Balthus et les jeunes filles 9782759812103

À n’en pas douter Balthus (1908-2001) aura été l'un des peintres les plus singuliers du XXe siècle. Les décors étra

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French Pages 207 [206] Year 2014

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Balthus et les jeunes filles
 9782759812103

Table of contents :
Sommaire
Introduction
PARTIE I. Signifier
PARTIE II. La scène adolescente
PARTIE III. Le regard de l’Infante
Bibliographie
Crédits photographiques

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Balthus et les jeunes filles ou le dévoilement du féminin

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COLLECTION PLURIELS DE LA PSYCHÉ La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, P.-H. Keller, H. Riazuelo, A. Sirota Comité de lecture G. Chaudoye, V. Estellon, L. Hounkpatin, N. de Kernier, H. Parat, G. Tarabout

Éditions EDK/Groupe EDP sciences 25, rue Daviel 75013 Paris, France Tél. : 01 58 10 19 05 [email protected] www.edk.fr EDP Sciences 17, avenue du Hoggar PA de Courtabœuf 91944 Les Ulis Cedex A, France www.edpsciences.org © Éditions EDK, Paris, 2013 ISBN : 978-2-7598-1141-0 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

Philippe GUTTON

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Sommaire Introduction..................................................................................... 7 PARTIE I. Signifier........................................................................ 11 Chapitre 1. Processus de la création................................................. 15 Chapitre 2. Le saisissement et ensuite.............................................. 25 Chapitre 3. L’adolescence................................................................ 33 Chapitre 4. L’adolescence de Balthus............................................... 41 PARTIE II. La scène adolescente................................................... 47 Chapitre 1. Quelle scénographie ?................................................... 49 Chapitre 2. La lumière.................................................................... 65 Chapitre 3. La jeune fille................................................................. 73 Chapitre 4. Plus d’un autre.............................................................. 89 Chapitre 5. Et la violence.............................................................. 107 PARTIE III. Le regard de l’Infante ............................................. 121 Chapitre 1. Dans l’atelier............................................................... 129 Chapitre 2. Le spectateur anonyme............................................... 147 Chapitre 3. La (dé)négation.......................................................... 159 Chapitre 4. A propos du déni du féminin...................................... 173 Bibliographie............................................................................... 193

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Introduction Peintre qualifié de « célèbre et inconnu », Balthazar Klossowski de Rola (1908-2001) reçut de Rainer Maria Rilke le surnom de Balthus. Jean Clair, grand spécialiste du Maître, présentant une exposition récente1 a pu écrire : « L’essai qui oserait s’attaquer de front au thème de l’érotisme chez Balthus reste encore à faire »2. Voici un essai de psychanalyste. N’étant ni historien ni critique d’art, je me propose dans ces pages d’aborder l’oeuvre du peintre sous l’angle de ce qu’elle pourrait nous apprendre de l’adolescence dont j’ai une grande expérience et curiosité. Dans la foulée du poète, Balthus a toujours critiqué, disons même méprisé la psychanalyse. A première vue, il n’avait pas tort puisqu’il souhaitait rester «  […] un homme dont on ne sait rien  […]  »3. Il se trompait quant à la discipline en question dont il connaissait pourtant des représentants éminents. L’examen de ses tableaux, fort intéressant, révèle un travail psychique des idées et des images « associées comme sans but » tel que Freud en faisait un idéal dans la cure et dans la vie. Ce travail n’est-il pas justement celui de la création subjectale, et « donc » celui de l’artiste, modéré par l’artisan tel qu’il se définissait en atelier ? Sublimer et maîtriser sa sublimation, dirons-nous. Âge de découverte de la génitalité et de la mort, l’adolescence est paradigmatique de la créativité à laquelle tout être humain est tenu de croire s’il veut échapper à la mélancolie. Ensemble processuel, daté en son commencement et présent de façon plus ou moins enfouie toute la vie, l’adolescence est une création subjectale sous l’emprise de la nécessité pubertaire ; je le souligne régulièrement dans mes travaux et dans la revue Adolescence4. Je suis persuadé que, tel Balthus, cette crise de conflictualité, le temps éphémère de sa signature de sujet qui s’y joue, ouvre au secret du vivant, au mystère de l’humain. Je vais m’attacher à examiner ce qu’enseigne les scènes adolescentes fort diverses qu’il a peintes tout au long de sa vie. Elles regardent le peintre, les spectateurs 1.   J. Clair (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, Paris, Flammarion. 2.   J.  Clair (1996), Balthus. Les métamorphoses d’Éros, Paris, Réunion des Musées Nationaux. 3.   Réponse de Balthus à la Tate Gallery qui organisait une rétrospective et voulait un texte de présentation. 4.   Ph. Gutton (2008), « Le pubertaire savant », Adolescence, 25 : 347-358 ; Monographie de la revue Adolescence.

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anonymes, aujourd’hui le psychanalyste que je suis. Elles parlent en images comme les mots au clinicien. Que disent ces tableaux d’adolescentes ? Qu’évoquent-ils d’énigmatique ? Balthus, selon la meilleure esthétique, interroge sur l’advenance pubertaire du féminin en tant qu’il symbolise l’origine, l’originaire. En le reconnaissant, serait-il un perpétuel Actéon surprenant et observant Diane au bain, au risque de s’en trouver métamorphosé ? Pierre Klossowski, son frère aîné de trois ans, fort proche de lui, a consacré un livre5 à cet adolescent héroïque, ordalique : masqué en cerf, il découvre par sa nudité la « femme complète »6, celle qui a pour mission d’initier l’adolescence, et qui le condamne pourtant à être transformé ou à se transformer en chien, par le fait même des paroles qu’il avait prononcées devant le merveilleux et choquant spectacle  : «  Chienne effrontée… » Tout se passe comme si sa gueule devenait le symbole violent du sexe féminin entrevu. Balthus sut éviter ou seulement adoucir cette dramatique séquence en donnant à voir principalement les simulacres « inachevés » ou « incomplets » que sont les jeunes filles en ses lieux de peintre. Elles sont le plus souvent entourées de témoins mystérieux porteurs phalliques bienveillants, critiques ou neutres. La métamorphose pubertaire féminine serait-elle paradigmatique des transformations susceptibles de se produire dans la vie ? Balthus tente de le signifier avec ses paradoxes à travers formes et couleurs. Dans sa « grande œuvre »7 voici les messages dont il veut faire part « au monde » afin qu’il en tire non pas un savoir sur lui (sa pudeur dédaigneuse en aurait horreur), mais certaines vérités universelles concernant l’adolescence du féminin telles qu’elles sont si souvent méconnues par les préjugés de la virilité 8. Constatons chez lui un puissant et épuisant besoin de créer, inextinguible passion, exigence pour satisfaire ce don assez extraordinaire de penser en images, en «  s’identifiant à tout ce qu’il peint  », paysages, jeunes filles et autres acteurs de ses mises en scène adolescentes. Lors des failles de sa créativité, « il se sent détruit »9 et prend conscience de son addiction picturale. La valeur esthétique en son besoin d’atelier se substitue pour lui de façon convaincante à toutes 5.   P. Klossowski, (1956), Le bain de Diane, Paris, Gallimard. 6.   Les mots et phrases entre guillemets sans référence en bas de page sont, le plus souvent, celles de Balthus, dites au cours d’interviews et de dialogues avec les commentateurs de son art. Les autres citations sont référencées en notes de bas de page. 7.   C. Roy, (1996), Balthus, Paris, Gallimard. 8.   Je ferai souvent référence à A. Corbin et coll., (2012), Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil. 9.   Y.  Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, Paris, Mercure de France  ; rééd, Paris, Gallimard, 1983.

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les autres valeurs. Ce qui définirait le beau prendrait son inspiration dans l’art « de chercher l’invisible des choses… le rapprochant de leur essence  ». Peindre est sa pratique du vivant. Antonin Artaud10 a été d’emblée sensible dans la peinture de Balthus à sa façon de « partir du connu », de l’apparence ordinaire, pour y « refondre » des « éléments universellement reconnaissables en un sens que tout le monde ne peut pas atteindre ni non plus reconnaître », soit « un divorce entre l’illimité et la raison » ; n’est-ce pas la problématique adolescente même ? L’érotique de la création, source indéfinie de souffrance et jouissance, sera examinée selon les trois modèles en jeu dans ce livre : acte d’adolescence, acte de peindre, acte de psychanalyse. Les tableaux sont les témoignages de rencontres extraordinaires de ces trois axes si différents ; ils constituent mon lieu d’étude. « Voyez mes tableaux vous y trouverez mon génie, mais pas moi »11 disait-il de façon juste et défensive à l’endroit de ceux qui, comme nous-mêmes, prétendent les examiner. Je n’ai pas un objectif d’explication interprétative ; ce serait restreindre l’ampleur du message esthétique auquel Balthus consacra sa vie et qu’il nous laisse aujourd’hui. Nous croyons trop à l’inconscient pour en tenter un décodage scolaire. L’œuvre exprime « plus que cela ». Afin de chercher ce «  plus  », livrons-nous à ce que Freud nous conseille  : l’association libre de pensée. André Gide12 répondait aux demandes qui lui étaient formulées concernant ce qu’il faisait : « J’écris Paludes », Balthus : « Je peins ce que je vois ». Notre étude devra se soumettre au retournement suivant : je croyais voir un tableau, or c’est le tableau qui me regarde. Serai-je alors, tel l’analysant du texte que définit André Green13, l’analysant des tableaux… précisément des scènes adolescentes avec leurs regards fort violents au plan narcissique et sexuel  ? N’en restons pas en effet à l’acquis d’un savoir, mais bien à un « compagnonnage familier » avec Balthus… incitation sans doute à l’auto-analyse. Il s’agit moins ici « de prendre de la graine de l’art » que de « prendre de la graine de l’art de l’autre »14, la graine étant ce qui pousse en moi de ce sujet en renouvellement qu’est l’adolescente. Au risque de paraître trop orgueilleux, je dirai que ce  livre 10.   Collectif, (1983), Balthus, Centre Georges Pompidou, p. 43. 11.   Document de la Tate Gallery. 12.   A. Gide, (1920), Paludes, Paris, Gallimard, 1998. 13.   A. Green, (1982), Hamlet et Hamlet : une interprétation psychanalytique de la représentation, Paris, Balland. 14.   J. Lacan, Séminaire « Les non dupes », 9 avril 1974, in J.-M. Vives, « La psychanalyse surprise par l’art », Clinique méditerranéenne, 2009, 80, 5-8.

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est un peu, pour moi, tel « le Moïse »15 de Freud, une autobiographie symbolisée et symbolisante. Je l’écris à la fin d’une longue carrière avec l’adolescence. Je ne cherche pas vraiment à appliquer mes idées. Je préfère réfléchir à des conceptions neuves concernant les problématiques que ces sujets vivent et les réticences que le monde présente à leur égard. Il faut admirer l’adolescence pour en examiner les processus. Quel sera le cheminement de nos interrogations ? 1) La première réflexion concerne l’objectif selon Balthus « d’un grand art » : « rendre visible l’invisible  ». Son originalité porte sur le choix de son champ d’étude : l’invisible de la femme advenante dans les scènes adolescentes. 2) La visibilité de l’adolescence féminine montre l’ambiguïté de ses sources : celles construites par l’enfance, la féminité infantile et celle du présent, le féminin pubertaire. Comment se confrontent ces lignes entre ombre vide et lumière colorée ? Comment se crée la femme ? La réponse ne saurait venir exclusivement des représentations de la jeune fille ; elle se dégage de la scène adolescente toute entière. Assurément, le procès n’est pas démuni de violence comme le symbolise La Leçon de guitare de 1933, tableau caché par la suite. 3) Comment cette invisibilité, qui l’inspire, est-elle reçue lorsque Balthus lui-même s’en approche ? Comment transmet-il des messages osés et comment les spectateurs anonymes les reçoivent ? Affirmer ce qu’il entrevoit de la femme n’est pas sans risque dans le public. La pratique de la dénégation par mots et par images est nécessaire à sa défense. En profondeur de lui-même, en peignant, vers quelle essence de l’humain tente-t-il d’approcher ? C’est avec la thèse de « l’objet source maternel »16 que je travaillerai cette problématique énigmatique et centrale.

15.   S. Freud, (1939), « L’homme Moïse et le religion monothéiste », Paris, Gallimard, 1970. 16.   J. Laplanche, (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.

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Partie I Signifier « L’art est un chemin pour pénétrer le mystère du monde (…) avec bien plus d’humilité que de souci de l’exprimer (…) Il faut toujours tout réinventer tous les matins pour chaque nouveau tableau. C’est une lutte sans fin terrible et organique. Toute mon œuvre consiste à construire, à réinventer des choses qui ont existé un jour, mais que plus personne ne connaît ».17

Ces assertions de Balthus sur son art datent de 1999. Après avoir dirigé la ville Médicis à Rome de 1961 à 1977, il s’est retiré à cette date à Rossinière dans le canton de Vaud, région de Suisse romande qu’il affectionne particulièrement. Il habite le «  Grand Chalet  », immense et somptueuse bâtisse en bois datant du XVIIIe siècle. lI a alors plus de 90 ans, marche avec une canne et si sa vue est devenue mauvaise, son activité psychique est excellente. Ainsi s’isole-t-il toujours avec passion dans son atelier. Nous réfléchirons sur les processus de construction et de signifiance de « choses qui ont existé un jour… qui existent toujours, assurément mystérieuses ». D’emblée il est annoncé que nous ne saurons dissocier l’homme et le peintre. La subjectalisation évolue par l’objectalisation des tableaux que nous allons travailler. La binarité « figuratif-abstrait » ne doit pas être un débat. « Il repousse la barque du surréalisme du pied une fois qu’il a franchi le fleuve »18 du réalisme classique, fruit de l’imitation. Après s’être rapproché des surréalistes au point de publier huit illustrations pour Wuthering Heights dans la revue Le Minotaure, il plaide contre les peintures centrées sur « l’ego et la personnalité »19. « Si on a de la personnalité vaut mieux s’en débarrasser » ; il serait souhaitable même, ajoute-t-il, de « parvenir à l’anonymat ». La représentation purement subjective ne montre pas ce que chacun désire et n’ose pas voir. Elle est une projection personnelle qui 17.   F. Jaunin, (2001), Balthus. Les méditations d’un promeneur solitaire de la peinture, Lausanne, Bibliothèque des Arts, p. 24 et p. 85. 18.   En paraphrasant J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, Paris, Flammarion, p. 12. 19.   Collectif, (2008), Balthus. Portraits privés, Lausanne, Noir sur Blanc, p. 68.

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ne saurait être partageable. À titre d’exemple, erronée voire inacceptable est l’attitude de Piet Mondrian fermant les rideaux devant la fenêtre par laquelle le grand ami Alberto Giacometti « s’émerveillait à voix haute des arbres qu’il regardait »20. Ce dernier effectuait un virage du même ordre que Balthus vers 1935, quittant l’abstrait pour « travailler d’après nature et façonner des visages »21 véritables figurations symboliques de la subjectalité22. « Je ne veux que représenter ce qu’il y a derrière l’apparence », telle est l’assertion de Balthus que J. Clair a placé en exergue de la quatrième de couverture du catalogue23 de l’exposition organisé par lui en 2001 au Palazzo Grassi à Venise : « le grand réalisme de l’infigurable »24. « Les trois grands aspects de la technique picturale : la couleur, l’espace et la figuration permettent au peintre de créer des tableaux qui nous font entrer dans une réalité d’un autre ordre, l’alter-réalité »25. « C’est “ diegétique ” ajoute M. Bal par ses fins d’exprimer une attente de contenu narratif sans prendre position quant à la réalité du contenu »26 ; désir de reconnaissance plutôt que de connaissance. « L’art m’intéresse beaucoup, mais la vérité m’intéresse infiniment plus »27, cette phrase d’A. Giacometti ne fut-elle pas le socle de leur amitié résistant à quelques vicissitudes relationnelles ? Et Balthus de dire : « Le peintre essaie de sortir de lui-même et ainsi il se rapproche du créateur »28. « Ce qui m’intéresse ce sont les images reconnaissables qui dès lors acquièrent de l’universalité »29. Il se compare à un acteur qui joue le rôle de « passeur » entre ce qu’il ressent, exprime et ce que chacun pourrait alors mieux reconnaître et au premier chef « la communauté de regards que l’on a soutenu »30. Se bien placer donc pour découvrir « les significations du monde », en étant un dessinateur vigilant et permanent avec le crayon et dans la tête : les jeunes filles sont moins figurées belles (au sens d’Ingres) que signifiantes. « Inventer ce 20.   F. Jaunin, op. cit., p. 86. 21.   J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, Paris, Flammarion, p. 165. 22.   Selon une philosophie à rapprocher de celle d’Emmanuel Levinas (les deux hommes ne se connaissaient pas). 23.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 24.   Y. Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, Paris, Mercure de France ; rééd, Paris, Gallimard, 1983. 25.   M. Bal, (2008), Balthus, Paris, Hazan, p. 16. 26.   Ibid., p. 18. 27.   A. Giacometti, (1990), Écrits, Paris, Hermann, p. 267. 28.   Discussion avec Philippe Dagen in C. Roy, (1996), Balthus, Paris, Gallimard, p. 65. 29.   Ibid., p. 66. 30.   Ibid., p. 118.

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qui existe » est donc son pari de philosophie esthétique centré sur l’aspiration à traduire du méconnu, à s’approcher « des vérités » par figurations successives. Nous utiliserons plusieurs synonymes relatifs, concernant « ces vérités existentielles » : « les significations humaines profondes », «  le monde  » et «  son mystère  », «  le réel  » sont des termes utilisés par Balthus. Je dis volontiers «  le vivant  », «  l’humain  » et «  l’interhumain ». Le terme « d’intime-extime », initié au départ par Jacques Lacan, nomme par ailleurs assez bien les problématiques de la subjectalisation qui ne peut être qu’une intersubjectalisation. L’inspiration fondamentale de Balthus est de signifier par l’image, y trouver du sens, ce qu’il nomme «  des vérités  ». La signifiance par l’image est un vieux débat. Quelles coïncidences violentes, que d’écarts entretenant des dérivations plurielles ! Roland Barthes qualifie les signifiants des arts visibles de délibérément «  obtus  », «  toujours tenus, qui échappent », pouvant seulement être approchés par tel ou tel détail ou ambiance sans en éteindre le débordement, saisissants et insaisissables ; « langage concret, mode de communication qui n’a rien à voir avec l’art abstrait », le tableau ne démontre jamais (ce que la phrase fait implicitement avec son sujet, verbe, complément), il montre31. Au spectateur de voir ! Pour l’être ordinaire, le langage est le garant de sa subjectalisation et de son appartenance au monde des sujets. Pour Balthus et bien d’autres peintres, la fonction identifiante relève de l’image qu’il dépose devant lui. Le tableau doit avoir, afin de remplir sa fonction une double valeur : subjectalisante (« Je dois peindre chaque jour ») et intersubjectalisante c’est-à-dire partageable et partagé, et nous verrons qu’il ne lui est pas toujours facile de communiquer. Je reviendrai souvent sur ce flottement concernant la mission participante du tableau avec le risque que Balthus ressentait d’être un incompris, entre provocation et paranoïadépression. Sa confiance élective au regard contraste avec sa méfiance et son ironie à l’endroit du langage, lui qui lorsqu’il était à l’aise aimait tant parler, raconter même. Il n’aurait pu, tel Eugène Delacroix, écrire courrier et journal intime, et plus près de lui A. Giacometti, rédiger des écrits32. L’art de la figuration est le seul qui « permet le plus d’aller à la proie »33. La littérature, même la poésie d’un Pierre Jean Jouve ou d’un René Char, même les récits et essais de son frère Pierre ne s’approcheraient pas suffisamment de l’événement psychique, soumis à la « puissance de la sensation ». De même que le psychanalyste confère sa valeur 31.   R. Barthes, (1970), L’empire des signes, Paris, Flammarion. 32.   A. Giacometti, (1990), op. cit. 33.   M. Leiris, (1948), Biffures, Paris, Gallimard.

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aux quelques mots de son interprétation, le peintre accroche telle ou telle image. L’important c’est « l’émotion » qui participe à la signifiance et accompagne les images confiées aux pinceaux, et les significations demeurent mystérieuses, accordables aux objets, un chat, un personnage, leurs rencontres, car imaginer c’est traduire, ce n’est pas savoir. Le regard reconnaît plus qu’il ne connaît. Freud résume ainsi la nécessité et le danger de vouloir savoir : « L’artiste avait pris jadis à son service le chercheur comme auxiliaire et voilà que le serviteur est devenu le plus fort et réprimait le maître »34. «  La grande œuvre  » selon l’expression souvent reprise de Claude Roy35, est une belle construction personnelle visant le partage par l’image d’énigmes avec autrui. J’ai appris en clinicien que cette inspiration était paradigmatique du génie adolescent36  : à la fois critique et créatrice. Nous voilà engagés dans le parallèle fondamental de ce livre entre la création artistique et la création adolescente. Si « la grande œuvre » vise à rendre visible une problématique humaine essentielle, quel risque de choisir, «  trouver/créer  », dit D. W. Winnicott, un champ de travail aussi contesté que celui de l’adolescence et précisément de l’advenance féminine qui y trouve ses premiers jours ?

34.   S. Freud, (1894), OC, X, Paris, PUF, 1993, p. 101 ; cité par J. Laplanche, (1999), Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, p. 330. 35.   C. Roy, (1996), Balthus, Paris, Gallimard. 36.   Ph. Gutton, (2008), Le Génie adolescent, Paris, Odile Jacob.

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Chapitre 1 Processus de la création Après avoir précisé les objectifs de Balthus, réfléchissons sur les méthodes de sa création. Elles conjuguent l’acte d’imaginer et ce qu’il nomme « son langage ». 1) Il me faut cependant au préalable situer théoriquement les deux lignes de force ou formants par lesquelles, en psychanalyste, je désigne, après bien d’autres, les processus de la création : la sublimation et l’emprise. Ils sont le fil rouge de ce livre. Processus débridé de « l’artiste », la sublimation est soumise à l’emprise de « l’artisan » ; Balthus aimait la confrontation entre ces deux activités. Le Peintre et son modèle (19801981) en est exemplaire et remarquable : le peintre debout ne peint pas, il est tourné vers une fenêtre qui n’en est pas une, sans transparence, ressemblant au dos d’un tableau ; la jeune fille mal assise ne le regarde pas et lit un catalogue où rien n’est écrit. Liaison et déliaison ; présence et absence ; ensemble et à distance. Chacun « réinvente-t-il des choses qui ont existé mais que personne ne connaît » et qu’eux deux pourraient reconnaître : leur vie intérieure. La sublimation37 s’origine aux ressentis corporels advenants érotiques et assure leurs dérivations en représentations. Elle crée des images à partir de ce qui est d’abord l’esthésie, et entretient leurs échanges, leurs interactions continues. J’insiste sur ce va-et-vient entre corps et symbolisation, lieux de transformations et mixant leurs sources, qu’A. Green nomma processus tertiaires38. Cette inter-trajectoire, directement issue du Ça et ainsi entretenue, est libre, c’est-à-dire échappe aux refusements et inhibitions surmoïques. Son inspiration (force centripète) est trouvée dans les modèles « déjà là » (D.W. Winnicott), on pourrait dire également les idéaux internes-externes. La sublimation innove à mesure de nouvelles inspirations. Il s’agit ici de la spontanéité du crayon et du pinceau qui composent l’œuvre comme autant de notes de musique (la comparaison est de Balthus) se succédant. Je pense la sublimation 37.   Ph. Gutton, (2011), « Sublimation pubertaire », Adolescence, 2011, 29, 895-912. Ph. Gutton, (2012), « Sublimation pubertaire »., in S. de Mijolla-Mellor (éd.), Traité de la sublimation, Paris, PUF, pp. 270-288. 38.   A., Green, (1972), « Note sur les processus tertiaires », Rev. fr. psychanal., 36, 407.

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comme un aspect de la capacité associative des images et/ou des mots. « La grande œuvre » suppose ce formidable travail psychique et se refuse donc à imiter un objet seulement perçu, opératoire (au sens de la pensée opératoire) qui ne s’inscrive dans une activité fantasmatique. Le second mécanisme de la création est l’emprise39, celle qu’exerce le Moi-Je et ses idéaux. Dans la création picturale, elle semble avoir deux axes fonctionnels : assurer un travail d’organisation interne de la folle production imaginaire et assumer une contrainte active sur les éléments de l’environnement en jeu dans l’acte de peindre ; je pense aux techniques, aux modèles et aux spectateurs, à «  l’emprise des signes  »40 disions-nous plus haut. Il y a de l’emprise dans la volonté figurative de Balthus. La pulsion d’emprise41 est, selon beaucoup, synonyme d’une contrainte narcissique dirigée électivement vers l’objet interne-externe. Dans ce sens, A. Green travaille le concept d’une «  structure encadrante » dans laquelle les différentes composantes interagissent de façon inter-réflexive. Le concept de violence en est rapproché à condition d’en retenir l’étymologie avec la « vie » (pulsion de vie) ; l’agressivité correspondrait peut-être à la version agie d’une emprise tournée en particulier vers l’extérieur. S’adressant sans doute aux historiens contemporains de l’art et précisément aux surréalistes, l’intérêt de Balthus se situe au-delà de l’apparence des rêveuses, la façon par laquelle elles construisent leur vie endormie, seule ou sous le regard de quelques personnages… et cela n’est pas leurs rêves. «  Balthus aime les représentations comme refonte à la fois de ce qu’il reçoit par les données de ses sens par ce qu’il voit (le corps de la jeune fille) et ce qu’il en accepte par la raison »42. Folie et raison sont dans les processus de création en alliance et affrontement. L’appétit de l’œil choisit ses nourritures terrestres. La procédure en est commune à tout un chacun. Ce qui est spécifique au peintre, est que son besoin sublimatoire s’inscrivant dans les problématiques du regard et de l’agir, le jette vers un écran de projection, avec en corollaire le risque que s’y trouve délié ce que la sublimation lie. La concrétude du signifiant peint serait le signe et l’exigence de l’activité d’emprise des signes artistiques ; il 39.  P. Denis, (1997), Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, PUF ; P. Denis, (1997), « Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion  », International Journal of Psycho-Analysis, 1999, 80/5, 1036-1038  ; P. Denis, (1997), « Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion », Rev. Fr. Psychanal., 2000, 64/2, 611-620. 40.   R. Barthes, (1970), L’empire des signes, op. cit. 41.   J. Laplanche, J.-B. Pontalis, (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1981. 42.   Remarque d’Antonin Artaud qualifiant Balthus : De la jeune peinture française et la tradition. in A. Artaud, (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1975. 

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faut «  garder la main  » sur le modèle, sur l’œuvre advenante, sur le spectateur et surtout sur le travail de composition faisant que telle trace de pinceau en entraîne bien d’autres, ainsi de suite : hasard et nécessité de l’arrêt sur image. La sublimation balthusienne et adolescente se situent de même encadrées par leur emprise. Le surmoi dans cette interaction n’a pas vraiment sa place. Ainsi se trouveraient explicitées les indéfinies et indéfinissables faces et contre-face, et interfaces présentées par les tableaux. Variances, fluctuations disons paradoxes ou bien contradictions susceptibles de compromis et de symptômes. Ce dualisme esthétique de la peinture fut bien résumé ainsi  : les figurations «  se battent pour empêcher la fiction qui est leur liberté, de disparaître dans le réalisme qui est leur nécessité  »43. Sa richesse imaginative, jointe à son aspiration culturelle, mène Balthus à la fois à goûter l’imperfection imaginaire comme une beauté hors des canons classiques et à s’imposer son contraire par l’organisation psychique dont il fait preuve. Le dessin, dit-il, jette «  au cœur du monde  » avec «  une leçon de rigueur  »44. Tout au long de nos analyses picturales, je retrouverai les cheminements mystérieux et soigneusement associés de la sublimation et de l’emprise sous des appelations diverses, érotique et agressivité, affirmation et dénégation, esthétique et perversion, etc. Celles-ci symbolisent les philosophies de l’être et/ou de l’avoir  : être n’est-il pas « être avec », avec le risque que la possession de ce qui « est avec » entraîne l’impossible de « l’être » ? Dans son Léonard 45, Freud avait mis l’accent sur la conflictualité de la création entre la sublimation picturale (érotisation primaire puis secondaire) et la sublimation intellectuelle, le connaître (le savoir-pouvoir). Plaisir et souffrance de représenter ce que je sais… sans savoir ou sans savoir que je le sais et que je cherche de façon infinie. Freud, nous l’avons rappelé plus haut, insiste sur l’antinomie dans laquelle se trouve l’art à se fixer pareil objectif scientifique. Lorsque la quête de connaissance prend la maîtrise, le risque est grand de paralyser la création. «  L’homme sage ne cherche aucune activité de lutte », disait Épicure. Si l’emprise mène la danse, le plaisir disparaît. Les liaisons dangereuses 46 de Choderlos de Laclos en sont un exemple prégnant. Nous nous rappellerons de cela lorsque, dans les 43.   Propos de Xing Xiazhou in J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, Paris, Flammarion. 44.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 91. 45.   S. Freud, (1910c), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad, Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1927, 1977. 46.   P. Choderlos Laclos, (1782), Les liaisons dangereuses, Paris, Poche, 1993.

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scènes adolescentes de Balthus, des personnages, tel un chat, tentent de soumettre des jeunes filles engagées dans le plaisir, lorsque deux infantes sont nommées Victimes (1939-45), d’autres interprétées comme bien malmenées dans La Chambre (1952-1954) ; lorsque « To be or not to be », question régulière au miroir, jette dans le risque de « vouloir être la plus belle », et d’y créer des rivalités dangereuses ; lorsque la jeune fille joue avec « un phalène », « un oiseau » et dans les jeux de société. L’intrication bien tempérée des pulsions libidinales et d’emprise est bien une entreprise extraordinaire, exigeant une formidable capacité imaginaire et une volonté acharnée de créer. 2) Le tableau aurait-il le statut d’un rêve, d’une projection originale ? Séquence exemplaire que garde le souvenir, moment sexuel, leurre qui perd la face si on le prend pour l’objet même, figure offerte au spectateur anonyme… Rêve qui ne se donne ici non en récit mais en une scène unique groupée théâtralisée… qui symbolise tout. L’analyse narratologique des scènes peintes, explique Balthus, serait une erreur inventant une tragédie avec un avant et un après lorsque chaque élément du tableau possède du sens au présent par lui-même, « simulacre ». « La dramaturgie du rêve »47 est tout entière dans ce que le tableau offre sans qu’il soit besoin d’interpréter comment il se situe dans une histoire. Elle est « comme ça » en tant que telle, construite. Cette conceptualisation de Balthus ne semble pas avoir influencé les critiques, tel Nicolas Fox Weber48, qui se lancent régulièrement dans des commentaires (même biographiques) dont l’apparence scientifique masque en fait les productions de leur propre imaginaire. Otto Rank défendait l’idée que la névrose inversait ou empêchait un tel transfert du travail de rêve au travail de l’artiste. Ce dernier, non assez névrosé… (lorsqu’il œuvre), bénéficierait d’une liberté de rêver de façon diurne c’est-à-dire en tableaux, élevant ces fantasmagories à la « dignité » d’œuvres peintes, lorsque le commun des mortels que le comte Klossowski de Rola se plaît à dédaigner, ne crée que des rêves soumis aux diverses censures que nous connaissons. Ce dernier disait d’ailleurs à Cl. Roy qu’il ne se souvenait pas de ses rêves… que «  le Lexomyl les effaçait  ». De même que rêver est pour tout un chacun nécessaire, peindre l’est pour celui qui vit en artiste. Balthus fut bien toute sa vie sous cette contrainte narcissico-pulsionnelle, mieux existentielle, 47.   M. Bal, (2008), op. cit., pp. 108-119. 48.   N. Fox Weber, (1990), Balthus, une biographie, Paris, Fayard, 2003.

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de son atelier, comme d’aucuns sous celle du sommeil. Un thème privilégié de ses créations (oniriques) est, comme tout le monde, la femme. Quelques commentaires sont nécessaires sur le travail du peintre en parallèle à ce que Freud nomma le travail du rêve. Si de ce qui fut rêvé on ne connaît que le récit, de ce qui fut imaginé par le peintre on ne connaît que le tableau. Lorsque le rêve reflète les vérités du monde imaginaire, indicibles et invisibles, le récit comme le tableau n’en sont qu’évocation, provocation dirait le spectateur, « après-coup » dirait le psychanalyste. Science ou art ? Science et art ? « Si le tableau est un rêve il y a un sens »49 écrit M. Bal. L’œuvre serait comme le mot d’esprit, peut-être le lapsus. Le refoulé émerge au sein du discours de « bon sens » disait Serge Leclaire, rébellion contre la logique, irruption entre ses rets. Ainsi l’œuvre montrerait-elle en même temps la morale sous la forme surmoïque d’un chat noir au regard fixe et ce qui s’en échappe ou tente d’y échapper, les jeunes filles dressées ou affalées. Je dirai plutôt qu’il s’y trouve beaucoup de sens. Du fait de cette pluralité, nous entrons pour finir dans la zone des non-sens. Lorsque les significations sont multiples, est-il sérieux de vouloir les décrypter ? Je sais en outre que les refoulés exprimés dans les détails du tableau ne sauraient être exclusivement ceux de Balthus, mais ceux que la société guette. Dans Le Rêve, les spectateurs anonymes sont même prêts à interpréter sous le sens exclusif de la morale sociale. L’interprétation de symboles généraux n’est assurément pas une pratique freudienne, mais il est pourtant difficile d’échapper « à leur vulgarité »50 du fait même de la culture de Balthus et des commentateurs : les vases symboles du sexe féminin entourant par exemple le modèle nu dressé dans La Chambre (1947-1948) ; le corbeau symbole de La Grande composition (1983-1986), aussi masculin que Le Phalène (1959-1960) ; Le lever (1975-1978) et les douze études qui précèdent le tableau mettent en présence proche une jeune fille étendue semi-vêtue montrant son sexe, les cuisses écartées, un chat attentif étonné et surveillant quasi de face et un oiseau de bois avec lequel, elle joue. « Signification à peine ambiguë », dit le commentateur. 3) Dans le travail de rêve, dont le tableau est l’effet, les significations font l’objet «  d’une révision secondaire  »51. Le récit de rêve utilise pour se dédire la logique des processus secondaires. Tout commentaire verbal que nous faisons ne comprend-t-il pas, dans sa syntaxe même, une procédure logique rendant délicat de rester dans l’imaginaire pur sans 49.   M. Bal, (2008), op. cit., p. 113. 50.   Ibid., p. 118. 51.   Ibid., p. 115.

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l’exprimer en logique  ? «  Les éléments du rêve deviennent alors des fragments d’un puzzle »52 : un rébus auquel le risque est bien entendu l’explication surtout lorsque quittant l’imaginaire, elle fait intervenir la biographie événementielle ou le réalisme. Balthus aimait à la fois laisser filer son imagination (nous avons dit sublimer) et organiser (garder l’emprise) les tracés et couleurs. Folie et raison, ai-je écrit plus haut, pas folie ou raison. Il serait trop simple de décliner le tableau comme une projection fantasmatique compréhensible lorsqu’il est travaillé lors de sa fabrication même par le regard de spectateur, d’abord lui-même et ensuite bien des autres, « le monde » d’aujourd’hui et « dans le siècle à venir » pour paraphraser Stendhal. Balthus aime se rapprocher de la poésie symboliste, la vita nova de son ami P.-J. Jouve53, (auquel, rappelons-le au passage, son épouse Blanche Reverchon psychanalyste célèbre participa) : « Le principe directeur de celle-ci est d’inventer “ sa propre vérité  ”  […] une langue de poésie  […] comme chant  […] avec une perspective religieuse » nouvelle éthique assurément. Lorsque Balthus dit  : «  Je ne peins pas des rêves, je peins des rêveuses  », sachons devant ce couple négation-affirmation dont il est friand, que ce qu’il met en figure n’est en fait ni l’un, ni l’autre. Le rêve n’est imaginé que par son récit ; l’en soi du rêve est à jamais méconnu ; une rêveuse n’est personne d’autre qu’une jeune fille endormie (rêve-t-elle ?). Le tableau tout entier représente un imaginaire supposé grâce à la réduction-déformation de la prise de connaissance du rêve. La rêveuse peut être en effet figurée dans l’entourage de rêve que lui prête le récit qu’elle fait de son rêve au peintre54 à partir duquel l’imaginaire de ce dernier se met à travailler, je pourrais dire à traduire. J’associe à ce propos cette anecdote de La Ville dont le prince est un enfant 55 : – L’abbé de Pradts secrètement amoureux de Serge : « Je sais tout ce que me cachent ces pupitres que vous refermez » ; – Serge Souplier, quatorze ans : « Qu’est-ce qu’ils vous cachent ? » – L’abbé : « Je ne sais… » et il se lance dans un discours pédagogique défensif.

52.   Ibid. 53.   P. J. Jouve, in J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 62. 54.   Cf. les souvenirs de Michelina (III,1). 55.   H. de Montherlant, (1951), La ville dont le prince est un enfant, Paris, Gallimard, 1967.

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Je citerai plusieurs fois Montherlant qui avait, concernant les adolescents, la même opinion que Balthus : « L’extraordinaire est leur domaine ; il doit être le nôtre… n’est-il pas le domaine de notre religion ? »56. Si « construire ne signifie pas que l’on comprend tout ce que l’on voit »57, si dessiner, peindre c’est construire, l’important est non pas de décrypter le rêve, mais d’associer à partir du récit de rêve qu’est le tableau. Grande peut être considérée l’œuvre qui provoque de l’imaginaire chez les spectateurs. Le tableau devient un lien de co-contruction. N’est-ce pas d’ailleurs ce que je recherche en rédigeant cet ouvrage  ? Associer devant un Balthus, c’est ce que font la plupart de ses commentateurs en « communauté de regard » (P.-J. Jouve, A. Giacometti, P. Klossowski, Setsuko). Un exemple amusant est le roman Le Rêve de Balthus de Nathalie Rheims58  : Léa se réveille en sursaut. Dans l’immeuble d’en face, elle entrevoit un grand tableau, à peine éclairé. La toile représente deux jeunes filles, l’une endormie sur un canapé, l’autre penchée au-dessus d’elle, une rose jaune à la main. Léa reconnaît la scène du cauchemar qui l’a réveillée et se souvient de cette phrase énigmatique prononcée par son père disparu  : «  Tout est dans Le Rêve de Balthus  ». C’est le commencement d’un parcours initiatique, de Paris à Venise, celui d’une confrérie qui tend à percer les secrets de l’immortalité. Un risque de la projection sur la toile est que l’imaginaire s’y fixe, s’y encastre en une sorte d’enclave, ne provoquant plus d’imaginaire, simple source de débats esthétiques ou moraux. Le premier à associer est Balthus lui-même. Nommons son travail composition. Lors même qu’il se concentre pour exprimer ce qu’il souhaite, le pinceau glisse déjà vers d’autres significations. Après une innovation, les tracés se succèdent, les premiers créant des seconds et ainsi de suite, à mesure… mais sans démesure. Le plaisir de cette activité mêlée d’inquiétante étrangeté peut renvoyer à ce que W. R. Bion nommait « objets bizarres » résultant des jeux à l’excès de sens (dans tous les sens) et D. W. Winnicott «  fonctionnements défensifs maniaques  ». S’il a sans doute une « structure encadrante », le tableau bénéficie, lors de sa fabrication d’une liberté associative : les formes et les couleurs s’associent, certaines restent, d’autres transitent. La première inspiration est suivie de celle du lendemain utilisant les poses précédentes et actuelles. « Réinventer des vérités » le mène parfois à faire sur le même thème de nombreuses « variations » ; ainsi Les Trois sœurs de 1942 à 1964, ainsi 56.   H. de Montherlant, (1951), op. cit., p. 63. 57.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 24. 58.   N. Rheims, (2007), Le Rêve de Balthus, Paris, Gallimard.

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les Thérèse de 1936 à 1939. Cette succession lui fait « revendiquer », à mon avis à tort, « le titre d’artisan »59. « Moi, je ne crée pas, je travaille », dit-il60. D’accord sur le terme de travail s’il est celui de la sublimation maîtrisée. Les paradoxalités de l’œuvre incitent à construire «  non pas des récits  » mais des scènes brodées, tissées, évoquées. Tout essai explicatif serait une injonction paradoxale de psychologue que Balthus refuse avec une juste véhémence. Son attache au pays des merveilles, derrière le miroir disait Alice qu’il aimait citer, l’empêche d’être abstrait ou surréaliste. 4) La composition est, par sa qualification motivante, érotique dans sa pratique et donc sa thématique. Je ne fais pas allusion ici aux accusations d’érotisme du public parce qu’il représente des jeunes filles dans des positions aguichantes. Au sens freudien l’érotique renvoie à ce qui fait désirer, la cause du désir (désir au sens de Freud argumenté à partir de sa découverte, la sexualité infantile). La sexualité freudienne ne se confond pas avec la fonction génitale, elle ne saurait se réduire à la sexualité au sens vulgaire de ce terme. Elle est ce qui fait penser, imaginer, agir, révéler, établir un lien de communication… peindre. Les échanges que nous menons à propos de tel ou tel tableau nous font participer à l’activité imaginaire de Balthus avec le sentiment d’étrangeté que procure toujours une telle communication. Éros connote l’ensemble des pulsions de vie. L’énergie d’Éros appelée libido « coïncide avec l’Éros des poètes et des philosophes qui maintient la cohésion de tout ce qui vit »61. L’inspiration pour signifier avec l’image, voilà l’érotisme de Balthus. Les tableaux sont emplis de petits détails que nous qualifions d’érotiques dans la mesure où ils stimulent notre propre créativité. Ainsi Thérèse sur la banquette (1938-1939) exprime un déséquilibre exemplaire entre l’emprise du classicisme bourgeois et l’érotisme à peine masqué de jeune fille. Elle est séductrice (peut-on échanger concernant un rêve qui ne le serait pas ?), dirais-je comme beaucoup « provocatrice » ? Oui, elle provoque de l’imaginaire. Le terme de séduction s’entend ici au sens de chercher par son imaginaire à rencontrer l’imaginaire « déjà là » de l’autre et dès lors le saisir, peut-être le modifier quelque peu dans

59.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 82. 60.   Ibid., p. 20. 61.  S.  Freud, (1920), Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, PBP, 1981, p. 98.

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cet échange intersubjectal. Séduction, provocation, sans doute également révélation, sont les concepts inhérents à la rencontre. Balthus donne à voir avec son érotique travaillant par son imagination, son humour en perpétuelle activité et « son artisanat » bien sûr. L’acte de peindre n’est pas « un acte manqué » même lorsqu’il comporte bien souvent de la plaisanterie, une proposition décalée, riante de certaines vérités du vivant. C’est le côté « il était une fois » du peintre, le goût de l’historiette, des nouvelles qu’il aimait illustrer, relater à certaines jeunes modèles en les dessinant. Michelina en garde bien plus tard un excellent souvenir62. À l’inverse dans La Grande composition au corbeau (1983-1986) ni l’ambiance onirique ni les symboles freudiens ni la pose nue ouverte de la jeune fille ne déterminent, me semblet-il, malgré l’opinion «  d’image la plus folle  » de N. Fox Weber, de l’érotisme. Ça ne passe guère, ne se transmet guère. Ce tableau sent la dégradation, la pulsion de mort, la destructivité interne ou seulement la dérision (sur le modèle des barbouilles de Dali sur la Joconde).

62.   Mémoire de Michelina in J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit.

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Chapitre 2 Le saisissement et ensuite « Je succombe à la vision que j’ai devant moi […] Cette fraction de seconde (qui) semble séparer les personnages de leur propre réalité et qui fait que nous spectateurs avons toujours l’impression d’arriver juste trop tôt ou juste trop tard »63. À une question de F. Jaunin concernant la séance de pose avec un modèle, Balthus décrit : « Parmi tous les essais, ça y est, je reconnais ce que je cherchais. Tout d’un coup la vision qui préexistait plus ou moins intimement ou précisément, s’incarne. Le rêve et le réel se superposent et ne font qu’un  »64. «  Le besoin de dessin fondamental vient de l’intérieur… et va à la rencontre du réel  »65. Il sait à l’inverse des surréalistes que « la nature a une imagination infiniment plus riche que tous les peintres abstraits… Les artistes qui s’en privent ressemblent à ceux qui meurent de soif à côté d’une fontaine »66. Point de rencontre, point d’Éros où viennent se jouxter l’interne et l’externe, plus encore se confondre violemment. Parlons de cet arrêt sur l’« alter-réalité »67. 1) « Le dessin s’impose à vous sans que vous en soyez toujours conscient »68. Le concept de saisissement bien décrit par Michel de M’Uzan69 théorise de façon fort intéressante dans l’imaginaire de la création, celui de l’inspiration : surgissement (M. de M’Uzan) décollage créateur (D. Anzieu). Il est décrit comme un état de quasi (désubjectalisalisation) en raison de la richesse envahissante des éprouvés et affects dont l’artiste ne peut guérir qu’en se livrant à son œuvre, ému dans la jouissance ou/et la souffrance pour la mise en images. Selon les modèles d’A. Green70 après une désobjectalisation (une déliaison) vient le retour de la fonction objectalisante, support de la pulsion de vie. En grande part inconscient, il implique un juste flottement ou une confusion provoquant le besoin 63.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 14. 64.   Ibid., p. 89. 65.   Ibid., p. 90-91. 66.   Ibid., p. 81. 67.   M. Bal, (2008), op. cit. 68.   Ibid., p. 91. 69.   M. de M’Uzan, (1977), De l’art à la mort, Paris, Gallimard. 70.   A. Green, (1986), La pulsion de mort, Paris, PUF.

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de figurations qui inscrit cette « empreinte vivante »71. Sa dynamique contraint à l’émergence de ce « miracle individuel » qu’est l’œuvre advenant. Je le rapproche également du concept de « ravissement » que travailla R. Barthes72. Saisi, Balhtus saisit ses crayons. L’esthétique est donc à son origine une esthésie. Voilà l’emprise aux origines de la sublimation (pulsion d’emprise) et retrouvée autrement comme organisatrice de la pensée. Sentir n’est pas tout. L’artiste le sait bien qui doit s’initier à une rhétorique, un ensemble de « procédés artisanaux » permettant l’expression de ce qu’il ressent confusément et passionnément ; images et gestes, rebondissements qui incitent les suivants… interactions du travail de composition. De saisissements en saisissements, «  l’artiste se fait artisan au travail lent »73. Dans quelle mesure le geste de peindre d’ailleurs ne reprend-il pas autrement les gestes d’un contact avec le modèle (réel ou fantasmé  ?). «  Dessiner c’est caresser  »  ; Balthus regretta au cours de sa jeunesse que son art ne comporte pas le palper (la sculpture), tel Pygmalion qui découvre la mollesse et la chaleur du corps de sa Galatée devenant vivante. J’aime théoriser le saisissement par le pictogramme décrit par Piera Aulagnier74 : ce qui est « déjà imaginé » interprète ce qui n’est encore seulement qu’éprouvé, innovant alors d’autres représentations. Telles sont les sources de la sublimation, les formes d’une sublimation originaire, que J. Laplanche travailla sous le terme d’inspiration 75. Ces moments fondamentalement érotisés sont exemplaires du fameux « trouver-créer » et dans la foulée du couple illusion-désillusion des théories winnicottiennes. La séduction esthétique que Balthus ressent devant l’adolescence au féminin inspire son travail. Dans quelle mesure cette désubjectalisation comporte-t-elle de la perte interne ? Le saisissement comprend une formidable sollicitation pulsionnelle riche de destructivité  : «  Si je n’écrivais pas, j’aurais tué des petites filles  », confia un jour en plaisantant A. Robbe-Grillet à Michel de M’Uzan, stupéfait. Ce dernier est sensible à la dimension de perte objectale imposant la quête nouvelle d’un objet à retrouver, perte provisoire de l’altérité interne contraignant de construire un scénario retrouvant cette altérité par le tableau. Je reviendrai sur ces moments où Balthus frôle la dépression. Je me contente de rappeler cette intuition 71.   Disait Arno Stern à propos du dessin de l’enfant. A. Stern, (1963), Le langage plastique, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé. 72.   R. Barthes, (2007), Le discours amoureux. Séminaire 1974-1976, Paris, Le Seuil. 73.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 34. 74.   P. Aulagnier, (1975), La violence de l’interprétation. Paris, PUF, 1981. 75.   J. Laplanche, (1999), Entre séduction et interprétation de l’homme, Paris, PUF.

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d’Antonin Artaud. Entre 1934 et 1938 période au cours de laquelle les deux artistes se rencontraient aux fins du montage théâtral de la tragédie des Cenci76, Artaud est sensible au fait que « Balthus a quelque chose de plus que le peintre à dire »77 et que ce quelque chose en question apparaît « dans le si poussé des nus surpris dans des attitudes curieusement instantanés »78 que ce quelque chose des tableaux « accuse… la plus insolite pathologie, le malheur d’un destin bizarre »79. Et Artaud d’évoquer la petite fille éclairée d’une mauvaise lampe à huile avec un long bâton en main qui semble attendre peut-être l’apocalypse, « l’heure du jugement ». Et pourtant Balthus ne veut pas aller aussi loin ; le grand problème, il le frôle, en peignant «  de toute sa conscience et exactement comme il n’a pas appris mais a su faire en regardant et appliquant l’âcreté du drame humain »80. Aux « saisissements » de l’artiste succède (aux fins de guérisons…) le travail de « l’artisan ». Ne le concevons pas seulement comme une activité de gestion mais bien de composition se prolongeant comme je l’ai définie précédemment. Balthus dépend donc de ses tableaux, il lutte contre une écharde dans la chair qu’il veut masquer pour la mieux représenter. L’angoisse dépressive du saisissement produit pour s’en soulager une crise créatrice, le narcissisme blessé (donc blessant) recherche l’objet susceptible de panser la blessure. Ces objets qualifiés de narcissiques que sont les tableaux, par retour, le fragilisent, le rendent dépendant. « La vision est une chose fragile qui se trouble tout le temps »81 (ceci se confirmera dramatiquement, le grand âge venant). Que serait-il devenu s’il n’avait pas su peindre, s’il n’avait pas bénéficié de ce don (familial d’ailleurs) ? Le négatif de son narcissisme lui permet une affirmation positive d’artiste. Les dessins dit préparatoires, la couleur sont tel le Lexomyl ses ré-équilibrants, nécessaires à la retrouvaille, lui permettant de « ne plus se sentir mal dans son temps  »82. L’acte artistique de Balthus est vraiment un moment existentiel ou une nécessité si quotidienne pour être faisant que « peindre est un métier »83, se félicitant de l’avoir choisi comme correspondant au mieux à ses exigences narcissico-pulsionnelles et à ce qu’il entend être dans la vie sociale, un homme d’élite, pour lequel « peindre 76.   Balthus en construisit les décors. 77.   Cf. les textes d’A. Artaud insérés in P.-J. Jouve (1944), Balthus, Catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, 1983, p. 40-48 (p. 47). 78.   Ibid., p. 47. 79.   Ibid., p. 48. 80.   Ibid. 81.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 93. 82.   Ibid., p. 51. 83.   Ibid., p. 81.

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est un acte sacré ». Bien entendu pour peindre, il y faut croire ; il y croit ; croyance qui diffuse vers plus d’un autre (le modèle et le spectateur potentiel). Il sent et traduit avec « des blancs… comme les silences en musique »84. Il y a beaucoup à penser sur le rapprochement que Balthus fait régulièrement entre peindre et silence… Il dessine en racontant des histoires à ses modèles, il peint ensuite tout seul retiré dans un second atelier. Travailler non seulement afin de conserver l’insight, d’en utiliser l’innovation en l’intégrant dans une construction. Restons encore un instant sur ce qui guérit du saisissement, précisément ce par lequel l’artiste accepte de guérir. Affaire délicate car il craint en guérissant de perdre l’inspiration (terme qui en esthétique se substitue au saisissement) ; guérir à condition de ne pas guérir ! Je fais appel à la conception de J. Guillaumin85 qui travailla longtemps sur l’originaire de la création. Le moment créateur est « une expérience à la fois émotionnelle et représentative, intense mais très particulière, maintenue pour ainsi dire ‘aux limites du Moi’, entre intérieur et extérieur, au moyen de ‘l’objet esthétique’ »86. Ce dernier se définit par « le pouvoir possédé par – ou conféré à – un objet matériel précis et invariant, de constituer pour le sujet, dans la position de limite indiquée, une source de stimulation et un motif à jouissance à la fois narcissique, objectale et auto-érotique »87. Souvenons-nous de ces formulations lorsque nous examinerons ce qui se passe chaque jour dans l’atelier88. L’objet esthétique (à la fois interne et externe), l’œuvre en cours de sa fabrication, est animé par « le désir poïétique de l’artiste  »89 renvoyant à des exigences identificatoires et objectales souvent contradictoires, nous avons dit érotiques. Entre le deuil du passé et la fuite en avant contemporaine Balthus cherche assez hors de son temps, à « faire revivre les choses du passé »90, 84.   Ibid., p. 91. 85.   J. Guillaumin, (1973), « La création artistique et l’élaboration consciente de l’Inconscient », in D. Anzieu et coll., Psychanalyse du génie créateur. Paris, Dunod, pp. 209237 ; (1980), « La peau du centaure », in J. Guillaumin et coll. Corps création, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, pp.  227-269  ; (1989), «  L’esthétique psychanalytique et la création, hypothèses métapsychologiques  », Cahiers pour la recherche freudienne. Université Paris X, 4, 39-53 ; J. Guillaumin, (1997), « Expérience esthétique et identité », Adolescence, 15 : 19-31 ; J. Guillaumin, (1998), « Le jugement esthétique, un instrument logique étrange entre l’intime et l’universel », in B. Chouvier (éd.), Symbolisation et processus de création : sens de l’intime et travail de l’universel dans l’art et la psychanalyse, Paris, Dunod, pp. 35-56. 86.   J. Guillaumin, (1997), article cité, p. 20. 87.   Ibid. 88.   Cf. P. 3, chap. I. 89.   J. Guillaumin, (1997), article cité. 90.   J. L., p. 42.

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non pas les reproduire ou les imiter, mais les identifier en les interprétant. J. Clair donne des exemples fascinants de « ces admirables créations de l’antique » par exemple, dans La Rue (1933) la jeune fille attrapée par derrière rapprochée d’un Piero de la Franscesca, celle de face avec un Masaccio, etc. Il définit même le chef d’œuvre, « comme si du patrimoine du visible son but était pour quelques moments de nous redonner la jouissance viagère »91. « L’effet vivant » de l’œuvre serait selon lui lié non par ce qu’elle cite à comparaître du passé mais ce qu’elle « rapproche et rassemble dans l’esprit » avec un puissant « pouvoir d’éveil »92, «  admirable création de l’antique  » disait Ingres. Sa conception révolutionnaire ne rompt pas avec le passé, mais au contraire fait revivre « comme jamais on ne l’a fait, la présence et la saveur de tout ce qui l’a précédé »93. Anticipons. N’est-ce pas justement ce que font les processus d’adolescence : rassembler de l’enfance pour en construire le présent ? 2) Balthus me semble bien un « philosophe de l’éphémère » cherchant à symboliser dans le tableau ses expériences originaires ; sous saisissement s’arrêter sur image  : «  plus rien comme avant, associé à l’ignorance de l’après ». La scène choisie en reflète le trouble voire la commotion, le drame ; la « fièvre du temps » disait Robert Musil94 à propos de l’adolescence. Je rapproche, cette philosophie du peintre, de celle de R. Barthes95 lorsqu’il étudie « le champ de l’instant », le « saturi » (l’événement zen), « qui est un séisme plus ou moins fort (nullement solennel) qui fait vaciller la connaissance du sujet […] opère un certain ébranlement de la personne […] une secousse du sens […] (sans jamais l’amortir) une descente dans l’intraduisible » un « infini dans le fini » disait déjà Platon. Cet « élan passionné » impose, dit Balthus, brusquement l’agir, avec le pinceau, d’une « expression vouée à l’impossible ». Voici notre peintre se donnant pour tâche impossible de saisir l’insaisissable. Jorge Luis Borges la définit tragiquement par « l’imminence d’une révélation qui ne se fait pas ». Ne confondons pas la philosophie de l’éphémère, dont le modèle est proche de l’hédonisme d’Épicure, avec le goût du plaisir sur le modèle rapide de l’orgasme, le moment présent et la vitesse. Balthus fait régulièrement l’éloge de la lenteur. Il y a beaucoup à réfléchir sur le contraste 91.   J.  Clair, (1996), Balthus. Les métamorphoses d’Éros, Paris, Réunion des Musées Nationaux, p. 28. 92.   Ibid., p. 15. 93.   Ibid., p. 28. 94.   R. Musil, (1906), Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Le Seuil, 1960. 95.   R. Barthes, (1970), op. cité, p. 10.

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entre la vitesse et la lenteur chez Balthus. Je le rapproche de l’oubli et de la mémoire en partant de cette idée que le dessin saisit, mais risque d’oublier l’affect qu’il dote d’une représentation. Le vite dessiné est une lutte contre l’oubli. Grâce à la lenteur de sa peinture il se souvient de tous les affects à exprimer… sans trop tarder. Le saisissement et les représentations sont en contraste peut-être même en heurts. On peut ainsi dire que les personnages de La Rue (1929-1933) ou du Passage du Commerce Saint-André (1952-1954) sont saisis par une idée ; ils se sentent, s’immobilisent ou ralentissent leur pas comme tout un chacun pour ne pas l’oublier. Il s’agit donc moins de commenter que de penser l’expérience par une image en suspens, sans le souci de toucher à un essentiel supposé, à une vérité qui serait unique ; non pas autoportrait mais objet exemplaire emprunté au désir et dont la réalisation (le tableau) exprime le changement en cours  ; scène susceptible de provoquer non pas la chute d’un masque mais d’autres scènes, inattendues ; sortes « d’haïku » selon le modèle de la création japonaise aimée de Balthus comme de R. Barthes ; « peinture ouverte » de personnages engagés en avant : que vont-il advenir ? L’éphémarité, chez cet aristocrate institué, serait un mode de vie picturale secret, une sorte d’advenance renouvelée, existentielle et menacée. Quelle gageure de vouloir représenter l’éphémarité ! En disant « existentiel », je pointe la force érotique inhérente à cette philosophie et à ses expressions picturales (dont Henri Bergson disait qu’elle ne pouvait parvenir à se reconnaître qu’après toute une vie, mais qu’elle pouvait néanmoins être évidente chez le poète, chez l’artiste). Elle est doublement paradoxale : d’abord par son melting-pot de vie de mort ; ensuite par l’efflorence de vécus dans la « forêt des signes »96 susceptibles de les exprimer sans y parvenir : impression de falsifier ce qui est vécu en l’exprimant ; faux obligé pour dire le vrai. Si Balthus a été avec ses jeunes filles considéré comme un peintre provoquant, n’est-ce pas d’abord parce qu’il tentait de partager, par ses tableaux, une philosophie humaine redoutée à l’ordinaire et cela avec un dynamisme puissant ? Parlons ainsi de la surprise dans le tableau. Je pense à cette scène exemplairement cité de La Chambre (1952-1954) et sur lequel nous reviendrons si souvent, dans laquelle une jeune fille nue, étalée sur un fauteuil crapaud, ouvre ses jambes à la lumière irruptive, directe, transversale entre les rideaux écartés au moment même (comme au théâtre) d’une grande fenêtre par une sorte de nain. Qui est-elle ? Que fait-elle ? Qu’est-il advenu ? Que 96.   R. Barthes, (1970), op. cit.

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va-t-il advenir ? Est-elle traumatisée par un viol (c’est la thèse pessimiste proposée par P. Klossowski) en plein cauchemar ? Épuisée ou extatique ? Endormie ou s’éveillant ? Que révèle-t-elle ? Quelle infinitude se révélant dans cet instant fini ? Assurément quelque chose est advenu, mais quoi ? J’y parviens : la métamorphose pubertaire. Être saisi et en guérir. Peindre l’éphémère, c’est-à-dire le moment vivant promis à la mort  ; l’infini par le fini. Pour que cet objectif existentiel de Balthus se crée, il faut en « trouver » (D.W. Winnicott) le scénario : la scène adolescente.

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Chapitre 3 L’adolescence Le paradigme de l’éphémère créateur est, affirme Balthus par ses propos et par ses tableaux, l’adolescence ; mythologie et érotique de la mutation97. Serait-elle le visible où se suggère l’invisible ? Visible sur le tableau, la scène adolescente dévoilerait-elle de l’éphémère  ? Balthus, héros par ses héroïnes, découvre, montre et organise ses découvertes sur la vie, et d’abord celle de son inspiration picturale grâce aux scènes d’éphémarité adolescente. Comme toute procédure mythologique, il faut chercher du côté de l’originaire, de « l’origine du monde. »98 Il ne va pas du côté de « la femme complète »99 adulte, mais du côté de celle qui le devient, la jeune fille, telle Vénus émergeant des flots de l’enfance. Balthus ne peint pas des personnages, mais des scènes mythologiques dans lesquelles l’advenance de la femme se joue. Elles sont chargées de signifier l’éphémarité. Elles constituent son langage. Il a choisi de peindre sous « l’emprise de leur signe ». Son saisissement créateur s’exprime sous le masque de l’advenance pubertaire féminine. «  Grand classique de l’art moderne  » qui aurait pu être « traditionnel, ennuyeux »100, « son originalité de peintre, dit J. Clair son admirateur, réside dans son attrait pour ce symbole du “ changement dans la continuité ” ». Chaque figure adolescente provoquée « par ce qu’il voit » hic et nunc, est « le fruit d’une interprétation exaltante de renouvellement subjectal ». La scène adolescente expose le psychodrame d’une scène de création picturale. Elle comporte un engagement intersubjectal et son dégagement. Elle est le virtuel de Balthus comme les jeunes joueurs excessifs d’aujourd’hui animant leurs ordinateurs ; chaque personnage du tableau aurait la fonction empathique de l’avatar d’un jeu vidéo.

97.   Le mot est de J. Clair, (1996), op. cit. 98.   Ce rapprochement avec le tableau de Courbet sera examiné in P. 3, chap. IV. 99.   F. Jaunin, (2001), op. cit. Je travaillerai à plusieurs reprises les concepts de complétude de la femme et d’incomplétude de la jeune fille. En particulier in P. 2, chap. III, P. 3, chap. IV. 100.   J. Clair, (1996). op. cit.

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Depuis plusieurs années je considère101 que la «  métamorphose  » pubertaire telle qu’elle fut nommée par Freud en 1905102 est vécue, imaginée et pensée par ceux qui la vivent selon la philosophie d’une advenance éphémère. « L’encore-enfant » fait l’objet « d’un saisissement sexuel et sexué » qui requiert un travail de création subjectale, reconstruction de lui-même. Une telle mobilisation a pour source le corps dont l’esthésie serait figurable. La discontinuité dans l’identité provoquée par la puberté s’insère de telle sorte qu’aujourd’hui, hier et demain ne sont plus liés d’un quelconque fil rouge. Le sentiment d’étrangeté qu’expriment les figurations de Balthus symbolise cette attaque mutative associant jouissance et souffrance. « Picasso est dispersé, je privilégie plutôt la même aventure, sans y déroger la même quête intérieure »103. Les vécus et fantasmes d’éphémarité du peintre ont trouvé leur miroir : identifiant dans la représentation des scènes d’adolescence104, qui deviennent dès lors un système de défense fondamental dans son aspiration à la continuité existentielle. L’atelier en est le lieu idéal. L’œuvre de Balthus est une ode et un panégyrique de l’âge de l’adolescence comme le confirme mon expérience de psychothérapeute. Rappelons ces vers d’Aragon : « Comme il a vite entre les doigts passé/Le sable de jeunesse/Je suis comme un qui n’a fait que danser/Surpris que le jour naisse/J’ai gaspillé je ne sais trop comment/La saison de ma force/ Leur vie est là qui trouve un autre amant/Et d’avec moi divorce… »105. Bien des auteurs du XXe siècle ont considéré cet âge comme celui où s’éprouve et se prouve avec plus ou moins de crise et de pertinence, l’intolérable alliance des pulsions de vie et de mort. Citons quelquesuns d’entre eux  : après Rimbaud bien sûr, les romans d’A. Gide, de R. Martin du Gard, R. Musil, F. Mauriac, W. Gombrovicz, etc. Je partage le refus de Balthus de tout rapprochement avec V. Nabokov trop hanté par la maîtrise pulsionnelle de Lolita (qui maîtrise qui  ?) pour pouvoir mener un conte ou une fable. La mise en avant de cet âge se trouve chez trois auteurs sur lesquels j’ai souvent travaillé106 et que 101.   Ph. Gutton, (1991), Le pubertaire, Paris, PUF ; (1996), Adolescens, Paris, PUF ; (2002), Violence et adolescence, Paris, In Press ; (2008), Le Génie adolescent, Paris, Odile Jacob. 102.   S. Freud, (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1968 ; (1971), « La création et le rêve éveillé », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard. 103.   A. Vircondelet, (2001), Mémoires de Balthus, Monaco, Le Rocher, pp. 236-237. 104.   Je réserve à la deuxième partie la question de la féminité de cette adolescence. 105.   L. Aragon, (1956), Le roman inachevé, Paris, Gallimard, 1996. 106.  Ph.  Gutton, (2002), «  Le masque interprété  », Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, pp.  171-177  ; (2002), «  Violences pubertaires chez Mishima », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 50, 442-445 ; (2002), Violence et adolescence, Paris, In Press.

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j’aime évoquer. H. de Montherlant (comme je l’ai dit précédemment) produit des descriptions admiratives et émues de la vie et du fonctionnement chaque jour innovant des jeunes garçons de treize-quatorze ans ; leur philosophie écrit-il, disparaîtra rapidement ; il faut comme adulte la respecter et s’en rapprocher. Y. Mishima107 ne faisait-il pas la même démarche que Balthus dans « son autobiographie d’un masque » avec cette particularité qu’il s’y décrit lui-même en acteur solitaire lors de sa première éjaculation devant l’image de Saint Sébastien «  d’une nudité blanche » ? Saisi, il dévoile alors la nature de ses désirs homosexuels et sadomasochistes, qu’il lui fallut ensuite gérer. Il ne cherche pas pour autant à se connaître lui-même, mais à dire «  l’exactitude scientifique concernant cette façon spécifique de découvrir l’humain. » L’adolescence est ce « temps de découverte hédoniste de soi et du monde qui ne fera jamais retour » ; « nous dégénérerons ensuite dans de hideuses marionnettes hantées par le souvenir de passions qui nous effrayaient bien trop », écrivait Oscar Wilde, définissant le thème de son fameux roman108. Grâce à son portrait sur la toile, voilé dans une pièce retirée et maudite de son château, Dorian Gray reste longtemps adolescent : « Le portrait garde ce que je dois perdre ». La levée du désaveu de son vieillissement sera dramatique plus qu’à l’ordinaire. Y aurait-il dans l’exigence de peindre, une volonté intime de Balthus de rester non pas adolescent mais proche de l’expérience originaire que celle-ci symbolise ? 1) «  L’observation d’après nature  »109 situe selon Balthus le travail d’inter-subjectalisation110 adolescente. Nous en retrouverons le fil rouge plusieurs fois dans ce livre sous des formes différentes. Précisons simplement les deux temps du passage adolescent : – le saisissement par la mutation narcissico-pulsionnelle, imposée par la biologie est la « métamorphose d’Éros » que j’ai nommée le pubertaire111 et ses sublimations ; – le travail actif de création vise à élaborer ce séisme des sens en utilisant ce qui est trouvé déjà là, l’infantile et ses emprises diverses. Le tableau représente les avatars de cette intrication que constitue la «  sexualité élargie »112, infantile freudienne (tendresse et emprise) et génitale (ou 107.   Y. Mishima, Confession d’un masque, Paris, Gallimard, 1949, 1971. 108.   O. Wilde, (1972), Le portrait de Dorian Gray, Paris, Livre de Poche, p. 65. 109.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 51. 110.   J’approfondirai régulièrement le concept de subjectalisation ou son synonyme de création subjectale. 111.   Ph. Gutton, (1991), Le pubertaire, Paris, PUF. 112.   Selon le terme de J. Laplanche in Sexual. La sexualité élargie au sens de Freud, Paris, PUF, 2007.

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pubertaire). « L’encore petite fille » vit des expériences sensuelles et relationnelles nouvelles dans la structure encadrante que formatent pour elle les théories phalliques infantiles. Résumons le principe de cette « révolte créatrice »113 : l’infantile valorise (en terme d’emprise) la virilité laissant à la féminité castration, envie du pénis, soumission. Dans l’enfance, les porteurs phalliques dominants sont les figures parentales. Les processus de subjectalisation adolescente confrontent ce qui reste de l’enfance sous forme de tendresse et de phallicité, résumé par le concept de névrose infantile et ce qui est nouveau, le pubertaire, sous forme de différenciation et complémentarité sexuée (désir et identification). L’appropriation de cette nouveauté requiert un champ suffisamment libre pour ses sublimations participantes, nous disons, «  aphallique  » (Ph.  Gutton) «  au-delà du phallique  » (S.  Lesourd). La sexualité au féminin pour se révèler écarte le voile de féminité phallique de la petite fille : espace et temps des origines de la femme ; « débutante et incomplète » selon Balthus (sans en avoir encore le savoir) « ni petites filles » « ni femmes complètes », les infantes sont peintes dans l’écart « d’une rare innocence… ». Sait-on que Juliette amoureuse de Roméo avait quatorze ans et demi ? Le travail de création n’est pas un travail solitaire. Balthus le sait bien même dans l’isolement de son atelier. Il faut en l’adolescence organiser son originalité et en même temps s’assurer qu’elle est partageable… sans doute en la partageant. « Les cordes d’un luth sont seules, cependant qu’elles vibrent de la même harmonie  »114. Pas de travail de subjectalisation sans intersubjectalisation, sans lien inter-sujet  : la famille intergénérationnelle, les amis et amoureux, les autres. Nous examinons des tableaux non pas seulement au niveau de l’adolescente mais en tant qu’ensemble représentant des processus en cours, la « scène adolescente »115. 2) On l’aura compris, l’adolescence n’est pas synonyme de la jeunesse de ce siècle dont les médias font si grand cas. Je parle ici de la jeunesse116 comme concept socio-politique caractérisant une classe d’âge (à dimension variable) entre enfance et adulte dans une société ou une civilisation donnée, individualisation et interaction y étant les mots-clés 113.   J. Kristeva, (1996), Sens et non-sens de la révolte, Paris, Fayard ; (1997), La révolte intime, pouvoir et limites de la psychanalyse, Paris, Fayard. 114.   K. Gibran, (1923), Le prophète et le jardin du prophète, Paris, Le Seuil, coll. Points, 2005. 115.   La deuxième partie de ce livre lui est consacrée. 116.   Ph. Gutton, (2007), « Originalité et bourgeoisie », Adolescence, 25, 19-26.

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au sein de l’espace social. L’adolescence n’est pas non plus synonyme du canon jeune de la beauté classique, reconnu par les beaux-arts, des anciens à Poussin, Ingres, à nos jours même. L’attrait de Balthus pour les très jeunes femmes qui s’est manifesté clairement dans sa vie la plus officielle n’est pas un argument pertinent pour comprendre le rapproché auquel nous procédons entre création artistique et génie adolescent. Je pense à Antoinette de Watteville (future épouse en 1937) qui «  le séduit lorsqu’elle avait douze ans », Laurence Bataille dont il partagea la vie entre dix-sept et vingt et un ans, Frédérique à seize ans le rejoignant en 1953 au château de Chassy, et Setsuko (1962) aux alentours de la vingtaine qui deviendra la comtesse Klossowska (1967). L’adolescence, dont je parle, n’est pas tout à fait celle que J. Clair117 commente. Trois exemples : – « Le corps innocemment savoure une unité indifférenciée c’est-àdire pas encore soumis à la différenciation sexuelle, dont initié, il tentera plus tard d’autant plus savamment de retrouver l’ambiguïté délicieuse ». La jeune fille de Balthus n’est pas « dans un âge d’indistinction »118, elle est en pleine différenciations sexuelle et sexuée : le féminin dévoile son originalité chez cette petite fille encore soumise à la féminité infantile phallique. – « Le corps n’est jamais plus beau qu’à l’adolescence » ; en quelques mois il atteindrait « une sorte de perfection des formes qu’il ne retrouvera plus »119. Le saisissement par le pubertaire fait qu’il est profondément dysharmonique. Parfois « hautaines et trébuchantes », les jeunes filles de Balthus sont-elles belles d’ailleurs ? Le changement du corps et de la psyché est une formidable source d’inquiétante interrogation au miroir, voire de haine. Le critère esthétique de Balthus est loin d’être classique, il souhaite le « naturel » dit-il. – Leur « beauté lisse et pleine est sans attrait sexuel » ; « c’est une beauté abstraite… on la contemple comme une plante  ». Sans être pédophile, on peut tout au contraire penser que la féminité advenante est séduisante pour beaucoup dans l’inter et intra-génération  ; «  les moralistes » la disent provocante. 3) Expliquons-nous encore sur la distinction entre enfance et adolescence. On peut adhérer, discuter ou haïr cette phrase d’Alfred de Vigny : « Une belle vie c’est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr. » 117.   J. Clair, (1996), op. cit., p. 45. 118.   Ibid., p. 45. 119.   Ibid., p. 43.

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Quelle jeunesse ? J. Clair affirme dans la première page de son chapitre sur Balthus120 : « L’œuvre à accomplir est le fruit de l’enfance que l’on a su garder en soi » avec preuve de Rainer Maria Rilke à l’appui et cette remarque incontournable et très souvent examinée du peintre à quatorze ans : « Dieu sait combien je serais heureux de demeurer toujours enfant ». À cette époque, les deux séries processuelles, l’enfance et l’adolescence n’étaient pas encore clairement définies. Malgré la célèbre observation d’Emma de Freud (1895) qui sépare de façon franche les souvenirs d’enfance et les symptômes d’adolescence par l’avènement de la puberté, le statut juridique et psychique (en famille, à l’école) de l’adolescence l’ont maintenu longtemps au sein de l’enfance. Dans les années 1970/80 les travaux scientifiques effectués par la revue Adolescence121 isolèrent cet ensemble processuel original : la métamorphose pubertaire dessine la frontière où l’enfance se termine et où s’engage une nouvelle subjectalisation. Le génie adolescent 122 distingue et unit les deux processus actifs que j’ai précédemment définis : la gestion de la nouveauté génitale (d’abord sensorielle), étrangère à l’histoire de l’enfance ; l’infantile en tant qu’ensemble complexe à la puberté tel qu’il résume (en le remaniant), le passé et ses constructions. L’enfance est un âge, l’infantile une organisation psychique en grande part inconsciente. Si le paradis de l’enfance est clos, son temps arrêté, l’infantile ne conclut pas ; il organise, marque son pouvoir, interprétant le présent, signifiant à jamais de l’inachèvement infini de l’enfance achevée. Par la suite, l’adultité venant, l’infantile prendra la place dominante que Balthus regrettait et Freud théorisa. Oui, l’adolescence découvre, mais sa découverte est éphémère. L’adolescence est cet étrange chantier où, sous les à-coups de la génitalité, les organisations infantiles s’organisent et entrent en mutation. Elle est un autre pays que l’enfance ; on n’y parle pas la même langue. La spécialité de l’adolescence est une autre discipline que celle de l’enfance. Les jeunes filles de Balthus sont des figures engagées dans une affaire subjectale nouvelle, radicalement différente de celle d’une petite fille. Le changement est structural, l’évolution identificatoire. Que nous enseigne Balthus à ce propos ? C’est le thème de notre deuxième partie. 120.   J. Clair, (éd.), (2008), op. cit., p. 183. 121.   Revue trimestrielle issue du laboratoire du Groupe de recherche et d’enseignement universitaire de psychopathologie et psychanalyse crée en 1983 par le Professeur Philippe Guttton à Paris VII (www.revueadolescence.fr). 122.   Ph. Gutton, (2008), op. cit.

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Un exemple néanmoins dans La Rue (1983) à la gauche du tableau : un homme se colle à une fille ; il s’en saisit par derrière ; sa main gauche entoure son avant-bras gauche dressé, peut-être défensif ; sa main droite aux doigts repliés en poing est sur le ventre de la fille ; toucher ainsi une enfant ou une adolescente est interprétable par elle et par le spectateur de façon distincte. L’ambiguïté de l’homme dans son geste de captation ou pourrait-on dire d’appui, ne provoque pas la même surprise avant et après la puberté. Balthus aime laisser en suspens une telle radicale différence.

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chapitre 4 L’adolescence de Balthus J.  Guillaumin pense que l’investissement esthétique au cours de l’adolescence constitue «  chez un certain nombre de sujets  » l’un des destins les plus remarquables. Il définit cette orientation à partir du « besoin adolescent de double ou d’objet d’étayages palliatifs » servant « à égale distance du choix objectal et du choix narcissique », appui ou « conteneur » du « travail de l’identification en plein bouillonnement et menacé de faillite »123. Ne résistons pas au plaisir d’un rapprochement biographique que, bien que discutable et discuté, je considère comme intéressant. Appelons adolescence chez Balthus cette période où le dessin et la peinture, expressions naissantes et spécifiques de son génie, devinrent inhérents à son travail identificatoire c’est-à-dire à partir de ses dix-onze ans. Aux fins de liens entre ce sujet et les autres passés et actuels, le système infantile surmoïque est remplacé par le sentiment du beau, le sentiment esthétique124 avec sa liberté élaborative. Là se loge l’érotique, loin de « la morale civilisée ». L’éthique esthétique est cousine des recherches mystiques et plus largement idéales, Balthus le répète volontiers. En cette adolescence se met en place l’instrument artistique réglant l’économie de croisière de la vie, ce que J. Guillaumin nomme en utilisant W.R. Bion : « le contenu esthétique ». Le « je voudrais toujours rester enfant » de Balthus en 1922 que rapporte Cl. Roy125 en 1996 marque, à mon avis, le souvenir nostalgique de son adolescence pendant laquelle se révéla sa grande liaison-déliaison entre infantile et pubertaire. Cette phrase du peintre signifie selon moi : « Je voudrais toujours rester adolescent car l’infini de l’enfance s’y finit. » Dans ce que l’on appelle ses« Mémoires en 2000 »126, il associe ainsi : « Le Grand Chalet (…) c’est une façon de revenir chez moi, au souvenir de Baladine, à mes envies d’adolescent, à ce frémissement d’enfance que je n’avais pas totalement quitté ». La subjectalisation adolescente symbolise le toujours vivant balthusien. « Certains artistes, dont Balthus, 123.   J. Guillaumin, (1997), « Expérience esthétique et identité », op. cit. 124.   Ph. Gutton, (1997), Le trait, le tracé, l’écart, Adolescence, 15, 1-18. 125.   C. Roy, (1996), op. cit., p. 42. 126.   Rédigé à l’issu d’un interview. A.  Vircondelet, (2001), Mémoire de Balthus, op. cit., p. 23.

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choisissent cette voie singulière (…) d’assumer en eux l’effort incessant contre la mélancolie  ». Au lieu de dire «  le monde va finir  » selon le modèle d’un«  œil nihiliste  » (F. Nietzsche) il revit «  l’enfance qui va finir ». Sa nostalgie de l’enfance (si fréquente chez un adolescent) est plutôt une nostalgie d’adolescence. « Retrouver l’adolescence à volonté »127 : y a-t-il une autre voie pour retrouver l’enfance que de passer par l’adolescence qui en marque, à la fois, la fin historique et le début de ce qu’elle construisit ? Ainsi, Balthus128 valorise-t-il le terme « de passage » qu’il définit comme «  traverser pour rejoindre  »… l’enfance par les scènes adolescentes du tableau. Balthus n’est pas plus adolescent qu’un autre (pas plus enfant qu’un autre), mais il en veut « refonder » (et non répéter) la philosophie. Cette expérience, il ne saurait la retrouver seul ; le partage avec les modèles adolescents en est l’occasion nécessaire. Refonder grâce aux pinceaux telle est sa mission extraordinaire, dans une société artistique qui « n’arrête jamais de finir »129, dégradée par l’exigence de son projet, la fuite en avant de notre modernisme130. Je médite sur cette phrase d’H. de Montherlant, à propos de sa pièce de théâtre La Ville dont le prince est un enfant composée à cinquante-deux ans, à partir de notes écrites à dix-sept ans lorsqu’il vécut le même drame au Collège Sainte-Croix de Neuilly : « Retrouver incarner des scènes que j’ai vécues et des paroles que j’ai dites il y a plus d’un demi-siècle, voilà le fameux “ miracle de l’art ” »131. Revenons à Michel de M’Uzan : « L’activité artistique travaille sous l’attraction du passé (…) par exemple, lorsqu’elle transpose une scène d’enfance » ; je dirai une scène d’adolescence. « Ceci est d’autant plus sensible et violent que l’œuvre est de premier ordre  »132. L’attraction inconsciente de l’éclosion subjectale adolescente, unique dans la vie « signifiant notre “ chiffre intérieur ” » n’est-elle pas mon inspiration concernant Balthus ? J’insiste sur la richesse de l’adolescence de Balthus entre Suisse et Paris en tant qu’expérience extraordinaire des liens inter et intra-générationnels, disons d’incitation à l’extraordinaire. Sans m’engager ici dans un travail biographique puisque Balthus est « un peintre dont on se sait rien », je 127.   Ibid., p. 42. 128.   M. Bal, (2008). op. cit., p. 240. 129.   J. Clair, (1996). op. cit., p. 41. 130.   Ibid., p.  42. Retenons cette mise en opposition, car nous la retrouverons régulièrement. 131.   H. de Montherlant, (1951), La ville dont le prince est un enfant, Paris, Gallimard, 1967, p. 285. 132.   M de M’Uzan, (1967), op. cit., 1972.

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ne peux éviter d’être fasciné par son adolescence personnelle. Elle est engagée à vif dans la création subjectale à laquelle l’art participe au premier chef, rejetant comme naturellement les contraintes classiques et la pédagogie. Sa formation est essentiellement autodidacte et incroyablement rapide. Dans un monde où l’art est au centre des créativités de chacun, l’homme et le peintre mêlent leurs engagements. L’atmosphère dans laquelle il vit semble quasi incestuelle, «  dans la confusion des langues » dirait Sandor Ferenczi, entre Baladine sa mère, belle, vivante et sensuelle, elle-même peintre ; son frère Pierre (de trois ans son aîné) dont il partageait la chambre, une nounou et R.M. Rilke, le poète amant de sa mère au déambulisme bien connu, manifestement amoureux du génie choyé de Balthazar. Le père Erich de Klossowski, peintre et historien d’art (1875-1946) a pris une distance certaine (divorce en 1917), mais Balthus y reste fort attaché. Baladine rencontre R.M.  Rilke en novembre 1919 et engage avec lui une liaison tumultueuse incluant ses relations de mère et cela jusqu’à la mort de ce dernier en 1926. Elle est constamment saisie par sa passion (exaltation et piège) sentimentale et maternelle. Balthus s’inspire de Rilke pour ses premières œuvres. L’amant s’occupe beaucoup des deux fils ravissants, surtout de Balthazar auquel il donna son surnom. Il le parraine amoureusement en particulier en préfaçant dès 1920 le fameux recueil sur l’histoire de son chat perdu133 Mitsou134 sur les thèmes dialectiques de l’identification et de la possession-perte (deuil de l’enfance). J. Clair décrit l’ambiguïté certaine de sa situation à la fois inscrite dans une participation sensuelle avec les adultes et solitaire dans son développement, dualité même des mécanismes de la création. Voici l’adolescence selon le poète : « L’innocence de l’enfant (consiste) dans cet insaisissable bonheur qui s’éveille, en un endroit, dans la pulpe de l’étreinte, le bonheur inavoué du sexe »135. « Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? »136. La journée se passait à lire, peindre et parler dans une sensualité nonchalante inter-narcissique sur le modèle « des enfants terribles » de Jean Cocteau et des mères folles. Chaque visiteur célèbre conférait du génie à ce fils d’une femme-mère, sensuelle dessinant, peignant et dont tout le monde était amoureux. « La demeure de Baladine Klossowska, 133.   J’y reviens in P. I, chap. III. 134.   Balthus, (1921), Mitsou. Quarante images par Baltusz. Préface de Rainer Maria Rilke, Erlenbach-Zürich, Rotapfel Verlag. Réédition, Paris, Séguier, 1988. 135.   Ibid. 136.   Ibid.

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si l’on en croit Jean Cassou dans ses Mémoires, d’abord rue Férou, puis rue Malebranche, devint un salon littéraire où l’on parlait indifféremment français, italien, espagnol et allemand. On y croisait R.M. Rilke, P. Valéry, E. Verhaeren, J. Meier-Graefe, Ch. du Bos, W. Uhde, J. Ortega y Gasset, les Maritain et bien d’autre élites. » « On ne comprendrait rien à son art si l’on n’avait présent à l’esprit cette dimension européenne »137. Le milieu français qualifié de trop chauvin, trop replié sur lui-même, comprend néanmoins d’éminents et troublants amis, A. Gide, Y. Allégret, P. Leiris, P.-J. Jouve. Ce dernier, lui aussi amoureux de Baladine, écrivit au temps de la mort de R.M. Rilke138 : « Le personnage de Baladine a un caractère provocant. Si l’on a remarqué certains mouvements que son corps peut faire, on n’arrive plus à en détacher son regard. Un qualificatif assez juste serait “ oiseau féminin ”. Des jambes hautes et fortes, agréables à voir, un pied cambré, hanches et poitrine présentes, mais la taille douce  […], le visage large et charmeur d’un chat, les minces lèvres passées au rouge, le regard cendré. Quant à ses cheveux, ils sont aussi provocants, un peu sombres, sensuels »139. « Si l’on se réfère aux photographies que l’on a de Baladine Klossowska, celles en particulier où elle figure en compagnie de Rilke et du jeune Balthus, on pourra mesurer la vérité de cette description »140. La « femme-mère » est un mythe à signification originaire fondamentale, j’en reprendrai longuement l’étude141. Les premières et précoces expériences sensuelles et romantiques donnèrent ses premières œuvres où figurent garçons et filles. Revoyons Le Jeune garçon (1923), les deux Adolescents nus des années 25, l’un allongé et l’autre debout, tous deux « esthètes et chastes ». Cette réflexion me paraît bien intéressante : « Serrer son jeune modèle et ami Egon dans ses bras : est-ce un péché ? Non cela est l’amour de la forme parfaite, l’amour des chefs-d’œuvre de Dieu  »142. Pensons au Narcisse (1926) « que Rilke n’a pu voir », également à bien des jeunes filles en particulier effrayées (1927), Nu à la veste rose (1927) ou Premières communiantes au Luxembourg (1925). Aimait-il ou/et aimait-il être aimé ? Figureraientelles ce qu’il aurait aimé être et dès lors rencontrer dans son miroir ou celui de sa mère  ? Je pense à sa photo si féminine à quatorze ans au théâtre dans le rôle de Roméo. Le portrait de Balthus à quinze ans par 137.   Cf. N. Fox Weber, (1990), op. cit., pp. 192-193. 138.   P.-J. Jouve, (1927), Le Monde désert, Paris, Gallimard, 1993. 139.   N. Fox Weber, (1990), op. cit., p. 197. 140.   Ibid. 141.   Cf. P. 3, Chap. IV. 142.   Lettre à Pierre Klossowski en 1927, in J. Clair, (1996), op. cit., p. 58.

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Baladine, enfoui, comme le seront ses infantes dans un fauteuil, pieds compris, lisant, apparemment bien dans sa peau tel que sa mère le voit, est un prélude aux œuvres que nous travaillons. La thèse identificatoire est certes juste mais trop simple. Il le dira et le redira. Il s’identifiera toute sa vie à tous ses modèles. Peut-on peindre sans cela ? Le tableau figure une scène adolescente comparable métapsychologiquement à un rêve dans lequel il s’identifie à chacun des acteurs et par laquelle il tente d’identifier la femme qui advient. Je formulerai pour conclure deux questions pressantes après le parallélisme mené jusqu’alors entre création artistique et adolescente. Les corps figurés dans les tableaux incitent à les poser. Elles formeront, avant même leur réponse, le fil rouge attendu de la deuxième partie. La première consiste à s’interroger sur ce qui vaut à la jeune fille d’être un modèle pour penser la femme, « ce piège profond » en évolution qu’elle cache et qu’elle est toute entière. «  La seconde question porte sur la fonction éminemment paradigmatique du corps de la femme comme métaphore à tout penser, y compris la pensée », pour exprimer les aventures de la psyché : « bon à penser, le corps féminin est aussi bon pour penser »143.

143.   N. Loraux, (2000), Préface in G. Sissa, Le Corps virginal. La virginité féminine en Grèce ancienne, Paris, Vrin.

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Partie II La scène adolescente Balthus se présente volontiers comme « un magicien ». De l’ordinaire du quotidien il sort de l’extraordinaire (cette magie est-elle inconsciente ?). La problématique de l’adolescente requérant un modèle est au centre du tableau. Parce que le langage est celui de l’image, son corps signifie sa métamorphose bien mieux que les mots. À ce titre, la peinture est une messagère précieuse. La scène tragique que M. Bal nomma « alter-réalité »144, je l’ai appelé scène adolescente145. Elle figure l’assomption d’un corps en métamorphose pubertaire (sexuelle et sexuée) en cours d’interprétation par l’infantile. L’adolescence s’y déploie sur fond de meubles classiques ou d’atelier et de papier peint bourgeois… Ce qui intéresse notre peintre, je crois pouvoir l’approfondir dans cette seconde partie du livre, ce sont les origines de la femme, précisément l’advenance du pubertaire féminin au sein de l’infantile phallique. La signification de l’œuvre est donnée par l’ensemble que cette « Gestalt » procure. Si la métamorphose narcissico-sexuelle, soit le passage du sexuel infantile au sexuel adulte, est mise en scène par le corps de la jeune fille, le travail de création adolescente conflictuelle, critique est mis en images dans la totalité du tableau, par des lignes de forces contrastées. « La jeune fille, le chat, le miroir, trois mystères peut-être, ils s’imposent à moi c’est tout. Je ne cherche pas plus loin […] »146. Tels sont les acteurs engagés dans un tel psychodrame auxquels nous ajouterons quelques autres, et la lumière qui symbolise leurs liens. Nous spectateurs « cherchons plus loin ». Les personnages que nous pouvons penser comme internes dans l’imaginaire de la jeune fille (plus ou moins rêveuse comme Balthus aime les peindre) sont projetés en externe sur la toile, jouant les rôles d’un entourage proche, avec un jeu interactif d’identification projective. L’extériorisation des conflits intérieurs, l’intériorisation de l’environnement sont bien connus à cet âge. Nous avons retenu le terme d’intime-extime pour qualifier la scène adolescente. 144.   Cf. P. 1. M. Bal, (2008), op. cit. 145.   Ph. Gutton, (1991), op. cit ; (1996), op. cit. 146.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 96.

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Ne focalisons pas notre regard sur la jeune fille, mais sur ce tableau tout entier qui en signifie les secrets. Ne focalisons pas notre analyse sur tel ou tel mystérieux personnage, objet ou qualificatif, mais sur la scène adolescente. Ne pratiquons pas une analyse isolée de certains personnages sous prétexte qu’ils semblent solitaires renvoyant à de l’actuel observé ou à des positions déjà figurées par Piero della Francesca, Masaccio ou encore Poussin. Chaque lien nous intéresse afin de dégager ce que Balthus tente de signifier des processus en jeu. Il est d’autant plus profond et mis en cause que le changement est important, de telle sorte qu’il est impossible de différencier de quelle source relève une crise dans le lien. L’humain déséquilibré par le changement interroge ses autres et réciproquement. Les critiques ont beaucoup cherché à comprendre l’impression d’indifférence entre les personnages que procure le tableau. Je parlerai plutôt d’étonnement ou de surprise par ce qui est en train de se passer sur la toile : l’événement pubertaire actuel, en cours de traduction par le passé suggère un originaire, le « dévoilement du féminin »147 ; « un objet source de séduction généralisé » ?148 L’expression de ce vœu nécessite la conviction que ses infantes possèdent les mystères d’un paradis, non pas perdu, mais possible… pendant les quelques temps de leur figuration. Balthus considère que la jeune fille a la beauté de l’incomplétude par rapport à la femme149. Posons la thèse que la scène adolescente met en jeu de façon complète les lignes de forces inconscientes (énigmatiques) de « la femme » achevée » ; et cela précisément dans la rencontre éclairée150 entre la jeune fille, actrice première151 et ses autres152.

147.   Ce concept est le thème de la thèse passionnante de S. Lesourd, (2002), Adolescence, rencontre du féminin, Toulouse, Érès. 148.   Allusion aux fondements théoriques de notre travail bien proche de ceux de notre ami Jean Laplanche. 149.   Cf. la citation plus complète qui ouvre le chapitre III. 150.   Cf. le chapitre II. 151.   Cf. le chapitre III. 152.   Cf. le chapitre IV.

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Chapitre 1 Quelle mise en scène ? Le tableau de Balthus figure une scène adolescente. Son objectif est de signifier les modalités incertaines par lesquelles le féminin pubertaire advient dans le contexte de nature fort différente que constitue la féminité infantile phallique, bref comment une petite fille devient femme.

* *   * Avant de m’engager dans l’analyse des «  grandes œuvres  » je veux revenir sur la théorie des deux lignes de force de la création adolescente que nous voyons en pleine action. A) Les deux séries processuelles, le féminin pubertaire et la féminité infantile sont de nature différente. Le pubertaire 153 est innovant, il s’origine en la biologie, qui provoque l’installation progressive du féminin dans la morphologie que dessine Balthus par lequel il veut exprimer le dévoilement du désir. Le pubertaire se présente sous forme d’une sensorialité génitale nouvelle avec son modèle disruptif, ses affects d’étrangeté, sa théorie sexuelle faite de complémentarité sexuée. La sexualité de « cet encore-enfant » procède ainsi à une mue (c’est le médiatique « complexe du homard » de Françoise Dolto). « Ça » change. Balthus insiste sur la surprise et le risque que provoque cette métamorphose sous le propre regard de la jeune fille (qui cherche à se sécuriser avec un chat ou un miroir) et sous celui de ses autres. L’enfance et ses prémices parentaux face à l’événement pubertaire se cristallisent, se synthétisent à la puberté en une structure nommée depuis Freud « infantile »154. Son organisation névrotique est complexe, car elle comprend à la fois des mémorisations de sensations, d’images de fantasmes et les deux axes organisationnels du moi et du surmoiidéal du moi (deuxième topique). Les théories sexuelles de cet infantile 153.   Ph. Gutton, (1991), Le pubertaire, op. cit ; (1996), Adolescens, op. cit. (2007), « Le pubertaire savant », Adolescence, 25, p. 347-358. Ph. Gutton, S. Bourcet et al., (2003), La naissance pubertaire, L’archaïque génital et son devenir, Paris, Dunod. 154.   Remarquablement travaillé par S. Lebovici. S. Lebovici, (1980), « L’expérience du psychanalyste chez l’enfant et chez l’adulte devant le modèle de la névrose infantile et de la névrose de transfert ». Rapport au XXXIXe Congrès de Psychanalystes de langue française (Paris, juin 1979). Rev. fr. psychanal., 44 (5/6) : 735-852.

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sont organisés selon l’opposition phallique-castré, la problématique de la petite fille étant de l’ordre de la castration féminine  : passivation, envie de pénis, rivalité. Chaque organisation a sa philosophie. L’infantile a celle de « l’avoir », celle de l’emprise narcissique et surmoïque  : maîtrise, possession de l’autre, appartenance, rivalité autour de la question du pénis phallique présent ou absent. La sexualité infantile sublimée sous le titre de tendresse est sous le pouvoir phallique porté principalement par les figures parentales. Le pubertaire a pour philosophie « l’être avec », la différenciation et complémentarité des sexes, la sublimation génitale amoureuse et amicale, la participation, l’empathie. L’adolescente cherche à lier tendresse et génital devant le pouvoir infantile. Comment la métamorphose pubertaire est-elle accueillie par l’infantile ? Tel est le travail nécessaire de la création subjectale. La scène balthusienne la propose à notre regard. L’art, comme l’adolescence, jongle ici avec jouissance et souffrance entre ce lieu de l’ineffable féminin en quête d’un secret insaisissable et l’emprise de la féminité phallique. Il est difficile de résumer la conflictualité de la création. J’insiste pour y distinguer ces deux lignes de pensée dans l’analyse des positions narcissico-pulsionnelles représentées dans les tableaux. Voici un exemple de ces deux figures antithétiques. Vénus narre, étendue sur le sein de son amant Adonis, l’histoire d’Atlante et d’Hippomane155. Atlante est belle, vierge et sportive. Personne ne la possédera, avait dit l’Oracle, à moins d’avoir vaincu à la course « son pas aîlé ». Le concurrent paiera sa défaite de sa vie. Lutter de vitesse est un enjeu de vie ou de mort. L’avenir est soumis au modèle de «  l’avoir phallique ou pas  », en termes de compétence. Plusieurs prétendants trouvèrent la mort sous cette injonction. Un coup de foudre advient, inattendu, entre Atlante et Hippomane ; leurs pubertaires cherchent la participation. Pour que cette illusion puisse se réaliser, il faut d’abord passer par le heurt des performances. Une garantie est aussitôt invoquée auprès de Vénus qui se propose d’aider le nouvel élu, lui conseillant de jeter sur le sol du parcours, lorsqu’il risque d’être devancé, « trois pommes d’or qu’elle avait elle-même cueillies ». Atlante sous la pression de l’envie, se penche en effet trois fois, ramasse, s’attarde, s’alourdit, et se trouve pour la première fois défaite. L’intimité amoureuse devient alors possible ; sa qualification est reconnue. Un écueil néanmoins : le couple oublie de remercier la divine figure de la tiercéité, Vénus, le grand Autre, qui avait 155.   Ovide, Les Métamorphoses, Livre X, op. cité, pp. 34-45.

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su dériver l’injonction mortelle. La déesse n’est pas, quoi qu’on en dise, celle de l’amour, mais celle de la possession amoureuse et de la soumission et derechef du don et du contre-don (dette), mère phallique, pourrait-on dire. Nos héros seront métamorphosés en lions sur son ordre, par Cybèle (la mère des dieux). B) Le deuxième rappel porte sur la topographie des deux ensembles processuels. Le pubertaire est l’affaire du sujet tel qu’il s’origine dans son corps. L’infantile se manifeste certes dans la réalité psychique de la jeune fille, mais également dans son environnement. Toute la création adolescente est, je l’ai dit, intersubjectale. L’important est de penser que les catégories du dedans et du dehors ne sont pas ici et pour un temps pertinentes du fait des forces introjectives et projectives. Ce que j’ai nommé « l’infantile élargi »156 lors de la naissance du pubertaire comporte ainsi deux lieux assurément mêlés. a) Le secteur interne exprime une érotique narcissique accompagnée de ses idéaux et son Surmoi : nous y réfléchirons au chapitre consacré à la jeune fille157. Sa créativité tente d’associer tendresse et génitalité, confusion des langues dirait-on. b) Le secteur externe se dessine dans les rôles de «  porte-paroles de l’infantile ». Qui sont-ils ? Ce que j’intitulerai « ses autres »158 qui entourent la jeune fille  : son environnement vivant (personnages et chats), également son environnement mobilier (miroir, jouet, vase, meuble, divers objets soigneusement enrôlés par Balthus pour une mission symbolique). Leurs liens avec la jeune fille sont intergénérationnels, même lorsque les personnages représentés ne le sont pas explicitement (un chat par exemple). Je propose de concevoir ces autres comme simulacres de porteurs d’attributs phalliques, figures de supposés pouvoirsavoir, dirait Michel Foucault, tels parents et acteurs sociaux. Malgré ce que dit Balthus « un chat n’est pas rien qu’un chat », il donne à penser une figure parentale. Si la petite fille est passivée par ce que W.R. Bion nomma le contenant familial, si ses conduites, quelles soient tendres ou agressives, se déroulent sous l’emprise de figures intergénérationnelles, ces dernières se trouvent par retour mises à la question [« pubertaire des parents », ai-je dit]. Ce lien incontournable entre le texte pubertaire et le contexte infantile, je le trouve bien défini par le concept anthropologique d’assujettissement dont les essais sont figurés dans les tableaux : protection par un chat caressant, menace et jugement par un regard, 156.   Ph. Gutton, (2011), « Paradoxes en métamorphose », Adolescence, 29, 171-189. 157.   Chap. III. 158.   Chap. IV.

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interrogation et surprise, incitation de personnages mystérieux sur une infante endormie dans Rêve I, Rêve II et La Pomme d’or ; fond occupé par une vieille gouvernante lors de La Toilette de Georgette, yeux admiratifs d’une fille dans La Chambre (1947-1948) ou encore bocal de « poissons rouges »…, etc. Distinguons les scènes adolescentes de Balthus de ses portraits individuels (tel celui de Laurence Bataille) ou familiaux (tels celui des enfants Blanchard ou ceux de la famille de Thérèse). L’objectif est différent entre représenter les traits de caractère et les liens spécifiques de telle ou telle personne ou représenter les processus d’adolescence en tant que tels. Dans certaines scènes de Frédérique, Katia ou Michelina, les modèles sont reconnaissables dans la mesure où Balthus s’était attaché à elles personnellement. Étaient-elles encore adolescentes d’ailleurs ? Si « les autres » se voient attribués des rôles de tiers infantile interprétant le pubertaire, ce n’est pas le cas dans certaines œuvres, en particulier dans celles du début. Plus d’un personnage s’y trouvent dans des situations de partenaires engagés dans des liens narcissico-pulsionnels (amours et amitiés). La distinction est d’importance et pas évidente dans les scènes balthusiennes entre les premières à fonction élaborative disons créatrice et les secondes où se nouent des relations objectales entre jeunes de la même génération. Je pense aux scènes de famille où les fratries sont représentées de façon préférentielle, également aux deux ou trois adolescentes jouant, lisant ou se coiffant. Est-ce le cas de Thérèse avec son frère ? Les illustrations des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë dans les années 30 en sont le meilleur exemple. On se rappelle que ce roman raconte les aventures d’un jeune homme et d’une jeune fille, autoportrait et portrait d’Antoinette de Watteville (sa futur épouse), aventures intragénérationnelles sur fond parental et comportant également une incidence de portraitisme. Je reviendrai sur les significations de ces partenariats159. C) La rencontre entre les deux séries processuelles, voilà l’approche du travail d’intersubjectalisation de la scène adolescente. Leurs différences de nature, sans commune mesure, figurent bien des paradoxalités échappant aux explications simplistes. Je vois dans les tableaux de Balthus une advenance du corps sexuel et sexué figurée par l’adolescence après une enfance animée d’abord par les signifiances séductrices maternelles (séduction généralisée)160. Retour au corps du pulsionnel après une 159.   Chap. IV. 160.   Thèse inspirée de J. Laplanche, (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.

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longue passivation psychique infantile. La Sphinge formidable, symbole phallique, dominait jusqu’alors  ; l’adolescence tente une échappée au risque d’être dévorée. « Les autres » sont à la fois porteurs d’une fonction objectalisante nécessaire après le saisissement pubertaire et en même temps une menace par la toute-puissance infantile qu’ils figurent. Ce que l’on nomme la fin de l’enfance n’est en aucun cas un dégagement de l’infantile, tout au contraire elle installe l’infantile s’organisant pour exercer sa fonction de traducteur du pubertaire. (En sera-t-il capable ?). Le pictogramme adolescent selon le modèle de Piera Aulagnier161 par lequel l’infantile élargi interprète avec violence le pubertaire advenant comprend deux organisations intriquées. L’interprétation (ou la traduction) peut se faire «  avec  » le pubertaire d’une façon qui serait «  suffisamment bonne » ; la transaction, la liaison est mesurée entre infantile et pubertaire, temps primo-originaire de la co-sublimation pubertaire. L’infantile étaye symboliquement le pubertaire, lorsque la petite fille regarde de façon admirative la grande jeune fille sortant de sa toilette dans La Chambre (1952-1954)  ; ou lorsque la femme se penche sur l’adolescente endormie des Rêve I ou II. Par définition « violente », l’interprétation se fait aussi « contre » le pubertaire. L’infantile délie, négativise, intruse le pubertaire qui se soumet ou se rebiffe ; nous sommes dans la démesure. La traduction « contre » est symbolisée au mieux par la puissance du fameux gnome sur la lumière de La Chambre (1952-54). Les avatars que risque l’intersubjectalisation adolescente sont fonction de la puissance des organisations infantiles. J’ai dit que le pubertaire ne pouvait s’élaborer, se mixer à l’infantile que dans la mesure où les mailles des organisations phalliques n’étaient pas trop serrées, c’est-àdire dans un espace « suffisamment a-phallique »162. Lorsque ces dernières ne peuvent admettre le questionnement et les différenciations imposées par le pubertaire, celui-ci s’en trouve dès lors non seulement attaqué, mais nié, méconnu. L’adolescente du tableau est alors isolée, dans l’indifférence, ailleurs victime. Dans la scène balthusienne la créativité potentielle n’est en fait guère empêchée. La pulsion de vie de Balthus est la plus forte. Voici le principe de notre compréhension des « autres » de Balthus : la pression interprétative de l’infantile dont ils sont les témoins est ambivalente, étayante et attaquante. Dans la 161.   Cf. P1, chap. III. Piera Aulagnier m’a beaucoup aidé à théoriser l’adolescence à partir de ses publications sur la psychose débutante et par les conseils personnels qu’elle me donna dans les années 1980-90 à son séminaire [P. Aulagnier, (1975), La Violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, PUF, 1981]. Le modèle plus souvent utilisé par les collègues est celui de contenant/contenu de W.R. Bion. 162.   Ph. Gutton, (1996), Adolescens, op. cit.

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plupart des scènes adolescentes, les jeunes filles semblent jouer, jongler parfois entre leurs positions narcissico-pulsionnelles et les personnages de leur infantile. La parabole du rossignol racontée par Colette est une belle association : un rossignol (symbole pubertaire) s’endort dans les vignes qui poussent pendant sa nuit (images infantiles phalliques) ; il se réveille cerné, « ligoté », « prisonnier ». Il ne pourra se dégager qu’en chantant de façon naturelle (afin de se tenir éveillé, naïf et effrayé) au risque de « s’éprendre de sa propre voix » (Colette décrit le plaisir des vibrations de son bec). La scène balthusienne est donc un psychodrame plus ou moins critique entre altérités interne et externe. N’y parlons dans les rôles joués ni d’empathie d’action (sèche ou humide) ni d’antipathie, mais d’informations sur les processus d’adolescence. Elle est cet espace de subjectivation dont le noyau de chaque image (personnage en particulier) contient une partie du monde subjectal de l’adolescence. Non pas qui va gagner mais quelle instance domine entre la jeune fille endormie ou lascive et le personnage debout devant la fenêtre dans l’heureuse La Semaine des quatre jeudis (1948-1949) ou la tragédie de La Chambre (1952-1954) ? Les premières descriptions que je fis de la scène adolescente163 furent individuelles, séquence témoignant de l’impact de la sexualité génitale advenante sur « l’encore enfant » et sur son environnement. Je considère aujourd’hui164 que le travail de création subjectale ne pouvant être que partageable dans ce qu’il innove et partagé par la façon dont son innovation est reçue par les autres, la scène adolescente est toujours intersubjectale. Partons de la réflexion d’Yves Bonnefoy165 à propos de ce qu’il considère comme « un des plus beaux tableaux qui soit Les Poissons rouges » (1948) : à droite une jeune fille fort écolière, de profil, habillée, étonnée et rêveuse (elle fait déjà « jeune mère ») ; debout à gauche la tête chauve, grosse et ronde d’un petit garçon qui ressemble à celui de La Rue et du Passage du Commerce. (L’auteur se demande si ce petit garçon est un autoportrait du non-figurable) ; leur point commun est le regard. La tête déborde à peine du plateau d’une table sur laquelle se situe le bocal, rond également, des poissons rouges symbolisant « la triste répétition de la vie », je dis de l’infantile. Entre eux, un chat sur une chaise audessous du niveau de la table, tourné vers le spectateur, seul personnage 163.   Ph. Gutton, (1996), op. cit., pp. 158-161. 164.   Ph. Gutton, (2008), op. cit. 165.   Y. Bonnefoy in collectif, (1983), Balthus, Centre Georges Pompidou, pp. 86-93 (p. 92).

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installé, un rien sardonique dont Y.  Bonnefoy retiendra lui-même la signifiance infantile « réflexive » dit-il, en ajoutant : « L’ambiguïté c’est le destin »166. Les deux sphères de la tête et du bocal sont-elles le sujet et l’objet, se demande Y. Bonnefoy. Je mets l’accent pour ma part sur la contenance scénique des deux lignes processuelles : voici une jeune fille face à plusieurs figurations « élargies » de son infantile : le petit garçon, les poissons tournant dans le bocal  ; une interrogation prégnante et énigmatique s’ajoutait dans un dessin préparatoire (1948), une vieille femme. J’insiste sur le décentrage véritablement copernicien167 que de vouloir représenter et pour nous analyser les significations de chaque jeu de rôle du tableau. Intersubjectale, la scène confère néanmoins sa faveur au corps de la jeune fille. Elle est d’ailleurs la seule à requérir un modèle vivant. Balthus dit au peintre Xing Xiaozhou168 que le mécanisme clé de sa peinture est non pas une représentation d’objet mais son identification à l’objet peint. (« Je m’identifie à ce que je peins ») : pluri-identifications donc aux différentes figures symboliques de l’œuvre posant la question de leur liens ; serait-ce la force « d’une grande œuvre » ?

* *   * Analysons par quelques scènes adolescentes un tel essai de traduction du pubertaire par l’infantile. A) Deux personnages grandeur nature sont pour moi paradigmatique d’une telle volonté d’analyse dans La Chambre (1952-1954) : une jeune fille nue, étalée sur un fauteuil trop petit ou trop serré pour la contenir, exposant un corps en pleine métamorphose pubertaire. Une sorte d’enfant-adulte que les commentateurs nomment « un gnome », et dont on repère la bisexualité psychique infantile ; son aspect est à la fois « garçon », rigide aux formes à l’emporte-pièce, et fille avec une jupe plissée (comme celle de Thérèse) et une coupe de cheveux raides taillés selon la gouverne de ses parents. « Petit nain bossu, ainsi monstrueux et libidineux… démon vieilli des vices infantiles », écrit J. Clair169 mettant l’accent sur un fantasme supposé commun aux deux frères Klossowski (Pierre l’exprime dans son livre Roberte, ce soir170). On peut se demander 166.   Ibid., p. 93. 167.   Allusion au titre du livre de Jean Laplanche, La révolution copernicienne inachevée, Paris, Aubier, 1992. 168.   J. Clair, (éd.), (2008), op. cit. 169.   Ibid. 170.   P. Klossowski, (1953), Roberte, ce soir, Paris, Minuit.

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pourquoi le « porteur d’infantile » est régulièrement interprété par les critiques comme pervers. J’associe ce préjugé à celui que l’adolescent porte sur ses parents pratiquant leurs activités sexuelles, dès lors abuseurs imaginaires. Assurément, le gnome est « étrange », au sens freudien, comme peut l’être l’infantile refusé ; « étrange » non pas dans la mesure où il figurerait l’enfant que l’adolescente n’est plus, mais parce qu’il est « éclairant » comme l’infantile porteur de « souvenirs anciens ». Le sentiment d’étrangeté reflète un narcissisme engagé dans de grandes différences. Y. Bonnefoy voit dans le gnome « un autoportrait non figurable » du peintre. Son visage ressemble bien à mon avis à celui-ci du petit garçon du Passage du Commerce (1952-1954) vêtu d’une longue robe. Est-ce imaginer la garçonne que fut le petit Balthazar responsable ici de l’illumination de l’adolescente à laquelle il s’identifie « aussi » en ce tableau ? Un chat assis dans l’obscurité regarde le gnome, il semble étonné mais confirme son activité (Balthazar a toujours été aimé des chats). L’interprétation de ce personnage délibérément étrange dépend du geste par lequel il tire le rideau d’une grande baie vitrée. L’ouvret-il, illuminant de façon impudique l’adolescente qualifiée alors « d’offerte » ? Le ferme-t-il de façon réservée, intime ? Balthus aime figurer l’ambiguïté ; c’est là son art consommé de donner à penser. Les spectateurs optent régulièrement pour la version de l’immoralité. Si l’infante ne pose pas le classique « Qui suis-je ? » la scène toute entière est interrogative. Voilà sous notre regard le pubertaire « saisi »171 par l’infantile. Y a-t-il meilleur simulacre de l’intervention infantile que ce flash lumineux jeté sur ce nu féminin ? La scène balthusienne expose la domination qui touche une jeune fille, sentant venir en elle, en son corps et en sa psyché, une métamorphose inévitable et pour laquelle le regard d’un autre est à la fois appelé et craint dès lors dans une séquence de plaisir-souffrance si caractéristique de cet âge. Réfléchir exclusivement sur la jeune fille serait réducteur, car cela laisserait échapper une partie de cet infantile qui sans « le gnome » ne serait pas traduisible. Si éclairer c’est signifier (nous y reviendrons au chapitre consacré à la lumière), le jeu de rideau pourrait marquer l’incertitude adolescente  : affirmer ensemble le changement ou le dénier dans la désolation. Le « ou » s’inscrit entre deux excès, ceux qu’aime Balthus. Deux interprétations172 donc : celle de son frère qualifiant la jeune fille de « victime offerte et renversée sur une chaise longue » ; nul n’aurait jamais douté qu’elle a 171.   Au sens fort du terme décrit in P. 1., chap. II. 172.   J. Clair, (éd.), (2008), op. cit., p. 328.

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été violée !, ajoute-t-il. Celle du peintre confirmée par un dessin préparatoire Étude de nu dans un intérieur (1949), immergée tranquille dans un rêve voluptueux. De tout façon, dit le commentateur : « Il se passe quelque chose ». Assurément, dirais-je, le féminin advenant. Il n’advient qu’éclairé. N’est-ce pas la meilleur symbolique du pictogramme pubertaire évoqué précédemment  : l’infantile interprétant avec violence le sensoriel pubertaire ? Les interprétations maléfiques ou bénéfiques renvoient aux jugements du surmoi par définition infantile. Le raisonnement est différent dans le champ de l’Esthétique : est beau, disions-nous173, ce qui se subjectalise bien. Et pour se faire, le travail d’adolescence nécessite un tiers. Le gnome est installé dans un rôle de témoin gérant la lumière. L’erreur des commentateurs est d’en faire régulièrement un partenaire174 plus ou moins abuseur. L’infantile a dans notre théorisation, confirmée par Balthus, la position fondamentale d’un tiers observateur et traducteur. Ne prenons pas d’ailleurs les choses dans une seule direction : il y a une interaction ; le pubertaire analyse l’infantile en dénouant, déconstruisant les facteurs processuels qu’il contient. La rencontre infantile-pubertaire (signifiée par le tiret entre les deux concepts ?) est « ce quelque chose qui se passe ». Le gnome la produit, la proclame, de façon stupéfiante dirait le chat. En est-il garant pour autant ? Serait-il le « sujet parental de transfert »175 présidant à la création adolescente, le signifiant que j’ai en son temps rapproché du «  gouverneur d’Émile  » de Jean-Jacques Rousseau, « interprète motivé » selon l’expression de Piera Aulagnier. Si l’adolescence a l’érotisme corporel d’un commencement, cet Autre auquel l’infante se montre, serait là pour qu’elle se reconnaisse intimement adolescente, selon une démarche participante et contradictoire. Son geste, sa posture, son regard que la lumière prolonge auraient pour mission de confronter les lignes de force pubertaires et infantiles. Il n’est pas partenaire génital mais tiers actif pour permettre « le passage »176, le travail de subjectivation. La double position « off et in » du gnome pourrait bénéficier d’une meilleure théorisation en y appliquant cette citation condensée de J. Laplanche. Selon lui toute décentration du sujet implique une altérité double interne et externe : « “L’autre chose ” (das Anderer) qui est l’inconscient ne tient dans son altérité radicale que 173.   P 1, Chap. I. 174.   J’y reviens en particulier in P. 3, chap. I. 175.   Cf. Ph. Gutton, (1996), op. cit. ; (2008), op. cit. Je reviens régulièrement sur ce concept. J’en approfondis l’étude in P. 2, chap. IV et P. 3, chap. I. 176.   Le terme est de Balthus concernant le travail d’adolescence et celui de peintre.

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par “ l’autre personne ” (der Anderer) ». L’inconscient de la scène adolescente visible parce que le gnome a illuminé la jeune fille tient parce que cet étranger externe est présent, «  autre personne première dans la constitution de soi », « objet autre » de son expérience subjectale177. « Quand j’écris, dit Amélie Nothomb, mon ennemi intérieur rencontre quelqu’un qui lui répond  »178. Cet essai théorique modifie l’interprétation du tireur de rideau. Il en fait un personnage « sacré » (l’adjectif qualifie pour Balthus tous les personnages du tableau et pas seulement la jeune fille), l’empreinte de l’ange179, peut-être un « monstre sacré » à la fois étayant et menaçant (j’ai parlé plus haut « d’assujettissement »). Les adolescents aiment aujourd’hui l’art des montres. B) Bien différente, également exemplaire d’une scène adolescente, est l’autre Chambre (1947-1948) montrant une jeune fille nue debout de face d’une clarté éclatante, diffuse, éclairante, dressée, dirais-je victorieuse, affichant son changement par une sortie de toilette, portant encore socquettes et ballerines. Elle occupe la moitié de la surface du tableau, elle est immense et glorieuse. À ses pieds à gauche, une petite fille habillée comme telle en semi déséquilibre, semi-agenouillée, de couleur plus douce occupée avec sa dînette, qu’elle ne regarde pas et un livre qu’elle ne lit pas, curieuse admiratrice de ce qui se passe au-dessus d’elle, symbolisant l’infantile. Elle est par sa position tournée du dessous vers la grande jeune fille et par son regard accordée avec l’évolution nouvelle : « Tu n’es plus la même, c’est étonnant et c’est bien », l’accompagnant, y participant. Par sa main droite ouverte au bras tendu, notre grande adolescente affirme sa fierté exhibante et indique son intérêt pour l’enfant qui tend ses yeux vers elle. Son bras gauche est replié sous le sein, l’épaule couverte d’une serviette blanche aux nobles plis descendants comme Balthus aime revêtir « ses anges ». Le fond est intime entre cheminée à l’ancienne et mobilier de salle de bains. « Ça baigne ». L’interprétation du pubertaire n’est pas violente. Toutes les lignes de la pièce sont obliques à la faveur d’une stabilité affirmée. Se trouve exposée une adolescence harmonieuse, émergence nouvelle et tranquille du bain de l’enfance. « Je change et je ne suis pas menacé, cela est ordinaire ». La Toilette de Georgette (1948-1949) et d’autres sorties des eaux par ces Vénus « inachevées » ont le même modèle d’organisation. Le retour au corps de l’adolescence est affiché en bonne liaison avec l’enfance. 177.   Cf. Ph. Gutton, (2007), op. cit., p. 353. 178.   Interview sur ARTE le 10 octobre 2012 à 21 h 30. 179.   En utilisant le titre au roman de N. Huston, (1998), L’empreinte de l’ange, Paris, Actes Sud.

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S’exposent au côté de l’adolescente non pas une petite fille claire, mais une dame obscure au second plan, de grande taille également, « gouvernante » comme dans les familles bourgeoises de la première moitié du XXe siècle que Balthus rencontrait. Elle est plus ou moins porteuse d’objets interprétables comme menaçants (frappants ou coupants) ou simplement d’entretien, porte-parole d’une parentalité phallique « encore là » : protectrice et/ou menaçante. C) L’argument d’une scène adolescente comme pictogramme adolescent ne tient pas toujours. J’en vois deux exemples ayant en commun la solitude de l’adolescente. Le premier modèle est celui de la désolation. La scène adolescente est cassée par une sorte de disjonction, de déni du changement, c’est l’impasse de la subjectalisation. Lorsque le différentiel entre infantile chargé d’images historiques organisées par les instances du Moi et du surmoi et le nouveau courant érotique et agressif de la génitalité ne sont pas à même de s’accorder l’un l’autre, il en résulte un véritable clivage, une impasse identitaire pathologique, ce que M. et E. Laufer180 décrivaient chez les adolescents très perturbés. La Victime (1939-1946), et à cette même période Le Nu couché (1945), signifieraient ce breakdown. Dans ces deux œuvres, la jeune fille est seule, isolée, étendue nue avec un coloris glauque en quelque sorte jetée et immobilisée. Est-elle morte ? La scène adolescente n’a pas lieu, hormis le fait que la présence d’un bourreau (infantile ?) envahit l’ambiance avec son absence. Cela m’intéresse de penser que dans une adolescence ordinaire la scène même la plus tragique est présente, imaginée et que dans la pathologie ou dans l’événementiel mortifère, la scène adolescente ne peut être peinte : la tiercéité est absente. C’est la morosité que décrit Pierre Mâle, c’est-à-dire la panne de la capacité imaginaire181. C’est la nuit. Tel n’était pas le cas dans La Chambre de 19521954 malgré l’avis de beaucoup. La lumière lie les deux personnages. Étalée comme Madame Récamier (la comparaison est de Balthus), c’est « une rêveuse ». Tout différents sont les dessins paisibles et heureux de Katia ou de sa sœur Michelina à Rome, auparavant de Frédérique à Chassy (Jeune fille aux bras croisés (1955) par exemple), bref des peintures où l’artiste œuvre sous le charme extrême de ses modèles. Celles-ci semblent bénéficier 180.   M. et E. Laufer, (1984), Adolescence et rupture du développement. Une perspective psychanalytique, Paris, PUF, 1989. 181.  Ph. Gutton, (1986), «  Dépressivité et stratégies dépressives  », Adolescence, 4, p.  171-178  ; (1987), «  La morosité  : plutôt l’ennui que la barbarie  », Adolescence, 5, 61-78 ; (1998), « De la morosité comme processus », Revue de neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 46 : 502-506 ; (1999) Monographie, Adolescence, 9-16.

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d’une tranquille et créatrice capacité d’être seule (D. W. Winnicott)182. En fait tout se passe comme si leur beauté était « complète », disons « déjà suffisamment complète » : toute sociabilité ferait perdre le beau qui se devrait d’être solitaire avec son créateur unique. Pas d’autres personnages, simplement le trait, l’ombre, la couleur légère de « l’ange ». Le charme de l’unique voilà la beauté ! Le peintre envahi par le charme de cette jeune femme ferait en fait un portrait. Cela me fait penser immanquablement aux exquises représentations du jeune Balthus par sa mère Baladine, assis ou recroquevillé dans un fauteuil comme sera Katia dans Le Nu au repos (1977). Mon association se situe dans une ligne identificatoire du peintre à la jeune fille, également en approfondissant dans une ligne objectale tendre, illuminante inspiratrice provoquant son émotion esthétique. Y a-t-il un lien profond, archaïque romantique entre Katia et l’adolescence « de l’Ève mère »183 ? Dans les deux cas, la scène adolescente peut néanmoins être pensée, y incluant alors Balthus lui-même. Il y jouerait un rôle de protection et d’attendrissement. Il ferait assurément partie de l’infantile élargi, lui « dont on ne sait rien »184. L’interprétation trop banale des peintures de Balthus commet deux styles d’erreurs sous diverses formes. La première est de penser la jeune fille comme figure de Narcisse en train de découvrir, dans un éblouissement, la nouvelle visibilité de sa sexualité génitale. La seconde est que la jeune fille s’exhibe pour conquérir le sexe partenaire, séduire dans une immoralité perverse. Pas totalement une erreur en fait, car elle souligne deux risques, deux embûches de l’adolescence : le repli devant chacune de ses propres découvertes et l’usage trop rapide de son statut pour provoquer le désir des autres. Le message du tableau est tout différent, intersubjectal ai-je-dit, affirmant la nécessité subjectale d’être reconnu par l’Autre : sans sa présence, pas d’intériorisation, pas « d’appropriation du corps propre  » (R.  Cahn). Comment Balthus avait-il repéré cette place « sacrée » de l’Autre ?

* *   * J’ai insisté depuis 1991 sur l’efflorescence d’images surgissant des pratiques du corps en train de devenir pubère, causée directement par 182.   Ph. Gutton, (2005a), op. cit. 183.  L’expression est de Hermann Hesse in Narcisse et Golmund, (1930), Paris, Calmann-Lévy, 2009. Cf. P. 3, chap. IV. 184.   Réponse de Balthus à la Tate Gallery qui organisait une rétrospective et voulait un texte de présentation.

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celles-ci, à vif, en quelque sorte violentes. J’ai nommé ce saisissement primaire « scène pubertaire », « saisissement » au sens où j’en ai repris l’approche185 dans la création artistique, soit une sensorialité intense bouleversante requérant interprétations et représentations avant de s’élaborer en scène adolescente théâtralisant la rencontre du génital avec quelque partenaire. Prenons avant d’en dire plus deux exemples littéraires que j’ai travaillés auparavant. Le roman d’Erri de Luca intitulé Montédidio186 relate au sein d’autres événements la relation amoureuse d’un jeune Napolitain de treize ans (dont la mère vient d’être hospitalisée et le père singulièrement insensibilisé par ce fait) avec une très chère amie d’enfance. « Dans l’obscurité je regarde son visage sérieux, elle bouge la main à un endroit précis et je ne comprends pas ce qu’il se passe là ; elle ne me regarde pas, moi je ne quitte pas son visage des yeux, elle est sur une partie qui est à moi mais ce n’est pas le même zizi… C’est une autre chair sortie de moi, sortie de ma peau au rythme de ses doigts et tout doucement un sourire lui vient et quand je le vois, je sens un tir de boomerang… je me vide… tu es mon fiancé maintenant. » La scène se passe au lavoir du village, en continuité avec l’enfance. « Je me pose la question : je ne pouvais pas m’en apercevoir tout seul que j’existais ! ». « Si Maria s’en va, je suis une poignée sans porte » : tel est l’approché de la complémentarité des sexes. Voilà la découverte d’une nouvelle altérité et aussitôt l’engagement dans les associations d’idées caractéristiques de la sublimation pubertaire. Oui, Maria que nous nommerions la supposée savoir (elle avait l’expérience d’ailleurs) dévoile à son amoureux ce qui était « déjà là », grâce à la confiance infantile dont elle est l’objet (« réalité partagée » écrirait P. Aulagnier). Dans ce récit rien de potentiel, néanmoins la conduite des amants s’approche d’une chose qui leur est commune et par la même révélante, le moment plus loin relaté de leur acte sexuel. La rencontre d’organes à l’intérieur du corps féminin avant de se produire doit en reconnaître le contenant et en sensibiliser les organes de surface (sein, pénis, main, peau). Ensuite la vie devient de quotidienneté amoureuse ordinaire entre ces adolescents. Y. Mishima relate quant à lui sa première éjaculation qui le surprit lors d’une masturbation devant une gravure génoise de Saint

185.   P. 1., chap. II. 186.   E. Luca de, Montédidio, Paris, Gallimard, 1999. Cf. Ph. Gutton, « L’adolescence, entre subjectivation et dépendance  », in J.  Aïn (éd.), Dépendances, paradoxes de notre société, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2005, pp. 135-238.

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Sébastien187. De cet événement, il retrouve les scènes passées de son enfance et a l’intuition (qu’il développera dans la suite du livre) de son homosexualité et son sado-masochisme. L’arrachement aux données sensorielles présentes se fait par et jusqu’à la tiercéité de l’écriture. La scène pubertaire, résumons notre théorisation188, met en représentation la métamorphose sexuelle en cours, avec ses impacts narcissiques sans véritable trajectoire sublimatoire. Elle n’est «  pas encore  » adolescente. À vif, elle n’a pas encore rencontré l’infantile. Elle répète néanmoins déjà la thématique intergénérationnelle, en particulier incestuelle et parricide, car elle s’interprète comme reprise active brute de la scène primitive. Elle figure une adolescente et un ou plusieurs adultes engagés dans un partenariat pulsionnel génital. L’enfant passivé par la scène primitive est ici actif, dirai-je, engagé dans une co-activité avec les autres. Ensuite et seulement à partir de cette métaphore, le travail de création intersubjectale s’engagera rendu visible par la scène adolescente. « Les autres » sont ici des partenaires et donc fort différents de ces tiers intergénérationnels de source infantile que nous rencontrons dans les scènes adolescentes précédemment décrites. L’interaction dans la scène pubertaire est intergénitale, intergénérationnelle, transgressive, incestueuse-parricide sans que les mécanismes œdipiens officient encore. La Sphinge est là devant la porte de Thèbes dévoreuse de jeunes gens avant qu’Œdipe survienne. Le principe est le suivant189 : celui-là même qui est supposé être le porteur phallique infantile se trouve engagé dans la scène pubertaire comme partenaire, en l’occurrence donc comme abuseur. L’exemple que nous prendrons dans ce livre est La Leçon de guitare (1933) auquel un chapitre est consacré190. En clinique ordinaire, j’ai dit que la scène pubertaire ne s’observait guère en dehors de rêves crus à vif fort peu imaginés. J’ai donné191 ainsi l’exemple du récit de rêve concis et abstrait sans représentation de cet adolescent (souffrant d’une névrose d’échec) : « Cette nuit, j’ai rêvé que j’avais fait l’amour avec ma mère ». La nuit suivante, il rêve « qu’il était enceint de lui-même ». Les scènes pubertaires sont agies dans le champ de la psychose et de la perversion. Le vécu, l’expérience (j’ai dit aussi l’archaïque de la scène pubertaire) en font des 187.   Y. Mishima, (1949), Confession d’un masque, Paris, Gallimard, 1971. Ph. Gutton, (2002), Violences pubertaires chez Mishima, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 50, p. 442-445 ; (2000), « Une métamorphose s’achève », Adolescence, 18, 433448 ; (2002), « Le Masque interprété », Bibliothèque Publique d’Information du Centre Pompidou, pp. 171-177 ; (2002), « Méduse, si belle », Adolescence, 2002, 20, p. 691-695. 188.   Ph. Gutton, (1991), op. cit. 189.   Ph. Gutton, (2006). op. cit. 190.   Cf. P. 2, chap. IV. 191.   Ph. Gutton, (1991), op. cit.

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représentations violentes dont l’élaboration mène aux scènes organisées, adoucies (sublimées) que sont les scènes adolescentes proprement dites. Les tableaux de Balthus figurent, je l’ai dit, des scènes adolescentes telles qu’elles se révèlent à lui, puis sont pensées, aménagées, installées dans leur environnement, bref travaillées comme « un artisan » peut le faire. Dans quelle mesure le saisissement initial192 de l’inspiration est-il à ce niveau psychique même  ? Nous nous intéresserons aux moments de son œuvre où Balthus se révèle encore « saisi » par des figures moins sublimées, « osées » dit-on… les illustrations sur le thème des Hauts de Hurlevent, le Chat de la Méditerranée (1949), La Victime (1939-1946), Nu couché (1945). La violence secrète du peintre s’y révèle-t-elle comme un aveu inavoué concernant la passe « de la sexualité brute à la mystique la plus osée »193 ?

* *   * L’examen des scènes adolescentes ouvre un chapitre d’esthétique, comme recherche sur l’inconscient194. Aucun art ne peut mieux que la peinture signifier une aire de changement telle l’adolescence, Balthus l’affirme régulièrement. Aussi donnerai-je à dessein à cette deuxième partie une dimension assez phénoménologique. Obéissant d’une certaine façon à son dire : « Je ne suis pas psychologue, je suis peintre »195 après avoir désigné les quelques personnages de ses tableaux, chacun dans leur mystère. Je le sais et ferai à leurs propos ce que Daniel Lagache nomma des interprétations de reconnaissance. Si « un chat n’est qu’un chat », comment est-il reconnu ; que reconnaît-il ; quel lien a-t-il avec les autres ; comment et pourquoi dans deux tableaux de structure semblable le chat est caressé en 1949 dans La Semaine des quatre jeudis et plutôt inquiétant dans La Chambre (1952-1954) ? En tout expérience intersubjectale réside une certaine beauté (narcissisme de vie) et une certaine laideur (narcissisme de mort). La scène adolescente est un moment privilégié de révélation d’une telle ambiguïté. (Toute beauté doit-elle masquer bien des laideurs et inversement  ?) Figuration paradigmatique, elle comprend la beauté d’une certaine harmonie et en même temps la laideur d’une dysharmonie.

192.   Cf. P. 1, chap. II. 193.   L’expression est de Paul Valéry. 194.   Ph. Gutton, (1997), Le trait, le tracé, l’écart, Adolescence, 15, 1-18. 195.   F. Jaunin, (2001), op. cité., p. 96.

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Ce chapitre installe la scène adolescente sur son plateau théâtral, comme simulacre du dévoilement du féminin et ce qu’il provoque. Non pas une image qui se donne pour la réalité, mais une « représentation de quelque chose en qui cette chose se révèle, se relègue, se manifeste, et en un sens se cache ; venue simultanée du même et de l’autre »196. Ce Bain de Diane197 qu’est la scène adolescente réunit « une constellation de simulacre, similitude, simultanéité et dissimulation ». Comporte-t-elle « une incitation de susciter réellement l’événement représenté »198 ? Le féminin se dévoile-t-il ou commence-t-il ? Répondre si tôt à cette question serait l’éviter. Travaillons le contexte dans lequel la question est posée, guère inscrite dans l’histoire de la théorie freudienne. Le tableau n’est pas un récit, nous dit Balthus. Il ne parle guère des figures parentales et ancestrales ; pas un roman familial, pas une morale de l’histoire. La loi du père, la mère omniprésente sont-ils dans le tableau ? Est-on incité à découvrir un refoulé névrotique d’enfance ? Le spectacle est tout entier dans la tragédie du présent, la version du moment, mettant à la question le souvenir et la mémoire. C’est une scène mythologique telle qu’on la trouve sur les vases grecs ou les tombeaux anciens. S’y trouvent décrits les avatars de l’accession à l’identité et au désir féminin grâce aux capacités esthétiques de la création… et les chances peut-être d’échapper à la mélancolie et à l’automatisme de répétition : « la naissance de Vénus ».

196.   M. Foucault, (1964), La prose d’Actéon, Nouvelle Revue Française, pp. 444-459 (p. 457). 197.   P. Klossowski, (1980), Le bain de Diane, Paris, Gallimard. 198.   M. Foucault, (1964), op. cit., (p. 457).

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Chapitre 2 La lumière Éclairer c’est donner à voir, donner du sens, bref provoquer de l’imaginaire. L’authentique lumière serait-t-elle celle émanant du tableau tout entier ? Sans doute il s’agit pour nous de montrer (non pas d’expliquer) là où pourraient se localiser les choses ou la chose, le réel du tableau, j’ai dit « l’intime-extime ». Les choix secrets du peintre, cet éclairagiste, régissent le système qui, liant les personnages du tableau, permet de pointer ce qu’il souhaite voir se subjectaliser. Que mettre en jeux de lumière afin de révéler les dynamiques privilégiant le dévoilement secret du féminin ? « Visitation » si l’on se réfère à la culture religieuse sur le modèle de la Renaissance pour Balthus. Celles par lesquelles la femme pourrait commencer ? Je dis « pourrait », tenant à ce conditionnel, car, je l’ai dit, Balthus aime l’incertitude quant aux qualités expressives des détails du tableau. Une première hypothèse est la suivante : l’éclairé est le lieu où s’effectue le travail psychique ; le sombre, l’obscur est celui de l’automatisme de répétition. La fonction éclairante est celle de la reconnaissance ou de la levée d’une méconnaissance concernant le pubertaire. La lumière serait-elle synonyme d’investissement, concept dont S. Lebovici disait que, dans les interactions du jeune enfant, il précédait, il préparait même l’acte perceptif ? Elle précède la vision. Le choix de l’éclairagiste précéderait son dessin. La lumière allume « le penser ». Elle n’est pas une prise de conscience explicative, mais une affirmation autorisée » avec ses paradoxes. Oui, elle n’éclaire pas la raison ; elle montre au contraire les lieux où les mystères se logent chez « la jeune fille, le chat, le miroir… »199, et surtout les lieux de leurs liens. Le sexuel génital est arrivé. La petite fille est une jeune fille qui pourrait se vivre dorénavant elle-même comme lumineuse. Elle ne s’exhibe pas, elle se révèle et se montre. Bref, la lumière crée. À ces précisions d’un «  symbolisme qui ne manque pas de réalité  », ajoutons une idée forte de Balthus : « éclairer c’est colorer ». « Comme les notes de musique sont l’érotisme même  […] les couleurs changent selon ce que j’appelle leur chair […] chaque couleur dégage une lumière qui lui est propre »200. À la 199.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 96. 200.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 90.

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fin de sa vie, perdant la vue, Setsuko, son épouse, préparait les couleurs ; les tableaux reflétèrent alors une certaine perte de luminosité ; on y trouve beaucoup de noir. Je pense à La Grande composition (1977), aux Chats au miroir I, II, et III (1977-2001) à la Jeune fille à la mandoline (2001). L’hypothèse précédemment formulée mérite un complément pour s’adapter à une conception intersubjectale de la scène adolescente  : la lumière crée des liens. Ainsi l’identité d’un sujet a-t-elle été définie comme son ombre ; celle-là varie selon l’importance et l’angle de l’éclairage… le regard de l’autre. La lumière prendrait sa source d’un sujet qui regarde sans être vu, un sujet hypothétique et pourtant là, non pas caché mais absent et pourtant présent, tel Dieu. Balthus le répète comme par nécessité  : la lumière est sacrée. Elle plonge dans l’intime. Précieux pour l’adolescent serait un tel dialogue, qui sentant venir la nouveauté érotique interroge l’éclairage de l’autre afin de s’aider dans sa reconnaissance et dans la qualité de sa gestion. Dans le chapitre précédent, j’ai effectué un semblable rapprochement avec le regard des autres comme le témoignage nécessaire pour faire son adolescence. Être éclairé par l’œil de l’autre, voilà ce qui causerait le désir d’être adolescent, ce qui en provoque l’inspiration. Je reprendrais souvent ce dernier concept que J. Laplanche201 introduisit dans la théorisation psychanalytique. Il me semble pertinent pour le rapprochement dans cet essai entre la créativité adolescente et artistique, éclairer en peinture serait le synonyme d’inspirer. Oui, une adolescence se ferait lorsqu’elle est illuminée par une source autre. Oui, une peinture est visible selon le choix de la lumière. Pour parvenir à une théorisation plus appropriée à ma demande, je reprends l’idée du pictogramme pubertaire : la lumière serait ce vecteur infantile conférant représentations (visibilité) aux zones sensorielles pubertaires : « l’Annonciation » du pubertaire advenant. Le corps tout entier peut être en jeu lorsqu’il s’affiche dressé de face dans La Chambre (19471948) ou couché sur son étroit fauteuil dans La Chambre (1952-1954). Mais soulignons ceci : dans ce dernier tableau, la source subjectale associe le geste du gnome sur le rideau et son regard vif sur la jeune fille ; la lumière vient de la fenêtre grâce à un œil et un bras. Le gnome n’est pas une source de lumière, il agit sur elle. Dès lors et dès lors seulement qu’il ouvre le rideau, la scène adolescente entre dans sa tragédie. Ce qui donne à voir est associé à celui qui est actif, en chair et en os, avec ses pulsions et son narcissisme. Éclairer ne serait pas seulement un essai de sublimation mais comporterait un essai d’assujettissement. Éclairage 201.   J. Laplanche, (1999). Entre séduction et inspiration : l’homme. Paris, PUF.

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symbole de sublimation, mais pas toujours ou pas seulement, symbole d’emprise également. La lumière aurait-elle une mission, un peu sur le modèle maintenant classique de la fonction paternelle  ? Je reviendrai sur le grand magicien qu’est le peintre lui-même pour la construction de la scène adolescente dont il serait en quelque sorte le grand Autre202. Je rapproche cette fonction de la lumière de ce que j’ai nommé le sujet parental de transfert203, pour la subjectalisation adolescente ; elle préside en tiers à son déroulement, « interprète motivé » (P. Aulagnier) de l’intimité-extimité en cours, la source pouvant être « neutre et bienveillante », une fenêtre par exemple, ou une lumière diffuse. Elle peut être incarnée, manipulée ; dans La Chambre (1952-1954), la voilà « gnomatisée » ; elle prend du pouvoir sur l’adolescence en cours. Les problèmes de dépendance, de possession, d’appartenance peuvent prendre le devant de la scène. C.  Roy204 puis N.  Fox Weber205 cherchent, dans un même ordre d’idées, à distinguer la caresse du dessin et l’attaque de son pinceau. Tout se passerait comme si la jeune fille dans l’atelier ou ailleurs persistait de façon élective dans une tendresse intergénérationnelle avec pas mal d’emprise parentale venant du peintre. Les arrondis, les variations de touches du crayon, les blancs (« le dessin, c’est aussi le blanc »206) les veloutés se prêtent à son expression. Pour exemple, les dessins de Laurence (1947), Frédérique (1954), Michelina (1972-1976), Alice (1962), Sabine (1982), Katia (1967-1972). Si Balthus dessine partout en particulier avec ses modèles, il peint dans un second atelier plus retiré, plus solitaire. La couleur déclencherait alors et exprimerait une érotique plus violente, plus possessive, moins sublimée que C. Roy rapproche de celle d’un « Lord Byron » et de quelques vécus de grand maître. «  Plutôt que la lumière qui reflète, j’aime par-dessus tout la lumière qui rayonne et qui irradie »207. Balthus pratique en fait deux modèles de lumière. 1). Commençons par «  celle qui rayonne et qui irradie.  » Estelle celle d’un Balthus calme, peut-être heureux car surpris ? Un bon exemple en serait Le Peintre et son modèle (1977) à la Villa Médicis dont 202.   Cf. P. III. 203.   Ph. Gutton, (1991), Le pubertaire. Paris, PUF ; (1996), Adolescens, Paris, PUF. J’en reprendrai l’examen in P. III, chap. I. 204.   C. Roy, (1996), Balthus, Paris, Gallimard, p. 145. 205.   N. F. Weber, (1990), Balthus : une biographie. Paris, Fayard, 2003, pp. 323-325. 206.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 91. 207.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 66.

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nous ferons l’analyse ultérieurement208. Pas de source de lumière. La supposée fenêtre est un faux, soit le dos d’un tableau. La lumière vient de nulle part et de partout. Elle réside principalement dans la clarté des couleurs, faisant une mi-ombre bien symptomatique d’une autonomie des deux personnages, sans tension-critique ou créatrice. Rayonnante irradiante, chatoyante la lumière de face ne peut venir que du peintre lui-même. Elle est reflétée comme en miroir par le tableau. La situation symbolise à merveille le mécanisme d’identification projective. Je pense à la série des grands nus debout des années 50 telles La Chambre (1952-1954), La Toilette de Georgette (1948-1949), Jeune fille au miroir (1955), Jeune fille à sa toilette (1949-51). Les corps roseschair sont de véritables phares adolescents laissant en zones d’ombre ce qui reste de l’enfance achevée. Elles sont «  dressées, matinales, d’une jeunesse rayonnante, engagées dans une auto-contemplation » s’offrant lumineuses de face aux regards des spectateurs, occupant une grande part du tableau. L’adolescence s’avance glorieuse vers le miroir que constitue son peintre lui-même. Elle est une ode au narcissisme du changement que la couleur éclatante renforce. Le message adolescent est d’une claire évidence… pour le monde. D’où vient ce rayonnement ? Du phare que constitue le regard de l’artiste lui-même (peignant dans un franc contre-jour). Le corps nu dressé éblouit par reflet le spectateur. L’artiste a ici la modestie de l’« éclairagiste » sans lequel la scène ne serait pas. Le regard du corps adolescent (qui est la réponse en miroir de celui de Balthus) fonctionne comme source de lumière. Il nous enseigne  : « Voilà ce qu’est une adolescente : trouvez-retrouvez le sens de l’humain qui y est contenu et illumine votre œil ! ». L’adolescence nous enseigne ce que Balthus lui apprend… Le tableau laisse, au second plan, une ombre dont Georgette semble émerger ou plutôt qui constituerait sa base identificatoire. Elle est épaisse, noire. Lourde, de profil, on y devine une vieille servante portant un instrument de service un peu horrible (houssine à battre les tapis, « fer à friser » ou encore « énorme oiseau » ?). Ce fond énorme n’est pas celui d’une perspective classique (Balthus le déplorerait) mais un retrait du champ lumineux. Je dirai qu’il est remisé comme un souvenir sadomasochiste représentant de l’infantile. La sombre vieille témoigne d’un passé maintenant inutile tant l’éclat pubertaire est assumé. Fuyez derrière les décors, je vais devant, emplie d’avenir, lavée de miasmes anciens ! Si la lumière illustre le génie pubertaire, elle confère aux zones d’ombre la 208.   P. III, chap. III.

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protection ou/et la menace ou encore la négligence de l’infantile. Cette façon de regarder le tableau reprend autrement la thèse précédemment résumée. Si la lumière reflète la pulsion de vie freudienne, l’obscurité dégage une ambiance de finitude et de destruction. De même, lorsque Balthus veut installer une bougie éteinte sur une table ou une lampe allumée qui ne manquera pas de tuer La Phalène (1959-1960), la scène adolescente associe à risque les deux pulsions, la liaison et la déliaison, la lumière et l’obscurité, le clair et le sombre, le blanc et le noir. 2) Et le clair légèrement obscur ? Les reliefs ressemblent à ceux que procure le dessin. Je reste dans l’étude de Georgette. Elle a raison d’avoir le visage d’une rêveuse. Elle est en train de finir son enfance, car la lumière ne fait pas qu’éclairer, elle attire l’attention sur la discrétion intime des zones d’ombres identifiantes disions-nous tout à l’heure. Un semi-foncé court discrètement sur son ventre au centre du tableau que les doigts de sa main gauche aimeraient peut-être explorer. La jambe repliée donne en bas du tableau la vision de son sexe d’enfant dans une zone plus foncée que la lumière indirecte valorise. Cet éclairage semble venir d’en haut, le pubis restant plus éclairé. L’entre-cuisse est presque aussi sombre que le visage de la vieille. Le mystère du féminin est assurément bien gardé. Est-il indiqué, de façon symbolique classique, par la carafe vide au bas arrondi et au long col droit érigé, posé sur une tablette à côté du flanc de la jeune fille… en zone fort éclairée ? Comme l’écrit mon ami Serge Lesourd, le vide phallique est nécessaire à l’émergence du féminin… La transparence du verre l’atteste, l’annonce, mais ne représente pas ce qui se crée du pubertaire. L’historien, Émile Mâle, écrivait à propos de l’église gothique Saint-Didier à Avignon un propos qui n’aurait pas déplu à Balthus : « L’ambiance est religieuse par les demi-lumières ». Dans d’autres tableaux que celui de Georgette, un éclairage se glisse entre les cuisses écartées de jeunes filles semi-étendues et dessine le tracé d’ombre discret du sexe linéaire mystérieux, fabriqué, d’une érotique s’ébauchant. Dans Jeune fille à sa toilette (1949-51) et dans La Chambre (1952-54) une ombre légère fait ainsi remarquer les seins et le sexe. Oui, la lumière douce désigne, non seulement de façon positive, mais en négatif, car elle permet les finesses du dessin et donc de l’adolescence et cela de façon bien différente des « trous noirs ». On aurait tort de penser la lumière seulement en terme de graduation, qui donnerait à signifier plus ou moins en allant du clair au sombre. En jeu est tout un travail du négatif. Rapprochons cette réflexion du contre-jour. Une jeune fille regarde par la fenêtre. Son observateur est derrière elle. Leur co-spectacle ouvre 69

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sur la campagne dans les deux Jeune fille à la fenêtre (1955 et 1957). Frédérique (ce n’est pas un hasard), la nièce modèle du peintre, ici habillée, cherche et découvre le paysage ensoleillé d’hiver de Chassy qui occupe la plus large partie du tableau. Elle est calme, subjectalisée de façon suffisamment bonne ; le peintre a retrouvé depuis qu’il a quitté Paris une certaine tranquillité. Chacun peut regarder le monde. Quelle différence avec la dramatique Fenêtre (1933) : dehors maisons et nuages plus ou moins ombrageux, la jeune modèle Elsa Enriquez est dans un plein effroi que Balthus avait délibérément provoqué en faisant mine d’arracher férocement sa blouse (le sein gauche est d’ailleurs à découvert) ; elle est assise en déséquilibre sur le rebord, face à son peintre en grande partie à contre-jour ; va-t-elle se jeter en arrière… c’est l’année de La Leçon de guitare. Époque au cours de laquelle il aimait « oser » disait-on représenter, ses violences abusantes sur les jeunes filles209. Oui, quel contraste entre ce face-à-face violent du modèle et du peintre et les séquences co-subjectales où se tournant le dos, ils regardent tous deux la campagne, la ferme, la terre, le monde ! 3). Parlons maintenant de trajectoires de lumière, dirigeant implicitement le regard du spectateur (dont celui du peintre) vers les points de désir… « objet a » dirait J. Lacan. Je pense immanquablement au Caravage. Lorsque la source lumineuse est obliquement dirigée vers la scène adolescente afin d’en illustrer des lieux privilégiés, le peintre la règle, la modère, fait usage d’une belle volonté de pouvoir pour désigner les liens tissés par la sublimation. La lumière vient du dehors, latéralement parfois. Elle désigne, elle «  reflète  » dit Balthus, ou de façon synonyme représente. Comme toujours, exemplaire est La Chambre (1952-1954). Dans cette scène, la lumière va de la fenêtre au ventre de la jeune fille ; son trait est réglé par le gnome à contre-jour ouvrant le rideau. Le regard de la fenêtre provoque alors le regard de ce corps nu qui surprend l’œil du spectateur qui le reçoit et l’incite à imaginer. Je compare ce tableau au Lever (1955) de la même époque envoyant un message centré sur le féminin : s’éveillant, l’adolescente nue se dresse d’un lit, s’étire, jambes écartées, tête renversée en arrière s’offrant de face au soleil, sexe esquissé, en pleine lumière. Le corps d’un beige clair irradie de la lumière et à moindre titre le rideau de même couleur, moins claire derrière lui. Dans L’amour victorieux du Caravage qui aurait servi de modèle à Balthus selon John Russel (à la Tate Gallery en 1968), la lumière est de même focale venant d’en haut latéralement  ; le jeune 209.   Cf. chap. I.

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homme y est nu également en pleine clarté, et dans une pose semblable sur fond très noir. Jeux de lumière encore chez les deux chats que j’ai évoqués précédemment. L’un à contre-jour par rapport à la fenêtre menace dans le noir, en regardant le gnome dans la fameuse Chambre (1952-1954) ; l’autre dans le tableau de structure semblable La Semaine des quatre jeudis (1948-1949), est doucement couché sur le dos derrière le fauteuil de la jeune fille, dans une lumière radiante comme elle ; une caresse tendre est survenue ou va survenir. Les jeux d’éclairage de Thérèse 210 sont régulièrement interprétés comme emblématiques du sérieux sombre et de l’indécence éclairée. Son acrobatie amusante sur une banquette, symbolique incarnée de son originalité juvénile, est éclairée par l’angle gauche supérieur, délimitant deux champs de chair, lieux du désir : le visage de profil avec son petit col blanc infantile et coquin et les jambes dites en positions indécentes ; ils sont séparés par une pudique tenue écossaise foncée. La Patience (1943) est un tableau d’apparence paisible où une jeune fille penchée sur une table regarde les cartes. L’éclairage porte sur son dos. Le jeu, le visage, la partie basse antérieure du corps sont dans la pénombre. La bougie sur la table est éteinte. Paix menacée se demande le spectateur, par une solitude déprimante ? Parlons de la morosité signifiée par les zones d’ombres, reflétant la grande crainte de l’adolescence de l’extinction de désir. « La fenêtre c’est comme un œil… s’il n’y a pas de fenêtre, on ne voit rien  »211 affirmait d’évidence Balthus, validant la lumière naturelle, véritable regard porté vers l’intérieur. Le tableau n’est-il pas d’ailleurs lui-même une fenêtre par laquelle le peintre marque son entrée dans l’intimité de la maison ? Cette affirmation ne saurait dénier les autres sources lumineuses : bougies, lampes à huile. Je pense dans Les Beaux Jours (1944-1948) à ce contraste bien intéressant. À la partie gauche du tableau, l’éclairage vient d’une fenêtre ; la jeune fille se regardant dans le miroir est couchée de gauche à droite sur un canapé, la fenêtre est derrière elle ; elle est à contre-jour, mais son visage est éclairé par un reflet du miroir dans lequel elle guette la mue en cours de son corps manifestement préoccupante et idéalisée. Le bas du corps (le pubertaire est-il là ?) l’entrejambe est dans une demi-ombre ; les flammes de la cheminée à droite du tableau attisées par un homme n’éclairent pas : l’homme ne 210.   Cf. P. 3, Introduction. 211.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 97.

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regarde pas la jeune fille. Ces lumières qui n’éclairent pas, veulent-elles dénier l’éclairage du désir ? Ou plutôt soulignent-elles que le pubertaire pour se signifier a exclusivement besoin de la présence de l’Autre (infantile) en tant que tiers, c’est-à-dire n’étant pas celle d’un partenaire désirant ? L’adolescence est investie, mais la violence possessive de l’homme n’y est pour rien (y compris bien entendu celle du peintre lui-même). La lumière « qui irradie » (celle que Balthus aurait aimée) reflète le mystérieux plaisir de vie, en trajectoire. Elle se charge d’une emprise dangereuse (de mort  ?). Ce commentaire permet de confirmer mon hypothèse première avec une réserve  : la lumière «  frisante  » comme sur les champs du Morvan et les semi-obscures, et les couleurs douces, éclairent électivement là où s’origine, se symbolise l’adolescence. Dans la plupart des tableaux du maître (pourtant orgueilleux et autoritaire), la pulsion d’emprise, (nous y reviendrons souvent en contradiction avec bien des commentateurs), est modérée de «  façon suffisamment bonne », voire absente. La symbolisation ne serait pas aussi efficiente lorsqu’elle véhicule de l’emprise en excès. Si la lumière se centre sur le sexe d’une petite dormeuse, c’est dans l’objectif de signifier la subjectalisation en cours adolescente sans pour autant que le pouvoir de l’autre (infantile) s’impose ; elle est simplement là avec son mystère dans « une lumière qui rayonne et irradie ». A contrario chez Alice (1933), jeune femme, dressée enveloppée de clarté et guère de vêtement, le sexe est au centre de la composition, attirant le regard par sa noirceur perçante. « C’est une femme complète qui a perdu son mystère »212 et donc incite aux jeux de pouvoir. Tout éclairage pubertaire comporte bien un risque. L’accès à l’intime ordinairement voilé peut donner de l’effroi même dans un quotidien. Le désir de Balthus « d’une lumière irradiante qui enveloppe » ne l’empêche pas de peindre une lumière qui perce. Éclairer c’est révèler du secret, ce ne peut être que menacer aussi. La mise à découvert est un risque ; l’investissement de l’éphémarité est dangereux. Si le regard de l’autre est une nécessité pour l’identification, la lumière serait un hasard pas toujours conciliant. Balthus est implicitement sensible à l’ordalisme, ordinaire de la position adolescente ; se subjectiver ou rester dans l’infantile, se montrer ou se pelotonner, original ou banal, pas de compromis véritable, mais un état conflictuel ou mieux d’incertitude. Pour rester créatif il faut quasi parier… sur le choix de Dieu : peindre est bien une affaire « sacrée » comme Balthus cherche à nous en convaincre. 212.   Citation de Balthus travaillée dans l’introduction du chap. III.

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chapitre 3 La jeune fille « Je vois l’adolescente comme un symbole. Je ne pourrais peindre une femme. La beauté de l’adolescence est plus intéressante. L’adolescence incarne l’avenir, l’être avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. Une femme a déjà trouvé sa place dans le monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a disparu »213. Retenons ce refusement à peindre la femme complète et d’une beauté parfaite, adulte, telle que ses apparences socio-culturelles la présente avec une destination naturelle ou telle que les classiques des peintres « idéalisent le corps féminin » ou telle produite par la consommation masculine. L’infante du tableau n’est pas encore une femme, elle le devient. Cette advenance, situation de haute « mysticité », Balthus la rapproche régulièrement de l’audacieuse misère humaine devant Dieu. Elle symbolise les origines de la femme, elle en est le simulacre. Il y a de la « relation d’inconnu » dans ce qui advient. « Je veux devenir. Qu’est-ce que je deviens ? ». L’incomplétude subjectale rend nécessaire, je dirai naturel, le face à face avec le miroir et au regard des autres. « Qu’est-ce qui me manque, encore  ?  » La scène adolescente ne répond pas à cette question, elle la pose face à l’emprise de la masculinité, de la virilité. La plupart de mes collègues parlent de «  conquête du féminin  » ou «  d’appropriation du féminin ». Citons au passage cette approche de l’adolescence : « Processus de différenciation permettant, à partir de l’exigence interne d’une pensée propre, l’appropriation du corps sexué, l’utilisation de ses capacités créatrices, et de l’aptitude à se représenter comme activité représentative, à s’auto-dédoubler en quelque sorte, y compris au niveau de l’action, aptitude allant de pair avec le désengagement, la désaliénation du pouvoir de l’autre ou de sa jouissance et, par là même, avec la transformation du Surmoi et la constitution de l’Idéal-du-Moi »214. La différence entre « la plus intéressante beauté des adolescentes » et « la beauté parfaite » de la femme est à reprendre en termes esthétiques 213.  «  Entretiens avec Richard Géze  » in Collectif, (2008), Balthus, Portraits privés, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, p. 68. 214.   R. Cahn, (1998), L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris, PUF.

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de Dionysos et d’Apollon. La dimension dionysiaque reflète l’incomplétude, l’imperfection, l’incertitude, l’inquiétude, également la transe érotique, le désordre, la démesure, la diversification des métamorphoses, la joie de vivre, les liens de la créativité. Je pense aux tableaux La Chambre (1952-1954) et surtout à la série des sept Semaine des quatre jeudis (1948) avec leurs études, précédées des Nus au chat (1948) au sein desquels Balthus privilégie une jeune fille en excès de nonchalance narcissique et pulsionnelle nue ou enveloppée d’un peignoir, offerte à la lumière de la fenêtre devant laquelle un personnage debout calme par contraste est debout occupé par la lumière et la rue. Opposons l’esthétique d’Apollon, dieu de la mesure, de l’harmonie, de la belle apparence, régulant et calmant les instincts. Ainsi apolliniennes seraient bien des représentations de Frédérique à Chassy qui à seize ans rejoignant le peintre, dans sa solitude en Bourgogne dans les années cinquante, lui apporte l’équilibre, l’embellie, sa « religiosité d’ange » ; exemplaires sont ses Portraits (1954-1955), sa silhouette à contre-jour à La Fenêtre (1955) devant les paysages paisiblement géométriques du Morvan, certains nus tels La Cheminée (1954), Jeune fille aux bras croisés (1955), Jeune fille à la chemise blanche (1955), Jeune fille assoupie (1955) dans une remarquable harmonie de dessin et de couleur. Y.  Bonnefoy lui attribue une « haute et pure présence… où enfance et maturité se réconcilient dans le repos…  »215. Bref deux philosophies contradictoires  : sublimation et emprise, disions-nous ? Dionysos argumenterait l’adolescence en conflictualité, en tension, en déséquilibre comme Thérèse sur la banquette ou Jeune fille à la fenêtre. Apollon plaide pour l’érotique féminine installée, la Vénus des anciens ou une adolescence tranquille, autonomisant sa réalité psychique de «  jeune femme presque complète ». Philippe Sollers prétend que nous entrons avec les années 80 dans l’ère de Dionysos ; Balthus serait bien, sous cet angle, un peintre moderne profitant comme le dit P.-J. Jouve216 « de l’anarchie esthétique du XXe siècle pour s’installer en toute liberté ». Au lieu de situer cette distinction à propos des personnages, il est plus intéressant d’en faire le qualificatif de la scène adolescente complète animée dans l’excès ou le conflit ou/et tranquille. Retrouvons ce même débat autrement, en approfondissant encore la théorie des lignes de forces entremêlées de l’infantile et du pubertaire217. 215.   Y. Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, op. cit., pp. 49-74. 216.   J. Clair (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 217.   Cf. cette distinction in P. 1, chap. IV, et P. 2, chap. I.

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Selon Jean Starobinski la peinture balthusienne montre « le désir épars de préserver le souvenir du temps où rien n’était séparé »218. Balthus en résume le melting pot, comme il est friand de le faire par un paradoxe : « L’innocence est transparente sur l’obscurité d’un mystère »219. L’innocence de l’adolescence est un qualificatif du mystère de l’advenance féminine. Si la jeune fille est incomplète, je considère que la scène adolescente comprend toutes les lignes de force agisssant au sein de la femme complète. Nous savons que cette innocence est le temps historique où la confusion des langues (S.  Ferenczi)220 est venue dans la chair et l’âme de « l’encore enfant », toujours innocent, devenant pubère. Le langage pubertaire fait effraction dans sa sexualité infantile. Si « le concept de beau a ses racines sur le terrain de l’excitation sexuelle et désigne à l’origine ce qui est sexuellement stimulant »221, de quelle sexualité s’agit-il ? L’attrait du corps des jeunes filles, disons le charme qui ferait naître le désir poétique serait « l’entre deux sexes » de ce corps : non pas comme il est classique de le dire la bisexualité psychique qui précéderait l’ancrage dans un sexe masculin ou féminin, mais les confusions en cours entre sexe infantile et pubertaire. Le corps adolescent serait beau (même si pour beaucoup d’adolescents c’est de tout l’inverse qu’il s’agit) dans la mesure où s’y trouvent en train de se conjoindre la sexualité infantile et la sexualité génitale. Ce qui serait beau, voire sublime, serait justement ce lieu de la confusion des langues. Ce que Balthus peint d’ambigu (en fin psychologue qu’il ne veut pas être), les moralistes en brandissent la séparation condamnant l’amoralité adolescente « naturelle ». Une jeune fille s’interrogeant sur l’évolution qui l’emporte peut-elle révéler déjà ce qui est en jeu  ? Elle montre un changement. Balthus la peint rêveuse qui ne dit pas ce qui se passe au fond d’elle-même. Son corps figuré suggère et ne sait pas ce qu’elle montre un peu de la femme. Elle est surprise de donner à voir la transformation inconnue qui l’anime. Solitaire elle ne montrerait que presque rien. Ange innocent, elle est susceptible, grâce à l’œil des autres dans le tableau et hors tableau, de révéler son changement. Le niveau de ce propos est celui de la séduction non pas en son sens extérieur banal (encore bien sûr qu’il joue), mais comme détournement du visible au bénéfice de l’invisible, comme témoignage de sa manière singulière de vivre le changement. 218.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 38. 219.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 40. 220.   S.  Ferenczi, (1933), Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1933, Paris, Payot, 1982. 221.   S. Freud, (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit.,

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« C’est la lente transformation de l’état de l’ange à celui de jeune fille qui me préoccupe, pouvoir saisir cet instant de ce que je pourrais appeler un passage »222. Cette citation d’un Balthus penché sur ce qui motiva toute sa vie d’atelier est précédée, dans la même page, de sa classique colère contre « les interprétations stupides qui prétendent que mes jeunes filles proviennent d’une imagination érotique  »223. De fait, m’argumentant de cette pensée associative, je pense «  stupidement  » que seule une motivation érotique peut ainsi le harceler à représenter « l’autre côté du miroir » comme Lewis Carroll, « le paradis des splendeurs disparues » qu’il cite quelques lignes plus haut en se remémorant avec nostalgie la difficulté passionnante du suivi minutieux du corps nu émergeant par le fusain et le pinceau…, le corps de l’ange. Revenons encore sur le concept de « passage » qui assure la distinction et l’approche de la féminité infantile et du féminin pubertaire224 : la féminité est régie par la théorie phallique infantile selon laquelle le couple masculin-féminin est synonyme de phallique-castré, également actif-passif. Elle est de l’ordre du dehors de ce qui se voit et se montre. Le féminin pubertaire se manifeste quelque peu déjà dans le visible : changement de couleur de la peau, naissance des seins, de la pilosité… Elle est d’abord de l’ordre du dedans corporel, de l’intérieur du ventre, du caché et de la problématique des orifices sexuels. Cette sexualité, seconde dans l’histoire, est naissante et par une juste interrogation rétrospective, évoque, associe celle de ses origines précisément maternelles. Elle se dévoile mettant à la question les compromis infantiles de la féminité reposant sur « le tout phallique ». Quelle est l’évolution ? La petite fille était dans l’infantile argumenté sur le modèle de l’emprise narcissique phallique, notamment du pouvoir de la virilité (celle du père, celle de l’homme). La grande fille est sollicitée par son corps en termes de complémentarité des sexes, de participation des personnes. Une nouvelle identité féminine pubertaire se crée, nous cherchons ce que Balthus, passionné par cette problématique nous enseigne. Balthus est érotiquement inspiré par son rôle de messager entre le phallique et la mise en questionnement (pubertaire) que constitue la découverte renouvelée du féminin. Dans quelle mesure cette mission s’inspire de l’homme qu’il est, de son narcissisme viril comme préjugé phallique 222.   A.  Vircondelet, (2001), Mémoires de Balthus, op. cit., p.  84. Je souligne le mot passage. 223.   Ibid. 224.  Les références bibliographiques sont nombreuses dans la revue Adolescence  : Féminité (1983, T.  1, n° 2)  ; Féminité (1984, T.  2, n° 2)  ; Masculin-Féminin (2007, T. 25, n° 2). Cf. M. Cournut-Janin, (1998), Féminin et féminité, Paris, PUF.

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dans un siècle où, malgré les essais de démocratie, le pouvoir masculin reste dominant dans tous les domaines225 : « privilège et piège » disait P. Bourdieu. Je vais travailler les postures de la jeune fille et les spécificités féminines de son corps. L’objectif est d’y mettre en évidence la paradoxalité inhérente entre les significations représentées de la féminité infantile et du féminin pubertaire telles qu’elles se joignent pour créer la femme. 1). En préalable un mot sur la question si classique de la nudité en peinture. Balthus dans une lettre à sa future épouse Antoinette de Watteville (18 janvier 1934) écrit : « Quant au nu […] je ne crois pas qu’il soit obscène. Je crois que l’atmosphère grave et sévère qui s’en dégage fait que même une jeune fille peut le regarder sans rougir ». Le nu a dominé la peinture au cours de nos périodes artistiques glorieuses depuis les sculpteurs grecs du Ve siècle, même si Kenneth Clark est conscient que peu d’études d’ensemble lui ont été consacrées avant la sienne, magistrale d’ailleurs226. Le nu, symbole d’un universel, est une forme d’esthétique pas si classique concernant la jeune fille. La thèse de Philippe Perrot montre le paradoxe entre l’apparence que les regards dévorent et l’essentiel qui veut se voir et ne se voit guère (l’invisible). Si « le corps ne ment pas », il n’en révèle pas moins une énigme à déchiffrer227. L’apparence « à fleur de peau », « l’expression parlante des surfaces »228 serait la langue la plus expressive de toutes, la plus « naturelle de l’esprit et du cœur », « sémaphore »229 malgré elle, « révélant une intériorité qui effleure […] qui éclaire toute la personne comme si le corps même pensait »230. Le nu dévoilerait pour l’artiste qui tente de le représenter, des processus psychiques plus ou moins inconscients ? Le nu visible de la jeune fille, au milieu de ses autres habillés… (sauf les chats), pourrait être une méthode du même modèle que le discours lorsqu’il tend à fonctionner telle la pensée comme sans but freudienne ? Les images, suivant les inflexions du 225.   Je renvoie à cette publication récente en trois tomes. A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello, (éd.), (2011), Histoire de la virilité, t. 1, 2, 3, Paris, Le Seuil. G. Vigarello, (2011). L’invention de la virilité. De l’antiquité aux lumières, t. 1., in A.  Corbin, J.-J.  Courtine, G.  Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, Paris, Le Seuil. A.  Corbin, (2011), Le triomphe de la virilité, Le XIXe siècle, in A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, T. 2., Paris, Le Seuil. J.-J. Courtine, (2011), La virilité en crise ? Le XXe-XXIe siècle, in A. Corbin, J.-J. Courtine, G. Vigarello (éd.), Histoire de la virilité, T. 3, Paris, Le Seuil. 226.   K. Clark, (1969), Le nu. t. I et II, Paris, Hachette. 227.   Ph. Perrot, (1984), Le corps féminin, Le travail des apparences XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Le Seuil, pp. 92-93. 228.   Ibid., p. 96. 229.   Ibid., p. 160. 230.   Ibid., p. 152.

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crayon et des pinceaux, s’autoriseraient le cours d’une nudité naturelle, de la même façon que les mots lorsque la situation permet une liberté associative (réelle amitié, écoute du psychanalyste). Je ne dis pas là une généralité concernant le nu, mais concernant le nu « naturel » tel qu’il était prôné depuis les impressionnistes et certains précurseurs (Courbet). Il y aurait ainsi du comparable entre la séance de pose et celle de la thérapie à condition de la neutralité bienveillante du Regardant ou Écoutant. Mise à nu en figures pour le peintre, en paroles pour le psychanalyste, masquant en les extériorisant les énigmes de l’adolescence inconsciente ? Le nu est provocant au sens où il incite à imaginer. L’œil est attiré par ce qu’il ne peut voir et l’oreille par ce qu’elle ne peut entendre. Je m’interroge au passage comment ces jeunes modèles purent ainsi seules avec le peintre ou accompagnées d’un parent (sœur, mère) se déshabiller, plus rarement se laisser surprendre. Plaisir de s’exhiber et angoisse pudique ? Quoi qu’il en soit quelle confiance dans « l’ambiance sacrée de l’atelier » ! J’en rapproche le jeune berger nu bien indécent du Caravage titré au Musée du Capitole (Rome) Saint Jean-Baptiste ou Jésus comme fils d’Abraham. Cela me fait penser également aux acteurs mineurs qui jouant, en 1967, la pièce La Ville dont le Prince est un enfant d’Henry de Montherlant, pleuraient sur la scène et repartaient au lycée le lendemain matin comme si rien ne s’était passé. Le vêtement est un facteur doublement révélateur du sexuel féminin par ses caractéristiques (jupes, socquettes, etc.) et par ses contrastes avec les parties nues du corps. Dans cette optique il pourrait symboliser « ce sur quoi il n’est pas associé » la limite du refusement de l’association d’images : ainsi les jeux des jupes permettent à l’ouverture des jambes de se faire ou de se supposer ; ceux des corsages par rapport aux seins ; ainsi la serviette de bain jetée plus ou moins princièrement sur l’épaule nue. Le vêtement ouvrirait ici le débat sur l’impudicité de ces pudeurs provocatrices ? Je dirai plutôt sur « le plus à imaginer » de ces lieux d’imaginaire masqués. Bien des jeunes filles nues ou habillées portent des souliers plats (pantoufles ou ballerines), des bas et chaussettes courtes ou montantes jusqu’au creux poplité : enveloppe d’enfant ou bas de courtisane ? Chaque commentateur y va de sa perplexité, se tournant ensuite pour remarquer l’habileté de Balthus à créer de la perplexité et lors d’un dialogue à la nier, au bénéfice de son respect de l’innocence. Pourquoi ne pas le croire ? Y a-t-il meilleur acteur pour jouer un texte dont le thème est la théâtralité incertaine de l’adolescence ; ambigu lui-même, il a bien choisi son champ de signification. Ce qui n’empêche évidemment pas de penser que bien des courtisanes cherchent à séduire en mimant la gamine. 78

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2). Du conflit inhérent entre infantile et génitalité résultent les postures des jeunes filles. Postures de « rêveuses », bien sûr. Une caractéristique de la métaphore adolescente est la naissance de l’activité. La sexualité infantile est par définition passive, non pas au sens comportemental (comme chacun l’entend spontanément) mais « au sens où elle est dans l’inadéquation à symboliser ce qui survient de nous par rapport à l’autre »231. L’activité se produisant, « en nous et hors de nous, quelque chose se fait dont nous sommes la cause adéquate »232. Le pubertaire comme activité causaliste, nous disons aussi provoquante. L’activation est psychique, essai d’échapper à la passivation infantile, effet du corps pubère et peut être naissance d’une passivation nouvelle à ce corps (ainsi sont réfléchies en clinique les attaques du corps comme attaques de la cause pubertaire même). Elle tend à rendre visible le courant pulsionnel du féminin, courant qui n’est pas issu des figures parentales de l’enfance, mais qui vient de façon « naturelle » du corps pubertaire. La jeune fille de Balthus est singulièrement indépendante occupée par le courant qu’elle ressent en elle. Il est possible pour elle de se laisser bercer doucement emportée par le courant, c’est le cas de nos rêveuses, ailleurs de s’activer corporellement. J’aime l’image de nager avec vélocité dans le sens du fleuve, c’est le symbole des adolescentes en action. Dans les scènes de Balthus, la résistance (au courant) semble venir plutôt du dehors, de plus d’un autre233 ; elles ne nagent pas à « contre-courant » mais rencontrent des obstacles qui les dérivent ou/et les arrêtent, les échouent sur le rivage… avatars de leur subjectalisation. Si ces jeunes filles donnent toutes, quelles que soient leurs positions, l’impression de cette activation, il est intéressant néanmoins de différencier les jeunes couchées avec ou sans problème et celles dressées dont le fonctionnement vise à provoquer des problèmes à leur entourage. Certains analystes poseraient à juste titre la problématique de l’hystérie vierge passivée devant le pénis et s’érigeant par identification à ce dernier. Mon objectif désigne les risques en jeu de la subjectivation lorsque les organisations de la deuxième topique (entre les instances du Moi de ses idéaux et le surmoi) se trouvent dans la nécessité de se modifier, voire de se transformer par le fait de la métamorphose du « Ça ». Nous travaillons comme Balthus, « le passage ». Comment l’adolescente réagit à la métamorphose par laquelle elle est emportée ? Comment s’active-t-elle (se 231.   J. Laplanche (1992), La révolution copernicienne inachevée, op. cit., p. 263. 232.   Ibid., p. 263. 233.   Chapitre IV.

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subjectalise-t-elle) lors de cette passivation nouvelle par le corporel (et non plus le phallique parental). A) « Leurs poses lascives et voluptueuses sont des « positions d’abandon propres à l’enfant »234… qui évoquent plutôt l’éveil des premiers désirs »235, (« les gens… y projettent leurs propres fantasmes »)236 Je dis : abandon de l’enfance et entrée en pubertaire. L’activation psychique se fait dans le secret de leur intimité sans avoir besoin de s’imposer aux autres. Lorsqu’elles rêvent (Rêve I et II, La Pomme d’or) ont-elles besoin que l’on se penche sur elle, attendrie ou intéressée ; s’empresse-t-on de les réveiller ou de guetter leur éveil ? Leur pubertaire s’offre par nécessité au regard des autres (quels autres ?). « La jolie dormeuse oui, comme femme elle est jolie, comme petite œuvre d’art elle est sublime ! Mon Dieu, comme elle dort, c’est une traduction de toutes ces formes en sommeil, comme elle pèse, et pourtant au dernier moment les deux mains qu’elle a mises sous sa jolie tête de pêche assoupie, reçoivent et supportent tout son poids transfiguré de dormeuse absente »237. Là c’est R.M. Rilke qui parle d’une œuvre, non pas de Balthus mais de Baladine sa mère. Citons quelques belles endormies238 tranquilles et surprises : Le Lever (1975-1978), Le Chat au miroir I (1977-1980). Impudiques, les jambes écartées, montrant au spectateur une petite culotte ou leur sexe à découvert, pour quelques autres le corsage ouvert jouant avec un phalène, la plupart sont fort à l’aise, aimant lits et fauteuils, jouissant de leur sensualité neuve sans craindre un surmoi infantile interne et externe (regard de l’autre). « L’effraction du féminin » n’a rien d’une conquête, elle est ce que Balthus aime qu’elle soit : « naturelle ». Les autres, plus rares, étalées telles que le clinicien les rencontre en pathologie présentent la marque imprimée par une passivation infantile persistante, la castration phallique. Leurs « poses ne sont ni lascives ni voluptueuses » mais douloureuses, moroses parfois masochistes sous un regard. Victime (1939-1946) de qui  ? D’elle-même  ? De quels autres  ? D’un événement, d’une ambiance  ? Marie Bonaparte parlait d’une «  position concave d’attente  », «  en creux  » visant à attirer l’objet du complexe

234.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 25. 235.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 26. 236.   Ibid. 237.   R. M. Rilke, Lettres françaises à Merline, Paris, Le Seuil, 1950, lettre XIII, p. 40. 238.   Allusion au titre du roman de Y.  Kawabata, (1960), Les belles endormies, Paris, Albin Michel, 1970.

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de virilité.  Est-ce « le côté Barbe-Bleue du peintre », évoqué par Albert Camus ?239 C’est le cas de la jeune fille éclairée de La Chambre (19521954) et dont la position alanguie est interprétée en terme de castration et de viol lorsque celles semblables de La Semaine des quatre jeudis (1949) sont perçues allègrement amollies. Bref la passivation est encore là, mais elle changerait de maître, l’autre phallique de l’infantile ou le corps génital : féminité ou/et féminin ? Balthus signifie ainsi cette interrogation existentielle de l’adolescente. B) D’autres adolescentes s’affirment dressées, debout en pleine autorité sensuelle, auteurs d’elle-même, en action ; détermination qui étonne, qui inspire la curiosité. Ces jeunes filles affirment-elles leur féminin, fières de son advenance ressentie, face au porte-parole de l’infantile… et au miroir ou sont-elles dressées dans une identification phallique défensive à l’endroit de leur féminité [castrée] ? Redisons-le, cette perplexité est un trait juste de l’adolescence, un saisissement. L’expérience du psychanalyste que je suis montre que « la femme complète », aujourd’hui encore, est bien souvent une femme passivée par le roc de la phallicité, telle que Freud l’avait pensée. L’insight adolescent se serait quelque peu éteint. À titre d’exemple les grands nus de face immobilisés devant Balthus, dressés devant le spectateur : je pense à la série des toilettes c’est-à-dire l’art de se faire des miasmes infantiles au bénéfice de « l’innocence » : La Chambre (1947-1948), Jeune fille à la toilette (1948), La Toilette de Georgette (1948-1949), Étude pour la baigneuse (1949), Jeune fille à la toilette (1950), Jeune fille à la toilette (1952-1960), Nu avec chaise (1957), La Toilette (1957), La Toilette (1958), Jeune fille au chat bleu (1958). «  Les yeux d’enfants c’est le plus beau regard qu’un peintre puisse voir… toujours frais, neuf, étonnant, magnifique…  »240. Je ne suis pas convaincu que cette beauté soit reflétée dans les tableaux. Elles ne regardent guère, elles baissent plutôt les yeux sur elles-mêmes plus ou moins perdues dans leurs rêveries, affirmant leur métamorphose, à la différence du regard direct franc du portrait de Laurence Bataille (1949), son amante sortie de l’adolescence. Deux nus de Frédérique, très portraitisés, nous regardent. Également le Nu à la chaise (1957) qualifié d’orgueilleusement provoquant, Le Drap bleu (1958) plutôt doux. Les nus de profil debout regardent leur activité. La Sortie de bain (1957) ; La Toilette et Nu au tabouret (1958). Certaines poses inconfortables 239.   Cité par J. Clair (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 254. 240.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 40.

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symbolisent la classique éphémérité acrobatique de l’adolescence, dont Thérèse au tabouret (1939) est le prototype. 3) Observons maintenant les organes corporels suggérant le féminin. Ils forment une sémiologie de surface. Le haut du corps est engagé dans le pubertaire, le bas de l’anatomie féminine est encore dans l’enfance. La poitrine est chez Balthus le signe extérieur constant advenant de la puberté, sans pour autant que finisse l’enfance. Le peintre est très sensible à cette icône des origines. Elle commence à naître, voire se trouve déjà forte de face ou de profil. Selon mon expérience pédiatrique, le développement mammaire apparaît parfois un à trois ans avant les premières règles qui seules affirmeraient, pour la médecine, la puberté [la petite fille serait «  alors formée  »]. Je ne pense pas définir ainsi le pubertaire : l’érotique de la poitrine est nouvelle et marque l’entrée première en métamorphose : manifestation somatique visible, elle signifie qu’en bien d’autres lieux du corps, et dans le ressenti global, l’érotique sensorielle change. Par cet organe, la petite fille entre dans une visibilité sexuée positive déclenchant le voir des autres. Organe maternel par excellence, il devient maintenant son attribut sexuel. La relation intergénérationnelle se modifie. Il symbolise mieux que tout autre le passage de l’infantile au pubertaire. Par la présence de la poitrine, la petite fille affirme ou/et refuse, révèle ou/et masque, son évolution de jeune fille. Les tableaux de Balthus peignent ces diverses attitudes, y compris leur ambivalence. Si l’on pense que le sexe, et lui seul, suscite le sentiment de la beauté selon l’opinion freudienne, que penser du sexe de ces adolescentes à « l’impudeur osée » ? Il est un sexe d’enfant. Que veut dire ce refusement de signifier un sexe non seulement de femme, mais de jeune fille se transformant par la puberté se rapprochant de « sa complétude ». Dans quelle mesure un trait de l’esthétique de Balthus consiste-t-il à éviter le sexe féminin ? Nous savons, bien entendu, qu’une telle discrétion est affaire recommandée en peinture classique… tant chez les anciens que chez Poussin, Ingres ou Delacroix. Depuis les années 50, le sexe est exposé de face pour un modèle couché ou semi-assis sur un fauteuil, immobile ou non, les jambes à dessein écartées. À titre d’exemple les deux Levers en 1955 et 1974 ; les nombreux dessins et peintures des deux sœurs que sont Katia (de 1967 à 1972) et Michelina (de 1972 à 1978) à la Villa Médicis. Ces modèles posèrent assez longtemps pour que Balthus puisse constater l’évolution de leur anatomie. Nous avons par ailleurs décrit le sexe seulement évocable dans la série des grands nus de face (en prenant l’exemple de 82

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Georgette)241. Dans les profils, le sexe n’est pas représenté, il est suggéré comme visible par « plus d’un autre ». Le meilleur exemple sur lequel je reviendrai242 est le dessin Sans titre de 1963 dont l’organisation picturale est quasi celle du tableau de Courbet L’Origine du monde (1866). Même angle de vue permettant de figurer le sexe en face sous forme d’une ligne fine semi-verticale sans pilosité allant «  jusqu’au pli rectal sans tenir compte des particularités du corps féminin  »243 (comme G.  Courbet d’ailleurs). L’ensemble du corps avec les cuisses assez verticales évoque une souplesse nonchalante et non l’affirmation étalée frontale exposée par un sexe «  complet  ». Les mains de l’adolescente sont croisées sur le ventre de façon tranquille. La courbe et les ombres du fusain dessinent un simple trait discret ou une barre verticale plus marquée sans recherche réaliste concernant les lèvres. Il prolonge le bas de l’abdomen commençant à peine son inclinaison entre les cuisses ; « son » abaissement ne s’est pas encore physiologiquement produit, comme c’est le cas chez la femme. Nous sommes à la limite du langage pictural, je veux dire que la couleur dans ce tracé, le jeu d’ombre et de lumière représentant le sexe, n’est guère engagé ; tout se passe, si l’on en croit l’affirmation de Balthus identifiant couleur et érotisme, comme si l’érotisme y était peu impliqué. « Si tu veux voir à tout prix, il n’y a rien à voir et d’une certaine façon rien à dire »244. Il en est de même concernant la suppression de la pilosité. Que le lecteur me permette d’associer avec une nouvelle de Nabokov245, ce que, sans doute Balthus n’aurait pas aimé. Un homme est amoureux de la jeune Amandine, belle et volage. Afin de le faire attendre dans leur maison suisse et pendant qu’elle-même se rend la plus belle possible, la mère d’Amandine installe notre héros dans le salon devant quatre albums de photos concernant Amandine petite fille, « variations sur le thème d’une seule vierge ». Elle est photographiée le plus souvent nue c’est-à-dire « dans diverses petites tenues innocentes » comme «  nymphette de dix ans  »246 dans son bain pressant un jouet de caoutchouc en forme de trompe sur son ventre luisant ou debout attendant que l’on savonne ses petites fesses creusées de fossettes. 241.   Chap. II. 242.   P. III, chapitre IV. 243.   J. Clair (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 388. 244.   G.  Bonnet, (2003), Défi à la pudeur. Quand la pornographie devient initiation sexuelle des jeunes, Paris, Albin Michel. 245.   V. Nabokov, (1972), La transparence des choses, Paris, Fayard, 1979. 246.   Ibid., pp. 85-86.

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Le terme de «  découverte de la douceur impubère  […] dont la ligne médiane se distingue à peine d’un brin d’herbe »247 lui est fournie par une photographie « où assise sans aucun voile sur une pelouse, l’enfant peignait ses cheveux… tout en écartant largement dans une fausse perspective ses jambes ravissantes de géantes ». Dans quelle mesure la mère voulait, au bénéfice de sa vie de femme, détourner cet homme de son amour pour sa fille qui n’était encore qu’une mignonne petite vierge au sexe castré ? Le léger tracé est-il une métaphore  ? Deux interprétations pourraient se composer. La première est de l’ordre de la féminité phallique. Le trait marque le manque, la castration, le rien qui trompe, l’attente. Rien ne poussant comme virtualité de la puberté, la jeune fille serait en continuité identitaire fatale avec l’enfance. Le dessin dit que la jeune fille est encore une petite fille, son corps est radicalement différent d’un corps complet, notamment maternel. Y-a-t-il de « l’animation » dans le message de ces anges ? « Les petites filles sont davantage des anges que des démons »248. Elles sont davantage proches des idéaux de pureté que de l’emprise et la turpitude de « l’intention sexuelle » de la femme. Travail de sublimation-idéalisation ou formation réactionnelle ? Je ne sais ; les deux sans doute. Pour la jeune fille, persistance idéale de l’infantile. Il est intéressant de penser que cette conception angélique du sexe est prégnante dans l’esprit même de bien des adolescentes elles-mêmes, inversant ce qui serait de l’ordre du sale dans la sexualisation pubertaire ou de la castration (quant aux interprétations classique des premières règles)249. Nous sommes délibérement loin dans les représentations de face de la vulve de Baubo250 s’exhibant en retroussant ses vêtements afin de guérir Déméter de sa mélancolie. Il y a là un véritable déni du féminin en ses origines, de sa pulsionnalité et de son impact narcissique251. Cette dernière affirmation véhémente et emplie d’humour est associée dans la discussion avec F. Jaunin au fameux « Je suis un peintre religieux ». Si les adolescentes sont des anges, « peut-on tenir des anges »252 ? Cette interprétation me fait penser à la débauche d’anges bien comparables à des putti totalement impudiques de l’art baroque dans les voûtes 247.   Ibid., p. 86. 248.   C. Roy  (1996), Balthus. op. cit., p. 176. 249.   Je pense au collègue qui remarqua une tâche de rouge sur la culotte et la cuisse de Thérèse les jambes écartées (1938) marquant un déficit du processus d’idéalisation. 250.   Ph. Gutton, (1983), « Le commencement d’une femme dans la fin d’un enfant », Adolescence, 1, 201-216 ; Monographie Sexualités, 1997, p. 45-60. 251.   Le déni du féminin est le thème de P. 3, chap. IV. 252.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 25.

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des basiliques et églises romaines : petits garçons nus au corps souvent féminin en plein mobilité voire agitation, offrant au regard leurs sexes mignons toutes jambes écartées. Dans le Lever de 1955 le regard, axé sur l’aine gauche éclairé selon « une focalisation troublante » provoque le commentaire «  sans sexe  » contrastant avec «  l’amour victorieux  » (1602) du Caravage : quasi même position mais la virilité adolescente est offerte en plus. Dans le deuxième Lever plus tardif (1974), la jeune fille, tout lieu sexuel offert, joue activement avec un oiseau de bois dont depuis Greuze on connaît la signification phallique. Le chat fasciné regarde ce leurre. Soumise ou réagissant, la jeune fille est passivée par ses porteurs phalliques (père et mère, plutôt l’un que l’autre au sein de la bisexualité infantile, les autres de la scène adolescente) qui pourrait d’ailleurs leur donner tort de faire état de leur découverte génitale, « tort d’avoir raison » selon le mot de V. Jankelevitch. Le poids de l’héritage psychosociologique d’androcentrisme est pesant et pesamment représenté dans les tableaux. Balthus serait-il un témoin du risque dans lequel le pubertaire engage, voire un avocat ? La seconde interprétation est de l’ordre du féminin pubertaire. La métaphore du trait renvoie-t-elle à la flèche bandée d’Éros ? Ce trait d’esprit inscrit la présence d’un orifice. Par sa discrétion, il marque qu’il n’est pas pénétrable et qu’il n’a pas été pénétré. C’est le tabou de la virginité. Élément majeur de la définition de l’âge où les processus d’adolescence sont en pleine activité. L’orifice vaginal serait là ouvert mais clos, simple creux fermé d’un corps tendre. Le trait discret serait le signe de ce sceau qu’est l’hymen en tant que ce dernier marque l’absence d’une pénétration virile (pénétration interdite). Serait-t-elle d’ailleurs déjà désirée  ? L’absence d’une problématique phallique, assurément. Le trait sous le ventre n’est pas insignifiant ; il indique que la défloration par le pénis mettant fin à son statut créateur n’a pas lieu. Je dirais qu’il symbolise un travail du négatif à l’endroit de la féminité phallique. Certaines caresses seraient-elles néanmoins possibles ? Doter la représentation d’un sexe de femme serait dès lors un attentat à la virginité. Si l’hymen est non seulement une affaire de foi culturelle, un préjugé, une croyance nécessaire à l’adolescente mais un « organe »253, « la membrana virginalis » (complète ou incomplète), la défloration serait une perforation, une destruction, la fin d’une vie de jeune fille. Dans quelle mesure le tracé discret aurait valeur d’un fétiche à montrer et à voir ? Dans tous les cas, il fait partie de la définition de l’adolescence non pas ici comme inachèvement mais 253.   Selon Freud dans le tabou de la virginité.

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comme virtuel ou comme inspiration d’un parcours (Balthus dit d’un « passage »). Ces adolescentes par leur nudité montreraient-elles qu’elles assument leur corps génitalement érogène… à condition de n’en reconnaître que la surface et de maintenir une méconnaissance de leur virginité ? Le débat sur l’orifice féminin et sur l’invisibilité des organes sexuels féminins ne doit ou ne peut avoir encore lieu. Elle est bien « incomplète », la « vierge folle ». N’est-ce pas justement la problématique de l’adolescence débutante que d’érotiser le corps tout entier en sa surface, tout en gardant au secret l’intérieur pendant quelques temps ? Le sexe n’en révèle rien ; il n’y aurait rien de nouveau à voir ; l’intérieur est inconnu, mais il commencerait à être sensoriellement reconnu par l’enfant elle-même, peut-être grâce au regard des autres. Cette ébauche sensuelle comporte un appel de reconnaissance à l’autre que reflètent fort naturellement les scènes adolescentes. « Il se passe quelque chose de nouveau à l’intérieur de mon corps mais je n’en sais rien ; à la surface rien ne change encore de façon fondamentale. Cela ne saurait tarder qu’en pensez-vous ? » Les Beaux jours et La Semaine des quatre jeudis seraient des titres merveilleux avant de se savoir un corps de femme… comme sa mère. Serait-il important pour Balthus que ces jeunes filles ne soient pas supposées avoir un désir sexuel, bref qu’elles soient des anges ? En cela la plupart des commentateurs se trompaient. Si elles l’aimaient c’était de façon narcissique ou « sacrée ». J’associe avec le récit de Lou Andréas Salomé254, célèbre amante de R. M. Rilke. Elle y relate le rôle subjectivant « renaissant » que joua pour elle le Père Gillot quand elle avait dix-sept ans. Lorsque « cet homme Dieu »255 lui déclara son amour, elle rompit brusquement avec lui parce que la passion qu’elle lui vouait reposait sur le fait « qu’il n’avait pas d’exigence propre et se contentait de réaliser les siennes »256. Acceptons de renverser la situation, si ces infantes avaient des «  exigences propres » de « femme complète » il n’aurait pas été possible de les peindre. Tout se passe257 comme si la complémentarité des désirs sexuels n’avait pas de place dans les scènes balthusiennes. N’est ce pas un des enseignements des Beaux jours et surtout encore du Peintre et de son modèle ? Concluons ce chapitre d’une sorte qui se confirmera dans le suivant, en l’inscrivant dans la scène adolescente  : les images sont celles 254.   L. Andréas Salomé, (1968), Ma vie, Paris, PUF, 1977. 255.   Ibid., p. 26. 256.   Ibid., p. 27. 257.   Nous l’avons explicité dans le chap. I.

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d’une encore enfant dans la problématique de la castration sous «  le regard phallique » (celui de la virilité ou de la mère dominante, je ne sais encore). Le féminin pubertaire se révèle par des changements visibles. À peindre des scènes ambiguës ou intermédiaires, Balthus n’affirme rien de plus qu’une adolescente : il questionne concernant l’invisible féminin. Déception de cette conclusion. Nous savons que les avatars d’une question sont préférables à la réduction d’une réponse qui ne peut être que mensonge. Nous savons que ce qui fait la crise adolescente est le seulement possible de cette interrogation écrite dans le corps. Nous savons en outre que l’adultité « des grandes personnes » s’organisera en notre culture avec la grande prévalence du modèle phallique au décours de l’adolescence. « La terra » féminine restera « incognita ». Le féminin est et reste un secret de l’inconscient, une « secrétude » (« privacy » écrivait D.W. Winnicott) qui attise et inspire la question que pose de façon critique l’adolescence. Le secret ne court-il pas comme un furet ?

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chapitre 4 Plus d’un autre « Un personnage, un miroir, un chat, trois mystères qui s’imposent à Moi ». Cette paraphrase258 de Balthus m’amène « à chercher plus loin » que la jeune fille. «  Je ne comprendrai jamais ce qu’est une femme en tant qu’homme […] car la différenciation sexuelle m’interdit d’en parler au nom d’une femme. Alors je la raconte 259 de différents points de vue via tous ceux qui l’entourent. Il en résulte une figure mystérieuse, plus mystérieuse que cohérente »260. Si Balthus ne raconte guère dans ses tableaux (même s’il aime le faire dans la vie), il y propose une « mise en intrigue des images  […] qui laisse l’intrigue très trouée  »261 une scène adolescente. Pour faire voir « la beauté intime » de la jeune fille, un autre doit la refléter262. Il faut renoncer à la trouver en direct, tel Narcisse qui en mourut, mais en chercher le reflet dans l’œil de l’autre. Pour se voir, il faut se montrer. Pour être il faut être regardé ; être pour un autre ; pour assumer, intégrer sa métamorphose, il faut plus d’un autre. Pour être figurable le modèle se donne à voir. Telle est la motivation profonde de la monstration picturale. Les significations véhiculées par le regard des autres sont recueillies par la jeune fille pour les intégrer. De façon clinique, il serait intéressant d’utiliser ici le mécanisme et le terme de conversion dans le sens freudien263 : l’excitation séductrice de la jeune fille rencontre « une dimension opposée » (infantile) et trouve une solution, un cheminement en « se transposant en symptôme de conversion »… en scène adolescente. 

258.  Cette citation de Balthus fait partie du dialogue avec P.-J.  Jouve, in  (1944). Balthus, catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, catalogue conçu par Gérard Régnier, p. 96. 259.   Sans argumenter dit-il ailleurs. 260.   P. Guignard, site liber, libri, m. : livre, http://liber-libri.blogspot.fr 261.   Ibid. 262.  Cf.  G.  Bonnet, (2004), «  Le regard. Le signal avant-coureur de l’énigme  », Adolescence, 22, 453-479 ; (1996), La violence du voir, Paris, PUF, 2000. 263.   S. Freud, (1894), « Les psychonévroses de défense », in OCF-P, III., Paris, PUF, 1989, pp.  1-18. G.  Bonnet en a repris la problématique in (2005), «  Symptôme et conversion  », Adolescence, 23, 541-556. G.  Bonnet, (2004), Symptôme et conversion, Paris, Dunod.

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Par ce « décentrage copernicien »264, la géométrie est l’adolescente et ses objets de désir et d’interdit. On ne voit rien qui émerge encore mais cela vient. La jeune fille est certes présente mais encore statue, « vierge qui à toutes les apparences de la réalité »265. Il faut des « Pygmalions » motivés pour que se crée un lien vivant intersubjectal et pour que se posent les bonnes questions paradoxales sur la métamorphose sexuelle. Ne parlons pas de portraits mais de jeux de rôle dont les interprétations doivent faire émerger du féminin, un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout. Entre une jeune fille et son étranger, le chat par exemple, le tableau propose une façon de vivre l’adolescence féminine. « Ce que je suis et deviens est dans les yeux qui me regardent » voilà un propos d’adolescence. L’incertitude du corps et l’inquiétante étrangeté de la psyché pubertaire s’élaborent sous et par le regard de l’autre : comment Balthus le savait-il  ? Ses tableaux nous enseignent cette conception adolescente fondamentale qu’est le secret de l’advenance féminine à trouver-créer par le regard, le visage, les positions des autres. Entre la jeune fille et ses autres, pas d’imitation, pas de partenariat, pas de combat. Ils sont tous deux engagés dans une même construction identitaire (bien entendu multiple complexe, contradictoire…). Pour cette construction ils jouent chacun un rôle. Ces personnages sont bien à la fois internes et externes, intermédiaires dans la réalité psychique de la jeune fille et dans son environnement. Le chat que nous voyons est à la fois dans ses fantasmes et dans son entourage. « Il est impossible de considérer un objet quelconque sans lui conférer une identité sexuelle  »266. La confrontation que nous examinons dans la scène adolescente est celle des deux identités sexuées, lignes de force de la scène adolescente : pubertaire génital avec sa quête d’altérité  ; infantile associant tendresse et emprise ambiguë par ses actions étayantes et déviantes. Le modèle en est, bien sûr, le lien parent-adolescent. Constatons que le lien entre l’infantile et l’autre est, quelle que soit la figuration de ce dernier, intergénérationnelle avec sa connotation hiérarchique sur laquelle nous revenons précisément entre bisexualité phallique et féminin naissant. L’ordonnance signifiante de ce théâtre éphémère qu’est le tableau présente la jeune fille occupée à sa métamorphose telle 264.   Selon l’expérience de Jean Laplanche. J. Laplanche (1992), La révolution copernicienne inachevée, op. cit., p. 263. 265.   Ovide (1806), Les Métamorphoses, Paris, Hachette, LP, 2006, p. 20. 266.   F.  Duparc, (éd.), (1998), L’Art du psychanalyste. Autour de l’œuvre de Michel de M’Uzan, Lausanne, Delachaux et Niestlé, p. 180.

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que ses autres seraient en train de l’interpréter, par leur surprise ou par leur simple présence. Autrement formulé « l’environnement »267 de la jeune fille est « son roc phallique » (Freud) en elle et devant elle, son fondement, son soutien et son risque, à la fois « avec » et « contre », engagement et désengagement du pouvoir de l’autre 268. Examinons ici ce que Catherine Ternynck269 nomme des « espaces de féminisation ». Ils sont positifs, étayants, bienveillants, ils sont négatifs, de l’ordre du refusement, de la résistance, disait Anna Freud. Ils sont ambigus chez Balthus. Ces contradictions singulières pour chaque adolescent sont-elles subjectivantes  ? C’est la bonne question. C. Ternynck centre son analyse sur les forces d’opposition, celles du préjugé viril, celle de la passivation phallique, disaisje. Espaces de punition et d’inhibition, de privation et de répression, d’expiation, de mélancolie, de victime aux confins de la paranoïa sont les titres de ses chapitres nommant les variables de l’incontournable masochisme qu’impose la féminité phallique infantile. Chacun de ces espaces pourraient donner des clés aux scènes de Balthus si ce n’est qu’il est animé par un meilleur optimisme que la clinicienne. Oui, Balthus admire manifestement le secret de l’art de vivre des jeunes filles. Il résiste aux interprétations négatives des spectateurs devant ses tableaux et s’émerveille régulièrement de l’extraordinaire de cet âge. Depuis Chassy (peut-être avec l’enseignement de Frédérique) il s’extasie de leur capacité de rêverie (avec toute la valeur psychique que W.R. Bion théorisa) : non pas louange du rêve toujours inconnu mais richesse de l’art « du penser ». Nous allons rencontrer lors de l’analyse des tableaux deux grandes questions270. Dans quelle mesure cet autre, porteur phallique, c’est-àdire témoin de la castration féminine peut être théorisé comme chargé d’une fonction paternelle grand « A » à l’endroit de processus de création adolescente ? « Sujet parental de transfert », ai-je conceptualisé271. Dans un tableau, il s’agit non pas d’une présence symbolico-imaginaire, mais d’une tiercéité incorporée, selon l’expression d’É. Kestemberg « un personnage tiers  ». Nous examinons ici non seulement la tiercéité en 267.   Au sens interne-externe de D. W. Winnicott. 268.   R. Cahn, (1998), L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectivation, Paris, PUF. 269.   C. Ternynck, (2000), L’épreuve du féminin à l’adolescence, Paris, Dunod. 270.   Que j’ai régulièrement théorisé depuis 1991, Le pubertaire, Paris, PUF ; (2007), « Le pubertaire savant », Adolescence, 25, 347-358 ; (2008), Le Génie adolescent, Paris, Odile Jacob. 271.   Je l’ai situé dans ce livre dès P.  I. et je le retrouverai régulièrement in P.  III, en particulier en son chap. I.

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tant que telle, mais le risque encouru par le sujet lorsque celle-ci est portée par la chair. Dans quelle mesure la nécessité de figuration picturale permet-elle de réfléchir au mieux aux particularités amoureuses ou seulement sexuelles de ce transfert  ? Du fait de la place du corps pubertaire, le sujet parental de transfert ne serait pas exclusivement le fonctionnement tiers (la tiercéité), mais l’objet d’un investissement personnel sur un modèle partenaire. Certes l’Autre principal regardant, n’est-il pas Balthus le metteur en scène ? Ce dernier répond qu’il souhaite « ne pas prendre le risque d’alourdir la toile de sa présence, en étant discret  »272  De fait, notre méthode de travail (pas toujours parfaitement délimitée d’ailleurs) est sur son conseil que « tout est dans le tableau ». Remarquons néanmoins que peu avant de dire cela, Balthus parlait à A. Vircondelet, avec attendrissement de la chère Frédérique « lorsqu’elle prêtait le mystère troublant de son visage » pour La jeune fille à la chemise blanche (1955) ; ou lorsqu’« elle cédait son visage adolescent à cette quête insatiable » que constituait « l’immuabilité souveraine de la nature »273, lorsqu’encore elle regardait par la fenêtre du château de Chassy. Travaillons les tableaux. 1) Esquissons d’abord les rôles des personnages, leurs allures, leurs postures et surtout leurs regards, comme occasions supposées et privilégiées des conduites de la jeune fille274. Retenons, en classant les tableaux, les messages que Balthus propose concernant ces figures interprétatives du pubertaire. Elles n’exigent pas de modèle dans l’atelier ; elles sont imaginaires par rapport à la jeune fille peinte à partir d’un modèle. Elles ne sont jamais nues ; je dirai qu’elles sont revêtues d’infantile. Elles seraient implicitement représentantes du social, du civilisé et de ses malaises avec sa culture organiquement phallique. Le premier exemple ouvre une réflexion concernant l’homme qui ne regarde pas dans Les Beaux jours (1944-1946), un homme à demi agenouillé au pied du fauteuil de la jeune fille étendue, devant l’écart de ses cuisses ouvertes. Il ne la regarde pas, tout occupé à allumer et peut-être attiser le feu de la cheminée. Sa présence rend la jeune fille impudique. Le commentateur définit la scène à partir des feux sexuels de « la jeune fille qui minaude comme un appel sans équivoque auquel répond le désir de l’homme […] On ne sait si l’enfant-femme va se refuser ou se

272.   A. Vircondelet, (2001), Mémoires de Balthus, op. cit., p. 114. 273.   Ibid., p. 112. 274.   La chanteuse Natalie Dessay dans un interview à Aix-en-Provence (2010) affirme : « Je ne peux chanter que si je suis regardée et entendue […] il faut beaucoup de courage. »

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laisser prendre »275. J’y vois quant à moi, une jeune fille avec ses interrogations narcissiques solitaires au miroir. Puisque l’homme est dans le tableau, comment est-il solidaire en s’occupant ailleurs  ? Pensons son statut par rapport à la jeune fille. Que signifie pour elle cette cheminée emplie de flammes  ? Quelle sexualité infantile ou pubertaire est-elle attisée ? Le feu dans la cheminée pourrait-il être le symbole excellent de la confusion des sexualités inhérente à l’adolescence ? Veut-elle un objet cause de son désir ou un témoin de ses interrogations narcissiques ? Il serait pour elle (c’est un des paradoxes du tableau) absent physiquement et présent psychiquement. Mon raisonnement : « l’infantile interprète le pubertaire » se manifeste ici par le fait que la jeune fille est en proie à cet instant à ces incertitudes narcissico-érotiques que seuls le miroir et la lumière (venant de la partie gauche du tableau) ne sauraient résoudre. Le corps de l’adolescente est un interrogatoire tout entier, sans réponse : – l’homme ne regarde que la cheminée ; pas d’œil vers elle, hormis celui du feu ; – la jeune fille regarde son miroir ; son sexe regarde l’homme qui ne le regarde pas. Voici le débat régulier des spectateurs : l’homme porte-t-il un maillot ou est-il torse nu ? Dans le premier cas, l’enjeu de cette scène pourrait être subjectal pour la jeune fille et dans le second il aurait la potentialité d’un jeu de partenaires sexuels. Est-ce possible de différencier les deux altérités ? L’homme témoigne-t-il en « personnage tiers » par sa seule présence de façon comparable au Peintre et son modèle beaucoup plus tardif (1974) et autrement plus calme276 dans cette grande œuvre exemplaire ? Malgré le titre, ni le peintre debout ni le modèle à genoux ne se regardent. Il ne saurait être là par hasard mais par la nécessité du tableau à signifier la demande adolescente. Même sans maillot l’activation génitale semble sur lui sans effet c’està-dire sans désir d’être un partenaire sexuel. Serait-il alors le figurant de l’inhibition du désir de cette jeune fille ? Entre la présence parentale et la croyance concupiscente, le débat se veut ouvert. Je crois cependant que, comme dans la plupart des tableaux de Balthus, l’autre est grand Autre avec une fonction intersubjectalisante. Ne méconnaissons pas néanmoins le malentendu dans lequel ce dernier se trouve lorsqu’il est mis en corps imagoïque, lorsqu’il joue certes son rôle tiers et « aussi » celui d’un partenaire sexuel possible (on a longtemps défini la puberté comme entrée 275.   J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 288. 276.   J’en fais l’analyse in P. 3, Chap. III.

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dans « la catégorie du possible incestueux »). L’ambiguïté délibérée dans laquelle Balthus met son spectateur est peut-être la sienne (dont il est accusé) mais d’abord celle de toute scène adolescente. L’interdit de l’inceste fait d’ailleurs partie du « sacré ». Je définirai cet autre tel qu’il est à côté de la jeune fille à la fois par sa présence en chair et en os et par son abstinence. Il nous faudra aller plus loin sur le thème de l’abstinence sexuelle ? Assurément du fait de sa seule présence, possède-t-il un statut hiérarchique (parental) d’emprise. La tiercéité lorsqu’elle est incarnée pose implicitement une problématique de contrainte, au sens freudien de la contrainte de l’inconscient. Avec ou sans maillot l’homme est présent en chair et en os, il est abstinent comme son non-regard le fait savoir, mais sa présence est implicitement une contrainte pour la jeune fille incertaine. Profitons pour glisser un rappel théorique277  : le regard tient tout entier dans un rayon émis par l’œil extérieur, l’œil de l’autre. « Je ne vois que d’un point, je suis vu de partout ». Deux théories contradictoires et susceptibles de compromis sont le plus souvent présentes dans les descriptions de l’organisation infantile sous l’angle de la relation objet : 1) le regard saisit l’objet cause de son désir, « objet a » : « Il y a un appel de l’œil ; l’œil plein de voracité qui est le mauvais œil »278 ; 2) le regard est une incarnation du surmoi, (voire son précurseur archaïque le retournement-renversement en son contraire). Une troisième me convient mieux. L’éclairage du regard révélerait sans le satisfaire ni l’inhiber ce qu’il y a «  d’énigmatique dans l’air  » (J. Laplanche) le pubertaire. Ce dernier fait signe sans qu’on sache ni le pourquoi ni le comment du féminin pubertaire. Si voir c’est faire, la scène adolescente est un acte en cours. Le regard interprète ce qu’il voit. La présence de l’homme mettant dans la chambre une chaude ambiance me semble absente de la dialectique objectale que l’échange visuel dessinerait. Il est là en tiers. Le terme « d’interprète motivé » du pubertaire que la jeune fille offre symboliquement par le dégagement de sa robe me semble éclairant. Il est provocateur d’adolescence. Sa mission créatrice peut certes s’allier ou non avec une touche érotique (évoquée par sa tenue) également avec une touche interdictrice. Incarnée, une mission tierce est-elle jamais totalement pure ou «  sacrée  » malgré les propos répétés de Balthus ? Il est agitateur d’imaginaire, ne serait-ce que par sa façon de ne pas désigner sans négliger pour autant. (Heureusement que 277.   Utilisant les travaux de Gérard Bonnet. G. Bonnet, (1996), La violence du voir, op. cit. 278.   J. Lacan, (1962-1963), Séminaire, Livre X, Paris, Le Seuil, 1973.

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le miroir est là manipulable à souhait !) Ne regardant pas, il est néanmoins présent et donc la source implicite d’une contrainte pulsionnelle (sans maillot !) ou/et surmoïque (avec maillot !). Sa tierceité chaleureuse (comme l’exprime le feu qu’il attise) ne saurait être indépendante de l’emprise de sa présence. N’est-ce pas une problématique obligée de la fonction paternelle lorsqu’elle est tenue par le père lui-même ? Oset-on associer sur le statut de sujet parental de transfert du psychothérapeute d’adolescent279 ? Par sa présence (quelle modalité de présence ?) il incite l’adolescence. Quel est l’impact des regards dans le face à face des séances ? En deçà des mots, les images… Les personnages qui ne regardent pas l’adolescente se trouvent dans la plupart des scènes balthusiennes. Je ne citerai ici que les vieilles servantes occupant le fond obscur des tableaux derrière des jeunes filles dressées [Jeune fille au miroir (1947-1948) Jeune fille (1946), La Toilette de Georgette (1948-1949) surtout La Jeune fille à la toilette (1948)]. La dame y aide-t-elle à la toilette ; menace-t-elle l’adolescente ou est-elle de passage ? Là encore deux interprétations des critiques concernant un instrument qu’elle porte, fer à friser ou houssine à battre les tapis ou encore monstrueuse paire de ciseaux castrateurs de longs cheveux. Dans un deuxième exemple parlons de l’homme qui regarde trop : «  Le regard phallique  », «  fascinant  » (dirait P.  Guignard) illumine le pubertaire. C’est encore La Chambre (1952-1954)280. Le regard du « gnome » y est prolongé par une trajectoire de la lumière. Il intervient sur une adolescence à découvert, de plein fouet. Assurément voilà un traducteur de l’infantile. Grand Autre ?… Oui, mais quand même. Est peint ici l’extraordinaire sollicitation adolescente à l’endroit du pouvoir de l’autre, non seulement comme un hasard dans la vie mais comme une singulière nécessité. C’est là un apport passionnant à la clinique. Dans quelle mesure l’emprise de l’autre est-elle une demande folle et utile à la mesure adolescente ? Il y va fort, sans discrétion ? Voilà un extime demandé et dangereux  ! Le pubertaire est en excès devant un infantile sexuel qui ne le tempère pas. Toute adolescence traverse une période pendant laquelle l’expression sexuelle dépasse les possibilités des messagers de l’infantile ; certaines, de façon franchement excessive, telle cette jeune fille nue étalée et en pleine lumière… Le traducteur pointet-il l’excès ou en profite-t-il ?

279.   Ph. Gutton, (2000), Psychothérapie et adolescence, Paris, PUF. 280.   Déjà travaillé au chap. I.

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Un débat sur la perversion ordinaire transitive d’adolescence 281 peut être ouvert. Le concept de métamorphose est quasi synonyme de celui de transgression «  passer de l’autre côté…  ». Nous avons défini ces moments de perversion ordinaire transitive moins par rapport à l’excès pulsionnel génital que par le statut conféré au personnage qui regarde. Il devrait être un traducteur ou un révélateur modéré, or il excite, il majore l’excitation, il pointe «  l’impasse d’un arrêt sur image  » chez une adolescente qui pouvait être peinte en rêveuse immobile dans une « imagerie sans but ». J’ai même écrit282 que celui-là même qui est le fameux grand Autre d’une adolescence secrète en cours, pouvait en être « aussi » le spectateur qui contraint et fixe le visible. Pour notre raisonnement j’utilise les travaux si remarquables de Joyce McDougall283 concernant le spectateur anonyme. L’emprise qui est l’organisateur de la scène adolescente et qui contribue à assurer les liens entre ses acteurs est ici la préoccupation première soumettant, voire excluant le jouissance. Le rôle de maîtrise est tenu par un personnage dans une fonction de voyeur strictement nécessaire. La scène a « la forme d’un spectacle théâtral ou d’un jeu aux règles rigoureuses », d’une scène d’action à la fois forte et restreinte, fixée par un nouvel automatisme pulsionnel de répétition. L’adolescent ne peut faire autrement que faire appel à des systèmes insolites de pratiques et de positions érotiques. Il s’agit pour lui d’échapper à la double angoisse de perdre tout droit au désir et de se perdre dans la relation à l’autre, trop loin ou trop près, désolé ou indifférent. Le sensoriel sensuel est à vif, hors de la psyché où il est interdit de séjour  ; gêne ou empêchement à la subjectalisation, au maximun, il est dénié, désavoué selon la traduction du terme «  Verleugnung  »284, comme n’appartenant pas à la vie psychique (W.R. Bion dirait non transformé en élément alpha). Il ne peut être retrouvé que par l’acte fantasmatique d’un autre, le regard du spectateur-voyeur ; doit-il être alors suffisamment voyeur ? Le sujet « a l’impression d’agir sous la contrainte » afin de capter ce regard. « Il faudrait que l’autre regarde, mais aussi que ce regard soit abusé ». Son 281.   Ph. Gutton, (2006), Adolescence démasquée, Adolescence, 24, 573-591. 282.   Ibid., p. 578. 283.   J.  McDougall, (1968), «  Scène primitive et scénario pervers  », in  Le spectateur anonyme. L’inconscient, 6, 51-69. Récit partiellement repris dans le chapitre 1, «  La scène sexuelle et le spectateur anonyme  », in Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978, pp.  17-34. Également in  I.  et  R.,  Barande, J.  McDougall, M.  de  M’Uzan, C.  David, R.  Major, F.  Stewart, (1972). La sexualité perverse, Paris, Payot. Je reprendrai le débat concernant cette partie commune si intéressante (et si exploitée par Pierre Klossowski) à la perversion et à l’esthétique. Cf. P. II, chap. II et IV. 284.   J. Laplanche, J.-B. Pontalis, (1967), op. cit.

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excitation est attendue par la jeune fille sous forme du plaisir de la complicité, peut-être de l’abus. J. McDougall parle de cet art « de faire croire aux autres que le faux est le vrai ». Le regard serait en fait moins anonyme qu’il n’est d’abord titré. Il serait la transposition particulière de la constellation œdipienne, c’est-à-dire un seul personnage plus ou moins confondu : le père comme « absence permanente », la mère séductrice. Le gnome aurait l’art de jouer au regard tiers infantile interprétant (l’est-il de façon suffisamment bonne ; est-il certain œuvrer pour le bien de l’adolescence se révélant ?) Tiers primaire voyeuriste « aussi », il fait ce qu’il veut du rideau comme instrument incontournable pour donner à voir une imagerie pubertaire. Quoiqu’en disent les moralistes, ce n’est pas un jeune partenaire sexuel. Il n’est pas un abuseur potentiel. Il est tout à fait différent d’une professeure de guitare285. Manipulateur des regards il pose une signification phallique (masculine ou féminine) aux ressentis pubertaires féminins que « l’encore petite fille » est en train de produire tout en niant leur source corporelle pubertaire : quelle emprise a-t-il ! Sans lui et son rideau, il ne se passerait rien. La lumière, définie précédemment comme révélatrice de la subjectalisation, serait bien en outre un instrument de pouvoir sans lequel le ventre de la jeune fille n’existerait pas286. L’activation adolescente risquerait alors d’être retournée en passivation par le corps pubertaire. Dans une telle séquence, la relation entre elle et l’autre (le gnome) s’inscrit «  aussi  » dans un système dialectique d’exhibition-voyeurisme… Qui provoque ? Qui est la cause ? Problématique de l’intrusion. Le registre n’est pas seulement celui d’une participation « rêveuse » qui « irradie » (Balthus), elle flèche une scène d’appartenance. L’autre excite et juge le lieu du corps où il se pose ; il interprète, et donne à interpréter ce corps nu, il détourne (séduit) l’innocence. Son double, j’y reviens, le chat qui le regarde, le confirme. On peut à ce propos ouvrir le classique débat du pouvoir qui tombe sur le sujet et l’autorité comme pouvoir choisi élu par le sujet. Dans quelle mesure l’adolescence pour son élaboration aurait-elle besoin du pouvoir de l’autorité avec sa contrainte qui représente à la fois participation et appartenance ? La jeune fille demanderait (« s’offrirait ») à être éclairée et éteinte. On travaille ici la contrainte du grand Autre en adolescence287. Les caractéristiques que j’ai données plus haut de ce dernier 285.   Cf. chap. IV. 286.   Cf. chap. II. 287.   Ph. Gutton, (2011), La chambre des amants. Le père, la mère, l’enfant, Paris, Odile Jacob.

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sous les termes de présence tierce et abstinence devraient être modulées. La part de pulsion d’emprise pourrait y être plus importante qu’on ne le conçoit. Il est possible d’aller plus loin dans l’approche de la question de l’autorité aux deux sens synonymiques connexes de produire de « l’auteur » et de donner une « autorisation ». Le gnome éclaire les lieux de la création adolescente, mais garde pour lui le pouvoir de le faire (ce que Daniel Marcelli nomme transcendance fondamentale288). Revenant entre parenthèses aux « beaux jours », notons la nécessité de la présence dans le tableau de l’homme qui ne regarde pas. Je pense que les jeunes filles de Balthus sont moins soumises au pouvoir tel qu’il est vulgairement dit, qu’obéissantes-désobéissantes à une autorité. Le grand gnome est là pour valider ces affirmations qui peuvent être contradictoires. Elles semblent d’ailleurs lui faire confiance dans la compétence de leur adolescence naissante… Le style en serait résumé ainsi : mon corps, ma psyché m’appartiennent, toute confrontation est possible, mieux souhaitable, mais personne n’a de droit supposé légitime sur moi !… Il y a plus de démocratie qu’on ne le pense dans ces scènes adolescentes ! L’ambiguïté du gnome me rappelle celle du monstre telle que la définit Colette Lhomme-Rigault289. Assurément issue des terreurs enfantines, phalliques comme le pensait déjà Aristote, sa composition révèle à l’adolescente le pouvoir de traduire les balbutiements de sa subjectalisation. D’une part, elle figure une blessure narcissique provoqué par l’advenance pubertaire. S. Ferenczi parlait ainsi de traumatisme pubertaire sans y ajouter d’événements particuliers de même que les spectateurs associent à partir du tableau. D’autre part, elle participe à l’élaboration. Pensons à l’horreur si volontiers recherchée par les adolescents dans les films ; tout se passerait comme si les représenter pouvait guérir d’une inquiétante monstruosité ressentie. Le monstre figuré pourrait guérir du monstre cauchemardesque. Balthus le sait bien, lui qui a tant aimé illustrer les Les Hauts de Hurlevent. La présence incorporée de la tiercéité est un fait inhérent de toute scène adolescente peinte. Le débat de ce chapitre porte sur la nécessité de sa présence et les effets de son regard (symbolique du désir) face à face, face à dos. Le débat est d’importance dans les rencontres cliniques : neutralité, bienveillance, position désirante. Selon la même organisation 288.   D. Marcelli, (2012), Le règne de la séduction. Un pouvoir sans autorité, Paris, Albin Michel. 289.   C.  Lhomme-Rigaud, (2002), L’adolescent et ses monstres, Toulouse, Érès. C.  Malandain, C.  Rigaud, (1997). Significations des représentations de monstres en début d’adolescence, Adolescence, 15, 123-137.

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que La Chambre (1952-1954) certaines scènes associent une jeune fille allongée dans une volupté active et un personnage debout regardant par la fenêtre, ailleurs. Une différence est fondamentale ; cet autre « interprète motivé », disions-nous avec Piera Aulagnier, n’a pas le pouvoir de l’autorité sur la lumière. Il est présent physiquement et ne regarde pas. L’autre est seulement présent. La lumière est irradiante. La Semaine des quatre jeudis (1949) évoque, ne serait-ce que par son titre, la liberté. La jeune fille répandue sur un fauteuil ou une banquette regarde le plafond ou rien, les yeux plus ou moins fermés, rêveuse à l’aise. Le chat est là, accroché derrière son siège, d’une curiosité tendre. À la fenêtre, un garçonnet crispé (1948), dans une autre version une jeune fille, debout tranquille (1949) en tailleur bourgeois, sont plutôt intéressés par ce qui se passe dehors. Dans le Nu sur un chaise longue (1950) la jeune fille est seule sans chat et sans tiers. Plus tardif, dans le Nu avec un chat (1954), une adolescente est exposée de façon quasi semblable à celle de La Chambre (1952-1954) dans un fauteuil moins confortable ; «  la lumière est irradiante sans trajectoire  ». Elle caresse un chat reposant, offert derrière elle sur la commode ; une autre jeune fille en jupe regarde par la fenêtre tournant le dos à la scène d’érotisme. Cette scène met l’accent sur les deux options liées du plaisir narcissicopulsionnel et de sa sublimation sérieuse, avec peut-être une part surmoïque : le nu et l’habillé, la folie ordinaire et la sagesse, l’inconscient et « le bon sens » (S. Leclaire)… La tiercéité serait-elle une certaine mise en scène de la dualité du vivant et de la société, du sujet psychanalytique au sujet-citoyen290, 291 ? Le personnage tiers du tableau regarde bien souvent avec une grande bienveillance. L’infantile est symbolisé fort doucement par une petite fille habillée agenouillée dans La Chambre (1947-1948) ; elle regarde, elle dévore d’un regard admiratif angélique l’adolescente nue, dressée, debout, propre après sa toilette que rappellent broc et serviette, contemplant ce qu’elle est. La main droite de cette dernière désigne-telle l’enfant qui pour la regarder interrompt sa lecture et l’absorption de son bol ? Scène harmonieuse « la vie est-elle songe ? » s’interroge un poème de P.-J. Jouve292. Je pense également aux femmes penchées sur les jeunes filles endormies [Rêve I (1955-1956) et Rêve II (1956-1957)] et 290.   Ph. Gutton, (2010), « Paroles de séminaire », Adolescence, 28, 9-26. 291.   Je rappelle que dans cet intermédiaire là, Jean-Jacques Rassial et Serge Lesourd inscrivent la fonction paternelle d’adolescence autorisant le passage de l’intimité (fort familiale) au monde de la cité. 292.   J. Clair, (1996), op. cit., p. 292.

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La Pomme d’or : bienveillance ou agressivité, protection ou menace se demandent les critiques. Je pense plutôt au commentaire considérant que la pomme est un symbole de la transmission du féminin, comme la position attentive elle-même d’ailleurs. Je reviendrai ultérieurement sur ces scènes familiales dans lesquelles l’ambiance et la culture contrastant par leur esprit avec les présences individuelles fort autonomes constituent des inter-tiercisations293. Bien intéressant, dans le même sens, est ce tableau intergénérationnel La Coiffure (1955)  : une jeune fille en pleine action (maternelle ?) ressemblant à Georgette en coiffe une autre plus modeste, timide. Revenons sur l’éphémarité où l’adolescence se crée. Plus l’emprise de l’infantile pèse comme un automatisme de répétition, plus la trajectoire est dramatique. Moins son phallisme pèse, plus la traduction par l’infantile est participatrice, plus elle ouvrirait de l’avenir. 1) La dimension dramatique de l’adolescence est toute entière associée à l’emprise du regard phallique. L’autre est fabriqué par le passé, il est ce qui reste et se construit d’une figure parentale, véhiculant donc du pouvoir de parent. Tiers nécessaire et douloureux. Ce grand Autre de l’adolescence est vecteur de contrainte. Elle peut être surmoïque. Elle peut être neutre ou indifférente, je disais de façon trop exclusive « aphallique » simplement présente. Elle signerait alors une ouverture comme une fenêtre. «  Sans fenêtre on ne voit rien… la fenêtre c’est comme un œil  »294, disait Balthus  : fonction grand Autre. Elle marquerait la possibilité de l’avenir. J.-J. Rassial295 désignait cette tiercéité adolescente comme l’ensemble des idéaux et des projets qu’un sujet de cet âge nourrit et la place que cet ensemble occupe pour inspirer la subjectalisation : regard sur le monde. Le « roc de l’infantile » anime l’adolescence selon un modèle intersubjectal et intergénérationnel. Lorsqu’il regarde, il y a de l’apport du passé  : tendresse et emprise. Lorsqu’il regarde ailleurs, il y aurait de l’avenir. L’adolescence est d’autant plus à risque lorsque son grand Autre (sujet parental de transfert) est plus incarné c’est-à-dire qu’il regarde. Ce protecteur et constructeur de l’intériorité afin de mieux la gérer est un allié à risques. Il faut l’engager en tant que porteur d’histoire dans la subjectalisation, fil rouge identitaire, et s’en dégager dans une démarche neuve. Sachons qu’il restera toujours là comme notre ombre que la lumière projette à sa convenance. J’aime cette ode à la liberté 293.   Ph. Gutton, (2011), La chambre des amants. Le père, la mère, l’enfant, op. cit. 294.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 97. 295.   J.-J. Rassial, (1982), L’adolescent et le psychanalyste, Paris, Payot.

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potentielle et conditionnée chez Balthus. J’y aperçois un optimisme de peintre malgré plus d’un autre. 2) Les jeux du miroir du fait de leurs récurrences dans la peinture depuis le Moyen Âge sont à mon avis moins intéressants. Malgré l’opinion de Balthus, « le miroir n’est pas une image de la vanité, il est ce qui permet de renvoyer l’image du Monde »296. Trois modèles : – séquence où on voit la réalité et ce qu’il en reflète : Jeune fille au miroir (1947-1948), Le Chat au miroir  I (1977-1980), Le Chat au miroir II (1986-1989), Le Chat au miroir III (1989-1994) ; – séquence où on ne voit pas ce qu’il en reflète [La Toilette de Cathy (1933)] ; il peut ailleurs être opaque comme dans La Chambre turque (1963-1966) ou Japonaise à la table rouge (1967-1976), comparable à la fenêtre du Peintre et son modèle (1974) ; – séquence où on ne voit que le reflet, ainsi Alice dans le miroir (1933). Le statut du miroir est important, mais misérable par rapport à l’activation du regard de l’autre que nous avons examinée précédemment. Il donne à voir ce qu’est le regard de l’autre sans y intégrer une trajectoire historique (du passé à l’avenir en passant par le présent). Il n’a pas la même fonction intersubjectale, mais il a l’avantage non négligeable d’être sous l’emprise de la jeune fille qui le manipule comme elle le veut (avec elle ou en le présentant au chat). Le miroir est un petit autre. Il est l’instrument de l’emprise narcissique. À ce titre, il a une fonction ambiguë dans la subjectalisation que reflète bien le narcissisme de vie dans une fonction étayante et le narcissisme de mort symbolisé par le Narcisse d’Ovide, inhibant la création. Le miroir gratifie et tue. Son regard résume ces deux temporalités de l’adolescence. S’y regarder est se reconnaître dans l’éblouissement de la certitude d’être vivant, même et différent. Lieu de réalité et d’idéalisation comme le montre l’exemple de Blanche-Neige à qui le miroir dit qu’elle est la plus belle… c’est-à-dire qu’elle peut créer un Prince charmant. Il symbolise néanmoins un regard autre offrant une image semblable et néanmoins différente de l’image interne, attendue et inattendue du fait même de son angle de vue qui « déforme ». Un miroir n’est-il pas toujours déformant quoique soumis à son propriétaire ? Distinguons le miroir qui prend tout le corps d’une façon apparemment harmonieuse telle Frédérique dans Nu de profil et celui qui ne saisit ou n’investit que le haut. Ainsi dans Les Beaux jours le miroir est avancé devant le visage et la partie haute éclairée du corps ; 296.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 96.

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le bas du corps regarde l’homme qui ne le regarde pas. La mission du miroir est de l’ordre de la connaissance narcissique dont la visée pourrait s’inscrire dans une subjectalisation solitaire ; elle confirme les petites différences que l’évolution adolescente produit. Elle ne s’engage pas dans une problématique sexuelle. Elle n’a pas de fonction tierce, tel l’autre installé « derrière le miroir ». Dans les tableaux, le miroir n’est pas la seule invention de Balthus. La jeune fille est entourée d’objets dont la valeur symbolique phallique classique est dévolue. Ainsi les antiques mobiliers. Les commentaires évoquent, par exemple, le coin de table foncé bien banal s’enfonçant vers le bas-ventre clair d’une jeune fille endormie. Quel rôle d’indicateur joue ce meuble (le regard de ce meuble) avec la rêveuse dans cette scène adolescente  ? Ainsi les vases dans le champ de l’alimentaire ou de la toilette à propos desquels je rappelle cette affirmation de Freud : «  L’appareil génital de la femme est représentée symboliquement par tous les objets dont la caractéristique consiste en ce qu’ils circonscrivent une cavité dans laquelle quelque chose peut être logé »297. L’ensemble de ces objets me semblent représenter la phallicité infantile de l’environnement « interne-externe bien sûr » dans lequel se déploit le pubertaire. 3) Y a-t-il meilleur exemple de ces problématiques que le chat, partenaire régulier de la jeune fille ? Balthus aurait-il pu prendre un modèle qui n’aime pas les chats ou qui est allergique au chat ? Il est noir, au moins foncé. Il regarde souvent, il est immobile. Le chat a des significations historiques multiples figurant au mieux les paradoxes des liens intergénérationnels et à ce titre animal domestique privilégié : tendresse paisible, présence maternante et d’autre part indépendance sauvage, volonté de pouvoir pouvant être qualifiées de vertus diaboliques au moins menaçantes : assurément branché à la fois sur la sublimation et l’emprise. Je le crois dévoué au narcissisme tant à son service corporel (regarder-caresser, être regardé, caressé) qu’à ses idéaux ; plus vivant que le miroir. Quel narcissisme  ? Plutôt celui de l’enfance bousculée par le pubertaire ; il aurait une défaveur (irritation ; ailleurs négligence) à l’endroit du génital ; on le voit guetter souvent qu’un partenaire sexuel ne survient pas. Le lien avec le chat figurerait un psychodrame avec l’infantile profond (voire primaire) et un certain travail du négatif (de distanciation) à l’égard de la sexuation nouvelle. Par rapport à la nouveauté pubertaire, je le perçois comme un porte-parole privilégié de l’infantile, dans sa version tendre et comme gardien sérieux des conceptualisations 297.   S. Freud, (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1987.

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et idéaux phalliques. Assurerait-il un fil rouge entre passé et présent ? C’est une vue optimiste. Je le vois plutôt comme garant du narcissisme infantile et de sa persistance. Dans Le Chat au miroir (1977-1980) l’adolescente tend le miroir au chat vivement intéressé par son image. Elle est maîtresse du jeu et croît l’être de l’animal. La jeune fille est dans la position du Lever (1955). Le tableau semble avoir deux scènes. Le bas de son corps s’offre les jambes ouvertes nues au regard (naturel de petite fille ou indication féminine ?). L’affaire sexuelle n’est pas celle du chat. Le haut est en dialogue à distance avec le chat. L’adolescente lui propose de la main gauche le miroir. Dans la main droite tombant vers le bas, elle a une lettre pliée ; pourra-t-elle la lire lorsque le chat sera occupé, se demande le spectateur persuadé qu’elle vient de quelque partenaire sexuel  ? Au pied du lit, sous la chaise de l’animal, une boîte bien fermée par un tissu me fait penser à la boîte de Pandore utilisée comme symbolique du transgénérationnel par les thérapeutes familiaux. Chats aux miroirs I et II (19861994) reprennent ce thème en habillé. Intimité amicale ou jugement ? La séquence me fait associer sur la célèbre pièce de théâtre de Nathalie Sarraute Pour un oui pour un non 298. Deux amis ont pris de la distance, car l’un d’eux a réagi au récit de vie de l’autre en disant : « C’est bien… ça » avec une pause avant « le ça », un peu hautaine ou seulement distanciée : on passe de la co-existence au jugement de valeur. Balthus, ce chat peintre, se dit justement l’homme du passage entre ce qu’il voit et ce qu’il donne à voir… bref à son jugement plus ou moins inconscient. Dans bien des exemples, le chat est une figure donnée dont la tendresse est protectrice ; ainsi participe-t-il aux Semaines des quatre jeudis (1949). Dans la Jeune fille assise avec le chat (1980), l’animal est lové, nullement endormi dans une position vigilante « de parent d’enfance » les yeux ouverts, un peu déséquilibrée sur les genoux nus d’une jeune fille, devant son ventre (le garde-t-il ?). Elle est revêtue d’une tunique, assise sur une chaise, le visage incliné méditant vers l’animal  ; l’ambiance est plutôt douce, mais ferme. J’y vois un temps de réconciliation des lignes critiques dans l’adolescence harmonieuse d’une semi-liberté. Le chat au pied de Thérèse rêvant (1938) est occupé ailleurs ; il mange dans son assiette tranquillement. Il est par contre nettement de garde dans Les poissons rouges (1948). Il peut aussi prendre résolument le parti d’une emprise infantile menaçante ainsi dans La Chambre (1947-1954), 298.   N. Sarraute, (1982), Pour un oui pour un non, Paris, Gallimard. Mis en scène par Sophie Lecarpentier de la Compagnie Eulalie.

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les critiques l’estimant de la même race que le gnome. Il le soutient d’un regard étonné. Le chat est double avec la dérision de cette division. En reprenant les termes de la définition de l’autre, il est présent, mais il n’est guère abstinent. J’y vois plus une symbolique de la mère phallique et tendre, peu femme ; plutôt « quête au trou » comme on dit communément des bonnes sœurs surveillantes des internats de jeunes filles. Pourrait-on dès lors dire qu’il symbolise le regard que Balthus aime et n’aime pas porter sur la scène adolescente qu’il est en train de peindre ? Assurément le chat est comme son peintre un sacré magicien capable de « fasciner » bien des interprétateurs. Dépassons la dénégation orgueilleuse de Balthus : « Un chat n’est qu’un chat et non une quelconque métamorphose ». Le chat est un partenaire privilégié de Balthus depuis « Mitsou » (et sans doute auparavant) qu’il trouva à dix ans et perdit deux ans plus tard, jusqu’aux nombreux chats qui habitèrent le Grand Chalet. Partout où il vécut il s’entoura de chats. « Je dois être un peu chat moi-même »299. « Quand j’étais jeune je dégageai… une odeur de musc qui faisait que j’étais toujours entouré d’une cour de chattes. Mes amis m’appelaient le roi des chats… ce qui me plaisait beaucoup »300. Tel est d’ailleurs le nom d’un tableau de 1935 où il apparaît en dandy ne s’occupant guère du chat qui se frotte amoureusement la tête à son pantalon élégant. C’était d’ailleurs la première apparition de ce félin emblématique. Cette esquisse de souvenirs ferait de Balthus un chat puissant… entouré de femmes non moins puissantes, un séducteur phallique parce qu’entouré de féminités du même nom, fascinant. Il disait à l’occasion « le chat c’est moi » tant il pouvait s’identifier à cet animal royal. Son côté chat refléterait le pouvoir de son autorité de peintre. Dans le tableau où « tout serait un peu lui-même », le chat symboliserait la partie royale de Balthus301. Je le vois bien en « roi des chats », « cynique et impérieux »302 dans le Chat de la Méditerranée (1949) qui dévore poissons et langoustes. La jeune femme plutôt affirmée, sa future modèle et amante Laurence Bataille (dont le portrait est contemporain), cherche à échapper sur une barque à son aisance phallique qui n’est pas sans violence. Il parle à l’occasion de «  son animal fétiche  »303. Prendrais-je le mot fétiche au sens psychanalytique qui défendrait de la castration 299.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 97. 300.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 97. 301.   Le dieu soleil Râ à Héliopolis. 302.   Y. Bonnefoy in J. Clair (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 316. 303.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 97.

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maternelle et dès lors offrirait une capacité d’échapper à l’angoisse de castration c’est-à-dire d’être un homme fascinant, substitut phallique facilitant l’engagement génital lorsque la puberté advient  ? Ne nous contentons pas de dire que le chat est un symbole de l’infantile et à ce titre à valeur de continuité identitaire. Qu’est-ce qui ne serait pas symbole de la sorte ? Mais bien une concrétude vivante primaire ou élaborée pendant toute sa vie, non seulement témoin, mais protecteur de son vivant jouissant et souffrant. Caresser un chat avec familiarité serait un renversement-retournement plus affirmé plutôt que d’être caressé trop sensuellement par la féminité maternelle de Baladine. Anticipons un argument important de ce livre quant au statut de peintre de Balthus, esquissé ici, approfondi dans la dernière partie. Si la « femme complète » est figurable comme Méduse au XVIIIe sous forme de figures belles et élégantes, raffinées, néanmoins porteuses de chevelures abondantes de serpents…, femmes phalliques, chose féminine désirante et menaçante, alors le chat aurait la même fonction que le tableau tout entier en tant que miroir-bouclier de Persée (reflétant mortellement la Méduse). Par sa séduction, il permet d’échapper à une séduction mortelle. Balthus aime d’ailleurs les histoires terribles tel Der Struwwelpeter (en français Pierre l’Ebouriffé) ou Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë. On comprend mieux le plaisir passionnel de dessiner « Mitsou » et l’angoisse de castration que provoqua sa disparition, la satisfaction formidable de faire paraître ses dessins avec une préface de l’amant de sa mère qui l’incitait ainsi à faire une carrière de peintre. Mitsou est l’œuvre concrète d’un travail de deuil (« tuer le mort »), essai d’affirmer malgré sa disparition, la présence transcendantale du chat (déniant sa mort) et dans la foulée d’installer la fonction même de sa peinture comme activité fétichique. Cette affirmation non seulement détourne ou dénie la problématique de la castration, mais celle de la mort grâce à Rilke, grâce à Mitsou. Le roi des chats figurerait moins Balthus que « Balthus-peintre ». Voir, caresser un chat c’est comme peindre ; peindre un chat c’est en signifier cette fonction qu’il a pour Balthus et derechef qu’il a pour la jeune fille sachant que « ces anges » qu’il peint c’est aussi lui. Voici la jeune fille et le chat dans la même valeur défensive à l’endroit de la femme advenue constituée « complète ». Le chat ritualisé dans sa présence donne licence au peintre. Il signe l’art d’être surveillé et libre. N’est-ce pas le statut du fétiche justement ? Dès lors, si la jeune fille est un ange ne réveillant pas ou plus « d’instincts démoniaques » avec une idéalisation suffisamment bonne en elle-même, il n’y aurait alors plus besoin de ce fétiche. Je pense au touchant Nu de profil (1955) de Frédérique devant 105

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la cheminée sans chat. Concernant les périodes d’incertitude angoissées, peindre une jeune fille sans chat aurait été impossible, au minimum à risque. Utilisons pour conclure mon goût pour l’antinomie et le contraste. Il s’agit ici des interprétations qui furent données à un tableau bien intéressant La Jeune fille au renard de Paul Gauguin (craie sur papier jaune) reprise en peinture (en 1890-1891) sous les titres tour à tour cru de Perte du pucelage ou discuté d’Éveil du Printemps. Une femme est figurée nue, étendue à plat sur le dos sur un sol rouge dans une maintenance soumise, rigide, froide, triste, immuable, les yeux ouverts étrangers, d’une peau blanche tranchant sur la prairie bretonne qui constitue le fond du tableau. Accolé à sa nuque et son épaule se tient dressé un renard, gris dans le dessin et jaune dans l’huile sur toile ; il pose une patte de devant sur le sein gauche marquant son emprise tranquille ; son regard est particulièrement vif. Elle n’est pas un modèle de métier mais une petite modiste de vingt ans, vierge, un peu martyre, qualifiée de « point jolie mais expressive » par Paul Gauguin qui en fit sa maîtresse. Il la laissera enceinte d’une petite fille lors de son départ aux îles. Dans les carnets intimes de ce grand dragueur bien phallique qui confondait humanité et masculinité, le renard intervient plusieurs fois avec une signification démoniaque et sexuelle, « symbole de la perversité » (1889). Les mâles critiques y virent « une vierge304 saisie au cœur par les démons de la lubricité ». Quelle lubricité ? Celle de Paul Gauguin ou celle de la jeune fille ? Sans doute celle qu’il prêta à la jeune fille. Le peintre critiquait avec sa paranoïa d’homme la passivité certainement amoureuse de la jeune fille à laquelle il reprochait une activité sexuelle « pas assez professionnelle ». Je pense que le renard pourrait également figurer le bébé assuré de son emprise sur sa mère, signifiant de l’amant. Paul Gauguin par son double titre inscrit la passivation à laquelle doit se résigner la femme-objet du dépucelage, offerte à la toute-puissance de l’idéal phallique qu’elle ne doit pas mettre en doute. Le renard est ici l’antithèse du chat. Si les jeunes filles de Balthus sont en confrontations mystérieuses avec leurs chats, la femme complète de Gauguin soumise au renard « a perdu son mystère ».

304.   Peut-on représenter la virginité autrement que symboliquement  ? D’ailleurs les symbolistes en firent leur thème préféré… tabou. La virginité peut être menacée ou menaçante.

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chapitre 5 Et la violence Toute scène adolescente est tragique, disions-nous. Elle comporte une violence du fait que s’y rencontrent l’organisation infantile installée et la génitalité advenante, confusion de langues contraires. De bien des tableaux de Balthus, émane une impression d’impétuosité et de contrainte. Il faut avoir observé la voracité du caméléon pour réaliser que toute métamorphose à partir de deux fonctionnements provoque une créativité déchaînée. Selon la métapsychologie de l’adolescence que je propose, la violence n’est ni du côté infantile ni du côté instinctuel mais du fait de la grande différence entre ce qui est déjà là et ce qui est nouveau. 1) Dans le principe, la scène adolescente de Balthus est réaliste au sens où elle veut exprimer les forces pulsionnelles sexuelles et agressives avec leur dialectique de refusement sans trop les adoucir : « Peindre ce qu’il voit  » selon ses dires et son idéal d’artiste-artisan. Les processus adolescents utilisent les systèmes projectifs de défense sur ce qui vient de l’extérieur selon un modèle phobique ou narcissico-paranoïaque. Une asymétrie dès lors s’introduit. De même le peintre fait implicitement semblant que la volonté d’emprise infantile vienne de l’extérieur. La jeune fille s’en trouve dès lors blanchie. Elle est « un ange » reflet d’une « sacralisation » d’un travail de sublimation-idéalisation. Ange menacé, donc symbolisé par celle qui s’échappe illuminée en bateau dans Le chat de la Méditerranée (1949), celle qui cherche appui auprès du miroir ou par la caresse d’un chat. Retenons ce contraste entre la non-idéalisation de la scène adolescente elle-même et l’idéalisation concernant le personnage féminin qui peut être lassif, « endormi » ou « rêveur », lorsqu’un autre plus réaliste ne le menace pas. Je pense à ce contraste : d’une part le côté familier (heimlich) au sens freudien de la jeune fille dont l’intimité est présentée ; d’autre part le sentiment d’étrangeté (unheimlich) du tableau dans lequel s’expriment les forces de refusement du pubertaire. Ce qui est familier rencontre une étrange violence dans le regard de l’autre. N’est-ce pas cela qui jette dans la création ? Dans certains dessins longtemps secrets et déchirés, mais également certaines peintures, la féminité advenante est seule offerte au regard 107

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dans une intimité touchante. Pas d’autre que le peintre lui-même, dont on perçoit, par l’ambiance, l’attrait qu’il ressent pour le modèle : pas de violence, mais une tendresse visible (au sens d’une pulsionnalité sublimée). La violence implicite de la création adolescente serait-elle devenue invisible par ce ravissement sacré (idéalisation, disais-je, grand mécanisme de défense par retournement en son contraire de la violence)  ? Le roman La marquise d’O  d’Heinrich von Kleist se termine sur cette phrase étrange le jour où le Comte F. la demande en mariage après l’avoir sauvée d’un viol par de vils soldats, puis l’avoir violée évanouie, la mettant enceinte : « Jamais elle ne l’eut regardée comme un démon ce jour-là, si elle ne l’avait vu comme un ange lors de sa première apparition  »305. Peut-on empêcher les anges d’être ou d’avoir été des démons, s’interroge Balthus à plusieurs reprises ? Les figures de Katia et Michelina (pendant la quasi totalité des années romaines), celles de Frédérique à La chemise blanche, Assoupie, Aux bras croisés (1955) ne sont-elles pas, comme je me le suis demandé, plutôt des portraits ? Ayant souvent posé comme modèles pour poser la conflictualité agressive de l’adolescence, elles peuvent devenir des sujets ayant leur vie, leurs jeux, leur intimité, leur autonomie. Alors et sans doute alors seulement, elles deviendraient représentables non pas comme actrices de la scène adolescente mais comme familières (heimlich) : un ange que rien ne menace et qui ne menace rien. Balthus aurait-il investi comme objectif de peindre la scène adolescente de telle sorte que se trouve protégé le processus de sublimation émanant de la libido plus ou moins mesurée de certaines jeunes filles ? Le peintre disait s’identifier autant à la jeune fille dans ses traits angéliques qu’aux autres bien sauvages qui l’entourent. C’est en outre à la scène adolescente toute entière qu’il s’identifiait ; aux rôles peints et à leurs jeux ; à la personne élue comme sacrée aux autres et à ce qui se passe entre eux. Sur le modèle du fameux « Emma c’est moi » de Flaubert, disons que la scène adolescente serait Balthus. Dans quelle mesure la scène balthusienne, redisons-le, est une projection des lignes de forces inconscientes de leur peintre confrontant (comme tout le monde) la génitalité et l’infantile ? À propos de La Chambre (1952-1954) là où Jean Clair parle de « mélange démoniaque d’une petite fille et d’un vieil homme », René Char, dans une lettre à Balthus, évoque « un dard dans la fleur ». Nous avons présenté la fleur et le dard. Parlons de leurs liens sous l’angle de la violence peinte entre les deux acteurs de la scène adolescente. 305.   H. von Kleist, (1808), La marquise d’O, Paris, Phébus, 1976, p. 103.

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J’ai été jusqu’à y repérer306 ce que Paul-Claude Racamier a nommé une perversion narcissique. Si tout objet a un noyau narcissique, l’appellation en question met l’accent sur l’excès ou seulement la prévalence de ce noyau au détriment de sa référence pulsionnelle : « mal d’objet », écrit Jean Guillaumin exprimant «  l’enfouissement de l’objet désiré dans le sol du soi »307 et n’ayant plus dès lors d’imagerie. La dominance sur l’objet y est prévalente à l’écoute du désir de l’objet. La possession de l’objet normalement en est l’enjeu plus que l’amour, complice de l’amour. La perversion narcissique va plus loin que le seul déni du champ pulsionnel (érotique et agressif ) en désavouant l’objectalisation pulsionnelle même : « Je ne désire rien ». Le sujet a la conviction d’être aimé ou haï de tout l’objet extérieur investi et trouve une justification à ses démarches violentes paranoïaques lorsque l’environnement attaque cette conviction. Il gratifie son narcissisme par les satisfactions qu’il procure à se réaliser. Notons que cette métapsychologie d’une organisation perverse peut paraître la seule défense contre la mélancolie définie par la célèbre phrase de Freud : « L’ombre de l’objet tombe sur le Moi »308. Ne devrait-on pas reconnaître le gnome de La Chambre (1952-1954) et de bien d’autres personnages sous cet angle ? J’attache de l’importance à ce que le concept de perversion narcissique ne soit pas le propre d’un personnage mais de leurs liens. Yves  Bonnefoy309 retient facilement le deuxième penchant du peintre en sa « volonté de distance », son « insensibilité vengeresse », sa « brusquerie », son « envahissement de l’absence », son refus de l’expérience sensible des surréalistes qualifiée « d’obscène » (obscénité de la proximité) et « son irréalité menaçante » (cherche-t-il à la gérer par son orgueil ?), sa mélancolie, sa déréliction, sa surdité à ce que dit l’autre, effrayant son objet par une saisie trop brutale ou jouant l’indifférence, son affirmation, ses dérisions interminables, son plaisir de tromper. « Ses déguisements » en dandy, à la fois mondain et solitaire, ostentatoire et mystérieux, snob comme un chat, Seigneur de Chassy, maître de la villa Médicis, comte Klossowski de Rola « d’un ombrageux dédain »310… En vieillissant dans ses succès d’homme et de peintre, Balthus s’assouplira quelque peu. Il peindra en 1974 Le peintre et son modèle ayant dépassé les tourments exprimé dans La Chambre (1952-1957). Il parlera alors 306.   Ph. Gutton, (2013 à paraitre), Balthus et les jeunes filles, in B. Chouvier, (éd.), Paris, Armand Colin. 307.   J. Guillaumin, (1996), L’objet, Paris, L’Esprit du Temps. 308.   S. Freud, (1915), Deuil et mélancolie, Paris, Payot. 309.   Y. Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, op. cit., (p. 46). 310.   Selon le mot de P.-J. Jouve rapporté par C. Roy, (1996), Balthus, op. cit.

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et alors seulement, en souriant, de « ses mauvais penchants » lorsqu’il guette la nudité au sortir de la douche, dans le sommeil, et son goût pour des provocations projetées et niées sur ses tableaux. Le problème serait à mon avis moins « le penchant » qui en font un grand peintre que le niant. Le pouvoir narcissique de l’infantile me semble être représenté également dans le célèbre tableau d’Edward Munch La puberté. L’auteur (1863-1944) le peint en 1893 comme symbolisant pour lui l’acte créateur311 après en avoir fait à vingt-trois ans (1886) une première version perdue. La jeune fille est assise sur le bord d’un lit assez dépouillé avec une pudeur timide, un aspect anorexique (bien différente de l’expression orgueilleuse exhibante de la Madone en 1894-1895 et de ses diverses études) ; les critiques la qualifient « d’étonnée » par rapport à son évolution. La lumière venue du coin gauche inférieur provoque une ombre s’imposant au spectateur par son volume disproportionné, son enveloppement et sa couleur d’un sombre redoutable. Lorsque Edward Munch parle de « cette ombre énorme », il associe sur sa propre vie révélant son identification à la jeune fille et précisément à son propre passé : « Il vit avec ses morts ». Il déclare que tous ses souvenirs remontent à la mort de sa sœur, de sa mère et surtout de son père (le modèle lui rappelle son père !). Il est obsédé par cette image du passé qu’il interprète à l’inverse de ce que formulent les critiques considérant que l’ombre est l’angoisse de l’avenir de cette adolescente. Je pense qu’elle symbolise, en effet, le passé infantile qui menaçant le pubertaire fragilise l’identité du sujet. François Duparc a écrit que l’identité du sujet était comme son ombre, prenant des formes diverses selon l’angle de la lumière symbolisant les regards des autres. La jeune pubère qui posait pour la première fois, et voyait pour la première fois le féminin advenir se trouvait fragilisée dans son identité, chargée de remord, sous regard. Nous avons décrit bien des adolescentes de Balthus menacées par leur passé tel qu’il est porté par tel ou tel personnage ou chat. La violence de l’infantile est témoignée dans La jeune fille en vert et rouge (1944) par sa rigidité imperméable, son adolescence non adolescente, le chandelier sans flamme, le couteau pointé dans la viande. Elle est néanmoins moins désolée que La Victime (1937) «  véritable cauchemar de l’histoire  » (selon l’expression de Jean Starobinski). Sa fabrication dura toute la guerre (1939-1946). S’y reflète l’ambiance d’un roman de P.-J. Jouve, de même nom, inspiré dramatiquement d’E. Poe. 311.   Je reviendrai in P. III, chap. IV, sur la violence contenue dans tout acte créateur.

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N. Fox Weber la pense violée. Balthus disait qu’en peignant cette toile il regardait par la fenêtre la noire montagne du Gotteron  : couleurs glauques, image de jeune fille couchée, cadavre nu, couteau par terre, pas de sang, drap blanc sans blessure, pas d’autre personnage ; autour d’elle rien, les bourreaux sont absents. De même est La victime II appelée aussi Le nu couché (1945). Pour moi, ces deux tableaux représentent l’infante détruite par son infantile même. Étendues, elles n’ont même plus d’ombre, c’est-à-dire d’identité. Serait-ce le symbole de sa créativité attaquée (par sa blessure et par la guerre), qui produit, « mais quand même  » figurant la mort  ? On est au plus près de la mélancolie de Balthus s’identifiant à son modèle. Je rapproche ce tableau de La grande composition au corbeau de 1983-1986 où tout semble se détériorer (les couleurs en particulier, Balthus perdant la vue). L’adolescence est menacée ; peut-elle être menaçante ? Ainsi la dite Jeune fille en vert et rouge (1944-1945) plante un couteau énorme dans une viande. Une autre peut maltraiter un phalène (1959-1960) en l’approchant d’une lampe à pétrole. En fait la violence agie est bien rare. L’angélisme des adolescentes balthusiennes les rend expulsant toute volonté personnelle de maîtrise et subissant la violence des autres. Elles se différencient clairement de la monstrueuse Lolita312. Balthus le répète volontiers. Lolita est en guerre ouverte avec Humbert Humbert. L’homme est d’une «  ironie triste  », d’«  une dérision cruelle  »  ; il se décrit asservi à Lolita qu’il espère asservir. Leurs relations sont toutes en rapport de force ou d’identité313 à l’inverse des scènes balthusiennes. Concluons  : si Balthus s’identifiait à plein canal à l’ensemble du tableau, on y sent la ligne d’un clivage entre l’ange et la bête, le travail d’idéal (J. Chasseguet-Smirgel) et la perversion narcissique infantile. La distance est régulièrement maintenue entre ces acteurs de l’inconscient ; serait-ce justement ce que les commentateurs nomment l’indifférence apparente des personnages entre eux ? Pas de combat, pas de règlement de compte, mais une tragédie sur une ligne de crête. Il y a violence, mais entendons ce concept en incluant dans sa définition, l’étymologie de « vie »… pulsion de vie, motion d’adolescence314. La confusion des langues de l’adolescence est maintenue par un clivage de sécurité entre l’enfant pubertaire angélisé et l’infantile « gnométisé ». « Le dard et la fleur » s’approchent mais gardent leur autonomie, en sachant que si danger il 312.   V. Nabokov, (1955), Lolita, Paris, Gallimard, 2001. 313.   C. Roy, (1996), op. cit., p. 145. 314.   Ph. Gutton, (2002), Violence et adolescence, op. cit.

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y a, la source asymétrique penche du côté du dard, image symbolique bien choisie par le poète d’une phallicité génitalisée. 2) Différente est la violence lorsque le supposé représentant de l’organisation infantile se sert de son emprise aux fins d’un pouvoir génital sur l’adolescente : il abuse. Comme le disait G. Deleuze : « Toute puissance est bonne, seuls les pouvoirs sont mauvais » ; le narcissisme infantile est bon dans sa volonté d’emprise dans son autorité315, le pouvoir génital phallique le transforme en mauvais. « Le mal ne dépend que de la puissance qu’il peut exercer pour imposer sa volonté aux objets de ses appétits. » Et A. Green d’ajouter : « La sexualité n’a partie avec le mal que lorsque sa composante érotique est dominée par sa composante narcissique, c’est-à-dire lorsque la haine qui prend sa source […] dans l’autoaffirmation du Moi, monopolise presque entièrement l’érotisme »316. Si « les symptômes névrotiques sont d’une part fondés sur des exigences des pulsions libidinales et d’autre part sur l’opposition du Moi qui leur oppose une réaction », il n’en est rien dans les positions perverses : le Moi est complice dans une alliance transgressive. Le pouvoir infantile fait de tendresse (libido sublimée) et d’emprise phallique se met au service du génital. La Leçon de guitare (1934) est exemplaire de cette violence peinte. Est-elle «  le spectre  » de Balthus, comme l’affirme M.  Bal317 dans les conclusions de son ouvrage  ? L’interrogation court dans bien de nos lignes. Une maîtresse de musique tient sur ses genoux une jeune fille au corps arqué, dont le bas du corps est nu depuis la taille, la tête renversée. Elle porte de grandes chaussettes blanches et des sortes de pantoufles paysannes. Dans une étude préalable (1934), le bas du corps est nu, le haut couvert d’un drapé ; elle est seule dans la même position renversée. La femme avec un regard attentif, voire cruel, tire les cheveux de l’enfant de sa main droite et la masturberait de sa main gauche. L’enfant de sa main gauche cherche le sein nu en poire de la femme (motion désirante), sa main droite est au sol retournée à côté de la guitare ridiculement petite au premier plan : il ne s’agit pas d’une leçon de musique. Dans l’angle gauche un piano. Depuis Fragonard la leçon de musique est bien connue comme une allégorie de la séduction. La guitare passe pour un instrument féminin populaire. (Cf. La Joueuse de guitare de 315.   P 2, Chap. IV. 316.   A. Green, (1990), La folie privée, Paris, Gallimard, p. 383. S. Freud, (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., note 31, p. 174. 317.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit.

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Vermeer ou Le concert de Jean Raoux). Les disciples du Caravage la montrent dans les maisons de tolérance. Ce n’est pas le cas du clavecin, instrument aristocratique par excellence, au point que sous la Révolution, on en brûla beaucoup et que leurs propriétaires, quand ils étaient monarchistes, les firent peindre en noir après l’exécution du roi. Les contacts physiques entre ces deux acteurs sont « quand même » quelque peu décalés, disons, selon Balthus, incertains  ; il y a «  du presque  »  : la main gauche de la maîtresse ne touche pas le clitoris  ; la main gauche de la fille ne touche pas la pointe du sein. Le bras qui tombe sera retrouvé dans Thérèse sur la banquette (1938-1939). Un dessin daté de 1949 a la même structure, mais un homme, «  auto-portrait déguisé  » dit N.  Fox Weber318, remplace la maîtresse. Même position de l’enfant dont le haut n’est qu’esquissé et le bas bien dessiné. L’homme maintient de la main droite le bras droit de la jeune fille et écarte de la main gauche sa cuisse. Avec un emportement sadique il arrache un tissu couvrant le corps de cette dernière avec ses dents. Selon N. Fox Weber319 ce dessin, seize ans après le tableau, révèle combien Balthus restait « obnubilé » par le corps au seuil de la féminité, justifiant l’appellation que Gaston Poulain320 lui avait conféré de « Freud de la peinture ». Ce retour tardif aux sources de la violence est contemporain en 1949 (période parisienne fort difficile pour le peintre) de tableaux dramatiques tels que Les Beaux jours et précédent La Chambre (1952-1954) de même organisation. La même année (1949) la férocité est étalée à nos yeux dans Le Chat de la Méditerranée ; véritable autoportrait, « le félin impérieux » est attablé devant un grand et singulier poisson que certains identifient à une jeune fille ; Laurence Bataille (bientôt amante) fuit sur l’eau le bras dressé (et non tombant vers le restaurant, sur fond de mer (mère)). Un autre dessin daté de 1954, dans les débuts de Chassy, a été vendu en décembre 2011321 reproduisant à peu près celui de 1934. On s’interroge sur la persistance de ce thème chez Balthus près de vingt ans après le tableau initial. En 1934, Balthus, âgé de vingt-cinq ans, est décrit par son ami P.J. Jouve322 comme «  sombre et pensif  », «  d’un ombrageux dédain  », mal logé, «  jamais content  ». Il est comme Lord Byron sur le thème 318.   W. Nicolas Fox, (2003), Balthus une biographie, op. cit. 319.   Ibid., p. 271. 320.   Comoedia, 10 avril 1934 in J. Clair, 2008, p. 226. 321.   Pour la somme de 409.500 € à Drouot. 322.   C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 78.

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du plaisir de l’artiste à « détruire toute croyance en la vertu », à se faire passer pour un démon. Il illustre de 1932 à 1935 Les Hauts du Hurlevent d’Emily Brontë, aventures qu’il qualifie délibérément à la fois par « leur tendresse et nostalgie de l’enfance » et par « l’amour, la mort, la cruauté les rugissements et les larmes »323. Sont mis en scène, Heathcliff, sauvage, anguleux, maigre, à terme indomptable et Catherine, impulsive et caractérielle, respectivement auto-portrait et figure d’Antoinette de Watteville, sa future épouse, modèle de La Toilette de Cathy (1933). Il est important de constater que Balthus dessinait à la même époque des jeux intragénérationnels entre adolescents et adolescentes, ce qu’il ne fera guère par la suite. Dans un courrier à Antoinette de Watteville en date du 1er décembre 1933 Balthus lui annonce La Leçon de guitare ainsi : « Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce. Dois-je oser t’en parler  ? (…) C’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infâmies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non, je veux déclamer au grand jour, avec cris, les lois inébranlables de l’instinct. Revenir au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites  !  »324. L’oeuvre est exposé à la galerie Pierre (première exposition personnelle) en 1934. Installé dans une petite salle à part, il est caché par un rideau. Devant le scandale qu’il provoque, il sera interdit de toute nouvelle exposition et reproduction par l’auteur pendant plus de quarante ans. Il aura plusieurs propriétaires après 2001 avant d’être exposé en 2008. Exposée aussi à la galerie Pierre La Fenêtre (1933) sur le rebord de laquelle une jeune fille sage se trouve en déséquilibre, paraissant terrifiée par ce qui la menace dans la chambre. Balthus raconta s’être costumé pour ouvrir la porte à son jeune modèle afin de provoquer chez elle une expression de terreur et avoir, avec un air féroce, fait mine « d’arracher sa blouse ». Le sein gauche de la jeune fille est en effet nu. Le tableau avait un deuxième titre plus explicite La Peur des fantômes. Le peintre le remania beaucoup avant 1962 afin d’en apaiser l’ambiance (en particulier le regard terrifié du modèle) ; exposées encore La Toilette de Cathy (1933), Alice dans le miroir (1933) et La Rue (1929). Un mot encore sur le contexte : 1933-1934 est une période d’amitié avec Antonin Artaud qui est en train d’élaborer le concept de « théâtre de la cruauté  », dont l’exemple est sa pièce des Cenci pour laquelle 323.   Lettre du 8 novembre 1934 à Antoinette de Watteville. 324.   Gazette de l’Hôtel Drouot, 16 décembre 2011, 44, 49.

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Balthus fait décors et costumes et dont l’idée est de concentrer le récit sur un « phénomène enivrant et implacable » selon l’expression plutôt admiratrice de l’ami P.-J. Jouve : inceste, parricide, condamnation à mort. Mais revenons à La Leçon de guitare. « Le grand réalisme de Balthus dans La Leçon de guitare de 1934 est une grande leçon de peinture »325. Claude Roy minimise la violence perverse exprimée, et ironise sur les spectateurs choqués qui qualifient le peintre de « glauque » « malsain », « verdâtre ». Selon lui, la guitare est peinte par « un homme de cœur se faisant passer pour un diable (…) pour un grand plaisir »326. Balthus de son côté parle a posteriori de cette œuvre comme une provocation de jeunesse avec le but commercial de «  se faire connaître  ». Dans la dimension du sacré, amusant par ailleurs, est le rapprochement que les critiques firent avec la Pieta d’Avignon au Louvre. J’ai pour ma part une association plus terrifiante concernant la certitude qu’aurait le peintre que sa capacité de saisir le secret de la féminité advenante et de la faire reconnaître, nécessite de la violence. Je pense audacieusement au roman féroce et fou Le Parfum327 où un jeune homme veut recueillir et recueille le parfum des jeunes filles, convaincu qu’y résiderait le secret de l’amour entre les humains. Sa conviction nécessite leur mise à mort aux fins d’un tel prélèvement, sans viol. De fait il aurait raison : l’odeur provoque un état amoureux chez chacun lorsqu’il le respire. 3) Si comme je l’ai dit plus haut les scènes adolescentes sont des projections d’un clivage entre l’ange et la bête, La Leçon de guitare, si fameuse qu’elle dût demeurer cachée, serait un événement exceptionnel de confusion des langues. Quelles langues ? Phallique et génitale. Son histoire fait avancer dans le secret de l’œuvre toute entière de Balthus pensée dès lors comme expression défensive visant à maintenir un clivage de sécurité empêchant que s’unissent dans le tableau la virilité phallique et la génitalité ; ce qu’il osa nommer lui-même dans une sorte de confession tardive « ses mauvais penchants ». Ces derniers ont été « adoucis » par son art, la création comme mode de défense étayant le clivage. Maintenant une frontière entre les deux mauvais penchants, empêchant une rencontre explosive comme celle de certains produits en chimie, préservant une distance suffisamment sublimée et maîtrisée entre « le dard et la fleur » (selon l’image de René Char). Les tableaux auraient-ils une valeur fétichique ? Faille de ce système, La Leçon de guitare aurait montré au peintre ce qu’il ne devait pas révéler de sa violence profonde. Après 325.   C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 69. 326.   Ibid., p. 81. 327.   P. Suskind, (1986), Le parfum, histoire d’un meurtrier, Paris, Fayard.

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ce péché de jeunesse d’« une telle confusion des langues », il se reprit avec prudence et distance. Il serait « une étape de sa formation dont on trouve l’écho dans toute son œuvre »328. Selon J. Clair, « le tableau vise à la reconnaissance d’une “ scène primitive ” qui est en réalité sa propre scène en tant que projet créateur »329. Je considère la scène à la guitare comme exemplaire de la scène pubertaire dont j’ai rappelé330 qu’elle reprenait la scène primitive autrement, l’essentiel étant le renversement de la passivation infantile en activation. Les lignes dominantes comportent des jeux de retournement-renversement : séduction passive de l’encore-enfant et activation érotique de celui-ci ; identifications incestuelles ; interrogations identitaires. En fait La Leçon de guitare serait plutôt « une scène pubertaire qui n’a pas lieu ». Elle est présente, mais déniée331. Si l’activation érotique en est le qualificatif essentiel, elle est ici plus qu’incertaine. La passivation est prévalente, l’érotique phallique castré domine le tableau de telle sorte que l’érotique pubertaire est refusé. C’est encore une scène primitive dont la jeune fille est une partenaire passivée. Freud a mis à jour les diverses versions du fantasme « On bat un enfant » pendant l’analyse de sa fille adolescente Anna, bien soumise aux fantasmatiques paternelles dont elle a illustré activement les figures lors d’une conférence d’initiation à la Société Psychanalytique de Vienne. Le renversement adolescent ordinaire s’effectue sur le modèle « Qui bat-il maintenant ? » En pathologie, la jeune fille reste enfermée dans la passivation infantile, là érotisée, battue, « victime ». La scène pubertaire, sur le modèle de la scène perverse, est organisée par les artifices du pouvoir dans la sexualité, scène primaire c’est-à-dire duelle avec un tiers voyeur imaginaire ou réel332, ici le peintre lui-même s’identifiant aux personnages représentés, en particulier dans le dessin de 1949. Ce n’est pas seulement une scène d’abus dans laquelle celui-là même (figure parentale) qui porte tendresse et agressivité, laisse libre cours à sa génitalité avec « l’encore enfant » ; elle est également symbolique d’une irruption abrupte, à vif, du génital dans l’organisation infantile liant parent-enfant. Ce génital vient ici à la fois de la maîtresse et de l’adolescente faisant traumatisme. 328.   J. Clair (éd.), (2008), Balthus. Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 204. 329.   J. Clair  (éd.), (2008), Balthus. Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 69. 330.   P. 2, Chap. I. 331.   J’y reviens in P. 3, chap. IV. C’est ainsi que nous qualifions cette pathologie pubertaire, impasse de l’identification adolescente : le pubertaire y est dénié. 332.   Cf. P 2, Chap. IV nos commentaires concernant La chambre (1952-1954).

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La scène pubertaire se « névrotise » à l’ordinaire en scène adolescente. L’hypothèse serait-elle que l’œuvre de Balthus aurait pour fonction énigmatique de soutenir cette élaboration ? Le génie de Balthus repose-t-il sur ce travail du négatif en opposant aux « mauvais penchants » obscurs, des processus secondaires lucides ? Ses peintures auraient une fonction défensive primitive telles celles des animaux féroces dans les grottes préhistoriques. On comprendra mieux le souci de Balthus de s’absenter en tant qu’auteur dans la mesure où tout doit n’être représenté que dans le tableau. Bien de ses tableaux « de grande valeur » peuvent être pensés comme des symbolisations ayant l’objectif de masquer et révéler diraisje une sublimation difficile : par exemple la jeune fille amollie devant son gnome (La Chambre, 1952-1954), offerte à un ange féminin (la série des Rêves, 1955-1956), volontairement déséquilibrée (Jeune fille à la fenêtre, 1955). Cette scène qui a un pouvoir érotique à forte composante interactive, entre actif et passif, victime et bourreau, à propos de la souffrance ressentie et appliquée, comporte-t-elle pour autant une composante cruelle, attaquant l’altérité même de la victime  ? Est-elle une figure de cruauté d’Éros qui fut qualifié de «  monstre sacré  » par les oracles ? Selon l’approche de S. de Mijolla-Mellor, la cruauté est une action liée au besoin narcissique d’emprise sensori-musculaire visant à la destruction archaïque de l’objet « ignoré comme personne » désidentifié, disons autrement désubjectalisé, défait de son altérité : non seulement faire souffrir l’objet rebelle ou indifférent (insensible), mais aller jusqu’à lui arracher ses enveloppes, détruire celui que l’on ne parvient pas à maîtriser. Selon cette définition, je ne parlerai pas ici de cruauté. Revenant sur Victimes I et II j’associe sur ceci : si tuer le mort fantasmatiquement définit le travail de deuil, si tuer les figures infantiles c’est faire le deuil de l’enfance perdue (par fait de puberté), tuer une figure adolescente serait faire le deuil impossible de celle-ci, parce que perdue à jamais. Le scénario en question ressemble à certaines représentations obsessives d’adolescents en breakdown refusant le pubertaire à sa source et engagés dans des conduites d’auto-destructions totales (suicides) ou partielles (attaques du corps). Ces représentations sont des mises en acte sado-masochistes. La Leçon de guitare donne à voir en effet la problématique sado-masochiste des liens entre les personnages figurés. Si l’on tient compte des identifications multiples de Balthus aux acteurs de l’épisode qu’il peint, il est simplement possible de considérer le tableau comme sado-masochiste sur le modèle de bien des séquences du roman d’Emily Brontë. 117

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Le choix du titre ferait néanmoins allusion à une pédagogie sexuelle clairement intergénérationnelle. Quelle sexualité ? Mauvaise question. C’est le pouvoir phallique génitalisé qui prédomine. La dimension traumatique n’est alors niable par personne, sauf l’auteur. Le caractère sadique est repérable à l’évidence dans le tableau et plus encore dans le dessin de 1949. La participation de la fille montre alors soit qu’elle est quelque part sensible heureusement à l’enseignement qu’elle subit, soit que le geste de sa main gauche cherchant le sein de la maîtresse est le fruit classique de l’imaginaire d’un pervers. Dans le dessin de 1949, ce bras est écarté violement de l’autoportait. Mâturant, l’abuseur serait-il plus violent ou plus négligeant de la participation de l’abusée ? Au passage notons également la fenêtre ouverte comme un tableau sur la scène de ce dessin tardif. Tant la sœur de sa mère, Gina, Sabine Rewald, que P.-J. Jouve et son épouse Blanche Reverchon, psychanalyste renommée, font ce rapprochement intéressant qualifié de psychanalytique : Balthus aurait utilisé pour cette œuvre un tableau d’Eugen Spiro représentant, sur le même fond rayé de papier mural, une maîtresse d’école austère sous les traits de Baladine Klossowska supposée offrir à son fils une expérience sexuelle incestueuse. Dès lors qui serait sadique ? La mère et masochiste le fils ? Je crois que Balthus a raison lorsqu’il nous dit que par sa peinture il s’identifie à chacun de ses personnages. L’essentiel serait d’être actif. La scène adolescente est d’activation. Un risque adolescent, redisons-le, consiste à rester dans la pensée du phallique-castré lors de la génitalisation, c’est-à-dire dans le cliché culturel de la virilité. La Leçon de guitare dénonce le danger d’une telle identification phallique abusante (parentale : homme ou/et femme) et d’une identification enfantine féminine par définition castrée, aujourd’hui abusée. L’identification centrale du peintre, oserais-je dire celle qui le fait peindre, est l’advenance du féminin. Contrariant les identifications phalliques positives et négatives, contrarié par elles qu’il a « comme tout le monde » et qu’il exprima en 1933 à vif de façon consciente. Ces scènes adolescentes sont au fond autant de récits de scènes pubertaires élaborant la théorisation phallique du vécu que rencontre l’advenance féminine. Assurément, Balthus laissa dans ce tableau émerger une sorte de journal intime qui ne permet guère d’en savoir plus sur lui-même, mais qui émet un « message universel » (M. Bal) concernant la dimension phallique-castré de la sexualité humaine… malgré le pubertaire. Le débat est ouvert : je le reprendrai à la fin de ce livre. Retenons pour le moment en tant qu’hypothèses que : 118

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a) la scène adolescente est investie pour donner à voir les jeux de liaison-déliaison entre phallicité et pubertaire dans la sexualité et l’identification de la femme. b) le champ de recherches choisi est celui de la l’advenance de la femme « incomplète encore » ouvrant la boîte de Pandore de l’intergénérationnel. Un mot sur cette jarre. Zeus en a muni sa fille, « celle qui a tous les dons », lorsqu’il accepta qu’elle descende du Parnasse pour la donner aux humains. L’ouvrir est un risque majeur pour son contact avec ceux-ci, car elle contient les pouvoirs de sa filiation. L’infante de Balthus ne pourrait-elle se nommer Pandore ? c) la problématique sadomasochiste de la phallicité est, pour sa pensée, d’importance dans le lien avec la jeune fille. Elle éveille en lui une angoisse de castration touchant la subjectalité et ses systèmes actifs de défense dont le meilleur serait peut-être l’acte d’artiste lui-même ? d) Je propose de réfléchir sur la prévalence de son identification au processus pubertaire féminin de telle sorte que ses identifications aux autres sur lesquelles j’ai mis l’accent au début de ce chapitre pourraient avoir une fonction défensive. Cette orientation se devait d’être masquée au public.

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partie III Le regard de l’Infante Freud fit en touriste à Athènes une expérience de jouissance et d’étrangeté qu’il considéra comme provoquée par le regard que l’Acropole posait sur lui… « tel son père » : l’œil de l’œuvre et son interprétation. Retournement de situation. « Si peindre c’est signifier » comment se trouvent inspirés le peintre et ses autres devant les significations en train de se peindre et peintes ? Que ressentent-ils et comment réagissentils lorsqu’ils sont regardés par le tableau ? L’acte d’artiste est une prise de risque avec un tel effet de retour. Folle aventure que de confier à un imaginaire visible un œil de l’invisible ; audace inouïe en raison de la multiplicité des interprétations possibles du tableau par tous les spectateurs et d’abord par « l’artisan » lui-même en train de le composer. Essais de signifiance plus imprudents que ceux des mots que les dictionnaires réglementent. En disant cela, on comprend mieux le souci de Balthus d’ordonnancement, d’organisation sur le modèle d’un Masaccio, ce que j’ai appelé sa volonté d’emprise visant à gérer, transformer l’efflorescence pluri-significative. « Le magicien », tel qu’il se qualifia, pouvait-il être débordé par ses propres pratiques, entre l’enthousiasme de la « communauté de regard », de ses amis (P.-J. Jouve, Picasso, Giacometti…) et la dépression plus ou moins méfiante de l’incompréhension ? Puisque les jeunes filles nues ou habillées sont « des anges », elles portent par définition333 des messages d’humain aux humains : le tableau interroge la vérité toujours énigmatique de la femme dans le monde de la virilité. Comment s’effectue la mise en scène adolescente ? Que se passe-t-il lorsque les rideaux s’ouvrent devant le public ? Quels artifices y sont nécessaires lorsque ses altérités jouées par les acteurs sont les mêmes dans l’esprit des spectateurs ? Comment est-il reçu par le public ? Quel public ? Les anges représentés en haut et à gauche du tableau de Botticelli soufflant sur La naissance de Vénus (1485) lui donnent sa vraie nature au Musée des Offices à Florence. L’audace de Balthus est d’autant plus inouïe que le message présenté porte sur les modalités par lesquelles celle-ci advient. 333.   Argument de définition de l’ange par M. Serres, (1993), La légende des anges, Paris, Flammarion.

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Il peint sous le regard énigmatique non pas de la femme mais de la scène où « elle le devient » (selon l’expression déjà citée de S. de Beauvoir). Actéon, même masqué en cerf, fut dans une telle situation transformé en chien pour avoir eu accès à la nudité de Diane. Persée s’en tirera ayant appris par Athénée que le beau regard de Méduse perdait sa dangerosité lorsqu’un artifice tel un bouclier-miroir lui était opposé. Le tableau de Balthus est-il un bon bouclier ? 1) Sur le conseil de M. Bal334, voici un exemple de cet intermédiaire «  pubertaire et virilité  » «  entre corps et société  »335  que dessinent les scènes adolescentes auxquelles participe le modèle Thérèse (1936-1939). Quelles métaphores et métonymies composent en nous ou imposent à nous ses vêtements, sa chair exposée et ses poses, bref ce que j’ai nommé la « sexualité de surface » de l’adolescence ? Ce n’est pas l’évolution du peintre qui nous intéresse, mais son incertitude devant Thérèse provoquant en cascade notre perplexité. Le débat à double entrée336 concernant les deux lignées identificatoires de l’adolescence est à mener de façon différente dans cette deuxième partie de ce livre. Je veux non plus poursuivre l’opposition au sein de l’intime-extime de la scène d’adolescence, mais mettre en évidence le malaise certain entre l’intimité et « la culture », le personnel, proche de la logique du corporel, et le sociétal d’abord phallique auquel il appartient. Certaines figurations montrent du privé tels un sous-vêtement, une peau nue, une pose originale (éventuellement difficile à tenir par le modèle). D’autres expriment le vêtement au quotidien, les démarches ordinaires en famille, soit des artifices réclamés voire exigés par le public. En termes psychanalytiques cette distinction voire cette opposition est d’importance entre le subjectal ou plutôt l’intersubjectal et d’autre part « la civilisation »337. Il s’agit là d’un nouvel exemple de la concordance-discordance entre sublimation et volonté de puissance (phallique)  : nous disions dans l’examen des scènes adolescentes entre pubertaire (sexuel et sexué) et infantile (phallique), entre féminin advenant et féminité phallique. Nous travaillons entre participation entre soi et ses autres et d’autre part appartenance à tel ou tel groupe ou pensée sociale (plus ou moins « moraliste » selon le terme de Balthus), bref entre « corps et société » avons-nous dit. Quand j’utilise 334.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit., p. 82 sv. 335.   E. Erickson, (1959), Entre corps et société, Lausanne, Delachaux & Niestlé. La revue Adolescence a consacré deux numéros à cette problématique. Politique et adolescence, 2009, T. 27, n° 4, Adolescence ; Politique et inconscient, 2010, T. 28, n° 1, Adolescence. E. Erickson, (1968), Adolescence et crise. Paris, Flammarion, 1972. 336.   A. Corbin et coll., (2012), op. cit. 337.   S. Freud, (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.

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ici le mot société, il s’agit de cet ensemble culturel d’essence phallique qui est en chacun d’entre nous (homme et femme) et chez Thérèse. Telle est l’affaire de notre magicien puisqu’il a décidé de mettre sur la scène ce qui est incertain dans l’inconscient de son public. Le premier tableau ne porte pas de message sur l’adolescence ; il est Le portrait de Thérèse (1936), grande jeune fille honorable, apparemment triste, morose peut-être, déjà jeune femme, assez forte, une voisine de la cour de Rohan à Paris. Frère et sœur (1936) est une scène de famille ; la soeur y empoigne son frère par derrière, par surprise : le protège-t-elle ; l’attaque-t-elle ? À nous d’interpréter les finesses ambivalentes des jeux de fratrie. Sous le titre des Enfants Blanchard (1937) Hubert et Thérèse s’occupent chacun de leur côté après la classe. Le premier est plongé dans ses rêveries, la seconde représentée dans une position bizarre lit au sol. Ces compositions sont tranquilles. Deux tableaux plus tardifs sont significatifs de ce qui distingue l’intimité et le monde. Thérèse rêvant (1938) est négligée, lasse sur la banquette de l’atelier. Elle est solitaire avec au premier plan un chat occupé, égoïste et avide léchant son assiette. Sa pose, les jambes écartées (avec socquettes et pantoufles) révèle ses dessous  : la petite culotte blanche en particulier, et le jupon brodé. La pose a été manifestement suggérée par le peintre ; ce n’est plus un portrait. L’infante devait illustrer la couverture du Lolita de Nabokov, mais Balthus trouve « idiot » pareil rapprochement réduisant les démarches de Thérèse à leur exhibitionnisme lorsqu’elles font état de l’ambiguïté du changement en cours. Thérèse est rajeunie, fortement érotique, dans Jeune fille au chat (1937), le visage moins important que le bas du corps offert et caché par un sous-vêtement moulant. L’animal est au premier plan, doux mais sombre. Thérèse (1938) redevient distinguée, assurée, sérieuse, morose quelque peu, le visage tourné vers le peintre avec indifférence dans un fauteuil classique. Le haut de son corps, ses mains bien travaillées sur les bras du fauteuil en font une jeune fille du monde comme dans le second Portrait de Thérèse (1939). Mais, car il y a un « mais », dans la pose conformiste « qu’elle aurait choisie », elle veut garder sa liberté corporelle, elle croise les jambes ; ce qui relève fièrement sa jupe, laissant les cuisses nues ; elle a aussi les pieds nus. Le spectateur pourrait-il ne pas ressentir l’insolence de la démarche  ? Thérèse sur une banquette (1939) confirme le double message. Elle y est étendue quasi à plat, jupe noire et chandail rouge ; le bras droit est verticalement dressé ; l’autre cherche un appui au sol. La pause acrobatique l’autorise à montrer naturellement (sans exhibitionnisme ?) ses cuisses nues et ses jambes serrées dans de longues 123

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chaussettes blanches. Thérèse serait dans un déséquilibre qui ne paraît pas trop angoissé, emblématiquement celui que chacun nommerait de « l’âge ingrat » ; en fait malgré tous les commentateurs son adolescence semble dans l’aisance. Elle s’amuse. Trois personnages dans un intérieur (1939) vivent chacun de leur côté de façon autonome et non pas solitaire mais avec une vie intime personnalisée. Thérèse à demi allongée sur sa banquette dans sa famille, les Blanchard, bien élevée, jouant avec son chien ; son frère lui tournant le dos, regarde par la fenêtre. La mère n’est que silhouette dans un fauteuil. Ambiance fragmentée pas si calme que cela. Présentons en résumé le paradoxe que nous allons rencontrer dans cette troisième partie  : comment Balthus parvient à montrer dans un même tableau l’originalité de l’adolescence et la bourgeoisie qui l’entoure de jugements338, le sujet inconscient et le sujet sociétal, nous disons volontiers « subjectalisation et subjectivation »339 ; nous titrons bientôt public interne et public externe. Entre ces deux dynamiques, entre ces deux feux, quel est l’artifice de Balthus [au double sens du mot : art de l’artiste et art de tromper] ? : l’adolescence est le point limite, de façon plus dynamique, le pivot de créativité où se jouxtent le discours de désirance du sujet et le discours social (« le politique »), symbolisé par J. Lacan en discours de Maître (s’exprimant par des formes vivantes : institutions, idéologies, croyances, modes). L’adolescence se fabrique selon ce curseur. La limite entre jupe sombre et cuisses nues de façon plus intime entre sexe montré et petite culotte enfantine, symboliserait le jeu dynamique en question dans les poses de Thérèse. 2) Le face-à-face avec l’œuvre n’est pas un simple jeu de projections narcissiques. Le tableau ne fonctionne pas seulement comme un miroir. Balthus l’a souvent répété à ceux qui lui reprochaient un certain surréalisme. Si tel était le cas, le peintre s’écarterait de la créativité et aurait l’impression dépressive de peindre toujours la même chose. Pas de jeux d’imitation entre adolescence et Balthus, « entre elles et Moi ». Superficielle serait également une lecture sous le regard d’une projection morale : le tableau, expression dialectique entre désirs et censures. Nous savons que l’adolescente en clinique y procède régulièrement. Je pense que les spectateurs

338.   Ph. Gutton, (2007), « Originalité et bourgeoisie », op. cit. 339.   En référence à nos débats avec A. Ehrenberg, Corps et société, Adolescence, 2011, T. 27, n° 3. Nous l’avons développé régulièrement dans la revue Adolescence, précisément in Adolescence et inconscient, Adolescence, 2010, T.  28, n° 1, et Ph.  Gutton, (2010), « Perlaborer dans la cure », Adolescence, 28, 747-780.

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réagissent devant le tableau comme ils le feraient devant un adolescent, portant un jugement de valeur sous l’angle du bien et du mal. Reprenons l’idée, maintenant classique depuis A.  Green340 de l’auteur, à moindre titre du spectateur, comme analysant de l’œuvre. Être regardé par le tableau est une expérience personnelle. Le tableau est là comme une question bien psychanalytique : « À quoi cela vous fait penser ? » ; « Quelles sont vos associations ? ». Les images sont là pour provoquer. Le langage du tableau incite, par ses références esthétiques mêmes, à l’expression des vérités de tous plus ou moins méconnues. Puisqu’il a choisi comme lieu de recherche paradigmatique la naissance du féminin, le regard du tableau lance une véritable interrogation personnelle pour tout. Comment le spectateur se positionne par rapport à cette affaire qui lui est présentée sous le simulacre emblématique d’une limite entre la peau et le vêtement chez Thérèse ? Je pense au vieux moine dont Umberto Eco341 raconte l’histoire. Il constate a posteriori que pendant toute sa vie, l’image d’une expérience l’a non pas poursuivi obsessionnellement, mais incité chaque jour à aimer Dieu. Elle a pour nom «  la rose  » (le matin éclose et le soir fanée) évoquée en roman et en film, soit son initiation amoureuse avec une jeune fille, dans un recoin de l’abbaye  ; l’érotisme charnel, tendre et ardent, qui s’y joue revient régulièrement en lui comme symbole de l’amour divin. La scène est provocante non pas au sens que la pornographie affirme, mais au sens d’une incitation à exister. Si une grande œuvre est celle que le peintre désire regarder afin d’être regardée par elle, elle a mission d’être provoquante de pensées figuratives nouvelles, d’activités sublimatoires ressenties au plus profond de soi. L’adolescence d’un « grand Balthus » regarde ce que devient la femme dans la culture imbibée de phallicité. 3) L’originalité du tableau consisterait à transposer un tel message de signification universelle. Sa mission transactive est fondamentale, faisant de Balthus un témoin de phénomène «  du monde  », je dis volontiers de « l’humain », de ce qui se joue sur la scène adolescente de la problématique enfouie de tout public. Celles-là déroulent des jeux de significations humaines auxquelles nous tenons tous, qui nous interrogent comme leur peintre, soit des scènes de féminité présentes dans l’âme de tous les humains au secret de leur quotidien. Plutôt que 340.   A. Green, (1982), Hamlet et Hamlet : une interprétation psychanalytique de la représentation, op. cit. 341.   U. Eco, (1980), Le nom de la rose, Paris, Grasset, 1982. Adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud, 1996.

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de considérer, comme N.  Fox Weber ouvrant sa biographie, que les tableaux de Balthus sont « produits d’une séduction manipulatrice »342, je préfère me référer à un travail métaphorique de l’« universel » et m’interroger sur ce que l’adolescence y affirme, et en quoi cette affirmation révèle de menaces ou de dangers. Si par un tel tableau nous nous trouvons sous le regard problématisant du monde, concevons la formidable idéalisation de l’œuvre et de sa fabrication. Le niveau n’est pas celui de l’idéal du Moi ou de l’objet, mais plus profond du Moi idéal (où objet et Moi sont confondus). Créer installe son créateur et son spectateur sous le regard concentré d’une communauté des humains. Frédérique (qu’il peignait à Chassy) serait bien de l’ordre de « la présence réelle en communion ». Du fait de l’inspiration au travail de « passeur » le regard du tableau se faisant comporte déjà le regard de tous. Balthus revient régulièrement sur cette mission sacrée de transhumance, lorsque, dans l’ouvrage d’A. Vircondelet de 2001, il jette un regard sur sa vie de peintre343. Le « beau objet » selon l’expression de notre ami Pierre Fédida se définirait par une complicité intersubjectale entre l’artiste et ses spectateurs, par la logique de la sensation sublimée du tableau et en toute discrétion. Assurément la conduite en est risquée, ordalique même lorsque Balthus invoque Dieu avant de peindre. Une contradiction reviendra tout au long de cette dernière partie entre l’intimité-extimité du tableau et la nécessité de se « débarrasser de sa personnalité »344 pour avoir accès à des significations picturales interhumaines. (À vouloir être anonyme ne se retrouve-t-on pas justement sous le regard surmoïque… de tous ?). Voilà l’organisation de cette troisième partie : 1) Inspirante est la profondeur psychologique dans laquelle l’acte créateur plonge à vouloir représenter l’intime-extime humain. Sa triade d’origine est constituée du peintre, de son modèle et du tableau. 2) L’œuvre achevée devenant autonome, quel regard porte-t-elle sur les spectateurs qui y trouvent leurs vérités enfouies et qu’est-ce que cela provoque en eux ? La triade est alors entre le peintre, le spectateur anonyme et le tableau. 3) Nous constaterons avec la pudeur furieuse de Balthus combien lui est nécessaire un jeu de dénégations à plusieurs niveaux. Le fameux « peindre c’est signifier » doit être limité par ses contraires : « Voir n’est pas savoir » ; « Reconnaître n’est pas connaître ». À vouloir mettre sur la 342.   Ibid., p. 21. 343.   A. Vircondelet, (2001), op. cit. 344.   P.-J. Jouve, (1927), Le Monde désert, op. cit., p. 21.

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toile « la vérité » ou le « naturel » (sans le connaître) on doit s’interroger sur les artifices picturaux obligatoires que la société requiert. 4) L’expérience adolescente présentée serait-elle précisément destinée à nous faire penser à nos origines, c’est-à-dire à «  l’objet source maternel »345 quels que soient notre sexe et notre position œdipienne ? Je m’interrogerai, en conclusion, sur la réticence ou l’incomplétude inhérente à sa peinture ne représentant que l’infante. Quel serait le déni du peintre lorsqu’il œuvre ainsi ?

345.   J. Laplanche, (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.

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chapitre i Dans l’atelier La scène adolescente première est celle qui se déroule entre le peintre, son modèle et l’œuvre. Faisons l’état des lieux de cette triade. Je chercherai ensuite à montrer comment dans l’ambiance de l’atelier le projet créatif s’anime et se développe. I. Comment se crée une «  complicité naturelle  »346 entre Balthus et les jeunes filles, «  Nathalie de Noailles, Michelina, Katia, Sabine, Frédérique, Anna… »347 et bien d’autres qu’il ne cite pas, « durant les longs moments de pose  »348  ? Représenter «  leurs visages d’ange  » est sa réponse. Michelina349 se souvient bien de ces expériences où elle fut l’élue du peintre. Après sa sœur Katia [que l’on vit souvent « endormie » (1969-1970)] elle travailla avec lui pendant six ans dans les années 70 [Nu de profil (1973), Michelina endormie (1975) ou assoupie (1978)]. Balthus, dit-elle, « est quelqu’un qui arrive à restituer le moment du passage important de l’enfance à l’adolescence… expérience qui te marque car tu penses toujours à ce que les autres pensent de toi »350, « moment qu’on ne vit qu’à cet âge-là » ; « il y a, ajoute-t-elle, des poses qui ont une forte charge sensuelle que maintenant je n’arrive pas à retrouver »351. 1) Que nommons-nous modèle ? Assurément pas une forme à imiter, mannequin ou archétype, mais ce qui procure l’occasion de l’œuvre, dont elle est le personnage seulement principal. Modèle interne « déjà là  » (D.W.  Winnicott) dans la réalité psychique du peintre sans être connu tout à fait. Modèle externe en chair qu’il choisit et installe devant lui. De leur rencontre dans l’atelier naît l’inspiration ; « on ne peut pas peindre à partir de rien »352. l’impossibilité pour Balthus de réaliser un signifiant visible sans modèle l’amena à se séparer des peintres abstraits et également des surréalistes (personnage ou paysage). Remarquons que 346.   L’expression est de Balthus. A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 83. 347.   Ibid. 348.   Ibid. 349.   Interview de Michelina in J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 350.   Ibid., p. 151. 351.   Ibid., p. 150. 352.   P.-J. Jouve, (1944), Balthus, catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 15.

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la jeune fille est le seul modèle, les figurations des autres personnages étant inventées, porteurs supposés, visibles, de ses fantasmes ; je les ai rapprochés des avatars des jeux vidéos. Racontons rapidement les moments de la pose. La jeune fille s’étend, s’éveille, s’agite, s’arrête, prend des attitudes, fait un geste devant le crayon dressé. À ses débuts, jusqu’au temps de Chassy (1954), des «  manipulations  » s’imposaient aux modèles, souvent de passage. Michelina au temps de la Villa Médicis (1961) relate par contre que Balthus la laissait libre de multiplier les poses simplement « dirigées » par lui. « Il n’imposait rien », dit-elle353. À un moment il interrompait la mobilité de la scène : « Ne bouge plus ! » L’idée ou l’image initiale n’est pas claire354, elle se clarifie « par tous les essais ». Tout à coup « la vision qui préexistait s’incarne »355. Une coïncidence inspiratrice a lieu, nous l’avons appelé « saisissement ». Il dessine alors jusqu’au moment où la fatigue de la jeune modèle survient. Il peut modifier la pose qui est parfois inconfortable [Thérèse sur la banquette (1939)] voire impossible à tenir. Au besoin de dessiner de Balthus, Michelina ajoutait celui de chanter, marmonner, fumer, raconter une histoire d’enfant, rire, voire pleurer. Peut-on imaginer à propos de ces détails opératoires que le saisissement est parfois si fort que des pratiques défensives sont pour un temps nécessaire ? La rencontre entre modèle interne et externe est à chaque départ de séance, elle en provoque d’autres successives. Les catégories du dedans/dehors ne semblent alors plus pertinentes ; s’entame la composition d’images de proche en proche, tout à fait comparable aux associations d’idées de la pensée sans but  : «  recherche sacrée  ». Si, comme nous l’avons dit, le saisissement initial se rapproche métapsychologiquement du rêve, sa suite serait comme des associations, des intuitions : effets de créativité ? Le terme d’activité élaborative est pertinent. Balthus se retire ensuite pour mettre de la couleur dans son deuxième atelier où personne (ou presque) ne peut entrer avant qu’il n’achève le tableau. Il n’est pas toujours seul avec le modèle. Certaines familles ou amies de la jeune fille y assistent. Hors de l’atelier se nouaient souvent des liens d’amitié affectifs avec elles et d’autres. «  Nous posions pour lui parce qu’il était un ami de la famille »356 à propos des Trois sœurs (1966).

353.   354.   355.   356.  

Collectifs (2008), Balthus, Portraits privés, op. cit. F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 88. Ibid., p. 89. N. Fox Weber, (1990), op. cit., p. 550.

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Le choix des modèles est fort varié dans les situations, mais pourquoi cherchait-il un même type de jeune fille357 ? 2) Plus qu’on ne le croît, le procès des séances est interactif entre la jeune fille et le peintre ; le saisissement est double, « game » plutôt que « play » ? Pas d’agir de l’un (comme dans la perversion), mais des « acting out » soit des actes adressés auxquels l’autre répond par des actes eux-mêmes provoquant une réponse. Les modèles se disent sensibles à la nervosité, la tension du peintre pour qu’elles ne bougent pas et qu’alors rien ne se passe. Le tableau serait issu d’une intersubjectalité. Est-il pensable pour Balthus que ces représentations offertes à son regard ne soient pas désirées plus ou moins inconsciemment par ces adolescentes ? Quel est leur degré de participation, le « entre nous » ? Allons plus loin, le « je peins ce que je vois » de Balthus ne reflète-t-il pas justement cette participation résumable dans le désir du modèle d’être modèle comme ça ? Si voir c’est faire dessiner, être vu, être dessiné, est aussi agir. Concernant la mutualité de cette séquence de créativité, j’utiliserai le concept d’érotisme primaire au risque d’être mal interprété. S’y unissent une participation intense affective entre les acteurs et une co-exigence de maîtrise de soi par les instruments de la fabrication, sans laquelle l’angoisse de l’échec voire d’effondrement surgit. Rapprochons-nous de l’état d’illusion winnicottien dont le schéma est considéré comme source de création de soi et d’environnement, en l’occurrence celui de Balthus et celui de ses modèles s’engageant dans l’œuvre. Le psychanalyste anglais nous dit : la mère sans le bébé et le bébé sans la mère ça n’existe pas ; il en serait de même du peintre sans ses modèles et inversement. « Le bébé crée le sein qui lui est offert ». « Le modèle crée la scène adolescente qui lui est offerte ». « Tout ce qu’il voit doit ensuite s’inscrire dans une vision »358. Ce qu’il croit trouver à chaque tableau ou plutôt à chaque coup de crayon ou de pinceau et qu’il ne trouve souvent pas de façon suffisamment satisfaisante, nécessite dès lors « plusieurs versions des mêmes sujets »359. L’illusion est le fait d’une coïncidence complexe à trois termes entre le modèle interne et externe et la composition en cours. Je note que les diversités voire les oppositions non opposables de l’état d’illusion mènent non pas à des compromis explicables mais à des paradoxes. Balthus n’a pas tort dans son refus de s’expliquer par les mots ayant « trop d’évidentes significations symboliques »360, et de parler de 357.   358.   359.   360.  

A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 150. F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 19. Ibid., p. 96. Ibid., p. 97.

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ses modèles en terme de « mystères » (je parle volontiers « d’énigmes » comme son frère Pierre). Lorsque Balthus parle de la permanence de son désir de regarder et donc de dessiner, il cherche l’illusion dont l’image fait semblant de s’approcher du réel. Grâce à la rencontre d’un modèle qui convient, l’œuvre peut advenir. Et encore ce n’est pas sûr  ! «  Le peintre n’a pas une seconde de répit »361. Il faut travailler tout le temps. L’évolution de cet état mutuel selon D.W.  Winnicott est la désillusion, c’est-à-dire un certain décrochage, prise d’écart, entre modèle interne et externe. L’œuvre prend son autonomie, se recompose toute seule. Balthus se retire pour mettre en solitaire la couleur pendant que ses petites filles jouent ou s’éloignent. Les liens se refamiliarisent alors autrement en tendresse. Michelina362 décrit bien le retour, après la mutualité co-constructive, de la proximité affectueuse puis de l’indifférence. Il est intéressant de penser que lorsqu’il s’enferme dans son second atelier, la couleur est substituée au modèle. C. Roy363 avait mis en opposition, je l’ai rappelé, la douceur du dessin et la violence de la couleur. L’examen des tableaux ne confirme pas ce point de vue, mais rappelle l’affirmation de Balthus « la couleur c’est l’érotisme », lorsque le modèle s’absente. Une fois de plus mettons l’accent sur la puissance libre de l’imaginaire de Balthus soumettant le symbolique. 3) Tel qu’il en parle et telles qu’elles le racontent a posteriori, un jeu transféro-contre-transférentiel se construit donc avec une fragilisation sensiblement régressive lors des séquences de travail. Je parlerai en cette occurrence, comme je le fais par ailleurs364, d’un transfert sur la séance de pose en sachant qu’il se trouve sur le point d’être redupliqué sur le chevalet. Du côté de Balthus j’entends transfert au sens large du terme365, ses références infantilo-adolescentes, ses théories personnelles de l’adolescence, sa culture artistique et littéraire, son actuel personnel, l’occasion des rencontres, enfin sa capacité d’identification et rêveries, son espérance à transcrire le modèle telle qu’elle est. Il comporte une certaine parentification qui s’exprime de mille façons pendant les séances et parfois en dehors de celles-ci.

361.   Ibid., p. 19. 362.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 363.   C’est Claude Roy souligne. 364.   Ibid. 365.   Ph. Gutton, (2000), Psychothérapie et adolescence, op. cit.

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Le transfert du modèle, Michelina366 le décrit en détail. Elle serait supposée savoir, mais ne pas reconnaître encore ses motions pubertaires. Pour ce faire elle aurait besoin de cet Autre qui la révèle à elle-même. Le pubertaire ne serait pas reconnu spontanément par la petite fille qu’elle est encore ; elle doit l’offrir au regard, précisément avec confiance et le sentiment d’être choisie, voire la certitude d’être l’élue pour des motifs ignorés échappant à l’ordinaire, aux bénéfices de l’extraordinaire de se sentir soi. Je trouve là, en termes d’imaginaire plus que de symbolique, une thèse que j’ai souvent défendue (Balthus y croit-il ?) : l’innovation est étrangère et ne peut devenir familière que par un témoin que cette innovation contribue à révéler à lui-même, un « interprète motivé », disait P. Aulagnier. Peut-être confirmons-nous ici que l’échange de lumière ou de regard, que nous nommons le face-à-face, a valeur créatrice. Balthus aurait une fonction de dévoilement en tant qu’adulte qui connaît (expérimenté) et reconnaît le désir. Pouvait-il imaginer une demande de la part des jeunes filles, telle Galatée devenant humaine pour Pygmalion ? Dans quelle mesure donc le regard attentif de Balthus dans un lieu cherchant à exprimer l’invisible de ce qui se passe chez une jeune fille peut-il avoir un effet de reconnaissance de la manière singulière de vivre son adolescence ? Cette problématique est pertinente dans le champ de nos entretiens avec les adolescents367. Pierre Mâle368 parlait ainsi de la nécessité pour le psychothérapeute de séduire l’adolescent ; il voulait dire par là qu’il devait, par son exemple, l’inciter à investir sa propre activité psychique (associative), son penser. N’y aurait-il pas là, une forme de pédagogie amoureuse, non pas bien entendu, une séduction sexuelle, mais l’art de donner à l’adolescente l’occasion de reconnaître son destin par le fait qu’elle se transforme en dessin ? Devant le crayon qui s’anime, elle se sentirait une activité adolescente. Comme psychothérapeute, nous savons que les mots que nous entendons parce que nous les écoutons peuvent avoir, par eux-mêmes, un effet mobilisant de reconnaissance dans la mesure où nous faisons état de ce qu’alors nous imaginons. Oui, cet échange est «  sacré  » comprenant des moments d’une grande intensité de souffrance psychique et d’élation ; les participants ont du mal à en discourir.

366.   Michelina in J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 367.   Ph. Gutton, (2010), « Perlaborer dans la cure », op. cit. 368.   Ph. Gutton, (2009), « Pierre Mâle », in Ph. Givre, A. Tassel (éd.), Le Tourment adolescent, t. 2, Paris, PUF, p. 175-217.

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4) Nous retrouvons ainsi la thèse bien intéressante de M.  de M’Uzan369 s’inspirant du rapprochement entre les deux expériences de l’inconscient : celle de la séance artistique et celle de la séance d’analyse. Toutes deux ont un idéal de créativité partageable et partagée  ; nous l’avons décrit régulièrement370, n’y revenons pas ici. La co-construction, terme trop concis qui y est souhaité, peut aller jusqu’à la hauteur définie par l’inspiration des participants ou d’un des participants. Elle produit en « séance » à la fois ce qui l’autorise (je le qualifierai plus loin de fétichique) et ce qui la justifie. Que penser dès lors de la contradiction suivante inhérente dans ce qui est en jeu de la sorte dans la séance et derechef dans le tableau ? D’une part, l’œuvre est «  le représentant perceptif bi-équivoque d’un dehors et d’un dedans abouchés l’un à l’autre dans le cadre d’une communauté des esprits dotés de sensibilité esthétique »371. L’identification projective, projection imagoïque faisant un retour identificatoire, est le maître mécanisme de l’illusion winnicottienne. Ici, inter-identification projective plurielle entre le peintre et ses personnages, symbolisée toute entière par la scène adolescente. Un bon exemple en serait le jeu de lumière que j’ai décrit précédemment372 entre le modèle nu de face en pleine clarté occupant une grande partie du tableau et la position du peintre à contre-jour, source de lumière première lui-même [La Chambre (1947-1948)]. D’autre part, Balthus conseille régulièrement (est-ce sur le modèle d’une dénégation ?) de « se débarrasser de sa personnalité, de cette peau encombrante et inutile, masque qui cache l’être profond… »373 Position défensive ? Pas seulement, nous l’avons dit374, Balthus se veut « passeur pour tous ». Je réponds à cette apparente contradiction en invoquant l’effacement de la relation sujet-objet lors du travail intersubjectal. L’identification projective par sa définition même implique une telle retenue. La participation intersubjectale est fondamental à cette condition, Balthus en 369.   Cf. P. I., M. de M. ’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit. Également M. Gagnebin, (1999), Du divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages interprétatifs ?, Paris, PUF. 370.  Depuis Ph.  Gutton, (2000), Psychothérapie et adolescence, op. cit., jusque Ph. Gutton, (2010), « Perlaborer dans la cure », op. cit. ; (2011), « Paradoxes en métamorphose », op. cit. ; (2011), « Du pouvoir à l’autorité dans la cure des adolescents », Topique, 115, 141-152. 371.   J. Guillaumin, (1997), « Expérience esthétique et identité », op. cit., p. 21. 372.   P. 2, chap. II. 373.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 21. 374.   P. III, Introduction.

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est d’accord, en gardant le pouvoir sur le cadre, c’est-à-dire son objectif : le tableau. Il recherche la dépendance du modèle à condition que le modèle soit suffisamment indépendant. Expérience qu’il rapprochait de celle avec les chats. Le « game » se doit d’être créatif. Deux intimités « naturelles » sont saisies, se regardant ensemble, dans le haut lieu du fameux trouver-créer winnicottien. La créativité encore potentielle de ce saisissement, Balthus (prudent ou réservé) la dénie au sein de ses tableaux où justement personne ne se regarde vraiment375. L’acte de peinture est un formidable exemple d’une double expérience narcissicopulsionnelle, liant « le vieux comte et l’enfant »376 dont Balthus entend bien tenir les rênes de la célébration ». « L’expérience est érotique » avec un objectif : projeter sur la toile ou le papier ce que l’intersubjectalisation en cet instant même convoque (ni Balthus ni l’infante… ni le chat même, mais leurs liens). Le modèle se soumet-elle aux exigences du peintre ; celui-ci choisit-il des jeunes filles soumises ? Pas du tout. Elles ne sont guère victimes. Je les vois complices pour l’œuvre à faire. Comme si le « game » en question devait réussir ensemble telle la fabrication d’un puzzle. Le couple œdipien (plus qu’incestueux) fait, après bien des avatars, un enfant, le tableau. Au chapitre de la perversion, l’acte sexuel viserait à calmer la douleur psychique ; au chapitre de l’art c’est la tableau (et la multitude de ses corrections) ; même saisissement initial que cette coïncidence, avec une issue différente377 érotique, esthétique. Le fait en est non seulement son ambiance sublimatoire, mais cette contrainte de chacun à faire le tableau : non pas « je pense ce que je désire voir », mais « nous pensons ce que nous désirons voir ». 5) Avant de conclure, je vais par quelques exemples issus de la biographie (sachant, selon l’expression de J.  Clair, «  qu’elle dévore celui qui en est l’objet »)378 montrer que le « game » aux formes bien variées, cet espace intermédiaire éphémère expliciterait l’obligation de peindre des jeunes filles, que ressent Balthus, du fait même de la paradoxalité de leurs adolescences comparables à son fonctionnement de peintre. Cette complexité peut être superficielle d’efflorescence œdipienne. Elle peut être profonde. Je rappelle que l’identification projective que j’ai considérée plus haut comme le mécanisme central de la création est selon C.  David379 celui de l’état amoureux. Le tableau, «  un discours 375.   P. 2, chap. IV. 376.   Selon une expression de René Char. 377.   J’approfondis la problématique dans P. 3, chap. IV. 378.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 379.   C. David, (1971), L’état amoureux, Paris, Payot.

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amoureux  »  ?380  Dans certains cas, l’objet du désir n’est pas de façon sublimée sa figuration en cours, mais le modèle lui-même, sa présence réelle. Cette incarnation gêne-t-elle « le travail sacré » ? Oscar Wilde381 veut prouver qu’il y a incompatibilité entre le faux artistique et le vécu vrai. On ne peut jouer l’amour lorsqu’on est amoureux. On peut jouer l’amour si on désire être amoureux ; l’amour est un échange de ce qu’on n’a pas. Le riche Dorian Gray est amoureux de la jeune et pauvre actrice Sibyl Vane qui joue merveilleusement Juliette de Shakespeare. Il lui déclare son amour qui se révèle partageable et se partage. À partir de cette expérience, Sibyl devient une mauvaise actrice qu’il va quitter et qui se suicidera. Est-ce à dire que lorsqu’un lien d’amour se développe dans la réalité entre le peintre et son modèle, le tableau ne peut qu’être mauvais ? La conclusion est bien trop hâtive lorsqu’on sait la nature si fréquente des relations de cette façon dans le monde de l’art, officiellement ou pas. Plusieurs représentations picturales sont complices du vivant le plus animé. Ainsi Laurence Bataille qui pose pour La Semaine des quatre jeudis (1949), Lena Leclercq et surtout Frédérique Tison qui le rejoint délibérément à quinze-seize ans dans la solitude du château du Morvan (1954) et restera avec lui jusqu’à sa prise de direction de la Villa Médicis à Rome en 1961 et l’arrivée de Setsuko. Ils se connaissaient auparavant, Frédérique étant la belle-fille de P. Klossowski connue pour son calme volontarisme. Elle s’installa et devint la quasi exclusive élue du peintre avec les superbes paysages tranquilles du Morvan. Elle est qualifiée de « vilaine petite fille de la plus jolie manière » par Jean Leyris. Le narcissisme harmonieux de cette adolescente « naturelle » serait selon Balthus comme « l’essence divine symbolisant le passage humain sur la terre ». « Présence réelle » « hostie que le prêtre dresse avant de l’offrir ». L’aisance de l’adolescente dans l’atelier et dans la vie fait que « ses penchants ne furent plus inavouables ». Un tel jugement sur lui-même, fort inhabituel, fut exprimé dans l’interview de 1995 et associé (c’est important) à sa propre adolescence heureuse. Son attrait pour elle s’exprime en toute quiétude, « telle la terre rurale et montagneuse attendant en hiver le printemps ». Jeune fille à la chemise blanche (1955), Nu devant la cheminée (1955), Jeune fille aux bras croisés (1955), Jeune fille lisant (1957), Jeune fille à la fenêtre (1957), La Toilette (1957), La sortie du bain (1957), Nu au tabouret (1957), La Phalène (1959). Elle inspire 380.   R. Barthes, (1977), Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil. 381.   O. Wilde, (1972), Le portrait de Dorian Gray, op. cit.

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pour la première fois Balthus à représenter des rêveuses Rêve I (1955), Rêve II (1956-1957) et leurs nouvelles études, Le Fruit d’or (1956), Les Persiennes closes (1956). Yves Bonnefoy écrit à propos d’elle : « Une haute et pure présence évidente comme la pierre dont le regard n’interroge plus, où enfant et maturité se réconcilient dans le repos d’un Égypte aussi loin du geste furtif que des rigueurs de l’algèbre ancienne »382. Avec Frédérique il n’y aurait, dit Balthus, pas d’érotisme (dénégation assurément infirmée par leurs huit ou neuf ans de vie commune) ; tout se sublime tranquillement dans la création de son œuvre. J’associe sur le roman de Tracy Chevalier383 La jeune fille à la perle, dont l’adaptation cinématographique a connu un grand succès. Griet, la petite servante adolescente du vieux peintre Vermeer, pose pour un tableau qui deviendra célèbre. Une fascination amoureuse et pure, imprévisible, s’installe entre eux dans le strict champ de l’atelier. L’adolescente se sent contrainte alors d’offrir sa virginité à Pieter qui l’épousera plus tard. Vermeer exige étrangement qu’elle porte dans l’atelier les deux boucles d’oreilles de son épouse  ; or une seule perle est nécessaire au modèle, peinte de profil. Elle perce la chair de ses deux lobes auriculaires (pénétration symbolique). La boucle blanche donne le fameux brillant au tableau. Souvenons-nous encore de ce qui arriva au peintre Basil Hallward384 lorsqu’il rencontra le jeune Dorian Gray. Il tomba amoureux et changea radicalement sa façon de peindre. Dorian Gray « devint tout son art […] qui révolutionna l’art contemporain »385. « Sa personnalité m’a suggéré une manière de peindre entièrement nouvelle  »386 et dès lors (pudeur profonde) il refusa de montrer au public le portrait qui devait rester, dans leur intimité, « incompréhensible pour tous ». Peut-on par quelques exemples faire un parallèle un peu schématique entre l’état psychologique du peintre et la tension que nous spectateurs ressentons devant ses scènes adolescentes ? Claude Roy insiste avec P.-J. Jouve sur le fait que, jusqu’en 1934, Balthus à Paris, (à Fürstemberg puis à Rohan) « était à vif », dans l’exigeante gravité d’une inquiétude métapsychique, solitaire et persécutoire voire sadomasochiste  : l’exemple en serait La Leçon de guitare (1933). Dans l’après-guerre, il est rebelle, solitaire et 382.   Y. Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, op. cit., p. 56. 383.   T. Chevalier, (1999), La jeune fille à la perle, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2000. Film de Peter Webber (2003). 384.   O. Wilde, (1890), Le portrait de Dorian Gray, op. cit. 385.   Ibid., p. 25. 386.   Ibid., p. 51.

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déprimé ; il se sent rejeté. Sa santé est fragile387, Les scènes adolescentes reflètent-elles alors une cassure des identifications telles que la décrivent les Laufer388 ? L’organisation même du tableau impose le déséquilibre, la brusquerie, la fêlure, peut-être l’impasse. Un bon exemple en est Les beaux jours, commencé en 1944 et terminé seulement neuf ans après, dont nous avons fait l’examen. Le calme vient ensuite à Chassy (1953) lorsque Frédérique le rejoint. À la Villa Médicis à Rome ensuite avec sa seconde épouse Setsuko, où Katia et Michelina parmi d’autres posent en toute tranquillité. Dans ce calme enfin trouvé il va jusqu’à représenter le sexe des petites fille face à son propre regard de spectateur, et non plus offert aux yeux vicieux d’un chat ou d’un gnome ; assumerait-il une sexualité suffisamment satisfaite pour être sublimée. Enfin au Grand Chalet à Rossinière (canton de Vaud, Suisse) de 1977 jusqu’à sa mort en 2001 avec ses jeunes filles [Nu assoupi (1980) Le peintre et son modèle (1980-1981), Nu au foulard (1981-1982), Nu couché (1983-1986)]. Ce calme se détériorera, me semble-t-il, avec l’incertitude des déficiences de l’âge, en particulier visuelle telle qu’elle réapparaît dans La grande composition au corbeau (1983-1986), Le chat au miroir II (1986-1989), Le chat au miroir III (1989-1994) et Odalisque allongée (1998-1999). II. Entre l’intimité du peintre, l’extimité de l’adolescente et leurs identifications projectives sur la toile se définit le lieu sacré. «  Consacrer est le mot juste »389. Le peintre serait-il le grand prêtre préposé au sacré ? L’échange entre lui, le modèle et le tableau ne saurait être ordinaire ; il crée. L’atelier est un domaine séparé, interdit, inviolable, intouchable, un temple. Balthus est animé par la conviction indiscutable que « s’y transforment les forces malignes en forces de vie ». « Chaque toile… est une clé de plus qui délivre des secrets »390. Ce qui s’y passe et dès lors l’œuvre qui s’y crée fait l’objet d’une élection transcendantale, concernant l’« invisible », ce réel, « ce comment » le visible approche de ce qui ne peut se voir. Oscar Wilde l’énonçait clairement : « Le vrai mystère du monde est le visible et non l’invisible »391. Le peintre n’en est pas un « supposé savoir » mais le tableau, un supposé témoin. « Je ne suis pas un créateur seul Dieu crée […] je crée grâce à Dieu ». Je retiens la dénégation de Balthus dans sa dimension affirmative. Et 387.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 51. 388.   M. et E. Laufer, (1984), Adolescence et rupture du développement. Une perspective psychanalytique, op. cit. 389.   A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 239. 390.   Ibid., p. 274. 391.   O. Wilde, (1890), Le portrait de Dorian Gray, op. cit., p. 64.

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dès lors pour cet élu, imploration, prière, volonté de se défaire de soi pour participer à la vérité universelle, crainte de perdre l’inspiration, recueillement, ambiance silencieuse étrange. Balthus refuse de rapprocher l’artiste d’un dieu. Il ne créerait pas ces petites filles « à son image » (le tableau en étant la genèse)  ! Il se défend régulièrement d’être un Pygmalion puisque la métamorphose de la pierre en chair fut dans le récit d’Ovide obtenue grâce à un tiers divin, Aphrodite. Peindre devient une prière. Balthus entrant dans l’atelier, fait un signe de croix. M. de M’Uzan cite P. Claudel : « Avant le mot, une certaine intensité, qualité et proposition de tension spirituelle  »392. Je dirai «  avant  » le tableau lorsque sont recueillis les messages des anges. Régulièrement Balthus se décale. Il traduit ses inspirations venues d’en haut sur le modèle de La Visitation393, en images, dans le silence sans mots. « Je ne dessine pas, je transpose. » Il ne crée pas, il officie. Il défendra bec et ongles l’espacetemps sacré de l’atelier où un grand créateur est implicitement là. Seul Dieu comme il est écrit dans la Genèse peut devant l’objet « faire pénétrer dans ses narines un souffle de vie » de telle sorte que celui qui est seulement figuré devient humain. Les deux fonctions antinomiques d’érotisme et d’emprise doivent pour réaliser « une grande œuvre » « c’est-à-dire pour s’approcher des vérités », se conjuguer, faire alliance. Par quelle inspiration ? Revenons à ce concept de J. Laplanche394. L’imagination et ses traitements énergétiques tournent en rond à l’ordinaire comme des fonctions centrifuges narcissico-pulsionnelles. L’originaire dans l’expérience analytique et dans l’expérience esthétique nécessite une force « qui appelle et oriente ; c’est un vecteur centripète venant de l’autre, l’inspiration »395. Cette citation résume magnifiquement le procès : « L’ouverture c’est précisément être disponible pour l’autre qui viendra me surprendre »396 L’atelier tout entier est en jeu y compris les anges qui posent. Dans le tableau pensons à « ces autres ». Apparaîtraient-ils comme des forces maléfiques sans modèles externes, petits démons divers des peintures italiennes primitives aux regards redoutables, cherchant à manipuler la lumière, ailleurs dans leur monde d’indifférence ? Ils inspirent l’adolescence. Comment nommer cet autre « provocateur du travail de l’œuvre » ? « Public indéterminé »397 répond J.  Laplanche «  déjà là, prêt à être imaginé voire incarné  », 392.   393.   394.   395.   396.   397.  

P. Claudel, (1963), Réflexion sur la poésie, Paris, Gallimard. Cf. P. 2, chap. II. J. Laplanche, (1999), Entre séduction et inspiration : l’homme, op. cit., p. 133. Ibid., p. 332. Ibid. Ibid., p. 335.

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«  destinataire dont l’attente est à jamais suspendue  »398. Oui, l’autre absent physiquement invoquable et invoqué dans l’atelier sous des incarnations diverses : modèle, peintre lui-même, tableau, l’ambiance à l’œuvre ; communauté d’amis. Bien entendu, rappelle J. Laplanche « ce public est différent du public déterminé à qui il sera nécessaire de plaire, qu’il faudra maîtriser par des moyens pragmatiquement adaptés et calculés »399. Je me demande, à nouveau, si l’étrangeté qui se dégage des liens entre les personnages figurés de Balthus, que j’ai comme beaucoup interprétée en terme d’indifférence, reflète plutôt cet espace sacré intergénérationnel dont l’influence remonte pour Balthus à Masaccio. Espace sacré, je l’entends, au sens de Marcel Mauss400 (si clairement repris récemment par Maurice Godelier) : c’est-à-dire espace occupé par des personnages sans don ni contre-don, sans échange, simplement engagés dans « l’entreprise de leurs légendes »401, personnages de rêve venus d’ailleurs. Ils seraient concentrés sur leur vie intérieure afin qu’elle reçoive l’inspiration. Ainsi ai-je à plusieurs reprises, interprété Le peintre et son modèle. M. de M’Uzan402 propose le terme de « public interne » pour donner une topographie psychique à cet idéal venant en tiercéité, à cette référence haute dont descend l’inspiration. Le terme de public serait à penser ici comme celui d’une communauté interne-externe, dans une cérémonie religieuse. Jean-François Chiantaretto403 utilise celui de témoin interne « garant de la singularité subjectale » […] « authentifiant la parole » (lorsque cette dernière s’écrit dans une autobiographie). Le témoin n’est pas un acteur, mais l’acte n’existe que grâce au témoin. La volonté de pouvoir de « plus d’un autre », un chat par exemple, est nécessaire au tableau. Nous l’avons écrit plus haut, autrement « le conflit de la création » nécessite d’émerger du saisissement sensoriel et de trouver sans pour autant le perdre (sans en être dessaisi) « la représentation immédiate des données »404 : savoir utiliser les forces malignes en leur donnant leur rôle dans la scène adolescente, n’est-ce pas un bon usage du travail négatif  ? Trouver l’image (sublimation) qui ne résout rien, mais affirme (emprise) les contradictions au pinceau. Du frissonnement 398.   Ibid., p. 337. 399.   Ibid., p. 338. 400.   M. Mauss, (1950), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. 401.   A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 274. 402.   M’Uzan M. de, (1977), De l’art à la mort, op. cit., p. 20. 403.   J.-F. Chiantaretto, (2005), Le témoin interne, Paris, Aubier. Ph. Gutton, (2002), « Lisible et non lu. L’écriture adolescente », in J.-F. Chiantaretto, (éd.), Écriture de soi et narcissisme, Ramonville Saint-Agne, Érès, p. 121-140. 404.   M. de M. ’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit.

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initial d’une imagerie intérieure, il faut parvenir à témoigner dans un langage susceptible d’être accueilli (si ce n’est compris). « Est-ce le négatif qui doit devenir le moyen même d’une affirmation positive  »405 à condition d’être dans la lumière de l’inspiration ? Allons plus loin, plus cette échappée ardente par le travail du négatif est forte, plus l’affirmation montrerait sa valeur humaine. C’est l’antithèse de ce négatif qui ferait le chef d’œuvre. Le « public interne » qui inspirait la scène adolescente (de façon centripète) est par la même celui qui la regarde. Revenons à M. de M’Uzan en précisant sa pensée. La solution au conflit de la création serait fournie par une dynamique psychique, disons tierce, consistant à créer un destinataire de l’œuvre advenante bien sûr « non concevable dans la réalité » ; une « figure intérieure avec qui et sur qui le jeu de toutes les tendances contradictoires sont possibles ». « Il ne se confond nullement avec le public réel que l’œuvre faite doit affronter tôt ou tard ». Il est une figure « ni maternelle ni paternelle, identification assurément archaïque néanmoins aux qualités et fonctions différentes »406. Il est un bon objet constitué « sur quoi l’auteur peut étayer ses pulsions », à la fois trouvé par le passé et créé dans l’actuel. Il est aussi un « médiateur dédicataire »407. La part personnelle en question selon ce modèle de création n’est pas celle du narcissisme utile et/ou agréable, mais tout au contraire celle qui cherche la transmission d’un message incertain à plus d’un autre. Le public interne serait justement le porte-parole d’une telle mission spécifiant l’inscription de l’artiste dans la communauté des humains. N’est-ce pas l’attrait de l’énigmatique, l’aspiration d’un réel inatteignable qui entraîna toute la carrière de Balthus ? De même qu’entre mère et bébé, entre infantile et pubertaire ça ne peut se créer qu’avec un grand Autre, présent-absent, non figurable, de même la création d’une grande œuvre ne peut exister sans ce tiers causal. « Tel le père » disait Freud devant l’Acropole. J’aime également le terme de « porte-parole » de P. Aulagnier408 à fonction identifiante : la mère parle « l’infans » se faisant. Cela me fait penser aux dames penchées sur les rêveuses [Rêve I (1955-1956) et Rêve II (1956-1957)]… inspirées par Frédérique. Tout génie créateur a besoin d’un tiers sacré. Ce qui nous intéresse ici est le rapprochement entre l’appel tiers ordinaire dans le développement de l’adolescence et celui 405.   Ibid., p. 21. 406.   Ibid., p. 19. 407.   Ibid., p. 20. 408.   P.  Aulagnier, (1975), La Violence de l’interprétation, Du pictogramme à l’énoncé, op. cit.

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de Balthus trouvant en cet âge le symbole de sa propre créativité. Nous l’avons nommé « sujet parental de transfert »409 et retrouvé à plusieurs reprises dans ce livre. Nous avons osé montrer dans sa biographie410 la place tierce formidable que jouèrent vers ses treize-quatorze ans les convictions de sa mère et de R.M. Rilke et de bien d’autres, quant à l’éclosion de son génie. Y-a-t-il une créativité sans une culpabilité inconsciente, se demande M. de M’Uzan ? Je ne le pense pas. M. de M’Uzan rappelle une citation d’A. Green : « L’œuvre porte toujours la trace de vérités interdites »411. (Nous nous souvenions de cette phrase lorsque nous cherchions à montrer que la scène adolescente représenterait la trace de la naissance de la femme). L’inspiration sacrée engage l’artiste dans une recherche infinie de perfection picturale (faire à sa hauteur) lui faisant courir le risque de ce que Janine Chasseguet-Smirgel nomma une dépression d’idéalité ; je parlerai donc plutôt de sentiment de honte par rapport à ce référent intouchable. « Rien n’est innocent pour un artiste véritable », écrit P.-J. Jouve412. Si le travail d’artiste s’étaye de « cette justice immanente »413, reconnaissons la « ruse » du public interne qui inspirant la créativité lui assigne en même temps de sacrées exigences. Le mot « ruse » est emprunté à S.  de Mijolla-Melor examinant la ruse de la civilisation dans son travail sur la sublimation : échappant certes au Surmoi, l’esthétique se fait par retour exigeante ; à s’approcher de « vérités interdites », il faut être un « porte-parole » de haut niveau. Échelle de valeur d’autant plus difficile à évaluer que le personnage intérieur ne parle pas (le silence de Dieu). La liberté créative ne conférant valeur qu’à son œuvre et non pas comme le commun des mortels à un surmoi individuel-groupal, l’échappée aux inhibitions pulsionnelles crée elle-même une valeur personnelle : plaisir différé et/ou déception honteuse selon le jugement rendu par l’œuvre et autour d’elle. Bref, l’esthétique lors même qu’elle échappe à la morale et à la culpabilité favorise implicitement la possibilité de la honte. Représenter le sexuel en termes de pulsion de vie est toujours plus ou moins une exigence pour l’artiste avant d’être une transgression pour le spectateur. Les exigences de l’inspiration, (la quête obligée du beau), voici une obéissance (et non une soumission) que connaissait bien Balthus et qui perpétuait « la tension de son regard 409.   Ph. Gutton, (2000), Psychothérapie et adolescence, op. cit. 410.   N. Fox Weber, (1990). Balthus une biographie. op. cit. 411.   Ibid., p. 23. 412.   Cité par C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 80. 413.   M. de M. ’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit., p. 23.

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intérieur »414 maintenant une impression d’incomplétude à son travail. Être l’élu d’un idéal est à la fois une libération et une exigence héroïque douloureuse. Devenant progressivement autonome par le fait qu’elle va être « exposée » aux spectateurs anonymes, l’œuvre exerce par retournement tout au long de sa création, une emprise sur son auteur. Parlons de la fragilité narcissique du créateur, du fait de sa préoccupation du chef d’œuvre, sur laquelle Balthus insiste si souvent. A. Gide, à propos de son journal, parlait de l’incitation difficile à vivre de l’idéal de ses écrits. La ruse de l’inspiration serait-t-elle comparable à la relation fétichique, qui parce qu’elle permet le jouissance impose son emprise ? Je ne résiste pas pour résumer les idées de ce chapitre à raconter cette nouvelle de Stefan Zweig415 Les prodiges de la vie. Elle détaille, ô combien, les souffrances de la création de la femme. Un vieux peintre est invité à Anvers afin de figurer une vierge Marie pour la cathédrale. Le tableau sera posé en symétrie d’une madone d’une beauté mystérieuse réalisée par un jeune artiste mort peu avant la fin de son travail. Tout un hiver, il cherche un modèle ; l’ambiance est lourde. Ses associations sont obsédantes avec sa vie de débauché avec des femmes de bar qui l’empêchaient jusqu’alors de travailler. Récemment, il avait tenté et échoué de peindre sa mère morte en utilisant comme modèle sa jeune amante «  belle et effrontée  »416. «  Comment pourrions-nous peindre la grâce et la beauté de Notre Dame si ce n’est en nous inspirant de la beauté de chacune des femmes que nous rencontrons ? »417. Impossible devant « ces pécheresses ». Donc « je représenterai celle dont le visage se rapprocherait le plus de moi, de celui de la Sainte Vierge, celle que j’ai aperçu dans mes rêves pieux »418. Lors de l’allégresse du printemps « à une fenêtre baignée de soleil, ses yeux viennent d’être frappés… par l’apparition étrange, une prodigieuse image  : la madone du jeune peintre (mort) avec une expression rêveuse et légèrement douloureuse  »419. Frisson d’ivresse, saisissement, peur de la déception. Il se reprend, car ce n’est pas, en fait, le modèle du premier tableau, mais une jeune fille de quinze ans. « Esther, je veux te peindre »420 Négociations, rencontres, poses, «  charmes de la  pureté merveilleuse  »421. «  Le vieux maître est 414.   415.   416.   417.   418.   419.   420.   421.  

A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 241. S. Zweig, (1904), Les prodiges de la vie, Paris, Belfond, 1990, pp. 89-180. Ibid., p. 97. Ibid., p. 101. Ibid., p. 101. Ibid., p. 110. Ibid., p. 111. Ibid., p. 100.

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doté de ce regard qui, s’il ne reflète pas avec éclat quelque vision intérieure, reconnaît cependant dans les êtres vivants le rayon de lumière capable d’illuminer une œuvre d’art, la magie de l’art »422. Or la toile reste vierge devant Esther. Au frisson initial succède «  la peur d’avoir fait fausse route »423… « du fait de sa honteuse vie passée avec des chairs épanouies de femmes sensuelles qui ignoraient tout de la virginité mystique »424. Peut-il représenter la pureté d’Esther si féminine «  dans l’éclat de sa splendeur  »  ?425. Esther raconte alors, en séance de pose, avec une « expression de défi et de colère », sa vie, son enfance douloureuse, ses persécutions de jeune juive par les hommes chrétiens malgré « sa pureté d’Annonciation ». « Je ne veux pas être chrétienne »426 lui dit-elle à lui qui « voulait représenter les frissons liés aux premiers signes d’une féminité qui s’éveille dans la foi »427. Il a échoué dans cette méditation divine qui devait le préparer à son acte de peindre. [Balthus n’a jamais renoncé]. Il représentera une vierge à l’enfant. Il cherche un bébé qu’il installe dans les bras du modèle. Voilà une femme complète ! Le premier contact est mauvais, Esther est prise d’angoisse, puis de honte. Elle ne peut toucher l’enfant. Elle est terrifiée et devient furieuse contre lui et contre le vieux peintre. « Or, bientôt, l’enfant s’anime. Son jeu naïf avec ses doigts fait succomber Esther »428. Cette séduction réussie par le bébé « marque un tournant dans le destin d’Esther et dans celui du tableau »429. Celle qui rougissait lorsque « de ses mains maladroites, l’enfant cherchait à atteindre sa poitrine »430 y prend une grande jouissance. Elle se met à adorer le monde entier, son père, les hommes, le vieux peintre, être avec le bébé. Saisi par ce miracle, il tombe à genou devant son tableau inachevé et « peint, avec une tendresse sauvage »431 qui suit son renoncement à l’amour pour la jeune fille. L’achèvement du tableau provoquera la dépression d’Esther, sa fureur et une passion nouvelle pour le tableau réalisé et précisément le portrait du bébé. L’œuvre étant installée dans l’église, des révolutionnaires anonymes en horde la détruiront, poignarderont Esther qui voulait en adoration 422.   423.   424.   425.   426.   427.   428.   429.   430.   431.  

Ibid., p. 102. Ibid., p. 105. Ibid., p. 106. Ibid., p. 124. Ibid., p. 129. Ibid., p. 137. Ibid., p. 141. Ibid., p. 145. Ibid., p. 147. Ibid., p. 146.

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la défendre. Le lendemain du drame, le vieux peintre devant sa jeune modèle étendue dans la mort, calme, immobile, déclare : « Celle qui avait incarné dans la vie la vision de la Vierge a pris dans la mort les traits de la Madone du peintre étranger »432.

432.   Ibid., p. 178.

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chapitre 2 Le spectateur anonyme « L’œuvre accomplie désormais relativement indépendante constitue une nouvelle réalité »433 telle la naissance du féminin, grande affaire de société. Né dans l’atelier le tableau devient autonome. Il acquiert sa majorité. Exposé, il commence son histoire (artistique et commerciale) que l’on suit dans les catalogues et à travers les critiques des revues, histoire déjà commencée dans la tête du peintre. Il est détaché de son créateur et livré au public. « L’auteur, dit encore Michel de M’Uzan, doit se séparer de son public interne lorsque l’œuvre est devenue un fait social »434. Il y a beaucoup à penser concernant cette angoisse de séparation. La séparation officielle peut-elle masquer un report du public interne sur ce public externe ? Le peintre n’est plus regardé par le même tableau maintenant que le regard des spectateurs anonymes l’accompagne. L’amour sacré s’est transformé en amour profane !, dirait Le Tintoret435. Le travail extraordinaire fini, l’artiste redevient un être ordinaire. Il était proche des grandes vérités, il est débarqué dans le quotidien. Cette « livraison » supprime-t-elle de l’intimité au peintre ? Tout ce matériau issu de tensions, « de transpositions » est-il à montrer au « troupeau des spectateurs » ? Balthus est assurément fort mal à l’aise ; tout se passe comme si une brèche dans sa carapace se produisait ; comme si séparé de son bouclier-miroir (celui que Persée dressa devant la Méduse afin que son propre regard même la tua), il se trouve en danger. Le voilà dépouillé, nu devant les autres. Quel risque narcissique  ! Une image comme une idée rendue publique risque toujours de se retourner contre son auteur en lui confisquant même le plaisir de l’avoir peinte : c’est le principe du secret cher à Épicure. Balthus résume clairement le rôle conscient d’un bon critique d’art, n’entrant ni en polémique ni en censure mais comme médiateur ou interprète entre l’art et son public : « proposer des éléments sur la base desquels chacun peut se faire une opinion »436. La nouvelle d’Henry James 433.   M. de M. ’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit., p. 26. 434.   Ibid., p. 46. 435.   Allusion à son tableau (1514) L’amour sacré et l’amour profane exposé à Rome à la Galerie Borghese. 436.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 90.

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L’image dans le tapis437 se veut exprimer clairement cette attente du créateur. Un critique y rencontre pour la première fois l’auteur dont il travaille les écrits. Ce dernier lui reproche de ne pas avoir rempli sa tâche qui devait lui révéler « son trésor caché » : « Vous écrivez là-dessus mais vous ne le trouvez pas. Vous commentez sans le connaître. » Le critique approuve cette diatribe qui exprime le besoin d’un lecteur privilégié susceptible de trouver dans l’apparence, « l’image dans le tapis », car celle-ci ne peut se révéler ni par le texte ni par l’auteur mais exclusivement par un témoin externe dont ce serait la mission. Une telle participation prolongerait d’ailleurs (c’est une espérance qui éviterait la séparation), le lien avec le public interne. Bref, comprenons la dépendance de Balthus à l’égard du spectateur (pour d’autres motifs que financiers). «  Ce prince ténébreux  » doit ouvrir l’univers de son intimité au grand public, il lui faut ainsi séduire plus d’un autre inconnu. Ceux-là joueraient-ils le même rôle que les autres du tableau438  ? Séduire par le tableau ou/et au plan personnel, c’est une distinction que M. de M’Uzan souligne. Le terme de plaire est une affaire blessante, mais s’exprimer sans plaire est une catastrophe. Quel pivotement que ce passage d’une première triangulation intime « peintre, modèle, tableau » à une seconde publique « peintre, spectateur, tableau », pivotement évitable si le tableau est gardé plus ou moins caché (telle leçon de guitare)  ! L’œuvre symbole de l’acte de création devient alors la chose même : de qui ; pour qui ? Elle « provoque » certes de la pensée, des désirs, des fantasmes renvoyant aux problématiques de chacun ignorées de l’auteur et des jugements de valeur : petite ou jeune fille ou « femme complète » ? 1. J’utilise volontiers l’image de «  la bouteille à la mer  »439. Elle contient un message (la femme) considéré comme partageable pour chacun et n’en est pas moins un appel personnel (peut-être de sauvegarde) à chacun. Qui la reçoit sans qu’elle lui soit adressée directement ? Comment nommer cette foule sans nom des destinataires, des réceptionnaires anonymes ? L’adresse est faite à « un autre, hors de prise, à des autres épars dans le futur » ce que Jean Laplanche résume sous le titre de « culture ». Il y a chez Balthus une valorisation explicite du « culturel » comme révélateur potentiel d’un secret de chacun faisant partie du mythologique 437.   H. James, (1957), L’image dans le tapis et autres nouvelles, Paris, Horay, 2009. 438.   Cf. P. 2, chap. IV. 439.   J. Laplanche, (1992), La révolution copernicienne inachevée, op. cit., p. 427.

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de tous : occasion de reconnaître la mythologie de l’intime. Cette valorisation fait d’ailleurs partie de son choix professionnel, de la façon avec laquelle il a lui-même décidé de vivre avec difficulté dans l’après-guerre, avec succès depuis la Villa Médicis. Ne se sent-il pas chargé de cette mission communautaire  ? Celle-ci véhiculerait possiblement le vivant humain du spectateur qui peut s’en trouver saisi, avec plus ou moins de puissance, voire intrusé, envahi, étouffé. Balthus cherche pour se sécuriser la participation de ce public visible, ami, dont il est aisé pour lui de supposer une demande suffisamment proche de ce qu’il offre. Le souhait de Balthus est que le tableau provoque, dit-il, « un compagnonnage avec les œuvres »440, « une communauté de regards ». Le tableau serait aimé du fait d’un « co-intime » en ce qu’il montre. La thèse du tableau-message imaginaire d’un réel interhumain (la femme) permet à Balthus de s’élever vivement et régulièrement contre l’œuvre qui ne révèle que son auteur. Nous avons montré comment la créativité de Balthus s’y source441. Le problème est maintenant de réfléchir à la façon avec laquelle le message humain venu de sa personne est accueilli. D’une part, il est en souffrance de la finition qu’il considère comme jamais « complète ». N’a-t-il pas décidé de peindre des jeunes filles incomplètes et dès lors charmantes ? Son inquiétude était déjà présente dans son choix initial. Malgré « les manques ressentis, dit-il, il faut se résoudre à abandonner le tableau […] », ce « dé à coudre modeste »442. Quel symbole du féminin dont il aurait découvert le contenu et une angoisse de castration ? D’autre part, il désire envoyer dans le monde ces significations universelles qu’il a travaillées, approchées, avec le sentiment de fierté du chercheur. Le contenu en est peut-être celui du dé à coudre, mais il est nouveau. « Tout grand artiste aspire moins à l’immortalité qu’à l’anonymat qui l’élève au rang d’une création universelle  »443. Sa nomination «  Je suis un peintre religieux »444 exprime son inspiration divine (et non pas en religion institutionnelle) à faire participer ce qu’il ressent avec les autres. Sans cette participation («  mystique  »), pas d’art. La part personnelle de l’auteur n’y est rien d’autre justement que ce qu’elle partage avec plus d’un autre. Nous avons souligné ce paradoxe apparent que négligent les moralistes. Il ne s’agit ni du narcissisme, ni du pulsionnel. Balthus 440.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 50. 441.   Chap. I. 442.   A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 240 et p. 245. 443.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., pp. 83-85. 444.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 19.

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affirme et répond à ceux qui seront prêts à envahir le terrain des significations esthétiques avec des injonctions morales, prêtes par leurs actions à étouffer l’art : « Le tableau ne parle ni du modèle ni de moi »445. « Il est une création lui-même qui n’abrite pas la réalité tout en étant figuratif et n’exprime pas ce que je ressens… C’est un flash, un faux qui est vrai sur le moment ». « Je ne demande pas à m’exprimer », répond-il agacé de même à un interview à la Villa Médicis. « Si une œuvre n’exprime que celui qui l’a peinte, ce n’était pas la peine »446. C’est une réponse implicite au fameux « Emma c’est moi » de Gustave Flaubert que j’ai cité précédemment, ou « tel arbre tel fruit » de Sainte-Beuve, au courant dominant des années trente où le peintre «  n’aurait pas d’autre modèle que son moi », « pas d’autres thèmes centraux que son tempérament »447. « Pas d’image mais des empreintes »448. L’énergie affective estelle « comparable au travail de Rorschach » ? Certes « tous les peintres portent leur anatomie, leur psychologie (physiologie), leur salive, leurs vices, leur pathologie, leur pudibonderie… sur la toile »449, mais ce qui est en jeu dans la sincérité inconsciente de la grande œuvre, rencontre l’intime des humains. Le tableau, Balthus le dit clairement, est un passeur ; sa capacité de transmission fait son originalité. Son inspiration « universelle » fait son génie. Insistons donc sur cette sensibilité intersubjectale élective, « intention sociale » dit Gattegno de l’acte d’artiste : mettre sur la toile une modalité originale de saisie du semblable, une différence pour les semblables. Le peintre serait-il comme un chrétien chargé d’évangélisation  ? Le problème que pose cette mission est son thème : l’adolescence au féminin. Y a-t-il un choix plus risqué ? Pour être une grande œuvre, le tableau doit être riche en découvertes sur la femme et un « objet transitionnel collectif » (selon l’expression d’A. Green). L’affaire est ambiguë car les significations féminines exposées par le tableau de Balthus se doivent d’être à la fois provocatrices au sens où elles incitent à penser des choses plus ou moins méconnues du conscient et réservées lorsqu’elles menacent le sacré de l’atelier. Nous nous rapprochons de R. Barthes lorsqu’il pose la difficulté en mythologie de concilier la description et l’explication. « Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification : car si nous pénétrons l’objet nous le libérons, mais nous le détruisons. Si 445.   Ibid. 446.   C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 18. 447.   O. Wilde, (1890), op. cit., p. 46. 448.   C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 15. 449.   A. Artaud (1947) cité in P. J. Jouve, (1944), Balthus. Catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 47.

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nous lui laissons son poids nous le respectons, mais nous le restituons encore mystifié »450 Pour qu’« un objet transitionnel collectif » soit une grande œuvre, elle doit courir un grand risque. En 1935 (à l’époque de La Leçon de guitare) Balthus a inventé, dessiné, construit pour la pièce des Cenci un prodigieux décor intérieur symbolique italien « avec une intime discordance, contenue dans le heurt des couleurs et certaines ruptures des formes  »451. Le drame de Béatrice Cenci452 est un drame anthropologique au sens où il serait universel dans le fonctionnement de l’humain, comme Maurice Godelier l’écrit à propos du « complexe d’Œdipe dont l’universalité est probable […] inscrit dans la tradition »453. La fille violée par son père le tue ; elle reconnaît le crime, mais « nie la culpabilité » ; la société la met à mort. Antonin Artaud met en scène (accompagné de Balthus) ce qu’il nommait le « théâtre de la cruauté » dont l’objectif était de représenter, ose dire P.-J. Jouve, « notre vie intérieure »454 et précisément « la fatalité de la personne humaine engagée en société »455. Tel est, je l’ai dit, le provocateur de « la scène adolescente » dionysiaque, théâtralisant la tragédie entre « l’instinct primordial » et « les forces implacables de la société »456. Entre le « trop » et « le trop peu », la menace du sexuel fige le discours457. 2. Le tableau-message regarde le spectateur, avons-nous dit (rappelons que le premier regardé est le peintre lui-même en train d’œuvrer). Or «  l’œuvre porte toujours la trace de vérité interdite  »458. Quelle vérité  ? La scène adolescente n’est, comme on est tenté de le dire, ni essai de saisir la jeune fille, ni identification, mais une mise en figure de l’expérience faite et refaite indéfiniment dans l’imaginaire de chacun d’une féminité fondamentalement originaire, naissante et renaissante, fascinante et refusée. Freud écrit ainsi qu’« en dévoilant la faute d’Œdipe, le poète nous oblige à regarder en nous-mêmes et à y reconnaître 450.   R. Barthes, (1957), Mythologies, Paris, Le Seuil. 451.   Intervention de P.-J. Jouve, in P.-J. Jouve, (1944), Balthus, Catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, op. cit., (p. 52). 452.   Béatrice Cenci, Film italien de Lucio Fulci, 1969. Pièce de théâtre d’Antonin Artaud de 1935. 453.   M. Godelier, (2007), Au Fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel. 454.   Cité in P.-J. Jouve, (1944), Balthus. Catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, op. cit., (p. 51). 455.   Ibid. 456.   Ibid. 457.   Écrivait M. Perrot dans un débat. « Un pluriel à l’étude des historiens », Adolescence, 1985, 23, 43-74 (p. 65). 458.   A. Green cité par M. de M’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit., p. 23.

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nos impulsions (incestuelles et parricides) qui bien que réprimées restent toujours »459. Gérard Bonnet, spécialiste de la problématique du regard, décrit le tableau comme « … un objet fictif, éclat en lui-même insaisissable, qui pousse à voir … »460 déclenche le désir, érotise la psyché du spectateur ; signal « … clignotant annonçant qu’il y a du message énigmatique dans l’air (…) » c’est-à-dire « un je ne sais quoi » de teneur sexuelle461. Le regard du tableau provoque chez celui qui le voit du « vécu inquiétant qui donne l’impression que quelque chose existe ou me fait signe sans que je sache ni pourquoi ni comment »462. La réponse du spectateur anonyme est blessante lorsqu’au lieu d’accueillir cet extraordinaire, il l’interprète selon les canons ordinaires de la virilité sociale. Au lieu du message que l’esthétique du tableau véhicule, il réagit dans les termes de ce que S. Freud a nommé la « morale sexuelle civilisée », et S. Leclaire « le bon sens »463, j’en rapproche ce qu’on appelait au XIXe siècle l’académique. L’exposition du tableau met un terme au temps de la création où tout est affaire de sublimation et d’idéalisation. C’est un retour dans le monde du Surmoi-Idéal-du-moi de la société et de chacun de ses individus, retour de la problématique du refoulement, le matériau présenté étant interprété violemment comme de l’ordre du refoulé. Le groupe des regards anonymes porte le surmoi lui-même anonyme. Il attaque officiellement ce que officieusement il pourrait penser comme beau, faisant sauter les fusibles. Tel est un aspect de la polémique entre esthétique et morale, entre le beau/laid et le bien/mal. J’en reprendrai le débat philosophique464 que j’ai l’impression d’avoir argumenté tout au long de ces pages, entre participation et appartenance, hédonisme et phallicité. Rapprochons ces deux citations. Celle du psychanalyste : « Celui qui a su après avoir lutté contre lui-même s’élever vers la vérité se trouve à l’abri de tout danger d’immoralité et peut se permettre d’avoir une échelle de valeurs morales quelque peu différentes de celles en usage dans la société »465. Celle du poète : « Le vice et la vertu sont pour le peintre les couleurs qu’il voit sur sa palette rien de plus, rien de moins »466. Lorsque les critiques parlent 459.   S. Freud, (1899-1900), L’interprétation des rêves, chap. V, OC, Paris, PUF, 2003. 460.   G. Bonnet, (2004), op. cit., pp. 463-464. 461.   Ibid. 462.   Ibid., p. 477. 463.  S.  Leclaire, D.  Lévy (1974), Le port de Djakarta, in  A.  Verdiglione, (éd.), Psychanalyse et politique, Paris, Le Seuil, pp. 7-13. 464.   P 3, Chap. IV. 465.   S. Freud, 1916-1917, GW, XI, p. 450, in S. Mijolla-Mellor de, (2005), La sublimation, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ». 466.   O. Wilde, (1966), Lettres, Paris, Gallimard, 1994, pp. 142-143.

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de la morale, ils se penchent du piédestal phallique de la société sur le féminin pubertaire, sur le risque qu’il y a à le dévoiler, bref sur le danger à libérer la femme ; ils tiennent à l’inégalité du genre… Le « sacré » serait immoral. Balthus ne se sent alors guère accusé au titre de la morale, en particulier dans ses réponses plus ou moins emportées. Il est blessé et dirai-je limité (castré ?) comme un chercheur dont les découvertes sont incomprises, leur valeur minimisée. Quatre petits exemples de la méconnaissance morale du spectateur. Dans Les beaux jours (1944-1949) l’homme qui attise le feu ne regarde pas la jeune fille aux jambes écartées : il n’est pas « provoqué » par la jeune fille, jugée par les spectateurs provoquante. Lorsque l’organisateur scénique place ses personnages sans les lier entre eux, le spectateur les lie pour mieux savoir et, saisir l’enjeu des pouvoirs. Lorsque le tableau met une fille et son frère l’un à côté de l’autre dans Les enfants Blanchard (1937), rien ne serait formulé à l’évidence de scabreux, d’incestueux et pourtant certains spectateurs décrivent leurs positions comme telles. Je suis étonné de l’assurance avec laquelle des commentaires improbables sont formulés par les grands spécialistes de Balthus à propos de certains détails des tableaux. Non pas comme des associations, mais comme des certitudes personnelles prétendant à une explication quasi scientifique. La scène d’André Derain (1936) est un exemple lorsque N. Fox Weber467 souligne qu’elle figure une envie coupable de Balthus comme le montrerait le teint cadavérique du personnage. Le biographe considère que « nous nous sentons invités » à rapprocher le doigt de Derain à demi caché car enfoui dans sa chemise et la main de la jeune modèle « si proche de son entre-jambe ». Qui est ce « nous » ? Sont-ce tous les spectateurs anonymes ? Est-ce le reflet d’une connivence espérée entre le peintre et son biographe ? Est-ce un fantasme personnel de N. Fox Weber attaché à la qualité explicable de tout détail ? Dans La Chambre (1952-1954) le personnage qualifié de gnome ouvre-t-il ou ferme-t-il le rideau de la fenêtre qui éclaire le corps de la jeune fille ? Son ouverture déboucherait sur l’impudeur, la fermeture sur la pudeur ? Incertitude du spectateur qui recherche le détail convaincant. Je propose une diversion qui prendra toute sa valeur ultérieurement lorsque je réfléchirai sur la fonction fétichique du tableau chez Balthus468. Une certaine violence intervient au sein même de l’acte créateur dans 467.   Cf. N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, Paris, Fayard, 2003, pp. 323-325. 468.   P. 3, Chap. IV.

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la mesure où la présence, le regard et la parole du public externe ont un impact sur le fonctionnement psychique de l’artiste œuvrant. Pour préciser ce point de vue469, je reprends les travaux de J. McDougall470 concernant le spectateur anonyme dans la perversion. L’emprise de ce spectateur contraint au visible, c’est-à-dire à l’agir, peindre en l’occurrence. Le sujet dès lors « a l’impression d’agir sous sa contrainte ». Pour capter son regard il faudrait qu’il soit ainsi « abusé » par le spectateur. La scène dite perverse se met en place sous le regard d’un inconnu « public parental » dont l’excitation est attendue sous forme du plaisir de la complicité et de l’abus, « tiers primaire voyeur », dit par ailleurs A. Green (persécuteur par la contrainte qui en émerge), incarnation dont il faut capter le regard investi d’une idéalisation sexuelle. Le sujet serait supposé par ce biais externe garder son identité et « conjurer le risque perpétuel de dépression et d’angoisse persécutive »471. Cette topologie de J.  McDougall proposerait-elle une explication concernant les positions violentes de Balthus à l’endroit des visiteurs de son œuvre (lorsqu’ils ne sont pas de son cercle d’amis), ceux dont l’imaginaire interprète le tableau à leur guise conventionnelle et personnelle (les « on dit »), ceux qui s’autoriseraient (selon leur propre Surmoi-Idéal du-Moi) à juger l’œuvre, ceux-là même qui profèrent à son propos le qualificatif de pervers ? Ceux-là seraient automatiquement représentants des spectateurs anonymes. Ils refléteraient une sorte de confusion idéalisée, car nécessaire à l’acte créatif entre le « public externe » et le « public interne »472. Le dernier serait moins un témoin que déjà un voyageur primaire nécessaire au tableau (que certains « autres » reflètent d’ailleurs, ainsi dans La Chambre (1952-1954) le fameux gnome). Il s’agirait bien alors de ne pas se soumettre comme un simple névrosé (ou moraliste), mais de se dresser en un défi, renforcé par le désaveu de leurs jugements. Question alors : ce défi fait-il parti de sa jouissance à peindre ? La provocation est-elle un besoin génial ? Il ne s’agit ni de se déculpabiliser ni de trouver des complices aimant l’impudeur des jeunes filles, mais de confirmer les voyeurs nécessaires parmi les spectateurs ordinaires. Des deux publics quel est 469.   Déjà développé à propos du regard violent de plus d’un autre dans le tableau. P. 2, chap. IV. 470.   J. McDougall, (1968), « Scène primitive et scénario pervers », in « Le spectateur anonyme », L’inconscient, 6, 51-69. Récit partiellement repris dans le chapitre 1, « La scène sexuelle et le spectateur anonyme », in Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978, pp. 17-34. Cf. Ph. Gutton, (2006), « Adolescence démasquée », op., cit., p. 579. 471.   Cette phrase est la dernière du chapitre de J. McDougall, (1968), « Scène primitive et scénario pervers », op. cit., pp. 51-69. 472.   Defini au chap. I.

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« son autrui anonyme »473 ? Sous le regard du « spectateur interne » les images dérivent en sublimation active. Sous le regard du « spectateur des galeries » (anticipé dans l’atelier) les images se pervertissent déviant et défiant la loi, énonçant leur propre loi qui est celle de la jouissance. Dans ses périodes difficiles474 pendant lesquelles il se vit comme « un émigré », disaient ses amis, les deux autruis feraient un amalgame centré sur la relation à la femme. L’agrippement qu’il ressent apparaît alors sous divers aspects dans les tableaux : jeunes filles mal à l’aise, dans des positions cassées, sujette aux cauchemars, positions des autres. 3. Tout ceux qui l’approchèrent maintiennent « quand même » que le comte Klossowski de Rola était un maître dans l’art du faire faire (voire penser) par les autres ce que leur Surmoi interdit ordinairement de faire (voire penser). « De toutes les poses, la sincérité est la plus exaspérante », disait déjà Oscar Wilde. Audacieux certes, Balthus a l’art et la prudence de s’exprimer tout en se préservant. Il raconte l’anecdote d’un anniversaire festif de son enfance au cours duquel, à six ans, il incita après le départ des gouvernantes ses petits amis à se salir ; leurs élégantes chemises blanches se couvrirent de tâches de chocolat, sous son injonction ironique et dès lors ils furent punis ; lui resta propre et échappa aux sanctions. Le peintre âgé de quatre-vingts ans, confirmé par Setsuko sa deuxième épouse, considère qu’il a toute sa vie (et que c’était pour lui fondamental) poussé les autres à une tentation expressive, tout en s’en sauvegardant lui-même475. N’est-ce pas le rôle de la peinture prétendant s’approcher du naturel, que de se défendre des gratifications narcissico-pulsionnelles ou d’en faire semblant ? Grâce à « ce mauvais côté… de “ vilain garçon ” »476, il peut assumer indirectement ce qu’il a à signifier et être « un peintre dont on ne sait rien »477. N. Fox Weber est sensible à cette exigence de s’isoler et de se masquer de Balthus en opposition claire avec les temps modernes de la monstration, mais en homme de son temps, le biographe considère, malgré les injonctions de Balthus, que son œuvre et sa personne  473.   Évoqué par J.  Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 18. 474.   Les commentaires soulignent alors qu’il se vivait « en émigré ». 475.   N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, op. cit., pp. 9-10. Ce récit marque le début de la biographie. 476.   Citation de Klossowski in N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, op. cit., p. 10. 477.   Citation publiée par John Russel, rappelée par N. Fox Weber, [(1990), Balthus une biographie, op. cit., p. 11,] inaugurant une exposition à la Tate Gallery. Catalogue de la Tate Gallery en 1968.

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sont inséparables478. En paraphrasant Y. Mishima, une œuvre n’est-elle pas toujours « autobiographie d’un masque »479 ? J’associe bien sûr sur ces hommes placés à côté de la jeune fille et qui ne la regardent pas : lui tournant érotiquement le dos dans Les Beaux jours (1944-1949) ou plus rationnellement dans Le Peintre et son modèle (1980-1981) : de l’art d’être simplement présent. Qu’est-ce qui séparerait ainsi Balthus de ses autres ? Je dirai maintenant ce malentendu, mal-vu de façon trop synthétique480 : le signifié du tableau : « la femme complète » pour les spectateurs anonymes. Lorsque Balthus est sollicité pour parler de l’érotisme de ses personnages, il répond c’est le vôtre. Lui ne ferait que créer l’occasion de l’activité fantasmatique du spectateur. L’absence de liens de ponctuation entre les figures serait un dispositif non discutable offert aux activités fantasmatiques propres à chaque spectateur. Les petites filles sont-elles « provocantes » lorsqu’elles montrent leur nouvelle anatomie ? « Ces fillettes jambes écartées, et qui, sous leur courte jupe, dévoile une culotte provocatrice, sont pour Balthus l’innocence même. Ceux qui y trouvent un érotisme trouble, ou quelque obscure fascination, refusent seulement la candeur du naturel ; Balthus s’offusque que l’on puisse comparer ses chastes enfants à une quelconque Lolita »481. Écarter les jambes est ordinaire aux enfants  : la naïveté de leur gestuelle est charmante, angélique, « je veux dire première essence en quelque sorte de la nature réelle des enfants ». Peuvent-elles être provocantes lorsque leurs éprouvés pubertaires sont encore sans objet, même imaginaires, et qu’ils leur sont encore « intimement inconnus » ? «  L’art de l’entourloupe  » de Balthus se doit d’être inépuisable et il l’est quoique dénié par lui à l’endroit des autres sur le modèle du chat jouant avec la souris : montrer-cacher en est la pratique consciente d’évidence. Il est maître pour provoquer le doute chez l’autre, faire hésiter, discuter, éventuellement polémiquer. Est-ce un aspect de ce que l’on nomme aujourd’hui la perversion narcissique, cherchant à maintenir sous sa dépendance le spectateur ? Cette attitude de clivage du privé et du public serait simplement prudente pour continuer à être tranquille dans la vie de l’atelier. L’homme au narcissisme assurément peu ordinaire, charmeur et odieux à la fois, (pervers narcissique dit-on depuis l’intérêt des médias pour cette appellation) m’intéresse moins que les deux 478.   N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, op. cit., p. 10. 479.   Y. Mishima, (1949), Confession d’un masque, op. cit. 480.   C’est le thème central de ces dernières pages du livre. 481.   Pierre Marcabru, « Le jeu des masques de Balthus ». Le Figaro, 15 mai 2003. À propos de N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, op. cit.

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narcissismes de l’âge ingrat qu’il peint avec tant d’habileté et qui sont paradigmatiques de vérités humaines : celui, phallique, d’essence virile ; celui, hédonique, du pubertaire. Qui gagne ; qui perd gagne ; voire qui meurt gagne lorsqu’on pense aux tableaux de victimes ? Pour saisir cette lutte de titans dans les scènes adolescentes il faut en sentir en soi la violence. L’érotisme naît non pas comme les spectateurs lambda le disent par rapport à la morale, mais par ce que le visible évoquant du réel offre dans l’incertitude. Si « traverser pour rejoindre » définit, comme Balthus le verbalise482, l’espace-temps intermédiaire du tableau-message se séparant de son témoin interne pour atteindre le spectateur anonyme, la trajectoire est emplie d’embûches. Oui, l’objectif de rendre visible par l’adolescence la problématique de la femme est une entreprise difficile à tenir. La catastrophe se définirait ici comme un renoncement à la création du fait de la puissance excessive prise par l’objet imagoïque « femme complète ». Des méandres sont nécessaires, artifices et dénégations.

482.   A. Vircondelet, (2001), Mémoires de Balthus, op. cit., p. 240.

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Chapitre 3 La (dé)négation La (dé)négation (Verneinung)483 propose une affirmation plus ou moins inconsciente que le conscient nie. Elle est comprise comme une levée partielle du refoulement. Par cette affirmation le refoulé s’en trouve en quelque sorte libéré sans qu’une prise de conscience ait lieu. Lorsque Balthus dit  : «  Je ne suis pas un artiste  », il nie l’expérience érotique (narcissico-pulsionnelle) qu’il perpétue chaque jour dans son atelier ; affirmation par la négative auquel il donne le nom d’artisan au bénéfice de son idéal conscient de pratiquer le langage bien fait de la peinture : réconciliation entre les processus secondaire et primaire : je ne suis pas « dans la sensation, mais dans l’intelligence »484. Notons – c’est important pour notre raisonnement – que cette réconciliation que j’ai pu qualifier d’« intermédiaire » est éphémère à moins qu’un autre la relève. Entendons ainsi la dénégation dans un contexte inter-subjectal sur le mode winnicottien de la confiance-méfiance. « Je ne suis pas l’artiste que vous croyez exprimant égoïstement ses fantasmes personnels comme la plupart des artistes contemporains. Je suis un artiste au sens où je cherche à transmettre, tel l’artisan, des messages d’homme ». Je conçois ce mécanisme comme un nouvel exemple de l’emprise sur le narcissico-pulsionnel sublimé (un modèle étant de l’infantile sur le pubertaire). Il fait partie implicitement des processus de création. Il est par contre un mauvais instrument dans la polémique, car l’adversaire peut à sa guise utiliser pour l’attaque l’affirmation et sa négation. Il contribue sans doute à la réputation de « mauvais garçon » de Balthus. Les deux derniers chapitres de ce livre travaillent la dénégation et le déni. Distinguons-les en préalable. 1) Dans le chapitre que nous engageons il est question de la relation d’emprise sur l’autre ainsi reconnu. La référence topique est l’idéal du lien intersubjectal (faisant partie des idéaux du sujet). L’essentiel est d’affirmer à l’autre (présent-absent). La (dé)négation est une procédure ordinaire par laquelle le sujet affirme une représentation, voire un fantasme inconscient en niant qu’il puisse pour autant tenir compte du désir de 483.   J. Laplanche, J.-B. Pontalis, (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit. 484.   A. Vircondelet, (2001), op. cit.

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l’autre. Quel autre à propos du tableau et dans le tableau ? Donnons un exemple souvent repris par les commentateurs. André Derain dans son portrait (1936) est habillé d’une robe de chambre dont l’intimité est niée par des souliers de ville brillants de cirage noir, signe d’une moralité bourgeoise. Il occupe les deux tiers du tableau de face au premier plan. Qu’a-t-il fait ou plutôt que n’a-t-il pas fait avec ou de la jeune femme assise, petite, recroquevillée au fond de la pièce en déshabillé ? 2) Dans le chapitre suivant, il sera question de l’emprise sur l’autre visant à le méconnaître, à méconnaître son désir. La référence topique est le narcissisme dans la toute-puissance du Moi-idéal au détriment du lien intersubjectal. On peut parler d’un déni de l’altérité. Dans une telle conjoncture, tout essai récupérateur d’une altérité nécessite une construction de remplacement, un faux, sorte de phœnix renaissant de ses cendres. Question : le tableau tout entier que j’ai qualifié de transitionnel aurait-il alors un statut de fétiche ? Les termes de « névrose » ou de « perversion » utilisés ne renvoient ni à une structure ni à une psychopathologie, mais à un aspect de l’organisation des liens entre le peintre, la jeune fille et ses autres. I. Balthus est un maître de la dénégation par les mots à propos du tableau. John Russel se mettant au travail pour préparer le catalogue de l’exposition Balthus à la Tate Gallery (1965) : « Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Et maintenant regardons ses peintures »485. « Seules les peintures parlent »486. « Je n’essaie pas de m’exprimer (quel intérêt ?) mais d’exprimer le monde  »487. Par cette phrase, il est affirmé que le tableau exprime un « Balthus dont pour autant on ne sait rien ». Je suis tenté de penser que ce dont il se méfiait était, outre une confusion avec les surréalistes, le regard d’un savoir psychologique porté sur lui. « Je ne suis pas psychologue, je suis peintre »488. Être reconnu ? Certes ; être connu ? Non ; gardons le mystère de la vie privée (comme les hommes politiques !). « Balthus », sa signature, surnom attribué par l’amant de sa mère n’est-elle pas déjà une négation du nom paternel ? J’en rapprocherai une négligence certaine dans le choix des titres de tableaux ; ainsi la liste des adolescentes à la toilette. Il nous interdit d’approfondir sa problématique, mais il en fait usage sur chacun de ses tableaux. Il refuse de 485.   J. Russel, 1965, p. 6. in J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, Paris, Flammarion. 486.   C. Roy, (1996), Balthus, op. cit., p. 6. 487.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 85. 488.   Ibid., p. 85.

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confier aux mots ou seulement de confirmer ce qu’il affirme en images et parfois déjà nié par elles, tel l’érotisme des jeunes filles. Balthus est un maître pour peindre une évidence érotique déniée par ses remarques. Tout se passe comme si l’érotisme, force invisible fondamentale manifestant sa visibilité par la peinture, ne pouvait s’exprimer qu’en gardant son secret considéré lui-même comme fondamental. Ainsi Costanzo Costantini 489 parlant de La Leçon de guitare de son caractère scabreux, associe sur les nus de Modigliani. Balthus répond : « Il serait plus intéressant de parler des dormeuses de Courbet  » et d’ajouter  : «  Je trouve le bleu du vase de son tableau très érotique ». Diversion sans doute, Balthus est très fort sur cette procédure. Valeur érotique de la couleur  ? Nous l’avons examiné490 : la couleur rend visible l’érotisme invisible à condition de dépasser, bien entendu, les malentendus concernant le terme d’érotisme. Balthus pense volontiers que le thème n’est pas érotique, mais que la couleur bien personnalisée peut l’être. Voilà une figure intéressante de la négation : l’affirmation colorée dénie l’organisation érotique de la scène. La Chambre (1952-1954) où une nudité assoupie est offerte à la lumière, c’est-à-dire regardable et regardé. Par qui ? Voilà la réponse de Balthus  : par le «  jet violent de lumière rasante de telle sorte que les parties ainsi affleurées du tableau par leur éclairage émergeant, se composent entre elles, et créent l’événement »491. L’éclairage garantit la signification de l’œuvre et plus loin d’associer : « La lumière c’est mon regard »492. Le système linguistique pour lui serait une clôture fermée aux affects. Il est ce mauvais mode d’expression qu’il déconseille à son frère Pierre. Il ne serait pas assez créateur ; il est abstrait. Cette opinion contraste avec son aisance dans le parler ordinaire. Quand il dessine ses modèles, il tente une activité narrative et irruptive en accompagnement, rapporte Michelina493 : « La peinture est heureusement un langage qui ne peut se remplacer par un autre. Je ne sais pas quoi dire de ce que je peins, réellement »494. « Quand je parle de ma peinture, j’ai l’impression d’être à côté des choses. »495 « Quand je cherche à parler de ma peinture je  489.  Raconté par Balthus in  Balthus, op. cit., 2008, p. 144. Costanzo Costantini, (2001), Balthus à contre-courant. entretiens avec Costanzo Costantini, Lausanne, Les Éditions Noir sur Blanc. 490.   P. II, chap. II. 491.   F. Jaunin, (2001), op. cit. 492.   Ibid. 493.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 494.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 129. 495.   Ibid., p. 97.

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tombe vite dans le brouillard »496 Sentiment d’étrangeté, par lequel le refoulé risquerait de surgir dans le miroir des mots lorsqu’il se dit si bien, sans le savoir en images. Les feux de son imaginaire doivent rester dans l’encadrement du tableau. Ses propos en interview ont la mission assez précise de clivage entre l’abstraction de ses mots et l’émotion des images, clivage présenté comme défensif à l’endroit de la fragilité du tableau pluri-significatif. On a l’impression que les représentations de mots et de choses doivent demeurer séparées en raison de leur même source inconsciente. Les champs des associations libres de mots et celui des associations d’images ne sauraient être du même ordre. Constatons que cela pouvait lui permettre de parler sans vergogne avec une grande finesse, abondance et richesse de vocabulaire, de philosopher, même tout haut, à condition en effet d’être assuré que son langage fût profondément clivé du langage de l’image. Il s’avère en fait que le système de défense en question porte plutôt sur le discours des autres. Au fond, Balthus aimait parler tout seul ; il aimait raconter, affirmer ; il polémiquait avec une bonne compétence. Ce qu’il craignait, c’était le dialogue en profondeur (avec une pensée fortement associative) même avec des amis proches, tel Giacometti (avec lequel il se heurta souvent). Ce serait moins le langage qu’il craignait que la parole. Il se tient sur ses gardes bien sûr devant les jugements, mais aussi devant les interprétations du tableau entendues par lui comme jugement. Il s’élève régulièrement contre le savoir que les mots se permettent de véhiculer n’importe comment, assurés de leur pouvoir à l’égard de ce qui est représenté. Dans La Chambre (19521954) « rien ne s’est passé et l’irrévocable est là », affirme son frère Pierre comme s’il savait le drame que cette jeune fille aurait subi. Les beaux jours ou La semaine des quatre jeudis, si doux, ne font-ils pas déjà l’objet de commentaires sinistres ? Il y a chez Balthus plus qu’un refus de donner aux mots une fonction interprétative, plus qu’un manque de confiance. Il s’en méfie. Seul l’œil écouterait. « Dans tout dialogue, il y a un mur invisible entre les deux qui se parlent »497. Lorsqu’il dessine des mots dans le tableau, leur symbolique est de compréhension difficile. Cette méfiance est un aspect du mépris qu’il exprimait à l’égard des psychanalystes et de la psychanalyse. Nous verrons, à propos du déni, qu’il avait, pour cela, une raison plus profonde. Selon le modèle freudien du « je n’ai (jamais) pensé à cela », 496.   Parmi les dernières remarques : A. Vircondelet, (2001), op. cit., p. 128. 497.   F. Jaunin, (2001), op. cit.

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il refuse de répondre à une interprétation de plus d’un autre concernant le tableau ; il s’étonne, et si on insiste il se met en colère. L’opinion du spectateur anonyme, voilà le serpent par rapport à Ève. Ses mots savent dans bien des domaines, mais ses images sentent mais ne savent pas, voilà le bénéfice de la peinture. L’image est bien l’acte de la dénégation même. Peindre le drame et le nier, n’est-ce pas simplement de l’humour ? Il compare son humour à celui de Mozart comme la couleur à une note de musique. Nous savons depuis Freud que la plaisanterie qu’il utilise si volontiers498 est un exemple de processus de négation. Il aimait par ailleurs le théâtre, y jouer, en organiser les décors, (en particulier Les Hauts de Hurlevent, mais aussi deux opéras de Mozart à Aix-en-Provence). Cet art n’est-il pas l’exemple même d’un chiasme possible entre les deux langages ? Retenons ceci pour introduire le chapitre suivant : l’image est par définition un lieu précieux actif d’affirmation niante. Du fait de la problématique de la femme qui y est signifiée, l’image peut en dire trop. Balthus défend-il alors sa démarche de peintre en deniant la valeur des mots ? J’ai remarqué qu’il en faisait plus aisément usage lorsqu’à Rome puis au Grand Chalet, il se sentait reconnu comme un maître, avec la sagesse du savant. Bref, le clivage dont il est ici question correspond à sa compréhension psychanalytique depuis le petit texte de Freud499. D’une part une certaine logique des réalités y compris des exigences surmoïques ; d’autre part, le champ de l’imaginaire susceptible de se lâcher. Le clivage entre les deux langages est pour Balthus un système fondamental, lui permettant de parler de tout et de rien d’un côté et de peindre ce qu’il ressent de l’autre côté. Vouloir franchir cette frontière est un risque pour lui et une déclaration de guerre pour l’autre. II. « La peinture est un vocabulaire, une syntaxe, un style… un langage »500. Tel est « son acte de foi »501.Voici le « comment fondamental » de son œuvre. « La peinture n’est pas un spectacle. Elle part d’une vision et elle la transfigure dans un langage qui n’appartient qu’à elle »502. La langue de la peinture échappant au dictionnaire provoque une panoplie de significations plurielles associées et contradictoires, par ce fait elles s’approchent au mieux peut-être de l’énigmatique irreprésentable. 498.   Ibid., p. 98. 499.   S. Freud, (1938, 1940e), « Le clivage du moi dans le processus de défense », OC, t. XX, Paris, PUF, 2010, p. 219-224. 500.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 18. 501.   Ibid., p. 21. 502.   Ibid., p. 18.

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Revenons un peu sur les cheminements de la création. Balthus met l’accent sur la violence des «  saisissements  » d’artiste puis les articule avec la sagesse inquiète de l’artisan que nécessite l’élaboration imagoïque. L’objet saisi prend de l’écart, soit une fermeture au message de l’autre ; fermeture double, écrit J. Laplanche503, car elle comprend un refusement de ce qui résiste à la symbolisation (irreprésentable) et un refusement de ce qui est « théorisé plus ou moins idéologisé » (abstrait) ; « double limite » pour A. Green entre lesquelles naviguent les processus tertiaires (synonymes de ceux de la création) : limite verticale qui sépare le monde intérieur et celui de la perception, horizontale entre le conscient et l’inconscient. Je l’ai dit autrement504 en distinguant (selon le modèle freudien) le rêve et le récit du rêve, la tentative de réaliser son désir de et par le tableau et d’autre part le tableau lui-même en tant que monstration aux autres, deux temps de la création que nous allons maintenant trouver à l’œuvre dans la dénégation picturale. A) Cézanne comme Balthus disait qu’il pensait en images. Nous avons posé la problématique de la limite première en termes de rencontre du modèle interne et externe505, moments où ressentis et images « s’interprètent » : créer l’image qui parle de l’affect trouvé. Dans quelle mesure le principe originaire du pictogramme comporte une première négation du ressenti (reflété par l’adjectif « violent » attaché à l’interprétation) ?506 J’ai aussi placé dans le travail de composition les saisissements sensoriels se renouvelant sous l’emprise bénéfique et/ou maléfique des représentations déjà mises en œuvre. Il y a là un fonctionnement psychique primo-originaire de dénégation. À partir de cette procédure, issue de sensoriel plus ou moins nié mais persistant, se crée, se développe, un « véritable langage intérieur » selon l’expression de Balthus. La sublimation est en marche jouant entre sensorialité imaginaire et bientôt symbolique ; à sa source déjà une dénégation implicite. « J’ai une vie picturale intérieure  …  ; dans ma tête  (…) je ne cesse de peindre. Je n’arrête jamais de travailler même quand je ne travaille pas  »507. «  La vision est intérieure  (…), mais elle se nourrit du contact permanent avec le réel (…) c’est le regard qui féconde (…) il faut regarder, regarder et regarder encore (…) la peinture est une incarnation (…) elle donne vie et corps à la vision »508. Il faut croire à cette « vie picturale interne » 503.   504.   505.   506.   507.   508.  

J. Laplanche, (1992), La révolution copernicienne inachevée, op. cit. Cf. P. I. Chap. I. P. Aulagnier, (1975), op. cit. C. Roy, (1996), op. cit., p. 68. F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 16.

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pour que se concrétise avec le crayon, le pinceau, le modèle de la jeune fille. Travail d’artiste si fondamental qu’il déclare : « Je ne suis pas un artiste » ! Nous avons utilisé cette affirmation de façon fort différente. Ici ce serait moins une dénégation de ce qu’il est que celle d’une image qui pourrait effacer le ressenti originaire que nous avons nommé après J. Laplanche comme source de l’inspiration509. Le fameux « je peins ce que je vois » est non seulement un argument polémique comme je l’ai rappelé, mais une affirmation rassurante visant les débordements imaginatifs évidents de ses constructions. Ce qui est la crainte du peintre est bien l’indisponibilité perceptive de l’objet, la perte de cette source visuelle qui est l’inspiration même à travailler. Tout se passerait alors comme si la plante en cours de floraison interrompait sa croissance car coupée de ses racines. L’image peinte saisit-elle encore ? Elle est déjà plus lente que le dessin qui saisit vite d’un coup ; dès lors comment rebondir, reprendre et ainsi de suite ? B) « Pour mûrir un tableau en cours »510 échappant à la « trépidation du monde »511 « cela implique… une intelligence de l’esprit et une haute rigueur artisanale et spirituelle »512. Parlerai-je d’une menace (obsessionnelle) susceptible d’organiser et peut-être d’éteindre la richesse éruptive (hystérique) de l’affect ? Je ne le pense pas, l’organisation artisanale de Balthus n’est pas pour autant obsessionnelle. Réfléchissons sans préjugé sur cette interrogation qui ne se conçoit guère dans la dialectique du Ça et du Surmoi mais plutôt dans celle de la sublimation, dans le « penser » et le pouvoir de la pensée. Balthus peint au niveau l’écart (terme qui titre le premier chapitre de son ami Claude Roy)513 au sein de l’imaginaire travaillé. J’ajouterai en cette occurrence dénié. Murielle Gagnebin514 lance à propos d’une situation semblable un clin d’œil inquiet à la citation du poète Schiller : « Le matériau sera brûlé par la forme ». Si sa peinture est comme le suggère Claude Roy « l’expression délibérée d’un monde intérieur, indifférent à tout ce qui peut le nier, le combattre ou le dédaigner », encore faut-il qu’elle soit travaillée, j’ai dit perlaborée515. «  Faire froidement des choses brûlantes  », écrivait Eugène Delacroix. Principe de la litote sans lequel on bascule, comme aiment le dire les 509.   P. III, chap. I2. 510.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 34. 511.   Ibid., p. 34. 512.   Ibid., p. 83. 513.   C. Roy, (1996), Balthus. op. cit. 514.   F. Duparc, (éd.). (1998), L’art du psychanalyste autour de l’œuvre de M. M’Uzan, Lausanne, Delachaux & Niestlé, p. 167. 515.   Ph. Gutton, (2010), « Perlaborer dans la cure », op. cit.

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journalistes, dans la pornographie ou dans les petites filles modèles516 : frivolité et sérieux  ; passion et raison  ; affect et mots  ; folie et ordre. « Faire dans le feu des œuvres brûlantes et les tremper dans le froid »517 écrivait H. de Montherlant dont on connaît l’austérité et la rigueur de style pour mettre en scène de l’affect plutôt explosif. La force du sensuel (sous forme de péché) entre les deux jeunes héros dans La Ville dont le prince est un enfant plusieurs fois évoquée dans le texte, est quasi absente dans la mise en scène  : trois poignées de main et un «  mêlement de sang » ritualisé, c’est tout. Contraste assuré entre la sensualité des affects seulement esquissés verbalement et l’austérité de ce qui est donné à voir. N’est-ce pas l’atmosphère des scènes balthusiennes ? C) « Mon tableau est une abstraction (…) je ne suis pas un peintre abstrait »518, voilà une opposition créatrice ! La « concentration extrême »519 dont le peintre est fier m’amène à reprendre le débat concernant le concept d’abstraction dans les compositions de Balthus. «  L’abstraction est toujours plus importante qu’on ne le croît  », esquisse J. Clair. Un bref rappel de vocabulaire520 m’amènera à quelques réticences sur cette constatation : l’abstraction n’est pas de l’ordre de la sublimation. Les deux processus diffèrent. La sublimation en créant de façon « tertiaire » (A. Green) de l’imaginaire et des mots ne perd pas pour autant la sensorialité de sa source pulsionnelle, les attendus de son innovation aboutissant à la pensée associative en images ou en mots. L’abstraction clive le corps et la pensée ; elle crée de l’intellectuel si je puis dire avec un idéal scientifique plus largement de l’ordre du savoir (pouvoir) et de l’explication. Dans l’abstraction, l’idéal fixe et puissant du « je » est prégnant. Je suis sensible au contraste entre le facteur intersubjectal en mouvement dans la sublimation (co-sublimation) et d’autre part le rapproché entre abstraction, isolation, isolement, immobilisation, explication, dès lors l’emprise de l’organisation sur ce qui se sublime. Comme J. Laplanche521 le souligne, cette emprise de la pensée court le risque de l’obsessionnalisation, c’est-à-dire d’une certaine stérilisation de créativité. Est-ce le cas pour Balthus ? Je ne peux répondre à une telle question, mais manifestement il le craint.

516.   Ibid., p. 291. 517.   H. de Montherlant, (1951), La Ville dont le prince est un enfant, op. cit., note 278. 518.   F. Jaunin, (2001), op. cit. 519.   Ibid., p. 85. 520.   Ph. Gutton, (2008), Le Génie adolescent, op. cit. 521.   J. Laplanche, (1999), Entre séduction et inspiration : l’homme, op. cit.

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Y. Bonnefoy522 est très sensible à la volonté de pouvoir chez Balthus. Balthus selon lui contrôle sa poésie par ce qu’il nomme « une géométrie personnalisée dans l’apparence des choses  », «  une mathématique interne  ». Il faut avoir, dit-il, un côté impitoyable pour peindre si volontiers ces personnages enveloppés d’indifférence, de distanciation, de solitude : ce serait de l’abstraction. Il s’interroge sur ce que l’artiste doit abandonner de lui-même pour représenter La Rue (1933-1938), déniant, je dirais même défiant (au sens paranoïaque du terme) ce qui pourrait exprimer une soumission à une intériorité conflictuelle. Il est très sensible à l’« acte de maîtrise sur la terre obscure du peintre, l’impitoyable règne de l’esprit comme “ synthèse à froid ” niant « les ténèbres de soi »523. Est-il encore avec lui-même ? Je ne rejoins pas ici Y. Bonnefoy sans doute en raison de la distinction entre sublimation et abstraction à laquelle je tiens. La volonté philosophique de l’œuvre de Balthus est affirmée sans qu’on ait à la rapprocher de son caractère et de son  œil orgueilleux. Pour moi les scènes adolescentes sont paradigmatiques de ce don extraordinaire de l’artiste pour faire jouer les deux processus de la création : la richesse imaginaire et sa maîtrise sans en interrompre le cours : ni surréalisme, ni abstraction, mais surréalisme et organisation. L’indifférence dans les liens des personnages, je l’interprète ici en terme d’étrangeté acceptée de l’autre (respect de l’autre). En fait, les personnages du tableau se rencontrent, mais pas trop ; ils sont ensemble mais discrets, respectueux de l’autre. Jean-José Baranes disait à un colloque à Aix-enProvence (2008) qu’il « fallait de bonnes défenses paranoïaques pour être artiste mais pas trop ». pensons au poète qui s’auto-qualifie de maudit. En disant cela je pense au tableau pour moi fascinant du Peintre et son modèle (1980-1981), tous deux sujets occupés à autre chose que d’être peintre et modèle. Mes associations (je les reprendrais ultérieurement) vont vers l’histoire si ancienne entre les deux personnages du tableau, «  fleur et dard », disait René Char. Chacun, maintenant, sublimerait de son côté après avoir pendant des années tenter de sublimer ensemble dans la violence des interprétations lorsque l’esprit de possession dominait leurs liens. Non pas solitude des sujets, mais psychique. Ce n’est pas une fin de leur lien, mais une esquisse de son changement. La métamorphose est avancée au point que Balthus s’insère dans le tableau, ce qu’il n’avait guère fait depuis les années trente ; Le Chat de la Méditerranée (1949) est loin. En ce temps énigmatique de l’adolescence, le sensoriel peut-il, 522.   Y. Bonnefoy, (1959), L’improbable et autres essais, op. cit., pp. 44-58. 523.   Ibid., pp. 49-51.

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nous le savons, se dire sans une certaine fabrication ? Les personnages de Balthus sont résolument fabriqués, mais n’imitent pas le naturel. Profitant d’un éveil, d’un endormissement ou d’une sorte de bain, il fabrique du naturel ; la démarche n’est-elle pas « sacrée » ? La scène est crée. Il a raison de dire qu’il n’est pas un peintre abstrait (même si en termes d’histoire de l’art, l’affaire est plus compliquée que cela). Cette fabrication a un objectif de signifiance qui en fait la richesse. L’ami P.-J.  Jouve va plus loin : la maîtrise de la composition selon un programme iconographique définit le chef d’œuvre. Le mot «  fabriqué  », J.  Chasseguet-Smirgel524 l’opposait à celui de «  naturel  ». Utilisant un conte d’Andersen, «  Le Rossignol et l’Empereur de Chine », cette psychanalyste montre que « le rossignol fabriqué » était parfait, normal, voire impeccable, mais sans réel effet sur l’état moral de l’Empereur déprimé, à l’inverse de « l’oiseau des forêts » qui romantiquement l’exaltait. Je transcris le risque que court «  l’artisan  » de méconnaître un peu ou beaucoup le sensoriel, n’ayant plus un effet curateur sur le sentiment dépressif. Plus Balthus fabrique, plus il se déçoit. Plus il retrouve du naturel, qui comme tout le monde sait revient au galop, plus il est heureux. La jeune fille fabriquée dans La Chambre (1952-1954) n’exhibe guère d’authentique ou de spontané  ; le montage dont elle est le thème est le produit de conceptualisation et une incitation aux interrogations. J. Chasseguet-Smirgel y repèrerait peut-être un fonctionnement pervers narcissique. J’y trouve un naturel fabriqué. Autre exemple peut-être, la représentation du sexe d’enfant des jeunes filles dont nous verrons combien leur fabrication repose sur un refusement de peindre « une femme complète ». Lorsque l’emprise est dans l’excès, elle peut étouffer l’imaginaire. Dans quelle mesure peut-on penser qu’une certaine exigence d’abstraction peut faire souffrir Balthus dans son isolation coutumière dans l’atelier avec des tableaux demeurant indéfiniment en cours ? Obsession d’une œuvre à poursuivre, à compléter. N’est-ce pas l’incontournable lorsque le thème choisi est justement la femme se complétant  ? Le risque est celui d’un enclavement de la création, une impasse comme le clinicien l’observe d’ailleurs dans les pathologies du breakdown adolescent : pensons à l’ascétisme décrit par Anna Freud. Dans le cas présent, je ne m’approche, en aucune façon, de quelque diagnostic structural fixiste, mais peut-être des moments d’immobilisation anti-créatrice qu’expriment certains tableaux (outre La Rue) comme Les Poissons rouges (1948) ou Jeune fille en vert et 524.   J. Chasseguet-Smirgel, (1987), « Le Rossignol de l’Empereur de Chine. Le pervers s’avance masqué », in J. Guillaumin, (éds.), Pouvoirs du négatif, Seyssel, Champ Vallon, pp. 21-25.

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rouge (1944-1945) (selon le modèle rajeuni en adolescente d’Antoinette de Watteville, son épouse) et de façon intéressante bien des portraits. La dénégation « je ne suis pas un peintre abstrait », outre son adresse aux collègues, pourrait être un objectif d’auto-réassurance. Intéressante est par ailleurs une réflexion sur certains schémas de composition par lesquels des tracés symboliques de lignes (absentes du tableau) assurent des liens significatifs. Selon M. Bal le fil de lumière que tient dans sa main droite dressée Thérèse sur une banquette (1939) descend verticalement sur son sexe masqué par une jupe foncée : cette désignation érotique éclaire-t-elle le déséquilibre de la jeune fille, mal étendue, la main gauche cherchant appui au sol, quelque peu indécente quant à ses jambes ? Le sexe et sa pratique y sont-ils accusés ? De même un X d’« une véracité obsédante » selon N. Fox Weber525 pourrait être tracé sans être expressément figuré par le peintre, entre quatre figures dans La Chambre (1947)  ; une ligne unit deux pièces dressées (vase sur la cheminée en haut à gauche et broc en bas à droite), l’autre deux coupes (tasse en haut à gauche et soupière en bas à droite). Elles se croisent exactement au niveau du sexe nu de la grande fille debout en toilette ou plutôt en parade. Ce détail met-il explicitement l’accent sur la signification du tableau ou est-il un rébus ironique d’obsédés sexuels ? Une esquisse semblable a été décrite par le peintre lui-même dans Pierre et Betty Leiris (1932-1933) : une ligne horizontale unirait fictivement les lèvres de Pierre et le pubis de Betty. En opposition et argument contre d’éventuels processus d’abstraction, je situe cette opinion originale de Balthus concernant la perspective classique ou mathématique. Il déplore son entrée dans la peinture italienne de la Renaissance. Il y en a dans ses tableaux et délibérément il en aime les erreurs : petit premier plan, gros arrière-plan ; déformations de meubles qui expriment ainsi leur vivant (exemple le coin de table énorme s’avançant vers le sexe de la jeune fille endormie sur son fauteuil), petite guitare négligée ; jeune fille nue debout occupant la moitié du tableau regardée par une fille minuscule au sol à côté d’elle ; énorme vieille dame au deuxième plan. Le visage est volontiers d’une topographie plus importante qu’une perspective l’organiserait. Ce qui est significatif pour Balthus est l’accommodation de l’œil dont le degré est directement influencé par l’affect à exprimer. Il n’aime pas le regard unique d’où partent les lignes de la perspective, redoutable monoïdéisme qu’il a comparé à l’œil du cyclope. Il faut laisser toutes libertés d’actions aux significations. La perspective est 525.   N. Fox Weber, (1990), Balthus une biographie, op. cit.

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considérée seulement comme une exigence du spectateur dont la pensée est obturée par «  la morale civilisée  ». Par cette disponibilité laissée à l’imaginaire au détriment de la raison, Balthus marque son originalité par rapport à l’époque contemporaine. J’associe ce non-conformisme à ma surprise, en visitant la Villa Médicis, d’apprendre qu’il y joua à la fois sa fonction de directeur et « un travail artisanal de peinture à l’ancienne » revêtant les murs immenses de certains salons. III. Regroupons une dernière fois sous l’angle de la dénégation les problématiques régulièrement évoquées de l’érotisme à propos duquel courent les malentendus et les malvus. Ne revenons pas sur « la question de l’érotique voire de la perversion »526 sous l’angle de la réputation faite à l’artiste « parce qu’il représente des adolescentes dans des positions sexuellement aguichantes »527. Les interprétations bêtement érotiques des spectateurs ou interviewers balayent en quelques remarques le formidable travail de création qu’il mène (en se maîtrisant) ; comme si son activité de peintre était rabattu à un auto-érotisme ! La complexité admirable des tableaux rend « naïve ou hors de propos toute volonté de récupération ou de détournement érotique des œuvres »528. L’invraisemblance de bien des explications de tableau ne peut leurrer personne. «  Dépassons le débat des jeunes filles exhibées c’est-à-dire des fantasmes par lesquels le peintre est connu »529. Au plan psychanalytique, l’érotisme fondamental, nous l’avons nommé parfois « l’humain », renvoie à la pulsion de vie (sa dynamique étant celle de la sublimation) qui n’est pas sans contenir de la pulsion de mort. Ses expressions constituent les signifiants privilégiés du sexuel et du sexué, précisément de l’énigme de la femme. L’érotisme donc est le moteur de toute « expérience de l’inconscient ». Au plan théorique, nous connaissons l’argument : c’est « du Ça qu’advient le sujet »530 proposition faisant un raccourci de la trajectoire de toute subjectivation enracinée dans la pulsion et s’échappant par le « Je » dans les idéaux y compris religieux. Voir et faire voir, essayer de symboliser, voire incarner le caractère invisible de l’érotisme puisant dans les réserves de l’incréable, tel est l’engagement (sacré) de Balthus. Si provoquer est « causer le fait que quelqu’un sorte 526.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit. 527.   Ibid., p. 14. 528.   Ibid., p. 16. 529.   Ibid., p. 29. 530.   S. Freud, (1923), « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse », Paris, Gallimard, pp. 219-275.

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de lui-même »531, la provocation est l’occasion que la scène adolescente donne au spectateur de découvrir son propre désir concernant la femme. Le procédé a l’objectif d’une inspiration, d’une valeur, d’une éthique. Si le langage verbal clive, divise le sujet, celui de la peinture ferait au contraire passerelle entre les humains. La naissance du féminin n’est-elle pas existentiellement la révélation de la naissance de la vie ? La dynamique du vivant, l’érotisme, est au mieux représentée par le corps de l’infante engagée dans la scène adolescente. Nous l’avons dit, la nudité des images serait en peinture ce que la pensée associative permet à la psychanalyse. Il est évident de dire que ces associations comportent des dénégations les unes par rapport aux autres de telle sorte que ce qui se trouve traduit du vivant s’exprime en se niant. Voilà la dénégation fondamentale dont nous verrons au chapitre suivant qu’elle masque elle-même un déni. Les poses sexuelles et sexuées charmantes des infantes affirment le vivant de la « femme complète » en déniant la violence de sa représentation (le mot violence renvoie étymologiquement à vie). Leur naturel par leur fabrication centrée sur l’advenance féminine est une formidable affirmation déniante de la femme advenue. Concluons avec ce tableau que je trouve si représentatif d’une affirmation déniante Le peintre et son modèle (1980-1981). Il fait l’ouverture de l’ouvrage de M. Bal en tant que « programme artistique qui sous-tend toute l’œuvre de Balthus  »532. L’érotisme fait l’objet d’une fascinante remise à sa place. Il est peint dans le calme de l’atelier du Grand Chalet et est aujourd’hui au Centre Pompidou. Du fait du titre, tout se passe comme si la dite scène avait été implicitement déjà présente dans les tableaux sous différents acteurs. Le peintre debout sur la pointe des pieds tourne le dos à l’enfant, manifestement sans intérêt pour lui devant ce qui apparaît comme une fenêtre ; il est en vêtement et ambiance d’atelier. La fille revêtue d’une robe vert clair, courte, très petite fille avec une coiffure stricte à nattes, est agenouillée devant une chaise, elle-même revêtue d’une sorte de couverture brune, sur laquelle, elle appuie ses coudes devant deux grandes pages ouvertes. Elle est sage ; elle tranche sur les nus des  œuvres de même structure que nous avons examinés, La Chambre (1952-1954) et La semaine des quatre jeudis (1949). Du fait de sa position, elle semble lire, mais son regard ne porte ni sur le papier ni sur le public  ; d’ailleurs les pages sont vierges  ; lecture-non lecture, « ni un livre ni un journal »533. N’est-ce pas la même négation 531.   J. Laplanche, (1992), La révolution copernicienne inachevée, op. cit., p. 431. 532.   M. Bal, (2008), Balthus. op. cit., p. 15. 533.   Ibid., p. 11.

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que « le bébé qui lit » dans le Passage du Commerce-Saint-André (19521954) ? Sa pose est vraisemblable, celle des jambes un peu écartées et son avant-bras appuyé sur la chaise tenant les pages. Le peintre hyperattentif regarde par une fenêtre qui n’en est pas une ; c’est un châssis de tableau vu par l’arrière. Ce qui est donné comme fenêtre visible est une non-fenêtre opaque. Il n’y a ni fenêtre, ni tableau. « Cette prise de position contre la transparence  » engage M.  Bal vers un débat sur le figuratif et l’abstrait (débat considéré comme fini dans les années 80). Je préfère l’associer avec le mécanisme d’isolation en son sens large [(et non mécanisme obsessionnel) de clivage entre affect et image], en tant que coupure des connexions associatives d’une pensée534 en l’occurrence de sa représentation. Cette séparation a un effet comparable à la dénégation. Ils ne voient pas. Ils regardent rien. À trop regarder, on y voit rien, ai-je dit plus haut. Malgré le titre, le visible du peintre et de l’enfant ne sont pas ensemble. Brodons pour conclure sur la dénégation de l’invisible par le visible. Que regardent ces acteurs d’invisible, c’est-à-dire d’intérieur proche de « l’affect pur » selon l’expression d’A. Green. M. Bal commente cette « mise en scène de l’invisible »535 comme une philosophie de l’absence dans l’imaginaire, soit «  une tension entre visibilité et invisibilité au cœur de ce que Balthus a cherché à mettre en scène »536. J’élargis le propos en formulant : « Ce que je vois sans le savoir est ce que voit plus d’un autre, sans le savoir également ». Là se situe la croyance fondamentale de Balthus en ce qu’il fait un travail pour tous. Fruit du « hasard » dans un moment « immobilisé », son interprétation vise les nécessités du monde, certains fantasmes rencontrant des signifiants culturels. Rappelons-le encore : pour Balthus, « l’objectif de la peinture est d’entrer en communication avec le monde »537, de passer de la représentation interne à l’identification unanime de telle sorte que « le peintre est toujours en train de se demander comment traduire »538 c’est-à-dire dénier. L’inspiration élève l’érotique la plus invisible vers un idéal qui serait la chose même, « la femme complète ». Ne faut-il pas avant d’être trop près, détourner, séduire, cette inspiration par quelque déni bien ajusté ?

534.  J. Laplanche, J.-B. Pontalis, (1967), Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, 1981. 535.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit., p. 14. 536.   Ibid., p. 16. 537.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 19. 538.   Ibid., p. 19.

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Chapitre 4 À propos du déni du féminin «  La peinture est une résurrection de l’invisible  »539. Quelle motivation et quelle insatisfaction sous-tendent cette définition audacieuse ? « “ Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas été peintre ? ” Rien, répond Balthus ». L’invisible est sans doute ici ce que nous nommons en psychanalyse, l’irreprésentable, la fameuse « réserve de l’incréable » d’A. Green540 ? La « grande œuvre » naît avec la certitude de pouvoir mettre l’accent sur l’enjeu subjectal, le manque, l’humaine souffrance. L’affirmation de Balthus sous-tend une grande complexité, car nous y trouvons deux processus contradictoires selon un système que les psychanalystes connaissent bien  : un objectif ardent vers «  la dignité du réel » (Lacan) érigé en idéal subjectal, et une angoisse essentielle de s’en approcher. Le compromis résiderait dans la construction d’un intermédiaire à géométrie variable qui parviendrait sans empêcher l’avancée (ou son illusion) de protéger de la souffrance mortifère : l’art et le statut de l’artiste. L’enjeu n’est pas comme au chapitre précédent de l’ordre de l’affirmation-dénégation narcissico-pulsionnelle, mais de l’ordre de la subjectalisation (vie et mort, tout et rien). Révéler de l’invisible, nous l’avons écrit souvent, est de façon implicite une entreprise à haut risque ; ordalique justifiant qu’avant de peindre, Balthus fasse un signe de croix, et se rassure en pensant que « peindre est une prière »541. Faisons une fois de plus l’analogie avec le récit mythologique de Persée et de la Méduse. Cette Gorgone dévore les jeunes gens après les avoir, par son regard, pétrifiés. Elle est souvent représentée comme une belle femme séductrice, ayant en guise de toison des serpents. Son aire est emplie de victimes (je pense aux tableaux Victime I et II). Le héros (le peintre ?) décidé à vaincre, s’avance avec un bouclier-miroir, cadeau de la déesse Athéna. L’objet est une habile construction façonnée pour annuler non seulement l’affect, mais le danger mortel représenté par le regard de Méduse. Il fut comparé au délire nécessaire au psychotique pour 539.   Entretien, Le Figaro, 17 août 1993. 540.   A. Green, (1982), « La réserve de l’incréable », in La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, pp. 313-340. 541.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit.

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vivre542. Il dénie (verleugnen) ou désavoue la source de mort (psychique ou artistique) réfléchissant son rayon sur le monstre et provocant son décès. Il ne s’agit pas véritablement de représenter l’invisible c’est-à-dire la pétrification que contient son regard, mais de le détourner. Ce qui est mortel serait de le voir. Il faut fabriquer des objets visibles suffisamment bons pour remplir une mission de salut. Persée, c’est le travail sur le visible qui l’intéresse. Le tableau serait-il ce bouclier qui dévie, on dit aussi séduit ? Le tableau ne sait rien du héros, mais il sauve bien des jeunes gens. Il crée du faux pour que des vies ainsi préservées, la sienne d’abord, se poursuivent. On ne saura jamais quel message invisible précis, dicible dirais-je, porte le tableau, on sait que l’énigme y est contenue, représentée et dangereuse. Cette parabole, mise en introduction, met l’accent d’emblée sur ce qui a été un fil rouge de ce livre : l’énigme de la femme (Méduse) entre féminité phallique (celle de la mère) et féminin pubertaire, énigme contenant dramatiquement pulsion de mort et de vie. J’examine ici ce qui motive, plus encore ce qui crée le peintre puisque, nous le savons pour Balthus (depuis sa prime adolescence), peindre c’est vivre. Il dessina dans sa tête et dans la réalité, jours et nuits, dans l’atelier et partout. Le lecteur a pu parfois se demander de qui je parle : du peintre ou de l’homme ? La subjectalité du premier est nécessaire à celle du second. Dans Le portrait de Dorian Gray543, Oscar Wilde met en scène dans ce roman le danger que représente un tableau susceptible de montrer ce qu’il doit nier : au début, il est l’effet dramatique de la passion du peintre Basil Hallward pour la jeunesse de Dorian Gray, qualifié de « nature simple et belle » et qui « deviendra tout son art ». Plus tard, il révèle en vieillissant la mort et ses cruelles perversions. Le thème des scènes adolescentes serait aussi nécessaire pour Balthus que le portrait (à cacher) du jeune homme pour son peintre et pour son modèle. Par des confrontations entre visibles divers, je vais tenter de m’approcher du territoire invisible que constitue l’énigme de la femme, grâce aux boucliersmiroirs que le peintre a choisis pour la refléter et en dévier le danger : les scènes adolescentes. La thèse sous-tendant ce chapitre conclusif se situe dans la lignée tracée par J. Laplanche insérant le féminin à l’essence même de l’humain par le fait de « l’objet source maternel » imprimant sur le corps sa vitalité ou son érotisme originaire, énigmatique544.

542.   F. Pasche, (1975), « Perception et déni dans la relation analytique », Rev. fr. psychanal., 39, 565-568. 543.   O. Wilde, (1972), Le portrait de Dorian Gray, op. cit. 544.   J. Laplanche, (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, op. cit.

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I. Dans un entretien545 Balthus « associe » avec audace la nudité de ses adolescentes et le tableau d’une « femme » qu’il a qualifié de « complète » qui par sa maturité aurait perdu son mystère. Nous allons voir que cette association de mots ne fait que masquer par l’apparence un clivage profond du fonctionnement psychique de son acte de peindre. Nier le dit mystère est assurément nécessaire au peintre (je ne dis pas à l’homme) pour peindre. Il s’agit de L’Origine du monde546 de Gustave Courbet (1866), considéré par Balthus comme le plus beau tableau de ce peintre qu’il admirait (n’a-t-il pas été jusqu’à se rendre à Ornans, village de G.  Courbet dans le Jura  ?). Il l’a examiné dans la famille Lacan-Bataille avant qu’il sorte de la clandestinité en entrant au Musée d’Orsay en 1995. De taille importante, cette toile représente un sexe de femme vu de face, au premier plan, entre les cuisses écartées assez à plat, le ventre étant en ligne de fuite jusqu’à la poitrine, la tête trop lointaine ne pouvant être figurée. Cette représentation sensiblement détaillée, sensuelle, sexuelle et sexuée de l’orifice de la femme serait le signe provocateur d’imaginaire concernant les organes et la problématique de la pénétration objectivement non visibles : vagin, utérus, ovaires. Par son titre prétend-il être le sexe de la femme-mère ? Cette interprétation verbale incestueuse le situe d’emblée dans les sphères interdites des scènes primitives innommables. Le regard porte sur une « terra » devant rester « incognita ». Il fit et fait scandale ; chacun en ressentit, par des affects différents, la violence. Le tableau est considéré comme une approche immense du vivant féminin, nommé par les amis de G. Courbet « son naturel », échappant ainsi aux ambiguïtés infinies du concept de «  réalisme  » et du leurre d’une construction désirante ayant pour cause le retour à l’originaire. En cette même période, de façon plus discrète, L’Olympia (1863) reprenant textuellement la Vénus d’Urbain du Titien, révélait une femme autre que formelle, une réalité de son temps. Tout en respectant le cadre d’un thème poétiquement classique, en sa volonté d’être moderne, Édouard Manet peignit ce que son ami Charles Baudelaire nomma avec défi « l’éternel du transitoire »547. Je passe rapidement sur le style des critiques dont ce tableau fut l’objet pour en avoir souligner de semblables concernant l’œuvre de Balthus : vouloir échapper à la « machine domi545.   A. Vircondelet, (2001), op. cit. 546.   Cf T. Savatier, (2006), L’origine du monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris, Bartillat. 547.   Dans son texte publié dans Le Figaro (1863) sous le titre « Le peintre de la vie moderne ».

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natrice de l’homme à tout âge de la civilisation occidentale  […], au schéma de l’œil viril »548 ; ne pas faire appel à la théorie phallique comme faisant de la femme « un mâle imparfait » (selon l’expression d’Aristote), castré à soumettre. Vouloir rompre enfin avec les canons culturels sur le modèle d’Ingres et des académiciens du XIXe siècle. La nudité de la femme n’est pas offerte à une virilité phallique convaincue, elle affirme ici son corps sexué, et dès lors accusé d’insolence et du fameux mot de provocation de pornographie549 par les mâles commentaires. Un peu d’histoire, une fois n’est pas coutume  : après un périple d’achats et de ventes, Jacques Lacan et sa compagne Sylvia Bataille550 acquérirent le tableau. Ils installèrent l’œuvre en 1954 à Guitrancourt dans leur maison de campagne et le masquèrent551 par un tableau qui glissait sur le Courbet, peint par André Masson, et figurant un « paysage surréaliste » dont les collines, reliefs, nuages et fleurs reprenaient «  de façon innocente  » les lignes principales de L’Origine du monde. « Dès que se place le rideau, sur lui, peut se peindre quelque chose qui dit : l’objet est au-delà… ; sur le voile peut s’imaginer, c’est-à-dire s’instaurer comme capture et place le désir, la relation à un au-delà qui est fondamental dans toute instauration de la relation symbolique »552 ; un innommable qui donne consistance à l’absence, par l’imaginaire qui y est projeté. 548.   Je cite A. Corbin et coll., (2012), Histoire de la virilité, op. cit. Dans D. Arasse, (2000), « On n’y voit rien », Paris, Denoël, l’auteur note : « Si au mot masculinité est opposé féminité, au mot virilité rien n’est opposé. » 549.  Les catalogues d’exposition montrent d’ailleurs régulièrement les photographies et dessins selon l’axe d’une semi-prostitution. Catalogue 2007 au Grand Palais (Paris) et Musée d’Orsay, au Metropolitan Museum of art (New-York), au Musée Fabre (Montpellier) 2008. 550.   Je rappelle que Sylvia, devenue compagne de Jacques Lacan, belle-sœur d’André Masson, était auparavant l’épouse de Georges Bataille. Elle eut parmi d’autres enfants une fille, Laurence Bataille, qui devait partager sa vie avec Balthus entre ses dix-sept et vingt ans et dont il fit un portrait (1949). Ce serait elle, la jeune fille en fuite dans le tableau intitulé Le Chat de la Méditerranée. De quelle gorgone avait-elle peur ? 551.   J’associe encore sur le portrait de Dorian Gray qui ne doit être vu de personne dans le grenier de son propriétaire (grenier construit précisément pour Dorian Gray par son tuteur lorsqu’il était enfant). À partir du moment où le tableau est le fruit d’une relation narcissico-objectale entre le vieux peintre Hallward et son modèle Dorian Gray, il n’est plus l’expression énigmatique, mais le produit d’une relation amoureuse. Le roman relate alors comment cette expérience relationnelle transférée dans le secret (le tableau ne doit pas être montré) se révèle être un face à face entre le tableau (symbole du vieux s’accrochant à la jeunesse) et Dorian Gray. Le portrait serait le signe résiduel de l’identification de son peintre à son modèle. Dorian Gray est resté adolescent et veut le rester. Lorsque la figure du tableau témoigne de l’adolescence se perdant, puis perdue (disons dont la perte ne peut plus être désavouée) il assassinera celui qui en serait la cause (le peintre) et se tuera bientôt. Il ne s’agit pas, ici, d’échapper à la mort mais à la vieillesse comme un narcissisme atteint en son intérieur même. 552.   J. Lacan, (1994), Séminaire, Livre IV, Paris, Le Seuil, pp. 151-164.

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Le mot « Orygine » selon la décomposition gréco-latine à laquelle procède Lacan se traduit comme «  orifice de la femme  ». Avec G. Courbet, il est nommé et montré : de façon « complète » sexe de femme et de mère. La représentation en elle-même n’est pas celle d’un orifice, pas plus que les Grottes du Jura dont G. Courbet aimait la symbolique. Elle est interprétée, sous la suggestion de son titre, comme tel par tout sujet, qui par l’expérience de son propre corps peut le savoir, le sait, même peut-être l’adolescente. Orifice dans la mesure où il est possible et désiré d’en sortir et d’y pénétrer. Pénétration et naissance, femme et mère. «  Le trou maternel  », «  le triste trou  », «  la bouche d’ombre », écrivait Arthur Rimbaud. Par sa nomination et par sa représentation, l’origine du monde pourrait être pensé comme « l’objet a » cause du désir de pénétration (pénétré, être pénétré). Non seulement il offre un visible permettant de repérer l’invisible féminin de savoir sur lui, mais il en décrit l’approche. Le registre « naturel » en est l’incestueux… au détriment résiduel du mystère. Est-ce la confusion des langues de l’enfant face à une scène primitive ? L’adolescent, lui, peut en être acteur ; la transgression n’est pas la même  ; elle est plus complète. G.  Courbet a été loin  : le tableau prétend symboliser l’originaire à l’état brut contenant les forces inséparables, maléfiques et bénéfiques de mort et de vie, d’enfer et de paradis. Peut-on associer sur la fonction primitive de l’image dans les figurations de l’homme des cavernes, en tant que totem, défendant l’humain des forces maléfiques ? Sous un angle de vue différent, le réalisme du tableau me semble dominé par le scientifique susceptible d’effacer l’art tel que raisonnait Freud553. G. Courbet expose un savoir quant au visible (je pense à l’anatomie physiologique qui me fut enseignée à l’Université) et quant à la trajectoire menant à l’invisible du corps féminin. En cela, il serait dans ce que Vladimir Jankélévitch554 nomma la méconnaissance de la connaissance. Il nie «  l’affect brut  », le paradoxe, l’énigme de la femme que Balthus qualifie de « complète », car elle a perdu son mystère. II. Balthus prend le problème sous un angle différent de G. Courbet. Le mystère de la jeune fille est le simulacre de l’énigmatique objet-source maternel. «  L’adolescence incarne l’être avant (je souligne) qu’il ne se transforme en beauté parfaite. Le corps d’une femme est déjà complet. 553.   Cf. P. 1, Chap. I. 554.   V. Jankélévitch, (1980), Le-je-ne-sais-quoi et le presque-rien. La méconnaissance, le malentendu, t. II, Paris, Le Seuil.

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Le mystère a disparu ». Cette citation déjà analysée555 comporte implicitement une critique de L’Origine du monde soulignant la méconnaissance de son affirmation : même si « elles sont pour moi toutes des femmes sans être encore des femmes »556, les jeunes filles de Balthus sont dans l’ignorance. Elles ne savent pas encore la sexualité féminine, pour elle mystérieuse, « inconnue ». La scène adolescente en est le supposé essai de savoir. Parlons alors, suivant encore le concept de V. Jankélévitch557 de méconnaissance de l’ignorance. Ainsi, les deux peintres méconnaissent ou veulent méconnaître la signifiance résolument trop phallique de la femme-mère mais différemment. Le meilleur exemple de ce contraste, j’y reviens558, est le dessin Sans titre de Balthus de 1963 dont l’organisation picturale est quasi celle du tableau de G. Courbet. Même angle de vue sans être une copie. Il figure un sexe d’enfant de face sous forme d’une ligne fine semi verticale, sans pilosité allant « jusqu’au pli rectal sans tenir compte des particularités du corps féminin »559 (comme G. Courbet d’ailleurs). L’ensemble du corps est en fuite avec au premier plan les cuisses assez verticales. L’ambiance est plutôt celle de la souplesse nonchalante (enfantine ?) et non l’affirmation étalée frontale d’un sexe « complet ». Les mains de l’adolescente sont croisées sur son ventre de façon « innocente et attentive ». Cette infante ne sait pas ce que la femme des origines sait. Comment se représente l’advenance du féminin  ? Le choix de Balthus est celui de l’interrogation, c’est-à-dire non pas une image installée (dans « la complétude »), mais en mouvement, plus précisément en évolution. Le regard attentif de plus d’un autre560, supposé savoir-voir, est notre guide. Sans leurs regards, il n’y a rien à voir. J’ai qualifié ces regards d’infantile (et non pas d’enfantin) implicitement respectueux de l’interdit de l’inceste et dès lors du tabou de la virginité. Le « corps incomplet » n’est encore que surface. Le sexe est encore celui d’une enfant, impénétrable comme le dictionnaire qualifie un mystère. Prenons une image : en tant qu’ange il manque à la petite fille le pénis que les petits anges offrent abondamment aux regards dans les églises et palais baroques. Acceptent-elles cette castration ? J’ai dit plutôt qu’elles 555.   Elle ouvre le chap. III de P. 2. 556.   Phrase de Balthus prononcée dans l’entretien du Figaro du 17 août 1993. 557.   V. Jankélévitch, (1980), Le-je-ne-sais-quoi et le presque-rien. La méconnaissance, le malentendu, t. II, op. cit. 558.   Cf. P. 2, Chap. III. 559.   J. Clair, (éd.), (2008), Balthus, Catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 388. 560.   P. 2., Chap. IV.

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semblent sous le crayon de Balthus en ignorer la jouissance et la souffrance au bénéfice des ressentis pubertaires, d’origine corporelle profonde, mystérieuse. La problématique de la pénétration, trait signifiant de la complémentarité des sexes, est encore sous le refusement méconnaissant des théories phalliques infantiles. Ce que G.  Courbet expose, le nu des jeunes filles le nie : impossibilité de la pénétration. Balthus feint d’ignorer l’origine du monde en peignant l’origine du féminin. Il ne sait pas « mais quand même » selon le célèbre titre du texte d’O. Mannoni561. G. Courbet fait semblant de savoir en exhibant « l’œil de la Méduse » selon l’expression de G. Bataille (qui n’évoqua jamais, pourtant, le tableau de Courbet installé dans l’appartement de son ex-femme). Je ne parle pas ici de l’homme Balthus « dont on ne sait rien » mais de cet ensemble que constitue le peintre et le tableau. Je ne dis pas que son fonctionnement d’homme nie la castration telle qu’elle se signifierait par le sexe féminin complet. Il nie, en artiste, que celle-ci soit représentante du mystère de la femme. Je dis « en artiste » afin de signifier que ce déni n’est pas l’évitement (que certains diraient pervers) d’une terreur identitaire, mais est de l’ordre de la signification ou de l’identification telle qu’il la pratique en peignant « ce qu’il voit ». Le mystère du féminin y serait visible, mais encore ignoré ou seulement enfoui, bientôt là…, interrogeant, à condition qu’il échappe à la castration. Ce qui compte à représenter n’est pas ce qui est là mais ce qui devient. La problématique est celle de la reconnaissance à l’évidence idéalisée de l’évolution en cours, celle du destin. La formule de S. de Beauvoir «  on ne naît pas femme on le devient  » est explicite car elle déplace « la perte de mystère » que pourrait procurer le sexe « complet » à la capacité créative du féminin. L’énigme réside au cours et décours d’une métamorphose. Lorsque Balthus dit : « Je bute sur quelque chose que je n’arrive pas à trouver et me hante éperdument : l’enfance de l’art »562, nous savons que c’est de l’adolescence du féminin dont il s’agit 563. Sa conviction fut d’ailleurs si passionnée en ses débuts de peintre qu’il courut le risque, lorsqu’il s’en approcha, d’une Leçon de guitare (1933), abus ou méconnaissance. Bien plus tardives (années 60-70) les délicieuses Michelina ou sa sœur Katia endormies sont dans une «  tendre ignorance  » défendue par l’admiration de leur peintre sur laquelle repose son éthique de l’esthétique. L’acte de peindre cherche le message de 561.   O. Mannoni, (1968), « Je sais bien, mais quand même », in Les clés pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil. 562.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit., p. 117. 563.   Cf. P. 1, Chap. IV.

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l’adolescente qui s’en trouve dès lors idéalisée comme « ange » à sexe d’enfant. Cet idéal de femme-enfant permet d’échapper à la représentation de la femme complète, tout en l’annonçant, alors désidéalisée. Voici le paradoxe pictural en question : la femme adulte dite complète est en fait soumise principalement à la théorisation phallique virile et donc (à moins que mère phallique) castrée désidéalisée. L’adolescence est cette période éphémère que j’ai qualifiée de possiblement « aphallique », où la complémentarité des sexes pubertaires advenant, le féminin peut se manifester d’une façon suffisamment visible, c’est-à-dire en pleine idéalisation ; âge de perversion ordinaire et éphémère, avons-nous souvent démontré564. Quel paradoxe à l’inverse de la pensée médiatique de penser que les processus d’idéalisation (constructions idéalisantes) de l’infante débouchent sur une désidéalisation de la femme ! L’huile de la pureté sexuelle est là, mais elle ne se mélange pas encore à l’eau trouble de l’enfance et de l’adultité. La jeune fille est une Ève avant le savoir (phallique) du serpent. Elle inspire pureté, « tendresse qui est une prière », respect, éducation, certitude qu’elle représente une vérité naturelle éphémère que le génital phallique du monde risque bientôt d’étouffer. Balthus dans sa dimension phallique romantique a une attente certaine à l’égard de ces petites filles qui doivent lui confirmer sa propre pureté. Ce matin de la vie est tout sauf d’un « âge ingrat » (concept de moralistes). L’adolescence a un secret que chacun a tort de ne pas écouter et que, lui, peint : l’âme de l’écolière comme symbolique du désir de vie ; « folie ordinaire qui devra vite s’étouffer »565 disait H. de Montherlant parlant des garçons de treize ans, chez qui on trouve « une liberté exprimée de la vérité humaine » (religieuse dit Balthus) échappant à la soumission (je dirai phallique) de l’enfance reprise sous forme de convictions de l’adulte. L’humanité de Balthus est persuadée que la peinture bien plus que les mots peut l’approcher à condition d’être prudent, fin, discret, bref de ne pas peindre le « beau complet » d’Ingres, mais de chercher les petits détails de la féminité, qualifiée d’incomplétude. III. L’enfant, dont on dit qu’il est le symbole phallique privilégié de la mère (dite phallique), échappe ou tente d’échapper par le fait pubertaire à une topologie exclusivement phallique en construisant sa génitalité personnelle. Le voilà détaché, jeté, engagé et toujours menacé. Le féminin naissant surveillé par l’infantile est en recherche d’un signifiant 564.   Ph. Gutton, (2006), « Adolescence démasquée », op. cit. 565.   H. de Montherlant, (1920), La relève du matin, Paris, Gallimard, p. 31.

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phallique (idéal) qui serait supposé le défendre contre les affirmations de castration de la féminité infantile. Pour son identification sexuelle, il cherche un avocat dans le monde (infantile) qui l’environne566. Le travail d’adolescence peut être pensé tout entier comme une formidable activité de métapsychologie fétichique visant à protéger le féminin advenant afin qu’il ait le temps de se pratiquer, se sublimer, se subjectiver. La scène adolescente est le lieu où se déploie cette fonction fétichique. Balthus a saisi cela et installé ses infantes face à l’emprise phallique créant une transaction fétichique567, pas uniquement dans l’objectif de la sexualité mais de la création subjectale. Je continue le parallèle régulier dans ce livre entre adolescence et art. On peut dire que la jeune fille s’entoure de voile ou de rideau défensif de la même façon que le peintre emplit son atelier de tableaux  : «  Ce qui est au-delà comme manque tend à se réaliser comme image, ce n’est pas autre chose que la fonction du rideau »568 ; « ce sur quoi se projette et s’imagine l’absence », l’absence phallique, l’absence de complétude, celle qui provoque l’imaginaire. Ayant choisi la métamorphose pubertaire inachevée comme signifiant concret, Balthus peut y expérimenter sa créativité artistique même. À la recherche d’un tableau à valeur fétichique, il a trouvé le thème qui en dépeint la demande. Il n’est pas plus adolescent que chacun d’entre nous (quoiqu’il fût dit), mais la féminité advenante comme thématique l’incita à vivre en atelier. Voici la justification de « l’adolescentisme »569 de Balthus travaillant entre la féminité menaçante des théories sexuelles infantiles (c’est-à-dire de la castration) et celle du féminin où s’originent les interrogations concernant l’organe génital (vagin, utérus) et la pénétration (fécondation-naissance). Rappelons un débat570 essentiel pour notre raisonnement concernant l’évolution des idées sur ce principe de réalité, son déni et le fétichisme. Se différenciant de la dénégation, le déni n’affirme rien (en le niant). Son objet est absent, exclu, forclos, il est une blessure de l’identité 566.   P. 2., Chap. IV. 567.  Ph.  Gutton, (1983), Transaction fétichique à l’adolescence, Adolescence, 1, 107-125. 568.  J. Lacan, (1973). A partir des études de Freud sur le fétichisme  ; (1964), Le Séminaire, Livre XI, Paris, Le Seuil, p. 105. 569.   L’usage de ce terme inventé par H. de Montherlant est souvent repris par les psychothérapeutes contemporains de la prime jeunesse. H.  de Montherlant, (1920), La relève du matin, op. cit., p. 25. 570.   Le débat est ici résumé en s’aidant du travail d’A. Green (en particulier sur l’hallucination négative) et lors de la condensation de ses idées dans sa réponse à Jean Guillaumin à Annecy, le 26 mars 1994. F. Duparc, F. Quartier-Frings, M. Vermorel et coll. (éd.), (1995), Une théorie vivante. L’œuvre d’André Green : colloque d’Annecy du 26 mars 1994. Lausanne, Delachaux & Niestlé, pp. 149-150.

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sans image. Un objet concret a la mission de maintenir le dénié effacé, absent : le fétiche, l’idée fétichique et sa pratique. a) Jusqu’aux années 1925 la perception est considérée comme le support du principe de réalité. Le sujet est à la limite des négociations entre les représentations des réalités externes et internes, ce qui est là et pas là. Ainsi se définit le lieu où un fétiche pourrait se révéler nécessaire. La scène adolescente en est l’exemple pour le peintre et pour la jeune fille. En résumant ainsi de façon sans doute trop dogmatique, mon raisonnement saisit la force de l’identification de Balthus à ses infantes. (Ne se place-t-il pas dans la même situation qu’elles en peignant ce qu’il voit  ?) b) À partir de 1927, le fonctionnement « névrosé » s’est révélé en fait régulièrement associé ou alternant avec un fonctionnement de modèle fétichique, soit le « refus de voir que quelque chose n’est pas là »571. Il ne s’agit pas du refus de voir ce qui est représenté, mais celui d’imaginer ce qui ne l’est pas ou pourrait ne pas l’être. Déni de ce qui n’est pas perçu, l’invisible  ? L’aspiration vers l’invisible qualifiée de « religieuse » par Balthus serait en fait une jouissance de ce qu’il ne parvient pas à figurer. c) Qu’est-ce qui est invisible et qui manque ? Là se situe ce que certains pourraient concevoir comme une divergence avec la théorie freudienne et que je considère comme complémentaire, en particulier au sein des processus d’adolescence. Quel est « ce quelque chose qui n’est pas là » et que le fétichiste refuse de voir ? A. Green répond : « Le pénis et non pas, bien entendu quelque chose qui est là, le vagin  »572. Je réponds différemment à propos du pubertaire : certes le pénis dans la définition que lui confère la théorie phallique infantile et « bien entendu » l’orifice sexué suggérant l’anatomie féminine intra-corporelle : le couple vagin-utérus (dont la symbolique phallique fait d’ailleurs également l’objet d’étude plus approfondie). Le déni porterait à cette période éphémère sur ces deux lignées. Balthus en peignant la petite jeune fille refuse de peindre ce qu’il ne voit pas, bien entendu le pénis manquant, « le rien », mais aussi (et peut-être d’abord) quelque chose qui évoquerait une féminité «  complète  », «  achevée  »  : l’organe génital féminin maternel enfouie dans le ventre et ses expressions ou mieux ses signes à la G. Courbet. Désavouerai-je ce que Bal écrit concernant sa volonté de « représenter l’invisible »573 ? Face à l’attrait angoissant de la femme complète mère ou castrée, la jeune fille, elle, peut fantasmer que son pénis va pousser, c’est classique, et surtout que ses organes secrets sont présents et pourraient 571.   A. Green, (1990), La folie privée, op. cit., p. 149. 572.   Ibid. 573.   M. Bal, (2008), Balthus, op. cit.

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officier. Sont-ils des équivalents phalliques comme disent certains ? Je n’en développe pas l’antithèse mais un point de vue de niveau différent. Je résume un certain approfondissement théorique dans la conception de la scène adolescente. Nous fîmes tout au long de ces lignes son examen comme lieu de transaction574 ayant lui-même valeur fétichique pour aborder la problématique de la femme. Le psychodrame qu’elle constitue mettant en opposition ou seulement en différenciation les deux séries processuelles du sexuel féminin, construit le vrai clivage de la subjectivation. D’une part, le pur au sein duquel se recueille pour se mieux mixer tendresse et génitalité, la confusion des langues. D’autre part, l’impur, la noirceur de la génitalisation phallique (on pense à La Leçon de guitare). Le processus pubertaire parviendrait à dissocier l’insupportable collage du sexuel. La subjectivation adolescente ne clive pas comme ce fut longtemps écrit dans les livres les deux sexualités humaines (tendresse et génitalité) ; elle les clive ou tente de les cliver, de la phallicité infantile. Voilà l’enjeu véritable de la scène adolescente qui lui confère une valeur fétichique pour le peintre. IV. Dans quelle mesure et par rapport à quel dénié en artiste, certains tableaux ont-ils cette fonction fétichique et l’acte de les peindre cette pratique fétichique ? Comment ce qui est éclairé, dans la scène adolescente autorise à penser « la femme complète » ? Lorsque nous parlons avec les adolescents de leur mutation, un thème prévalent se trouve associé, le plus souvent difficilement exprimable : celui de la féminité de la mère. Voilà la définition « bien entendu » secrète de la femme complète. Elle passe par la fascination « de l’objet source maternel »575 dont la féminité se révélerait à l’adolescence. La métamorphose pubertaire s’argumenterait du maternel tel qu’il est féminin, le maternel féminin génital. Voilà l’invisible premier, avant que puisse être pensé l’invisible de son propre corps  : continent noir assurément. La métamorphose que subit l’adolescente s’active en symbolisant ces deux traits de la femme complète. Cette spéléologue aurait à se persuader pour faire son adolescence de l’existence de cette grotte principale et interdite. Nous l’avons dit, l’entrée en pubertaire se fait dans la catégorie du possible incestueux (fragilisant derechef l’interdiction du même nom). Ce que j’ai nommé la conviction pubertaire 576 et son devenir (c’est-à-dire son élaboration) s’étaye inconsciemment du repère 574.   Ph. Gutton, (1983), « Transaction fétichique à l’adolescence », op. cit. 575.   J. Laplanche, (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, op. cit. 576.   Ph. Gutton, (1991), Le pubertaire, op. cit.

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renouvelable de l’organe maternel des origines, soit la métaphore maternelle, « représentante d’affect » (A. Green), en l’occurrence représentante d’éprouvés intimes et dès lors créatrice des représentances-signifiances. Le maternel et le génital sont les deux signifiances associées au destin hasardeux en adolescence de la féminité et du féminin. J’évoque ici moins un parallèle que le dynamisme créateur de ces contradictions. Nous ne parlons pas ici de la relation d’objet à la mère, conflictuelle bien sûr, mais bien d’un axe identitaire constitué avec et devant le couple mère-amante. La « vierge folle » de Balthus est « incomplète » tant qu’elle ne s’est pas suffisamment identifiée aux paradoxes internes des figures maternelles. Lorsqu’elle les nie, l’adolescente est « en ravage » selon l’expression de J. Lacan, « en impasse » (breakdown) selon l’expression de Moses Laufer. Il n’y a guère de femme-mère dans les tableaux de Balthus hormis peut-être ces personnages anciens en visite 577 qui se penchent sur les rêveuses de Rêve  I et  II (1955), Le Fruit d’or (1956) interprétés comme remettant le symbole féminin (pomme ou rose) à la jeune fille. Notre thèse est que la scène adolescente est un simulacre animé de la dialectique inconsciente de la femme-mère. Le tableau de Balthus en son ensemble serait le psychodrame d’une origine du monde (différente de celle que G. Courbet affirme) où se créerait symboliquement celle que G. Rosolato nomma « l’inconnu du sexe maternel » qualifié selon les philosophes, tel Hegel après Kant, de sublime, c’est-à-dire provoquant l’éclat d’un bouleversement. La beauté, le charme et la volupté des jeunes filles seraient le signe indiquant le sublime. Étude pour une composition, huile de 1966, est rarement exposée et pourtant bien intéressante par ce qu’elle montre de cette quête adolescente. Une Ève est étendue, nue, sur un sofa de couleur obscure. Sommeille-t-elle  ? Une jeune fille en pleine lumière à quatre pattes devant elle, habillée d’une robe légère, rampe discrètement à ses pieds. Elle longe le corps «  complet  » de la femme en bas du lit, de façon tête-bêche  ; son visage se retourne résolument, la nuque en torsion à l’arrière indiscrète vers l’entre-jambes ouvert de la femme complète. Elle est en plein intérêt à l’endroit de « l’origine du monde » devinée et invisible pour le spectateur. J’y vois plus qu’une curiosité bien connue des enfants : une interrogation référentielle. Comme le met en évidence « la maison natale »578, il y a de l’impasse dans cette quête spéléologique entre 577.   F. Jaunin, (2001), op. cit., p. 62. 578.   H. James, (1903), Ma maison natale in La maison natale et d’autres nouvelles, Paris, Gallimard, 1993.

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la curiosité sublimante et l’information sur la sexualité parentale des origines dont l’emprise a trompé. Plutôt que de théoriser, rapportons deux histoires contemporaines concernant dramatiquement la femme-mère. Dans le roman de G. Bataille (le père de Laurence) intitulé Ma mère 579. Celle-ci a une présence dramatique ; elle est phalliquement et génitalement trop là. Il a quatorze ans, l’âge où ses parents le conçurent ; son père vient de mourir. « J’ai adoré ma mère, je ne l’ai pas aimé »580. En sa présence « il partage sa folie ». En son absence ou en s’opposant à elle « il lutte contre ses essais de destruction » se comparant à un grand blessé qui a perdu son sang. La scène première581 : la mère « est nue sur un cheval dans les bois », le père la rattrape (qui viola qui ?), elle eut ce fils, « fruit d’une volupté inouïe ». « J’étais né de l’éblouissement de ses jeux d’enfant ». « Tu n’es pas mon fils […] tu viens de la terreur que j’éprouvais nue », la terreur d’un désir fou de femme, celle de « n’aimer que ce qui m’arrache mes vêtements ». Aucun amant ne pourra la satisfaire ensuite, pas même le père, y compris dans le dégoût, « la misère d’un accouplement ». « Ce qu’elle aima c’était le fruit de ses entrailles […]. Il n’y eut jamais entre elle et moi rien de possible »582 sauf quand elle dira « Je te donne Réa » sa jeune maîtresse. Hermann Hesse qui fréquenta le salon de Baladine écrivit Narcisse et Goldumd 583 sur le thème de la femme-mère physiquement trop absente et dès lors psychiquement dévorante. Le moine Narcisse révèle à l’élève Goldmund la cause profonde de son instabilité solitaire et de sa quête impressionnante de relations sexuelles. Il serait l’image de la « complétude » de sa mère belle et séductrice, ayant fui de façon tumultueuse pour d’autres hommes le père sacré, et morte quand il était petit. Il fut condamné toute sa vie à chercher l’expression de son visage sublime. Longtemps oubliée, maintenant retrouvée grâce «  aux paroles flamboyantes de son ami » Narcisse584 la « Mère profonde », l’« Ève-Mère », la « Mère primitive »585, bref la « femme complète » apparaît floue ou en rêve à travers de toutes jeunes femmes choisies. Après bien des pérégrinations décevantes, il sculpta un chef d’œuvre. « Il travailla religieusement à la délicate silhouette, en fit l’identité avec ce qu’il y avait de meilleur 579.   G. Bataille, (2004), Ma mère, Paris, 10/18. 580.   Ibid., p. 12. 581.   Ph. Gutton, (2011), La chambre des amants. Le père, la mère, l’enfant, op. cit. 582.   G. Bataille, (2004), Ma mère. Paris, 10/18, p. 117. 583.   H. Hesse, (1948), Narcisse et Goldmund, Paris, Calmann-Lévy. 584.   G. Bataille, (2004), Ma mère, op. cit. 585.   Ibid., p. 135.

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en lui, avec son adolescence, avec ses plus tendres souvenirs. C’était une jouissance de modeler … »586, ce qui se révèlera être « la belle statue de la grande Ève maternelle »587 puis il mourut. La dernière phrase de Goldmund est : « sans mère on ne peut aimer, sans mère on ne peut mourir »588 Or Goldmund a aimé sans arrêt et est mort, il avait une Ève mère en permanence au fond de lui, qui le travaillait dans son innocence. Narcisse, cet autre, ce grand Autre, une sorte de Balthus, pensait beaucoup et dans l’angoisse à son « cher écervelé »589, à « sa route tortueuse au gré des événements sous l’impulsion de ses instincts obscurs et puissants, passionnés et insatiables, un grand enfant »590 (je dis un grand adolescent). La philosophie de Goldmund est-t-elle la plus humaine, la plus courageuse consistant à «  s’abandonner au flot et au désordre cruel (… ) ? Au lieu de mener en marge du monde une existence de pureté  (…) et de se promener en toute innocence parmi des platesbandes bien protégées »591 ? « Vie à l’état pur, sublimé » ou « dialectique claustrale »592, artiste ou moine. De cette histoire j’associe sur ce que l’on nomme aujourd’hui le joueur excessif dans le secteur de recherche d’une addiction (supposée ou affirmée ?, c’est un débat) au jeu vidéo à l’adolescence593. La frénésie ludique renvoie bien à la quête d’un indéfini à trouver passionnément dans une séquence fini. L’excessif veut sensoriellement dans l’espace et le moment la satisfaction de ce besoin (plutôt que le seul désir). Dans cet état que l’on a pu rapprocher de la perversion, ailleurs de la manie, la création est impossible, elle est en panne et plus elle l’est, plus la séquence est mortifère. Je parlerai d’un « Balthus excessif ». Il ne l’a pas été, mais je pense qu’il a toujours craint de l’être : et si le sensoriel intense pouvait éteindre l’imaginaire, l’artiste tuer l’artisan  ! Balthus parle de « sa fascination » (cf. l’étymologie phallique) pour G. Courbet. Je pense qu’heureusement il y échappa sinon nous n’aurions pas aujourd’hui ces charmants tableaux. Le saisissement que j’ai décrit après M. de M’Uzan ne doit pas se soumettre à l’exaltation sensorielle de la virilité ! Certes la scène adolescente rend hommage à la phallicité, mais pas trop sinon le 586.   Ibid., p. 238. 587.   Ibid., p. 252. 588.   Ibid., p. 252. 589.   Ibid., p. 240. 590.   Ibid., p. 240. 591.   Ibid., p. 241. 592.   Ibid., p. 242. 593.   Cf. les trois numéros de la revue Adolescence dirigés par S. Tisseron. Virtuel, 2004, T. 22, n° 1 ; Avatars et mondes virtuels, 2009, T. 27, n° 3 ; Fantasmes et réalités, T. 30, 2012, n° 1.

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féminin serait étouffé dans l’œuf. L’image de l’Éve, mère de Golmund, n’a-t-elle pas longtemps étouffé le peintre, puis tué lorsqu’il osa la représenter ? Ô combien Balthus aurait-il eu raison de se méfier dans son atelier de la « femme complète » dont « la beauté tue le charme » et aurait étouffé son art ! Dans quelle mesure le choix de Balthus prit-il sa source dans son adolescence même ? Je ne peux m’empêcher de revenir sur l’emprise séductrice formidable de Baladine Klossowska, trop mère et trop femme, tandis que le père de Balthus s’est éloigné de sa famille. Quelle jouissance et souffrance d’être déclaré génial, prodige de dessin et d’intelligence, beau en plus, héritier incontournable de ses parents peintres  ! Il y a de ce roman familial dans ses scènes adolescentes. Ne cherche-t-il pas avec chaque modèle le secret de jeune fille de sa mère ? A partir de lettres entre Baladine et R.M. Rilke, J. Clair montre l’immaturité de celle-ci dans son engagement amoureux même et dans les liens qu’il constate avec ses deux fils594. Je perçois aujourd’hui Balthus comme sujet d’un narcissisme d’autant plus défensivement affirmé qu’il fut secrètement traumatisé en adolescence (breakdown lauférien). L’acte de peinture emprunté au corps de la mère a-t-il une valeur défensive transactionnelle ? Le tableau n’est pas fétiche, il le devient. Heureusement que, telle la mère d’Arthur Rimbaud lui indiquant le plaisir des mots et le génie de la rime, celle de Balthus lui inspira celui de peindre. Les premières peintures baignent dans une douce idéalité comme Les Premières communiantes du Luxembourg que J. Clair rattache à ces vers de Rilke tirés du Livre d’images (1930) : « En voiles blancs, les communiantes s’enfoncent dans le vert neuf des jardins ; Voici surmontée leur enfance et différent sera tout ce qui vient ». Elles deviendront ensuite plus incertaines, entre terreur et jouissance (1933 est l’année de La Leçon de guitare). Je ne saurai finir ce chapitre sans affirmer que la question du père n’y est constamment et implicitement posée et pas seulement comme partenaire de la femme-mère, comme «  censeur de l’amante  » selon l’expression de Michel Fain. Sa fonction n’est pas « morte » (selon le mot de Michel Tort) loin de là. Elle est partout dans les jeux de rôle des scènes balthusiennes sous l’incarnation de plus d’un autre 595. Face à l’adolescente, je l’ai répété sous plusieurs angles, ceux-ci assurent à l’évidence la mission symbolisante (et rarement répressive œdipienne). Sans ces Autres, c’est l’isolement de Victime I et II (1939-1946). Quel axe pour 594.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 595.   P. 2, Chap. IV.

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le scénario entre la nudité du pubertaire « modélisé » et ces pères se masque et se signifie la problématique de l’originaire ! L’altérité a un « grand A » dans l’œuvre de Balthus. V. La transaction fétichique de la scène adolescente balthusienne procure l’occasion de revenir rapidement sur le débat aujourd’hui classique entre processus de création et processus pervers (et non pas entre esthétique et perversion ; on ne saurait mettre en opposition deux structures, encore moins évoquer deux pathologies). Les processus diffèrent radicalement, le premier fabrique un tableau, le second un acte génital. Entre acte de peindre et acte pervers, pas de commune mesure. Et pourtant leur source primo-originaire est fort proche. Le « saisissement »596 premier, transgressant l’ordre surmoïque, serait du même ordre, comme un état de désubjectalisation requérant un acte. Est-ce à dire que l’animation du crayon devant la jeune fille reflète une excitation semblable à celle de la perversion masculine ? Ce serait omettre, en son lieu et temps même, le travail de sublimation maîtrisée propre à l’artiste. Freud avait ainsi résumé la similitude des thématiques. «  Les fantasmes clairement conscients des pervers (qui dans des circonstances favorables peuvent se transformer en comportements agencés), les craintes délirantes des paranoïaques (qui sont projetées sur d’autres avec un sens hostile), les fantasmes inconscients des hystériques (que l’on découvre par la psychanalyse derrière leurs symptômes), toutes ces formations coïncident par leur contenu jusqu’aux moindres détails »597. À contenu « starter » semblable, destin différent, formule de guérison différente. Dans la perversion, la problématique de l’altérité est méconnue. Dans l’activité artistique, elle est prévalente à tous les niveaux, nécessaire, ruse de la création ! Balthus jeté dans la sublimation reçoit les retombées de son inspiration comme le poids du chef d’œuvre aussi lourd que le Surmoi individuel-groupal du commun des mortels. Sa liberté crée en retour une éthique puissante598. L’emprise de l’inspiration serait-elle comparable à la relation fétichique ? À conférer, tel Persée, une valeur de bouclier-fétiche à l’objet créé et se créant, le fonctionnement psychique de Balthus ne saurait être examiné sous l’angle réducteur de la «  morale civilisée  ». La solution fétichique qu’est l’œuvre serait le pont permettant efficacement en le franchissant de passer du pays de la perversion à celui de l’art. La scène adolescente est installée sur ce 596.   P. 1, chap. III. 597.   S. Freud, (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 174 (note 33). 598.   Cf. P. 3, chap. I.

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monument transactif. Vivre la scène ? Non, la peindre ? Oui, ce résumé imagé de la divergence entre processus pervers et esthétique trop rudimentaire distingue deux destins : celui de Lolita et celui de Michelina. Je poserai une dernière question qui n’est pas des moindres. Comment penser ce que masque chez Balthus cette fureur de vivant, source de créativité et de souffrance ? Je parlerai, comme la plupart de ses amis très proches, de la mélancolie de Balthus. Son érotisme serait-il suspect d’une amertume que rien ne parviendrait à guérir, pas même ses succès, Setsuko, le Grand Chalet ? La scène adolescente ne respire-t-elle pas souvent une ambiance triste ? Il existe une volonté philosophique d’inscrire l’absence qualifiée «  d’invisible  » dans toutes ses problématiques. Comme nous le rappelons en exergue de ce chapitre, l’exploration de l’absence est implicitement une descente aux enfers tel Orphée et ses avatars. Son « apparente licence érotique » serait, selon J. Clair, certes une ouverture à la liberté, mais surtout à la solitude. Sa frénésie de voir la nudité serait l’illusion que la chair fraîche pouvait désavouer le destin mortel. Ce qui serait provoquant chez Balthus, ce sont moins ces adolescentes lascives, mais ce fait que leurs images comportent bien souvent le malaise d’une menace. Cette « seconde naissance » comme on qualifie le pubertaire n’est-elle pas une annonce de mort ? Je pense à l’extrême à La Grande composition (1983-1985) avec sa désorganisation, ses couleurs délavées, la dégradation des choses, ses thèmes ludiques trop communs, sa symbolique banale. La conviction d’immortalité, sans laquelle il n’est guère possible de vivre est fragile chez lui comme chez l’adolescent599. Il doit en quelque sorte se rassurer : « j’existe ». Je pense à « l’étincelle vivante du couteau » planté dans la viande par La Jeune fille en vert et rouge (1944). La quête indéfinie d’un beau fini résumerait son art de se défendre de la mélancolie sans jamais y parvenir tout à fait : vivre l’instant pour échapper à l’implacable issue humaine. Le petit texte de Freud, rédigé en novembre 1915 paru en 1916, pose bien cette question du deuil de soi et de ses objets à partir d’un débat au cours d’une promenade dans les Dolomites justement avec R. M. Rilke : « Le poète admirait la beauté de la nature autour de nous, mais il n’en éprouvait aucune joie. Il était troublé par la pensée que toute cette beauté était vouée à passer, que l’hiver la ferait disparaître et qu’il la rendait vaine ; et qu’il en  était ainsi de toute beauté humaine et de toute beauté et splendeur que les 599.   Ph. Gutton, (1993), Essai sur le fantasme d’immortalité à la puberté, Cliniques méditerranéennes, 39/40, 141-154.

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hommes avaient créés ou peuvent créer »600. La pensée de l’éphémère suscite chez l’artiste deux mouvements distincts  : l’un de lassitude et de dégoût universel (Weltüberdruss), l’autre de révolte contre une telle disposition. Freud développe a contrario la thèse du renouvellement des choses de la nature, sans succès à l’endroit de ses amis. Le « beau objet  »601 apparaît dès lors comme une négation artistique de la castration humaine, de la mort, de la destructivité et du deuil. La valorisation de l’éphémère serait implicitement une défense dépressive contre la mélancolie dans toute sa profondeur. Si le beau préserve de la mort, de la dégradation des choses devant laquelle l’homme est si démuni, l’esthétique de l’adolescence a une place fondamentale. Toute œuvre d’art, tel le bouclier-miroir, a pour mission de contrer « une mort annoncée », la dimension mortifère de l’invisible que Balthus veut justement dévoiler. « Je suis un peintre religieux (…) fervent catholique (…) le peintre doit être religieux ou n’être pas »602. Voilà un autre appareil de croyance que l’esthétique possible pour vivre le quotidien qui « selon le regard que l’on porte sur lui est très proche du religieux  ». Pour la plupart des chercheurs en esthétique, l’acte de peindre naît et comprend de la destructivité en elle-même, une « dépersonnalisation »603. « Tout grand style violente le réel ». « Tout grand réalisme », précise encore J. Clair, celui que notre « corps inaugure avec le monde extérieur et ce qui se voit dans la toile »604. Si le grain ne meurt 605, l’œuvre peut-elle advenir ? «  Toute grande œuvre fait effraction  »606 parmi «  l’ensemble du monde visible  ». Intriqués et incertains sont les cheminements entre pulsion de vie subjectalisante et destructivité, cette pulsion agressive qu’il serait prudent parfois de maintenir invisible. Si l’on pointe l’importance de cette destructivité, originelle de la création picturale (symbolisable par le « mauvais œil » de la Méduse) le tableau-fétiche aurait à la fois pour fonction de protéger la vie psychique et par retour de menacer par ce qu’il contient. Nous l’avons annoncé au début de ce chapitre quel ordalisme dans le grand acte de peindre  ! L’œuvre idéale se crée sur une 600.   S. Freud, (1916), Standard Edition, vol. XIV, pp. 305-307. 601.   P. Fédida, (1976), « La grande énigme du deuil : dépression et mélancolie, le beau objet », Rev. fr. psychanal., 40, 5/6, 1111-1118. 602.   J. Clair, (éds.), (2008), Débat in Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit., p. 19. 603.   Cf. P. 1, chap. III. M. de M’Uzan, (1977), De l’art à la mort, op. cit. 604.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit. 605.   Ce titre du livre ne résumerait-il pas la problématique ? A. Gide, (1924), Si le grain ne meure, Paris, Champion. 606.   J. Clair, (éds.), (2008), Balthus, catalogue de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise, op. cit.

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ruine. Concluons sur ces mots de Freud à Martha, le 23 juillet 1882, cinquante ans avant son Moïse : « Ce ne fut qu’après la destruction du temple visible que l’invisible édifice du judaïsme put être construit »607. Est-ce après la destruction de l’adolescence visible que l’invisible croyance en l’objet source maternelle put être construite ?

607.  S.  Freud, (1939), «  L’homme Moïse et le religion monothéiste  », in  œuvres Complètes, vol.  XX (1937-1939), 2010, Paris, PUF, ou S.  Freud, (1939), «  L’homme Moïse et le religion monothéiste », Paris, Gallimard, 1970.

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Crédits photographiques Les Enfants Hubert et Marie-Thérèse Blanchard, Balthus (dit), Klossowski de Rola Balthasar (1908-2001)
© RMN-Grand Palais/Jean-Gilles Berizzi/Musée du Louvre, en dépôt au Musée Picasso. La Phalène, Balthus (dit) Klossowski de Rola, Balthasar (1908-2001), 1959 
© RMN/ Jacques Faujour - Musée National d’Art Moderne - Centre Georges-Pompidou. La Rue, 1933, The Museum of Modern Art (MoMA)/Photo Scala, Florence Balthus (Klossowski de Rola, Balthasar, 1908-2001), Huile sur toile, 6’ 4 3/4’ x 7’ 10 1/2’ (195 x 240 cm). James Thrall Soby Bequest. 1200.1979© 2013. Mies van den Rohe/Gift of the Architect ©MoMA/photo Scala, Florence. Thérèse rêvant, Balthus (dit), Klossowski de Rola Balthasar (1908-2001), 1938 © RMN/Malcom Varon, The Metropolitan Museum of Art.

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Dans la même collection chez le même éditeur (par ordre de parution) Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, L’attachement, perspectives actuelles, 2000. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychologie en néphrologie, 2002. André Sirota, Figures de la perversion sociale, 2003. Collectif, sous la direction de Sylvain Missonnier et Hubert Lisandre, Le virtuel, la présence de l’absent, 2003. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Psychanalyse de la destructivité, 2006. Gérard Pirlot, Poésie et cancer chez Arthur Rimbaud, 2007. Collectif, sous la direction de Vladimir Marinov, L’archaïque, 2008. Marie-Claire Célérier, Après-coup, paroles de femme, paroles de psychanalyste, 2009. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Michel Reynaud, Vladimir Marinov et François Pommier, Entre corps et psyché, les addictions, 2010. Collectif, sous la direction de Clarisse Baruch, Nouveaux développements en psychanalyse, autour de la pensée de Michel de M’Uzan, 2011. Collectif, sous la direction de Dominique Cupa, Hélène Parat et Guillemine Chaudoye, Le sexuel, ses différences et ses genres, 2011.

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Collectif, sous la direction de Henri Vermorel, avec la collaboration de Guy Cabrol et Hélène Parat, Guerres mondiales, totalitarismes, génocides. La psychanalyse face aux situations extrêmes, 2011. Roger Perron, Eddy Proy, 2012. Collectif, sous la direction de Guillemine Chaudoye et Dominique Cupa, Figures de la cruauté, 2012. Collectif, sous la direction de Sylvie Dreyfus-Asséo, Gilles Tarabout, Dominique Cupa et Guillemine Chaudoye, Les Ancêtres, 2012. Collectif, sous la direction de Isaac Salem, Vues nouvelles sur le psychodrame psychanalytique, 2013.

Mise en page par Arts’Print Numeric Achevé d’imprimer par Corlet Numérique – 14110 Condé-sur-Noireau N° imprimeur : 100004 – Dépôt légal : novembre 2013 – Imprimé en France

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