neutre n’est du parti ni de l’un ni de l’autre, ou, du moins, n’exprime ses préférences ni pour l’un ni pour l’autre. Le Conseil d’État a estimé que cette interdiction ne violait pas l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. • Le Conseil d'État a confirmé cette interprétation dans son arrêt du 27 mars 2013 sur la demande d'annulation, après avoir relevé notamment que la neutralité de l’autorité publique, consacrée en matière d’enseignement par l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, est un principe fondamental qui transcende et garantit notamment les convictions de chacun. Elle a ainsi considéré que l'interdiction faite aux membres du personnel enseignant par le règlement de porter tout signe ostensible religieux, politique ou philosophique communal litigieux était légitime et proportionné : « Vl.2, 6. Les buts poursuivis par la mesure litigieuse sont d'une part, d'assurer la neutralité de l'enseignement en faveur des élèves et de leurs parents et d'autre part, de faire bénéficier les élèves de la connaissance de la pluralité des valeurs qui constituent l'humanisme contemporain. Ces objectifs sont énoncés à l'article 4, § 1er, du règlement attaqué et aux articles 2 à 4 du "Projet éducatif" de la partie adverse. » Ces deux arrêts du Conseil d'État valident donc ce que certains appellent la conception exclusive de la neutralité. - La Cour constitutionnelle, tout en précisant que le Constituant n'a pas voulu concevoir la notion de « neutralité » contenue à l'article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution comme une notion statique, considère que « le principe de neutralité entraîne, pour l'autorité compétente, non seulement une obligation d'absten-

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tion – dans le sens d'une interdiction de discriminer, de favoriser ou d'imposer des convictions philosophiques, idéologiques ou religieuses –, mais aussi, dans certaines circonstances, une obligation positive, découlant de la liberté de choix des parents garantie par la Constitution, d'organiser l'enseignement communautaire de telle manière que “[la] reconnaissance et l’appréciation positives de la diversité des opinions et des attitudes” ne soient pas compromises » (C. Const., arrêt 40/2011 du 15 mars 2011, point B.9.6). Quant au contenu du principe de neutralité, elle précise encore en son point B15 que « l'interdiction générale et de principe, pour les élèves, de porter des signes religieux et philosophiques visibles dans les établissements de l'Enseignement communautaire donne à la notion de neutralité, telle qu'elle est contenue dans l'article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, une orientation nouvelle, qui n'est cependant pas contraire par définition à cette notion. En effet, ainsi qu'il a déjà été constaté en B.9.3, le Constituant n'a pas conçu la neutralité de l'enseignement communautaire comme un principe rigide, indépendant des évolutions de la société. En outre, dans certaines circonstances, la neutralité peut obliger l'autorité compétente à prendre des mesures visant à garantir la “reconnaissance et [l'] appréciation positives de la diversité des opinions et des attitudes” dans l'enseignement communautaire ».

4. Principes dégagés par la Cour constitutionnelle belge dans son arrêt du 4 juin 2020 : la liberté de manifester sa religion n’est pas absolue Pour rappel, la question préjudicielle posée à la Cour constitutionnelle portait sur l’article 3 du décret de la Communauté française du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté », qui dispose :

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« Les élèves y sont entrainés graduellement à la recherche personnelle ; ils sont motivés à développer leurs connaissances raisonnées et objectives et à exercer leur esprit critique. L’école de la Communauté garantit à l’élève ou à l’étudiant, eu égard à son degré de maturité, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question d’intérêt scolaire ou relative aux droits de l’homme. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées par tout moyen du choix de l’élève de l’étudiant, à la seule condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, et que soit respecté le règlement intérieur de l’établissement. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions et la liberté d’association et de réunion sont soumises aux mêmes conditions. » La Cour relève que si, aux termes de l’article 24, § 1er, alinéa 2, de la Constitution, la Communauté assure le libre choix des parents, c’est précisément pour garantir cette liberté que la Communauté, conformément à l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, organise un enseignement neutre dans le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves et qu’elle subventionne les établissements d’enseignement dont la spécificité réside dans une conception religieuse, philosophique ou pédagogique déterminée. Aussi, cette « liberté de choix ne confère toutefois pas aux parents et aux élèves un droit inconditionnel d’inscription dans l’école de leur choix » (considérant B.13.3). En l’espèce, sur le plan de la légitimité de l’interdiction du port du voile, la haute école a pour objectif de créer « un environnement éducatif totalement neutre ». À cet égard, quant au sens et à la portée de la notion de neutralité telle qu’inscrite à l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution,

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la Cour indique que « le Constituant n’a pas voulu concevoir la notion […] comme une notion statique » ou « rigide » (B.17.3 et B.18.1). En ce sens, l’interdiction des signes religieux, philosophiques et politiques dans un établissement d’enseignement, en ce qu’elle est fondée sur la neutralité, « donne à la notion de neutralité […] une orientation nouvelle, qui n’est cependant pas contraire par définition » à la Constitution (B.18.1). Citant les travaux préparatoires du Constituant de 19881, la Cour précise en effet que « dans certaines circonstances, la neutralité peut obliger l’autorité compétente à prendre des mesures visant à garantir la “reconnaissance” et “l’appréciation positives de la diversité des opinions et des attitudes” et à préserver “l’accent sur les valeurs communes” » (B.17.2). Par ailleurs, lors de l’examen de l’article 9, § 2 de la CEDH qui garantit la liberté de religion, la Cour constitutionnelle, renvoyant en cela à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, relève que si le droit d’avoir des convictions religieuses (forum internum) est absolu, le droit de manifester sa foi religieuse (forum externum) peut être soumis à des restrictions, dans les limites fixées par l’article 9, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH, 12 avril 2007, Ivanova c. Bulgarie, § 79 ; 15 janvier 2013, Eweida e. a. c. Royaume-Uni, § 80) » (B.22.2). 1.  Note explicative du Gouvernement concernant la révision constitutionnelle du 15 juillet 1988, Doc. parl., Sénat, S.E. 1988, n° 100-1/1°, pp. 2-3. La note relève notamment qu’« une école neutre respecte toutes les opinions philosophiques, idéologiques et religieuses des parents qui lui confient leurs enfants. Elle se fonde sur une reconnaissance et une appréciation positives de la diversité des opinions et des attitudes et, la dépassant, met l’accent sur les valeurs communes. Un tel enseignement veut aider et préparer les jeunes à entrer dans notre société avec un jugement et un engagement personnels. C’est seulement dans cet esprit qu’on traitera les problèmes controversés. La mise en œuvre d’une telle neutralité est étroitement liée au projet éducatif et aux méthodes pédagogiques. Elle pourra par conséquent évoluer différemment dans les Communautés. Évidemment, la liberté académique des institutions universitaires reste garantie ».

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Ainsi, pour être conforme à la liberté de religion, l’interdiction de porter des signes religieux dans un établissement d’enseignement, qui constitue une ingérence dans l’exercice du droit de manifester ses convictions religieuses, doit, entre autres, poursuivre « les objectifs relatifs à la protection des droits et libertés d’autrui et à la protection de l’ordre public ». À cet égard, la Cour renvoie à la notion de « neutralité » comme étant évolutive et relève que l’objectif poursuivi par la haute école consiste à créer « un environnement éducatif totalement neutre » (Considérant B.24.1). La notion de « neutralité » n’étant pas conçue de manière statique par la Constitution, différentes conceptions de la « neutralité » sont donc compatibles avec ce prescrit. La Cour reprend ici l’idée selon laquelle la Belgique est traversée par diverses conceptions de la neutralité convictionnelle, tantôt inclusive, tantôt exclusive. Elle valide ainsi la volonté du pouvoir organisateur de créer « un environnement éducatif totalement neutre », soit « un environnement dans lequel les étudiants ne sont exposés à aucune tentative d’influencer leurs opinions ou convictions politiques, philosophiques et religieuses » et que « l’interdiction, pour les étudiants, de porter des bijoux, insignes et vêtements, en ce compris les couvre-chefs, qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse, est envisagée comme une mesure visant, selon le projet pédagogique basé sur une conception déterminée de la neutralité de l’enseignement officiel, à protéger l’ensemble des étudiants contre la pression sociale qui pourrait être exercée par celles et ceux, parmi eux, qui rendent leurs opinions et convictions visibles » (B.24.2). Elle estime qu’une telle ingérence dans la liberté de religion « poursuit les objectifs relatifs à la protection des droits et libertés d’autrui et à la protection de l’ordre public mentionnés à l’article 9, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme ». La Cour relève encore, se fondant en cela sur la jurisprudence strasbourgeoise, que « le pluralisme et la démocratie doivent s’ap-

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puyer sur le dialogue et sur un esprit de compromis, qui requièrent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (CEDH, grande chambre, 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, § 108 ; 4 décembre 2008, Dogru c. France, § 62) » (B.25.2). Dès lors, chaque pouvoir organisateur de l’enseignement officiel1 est libre d’interdire les signes convictionnels, pour les élèves, mais aussi pour les étudiants majeurs, afin de mettre l’accent sur les valeurs communes, pour autant que le règlement d’ordre intérieur le stipule. L’arrêt était à peine prononcé par la Cour constitutionnelle qu’il fit l’objet de vives critiques. Le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB), a notamment réagi en s’indignant : « La décision de la Cour est incompréhensible et constitue une brèche sans précédent dans notre corpus juridique garantissant le respect des droits fondamentaux en matière de convictions religieuses et philosophiques. Par cet arrêt, la Belgique ne respecte pas ses engagements internationaux en matière de libertés publiques et de non-discrimination à l’égard de tous les étudiant.e.s de notre enseignement. » Un appel à manifester, autorisé par la ville de Bruxelles, a ainsi été lancé par #Hijabis Fight Back et a rassemblé le 5 juillet, au cœur de la ville de Bruxelles, quelques centaines de jeunes filles et femmes voilées dénonçant un arrêt jugé liberticide et islamophobe2. 1.  Qu’il s’agisse donc de l’enseignement communautaire ou de celui des Communes ou des Provinces et dans les établissements scolaires de l’enseignement fondamental, secondaire ou supérieur. 2. « Plus de 1.000 manifestants à Bruxelles contre l’interdiction du foulard dans l’enseignement supérieur (vidéos) », https://www.lesoir.be/311480/article/2020-07-05/ plus-de-1000-manifestants-bruxelles-contre-linterdiction-du-foulard-dans; « Port de signes convictionnels dans l’enseignement supérieur : une manifestation s’annonce le 5 juillet », https://bx1.be/dossiers-redaction/port-de-signes-convictionnels-danslenseignement-superieur-une-manifestation-sannonce-le-5-juillet/

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5. La question des motions bruxelloises autour du voile – Derrière la question du port des signes religieux dans les administrations ou la fonction publique se pose souvent la question du voile islamique. Une question qui s’impose régulièrement à l’agenda judiciaire1, nous l’avons vu, mais aussi politique et médiatique. C’est ainsi qu’à défaut de législation uniforme, le paysage bruxellois a vu fleurir au niveau communal une série de motions ou de propositions de motion relatives à une modification du règlement de travail des agents communaux afin d’y ajouter une « clause de non-discrimination »2. La première motion a été approuvée par le conseil communal de Molenbeek le 31 août 20203, suivie par une proposition de motion de la commune de Schaerbeek4. Si comme nous l’avons vu toutes les discriminations, y compris en matière de « convictions religieuses », font déjà l’objet de législations générales de lutte et de prévention, tant en droit international qu’en droit belge, il s’agit dans les faits d’instaurer un aménagement en faveur des femmes musulmanes souhaitant porter le voile sur le lieu de leur travail. La neutralité, dite 1.  https://www.unia.be/fr/jurisprudence-alternatives/jurisprudence?category=113& require_all=category 2.  « La motion pour éviter les discriminations à l’emploi des femmes voilées justifiée à Molenbeek ? » https://www.rtbf.be/info/regions/bruxelles/detail_la-motion-antidiscrimination-contre-le-voile-justifiee-a-molenbeek?id=10576064; Marie-Cecile Royen, « Le voile sera-t-il admis dans l’administration bruxelloise ? Cette interrogation menace la cohésion du PS et du nouvel exécutif régional, car la jurisprudence est balbutiante », https://www.levif.be/actualite/belgique/bruxelles-vaut-bien-un-voile/ article-normal-1177031.html 3.  http://www.molenbeek.irisnet.be/nl/bestanden/raad/moties/2019/motion31-08-2020-ps-sp-a-modification-du.pdf; « Sur la question du voile, Ecolo n’autorise plus le doute  », https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/bruxelles/ sur-la-question-du-voile-ecolo-n-autorise-plus-le-doute/10248987.html 4.  https://plus.lesoir.be/325272/article/2020-09-16/apres-molenbeek-les-signes-religieux-sinvitent-schaerbeek

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« inclusive », concernerait ainsi les actes posés et non l’apparence des agents. La motion votée à Molenbeek est ainsi libellée : « La neutralité doit être assurée par les agents communaux dans le service rendu aux citoyen.e.s. » Cette phrase est énoncée dans les préalables de la décision, et elle est reprise à l’article 4, en donnant comme acquise que la neutralité soit à voir « dans le service rendu » et en énonçant que de manière urgente, avant le 1er janvier 2021, l’administration communale fera un premier rapport au sujet des modalités concrètes de développement d’une « approche ouverte et pratique de la neutralité dans le service rendu aux citoyen.e.s molenbécquois.e.s. ». Ce faisant, l’administration entend privilégier une vision communautariste du « vivre ensemble », en ne tenant aucun compte des usagers du service public qui pourraient légitimement être heurtés de voir un agent arborer ses convictions religieuses à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. Dans un monde sécularisé comme le nôtre, aux convictions diverses, un tel signal n’est guère propice à l’instauration, pourtant essentielle, de la paix sociale et d’une « Cité commune ». Au fond, tenter d’assimiler la neutralité des services administratifs à une quelconque discrimination est intellectuellement biaisé, et s’avère politiquement dangereux. – Cela étant, sur un plan strictement juridique, tant une mesure d’interdiction des signes convictionnels, que son pendant, la contestation d’une mesure d’inclusion de tels signes, pourrait se fonder sur la protection des droits et libertés d’autrui, en particulier celui de ne pas être exposé à de tels signes, telle que garantie par l’article 9 de la CEDH1. 1.  M. Nihoul et S. Wattier, « L’interdiction de signes convictionnels comme limite à l’exercice des libertés. État des lieux au niveau communal »,  Rev. dr. commun., 2018/3, pp. 27-36, sp. p. 32.

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À certaines conditions toutefois. Il y a en effet lieu de vérifier s›il est satisfait aux conditions auxquelles la Constitution et les conventions internationales admettent la limitation de la liberté d›expression d›une part et de la liberté religieuse et philosophique d›autre part. Ces conditions sont énoncées à l›article 19 de la Constitution, aux articles 9, paragraphes 2 et 10, et 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l›homme et aux articles 18, paragraphe 3, et 19, paragraphe 3, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces dispositions imposent que les restrictions à la liberté religieuse et philosophique et à la liberté d›expression soient prévues par la loi, soient nécessaires dans une société démocratique et soient adoptées dans l›intérêt d›une des valeurs juridiques qu›elles citent expressément1. Ainsi, la nécessité et la proportionnalité de la mesure devraient conduire à s’interroger à propos des destinataires de la mesure au regard du but poursuivi. Si l’objectif est de garantir la neutralité du service public à l’égard de ses usagers, il est parfois soutenu que seules les personnes en contact visuel avec ceux-ci devraient alors être concernées2, sous réserve toutefois d’éventuelles nécessités liées à l’organisation et au bon

1.  En ce qui concerne la liberté religieuse et philosophique, il s’agit de « la sécurité publique, [de] la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou [de] la protection des droits et libertés d’autrui  (article 9, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme). En ce qui concerne la liberté d’expression, sont formellement citées:  la sécurité nationale, [...] la sûreté publique [...] la défense de l’ordre et [...] la prévention du crime, [...] la protection de la santé ou de la morale, [...] la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire  (article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme). 2.  Voy., par exemple : Trib. Trav. Bruxelles, 16 novembre 2015, R.G. n° 13/7828/A (affaire Actiris).

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fonctionnement1. En effet, « l’idée de conditionner l’interdiction des signes convictionnels aux fonctionnaires en contact avec le public est une fausse bonne idée : dans le cas où dans un organisme, pourraient coexister des agents pouvant porter des signes ostentatoires et d’autres pas, cela aurait pour conséquence de créer automatiquement une discrimination et une inégalité de traitement entre les agents. Cela créerait également de nombreux problèmes d’organisation en termes de gestion du personnel notamment si ces personnes sont mutées, promues ou changent de fonction. Comment expliquer qu’en début de carrière une personne puisse porter des signes convictionnels et que suite à une promotion, cette possibilité ne soit plus permise ? Se posent aussi la question de l’agencement et de l’organisation des locaux et des services entre le back et le front office. Comment également garantir avec certitude qu’il n’y aura jamais de contacts avec le public pour les agents qui pourraient être autorisés à montrer leurs convictions ? L’éventuelle distinction entraînerait des difficultés disproportionnées en termes d’organisation tant pratique que juridique, dans la mesure où, d’une part, les agents ne se cantonnent pas nécessairement à un lieu clos et dans le cadre de leurs fonctions, il est fréquent que ceuxci se déplacent dans les locaux et rencontrent des usagers et, d’autre part, qu’une éventuelle distinction imposerait une réglementation différente au sein d’un même service ou d’une même entité. L’exer1.  C.E. (A.G.), avis n° 44.521/AG du 20 mai 2008 sur une proposition de loi du 6 novembre 2007 « visant à appliquer la séparation de l’État et des organisations et communautés religieuses et philosophiques non confessionnelles » (Doc. Parl., Sénat, 2007-2008, n° 4-351/2). Dans les avis 48.146/AG et 48.147/AG, le Conseil d’État observe ainsi : « La substance même des libertés en cause n›étant pas atteinte en ce qui concerne les fonctionnaires concernés, il paraît pouvoir être admis que des considérations relatives au bon fonctionnement des services publics puissent figurer parmi les éléments à prendre en considération quant au respect du principe de proportionnalité. Dans la mesure où le législateur, qui dispose à ce propos d›une certaine marge d›appréciation, pourrait démontrer de manière convaincante qu›il est en effet extrêmement difficile, voire impossible, compte tenu des circonstances concrètes en matière d›organisation et de fonctionnement du service public, d›opérer une distinction entre les différents membres du personnel à l›intérieur d›un même service public, une interdiction générale pourrait effectivement se justifier. »

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cice de la fonction publique doit être assuré dans le respect d’une stricte impartialité. À aucun moment, l’administré ne doit pouvoir considérer que ses droits sont conditionnés ou influencés par les convictions personnelles du fonctionnaire opérant au sein de l’administration. Il s’ensuit que toute personne qui participe à l’exercice de l’administration doit refléter cette neutralité dans son attitude, son comportement et ses vêtements. Cette neutralité ne peut être pas à géométrie variable. »1 À cet égard, la jurisprudence de la Cour européenne est capitale, dont l’important arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni2. La Cour européenne y laisse une marge d’appréciation aux États, mais celle-ci a des limites variant selon les circonstances, les domaines et le contexte et soumises à un contrôle de légitimité et de proportionnalité, à effectuer dans chaque cas in concreto. S’agissant cette fois du principe de laïcité inscrit à l’article 1er de la Constitution française, tel qu’appliqué par les juridictions administratives françaises (interdiction absolue pour un agent public notamment de porter des signes religieux dans l’exercice de ses fonctions), il convient de relever que, par son arrêt du 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France3, la Cour EDH a reconnu, dans une affaire concernant le non-renouvellement du contrat de travail d’une assistante sociale employée dans un centre hospitalier public, en raison de son refus d’enlever le voile islamique sur le lieu de travail, que la sauvegarde du principe de laïcité constitue un objectif conforme aux valeurs sous-jacentes de la CEDH et que la neutralité du service public hospitalier pouvait être 1.  Gaëlle Smet, « Les analyses du Centre Jean Gol : L’interdiction du port ostentatoire des signes convictionnels dans l’administration », février 2016, https://www.cjg. be/wp-cont/uploads/2015/02/2016-fevrier-GS-Linterdiction-du-port-ostentatoiredes-signes-convictionnels-dans-ladministration.pdf 2.  Cr.E.D.H., 15 janvier 2013, EWEIDA et autres c/ ROYAUME-UNI, Req. 48.420/10 et autres 3.  Arrêt Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015, requête n° 64846/11

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considérée comme liée à l’attitude de ses agents. L’objectif était également de veiller à ce que ces usagers bénéficient d’une égalité de traitement sans distinction de religion. La Cour EDH a jugé que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation en constatant l’absence de conciliation possible entre les convictions religieuses de la requérante et l’obligation de ne pas les manifester, puis en décidant de faire primer l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’État qui découle du principe de laïcité. La Cour européenne des droits de l’homme parle du principe de laïcité-neutralité et considère qu’il « constitue l’expression d’une règle d’organisation des relations de l’État avec les cultes, qui implique son impartialité à l’égard de toutes les croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la diversité ». Il nous semble dès lors possible, et souhaitable, de s’opposer légalement à une modification d’un règlement de travail qui viserait à inclure le port du voile dans la fonction publique, et ce compte tenu de la nécessité de protéger l’ordre, ainsi que les droits et libertés d’autrui (exigence de neutralité et d’impartialité, égalité entre l’homme et la femme1, « séparation de l’Église et de l’État » et une certaine conception du « vivre ensemble »).

6. Les motions bruxelloises autour du voile : une « neutralité à la carte »2 ? Nous l’avons vu, d’une part, notre arsenal législatif interdit déjà les discriminations qui seraient fondées notamment sur les convic1.  La Cour européenne des droits de l’homme reconnait que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (C.E.D.H., S.A.S. c. France, n° 43835/11, 1er juillet 2014, mutatis mutandis, Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas (déc.), n° 58369/10, 10 juillet 2012; voir aussi : Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A n° 263, et Konstantin Markin c. Russie [GC], n° 30078/06, § 127, CEDH 2012 2. https://www.bladi.net/belgique-motion-port-voile,73527.html

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tions religieuses et, d’autre part, le concept de neutralité autorise un pouvoir organisateur ou une autorité publique à promouvoir un environnement aconfessionnel, garant du « vivre ensemble ». De la sorte, un juste équilibre est trouvé entre la liberté religieuse et la liberté d’autrui à bénéficier d’un environnement impartial dans une société largement sécularisée. Enfin, parmi les normes qui fondent notre démocratie, il en est une, essentielle, à préserver : l’égalité hommes/femmes ou plus largement l’égalité de genre. Cette norme trouve sa source dans l’affirmation d’une valeur universelle essentielle – conquise de haute lutte, ne l’oublions jamais –, étant l’autonomie intellectuelle et affective des individus. Promouvoir strictement la neutralité c’est offrir à tout un chacun la capacité de s’émanciper à l’égard d’un groupe ou d’une communauté. C’est devenir un citoyen du monde et non plus d’abord un individu appartenant à sa communauté d’origine. À ce titre, la laïcité de l’État belge1, comme c’est déjà le cas en France, pourrait être un principe fédérateur. Ainsi que le relevait le philosophe Henri Pena-Ruz2 : « La laïcité est en premier lieu un principe de droit politique. Ce principe suppose un idéal universaliste d’organisation de la cité et le dispositif juridique qui en rend possible la réalisation concrète. Ce dispositif est celui de la séparation, qui 1.  Depuis 2003, il existe d’ailleurs en Belgique plusieurs propositions de révision de la Constitution. Ainsi, parmi les dernières, une proposition du 13 janvier 2016 « en vue d’insérer un nouvel article 7ter relatif à la laïcité de l’État », https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/54/1582/54K1582001.pdf; une autre du 13 septembre 2018 « visant à renforcer la primauté du droit positif sur toute prescription religieuse ou philosophique, à mieux garantir les droits de l’homme, les libertés fondamentales et l’égalité des hommes et des femmes et à consacrer la laïcité de l’État belge » ou encore du 27 mars 2019; Les débats autour de l’inscription de la laïcité politique dans la Constitution belge, coordonnés par Xavier DELGRANGE, Cahier du CIRC, n° 4, juillet 2020, http://www.circ.usaintlouis.be/wp-content/uploads/2020/08/Cahierdu-Circ-n%C2%B04-Debats-autour-de-linscription-de-la-laicite-politique-dansla-Constitution-belge.pdf 2.  Dictionnaire amoureux de la Laïcité, Editions Plon, 2014, p. 535.

vaut garantie de l’indépendance des pouvoirs publics par rapport à toute tutelle religieuse. » L’État, me semble-t-il, ne doit pas seulement être « neutre », il est investi d’une mission qui est de protéger ses services publics et ses citoyens contre les revendications religieuses d’interférer dans la sphère publique1. Ce faisant, et contrairement à ce qui est parfois affirmé, l’État n’est ni liberticide, ni excluant, ni discriminant, mais favorise au contraire la nécessaire émancipation citoyenne. À cet égard, il conviendrait sans doute de jeter un œil lucide sur l’oppression religieuse – patriarcale – qui se vit sous maints régimes théocratiques pour mesurer l’urgence de préserver nos valeurs démocratiques.

Bibliographie Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, Livre de Poche, 1987 Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité  ?, Gallimard, 2003 Emmanuelle BRIBOSIA et Isabelle RORIVE, “Le voile à l’école : une Europe divisée”, R.T.D.H., 60/2004, pp. 951 et s. La charia, la Déclaration du Caire et la Convention européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, Résolution 2253 (2019) Rapport fait au nom de la Commission d’enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre, Sénat, session extraordinaire 2019-2020 Nadia GEERTS, “Signes convictionnels : l’interdiction est légitime, dit la Cour constitutionnelle”, 10 juin 2020, https://o-re-la. ulb.be/index.php/analyses/item/3272-signes-convictionnels-linterdiction-est-legitime-dit-la-cour-constitutionnelle “Bruxelles : manifestation contre l’interdiction du foulard dans 1.  Vincent DE COOREBYTER, « Laïcité, neutralité et multiculturalité: des relations asymétriques », Politique, n° 66, septembre 2010, p. 21

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l’enseignement supérieur”, 5 juillet 2020, https://www.ln24.be/ index.php/2020-07-05/bruxelles-manifestation-contre-linterdiction-du-foulard-dans-lenseignement-superieur Marc NIHOUL et Stéphanie WATTIER, “L’interdiction de signes convictionnels comme limite à l’exercice des libertés. État des lieux au niveau communal”, Rev. Dr. communal, 2018/3, pp. 27 et s. Note de recherche, Port de signes religieux sur le lieu de travail, CURIA, mars 2016 Guide sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, Liberté de pensée, de conscience et de religion, Cour européenne des droits de l’homme, mise à jour au 31 décembre 2019 Les grands arrêts du droit de l’enseignement, sous la direction de Xavier DELGRANGE, Luc DETROUX et Mathias EL BERHOUMI, Larcier, 2016 Les attentats islamistes dans le monde, 1979-2019, Fondation pour l’innovation politique, novembre 2019 La fabrique de l’islamisme, Rapport septembre 2018, Institut Montaigne UNIA, Jurisprudence, https://www.unia.be/fr/jurisprudencealternatives/jurisprudence?category=113&require_all=category

Quelques questions pour poser le débat  Le foulard islamique porte-t-il atteinte à la neutralité/laïcité de l’État ? La décision rendue par la Cour constitutionnelle vous parait-elle équilibrée ? Comment envisageriez-vous la liberté religieuse dans une société pluraliste ?

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La cancel culture à l’œuvre à Bruxelles Cet islamisme qu’on ne veut pas voir Florence Bergeaud-Blackler "Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge.” Albert Camus Habituellement, on désigne par « cancel culture », ou culture de l’effacement, une nouvelle forme de censure ayant pour but de faire disparaitre purement et simplement un personnage, une institution, une idée, une œuvre, un fait historique, etc. Certains considèrent la cancel culture comme une forme démocratisée de « censure » autrefois réservée aux élites. D’autres pensent que cette cancel culture est née avec les réseaux sociaux qui permettent en peu de temps de mobiliser un nombre considérable de personnes contre quelqu’un ou quelque chose. Il me semble que la différence entre la censure et la cancel culture réside dans le fait que dans la censure classique, le dominant se sert de son pouvoir pour réduire au silence le dominé, alors que dans la cancel culture, les rôles supposés sont inversés. Je vais ici dans ce chapitre donner un exemple. Je ne cherche pas à faire une théorie générale de la cancel culture à partir d’un cas, mais seulement à montrer comment une opération de cancelling opère,

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ses mécanismes internes, ses conditions de possibilité, et à quoi elle peut servir. * Je voudrais montrer à partir d’un événement dont j’ai systématiquement collecté les écrits et témoignages que la cancel culture est une forte incitation à l’autocensure plutôt qu’une censure. Elle se caractérise par la victimisation d’une partie et par un renversement accusatoire qui laisse le choix au supposé bourreau soit de se retirer soit de s’autodétruire. Un épisode de cancel culture n’est pas une joute entre adversaires, c’est une volonté de destruction collective et jubilatoire d’une partie qui se solidarise inconditionnellement à une victime supposée, contre une autre instituée en bourreau. La « culture de l’effacement » n’existe que dans les sociétés où se situer du côté des victimes n’est plus seulement un comportement altruiste, mais une injonction sous peine d’être désigné bourreau, et également une façon de se constituer un capital vertu à peu de frais. Pour cela, l’opération de cancelling mobilise un certain nombre de caractéristiques comme la présomption de culpabilité, le biais rhétorique d’abstraction des faits, de l’essentialisme, un moralisme et une vision manichéenne, la condamnation, la contagion1. Durant l’été 2020, j’ai publié une tribune sur le hijab en réponse à celle d’une journaliste. Je ne savais pas alors que j’avais mis le pied dans un engrenage qui allait m’entrainer avec une jeune association, « l’Observatoire des fondamentalismes », un journaliste belge expérimenté qui avait osé 1.  S La bloggueuse Natali Wynn a très bien résumé les caractéristiques de la CC sur sa chaine Contrapoints, rapportés par Madmoizelle https://www.madmoizelle.com/cancel-culture-definition-1037892

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faire le récit de l’affaire, et le débat sur le hijab, dans une cabale incontrôlable. J’ignorais qu’il faudrait se défendre d’avoir écrit une carte blanche, publiée, retirée puis republiée par un grand quotidien, qu’il faudrait subir les procès en fascisation de syndicats de journalistes et de sociologues, les plaintes au Conseil de l’Europe, les accusations en sexisme par deux fédérations internationales de journalistes, accusation en islamophobie par la Commission européenne, l’impossibilité de tenir meeting dans une salle de la Ville de Bruxelles au nom de valeurs inacceptables… Cette machine infernale à détruire la réputation, l’honneur et les valeurs de personnes et d’associations, a eu pour effet (est-ce fortuit ?) de prévenir toute possibilité de poser les termes d’un débat sur le hijab alors qu’au même moment, trois motions étaient déposées à Bruxelles par des partis politiques pour autoriser le voile dans l’administration publique. Dans le récit qui va suivre, je vais montrer en quoi précisément cette cabale ou manœuvre diffamante peut être qualifiée d’opération de cancelling.

Victimiser Au mois de juillet 2020, j’ai répondu positivement à la demande de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles1 de réagir à une carte blanche (ou tribune) signée par une journaliste.2 Dans cette tribune intitulée « Cachez ce foulard », une journalise, Florence Hainaut, contestait la décision de la Cour constitutionnelle belge qui avait autorisé la Haute École Francisco Ferrer de Bruxelles à interdire le hijab dans son établissement. L’arrêt de la 1.  L’Observatoire des Fondamentalismes à Bruxelles est une ASBL destinée à documenter et alerter sur les fondamentalismes cofondée avec Fadila Maaroufi qui en est la présidente. Je coordonne le conseil scientifique et d’expertise. www.obruxelles.com 2.  https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-foulard

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Cour se fondait sur un principe libéral : la décision avait rendu possible l’interdiction du hijab là où elle n’était pas tolérée. Elle donnait ainsi la liberté d’interdire ou non le hijab, là où cette liberté n’existait pas auparavant. Mais, selon la journaliste, la Cour avait rendu une décision qui faisait sortir la Belgique de « la sphère de la liberté d’expression pour entrer dans celle de la discrimination ». Il fallait selon elle lier cette décision à un « sempiternel débat estival sur le burkini » qui, cette année, n’avait pas eu lieu. Autrement dit, la justice avait rendu une décision opportunément discriminatoire. Je me demandai à quel titre cette journaliste avait été conviée à commenter, sur le fond et la forme, une décision de justice1 dans un quotidien (Le Soir) lu par environ 350 000 lecteurs. Quand bien même une carte blanche est un exercice de libre opinion, tout le monde n’a pas l’opportunité de publier sur un thème de son choix a fortiori s’il n’est ni un expert du sujet ni directement concerné. Je visitai le premier item apparu à la recherche de son nom sur Google : sa page Facebook. Elle y présentait ainsi sa carte blanche : « Vous savez quoi ? J’ai écrit une carte blanche où j’estime qu’on devrait s’en balek2 que les femmes portent le foulard, où je tente d’analyser ledit tissu sous l’angle féministe et où en plus je termine en faisant un parallèle avec l’IVG. Je pense passer un joli week-end riche d’échanges bienveillants et constructifs sur les réseaux sociaux. » On pouvait donc bien se moquer du voile qui n’était qu’un choix individuel libre. Étonnante conclusion dans la mesure où ce hijab, qui s’est répandu sur les cinq continents à partir des années quatre-vingt, fait par1.  https://www.lesoir.be/179177/article/2018-09-18/562-millions-de-belges-lisent-la-presse-tousles-jours#:~:text=Les%20titres%20du%20groupe%20SudPresse,%2C%20%2D21%2C7%25).

2.  s’en bat les couilles

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tout problème dans le monde. Les opinions s’enflamment et se déchirent à son sujet. On agresse et on tue pour l’imposer. Mais la journaliste nous invite à nous battre les couilles de ce morceau de tissu aussi insignifiant, selon elle, qu’un « t-shirt avec Buddha dessus ». En tant qu’anthropologue, je m’intéresse aux normativités islamiques en contexte européen depuis plus de vingt ans. J’ai assez d’expérience pour savoir qu’en Europe, depuis trois décennies au moins, un nombre croissant de femmes musulmanes subissent la pression franche ou insidieuse de zélotes littéralistes modernes pour vivre « dans le halal » et porter le hijab1. J’ai donc répliqué comme on répond à qui « s’en balek », sans vulgarité, mais assez fermement, en soulignant l’ignorance des normativités islamiques contemporaines dont avait fait preuve la journaliste manifestement influencée par le courant néo-féministe intersectionnel. J’intitulais ma réponse « le hijab ou les errements du néo-féminisme »2. Je n’avais alors guère prêté attention à la dernière ligne du statut Facebook de la journaliste qui disait : « Je pense passer un joli week-end riche d’échanges bienveillants et constructifs sur les réseaux sociaux. » Elle s’attendait à de nombreuses réactions négatives qui l’occuperaient le week-end. Les fans de sa page venaient la soutenir ostensiblement comme si elle faisait preuve de courage face à une adversité… qui n’était alors pas manifeste. Il s’agissait à l’évidence d’une opération de captation de l’attention de ses fans destinée à créer ce que l’on appelle un buzz autour de son article. J’ai donc réagi à cette carte blanche par un texte, posté dans un premier temps sur la page Facebook de l’Observatoire. Puis, je 1.  https://plus.lesoir.be/253971/article/2019-10-16/comment-lendoctrinement-salafi-touche-lesfemmes 2.  La version première de cet article https://plus.lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-feminisme

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l’ai envoyée au Soir, pensant que le journal pourrait être intéressé par sa publication. À ma surprise, le texte parut directement sur le site du journal, le surlendemain de la publication de la journaliste, sans que la rédaction ne m’ait confirmé son accord. Cette version publiée contenait un certain nombre de coquilles qui me conduisirent à écrire au journal pour demander quelques corrections. Généralement, les corrections mineures sont faites sur le texte en ligne directement, mais ici mon texte était retiré du site du Soir. Or, le lien de l’article avait commencé à circuler. Des rumeurs ont alors commencé à courir sur les réseaux sociaux selon lesquelles mon texte aurait été « censuré », que Florence Hainaut n’ayant pas apprécié ma réponse aurait fait pression sur Le Soir pour obtenir son retrait1.

Effacer Tard dans la soirée, je reçois un mail de la rédaction en chef du Soir2. Le mail donne les raisons du retrait : ma carte blanche aurait mis en cause trop directement Madame Hainaut, cela pourrait leur poser problème. L’autrice du mail, Pauline Hofmann, me propose de modifier certains passages. J’accepte bien volontiers cette demande, j’y vois l’opportunité de supprimer les adresses à la journaliste, de préciser le concept d’intersectionnalité de sorte qu’il soit plus évident que le cas Hainaut ne servait que d’illustration pour pointer les errements du féminisme intersectionnel. Le lendemain, tôt le matin, le texte de la seconde version n’était toujours pas reparu. 1.  À l’époque, il ne s’agit que de rumeurs. Il faudra attendre plusieurs semaines (jusqu’au 11 août) pour que l’intéressée confirme qu’elle était bien intervenue auprès du journal, j’y reviendrai.

2.  Message de Pauline HOFMANN en copie à William BOURTON, Pierre-Yves WARNOTTE et Alexandre DELMER

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J’appelle alors la rédaction. Madame Hofmann sur le point de partir en vacances – nous sommes en plein mois de juillet – me dit alors être en train de s’en occuper. Plus tard, je reçois un mail du journaliste Mathieu Colinet se présentant comme journaliste au Soir. Sans doute celui à qui Madame Hofmann a passé la main avant de partir en vacances. L’adresse email de Colinet ne porte pas l’extension lesoir.be, et je remarque qu’il ne met personne en copie. Le mail me demande la modification des passages soulignés dans mon texte en pièce jointe. Je l’ouvre et je vois que je suis invitée à reformuler tous les passages mentionnant Mme Hainaut, ainsi que les références à son post en exergue sur Facebook. Il me propose d’en discuter par téléphone ce qui, en langage journalistique, indique que certaines choses qu’il a à me dire ne peuvent pas être écrites. J’appelle donc Mathieu Colinet sur le numéro de portable qu’il m’a indiqué. La conversation, courtoise au début, devient difficile. Il souhaite que je cesse de faire référence à Madame Hainaut et se refuse à me donner les motifs précis de sa demande, s’en tenant à me répéter que les passages sont trop « personnels ». Ce que je réfute fermement. J’ai bien souligné l’ignorance de Madame Hainaut, son argumentation « à trous », mais en aucun cas il ne s’agit d’attaques personnelles, d’un argumentum ad personam ayant pour but de blesser la personne. Pendant un quart d’heure, je tente de lui expliquer pourquoi je maintiendrai les passages concernant Hainaut puisque ma carte blanche est une réponse à la sienne. Je rappelle au journaliste que je suis l’autrice et qu’il ne peut pas tenir mon stylo, que le fait de retirer l’article apparaitra inévitablement comme de la censure, etc. La conversation se finit par les mots secs du journaliste : « je ne sais pas s’il pourra paraître ainsi ». J’envoie une troisième

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version, correspondant très exactement à la seconde avec deux ou trois corrections de forme pour montrer ma bonne volonté, mais dans laquelle je conserve tous les passages concernant la journaliste Hainaut. Et je ne sais pas alors le sort qui lui sera fait, si mon article reparaitra ou non. Quelques heures plus tard, la dernière version est publiée sur le site du Soir. Elle est définitivement publiée ici : https://plus. lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errementsdu-neo-feminisme Je veux bien croire à un cafouillage et je crois l’affaire close. Je me trompe. Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, des internautes s’étaient inquiétés du retrait de mon texte. La rumeur court que Florence Hainaut a fait pression sur la rédaction du journal Le Soir. J’ai du mal à m’imaginer qu’une telle pression soit possible sur un grand quotidien national francophone. Mais Marcel Sel, un journaliste insolent et rigoureux, proche de l’esprit Canard Enchainé à la belge, qui connait bien ce milieu, suggère des pressions de la journaliste, et le fait savoir sur ses comptes Twitter et Facebook. Plusieurs internautes m’interpellent sur Twitter : pourquoi votre texte a-t-il été retiré, la journaliste a-t-elle fait pression ? Je ne dis mot des tentatives de censure de certains passages exercées sur mon texte, car je ne sais pas d’où elles viennent précisément, ce qu’elles visent, et je ne veux pas m’embarquer dans une série d’hypothèses que je serais incapable de vérifier. Mais la rumeur est reprise par la journaliste elle-même. Dans un tweet ambigu où elle dit faire face à des accusations de l’Observatoire, elle écrit « j’ai fait pression sur le Soir » sans utiliser le conditionnel.

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J’interpelle alors la rédaction du Soir par email et via Twitter : « Dites @lesoir puis-je avoir des explications ? Avez-vous vraiment subi les pressions de la journaliste Florence Hainaut pour que je supprime son nom sur ma carte blanche ? »

Anonymiser Le Soir ne prend pas la peine de répondre à mon mail. Dans les heures qui suivent, l’Observatoire devient la cible d’un déchainement d’au moins une centaine de messages suspicieux, voire insultants, venus de comptes et de faux comptes (trolls) Twitter et Facebook. Les messages tournent en boucle sur les supposées menaces, attaques, et messages de « haine » qui viendraient de l’Observatoire, et de son pseudo Laplume Kalam, qui est aussitôt assimilé à une sorte de corbeau malveillant . En fait, «Laplume Kalam» est le compte gestionnaire de la «page» de l’Observatoire car pour gérer une page, il faut un compte1. Bien que Facebook interdise les comptes anonymes, il ferme souvent les yeux sur son propre règlement. Pour l’Observatoire qui s’en est expliqué maintes fois, l’usage du pseudo est vital. Les modérateurs sont menacés de perdre leur travail, insultés. Et la directrice, Fadila Maaroufi, a déposé plainte peu avant pour menace de mort2. La journaliste s’obstine à faire croire que l’adversité provient du même canal : l’Observatoire qui mobiliserait des « trolls » (comptes anonymes). Ce qui a pour conséquence de mobiliser et galvaniser 1.  La différence entre les deux c’est, entre autres, qu’un compte peut intervenir et commenter sur les comptes et pages des autres, alors qu’une page ne peut le faire que sous conditions restreintes. De plus, Facebook interdit l’usage de pseudos pour les comptes, mais permet des dénominations pour les pages. Il faut qu’un « compte » corresponde à une personne physique, ce qui n’est pas le cas du nom d’une « page » qui peut appartenir à une personne morale. 2.  « je vais te couper ta tête salope, t’es pour Zineb El Rhazoui » texte reçu le 2 mars 20h25.

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ses troupes et de faire converger vers un seul ennemi, désigné : l’Observatoire des fondamentalismes. La rumeur court et prend de l’ampleur. Mais quelques internautes prudents s’interrogent sur les accusations portées par la journaliste. Ils font valoir que la journaliste n’est peut-être pas aussi qualifiée pour parler du sujet que l’anthropologue expérimentée du CNRS qui lui a répondu. Alors sans doute pour justifier du sérieux de sa carte blanche et de sa connaissance du problème du hijab, l’autrice de la carte blanche indique l’avoir fait lire « avant de la publier » par une personne dénommée « Haf Ha ». Cette dernière répond être honorée, ajoutant une série d’émoticônes affectueux (cf. image de gauche).

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19/07/2020 Or, « Haf Ha » est le pseudonyme de Hafida Hammouti, cofondatrice de la Coordination des Enseignants de Religion Islamique. En 2012, lors de la première édition du Forum de la Foire Musulmane de Bruxelles1 organisée par la Ligue des Musulmans de Belgique (LMB) liée à la mouvance des Frères musulmans2, elle avait été choisie pour lire la déclaration commune des partenaires du forum situé « dans une vision politique de l’islam »3. 1.  https://www.saphirnews.com/Pour-une-presence-musulmane-positive-et-contributive_a15402.html 2.  https://www.levif.be/actualite/belgique/musulmans-la-frerosphere-a-charleroi/ article-normal-451291.html 3.  Djelloul, Ghaliya ; Iskandar, Fadi ; Dassetto, Felice. D’une foire musulmane à l’autre : Polémiques, mobilisations, et halal way of life!. (2016) 14 pages

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L’Observatoire, dont un des objectifs est de faire connaitre les fondamentalismes (et l’islamisme en est un), se saisit de cette information qu’il juge importante. Si la journaliste a fait relire avant publication sa carte blanche contre la décision de la Cour constitutionnelle d’autoriser une grande école à interdire le hijab, par une femme proche de la mouvance frériste qui prône le hijab obligatoire, le public doit être au courant. L’information est intéressante, probante et solide. L’Observatoire met en ligne sur sa page Facebook un diaporama mettant en évidence les liens entre Madame Hammouti et la LMB, son engagement dans plusieurs secteurs associatifs, références bibliographiques à l’appui1. En voici la version intégrale (toujours en ligne sur la page Facebook de l’Observatoire2).

signé : Laplume Kalam

Par qui la journaliste Florence HAINAUT a-t-elle fait valider sa carte blanche parue dans le Soir ? “Cachez ce foulard” (pour le savoir cliquez sur ce diaporama)

1.  J’en vérifie les sources en tant que responsable du pôle scientifique et donne mon feu vert pour sa mise en ligne sur la page Facebook. 2.  https://cutt.ly/5a0A6Wm

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Le diaporama se termine par ce message : « on peut être fondamentaliste, islamiste ou autre, travailler avec des fondamentalistes, des islamistes ou autres. Rien ne l’interdit en Belgique. Mais quand on est un personnage public – comme Mme Hainaut –, il convient de le signaler à ses lecteurs, à ses électeurs ou à ses administrés ». Autrement dit, l’Observatoire rappelle le fait que l’islamisme est légal en Belgique. Dans son rôle de lanceur d’alertes, il demande aux personnages publics de faire une déclaration d’intérêt en cas de coopération avec les représentants de l’islam politique.

Injurier Curieusement, cette information cruciale ne sera jamais examinée par la presse, ni vérifiée, ni confirmée, ni infirmée. La seule réaction se passe en message privé : Hafida Hammouti, qui avait donc correctement été identifiée par l’Observatoire, envoie une lettre à Fadila Maaroufi, porte-parole de l’Observatoire, la menaçant de procès. Aucun journaliste ne s’intéresse à « Haf Ha » ni aux liens entre les deux protagonistes. Comment expliquer cela ? La réponse est sans doute que, pour les journalistes et l’immense partie de l’opinion, le mot « islamisme » n’a aucun contenu et fonctionne comme une injure dans un système accusatoire. L’islamisme ne serait qu’un mot « sale », quelque chose d’équivalent à une insulte, une injure, comme « fasciste » ou « nazi », qui lorsqu’elle est proférée contre quelqu’un a pour seul but de produire son exclusion du débat. L’outrage est si fort que celui qui profère l’accusation n’a même pas besoin d’en donner un contenu ou une justification précise. Dans cette affaire, l’islamisme ou

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islam politique n’a pas d’importance, ils ne cherchent nullement à questionner le terme. Ce qui en a pour eux, c’est l’accusation d’islamisme. Ils ne considèrent donc pas l’information publiée par l’Observatoire, mais l’injure dans un système triangulaire d’injure référentielle. « Un injurieur (celui qui prononce l’injure donc l’Observatoire) s’adresse à un injuriaire (la population et sa frange “nauséabonde”) à propos d’un injurié (la journaliste victime) »1. L’Observatoire aurait, en accusant (puisque révéler des liens avec l’islamisme revient à injurier), cherché à mobiliser la société et sa frange « nauséabonde » qui n’est pas nommée, sauf dans ce tweet du député Ecolo à Liège Olivier Bierin : l’extrême droite française.

Cela se serait-il produit s’il avait été question de l’intégrisme catholique ? Probablement pas, car l’intégrisme catholique est considéré comme un fait politique. Une journaliste qui aurait affirmé avoir fait lire son article sur l’IVG avant publication par une personne proche de la mouvance intégriste catholique antiavortement aurait fait l’objet d’investigation a minima. Mais l’islamisme comme le fondamentalisme sont considérés comme des injures et non des faits politiques. Ce déni d’existence de composante fondamentaliste islamique en Belgique entraine ipso facto que l’Observatoire des fondamentalismes est considéré comme une machine à proférer des injures, et donc qu’il ne peut produire que des victimes : les injuriés. 1.  Évelyne Larguèche, « L’injure comme objet anthropologique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 103-104 | 2004, 29-56.

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Sauver la victime accroit le capital sympathie du public. Plus elle se bat, plus elle déploie de force contre le monstre (imaginaire), plus elle est plébiscitée dans le monde du spectacle des réseaux sociaux. Les rares journalistes qui s’intéresseront à l’affaire vont ainsi s’intéresser à elle sous l’angle du harcèlement dont leur consœur aurait été une victime courageuse. Deux jours après la parution de la réplique à sa carte blanche le 20 juillet, la journaliste affirme que, « comme prévu », elle a payé bien cher sa carte blanche sur les femmes qui portent le foulard. « Je savais que mon intervention allait faire couler des litres de mépris, de sexisme et de haine », écrit-elle.

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Si la journaliste dit avoir « prévu » ce qui allait se passer, la suite démontre que cette prévision était largement organisée par ceux qui vont mettre en scène sa victimisation pour mieux atteindre et détruire ses bourreaux supposés. C’est ce que l’on appelle une prophétie auto-réalisatrice : on prédit un événement, on adapte son comportement en fonction de la prédiction ce qui a pour conséquence de le faire advenir. La journaliste obtient le soutien de son ami et confrère Ricardo Gutierrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) qui s’est spécialisée dans la défense de journalistes victimes de violence ou de pressions. Alors que la chaleur caniculaire de l’été s’installe sur Bruxelles, les réseaux surchauffent, et ce sont des politiques, des journalistes et des académiques qui vont sur leur ordinateur depuis chez eux ou leur résidence de vacances prendre la défense de la journaliste supposément harcelée dans un feuilleton journalier qui va faire oublier la question du voile. Et rien ne semble arrêter la rumeur, le démenti, c’est bien connu, non seulement ne fait pas cesser la rumeur, mais l’accroit1. L’affaire prend ensuite une dimension internationale. Elle « monte » au Conseil de l’Europe et à la Commission européenne via deux syndicats de journalistes. « Monte » n’est sans doute pas le mot approprié. Car à Bruxelles, on ne monte pas d’un étage institutionnel, on traverse la rue pour se trouver dans le quartier européen. Les frontières, les jeux d’influences politiques, débordent, proximité oblige, sur les institutions et les lobbies communautaires. Il est si simple d’aller diner (déjeuner en bruxellois) entre midi et deux avec les correspondants internationaux, 1.  Bernard Paillard « La rumeur, ou la preuve ordinaire », Communications, vol. 84, no. 1, 2009, pp. 119-135.

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et autres influenceurs et lobbyistes à l’affût d’informations1. Ricardo Gutierrez diffuse des accusations contre l’Observatoire dénonçant « la campagne de harcèlement en ligne visant actuellement Florence Hainaut ». La FEJ, dont il est le secrétaire général, saisit le Conseil de l’Europe. L’agence Belga reprend les termes de la saisine dans un communiqué titré : « Le Conseil de l’Europe saisi pour dénoncer une campagne de harcèlement ciblant Florence Hainaut » diffusé dans plusieurs médias belges francophones dont la RTBF, 7 sur 7, La DH ou encore Le Vif/l’Express avec la photo à la une de la journaliste « victime ». Le 24 juillet, la RTBF cite l’alerte de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) reprise par la Fédération internationale des journalistes (FIJ) : « Des dizaines de commentaires insultants et diffamatoires ciblant la journaliste ont été postés sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter (…) Le profil Facebook Laplume Kalam, page collective d’une organisation qui se présente comme l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, a posté des messages accusant la journaliste “d’avoir des accointances avec l’islam politique ou des mouvements fondamentalistes anti-démocratiques” et d’être tombée » dans les bras des Frères musulmans » » et le communiqué ajoute : « La journaliste a consulté le collectif Fem&L.A.W. pour envisager sa défense en justice. »2. Fem&L.A.W est une association composée de femmes juristes et féministes qui affirme promouvoir les droits des femmes et contribuer à l’instauration d’une égalité réelle 1.  Les lobbyistes de Bruxelles sont très nombreux, composés d’avocats, consultants, think-tank, pour tenter d’influencer le processus législatif via les policy officers, les groupes d’experts accrédités, les agences réglementaires. Ces activités sont intenses et mal encadrées comme le soulignait Le Monde. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/23/petit-guide-de-lobbyisme-dans-les-arenes-de-l-union-europeenne_5466056_4355770.html 2.  https://www.rtbf.be/info/medias/detail_le-conseil-de-l-europe-saisi-pour-denoncer-une-campagne-de-harcelement-ciblant-florence-hainaut?id=10548911

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entre les femmes et les hommes. Il faut donc comprendre que la journaliste aurait été harcelée parce que femme. En quoi dire que X (femme) a des accointances avec Y (femme et proche des Frères musulmans) relève-t-il du harcèlement et du sexisme ? Mystère. Mais cela passe. Aucun média ne vérifie l’information auprès des protagonistes. Et quand certains y penseront, la journaliste aura supprimé sa page Facebook, effaçant toute trace des échanges. L’Observatoire a bien mis en évidence un lien entre la journaliste et Hafida Hammouti, une militante proche des Frères musulmans. Il l’a qualifié d’accointance, considérant qu’une journaliste ne faisait pas relire son article avant publication à un passant, mais à quelqu’un de confiance qu’il estime qualifié pour le faire. Dire que X a des accointances avec Y dans un tel contexte ne constitue ni accusation, ni insulte diffamatoire, ni harcèlement, ni misogynie. C’est peut-être la raison pour laquelle, consciemment ou non, Ricardo Gutierrez dramatise le fait en prétendant que la journaliste encourt un danger : « C’est très grave de discréditer un journaliste sur base de rumeurs et cela peut parfois conduire à des actes de violence ». Il faut bien justifier que l’affaire Hainaut apparaisse dans le rapport de la FEJ entre celle de l’assassinat de la journaliste d’investigation maltaise Daphne Caruana Galizia et celle de la journaliste russe Svetlana Prokopyeva accusée de collusion avec le terrorisme qui risque effectivement sa liberté ou sa vie… Pourtant en Belgique, ce n’est pas la journaliste qui court un risque, mais bien la porte-parole de l’Observatoire, Fadila Maaroufi, qui encourt notamment le danger de perdre son emploi au Centre d’Action Laïque, un mastodonte institutionnel qui regroupe sept associations régionales, trente-trois associations constitutives et qui est financé par des subsides publics comme

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un culte1. Des administrateurs du CAL dont on eut imaginé qu’il s’intéresse a minima à l’enquête révélant la proximité de la journaliste et de Haf Ha, font au contraire pression sur Fadila Maaroufi. (Sera-ce la raison de son licenciement quelques mois plus tard ?). Un membre du conseil d’administration du CAL rappelle sévèrement aux règles de l’entre-soi la fondatrice de l’Observatoire. Voici le message : « il va falloir que je te parle de ta visibilité et de la com de l’Observatoire. Je pense que vous avez fait une grosse boulette et que vous vous êtes trompés de cible avec Florence Hainaut (…) il aurait peut-être fallu contacter Florence avant de critiquer ». Et de me tacler au passage, moi, l’étrangère qui a répondu à « Florence » (c’est-à-dire moi-même) une « intellectuelle française qui ne connait rien à Bruxelles et donne des leçons ». Du côté de sa communauté supposée (musulmane), la maroxelloise Fadila Maaroufi reçoit un long message d’une autre musulmane qui l’accuse d’être « mauvaise musulmane ». Par renversement accusatoire, on est invité par la majorité des médias francophones, des syndicats internationaux de journalistes à s’apitoyer sur le sort de la journaliste belge. Pourtant, la presse n’a jamais rapporté de cas d’une personne ayant échangé avec un intégriste musulman et, pour cela, avoir été menacée. Chacun veut sa part de vertu. Après le Conseil de l’Europe, entre en jeu la Commission européenne qui va prétendre que la journaliste Florence Hainaut a été la cible d’islamophobie ou, comme on dit désormais, de « haine anti-musulmans ». Puisque, selon le régime accusatoire, l’islamisme n’existe pas, seule l’accusation d’islamisme existe et qu’elle se porte sur des musulmans ou ceux qui prennent leur défense, cette accusation ne peut relever 1.  www.laicite.be

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que de la haine anti-musulmans ou islamophobie. La boucle est bouclée : l’Observatoire est islamophobe, il faut donc mobiliser ceux qui luttent contre la haine envers les musulmans.

Accuser Tommaso Chiamparino, le coordinateur de la très officielle « lutte contre la haine anti-musulmane » à la Commission européenne1, exprime sa solidarité à l’égard de la journaliste « victime » et tweete le 24 juillet les accusations de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) reprenant les termes de son secrétaire général, Ricardo Gutierrez : « Solidarité avec Florence Hainaut, auteur d’une brillante tribune dans le Soir, qui est maintenant (devinez quoi ?) victime de professionnels de la haine, misogynes et extrémistes de toutes sortes. » Il diffuse la carte blanche de Florence Hainaut et tague son tweet des comptes suivant : @Molenews1 (Ricardo Gutierrez), @EFJEUROPE (la FEJ), le @CCIB_be (le Collectif contre l’Islamophobie en Belgique). Pour ceux qui ne sont pas familiers des réseaux sociaux, un tag a pour but d’attirer l’attention de la personne taguée sur le contenu du tweet. Par exemple, si je veux attirer l’attention d’un collègue ou d’un ministre par exemple, il me suffit de « taguer » le nom d’utilisateur de son compte Twitter, le système lui fera savoir automatiquement qu’il est concerné par mon tweet.

1.  Le poste de Commission coordinator on combating anti-Muslim hatred at European Commission créé l’année des attentats de Paris en 2015, dépend de la DG Justice et Droits Fondamentaux. https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fundamental-rights/combatting-discrimination/racism-and-xenophobia/combatinganti-muslim-hatred_en

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Pour Tommaso Chiamparino, les supposées insultes envers Hainaut relèvent de la haine anti-musulmans. En somme, Chiamparino, responsable de traiter la haine anti-musulmane, informe des faits d’islamophobie le CCIB1, une association qui travaille à la promotion du concept tout en recevant des subsides belges et européens pour le combattre. Le conflit d’intérêts est patent, mais cela ne semble nullement le gêner.

Bannir Renforcée par la légitimation de ces deux institutions européennes, la rumeur contre l’Observatoire qui aurait « harcelé », 1.  Collectif Contre l’Islamophobie en Belgique qui vit grâce à des subsides publics belges et dont l’un des principaux représentant n’est autre que Mustapha Chairi, formé par les Frères musulmans français qui étendaient leur mission jusqu’en Belgique francophone au début des années nonante.

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« insulté », « diffamé », prononcé des paroles de « haine », etc. enfle. Elle est alors relayée par des « notables », des personnes qui se distinguent par leur visibilité dans l’espace public et qui, bien souvent, ne s’abaissent pas à vérifier des faits une fois que d’autres « notables » les ont relayés. La défense de la journaliste devient alors un devoir, une mission pour ces personnages publics qui vont pouvoir se donner le rôle de défenseur de la liberté d’expression pour bannir une association affublée d’un nom, « fondamentalisme », qui comme l’islamisme ne représente rien à leurs yeux qu’une injure, une accusation venue de l’extrême droite. Ces personnages publics sont-ils crédules ? Pas forcément, en réalité leur comportement est parfaitement rationnel. Nous vérifions rarement les informations que nous recevons des organisations ou des personnes auxquelles nous avons accordé notre confiance, surtout si elles sont validées par deux syndicats de journalistes, la majorité des médias et deux institutions européennes… Ces élus, académiques, habitués des plateaux télé et autres personnalités vont donner aux accusations relayées par un réseau social bouillonnant une apparence bluffante de vérité. Quant à l’Observatoire et quelques internautes qui continuent à protester et mettre en doute cette vérité partagée, ils sont inaudibles, n’ayant pas accès aux médias légitimes. On ne voit pas pourquoi dans de telles circonstances, un lecteur en congé, en train de siroter sa tasse de thé sous un parasol confortablement installé sur la terrasse ou à la plage, se mettrait à vouloir vérifier les faits alors que toute la presse est en accord. Et quand bien même le lecteur voudrait rechercher des preuves dans la cacophonie des réseaux sociaux, il y a toujours un doute, de ne pas avoir tout vu et lu, que certaines informations soient cachées, inaccessibles dans l’énorme boite d’informations bouillonnantes que constitue le web, etc.

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Comme je ne connais pas bien les personnages et influenceurs de la vie politique belge, je rapporte ici un extrait du compte rendu de l’affaire par Marcel Sel paru dans Atlantico1 : « Pendant ce temps, les soutiens à Hainaut affluent. Un parti en particulier est très représenté, et jusque très haut dans sa hiérarchie. Ecolo. Outre les députés Zoé Genot et Olivier Biérin, parmi bien d’autres, la ministre de la Culture et des Médias Bénédicte Linard affiche sa solidarité en proposant à Florence Hainaut, sur le ton de l’humour, de publier un recueil des commentaires de « trolls ». Son service Médias, en revanche, est plus direct : Sylvie Lejoly (cheffe de service, ex-AJP) et Maïté Warland (conseillère, journaliste) proposent « leur » aide. Le ministère a donc choisi un camp (vais-je devoir aller à Canossa pour obtenir encore des aides à l’écriture après cette présentation factuelle ? Voilà le genre d’inquiétude qui naît de ce manque de réserve ministérielle. » C’est ça que les journalistes devraient écrire bon sang de bois !) Dans un commentaire sur la page Facebook de la journaliste, la députée Ecolo Margaux De Ré déclare vouloir « passer à l’offensive » contre l’Observatoire (cf. fig. ci-dessous, information confirmée par La Libre2). Elle prie Florence Hainaut de divulguer les liens des personnes l’ayant supposément harcelée. Dans un commentaire daté du 27 juillet, un autre député Ecolo, Olivier Bierin, s’en prend à la journaliste française Françoise Laborde, soutien déclaré de l’Observatoire, accusée, avec Zineb El Razhoui d’être proche de l’extrême droite. 1. https://www.atlantico.fr/decryptage/3591471/islamisme--le-balek-gate-ou-lamort-subite-de-la-liberte-d-opinion-en-belgique-tribune-presse-journalisme-le-soirhijab-voile-neo-feminisme-censure-religion-islam-florence-bergeaud-blackler-florence-hainaut-marcel-sel2. https://www.lalibre.be/debats/ripostes/comment-la-suspicion-generalisee-a-torpille-un-debat-sur-le-hijab-5f230c49d8ad586219ab0f8d

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Dans un commentaire Facebook du 29 juillet, Ahmed El Khanouss, un conseiller communal du parti CDH (Centre démocrate humaniste) et ancien échevin de Molenbeek, prend la défense de la journaliste parlant au sujet de l’Observatoire d’une « armée d’islamophobes » qui se sont mis « à cracher leur fiel », d’« inquisiteurs de la pensée », etc.

Pendant plusieurs jours, la page Facebook de Ricardo Gutierrez gonfle d’attaques et de défiances vis-à-vis de l’Observatoire. Ce dernier et moi-même sommes accusés d’employer les « rhétoriques » et les « stratégies discursives » de l’extrême droite, par une professeure de l’ULB, la politologue Corinne Torrekens. La spécialiste va renforcer de son expertise supposée les bases du système accusatoire selon lequel il n’y a pas d’islamisme (ou à peine), mais il y a des accusations d’islamisme relevant d’une « stratégie discursive d’extrême droite ». Elle écrit dans un commentaire publié le 25 juillet, faisant allu-

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sion à ma tribune : « C’est leur stratégie de diffamation : si tu es musulman.e et que tu milites contre l’islamophobie (bref si tu ne te plies plus à l’exigence de discrétion demande à la 1re génération) tu es un islamiste. Si tu es blanc/che tu es un.e islamogauchiste allié.e plus ou moins naïf.ve de l’islamisation de l’Europe. Autant de rhétoriques et de stratégies discursives de l’extrême droite. Car il n’y a évidemment jamais d’empirisme ce qui je le rappelle est le baba de la recherche scientifique. Oui, on sait à qui on a affaire et les médias qui leur offrent une tribune devraient y réfléchir à deux fois ».

Rien n’arrête la rumeur, car chacune de ces « autorités » médiatiques, universitaires, politiques se conforte mutuellement. Les propos tenus sont diffamatoires, mais emportés par leur assurance, ils ne s’aperçoivent pas qu’ils laissent des traces de leurs accusations partout. Un incident viendra les rappeler à l’ordre. Sur Facebook, certains, comme la politologue Corinne Torrekens, relaient le doxing de la fille de Marcel Sel (qui a mis en doute les accusations contre l’Observatoire). Ils ont été trop loin. Le journaliste Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles pour le journal français Libération, leur rappelle que ce doxing constitue une infraction pénale. Plusieurs comptes Facebook et Twitter, dont celui de Corinne Torrekens, de Haf Ha, de la journaliste, disparaissent du jour au lendemain, concomitamment, effaçant du même coup toutes les preuves de l’emballement.

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L’histoire effacée, les accusations contre le bourreau et des plaintes en défense de la victime tournent à vide pendant quelques semaines. La rumeur va s’essouffler. Et paradoxalement, c’est le plus sincère et zélé des accusateurs qui va épuiser la rumeur. Il part en défense de la journaliste, les autres ayant disparu dans les limbes des réseaux sociaux. Et lui va essayer de prouver qu’il a raison. Sauf qu’il ne trouvera rien, aucune preuve contre le bourreau supposé.

Punir François Gémenne, chercheur et enseignant à l’Université de Liège, est un spécialiste en géopolitique de l’environnement et des migrations. Il passe souvent à la télévision où il est considéré comme un homme parfois émotif, mais modéré et de bonne composition.

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Sur Twitter, il se met à condamner avec vigueur les « méthodes » de harcèlement de l’Observatoire, des méthodes qui ne « s’arrêteraient pas au harcèlement » dit-il, suspicieux.

Je l’interpelle alors sur Twitter. Et ses accusations se font de plus en plus précises. Avec un zèle remarquable, il écrit le 6 août une série de tweets : « Piratage informatique, fouille des pages Facebook pour captures d’écran, intimidations et diffamation. Honnêtement ça dépasse tout ce que j’imaginais quand la polémique a surgi dans la presse, et ce que les réseaux sociaux ont pu en donner à voir. Et le cas récent n’est pas le premier » « Je vois ça comme une tentative orchestrée de réduire au silence des personnes dont les avis déplaisent, et je trouve ça très inquiétant », « En tout cas vous êtes une sacrée aubaine pour les Frères musulmans et les fondamentalismes de tous bords, avec vos méthodes de voyous et vos chasses à l’homme (à la femme surtout). Mon dieu. » Il poursuit, toujours le même jour : « J’ai vu vos méthodes complotistes, vos captures d’écran sordides, vos chasses aux sorcières dignes des grandes heures du maccarthysme et vos trolls nauséabonds à l’effigie de Léopold II sur les réseaux sociaux » et le lendemain, admettant qu’il vomit, il écrit « ce sont des méthodes de crevards voyous. C’est une plaie pour la démocratie. Et ça me fait vomir. Voilà ».

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Lui faisant remarquer qu’il n’avait nulle preuve de tout ce qu’il avançait, François Gémenne revient quelques jours plus tard avec une capture d’écran (ci-dessous) d’un internaute précédé d’un commentaire qui provoque la colère de Nadia Geerts, professeure de philosophie, connue en Belgique pour sa défense placide d’une laïcité à la française.

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Sa réponse donne un coup d’arrêt à la rumeur. François Gémenne s’est-il aperçu de sa méprise ? Il n’a rien trouvé manifestement. Il ne s’en excusera pas. La rumeur s’endort, mais laisse des traces.

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Le dévoilement des rumeurs de fausse information a un coût pour ceux qui y ont cru ou l’ont fait courir. Ils vont alors faire en sorte de ne pas « perdre la face ». Un moyen d’éviter ce discrédit consiste à brouiller les pistes, à noyer le poisson, par exemple en minimisant et en renvoyant dos à dos les accusés et les accusateurs, prétendre distraitement qu’« il n’y a pas de fumée sans feu » (des sorcières ont été mises au bûcher pour cette simple phrase). Le dispositif d’accusation est aboli au moins temporairement et l’on renvoie les uns et les autres à leurs responsabilités respectives. On les rend à égalité responsables. Pour imposer le calme et se parer de vertu, on rend alors une parodie de justice, à mes dépens, moi l’anthropologue étrangère. Les deux grands quotidiens francophones vont s’y employer, La Libre, Le Soir. Le Vif va clôturer en accusant les mots et les menaces des réseaux sociaux d’avoir transformé une journaliste en suppôt de l’islamisme…

Nier La Libre d’abord. Clément Boileau, le seul journaliste des médias belges qui a pris la peine de réaliser un long entretien avec l’Observatoire et moi-même, publie un article intitulé : « Comment la suspicion généralisée a torpillé un débat sur le hijab » paru le 31 juillet. Il se propose de prendre de la hauteur et de jouer les arbitres. Il fait comme si l’affaire n’avait été qu’un malentendu basé sur une erreur initiale dont j’aurais été la principale responsable. C’est ainsi que l’on choisit de sacrifier l’élément étranger, l’anthropologue française.

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Le journaliste rapporte la parole de Christophe Berti, rédacteur en chef du Soir qui prétend que mon texte, dans sa première version publiée par son journal puis dépubliée, aurait empêché la tenue d’un débat : « Il y avait dans la première version de sa carte blanche des éléments qui pouvaient être perçus comme des attaques personnelles sur Florence Hainaut », abonde le rédacteur en chef, qui a finalement pris la décision de demander une seconde version à Florence Bergeaud-Blacker afin de préserver l’intégrité du débat d’idées. Or, je n’ai jamais eu affaire à Christophe Berti. Mon texte a été retiré sans mon consentement, il ne contenait aucune attaque personnelle et un journaliste du Soir a tenté de faire retirer toutes les mentions de F.Hainaut1. Le journaliste tente ainsi de faire passer l’affaire pour une simple querelle entre « Florences ». Comme je lui fais remarquer sur Twitter qu’il avait omis des éléments (de l’heure d’entretien qu’il a enregistrée) et notamment cette information cruciale selon laquelle un journaliste a fait pression pour que j’efface toute mention de Mme Hainaut, il explique que cette information ne l’était pas à ses yeux. Il écrit sur Twitter : « Je n’ai en effet pas considéré qu’une bataille de 15 min au tel (qui m’avait opposée au journaliste m’intimant de supprimer les passages sur Florence Hainaut) était cruciale du fait que votre CB a été publiée in fine  » Le journaliste considère donc que la tentative ratée de censure n’est pas un problème ni une information digne d’intérêt pour le public belge. 1.  Ce que le Marcel Sel avait pu vérifier pour un article réalisé sur son blog et paru juste avant celui de La Libre.

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Le Soir également va tenter de sauver la face en rendant responsable l’anthropologue dans un court article paru le 27 juillet intitulé de façon extraordinaire (pour ne pas dire humoristique) : « Le Soir défend le débat d’idée ». Il explique que la version initiale supprimée contenait des éléments d’attaque personnelle que j’aurais accepté, en concertation avec le journal, de supprimer. « Une carte blanche qui a suscité de nombreuses réactions et le lendemain, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler nous envoyait une carte blanche titrée “le hijab et les errements du postféminisme”, pour répondre à Florence Hainaut. Cette deuxième carte blanche a été publiée puis retirée quelques heures, en concertation avec l’autrice pour qu’elle enlève des éléments d’attaque personnelle qui n’apportaient rien au débat de fond et étaient contraires à la charte du Soir en termes de contribution. Une fois ces attaques retirées par l’autrice, le texte a été republié, avec tous ses arguments de fond, et est toujours disponible sur notre site »1. Or, je n’ai jamais « attaqué personnellement » qui que ce soit dans un essai, un article, un livre ou une conférence. J’aurais pu demander un droit de réponse, mais comment faire confiance à un journal qui prétend « défendre le débat d’idée », alors même qu’il a travaillé à l’enterrer ? Même l’aveu de Florence Hainaut ne suffira pas pour que Le Soir s’excuse. Dans un article qu’elle publie le 11 août dans le journal en ligne Medium, Florence Hainaut reconnait avoir fait pression sur Le Soir pour que soit retirée ou changée ma carte blanche. Elle trouve le papier « insultant » et reproche à la rédaction du Soir d’avoir délibérément cherché à le publier pour lui nuire, pour ainsi renforcer encore sa position de victime dans le système d’accusation : Je prends connaissance du papier de l’anthropologue (moi-même donc) publié sur le site du Soir. À 22 h 49, j’envoie un SMS au rédacteur en chef du Soir, pour 1.  https://www.lesoir.be/315472/article/2020-07-27/le-soir-defend-le-debat-didees

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lui dire « que ma carte blanche appelle des réponses, c’est de bonne guerre. Mais ce papier est insultant. Parler de mon argumentation trouée et de l’étendue de mon ignorance tient de l’insulte et non du débat d’idées. J’ai fait confiance au Soir en vous proposant le fruit de mon travail. Je cherche à comprendre pourquoi vous publiez des insultes à mon égard le lendemain ». Le journal Le Vif résume l’affaire (utilisant l’expression de « cancel culture ») pour affirmer qu’il y aurait harcèlement de la journaliste1. Il reprend les accusations de la journaliste, mais ne nomme pas le coupable. « Depuis un mois, la Toile belge et singulièrement la twittosphère sont inondés de messages relatifs à un conflit révélateur de l’aspect le plus nauséeux de notre société d’échanges permanents et d’opinions décomplexées ». Le système d’accusation se remet en marche sans que l’on ne sache toujours clairement qui a fait quoi et pourquoi. Le terme nauséeux renvoyant généralement au conspirationnisme, au complotisme d’extrême droite, du fascisme et du nazisme, on est supposé comprendre que l’extrême droite a souhaité la disparition de la journaliste qui défendait le voile. Et le journal de conclure « Cette bagarre à coups de mots et de menaces arrive à transformer une journaliste en suppôt de l’islamisme ». Ce serait donc la bagarre des mots, et non la décision de la Cour constitutionnelle, les cartes blanches sur le voile, et le diaporama mettant en évidence un lien entre la journaliste et une militante proche des Frères musulmans, qui auraient « transformé » une journaliste en « suppôt de l’islamisme ». On ne peut qu’être surpris par cette conclusion pour le moins magique sous la plume d’un rédacteur en chef d’un grand hebdomadaire belge. 1.  https://www.levif.be/actualite/belgique/quand-les-reseaux-sociaux-belges-perdent-la-tete/ article-normal-1322153.html

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Conclusion : l’impossible débat sur l’islamisme ? La victimisation est au cœur de la cancel culture. Il n’y a pas de cancel culture sans désignation d’une victime qu’il faut impérativement défendre. Il faut également construire un coupable absolu, quelque chose de nauséabond que l’on renverra, par exemple, « aux sombres heures de l’histoire » sans rien préciser. L’accusation abusive de racisme, d’islamophobie, d’antisémitisme, de sexisme fera très bien l’affaire. Car celui qui se défend est accusé de dissimuler. Restent trois questions qui posent le problème de la responsabilité, de l’intention du cancelling et de la possibilité de l’éviter. — Qui est responsable du cancelling ? La réponse n’est pas immédiate. Car il ne fonctionne qu’à condition de mobiliser un collectif. Les partis, les réseaux, les groupes et ceux qui les représentent peuvent initier un cancelling. Y’a-t-il un environnement favorable au cancelling ? L’entre-soi. Dans le microcosme bruxellois, les notables ont plusieurs « casquettes » et souvent des attachements associatifs, médiatiques, politiques et religieux. Le lancement d’un cancelling ne trouve pas de franche résistance. Les personnalités évitent les embrouilles et les attaques frontales ne voulant pas être à leur tour contaminés, risquer, s’ils ne sont pas d’accord avec les cancelleurs d’être à leur tour victimes de dénigrement ou de boycott1. Or les agressions de la cancel culture ne se résorbent que lorsqu’elles rencontrent un obstacle, une autorité. Sinon ils sont comme des feux à demi éteints qui peuvent se rallumer. — Le cancelling a-t-il un mobile, une visée précise, une intention ? Pas forcément. Mais cela peut arriver. Il n’est pas exclu 1.  Comprendre la « cancel culture », cette violence au nom d’un monde « meilleur ». https://www.madmoizelle.com/cancel-culture-definition-1037892, par Marie Camier Théron | 27 juillet 2020

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que l’on puisse lancer une opération de cancelling pour priver la société d’un débat important. L’importante décision de la Cour constitutionnelle autorisant l’interdiction du voile dans une haute école n’a pas pu être examinée. Pire encore, quelques mois après la décision, l’organisme Wallonie-Bruxelles Enseignement (WBE), qui gère les écoles publiques francophones en Belgique, a affirmé que les signes religieux, dont le voile, seraient autorisés dès la rentrée de septembre 20211. Là encore, il n’y a pas eu de véritable débat, mais, encore et toujours, des polémiques qui se sont tournées cette fois contre l’enseignante Nadia Geerts2. Les lanceurs d’alerte de l’Observatoire ont été boudés par la plupart des médias et privés d’accès à des salles communales de la Ville de Bruxelles3. La cancel culture peut affaiblir la réaction immunitaire d’une société en renversant le système d’accusation. En cas de pandémie, en cas de pollution massive, en cas de guerre, les lanceurs d’alerte peuvent être cancelled, ce qui en fait un dangereux instrument de destruction de nos démocraties si ces opérations sont lancées intentionnellement. Dans le cas que nous avons analysé, comme dans la plupart des cas de cancelling, il est compliqué de déterminer les responsabilités. Toutefois, on peut légitimement s’interroger sur la volonté de placer hors du débat, le thème de l’islamisme et les lanceurs 1.  https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/general/le-voile-autorise-enseptembre-dans-l-enseignement-superieur-organise-par-wbe/10277867.html 2.  https://plus.lesoir.be/350923/article/2021-01-24/voile-lecole-la-feministe-nadiageerts-menacee-wallonie-bruxelles-enseignement 3. Le 17 septembre 2020, l’Observatoire qui avait obtenu l’accord officiel de Faouzia Harriche, une élue PS, de pouvoir organiser son inauguration dans une salle de la Ville de Bruxelles, se voit notifier d’un rejet en ces termes : « La salle étant disponible, la location a été acceptée, mais depuis lors, nous apprenons que divers incidents impliquant votre association ou ses membres ont émaillé l’été et ont débouché sur des commentaires véhiculant des propos en totale contradiction avec les valeurs prônées par la Ville de Bruxelles ».

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d’alerte de l’Observatoire, quand plusieurs motions sont déposées à Molenbeek, à Schaerbeek et Anderlecht pour autoriser le port du hijab dans l’administration publique, ou quand le réseau WBE semble faire de la publicité pour le voile dans l’enseignement1. À Bruxelles, la démographie dans certaines communes est favorable à la prise en compte d’un vote musulman. Il est même parfois la seule option pour les partis de conquérir ou de rester au pouvoir. Le PS, destinataire des votes de près de la moitié de la population musulmane bruxelloise en 2019, a beaucoup à perdre de s’engager dans un débat sur l’islamisme au moins tant qu’il ne représente dans le jeu politique qu’une accusation infamante. Comme en France, les partis ECOLO (Verts) et PTB (LFI) affichent leur soutien à des personnalités proches des Frères musulmans arabes et turcs qui occupent des postes dans des associations, des communes, des entreprises. — Peut-on éviter le cancelling à l’heure des réseaux sociaux ? Il est certain que les réseaux sociaux multiplient les sources d’information, brouillent les canaux de transmission et donc posent le problème de la crédibilité, de la validité, de la légitimité de l’information et qu’ils sont à ce titre le véhicule par excellence de la cancel culture. Il y a pourtant des configurations qui les favorisent. Celles qui se prêtent aux renversements accusatoires et aux mensonges sont celles où les termes sont mal ou non nommés. Camus disait « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine ». On aurait pu éviter cette opération de cancelling par la reconnaissance que l’islamisme n’est pas une insulte, mais un fait politique et à étudier. C’est précisément ce que s’est engagé à faire l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles. 1. https://www.levif.be/actualite/belgique/l-ideologie-inclusive-au-service-du-proselytisme-islamiste-carte-blanche/article-opinion-1382417.html

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Références bibliographiques https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-cefoulard https://www.lesoir.be/179177/article/2018-09-18/562-millionsde-belges-lisent-la-presse-tous-les-^ù https://plus.lesoir.be/253971/article/2019-10-16/commentlendoctrinement-salafi-touche-les-femmes Évelyne Larguèche, « L’injure comme objet anthropologique », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 103-104 | 2004, 29-56. Bernard Paillard « La rumeur, ou la preuve ordinaire », Communications, vol. 84, no. 1, 2009, pp. 119-135. https://www.levif.be/actualite/belgique/l-ideologie-inclusiveau-service-du-proselytisme-islamiste-carte-blanche/article-opinion-1382417.html https://www.lesoir.be/315472/article/2020-07-27/le-soir-defendle-debat-didees https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/23/ petit-guide-de-lobbyisme-dans-les-arenes-de-l-union-europeenne_5466056_4355770.html https://www.lalibre.be/debats/ripostes/comment-la-suspiciongeneralisee-a-torpille-un-debat-sur-le-hijab-5f230c49d8ad586219ab0f8d https://www.atlantico.fr/decryptage/3591471/islamisme--lebalek-gate-ou-la-mort-subite-de-la-liberte-d-opinion-en-belgique-tribune-presse-journalisme-le-soir-hijab-voile-neo-feminisme-censure-religion-islam-florence-bergeaud-blackler-florence-hainaut-marcel-sel-

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https://www.rtbf.be/info/medias/detail_le-conseil-de-l-europesaisi-pour-denoncer-une-campagne-de-harcelement-ciblant-florence-hainaut?id=10548911 https://www.levif.be/actualite/belgique/quand-les-reseaux-sociaux-belges-perdent-la-tete/article-normal-1322153.html

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Les habits neufs de l’anti-universalisme « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. (…) Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement. » De l’opinion reine du monde. PASCAL, Pensées, Brunschvicg 82/Lafuma 44

Karan Mersch L’emballement des réseaux sociaux, qu’a suscité l’article de F. Bergeaud-Blackler dans le quotidien Le Soir, répondant à la « carte blanche » de F. Hainaut sur le voile, a été impressionnant. Il a dépassé une simple réaction passionnelle, et a donné lieu à l’activation d’un réseau de solidarité structuré, apte à diffuser largement son récit, sans contradiction. Cet emballement est symptomatique de l’effet d’un système idéologique qui cherche à imposer ses normes de manière offensive. Les discuter est, sans autre forme de procès, pris comme un aveu de racisme, et entraine des réactions très vives. Cet événement trouve une résonnance avec l’article qui a été publié auparavant sur le thinktank L’Aurore, et qui sera présenté à la fin de cette introduction. La problématique autour du voile brasse au moins trois enjeux différents et qui ont de nombreux liens entre eux :

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Le premier est féministe. Au-delà des déterminations différentes qui peuvent habiter celles qui désirent porter ce signe religieux, il faut s’interroger sur le sens général qui s’en dégage : celui d’une attention plus particulière envers la pudeur des femmes que celle des hommes. Il est normal que cette dysmétrie de traitement interpelle les féministes. Le second enjeu est lié à la laïcité : elle garantit à chacun sa liberté de conscience, c’est-à-dire la possibilité de choisir librement une option spirituelle. Cela nécessite la neutralité quant aux options spirituelles des personnes ayant une mission de service public. Cela nécessite aussi de veiller à ce qu’une pression sociale excessive n’aliène pas la liberté du jugement de l’individu. —  Ceux qui prétendent parler au nom de Dieu n’ont aucun mal à attirer le consentement sur leurs exigences intégristes, de ceux qui leur sont soumis par la crainte de se voir fermer les portes du paradis. Il s’agit donc de donner les conditions de possibilité à une liberté du jugement plus ambitieuse que le simple consentement. C’est pourquoi l’absence de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires recevant des mineurs est importante. Cela entraine aussi un questionnement sur le fait de prescrire cette même neutralité dans l’enseignement public supérieur (la science ayant par le passé assez souffert d’une volonté de la religion à faire autorité hors de son domaine). Dans le cas du voile, par exemple, demander qu’il soit enlevé dans certains espaces ou avec certaines fonctions, ne pose pas de problème aux musulmanes dans leur ensemble, car beaucoup ne le portent pas ; pas plus que cela ne pose de problème à toutes les femmes qui portent le voile, car certaines n’ont aucun problème à l’enlever. Cela ne pose problème qu’à la partie qui le considère comme inamovible.

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Le troisième enjeu est lié à la liberté d’expression. Questionner la symbolique du voile expose sans plus de réflexion à l’accusation de racisme et à la violence. La liberté d’expression, elle aussi, n’est pas rattachée qu’à la dimension législative, car elle inclut des enjeux essentiels en termes de pression sociale. Pour s’en convaincre il n’y a qu’à voir comme les USA, malgré une législation des plus libres en la matière, ont une presse dont une bonne partie, après les attentats de Charlie Hebdo, s’autocensure pour ne pas

choquer, et choisit de ne pas donner toute l’information à son public en ne publiant pas sa couverture. Cette restriction de ce qu’on s’autorise à dire et à penser est une forme particulièrement dangereuse de la servitude volontaire.

Le texte présenté ci-dessous1 porte précisément sur ce troisième enjeu. Il s’agit d’analyser un système de pensée composé de trois blocs très construits, qui ont pour effet d’encourager ce type d’autocensure, et surtout, d’imposer un modèle de légitimité intellectuelle qui s’éloigne de la raison. Il fait primer l’origine de la personne sur l’analyse du fondement de ce qu’elle dit. Cette focalisation sur la personne, au motif de savoir « d’où elle parle », est une première étape très importante, qui opère un changement de cadre rendant possibles toutes les étapes suivantes. Cela ouvre la porte à un glissement qui ne se limite pas à l’essentialisation en fonction du sexe et des groupes raciaux supposés, mais qui finit par aboutir aussi à une catégorisation idéologique dans laquelle ce que l’on dit d’une personne prime sur ce qu’elle dit réellement. Les attaques ad hominem, et le recours au sophisme de « l’épouvantail » ne sont pas une caractéristique moderne du débat d’idée.

Actuellement elles tendent à ne pas simplement se superposer au débat d’idées argumenté, mais à le remplacer entièrement.

1.  Une version en a été publiée dans le think-tank L’Aurore le 5 septembre 2019.

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Salir une réputation devient bien plus économe et efficace que de discuter les arguments présentés dans les travaux. On aurait souhaité que cette médiocrité reste le propre des bas-fonds des réseaux sociaux, mais le champ intellectuel dans son ensemble est touché par cette dérive. Les intrigants mènent la danse. Ce système anti-universaliste n’est pas sans responsabilité dans cette dégradation et la violence qui s’ensuit. L’intersectionnalité militante, qui est un des trois blocs dont nous allons parler, favorise cette forme de jugement. Elle exclut de ce qui est jugé pertinent pour l’intersection les cas où des personnes qui y sont subissent des discriminations disjointes : le racisme d’un côté et des assignations patriarcales de l’autre. Seuls l’intéressent les cas où le racisme et le sexisme ont une origine conjointe, comme lorsque, par exemple, une personne dénonce le voile porté par des femmes avec des arguments racistes. Il ne s’agit ici encore que d’un filtre qui sélectionne de façon infondée les indignations, mais où ces dernières restent légitimes. Un pas supplémentaire va être franchi grâce au second bloc de cette machinerie anti-universaliste. L’approche mono-systémique de l’antiracisme conduit à ne plus faire de différence entre les cas où le regard critique n’est pas de l’incitation à la haine envers autrui, et ceux où c’est le cas. Ainsi, dans le cas qui intéresse cet ouvrage, lorsque des féministes interrogent l’injonction à la pudeur que véhicule le voile, sans inciter à la haine envers celles qui le portent, elles sont quand même traitées de racistes, et ce jugement à l’emporte-pièce fait office de procès. Dans cette conception, le racisme ne peut être le fait que d’un seul système : celui aux mains d’une catégorie dite « les Blancs » (envisager le fait qu’il puisse en exister d’autres est violemment

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rejeté). Questionner des traditions « non-blanches » devient automatiquement un acte de « Blanc », soit un acte raciste. L’approche mono-systémique de l’antiracisme permet de faire taire, dans le même mouvement, les critiques racistes et non racistes. Or, interdire toute forme d’interrogation critique envers des traditions, c’est précisément le mouvement inverse des Lumières. On entrevoit ici comment cette approche compartimentée de l’humanité peut conduire au discrédit des idées d’une personne en fonction du groupe déterminé par des caractéristiques phénotypiques auquel on la réduit. Cependant, cela n’explique pas le lien avec le recours omniprésent à la rumeur. Le regard dépasse le groupe pour se fixer sur les individus et leur réputation. Il faut comprendre que la conception mono-systémique complexifie la catégorisation du militantisme intersectionnel, qui semblait reposer en groupes hiérarchisés par l’entrecroisement des discriminations subies. Il rajoute à l’arsenal intersectionnel une focalisation sur l’adhésion des individus à son idéologie. En affirmant que la blancheur à laquelle ils font référence est sociale, on fait entrer en compte les positions prises par les individus envers le « système Blanc ». Le critère n’est donc pas purement biologique, mais bien également idéologique. Cela lui permet de ne pas se mettre à dos tous ceux qui sont sous la menace d’une classification « Blanche ». Ils peuvent être repentants, et se voir en partie pardonner leur couleur. En partie seulement, car ils seront toujours fermement distingués des « racisés ». À l’inverse, des personnes potentiellement victimes de racisme seront considérées comme « Blanches » si elles soutiennent une autre posture idéologique, et particulièrement la position universaliste qui est au cœur de notre Constitution. Ceux qui sont jugés servir le « système » sont considérés être des racistes. Quel jugement sera fait d’un hussard noir de la République comme Samuel Paty ?

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Il sera affirmé haut et fort que ce qu’il a fait ne devait pas déclencher une violence assassine. Cependant, les compatissants et paternalistes, qui ont adopté les œillères mono-systémiques, noyés dans le préjugé d’une violence vécue selon eux, par tout musulman à la vision d’un simple dessin, verront très probablement à l’origine de cette histoire un « racisme Blanc », peut-être inconscient, mais tout de même coupable. L’ensemble intersectionnel et mono-systémique n’a qu’à faire porter le qualificatif de « Blanc » à quelqu’un pour sous-entendre son racisme et le cataloguer comme étant d’extrême droite, même quand ses écrits et ses travaux s’y sont toujours opposés. Elisabeth Badinter affirme qu’il ne faut plus avoir peur de se faire traiter d’« islamophobe » pour dénoncer l’amalgame entretenu de ce mot entre le racisme et la critique des intégristes, mais voici son affirmation déformée en un appel à se revendiquer islamophobe. Caroline Fourest a critiqué le double discours de Tariq Ramadan et cela suffit pour qu’on lui taille définitivement et de façon éhontée, le costume d’une adversaire des musulmans. Qu’importe que ses propos soient clairs et qu’ils combattent le racisme dont les musulmans sont victimes ; qu’importe que depuis bien des années elle alerte sur le sort des Rohingyas ou des Ouïghours. Ce qui se dit d’une personne accusée de servir « le système » parce que sa dénonciation de l’intégrisme dérange, écrase complètement ce qu’elle a dit ou écrit, parfois au point de lui couter la vie. L’ensemble intersectionnel et mono-systémique ne se contente pas de jeter l’opprobre sur les groupes, mais génère des cabales individuelles qui font régner la terreur dans le débat d’idées. Il est important de comprendre comment s’organisent ces structures conceptuelles stratégiquement ficelées, qui modifient en

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profondeur les normes implicites du débat, et qui poussent à une régression, loin des Lumières, vers l’ambiance de la cour de Versailles, lorsque la rumeur tuait plus surement que l’épée. Ici, l’une précède l’autre. Une version du texte qui suit a été publiée dans le think-tank L’Aurore le 5 septembre 2019. https://www.laurorethinktank.fr/note/les-habits-neufs-de-lanti-universalisme/ Je suis professeur. Chez mes élèves les plus sensibles au féminisme ou à l’antiracisme, j’ai été surpris de constater que nombre d’entre eux étaient acquis à tout un champ conceptuel opposé à celui de l’universalisme, souvent même sans qu’ils ne s’en soient vraiment rendu compte. Ce cadre dans lequel ils sont plongés vise à étancher leur soif d’égalité ou de fraternité à travers trois grands assemblages conceptuels particulièrement cohérents les uns avec les autres. Il s’agit de la distinction alliés/concernés ; de l’intersectionnalité des luttes ; et de la conception mono-systémique de l’antiracisme.

I / L’universalisme, la synergie des luttes et l’attention aux discriminations de fait. L’universalisme est une idée qui considère l’humanité dans sa totalité, sans exception. Il repose sur le constat que les humains partagent tous certaines propriétés qui les rendent également respectables, indépendamment de leur sexe, de leur culture, ou de leur niveau social. Il ne s’agit donc pas de nier ces différences, mais d’affirmer que tout n’y est pas relatif, et que la valeur d’un être humain ne saurait leur être indexée. Affirmer que les individus

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devraient voir leur humanité également respectée, ce n’est pas dire qu’elle l’est. Il n’y a donc aucune difficulté dans cette optique à concevoir que dans une société, les personnes ne sont pas égales face aux discriminations ; ni que les formes discriminatoires soient identiques d’une société à une autre. L’importance de la culture n’est pas ignorée, il s’agit juste de ne pas lui attribuer un caractère absolu. Les individus ne sont pas totalement assujettis à celle qui leur est propre. Ils peuvent s’en émanciper, c’est-à-dire développer un regard critique qui leur permettra éventuellement de s’opposer à certains de ses principes ou de ses pratiques, et de les faire évoluer. Il s’agit donc ici d’affirmer qu’un être humain ne doit pas être réduit à certaines de ses caractéristiques, comme sa biologie (sexe, taux de mélanine, etc.) ou sa culture. Ce qui dit le plus sur lui, ce sont les principes auxquels il adhère et les engagements qu’il prend. L’universalisme est une alternative à l’essentialisme. L’universalisme est une idée qui pousse à l’action. En tant qu’idée, elle est par nature dans le domaine théorique, mais elle est appelée à ne pas y rester et à avoir une traduction pratique. Une approche politique qui affirmerait viser l’universalisme, mais qui se limiterait à un ensemble de discours abstraits, et qui se satisferait en parallèle de son inaction, ne pourrait être pleinement ce qu’elle prétend être. Une démarche cohérente avec l’universalisme implique une volonté de se donner des moyens de mettre à jour les inégalités et les discriminations et de lutter contre elles. L’abstraction ne s’oppose pas ici à la pratique, elle y conduit. Par exemple, c’est en s’appuyant sur cette idée d’égale dignité humaine que l’on peut affirmer que rien ne peut légitimer l’esclavage. Le constat que des pratiques comme celle-là heurtent la raison ne peut en rester là. Il s’en suit nécessairement un appel à agir contre ces injustices. Cette action passe tout d’abord par la loi en défendant, entre autres, une égalité de droit. Mais il est alors reproché à l’universalisme de se limi-

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ter au droit et d’être aveugle aux discriminations de fait. Notre Constitution et nos lois suivent une véritable exigence universaliste. Faut-il leur faire porter la responsabilité des nombreuses discriminations qui subsistent ? Cela serait erroné, pour deux raisons : l’universalisme n’a pas à restreindre son expression au droit ; et dans notre société s’expriment des forces qui lui sont opposées. Être attaché à l’égalité devant la loi n’implique en rien de s’y limiter et d’être aveugle aux discriminations qu’il y a dans les faits, au contraire… la loi ne suffit pas à ce que les principes qu’elle suit irriguent complètement la sphère sociale. Le droit n’est qu’un des domaines où une visée universaliste a à s’exprimer. Le débat d’idées et l’enseignement, entre autres, sont aussi essentiels. En quelque sorte, nous pouvons dire en plagiant Sade : Français, encore un effort pour être universalistes ! Derrière les différentes formes dans lesquelles les discriminations s’incarnent se trouve un penchant humain : le refus de l’altérité. Il est la matrice commune d’où viennent les divers modes de discrimination (phénomène du bouc émissaire, sexisme, racisme…). Cette origine partagée permet de penser qu’il serait incohérent d’être choqué par une discrimination et non par une autre. Le mouvement philosophique des Lumières, qui s’appuie sur l’universalité de la raison, a tout naturellement conduit à l’idée d’un nécessaire examen critique des traditions pour combattre celles qui s’y opposent (sans avoir besoin de toucher aux autres). Olympe de Gouges, suivant cette logique, s’est opposée à l’interprétation de la Déclaration des droits de l’homme qui les restreignait à la partie masculine de l’humanité. Suivant la même logique, son théâtre a également dénoncé l’esclavage. Sans avoir besoin de les confondre, l’universalisme permet de penser la nécessité d’une égale sensibilité aux luttes contre les discriminations.

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Par rapport à l’essentialisme, l’universalisme revendiqué par les Lumières a été une véritable révolution répondant aux aspirations d’individus du monde entier. Sa portée ne se limite pas à une origine particulière, car elle est fondée en raison et peut s’adresser à tous. D’ailleurs, en 1948, une écrasante majorité des cinquante-huit pays participants ont voté pour la Déclaration universelle des droits de l’homme (cinquante pour, aucun contre). Face au conservatisme l’universalisme propose le progressisme ; face au patriarcat il propose l’égalité du féminisme ; face à la racialisation et au communautarisme, il propose l’antiracisme ; face à la théocratie ou au multiculturalisme (vision politique qui est à distinguer de la multiculturalité), il propose la laïcité et l’égalité devant la loi. L’universalisme inspire des modèles politiques autrement plus attractifs que ceux qui reposent sur une vision essentialiste. Cependant, on peut constater avec surprise que la dynamique semble s’être aujourd’hui en partie inversée. Des personnes sensibles aux combats sociaux s’en détournent et rejoignent le combat anti-universaliste. Cela s’explique par trois facteurs : en premier viennent des critiques caricaturales adressées à l’universalisme. En second, il y a le fait que des politiques publiques ont été présentées comme universalistes alors qu’elles suivaient une démarche radicalement opposée. Ainsi, le colonialisme a prétendu trouver dans l’universalisme une forme de justification morale et politique. C’est pourtant tout le contraire qui était en œuvre, car loin de proposer la critique de ses traditions, il les a imposées à d’autres cultures. Le particulier a été érigé comme universel ce qui est totalement contradictoire, et revient en fait à une approche ethnocentrique. On ne saurait faire reposer sur une idée comme l’universalisme la responsabilité des conséquences issues de principes qui lui sont contraires. Enfin, toutes ces attaques auraient bien moins de force, si un modèle concurrent et très

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séduisant n’était pas proposé. C’est l’analyse de ce point qui va nous intéresser par la suite.

II / La distinction alliés/concernés La distinction alliés/concernés est une grille idéologique qui complexifie l’approche communautariste. Elle en reprend l’armature, et y rajoute une catégorie : les alliés. Le communautarisme fragmente la communauté nationale en s’efforçant de rendre des groupes propriétaires exclusifs de certaines problématiques qui les concernent. Le communautarisme contenait déjà la dimension des concernés (sont considérés comme concernées, dans cette approche, toutes les personnes potentiellement victimes de la discrimination en question). Ici est rajoutée celle des alliés. Il s’agit de ne pas demander aux seuls concernés de se mobiliser pour la cause communautariste, mais d’attendre le soutien de ceux qui ne le sont pas. Ce soutien ne peut aller qu’à un discours pensé par les concernés. « En ce qui concerne les violences de classe, faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte qu’étant issu d’un milieu bourgeois, sa parole couvre celle des concernés ? » Dans le cadre du féminisme, cette conception s’illustre par le fait que le sexe est le premier critère qui détermine le droit à la parole. La question de savoir d’où parle la personne prime sur le contenu de ses propos. Cette conception fonctionne en étant le symétrique des modèles de domination auxquels elle s’oppose. Si les femmes, les personnes de couleur, ou celles qui sont socialement défavorisées ont été privées de la parole, en retour, elles seules sont légitimes à s’exprimer sur les sujets qui les touchent. Plusieurs problèmes peuvent se poser alors. Parmi les personnes

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considérées ici comme « concernées », certaines peuvent chercher à nuire à l’intérêt du groupe discriminé. Dans le cas du sexisme, le terme « concernés » fait référence à l’ensemble des femmes. Ainsi pendant la dernière campagne présidentielle américaine, Cheril Rioss, une cheffe d’entreprise texane, a soutenu avec ferveur la candidature de Trump. Elle a déclaré en parlant d’Hillary Clinton : « Une femme ne devrait pas devenir présidente. (…) Avec les hormones qui sont les nôtres, on ne devrait pas pouvoir être en capacité de commencer une guerre ». Être une femme ne suffit pas pour que ce qu’on revendique aille dans le sens de l’égalité femmes/hommes… Condorcet lui apportait plus de deux siècles auparavant une imparable réponse : « Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de cité. Pourquoi des êtres exposés à des grossesses et à des indispositions passagères ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers et qui s’enrhument aisément ? » Condorcet, Essai sur l’admission des femmes aux droits de cité, 1790. En s’exprimant ainsi, il assume une parole propre, contrairement au rôle auquel il s’agit de cantonner « les alliés », et c’est tant mieux ! En ce qui concerne les violences de classe, faudrait-il ne plus lire Marx, au prétexte qu’étant issu d’un milieu bourgeois, sa parole couvre celle des concernés ? L’appellation « concernées » repose sur une légitimité accordée aux victimes, et qui est reportée sur un ensemble plus grand : les victimes potentielles. Or, les victimes ont bien une expérience particulière du phénomène à combattre, mais est-ce pour autant qu’elles proposent systématiquement les meilleures solutions ? En Centrafrique en 2013, les victimes de milices musulmanes ont rejoint les milices anti-Balaka, et leurs représailles aveugles sur les populations musulmanes ont été terriblement meurtrières. Les victimes ne sont pas toujours les meilleures juges. La médiation que représente la justice s’est construite sur ce constat. Le théâtre d’Eschyle illustre cela (Agamemnon, les Choéphores,

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les Euménides). Dans Agamemnon, le Chœur répond : « À un reproche répond un autre reproche, question difficile à trancher. Qui prend est pris et qui tue paye sa dette ». La victime se venge et devra être à son tour l’objet de vengeance. Dans ce cercle sans fin, l’humanité « est vouée au malheur ». Eschyle plaide en faveur d’un droit nouveau plus humain qu’incarnait pour lui le tribunal de l’Aréopage. Remarquons au passage d’une courte parenthèse, que l’opposition à la représentation des Suppliantes à la Sorbonne le 25 mars dernier, par des militants et des étudiants dont des membres de l’Unef (Union nationale des étudiants de France), du fait d’un prétendu « blackface » totalement anachronique, n’est pas si fortuit : il y a dans ce théâtre grec bien des matériaux qui gênent leur système de pensée… Afin d’éviter le cercle vicieux de la vengeance, la justice n’est pas laissée aux mains des victimes. Les fortes passions qu’elles sont en droit de ressentir peuvent, si elles ne les dominent pas, les aveugler et compromettre ainsi l’objectivité du jugement. Ainsi il n’est pas rare que la vengeance se laisse entrainer dans une généralisation abusive. Elle peut viser des proches, ou tout un groupe assimilé à tort aux coupables. Accorder aux victimes le monopole de la parole, c’est leur assurer celui de la représentation du phénomène et celui de la sélection des solutions qui seront mises en œuvre. Certes, il y a des personnes, qui, malgré ce qu’elles ont enduré, ne tombent pas dans le piège d’un ressentiment trop large en retour. C’est ce qui fait la grandeur d’âme de Nelson Mandela ou de Martin Luther King. Cependant, tous ne seront pas inspirés par les mêmes intentions. Faire reposer la légitimité du discours à propos d’une discrimination sur le fait d’en avoir été victime pose de sérieux problèmes. L’approche universaliste procède de façon radicalement différente. Elle distingue fermement deux dimensions qui sont mêlées dans la précédente : le témoignage et la réflexion. En ce qui concerne le témoignage, les victimes ont une expérience que n’ont pas les autres, et elle doit être entendue. Il serait ridicule de demander

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qu’au nom d’une égalité entre les êtres, les hommes viennent témoigner à parts égales avec les femmes des discriminations que vivent ces dernières. L’égalité de droit n’est en rien l’affirmation qu’il y aurait une égalité de fait. Cependant en ce qui concerne la réflexion, tous devraient se sentir concernés et doivent chercher les meilleures solutions possibles. Ce qui est dit prime sur la question de savoir d’où parle la personne. Les victimes ont leur place dans la production de la réflexion. Celle-ci dépendra comme pour tous les autres de la pertinence de leurs engagements. On peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’elles soient assez présentes sur les sujets envers lesquels elles peuvent avoir en parallèle un témoignage précieux. Cependant, l’universalisme permet de constater, par exemple, que les femmes ont trop souvent été écartées de l’activité politique ou philosophique. Il s’agit de lutter au nom de l’universalisme pour qu’elles y trouvent toute leur place. Et ce, pas seulement sur les sujets qui les concernent directement, mais sur tous les sujets. Ainsi, loin de se battre en miroir de la distinction alliés/concernés, pour le droit à la parole des hommes, l’universalisme permet d’œuvrer pour le droit à la parole de tous et donc prioritairement des femmes qui en sont injustement écartées. En ce qui concerne la réflexion, leur statut de victimes ne leur donne pas une autorité supérieure, il s’agit juste de développer une attention particulière à ce que des propos de qualité ne soient pas injustement écartés de la parole. Il en va de même pour les autres discriminations. La distinction alliés/concernés ne vise pas à redonner la parole aux concernés, mais à en priver les autres, ce qui n’est pas pareil (les alliés avec leur consentement, et ceux qui refusent ce statut, sans le leur). Il s’agit d’une entreprise de monopolisation de la légitimité du discours. Ce n’est là qu’un premier volet d’un ensemble plus vaste qui concourt à ce but d’une manière de plus en plus sélective…

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III / La convergence intersectionnelle des luttes La convergence intersectionnelle des luttes est une seconde étape dans la construction d’un système anti-universaliste. L’intersectionnalité est un concept inventé par une universitaire américaine : Kimberlé Crenshaw. Il part d’un domaine d’étude respectable et pertinent. Une personne au centre de plusieurs discriminations ne sera pas toujours en mesure d’identifier quelle est la discrimination précise qui la frappe. Ainsi une femme de couleur au volant d’un vieux véhicule, qui se ferait klaxonner injustement, ne saura pas précisément ce qui lui vaut ce traitement. De plus, comme dans tout phénomène social, le tout est souvent plus que la somme des parties. Ainsi, la violence portée sur la personne par l’entrecroisement de discriminations est un phénomène particulier qui est à considérer et à étudier. Remarquons maintenant qu’il ne s’agit pas là de la seule intersection. Il y en a trois : il y a celle des discriminations, qui constitue la part où elles s’entrecroisent ; celle des personnes, il s’agit de la partie de la population qui peut potentiellement être victime de cet entrecroisement de discriminations ; et enfin celle des luttes, qui sélectionne les parties communes des combats contre ces discriminations. Le passage de la première à la seconde est celui qui pose le moins de problèmes. Le sexisme vise presque toujours des femmes, le racisme en France vise avant tout les personnes ayant une couleur de peau éloignée de la moyenne. On peut donc dire que l’intersection est constituée des femmes de couleur. Le tableau serait sans doute à nuancer légèrement, car des hommes peuvent dans des occasions plutôt rares être victimes de sexisme, comme par exemple dans la situation de garde d’enfant, où il peut arriver que les stéréotypes désavantagent le père. De même, des personnes de couleur très claire peuvent être marginalement victimes de racisme, mais nous aurons l’occasion de revenir sur

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ce point par la suite. Disons que le saut de l’intersection des discriminations à celle des personnes est une approximation satisfaisante pour l’instant. « Au lieu d’additionner les combats, ils sont mis en concurrence » Dans l’intersectionnalité telle qu’elle est utilisée actuellement, un second saut plus problématique est opéré : il s’agit de passer de l’intersection des personnes, qui correspond à une approche descriptive, à celle des luttes, qui, elle, est normative. Que certaines personnes subissent un entrecroisement discriminatoire particulier ne signifie pas que les luttes comme le féminisme ou l’antiracisme doivent converger vers l’intersection de leurs combats. Pour bien comprendre cela, revenons sur les différents paradigmes de lutte : l’universalisme conduit à l’idée que tout le monde peut avoir un rôle à jouer dans la réflexion sur la lutte contre toutes les discriminations. La distinction alliés/concernés implique qu’avec le soutien des alliés, seuls les concernés sont légitimes à penser les discriminations qui les touchent. Chaque groupe de concernés a alors autorité sur la discrimination qui le frappe. Dans l’optique intersectionnelle, la distinction alliés/ concernés est reprise, mais les personnes légitimes pour parler sont les concernées de l’intersection (ce qui est encore plus restrictif ). De plus, leur action doit viser l’intersection des luttes. Il s’agit donc ici de prôner une convergence des luttes. Or cette convergence doit être questionnée. Plusieurs modèles sont possibles. On peut envisager une convergence finale ou immédiate. Ce qui est défendu dans le cas qui nous occupe, c’est une convergence immédiate ; mais ce n’est pas tout. L’intersection n’est pas une simple convergence qui additionne les luttes, elle implique de donner une totale priorité aux parties qui leur sont communes. Il

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s’agit de restreindre et de focaliser les luttes sur leur intersection. Envisageons cela du point de vue du féminisme intersectionnel. Une action féministe qui ne vise pas un domaine commun avec l’antiracisme est alors suspectée de racisme. J’ai assisté à Nantes, en 2016 à une conférence organisée par la Ligue de l’Enseignement « Racisme et sexisme, même combat, mêmes racines ? — Éduquer et lutter contre ces discriminations ». Les deux conférencières étaient des universitaires. Elles ont expliqué à une militante d’« Oser le féminisme » » que parler du harcèlement de rue favorisait le racisme, et qu’il valait mieux à la place parler de harcèlement au travail, opéré par des hommes blancs. Au lieu d’additionner les combats, ils sont mis en concurrence. De plus, ils sont finalement sélectionnés en fonction de critères discutables. Par exemple, le fait de conseiller de ne pas s’investir contre le harcèlement de rue partait, sans l’interroger, du présupposé que les harceleurs des rues étaient le plus souvent des personnes de couleur. Prenons un autre cas : si une féministe, au nom de principes universalistes, se sent concernée par des violences qui ne l’ont pas directement menacée, comme l’excision, le port du niqab, etc. et qu’elle s’exprime à leur sujet ; alors il lui sera dénié toute légitimité à le faire. Il lui sera rappelé qu’elle n’est pas « concernée » au sens utilisé par les intersectionnelles. Par contre, si « une concernée » consent à des traditions patriarcales, son féminisme ne devra pas être interrogé. Le féminisme universaliste, quant à lui, est accusé d’être raciste, parce qu’il n’accepte pas la couleur de la peau comme critère de légitimité à la parole ! Il est alors appelé par ses adversaires : « le féminisme blanc ». En résumé, si les féministes universalistes parlent d’autre chose que de l’intersection, elles sont accusées d’invisibiliser le racisme ; et si elles parlent de ce qui touche l’intersection, elles sont ce coup-ci accusées de voler la parole aux concernées. Enfin, en cas de désaccord, elles seront accusées de coloniser les esprits,

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de pratiquer le « whitesplaining », comme on parle de « mansplaining » à propos des hommes. Seules les féministes qui acceptent d’être définies par leur blancheur avec une certaine contrition regagnent une certaine considération. Du haut de leur statut « d’alliées », elles regarderont les autres « Blanches » avec supériorité. On retrouve par exemple la déclaration suivante sur le site ? Internet de l’association « Les féministes plurielles » de Nantes, qui se revendique inclusive : « Pour ce qui est de l’association, nous tenons à préciser que pour le moment, elle est composée de femmes cisgenres, blanches, non voilées, non travailleuses du sexe. Comme nos statuts le précisent, nous tenons à laisser la parole aux concerné. e. s. Par conséquent, il nous est compliqué actuellement de proposer des actions particulières, comme un happening hijab par exemple (action par ailleurs lancée il y a quelques mois à Sciences-Po Paris, par des femmes voilées : le Hijab Day). Pour autant, nous ne nous reconnaissons pas dans le féminisme blanc, qui occulte à notre sens certaines luttes, auxquelles nous croyons malgré le fait que nous ne soyons pas concernées par les oppressions associées à ces luttes.1 » D’autres alliées ne respectent pas cette discrétion, et au motif de soutenir la parole des concernées, leur expliquent ce qu’elles doivent penser. Tant que leur discours véhicule l’idéologie attendue, leur prise de parole est bien tolérée. C’est le cas par exemple de Françoise Vergès. Sur les réseaux sociaux, on trouve des personnes admiratives, qui rapportent ses propos lors d’un « café féministe » : « Les féministes blanches ont réussi à atteindre les postes réservés aux hommes parce que les femmes racisées se lèvent à 5 h du matin pour nettoyer leurs bureaux » (liké 1 700 fois et retweeté 700 fois). L’idée est simple : les « féministes blanches » ont construit leur ascension sociale sur le dos des femmes victimes de racisme. Cette affirmation repose sur une telle somme de généralisations que cela lui confère une évidence toute démagogique. Il n’est pas 1.  http://feministesplurielles.fr/feminisme-inclusif/.

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envisagé que des femmes de couleur aient bénéficié, au moins en partie, de cette ascension. Ce ne sont même pas les femmes « blanches » qui sont accusées d’avoir accédé aux postes de pouvoir, mais les « féministes blanches » (comme s’il n’y en avait pas qui vivaient modestement). Vergès veut faire reposer le poids des inégalités sociales sur les féministes universalistes. Elle ne fait pas état de ces féministes intersectionnelles qui, loin d’être « agent de propreté », travaillent dans des bureaux, à des postes à responsabilité. Remarquons aussi qu’un lien de causalité est inféré entre la réussite des unes et la relégation sociale des autres. Or ce lien de causalité est obscur : en quoi le ménage des unes jouerait un rôle contre le plafond de verre des autres ? Toute réussite sociale devient le fruit de l’exploitation. Or ce sont les femmes qui sont culpabilisées de réussir. Étrange féminisme que celui qui dresse les femmes les unes contre les autres sur des critères de couleur de peau, et qui jette l’opprobre sur celles qui réussissent malgré le poids des inégalités patriarcales… L’intersectionnalité des luttes détourne les féministes des combats généraux contre le patriarcat. « La convergence intersectionnelle des luttes ne conduit pas à plus d’énergie dans les luttes, mais à ce que certaines soient bridées pour ne pas en gêner d’autres » Qu’advient-il de l’intersectionnalité des luttes lorsqu’elles se contredisent ? Par exemple, dans le cas où une femme se ferait agresser par une personne de couleur ? Sa plainte ne risquerait-elle pas de conforter les préjugés racistes ? Au nom de l’intersectionnalité des luttes ne vaudrait-il pas mieux que les femmes agressées ne portent plainte que lorsque leur agresseur est jugé « blanc » ? Les universitaires du colloque déjà évoqué encourageaient leur auditoire à s’engager dans cette voie. De concert, elles ont ex-

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pliqué qu’on pouvait comprendre qu’une femme ne porte pas plainte pour protéger « sa communauté » du racisme. Pour elles, la violence des personnes de couleur envers les femmes était la conséquence du racisme des « blancs ». Humiliés, ces premiers auraient besoin de réaffirmer leur virilité. Remarquons que les femmes, lorsqu’elles sont victimes de violences, sont toujours responsabilisées : en amont, on soupçonne leur choix vestimentaire d’être à l’origine de leur agression. Cette démarche se prolonge ici ; en aval, elles deviennent responsables des conséquences de leur plainte ; responsables d’encourager le racisme lorsque leurs démarches suivent la voie légale. La convergence intersectionnelle des luttes ne conduit pas à plus d’énergie dans les luttes, mais à ce que certaines soient bridées pour ne pas en gêner d’autres. Le féminisme doit savoir laisser la place à l’antiracisme. Mais qu’en est – il de la relation réciproque ? Faut-il s’empêcher de condamner les propos racistes d’une femme au prétexte que cela pourrait conforter les croyances misogynes ? En 2013, Anne-Sophie Leclerc, alors candidate du Front National, avait comparé Christiane Taubira à un singe. Le féminisme intersectionnel ne plaide pas, à ma connaissance, pour étouffer la légitime indignation que suscitent de tels actes, et c’est une bonne chose. Mais alors, pourquoi mélanger les combats lorsque la violence porte sur les femmes ? La convergence intersectionnelle est à sens unique. Le féminisme intersectionnel permet de donner un habillage théorique visant à normaliser une pratique vue et revue, qui consiste à demander aux féministes de donner la priorité à d’autres luttes : le féminisme après la lutte des classes ; le féminisme après la lutte contre le racisme, etc. L’égalité femmes/hommes passe toujours en second, alors qu’il s’agit là d’une discrimination essentielle. Françoise Héritier disait à son sujet : « Elle est à la base de toutes les discriminations et de tous les racismes, elle a formé le moule dans

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lequel ils se sont coulés. (…) c’est en réalité le cœur de tous les problèmes de discrimination », in Philosophie magazine n° 11 pp. 41. Françoise Héritier ne dit pas que c’est une discrimination plus importante, mais qu’elle est originelle, l’altérité première étant celle des sexes. Il est assez logique que le rejet de l’altérité porte en premier sur elle. Il serait dommage de faire éternellement passer le féminisme au second plan. Nous avions vu que la distinction alliés/concernés opérait une monopolisation de la légitimité du discours. Le féminisme intersectionnel prolonge cette entreprise, dont sont exclues les féministes « blanches ». Par contre, des femmes jugées « blanches » sont acceptées, à condition qu’elles se déclarent alliées, c’està-dire qu’elles soient des relais qui laissent la parole aux seules « concernées » : les femmes de couleur. Nous n’en sommes encore qu’au second volet de cet ensemble conceptuel. La convergence intersectionnelle des luttes inféode le féminisme à un antiracisme. Il reste à voir quel est l’antiracisme qui est proposé…

IV / l’antiracisme mono-systémique. Une conception naïve et qui ne sera pas défendue ici, considère que le racisme est le fruit d’une démarche strictement individuelle, et ignore qu’il est un phénomène social. Il est alors, effectivement bon de rappeler que le racisme est systémique. Ce qui pose problème, c’est que les adversaires de l’universalisme voudraient faire croire qu’il tombe dans ce travers naïf. Ainsi, la dimension systémique du racisme est sans cesse rappelée comme s’il s’agissait d’un argument invalidant l’universalisme. Il n’en est rien : l’universalisme n’est absolument pas incompatible avec l’idée que différents systèmes sociaux puissent encourager, rediriger et remodeler cette haine. Le racisme d’un individu est grandement conformé par la société dans laquelle il évolue. Cette société est

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complexe, et est composée de divers systèmes dont certains se renforcent les uns les autres, par sympathie ou par une opposition clivante ; d’autres sont indifférents ; etc. Parmi ces nombreux systèmes, certains sont simplement essentialisants et enferment parfois avec beaucoup de sympathie des parties de la population dans des catégories. Ces catégories seront ensuite à l’origine de préjugés. Les positifs feront le lit des négatifs. Ainsi, par exemple, l’affirmation d’une supériorité physique des personnes de couleur noire, dans certains sports minimise leur mérite et éclipse les efforts qu’elles ont fourni (lire à ce sujet « L’assignation » De Tania de Montaigne). De plus, cela prépare les esprits à l’idée que l’on puisse accorder d’autres qualités à d’autres catégories de personnes, comme une supériorité d’esprit, par exemple… D’autres systèmes, consolidés par les premiers, sont plus directement racistes. Il s’en suit qu’il y a dans la société l’expression d’une pluralité de racismes dont les mécanismes sont globalement les mêmes, mais dont les particularités de chacun ne sauraient être niées. Ainsi tous les racismes ne reposent pas sur la même imagerie ni sur les mêmes ressorts psychologiques (infériorisation conduisant à la justification de l’exploitation, ou au contraire théories complotistes de domination pouvant aboutir à des appels à l’extermination, etc.). Du mouvement général qu’est le racisme, et qui doit être rejeté en bloc, on peut étudier différents racismes avec leurs dynamiques propres (anti-Arabes, anti-Noirs, anti-Roms, anti-Asiatiques, anti-Juifs, anti-Blancs, etc.)1. Ne 1.  - Dénoncer une idée, implique de dire qu’elle existe, mais ce n’est pas valider l’existence de ses objets. Dénoncer le racisme, ce n’est pas valider l’idée de races humaines. De même, les catégories visées par le racisme sont construites par lui, et lorsque que l’on parle de racisme envers un groupe visé, il ne s’agit pas de valider l’existence du groupe tel qu’il est visé. Nous utilisons donc ici la majuscule qui correspond à ce que visent les racistes, tout en pensant que les êtres à majuscule n’existent pas. Les couleurs ne sont que des qualités parmi d’autres, mais ne disent rien de l’essence d’une personne. Il y a des personnes qui sont noires, blanches, etc., mais il n’y a pas des « Noirs », des « Blancs », etc. Quand on parle des catégories lourdes et essentialisées que les racismes s’échinent à construire, nous parlerons du racisme anti-Noirs, anti-Arabes, anti-Asiatiques, anti-Juifs, etc. En parallèle, nous sommes hostiles au fait de penser les personnes par le biais de ces majuscules (lire à ce sujet « l’Assignation » de Tania De Montaigne).

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pas vouloir faire de différence entre les racismes conduirait à considérer que le racisme anti-Blancs aurait la même intensité et les mêmes ressorts que le racisme anti-Noirs par exemple, ce qui serait très problématique. Il est évident que le rejet de l’altérité s’exprime avec plus de force envers les groupes minoritaires. Il n’y a aucune raison pour invalider a priori l’existence de systèmes anti-Blancs, mais il est évident que contrairement à ce que veut faire croire l’extrême droite, ils sont d’intensités négligeables par rapport aux autres. On peut contrecarrer les propos d’extrême droite sans avoir à recourir à des différences d’essence qui vont jusqu’à nier la possibilité d’existence de phénomènes pourtant bien réels, mais de faible intensité (lire article d’Emmanuel Debono « Le “racisme anti-blancs”, un impensé » sur le site de L’Aurore1. L’universalisme rejetant toute forme de discrimination a priori entre les humains, ne voit pas de raison pour lesquelles une catégorie d’êtres humains serait dépourvue de cette tendance au rejet de l’altérité. Il implique une synergie dans la lutte contre toutes les formes de racismes, mais n’ignore pas qu’en fonction des sociétés, certains sont structurés et théorisés différemment, et incomparablement plus violents que d’autres. « L’approche mono-systémique est grossière et ne permet pas de rendre compte de la complexité des phénomènes sociaux » L’universalisme n’a aucun problème avec l’aspect pluri-systémique du racisme. Ceux qui l’attaquent en parlant du caractère systémique du racisme, défendent en fait, et sans l’indiquer, une vision mono-systémique du racisme. Il y a dans cette conception, non pas plusieurs systèmes, mais un seul système générateur de racisme. Ce système serait la propriété des « Blancs ». Les racismes seraient d’autant plus violents que les communautés qui en sont 1.  https://www.laurorethinktank.fr/note/le-racisme-anti-blancs-cet-impense/)

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victimes seraient indociles avec ce système. Dans cette conception, il devient inconcevable qu’une personne de couleur comme Dieudonné soit raciste. Tout au plus ses réactions ne seraient que la conséquence de la violence avec laquelle « le système » lui ferait payer son insubordination. De même, le racisme anti-Juifs devient plus difficile à saisir, car « le système » ainsi conçu ne paraît plus leur être particulièrement hostile. Enfin le racisme anti-Blancs devient simplement inconcevable : le système étant « blanc », il ne peut viser les « Blancs » (d’impensé, il devient simplement impensable). L’approche mono-systémique est grossière et ne permet pas de rendre compte de la complexité des phénomènes sociaux. On s’attendrait donc à la voir pulluler sur les réseaux sociaux, mais pas dans les universités. Pourtant dans sa tribune publiée dans le numéro de Libération du 22 octobre 2018, « Le racisme anti-Blancs n’existe pas »1, Alain Policar, chercheur au Cevipof, déclare : « Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison d’insister sur la notion de racisme structurel, racisme dont la population majoritaire ne peut être victime ».

1.  https://www.liberation.fr/debats/2018/10/22/le-racisme-anti-blancs-n-existepas_1687081

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Cette affirmation ne trouve sa cohérence que dans un cadre mono-systémique1. 1.  Voici la réponse plus détaillée que m’inspire la tribune d’Alain Policar « Le racisme antiBlancs n’existe pas ». Sa réponse repose sur une argumentation fragile, et sape l’humanisme universaliste en prétendant le défendre. 1- L’accusation de « l’extension du domaine de la race » : Il semble que pour Alain Policar, dire que le racisme anti-Blancs existe, ce serait automatiquement affirmer que la catégorie essentialisante « Blancs » est légitime, et valider le concept de « Blanchité ». Cela lui fait dire que « la lutte antiraciste [a] tout à perdre à cette extension du domaine de la race ». Il s’agit là d’une erreur de raisonnement du même ordre que celle qui consiste à dire que l’usage du mot « racisme » implique automatiquement la validation de l’existence de races entre les hommes. Dénoncer le racisme et ses essentialisations, ce n’est pas valider les catégorisations qu’il met en œuvre. Il n’y a donc aucune raison de dire que soutenir la possibilité et l’existence d’un racisme anti-Blancs, conduit à opérer « une extension du domaine de la race ». 2- Le raisonnement que tient Alain Policar suit une étrange contorsion. On pourrait en résumer le cheminement par l’affirmation suivante : les insultes racistes envers la population majoritaire ne sont pas du racisme envers la population majoritaire. Il peut être schématisé comme suit : - a/ « Il est indéniable que des insultes à caractère raciste (parfois d’une insupportable violence) sont proférées à l’égard d’individus identifiés comme Blancs. » - b/ Or on ne peut parler de domination envers la population majoritaire. - c/ Cependant, « si le phénomène de domination est essentiel, il n’est pas exclusif. Il y a aussi le rejet et l’exclusion. » - d/ Ce rejet et cette exclusion n’ont pas la même valeur discriminante, et ne sont pas liés à « une idéologie essentialisante », ni à « un racisme institutionnalisé et une discrimination sociale à dimension historique ». - e/ Conclusion : les insultes racistes envers la population majoritaire ne sont pas liées à un racisme. Le racisme anti-Blancs n’existe pas. Ce raisonnement souffre principalement de faiblesses au niveau de la prémisse « d » : Tout d’abord l’affirmation qu’il n’existe pas d’idéologie essentialisante est gratuite. La littérature indigéniste regorge de cette volonté d’essentialiser le groupe de ceux qu’elles nomment « les Blancs ». Ensuite, le recours à la notion d’un « racisme institutionnalisé » est à critiquer. Lorsqu’il affirme que « Reni Eddo-Lodge a donc parfaitement raison d’insister sur la notion de racisme structurel, racisme dont la population majoritaire ne peut être victime », il fait alors appel à une vision mono-systémique qui est caricaturale. Elle lui permet de glisser de l’idée de structure à celle d’institution. Si l’on accepte qu’il puisse y avoir de multiples systèmes et de formes diverses, on comprend alors que le racisme anti-Blancs, peut être produit par des systèmes bien moins efficients que ceux qui s’expriment majoritairement dans notre société. Ainsi, sans être du tout d’accord avec ses conclusions, on peut s’accorder avec les propos suivants « Les insultes, voire les violences, dont ils peuvent être victimes sont-elles équivalentes aux discriminations à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de pratiques structurelles concrètes ? ». Il n’y a que des personnes de l’extrême droite classique qui oseraient soutenir l’équivalence d’intensité et de forme entre l’expression du racisme anti-Blancs et celle des autres racismes. La différence entre l’expression des racismes ne peut suffire à conclure de l’inexistence de ceux qui ont une plus faible intensité. De même la dimension historique est certes un facteur important à prendre en compte, mais en faire un critère impératif est loin d’aller de soi. A l’opposé de ce que dit l’auteur au début de sa tribune, la dénégation du racisme anti-Blancs n’empêche pas la rupture avec « l’humanisme universaliste », mais il la réalise. Le racisme n’est plus compris comme pouvant potentiellement viser tout le monde (sous des formes différentes en fonction des groupes créés par les racistes, et ce, pour des raisons historiques ou sociales). Une catégorie de personnes, du fait de leur couleur de peau, se voit rejeter d’office la possibilité de subir cette forme de violence. C’est précisément parce que la dénégation du racisme antiBlancs contient une attaque envers la conception universaliste, que ce sujet a de l’importance, malgré la faiblesse de sa fréquence et de son intensité.

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Le matériau conceptuel mono-systémique se diffuse dans l’enseignement supérieur sans être réellement questionné. Cela peut avoir des conséquences graves, car ce matériau est plastiquement compatible avec un complotisme délétère qui cherche une causalité simple à l’œuvre derrière un réel complexe. Cela conforte ainsi des visions que ces mêmes chercheurs s’évertuent peut-être à combattre par ailleurs. Le système peut aisément représenter les institutions de la France. Il n’y aura qu’à parler de « racisme d’État », ou plus habilement de racisme institutionnel et de sélectionner dans le réel tout ce qui peut aller dans le sens d’une structuration étatique raciste, sans prendre en compte les politiques de lutte contre le racisme. Les principes républicains universalistes, comme la laïcité, seront alors envisagés comme une production particulièrement retorse du « système blanc ». Il n’y a ensuite qu’à varier à nouveau un peu l’échelle, pour aboutir à l’idée d’un système mondial, dont la République française ne serait qu’un rouage. Cette idée fait le miel de forces anti-républicaines. Le système sera dit « blanc » par certains, et nombre d’intégristes de l’islam politique ou indigénistes, pourront laisser entendre que les Juifs y tiennent une place particulière. Pour une partie de l’extrême-droite, le système sera pensé sans médiations comme « Juif ». Dans les deux cas, il sera pudiquement fait état d’un système « sioniste » cosmopolite à l’origine de tous les maux… L’antisémitisme est une passerelle qui explique certains liens entre ces deux extrêmes. En ce sens l’extrême droite traditionnelle a recours à une articulation plus complexe dans son complotisme antisémite : « les Juifs » fomenteraient un complot de « grand remplacement », entre autres, de la main-d’œuvre « blanche » devenue trop exigeante, par des populations immigrées… En toute cohérence avec cela, un personnage comme Alain Soral, dont le site est consulté par près de cinq millions de visiteurs par mois, propose à la jeunesse de marquer son opposition au « système » en

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effectuant le geste de la « quenelle ». Alain Soral suit ainsi le sens donné à ce geste par son partenaire politique Dieudonné, qui en est le concepteur. Dans Le Courrier Picard du 13 mai 2013, ce dernier en explique le sens : « Ça peut vouloir dire : je vais te glisser une quenelle dans le fion. Dans le fion du système ». Soral a choisi d’exécuter cet acte de défiance au Mémorial de l’Holocauste à Berlin… Sa condamnation le 18 février 2016 a été vécue par ses défenseurs comme une confirmation du fait qu’il dérangeait « le système »… Le mono-systémisme par son excès de simplification des phénomènes sociaux est un des supports du complotisme. Sa version anti-Blancs ne fait pas exception à la règle. « [Selon l’UNEF], être critique envers [les espaces en non-mixité], c’est considérer que “la présence des Blancs est indispensable” »

V / intersectionnalité et mono-systémisme. La vision mono-systémique de l’antiracisme se conjugue très efficacement avec le féminisme intersectionnel. Il se développe alors un surinvestissement de la caractérisation par la race et le sexe, qui n’est pas sans atteindre les représentations communes : même le Président de la République a utilisé ces catégories dans un discours du 22 mai 2018 en parlant de « deux mâles blancs ». Le système des mâles blancs concentrerait sa violence discriminatoire sur son opposé : les femmes de couleur au centre de l’intersection des discriminations. Il faudrait que ces dernières puissent s’abriter de cette violence « systémique » dans des espaces dédiés, qui sont dits « en non-mixité raciale ». Dans un visuel produit par l’Unef on peut lire qu’être critique envers ces espaces, c’est considérer que « la présence des Blancs est indispensable » (post Facebook du 28 mai 2017). Si aucune présence n’est en soi

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indispensable, il est par contre indispensable de lutter contre les exclusions fondées sur la couleur des personnes. Les féministes « inclusives » construisent des espaces d’exclusion des personnes blanches. Ces dernières seraient porteuses, parfois malgré elles, des germes de la violence raciste qui collerait à leur épiderme. Pour les « féministes intersectionnelles » de couleur blanche, mais repentantes, la couleur de la peau est un stigmate qui ne s’efface pas facilement, car les alliées n’ont pas le droit non plus d’accéder à ces espaces. Il leur reste tout de même une solution pour qu’enfin la blancheur sociale cesse de leur coller à la peau : revêtir un voile. Sous la tenue des opprimés, la blancheur de leur peau disparait enfin… Cette idéologie n’est pas propre à la France. Voici des années qu’elle se développe dans les campus américains. Aux États-Unis, Trump avec son sexisme et ses propos anti-Musulmans, illustre jusqu’à la caricature ce « système des mâles Blancs ». Parmi les grandes organisatrices de la « Women’s march » se trouvait une femme représentant un parfait contrepied aux propos de Trump : Linda Sarsour. Cette New-yorkaise d’origine palestinienne, portant le hijab, incarnait à merveille l’intersection hostile à Trump. Cette militante qui défend la charia, et se dit antisioniste, déclarait dans un tweet du 8 mai 2012 : « Underwear bomber was the #CIA all along. Why did I already know that?! Shame on us – scaring the American people », à propos d’un ressortissant nigérian surnommé « underwear bomber », reconnu coupable d’une tentative d’attentat lors d’un vol transatlantique, le jour de Noël 2009, une action revendiquée par Al-Qaida. Il semble que pour elle, les attentats terroristes ne peuvent pas venir du fanatisme religieux, mais forcément du grand système « blanc » dont la CIA serait un des bras. Il est très significatif de constater qu’elle s’en est prise violemment à Ayann Hirsi Ali dans un autre tweet. Cette dernière a subi l’excision, et a fait l’objet d’une fatwa prononcée

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contre elle du fait de son opposition aux intégristes de l’islam politique. À son propos et de celui d’une autre femme, Linda Sarsour tweete le 8 mars 2011 : « I wish i could take their vagina away – they don’t deserve to be women ». Ainsi, lorsqu’une femme de couleur ne partage pas le discours attendu, elle est exclue de l’intersection. Ici, Linda Sarsour propose de terminer le travail initié par l’excision en arrachant le vagin de sa concurrente. Elle se retrouve ensuite symboliquement la seule à pouvoir parler au nom de l’intersection. Dans d’autres cas, l’exclusion s’opère par le blanchiment des femmes de l’intersection qui ne se soumettent pas à l’idéologie intersectionnelle mono-systémique. Ainsi, l’humoriste Sophia Aram a été accusée par le Parti des Indigènes de la République d’être « un agent de la république blanche ». Il y a donc une entreprise de purification de l’intersection pour la rendre conforme à l’idéologie. Des femmes se font traiter de « bounty » (comprendre : noire à l’extérieur, blanche à l’intérieur), d’« arabe de service », de « négresses de maison », etc. par des soi-disant féministes antiracistes… On comprend alors que le mono-systémisme parachève l’entreprise de confiscation de la légitimité du discours entamée par l’addition de la distinction alliés/concernés et de l’intersectionnalité des luttes. Seules les personnes de couleur et les blanches voilées, tenant un discours anti-« système blanc » sont légitimes à parler au nom de l’antiracisme et du féminisme. Si on regarde ceux qui sont rejetés dans les catégories « blanches » infamantes, on retrouve en fait des hommes et des femmes de toutes les couleurs qui défendent l’universalisme. L’obsession de la race et du sexe est instrumentalisée. Elle cache en fait une entreprise politique de destruction des principes républicains universalistes.

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VI / Les VRP de l’essentialisme L’essentialisme conservateur et patriarcal, vecteur de structures de dominations, n’était pas « vendeur ». Il est aujourd’hui présenté sous des packagings alléchants du type : « convergence intersectionnelle des luttes contre le système ». Peu de personnes se déclareront spontanément hostiles à la solidarité entre certaines luttes, ou favorable au « système »… Cet assemblage conceptuel est une incroyable réussite marketing. Il est taillé pour séduire la jeunesse, et masquer sa véritable nature. Ennemi du féminisme et de l’antiracisme, l’essentialisme a réussi à s’en approprier les codes et à en investir les places fortes. Auprès d’acteurs sociaux, y compris dans le champ intellectuel et académique, pour qui les idées sont des produits qui se consomment vite, l’universalisme est apparu comme passé de mode. Ils préfèrent s’en détourner et apporter leur caution à cette entreprise idéologique dont la devanture sent le neuf, sans voir l’épaisse couche de poussière dans l’arrière-boutique. L’essentialisme regroupe les adversaires très protéiformes de l’universalisme. La cohérence de ses constructions conceptuelles ne nécessite pas forcément une stratégie coordonnée, mais peut s’expliquer par une simple congruence d’intérêts. « De loin, ces concepts [intersectionnels] paraissent brillants, parce qu’ils ont été taillés avec une intelligence martiale. Mais il suffit de les déconstruire avec attention pour en faire apparaître les nombreuses fissures » Une illustration de cette stratégie qui confine à l’usurpation nous est fournie par la chaine qatarie en langue française AJ+. Cette petite sœur d’Al Jazeera explique à la jeunesse française ce que sont les bons combats politiques, sans leur dire qu’ils

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sont sélectionnés par une monarchie absolue de droit divin. Le combat contre l’universalisme y est parfois mal caché. On peut y entendre : « J’ai quand même l’impression que la pensée des Lumières, elle a quand même un peu alimenté ces histoires de suprémacistes blancs. » (la vidéo a été enlevée ensuite). Du fait que des philosophes n’aient pas tous toujours été à tous points de vue à la hauteur de l’idéal des Lumières, et malgré les progrès qu’ils ont permis, on en infère que les Lumières sont à l’origine du racisme. C’est de la manipulation éhontée, mais ça a une réelle efficacité. Comme engagement antiraciste, les jeunes sont incités à s’opposer au métissage culturel en luttant contre l’appropriation culturelle. Rien n’est dit en matière d’antiracisme sur les conditions de travail proches de l’esclavage moderne qui sont réservées aux travailleurs étrangers du Qatar, et dénoncés par plusieurs ONG. Quand Al Jazeera déclare que l’homosexualité est une « perversion » de « l’occident décadent », sa petite sœur AJ+ prend un ton « gay friendly » pour lancer sur les réseaux une vidéo sur le « pinkwashing d’Israël ». Enfin c’est le pays qui en 2016 avait condamné une Néerlandaise de 22 ans pour adultère après qu’elle eut été droguée puis abusée sexuellement, qui lance une vidéo pour critiquer « le féminisme blanc »… Ce média vise des thèmes de gauche, qui ciblent particulièrement la jeunesse : la critique du capitalisme, la lutte contre la souffrance animale (végans), etc. Irrités par la façon caricaturale dont ces luttes sont menées, des citoyens décident d’en prendre le contrepied. Ils finissent par rejeter le féminisme, fuir tout combat qui se dirait antiraciste, etc. Ils s’opposent à cette intersectionnalité qui propose un pack de luttes. Le problème est qu’ils le font en rejetant toutes ces luttes ensembles, dans un même mouvement. Leur réaction valide par là même l’idée qu’elles sont indissociables. Ils glissent sans s’en rendre compte sur le terrain de l’adversaire : ils critiquent leurs propos, mais valident sans trop s’en rendre

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compte le cadre conceptuel intersectionnel. Ainsi tout discours critique envers la mondialisation des échanges, la pollution, l’environnement ou sensible au thème de la souffrance animale, est sans plus d’analyse catalogué comme lié à l’approche intersectionnelle. Ils tombent ainsi dans le piège qui leur était tendu. Lorsque l’essentialisme déguisé n’arrive pas à convaincre, il peut toujours gagner en cherchant à cliver le plus largement possible. Se dire universaliste et rejeter en son nom de nombreux thèmes qui séduisent la jeunesse, c’est faire un cadeau formidable à ses adversaires. Il faut refuser de se laisser conduire par eux sur le terrain d’un dénigrement en miroir qu’ils ont choisi, et ne pas mélanger les combats.

VII / Conclusion Les ruses et les nombreux travestissements de l’idéologie antiuniversaliste ne changent rien au fait que ses principes heurtent la raison. Bien des personnes se laisseront encore fasciner par les concepts alambiqués qui sont jetés de façon hautaine à la face de l’universalisme. De loin, ces concepts paraissent brillants, parce qu’ils ont été taillés avec une intelligence martiale. Mais il suffit de les déconstruire avec attention pour en faire apparaître les nombreuses fissures. L’emballage est une réussite en matière de communication, mais il ne peut palier au caractère friable du matériau conceptuel. La distinction alliés/concernés, l’intersectionnalité des luttes, et l’approche mono-systémique du racisme sont trois blocs conceptuels qui s’assemblent parfaitement pour former un système de pensée particulièrement cohérent. Chez certains, à gauche notamment, il achève de lever les dernières résistances de celles et ceux qui, en quête d’un discours social, glissent sans trop s’en rendre compte vers le « racial ». Il

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égare donc ceux qui y adhèrent, et pousse en réaction une partie de la population à adopter une position qui, sous couleur de défense des « valeurs occidentales », les conduit à se rapprocher de l’extrême droite. Cette dernière, vu les rapports de force politiques actuels, est un danger majeur. Or l’approche racialiste défendue par cette triplette conceptuelle n’oppose pas de résistance de fond à l’extrême droite. Cela va plus loin : cet outil de destruction des principes universalistes ouvre des brèches qui profitent à d’autres. En s’échinant à affaiblir le rempart républicain qui lui fait obstacle, il permet en parallèle l’entrée des idées de l’extrême droite. Cela a pour conséquence de les renforcer davantage, car l’essentialisme d’extrême droite, en promouvant l’idée de « préférence des Français de souche », aide en retour à la victimisation et à l’hostilité envers « les blancs ». Cet antagonisme affiché entre ces deux systèmes de pensée cache donc des intérêts communs : ils ont comme ennemi l’universalisme, ils refusent tout regard critique sur la tradition, et ils se renforcent l’un l’autre en clivant artificiellement la nation et en enfermant la réflexion dans un cadre tristement binaire. L’intersectionnalité des luttes contre le (mono) système est un système qui ne s’assume pas comme tel. Il séduit des personnes souvent sincères, mais promeut une idéologie qui ne l’est pas. C’est ce manque d’honnêteté intellectuelle qui en rend la critique particulièrement nécessaire. Lorsque l’extrême droite essaie de s’approprier la laïcité, la malhonnêteté rend cette entreprise de séduction particulièrement détestable. Lorsque la visée intersectionnelle et mono-systémique prétend être le renouveau du féminisme et de l’antiracisme, ça l’est tout autant.

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La censure du débat sur le voile en Belgique francophone : l’affaire du « balek-gate » Marcel Sel « Ma liberté ne vaut que si j’assume celle des autres. La liberté de nos adversaires n’est-elle pas aussi la nôtre ? » (François Mitterrand). Comment, à partir d’une carte blanche de la journaliste Florence Hainaut dans Le Soir, en est-on arrivé à clouer au pilori du Conseil de l’Europe l’Observatoire des fondamentalismes, fondé par Fadila Maaroufi, une travailleuse sociale expérimentée pour laquelle les Marolles n’ont aucun secret et Florence BergeaudBlackler, une scientifique reconnue ? L’affaire, gravissime, révèle l’état pitoyable de la liberté d’opinion en Belgique francophone, menacée par un maelström intersectionnel qui réunit des militants décoloniaux, des néoféministes, des journalistes, le parti Ecolo (équivalent d’EELV en Belgique francophone) et même, pour l’occasion, le ministère francophone de la Culture et des Médias. Tous apparaissent à ce point acquis aux idées de la gauche identitaire – celle qui divise la société en micro-identités, à l’opposé de la gauche universaliste – qu’ils et elles rejettent toute opinion contraire avec une virulence inquiétante, jusqu’à la « criminaliser ». Mais le pire, et même l’invraisemblable, c’est que deux associations de journalistes, l’AJP (Association des Journalistes Professionnels

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belges francophones) et surtout la FEJ (Fédération européenne des journalistes), ont pris délibérément parti pour un « camp ». Article 11 du Code de Déontologie journalistique belge1 : Les journalistes préservent leur indépendance. Au contraire, le sujet requérait un débat public, un échange d’opinions, s’articulant en deux temps. D’abord, une carte blanche publiée le samedi 18 juillet par la journaliste belge Florence Hainaut dans Le Soir, dans lequel elle défend le droit de port du hijab (qualifié de « foulard ») notamment dans l’administration. Ensuite, la réponse argumentée de la docteure en anthropologie du CNRS Florence Bergeaud-Blackler, parue le lendemain dans le même Soir, qui rappelle la portée religieuse du voile islamique. Dans un monde normal, au pire, en petit trois, la première aurait demandé un droit de réponse et réargumenté. Mais dans l’histoire que je vais vous narrer, le syndicat des journalistes européens finit par saisir le Conseil de l’Europe en accusant de harcèlement une jeune organisation anti-fondamentaliste. Et celle-ci se retrouve épinglée sur un mur d’infamie entre Orban, des mafieux russes et des fascistes ukrainiens ! Pilori. Délit d’opinion. Et les juges sont des journalistes ! Ce faisant, la profession met une organisation féministe et courageuse (une de ses fondatrices fait l’objet de menaces de mort 1.  Les articles du Code de déontologie cités sont résumés à leurs extraits pertinents. Le Code de déontologie journalistique belge est disponible ici : http://www. lecdj.be/telechargements/Code-deonto-MAJ-2017-avec-cover.pdf. La déontologie française est très similaire et se fonde d’une part sur la Charte d’Éthique professionnelle des Journalistes (http://www.snj.fr/content/charte-d’éthique-professionnelledes-journalistes), adaptée de la charte de 1918, et d’autre part sur la charte des droits et devoirs qui s’en inspire, dite Déclaration de Munich, 1977 (http://www. snj.fr/?q=content/déclaration-des-devoirs-et-des-droits-des-journalistes) adoptée notamment par la Fédération européenne des journalistes.

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dont j’ai pu prendre connaissance) dans le même panier que des mafias, des autocrates, des dictateurs ou de vulgaires cyberharceleurs. Non seulement, elle abandonne ainsi à leur sort toutes les femmes menacées par des fondamentalistes sous prétexte de progressisme. Mais en plus, elle se tire un missile nucléaire dans le pied. Parce que si le journalisme lui-même se met à juger et à brocarder des opinions (émises ici par des scientifiques), c’est à terme sa propre liberté qui est menacée. Article 2 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes mènent des recherches et des enquêtes et informent librement sur tous les faits d’intérêt général afin d’éclairer l’opinion publique.

Voile noir sur cartes blanches Tout a commencé par une plainte déposée par des élèves et exélèves de la Haute École bruxelloise Francisco Ferrer ainsi que par Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) contre l’interdiction des signes convictionnels existant pourtant de longue date dans l’institut d’enseignement supérieur. Le 9 mai 2018, le tribunal de première instance chargé de juger l’affaire a posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle, qui a conclu le 4 juin 20201 que l’école supérieure avait le droit d’interdire ces signes ostentatoires, dont bien entendu le hijab. Tollé dans les milieux pro-hijab ou « hijab-friendly » qui ont notamment organisé une manifestation de cent diplômées voilées, avec le CCIB (Collectif contre l’islamophobie en Belgique) – à la fois pendant belge et soutien indéfectible du CCIF, dissous par le gouvernement français et promptement reformé à… Bruxelles. Samedi 18 juillet. Florence Hainaut, journaliste belge (ex-RTBF) et chroniqueuse gastronomique (So Soir – le magazine lifestyle 1. https://www.const-court.be/public/f/2020/2020-081f.pdf

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du Soir), annonce ironiquement sur sa page Facebook : « Vous savez quoi ? J’ai écrit une carte blanche où j’estime qu’on devrait s’en balek que les femmes portent le foulard, où je tente d’analyser ledit tissu sous l’angle féministe et où en plus je termine en faisant un parallèle avec l’IVG. Je pense passer un joli week-end riche d’échanges bienveillants et constructifs sur les réseaux sociaux ». Avec un lien vers sa carte blanche publiée dans Le Soir1, où elle s’élève contre la décision de la Cour constitutionnelle. Elle récolte 490 likes et 306 commentaires, pour la plupart élogieux. Le lendemain à 12 h 10, l’anthropologue française Florence Bergeaud-Blackler, co-fondatrice et directrice scientifique de l’Observatoire des fondamentalismes, envoie au Soir une réponse sous forme de carte blanche, intitulée Le Hijab ou les errements du Néo-Féminisme2. Le texte est solidement argumenté. Il faut dire que c’est une pointure : docteure en anthropologie chargée de recherche au CNRS, autrice de plus de soixante ouvrages et articles et spécialisée dans l’islam et le marché halal depuis la bagatelle de vingt-cinq années. Sans lui confirmer la publication, et sans demander le moindre changement, Le Soir publie son texte à 19 h 20. La carte blanche de Bergeaud-Blackler critique vigoureusement – trop pour certains – les positions de Hainaut, mais aussi sa légèreté d’analyse, et ce « balek » qu’elle ne saurait voir. Une de ses phrases en particulier sera très mal prise par Florence Hainaut et ses partisans : « Florence Hainaut a brodé son argumentation trouée et montré au passage l’étendue de son ignorance en matière de norme 1.  Florence Hainaut, «  Cachez ce foulard…  » : https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-foulard 2.  Florence Bergeaud-Blackler, Le Hijab ou les errements du néo-féminisme : https:// plus.lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-feminisme

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islamique. Et si je prends le temps de développer son argumentation, c’est parce qu’aussi creuse soit-elle, elle convainc d’autres ignorants et se répand comme une dangereuse trainée de poudre. » Sur la page Facebook de Florence Hainaut, la professeure de Science-Po (ULB) Corine Torrekens écrit : « Ah tu as l’Observatoire aux fesses belle reconnaissance ». Réponse de la journaliste : « Oh écoute je trouve que ça va. Je m’attendais à pire. Et le post de “l’observatoire” est tellement méprisant qu’il en devient d’une grossièreté sans nom. Donc nul et non avenu. »1

Premières pressions à chaud Pourtant, le soir même, à 22 h 49 – selon elle –, Florence Hainaut envoie un SMS au rédacteur en chef du Soir : « Que ma carte blanche appelle des réponses, c’est de bonne guerre. Mais ce papier est insultant. Parler de mon argumentation trouée et de l’étendue de mon ignorance tient de l’insulte et non du débat d’idées. J’ai fait confiance au Soir en vous proposant le fruit de mon travail. Je cherche à comprendre pourquoi vous publiez des insultes à mon égard le lendemain ». Moins de quarante minutes plus tard, à 23 h 18, Le Soir dépublie l’article et demande à Florence Bergeaud-Blackler de le modifier, en retirant notamment la phrase ci-devant, ainsi que la référence au mot « balek » pourtant utilisé par la journaliste belge sur sa page Facebook. Raison invoquée : ces éléments rendent l’article incompatible avec la charte du Soir. Des insultes, comme l’affirme Florence Hainaut ? On aurait bien du mal à défendre dans un prétoire le caractère insultant d’une expression comme « broder une argumentation trouée ». Ou le 1.  La Fabrique du Raid, Florence Hainaut : https://medium.com/@florencehainaut/la-fabrique-du-raid-ad71050d5b57

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fait de reprocher à quelqu’une d’être « ignorante des normes islamiques ». La journaliste est du reste elle-même coutumière d’un langage volontiers dur, notamment sur ses réseaux sociaux. Mais pour Le Soir, la carte blanche contient bel et bien « des éléments d’attaque personnelle qui [n’apportent] rien au débat de fond et [sont] contraires à la charte du Soir »1. Ceux-ci lui auraient pourtant échappé dans un premier temps : Le Soir a publié la carte blanche à sa réception, sans en parler d’abord avec son auteur, et sans modifications. Florence Bergeaud-Blackler admet que les quelques piques – qui pimentent traditionnellement les débats d’idées en France, mais choquent dans la Belgique discrète habituée aux textes peu sapides – n’apportent en effet rien à la démonstration. Elle modifie son texte dans la nuit, tandis que Florence Hainaut envoie un mail au rédacteur en chef du Soir « pour lui faire part de [ses] doutes sur les méthodes de l’ODF qui [lui] semble voir partout des accointances avec l’islamisme. »

Un parfum de censure… journalistique Le lundi 20 juillet à 9 h 25, Florence Bergeaud-Blackler renvoie une nouvelle version expurgée des critiques qui avaient choqué Florence Hainaut, et suppose qu’elle sera publiée. Pendant ce temps, de nombreux internautes s’insurgent, sur Twitter surtout, de la « censure » du Soir. À 10 h 30, la rédaction du quotidien lui demande pourtant de nouveaux changements. Il s’agit cette fois de supprimer ou de remodeler plusieurs passages, et d’y faire disparaitre toute référence à… Florence Hainaut ! Le Soir demande aussi le retrait de 1.  Le Soir défend le débat d’idées : https://www.lesoir.be/315472/article/2020-07-27/le-soir-defend-le-debat-didees

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la citation « balek » extraite du statut Facebook de la journaliste. Bergeaud-Blackler est interloquée : elle devrait donc répondre à une opinion de Florence Hainaut sans la citer ! Et en supprimant une citation de la journaliste elle-même, par-dessus le marché ! Pour l’anthropologue, c’est du jamais vu. Elle refuse donc les nouvelles modifications réclamées et fait valoir auprès de la rédaction du quotidien que les réseaux sont en train de s’enflammer contre la « censure » journalistique. Vers midi, sa carte blanche reparait finalement, avec les quelques modifications mineures du matin. Florence Hainaut a-t-elle demandé qu’on fasse supprimer son nom ? Nul ne le sait, mais le 22 juillet, elle se plaindra sur sa page Facebook que son nom « apparait plusieurs fois dans la version publiée ».

Un « brol » de « toutologues » À 17 h 41, elle publie un second statut Facebook : « Comme prévu, je paye bien cher ma carte blanche sur le foulard […] Je savais que mon intervention, dans la cacophonie ambiante, allait faire couler des litres de mépris, de sexisme et de haine. J’y suis allée parce que je m’en sais capable, j’ai les reins solides. » Elle y fait aussi état de son expertise : « le foulard est précisément le sujet de mon mémoire de master en études du genre ». Et réduit ses critiques à des gens qui « s’improvisent souvent experts parce qu’ils ont pris deux fois le bus 59 [qui traverse plusieurs quartiers à forte population issue de l’immigration, NDLA] ». Et de classer ses opposants : « Ces toutologues (sic) vocifèrent si fort leur haine, et souvent leur ignorance, en s’organisant si bien, que les avis contradictoires ont tendance à rester dans leur tanière pour préserver leurs tympans, leur tranquillité voire leur sécurité (sic). »

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Ce statut recueille 924 likes et 290 commentaires, pratiquement tous encenseurs à son égard, et parfois très violents envers les critiques. Pour l’Observatoire des fondamentalismes, qualifié « d’obscur », présenté comme un « brol » (mot belge péjoratif pour machin), le travail de discrédit a commencé. Un brol obscur ? Des toutologues ? Les abonnés de la journaliste avalent visiblement l’information tout cru. Pourtant, factuellement, l’Observatoire, c’est une flopée impressionnante de personnalités et d’expert.e.s. Françoise Laborde, journaliste de renom, ancienne rédactrice adjointe à France 3 et France 2, ancienne membre du CSA et plus récemment du Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes. Claude Wachtelaer, président de l’Association européenne de la Pensée libre. Razika Adnani, philosophe et islamologue, autrice notamment de Islam, quel problème ? Le Défi de la Réforme. Hassan Jarfi (le père d’Ihsane Jarfi), docteur honoris causa de l’Université de Liège. Linda WeilCuriel, secrétaire générale de la Ligue du Droit international des Femmes. Georges Dallemagne, député fédéral CDH connu pour sa rigueur. L’écrivain et chroniqueur algérien Kamel Bencheikh. La romancière Hedia Bensahli. Une ex-présidente du Conseil des Femmes francophone. Ou encore Ian Hamel, journaliste et écrivain, auteur de La Vérité sur Tariq Ramadan. Et le seul nom que la presse retiendra : Claude Moniquet, expert en terrorisme et personnalité controversée en Belgique.1 Le comité scientifique est au moins aussi impressionnant. Outre les deux fondatrices, il compte des directeurs de hautes écoles, 1. Il a notamment dirigé le parti LiDem, nouvelle dénomination du parti Liste Destexhe, fondée par Alain Destexhe, ex-MR (équivalent de LR en Belgique), souvent décrié pour ses critiques envers l’islam(isme). Il l’a quitté, notamment après avoir constaté que des transfuges de l’extrême droite s’y étaient introduits.

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des professeurs d’université en islamologie, histoire, sciences politiques, philosophie, ou encore le directeur de l’Institut européen en Sciences des religions (Paris)1. Tout journaliste un tant soit peu éveillé tirera d’un tel panel la conclusion que l’Observatoire des fondamentalismes a beau être particulièrement jeune, c’est tout sauf un brol2 de toutologues. On penserait plutôt à des expressions comme monstre d’expertise, ou montagne de savoir. Mais le travail de sape continue et désormais, quelques journalistes y contribuent. Sur son mur, Florence Hainaut semble alimenter les attaques, approuve les critiques en likant les commentaires qui visent l’Observatoire, déclare qu’elle « n’en peut plus ». Mais à aucun moment, elle ne fournit le moindre argument pour réfuter ceux de la docteure en anthropologie. Et les amis Facebook de la journaliste semblent convaincus que son mémoire de master en études du genre (un an, soixante crédits) sur le voile dame tout naturellement le pion aux experts qui lui font face.

1.  Membres actuels du comité scientifique : Mohammad-Ali Amir Moezzi, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes de Paris. Mehdi Azaiez, professeur d’Islamologie, UCL, Louvain-la-Neuve. Régis Burnet, historien et professeur de Nouveau Testament, UCL. Blandine Chelini-Pont, professeur des Universités en Histoire contemporaine, Aix-Marseille Université. Guillaume Dye, professeur d’études islamiques, Université Libre de Bruxelles. Jeanne Favret-Saada, anthropologue, directrice d’Etude EPHE, Marseille. Philippe Gaudin, directeur de l’Institut Européen en Sciences des Religions de Paris. Joël Kotek, professeur en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles. Karan Mersch, professeur de Philosophie, Nantes. Anne Morelli, historienne, professeur honoraire de l’ULB. Magnus Norell, professeur en sciences politiques, adjunct scholar au Washington Institute for Near East Policy et senior policy advisor à la Fondation européenne pour la Démocratie. Céline Pina, journaliste et essayiste. André Versaille, directeur des éditions Complexes (Bruxelles). 2.  Brol : machin, en français de Belgique.

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Un mémoire contre une carrière En réalité, hormis cette carte blanche – qui fait notamment référence à des travaux décriés par ses opposants pour complaisance envers le fondamentalisme – la journaliste belge n’a elle-même rien publié réellement sur le sujet. Son mémoire, intitulé Ce foulard que je ne saurais voir. Comment prendre la mesure des violences et discriminations envers les femmes qui portent le foulard en Belgique n’est en effet pas public. Elle en a interdit la consultation1 « pour des raisons de confidentialité des sources ». On n’en connaît que le résumé, où elle écrit, par exemple : « La Belgique est aujourd’hui l’un des pays qui a le plus de jurisprudence, d’interdictions institutionnelles et de pratiques interdisant les vêtements religieux pour les femmes musulmanes […] » Un compte pseudonyme, Kaou Mia Ou Ou, lui rappelle alors un autre point de vue cher aux fondamentalistes et intersectionnel. les : pour écrire sur le voile, « la légitimité prioritaire revient aux femmes concernées » (voilées, donc). Et de citer un autre compte pseudonyme, Haf Ha. Florence Hainaut répond « Hou, c’est très bien que tu cites Haf Ha, je lui ai fait relire ma carte blanche avant de la publier ». Haf Ha a elle-même, la veille, appelé à ce que les médias l’interrogent prioritairement sur le voile, parce que c’est « elle, la vraie experte ». Surprise : Haf Ha est le pseudonyme de Hafida Hammouti, enseignante en religion islamique à Bruxelles, cofondatrice et porte-parole de la Coordination des Enseignants de Religion Islamique (CERI), reprise dans Expertalia, le guide des experts de l’Association des journalistes professionnels en Belgique francophone2. Et ce nom fait résonner les oreilles de 1. Descriptif du Mémoire de Mme Hainaut. https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/ object/thesis:16998 2.  https://expertalia.be/users/hafida-hammouti

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l’Observatoire des fondamentalismes, qui le connait bien : il est apparu régulièrement dans le sillage des antennes reconnues ou soupçonnées d’être liées aux Frères musulmans et/ou aux salafistes. Hafida Hammouti, une experte du voile qu’il faut inviter prioritairement ? C’est ce que la RTBF s’empressera de faire quelques jours plus tard en l’invitant, le 31 juillet, dans sa matinale, provoquant l’euphorie chez les défenseurs de Florence Hainaut. Dans un tweet, le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) Ricardo Guttiérez – qu’on va retrouver plus bas – présentera cette invitation comme une légitimation : « Belle réponse de la rédaction de la RTBF aux délires complotistes ambiants. » Voilà l’Observatoire devenu brusquement « complotiste ». Une accusation d’autant plus facile à lancer qu’il est compliqué, mais nécessaire, de confondre les fondamentalistes.

Le frérisme1, une galaxie difficile à cerner Ceci mérite une parenthèse méthodologique : l’organisation des Frères musulmans fonctionne largement comme une société secrète. Pratiquement personne, en Belgique, ne se reconnaitra Frère musulman. Leur dialectique est extrêmement subtile et ne cesse d’évoluer dans le but de faciliter leur entrisme dans les partis, les institutions, les médias. Pour les confondre, le journaliste est donc obligé d’établir un faisceau d’indices. Mais même si, de ce fait, les certitudes absolues sont rares, l’analyse des relations entre fréristes affirmés et ceux qui se dissimulent derrière la lutte contre « l’islamophobie » par exemple, est d’un intérêt brûlant 1.  Frérisme : adhésion à l’idéologie des Frères musulmans, une organisation fondée en 1928 par Hassan El-Banna en Égypte dans le but notamment de propager une version fondamentaliste de l’islam, et de s’opposer à la laïcité au sens occidental du terme.

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pour le public : la subversion de ces mouvements islamopolitiques est vitale pour la bonne santé de nos démocraties. Elle l’est plus encore pour nos concitoyen.ne.s musulman.e.s, qui sont les cibles prioritaires de ces cercles. Et de fait – la composition de l’Observatoire le montre –, des personnalités de culture musulmane, ou venant de pays islamiques, s’inquiètent de l’ampleur que prend le prosélytisme fondamentaliste en général, et en particulier en Belgique francophone, où il est déjà institutionnalisé et même subsidié. Ainsi, le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) est d’une part partenaire de Femyso (domiciliée à la même adresse), une organisation fondée par, ou du moins proche des Frères musulmans1. Dans son rapport annuel 2018, le CCIB se réjouissait d’autre part des subsides de la Communauté française2 et de la Région bruxelloise. Il collabore également avec Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances. Enfin, trois des quatre administrateurs du CCIB sont soit mandataires Ecolo, soit ont été candidats sur ses listes. Mais ces « racisé.e.s » (comme disent les néoféministes) qui s’inquiètent de la montée des fondamentalistes sont seul.e.s, sans soutien de médias généralistes, et parfois même sérieusement menacé.e.s par des islamistes. Le plus impressionnant, c’est que l’existence même des musulmanes (de culture ou de foi) qui tentent de résister aux pressions 1.  Dans le rapport Islamisk activism i en mångkulturell kontext (l’Activisme islamique dans un contexte multiculturel), Aje Carlbom, de l’université de Malmö, écrivait en 2018 : « Le Forum des organisations européennes de jeunesse et d’étudiants (FEMYSO) est […] liée aux Frères musulmans et à la Fédération des organisations islamiques en Europe, ainsi qu’à d’autres organisations liées à ce réseau (Amghar & Khadiyatoulah 2017 : 64 ; Colombo 2016 ; Silvestri 2010 : 275-276). 2.  La Communauté française (officieusement renommée Fédération WallonieBruxelles) est l’une des trois Communautés qui composent la Belgique (française, flamande, germanophone) qui, avec les trois Régions officielles (Flandre, Wallonie, Bruxelles), constituent les six entités fédérées de l’État belge.

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sociales conçues pour les voiler est niée par les intersectionnelles qui prétendent que le port du hijab est une liberté au même titre que la minijupe ou un t-shirt avec Bouddha dessus, et rejettent tout contre-exemple sans autre forme de procès. Pire : les résistantes sont souvent présentées comme liées à l’extrême droite et ainsi exclues du débat. Zineb El Rhazoui, par exemple, l’une des femmes les plus menacées en France, est systématiquement rangée par la gauche communautariste dans le camp « fasciste ». On ne trouve pas non plus la moindre voix néoféministe pour défendre la chanteuse Mennel, qui s’est pris une avalanche d’insultes sexistes, de menaces de viol ou de mort, pour avoir simplement enlevé le voile. Son choix a également entrainé de très nombreuses allusions à sa « beauté perdue » depuis qu’elle a abandonné le hijab, une manifestation claire de pression sociale d’apparence « douce », mais d’autant plus efficace1 ! D’autres femmes régulièrement menacées, comme Henda Ayari (la première accusatrice de Tariq Ramadan, ex-salafiste ayant elle aussi abandonné le voile), subissent un sort similaire. Mais le cas le plus révélateur est probablement le désintérêt des « progressistes » pour Mila, 16 ans, LGBT, qui a dû renoncer à se rendre au lycée tant les menaces physiques, de mort et de viol étaient nombreuses (elle dit en avoir compté plus de 50 000 en moins d’un an). Le néoféminisme prétend pourtant justement lutter contre cette misogynie et cette homophobie dont Mila est une victime jeune, de sexe féminin, mais vouée, sans résistance des intersectionnelles, à un sort qui rappelle celui de Salman Rushdie, tant les agressions qui la visent sont précises, réelles, mortifères. Le 15 novembre 2020, le parquet de Vienne annonçait d’ailleurs l’ouverture d’une nouvelle enquête pour « menaces de mort par écrit et harcèlement électronique ».2 1.  À ce sujet, lire notamment les commentaires sous une des photos de son compte Instagram : https://www.instagram.com/p/CElp9zuq2Ya/ 2.  Le Monde, 15 novembre 2020.

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Même pour les rarissimes journalistes couverts par une rédaction qui tentent de subvertir les fréristes et autres fondamentalistes, soulever le voile en Belgique est souvent un travail risqué, et les pressions sont intenses. Pour avoir révélé des liens objectifs (notamment financiers) entre le frérisme et le président du CCIB Moustapha Chaïri (ex-candidat Ecolo) ainsi qu’avec son vice-président Hajib El-Hajjaji (mandataire écolo verviétois), une journaliste du Vif/L’Express a été sommée de s’expliquer au Conseil de déontologie journalistique. Contre elle, plusieurs organisations, un ténor du barreau, un feu nourri de procédures. Ou encore Zakia Khattabi, ex- coprésidente d’Ecolo et actuelle ministre de l’Environnement belge. De quoi décourager les autres.

La relecture de trop La possibilité que Florence Hainaut ait fait relire sa carte blanche par une personne qui a effectivement (eu) des liens objectifs avec une organisation frériste est une information qui intéresse le grand public, à qui ces deux cartes blanches s’adressaient. Et l’idée d’intérêt du public est centrale dans l’établissement du caractère journalistique d’un sujet. Article 1 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes recherchent et respectent la vérité en raison du droit du public à connaitre celle-ci. Comme l’aurait fait n’importe quelle organisation militante face à une telle adversité, et avec une telle information, Laplume Kalam, compte collectif de l’Observatoire des fondamentalismes, publie le mardi 21 juillet à 15 h 20 un résumé factuel des indices concernant Hafida Hammouti1 : « Avec son mari Mohsin Moued1. https://docs.google.com/presentation/d/e/2PACX-1vRRvM3nktPzLUPLKsnHyo8oOP2nJJaPIy5L7U0EUXY1d_4pT0NdV_xL7FV0gTyHgTnvXcLjfqbtrgtD/pub?start=false&loop=false&delayms=3000&fbclid=IwAR0D7fnrKCbV3 cU_xONOYEuzhhf4COtbUMryYZ26Wr-zy1dTJOoKSkWH76k&slide=id.g8c873daf96_0_13

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den, Hafida Hammouti est médiatisée par la Ligue des musulmans de Belgique […] “qui affiche son appartenance à la mouvance des Frères musulmans” ». Le document comprend plusieurs photos à l’appui de ces affirmations, et cite l’ouvrage D’une foire musulmane à l’autre […], de Ghaliya Djelloul, Fadi Iskandar et Felice Dasseto1. L’Observatoire ajoute un extrait de compte qui prouve le financement, en 2014, de la LMB par deux « charités » frérosalafistes du Golfe, soit 1 081 940 euros de la Qatar Charity et 159 327 euros d’une autre organisation frériste. À comparer aux 6 568 euros de cotisations de ses propres membres ! Le document précise encore que la LMB fait partie de la Federation of Islamic Organisations in Europe, qui représente les Frères musulmans sur le continent2. On y trouve aussi une photographie de Hafida Hammouti (2012), lisant « la déclaration commune de la LMB et de ses partenaires », un honneur qui alimente le soupçon sur ses relations avec le frérisme. Une dernière page est consacrée à une photo où l’intéressée apparaît avec notamment Farida Tahar, vice-présidente du CCIB et sénatrice Ecolo ainsi que Mahinur Özdemir, la première députée belge ayant porté le voile au Parlement bruxellois. À l’époque, ceux qui s’en étaient inquiétés, notamment en soulignant la proximité de Mahinur Özdemir avec Erdogan (qui, pour rappel, est un Frère musulman), avaient été qualifiés de racistes. Le ton a légèrement baissé, toutefois, lorsqu’il fut manifeste qu’elle refusait de reconnaitre le génocide des Arméniens – ce qui lui 1.  Djelloul G., Iskandar F., Dassetto F., D’une foire musulmane à l’autre : Polémiques, mobilisations et halal way of life !, Cismoc Papers Online, mars 2016, 13 p. 2.  Leur site web : http://euromuslims.org/en/. Selon Sir John Jenkins, mandaté par la Chambre des Communes britannique pour enquêter sur l’influence des Frères musulmans au Royaume-Uni et en Europe, la FIOE a été fondée par ces derniers en 1989 (John Jenins, Charles Farr, Muslim Brotherhood Review : Main Findings, Ordered by the House of Commons to be printed, London, 17 December 2015).

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valut l’exclusion de son parti, le CDH1. Aujourd’hui, la même Mahinur est devenue ambassadrice de Turquie en Algérie, ce qui donne a posteriori raison à ceux qui s’inquiétaient de ses accointances potentielles avec l’islamisme (turc).

Est-ce que dévoiler, c’est harceler ? Sur Facebook, Laplume Kalam2, le compte collectif créé par l’Observatoire des fondamentalismes pour permettre à ses membres de dialoguer à bâtons rompus avec le public, explique : « Il importe de savoir que Mme Hainaut a fait relire sa carte blanche avant publication par une femme qui est proche des Frères musulmans. Pourquoi donc ? Eh bien parce que sa carte blanche porte sur le hijab. Or, justement, les Frères musulmans cherchent à l’imposer partout dans l’espace public. C’est un fait qui doit être connu du public parce que cela montre clairement les alliances entre néoféministes et islamistes. » L’Observatoire prend encore soin de rappeler que rien n’interdit le frérisme en Belgique, mais que les personnalités publiques qui travaillent avec des fondamentalistes feraient bien de le signaler, faute de quoi, il s’en chargera. Il est bien dans le rôle qu’il s’est assigné : combattre les fondamentalismes et permettre au public de se faire une idée de la question. Il n’y a pas calomnie, seulement l’indication que Florence Hainaut aurait manqué de prudence dans le choix de ses expertes. Celle-ci répond qu’elle a fait lire sa carte blanche par « une vingtaine de personnes » (elle parlera plus tard d’une « trentaine ») avant publication. 1.  CDH : Centre Démocrate Humaniste, ancien PSC (Parti Social Chrétien), centre-gauche. 2.  Kalam fait référence à une forme de théologie en islam qui se base sur la dialectique et l’argumentation rationnelle. Qalam (avec q) réfère à un instrument d’écriture qui peut être un stylo, un crayon ou une plume.

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Quand un.e journaliste est dans cette situation, la voie normale est soit de contester les accusations en opposant d’autres faits, soit de reconnaitre une possible imprudence, soit encore d’argumenter. Une explication est ici d’autant plus nécessaire que, dès le deuxième statut Facebook de la journaliste sur le sujet, Mustapha Chaïri, président du CCIB – pendant belge et soutien du CCIF, pour rappel –, qui s’est notamment fait prendre en photo faisant le signe des Frères musulmans avec ses quatre fils (la plupart actifs dans la mouvance « anti-islamophobie » et provoile), a chaleureusement félicité Florence Hainaut sur son mur en écrivant : « mon idole ! » À la décharge de la journaliste, le CCIB est très bien reçu par l’ensemble des pouvoirs en Belgique francophone, où seuls Le Vif, Causeur et le magazine du CCLJ ont à ce jour pointé sa possible proximité avec les frérosalafistes. Article 11 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes préservent leur indépendance et refusent toute pression.

Le feu aux poudres Le mercredi 22 juillet, à 20 h 52, dans un nouveau statut Facebook, Florence Hainaut monte d’un cran et accuse désormais nommément l’Observatoire : « Ça fait trois jours qu’un “organisme” qui se fait appeler Observatoire des fondamentalismes (dont Laplume Kalam est le “compte Facebook collectif ”) me fournit des baquets de trolls en continu. Depuis hier ils m’accusent de travailler avec les Frères musulmans, de leur faire valider mon travail, d’avoir des accointances avec les fondamentalismes. En même temps j’ai de quoi les attaquer pour harcèlement et diffamation. Mais c’est ce que j’ai lu de plus rigolo sur moi depuis un bail. Et rire, c’est bon pour la santé ». Récolte : 326 likes, 279 commentaires, 29 partages.

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Art. 10 du Code de déontologie journalistique : Les faits sont contraignants. Le commentaire, l’opinion, la critique, l’humeur et la satire sont libres, quelle qu’en soit la forme (texte, dessin, image, son). Elle joint à son message des copies d’écran de commentaires de Laplume Kalam qui, selon la journaliste et plus tard, selon la Fédération européenne des journalistes, seraient constitutifs de harcèlement du chef de l’Observatoire des fondamentalismes1. La pièce maitresse en est le statut Facebook de Laplume Kalam qui incite à lire le document explicatif de l’Observatoire sur les liens entre Hafida Hammouti et les Frères musulmans, par ce commentaire : « Par qui Florence Hainaut a-t-elle fait valider sa carte blanche parue dans le Soir ? “Cachez ce foulard” (pour le savoir cliquez sur le diaporama). » Quatre autres pièces présentées comme constitutives de harcèlement rappellent simplement qu’on a « le droit d’être Frère 1.  Il s’agit de : - Un statut Facebook de Laplume Kalam qui invite à lire le document explicatif de l’Observatoire sur les liens entre Hafida Hammouti et les Frères musulmans, par ce commentaire : « Par qui Florence Hainaut a-t-elle fait valider sa carte blanche parue dans Le Soir ? ‘’Cachez ce foulard’’. (pour le savoir cliquez sur le diaporama). » - Un statut Facebook « Il n’est pas interdit d’avoir des accointances avec l’islam politique, il faut simplement le signaler. Sinon nous le ferons » - Un statut Facebook : « Laplume Kalam (collectif ) enquête source à l’appui, pour informer. il n’est pas interdit d’avoir des accointances avec l’islam politique ou des mouvements fondamentalistes anti-démocratiques, il faut simplement le signaler. C’est ce que nous faisons quand les auteurs oublient de le faire :-) » - Un commentaire Facebook : « On fait du travail d’information sourcé, pas de la dénonciation, simplement, chacun doit déclarer publiquement ses relations avec des intégristes ou des groupes de l’islam politique » - Un second commentaire : « On a le droit d’être Frère musulman ou de travailler avec, il faut juste le dire quand on est un personnage public » - Un troisième commentaire, en réponse à un internaute qui accuse ? Florence Hainaut de « bien-pensance » : « Sa bie- pensance l’a fait tomber dans les bras des Frères musulmans qui adorent ce genre de personnes naïves. Elle n’est pas la seule. » Deux autres « preuves » de « harcèlement », qui sont du même tonneau.

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musulman ou de travailler avec » et qu’il faut « simplement le signaler. Sinon, nous le ferons ». Un seul des commentaires Facebook incriminés porte un jugement de valeur : en réponse à un internaute qui accuse Florence Hainaut de « bien-pensance », Laplume Kalam y répond « Sa bien-pensance l’a fait tomber dans les bras des Frères musulmans qui adorent ce genre de personnes naïves. Elle n’est pas la seule. » Des fameux « baquets de trolls » dont parle la journaliste, on ne trouve aucune trace sur sa page Facebook. En août, elle produira, dans un article à charge, des copies d’écran de cinq commentaires, dont le plus critique est certes dur, mais nullement inhabituel dans le cadre d’un débat houleux comme on en trouve sur ce réseau social : « Votre carte blanche était juste très médiocre. Pas une référence [ce qui est faux, NDLA]. Sur le plan du droit, l’analyse […] que vous faites de l’arrêt de la Cour constitutionnelle sont (sic) faux, en fait et en droit. Je trouve plutôt humainement médiocre que (sic) se cacher à plus de 35 ans derrière des jérémiades de perdant en pleur (sic), qui fait sa crise de larmes pour qu’on la rassure et qu’on lui donne raison, alors que les critiques sont construites, argumentées et surtout bien mieux documentées que ce commentaire aviné de coin de table que le Soir a eu la faiblesse de publier et qualifier de carte blanche ». De plus, un seul des cinq commentateurs brocardés par la journaliste est membre ou proche de l’Observatoire. Et le ton n’est pas plus « insultant » que ce que les amis de Florence Hainaut – voire la journaliste elle-même – ont écrit sur sa page envers ses opposants en général. Du sexisme dont elle se plaint, on ne trouve nulle trace. Article 3 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes ne déforment aucune information.

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En revanche, les deux cartes blanches ont bel et bien provoqué des réactions diverses sur Twitter, où quelques comptes se sont permis des commentaires réellement insultants envers l’une et l’autre Florence. Cela étant, madame Hainaut a quitté Twitter en juin, et aucun de ces « avis éclairés » ne lui sont directement adressés. C’est de l’opinion. Dans son papier d’août, elle ne produira qu’un seul tweet émanant d’une membre de l’Observatoire, ni insultant, ni sexiste et encore moins menaçant. Bref, sur base des faits dont nous disposons, on ne peut que conclure que l’Observatoire n’a tout simplement pas envoyé le moindre troll.

Censure d’État Sur le mur Facebook de Florence Hainaut, les soutiens affluent pourtant. Un parti en particulier est très représenté, et jusque très haut dans sa hiérarchie : Ecolo. Outre les députés Zoé Genot et Olivier Biérin – ce dernier accusant sur Twitter les soutiens de l’Observatoire d’être des « protofascistes » –, on remarque la ministre de la Culture et des Médias, l’écologiste Bénédicte Linard, qui a choisi son camp et affiche sa solidarité en proposant à Florence Hainaut, sur le ton de l’humour, de publier un recueil des commentaires de « trolls ». Son service Médias est plus radical : Sophie Lejoly (cheffe de service et ex-collaboratrice de l’Association des journalistes professionnels) et Maïté Warland (conseillère du ministère et journaliste) proposent « leur » aide. La seconde explique même qu’elle a signalé à Facebook le profil Laplume Kalam pour faire fermer le compte. Une action engagée par un ministère pour faire taire un citoyen, un journaliste ou une association, s’appelle une censure. Plus radicale encore, la députée Ecolo Margaux De Ré demande à Florence Hainaut de lui « donner les liens [des prétendus trolls] », précisant « on va leur faire une offensive ». Elle dit signaler à son

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tour le profil Facebook Laplume Kalam. Critiquée par plusieurs internautes qui lui font remarquer qu’elle a dépassé les bornes, elle tente ensuite de s’en justifier : « Il s’agit de signaler les comptes anonymes qui ne sont pas autorisés par la plateforme Facebook et son règlement. » En revanche, l’anonymat du compte Haf Ha de Hafida Hammouti, lui, ne semble pas la déranger. Secouée par une communauté résosociale qui s’insurge suite à la propagation d’une copie d’écran de son commentaire « on va leur faire une offensive », Margaux De Ré ferme son compte Twitter. Pendant ce temps, sur le mur de Florence Hainaut, un intervenant qui la soutient écrit « Je suis musulman, il est évident que je veuille que la loi islamique (Sharîa) s’applique et que je considère que l’islam doit organiser la société ». Le commentaire n’est pas modéré. Le lendemain, jeudi, alors qu’on s’attendrait à ce que tout se calme enfin, un quiproquo va relancer la machine. Sans base factuelle, Florence Hainaut réaccuse tout à coup l’Observatoire : « C’est de chez eux [que venaient] des accusations fausses (j’ai fait pression sur Le Soir pour faire retirer mon nom du texte) ». L’énoncé n’est pas clair. Et la sortie est curieuse : je n’ai trouvé aucune trace d’une telle accusation sur le mur de Laplume Kalam, ni sur celui de l’Observatoire. Plus étonnant encore : comme on l’a vu plus haut, Florence Hainaut avouera plus tard avoir bel et bien contacté Le Soir et nous l’avons vue se plaindre que son nom apparaisse dans l’article de Bergeaud-Blackler. On se souvient aussi que Le Soir avait demandé à Mme Bergeaud-Blackler de retirer les occurrences de Florence Hainaut de sa carte blanche. Autrement dit, Mme Hainaut se plaint qu’on l’accuse d’une chose qu’elle a pour le moins tenté de faire ! Mais à ce moment-là, le grand public l’ignore. Bergeaud-Blackler s’interroge sur cette accusation sortie de nulle part, et sur Twitter, elle pose la question au Soir : « Avez-vous

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vraiment reçu des pressions de Florence Hainaut ? » Pas de réponse. À son tour, Hainaut republie dans un commentaire Facebook le tweet de Bergeaud-Blackler, qui ne contient pourtant qu’une question, en se lamentant « ils sont non-stop sur mon mur ces gens » et la sphère de la journaliste s’anime, vengeresse. Un de ses soutiens accuse cette fois l’Observatoire d’être des « stalkers ».1 Bien sûr, aucune loi, aucun principe n’interdit de visiter un compte public. De stalker, il n’est pas question, et heureusement pour Hainaut, dont les abonnés (si pas elle-même) sont visiblement eux-mêmes en continu sur les comptes Facebook et Twitter de Bergeaud-Blackler et sur le compte Facebook de Laplume Kalam, puisqu’elle publie rapidement plusieurs captures d’écran, à chaque offense qu’elle perçoit ou reçoit. Elle publiera également plus tard une trentaine de captures Twitter de divers internautes, alors qu’elle a quitté le réseau en juin et que ces tweets ne lui étaient pas adressés. Sur Facebook, une dame demande poliment à Florence Hainaut si elle sait si Hafida Hammouti soutient les Frères musulmans. Réponse sèche : « votre question est obscène au revoir ». Florence Hainaut explique ensuite sa réaction : « la question est par nature biaisée ».

Appel à un ami Un commentateur du mur de la journaliste revient alors sur l’épisode de la « censure » du Soir et tempête : « ils disent eux-mêmes avoir supprimé ton nom pour avoir plus de portée. C’est du harcèle1.  Selon Wikipedia, « La traque furtive ou stalking (de l’anglais to stalk : « traquer ») est une forme de harcèlement névrotique qui fait référence à une attention obsessive et non désirée accordée à un individu ou à un groupe de personnes. Le stalking est un comportement en relation avec le harcèlement et l’intimidation et peut inclure le fait de suivre ou surveiller des victimes. » Qualifier quelqu’un de stalker est donc une accusation grave.

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ment pur et simple en fait ». Celle-ci répond : « Bah oui » et aussi « Et mon nom apparait plusieurs fois dans la version publiée. » Suite à quoi le commentateur interpelle Ricardo Guttierez, secrétaire général de la Fédération Européenne des Journalistes : « je penses (sic) que tu devrais jeter un œil ici ». À ce stade, nous avons atterri dans un univers juridique parallèle où le simple fait de citer le nom de l’autrice d’une carte blanche que l’on critique serait du « harcèlement ». Et où le fait de le retirer serait du harcèlement aussi… Mais l’affaire prend un tour syndical. Déjà, l’AJP (Association des journalistes professionnels) a dès le départ partagé le statut de Florence Hainaut, en soutien. Arrive à présent Ricardo Guttiérez, appelé donc à la rescousse par un ami Facebook de Hainaut. Guttiérez est considéré comme un notable du journalisme. Il siège au Conseil de déontologie journalistique (CDJ) belge francophone et dirige la Fédération européenne des journalistes. Via son pendant international, l’IFJ (Fédération Internationale des Journalistes, la « plateforme internationale pour un journalisme de qualité »), il a le pouvoir de saisir le Conseil de l’Europe pour dénoncer des atteintes à la liberté d’expression des journalistes, ou les menaces dont ils feraient l’objet. À 16 h 57, sans donner la moindre chance à Bergeaud-Blacker ou Maaroufi de s’expliquer, il part en croisade pro-Hainaut sur sa page Facebook et, plutôt que de rendre compte de qui compose l’Observatoire des fondamentalismes, Guttiérez le résume à un seul de ses membres : Claude Moniquet, qu’il qualifie « d’ancien membre de la DGSE », comme pour l’incriminer.

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Article 3 du Code de déontologie journalistique : les journalistes n’éliminent aucune [information] essentielle.

Verdict : le signalement au Conseil de l’Europe Le vendredi à midi, et à la demande de Ricardo Guttiérez, la « plateforme du Conseil de l’Europe pour promouvoir la protection du journalisme et la sécurité des journalistes » publie l’alerte suivante (ma traduction de l’anglais)1 : Belgique : la journaliste Florence Hainaut ciblée par une campagne de harcèlement. « La journaliste belge Florence Hainaut a été visée par une campagne de harcèlement en ligne suite à la publication, le 18 juillet 2020 d’une carte blanche sur le port du voile islamique sur le site web du journal Le Soir. Des dizaines de commentaires insultants et diffamants (sic) visant la journaliste ont été postés sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Le profil Facebook La Plume Kalam, la page collective d’une organisation qui s’est autoproclamée (sic) “L’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles” a posté des messages accusant la journaliste “d’avoir des liens avec l’Islam politique ou des mouvements fondamentalistes antidémocratiques” et d’être tombée “dans les bras des Frères musulmans”. Florence Hainaut envisage une action juridique. Elle a consulté le collectif Fem&L.A.W pour avis et conseil en la matière. » La journaliste, surtout connue comme ex-chroniqueuse de la RTBF et chroniqueuse gastronomique, se retrouve ainsi propulsée sur le podium des journalistes d’investigation menacés en Europe, entre un reporter russe battu par un inconnu, la journaliste ukrainienne Katerina Sergatskova qui a dû se réfugier dans la 1.  https://www.facebook.com/CoEMediaFreedom/photos/a.1892480227636077/ 2668976266653132/?type=3&theater

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clandestinité pour échapper à un meurtre annoncé, le journaliste d’investigation slovaque Peter Sabo qui a trouvé une balle dans sa boite aux lettres ou encore, une maison d’édition varsovienne pillée et vandalisée. Le Washington Post devrait bientôt en parler. Après le Watergate, voici le « balek-gate » ! Dès l’annonce de la saisie du Conseil de l’Europe, une dépêche Belga unilatérale est publiée, et presque toute la presse belge francophone répercute automatiquement l’accusation de harcèlement, sans même contacter les accusées. Les pro-Hainaut partagent et exultent. De nombreux Ecolo likent l’annonce. L’Observatoire n’a même pas la possibilité de se défendre. Tous les médias francophones lui ont immédiatement fermé la porte. Article 22 du Code de déontologie journalistique : lorsque des journalistes diffusent des accusations graves susceptibles de porter atteinte à la réputation ou à l’honneur d’une personne, ils donnent à celle-ci l’occasion de faire valoir son point de vue avant diffusion de ces accusations. À l’exception toutefois de La Libre, qui a bien contacté Florence Bergeaud-Blackler et Fadila Maaroufi pour consacrer un billet à l’affaire, dans lequel le journaliste n’hésite pas à accuser de « complotisme » ceux qui s’étonnent de la défense commune de Florence Hainaut par les syndicats de la presse, plusieurs Ecolo, et la ministre des Médias. Alors que l’Observatoire est agressé de toute part, ne trouvant pas un.e journaliste qui accepte l’idée de remettre en question la réalité des « attaques » ou du « harcèlement » dont il est accusé (et n’en trouvant pas plus au cours de la semaine qui suivra), un ex-membre de l’Observatoire, Willy Wolsztajn, un journaliste qui connait très bien les milieux fondamentalistes bruxellois, décide de publier sur la page Facebook de l’Observatoire un rappel de quelques « exploits » de Ricardo Guttiérez.

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« Le 18 septembre 2018, Ricardo Guttiérez […] participe […] au lancement du "Counter islamophobie-kit" en compagnie des militants islamistes et de leurs soutiens Michaël Privot, Julie Pascoët, Hajib El Hajjaji et Fatima Zibouh. […]  Le 14 décembre 2014, [il] participe au "Forum belge contre l’islamophobie". Il y partage la parole avec les militants Hajib el Hajjaji, Michaël Privot et Farida Tahar. Ainsi qu’avec Houria Bouteldja, porte-parole du groupe racialiste identitaire Parti des Indignés de la République et autrice du pamphlet au titre évocateur "Les Blancs, les Juifs et nous" et avec les intellectuelles Nadia Fadil et Corinne Torrekens coutumières de ce genre de caucus. Cette séance se tenait sous l’égide, entre autres, des organisations islamistes CCIB, Empowering Belgian Muslims, European Muslim Network (président Tariq Ramadan1) […] ainsi que FEMYSO (une fédération européenne de jeunes et d’étudiants liée aux Frères musulmans […]) Le 30 avril 2008, dans Le Soir, [il] carbonise le rapport du chercheur américain Steve Merley sur les Frères musulmans en Belgique, qui identifie Michaël Privot et Hajib El Hajjaji comme leaders de la confrérie dans notre pays. Il y étrille ses confrères du Vif qui, contrairement à lui, ont pris ce rapport au sérieux. » En réponse, Guttiérez publie à son tour ce papier sur sa page, assorti de son CV censé démontrer que l’accusation est fallacieuse [il a publié « des milliers d’articles » sur l’islam dans Le Soir, se défend-il], mais sans la moindre explication sur sa présence auprès de personnalités clairement prosélytes voire extrémistes, comme Bouteldja.

1.  Le site de l’EMN ne permet pas de savoir si Tariq Ramadan en est toujours le président, mais il en est bien le fondateur.

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La commode association à l’extrême droite en guise d’argument La professeure de sciences politiques de l’Université Libre de Bruxelles, Corinne Torrekens, souvent invitée dans nos médias par le passé, elle-même mise en cause par Wolsztajn, alimente alors la réflexion de Guttiérez : « C’est leur stratégie de diffamation : si tu es musulman.e et que tu milites contre l’islamophobie […] tu es un islamiste. Si tu es blanc.he tu es un.e islamogauchiste allié.e plus ou moins naïf.ve de l’islamisation de l’Europe. Autant de rhétoriques et de stratégies discursives de l’extrême droite. Car il n’y a évidemment jamais d’empirisme ce qui je le rappelle est le b.a.-ba de la recherche scientifique. Oui, on sait à qui on a affaire et les médias qui leur offrent une tribune devraient y réfléchir à deux fois. » Corinne Torrekens semble donc préférer que les tribunes qui dénoncent l’islamisme ne paraissent pas dans la presse. Soit. Elle vient en tout cas de renvoyer une docteure en anthropologie du CNRS à un cours sur l’empirisme. Mais surtout, elle vient de classer l’Observatoire à l’extrême droite. On rappellera que c’est le sort commun de pratiquement toutes les musulmanes qui, ayant largué le voile ou l’islam, osent le critiquer, ainsi que de leurs soutiens. Réponse de Ricardo Guttiérez : « très juste Corinne ». Article 7 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes respectent leur déontologie, quel que soit le support, y compris dans l’utilisation professionnelle des réseaux sociaux. D’ailleurs, après que Zineb El-Rhazoui a soutenu l’Observatoire des fondamentalismes sur Twitter, le même Ricardo Guttiérez

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qui reproche à Laplume Kalam ses « amalgames » au point de le clouer au pilori du Conseil de l’Europe, utilise ensuite sans vergogne une photo de Zineb avec Papacito pour écrire « Les liens de Mme Rhazoui avec des personnalités de l’extrême droite sont connus et documentés. » Classer à l’extrême droite une rescapée d’un attentat islamiste sauvagissime qui vit sous protection policière avec la plus sérieuse menace de mort sur sa tête depuis cinq ans, ça ne pose donc aucun problème à monsieur Guttiérez. Mais relever que Florence Hainaut aurait confié la relecture d’un papier agréable pour les islamistes à quelqu’une qui pourrait y être associée, ça, ce serait du harcèlement. Deux poids, deux mesures. Et ce n’est pas fini.

Après le signalement, l’intimidation Pendant que Guttiérez abuse du signalement au Conseil de l’Europe (ma conclusion personnelle de ce qui précède), des amis de Florence Hainaut commencent à travailler d’autres membres de l’Observatoire au corps. L’objectif : leur faire quitter l’organisation. Ce sont en particulier les députés Georges Dallemagne (CDH) et Viviane Teitelbaum (MR). Ils sont interpellés à leur tour, par Guttiérez lui-même, qui s’est visiblement donné la mission de ratatiner la jeune organisation : « Je ne suis pas sûr [qu’ils] soient bien conscients des méthodes (sic) (attaques ad hominem, amalgames) de l’Observatoire ». Épuisée par sa convalescence du Covid-19, Viviane Teitelbaum finit par jeter le gant, suite à quoi Ricardo écrit sobrement : « La députée MR Viviane Teitelbaum a demandé à être retirée de la liste des "soutiens" de l’Observatoire. Son nom n’y apparaît plus. » Une « victoire » qui ne sera que temporaire : dans un billet aussi courageux que pondéré, Viviane Teitelbaum réitère sur Facebook

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son soutien à l’Observatoire, en critiquant néanmoins le ton rude de la carte blanche de Bergeaud-Blacker. En revanche, la tentative d’intimidation échoue avec le député Georges Dallemagne, qui soutient expressément Fadila Maaroufi, « une femme admirable » et sort l’artillerie lourde : « Florence Hainaut bénéficierait-elle d’une immunité empêchant toute réplique alors qu’elle publie une carte blanche (comme n’importe quel citoyen) dans un média qui n’est pas le sien, sous prétexte qu’elle est journaliste ? » C’est une opinion conforme à la Charte européenne des droits de l’homme, qui protège aussi les « chiens de garde de la démocratie », dont Laplume Kalam et l’Observatoire font bien entendu partie. Sur Guttiérez lui-même, Dallemagne sort un Scud : « En 2013, alors qu’il était journaliste au Soir, il m’avait sérieusement étrillé dans un article où j’étais accusé d’avoir dérapé gravement pour avoir déclaré sur RTL-TVI que des mosquées salafistes bruxelloises étaient à l’origine de recrutements de jeunes partis au combat dans les rangs de Daech en Syrie. Nos services de sécurité ont depuis amplement confirmé le lugubre rôle de certaines mosquées. Leurs prédicateurs ont été expulsés. Lorsque j’avais téléphoné à Ricardo Gutierrez (sic) pour lui demander pourquoi il ne s’était même pas donné la peine de me demander mon point de vue [ce qui est une faute déontologique, NDLA], il m’avait rétorqué que j’avais dépassé la ligne rouge… curieuse vision du journalisme ». On rappellera ces faits apparemment déjà enfouis sous une chape de plomb : dans les années qui ont suivi cette attaque de Dallemagne par Guttiérez, des centaines de Belges de naissance ont rejoint Daech, et une dizaine d’entre eux, passés par le fondamentalisme, ont massacré des civils de tout âge en France et en Belgique, il n’y a même pas cinq ans. Parmi les victimes, il y avait aussi – pour rappel – des musulman.e.s. Le commanditaire était bruxellois.

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Conclusions. Ce que cette affaire nous enseigne. La saisie du Conseil de l’Europe est un acte grave. Ce dernier devra interpeler le gouvernement belge qui sera tenu de lui répondre (ce qu’il n’a pas fait jusqu’ici). Dès lors que le « procès » est achevé avant même que les accusé.e.s aient eu la possibilité de se défendre, et que ce droit fondamental leur est toujours refusé à l’heure où j’écris, comment le gouvernement pourra-t-il répondre ? Dans la presse, Ricardo Guttiérez déclare : « la plainte sera transmise au gouvernement belge, dont nous nous réjouissons de lire la réponse. » Un triomphalisme interpellant dans un tel débat. Le secrétaire général de la FEJ ayant lui-même été mis en cause par au moins deux membres de l’Observatoire des fondamentalismes, cette saisie a par ailleurs un fumet dérangeant de conflit d’intérêts. Défendre une journaliste membre de son syndicat – contre d’autres membres du même syndicat qui adhéraient, eux, à la réponse de Florence Bergeaud Blackler – est une chose. Accuser une association (et donc ses membres) de « harcèlement » en est une autre, potentiellement ou réellement calomnieuse, d’autant que le mur de Florence Hainaut était lui-même truffé de dénigrements et d’incitations au dénigrement envers l’Observatoire. Article 12 du Code de déontologie journalistique : Les journalistes évitent tout conflit d’intérêts. Florilège parmi des centaines de commentaires méprisants : « C’est quand le bûcher ? Hâte de venir instagrammer avec mes copines » ; « Ces types [sic] prétendent lutter contre Al-Qaida (sic), mais ne font qu’exposer leur racisme » ; « Elle a un peu trop fumé en l’écrivant » (visant Bergeaud-Blackler) ; « Obsessionnels et monomaniaques » ; « Méthodes balkaniques » ; « fachos », « profil de facho », « écervelés de masse », « bêtise assumée », « c’est du harcèlement », « stalkers »…

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Le journalisme ne peut se protéger de la critique, faute de quoi il se nie lui-même La saisie du Conseil de l’Europe était le dernier épisode – et le paroxysme – de la confiscation du débat sur le sens du voile islamique. On peut même parler de censure, dès lors que cette action a fini de fermer à l’Observatoire des fondamentalismes les portes des médias, mais aussi l’accès à des centres culturels : en octobre, la ville de Bruxelles a annulé la réservation d’un local communal pour la conférence de presse inaugurale de l’association. Et le pire, c’est que le quatrième pouvoir – le journalisme – s’est radicalement engagé dans cette entreprise massive de dénigrement, alors qu’il est justement censé être le gardien ultime de la liberté d’expression, et agir à charge et à décharge. Dans ce contexte, les journalistes (et a fortiori leurs représentants syndicaux) auraient dû faire la part des choses entre les deux camps. D’une part, Florence Hainaut s’est bien déclarée harcelée, mais cette affirmation n’a pu être sérieusement corroborée. Cinq commentaires Facebook, aussi virulents soient-ils, ne peuvent être présentés sérieusement comme du harcèlement, d’autant que ceux qui ont été incriminés n’avaient rien de violent. Article 4 du Code de déontologie journalistique : L’urgence ne dispense pas les journalistes de […] vérifier leurs sources ni de mener une enquête sérieuse. Les journalistes […] évitent toute approximation. D’autre part, les syndicats de journalistes auraient dû tenir compte de la différence d’expertise entre la première citée et Florence Bergeaud-Blackler, scientifique reconnue qui a maintes fois publié et qui – tout comme l’Observatoire – joue ici le rôle d’une lanceuse d’alerte contre l’islamisme. Fadila Maaroufi et Florence

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Bergeaud-Blackler devaient être considérées comme des « chiens de garde de la démocratie » au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, basée sur la Charte des droits de l’homme du Conseil de l’Europe lui-même. On peut ne pas apprécier son ton. Mais c’est un tout autre débat qui ne peut interférer dans le principe de la liberté d’expression. Le journaliste qui nie l’influence des salafistes et des fréristes en Belgique et refuse par principe d’examiner toutes les pièces oublie les principes fondamentaux de son métier. Lorsqu’il est de surcroit le patron du syndicat européen des journalistes, il s’érige lui-même en pouvoir et donne l’exemple d’une contresubversion radicale, qui prend parti contre la liberté d’expression elle-même. Or, dans une démocratie, le journalisme n’est rien sans la liberté d’expression. Ricardo Guttiérez n’a d’ailleurs pas saisi le Conseil de l’Europe quand d’autres journalistes ont été attaqués, par exemple, par le camp des décoloniaux1.

La liberté d’expression est-elle encore réelle en Belgique francophone ? Le monde du journalisme devrait à présent sérieusement s’alarmer de la consanguinité devenue évidente entre le parti Ecolo belge francophone, les intersectionnels ou néo-féministes, et les associations de journalistes professionnels, qui ont ici uni leurs ressources et usé de leur influence dans le seul but de faire taire des opposants à une thèse qui mérite débat, opposition, subversion. Le tout, au bénéfice possible de fondamentalistes islamistes. 1.  On pense au regretté Marc Metdepenningen (Le Soir) et à Dominique Demoulin (BelRTL), injustement accusés de racisme pour un tweet humoristique. Ils avaient fait l’objet d’une pétition infamante adressée leurs employeurs.

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Quant à l’intervention d’un ministère dans cette affaire, elle transforme ce muselage d’opinion par la corporation des journalistes en tentative de censure d’État, ce qui est d’extrême mauvais augure. Dans certains pays plus soucieux des libertés, elle vaudrait à la ministre des appels à la démission. Je ne peux que conclure qu’une chape de plomb menace la liberté d’expression en Belgique, et Florence Hainaut n’y est pas plus victime que coupable. Elle est bien évidemment en droit de se sentir harcelée et de protester. Mais c’est au journalisme de vérifier les faits, à ses syndicats de faire la part des choses, et au ministère de garder sa neutralité. Quant à la vraie victime de cette affaire, c’est nous tous. Le jugement express, le tribunal populaire constitué sur les réseaux et concrétisé par des institutions, lance désormais ses anathèmes comme on lance une inquisition. Certes, de nos jours, tout le monde participe, de par la simple expression de son opinion, à établir des jugements souvent trop rapides sur Facebook ou Twitter. Mais quand les pouvoirs réels s’en mêlent, on entre dans une autre dimension, liberticide. Et le faire au profit de l’islamisme oppressif, patriarcal, misogyne ou encore homophobe est un choix désastreux qui retombera sur nos concitoyens musulmans autant qu’il contribuera à miner les valeurs fondamentales européennes comme l’égalité entre les genres, le droit à la libre expression, la séparation des pouvoirs ou encore la non-ingérence des religions en politique. Car la condition sine qua non de la liberté religieuse dans un univers démocrate est le droit de critiquer les religions.

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Quelques questions pour poser le débat  Les événements décrits ci-dessus peuvent animer une réflexion de groupe sur plusieurs thématiques. 1. Identifier les éléments qui ont rendu un débat serein impossible dans le contexte de ces deux cartes blanches. Plusieurs pistes peuvent être combinées (ex. : le ton des deux cartes blanches ; les réseaux sociaux qui aggravent les oppositions ; le ton des interlocuteurs – accusations de naïveté envers les islamistes de la part de Laplume Kalam/accusations d’attaque concertée de la part de Florence Hainaut… ; la réalité de la convergence apparente d’idées entre des fondamentalistes, une partie du milieu journalistique, et certains partis politiques, etc. 2. S’interroger sur la déontologie journalistique : est-elle la garante de la neutralité journalistique ? Dans quelle mesure ? S’appliquet-elle à un syndicat ? 3. Peut-on estimer que le pourrissement des débats dans ce dossier ne soit qu’un épiphénomène de l’institutionnalisation d’antennes fondamentalistes, témoignant de l’influence déjà acquise par ces mouvements ? Ou le fond du sujet y est-il étranger, au bénéfice d’un phénomène plutôt lié aux réseaux sociaux ?

CONTEXTE Marcel Sel n’est pas membre de l’Observatoire. Il a accepté la publication de ce papier dans cet ouvrage à titre informatif et afin que « l’autre voix » puisse aussi être entendue dans ce débat. Une première version de ce papier a été publiée sur Un blog de Sel1 et dans Atlantico. D’autres papiers, en défense de l’Obser1.  http://blog.marcelsel.com/2020/07/30/le-balek-gate-ou-la-mort-subite-de-laliberte-dopinion-en-belgique/

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vatoire des fondamentalismes ont été publiés dans Le Matin d’Alger et Front Populaire, respectivement par Kamel Bencheikh et Céline Pina, tous deux membres de l’Observatoire, ainsi que dans Causeur, par Saïd Derouiche. Aucun article défendant la position de l’Observatoire des fondamentalismes n’est paru dans la presse belge.

RÉACTIONS Le 4 août 2020, soit une semaine après la publication d’une première version de ce papier sur le blog de Marcel Sel, Ricardo Guttiérez a répondu sur Facebook : « Dans un élan complotiste stupéfiant, le blogueur Marcel Sel a vu dans la démarche de la FEJ une “tentative de censure d’État”. Pas moins ! À l’en croire, Ecolo, les intersectionnels ou néo-féministes et les associations de journalistes professionnels (la FEJ et notre affilié belge, l’AJP) auraient “uni leurs forces et usé de leur influence dans le seul but de faire taire des opposants à ce qui constitue leur gravissime péché : être devenus des idéologues partisans. Le tout, au bénéfice de fondamentalistes islamistes”. Un complot, en somme, “orchestré” par la FEJ, avec la complicité d’Ecolo “et du ministère belge de la Culture et des Médias” (sic). Le journal néoconservateur “Causeur” y voit même la preuve d’une “collusion entre les écologistes, le religieux et les médias”. Analyse de la même veine, dans la revue souverainiste “Front Populaire”, qui va jusqu’à décrire le Conseil de l’Europe comme une institution “sous influence fréro-salafiste”. Bien sûr… Chacun jugera de la clairvoyance et de la perspicacité de ces “analyses”. » Le 11 août 2020, Florence Hainaut a elle aussi commenté la première version de ce billet dans son article intitulé La Fabrique du Raid et publié dans Medium : « Le 30 juillet, un blogueur [tellement intéressé par “l’affaire” que j’ai arrêté de compter au 100e tweet sur moi] s’y met, dans un long billet supposé analyser la “polémique en

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cours” en se basant sur des “faits”. Puisque parmi les personnes qui me soutiennent publiquement figurent des membres du parti Ecolo, il n’en faut pas plus à notre fin limier pour me déclarer inféodée à ce parti. Et ce parti à mes manigances liberticides. CQFD. Pour le reste ? En lieu et place de la hauteur de vue promise, cet individu pratique une prose d’allusion, d’illusion logique, spécialisé dans l’argumentum ad ignorantiam (appel à l’ignorance, faux raisonnement qui consiste à dire qu’une proposition est vraie parce qu’elle n’a pas été démontrée fausse) et les sophismes de fausse cause. Et les rancœurs personnelles rances. »

Bibliographie Arrêt  2020-081f de la Cour Constitutionnelle concernant le port de signes religieux à la Haute École Francisco Ferrer, Bruxelles, 2020 https://www.const-court.be/public/f/2020/2020-081f.pdf Florence Hainaut, « Cachez ce foulard… », in Le Soir, 18 juillet 2020 https://plus.lesoir.be/314021/article/2020-07-18/cachez-ce-foulard Florence Bergeaud-Blackler, « Le Hijab ou les errements du néoféminisme », in Le Soir, 19 juillet 2020 Version du 20  juillet 2020 : https://plus.lesoir.be/314305/article/2020-07-20/le-hijab-et-les-errements-du-neo-feminisme Djelloul G., Iskandar F., Dassetto F., D’une foire musulmane à l’autre : Polémiques, mobilisations et halal way of life!, Cismoc Papers Online, mars 2016, 13 p. John Jenkins, Charles Farr, Muslim Brotherhood Review: Main Findings (Rapport sur les Frères musulmans : constats principaux),

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Ordre d’impression de la Chambre des Communes, Londres, 17 décembre 2015. Aje Carlbom, Malmö Universitet, Islamisk aktivism i en mångkulturell kontext – ideologisk kontinuitet eller förändring (L’activisme islamique dans un contexte multiculturel  – continuité ou changement idéologique), MSB (Agence suédoise des Contingences civiles), Malmö, 2018 Code de déontologie journalistique, Conseil de déontologie journalistique (CDJ), Bruxelles, 2017 http://www.lecdj.be/telechargements/Code-deonto-MAJ2017-avec-cover.pdf

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Je ne veux plus me taire Fadila Maaroufi « Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Jean de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Fables, Livre VII, 1 Je vois depuis trop longtemps le poids du silence et les secrets de famille détruire les vies. Je suis née à Bruxelles, dans une famille berbère marocaine de Nador (région du nord-est du Maroc). Je suis issue de la troisième génération. J’ai vécu à Cureghem et travaillé dans différents quartiers de communes bruxelloises : Saint-Gilles, Forest, les Marolles, Anderlecht… Ces quartiers sont appelés socialement et économiquement défavorisés, peuplés majoritairement de familles issues de l’immigration et de nouveaux migrants. Néanmoins, ils ne sont pas isolés : les déplacements, la circulation y sont faciles, les transports en commun, accessibles. Avec le temps, certaines communes ont même bénéficié d’une politique de gentrification (Saint-Gilles, Forest, la Ville de Bruxelles). Contrairement aux clichés répandus, toutes les familles issues de l’immigration ne sont pas précaires, beaucoup ont investi au Maroc par exemple, la double nationalité leur permettant de posséder un compte bancaire là-bas. Il n’est pas rare qu’elles soient propriétaires de leur logement en Belgique et/ou d’une résidence

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secondaire au pays d’origine, les liens avec celui-ci restant encore très forts, même après plusieurs générations nées en Belgique. En janvier 2020, réalisant la gravité de l’emprise de l’islamisme dans nos vies et nos comportements, j’ai décidé de fonder l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles avec l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler. Il était important pour moi que l’on ose enfin parler du phénomène de la communautarisation et d’islamisme en Belgique. À chaque fois que j’avais abordé ces questions dans mon entourage, j’avais constaté à quel point elles étaient frappées d’interdit. Je connaissais la censure existant au sein des familles de la communauté musulmane, mais je ne pensais pas cela puisse aussi toucher les acteurs du monde associatif ou de la recherche universitaire. En tant que travailleuse sociale, je voulais aider les familles à sortir du silence, afin que chaque membre puisse réaliser son rêve intime et personnel. J’étais convaincue d’y arriver. Et parfois, en effet, j’y parvenais.

Circulez, il n’y a rien à voir ! Les obstacles les plus tenaces que je rencontrais venaient des religieux, mais surtout des politiques, des travailleurs sociaux et de leurs institutions subordonnées à ce public. Ils organisaient des fêtes de quartier pour la cohésion sociale et le vivre-ensemble. La réalité traduisait toute autre chose. Les femmes étaient seulement mobilisées et valorisées pour préparer le couscous après la fin du mois du ramadan. Ces fêtes étaient uniquement fréquentées par des personnes d’origine

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maghrébine, les seuls Belgo-Belges présents étant les travailleurs sociaux, ce qui me semblait déjà problématique dans un quartier qui comptait plus de trente nationalités différentes. Lors d’une réunion de la coordination des associations des Marolles, à l’occasion de l’organisation d’une de ces fêtes, j’ai proposé que l’on demande à chacun de préparer des spécialités venant de divers pays d’Afrique subsaharienne, mets typiquement belges ou encore marocains. J’ai aussi demandé que l’on puisse servir du vin. Une majorité a alors exprimé la peur que cela provoque des représailles de la part de jeunes ou du mécontentement dans la communauté musulmane. J’ai rétorqué qu’ils ne pouvaient pas se baser sur des spéculations et, qu’ayant interrogé beaucoup de personnes, la plupart estimaient que c’était une excellente idée. Lors de cette fête, tout s’est finalement très bien passé. Je me souviens d’un homme musulman proposant une sauce qu’il avait préparée pour accompagner le boudin blanc cuit. Chacun allait découvrir les plats des autres. Bien sûr, il y avait des musulmans pratiquants qui se servaient exclusivement de la nourriture halal, néanmoins, cela n’était pas sujet à des crispations et la présence d’alcool ou de nourriture haram ne les gênait nullement. Significativement, cette fête a connu plus de succès que jamais auparavant. Les personnes s’étaient senties concernées et respectées. N’est-ce pas cela l’authentique vivre-ensemble ? Mais sous la pression de la mosquée du coin, connue pour ses propos antisémites, misogynes, et haineux, ce bel élan fut brisé. Ce qui a renforcé le communautarisme dans le quartier. La sécurité consiste à se taire. « Pas de vague. » « Évitons d’exciter la susceptibilité des plus violents et des plus rétrogrades. »

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Le manque de courage et la lâcheté nous perdent. Les associations dépendent des pouvoirs politiques qui les subventionnent. En échange, lors des élections, les affiches des partis sont placardées sur les vitrines des associations. Quand le parti socialiste passe, les vitrines ont tendance à se colorer de rouge. Hommes et femmes politiques arpentent le terrain. Les religieux aussi. Les femmes et les jeunes filles payent un lourd tribut. Pour vivre librement, elles doivent sortir du quartier. Personne ne veut aborder ces questions de peur de représailles, mais aussi, au nom de la tolérance de « la culture de l’autre ». Nous parlons d’hommes, de femmes, d’enfants ayant la nationalité belge, appartenant à la deuxième, troisième, ou quatrième génération…

Observation participante J’ai vu et vécu l’emprise croissante du religieux dans les quartiers, les attentats, la souffrance de ses femmes et de ses hommes assignés à une identité par les religieux, mais plus encore par des hommes et des femmes politiques, de gauche la plupart du temps, qui empêchaient toute émancipation. C’est ce qui m’a poussée à approfondir ces questions. Je voulais libérer la parole. Car cette parole me semblait réprimée, étouffée dans un réseau complexe de « boites ». La boite familiale, la boite communautaire, la boite associative, la boite politique. Chacune dépendant de l’autre et assurant sa fonction dans l’emboitement.

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Je pressentais que si l’on parvenait à ouvrir, à dés-emboiter l’une d’entre elles, les autres suivraient et tout le système s’effondrerait. J’ai commencé des études d’anthropologie pour essayer d’analyser ce que je voyais et me tourmentais. J’ai choisi de faire un mémoire sur la pratique religieuse et la spiritualité des femmes musulmanes à Bruxelles. Selon la méthode dite d’observation participante, j’ai fréquenté durant des années une mosquée qui elle-même m’a portée vers d’autres lieux : des centres culturels islamiques, des salons islamiques dédiés à la santé et au bienêtre… Ceux-ci étaient parfois soutenus par les pouvoirs publics qui mettaient à disposition des locaux ou les finançaient. De jour en jour, semaine après semaine, au fil des mois, je découvrais la profondeur de l’endoctrinement dans lequel étaient plongées ces femmes et ces jeunes filles. Propos haineux, appels au meurtre vis-à-vis des juifs et des homosexuels, déni face aux crimes atroces perpétrés par Daech. Elles appelaient à la hijra, au départ vers la Syrie en guerre. Elles exprimaient leur défiance vis-à-vis des médias occidentaux, qui selon elle, racontaient n’importe quoi, et encourageaient leurs « sœurs » à se rendre sur place afin qu’elles se rendent compte « qu’il est impossible que des musulmans tuent d’autres musulmans ». Leur mot d’ordre était « Nous devons rester solidaires. » Que ce soit au cours de dogme, d’éthique, de jurisprudence ou d’assise spirituelle donnés au sein de la mosquée, les sœurs répétaient que l’on ne devait jamais remettre en question les paroles d’Allah. Quelles qu’en soient les conséquences, « nous lui devons obéissance », répétaient-elles. D’ailleurs, questionner Allah c’était remettre en question Dieu et notre foi, risquer l’apostasie. Les sœurs rappelaient qu’on ne pouvait aimer personne plus que Dieu. Elles étaient mariées à Allah.

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Comment convaincre alors qu’on ne peut tuer, même au nom de Dieu ? « Il est l’être absolument parfait », affirmaient-elles. Tout tournait autour de la peur de la mort et de l’apocalypse. C’était l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes. Les sœurs évoquaient l’importance d’être musulmane pour ne pas brûler en enfer. Elles racontaient que nous allions devoir rendre des comptes à Allah après notre mort. « Il va compter nos bons points, hassanat, et nos mauvais points, siyat ». Mourir en martyre, c’était la garantie d’une vie éternelle, meilleure qu’icibas. Une semaine après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, Myriam enveloppée d’un long djilbab noir harangua ses sœurs : « Mes proches ont peur pour moi. Tout le monde m’a dit : —Ne va pas à la mosquée avec ce qui se passe, on risque d’y mettre une bombe ou de t’agresser ! - Je leur ai dit : – Mais vous êtes fous, tant mieux si je meurs en martyre, j’irais direct au paradis. - Il ne faut pas avoir peur, mes sœurs, de mourir. » Les plus fanatiques nous racontaient des scènes de châtiments destinés aux mauvais musulmans et aux mécréants qui nous faisaient froid dans le dos, plongeant les femmes et les jeunes filles dans une profonde méditation. Il régnait alors un silence lourd.

Je prenais conscience de mon endoctrinement Trois ans durant, je vais côtoyer ce monde parallèle. Simplement en passant d’un quartier, d’une rue à l’autre, il me semblait basculer de pays, de siècle, de civilisation. Petit à petit, je me sentais gagnée par une forme de schizophrénie : une violence inouïe s’exerçait tant sur mon esprit que sur mon corps. Car tout est contrôlé dans ce monde : vêtements, faits,

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gestes, jusqu’à votre vie intime, vos pensées, vos rêves. Plus rien ne vous appartient, vous appartenez à la communauté. J’étais sans cesse ramenée à l’enfermement de ma condition de femme. Sinon me guettaient le rejet, l’exclusion. Peu à peu je prenais conscience de mon propre endoctrinement. Et je pris conscience du danger : ces femmes sont conditionnées et perpétuent ce conditionnement à travers l’éducation de leurs enfants. Il s’agit de servir Allah, par tous les moyens. Depuis tout petits, on inculque aux enfants la séparation entre « eux » et « les autres mécréants ». À partir de ce moment-là, je tentai d’alerter les politiques. Parallèlement, je postulai dans différents centres de lutte contre la radicalisation dont malheureusement les portes me restaient fermées en raison de mon « manque d’expérience sur le terrain ». Moi, maroxelloise de troisième génération, dont la mère, les frères et sœurs étaient endoctrinés, on me reprochait mon manque d’expérience. Ne trouvant pas d’emploi je commençai néanmoins à donner des conférences sous pseudonyme. De plus en plus souvent, j’étais sollicitée pour des formations par le personnel de l’enseignement, de la police ou de la santé. Cela dura trois ans, de précarité, à donner sans compter.

Rencontre avec le Centre d’Action Laïque Le hasard me fit rencontrer une femme politique engagée à qui j’expliquai mon parcours et mon travail. Elle se montra sensible à ma démarche et à partir de ce moment-là, constitua un soutien précieux. Sur ses recommandations, je fus recrutée au Centre d’action laïque. Je fus engagée au CAL pour diriger la Fondation d’Assistance Morale aux Détenus. Quelle excellente opportunité d’expliquer aux laïques ce qu’était le radicalisme dont tout le monde parle !

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La FAMD est une fondation d’utilité publique. Elle vient en aide aux détenus et à leurs proches. Soixante personnes y travaillent. Je fus engagée pour en assurer la direction. On me fit passer deux entretiens au cours desquels je ne cachai pas mes grosses lacunes en néerlandais. On m’assura que cela ne poserait aucun problème, l’entente entre néerlandophones et francophones étant particulièrement bonne au sein de la Fondation. En plus de me rassurer, on me proposa de prendre en charge mes cours de langue et on me signala que je serais coachée à mes débuts par une ancienne pour m’expliquer le fonctionnement administratif de l’institution. J’étais enthousiaste non seulement pour le poste, mais pour l’opportunité d’apprendre une nouvelle langue. Une réunion importante entre les responsables avait lieu le jour même, à laquelle je ne fus pas conviée. Au sortir de celle-ci, une personne s’approcha de moi, me serra la main en me souhaitant bonne chance et en me confiant combien il était important et difficile de travailler ici. Elle-même quittait son poste au sein de la FAMD, je ne la revis jamais. Plus tard, je me retrouvai finalement directrice de la Fondation sans le moindre coaching, mais néanmoins soutenue par une équipe psycho-sociale bienveillante. Mon équipe se composait de deux secrétaires (engagés dans le cadre d’un plan Actiris) d’une aide-comptable, d’une animatrice, d’une psychologue à mi-temps, d’une assistante sociale néerlandophone, d’une assistante sociale francophone et de deux assistants sociaux francophones.

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Une personne de la « diversité » Peu à peu, je réalisai avec déception que je n’avais pas été engagée pour mes compétences professionnelles, mais pour combler un déficit en personnes « issues de la diversité », le CAL n’étant constitué que de Belgo-Belges. J’avais le douloureux sentiment que je serais chargée de faire mon travail… et d’assurer la fonction de potiche exotique. À la Fondation, c’est M.V. qui prenait les décisions, suivi par les autres membres. Très vite, je me rendis compte que je n’étais pas engagée en qualité de directrice, mais de secrétaire. Toutes mes décisions étaient remises en question. Après deux mois de travail pour la Fondation, on commença à me reprocher ma méconnaissance du néerlandais. Je réalisai alors que je me trouvais prise malgré moi au cœur d’une lutte de pouvoir entre néerlandophones et francophones et que j’allais en faire les frais. En janvier 2020, l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles apparaissait sur les réseaux sociaux. J’y travaillais le soir, la nuit parfois. Mes souvenirs d’enfance, mon expérience à la mosquée, tout cela me tourmentait, il fallait que j’en parle. Il était essentiel pour moi d’aborder les questions touchant à l’islamisme et au fondamentalisme en général, non seulement à Bruxelles, capitale de l’Union européenne, mais dans l’Europe entière. « Islamisme » : il y a un tabou autour de ce mot. Que cela soit dans le milieu associatif, celui de la police ou du monde politique. Quand on en parle, on baisse la voix. La plupart de mes interlocuteurs me demandent la discrétion, ils ont peur de perdre leur emploi. Or, il me semble vital que ces voix se libèrent, qu’elles puissent avoir une place au sein du débat démocratique. Au cœur même

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du Savoir, à l’université, ce sujet est tabou : ceux qui osent en parler sont considérés comme des fascistes tenant des propos d’extrême droite. Si j’avais réussi à installer une relation de confiance entre les responsables et mon équipe à la Fondation, à partir de la naissance de l’Observatoire, je fus régulièrement rappelée à l’ordre et soumise à de plus en plus de pressions notamment de la part de certains de mes responsables. On me signala que je n’avais pas été engagée pour aborder ces questions touchant à l’islamisme et on demanda un droit de regard et un contrôle sur toutes les futures publications de l’Observatoire. En février 2020, un « tuto hijab » a été réalisé par l’association « Comme un lundi » dans le cadre du projet « Parlons jeune », soutenu par le Parlement bruxellois, la Cocof, des représentants des droits de l’enfant, et d’éminents représentants de l’ULB VUB. Nous avons lancé une alerte sur la page Facebook de l’Observatoire, en démontrant le côté prosélyte de cette vidéo mettant en scène des mineurs expliquant comment bien mettre son voile. Pour moi, c’était un choc, je ne pouvais pas imaginer que des pouvoirs publics, des représentants de la défense des droits de l’enfant et des universitaires, puissent participer à la promotion du voile auprès des mineurs. S’il s’était agi de catholiques, je pense que l’opinion publique et les institutions auraient réagi bruyamment et rapidement en supprimant cette vidéo. C’est le contraire qui se produisit. L’Observatoire fut trainé dans la boue par une campagne de dénigrement à laquelle une grande partie des médias se rallia. En réponse à nos questions et à nos arguments, nous ne recevions que des accusations, nos propos étant constamment simplifiés et déformés.

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Des pressions Suite à cela, mon responsable me demanda de supprimer notre article sur la page de l’Observatoire. Je fus abasourdie : cet engagement citoyen étant indépendant de mon travail. Je compris l’ampleur de la situation en recevant différents appels téléphoniques me mettant en garde de la part de collègues soutenant la démarche de l’Observatoire, mais n’osant le faire ouvertement. Ainsi, j’appris qu’en haut lieu, on aurait exigé de me faire taire. Le mot « licenciement » circula. Quelques jours plus tard, alors même que s’ouvrait l’exposition consacrée à Charlie Hebdo au CAL suivie d’une conférence sur la liberté d’expression, je fus convoquée. Cette convocation eut lieu dans une atmosphère tendue. Certains de mes responsables me demandèrent de leur envoyer à l’avenir tous les articles de l’Observatoire afin qu’ils puissent les valider avant publication. Je refusai bien évidemment, sidérée par leurs propos. En sortant de réunion, sous le choc, effarée, une colère m’envahit : « Comment une institution qui prétend défendre la laïcité et qui organise un colloque sur la liberté d’expression peut en même temps exercer une telle censure ? » Cette hypocrisie me dégoutait à un point tel qu’il me fut impossible de me rendre au vernissage de l’exposition le soir même. À partir de ce jour, je ne cessais plus de subir des pressions, des intimidations et des menaces de renvoi après chaque publication faite par l’un des membres de l’Observatoire.

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L’été caniculaire Au cœur de l’été 2020, Florence Hainaut, une journaliste, publia une carte blanche dans un grand quotidien, dont l’intitulé me frappa non moins que le contenu. Avec désinvolture, son auteur y défendait le port du voile. Il faut comprendre que pour des femmes et des hommes comme moi, qui avons subi la violence de l’intérieur, ces prises de position insouciantes provoquent une douleur insoutenable. Car en toute bonne conscience, ces personnes servent les desseins des islamistes. Oui, la banalisation du voile accompagne la progression de l’islam politique. Et participer à sa promotion en muselant toute critique, c’est s’en rendre complice. Le voile est un uniforme ostensible, il signifie la condition inférieure des femmes, soumises, au nom de Dieu. Il établit une frontière entre les femmes « pudiques » et « impudiques ». À celles qui ne le portent pas, il rappelle qu’elles sont vouées à l’enfer. Pour cette raison, je ressentais une véritable urgence à répondre. La carte blanche de Florence Bergeaud-Blackler en réponse à celle de la journaliste me sembla donc indispensable et salutaire. On peut s’attendre à une offensive contre la démocratie de la part d’islamistes qui s’inscrivent dans une volonté de sécession. Mais que des personnes, prétendument démocrates et féministes, se fassent leurs alliées était plus improbable. Et pourtant. Pour oser s’opposer à la violence psychologique et physique et à la culpabilisation qui visent à faire de nous les soutiens inconditionnels de l’Oumma, les personnes comme moi payent un lourd tribut : le rejet, les intimidations, la mort sociale, les menaces de mort, les agressions.

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C’est une réalité que beaucoup ignorent, comme cette journaliste. Notre liberté, nous nous battons pour la gagner et cela nous coûte, dans tous les sens du terme. Pourquoi ne veut-on pas nous voir et nous entendre ? Ces prétendus progressistes alliés aux islamistes nous abandonnent et sont indifférents à nos souffrances. Est-ce que le nombre de likes et d’abonnés sur les réseaux sociaux a plus de valeur que le patient travail de compréhension et d’analyse du réel ? Est-ce qu’il vaut mieux sacrifier la vérité à son confort social, moral et intellectuel ? Je songe à ces jeunes filles, Nadia et Rachida, dont j’assurais la prise en charge sociale quand elles furent victimes de violences parentales, forcées par leur père à porter le voile : « — Gare à vous si vous ne l’avez pas ! Je vous écrase en voiture. Je me fous de la prison ! De toute manière, je le saurai si vous ne le portez pas. — On va rire de moi, on va se poser des questions. Pourquoi ? Les voisins vont être choqués. Nos amis, tout le monde va nous voir avec ce voile sur la tête. Ce n’est pas juste ! Ce n’est pas possible ! » « Le matin, je mettais le voile sur ma tête, je sortais avec et une fois arrivée à l’angle de la rue, je le retirais. Quelquefois mon père me chopait. D’abord il me terrorisait avec son regard, puis il m’insultait et me menaçait. Une fois à la maison, c’était les coups avec la ceinture ou sa chaussure. J’avais peur, je savais ce qui m’attendait, mais je m’en foutais ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire et ce qu’on essaie de nous faire croire, ce genre de témoignage n’est pas minoritaire.

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Il est urgent de s’y intéresser. Mais ce mee too-là embarrasse. Pendant la période qui a suivi la publication des cartes blanches, outre les intimidations et les menaces de poursuites judiciaires de la part d’islamistes haut placés prônant l’interculturalité et le dialogue interconvictionnel, je fus saisie par des attaques verbales venant de personnes que je croyais mes amies. L’une d’elles notamment, travailleuse sociale et féministe, coupa tout contact personnel avec moi et me prit publiquement à parti : « Cette haine que tu entretiens vis-à-vis des musulmanes nourrit ton travail et c’est vraiment triste. Se liguer contre les femmes qui font le bon choix de porter le voile, soi-disant pour lutter contre les fondamentalistes, est vraiment une démarche antiféministe et antihumaniste. Tu les empêches de s’émanciper par l’accès aux études et à l’emploi. Depuis quelques années, je me suis délibérément éloignée de toi, car j’ai constaté ton animosité envers ces femmes. Je suis profondément laïque, j’ai enlevé le voile, mais jamais je n’empêcherai mes sœurs qui le portent d’aller à l’école et de décrocher un emploi. » Elle venait ainsi de faire la démonstration que lorsque nous autres, femmes de culture musulmane attachées à la laïcité, ne sommes pas d’accord avec « les sœurs », nous sommes mises hors de la communauté. Avec, en prime, cette éternelle façon d’essayer de nous culpabiliser. Ce sont ces personnes, opposant le monde entre « blancs » et « racisés » qui nourrissent l’extrême droite. Je refuse de diviser l’humanité en différents groupes, qu’ils soient « raciaux », « ethniques », « croyants »… Je n’empêche pas les femmes voilées d’aller à l’école ni d’aller travailler. Elles s’excluent toutes seules, elles n’ont pas besoin de moi pour se mettre à la marge des valeurs communes. Qu’y a-t-il de laïque à défendre un groupe au détriment d’un autre ? À accepter que les personnes soient régies par des lois différentes selon leur sexe, leur croyance ou leur ethnie ?

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Quand et où ai-je tenu un discours haineux ? En plus de ces attaques, je subis force menaces et pressions de la part d’un de mes responsables au CAL. Celui-ci, qui s’était toujours vanté d’être une personne influente ayant beaucoup de relations, semblait inquiet et ne cessait de m’envoyer des SMS durant le week-end ou tard le soir pour m’enjoindre à revenir sur mon erreur d’avoir interpellé Florence Hainaut. Il s’agissait de me taire ou il se passerait de mes services « après les vacances ». À l’automne 2020, les pressions étant trop grandes, je tombai malade et dus me reposer une quinzaine de jours. Alors en arrêt de travail, je reçus une convocation pour me rendre à une évaluation le 26 octobre 2020 à 15 h dans les locaux du Centre d’Action Laïque en la présence d’éminents responsables. Ce jour-là, je me retrouvai face à quatre hommes et je réalisai que « l’évaluation » était en fait un réquisitoire à charge. Une de ces graves figures tonnait en agitant un mystérieux paquet de feuilles : « Rien ne va, le travail est mauvais ! La direction, la comptabilité ! » « Il n’y a pas d’autre solution, ajouta un autre dont je constatais que le regard fuyait constamment le mien, nous ne pouvons pas continuer avec elle ». Lorsque tout cela fut fini, d’un air désolé, un de ces hommes me raccompagna jusqu’à la porte en m’affirmant qu’il me recontacterait après leur délibération. J’avais compris que la décision était déjà prise et que tout ceci n’était qu’une mise en scène procédurale. Je fus licenciée deux jours plus tard avec un préavis de deux mois « à ne pas prester. » s’empressa-t-on de me signaler, comme s’il s’agissait d’une fleur que l’on m’accordait alors qu’il ne s’agissait que de l’application élémentaire de la loi.

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Je reçus des marques de soutien et d’amitié de la part de mes collègues et de mon équipe (ils rédigèrent une lettre de soutien), mais jamais ouvertement de peur de représailles.

Pour conclure J’ai vu l’islamisme grandir. Au début, nous ne l’appelions pas comme ça. Quand on voyait des barbus en kami noirs, mon père les appelait les Ikhwan (frères en arabe). Il les regardait du coin de l’œil avec de la méfiance et du dégout. Leurs regards sombrent me faisaient peur et j’avais assisté à des scènes de violence où des enfants étaient battus par des parents qui faisaient partie de ces Ikhwan. Les années ont passé, j’ai compris la chance que j’avais d’être née dans un pays démocratique où nous avions une chance de gagner un jour la liberté de « devenir ce que nous étions » ainsi que le préconisent les philosophes (Pindare, Spinoza, Nietzsche). Mes ancêtres sont berbères, les secrets, nous connaissons. Le linge sale doit être lavé en famille : être brulé même, pour en faire disparaitre la moindre trace. Bref, l’omerta est bien prégnante et tout le reste est un conte, une histoire qu’on s’invente pour se rassurer. La réalité est niée, car elle est parfois insupportable à affronter. Pour être reconnus au sein d’un milieu (familial, religieux, politique, mondain, universitaire, artistique), nous finissons par accepter ce silence. Nous préférons la paix, parfois un certain confort moral, économique et l’assurance d’une protection. C’est ainsi que nous sommes élevés : dans la communauté et pour la communauté.

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On ne nous apprend pas à être des citoyens belges, des individus avec des droits, dans un contrat social. Certains d’entre nous ne peuvent plus vivre dans l’omerta, plus insupportable que tout. Une volonté absolue nous pousse à défendre ce en quoi l’on croit au plus profond de soi : la recherche de la vérité, la défense de l’humanité. Et nous devenons alors dépositaires de la confiance des autres. Des enfants, des familles nous confient leurs souffrances, les violences subies. Mes ancêtres sont berbères, l’honneur, nous connaissons. Ces confidences dont j’ai la tête pleine et qui hantent mes nuits, je les considère comme un cadeau précieux et fragile dont je suis désormais responsable. Ceux qui les ont faites ont pris le risque de se mettre à nu. Ils m’ont fait confiance pour que je devienne le passeur, le témoin de ce qui ne se dit pas chez eux. En échange de cette offrande qu’ils m’ont faite, je leur suis redevable. Et ce que je leur dois, c’est la vérité et l’humanité. Il y a ceux qui savent et qui connaissent la souffrance, qui l’ont vécue dans leur chair et ceux qui se perdent dans des rêves narcissiques en s’appropriant les combats des autres pour se mettre en valeur et servir leurs intérêts au détriment de la vérité. C’est ce qui m’a le plus fait souffrir dans la victimisation de cet épisode de cancel culture que nous avons vécu cet été. J’aime Bruxelles, j’aime ma ville, j’aime les gens vulnérables, touchants, de mon pays. Mais derrière sa manière sympathique d’aborder les problèmes, pullulent des non-dits qui nous mènent au désastre.

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« Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnellement voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies ! ...» Émile Zola, « J’accuse...! »

Bibliographie  Jean de La Fontaine, Fables Émile Zola, J’accuse...! Lettre d’Émile Zola à Félix Faure, Président de la République, le 13 janvier 1898 Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire

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La trahison des progressistes Céline Pina Comment promouvoir une doctrine totalitaire et violente quand on veut se faire passer pour progressiste ? En pratiquant l’amalgame. C’est ainsi que l’islamiste est rebaptisé musulman. Cela permet de censurer les chercheurs et spécialistes du sujet en leur faisant un procès en racisme et déviance d’extrême droite. Le tout en promouvant une idéologie, l’islamisme, qui n’a rien à envier au fascisme. Si de surcroit on peut s’offrir en prime le luxe de trahir tous les principes d’émancipation, tout en revendiquant une pureté morale qui autorise tous les débordements vis-à-vis de ceux qui refusent cette mascarade, pourquoi se gêner ? C’est un peu comme si en amalgamant nazi et allemand, on accusait de xénophobie tous ceux qui critiquent l’idéologie hitlérienne. Si dans les années trente, la gauche avait été aussi veule, nous ne serions sans doute pas là à continuer à défendre ces libertés pour lesquelles tant de gens sont morts lors de la Deuxième Guerre mondiale et qu’une partie de notre élite politique est en train de trahir pour faire le lit de l’obscurantisme et du totalitarisme religieux. Ancienne élue, j’ai passé plus de vingt-cinq ans au sein du Parti socialiste français. Si j’en suis venue à m’intéresser à l’islamisme, c’est d’abord à cause de cette phrase de Peguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Cette phrase m’a toujours intriguée parce qu’elle me touchait et me fascinait alors que je la trouvais assez laide, mais d’une justesse qui la rendait incandescente. J’y revenais toujours, mais ne m’en inspirais jamais. 189

Pourquoi ? Parce que cette ode à la lucidité est une méthode souvent rédhibitoire quand il s’agit de servir l’ambition, en tout cas au sein du système des partis tel que je l’ai connu. Pour gravir les échelons à l’intérieur d’un parti, que ce soit au PS ou ailleurs, il faut dire ce que les gens ont envie d’entendre et préférer se crever les yeux, plutôt que de pratiquer la lucidité. Cela au risque de ne plus se sentir capable de délivrer les éléments de langage dont la maitrise est censée prouver votre degré d’initiation. Ce que l’on vous répète en boucle quand vous avez des velléités d’interroger le catéchisme à la mode ? « Fais-toi élire et après tu pourras agir ». Sauf que c’est faux. Si vous vous faites élire sur un positionnement précis, vous serez l’émanation d’un écosystème qui défendra ses intérêts et vous tiendra. « Qui t’a fait roi ? » n’est pas une question, c’est un rappel à l’ordre et une menace. Le problème c’est que les gens rêvent du pouvoir comme les enfants rêvent de grandir. Dans les faits, pas plus que devenus adultes les enfants ne feront que ce qu’ils veulent ; une fois au pouvoir, l’homme ne devient pas tout puissant. Il doit composer et ses alliés ont aussi des intérêts à défendre. Voilà pourquoi votre pratique sera impactée par vos alliances et votre discours. Or, dans les villes populaires de banlieue où j’ai travaillé et habité, la meilleure manière de gagner les élections s’appuyait sur la mise en place d’un système clientéliste tourné entre autres vers la population d’origine immigrée. En passant des accords avec les représentants communautaires, en général autour du don du foncier pour permettre la création de mosquées (baux emphytéotiques), ceux-ci garantissaient un vote massif pour le candidat dans les quartiers dits difficiles. Dans des villes où certains maires, sur une population de votants de 16 000 électeurs se font élire avec à peine plus de 2 000 voix, faire basculer 2 ou 300 voix change la donne. Ces tractations-là

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font basculer une élection d’un côté ou de l’autre. Certes dans les quartiers dits difficiles, le nombre de votants est moindre, mais les votes sont souvent massifs, jusqu’à 80 à 85 % pour le même candidat. Au fur et à mesure que les islamistes ont renforcé leur emprise sur la population d’origine arabo-musulmane, ils sont devenus les interlocuteurs des politiques, influençant les discours et les représentations. Aujourd’hui, on constate cette influence sur le positionnement des partis de gauche en France. L’autre raison qui m’a amenée à prendre position et à refuser de suivre le discours du PS sur ces questions est leur impact sur la condition féminine. Petite fille, c’était la question du mariage forcé et de l’excision qui nous révoltait. Je croyais que la gauche était le parti qui prônait et défendait l’émancipation de la femme et c’est pour cela que je militais de ce côté de l’échiquier. Puis il y eut un premier choc. En 1989, dans la revue du MAUSS, Alain Caillé, sociologue, se met à défendre l’excision au nom du respect des cultures. Mutiler les femmes ne menacerait pas l’ordre républicain et devrait donc être accepté. Cette acceptation serait même la preuve d’une certaine maturité démocratique. Bien sûr, l’excision est ramenée ici à la circoncision. Le fait que cela ampute la femme de sa féminité et est une violence patriarcale est nié. Et hélas, un certain nombre de militants de gauche et d’associations ont suivi le mouvement. Or je n’ai pas été élevée dans l’idée que le respect des cultures devait amener à fermer les yeux sur la barbarie. Mais je n’ai pu que constater l’étrange positionnement à géométrie valable de la gauche : pour elle, lutter contre l’apartheid, donc remettre en cause une pratique culturelle et politique barbare était légitime quand il s’agissait de lutter contre le racisme. Ce en quoi je suis tout à fait d’accord. Et illégitime quand il s’agissait de lutter contre le sexisme. Là, la femme devait accepter et se taire. Eh bien je n’y suis pas arrivée.

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J’ai été élevée dans l’idée que l’égalité en droit des êtres humains était une condition indispensable à la démocratie comme à la justice sociale. Une condition nécessaire même si insuffisante. Sans conception d’une égalité des hommes au-delà du sexe, de l’ethnie, de la couleur de peau, des pratiques philosophiques ou religieuses, le reste n’est pas possible : libertés individuelles, droits de l’homme… Mais surtout je venais d’une famille où les femmes avaient été longtemps empêchées, même voire surtout lorsqu’elles étaient plus brillantes que les hommes. Tout simplement parce que la société qu’ont connue mes grands-mères n’était pas une société où les femmes étaient les égales des hommes. Il fallut attendre les années soixante pour qu’elles aient le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari ou d’avoir leur propre compte en banque. Quand j’étais petite, les femmes de ma famille étaient des militantes pour l’émancipation des filles. Pas dans des partis ou des associations, mais au quotidien, pour leurs filles, amies, connaissances. Elles nous transmettaient un désir d’indépendance, de force et de responsabilités au quotidien. À cette époque, j’ai lutté pour que des amies moins favorisées échappent au mariage organisé au bled ou à ce voile qui voulaient les enfermer dans une minorité sans fin et étaient le symbole de leur soumission et du refus de leur accorder l’égalité. Enfin j’ai lutté, disons que cela m’a révoltée, mais que je ne savais pas trop quoi faire. Néanmoins cela a nourri, plus âgée, mon engagement militant à gauche. L’affaire des foulards de Creil (sur laquelle je reviendrai dans le corps du texte) m’a donc énormément choquée dans ce contexte. D’autant plus que cette problématique était pour moi existentielle : je ne pouvais comprendre que ce symbole sexiste puisse avoir sa place à l’école. Je le vivais comme une menace directe sur ma liberté. Car je ne pouvais être libre si j’acceptais que d’autres dans mon pays ne le soient pas. Pour moi la question de la liberté étant distincte du consentement : on

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peut consentir à une oppression en l’intériorisant, notamment par conditionnement, mais on ne peut être « libre d’être opprimée ». Je pouvais concevoir qu’on puisse être élevé dans une telle idée du péché ou de la honte de soi que l’on revendique soi-même son infériorité, mais je ne croyais pas qu’une société libre devait accepter que l’on fasse subir cela à certaines filles. Je ne pensais pas que ce sujet susciterait des polémiques tant il me paraissait facile à régler. Je ne m’attendais pas à une telle lâcheté des politiques. Une fois de plus une certaine gauche trahissait la cause des femmes. Mais c’est une autre gauche, républicaine, qui, elle, s’est levée et a fait voter la loi de 2004 interdisant le voile à l’école. Je pensais que cette bataille-là avait été gagnée. Mais jamais la loi n’a été acceptée par les islamistes qui en ont fait un de leurs chevaux de bataille et qui ont su rallier à eux sur ces questions une partie de la gauche. Au sein du PS, j’ai d’abord mené une lutte en interne sur ces questions. J’ai été très attaquée, traitée de raciste et de facho. Je me souviens surtout de ces gens qui venaient me voir à la fin d’un échange houleux en me disant : « tu es courageuse, on est d’accord avec toi, mais tu comprends… ». Jusqu’au jour où on répond : « non, je ne comprends pas pourquoi tu ne défends pas ce que tu penses juste parce que tu as trop peur des ennuis. Dans ce cas, ne fait pas de politique, tu ne sers à rien et moi aussi en restant et en perdant mon énergie dans des réunions inutiles je ne sers à rien. ». J’ai donc décidé de quitter le Parti socialiste, de ne plus me représenter et de quitter la politique. Ce que j’ai fait, mais en prenant des positions très fortes sur la question de l’islamisme. Ce qui aurait dû être mon chant du cygne a en fait ouvert une autre période de ma vie. Et c’est peut-être seulement maintenant que j’ai le sentiment d’œuvrer pour l’intérêt général.

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L’affaire de la carte blanche sur le voile ou comment les alliés des islamistes installent leurs représentations dans le débat public et déshumanisent leurs adversaires. Il s’agit ici d’une bataille de la représentation où les alliés des islamistes sont de bien plus efficaces prédateurs des lanceurs d’alerte ou des personnalités investies sur le sujet que les barbus eux-mêmes. Les alliés ne sont pas censés défendre leur petite entreprise personnelle. Donc s’ils sont aussi violents dans leurs critiques, ce serait par passion et pureté. Ils luttent contre d’abominables fascistes, qui au nom soi-disant de l’égalité en droit des femmes et de la démocratie combattent de saints hommes qui veulent juste qu’avec un signe comme le voile on puisse trier le bon grain de l’ivraie, autrement dit la musulmane respectueuse de la pute occidentalisée. Car c’est exactement ce qui se joue ici et que l’on essaie de faire passer pour une guerre d’identitaires blancs contre une population musulmane opprimée. Le problème c’est que si effectivement certains profitent des tensions liées aux attentats pour essayer de raviver un suprématisme racial délétère, on les trouve autant à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche de l’échiquier. Et ils ne représentent pas, loin de là, la grande majorité des Français qui revendique son attachement aux valeurs républicaines. Car c’est de cela qu’il s’agit : d’une lutte entre républicains quelles que soient leurs confessions ou leur absence de confession contre une idéologie qui se réclame de l’islam, voudrait en être l’unique représentante et est en train de mettre le feu au monde. En France, ce sont souvent les intellectuels algériens (Kamel Daoud, Boualem Sansal, Wassila Tamzali) qui s’accrochent à la sonnette d’alarme. Chez eux les islamistes ont massacré les musulmans qui ne se soumettaient pas à leurs oukases, égorgé des filles qui refusaient de porter le voile… Le problème n’est donc pas tant

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que les islamistes, dans leur quête de puissance et d’influence politique, tentent de déshumaniser leurs adversaires et de rendre leurs positions immorales, ils mènent là leur bataille politique. Le problème est qu’ils trouvent des personnes dont le rôle devrait être la quête de la vérité et de la justesse, le goût de l’enquête et le respect des faits pour les relayer, comme le font certains journalistes militants ou certains politiques (qui devraient, eux, se rappeler quels sont les principes et idéaux sur lesquels ils appuient leur légitimité). L’affaire qui a opposé sur la question du voile, Florence BergeaudBlackler, anthropologue, et Florence Hainaut, la journaliste, et l’impact que cela a eu sur la vie de personnes impliquées de façon collatérale m’a rappelé ce qu’était le débat en France en 2015 et la violence de l’ostracisation qui frappait ceux qui se montraient courageux sur ces questions. L’attitude de la gauche bruxelloise m’a aussi fortement interpellée par la violence de la censure qu’elle essaie de faire peser sur des personnes qui sont avant tout des défenseurs de l’égalité et qui combattent le racisme et le sexisme. C’est là l’objet de cette analyse.

Emprise islamiste en Europe, la double tenaille L’ensemencement des esprits par cette idéologie haineuse, violente et obscurantiste qu’est l’islamisme, qu’il soit porté par les Frères musulmans ou les salafistes, se fait par un mouvement de tenaille. L’objectif des militants islamistes est double : d’un côté réislamiser d’abord les quartiers et radicaliser les membres les plus fragiles de la communauté musulmane, puis étendre leur influence ensuite sur les autres via le rappel à l’ordre religieux et communautaire. De l’autre, séduire une partie de l’élite, notamment de gauche et lui faire faire le travail de prédation envers ceux qui pourraient dénoncer la manœuvre.

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Pourquoi ? Parce qu’eux sont plus crédibles pour dénoncer leurs pairs et que les accusations de racisme par lesquels les islamistes délégitiment leurs adversaires ont bien plus de poids quand elles émanent d’un leader politique en poste et connu, plutôt que d’un représentant de l’islam politique. « Les islamistes ne sont grands que parce que notre élite est à genoux ». Voilà comment en nous inspirant de La Boétie nous pourrions expliquer l’emprise de l’islamisme en Europe. Mais ce qui est intéressant, c’est d’examiner comment l’idéologie et les éléments de langage des islamistes ont été diffusés et soutenus par des personnes parfaitement intégrées au système. Sans cette aide, la pénétration de l’idéologie profondément inégalitaire, violente et obscurantiste des islamistes dans le débat public n’aurait pu se faire tant elle va à l’encontre des principes et idéaux qui structurent notre société politique. Encore plus en France qu’ailleurs, puisque chez nous rien n’est au-dessus de la raison et de la liberté des hommes. C’est sur l’accord de la raison et le dépassement des passions que nous avons fondé notre lien social et nous n’avons pas eu besoin de référence à Dieu pour le légitimer. Et pourtant, les premiers qui ne sauront pas défendre l’esprit de nos institutions face à une offensive clairement politico-religieuse sont ceux chargés de faire vivre ces fondamentaux civilisationnels, ceux qui sont au cœur même de l’appareil d’État. Ce n’est donc pas au hasard si les islamistes vont s’attaquer à l’égalité. Car sans cette égalité des citoyens au-delà du sexe, de l’origine, du statut social, des croyances ou de la philosophie, l’existence d’une sphère publique reposant sur la confrontation de la raison des hommes n’est plus possible : celle-ci ne peut exister que si chaque citoyen détient la même part de souveraineté et pèse de la même façon dans le débat. Un être humain = une voix pour s’exprimer.

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En s’attaquant à l’égalité, c’est la démocratie qui se retrouve dans le viseur. Cela tombe bien, les islamistes la contestent aussi. Ils vont donc s’attaquer habilement à l’égalité en droit entre les hommes et les femmes, non en l’assumant directement, mais en imposant à leurs adeptes un signe qui marque l’infériorité et l’impureté de la femme : le voile. Quand des organisations islamistes vont décider de tester la résistance de la France aux revendications communautaristes et religieuses, elles vont choisir le voile comme outil. Et ce choix va s’avérer payant. C’est ainsi qu’en 1989 éclate l’affaire des collégiennes de Creil. Une affaire dont on va finir par se rendre compte qu’elle n’est pas spontanée, mais parfaitement orchestrée à partir d’un écosystème où des associations antiracistes sont devenues les chevaux de Troie des revendications islamistes

La faute de la gauche : défendre le prosélytisme et l’idéologie islamiste au nom de l’antiracisme L’histoire est simple et parle de trois jeunes filles qui tentent d’imposer leur voile comme leur prosélytisme véhément (rappelant à l’ordre les adolescentes arabes qui ne se montrent pas assez pieuses musulmanes) au sein d’un collège. Le principal refuse à la fois le voile et le chantage à la réislamisation. L’affaire est alors montée en épingle, car sont déjà à la manœuvre quelques militants islamistes infiltrés au sein du MRAP, mouvement qui se dit antiraciste. Cette affaire va empoisonner l’éducation nationale durant quinze ans, jusqu’à ce qu’en 2004, une loi interdisant les signes religieux ostentatoires règle la question du voile à l’école (aucune autre religion n’ayant posé de problèmes sur cette question). La lâcheté du ministre de l’époque, Lionel Jospin, comme la pusillanimité du Conseil d’État dans cette affaire ont cependant montré aux islamistes que le pays censé être le

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plus laïque d’Europe était faible et avait du mal à se défendre face aux revendications religieuses. La bataille a été finalement perdue, mais toutes les étapes leur ont montré que la guerre pouvait peut-être à terme être gagnée et que des revendications mettant clairement en cause l’égalité femmes/hommes passaient crème au pays de Voltaire et Rousseau. Le pays où on attendait les plus vives résistances sur ces questions a montré qu’il était prêt à abandonner les femmes d’origine arabo-musulmane à la gestion communautaire et a accepté qu’au nom d’une pratique religieuse, la femme porte un signe d’infériorité, d’impureté et de dépendance. Pire même, toute une partie de la gauche s’est mise à défendre la « liberté » de porter le voile, autrement dit la liberté de renoncer volontairement à l’égalité en droit. D’où le fait que la France soit devenue une cible privilégiée pour les islamistes. La France laïque qui renonce à défendre l’égalité des femmes au nom de l’antiracisme et du respect de l’islam, quel trophée pour une idéologie impérialiste ! Or, l’affaire de Creil a montré que la résistance de la société était essentiellement au sein des corps intermédiaires (principal, profs, maire), chez quelques intellectuels (Elisabeth Badinter notamment), mais que face à l’offensive islamiste, les journalistes et politiciens s’étaient plutôt montrés très pro-voiles, notamment à gauche et avaient été ceux qui avaient réussi à rendre le dossier indémêlable, en évacuant le refus d’accorder l’égalité aux femmes que symbolise le voile, au profit d’accusation de racisme. La tolérance envers des signes intégristes et obscurantistes devenant le nouveau marqueur de l’ouverture d’esprit. Ce sont eux, plus que la parole des gamines, au demeurant assez ingrates et difficiles à médiatiser, qui ont semé le désordre en France. L’affaire de Creil a permis de nouer des liens entre islamistes sous couverture antiraciste et un certain nombre de personnalités.

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Membres de partis politiques ou d’associations prestigieuses comme la Ligue des droits de l’homme ou la Ligue de l’enseignement en France, journalistes reconnus, comme Edwy Plenel, qui donna en son temps des conférences avec Tariq Ramadan, ils ont œuvré au cours du temps à légitimer toutes les revendications les plus obscurantistes en détournant de leur véritable objet des associations à la réputation bien établie. Ils ont vidé l’intérieur de la coquille et récupéré l’image médiatique encore intacte. L’exemple de la ligue des droits de l’homme est à cet égard très éclairant. La LDH et la Ligue de l’enseignement, comme l’a démontré Caroline Fourest dans son livre « Frère Tariq » ont été ceux qui ont accueilli en leur sein Tariq Ramadan et par le biais de la création de la commission « Islam et Laïcité » l’ont introduit dans le gratin de la gauche française. Caroline Fourest note d’ailleurs avec ironie que pendant que les militants proches du PS comme Michel Tubiana, ancien président de la Ligue, se vantaient de faire évoluer Tariq Ramadan et de peser sur sa représentation de la laïcité, ce dernier était en formation continue chez des islamistes pakistanais de l’Islamic Foundation, où il étudiait Mawdudi et Qotb. Pour la haine de l’Occident et de la laïcité, les deux sont des références. Ce sont ces gens-là qui ont fait le travail d’importation des revendications des islamistes dans le champ du débat public, au nom du respect des cultures et de l’ouverture à l’altérité. En France, la gauche fut historiquement à la manœuvre, car elle voyait dans la communauté musulmane, un des segments de population à travailler pour gagner une élection, mais les autres partis ont fini par comprendre que les islamistes n’avaient pas de revendications politiques officielles et qu’ils pouvaient donc renverser les accords ou au moins surenchérir. Il suffisait

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d’enfourcher un discours antiraciste assez facile à tenir, car de droite comme de gauche l’antiracisme est une valeur reconnue dans la société et le vote des quartiers suit le leader avec qui le deal est acté. Peu importe sa couleur politique. Les islamistes à ce stade veulent juste une place sur les listes et vont à droite et à gauche au gré des alliances, le temps de se constituer en force propre. C’est ainsi que la droite en banlieue parisienne est devenue aujourd’hui aussi clientéliste que la gauche. À partir des années quatre-vingt, la gauche n’a plus eu aucun discours crédible sur la construction d’une société plus juste, elle s’est réfugiée dans le registre de l’indignation stérile et s’est concentrée sur le champ du sociétal. Dans la conquête comme dans l’exercice du pouvoir, elle s’est cantonnée à l’exaltation de la lutte contre l’oppression et la discrimination, ce qui l’a amené au final à n’avoir comme discours politique que la mise en accusation de son propre pays. Ce sont ces personnes-là qui ont été déterminantes pour assurer la réussite des acteurs de l’islamisme. Ce qui est intéressant c’est de constater que la même stratégie se met en place en Europe, quels que soient les pays. Cette stratégie, la voilà : amalgamer musulmans et islamistes pour rendre les islamistes intouchables et favoriser la propagation de l’islam politique ; se servir de journalistes, universitaires et politiques gagnés à la cause pour délégitimer les arguments et déshumaniser ceux qui les portent. En Belgique, les choses sont d’autant plus visibles que le pays est très en retard sur la France en terme de prise de conscience. Il faut dire aussi qu’il est bien moins attaqué. Chez nous le sang ne cesse de couler et l’un des derniers attentats, la décapitation atroce de Samuel Paty, un professeur abattu pour avoir montré

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des caricatures dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression a bouleversé le pays et accentué la prise de conscience en cours : il y a sur notre sol une volonté politique de renverser nos lois et mœurs pour installer une autre société régie par l’islam. Une société halal distincte de notre société vue comme impure. Cette société a ses marqueurs et l’obligation du voile pour les femmes en est un. L’engagement à combattre la loi de 2004 sur le voile est aussi un des marqueurs qui permettent de voir si une association qui se dit musulmane est sous influence des représentations islamistes. Et force est de constater que ces marqueurs s’étendent au fur et à mesure que l’emprise des islamistes sur les musulmans s’accroit. Voilà pourquoi ce qui vient de se passer en Belgique autour de la question du voile est à la fois révélateur de la stratégie des islamistes, mais aussi de la lâcheté d’une partie d’une élite journalistique et politique qui sert les objectifs d’une idéologie religieuse violente et totalitaire au nom de la défense des musulmans. Or les islamistes haïssent les musulmans qui ne sont pas radicalisés. Cette élite a oublié les leçons de la guerre civile d’Algérie et les massacres de musulmans par les islamistes. Parmi lesquelles, les filles non voilées étaient une cible de choix. Ce qui est intéressant dans le processus auquel nous avons assisté en Belgique c’est qu’il est allé très loin et qu’il mêle dans la compromission journalistes, politiques et universitaires. Un trio de choc où l’universitaire est censée apporter une caution scientifique à une démarche de censure politique et médiatique. Mais surtout on assiste ici à une bataille de la représentation où des acteurs sous influence veulent sortir du débat public non seulement certains acteurs, mais aussi certaines idées. Lutter contre le voile ne saurait être, selon, eux, un combat pour l’égalité femmes/hommes,

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mais ne peut que recouvrir une soi-disant haine du musulman, voire de l’altérité. Pour s’attaquer à certaines personnalités, la quête du buzz est essentielle. Alors il faut créer du scandale. C’est ainsi que chaque année des tribunes sont écrites par des journalistes ou chercheurs pro-voiles, lesquelles entrainent leurs lots de réponses des militants pour l’égalité des sexes. Cela reste cantonné à des échanges plus ou moins courtois et ne parait guère faire bouger les lignes. Mais si, suite à un échange par tribune interposée, vous vous plaignez, arguant que vous seriez harcelé sur les réseaux et si vous faites monter la sauce victimaire, alors là pour peu que vous disposiez de quelques relais médiatiques ou institutionnels complaisants, vous pouvez créer une affaire. Alors à l’abri derrière une persécution inventée, vous pourrez porter des coups réels aux personnes bien moins protégées que vous. Au terme de cette pantalonnade, une personne a perdu son travail. Dans les circonstances actuelles, ce n’est pas rien. Tous ces antiracistes autoproclamés auront donc réussi comme principal exploit à mettre à terre une femme d’origine arabo-musulmane parce qu’elle ne correspond pas à l’image qu’ils en ont : une bigote voilée, pratiquante et soumise. Une femme arabo-musulmane debout, ayant pris sa vie en main et qui milite pour la laïcité et contre le fondamentalisme, cela n’est pas supportable pour un islamiste. Eh bien pour certains soi-disant antiracistes belges, c’est aussi le cas. Quelle idée de vouloir échapper à la clôture communautaire de son clan pour exister en tant qu’individu. Voilà concrètement à quoi a abouti toute cette cabale. Laquelle a surtout montré que les donneurs de leçons du camp du bien n’ont aucune limite ni aucune morale. Ils ne sont pas là pour débattre, mais pour éradiquer tout ce qui n’est pas eux et ne pense pas comme eux. Des méthodes qui sont comparables à celles utilisées par les fascistes, qu’ils se font un devoir d’exécrer, mais dont ils épousent les pires méthodes.

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Ils nous ont offert ainsi une pièce en plusieurs actes réussissant à faire passer la susceptibilité d’une journaliste incapable d’entendre d’autres arguments que les siens pour une tragédie de l’engagement. Ce serait ridicule si le monde politique et médiatique n’avait pas choisi d’en être dupe. Acte 1. Reprendre les arguments des islamistes en les faisant siens et se victimiser quand cela commence à se voir. La victimisation. C’est exactement cette stratégie qu’utilise Florence Hainaut, la journaliste belge auteur du texte sur le port du voile à l’origine de l’affaire. Ce texte déroule la propagande classique qu’utilisent tous les islamistes, quelle que soit leur obédience. La base de ce type de texte est toujours la négation du réel. Le voile est présenté comme un simple vêtement (l’équivalent d’« un t-shirt avec Bouddha ») et sa signification serait liée à la seule intention de celle qui le porte. Il est donc présenté comme l’affirmation d’une liberté. Le fait de refuser sa généralisation marquerait donc l’hypocrisie des sociétés occidentales et des féministes universalistes. Sauf que c’est faux. Le voile parle de l’impureté du corps de la femme et symbolise son rôle subalterne : elle ne saurait être l’égale du mâle. De ce fait, les réactions hostiles des sociétés européennes ne témoignent pas nécessairement d’un préjugé antimusulman, elles témoignent surtout du fait que deux univers de sens opposés ne peuvent avoir leur place au sein d’une même Nation. L’égalité femmes/hommes est sans cesse remise en question par les islamistes. Et pour notre malheur, ils trouvent des oreilles complaisantes parmi les « progressistes » ou ceux qui se prétendent tels. Le texte de la journaliste réunit tous les éléments de langage qu’utilisent les islamistes pour défendre le voile, jusque dans la mise en accusation de ceux qui combattent ce signe sexiste. Cependant, comme ces éléments de langage ont été recyclés par la gauche, les utiliser marque une sensibilité, mais ne dit rien de liens susceptibles d’exister avec cette mouvance.

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À ce stade de l’histoire, nous ne sommes que face à la énième défense de « la liberté de porter le voile ». Posture en vogue chez les bobos parisiens comme bruxellois apparemment. Acte 2. Faire passer une réponse argumentée pour une agression caractérisée Pour avoir écrit une réponse argumentée à l’article de Madame Hainaut, l’anthropologue et chercheuse au CNRS, Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste des questions d’islamisme, a été violemment attaquée par celle-ci. Le journal belge, Le Soir, où cette réponse avait été publiée a tenté de censurer ou de vider l’article de sa substance, puis l’a dépublié. Pour le republier ensuite face aux protestations et à la crainte de passer pour censeur. La tentative de censure ayant avorté, Florence Hainaut s’est alors répandue sur les réseaux sociaux, en se plaignant d’être harcelée. Le problème c’est que les mots ont un sens et que de harcèlement, il n’y a aucune trace. Il est facile d’examiner le compte de la nouvelle martyre autoproclamée de la liberté d’expression et cette dame a l’air de confondre contradiction et harcèlement. Pour faire la différence, il faut l’inviter à regarder les comptes de Zineb El Rhazoui et de la plupart de ceux qui ont le courage de combattre les islamistes. Menaces de mort, menaces de viol, révélation de leur adresse, menaces à l’égard de leurs enfants… Et cela sur des centaines et des centaines de messages. À tel point que les insultes sont à peine relevées tant elles représentent un progrès par rapport aux menaces. Dans le cas de Madame Hainaut, il n’y a pas de trace de harcèlement comme peuvent vivre les personnes prises pour cible par les islamistes. En fait, ce qui est ici nommé « harcèlement » n’est qu’une réponse du compte Facebook de l’Observatoire des fondamentalismes, organisme basé à Bruxelles (je fais partie de son conseil scien-

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tifique). Dans cette réponse, une capture d’écran révèle que Madame Hainaut a fait relire son article par une activiste proche de la mouvance des Frères musulmans, Madame Hamouti. La suite des captures d’écran amène juste les preuves des liens entre cette femme et la mouvance frériste. Que cela soit embarrassant pour Madame Hainaut, on peut aisément en convenir. On imaginerait mal en France, un journaliste réussir à garder une quelconque crédibilité s’il faisait relire ses articles par un membre d’une organisation d’extrême droite et se montrait fier d’avoir recueilli son aval. Les faits sont là. Que la journaliste soit furieuse de s’être fait démasquer se comprend, mais elle n’est pas menacée, ne court aucun danger et surtout, elle a abimé toute seule son intégrité. Acte 3. Compter sur la médiocrité de nombre de journalistes pour que jamais les faits ne soient vérifiés Que Florence Hainaut ait donc choisi de fuir la réalité dans la victimisation, cela peut se comprendre. En revanche, que nombre de ses confrères lui emboitent le pas est plus gênant : en effet, les faits de harcèlement ne sont pas là. Si cette simple vérification avait été faite, le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes ne se serait pas ridiculisé en déposant une plainte sur la plateforme du Conseil de l’Europe pour la protection du journalisme. Plainte qui n’a probablement pour seul objet que de faire croire qu’il se passe quelque chose de grave pour engranger les soutiens. En effet, la logique eut été, si harcèlement il y avait, de se tourner vers la justice de son pays, en premier lieu, mais encore faut-il que les faits le justifient. En revanche, sur la plateforme du Conseil de l’Europe, on peut déposer ce que l’on veut. Cela permet de donner un vernis institutionnel, de laisser entendre que cette plainte a un caractère officiel et reconnu, d’accréditer l’idée que des faits graves ont été

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commis alors que ce n’est qu’un théâtre d’ombres. Autre raison de porter l’affaire au niveau du Conseil de l’Europe : pour le grand public, on crée la confusion avec l’Union européenne et surtout, l’influence des fréro-salafistes est réelle au sein de cette organisation. Acte 4. S’appuyer sur l’influence des fréro-salafistes au sein des instances européenne L’influence fréro-salafiste n’est pas circonscrite au Conseil de l’Europe, elle se manifeste aussi dans les instances de l’Union. Un important travail de victimisation de la communauté musulmane a été réalisé notamment par les Collectifs contre l’islamophobie que les Frères musulmans ont montés dans tous les pays. Leur rôle : gonfler les chiffres des actes antimusulmans pour faire croire que les tensions constatées dans nombre de pays européens sont le fruit d’une forme de racisme systémique, non du terrorisme ou des provocations et violences des islamistes. En France par exemple, le CCIF avait comptabilisé les arrestations suite aux attentats de Paris et les expulsions d’imams radicalisés dans les actes antimusulmans. Le pire c’est que l’investissement dans le mensonge marche quand on est en face de journalistes dont la déontologie se borne à être les « répète Jacquot » de la propagande. Les islamistes sont donc en train de réussir et installent dans chaque pays européen une petite musique autour de la persécution des musulmans. Le problème c’est que dans la réalité, tout cela est faux. En France, la religion la plus « persécutée » est la religion chrétienne. En 2019, on comptait 1 052 actes antichrétiens, contre 687 faits antisémites et 154 atteintes aux musulmans sur notre sol. Le tout dans un pays où les attentats se succèdent, où les provocations islamistes sont constantes et où les accusations de

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racisme systémique lancées au visage du peuple et du gouvernement français sont permanentes. Dans les faits, la réalité est plutôt l’extraordinaire tolérance et résilience du peuple français. Pourtant, le procédé employé par les alliés des islamistes en France a de quoi semer les graines d’affrontements civils. Tout est bâti autour d’un impératif : évacuer l’horreur du crime terroriste, pour ne mettre en lumière que le risque de rejet encouru par les musulmans que les crimes accomplis au nom de l’islam pourraient susciter. Ainsi, alors que les Français sont visés et meurent dans d’atroces conditions, le deuil devient impossible puisqu’à la réalité des meurtres est substitué un discours où ce sont les musulmans qui sont présentés comme victimes de la France. Le réel s’écrit en lettres de sang et les Européens sont des cibles parce que notre modèle de civilisation n’est pas compatible avec la charia, mais c’est la fiction forgée par les islamistes autour de la persécution des musulmans par des États racistes que trop de journalistes tentent d’imposer comme unique lecture. Résultat : les journalistes génèrent aujourd’hui autant de méfiance que les politiques et tout comme les partis sont désertés, les journaux ne se vendent plus. Il faut dire que la déontologie est bien souvent aux abonnés absents et que l’idée de vérifier l’information avant de la diffuser, moyen efficace de distinguer un journaliste d’un communicant, parait de plus en plus saugrenue à de jeunes plumitifs qui se prennent pour des justiciers et au nom de cela s’autorisent la manipulation, la déformation des faits… Tout est bon pour arriver à leurs fins. Sauf que cette posture n’a rien de journalistique, c’est une posture militante. Elle peut avoir sa légitimité, mais elle n’a rien à voir ni avec le journalisme ni avec la quête du réel et d’une forme de vérité. Hélas cela devient de plus en plus la posture des personnes payées pour écrire dans les journaux dits

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de gauche en France. Cette absence de rigueur, d’exactitude et de souci de vérité est particulièrement dommageable au niveau journalistique, mais fait des dégâts aussi au niveau institutionnel. Certains fonctionnaires se font les caisses de résonnance du moindre geignement, pour peu qu’il ait un amplificateur médiatique, parce qu’ils s’imaginent aussi qu’accéder à l’étage « Social justice Warrior » va leur permettre de sortir du gris moyen. C’est ainsi que le représentant de l’Union européenne Tommaso Chiamparino a repris mot pour mot la prose de la plainte de Ricardo Guttierez sans être allé vérifier, lui aussi, les allégations contenues et la caractérisation des menaces. C’est aussi ce que fait le parti Ecolo, qui comme en France, relaie souvent la propagande islamiste en la présentant comme une défense des musulmans. Amalgamant ainsi simples croyants et adeptes d’une idéologie politico-religieuse totalitaire. Pas seulement par ignorance crasse, mais parce que jouer les ignorants est rentable. À votre avis, pour se faire élire à Molenbeek, à Anderlecht et dans les territoires conquis par l’islamisme, mieux vaut être droit dans ses bottes ou passer un accord avec les anciens alliés d’Hitler que furent les Frères musulmans ? C’est à dessein que j’utilise cette formulation provocante. En effet, Ecolo, ici, EELV en France, auxquels s’ajoutent le PS, le PC et d’autres organisations gauchistes comme La France Insoumise, ont un point commun quel que soit le côté de la frontière, ils entretiennent tous le fantasme du retour de la Bête immonde et voient du fascisme et des fascistes partout, sauf quand ils en ont en face d’eux. C’est ainsi qu’au nom du retour de l’extrême droite et de la dénonciation des populistes, nous avons été sommés de fermer les yeux sur le totalitarisme des islamistes. La fiction qu’essaie de constituer la gauche pour se recréer un électorat a

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pour but d’assimiler toute position visant à défendre un idéal démocratique, républicain, laïque et civilisationnel à une position raciste et fascisante. Elle tend à assimiler les musulmans d’aujourd’hui aux juifs de la fin des années trente et à vouer à la géhenne tous ceux qui refusent de marcher dans cette triste combine. Se faisant, ils ne comprennent pas « qu’ils déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Car s’il y a bien un succès de partis se réclamant du populisme en Europe, « lequel pour être critiquable est difficilement assimilable au nazisme quand même », celui-ci est surtout lié au sentiment d’insécurité culturelle dont ont beaucoup parlé Christophe Guilluy et Laurent Bouvet. Le fait que les islamistes puissent se permettre autant de choses en Europe, allant jusqu’à mettre en place des sociétés séparatistes de faits sur certains territoires a contribué à l’essor de ces partis. Mais ce qui a rempli leurs caisses électorales, c’est surtout la lâcheté dont ont fait preuve ceux qui étaient en poste et étaient censés incarner les valeurs de la démocratie et de la république. Or ils ont donné le sentiment d’être incapables de dire qui nous attaquait et de désigner ceux qui ensemencent les têtes des assassins et favorisent le passage à l’acte. À une amie juive qui, en 2017, me racontait son intention de partir s’installer en Israël, car elle ne se sentait plus en sécurité en France, j’avais répondu qu’il me semblait quand même qu’Israël était plus menacé. Sa réponse m’avait alors éclairée. Elle m’avait dit « tu n’as pas tort, mais au moins là-bas, je sais que mon gouvernement et mes représentants seront à mes côtés et qu’ils se battront pour moi. » Elle avait renoncé à attendre cela des politiques en France. Cette lâcheté l’avait désespérée. Que dirait-elle aujourd’hui face à tous ces gens qui jettent par-dessus les moulins les principes moraux pour promouvoir des idéologies totalitaires en croyant être ou en prétextant être au service de l’antiracisme ?

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Acte 5 : Un manque de rigueur et de déontologie lourd de conséquences de la part d’une partie de la presse et des représentants d’Ecolo  Ne pas vérifier la réalité des accusations de harcèlement de la journaliste, avant d’attaquer violemment ses contradicteurs, relève-t-il de l’incompétence ou de la partialité ? Difficile de savoir si le fait de reprendre les arguments de mouvements violents et extrémistes est la preuve d’une appartenance idéologique, d’une colossale naïveté ou d’un manque certain de travail et d’enquête et donc d’un rapport dégradé à son métier. Le fait que les réseaux financiers et les réseaux d’influence des islamistes peuvent se révéler très utiles mériterait sans doute une enquête, mais en l’absence de preuves, toutes les hypothèses sont possibles, de l’adhésion, au soutien rémunéré en passant par la bêtise et la naïveté. On ne peut cependant que faire le constat des liens qui existent, comme dans le cas de l’information de l’Observatoire des fondamentalismes, prouvant la « validation » de l’article de Madame Hainaut par une militante islamiste. Quant aux journalistes qui relaient les arguments des militants de l’islam religieux, ils trouvent des alliés, même au mépris de la vérité, quand il s’agit de bâillonner ceux qui travaillent sérieusement sur ces sujets. Ainsi Fadila Maaroufi, fondatrice de l’Observatoire des fondamentalismes, n’est pas épargnée par cette cabale. Mais chez les soi-disant progressistes, on n’attaque pas frontalement une « racisée », on la fait rappeler à l’ordre par sa communauté. Laquelle lui reproche d’être une mauvaise musulmane. Ce qui n’a l’air de rien comme cela. Sauf que pour les radicalisés, une mauvaise musulmane est apostate de fait, donc juste bonne à tuer. Ainsi si Florence Hainaut ne risque rien, les intellectuels et militants laïques n’agressent, ne blessent ni ne tuent personne ; la menace que sa tentative de victimisation fait peser sur Madame Maaroufi est, elle, bien réelle et autrement plus sérieuse. D’ailleurs, si chez

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les progressistes, on hésite à attaquer une personne dite « racisée » en face à face, en revanche on n’hésite pas à être impitoyable dans les coulisses. C’est ainsi que sous la pression d’Ecolo mais aussi de nombre d’élus de gauche, Fadila Maaroufi a perdu son travail au Centre d’action laïque. Celui-ci veut bien essayer d’être laïque, mais ne veut pas trop gêner non plus le clientélisme des partis de gauche qui repose sur les liens avec les islamistes dans la conquête de certains territoires. Acte 6 : La trahison politique de la gauche et ses conséquences sur la montée du populisme J’ai le sentiment que, comme en France, la gauche en Belgique est en train de trahir toute son histoire et qu’il lui arrivera à terme la même chose qu’en France : le désaveu de tout son électorat. Ayant trahi la question sociale pour servir la clôture raciale et religieuse, elle va y perdre son âme d’abord, et le pouvoir ensuite. Cela ne sera que justice. Cette trahison explique d’ailleurs autant l’essor de la droite et du populisme en Europe que l’accusation de racisme jeté à la tête de peuples qui le sont probablement le moins de la planète. Le pire dans tout cela n’est donc pas que les islamistes et leurs alliés aient une stratégie politique, après tout c’est leur droit et nul n’interdit, même aux pires hommes et aux pires idées, de se lancer à la conquête du pouvoir. La démocratie c’est aussi accepter une part de risque. Comme tout pouvoir bâti sur la raison humaine, il ne tient que sur l’engagement et le courage de ceux chargés d’en incarner les valeurs. Ce qui peut nous tuer en tant que peuple, ce ne sont pas les attaques que nous subissons, mais la trahison de ceux qui nous représentent. Une partie de la haine des élites qui apparait aujourd’hui en Europe est liée à cela : au sentiment que non seulement les élites politiques, intellectuelles et médiatiques ne font pas leur travail donc usurpent

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leurs privilèges, mais qu’elles ne se sentent pas liées à leur peuple et choisissent leur intérêt au détriment de l’intérêt général. Or, ce type d’affaires renforce ce ressenti. Elle montre concrètement comment en Europe, les alliés de la mouvance islamiste réussissent à lancer une meute de députés, de journalistes et de hauts fonctionnaires aux trousses d’une anthropologue et d’une responsable d’association parce qu’elles ont osé rappeler que le voile était un symbole d’infériorisation de la femme et non un accessoire de mode. Dans cette affaire, beaucoup de personnes en position de pouvoir sont intervenues, mais quasiment aucune n’a agi en responsabilité. Le directeur de publication du Soir n’est pas honnête intellectuellement et n’assume pas sa volonté de censure. Pour se justifier, il va jusqu’à parler de propos injurieux qu’aurait contenu une des versions du papier de Madame Bergeaud-Blackler, ce qui est faux. On peut aussi se demander pourquoi des représentants du parti Ecolo, des collègues journalistes jusqu’au représentant de l’Union européenne prennent fait et cause pour une des parties en faisant fi de tout examen contradictoire, alors que tout le monde est conscient que ces sujets sont sensibles. On peut faire le même constat s’agissant de la ministre de la Culture et de la Communication, qui prend aussi fait et cause pour Madame Hainaut sans souci de vérifier la matérialité des faits, alors que ce soutien de poids ne peut que contribuer à censurer un débat nécessaire. Or, en politique, les personnes sont en général prudentes sur ce type de questions, sauf quand elles subissent des pressions et doivent donner des gages pour stabiliser des accords. Les islamistes aujourd’hui se font tailler quelques croupières en France, le CCIF, dans le viseur du ministère de l’Intérieur, a donc annoncé qu’il replierait ses activités en Belgique, le nouveau pays isla-

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misto-friendly. Ce qui n’est pas bon signe pour le peuple belge. D’autant qu’à l’aveuglement des politiques, s’ajoute celui d’une grande partie des journalistes. Fut un temps, quand le journalisme était un métier obéissant à quelques règles et non une façon de donner un peu de lustre au lobbying idéologique, la victimisation outrancière de Florence Hainaut aurait été vue pour ce qu’elle est : une escroquerie intellectuelle et une manipulation. Tout cela aurait fait pschitt. Là, cette histoire interroge sur la fin de la presse libre en Belgique, au profit de l’autodafé symbolique des personnes et des idées. Le pire, c’est que ce sont des journalistes qui creusent sa tombe et des politiques qui leur tendent la pelle.

Conclusion La Belgique se prépare de mauvaises nuits et un réveil difficile si elle choisit de vivre les yeux grands fermés. Longtemps ce fut le cas de la France, qui garda les paupières cousues, au point que même l’atrocité d’un Mohamed Merah en 2012, massacrant des enfants dans une école parce qu’ils étaient juifs, ne réussit pas à nous faire ouvrir les yeux sur la nature de l’idéologie qui fabriquait des monstres sur notre sol. Et pourtant, l’homme avait tué dans une école un tout petit de 4 ans qui avait encore une tétine à la bouche et saisissant une petite fille de 8 ans par les cheveux lui avait tiré une balle dans la tête. On a focalisé sur le psychopathe et on a ignoré la dimension religieuse de sa violence. Mais il est difficile de garder les yeux grands fermés quand l’odeur du sang envahit les narines. Or, depuis 2015, entre les assassinats politiques de Charlie Hebdo, les massacres de masse de Nice, de Paris et du Bataclan, les égorgements dans la rue, dans les églises et jusqu’au cœur de la Préfecture de Paris, pour finir par la décapitation d’un instituteur pour avoir montré des caricatures de Mahomet dans le cadre d’un

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cours sur la liberté d’expression, le rythme des assassinats aux cris d’« Allah Akbar » s’accélère, au point qu’il devient difficile de nier que la violence que nous subissons n’a aucun lien avec l’islam. Il aura fallu du temps pour que les politiques commencent à comprendre la nature de la violence totalitaire que nous affrontons à nouveau et si ceux-ci ont ouvert les yeux, c’est parce que des intellectuels courageux, issus du monde musulman ou non, ont fait un travail immense pour dessiller les yeux de leurs contemporains. Chez nous, ce fut Abdelwahab Meddeb, qui assuma dans Libération, dès 2006, d’aborder la question de la violence dans l’islam : « l’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte » était titrée la grande interview qu’il donna à l’époque. On peut aussi citer Kamel Daoud, Boualem Sansal. Nous fûmes aussi prévenus par tous ceux qui s’étaient réfugiés chez nous pendant la guerre civile en Algérie. Algériens et musulmans, ils n’ont eu de cesse de tirer la sonnette d’alarme et de nous prévenir de ce qui signifiait la montée en puissance des Frères musulmans comme des salafistes dans les quartiers. La Belgique sur certains points ressemble beaucoup à la France. Molenbeek, repaire d’islamistes n’est pas très différent de certaines de nos banlieues ghettos. Là-bas, comme en France, la volonté des Frères musulmans et des salafistes d’imposer le voile dans l’espace public est forte et déterminée. Là-bas comme ailleurs, pour faire passer leurs arguments, les islamistes utilisent des alliés. Là-bas comme en France, ils en trouvent parmi les journalistes et les politiques. Là-bas comme en France, ces acteurs, alliés objectifs ou partisans convaincus, ne se contentent pas de diffuser une propagande très orientée, ils tentent de censurer et de tuer socialement leurs contradicteurs, en les déshumanisant et en se victimisant. Bari Weiss, victime de ce type d’agissement au sein de la rédaction du New York Times, le raconte très bien

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dans un témoignage où elle montre ses collègues se réclamant du progressisme, se comportant en véritables dictateurs pour déterminer non seulement qui a le droit de parler, mais ce que cette personne doit dire. Il est arrivé dernièrement la même chose au rédacteur en chef du journal de Saint-Denis. Saint-Denis est notre Molenbeek où, quelle que soit la majorité qui tienne la ville, PC ou PS, le clientélisme islamiste est une des chevilles ouvrières de la victoire. Il se trouve que son article en hommage à Samuel Paty, le professeur décapité a dérangé les membres islamo-gauchistes de son équipe qui a refusé de le passer. Lui a choisi de partir et de rendre publiques les raisons de sa démission. Dans sa lettre, il évoque à la fois les positions très dogmatiques de ses collègues quand il s’agit de servir certaines causes et la censure dont ils n’hésitent pas à frapper toute opinion qui leur déplait. Un phénomène qui caractérise souvent les comportements dénoncés comme fascistes. La seule chose dont tout ce petit monde semble totalement se moquer étant le rapport au factuel. Ces alliés, dont on voit les méthodes à l’œuvre dans les grandes comme dans les petites rédactions, sont déterminants pour la réussite du projet islamiste. Ils ont vocation à installer les éléments de langage des Frères musulmans dans le débat public et de faire en sorte que les discussions se nouent autour de ces représentations. Leur rôle est de légitimer des revendications politico-religieuses, en faisant passer les oppositions qu’elles suscitent pour des marqueurs du racisme des sociétés d’accueil. Ce qui permet derrière aux politiciens clientélistes d’habiller de tolérance et d’antiracisme, leurs accords passés avec les représentants d’un islam politique dont l’histoire est marquée, dans le cas des Frères musulmans, par une collaboration active avec Hitler. Le problème c’est que ces procédés rendent aussi fous ceux qui les utilisent. C’est ainsi qu’en France, un député, ancien Mon-

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sieur Laïcité d’En Marche, à force d’être sous l’influence d’un entourage islamo-gauchiste, a fini par déraper en direct dans une émission de télévision, se mettant à défendre la polygamie sous le regard médusé des autres invités. En attendant, depuis que la plus grande partie de la gauche a vu sa lâcheté devant les revendications obscurantistes, comme ses liens avec les islamistes devenir de notoriété publique, son socle électoral s’est réduit comme peau de chagrin. Pareil pour les écologistes dont l’islamogauchisme plombe l’embellie électorale dont ils comptaient profiter après l’effondrement du PS. La proximité avec les islamistes devient à double tranchant : utile pour prendre certaines villes, rédhibitoire pour accéder à un destin national. La gauche en France se voit ainsi durablement écartée du pouvoir pour avoir choisi le racial contre le social, abandonné le discours sur l’émancipation et l’égalité pour défendre la liberté de porter le voile et le subventionnement public à la construction de mosquée. Elle y a perdu son honneur et ses électeurs, rendant les renouvellements de mandats fort complexes et hasardeux. Bien plus qu’un sursaut moral, c’est cette atteinte directe aux intérêts particuliers et aux ambitions politiques personnelles qui est notre meilleure arme dans la lutte contre l’emprise islamiste en politique.

Quelques questions pour poser le débat  - Un élu, en tant que représentant des citoyens, détient sa légitimité du vote et des principes et idéaux qui sont à la base de notre contrat social. Ils se traduisent en termes d’égalité des droits, de libertés publiques, de l’existence d’une solidarité sociale, filet de sécurité des plus faibles. Mais il est porteur aussi d’un discours politique, d’une orientation particulière, d’un projet de société. Il doit représenter tous les électeurs, mais impulser aussi une

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direction particulière, procéder à des réformes, à des adaptations. Où faut-il mettre le curseur dans les changements ? Quels sont les principes fondamentaux intouchables qui garantissent que l’on ne sorte ni de la démocratie ni de la République ? - On dit souvent qu’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. De la même façon, dans le cadre du débat public, certaines personnalités refusent de débattre avec des personnes dont elles considèrent les idées comme nauséabondes. Cela ne concerne pas que des personnes dont les actes ou les paroles font l’objet d’un opprobre collectif, mais des personnes fort insérées dans la société, je me réfère par exemple au scandale qu’avait fait lors des « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois en 2014, un jeune sociologue inconnu, Geoffroy de Lagasnerie en refusant de débattre avec Marcel Gauchet, car trop « réactionnaire » à son gout. Aujourd’hui, ce terme tend à s’étendre et le débat public tourne parfois à un jeu d’excommunication virtuel. Dans la mesure où le principe laïque qui gouverne notre sphère publique implique que les hommes se soumettent aux lois qu’ils choisissent de se donner et qu’ils forgent ces accords via le débat public, comment garantir le fonctionnement démocratique si les débats essentiels tournent à la mise en accusation des débatteurs ? - Si l’influence des islamistes est si grande, c’est aussi qu’il est difficile pour les personnes issues de l’immigration de vivre entre deux cultures. Que cela puisse être un enrichissement est exact, mais cela peut-être aussi une source de conflit de loyauté permanent quand les principes et idéaux qui fondent une société ne sont pas les mêmes. C’est le cas pour de nombreux musulmans qui viennent de pays où en droit, la femme n’est pas l’égale de l’homme. Quel principe faut-il respecter ? Selon quelles règles doit-on vivre ? Le conflit de loyauté renforce les problématiques de contrôle social : essayer de s’intégrer peut être vu comme renier

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ses valeurs d’origine. « N’oublie pas d’où tu viens » empêche-t-il de « devenir qui on est » ? Pour réussir sa vie dans un nouveau pays, faut-il faire un choix ou accepter toutes les contradictions ? - On accuse souvent les pays occidentaux de prôner de belles valeurs, mais de ne pas les assurer. Lorsqu’on parle par exemple de l’égalité femmes/hommes, souvent on se voit rétorquer : « La différence de salaires entre les hommes et les femmes, vous en dites quoi ? ». On pourrait rétorquer à ceux qui n’ont pour référence que Dieu que là aussi la perfection de la promesse tarde à se concrétiser, mais admettons l’objection, elle touche juste, non ? René Char disait que pour tracer un sillon droit, il fallait accrocher sa charrue à une étoile. De la même façon, pour aller vers l’amélioration d’une situation, il faut viser un idéal. Non que l’étoile ne vienne s’installer sur la terre, mais c’est la seule manière de progresser. Et force est de constater, sans aller jusqu’à l’Iran ou l’Arabie saoudite que la condition de la femme est plus enviable là où l’égalité des droits est dans la Constitution et participe à l’idéal de civilisation que là où il est ignoré. Qu’il y ait encore des progrès à faire, nous en sommes conscients, mais cela fait-il des principes et idéaux universels, un leurre pour autant ? Et si cela ne parlait que de la difficulté des hommes à s’élever à la hauteur de ce qu’ils arrivent à penser et à concevoir ? Parce que l’homme est imparfait, doit-il être condamné à une éternelle minorité sous la tutelle d’une autorité divine ? Ou au contraire, parce qu’il a le pouvoir de créer et d’agir, ne peut-il se réaliser complètement qu’en faisant l’expérience de la liberté et de l’émancipation ?

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Islam politique, censure et fragmentation de la société en Belgique francophone Georges Dallemagne Pour Julia1, petite Bruxelloise de huit ans, détenue à Al Roj en Syrie, rencontrée sur place en 2018 et en 2020, rescapée de l’État Islamique où elle a passé quatre ans d’effroi, avant ses trois années de détention dans des conditions de grande détresse. Je ne t’oublie pas.

À force de répétitions et à l’aide d’une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu’un carré est en fait un cercle. Car après tout que sont « cercle » et « carré » ? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu’à rendre méconnaissables les idées qu’ils véhiculent. Joseph GOEBBELS (Ministre nazi de l’Information et de la Propagande) Si la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie. Jacques PRÉVERT

1. Le prénom a été modifié

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Au cœur de l’été, pressé de justifier mon adhésion à l’Observatoire des fondamentalismes par des internautes organisés entre eux, agressifs et insistants, exigeant mon retrait, réclamant séance tenante des explications, ou m’envoyant des messages privés sur le mode quelle déception !, j’avais fait front, j’avais marqué mon soutien, j’avais osé dire sur ma page Facebook mon inquiétude face à un islam politique très en forme, élargissant sans cesse ses prétentions, de plus en plus vindicatif. J’avais osé dire mon malaise face au foulard islamique lorsqu’il est porté en étendard par certains leaders d’une communauté poussée de plus en plus à se refermer sur elle-même. J’avais osé critiquer le point de vue de deux journalistes militants ; courtoisement, mais clairement. C’était un crime. La guérilla des réseaux sociaux s’était amplifiée. Vaine, violente, accusant l’Observatoire de mille maux imaginaires, cherchant à le tuer dans l’œuf, allant jusqu’à me traiter de complotiste. Un signalement avait même été adressé au Conseil de l’Europe contre les responsables de cet observatoire pour harcèlement d’une journaliste ! Je ne connaissais pas encore les mots doxing ou cancel culture, j’ai appris depuis lors toute leur violence. Jamais depuis, les preuves de ce harcèlement n’ont été apportées, mais cette accusation a été répétée tellement qu’elle a fini par semer le doute. Au sein de mon propre parti, des voix se sont élevées pour que je me rétracte ou qu’à tout le moins je précise que mon engagement à l’Observatoire était « à titre personnel », ce que je fis. J’étais abasourdi. Depuis quarante ans, je porte mes combats, auparavant humanitaires avec Médecins Sans Frontières, aujourd’hui politiques, avec pour seule balise la dignité de chacun, ses libertés fondamentales. Au cœur de l’été 2020, on me demandait de me taire. Alors j’ai décidé, malgré l’atmosphère pesante, ou peut-être en raison de ce climat particulier qui voit la liberté d’expression se

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rétrécir dans la partie francophone de la Belgique, d’accepter l’invitation de Florence Bergeaud-Blackler, de témoigner ici de ma part de cette histoire et de son contexte, pour que ces sujets qui ont enflammé la toile au cœur de l’été fassent encore l’objet de débats libres et sereins et où l’on apprend du passé. Parce que l’avenir de nos sociétés se forge sans doute sur les dénis et les lâchetés d’aujourd’hui, sur notre incapacité à voir le réel, les dérives de l’histoire, à reconnaitre les rétrécissements de la liberté et de la raison, mais aussi sur la volonté de dire les choses, la tentative toujours imparfaite certes, mais indispensable, de les voir en face et de les décrire même si elles blessent nos certitudes, même si elles sont difficiles à énoncer. Cela fait vingt ans que j’observe la progression de l’islam politique radical en Belgique et la réaction de certains médias et de certains responsables politiques au Sud et au centre du pays. Dans le tournant des années deux mille, il y a vingt ans donc, j’habitais Laeken à quelques encablures du Palais Royal. Ma maison était située tout près de la place Bockstael dans une jolie rue arborée et autrefois cossue, de petits immeubles Art Déco. J’étais à deux cents mètres à vol d’oiseau de la place Willems où résidait un adolescent qui deviendrait bien plus tard l’ennemi public numéro un de l’Europe entière et aurait tous les flics de la planète à ses trousses. Il s’appelait Atar, Oussama Atar. J’ignorais évidemment son existence. C’était un gamin, il avait seize ans. Malika, sa maman, était une femme soucieuse de l’éducation d’Oussama ainsi que de celle de ses nombreux frères et sœurs. C’est comme ça que les gens qui la connaissaient me l’ont décrite en tout cas. Avec son époux, Ahmed, elle avait émigré quelques années plus tôt de l’Atlas marocain. Oussama fréquentait la maison des jeunes de la place Willems. Sa maman ne put empêcher les mauvaises rencontres. Quinze ans plus tard,

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il serait le chef des opérations extérieures de l’État Islamique, le patron d’Abdelhamid Abaaoud, – le tristement célèbre terroriste franco-belge –, et coordonnerait depuis Raqqa les attentats de Paris et Bruxelles. Pourtant, encore aujourd’hui, son nom est peu connu de la population belge ou française. J’étais donc pratiquement le voisin d’Oussama Atar à l’époque où il fit son premier voyage en Syrie à Idlib durant l’hiver 19992000 sous le faux nom d’Abu Salik Muhammad. Ce fut pour lui un véritable voyage initiatique. Il était l’invité d’Abdelrahman Ayachi, un ingénieur informaticien de Molenbeek, fondateur du site assabyle.com, un site islamiste et antisémite appelant à la guerre sainte contre les mécréants. Ce site a été interdit et fermé depuis et Abdelrahman Ayachi tué au combat dans les rangs de l’État Islamique en 2013, près des monts Sinjar dans le nord de l’Irak . J’étais évidemment loin de me douter de ce qui se tramait place Willems, à moins de deux kilomètres à vol d’oiseau de la GrandPlace de Bruxelles. Je voyais cependant mon quartier changer. J’assistais sans comprendre à la montée en puissance d’un islam rigoriste dont la manifestation publique devenait de plus en plus flagrante. J’observais régulièrement de la fenêtre de mon salon des réunions d’hommes barbus, vêtus du qamis afghan1, qui se tenaient la nuit tombée sur la petite place juste devant chez moi, entassés dans un véhicule à l’arrêt, phares éteints et moteur allumé. Pourquoi se trouvaient-ils là et de quoi parlaient-ils ? Qu’est-ce qui justifiait à leurs yeux ces discrètes réunions nocturnes ? J’en étais réduit aux hypothèses au regard d’un comportement aussi étrange. Je voyais aussi, déambulant sur les trottoirs de mon quartier, de très jeunes filles, de moins de douze ans, portant le 1.  Longue tunique grise traditionnelle que portaient à l’époque ceux qui revenaient des zones talibanes

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hijab. Rarement d’abord puis plus souvent. Les bistrots se transformaient en salons de thé, la viande des bouchers était halal, des « anachids » (chants religieux islamiques) étaient diffusés dans les boutiques du quartier commerçant. Une librairie salafiste avait ouvert ses portes rue Marie-Christine. Aux anniversaires des classes de maternelle que fréquentaient mes filles, les enfants ne venaient plus. La société se fragmentait. Tout cela se passait au lendemain des attentats de New York et me désolait. J’ai trouvé ces signaux troublants, j’aimais le mélange de populations de mon quartier, la coexistence d’hommes, de femmes, d’enfants des quatre coins du monde me plaisait, je me considérais comme un citoyen du monde et je m’enthousiasmais au contact de langues, de cultures, de vêtements, de cuisines et d’odeurs mêlées et aux origines lointaines. Mais ces formes de replis sur soi que j’observais de plus en plus, et dont j’étais forcément exclu, n’étaient pas ce que j’avais espéré d’un environnement cosmopolite. Ces évolutions communautaristes n’étaient pas ce que je voulais pour ma ville. Cela me démoralisait, mais à l’époque, je n’ai pas souhaité y prêter plus d’attention, sans doute justement parce que je pressentais un avenir compliqué. Je suis parti comme coopérant au Cambodge, y emmenant toute ma famille. Je vendis la maison que j’avais acquise dans ce quartier quelques années plus tôt avec la décision au retour de mission, de ne plus y habiter. Rentré du Cambodge en 2006, à nouveau élu sénateur puis député fédéral, j’étais trop occupé par les questions internationales, la mission que m’avait proposée mon parti, pour suivre de près l’évolution de la situation à Bruxelles. J’étais frappé de voir la progression de l’islamisme radical partout dans le monde, à coup de financements massifs de l’Arabie saoudite et du Qatar, notamment via la Ligue islamique mon-

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diale qui pilotait aussi la Grande Mosquée du Cinquantenaire. Je voyais cette progression et les violences qui l’accompagnaient, en Europe, en Afrique, en Asie, dans les pays musulmans. Les femmes musulmanes se couvraient à nouveau la tête oubliant la libération des années soixante, les prédicateurs virulents s’affirmaient, il fallait en revenir à l’islam des origines. Dans certains pays à majorité musulmane, des minorités religieuses qui avaient vécu là depuis la nuit des temps étaient la cible d’attaques, comme les Coptes d’Égypte ou les chrétiens d’Indonésie. Il y eut les attentats de Casablanca en 2003, ceux de Londres en 2005, ceux de Madrid en 2008, parmi tant d’autres. Et puis il y eut le printemps arabe. La promesse d’une libération. C’était il y a dix ans déjà. Avant d’autres, le peuple syrien se souleva courageusement contre la dictature sanguinaire de Bachar el Assad. Quelques dizaines de personnes manifestèrent devant l’ambassade de Syrie à Bruxelles contre la répression sanglante de ce soulèvement par le régime de Damas. J’étais parmi elles. Pour contrer la révolte de son peuple brutalisé et la sympathie qu’elle suscitait en Occident, Bachar el Assad libéra dès le mois de mai 2011 plusieurs centaines d’islamistes de ses prisons. Ils se regroupèrent avec des djihadistes étrangers, conquirent des territoires. En 2013, ils rejoignirent l’État Islamique en Irak et au Levant (l’ancêtre de l’État Islamique) et répondirent présents à l’appel d’Abou Bakr al-Baghdadi de créer un califat à cheval sur la Syrie et l’Irak. Bachar était une menace mortelle pour son peuple, il contribua à créer une menace terroriste pour le monde. La communauté internationale se préoccupa bientôt moins des horreurs infligées à son peuple par le dictateur syrien, se concentrant sur la terreur islamiste de Daech. Rapidement, les diasporas sunnites en Europe et ailleurs, jusque-là focalisées sur le conflit entre Israël et la Palestine, s’enflammèrent

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contre la cruauté du régime alaouite de Damas. Mais, pour quelques-uns d’entre eux, il s’agissait moins de se battre contre la dictature de Bachar el Assad que de soutenir l’utopie d’une révolution islamiste sunnite radicale. Les monarchies du Golfe et la Turquie d’Erdogan ne se firent pas prier pour apporter leur soutien discret aux partisans de Daech et de quelques autres milices islamistes. Et Bruxelles devint en Europe un des centres les plus actifs du recrutement de djihadistes pressés d’en découdre avec les alaouites de Damas et d’établir un califat appelé à régner sur le monde. Des dizaines de jeunes recrues d’Anvers, de Malines ou de Bruxelles, hypnotisées par les diatribes anti-occidentales de Fouad Belkacem, le porte-parole de Sharia4Belgium et d’autres fanatiques, se précipitèrent en Syrie pour mener la guerre sainte. Ce que l’Occident n’avait pas voulu ou réussi à faire, aider le peuple syrien à se débarrasser de Bachar el Assad, ils le feraient, avec leur propre canon idéologique : celui de la charia, de la terreur islamiste, de la sauvagerie. Mais leur combat ne se limitait pas à la zone Syrie-Irak. La guerre pour étendre le califat était planétaire. Sur ordre d’El Bagdadi, des Belges, des Français et d’autres ressortissants européens tournèrent bientôt leurs armes contre l’Europe, contre les pays qui les avaient vus naitre, contre nos populations. Parmi eux, un contingent substantiel de Belges. L’Europe fut percutée par une série d’attentats massifs, particulièrement bien organisés, minutieusement préparés. Elle était en état de choc. Elle n’avait rien vu venir. Vraiment rien ? Si, des signaux clairs parvenaient aux services de police, certains s’en alarmaient, mais nos systèmes de sécurité furent incapables de réagir à temps. Et les quelques lanceurs d’alerte furent ignorés, moqués ou traités déjà d’islamophobes. J’en faisais partie.

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Dès la fin des années 2000, j’interrogeais régulièrement le gouvernement sur la montée de l’islamisme radical à Bruxelles, dont j’observais les développements. La guerre en Syrie fut clairement un accélérateur terrifiant. Longtemps, on crut que le recrutement de jeunes Belges ne venait que de quelques prédicateurs délinquants arpentant les trottoirs des quartiers d’Anvers, Molenbeek ou Vilvorde, comme Fouad Belkacem ou Jean-Louis Denis. Début 2013, Véronique Loute me contactait. Cette mère courageuse voulait donner l’alerte. Sammy Djedou, son fils venait de partir pour le djihad en Syrie. J’accueillis au Parlement une femme bienveillante, bruxelloise engagée depuis toujours sur le terrain social, la cinquantaine ronde, le regard pétillant et la voix assurée, sans exaltation. Elle m’est présentée par une personne que je connais bien et qui a confiance en moi, appartenant au Mouvement Ouvrier Chrétien. Sammy Djedou, profitant de l’éloignement de sa mère en visite en Allemagne, s’était fait la belle pour combattre en Syrie, déguisant son voyage en aide humanitaire aux réfugiés en Turquie. Véronique est catholique. À l’âge de 14 ans, son fils Sammy se convertit à l’islam. Sa mère l’accepte sans difficulté. Mais Sammy se radicalise. Il se referme sur lui-même, n’adresse plus la parole aux filles, refuse les repas de sa mère, car ils ne sont pas halal. Véronique me demande de l’accompagner à Laeken, à la rue Ter Plast. Elle me montre la mosquée Raja. « C’est eux qui lui ont mis ces idées dans la tête, me souffle-t-elle. C’est dans cette mosquée qu’il s’est radicalisé. Depuis qu’il y vient, ils me l’ont changé. Il a même repeint leurs murs. Ils l’ont envoyé en Syrie. » Ce n’est pas la première fois que j’entends parler du rôle de mosquées dans la radicalisation de certains jeunes, mais c’est la première fois que j’ai un témoignage aussi précis, aussi alarmant. Je demande à Véronique Loute si elle est prête à répéter cette

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déclaration devant une caméra de télévision. Elle accepte. JeanPierre Martin, journaliste chevronné, spécialiste du djihad1, fait un sujet qui passe le soir même au journal télévisé de RTL TVI. Le lendemain, le 29 mars 2013, je me fais descendre par Ricardo Gutiérrez dans Le Soir. Je le découvre en ouvrant mon journal. Incriminer certaines mosquées dans le recrutement de djihadistes procèderait de l’amalgame honteux et infondé. Habilement, il convoque Denis Ducarme, un parlementaire libéral, pour enfoncer le clou. Visiblement satisfait de se faire un adversaire politique à peu de frais, Denis Ducarme se prête au jeu, et sort la kalachnikov : il m’accuse « de stigmatiser les lieux de culte – ceux qui connaissent le dossier savent que ce n’est pas du tout la filière –, et de faire dans le slogan populiste. Les familles qui ont vu un enfant partir au combat sont victimes, inutile de les accabler davantage ! » Me voilà accusé pêle-mêle d’être un ignorant, de stigmatiser, de blesser les familles, de populisme, alors que je donne justement la parole à la maman d’un jeune djihadiste inquiète pour son fils et désireuse de tirer la sonnette d’alarme afin que d’autres jeunes ne se laissent pas séduire par les mêmes sirènes guerrières. Curieux retournement de sens… Stupéfait d’une telle attaque, je contacte le journaliste pour lui demander pourquoi il n’a pas jugé utile de recueillir mon point de vue. Je lui explique que je connais bien le dossier, que je travaille sur ces questions depuis longtemps, que notre sécurité est menacée. Il se contente de me rétorquer que j’ai lourdement franchi la ligne rouge, point final. J’en reste abasourdi. Finalement, cet article de Guttiérrez m’a été très utile dans les années qui ont suivi. Je l’ai souvent cité dans les débats à la Chambre comme exemple de déni lorsqu’il a été démontré, notamment 1.  Il a notamment co-écrit MOLENBEEK-SUR-DJIHAD avec Christophe LAMFALUSSY chez Grasset, 2017.

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lors des auditions de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats terroristes, que certaines mosquées étaient de véritables lieux d’endoctrinement salafiste et de recrutement djihadiste. En octobre 2016, l’OCAM1 réalisait un « rapport sur l’islam salafiste et le prosélytisme wahhabite, facteurs et vecteurs de la radicalisation et de l’extrémisme ». Ce rapport n’a jamais été rendu public malgré mes demandes répétées. Je pense pourtant que les Belges ont le droit de savoir quelles menaces pour le vivre ensemble et la sécurité pèsent sur eux. Il fait le lien entre le salafisme, y compris quiétiste, et le djihadisme. Certaines de ses bonnes feuilles ont été révélées par le grand quotidien flamand De Standaard. « L’État Islamique ne peut être réduit à une aberration. Il est une extrapolation moderne du salafisme wahhabite. » indique ce rapport. Il souligne que « le wahhabisme importé d’Arabie Saoudite a profondément transformé et bouleversé l’islam tolérant que nous connaissions en Belgique. Le wahhabisme salafiste a été un carburant puissant du radicalisme et de l’extrémisme, il justifie la violence. » Le rapport énumère le financement en Belgique de mosquées, d’imams, de sites Internet, de bourses d’études pour de jeunes Belges souhaitant étudier le salafisme à Médine. Une douzaine de mosquées sont citées à Bruxelles, Malines et Anvers, « parmi d’autres » insiste le rapport. Véronique Loute avait donné l’alerte trois ans plus tôt, j’avais été son porte-voix. Nous nous étions fait flinguer. Son fils Sammy Djedou, inculpé dans le cadre de l’enquête belge sur les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, fut finalement tué par un drone américain le 4 décembre 2016 à Raqqa. C’était un proche d’Oussama Atar. Lorsqu’au lendemain des attentats de 2016, preuves à l’appui, je dénoncerai la mainmise de la Ligue islamique mondiale et les 1.  L’Organe de Coordination et d’Analyse de la Menace est chargé par le gouvernement belge d’évaluer les menaces qui pèsent sur la sécurité des Belges.

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financements saoudiens de la Grande Mosquée de Bruxelles, et l’influence désastreuse de ses prédicateurs sur l’islam de Belgique, il fallut à nouveau me battre contre l’indifférence, l’hostilité, le déni. Je fis une rapide recherche sur le site Internet de la Chambre et je me rendis compte que, ces dix dernières années, c’était surtout l’extrême droite, avec l’idéologie qui est la sienne, qui avait interrogé le gouvernement belge sur le rôle de ce lieu emblématique. J’y voyais une défaite de la démocratie, un renoncement à défendre nos libertés fondamentales. Une forme de lâcheté. Il fallut que j’insiste pour que la Commission d’enquête parlementaire sur les attentats terroristes, instituée par la Chambre après les attentats du 22 mars 2016, se saisisse de cette question, des voix au sein de la Commission estimant qu’on n’avait pas le temps de s’y attarder ou que le sujet était trop sensible. La suite on la connait : les mensonges de Jamal Saleh Momenah, le directeur de la Grande Mosquée, devant la commission d’enquête de la Chambre, sa fuite à l’étranger par crainte d’une inculpation, les flux d’argent saoudien que j’avais mis au jour en allant simplement consulter les comptes de l’ASBL de gestion de la Grande Mosquée au greffe du tribunal de l’entreprise de Bruxelles, le lien entre certaines formations données dans ses bâtiments et le départ en Syrie de plusieurs jeunes Belges… et finalement la décision par le gouvernement, suite aux recommandations de la Chambre, de rompre le bail emphytéotique et la convention conclue en 1969 entre la Belgique et l’Arabie saoudite concernant ce lieu de culte, qui était aussi un des sièges européens de la Ligue islamique mondiale, une organisation panislamique wahhabite et prosélyte contrôlée par les Saoudiens. J’avais aussi dénoncé le site Internet très populaire de la Grande Mosquée. Il regorgeait d’appels à ce qu’Emmanuel Macron nomme aujourd’hui le séparatisme : interdiction pour les musul-

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mans de pratiquer certains métiers, interdiction faite aux femmes de regarder les hommes (même à la télévision !), de leur parler (même au téléphone !), de surfer sur Internet, de prendre une contraception sans l’autorisation de leur mari, d’être soignée par un médecin masculin… L’animateur de ce site Internet visité par des centaines de quidams tous les jours estimait que le port du niqab (voile intégral) était « obligatoire ou à tout le moins recommandé » pour les femmes musulmanes en Belgique. Ce vêtement est pourtant formellement interdit par la loi dans notre pays. Dans un des messages postés sur le site, le prédicateur avertissait une musulmane qui ne portait pas le hijab (le voile islamique), mais se disait prête à le porter : « nous connaissons de nombreuses sœurs qui ne portaient pas le hijab… ne laissez pas Satan vous tromper et vous induire en erreur, prenez la résolution de porter le hijab, car nos jours dans ce bas monde sont comptés. » Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce directeur de conscience des réseaux sociaux de la Grande Mosquée, dont l’influence était énorme dans la communauté musulmane, lui, le hijab il ne « s’en balek pas ». Lorsque surgit la carte blanche de Florence Hainaut en juillet dernier, je suis en vacances dans les Cyclades. Je n’en prends connaissance sur les réseaux sociaux qu’à l’occasion de la réplique de Florence Bergeaud-Blackler. Je dois avouer que je suis consterné par la première carte blanche et rassuré par la seconde dont l’argumentation est solide. Mais je suis loin des bisbilles bruxelloises, je referme mon téléphone portable. Je crains une nouvelle tempête inutile. Je vogue entre deux îles douces sur un sympathique ferry grec et il ne me vient pas l’idée de rentrer dans la polémique. Je consulte plus tard les réseaux sociaux. Je me rends compte que la réplique à la carte blanche de Florence Bergeaud-Blacker consiste

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non pas à contrargumenter, mais à tenter d’anéantir sa crédibilité et la crédibilité de l’Observatoire des fondamentalismes dont elle se réclame notamment. C’est une technique infecte : puisqu’il est difficile d’attaquer le message, il faut salir le messager. S’ensuit une mêlée épique sur les réseaux sociaux. Parmi la panoplie utilisée par quelques influenceurs politiques et médiatiques pour détruire cet Observatoire, il y a une pression énorme exercée sur les deux parlementaires qui en sont membres, ma collègue Viviane Teitelbaum et moi-même, afin qu’ils démissionnent. Sous la pression, Viviane Teitelbaum, malade, effrayée, cèdera un moment puis, courageuse, reconfirmera son soutien. Après des dizaines de messages et des jours de harcèlement y compris des pressions sur mon parti – comme si je n’étais qu’un pion sans liberté de pensée qu’il fallait rappeler à l’ordre par la voie hiérarchique –, je finirai par publier un texte de mise au point sur mon site Facebook. Et j’ai décidé que ce serait le seul pour un moment, les réseaux sociaux ayant cette faculté d’empêcher une discussion sereine et la question du voile n’étant pas forcément prioritaire dans mes préoccupations du moment. Cette publication a entrainé une nouvelle poussée de fièvre. Outre tous les débats auxquels ce texte a donné lieu sur les réseaux sociaux, je tire des enseignements inquiétants de cet épisode. Le champ de la liberté d’expression s’amenuise dans l’espace francophone de la Belgique. J’en veux pour preuve le soutien d’une dizaine de journalistes belges qui m’ont encouragé ou félicité, la plupart discrètement. Des journalistes de la RTBF, du Soir, de La Libre, du Vif, de RTL TVI, de Knack. Quelques-uns ont exprimé leur soutien publiquement. La plupart ont préféré l’anonymat des messages privés. Ce sont des journalistes réputés, professionnels, dont je ne connais pas l’éventuelle couleur politique, mais dont les noms sont connus, l’expertise reconnue, les textes appréciés.

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Fragments de ces messages discrets : Monsieur Dallemagne, j’ai lu avec bonheur votre réaction à cette polémique infernale sur le voile. Ricardo Guttiérez est tombé dans le panneau du ridicule, entrainant dans sa chute 32 000 journalistes dont je suis, théoriquement. Et FH bénéficie ainsi d’un statut de victime inespéré, qui lui confère une aura internationale (le Conseil de l’Europe !!)… Quant à moi, je me limite à des messages privés sur la question, Facebook ne permettant pas un débat serein. J’y vois avec regret une certaine défaite de la démocratie (une signature réputée d’un grand quotidien) ; Un autre (d’un hebdomadaire) : Bravo ! Votre post fait du bien à tous ! Courage face à la furie ! Je vous félicite d’avoir trouvé les bons mots. Un autre encore : Bravo pour votre soutien à Fadila Maaroufi. Je partage entièrement. Je subis les attaques en justice des Frères musulmans depuis des années. Ça complique la vie. Au téléphone, certains de ces journalistes que je connais depuis longtemps me confient leur désarroi, le naufrage de la liberté d’expression. Ils préfèrent ne plus s’exprimer sur certains sujets comme le communautarisme. De toute façon, leurs papiers ne sont pas acceptés. Ils voient comme moi le regard et l’analyse rigoureuse se détourner de certains sujets, les nouveaux tabous de la pensée unique se renforcer dans notre pays. On est vite traité de facho, d’islamophobe, quel que soit son pédigrée. Alors on se tient à carreau. La dignité et la protection des populations, quelles qu’elles soient, sont au cœur de mes engagements depuis toujours. J’ai pris de grands risques en 2003 avec Médecins Sans Frontières à Srebrenica pour secourir une population musulmane victimes des pires crimes au cœur de l’Europe, en traversant un champ de mines, dont une a explosé à quelques mètres de moi ; j’ai fait la même chose au Kosovo avec Handicap International ; je m’inquiète aujourd’hui autant des Chrétiens d’Orient que des

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Yezidis, des Kurdes (musulmans) que des tribus sunnites sous le joug de Daech quand je voyage en Syrie et en Irak ; je continue à prendre des risques pour tenter d’arracher de jeunes enfants de djihadistes des misères des camps où sont détenus les membres de l’État Islamique, comme la petite Julia à qui je dédie ce texte. Pourtant, certains internautes zélés ont le champ libre pour tenter de m’excommunier. Il y a au bout du compte une forme d’écœurement à devoir se justifier auprès de nouveaux grands prêtres de la bien-pensance unique, qui exigent votre adhésion à leur crédo sous peine de bannissement du débat public. Je m’inquiète bien sûr du rôle des réseaux sociaux dans l’accélération de cette nouvelle pensée. Je constate comme d’autres internautes l’existence de « trolls », de faux ou, plus souvent, de vrais profils très actifs qui alimentent et enveniment les discussions à coups d’anathèmes, participants à la déglingue du dialogue rationnel, à la violence du verbe, à la haine de l’autre, à la haine de soi, souvent proches de l’extrême gauche. Le plus affligeant, c’est que c’est une femme, Fadila Maaroufi, d’origine maghrébine, elle-même victime de violence, qui fait aujourd’hui l’objet des pires attaques d’un camp qui se prétend progressiste. Elle affronte ces attaques avec pour bagages ses propres souffrances, ses propres combats pour la liberté et l’égalité – sa liberté, sa volonté d’être traitée à l’égal des hommes –, mais aussi son expérience concrète de travailleuse sociale, qui la poussent à ne pas éviter les polémiques dures, parfois stériles, ce n’est pas son tempérament, mais elle le fait avec cran. On me dit le souci de responsables politiques et médiatiques qui veulent à tout prix ne pas froisser une partie de la population, qui recherchent la concorde sociale, qui veulent minimiser les problèmes de fragmentation de la société en espérant que cela passera avec le temps ou qui regardent ailleurs pour des raisons

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clientélistes. J’ai pu entendre parfois dans les couloirs de la politique, « M. Dallemagne, vous avez raison, mais inutile d’en parler, cela ne fera qu’aggraver les choses ». Mais le silence et le déni n’ont pas marché, jamais. À force de trop peu affirmer nos valeurs, nos cadres de référence, nos libertés fondamentales, de ne pas se dire les choses, nous faisons de moins en moins société. Les méfiances grandissent partout, on voit les revendications identitaires gagner du terrain, s’affronter les unes aux autres, aux dépens de la cohésion sociale. Et certains de ceux qui sont venus chez nous se réfugier et partager nos aspirations d’universalisme, de liberté et de démocratie se cachent, comme certains Turcs qui ont fui le régime islamo-nationaliste d’Erdogan. Ils craignent clairement pour leur sécurité. Pour finir, le débat sur le voile islamique s’insère aujourd’hui dans un contexte où les questions identitaires, parfois importées des États-Unis, s’affirment de manière plus brutale que jamais. Elles ont toujours fait le miel de l’extrême droite. Par un effet de miroir, elles sont aujourd’hui portées par une partie de la gauche et de la gauche radicale qui se rejoue la lutte de classes sur le mode de la lutte des femmes contre les hommes, des minorités contre les blancs, de la Oumma contre les autres. Ces visions antagonistes en apparence sont alimentées par le même carburant. Chacune et chacun d’entre nous est invité à voir l’autre genre, l’autre groupe ethnique, l’autre humain, comme un rival, une menace, un prédateur. Chacun préfère la posture de la victime plutôt que l’engagement citoyen. Le repli communautaire gagne du terrain dans le contexte d’une société où les identités premières, le genre, la religion, l’ethnie, s’affirment de plus en plus vivement comme on le voit aujourd’hui, plutôt que de céder la place à une identité citoyenne commune dont nous porterions tous les aspirations de liberté, de fraternité et d’égalité. C’est une voie sans issue,

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porteuse de fragmentations, de méfiance, de haines et de conflits. Il est encore temps de contrer ces glissements rétrogrades, de ne pas renoncer à notre vision universaliste de l’avenir. C’est le sens de ma démarche.

Post-scriptum Le 7 décembre dernier, j’ai rencontré Inaya1, une femme belge de 35 ans, terroriste présumée, dans le camp de détention kurde pour femmes et enfants étrangers d’Al Roj dans le nord-est de la Syrie. Notre conversation mérite d’être rapportée : I : Je pense que la plupart des personnes qui se sont rendues à Baghouz, la dernière enclave de l’État Islamique se sont désengagées (déradicalisées). Elles ne sont pas dangereuses. Elles n’ont pas commis de crime. Elles doivent rentrer. GD : Certains responsables de nos services de sécurité pensent en effet qu’il serait préférable que les femmes belges soient rapatriées en Belgique afin d’y être jugées. I : Mais pas le gouvernement… GD : En effet, notre gouvernement est attentif à ce que pense la population, il y a un débat, et pour l’instant la majorité de la population ne veut pas… I : Excusez-moi, ça l’arrange, le gouvernement… GD : Vous savez dans une démocratie, les responsables politiques font attention à l’intérêt de l’ensemble de la population. Le ministre qui fera revenir en Belgique quelqu’un qui finira par s’y faire exploser, vous imaginez la responsabilité qu’il prend ? I :… oui… après, je pense que le destin c’est le destin, et s’il doit se passer quelque chose, que ce soit via quelqu’un qui revient d’ici (les 1.  Prénom modifié

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camps de détention kurdes) ou qui est déjà là-bas en Belgique, eh bien ce qui doit arriver arrivera… GD : Non, ce n’est pas le destin, notre responsabilité politique est claire… I : Je sais très bien… en réalité je pense qu’en Belgique vous avez beaucoup moins de risques qu’en France parce que la position de la France est beaucoup plus radicale par rapport à l’islam. En Belgique il y a beaucoup plus de compréhension, quand je vois comment les Belges réagissent par rapport aux attaques, ils ne répondent pas par la haine comme en France. Par rapport aux caricatures par exemple, j’ai vu aux informations qu’un professeur (de Molenbeek) avait montré les caricatures en classe. Il a été exclu directement. Vous voyez ce que je veux dire. Tandis qu’en France un professeur montre des caricatures et on l’appuie en plus ! GD : Il a été décapité !! I :… oui, c’est triste, mais, je veux dire… l’État français ne fait rien pour apaiser les choses, à force de répondre au mal par le mal, c’est un cercle vicieux et ça ne s’arrête jamais. GD : La France ne répond pas au mal par le mal. Nous sommes dans des pays de liberté d’expression. Chacun s’exprime librement. On ne peut pas contraindre certains… I : Vous trouvez que c’est la liberté d’expression ? GD : Oui, c’est la liberté d’expression. I : Je pense que personne n’a le droit de s’attaquer à aucune religion. Que ce soit envers les chrétiens, les juifs ou les musulmans, je trouve ça vraiment déplacé. GD : Ça c’est votre point de vue, mais dans notre pays on peut parler librement de tout ce qu’on veut. Certains se moquent du pape depuis

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des décennies. On peut ne pas être d’accord, mais la règle c’est la liberté d’expression. Et si l’on n’est pas d’accord, on s’adresse à la justice. Un journaliste qui assiste à l’entretien interroge : Que pensezvous de Samuel Paty qui a montré ces caricatures pour un débat en classe, justement sur la liberté d’expression ? Il a été identifié par au moins un terroriste qui l’a assassiné en rue et qui lui a coupé la tête. I : Je trouve ça vraiment choquant en fait. Une de mes amies dans le camp était aussi très choquée. Elle m’a dit, si ça continue comme ça on ne pourra jamais rentrer. Dans le camp, personne n’a fait la fête, personne n’était content, personne n’était triste. On est loin de tout ça en fait. Après, je comprends, c’est vraiment très triste, je ne souhaite ça à personne vous voyez… mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… pourquoi aussi s’attaquer à quelqu’un de si important pour nous (elle parle du prophète) ? GD : Je comprends que cela vous choque, vous, personnellement. Certains chrétiens sont choqués quand on se moque du pape et certains juifs sont choqués quand on se moque… I :… mais je suis aussi choquée quand on se moque du pape… GD : Mais les chrétiens l’acceptent… parce qu’ils estiment que ça fait partie des règles de nos sociétés, que c’est la liberté d’expression et que chacun peut s’exprimer librement. I : Personnellement je ne l’accepte pas, mais je n’irai pas décapiter quelqu’un. Vous êtes libre de penser ce que vous voulez, je suis libre de penser ce que je veux. Je n’irai pas vous tuer parce que vous pensez différemment de moi. Pour moi l’islam c’est quelque chose de sacré. Chaque religion est sacrée et je ne pense pas que le fait de se moquer de telle ou telle religion va apporter du bien. GD : Je respecte votre opinion, mais le problème c’est qu’on a le sentiment que l’opinion inverse n’est pas respectée.

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I : C’est-à-dire ? GD : Certains estiment que ce n’est pas grave de se moquer des religions. C’est leur liberté d’opinion. C’est leur droit. Ce droit doit être respecté. I : Si vous pensez que ce n’est pas grave de se moquer des religions, c’est votre façon de penser, je n’irai pas vous condamner pour cela. Vous pensez et vous exprimez ce que vous voulez. Je ne tire pas de conclusions hâtives d’un entretien finalement assez bref. Je remarque simplement l’évolution de la pensée de cette femme encore largement radicalisée, entre le début de notre conversation et la fin de l’entretien, face à l’affirmation de la liberté d’expression comme valeur cardinale de nos sociétés. Ne renonçons pas à être libres, à nous exprimer librement et à faire preuve de pédagogie à cet égard. Comme Samuel Paty. Quelques jours après notre entretien, Inaya me fit transmettre par WhatsApp le message suivant : « Dites à Monsieur Dallemagne que ce fût un plaisir d’entendre sa façon de penser. Le temps nous a manqué… » Complément d’information ; l’enseignant belge dont parle mon interlocutrice n’a pas été renvoyé, mais écarté provisoirement le 30 octobre dernier. Sur base non pas d’une caricature religieuse, mais pour le « caractère obscène montré à des enfants du primaire » a confirmé la bourgmestre de la commune de Molenbeek Catherine Moureaux (PS). Le professeur a depuis été réintégré après avoir présenté ses excuses. La bourgmestre a assuré « qu’on était sur une question de méthode pédagogique, pas de liberté d’expression. La défense de la liberté d’expression n’a pas de prix » – source AFP

Table des matières Avant-propos / L’injonction au silence et la haine par Élisabeth Badinter.......5 Introduction / Au commencement par Florence Bergeaud-Blackler...............7 La banalisation du voile, ou la pénétration du logiciel islamiste au sein du progressisme par Nadia Geerts...............13 Le décryptage de la décision de la Cour constitutionnelle belge et les motions bruxelloises autour du voile par Pascal Hubert................................................................ 25 La cancel culture à l’œuvre à Bruxelles – Cet islamisme qu’on ne veut pas voir par Florence Bergeaud-Blackler.........59 Les habits neufs de l’anti-universalisme par Karan Mersch.....99 La censure du débat sur le voile en Belgique francophone : l’affaire du « balek-gate » par Marcel Sel.............................133 Je ne veux plus me taire par Fadila Maaroufi........................ 171 La trahison des progressistes par Céline Pina......................189 Islam politique, censure et fragmentation de la société en Belgique francophone par Georges Dallemagne..................219

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