Aux marges du monde germanique: L'évêque, le prince, les païens (VIIIe-XIe siècles) 9782503552675, 2503552676

La conquête carolingienne de l'ensemble des espaces germaniques à la fin du VIIIe siècle a permis une nouvelle expa

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Aux marges du monde germanique: L'évêque, le prince, les païens (VIIIe-XIe siècles)
 9782503552675, 2503552676

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AUX MARGES DU MONDE GERMANIQUE : L'ÉVÊQUE, LE PRINCE, LES PAÏENS (VIIIe-XIe SIÈCLES)

Collection Haut Moyen Âge dirigée par Régine Le Jan

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AUX MARGES DU MONDE GERMANIQUE : L'ÉVÊQUE, LE PRINCE, LES PAÏENS (VIIIe-XIe SIÈCLES) Geneviève Bührer-Thierry

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© 2014, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-55267-5 D/2014/0095/106 Printed on acid-free paper

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

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Ière partie : Penser et exercer l’autorité

37

I. Lumière et pouvoir dans le haut Moyen Âge occidental : célébration du pouvoir et métaphores lumineuses

39

II. Hraban Maur et l’épiscopat de son temps

75

III. L’épiscopat en Francie orientale et occidentale à la fin du IXe siècle : substitut ou soutien du pouvoir royal ?

89

IV. Collections canoniques et autorité des évêques dans le haut Moyen Âge

105

V. De saint Germain de Paris à saint Ulrich d’Augsbourg : l’évêque du haut Moyen Âge, garant de l’intégrité de sa cité 121 VI. Histoire épiscopale, construction d’églises et liturgie : défense et illustration de l’Église d’Eichstätt

135

VII. Des évêques, des clercs et leurs familles dans la Bavière des VIIIe-IXe siècles 149 VIII. Entre implantation familiale et patrimoine ecclésiastique : les lieux de pouvoir des évêques de Freising au IXe siècle 173 IIe partie : Vivre à la frontière

191

IX. Étrangers par la foi, étrangers par la langue : les missionnaires du monde germanique à la rencontre des peuples païens

193

X. Des païens comme chiens dans le monde germanique et slave du haut Moyen Âge

207

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XI. Qui est le dieu le plus fort ? La compétition entre païens et chrétiens en Scandinavie au IXe siècle d’après la Vita Anskarii

223

XII. L’impossible construction d’un État chrétien des Abodrites

237

XIII. Processus de conversion et société politique en Europe centrale aux IXe-Xe siècles : les princes de Bohême, fondateurs d’églises

251

XIV. Acculturation des sociétés aux marges du monde germanique

265

XV. Aux marges de la Bavière et de la Bohême : Gunther l’Ermite

303

XVI. Des évêques sur la frontière : christianisation et sociétés de frontière sur les marches du monde germanique selon Thietmar de Mersebourg (Xe-XIe s.)

321

Bibliographie

351

Cartes

383

Index des noms de personnes

385

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INTRODUCTION

AUX MARGES DU MONDE GERMANIQUE : L’ÉVÊQUE, LE PRINCE, LES PAÏENS (VIIIe-XIe SIÈCLES)

À

la fin du printemps 796, Alcuin écrit à son ami Arn, l’évêque de Salzbourg, qui s’apprête à partir en campagne avec les armées du roi des Francs contre les Avars, de l’autre côté du Danube1. Cette opération est avant tout militaire car, même si les Avars ont déjà été battus l’année précédente par les armées carolingiennes, la zone est loin d’être pacifiée et ne le sera pas avant longtemps : conscient des périls, Arn a sollicité auprès de Charlemagne l’autorisation de faire instituer par son église de Salzbourg une fondation à sa mémoire au cas où il ne reviendrait pas. Tout en lui transmettant l’accord du souverain, Alcuin essaie de rassurer son ami qui va participer à la lutte contre un ennemi redoutable, et qui sera soutenu non seulement par la puissance de l’armée franque mais par un allié plus puissant encore : « Le royaume [avar] fut solide et puissant pendant une longue période. Mais celui qui l’a vaincu est encore plus puissant ; tous les pouvoirs des rois et des royaumes sont entre ses mains et il exalte qui il veut, et le cœur de celui qu’il veut, il le visite, l’illumine et le convertit à son service.2  » Car une fois le royaume des Avars anéanti, Arn aura en tant qu’évêque une nouvelle tâche, fondamentale, à accomplir : Alcuin souhaite à son ami de vaincre par les armes et de revenir avec joie pour pouvoir ensuite porter la parole du Christ dans ces nouveaux espaces, l’incitant à demeurer « prédicateur de la piété et non pas collecteur de dîmes, car une nouvelle âme doit être 1 Alcuin, Epistola 107, MGH Ep. Karolini aevi 4, p. 153-154. Sur le contexte de cette lettre, M. Diesenberger et H. Wolfram, « Arn und Alkuin 790 bis 804 : Zwei Freunde und ihre Schriften », dans M. Niederkorn-Bruck et A. Scharer (dir.), Erzbischof Arn von Salzbourg, Vienne-Munich, 2004, p. 81-106. 2 Alcuin, Epistola 107 : Regnum itaque illud diu stabile fuit et forte. Sed fortior est qui vicit illud ; in cuius manu sunt omnes regum et regnorum potestates  ; et quemcumque voluerit, exaltat, et cuiuscumque cor voluerit, visitat, inluminat et ad suum convertit servitium.

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nourrie du lait de la tendresse apostolique, d’où elle peut croître, prendre des forces et, devenue suffisamment robuste, accepter une nourriture plus solide.3 » C’est grâce à des documents de ce type que nous pouvons espérer avoir quelque connaissance du contexte et de l’état d’esprit si particulier des hommes du monde carolingien face à l’immense espace de conquête ouvert par les armées du roi franc : cette lettre met en scène ce monde ouvert, plein de dangers, longtemps instable, un monde perçu aussi comme peuplé d’hommes et de femmes ignorants du Christ – des païens – et pour cette raison considérés ici comme de jeunes enfants qu’il faut prendre en charge spirituellement, nourrir « du lait de la tendresse apostolique » jusqu’à maturité, c’est-à-dire tout à la fois, jusqu’à en faire de vrais chrétiens et de vrais sujets du roi franc. La volonté de diffuser la parole du Christ ne se résume pas, en effet, à des questions théologiques mais recoupe très largement des conceptions politiques, car ces deux plans ne peuvent être dissociés : au cœur du processus se trouvent l’évêque, mais aussi le roi, tous deux responsables de la mise en ordre du monde conquis au prix d’un effort militaire, mais dont la victoire, comme le rappelle Alcuin, relève avant tout de la volonté de Dieu. Et on peut penser que le Christ, qui est le « dieu le plus fort »4, donnera la victoire à ceux qui combattent en son nom mais aussi à ceux qui se sont purifiés avant la bataille, notamment en acceptant de confesser leurs péchés, comme l’explique une homélie destinée aux soldats en campagne et probablement datée de la guerre contre les Avars5. Toute réflexion portant sur l’organisation des pouvoirs et de la société doit donc s’intéresser à ces deux personnages-clés que sont l’évêque et le roi dont les rôles doivent être conçus de manière complémentaire. Cette complémentarité est au fondement même d’un système politique qui imagine dans un même mouvement la responsabilité conjointe de ceux qui ont été choisis par Dieu pour éclairer le peuple et le conduire vers le Salut éternel : le roi, comme l’évêque, partagent la mission de prédication qui se traduit couramment en métaphores lumineuses6.

3 Ibid. : Et esto praedicator pietatis, non decimarum exactor, quia novella anima apostolicae pietatis lacte nutrienda est, donec crescat, convalescat et roboretur ad ad acceptionem solidi cibi. 4 Voir ici chap. XI. 5 A.M. Koeniger, Die Militärseelsorge des Karolingerzeit : Ihr Recht und ihre Praxis, Munich, 1918, p. 68-70. Voir la discussion dans D. Bachrach, « Confession in the Regnum Francorum (742-900): The Sources Revisited », Journal of Ecclesiastical History, 54/1, 2003, p. 3-22. 6 Voir ici chap. I.

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introduction

S’il n’y a donc pas lieu de présenter le pouvoir épiscopal comme un concurrent du pouvoir royal dans ce processus qui, au contraire, suppose collaboration et complémentarité, il est clair cependant que le débat se poursuit quant à savoir qui, des évêques ou du roi, a la précellence dans un tel système. L’historiographie traditionnelle tend à opposer l’attitude de Charlemagne, souverain puissant contrôlant parfaitement ses évêques et exerçant une véritable autorité religieuse, à celle de son fils Louis qui aurait toléré la transformation de l’Église en une autorité politique propre, fondée sur la supériorité de l’auctoritas épiscopale sur la potestas royale, ce processus aboutissant à la mise en tutelle de la monarchie franque par les évêques, prélude à la désintégration de l’empire carolingien. Les recherches mises en œuvre depuis la dernière décennie du XXe siècle ont permis cependant de nuancer ce propos sur plus d’un point. Olivier Guillot7 a d’abord montré comment, à partir de la définition du ministerium royal développée par Louis le Pieux dans l’ordinatio de 823-825 comme la somme des ministères impartis aux diverses catégories de grands mais aussi de tous les sujets chrétiens, on est passé progressivement à une définition plus étroite, isolant un ministère réputé propre au roi, tel qu’on peut la lire dans les canons du concile de Paris de 829, diffusés par Jonas d’Orléans à travers le De institutione regia8. Il est clair en tout cas que si Louis le Pieux a reconnu, conformément au modèle gélasien, une auctoritas particulière aux pontifes, elle ne s’entend que dans le domaine spirituel, même si certains évêques utilisèrent la lettre de Gélase en 833 pour s’arroger le pouvoir de soustraire aux rois leur potestas en vertu d’une auctoritas supérieure9. Certains évêques mais pas tous, et paradoxalement le groupe d’évêques dont Jonas était le chef de file et qui étaient à l’origine du développement de la doctrine « épiscopaliste », restèrent fidèles à Louis le Pieux dans la tourmente des années 830-83410. Il est en fait bien difficile de déterminer une attitude homogène de l’épis7 O. Guillot, « Une ordinatio méconnue. Le capitulaire de 823-825 », dans P. Godman et R. Collins (éd.), Charlemagne’s Heir. New perspectives on the reign of Louis the Pious (814-840), Oxford, 1990, p. 455-486. 8 Jonas d’Orléans, De institutione regia. Le métier de roi, A. Dubreucq (éd. et trad.), Paris, 1995. 9 D. Duffault, « Le De anathematis vinculo et la réintroduction du schéma gélasien dans l’empire carolingien au IXe siècle », dans Foi chrétienne et églises dans la société politique de l’Occident du haut Moyen Âge (IVe-XIIe  s.), Cahiers de l’Institut d’anthropologie juridique, 11, Limoges, 2004, p. 319-332. 10 A. Dubreucq, « Fils de l’Église : genèse et développement d’une conception chrétienne du pouvoir royal », dans M. Rouche (éd.), Clovis. Histoire et mémoire. II : Le baptême de Clovis, son écho à travers l’Histoire, Paris, 1997, p. 85-102, ici p. 99.

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copat, traversé qu’il est par des tensions liées aux intérêts particuliers et aux réseaux d’influence tissés autour de chacun d’eux11. Mayke de Jong a insisté sur le caractère conjoint de la responsabilité du roi et des évêques, telle qu’elle est décrite dans les actes du concile de Paris en 82912 : ce concile, réuni pour identifier les péchés des grands et du peuple afin d’apaiser Dieu offensé, visait, dans la tradition de la correctio carolingienne, à combattre la confusio, c’est-àdire à rétablir l’ordre en établissant des distinctions. Si les sphères ecclésiastique et royale devaient donc être définies avec plus de précision, la personne sacerdotale comme la personne royale faisaient toutes deux partie de l’ecclesia rassemblant tous les sujets du roi, le populus christianus. Et le souverain n’était pas le seul coupable, les évêques estimaient également avoir failli comme le montrent les nombreux canons traitant de leurs propres péchés, le terme scandalum étant d’ailleurs plus souvent cité dans les canons relatifs aux mauvaises actions des évêques que dans ceux qui traitent du palais royal. Mayke de Jong estime donc que le contraste qu’on établit entre Charlemagne et Louis le Pieux est « artificiel et fallacieux », parce que tous deux ont toujours été considérés comme les chefs d’un empire qui est aussi une ecclesia, assumant avec les ministri, tant laïques qu’ecclésiastiques, le salut du peuple chrétien13. Selon Steffen Patzold, les années 820, qui ont abouti au concile de Paris de 829, ont été l’occasion de construire un véritable « modèle épiscopal » reposant sur une autonomie plus grande vis-à-vis de tous les autres pouvoirs, ce que révèle la diffusion d’un vocabulaire qui recourt systématiquement à ces notions d’auctoritas et de ministerium14. Et c’est bien ce modèle qui a été largement diffusé aux IXe et Xe siècles, même si son impact est manifestement plus important dans le royaume de l’Ouest qu’à l’Est du monde carolingien15. Or le royaume de Germanie se distingue aussi par une conception particulière de la royauté et de ses relations avec les évêques. La royauté de Louis le Germanique passe souvent pour le prototype de la royauté « militaire », avec un souverain « plus attaché à l’équipe11 S.  Patzold, Episcopus. Wissen über Bischöfe im Frankenreich des späten 8.  bis frühen 10. Jahrhunderts, Ostfildern, 2008, p. 185-198. 12 M. de Jong, « Sacrum palatium et ecclesia. L’autorité religieuse royale chez les Carolingiens (790-840) », Annales HSS, 58/6, 2003, p. 1243-1270. 13 M. de Jong, The Penitential State. Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious, 814840, Cambridge, 2009. 14 S. Patzold, Episcopus…, op. cit., p. 149-167. 15 Ibid., p. 357-359.

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introduction

ment militaire qu’à la splendeur des banquets », pour reprendre les termes de Réginon de Prüm qui ont fourni le titre d’un article d’Eric Goldberg16. Ce dernier suggère que l’ensemble du royaume de Germanie et le pouvoir royal lui-même étaient particulièrement imprégnés de tradition militaire en raison de la lutte quasi permanente menée contre les Slaves et contre les Vikings : ainsi le roi et les grands fonderaient-ils leur légitimité sur le devoir de protection qui leur incombe, plus que sur un surplus de sacralisation du pouvoir, bien visible en revanche dans le royaume de Francie sous Charles le Chauve. S’il est vrai que le sacre royal demeure probablement inconnu des Carolingiens orientaux jusqu’à l’extrême fin du IXe siècle (le premier carolingien sacré en Germanie est Charles le Gros en 881, mais il n’existe pas d’ordo du sacre), la royauté exercée par les Carolingiens n’en est pas moins reconnue comme une « royauté sacrale », ainsi que l’a montré Franz-Rainer Erkens17. En outre, le royaume oriental est largement structuré par les grands monastères, aussi bien dans les régions anciennement christianisées comme Reichenau et Saint-Gall en Alémanie ou Lorsch en Rhénanie que dans les zones plus récemment converties comme Corvey en Saxe, fondée en 822. Certains de ces monastères ont d’ailleurs été fondés dans une optique de renforcement des ressources pour la mission sur les marges du monde franc, le cas le plus célèbre étant celui de Fulda, fondée en 744 par Boniface sur ce qui était alors le front de christianisation de la Saxe. Or, à partir du règne de Louis le Pieux, la combinaison entre immunité, protection royale et parfois privilège de libre élection de l’abbé, a fait de ces grands monastères un élément non négligeable de soutien à la politique royale qui ne s’est pas démenti jusqu’à la fin de l’époque carolingienne. Louis le Germanique a porté une extrême attention aux églises de son royaume, s’appuyant sur les grandes abbayes mais recherchant aussi le soutien des évêques dont il ne pouvait guère se passer, d’une part en raison du caractère spirituel de la royauté carolingienne, et d’autre part en raison du soutien matériel que constituent les ressources de ces églises. Or Louis se trouvait après 843 dans une situation assez difficile vis-à-vis de l’épiscopat dans la mesure où, à l’exception notable de la Bavière, l’ensemble des évêques s’étaient plutôt ralliés à Lothaire 16 E.  Goldberg, «  “More devoted to the Equipment of Battle Than the Splendor of Banquets”. Frontier Kingship, Martial Ritual and Early Knighthood at the Court of Louis the German », dans Viator, 30, 1999, p. 41-78. 17 F.R. Erkens, « Der Herrscher als gotes drût », dans Historisches Jahrbuch, 118, 1998, p. 1-39.

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dès 830. Louis a donc dû travailler à la constitution d’une « Église royale » qui a joué un rôle essentiel dans la création et la structuration du royaume oriental, lequel, rappelons-le au passage, ne connaît aucun précédent et ne peut se prévaloir d’aucun modèle antérieur. Boris Bigott18 a montré comment Louis avait, en fait, maintenu en place l’Église impériale telle qu’elle s’était constituée sous Charlemagne et Louis le Pieux, évitant de confier les monastères royaux aux évêques et, surtout, ne les remettant jamais aux mains d’abbés laïques, contrairement à la politique de son frère Charles. S’il a fondé très peu d’églises – seulement une abbaye à Zurich et les deux chapelles royales de Francfort et Ratisbonne –, il a veillé aux nominations des évêques et des abbés dans tout son royaume et l’on peut dire qu’aucun n’a été institué contre sa volonté. À la mort de son vieil ennemi Otgar de Mayence en 847, Louis a fait appel à Hraban Maur, abbé de Fulda19, autre partisan de Lothaire, pour occuper ce siège archiépiscopal, le plus prestigieux du royaume oriental, ce qu’il faut certainement interpréter comme un signe d’apaisement lancé par le roi envers tous les évêques qui avaient embrassé le parti de Lothaire. Hraban s’empresse de réunir un concile à Mayence, auquel participent presque tous les évêques du royaume, à l’exception notable des Bavarois qui sont ralliés depuis toujours et d’une partie des évêques saxons, l’hostilité à Louis ayant été particulièrement longue et virulente en Saxe. Les canons sont précédés d’une lettre de Hraban et de ses coepiscopi – dont l’adresse au roi Louis, reprise du préambule du concile de Mayence de 813, est déjà impressionnante de la part d’un épiscopat si récemment rallié : Louis y est en effet reconnu comme le recteur et défenseur de l’Église du royaume (religionis strenuissimo rectori ac defensori ecclesiae) auquel l’assemblée souhaite, « ainsi qu’à son épouse, ses enfants et ses fidèles, vie, salut, honneur, bénédiction et victoire » (una cum uxore et prole sua eiusque fidelibus vita et salus, honor et benedictio cum victoria sine fine mensura)20.

18 B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reichskirche im ostfränkischen Reich (826-876), Husum, 2002. 19 Voir ici chap. II et plus largement Ph. Depreux et al., Raban Maur et son temps, Turnhout, 2010. 20 Mayence 847, MG Concilia Karolini aevi III, W. Hartmann (éd.), Hanovre, 1984, n° 14, p. 159. Sur l’importance de ce texte, B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reichskirche, op. cit., p.  104-109 et Id., «  Die Versöhnung von 847. Ludwig der Deutsche und die Reichskirche », dans W. Hartmann (éd.), Ludwig der Deutsche und seine Zeit, Darmstadt, 2004, p. 121-140, en particulier p. 134-140.

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C’est en fait la première reconnaissance officielle de la royauté de Louis, si ce n’est par l’ensemble de l’Église, du moins par un groupe d’évêques suffisamment nombreux et puissants et c’est, par là même, la première reconnaissance officielle du royaume. Même si la royauté de Louis le Germanique est d’inspiration plus guerrière que celle de ses frères, il ne peut guère se passer des évêques qui demeurent au cœur de la construction politique carolingienne au point qu’ils agiront, lors de la crise de la fin du IXe siècle, comme un véritable substitut du pouvoir royal21. À l’Est comme à l’Ouest, l’évêque doit donc être considéré comme un centre au sein de la configuration des pouvoirs : dans l’Église dont il est l’unique personnage incontournable, dans la cité dont il assume la pérennité, la défense et la réorganisation, dans la vie politique en raison de ses relations, à la fois complémentaires et conflictuelles, avec le pouvoir royal et l’ensemble de l’aristocratie, dans toute la société enfin sur laquelle il étend plusieurs formes de contrôle et de domination. Mais c’est justement le caractère multiforme du pouvoir épiscopal qui rend délicate toute tentative de description dans la mesure où on s’oblige alors à dissocier des domaines qu’il faudrait au contraire envisager d’un seul mouvement  : le service de l’Église et celui de « l’État », le pouvoir des élites et le pouvoir royal, la puissance due à l’origine sociale élevée et le prestige de la fonction épiscopale sont autant d’éléments qu’il faudrait s’efforcer de considérer comme un tout pour saisir ce qui fait la particularité du pouvoir des évêques dans la société carolingienne et, plus largement, dans toutes les sociétés du haut Moyen Âge. Que l’évêque soit défini d’abord par la fonction qu’il occupe dans l’Église est une évidence : l’épiscopat chrétien se réfère au modèle fondamental qui découle des paroles de l’Évangile selon lesquelles les évêques, successeurs des apôtres, ont été institués par le Christ comme episkopoi, c’est-à-dire surveillants, gardiens du troupeau ; cette charge leur a été confiée par l’Esprit Saint comme une grâce particulière22, ce que Paul appelle « un charisme accordé par Dieu à un chrétien pour qu’il accomplisse au mieux une fonction spéciale dans son Église »23. Les évêques sont donc les successeurs charismatiques des

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Voir ici chap. III. Actes 20, 28 : Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis gardiens pour paître l’église de Dieu, qu’il s’est acquise par le sang de son propre fils. 23 J. Fontaine, « L’évêque dans la tradition littéraire du premier millénaire médiéval », dans P. Bouet et Fr. Neveux (éd.), Les évêques normands au XIe s., Caen, 1995, p. 41-51, ici p. 42. 22

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apôtres, mais l’image du bon pasteur et du gardien du troupeau se réfère aussi au modèle christique, le terme episkopos désignant également le Christ24. L’évêque est une des images du Christ sur terre, il est son vicaire, et c’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir plus d’un évêque par communauté, c’est aussi pourquoi l’évêque est, à l’origine, l’unique célébrant. Ce pouvoir sacré de l’évêque est intimement lié à sa fonction et ne dépend pas de la manière formelle dont il a été institué : on connaît de nombreuses variations dans le rite de l’ordination épiscopale entre le IVe et le Xe siècles25, et il est certain qu’il n’existe pas de cérémonie spécifique de consécration accompagnée d’une onction avant le VIIIe, voire le IXe siècle26, ce qui n’empêche nullement les évêques précédents d’exercer un pouvoir universellement reconnu comme sacré et de disposer du pouvoir charismatique lié à la fonction qu’ils occupent. Mais ce « charisme de fonction » se double presque toujours d’un « charisme personnel » tiré de son ascendance illustre ou de la sainteté de sa vie  : dès le IVe siècle, avec la christianisation de l’empire, les évêques sont choisis parmi les membres des familles les plus puissantes et le caractère aristocratique de l’épiscopat n’est jamais démenti dans le haut Moyen Âge27, à quelques exceptions près. Cependant, le halo de sacralité qui entoure l’évêque et contribue ainsi à renforcer son pouvoir et son influence, découle à la fois de sa fonction et de son origine : la sacralité des évêques du haut Moyen Âge ne s’explique pas seulement par l’importance de leur pouvoir institutionnel, pas plus que par la reconnaissance de pouvoirs informels liés à leur origine ou même à la sainteté de leur mode de vie, elle procède à la fois de l’un et de l’autre28. Le pouvoir sacré de l’évêque s’exerce d’abord dans la liturgie : il est le célébrant par excellence et préside à toutes les cérémonies. En ce sens, on a pu dire que la liturgie de l’Église des premiers siècles est une liturgie épiscopale « totale »29. Assez vite cependant, la diffusion 24

Par ex. 1ère Épître de Pierre 2, 25 : Car vous étiez égarés comme des brebis, mais à présent vous êtes retournés vers le pasteur et le gardien (episkopos) de vos âmes. 25 É. Palazzo, L’évêque et son image. L’illustration du pontifical au Moyen Âge, Turnhout, 1999, p. 27. 26 P. Battifol, « La liturgie du sacre des évêques dans son évolution historique », dans Revue d’histoire ecclesiastique, 23, 1927, p.  733-763 et P.-M.  Gy, «  Les anciennes prières de l’ordination  », dans La Maison-Dieu, 138, 1979, p.  93-122. Pour le royaume oriental, G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie (876-973), Paris, 1997, p. 96-102. 27 M. Heinzelmann, Bischofsherrschaft in Gallien, Sigmaringen, 1976. 28 M. Heinzelmann, « Sanctitas und Tugendadel », dans Francia, 5, 1977, p. 185-211. 29 É. Palazzo, L’évêque et son image, op. cit., p. 29-31.

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introduction

du christianisme dans toutes les couches de la société et sa pénétration dans les campagnes imposent que l’évêque délègue une partie de ses pouvoirs aux prêtres qui l’entourent. Il semble que dès le Ve siècle on ait opéré la dissociation sacramentelle entre baptême et confirmation qui se donnaient généralement lors de la même cérémonie pascale, réservant alors à l’évêque la seule confirmation. Mais ce n’est qu’à l’époque carolingienne que se multiplient les listes de rites réservés à l’évêque : consécration des églises, bénédiction de l’autel et du Saint Chrême, confirmation, ordination et bénédiction des vierges sont autant de cérémonies où la présence épiscopale est indispensable et sans cesse réaffirmée. C’est aussi la raison pour laquelle on voit apparaître, au IXe siècle, les premiers livres liturgiques propres aux évêques30. L’évêque est donc celui qui, par l’ordination de nouveaux prêtres et par la consécration de nouveaux lieux, diffuse le sacré dans la société31. Or il importe que cette diffusion, tout comme les rituels célébrés hors de la présence de l’évêque, soient contrôlés : c’est pourquoi il a la responsabilité de codifier les prières qui s’imposent peu à peu dans toute l’Église, processus qu’on voit à l’œuvre entre le Ve et le VIIIe siècle où l’on passe progressivement de l’improvisation à la codification dans le cadre d’une liturgie occidentale qui n’est pas unifiée avant l’époque carolingienne32. En ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, l’évêque est seul responsable de la validité des prières et des cérémonies qui se déroulent dans son diocèse et dans les terres de mission qui lui ont été confiées. Cet aspect missionnaire est fondamental pour évaluer le rôle et le pouvoir de l’évêque dans des sociétés en voie de christianisation : les siècles du haut Moyen Âge sont avant tout des siècles d’expansion du christianisme dans le monde occidental puisque, à la fin de la période, la chrétienté romaine aura conquis la totalité du monde germanique – y compris le monde insulaire des Anglo-Saxons – et une bonne partie des mondes slaves de l’Europe centrale et orientale, sans oublier

É. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Âge : des origines au XIIIe s., Paris, 1993, p. 228-235 et N. Rasmussen, Les pontificaux du haut Moyen Âge. Genèse du livre de l’évêque, Louvain, 1998. 31 Voir ici chap. VIII. 32 É. Palazzo, L’évêque et son image…, op. cit., p. 28. Voir en dernier lieu : Fl. Close, Uniformiser la foi pour unifier l’empire. Contribution à la pensée théologico-politique de Charlemagne, Bruxelles, 2011. 30

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les Hongrois33. Or dans cette œuvre de très longue haleine, le développement n’est pas linéaire  : aux phases d’action missionnaire répondent des phases de réaction, considérées comme « païennes » mais dont les motifs sont à la fois politiques et religieux34. Si la mission est soutenue avant tout par les évêques dont la diffusion de l’Évangile est un des objectifs prioritaires conformément à leur vocation apostolique, il est néanmoins évident qu’elle n’aurait pu aboutir sans l’appui fourni par le pouvoir royal ou princier  : de l’organisation d’une Église diocésaine cohérente commanditée par Dagobert en Alémanie au début du VIIe siècle à l’établissement d’une principauté tchèque chrétienne et vassale de l’empereur germanique au Xe siècle35, en passant par l’englobement de la Saxe dans l’empire carolingien au début du IXe siècle, aucun processus de christianisation ne s’est effectué sans corrélation avec la puissance politique qui le soutient, voire l’ordonne. En ce sens, l’évêque se trouve au cœur du pouvoir qui permet la mise en place, par la persuasion ou par la contrainte, de sociétés qui répondent, selon des formes variées, au modèle de la société politique chrétienne telle qu’elle s’exprime très clairement à l’époque carolingienne et ottonienne : une structure de type monarchique s’appuyant sur une hiérarchie des élites, laïques et ecclésiastiques, dont le devoir est d’encadrer la société pour l’amener, sous la conduite du prince chrétien, à faire son Salut36. Dans ce système, c’est l’évêque qui apparaît comme le pivot de l’organisation ecclésiastique et, plus largement, de l’organisation de la société. Mais il ne s’agit pas que de gagner de nouveaux peuples au christianisme, il s’agit également d’implanter profondément les préceptes et les usages chrétiens au sein de populations qui, si elles sont déjà baptisées, ne respectent guère les obligations ni les interdits chrétiens. Ce travail est aussi de la responsabilité de l’évêque qui est, à l’origine, seul prédicateur dans son diocèse : c’est en effet par l’intermédiaire des sermons que la doctrine doit se diffuser dans le peuple et même

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I.N. Wood, The Missionary Life. Saints and the Evangelisation of Europe (400-1050), Londres, 2001. 34 Par exemple, en Frise : cf. S. Lebecq, « Les Frisons entre paganisme et christianisme », dans Christianisation et déchristianisation (colloque de Fontevault, 1985), Angers, 1986, p. 19-45 et, pour l’Europe du Nord, voir ici chap. XII. 35 Voir ici chap. XIII. 36 G. Bührer-Thierry, « Pensée hiérarchique et différenciation sociale : quelques réflexions sur l’ordonnancement des sociétés du haut Moyen Âge », dans F. Bougard, D. Iogna-Prat et R. Le Jan (dir.), Hiérarchie, ordre et mobilité dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, 2009, p. 363-373.

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si, rapidement, l’évêque délègue à d’autres prêtres son pouvoir de prêcher la parole du Christ, il n’en reste pas moins responsable de l’ensemble de l’activité de prédication qui se déroule dans son diocèse et c’est lui qui fournit bien souvent des recueils de modèles. À ce titre, si l’exemple le plus souvent cité est celui de l’évêque Césaire d’Arles au VIe siècle, il faut rappeler que la prédication joue un rôle fondamental dans la construction de la société carolingienne37, et notamment la prédication en langue vulgaire qui conduit les évêques à commanditer toutes sortes de traductions non seulement des sermons38, mais aussi des professions de foi39, dans le souci d’être compris de populations qui ne parlent plus – ou n’ont jamais parlé – le latin40. Ce dernier reste en revanche la langue de la liturgie, la seule par laquelle il est loisible de célébrer Dieu, et l’âpre conflit qui oppose les évêques de Bavière en charge de la mission en Moravie et le missionnaire grec Méthode qui entend célébrer l’office en langue slave, est révélateur de cette conception soutenue par l’épiscopat occidental41. Si l’œuvre pastorale des évêques est fondamentale, leur responsabilité est tout aussi grande en matière doctrinale, législative et disciplinaire : car il faut aussi définir la bonne doctrine avant de pouvoir la diffuser, il faut élaborer les normes que l’on entend faire respecter par les chrétiens, enfin il faut avoir les moyens de sanctionner ceux qui ne s’y conforment pas. L’activité législative des évêques se déroule au sein des conciles : s’il n’existe guère de conciles rassemblant l’ensemble des évêques d’Occident durant les siècles du haut Moyen Âge, l’activité conciliaire à l’échelle de la province ecclésiastique ou du royaume permet à l’ensemble du corps épiscopal d’édicter des canons qui sont conservés et qui ont force de loi.

R.M. Dessi et M. Lauwers (éd.), La parole du prédicateur (Ve-XVe s.), Nice, 1997. Par exemple, les « Monuments de Freising », écrits en vieux slovène, cf. G. Bührer-Thierry, « La christianisation des Slaves aux confins de la Bavière (IXe-Xe s.) », dans F. Bougard (dir.), Le christianisme en Occident du début du VIIe au milieu du XIe s., Paris, 1997, p. 262-264. 39 On trouvera de nombreux exemples de professions de foi et de prières traduites en vieilhaut-allemand et conservés dans des manuscrits des IXe-Xe s. dans E. von Steinmeyer (éd.), Die kleineren althochdeutschen Sprachdenkmäler, Dublin-Zurich, 3e éd., 1971. 40 Voir ici chap. IX. Sur le problème de la compréhension du latin dans les pays de langue romane, M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IXe s. en Occident latin, Paris, 1992. 41 G. Bührer-Thierry, « La compétition liturgique entre Grecs et Latins en Europe centrale au IXe siècle », dans Ph. Depreux (dir.), Compétition et sacré au haut Moyen Âge : entre médiation et exclusion, à paraître chez Brepols en 2015 et carte p. 383. 37 38

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Le concile est un élément essentiel du pouvoir épiscopal, car l’assemblée des évêques reproduit le cénacle des apôtres et ses décisions peuvent se prévaloir de la présence de l’Esprit Saint selon les paroles de l’Évangile : « Que deux ou trois en effet soient réunis en mon nom et je suis là au milieu d’eux.42 » Plus largement, les décisions unanimes du concile sont les garantes de l’unité de l’épiscopat et donc de l’unité de l’Église, chaque évêque étant conçu comme une parcelle de la dignité épiscopale qui procède du Christ. Jusqu’au IVe siècle, les conciles se préoccupent surtout de points de doctrine, car l’urgence est de lutter contre les nombreuses hérésies, et notamment l’arianisme. Si l’on observe peu de débats doctrinaux dans les conciles de l’époque mérovingienne43, l’activité conciliaire est particulièrement importante sous les Carolingiens, à la fois au début de la période, en raison de la volonté de réformer l’Église franque, et durant tout le IXe siècle : on a recensé quelque 220 conciles44, mais il faut distinguer entre les grandes assemblées convoquées par l’empereur comme le concile de Francfort en 794, qui légifère contre la doctrine adoptianiste et contre le culte des images45, et les synodes provinciaux où s’élabore la législation de base conservée dans les capitulaires épiscopaux46. Un des éléments essentiels de l’activité épiscopale est en effet de conserver et de diffuser la législation conciliaire depuis les premiers conciles œcuméniques de l’Église jusqu’aux décisions les plus récentes : c’est pourquoi nombreux sont les évêques qui commanditent des collections canoniques sans cesse remaniées, corrigées et amplifiées47, chaque œuvre aboutissant donc à une nouvelle collection : il en existe une centaine rédigée entre le Ve et le Xe siècles, certaines n’étant connues que par un seul témoin manuscrit comme la Collectio Bernensis, probablement rédigée à Corbie vers 727, d’autres faisant largement autorité comme

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Matth. 18, 20. O. Pontal, Histoire des conciles mérovingiens, Paris, 1989, p. 303-305. On trouvera un aperçu général de cette législation dans C. de Clercq, La législation religieuse franque de Clovis à Charlemagne, Louvain-Paris, 1936. 44 J. Gaudemet, Les sources du droit canonique (VIIIe-XXe s.), Paris, 1993, p. 18-19. 45 794. Karl der Grosse in Frankfurt am Main. Ein König bei der Arbeit, Sigmaringen, 1994. 46 Sur les capitulaires, P. Brommer, Capitula episcoporum (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 43), Turnhout, 1985. Sur leurs implications, Fr. Schneider Hoyt, The Carolingian episcopate: Concepts of pastoral care as set forth in the capitularies of Charlemagne and his bishops (789-822), Ann Arbor, 1983 et C. van Rhijn, Shepherds of the Lord. Priests and Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Turnhout, 2007. 47 G. Fransen, Les collections canoniques (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 10), Turnhout, 1973, 2e éd. mise à jour 1985. 43

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la Collectio Dacheriana, compilée vers 800 probablement à Lyon, et dont on compte encore aujourd’hui 51 manuscrits complets48. L’histoire de ces collections est un témoin majeur de l’activité épiscopale : ces textes sont moins des codes de lois visant à établir une norme de référence que des compilations «  privées  » qui visent à apporter des réponses concrètes, pratiques aux problèmes que l’évêque doit trancher49. Chaque évêque produit ainsi sa propre législation, faite de la juxtaposition de textes d’origines diverses : canons de conciles, décrétales de pape, extraits de pénitentiels, capitulaires royaux. Lorsque le pape commandite une collection, comme c’est le cas de la Dionysio-Hadriana fabriquée à la demande du pape Hadrien Ier vers 774 et ensuite largement diffusée dans l’empire carolingien, celle-ci constitue sans aucun doute une référence majeure dans le cadre de la législation épiscopale, mais elle ne dispense pas l’évêque de recourir à d’autres textes canoniques, ni de faire compiler sa propre collection, car même une collection pontificale ne saurait résoudre tous les problèmes qui se posent à lui. Il n’existe donc pas dans le haut Moyen Âge de référence canonique suprême et organisée, équivalant à ce que sera le Décret de Gratien : la foule des canons apparaît comme une « forêt inextricable », de l’aveu propre de nombreux compilateurs, et il est aussi du devoir de l’évêque d’y mettre de l’ordre pour pouvoir s’en servir. Il appartient en effet à l’évêque non seulement de connaître cette législation et d’en produire une partie, mais encore de la faire appliquer : ainsi juge-t-il les pécheurs en son tribunal qu’il est censé déplacer d’un lieu à l’autre de son diocèse dans le cadre des visites pastorales. Si l’on n’a guère de témoignages du fonctionnement de cette institution à l’époque mérovingienne, elle est en revanche bien documentée à partir de l’époque carolingienne50, notamment en Germanie51. Le rôle de l’évêque dans l’Église est donc à la fois pastoral et sacerdotal : il est avant tout le bon pasteur, celui à qui l’on a confié le soin

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L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages (ca. 400-1140), Washington DC, 1999, donne la liste de toutes les collections et de tous les manuscrits avec la bibliographie afférente. 49 Voir ici chap. IV. 50 L. Jégou, L’évêque, juge de paix. Autorité épiscopale et règlement des conflits entre Loire et Elbe (milieu VIIIe- milieu XIe s.), Turnhout, 2011. 51 A.M. Koeniger, Die Sendgerichte in Deutschland. Bd I : Die Zeit der ungeteilten bischöflichen Sendgerichtsbarkeit (8.-11.  Jahrhundert), Munich, 1907. Pour le fonctionnement de cette institution, P. Corbet dans : Autour de Burchard de Worms. L’Église et les interdits de parenté (IXe-XIIe siècles), Francfort s/Main, 2001, p. 33-50.

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des âmes, celui qui doit guider la spiritualité des autres vers le Salut ; mais il est aussi celui à qui est réservée la relation publique avec le sacré dont il est pénétré et qu’il manipule. Ces deux aspects se retrouvent dans l’exercice de la fonction épiscopale au sein de la cité : pour des raisons canoniques qui imposent que chaque évêque réside dans une cité, l’épiscopat est profondément lié à la ville dans un monde dont les caractères urbains ont tendance à décliner. Même là où l’on fonde des évêchés nouveaux en des lieux où aucune ville n’avait jamais existé52, on crée de toutes pièces une cité épiscopale pour asseoir le siège de l’évêque53. C’est en tant que détenteur du sacré et en tant que guide de son peuple que l’évêque du haut Moyen Âge s’approprie la cité antique ou fonde une cité nouvelle, ce qui aboutit toujours à la création d’une nouvelle ville : la cité sainte54. Cette cité est le lieu où s’implante et d’où rayonne le pouvoir de l’évêque : c’est là aussi que le pouvoir épiscopal se manifeste dans l’espace55, par une politique de fondation et de restauration de bâtiments qui font de l’évêque du haut Moyen Âge le plus important évergète de la cité. Ces constructions concernent d’abord l’église cathédrale et le palais épiscopal, les deux lieux de résidence privilégiés de l’évêque. L’étude du vocabulaire montre que, dans l’Antiquité tardive, la résidence épiscopale comme l’office épiscopal lui-même sont tous deux nommés episcopium et ce mot unique met l’accent sur l’unité essentielle qu’on conçoit entre la personne de l’évêque, son pouvoir et le lieu où il réside56. L’episcopium repose alors sur l’unité qui existe entre la résidence et l’espace liturgique : sur le plan conceptuel, spatial et juridique, le siège épiscopal est un. Comme dans les maisons romaines, le siège épiscopal se compose d’un ensemble d’espaces qui ne connaît pas de frontière étanche entre public et privé57 : la fluidité de l’espace

52 Sur le phénomène proto-urbain dans les espaces slaves et germaniques, cf. S. Rossignol, Aux origines de l’identité urbaine en Europe centrale et nordique. Traditions culturelles, formes d’habitat et différenciation sociale (VIIIe-XIIe s.), Turnhout, 2013. 53 L’exemple de la Hesse a été étudié de ce point de vue par J.H. Clay, In the Shadow of Death. Saint Boniface and the Conversion of Hessia (721-754), Turnhout, 2010. 54 Voir ici chap. V. 55 Voir ici chap. VIII. 56 M. Miller, The Bishop’s Palace. Architecture and Authority in medieval Italy, Ithaca-New York, 2000, p. 13. 57 Sur le fonctionnement de la demeure romaine aristocratique, la meilleure synthèse reste celle d’Y. Thébert, « Vie privée et architecture domestique en Afrique romaine », dans Ph. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, I, Paris, 1985, p. 301-398, en part. p. 371396.

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est structurée par les différents degrés qui permettent d’accéder jusqu’à l’autorité. Dans ce système, la basilique – qui tire son nom de la salle d’audience de l’empereur – est le plus ouvert de tous les espaces  : là attendent les foules de croyants qui viennent écouter l’évêque et recevoir les sacrements de sa main58. Il existe cependant des espaces plus fermés, salutatorium et secretarium, qui sont utilisés comme autant de paliers permettant d’approcher l’évêque dans son intimité59. On est donc encore dans un complexe où il n’existe pas de claire délimitation entre public et privé, entre lieu de résidence et espace liturgique, parce que cette distinction n’aurait ni propriété théologique, ni utilité politique, l’architecture servant ici à montrer l’unité qui existe entre les deux « patrons » de la domus : Dieu, qui en est le patron véritable, et l’évêque, qui est sur terre son représentant et se tient sur le plan liturgique à la place du Christ60. Il est bien sûr du devoir de l’évêque de construire et de rénover les églises de la cité, en particulier l’église cathédrale : même lorsque la construction est financée par de nombreux donateurs dont on a parfois conservé les listes, l’évêque est toujours le maître d’œuvre et c’est à lui que revient la gloire d’avoir embelli la demeure de Dieu. Comme il possède souvent l’une des plus grandes fortunes de la cité, il a de nombreuses ressources et une grande liberté d’action puisqu’il est seul gestionnaire des biens de l’Église et n’a de comptes à rendre à personne. Puisant souvent dans leur fortune personnelle pour assurer la construction et l’embellissement des lieux de culte, les évêques rencontrent là le désir des fidèles qui estiment que le luxe déployé contribue à l’efficacité de la prière et célèbre le prestige de la cité par rapport aux cités voisines61. Mais l’évêque ne doit pas se préoccuper seulement de la construction des églises et des bâtiments nécessaires au clergé, il est censé faire face également à l’entretien de la cité et à la défense de ses habitants, dans tous les sens du terme62 : l’évêque se substitue ainsi aux anciens magistrats municipaux et devient par excel-

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M. Miller, The Bishop’s palace, op. cit., p. 47. J-Ch. Picard, « La fonction des salles de réception dans le groupe épiscopal de Genève », dans Id., Évêques, saints et cités en Italie et en Gaule. Études d’archéologie et d’histoire, Rome (coll. de l’EFR, 242), 1998, p. 175-194. 60 M. Miller, The Bishop’s palace, op. cit., p. 50. 61 J.-Ch. Picard, « Les évêques bâtisseurs (IVe-VIIe s.) », dans Naissance des Arts chrétiens, Paris, 1991, p. 44-49. 62 Sur le transfert des compétences de l’administration civile aux évêques au Bas-Empire, J. Durliat, « Les pouvoirs dans l’Église proto-médiévale (IVe-IXe s.) », Le Moyen Âge, 96, 1990, p. 114-123. 59

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lence le defensor civitatis, celui qui protège la population à la fois contre les abus de l’administration fiscale, contre tout ennemi extérieur qui se présenterait aux portes de la ville – et l’on connaît de nombreux cas de résistance urbaine menée par l’évêque du lieu, aussi bien face aux Barbares des IVe-Ve siècles que face aux Vikings ou aux Hongrois des IXe-Xe siècles63. Cette politique de défense passe d’abord par la responsabilité édilitaire de l’évêque qui doit veiller au bon état des remparts de la ville par exemple, mais elle se traduit surtout par la multiplication de sanctuaires contenant les reliques des saints, qui forment autour de la ville un rempart spirituel présenté souvent comme un rempart plus efficace que la muraille du castrum64. Ainsi le principal attribut de la ville n’est-il plus la muraille, l’enceinte de pierre, mais la couronne de sanctuaires qui l’entoure. Dès lors, la ville tend à se définir totalement et uniquement en termes religieux, elle n’a plus d’existence proprement « civile » et se réfère toujours au pouvoir épiscopal65. Ces reliques ne sont pas choisies au hasard et jouent un rôle dans la construction et l’affirmation du pouvoir épiscopal : en effet, les plus prisées étant d’abord celles des martyrs, on voit se multiplier en Gaule à la fin du Ve siècle les basiliques martyriales à l’extérieur des cités. Or c’est l’évêque qui invente les reliques des martyrs qui deviennent les saints patrons de la cité : il préside le culte qui leur est rendu et, en cas de danger, c’est lui qui transmet au saint la prière du peuple, occupant ainsi une place centrale dans la hiérarchie des patronages qui conduit à Dieu66. À défaut de martyrs « indigènes », l’évêque utilise le réseau d’amitiés et d’influences qui le lie à l’ensemble de l’aristocratie pour se procurer des reliques des apôtres ou des martyrs, romains pour la plupart, parfois venus de très loin et à grands frais : l’arrivée de ces reliques dans la ville est célébrée comme un renfort de soldats envoyés depuis le camp céleste en vue de protéger la cité de toutes les agressions extérieures67. Ce souci de procurer à la cité un grand nombre de reliques de saints et de martyrs est partagé par tous les évêques de

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Voir ici chap. V. L. Pietri, « Culte des saints et religiosité politique dans la Gaule du Ve et VIe s. », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental, Rome (coll. de l’EFR, 149), 1991, p. 353-396. 65 J.-Ch. Picard, « Espace urbain et sépultures épiscopales à Auxerre », dans P. Riché (dir.), La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe s.), p. 205-222, ici p. 221. 66 B. Beaujard, « Cités, évêques et martyrs en Gaule à la fin de l’époque romaine », dans Les fonctions des saints, op. cit., p. 175-191, ici p. 187. 67 Par exemple chez Victrice de Rouen, cf. L.  Pietri, «  Culte des saints et religiosité politique… », loc. cit., p. 356. 64

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la chrétienté latine jusqu’au Xe siècle : les reliques sont toujours un moyen d’affirmation de l’autorité épiscopale et une manifestation des relations qui unissent la cité aux grands pôles de sainteté de la chrétienté, Rome en particulier68. La translation systématique des reliques italiennes vers les espaces germaniques à partir de l’époque carolingienne69 fonctionne comme un gage de l’unité de l’Église et comme un fondement de la légitimité des évêques qui construisent, souvent de toutes pièces, une cité sainte dans des lieux nouvellement évangélisés, en particulier en Saxe. La relique confère toujours du prestige à celui qui la possède, car un des enjeux du pouvoir réside dans le contrôle et la gestion du sacré70. Même si les évêques sont loin d’être les seuls à pratiquer la quête et la collection de reliques, celles qu’ils détiennent sont destinées au culte civique et participent donc à l’affirmation et à la distinction de la cité par rapport aux autres71. Mais cette distinction passe aussi par l’identification de la cité à ses saints évêques. En Gaule, comme en Germanie, les évêques sont souvent les premiers saints locaux : mais si en Gaule la présomption de sainteté s’attache très tôt à la fonction épiscopale, en Germanie il faut attendre souvent le Xe siècle pour observer le développement du culte de saints évêques qui ne soient pas martyrs. Cette sainteté doit sans aucun doute beaucoup au modèle de l’Adelsheiligkeit qui repose sur la combinaison entre nobilitas et sanctitas72, mais on peut dire aussi qu’elle prend forme dans la politique d’inhumation des évêques qui privilégient rapidement, comme tous les autres chrétiens, les sépultures ad sanctos, et surtout l’inhumation au plus près du saint considéré comme le fondateur du siège épiscopal, selon le modèle romain où tous les papes depuis la fin du Ve siècle sont inhumés à Saint-Pierre du Vatican : ainsi l’évêque régnant est-il reconnu comme le successeur du saint fondateur dont la puissance miraculeuse continue de s’exercer

68 Un exemple célèbre est celui de Thierry Ier de Metz (965-984). Cf. R. Folz, « Un évêque ottonien, Thierry  Ier de Metz  », dans Media in Francia. Recueil de mélanges offerts à KarlFerdinand Werner, Paris, 1989, p. 139-156 et A. Wagner, « Reliques et pouvoir épiscopal à Metz au Xe siècle », dans Revue d’histoire de l’Église de France, 83, 1997, p. 317-341. 69 H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunication, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Stuttgart, 2002. 70 S. Boesch Gajano, « Reliques et pouvoir », dans É. Bozoki et A.M. Helvétius (éd.), Les reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, 1999, p. 255-270. 71 G.  Bührer-Thierry et L.  Jégou, «  L’épiscopat du premier âge féodal (Xe-milieu du XIe siècle) », dans D. Iogna-Prat et al., 910 – Cluny, le monachisme et la société au premier âge féodal (880-1050), Rennes, 2013, p. 77-86. 72 M. Heinzelmann, « Sanctitas und Tugendadel », op. cit., p. 190-195.

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au bénéfice de la cité73, comme c’est le cas par exemple à Auxerre où la tombe de saint Germain attire à elle la sépulture des évêques suivants74. À terme cependant, dans un mouvement qui commence au VIIIe siècle et se termine au Xe, la cathédrale elle-même devient le lieu d’inhumation systématique des évêques, ce qui manifeste la permanence du pouvoir de l’évêque dans son église, sans discontinuité. On a parfois alors rassemblé les tombes des évêques défunts en un même lieu, par exemple dans la cathédrale du Mans vers 840, ou dans celle de Mayence en 935. Ces translations sont souvent accompagnées de la rédaction de Gesta episcoporum, qui représentent la forme littéraire du monument architectural qu’est le mausolée épiscopal75 : tous deux en effet célèbrent l’histoire de l’Église à travers les actes, bons et mauvais, de ses évêques et leur succession ininterrompue76. Fonctionnant comme un mémorial, les Gesta et les lieux de sépulture des évêques établissent l’histoire sainte de la cité77. C’est par la rédaction de ces Gesta qu’on peut aussi déceler l’existence d’une véritable politique de la sainteté épiscopale qui n’existe pas partout : très rares en Italie où l’on s’en tient généralement aux listes épiscopales78 et où le culte des saints évêques ne se développe que timidiment à partir du Xe siècle79, les Gesta sont plutôt une spécificité du monde franc et se déplacent vers la Germanie au Xe  siècle seulement80. Partout cependant, la mémoire de la cité s’identifie à celle de la succession épiscopale, manifestant ainsi la prééminence du pouvoir de l’évêque dans la cité. Enfin, le choix de l’inhumation dans un bâtiment cultuel reflète aussi une nouvelle transformation de l’attitude chrétienne devant la mort : en abandonnant les lieux marqués par les reliques des saints au profit de l’autel des églises où l’on célèbre l’eucharistie, les évêques

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J.-Ch. Picard, « L’évolution des lieux de sépulture au haut Moyen Âge », dans Id., Évêques, saints et cités, op. cit., p. 311-320, ici p. 316. 74 J.-Ch. Picard, « Espace urbain et sépulture épiscopale à Auxerre », loc. cit., p. 210-212. 75 M. Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 37), Turnhout, 1984, en part. p. 15-21. 76 Voir ici chap. VI. 77 M. Sot, « Organisation de l’espace et historiographie épiscopale dans quelques cités de la Gaule carolingienne », dans B. Guenée (dir.), Le métier d’historien au Moyen Âge. Études sur l’historiographie médiévale, Paris, 1977, p. 31-43. 78 J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques : sépultures, listes épiscopales et culte des évêques en Italie du Nord des origines au Xe siècle, Rome, 1988, p. 571-574. 79 Ibid., p. 713-719. Pour une étude particulière, voir par exemple P. Golinelli, Culto dei santi e vita cittadina a Reggio Emilia (secoli IX-XII), Modène, 1980. 80 Voir la chronologie des textes dans M. Sot, Gesta episcoporum, op. cit., p. 32-41.

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privilégient l’intercession de la communauté ecclésiastique qui passe par la messe et par les prières pour les morts. Ici encore, c’est la seconde moitié du VIIIe siècle, et donc le début de la période carolingienne, qui voit le développement des associations de prières dont l’attestation la plus ancienne concerne l’ensemble des évêques – et des abbés – réunis en concile à Attigny où ils scellent un «  pacte d’assistance mutuelle » : si l’un d’entre eux quitte ce monde, tous les autres s’engagent à prier pour lui dans des conditions particulières81. Ces associations de prières, qui se développent durant tout le IXe et le Xe siècles, sont d’abord monastiques et ne sont pas propres aux évêques : dans les Livres de Confraternité qui nous fournissent les listes des participants, on trouve surtout des listes de moines rassemblant parfois tous les frères d’un monastère, mais on trouve aussi des laïques, y compris des femmes. S’il n’est pas rare de voir les évêques inscrits en tête de listes rassemblant tout le clergé de la cathédrale82, il est également fréquent de trouver leurs noms mêlés aux grands laïques de la région, à l’ensemble de leur parenté, au cercle de la cour. Toutes ces configurations montrent à quel point l’évêque du haut Moyen Âge occupe une place centrale, non seulement dans l’Église et dans sa propre cité, mais encore dans toute la société politique de son temps. Ainsi la lecture des listes issues des Livres de Confraternité atteste-t-elle aussi l’interaction de l’évêque avec tous les réseaux de pouvoir : loin d’être isolé dans sa propre sphère d’autorité, il participe à tous les réseaux qui concourent à encadrer la société. Le pouvoir de l’évêque, même s’il contient une dimension sacrée, n’est pas déconnecté de l’ensemble des pouvoirs qui s’exercent dans la société du haut Moyen Âge  : au contraire, il s’insère dans des réseaux structurés par la parenté, l’alliance et la fidélité. Dès la fin de l’empire romain, l’évêque représente l’Adelsheiliger, c’est-à-dire celui qui se réclame à la fois de la qualité de sa naissance – la nobilitas – et de la sainteté de sa fonction et de son mode de vie : cette conception n’est pas propre au monde germanique, elle est déjà présente au sein de l’aristocratie sénatoriale qui considère désormais la fonction épiscopale comme un des sommets du cursus honorum83. 81

K. Schmid et O.G. Oexle, « Voraussetzungen und Wirkungen des Gebetsbundes von Attigny », dans Francia, 2, 1974, p. 71-122. 82 Par ex. à Freising, cf. K.  Schmid, «  Religiöses und sippengebundenes Gemeinschaftsbewusstsein », dans Deutsches Archiv, 21, 1965, p. 18-81, ici p. 42-50. Voir ici chap. VII. 83 M. Heinzelmann, Bischofsherrschaft in Gallien, op. cit. et Id., « Bischof und Herrschaft vom spätantiken Gallien bis zu den karolingischen Hausmeier. Die institutionellen Grundlagen », dans Fr. Prinz (éd.), Herrschaft und Kirche, Stuttgart, 1988, p. 23-82, ici p. 25.

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L’origine noble des évêques est un topos de l’hagiographie du haut Moyen Âge qui sert à établir la vocation naturelle de l’évêque à commander84. En outre, la plupart de ces évêques conservent des liens étroits avec leurs familles et il n’existe guère de grandes familles de l’aristocratie, quelle que soit leur origine, qui ne comptent dans leurs rangs au moins un évêque : Grégoire de Tours nomme sept évêques dans sa parenté. Le prestige du pouvoir épiscopal rejaillit sur l’ensemble de la famille, tandis que cette dernière fournit à l’évêque une partie des appuis dont il a besoin pour gouverner  : un réseau de relations et une fortune patrimoniale qu’il met en tout ou en partie au service de la politique de son église. Il est clair en effet que seuls peuvent prétendre à la dignité épiscopale ceux qui ont les moyens matériels d’investir dans leur église : dans des contextes très différents, c’est le cas à Tours au VIe siècle85 comme à Mersebourg au Xe86. Le cas des évêques transmettant la charge épiscopale au sein de leur propre famille, ce qu’on appelle les «dynasties épiscopales», est bien connu, notamment en Gaule aux Ve-VIe siècles87. Mais sans aller jusqu’à la dévolution systématique de l’héritage épiscopal en ligne directe, les études portant sur l’épiscopat des époques carolingiennes et ottoniennes en Germanie montrent aussi une nette tendance à privilégier une même famille - au sens large - à la tête d’un ou plusieurs évêchés : cette organisation familiale repose alors plutôt sur la succession d’oncle à neveu et peut aboutir à de véritables « lignées » d’évêques, comme à Freising88 ou dans la région de Münster89. Le pouvoir épiscopal peut donc être également lu comme une des composantes du pouvoir familial de l’aristocratie : mais cela ne signifie pas que l’évêque exerce ce pouvoir de manière « privée », qu’il est un grand parmi les autres et qu’il se contente d’instrumentaliser 84

G.  Scheibelreiter, «  Der frühfränkische Episkopat. Bild und Wirklichkeit  », dans Frühmittelalterliche Studien, 17, 1983, p. 131-147, ici p. 135-140. 85 M.  Heinzelmann, Gregor von Tours «  Zehn Bücher Geschichte  ». Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, 1994, p. 24 . 86 L’évêque Thietmar s’est engagé lors de son élection à consacrer une partie de sa fortune personnelle à la restauration son église épiscopale ainsi qu’il le raconte lui-même : Thietmar de Mersebourg, Chronicon, W. Trillmich (éd.), Darmstadt, 1974, chap. VI, 40, p. 286. Voir ici chap. XVI. 87 On trouvera plusieurs exemples dans l‘article de Fr.  Prinz, «  Die bischöfliche Stadtherrschaft im Frankenreich vom 5. bis zum 7. Jahrhundert », dans Historische Zeitschrift, 1974, p. 1-35. 88 Voir ici chap. VII. 89 K. Hauck, « Apostolicher Geist im genus sacerdotale der Luidgeriden », dans Sprache und Recht. Festschrift für Ruth Schmidt-Wiegand zum 60. Geburtstag, Berlin-New York, 1986, t. I, p. 191-219.

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l’autorité épiscopale au profit de sa parenté. Car même s’il garde des liens très forts et nécessaires avec sa famille, il se trouve aussi à la tête d’une autre famille, celle qui est constituée de l’ensemble de son clergé, mais surtout des pauvres dont il est reconnu comme le père et qu’il se doit de protéger et de nourrir. L’évêque est en situation de père par rapport à son Église : il doit se préoccuper du sort de sa familia, c’est-à-dire des clercs qui l’entourent, mais plus largement de tous les chrétiens qui lui sont confiés, et en particulier de tous les déshérités dont il est le nourricier et le protecteur naturel. La fonction épiscopale comprend au premier chef l’exercice de la charité, l’amour fraternel qui agit comme un ciment entre les membres de l’Église et se manifeste, entre autres choses, par la redistribution des revenus ecclésiastiques qui sont avant tout les biens des pauvres90. Or les pauvres ne sont pas seulement les déshérités économiques, le terme désignant globalement tous ceux qui n’ont pas la capacité de se défendre, ceux qui n’ont pas de protecteur naturel91 : sans doute doit-on imaginer que le pouvoir de l’évêque s’étend sur toutes ces catégories sociales par référence à la fois à l’institution du patronat romain92 et à la tradition germanique du Munt que tout membre de l’aristocratie détient sur ceux qui sont sous sa dépendance93. C’est à ce titre que l’évêque défend les habitants de sa cité contre les pressions de l’administration fiscale jusqu’au VIIe siècle, fonde des matricules et des xenodochia, intercède pour les réfugiés et les débiteurs insolvables94. Du VIe siècle à l’époque carolingienne, les évêques ont toujours à cœur de protéger et de nourrir les plus démunis et cette activité trouve un écho jusque dans la législation conci-

90 M. Rubellin, « Biens et revenus ecclésiastiques : la doctrine des évêques carolingiens (milieu VIIIe-milieu IXe s.) », dans : Id., Église et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 119-130. 91 J. Devisse, « Pauperes et paupertas dans le monde carolingien. ce qu’en dit Hincmar de Reims », Revue du Nord, 48, 1966, p. 273-288 et R. Le Jan, « Pauperes et paupertas dans l’Empire carolingien aux IXe et Xe siècles », Revue du Nord, 50, 1968, p. 169-187. 92 Cl. Lepelley, « Le patronat épiscopal aux IVe et Ve s. : continuités et ruptures avec le patronat classique », dans É. Rebillard (éd.), L’évêque dans la cité au IVe et Ve s. Image et autorité, Rome (coll. de l’EFR, 248), 1998, p. 17-33. 93 G. Scheibelreiter, « Der frühfränkische Episkopat », loc. cit., p. 144. 94 N. Gauthier, « Le réseau des pouvoirs de l’évêque dans la Gaule du haut Moyen Âge », dans G.P. Brogiolo, N. Gauthier et N. Christie (éd.), Towns and their Territories between late Antiquity and the Early Middle Ages (The Transformation of the Roman World, 9), Leyde, 2000, p. 173-207, ici p. 192.

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liaire qui menace d’anathème les « assassins des pauvres », c’est-à-dire ceux qui s’en prennent aux biens de l’Église95. C’est la raison pour laquelle la gestion et le développement du patrimoine ecclésiastique sont un devoir essentiel de l’évêque : le patrimoine de l’église épiscopale prend lui-même, progressivement, un caractère sacré96 et la bonne gestion du patrimoine est un des éléments de la sainteté épiscopale, tandis que les mauvais évêques dilapident le patrimoine et s’accaparent les biens de l’Église en opprimant le clergé et les pauvres. Ainsi le bon évêque est-il décrit comme un père de famille soucieux de faire fructifier l’héritage qu’il léguera à ses enfants97. À l’origine, l’évêque est le seul gestionnaire de tous les biens donnés à l’Église, lesquels sont – au moins en théorie – inaliénables ; il est certain cependant qu’à partir du VIIe siècle les évêques perdent le monopole de la construction des sanctuaires en raison de la multiplication des monastères familiaux et des oratoires construits par l’aristocratie laïque sur les grands domaines : alors que toute construction d’un bâtiment de culte à proximité de la cité doit impérativement faire l’objet d’une donation à l’Église des terrains et de l’édifice, et entre de ce fait immédiatement dans le patrimoine de l’église épiscopale98, les monastères et chapelles construits par les élites restent la propriété des fondateurs et de leur famille, limitant de ce fait le pouvoir épiscopal dont l’influence régresse avec le déclin du modèle urbain. Ces monastères représentent un élément essentiel du pouvoir aristocratique dans le cadre des rivalités qui agitent les VIIe et VIIIe siècles et ils jouent un rôle important dans la politique de captation du sacré par les grandes familles de l’aristocratie : or ces familles 95 O. Guillot, « Assassins des pauvres » : une invective pour mieux culpabiliser les usurpateurs de biens d’Église, aidant à resituer l’activité conciliaire des Gaules entre 561 et 573 », dans La culpabilité. Cahiers de l’Institut d’anthropologie juridique de Limoges, 6, 2001, p. 329-366. Pour l’époque carolingienne, voir par exemple la collection canonique compilée par Hincmar de Reims pour lutter contre les usurpateurs de biens d’Église, cf. J.  Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, Genève, 1975-1976, t. I, p. 298-302 et l’étude de G. Calvet-Marcadé, « Cupiditas, avaritia, turpe lucrum : discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims (845-882) », dans J.-P. Devroey, L. Feller et R. Le Jan (éd.), Les élites et la richesse au haut Moyen Âge, Turnhout, 2010, p. 92-117. 96 Voir en dernier lieu les réflexions de M. Lauwers, « Des vases et des lieux. Res ecclesie, hiérarchie et spatialisation du sacré dans l’Occident médiéval », dans M. de Souza, A. PetersCustot et F.X. Romanacce (dir.), Le sacré dans tous ses états. Catégories du vocabulaire religieux et sociétés, de l’Antiquité à nos jours, Saint-Étienne, 2012, p. 259-279. 97 M. Sot, « Historiographie épiscopale et modèle familial en Occident au IXe siècle », dans Annales ESC, 1978/3, p. 433-449. Voir ici chap. VI. 98 J.-Ch. Picard, « Les évêques bâtisseurs », loc. cit., p. 44.

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comprenaient à la fois des évêques, des fondateurs de monastères, de saintes abbesses, chacun représentant une forme du pouvoir aristocratique et un moyen de contrôle du sacré99. Il est vrai toutefois que dans cette configuration les évêques ne détiennent ni le monopole du contrôle du sacré, ni celui des biens dévolus à l’Église. En revanche, on observe une authentique « remise en ordre » à l’époque carolingienne, qui s’appuie sur une nouvelle conception de la société dans laquelle tout ce qui appartient à l’Église et relève du sacré, hommes et biens, ne doit plus être imbriqué dans les réseaux de parenté mais doit se constituer en un « ordre » indépendant et protégé par le roi. Cette volonté de réorganisation aboutit assez rapidement à réintégrer sous le contrôle épiscopal une grande partie de ces fondations élitaires, tandis qu’une autre partie bénéficie du statut de monastère royal, jouissant à la fois de l’immunité, qui les soustrait au contrôle épiscopal, et de la protection directe du roi (tuitio)100. Hormis le cas de ces grands monastères, on assiste bien à la réaffirmation de la vocation des évêques à gérer l’ensemble du patrimoine de l’Église101 : dès les années 850, les évêques obtiennent fréquemment le droit d’échanger des biens fonciers à condition que l’opération soit favorable à l’Église. Ainsi se développent non seulement une politique de « remembrement » des exploitations parfois assez importante, mais aussi une politique de contrats - notamment sous forme de précaire - qui tend à mieux exploiter les biens de l’Église102. Or ces contrats ne comprennent pas qu’une dimension économique ou juridique : ils créent un véritable réseau de fidèles et d’obligés autour de l’évêque,

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R. Le Jan, « Monastères de femmes, violence et compétition pour le pouvoir dans la Francie du VIIe siècle », dans Ead., Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 89-107. 100 Sur la question de l’immunité, G.  Bührer-Thierry et L.  Jégou, «  Construction des pouvoirs et formation des espaces sacrés : le paradoxe de l’immunité. Autour de Negociating Space », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], hors-série n°  5  |  2013, mis en ligne le 7.1.2013, consulté le 8.3.2013. URL  : http://cem.revues. org/12537 ; DOI : 10.4000/cem.12537. 101 W. Hartmann, « Der rechtliche Zustand der Kirchen auf dem Lande : Die Eigenkiche in der fränkischen Gesetzgebung des 7. bis 9. Jahrhundert », dans : Cristianizzazione ed organizazzione ecclesiastica delle campagne nell‘alto medioevo : espanzione et resistenze (Settimane di Spoleto XXVIII,1), Spolète, 1982, p.  397-441, ici p.  404-409 et R.  Le Jan, «  Réseaux de parenté, memoria et fidélité autour de l’an 800 », dans : Femmes, pouvoir et société, op. cit., p. 108-118. 102 G. Bührer-Thierry, « De la traditio à la commutatio : sens et pratiques de l’échange à Freising du VIIIe au XIe siècle  », dans Ph.  Depreux et I.  Fees (dir.), Tauschgeschäft und Tauschurkunde vom 8. bis zum 12. Jahrhundert / L’acte d’échange, du VIIe au XIIe siècle (Beiheft zum Archiv für Diplomatik, 13) Vienne, 2013, p. 217-237.

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prolongeant l’acte économique en une nébuleuse sociale dont l’évêque est le centre103. Une partie de ces contrats vise aussi à fournir à l’évêque une clientèle militaire. Les fidèles sont alors des vassaux armés qui tiennent des terres d’Église et doivent à l’évêque le service militaire : si les évêques de la seconde moitié du VIIe et de la première moitié du VIIIe siècle disposent de bandes armées qu’on peut assimiler aux « armées privées » de certains grands laïques, les vassaux épiscopaux des VIIIeIXe siècles accompagnent l’évêque lorsque ce dernier est convoqué à l’ost royal. Dans la Germanie du Xe siècle, ils représentent la force de frappe essentielle de l’empire, chaque église devant fournir un nombre bien précis de chevaliers avec leur équipement et l’évêque chevauchant à leur tête104. On atteint là une forme militarisée du pouvoir épiscopal, qui s’exerce au profit du souverain et représente un droit exorbitant du droit canonique qui fait défense à tout homme d’Église de se battre : si cette interdiction est couramment répétée aux clercs inférieurs, prêtres et diacres, elle ne concerne ni les évêques ni les abbés qui doivent au roi le service militaire, rapprochant ainsi le mode de vie des grands ecclésiastiques de celui des membres de l’aristocratie laïque105. Cette dimension militaire est sans doute exacerbée dans le cas des évêques qui vivent à la frontière du monde germanique et dont le rôle semble plus souvent consister à protéger l’empire et les populations chrétiennes qu’à partir prêcher l’Évangile en terre païenne : pourtant, la frontière n’était pas une ligne de partage bien nette mais au contraire une zone mouvante, caractérisée par la fluidité des identités religieuses et des fidélités politiques106. Ces marches frontalières, au sens général « d’espace-tampon », peuvent prendre essentiellement deux formes : on peut avoir affaire à une zone déserte, un désert frontalier souvent incarné par la marche forestière, protégée par les autorités contre le défrichement systématique et jalonnée de toponymes de confins. Elle n’est cependant jamais un espace vide, mais toujours une zone de chasse, d’essartage occasionnel, de refuge des ermites qui sont aussi des acteurs impor103 Sur tous ces points, on peut consulter le volume collectif : Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale (VIIIe-Xe s.) publié dans les Mélanges de l’École Française de Rome, 111/2, 1999. 104 L. Auer, « Der Kriegsdienst des Klerus unter den sächsischen Kaisern », dans Mitteilungen des Instituts für österreischiche Geschichtsforschung, 79, 1971, p. 361-407. 105 Fr. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1971, en part. chap. 9 et H. Fichtenau, Lebensordnungen des 10. Jahrhunderts, Munich, 1992, p. 281-283. 106 Voir ici chap. XVI.

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tants de la christianisation et de la mise en valeur du territoire107. Mais cette zone peut aussi être qualifiée de « tissu de développement »108, un espace où l’État multiplie les signes de sa présence, qui sont autant d’éléments de mise en scène idéologique109, par exemple par le développement d’un réseau de fortifications – ou encore un réseau de monastères –, faisant ainsi de la marche une zone de surinvestissement de la présence publique qui se traduit par des retombées importantes dans l’ordre économique et social. Du coup, les frontières peuvent être considérées non comme des limites, des barrières, mais comme un lieu privilégié des échanges, en particulier des transferts économiques, technologiques et culturels selon une conception dérivée de celle de la frontière américaine, paradigme d’un monde ouvert. Or dans ce paradigme fondé par Fr. J. Turner110, si la frontière est une vaste zone intermédiaire entre monde sauvage et civilisation, elle est aussi le lieu où se déroule le processus qui voit le monde sauvage inéluctablement voué à la destruction. Au contraire, de récents travaux des américanistes ont mis l’accent sur la frontière comme zone d’interactions culturelles qu’il faut considérer pour elle-même111 : un « terrain d’entente » (middle ground), un lieu intermédiaire entre les cultures, entre les peuples, entre les empires. C’est une manière de considérer la frontière non comme un lieu d’affrontement, mais – au moins pendant un certain temps – comme un lieu d’interpénétration de mondes différents. Cependant, cette « accommodation » n’existe que dans des périodes où aucun groupe ne peut ignorer l’autre, ni lui imposer ses lois : dès lors que l’ambition d’un des groupes est d’assimiler l’autre, on passe du processus d’accommodation à un processus d’acculturation112. C’est dans ce cadre précisément que la frontière nous intéresse : elle assure une fonction doublement intégrative, 107

Voir ici chap. XV. F. Ratzel, « Entwicklungsstoff », cité par P. Toubert, « L’historien, sur la frontière » dans L’Histoire grande ouverte, Hommages à Emmanuel Leroy-Ladurie, Paris, 1997, p. 221-232, ici p. 226. 109 Y.  Thébert, «  Nature des frontières de l’empire romain  : le cas germain  », dans A. Rousselle (dir.) Frontières terrestres, frontières célestes dans l’Antiquité, Paris, 1995, p. 221-235. 110 Fr. J. Turner, The Frontier in American History, New York, 1920. Le chapitre introductif, intitulé « The Significance of the Frontier in American History », est la publication d’une conférence donnée en 1893. On trouvera toute l’historiographie influencée par les travaux de Turner dans : R.I. Burnes, « The Signifiance of the Frontier in the Middle Ages », dans R. Bartlett et A. McKay (dir.), Medieval Frontiers Societies, Oxford, 1989, p. 307-330. 111 R. White, The Middle Ground : Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region (16501815), Cambridge, 1991. 112 Sur ce processus, P. Bauduin, Le monde franc et les Vikings (VIIIe-Xe s.), Paris, 2009 et ici chap. XIV. 108

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car si elle représente par excellence le monde des « hors-la-loi », un monde où règnent particulièrement la violence et le mépris pour les normes et les mécanismes d’encadrement social qui prévalent dans le « centre », elle est aussi un puissant facteur de réintégration de ses propres marginaux et d’intégration des « marginaux d’en face »113, parce qu’elle met en œuvre des processus d’uniformisation des genres de vie. On envisagera donc ici la frontière comme le lieu de la rencontre avec l’autre : il ne fait aucun doute que cette « rencontre » n’est pas souvent amicale, ni même pacifique, et que nombreuses sont les craintes des guerriers comme des missionnaires qui entreprennent de passer la frontière au risque de rencontrer des monstres comme les « hommes à tête de chien » qui préoccupaient tant les clercs partant évangéliser les contrées nordiques114. Dans ce monde étrange, les païens apparaissent avant tout comme des âmes abandonnées au pouvoir du Diable, lequel a pris la forme de leurs nombreux dieux pour mieux les tromper : à peine humains, les païens sont le plus souvent identifiés à leurs dieux115. Pourtant, une large partie de ces populations était en contact avec les Francs depuis très longtemps : il existait une vaste zone d’interpénétration des cultures païenne et chrétienne, comme le montrent par exemple les efforts déployés par Boniface au milieu du VIIIe siècle pour faire adopter aux populations de Hesse et de Thuringe, officiellement déjà chrétiennes, des mœurs et des rituels compatibles avec le christianisme romain116. Même les féroces Saxons soumis par Charlemagne et les populations avars au-delà de l’Enns et du Danube avaient été en contact avec des missionnaires chrétiens : si la frontière de la chrétienté se déplace vers l’Est et vers le Nord entre le VIIIe et le XIe siècles, cette progression procède davantage par englobement de franges où vivent des populations mixtes et par «  mitage  » de l’espace que par basculement brutal d’une société païenne dans un système entièrement christianisé. Hraban Maur, qui a en charge des populations nouvellement converties aux confins du royaume de Germanie, rappelle à son archiprêtre Hadubrand qu’il est plus facile d’appliquer des règles concernant l’obligation de faire baptiser ses enfants à Pâques ou à la Pentecôte quand on vit dans une

113

P. Toubert, « L’historien sur la frontière », op. cit., p. 231. Voir ici chap. X et aussi I.N. Wood, « Categorising the cynocephali », dans R. Corradini et al., Ego Trouble. Authors and their Identities in the Early Middle Ages, Vienne, 2010, p. 125-136. 115 Voir ici chap. XVI. 116 J.H. Clay, In the Shadow of Death..., op. cit. 114

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cité chrétienne que lorsqu’on vit en ces contrées éloignées. Et il lui conseille de ne pas être rigide pour ne pas risquer de voir ces populations retourner au paganisme117 : on comprend, dans ce fragment de lettre, tout le souci du pasteur chrétien confronté aux difficultés matérielles de la christianisation qui ne peut qu’être progressive et incomplète. Mais il existait bien des populations restées totalement à l’écart des missions chrétiennes, des peuples situés bien au-delà de la frontière, et qui étaient conçus par les auteurs chrétiens dans le prolongement des peuples barbares décrits par l’ethnographie romaine, au prix de quelques glissements118 : rien n’est absolument inconnu sur quoi on peut mettre un nom, et Walter Pohl comme Patrick Geary ont bien montré combien la construction des peuples barbares et leurs identités propres devaient à l’ingéniosité des auteurs de l’ancien empire romain119. Il est très probable que ce même processus de désignation des peuples par les auteurs du monde byzantin et du monde franc ait conduit à un même processus de réappropriation des identités de la part des peuples slaves, comme l’ont proposé Florin Curta et Thomas Lienhard120. Seuls les Hongrois, qui apparaissent dans le bassin des Carpathes à la fin du IXe siècle, sont perçus comme un peuple dont on n’a jamais entendu parler : inexperti selon les Hincmar dans les Annales de Saint-Bertin121, inaudita selon Réginon de Prüm : Le peuple (gens) des Hongrois, surpassant en férocité et en cruauté toutes les bêtes sauvages, peuple dont on n’avait jamais entendu parler durant

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Fragment de lettre de Hraban à l’archiprêtre Hadubrand, MG Epp.  V, p.  522  : De baptismatis autem perceptione bonum mihi videur, ut novella illa gens, quae inter paganos constituta sub tuo regimine gubernatur, non nimis constringatur ad illa duo legitima tempora paschatis et pentecostes servanda, sed ubi opportunitas dictat et possibilitas sinit. Quod si fuissent pariter in civitate, ubi clericorum frequentia est, legitima tempora possent facile observare, sed qui in pagis longius ab ecclesiis ac presbyteris constituti sub maximo periculo gentilum versantur, melius puto, ut extra pascha et pentecosten baptizetur, quam sini baptismo periclitentur et originali constricti peccato mortem indicant perpetuam. 118 Sur toutes ces questions, W. Pohl, « Conceptions of Ethnicity in Early Medieval Studies », dans L. Little et B. Rosenwein (éd.), Debating the Middle Ages. Issues and Reading, Oxford, 1998, p. 15-24. 119 W.  Pohl, «  Aux origines d’une Europe ethnique. Transformations d’identités entre Antiquité et Moyen Âge », dans Annales HSS, 60/1, 2005, p. 183-208 et P. Geary, Quand les nations refont l’Histoire. L’invention des origines médiévales de l’Europe, Paris, 2004. 120 F. Curta, The Making of the Slavs: History and Archeology of the Lower Danube region (500-700), Cambridge, 2002 ; T. Lienhard, « Les chiens de Dieu ». La politique slave des Mérovingiens et des Carolingiens, Thèse dact., Lille, 2003. 121 Annales de Saint-Bertin, F. Grat, J. Vielliard et S. Clémencet (éd.), Paris, 1964, anno 862, p.  93  : … et hostes antea illis populis inexperti qui Ungri vocantur regnum eius [de Louis le Germanique] depopulantur.

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aux marges du monde germanique les siècles précédents car il n’était mentionné nulle part (inaudita quia nec nominata), sortit des royaumes de Scythie et des marécages qu’étend le Don en s’épanchant sur de vastes espaces.122

Mais Réginon, le premier à donner une longue description de ce peuple « inouï », l’assimile immédiatement à ce qu’on sait d’autres peuples par le biais de la tradition ethnographique antique. Il est en effet parfaitement capable de dire d’où il sort : « des royaumes de Scythie et des marécages du Don » en s’appropriant la tradition ethnographique antique qui remonte à Hérodote et demeure bien connue des érudits du monde chrétien occidental, notamment par l’intermédiaire des compilateurs romains que sont Pomponius Méla et surtout Justin, un abréviateur des Histoires philippiques de Trogue Pompée123, dont Réginon recopie de très longs passages en les modifiant plus ou moins. L’abbé de Prüm inscrit ainsi les Hongrois dans la longue tradition des peuples de la steppe qui vont des Huns aux Avars et qui, tous, se caractérisent par des traits d’indéniable « barbarie » au rang desquels figurent en bonne place le nomadisme, une économie reposant sur l’élevage et la prédation et, abomination suprême, un « régime de genre » qui permet aux femmes de monter à cheval et de combattre comme les hommes, dans la droite ligne des Amazones124. L’inhumanité de ces peuples sauvages est aussi soulignée par leur cannibalisme, une transgression partagée, aux yeux des auteurs chrétiens, non seulement par l’ensemble des païens mais aussi, un peu plus tard, par les Juifs, au point que l’anthropophagie est une sorte de marqueur de l’exclusion : ceux qui ne sont pas chrétiens ne sont pas vraiment des êtres humains, c’est pourquoi on les soupçonne de manger de la chair humaine, ce qui les retranche de l’humanité125. Pour intégrer la société des hommes, il faut être baptisé. 122 Reginonis abbatis Prumiensis Chronicon, F. Kurze (éd.), MG SS rer. in us. schol., Hanovre, 1890, p. 131. Voir la traduction française et le commentaire de ce texte dans G. BührerThierry, « Les Hongrois en Europe : derniers “envahisseurs” venus des steppes ? », http:// lacito.vjf.cnrs.fr/colloque/diaporamas/buhrer-thierry2.pdf. 123 Justin, Abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée, E. Chambry, L. Thély-Chambry (éd. et trad.), Paris, 1936. 124 Sur le mythe des Amazones, qui passaient aussi pour être les femmes des Goths, P. Geary, Women at the Beginning : Origin Myths from the Amazons to the Virgin Mary, Princeton, 2006. 125 Sur ce type d’accusations contre les Juifs, notamment à partir du XIIe  s., voir J.M. McCulloh, « Jewish Ritual Murder: William of Norwitch, Thomas of Monmouth and the Early Dissemination of the Myth », dans Speculum, 72, 1997, p. 698-740. Sur l’assimilation chrétien-humain, voir P.  Savy, «  Les Juifs ont une queue. Sur un thème mineur de la construction de l’altérité juive », dans Revue des études juives, 166, 2007, p. 175-208. Voir ici chap. IX et X.

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Ce monde de la frontière correspond donc à un clivage entre la représentation que l’on se fait des païens et l’expérience que l’on peut avoir du contact avec les païens que côtoient non seulement les missionnaires mais aussi les marchands et les chefs de guerre à la recherche de mercenaires. Ici, la stratégie d’affrontement cède le pas aux tentatives d’accommodation : même les missionnaires doivent œuvrer au sein des normes sociales rencontrées chez les païens s’ils veulent prouver que leur dieu, le Christ, est supérieur à tous les autres126. En même temps, comme dans tout processus de construction des identités, la lutte contre les païens qui sont de l’autre côté est aussi un élément de la définition du groupe des missionnaires et la diffusion de la culture chrétienne et latine entraîne un processus général d’acculturation, au moins au niveau des élites d’Europe centrale et septentrionale, qui promeuvent une nouvelle société dont les bases reposent largement sur l’imitation des modèles romano-francs127. La christianisation, en effet, ne va pas sans un bouleversement profond, si ce n’est brutal, des structures politiques et de nombreux éléments permettent de penser qu’une large partie des résistances au processus de conversion s’explique par le refus des sociétés païennes de se conformer à ce nouveau modèle politique. On ne connaît en réalité de résistance que des élites et pas de la masse de la population sur laquelle s’exerce une réelle coercition, à des degrés divers. Il est clair en tout cas que le christianisme s’est développé d’abord là où un pouvoir ferme était implanté, par exemple sur les côtes de la Norvège ou dans la partie occidentale de la Hongrie. Les aires périphériques ont résisté plus longtemps, à la fois à l’unification politique et à la christianisation. Mais le lien entre construction du pouvoir et christianisation n’a rien d’automatique : certains rois, notamment en Scandinavie, ont d’abord consolidé leur pouvoir et se sont convertis après, tandis que d’autres ont réalisé les deux processus en même temps comme en Hongrie. On voit donc bien que si la nouvelle religion a joué un rôle non négligeable dans la construction politique de pouvoirs plus centralisés, il n’existe pas un seul modèle128. On peut aussi se demander ce qui change avec la christianisation : tout d’abord un ensemble de pratiques sociales, au premier rang desquelles on trouve les rituels de funérailles, les interdits alimentaires et les structures 126

Voir ici chap. XI. Voir ici chap. XIV. 128 Pour un panorama général, voir N. Berend (éd.), Christianization and the Rise of Christian Monarchy. Scandinavia, Central Europe and Rus’, c. 900-1200, Cambridge, 2007. 127

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familiales, en particulier tout ce qui touche au mariage et à l’infanticide, probablement assez largement pratiqués auparavant. Or l’ensemble des pratiques païennes étaient considérées comme la « loi des ancêtres » qu’il fallait abolir pour devenir chrétien : elles correspondaient à une véritable identité qu’il fallait donc remplacer par autre chose. C’est probablement en Bohême qu’on observe le mieux la création d’une nouvelle identité sociale liée à la christianisation et à l’émergence de l’État, à travers la figure du saint roi Venceslas qui symbolise la communauté politique en tant que monarque divin et éternel129. La figure du prince, quel que soit le titre qu’il porte, apparaît bien ici comme un catalyseur incontournable du processus de christianisation : sur le modèle forgé par Grégoire le Grand, le prince chrétien fait partie, au même titre que les évêques, des rectores de son peuple qu’il a pour mission d’enseigner, de corriger et de conduire à son Salut130. Nombreux sont les princes slaves, hongrois et scandinaves qui se sont appuyés sur ce modèle pour construire une nouvelle société politique dans laquelle le pouvoir légitime était compris comme le pouvoir conféré par le dieu chrétien. En ce sens, tout le processus de christianisation est bien un des instruments les plus efficaces de remodelage des pouvoirs, dans ces sociétés frontalières du monde franc131. Or ce processus était étroitement dépendant de la capacité à remplacer partout le sacré païen, immanent, diffus et multiforme, par un sacré chrétien qui s’exprimait par la transcendance au travers des hommes, des lieux et des objets sacrés parce que consacrés. Seuls les évêques étaient en mesure d’opérer cette consécration nécessaire et de mettre en place les nouveaux pôles de sacralité qui structureraient la nouvelle chrétienté : qu’ils soient originaires de l’aristocratie slave comme Adalbert de Prague, ou issus des plus grandes familles saxonnes comme Thietmar de Mersebourg132, ces évêques de la frontière ont servi de médiateurs entre les cultures et permis le développement de nouvelles sociétés politiques, en liaison étroite avec les puissants de la région. Aussi cette histoire des marges du monde germanique du VIIIe au XIe siècles, est-elle celle de l’évêque, du prince et des païens. 129

Voir ici chap. XIII. R.A. Markus, « Gregory the Great on kings: Rulers and preachers in the Commentary I on Kings », dans D. Wood (éd.), The Church and Sovereignty, Studies in Church History, Subsidia 9, 1991, Oxford, p. 7-21. 131 Sur cette question, voir le beau volume publié par A. Paro´n, S. Rossignol, B Sz. Szmoniewski et G.  Vercamer, Potestas et communitas. Interdisciplinary Studies of the Constitution and Demonstration of Power Relations in the Middle Ages East of the Elbe, Varsovie, 2010. 132 Voir ici chap. XVI. 130

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IÈRE PARTIE

PENSER ET EXERCER L’AUTORITÉ

CHAPITRE I LUMIÈRE ET POUVOIR DANS LE HAUT MOYEN ÂGE OCCIDENTAL : CÉLÉBRATION DU POUVOIR ET MÉTAPHORES LUMINEUSES

L

e pouvoir fait grand usage de la lumière : dans toutes les sociétés, la lumière fait partie des composantes rituelles qui permettent de mettre en scène le pouvoir et de le célébrer dans sa dimension sacrée, entendue ici non pas au sens de « consacré » par une institution ecclésiastique, mais au sens premier de « séparé ». À l’utilisation visuelle de la lumière qui permet d’exalter la figure du pouvoir en l’illuminant matériellement, s’ajoute l’usage littéraire des métaphores lumineuses qui rapporte aux puissants le caractère cosmique et rayonnant du soleil et des étoiles1. Cette instrumentalisation de la lumière dans le discours politique a pris une place d’autant plus grande que le pouvoir suprême était moins partagé : ainsi, dans l’empire romain, la célébration du pouvoir en termes de lumière ne prend-elle vraiment son essor qu’avec l’affirmation du pouvoir impérial2, mais cette instrumentalisation est appelée à durer longtemps, aussi bien en Orient qu’en Occident, en raison du caractère au moins apparemment monarchique des systèmes politiques qui se succèdent du Ve au IXe siècles. Cependant, si l’empereur romain était assimilé au soleil et lui-même source de lumière, on peut se demander dans quelle mesure la christianisation de la société politique permet encore d’attribuer au souverain des caractéristiques exprimées en termes de lumière qui, dans la liturgie comme dans l’exégèse, définissent d’abord le Christ et sa royauté céleste. On abordera ici cette question en s’attachant non pas au rôle des « luminaires » dans les différents rituels de la fin de l’Antiquité et du Haut Moyen Âge3, mais à l’importance des métaphores lumineuses

1

H.P. L’Orange, Studies on the Iconography of Cosmic Kingship, Oslo, 1953. E. Kantorowicz, « Oriens Augusti – Lever du Roi », dans Dumbarton Oaks Paper, 17, 1963, p. 119-177. 3 Sur cet aspect, volontairement exclu ici, J. Gagé, « Fackel (Kerze) », dans Reallexikon für Antike und Christentum, 7, 1969, p.  154-217 et plus généralement C.  Vincent, Fiat Lux. Lumière et luminaires dans la vie religieuse du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 2004. 2

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dans le discours d’éloge qui prend racine dans le monde grécoromain, et dont la survie est bien attestée jusqu’à la fin du IXe siècle. Il s’agit d’explorer les textes qui prennent la forme du panégyrique et de l’épopée, en excluant les pièces en vers célébrant l’adventus d’un souverain dans une cité qu’on peut assimiler plutôt à des pièces liturgiques. Un problème difficilement soluble, attaché à cette littérature, est celui de son objectif et de sa réception : si le panégyrique antique a une fonction clairement déterminée, les épopées et autres discours d’éloge composés à la cour des rois carolingiens ne remplissent pas la même fonction, et on peut légitimement douter – au vu des manuscrits conservés – de l’ampleur de leur diffusion. C’est pourquoi il faut les considérer en premier lieu comme des témoins de la construction idéologique issue des élites du monde franc4, sans prétendre nécessairement que ces conceptions étaient largement répandues  ; ces textes n’en portent pas moins témoignage de nouvelles idées permettant d’articuler la sphère du pouvoir et le sacré. Il faut évidemment éviter de ranger le discours d’éloge5 dans la catégorie des basses flatteries de courtisans6 mais, au contraire, souligner qu’il est intéressant au moins à deux titres. D’une part, ce n’est pas un simple bavardage mais il correspond, dans la tradition gréco-romaine, à une partie du rituel de réception de l’empereur7 ou autre grand personnage ; pour cette raison, ces discours sont en général assez bien datés et assurent une fonction de communication qui touche à la fois les élites sociales et la base de la société8 : il s’agit d’un exercice de rhétorique au service du pouvoir, destiné à « communiquer » les exploits militaires et le programme politique de l’empereur dans les sphères de la cour, mais qui sert aussi à divulguer les vertus particulières du souverain à l’ensemble de la

4 H. Fichtenau a fait remarquer que ce sont les louanges poétiques qui, outre les actes de chancellerie, les rites liturgiques et les signes extérieurs du pouvoir, méritent le plus d’être étudiées pour éclairer les idées politiques du Moyen Âge. Cf. Arenga. Spätantike und Mittelalter im Spiegel von Urkundenformel, Graz-Cologne, 1957, p. 210. 5 Voir le volume publié par L. Mary et M. Sot, Le discours d’éloge entre Antiquité et haut Moyen Âge, Paris, 2001. 6 Sur l’historiographie du discours d’éloge et sa revalorisation, M.-Cl. L’Huillier, L’empire des mots. Orateurs gaulois et empereurs romains (IIIe-IVe s.), (Annales littéraires de l’Université de Besançon), 464, Paris, 1992, p. 49-60. 7 M. Mause, Die Darstellung des Kaisers in der lateinischen Panegyrik (Palingenesia 50), Stuttgart, 1994, p. 30-43. 8 G. Sabbah, « De la rhétorique à la communication politique : les Panégyriques latins », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 43, 1984, p. 363-388.

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population, comme c’est le cas notamment des panégyriques prononcés à l’occasion de la visite de l’empereur dans une cité9. D’autre part, ces discours répondent à des règles d’écriture assez strictes, qui s’appuient sur le modèle fourni par ce que l’on considère comme le panégyrique le plus ancien, à savoir le discours d’éloge composé vers l’année 100 ap.  J.-C. par Pline pour l’empereur Trajan10. Ces règles ont été reprises et synthétisées au IIIe siècle par le rhéteur grec Ménandre dans le traité intitulé Basilikos logos11 et, même si ces règles restent souples et s’adaptent aux conditions et au personnage que l’on veut louer, il n’est pas rare de voir un auteur s’inspirer assez largement de ce qu’a écrit un auteur précédent. Or s’inspirer ne veut pas dire recopier et les déplacements sont pour nous ici les plus intéressants à étudier dans le cadre d’une chronologie qui est assez longue. Comme tout discours stéréotypé, les discours d’éloge reposent sur l’emploi d’une série de topoï bien connus12, ce qui rend d’autant plus précieux tout élément ne relevant pas ou s’écartant de ces topoï. Il nous faut donc rechercher les éléments relevant de la topique de la lumière dans les panégyriques et discours d’éloge des IVe-VIe siècles, pour voir comment ces éléments sont réutilisés et quels glissements ont été opérés par les auteurs des VIIIeIXe siècles. Éloge de l’empereur, éloge du Christ L’empereur est comme le soleil Le panégyrique latin est assez bien représenté à l’époque tardoantique et on y trouve les topoï de la divinitas et de la majestas du souverain, présenté comme envoyé du ciel, un « dieu présent »13. C’est à cette topique que se rattachent toutes les métaphores de la lumière et du rayonnement. On peut en donner un exemple, parmi des

9

M. Mause, Die Darstellung des Kaisers..., op. cit., p. 35-43. Pline, Panégyrique de Trajan, M. Durry (éd.), Paris, 1947. 11 Ménandre le Rhéteur, Basilikos logos, D.A. Russel et N.G. Wilson (éd. et trad.), Oxford, 1981. 12 L. Pernot, « Les topoï de l’éloge chez Ménandros le Rhéteur », dans Revue des Études grecques, 99, 1986, p. 33-53. 13 Voir par exemple P. Grimal, « Le De clementia et la royauté solaire de Néron », dans Revue des Études latines, 49, 1971, p. 205-217 et surtout S. MacCormack, Art and Ceremony in Late Antiquity, Berkeley-Los Angeles, 1981, p. 22-33. 10

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dizaines d’autres14, tiré du Panégyrique de Constance prononcé à Autun en 297 ; ce passage illustre la prospérité générale de l’empire sous la Tétrarchie, prospérité mise en relation avec les bienfaits du nombre 4, qui renvoie aux 4 saisons, aux 4 éléments, aux 4 parties du monde et aux 4 chevaux du Ciel : Mais ni le soleil lui-même, ni aucun des autres astres ne fixent sur les choses humaines leur lumineux regard avec autant de constance que vous qui, sans presque distinguer entre les jours et les nuits, éclairez l’univers et pourvoyez au salut des peuples, non seulement avec les yeux qui animent vos immortels visages mais bien plus encore avec les yeux de vos intelligences divines : votre lumière salutaire fait le bonheur des provinces, non seulement là où le jour naît, passe et disparaît, mais aussi dans les régions du nord.15

On a là plus qu’une comparaison de l’empereur avec le soleil puisque l’auteur attribue au souverain lui-même un caractère lumineux, illustré notamment par le regard rayonnant16  ; il faut comprendre que les panégyriques attribuent à l’empereur la fonction même du soleil, c’est-à-dire celle d’un astre sans lequel la vie est impossible17. Cette comparaison avec les astres – et notamment avec le soleil – doit figurer obligatoirement dans un panégyrique, tradition établie par les normes du discours encomiastique grec. Ménandre le Rhéteur conseille aussi de saluer l’arrivée de l’empereur comme celle d’une étoile tombée du ciel ou d’un rayon de soleil illuminant la communauté18, mais cette idée de la comparaison du prince avec le soleil est très ancienne et peut prendre souvent une forme assez plate qui consiste à dire : le roi est comme le soleil et les grands qui l’entourent sont les étoiles19. Cependant, le sens profond de ce rapprochement est non seulement de faire de l’empereur un dieu, mais aussi de lui attribuer un authentique rôle cosmique : l’empereur n’est pas n’importe quel dieu, il est celui qui garantit l’ordre de l’univers, qui rend

14

Ch. Rohr, Der Theoderich-Panegyricus des Ennodius (MGH Studien und Texte 12), Hanovre, 1995, p. 43, qui donne une série d’exemples tirés des XII Panegyrici latini, E. Galletier (éd.), 3 vol., Paris, 1949-1955. 15 Panégyrique de Constance, IV, 3, ibid., vol. 1, p. 85. 16 Fr. Heim, Virtus. Idéologie politique et croyances religieuses au IVe siècle, Berne, 1991, p. 190193. 17 M. Mause, Die Darstellung des Kaisers…, op. cit., p. 220-221. 18 S. MacCormack, Art and Ceremony, op. cit., p. 20. 19 E. Doblhofer, Die Augustuspanegyrik des Horaz in formalhistorischen Sicht, Heidelberg, 1966, p. 87.

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possible le bon déroulement des saisons et cette complicité avec les éléments naturels renvoie au thème de la felicitas du chef, autre motif traditionnel de la littérature encomiastique, quelque forme qu’elle prenne : ainsi chez Horace, dans une ode composée en l’honneur d’Auguste, trouve-t-on l’idée selon laquelle la nature chante la présence du souverain ; grâce à lui le soleil brille davantage et la lumière du jour est plus chère aux hommes20 : Rends la lumière à ta patrie, ô bon chef ! Car dès que ton visage, autre printemps, a brillé aux yeux du peuple, le jour va plus riant et les soleils ont plus d’éclat.21

Il faut bien sûr mettre tout cela en relation avec la tradition du culte solaire impérial, développé surtout à partir d’Aurélien (270275) qui s’attribue le titre de sol invictus (celui qui terrasse ses ennemis par sa seule apparence), tel qu’on le trouve représenté par exemple dans le monnayage impérial jusqu’à Constantin22, mais dont il existe aussi des traces dans les textes, et notamment dans les XII Panégyriques latins, composés, rappelons-le, en Gaule aux IIIe et IVe siècles par des auteurs souvent encore païens, même lorsqu’ils célèbrent des empereurs déjà convertis au christianisme23. On peut donc facilement établir que toute la tradition des panégyriques regorge de thèmes développant, de manière plus ou moins habile, la relation entre l’empereur et le rayonnement : parce qu’il a été choisi par les dieux, l’empereur est lui-même source de lumière et il est investi d’un rôle cosmique24. Cette rhétorique est évidemment imprégnée des conceptions païennes liées au principat et à l’imperium25, mais la christianisation de l’empire ne la remet nullement en question grâce, en bonne partie, aux efforts d’Eusèbe de Césarée pour adapter au profit d’un Constantin – l’empereur qui est devenu chrétien après s’être reconnu dans l’image d’Apollon, dieu solaire par 20

Ibid., p. 88. Horace, Odes et épodes, IV, 5, F. Villeneuve (éd. et trad.), Paris, 1991, p. 167 : Lucem redde tuae, dux bone, patriae :/ instar veris enim voltus ubi tuus/ adfulsit populo, gratior it dies/ et soles melius nitent. 22 E. Kantorowicz, « Oriens Augusti », op. cit., p. 125. 23 C.E.U. Nixon, « Latin Panegyric in the Tetrarchie and Constantinian Periods », dans B. Croke et A.M. Emmetts (ed.), History and Historians in Late Antiquity, Hong-Kong, 1983, p. 88-99. 24 H.P. L’Orange, Cosmic Kingship…, op. cit., p. 90 s. 25 Fr. Burdeau, « L’empereur d’après les panégyriques latins », dans Aspects de l’empire romain, Paris, 1964, p. 1-60. 21

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excellence26 – toute l’imagerie solaire traditionnelle dans l’empire27. On peut à la fois reconnaître que l’empereur porte en lui-même une vertu bienfaisante qui répand prospérité et victoire autour de sa personne, ce qu’on peut définir comme le caractère proprement charismatique de la dignité impériale28, et montrer que les formules plus ou moins stéréotypées qui font de l’empereur l’égal des dieux, du soleil, etc., font partie d’un cérémonial dont le contenu n’est pas rattaché à une religion spécifique, ainsi que Paul Veyne l’a montré29. Pour les païens comme pour les chrétiens, l’empereur est devenu le relais entre les puissances supérieures et l’empire : aussi longtemps qu’il reste fidèle à ces puissances supérieures, quelles qu’elles soient, il est détenteur d’une force qui, en se diffusant à travers l’empire, y installe la prospérité et garantit aux armées la victoire30. C’est ce qui rend possible la survie de cette littérature non seulement après la conversion de l’empereur, mais même après la disparition de l’empire, comme on le verra. Dans cette optique, le panégyrique rédigé par Eusèbe de Césarée à l’occasion du trentième anniversaire du règne de l’empereur Constantin et connu sous le titre de Louanges de Constantin, représente bien ce mélange de rhétorique antique traditionnelle et de véritable théologie politique à l’usage d’un empire chrétien31. L’empereur y est notamment comparé à la lumière du soleil32, mais on peut observer qu’il est avant tout le relais de la lumière divine qu’il a mission de faire rayonner sur la terre en attendant de connaître la lumière véritable de la vie éternelle33. Or c’est dans ce passage qui clôt le discours d’Eusèbe que l’on trouve la mention du « soleil de justice », citation de

26

Sur ce passage, M.-C. L’Huillier, L’empire des mots…, op. cit., p. 376 s. Sur l’exégèse chrétienne faite par Eusèbe de la geste de Constantin, cf. S. MacCormack, Art and Ceremony…, op. cit., p. 37-39 et la bibliographie afférente ; voir aussi H.P. L’Orange, Cosmic Kingship…, op. cit., p. 35 et Fr. Heim, Virtus…, op. cit., p. 14-63. Voir enfin la dernière présentation et traduction d’Eusèbe de Césarée, La théologie politique de l’Empire chrétien. Louanges de Constantin, introd., trad. et notes P. Maraval, Paris, 2001. 28 Fr. Heim, Virtus…, op. cit., p. 187-188. Sur le charisme impérial, Fr. Taeger, Charisma, Stuttgart, 1960. 29 P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, 1976, p. 560586. 30 Fr. Heim, Virtus…, op. cit., p. 189-190. Caractéristique, à cet égard, est le panégyrique IX, XXVI, 2-3 adressé à Constantin en 310, qui invoque la puissance divine dans deux longs paragraphes sans jamais la nommer. Sur ce texte, M.-C. L’Huillier, L’empire des mots…, op. cit., p. 253 s. 31 P. Maraval, Introduction aux Louanges de Constantin…, op. cit., p. 64-67. 32 Louanges de Constantin, III, 4, p. 95. 33 Ibid., VI, 18-20, p. 117-118. 27

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Malachie 3, 20 qui sert de fondement à la « théologie solaire » des chrétiens34. Le Christ est la lumière véritable En effet, pour les chrétiens, ainsi que l’a montré depuis longtemps Franz Dölger35, le soleil désigne le Christ – de manière symbolique – avant de désigner l’empereur et c’est la citation de Malachie 3, 20 qui constitue une des références principales : « Mais pour vous qui craignez mon Nom, le soleil de justice brillera avec la guérison dans ses rayons.36 » Cette image du « soleil de justice » semble avoir joué un grand rôle dans la liturgie de Noël et de l’Épiphanie durant les premiers siècles. Zénon de Vérone37 oppose le sol iustitiae des chrétiens, le seul qui ne connaît pas d’éclipse, au sol invictus des païens, tandis que Maxime de Turin38 oppose dans un sermon le « vieux soleil », c’est-à-dire l’astre physique lui-même, au «  nouveau soleil  » qu’est le Christ, qui ne connaît ni vicissitudes ni déclin. Mais plus que le soleil, le Christ est la « lumière du monde » selon les termes de l’Évangile de Jean 8, 12 : « Je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres mais aura la lumière de la vie.39 » Ce passage donne lieu à de nombreux commentaires exégétiques qui insistent tous sur le fait que, par ces paroles, Jésus ne s’est nullement identifié au soleil. Ainsi par exemple Augustin : Nous ne croyons pas que le seigneur Jésus-Christ est le soleil que nous voyons se lever à l’orient et se coucher à l’occident ; à la course duquel succède la nuit, dont les rayons sont voilés par la nuée, et qui se déplace de lieu en lieu : il n’est pas le Seigneur Christ. Car le Seigneur Christ n’est pas le soleil créé, mais il est celui par qui le soleil a été créé.40

34 Ibid., p. 118 : « C’est pourquoi les ineffables enseignements de tous les textes sur Dieu révèlent qu’il est le «soleil de justice» et la lumière au-delà des lumières… » 35 Fr. Dölger, Sol Salutis (Liturgiegeschichtliche Forschungen, IV-V), 1920, p. 295. 36 Et orietur vobis timentibus nomen meum sol iustitiae et sanitas in pennis eius. 37 De nativitate Domini et majestate II, 9, Migne, PL 11, 417 B. – Fr. Dölger, « Das Sonnengleichnis in einer Weihnachtspredigt des Bischofs Zeno von Verona », dans Antike und Christentum, 6, 1940-1950, p. 1-56. 38 Sermo VI (attribué au Pseudo-Ambroise), Migne, PL 17, col.  636. Sur tout ceci, E. Kantorowicz, « Oriens Augusti »…, op. cit., p. 135 s. 39 Ego sum lux mundi. Qui sequitur me, non ambulabit in tenebris, sed habebit lucem vitae. 40 Augustin, In Johannis evangelium tractatus CXXIV, Migne, PL 35, Tractatus XXXIV, cap. VIII, 2, col. 1651.

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Tout comme l’exégèse, les formules liturgiques les plus anciennes mettent l’accent sur le fait que Dieu est la lumière du monde, c’est-à-dire qu’il est le créateur de la lumière réelle, des luminaires, ainsi que l’enseigne la Genèse, afin de se défendre de l’accusation d’adorer le soleil comme pouvait le laisser penser aussi « l’orientation » de l’office puisque le peuple prie en tournant le dos au prêtre afin de se placer face au soleil levant41. La fête de la lumière célébrée durant la nuit de Pâques, qui apporte aux chrétiens la promesse de la lumière éternelle, n’a rien à voir avec le soleil car il s’agit là d’une lumière d’un autre ordre. La liturgie de la nuit pascale développe le thème de la victoire de la lumière sur les ténèbres, nuit durant laquelle le Christ est symbolisé par le cierge pascal, l’unique flamme à laquelle se rallument peu à peu toutes les autres42 : ce cierge pascal est béni et un diacre prononce officiellement son éloge (laus cerei) après que l’évêque l’a béni, usage dont les traces les plus anciennes remontent à Jérôme et Augustin43, et qui s’est développé d’abord en Italie du Nord44. Ainsi la bénédiction du cierge pascal commence-t-elle avec la prière de l’Exultet qui convie les anges du Ciel à exulter devant la splendeur du roi éternel illuminant l’univers45. Suit l’éloge de la Nuit pascale, l’éloge du cierge proprement dit qui dissipe les ténèbres de cette nuit, enfin l’éloge de l’abeille, largement inspiré des Géorgiques de Virgile, et une conclusion qui renoue avec l’idée du Christ, lumière qui ne se couche jamais : Aussi nous vous prions Seigneur, pour que ce cierge, consacré en l’honneur de votre gloire, brûle sans faiblir pour vaincre les ténèbres de cette nuit ; agréé comme un parfum suave, qu’il devienne l’égal des luminaires des cieux. Que l’astre du matin, à son lever, trouve encore sa flamme, cet astre sans pareil, veux-je dire, qui ne se couche jamais, cet astre qui, sortant des enfers, brille, serein, sur tout le genre humain.46

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Sur ce point, H. Savon, « Zacharie 6, 12 et les justifications patristiques de la prière vers l’orient », dans Ecclesia orans. Augustinianum, XX, 1980, p. 314-333 et J. Jungmann, Liturgie des premiers siècles, Paris, 1962, p. 213. 42 Sur la vigile pascale et le chant de l’Exultet, A.G. Martimort, L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris-Tournai, 1965, p. 715. 43 A. Franz, Die kirchlichen Benediktionen im Mittelalter, t. I, Freiburg im Breisgau, 1909, p. 520 et Ph. Bernard, « Les fastes de l’éloge dans les liturgies latines du IVe au IXe siècles », dans L. Mary et M. Sot, Le discours d’éloge…, op. cit., p. 79-139, ici p. 117. 44 A. Franz, Die kirchlichen Benediktionen..., ibid., p. 519 s. et M. Andrieu, Les Ordines Romani du haut Moyen Âge, t. III, Louvain, 1951, p. 320 s. Sur tout ceci, J.-P. Weiss, « La descente du Christ aux enfers et le thème de la lumière dans les homélies pascales du pseudo-Eusèbe le Gallican », dans Bulletin de Littérature ecclésiastique 101, 2000, p. 339-366. 45 Texte et trad. dans Ph. Bernard, « Les fastes de l’éloge... », op. cit., p. 116-117. 46 Ibid., p. 119.

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Philippe Bernard l’a fait remarquer, la teneur de ces formules liturgiques montre tout ce qu’elles doivent à la forme rhétorique du discours d’éloge antique ; mieux encore, on connaît au moins un auteur du VIe siècle, l’évêque Ennode de Pavie (474-521 ; évêque en 513), qui a composé à la fois deux formules de bénédiction du cierge pascal47 et un panégyrique, probablement rédigé vers 507, mais sans doute jamais prononcé publiquement, en l’honneur du roi Théodoric48. Le roi Théodoric et la splendeur impériale Ennode passe pour un auteur extrêmement précieux qui mêle allègrement tradition littéraire païenne, y compris mythologique, et tradition chrétienne49. Mais l’analyse des occurrences se rapportant à la lumière, dans l’ensemble de ses œuvres, montre que ce ne sont pas du tout les mêmes tournures qui sont employées pour évoquer la lumière du Christ et la « splendeur » du roi Théodoric : en effet, les développements sur le rayonnement quasi impérial du roi des Goths s’apparentent tous aux usages des panégyriques latins traditionnels, comme le montre la table des concordances de l’ensemble de ces panégyriques réalisée par Tore Janson50. Il s’agit là simplement de l’utilisation du fonds de rhétorique classique dont chacun convient qu’il était parfaitement assimilé par quelqu’un comme Ennode51. Citons seulement un passage : Je voudrais, je l’avoue maintenant, à la fin de mon discours, submergé par la foule de tes actions, aveuglé par l’éclat des plus anciennes, en venir à tes actes de gloire les plus récents. Comme si j’avais voulu appréhender les étoiles de la voûte céleste dans mes vers et parce que j’ai seulement aperçu l’éclat de la Grande Ourse, je ne peux pas décrire avec mes pauvres mots toute la splendeur du ciel, je dois me résigner à utiliser les expressions obscures d’un homme mortel devant la splendeur divine (divino

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Magni Felicis Ennodii Opera Omnia, G. Hartel (éd.), CSEL 6, Vienne, 1882, p. 415-422. Sur le personnage et la carrière d’Ennode, « Magnus Felix Ennodius », dans Ch. et L. Pietri (dir.), Prosopographie chrétienne du Bas-Empire. 2 : Prosopographie de l’Italie chrétienne (313-604), vol. I, Rome, 1999, p. 620-632. 49 J. Fontaine, « Ennodius », dans Reallexikon für Antike und Christentum, V, col. 399-421 et S.P. Morabito, Paganesimo e cristianesimo nella poesia di Ennodio, Catane, 1947. Voir S. Gioanni, «  La lux fumant dans la correspondance d’Ennode de Pavie (473-521). L’écriture éblouissante de la romanité après la chute de l’empire romain d’Occident  », dans R. Delmaire, J. Desmulliez et P.L. Gatier (éd.), Correspondances : documents pour l’Histoire de l’Antiquité tardive, Lyon, 2009, p. 293-310. 50 T. Janson, A Concordance to the Latin Panegyrics, Hildesheim-New York, 1979. 51 J. Fontaine, « Ennodius »…, op. cit., col. 415 et M. Reydellet, La royauté dans la littérature latine de Sidoine Apollinaire à Isidore de Séville (BEFAR 243), Rome, 1981, p. 146-147. 48

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aux marges du monde germanique splendori), et le faible brillant de mon style ne peut rivaliser avec l’apparence de la lumière du soleil.52

On retrouve là les traditionnelles protestations d’humilité et d’incapacité à remplir son office du rhéteur, la comparaison avec la lumière des étoiles et celle du soleil. On a affaire à un discours d’éloge qui applique des formules du IIIe siècle comme la « splendeur divine » à un roi barbare du VIe siècle. Cela ne signifie nullement qu’Ennode de Pavie ne comprend pas ce qu’il écrit, mais simplement qu’il utilise des formules dont il n’est pas l’inventeur pour caractériser le pouvoir de Théodoric à l’égal de celui des empereurs romains. Il est évident qu’un tel propos a un contenu politique : écrire un panégyrique en bonne et due forme, selon les méthodes de la rhétorique, en faveur d’un roi barbare, c’est affirmer que son pouvoir n’est pas seulement fondé sur la force des armes, qu’il n’est pas seulement le produit de la conquête, mais qu’il est d’une certaine façon légitime, puisqu’il s’inscrit dans la continuité du pouvoir romain. Plus encore, Théodoric est célébré par Ennode non seulement dans le Panégyrique, mais aussi dans sa correspondance, comme celui qui a mis fin au « schisme laurentien » en soutenant le pape Symmaque, rétablissant ainsi l’unité de l’Église et l’autorité de l’évêque de Rome53. C’est en effet une des fonctions du panégyrique que de manifester le consensus entre le souverain présent et l’auditoire54. Éloge du cierge pascal Quand on confronte ce panégyrique à d’autres textes écrits par Ennode de Pavie, notamment la louange du cierge pascal, mais aussi la Vie de saint Épiphane, évêque de Pavie, qui était le prédecesseur et le protecteur d’Ennode, on découvre dans ces textes des épithètes et des tournures qui relèvent aussi de la topique de la lumière55, mais qui n’existent pas sous la même forme dans le panégyrique à Théodoric.

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Ennode de Pavie, Der Theoderich-Panegyricus…, op. cit., cap. 82, p. 254-256. St. Gioanni, « La contribution épistolaire d’Ennode de Pavie à la primauté pontificale sous le règne des papes Symmaque et Hormisdas », dans MEFREM, 113/1, 2001, p. 245-268, ici p. 253. 54 Sur le panégyrique comme manifestation du consensus omnium, S. MacCormack, Art and Ceremony…, op. cit., p. 21. 55 L’emploi du vocabulaire de la lumière est une constante dans toute l’œuvre d’Ennode, y compris dans sa correspondance, comme le montre St. Gioanni, « Les élites italiennes, l’autorité pontificale et la romanité au début du VIe s. : le témoignage d’Ennode de Pavie », 53

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Les deux bénédictions du cierge pascal rédigées par Ennode sont parmi les plus anciennes que nous possédions56 : l’idée développée est que la lumière du cierge pascal (cereum lumen) est un symbole de la victoire sur les anciennes ténèbres. Le choix même du mot lumen, qui n’est jamais employé par Ennode dans le panégyrique à Théodoric, renvoie au texte latin du symbole de Nicée où le Christ est dit lumen de lumine, « lumière née de la lumière »57. La lumière provenant du cierge pascal n’est pas une lumière naturelle mais supranaturelle, d’abord parce qu’elle est issue de trois substances exceptionnelles : la cire, le papyrus et la flamme qui jouent toujours un rôle fondamental dans la description du cierge ; elles résultent toutes trois de dons divins et sont bénies de Dieu car le papyrus est né dans l’eau sanctifiée par le baptême du Sauveur, la cire, produite par les abeilles vierges, rappelle l’enfantement virginal de Marie et le feu, envoyé du ciel, est tout à la fois celui par lequel Dieu se révéla à Moïse dans le buisson ardent et la colonne de feu qui guida les Israélites dans le désert. Enfin, le tout est associé, « collé », d’une manière qui tient du mystère58. Épiphane, « lumière des évêques » Si on met en parallèle le panégyrique de Théodoric et la vie d’Épiphane (évêque de 466 à 494)59, on observe que l’évêque protecteur d’Ennode et de la cité de Pavie, bénéficie, lui aussi, d’épithètes qui renvoient à la lumière mais qui ne sont pas celles attribuées à

dans E. d’Angelo (éd.), Atti della II. Giornata Ennodiana (Naples 8-9 oct. 2001), Pise, 2003, p. 37-52. 56 J. Fontaine « Poésie et liturgie. Sur la symbolique christique des luminaires, de Prudence à Isodore de Séville », dans R. Cantalamessa et L.F. Pizzolato (éd.), Paradoxos politeia. Studi patristici in onore di Giuseppe Lazzati, Milan, 1979, p. 318-346 et en dernier lieu Ph. Bernard, « Les fastes de l’éloge… », op. cit., p. 115-119. 57 Symbole de Nicée (325) : Et in unum Dominum nostrum Jesum Christum Dei, filium Dei unigenitum, hoc est de substantia Patris, Deum ex Deo, lumen de lumine, verum Deum de Deo vero... Cette version latine est celle d’Hilaire de Poitiers (De synodis 84), cf. H. Denzinger, Enchiridion Symbolorum, Symboles et définitions de la foi catholique [1854], éd. franç. J. Hoffmann, Paris, 1996, p. 39-40. 58 Benedictio cerie (I), G.  Hartel (éd.), op. cit., p.  417  : Noctis ministerio hoc cereum lumen offerimus, per quod caligo vetusta pellatur, in quo species trino conpaginatae consortio societatis propemodum mysticae glutino coniungitur, quarum ceram paravit nectareis parturus feta vriginitas, papyrum ad alimenta ignium lympha transmisit, lumen adhibetur a Deo. 59 Sur le caractère peu hagiographique de cette Vita, Cl. Sotinel, « Les ambitions d’historien d’Ennode de Pavie : la Vita Epiphanii », dans La Narratività cristiana antica (Studia Ephemeridis Augustianum, 50), Rome, 1995, p. 585-605.

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Théodoric  ; on s’en tiendra à un seul exemple, choisi parmi de nombreux passages, qui relève d’un contexte particulier : vers 494, Théodoric confie à Épiphane et à Victor de Turin, la délicate mission de se rendre à la cour du roi des Burgondes Gondebaud pour y racheter des milliers de prisonniers razziés par les Burgondes en Italie du Nord lors de la guerre qui opposa Théodoric à Odoacre en 49060. Pour ce faire, Théodoric convoque Épiphane et commence par faire son éloge en recourant à de nombreuses métaphores qui désignent l’évêque comme la lumière qui rivalise avec celle du soleil61, en employant un certain nombre de tournures proverbiales62. Suit la requête du roi d’aller racheter les captifs, et la réponse d’Épiphane, introduite par Ennode en ces termes : Ad haec episcoporum lux Epifanius respondit63. Dans cette mise en scène du dialogue entre le roi et l’évêque, c’est l’évêque qui représente la lumière, de l’aveu même du roi Théodoric. Il n’existe pas de formule équivalente à episcoporum lux dans toute l’œuvre d’Ennode de Pavie. Il faut en conclure que, pour Ennode, la lumière par excellence est celle du Christ et non pas celle de l’empereur : plus encore, on peut dire que la lumière du Christ est d’un autre ordre, et ceux qui partagent cette lumière supranaturelle sont d’abord les martyrs, comme le rappelle l’auteur à propos de saint Étienne64, mais aussi bien sûr les apôtres et leurs successeurs, les évêques : le Christ ne leur a-t-il pas dit aussi dans le sermon sur la montagne : « Vous êtes la lumière du monde » ?

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L’historicité de ce passage est confirmé par une lettre du pape Gélase à l’évêque Rustique, cf. MGH AA VII, p. 103, note 7. 61 Vita Epifani, MGH AA VII, p. 101 : Interea secretius rex praestantissimus sacerdotem venerandum Epiphanium imperat evocari, quem tali conpellat affatu : « iudicii nostri ex ipsa sententia, gloriose antistes, pondus intellege, ut, cum tot in regni nostri circulo pontifices esse videantur, tu potissimum in tanta re quasi unicus eligaris. Nec enervata per meritum tuum huiusmodi aestimatores inludit opinio. Solus esse iuste crederis, cuius splendore tamquam globis lunaribus minorum siderum lumen obtunditur et modicae lucis radii praefulgida conscientiae suae luce fuscantur. Quis quaerat noctis lampadam, ubi solis iubar effulgurat ? Quis candalae praesidium, ubi caminis indesinentibus fidei pyra succenditur ? Postremo talem a me oportet dirigi, qualem suscipiens libenter auscultet. » 62 Par exemple : Quis quaerat noctis lampadam, ubi solis iubar effulgurat ? qui se rapporte au proverbe lychnis contra solis radios pugnaturus, cf. A. Otto, Die Sprichwörter und sprichwörtlicher Redensarten der Römer, Hildesheim, 1964, p. 327. 63 Vita Epifani..., op. cit., p. 102. Un peu plus loin, p. 106, lors de son retour triomphal avec les six mille prisonniers qu’il a libérés, Épiphane est qualifié par Ennode de splendissimus sacerdos. 64 Opusculum VI, : Ennodius Ambrosio et Beato : est illic etiam Stephania, splendidissimum catholicae lumen ecclesiae, G. Hartel (éd.), op. cit., p. 410.

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Éloge des rois, éloge des évêques, éloge des apôtres Les apôtres sont la lumière du monde Il a dit à ses disciples : « Vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher qui est sise au sommet d’un mont. Et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le candélabre où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison »65 mais il ne leur a pas dit : vous êtes la lumière venue en ce monde pour que ceux qui croient en vous ne demeurent pas dans les ténèbres. [...] car, en effet, tous les saints sont une lumière ; mais parce qu’ils croient en celui qui les illumine, et s’ils l’abandonnent, ils retombent dans les ténèbres. [...] Nous croyons en effet à la lumière qui illumine les prophètes et les apôtres : mais nous croyons en elle, et non pas en ceux qu’elle illumine.66

Ce passage d’Augustin met l’accent sur la distance incommensurable entre le Christ qui est la lumière donnée aux hommes pour les conduire hors des ténèbres et les apôtres qui sont illuminés par cette lumière surnaturelle et qui ont pour tâche principale de conduire, de guider les hommes vers le Salut éternel, c’est-à-dire vers la lumière véritable dont ils ne sont que le reflet. Pour autant, le Sermon sur la Montagne est utilisé durant tout le Moyen Âge pour définir les apôtres – voire les simples évêques – comme « la lumière du candélabre qui illumine tous ceux qui demeurent dans la maison ». Le Christ a délégué un ministère à ses disciples et partant, à tous les apôtres, dont la mission est de diffuser sa lumière au sein du peuple et plus encore chez les nations païennes. Venance Fortunat et la célébration de la splendeur romaine On ne s’étonnera donc pas de voir célébrer en termes de lumière et dans des formes encore très proches du discours d’éloge du BasEmpire l’ensemble des évêques du VIe siècle par un poète encore attaché à la rhétorique traditionnelle comme Venance Fortunat (vers 530-601). Fortunat qui est connu comme un des rares poètes de cour de l’époque mérovingienne a laissé quelque 300 poèmes qui célèbrent tant des grands laïques que des grands ecclésiastiques, en particulier

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Matth. 5, 14-15. Augustin, In Johannis evangelium tractatus CXXIV, Migne, PL 35, col. 1782, Tractatus LIV, cap. XII, 4.

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des évêques67. Il a écrit aussi plusieurs vies de saints et notamment une Vie de saint Martin en vers68, largement inspirée de celle de Sulpice Sévère quant au fond mais très différente quant à la forme. L’ensemble de cette littérature fait une grande place au thème de la lumière pour qualifier d’abord les évêques contemporains de Fortunat, par exemple l’ensemble des poèmes adressés à Félix de Nantes. L’ensemble commence par un acrostiche en FORTUNATUS qui donne le ton : Salut assuré de la Patrie, Félix, heureux par l’espérance, par le nom, par le cœur, grâce au rayonnement de qui l’ordre des évêques resplendit (ordo sacerdotorum quo radiante micat), vous rendez à la terre ce que réclamait l’autorité publique et vous apportez à notre temps le bonheur de l’Antiquité. Interprète des grands (vox procerum), lumière de la noblesse (lumen generis), défenseur du peuple (defensio plebis), vous écartez du naufrage ceux dont vous êtres ici le port [...] longue vie à vous, honneur de la patrie, lumière de la foi (fidei lux), garant de l’honneur, spendeur des pontifes (splendor pontificum), objet d’affection pour nous et pour l’univers.69

Tout ceci est d’une assez grande banalité et sert avant tout à rappeler les origines nobles et romaines de Félix qui, comme son père Eumène dont Fortunat a composé l’épitaphe70, a exercé des fonctions civiles avant de devenir évêque71. Le poème écrit « à la louange de Félix » à l’occasion de son natalicium reprend la thématique de la lumière dans des termes très proches de ceux du Basilikos logos : Fortunat célèbre la splendeur de Félix qui rivalise avec celle du soleil : À l’Orient et à la Gaule est échue une fortune semblable : l’un brille de l’éclat du soleil, l’autre du vôtre (illa micat radiis solis et ista tuis). Chacun de vous prodigue ses dons avec une splendeur inouïe : vous répandez votre lumière sur l’Océan, lui sur la Mer Rouge. D’ailleurs si l’esprit étincelle comme une lampe brillante, votre génie rivalise avec la lumière du jour.72

67 Les huit premiers livres des poèmes de Fortunat ont été édités et traduits par M. Reydellet, Livres I-IV, Paris, 1994 et Livres V-VIII, Paris, 1998, aux Belles-Lettres. L’ensemble de l’œuvre est éditée par Fr. Leo dans MGH AA IV, Berlin, 1881. 68 Vie de saint Martin, S. Quesnel (éd. et trad.), Paris, 1996. 69 Carm. III, 5, p. 91-92. 70 Ibid., IV, 9, p. 130-131. 71 M. Heinzelmann, Bischofsherrschaft in Gallien. Zur Kontinuität römischer Führungsschichten vom 4. bis zum 7. Jahrhundert, Munich, 1976, p. 214, note 177. 72 Carm. III, 8, v. 5-10, p. 97-98.

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Il s’agit là de la réutilisation des images et de l’ensemble de la topique du discours d’éloge antique appliqué aux évêques73 qui participent de cette thématique de la lumière en tant qu’ils sont tous membres de l’aristocratie « romaine » et donc naturellement destinés à gouverner. Or Fortunat ne réserve pas les épithètes et caractéristiques lumineuses aux ecclésiastiques : il a composé aussi de nombreux poèmes de louange pour divers rois mérovingiens, notamment Charibert, Sigebert et Chilpéric dans la meilleure tradition du panégyrique, en réemployant toute la topique du Basilikos logos comme on le voit par exemple dans le poème à Chilpéric74. Ce texte a été composé dans des conditions très particulières, à l’occasion du rassemblement synodal de Berny-Rivière en 580 que le roi avait convoqué pour régler le différend qui opposait Grégoire de Tours et le comte Leudaste, ce dernier ayant accusé Grégoire d’avoir diffamé Frédégonde. Prononcer le panégyrique du roi dans ces conditions avait évidemment un sens politique : comme Judith George l’a montré, il ne s’agissait nullement de « flatter inconsidérément » le roi au détriment de Grégoire de Tours, mais de rappeler à Chilpéric à la fois les vertus royales, c’est-à-dire de lui fournir une sorte de « miroir du prince » inspiré du Basilikos logos antique75, et les conditions du bon gouvernement chrétien : les évêques soutiennent l’autorité royale dans la mesure où le roi est loyal envers l’Église76. Le passage qui nous intéresse directement se trouve au début du panégyrique et célèbre la naissance de Chilpéric comme la naissance d’une nouvelle lumière, non pas dans les termes chrétiens, mais dans les termes du panégyrique antique : Quand tu es né de ton père, une autre lumière a été crée dans le ciel (te nascente patri lux altera nascitur orbi); tu dardes les nouveaux rayons de ton nom dans toutes les directions (nominis et radios spargis ubique novos)  ; l’Orient, l’Afrique, l’Occident et le Nord t’exaltent ; par ta célébrité tu touches tous les lieux que ton pied n’a jamais foulé. Par ta renommée, ô princeps, tu as traversé toutes les régions du monde et suivi les traces de la course du soleil; la mer du Pont, la mer Rouge et celle de l’Inde te 73 J.W. George, Venantius Fortunatus, A Latin Poet in Merovingian Gaul, Oxford, 1992, p. 71-73. 74 Carm. IX, 1, MGH AA IV, p. 201. 75 Sur le panégyrique comme « miroir du prince », M.-C. L’Huillier, L’empire des mots…, op. cit., p. 133. 76 J.W. George, « Venantius Fortunatus : Panegyric in Merovingian Gaul », dans M. Whitby (éd.), Propaganda of Power. The Role of Panegyric in Late Antiquity, Leyde, 1998, p. 225-246, ici p. 240 s.

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aux marges du monde germanique connaissent déjà, l’éblouissante renommée de ta sagesse (fulgida fama sopho) a traversé même l’Océan.77

Le motif du princeps comme « second soleil » est un topos de la littérature panégyrique : tout au plus remarquera-t-on qu’habituellement, le motif du second soleil est lié à l’avènement de l’empereur, et non pas à sa naissance78 ; de même le thème de l’omniprésence du princeps, partout honoré, et qu’on peut rencontrer dans tout l’univers79. Ce thème de l’universalité, et en particulier l’idée que le nom du prince est célébré d’Est en Ouest en suivant la course du soleil, est aussi une expression traditionnelle du consensus qui fonde la légitimité du pouvoir80. Tout ceci conduit à conclure que c’est apparemment le même outillage mental et rhétorique qui sert à construire les discours d’éloge pour les rois et pour les évêques, ce qui signifie qu’évêques et princes jouent un rôle comparable dans la société, de maintien de l’ordre hiérarchique, voire cosmique, par le consensus que Fortunat exprime au moyen de ces images solaires tirées de la topique du Basilikos logos : c’est pourquoi Marc Reydellet insiste sur l’unité de la vision poétique de Fortunat et donc de son langage, ce qui serait une contrepartie de l’unité de sa vision organique de la société où la royauté occupe le centre d’un réseau de relations sociales, et sans doute aussi, le centre du cosmos81. Les évêques, porteurs de la lumière Et pourtant, les évêques ne sont pas loués seulement dans leur fonction, non pas seulement en tant qu’ils sont détenteurs d’un pouvoir « terrestre » comme les rois ou les empereurs, mais aussi en tant qu’ils sont dépositaires de la lumière du Christ, c’est-à-dire en tant que successeurs des apôtres. Or justement, il est révélateur que la louange adressée aux évêques dépasse le cadre de leur propre personne pour s’étendre à leurs réalisations : ainsi Fortunat célèbre-t-il, toujours en termes lumineux, deux grandes réalisations de l’évêque 77

Carm. IX, 1, v. 13-20, MGH AA IV, p. 201. Même image dans l’éloge à Charibert (VI, 2, v. 41-46) : ... Quand les siècles eurent mérité que naquît un tel roi, le jour a resplendi sur le monde avec un éclat plus grand. 79 M. Mause, Die Darstellung des Kaisers…, op. cit., p. 221. 80 B. Brennan, « The image of the Frankish Kings in the poetry of Venantius Fortunatus », dans Journal of Medieval History, 10, 1984, p. 1-11. 81 M. Reydellet, La royauté dans la littérature latine…, op. cit., p. 298-299. 78

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Félix qui sont d’une part la reconstruction de la cathédrale de Nantes et d’autre part le baptême d’un groupe de Saxons installés sur le territoire nantais le jour de Pâques82. Le premier poème, dédié à la cathédrale, met en scène la consécration de la nouvelle église par un ensemble d’évêques sous la houlette du métropolitain de Tours et cette assemblée des évêques elle-même est réputée briller de tous ses feux : Au milieu d’eux, sur le siège de Martin, l’évêque Eufronius resplendit, lui le métropolitain vénérable (Eufronius fulget metropolita sacer )[...] Ici Domnole brille de ses vertus, là Romachaire, tous deux adorateurs de Dieu par leur pouvoir sacerdotal.83

Mais plus encore, la splendeur s’étend à l’édifice lui-même qui est longuement décrit dans le poème suivant rédigé « en l’honneur des reliques de ceux qui sont enfermés à Nantes » à savoir les reliques de Pierre et de Paul, qualifiés de « splendeur des apôtres (fulgor apostolicus), eux qui sont les yeux dans le corps précieux du Christ, et leur éclat guide tous les autres membres.84 » C’est la construction même de la cathédrale, notamment l’usage du métal sur les toits85 et la taille de ses fenêtres86, qui lui permet de se transformer en véritable vaisseau de lumière lorsqu’elle est inondée de soleil ou même éclairée par la lune. Comme dans le poème célébrant la reconstruction de l’église de Saintes par l’évêque Léonce après un incendie87, Fortunat insiste sur les aspects matériels qui produisent le rayonnement de l’édifice : l’église de pierre est un reflet de la lumière du Christ que l’évêque apporte à son peuple aussi par l’intermédiaire de ses réalisations architecturales88. Mais il y a mieux encore que cette lumière toute matérielle : c’est, bien sûr, la lumière spirituelle que l’évêque divulgue par le baptême qui est d’autant plus précieux qu’il permet d’arracher les païens aux ténèbres de la nuit. C’est la raison pour laquelle Fortunat envoie à Félix un long poème de louange à l’occasion de la fête de Pâques : ce poème de 110 vers célèbre le retour de la lumière du monde après la nuit de Pâques au travers du thème de la renaissance de la nature qui

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Carm. III, 6-7 et 9. Carm. III, 6, v. 19-20 et 27-28. Ibid., v. 21-22 : Hi radiant oculi pretioso in corpore Christi lumine qui proprio cetera membra regunt. Ibid., v. 41-42 : Fulgorem astrorum meditantur tecta metallo et splendore suo culmina sidus habent. Ibid., v. 47-48 : Tota rapit radios patulis oculata fenestris et quod mireris hic foris intus habes. Carm. I, 15, v. 45-65. J.W. George, « Venantius Fortunatus... », op. cit., p. 73.

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fait écho à la résurrection du Sauveur. Ici, le personnage de l’évêque Félix n’apparaît qu’à la fin du poème, aux vers 89-110 qui mettent en relation le baptême – passage de la mort à la vie – avec la fête de Pâques : Une armée sort des ondes claires, éclatante de blancheur et lave son antique péché dans un fleuve nouveau. Un vêtement également éclatant de blancheur distingue les âmes resplendissantes et le pasteur se fait une joie de voir son troupeau couleur de neige. L’évêque Félix, qui veut rendre à son seigneur le double de ses talents89, s’adjoint comme participant à cette œuvre de rachat. (Additur hac Felix consors mercede sacerdos/ qui dare vult Domino dupla talenta suo).90

À travers tout le poème, c’est le Christ qui est à l’origine du renouveau de la lumière et c’est par son action de bon pasteur, par ses œuvres spirituelles que l’évêque Félix participe de cette lumière, s’y associe comme consors du Christ lui-même. On voit bien là tout ce qui sépare cette conception du rôle de l’évêque de la traditionnelle louange adressée aux grands de ce monde : les évêques participent de la lumière véritable, de la lumière du Christ non seulement par leur fonction, mais par leurs œuvres et avant tout, par leurs œuvres d’évangélisateur et de guide du troupeau, ce pour quoi ils peuvent être caractérisés comme « lumière » guidant les peuples. Saint Martin, phare de l’humanité En effet, une lecture attentive de tous les termes lumineux employés par Venance Fortunat montre qu’il existe au moins une image qui ne s’applique qu’à l’épiscopat et même quasi exclusivement aux apôtres ou aux évêques qui peuvent être reconnus comme les plus éminents : c’est l’image du phare (pharus), destiné à illuminer les ténèbres et à montrer la voie à ceux qui s’égarent, terme qui s’applique d’abord à saint Martin lui-même, à la fois dans la Vita en vers et aussi dans un poème destiné au roi Childebert et à la reine Brunehaut pour célébrer la fête de ce même Martin. Les deux expressions se recouvrent d’ailleurs partiellement ; on trouve le passage de la Vie de saint Martin au tout début du livre I, c’est-à-dire comme chute de la protestation d’humilité et d’incompétence du rédacteur :

89 90

Matth. 25, 19. Carm. III, 9, v. 91-96.

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lumière et pouvoir dans le haut moyen Âge occidental Dans ces conditions, serai-je digne de retracer d’une main tremblante la geste de Martin, originaire de Panonnie, où brille la ville florissante de Sabaria et ma langue saura-t-elle le célébrer ? Il n’a pas besoin de mon obscurité, car il resplendit de lumière, puissant fanal des Gaules dont la lueur s’étend jusqu’aux Indes (quia luce coruscans, gallica celsa pharus, fulgorem extendit ad Indos).91

Le poème adressé à Childebert donne aux vers 5-10, toujours à propos de saint Martin : C’est lui qui semblable à un phare élevé, lance ses feux jusqu’aux Indes (qui velut alta pharus lumen pertendit ad Indos) que l’Espagnol aime, ainsi que le Maure, le Perse et le Breton ; qui est tour à tour en Orient et en Occident, au Midi et au Septentrion, honorant ainsi tous les peuples de la terre.92

Cette image du « phare » ne provient ni de Sulpice Sévère qui n’emploie jamais ce terme, ni des panégyriques latins qui ne le connaissent pas. Il n’est pas non plus employé dans les autres vies de saints rédigées par Fortunat93. C’est de toutes façons un terme assez rare94, et il est évident qu’il n’est pas choisi au hasard : on comprend aisément en quoi il définit mieux que tous les autres symboles lumineux la personne de l’apôtre dont le Christ a dit qu’il était « une lumière qui devait être placée sur le candélabre ». Fortunat a également recours au candélabre pour signifier la lumière de la foi diffusée par les apôtres et les évêques, dans le poème célébrant le baptême des Juifs par l’évêque Avit de Clermont, c’est-à-dire dans un contexte de conversion : Ô Christ, [...] vous fécondez d’une claire lumière les cœurs des prophètes, afin que, parmi les peuples, leurs saintes entrailles donnent naissance à la foi. Ils sont placés sur le candélabre ; leur bouche lance l’éclair qui fait briller et resplendir la sainte demeure du feu de la vérité (ut populis generent viscera santa fidem/ super candelabrum positi, quorum ore corusco) et, comme l’œil de notre tête dirige nos membres, qu’ainsi les soins miséricordieux du Pasteur gouvernent les brebis.95

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Vita Martini I, v. 45-49, p. 8. Carm. X, VII, MGH AA IV, p. 239. 93 On trouve une autre occurrence du phare comme élément de la cour céleste, dans un fragment : « in laudem Mariae », MGH AA IV, p. 376, v. 212 : ... ara dei adsurgens, luminis alta pharos. 94 Dans la langue latine classique, une seule occurrence relevée par L. Delatte et al., Dictionnaire fréquentiel de la langue latine, Louvain, 1981. 95 Carm. V, 5b, p. 20, v. 5-10. 92

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À la fin du même poème, Fortunat décrit l’évêque Avit, l’œuvre de conversion accomplie, « rayonnant entre les candélabres » (inter candelabros radiabat96), en ce jour de fête où non seulement toute l’église, mais aussi toute la ville est illuminée par les cierges. Enfin, la dernière occurrence du phare chez Fortunat s’applique à Grégoire de Tours lui-même, dans une petite pièce intitulée  : « À Grégoire pour le saluer » et qui commence ainsi : Éminent père de la patrie, sommité de la nation, brillante illustration de votre race, tête de la Touraine, flambeau venu des contrées d’Auvergne pour notre bonheur, vous qui vous répandez par la parole tel un phare illuminant les peuples... (qui inlustrans populos spargeris ore pharus).97

Le phare, comme le candélabre dont les occurrences ne sont pas non plus très nombreuses dans l’œuvre de Fortunat98, semble donc être une image spécifiquement destinée à désigner la lumière de la foi, la lumière de l’Esprit Saint qui habite les apôtres et les évêques qui font œuvre d’évangélisateur. La lumière de la cour céleste Cette lumière, la lumière de la foi, est évidemment d’une autre nature que celle qui inonde la littérature des panégyriques : elle est un reflet de la cour céleste, comme le montre la description extraordinaire du paradis par Fortunat dans son poème à la louange de la virginité99, mais aussi dans un passage de la vie de saint Martin100. Pour Fortunat en effet, le paradis et en particulier la cour céleste, l’entourage direct du Christ, n’est pas un jardin101 mais un palais resplendissant de pierreries, tel qu’il le décrit dans le poème Ad virgines : Là sont des palais bâtis en pierre de chrysolithe, et la porte reçoit le vert reflet de ses montants d’émeraude. Le seuil resplendit de l’éclat jaspé des sardoines et un bandeau d’hyacinthes fait le tour de la demeure. La toiture

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Ibid., v. 125, p. 25. Carm. VIII, 15, v. 1-4, p. 157. 98 La seule autre occurrence se trouve en IX, 2, v. 118, au sujet des enfants décédés de Chilpéric et Frédégonde qui sont décrits dans leur séjour du paradis : Là ils se tiennent devant Dieu comme des vases d’or, ou comme des lampes magnifiques posées sur des candélabres. 99 De virginitate VIII, 3, p. 129 s. et Ad virgines VIII, 4, p. 146 s. 100 Vita Mart. III, v. 459 s., p. 69. 101 Sur le jardin comme image du paradis chez Venance Fortunat, A. Rolet, « L’arcadie chrétienne de Venance Fortunat. Un projet culturel, spirituel et social dans la Gaule mérovingienne », dans Médiévales, 31, 1996, p. 109-128. 97

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lumière et pouvoir dans le haut moyen Âge occidental scintille de l’éclat de l’or102, dans la salle un peuple vêtu d’or étincelle et, en compagnie de son Roi plein de bonté, une foule jette des éclats éblouissants.103

Fortunat est le premier à peindre le paradis avec un si grand luxe de détail104 : toute la cité céleste rayonne de la présence du Christ, décrit comme le Roi de gloire dans les habits de l’empereur romain, à peu près tels que le poète avait pu les admirer sur les mosaïques de San Vitale de Ravenne105, et d’une débauche de pierres précieuses qu’il faut comprendre dans un sens exégétique puisque ce sont les pierres définies comme les ornements des remparts de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse106. Ici, il faut remarquer que, si Fortunat passe pour le porte-parole d’une « véritable royauté chrétienne pour qui la terre est un reflet du ciel et la royauté terrestre une image de la royauté de Dieu qui sera révélée aux élus » selon les termes de Marc Reydellet107, il n’existe pas de description du roi susceptible de rivaliser avec celle du Christ malgré la multiplication des métaphores solaires et l’amplification liée au genre du panégyrique. C’est le Christ qui revêt la pourpre et rayonne avec les attributs de la royauté, non pas l’inverse. La lumière céleste des pierres précieuses, qui existent pourtant bien sur cette terre, est réservée par Fortunat non pas aux rois et à la cour royale, mais aux apôtres – ou aux objets du culte comme la pixide réalisée par les soins de l’évêque Félix de Nantes108 – et notamment, une fois encore, à saint Martin, l’apôtre par excellence, dans un passage repris des dialogues de Sulpice Sévère109 mais considérablement amplifié, où Fortunat rapporte un prodige dont l’ancien préfet Arborius a été témoin110 : il a vu durant la célébration du saint mystère les mains de Martin couvertes de joyaux et a même entendu le cliquetis des pierreries. 102 Aurea texta micant : on peut mettre cet élément en relation avec la description des églises nouvellement consacrées par Léonce de Bordeaux et Félix de Nantes, dont les toits renvoient la lumière : la demeure du Christ se reflète sur terre dans l’église de pierre et non pas dans le palais du roi. 103 Ad virgines VIII, 4, v. 17-22, p. 147. 104 M. Reydellet, La royauté dans la littérature latine…, op. cit., p. 344. 105 Vita Mart. III, v. 463-472. 106 Ap. 21, 18-22 qui énumère les 12 pierres précieuses qui rehaussent les remparts. Sur ce point, Ch.  Meier, Gemma spiritalis. Methode und Gebrauch der Edelsteinallegorese von frühen Christentum bis ins 18. Jahrhundert, Munich, 1977, p. 121 s. 107 La royauté dans la littérature latine…, op. cit., p. 344. 108 Carm. III, 20, p. 118. 109 Sulpice Sévère, Dialogues, 3, 10, 6 ; voir la note 41 p. 160 de l’éd. de S. Quesnel. 110 Vita Mart. IV, v. 305-330, p. 85-86.

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Fortunat développe alors l’idée selon laquelle Martin est tout entier révêtu « d’une tunique (tunica) de joyaux, [...] d’un manteau (palla) à la texture flamboyante, dont la trame est faite de topaze mordorée et la chaîne de jaspe, cette tunique merveilleuse où courent des diamants en guise de brins de laine.111 » On reconnaît bien sûr dans cette tunica et cette palla le manteau que saint Martin a donné au pauvre, c’est-à-dire au Christ. Enfin, sans doute faut-il voir en Venance Fortunat un des derniers représentants de la littérature latine qui s’est développée entre le Ve et le VIIe siècle en Gaule et en Italie, très souvent décriée comme ampoulée et inutilement précieuse : or cette préciosité n’est pas vide de sens, au contraire, elle assume une fonction particulière de communication en délimitant le cercle des élites cultivées, garantes tout à la fois de l’excellence de la latinité et de la morale chrétienne, et en développant une véritable esthétique de l’ornement qui fait rayonner la lumière dans le texte même112. C’est la raison pour laquelle il est vain de se demander ce que la cour de Chilpéric pouvait bien comprendre à la poésie de Fortunat : comme dans le panégyrique à Théodoric écrit par Ennode un siècle plus tôt, l’ensemble des poèmes à la louange de la famille royale franque est un moyen d’inclure la royauté franque à l’intérieur du cercle des garants de la survie non seulement de la romanité mais aussi de l’orthodoxie catholique. À ce titre, une des fonctions premières de cette poésie précieuse – dont la plupart des auteurs sont des évêques – est de faire rayonner la lumière du Christ en retravaillant sans cesse la matière littéraire léguée par les siècles précédents, comme le fait par exemple Fortunat lorsqu’il réécrit la Vie de saint Martin. De tout ceci il faut conclure que l’utilisation de la topique de la lumière n’a pas la même fonction suivant qu’on l’utilise dans l’éloge d’un roi ou dans l’éloge d’un évêque-apôtre, car le vocabulaire de la lumière fonctionne sur deux registres différents : la lumière céleste, celle qui vient du Christ et est diffusée par les apôtres est d’une autre nature que la lumière de la gloire terrestre qui caractérise les rois et les empereurs. Si les évêques, parce qu’ils sont des personnages qui remplissent un rôle éminent dans le gouvernement de la cité et parce qu’ils sont issus de l’aristocratie naturellement appelée à gouverner, peuvent 111

Ibid., v. 321-324. J’emprunte ces idées à St. Gioanni, « Communication et préciosité : le Sermo épistolaire de Sidoine Apollinaire à Avit de Vienne », dans Communicazione e ricezione del documento cristiano in epoca tardoantica (Studia Ephemeridis Augustianum 90), Rome, 2004, p. 515-544. 112

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participer de cette lumière terrestre et recevoir des louanges et des qualifications issues de la littérature panégyriques traditionnelles comme on l’a vu, ils sont seuls à participer de la lumière du Christ, eux seuls sont les « phares » et la lumière véritable. Ils le sont d’autant plus, ou d’autant mieux, qu’ils remplissent complètement leur rôle d’évangélisateur et procèdent à des conversions comme Félix de Nantes. C’est justement ce qui va changer avec la période carolingienne où le roi va concentrer toutes les topiques lumineuses autour de sa personne, révélant ainsi son « double ministère » : il doit faire régner le consensus dont il est une émanation « brillante » et il doit porter la lumière du christianisme chez les peuples païens. Éloge du roi carolingien : phare de l’Europe, lumière des Francs Pour montrer un aspect de ce changement, il faut s’en tenir aux mêmes types de textes, c’est-à-dire aux « discours d’éloges », même s’ils n’existent plus tout à fait sous la forme du Basilikos logos à l’antique113, mais prennent plus souvent la forme du «  panégyrique épique » : Peter Godman a bien montré ce qui faisait la particularité de cette littérature de cour qui s’est épanouie essentiellement sous Charlemagne et Louis le Pieux114. Charlemagne, « phare de l’Europe » Le document le plus intéressant pour notre propos, dans la mesure où il réutilise une bonne partie de l’héritage de Venance Fortunat, est un texte sans doute fragmentaire, qui est daté de la fin du VIIIe siècle ou des premières années du IXe, dont l’auteur est anonyme mais participait à coup sûr au cercle de la cour aixoise de Charlemagne115, texte connu sous les noms de Karolus Magnus et Leo Papa, ou encore « épopée de Paderborn »116. 113 Fr. Bittner, Studien zum Herrscherlob in der mittellateinischen Dichtung, Diss. Würburg, 1962, a bien montré que l’évolution de la technique rhétorique n’a guère évolué dans le cadre de la poésie métrique qui doit respecter des contraintes assez rigides. 114 P. Godman, Poetry of the Carolingian Renaissance, Londres, 1984, p. 74. 115 Sur ce texte et tous les problèmes qu‘il soulève, voir D. Schaller, « Das Aachener Epos für Karl den Kaiser », dans Frühmittelalterliche Studien, 10, 1976, p. 134-168 et Ch. Ratkowitsch, Karolus Magnus – alter Aeneas, alter Martinus, alter Iustinus : zu Intention und Datierung des « Aachener Karlsepos », Vienne, 1997. 116 H. Beumann, Fr. Brünhölzl et W. Winckelmann (éd.), Karolus Magnus et Leo papa. Ein Paderborner Epos vom Jahre 799 (Studien und Quellen zur westfälischen Geschichte, 8), Paderborn, 1966.

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Cette épopée se compose de 536 vers qu’on peut répartir en plusieurs grandes parties  : le début célèbre la construction d’Aix-laChapelle, nouvelle Rome, car Charlemagne est célébré, à grand renfort d’utilisation de Virgile, comme le nouvel Énée. Cette description de la cité est suivie d’une description du breuil et du départ à la chasse de la cour franque, à la tête de laquelle se déploie toute la famille de Charles. Cette chasse est narrée sur le mode de la « chasse poétique », chasse héroïque et collective, toujours inspirée de l’Énéide, durant laquelle Charles le héros terrasse un monstrueux sanglier noir dont la connotation démoniaque ne fait pas de doute. Dans le même temps, le pape Léon est fait prisonnier par ses ennemis à Rome, horriblement mutilé (on lui coupe la langue et on lui crève les yeux) et miraculeusement guéri : Charles apprend tout cela par un rêve et dépêche ses émissaires à la rescousse du pape Léon. Les Francs reviennent avec le pape à Paderborn où Charles et sa cour le reçoivent avec les plus grands honneurs. Si cet ensemble est largement inspiré de l’Énéide de Virgile, il fait aussi usage de diverses pièces de Venance Fortunat, entre autres emprunts117. Le début est directement repris de la métaphore du navire118 qui dans la Vita Martini de Fortunat représente le récit que le poète s’efforce de faire naviguer : Un doux vent venant de l’Orient gonfle les voiles rapides avec un faible tremblement. Maintenant, il me pousse là où brille de tous ses feux le phare élevé de l’Europe : là où le roi Charles répand son nom splendide jusqu’aux étoiles (Europae celsa pharus cum luce coruscat,/ Spargit ad astra suum Karolus rex nomen opimum.) Le soleil brille de ses rayons : ainsi David, par la grande lumière de sa pietas, illumine la terre (Sol nitet ecce suis radiis : sic denique David/ Inlustrat magno pietatis lumine terras).119

Charlemagne a donc pris la place de l’apôtre Martin dans le rôle du « phare » destiné à illuminer les peuples, compris comme l’ensemble de l’Europe cette fois. Cette dimension européenne est à nouveau présente dans la seconde mention de Charlemagne comme 117 J. Schwind, « Similienapparat zum Text von ‘De Karolo rege et Leone papa’ », dans W. Hentze (éd.), De Karolo rege et Leone papa (Studien und Quellen zur westfälischen Geschichte, 36) Paderborn, 1999, p. 145-155. 118 Les poètes romains classiques avaient déjà coutume de comparer la rédaction d’une œuvre à une traversée maritime et ces métaphores liées à la navigation sont restées extrêmement répandues jusqu’à l’époque carolingienne, cf. E.R.  Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, 1991, p. 219-221, qui donne de nombreux exemples carolingiens, note 1, p. 221. 119 Karol. Magn., v. 11-15, p. 60.

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« phare », lorsqu’il sort de son palais pour prendre la tête de la chasse royale : « Il apparaît enfin, entouré d’une suite nombreuse, le vénérable phare de l’Europe sort à l’air libre (Egreditur tandem; circum stipante caterva,/ Europae veneranda pharus se prodit ad auram).120 » Cette « chasse poétique » à laquelle Peter Godman a consacré tout un article121 a été décrite comme « le prototype héroïque de la chasse collective ». Charlemagne, figure centrale du rituel impérial, accomplit la performance héroïque de terrasser le sanglier, ce que Godman interprète comme le souvenir de l’ancienne tradition de prouesse réalisée par le roi idéal, tout en reconnaissant que le sanglier a ici une connotation démoniaque122. En effet, l’essentiel de ce passage est inspiré du livre III de la Vita Martini de Venance Fortunat, qui brode sur deux lignes de Sulpice Sévère, pour montrer que Martin protège de sa puissance les plus petits animaux de la Création en sauvant un lièvre pourchassé par des chiens auxquels il ordonne de reculer. Ici, Charlemagne au contraire joue le rôle du chasseur et accomplit la dernière partie de la scène de chasse – sous le regard de ses enfants – en mettant à mort le sanglier. La comparaison entre les deux textes ne relève donc que de l’usage des figures littéraires et pas du tout du contenu. Car si on peut dire que Charlemagne est un nouveau Martin comme la métaphore du phare nous y autorise, c’est justement parce qu’il terrasse le sanglier qui représente, très probablement, les païens, et sans doute plus précisément dans le contexte de Paderborn à la fin du VIIIe ou même encore au début du IXe siècle, les Saxons, que Charlemagne a contraint à embrasser la vraie foi « par le glaive ». Cependant, comme pour tous les animaux, la symbolique du sanglier est ambivalente et son usage dans la littérature n’est pas univoque123 : il est en effet crédité d’une grande bravoure et représente la fierté et l’âpreté au combat qui en font un bon «  animal totémique », ainsi que l’atteste la racine Eber- qui est présente dans de nombreux noms germaniques. Il n’en reste pas moins que dans la

120

Ibid., v. 168-169, p. 70. P.  Godman, « The Poetic Hunt. From Saint Martin to Charlemagne’s heir », dans R. Collins et P. Godman (ed.), Charlemagne’s Heir. New Perspectives on the Reign of Louis the Pious, Oxford, 1990, p. 565-589. 122 Ibid., p. 585. Sur l’importance de la chasse pour la royauté franque, R. Le Jan, « Le don et le produit sauvage », dans Femmes, pouvoirs et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 119-131. 123 J. Berlioz et M.-A. Polo de Beaulieu (éd.), L’animal exemplaire au Moyen Âge (Ve-XVe s.), Rennes, 1999. 121

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culture chrétienne, et notamment par référence à la Bible, le sanglier est un animal franchement déprécié124. La seule occurrence dans laquelle il apparaît, dans l’Ancien Testament, au psaume 79, 14, le montre dévorant la vigne du Seigneur. Tous les commentaires qu’on trouve de ce verset, depuis Augustin125 jusqu’à Hraban Maur126, assimile le sanglier à la férocité, à l’orgueil, mais aussi aux païens qui ont détruit le royaume d’Israël, c’est-à-dire la vigne du Seigneur127. Charlemagne est donc le nouveau Martin, mais il n’est pas seulement cela : on trouve en effet dans la suite du Karolus magnus, un long développement qui compare Charles au soleil radieux, et lui donne l’avantage : Le soleil brille de ses rayons : ainsi David, par la grande lumière de sa pietas, illumine la terre. Pourtant quelque chose les sépare et leur existence se déroule selon un rythme différent : car parfois, de lourds nuages de pluie voilent le soleil, alors qu’aucune tempête ne peut affecter [le roi] ; le soleil brille de sa lumière durant les 12 heures du jour : lui au contraire conserve sa lumière, astre perpétuel (iste suam aeterno conservat sidere lucem). Il brille dans la paix sereine, il déborde de pietas et sa lumière ne connaît pas de déclin. Son visage rayonne d’une expression joyeuse ; en tout temps brille son front serein et par la lumière éternelle de sa pietas il surpasse Phoebus, répandant son nom d’un bout à l’autre de l’univers (Vultu hilari, ore nitet, semper quoque fronte serena/ Fulget et aeterno pietatis lumine Phoebum/ Vincit, ab occasu dispergens nomen in ortum).128

On retrouve ici les éléments traditionnels du Basilikos logos, repris pour la plupart des panégyriques et de la Vie de saint Martin de Venance Fortunat129 : le roi est un astre plus puissant que le soleil car sa lumière est pérenne ; comme l’ensemble des panégyriques, le texte met l’accent sur l’universalité de la gloire du roi et sur le consensus, caracté-

124

M. Thiebaux, « The Mouth of the Boar as a Symbol in Medieval Literature », dans Romance Philology, 22, 1968-1969, p. 281-299, ici p. 288. 125 Augustin, Ennarationes in psalmos LXXIX, 11, CCLSL XXXIX, Turnhout, 1990, p. 1116. 126 Hraban Maur, De universo, VII, Migne, PL 111, col. 207. 127 Dans le contexte de la lutte contre les Slaves, Thietmar de Mersebourg mentionne également un sanglier emblématique d’un lieu de culte païen, voir chapitre XVI du présent ouvrage. 128 Karol. Magn., v. 14-26, p. 60. 129 P. Godman, Poets and Emperors: Frankish politics and Carolingian Poetry, Oxford, 1987, p. 84, estime que Charles n’est pas ici comparé au soleil dans la tradition encomiastique antique, mais pour souligner les insuffisances de la nature : il me semble au contraire que l’image solaire du roi-empereur source d’illumination constante, contrairement au soleil qui se couche chaque jour, est un thème tout à fait traditionnel dans la littérature latine. Voir par exemple le panégyrique à Constance, cité plus haut.

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risé ici par la redondance du terme pietas, qui nous rappelle qu’elle est une des vertus caractéristiques du souverain130. Ce passage se termine néanmoins sur une invention de l’auteur, qui tient du jeu de mot et de l’étymologie, lorsqu’il postule que Charles porte la lumière dans son nom : Charles est puissant par son génie, sage et modeste Insigne dans l’étude, resplendissant de sagacité Et c’est pourquoi il a acquis le nom de Charles en ce monde car il est la lumière chère au peuple et la sagesse de la terre (Nomen et hoc merito Karolus sortitur in orbe/ Haec cara est populis lux et sapientia terris).131

Rechercher l’étymologie – souvent fantaisiste – du nom des rois francs est assez traditionnel comme on le voit par exemple dans le poème de Fortunat à Chilpéric où il est dit que Chilpéric signifie adiutor fortis en langue barbare et que ses parents ne l’ont pas appelé ainsi en vain. Le rapprochement de Carolus avec cara lux est cependant d’un autre ordre, dans la mesure où l’auteur glose en termes latins un nom d’origine germanique, sans doute tout à fait consciemment, raison pour laquelle je vois derrière cette « manipulation » un jeu de mots plus qu’une croyance profonde dans le sens de la dénomination132. Il n’en reste pas moins qu’ainsi Charles est devenu la « chère lumière », ou plutôt la « lumière chère au peuple », c’est-à-dire celle qui, comme le soleil, est indispensable à la vie. La cour franque, reflet de la cour céleste Enfin, le dernier élément resplendissant de la cour de Charlemagne est représenté par l’ensemble des femmes, la reine Luitgard et toutes les filles de Charlemagne qui prennent part à la chasse en tenue d’apparat. Ce cortège est très longuement décrit du vers 172 au vers 268 et représente l’exemple le plus développé d’éloge des femmes écrit par un contemporain de Charlemagne133. Toute la famille 130

Pietas – avec felicitas – est la vertu la plus souvent mentionnée dans les panégyriques latins, voir M.-Cl. L’Huillier, L’empire des mots…, op. cit., p. 346. Pour l’époque carolingienne, cf. Ph. Depreux, « La pietas comme principe de gouvernement d’après le Poème sur Louis le Pieux d’Ermold le Noir », dans J. Hill et M. Swan (eds.), The Community, the Family and the Saint: Patterns of power in early Medieval Europe, Turnhout, 1998, p. 201-224. 131 Karol. Magn., v. 53-56, p. 62. 132 Sur ce jeu de mots, G. Silagi, « Karolus – cara lux », dans Deutsches Archiv, 37, 1981, p. 786-791. 133 P. Godman, « The Poetic Hunt »…, op. cit., p. 578.

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royale est montrée resplendissante, non seulement de beauté faite de la peau la plus blanche et des cheveux les plus blonds, mais surtout de joyaux et de tissus précieux. Ici aussi, c’est Venance Fortunat qui est mis à contribution : non pas dans les discours d’éloge qu’il a composés pour les reines et les princesses mérovingiennes, ni même dans la Vie de saint Martin, mais dans le poème à la Vierge dans lequel Fortunat décrit la cour céleste134. L’auteur du Karolus Magnus distribue les pierres précieuses qui sont les ornements de la cité céleste de l’Apocalypse entre la femme et les filles de Charlemagne en s’appuyant sur la liste donnée par Fortunat dans le portrait qu’il dresse de la vierge idéale, la fiancée du Christ attendant son époux135. L’ensemble des joyaux, outre l’or, omniprésent, qui renvoie l’éclat du soleil, est constitué d’une majorité de pierres vertes en particulier le béryl (une sorte d’aigue-marine) attribué à Liutgard, mais aussi la chrysolithe, c’est-à-dire la topaze136, pour Berthe et l’émeraude « venue de pays lointains » pour Théodrade. Cette coloration verte met l’accent sur la vision proprement paradisiaque de cette suite, car le vert est la couleur qui représente la vie éternelle137, par allusion au vert éternel du paradis. On retrouve par exemple cette même coloration verte dominante dans le passage de la Vie de saint Martin cité plus haut, où Arborius voit la main de Martin couverte de pierreries. Ainsi la famille royale brille-t-elle d’un éclat qui n’est pas de ce monde : la lumière sert ici non seulement à magnifier la dynastie carolingienne, mais surtout à faire de la cour de Charles un reflet de la cour céleste, épousant sur ce plan les correspondances établies par les laudes royales ainsi que l’a expliqué Ernst Kantorowicz : le roi en tant que Christus Domini est lié au groupe des anges et des archanges intercesseurs, le pape à celui des apôtres, l’armée aux martyrs, et la reine, quand elle est acclamée, au chœur des vierges138. Ici, l’auteur va plus loin encore puisque, au-delà de la reine, il englobe toutes les princesses qu’il qualifie, conformément aux vers de Fortunat sur les vierges du paradis, de virgineos choros139.

134

V. Fortunat, De virginitate VIII, 3, v. 263-278. P. Godman, « The Poetic Hunt », op. cit., p. 581-582, qui étudie ce passage en détail. 136 La topaze, normalement une pierre aux couleurs changeantes, est aussi comptée au nombre des pierres vertes, cf. Ch. Meier, Gemma spiritalis…, op. cit., p. 153. 137 Ibid. 138 E.  Kantorowicz, Laudes Regiae. A Study in Liturgical Acclamations and Medieval Ruler Worship, Berkeley-Los Angeles, 1958, p. 62. 139 Karol. Magn., v. 219 et V. Fortunat, Carm. IV, v. 96. 135

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La constitution d’un empire chrétien et les efforts de Charlemagne pour propager la foi chez les peuples païens font donc du roi carolingien une personne d’où émane la lumière qui n’est pas seulement celle des panégyriques antiques, mais qui est aussi celle du Christ. La réutilisation par les auteurs carolingiens de textes comme ceux de Venance Fortunat montre que le déplacement des métaphores lumineuses des apôtres vers la personne du roi est parfaitement consciente et fait pleinement sens : il ne s’agit pas de formules creuses destinées à flatter le souverain, mais de la construction d’une idéologie qui puise ses images à la fois dans la tradition antique et dans la littérature chrétienne pour proposer un nouveau modèle politique dont la figure culmine sous le règne de Louis le Pieux. Louis le Pieux, « lumière des Francs » La continuité de l’empire unifié autour du seul descendant survivant de Charlemagne ne change pas fondamentalement mais renforce plutôt les conceptions qui font de l’empereur le responsable du Salut de son peuple et le chef de la mission vers les peuples païens140. Même si la tonalité de la cour de Louis le Pieux semble différente de celle de son père, il ne fait pas de doute que l’entourage du roi, le palais, participent toujours de la gloire et du faste normalement attachés à un grand souverain. De même, la poésie et les discours d’éloge véhiculent toujours l’image de la splendeur et du rayonnement de celui qui apparaît comme un des chefs de la chrétienté. Cependant, si on s’en tient aux discours qui relèvent vraiment du panégyrique, essentiellement le poème au roi Louis d’Ermold le Noir et le De imagine Tetrici de Walafrid Strabon, on observe que les qualificatifs et les tournures qui se rapportent à la lumière se trouvent presque toujours dans un contexte religieux. Ermold le Noir, dont l’identité reste jusqu’à présent bien mystérieuse141, est un bon exemple de l’utilisation de thèmes « solaires »

140 Sur l’ensemble du règne de Louis, la synthèse classique reste celle de K.F.  Werner, « Hludowicus augustus – gouverner l’empire chrétien – Idées et réalités », dans Charlemagne’s heir…, op. cit., p.  3-123. On lira une utile mise au point sur l’ensemble des travaux concernant le règne de Louis le Pieux dans Ph. Depreux, « Louis le Pieux reconsidéré ? À propos des travaux récents consacrés à «l’héritier de Charlemagne» et à son règne », dans Francia, 21/1, 1994, p. 181-212. Voir désormais l’ouvrage de M. de Jong, The Penitential State: Authority and atonement in the age of Louis the Pious (814-840), Cambridge, 2010. 141 Fr.  Brünhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, t.  II  : De la fin de l’époque carolingienne à la fin du XIe siècle, Louvain-la-Neuve, 1996, p. 144-148.

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traditionnels dans le panégyrique latin : ainsi dans l’Épître au roi Pépin, alors que le poète envoie sa muse Thalie auprès du roi pour se plaindre de son exil, celle-ci s’inquiète de savoir comment elle le reconnaîtra : Peut-être veux-tu savoir Thalie, à quoi le reconnaître : il se révélera de lui-même. De même que Phoebus illumine la terre de ses rayons, de même que de sa flamme il disperse tous les nuages, annonçant la joie aux arbres, aux moissons, au vaisseau du navigateur : de même l’apparition du roi est un bonheur pour son peuple.142

On retrouve là une image inscrite dans la littérature panégyrique depuis le premier siècle, image célébrant le roi comme le soleil au milieu de son peuple143. Toutefois c’est dans le poème en l’honneur de Louis qu’Ermold met directement en relation le Christ, le soleil et l’empereur dès les premiers vers de la dédicace dont l’argument peut se résumer ainsi144 : le Christ est la lumière du monde, la lumière éternelle et le vrai soleil de justice145 et l’empereur dispense cette lumière divine à l’égal du soleil, comme on le voit notamment dans les derniers vers de la dédicace : Écoute-moi, Christ, si je te prie de m’inspirer des vers pour prix desquels la bonté de l’empereur mette une fin miséricordieuse à mon exil – l’empereur qui, du haut de son trône, relève les malheureux, pardonne aux coupables et, l’égal du soleil, répand ses rayons dans l’immensité (Spargit in immensum clari vice lumina solis ).146

Il est très probable que le poème au roi Louis, apparemment assez décousu, réutilise une partie des éléments et de la structure du Karolus Magnus et Leo Papa : il se présente comme un ensemble de chapitres très peu reliés entre eux, décrivant un certain nombre d’actions glorieuses de Louis le Pieux sans que l’auteur ait ménagé d’autre lien entre les épisodes que la présence permanente du souverain qui est le seul fil directeur du récit. Comme l’auteur du Karolus Magnus, la poésie d’Ermold se fonde en bonne partie sur Virgile et sur la réutilisation de Venance Fortunat147. Et pourtant, la lecture attentive des plus de 2 600 vers que compte le poème montre que seules quelques Ière Epître au roi Pépin, v. 27-32, E. Faral (éd. et trad.), Paris, 1932, p. 204-205. P. Godman, Poetry of the Carolingian Renaissance…, op. cit., p. 250-255. 144 Poème en l’honneur du roi Louis, v. 1-27, E. Faral (éd. et trad.), Paris, 1932, p. 2-5. 145 Ibid., v. 17-19 : Limina siderei potius peto luminis, ut sol/ Verus iustitiae dignetur dona precatu/ Dedere. 146 Ibid., v. 23-27. 147 Sur la parenté du Poème au roi Louis et du Karolus Magnus et Leo papa, cf. P. Godman, « Louis the Pious and his poets », dans Frühmittelalterliche Studien, 19, 1985, p. 239-289. 142 143

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scènes de ce long panégyrique font appel au vocabulaire de la lumière, et que cette dernière est toujours mise en relation avec la vocation de Louis à étendre ou à défendre la chrétienté. L’éclat même de l’empereur résulte, comme dans le Karolus Magnus, non seulement de son vêtement radieux mais surtout de sa piété ; ainsi apparaît-il lors de la rencontre avec le pape Étienne IV qui le couronne empereur en 816 : « L’empereur lui-même, au milieu d’eux, étincelle de pierres précieuses et d’or et, malgré l’éclat de son vêtement, rayonne encore plus par sa piété.148 » On retrouve une partie de ce même vers149 dans la longue description du baptême du roi Harald de Danemark et de sa famille au palais royal d’Ingelheim, passage qui concentre l’essentiel des mentions se rapportant au faste de la cour franque répandant autour d’elle une lumière étincelante. La séquence commence par la remise des vêtements blancs aux nouveaux baptisés par leurs parrains et marraines : l’empereur Louis pour Harald, Judith son épouse pour la femme d’Harald, Lothaire, le fils aîné de l’empereur pour le fils d’Harald150. Mais elle se poursuit rapidement par la remise à toute la famille des Danois de vêtements de luxe, à la mode franque, teints de pourpre et couverts de pierreries151, sans donner lieu toutefois à une définition précise des pierres précieuses. On assiste ensuite au défilé de la famille impériale et de la cour qui se rendent d’abord à la messe, puis gagnent le banquet offert par l’empereur à ses hôtes152. Comme dans le Karolus Magnus, le jour suivant est dédié à la chasse royale, à laquelle prennent part les Danois ainsi que toute la famille impériale153. Si on reste dans la logique du Karolus Magnus, on considérera que l’ensemble du passage montre que la lumière ici diffusée par les dons de Louis et des grands de la cour franque est matériellement assimilable à la lumière du Christ. Tout ceci renvoie à une image de la cour franque qui démarque l’image de la cour céleste et participe de la

148 Poème au roi Louis, v. 866-867 : At medius Caesar gemmis auroque refulgens/ Veste licet radiat, plus pietate micat. 149 Ibid., v.  866  : gemmis auroque refulgens   ; v.  2292  : Resplendens auro nimium gemmisque refulgens, qualifiant l’un et l’autre l’empereur lui-même. 150 Ibid., v. 2234-2247. Sur cette « adoption » par le baptême de la famille danoise par la famille impériale, cf. A. Angenendt, Kaiserherrschaft und Königstaufe. Kaiser, Könige und Päpste als geistige Patrone in der abendländischen Missionsgeschichte, Berlin-New York, 1984, p. 215-223 et P. Bauduin, Le monde franc et les Vikings (VIIIe-Xe siècles), Paris, 2009, p. 123-150. 151 Poème au roi Louis, v. 2252-2279. 152 Ibid., v. 2292-2359. 153 Ibid., v. 2360-2445.

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lumière divine, sans toutefois que les références employées par Ermold soient aussi manifestes que dans celles du Karolus Magnus154. Cependant le passage le plus étonnant se trouve dans un autre extrait du poème au roi Louis, extrait qui relate le projet d’expédition des Francs en Espagne dans le but de prendre Barcelone aux Sarrasins : ce projet est âprement disputé entre les Francs qui sont présents à la cour et, pour convaincre Louis de la nécessité de cette expédition dont dépend la défense de la chrétienté, Guillaume de Toulouse s’adresse au roi en ces termes : Ô lumière des Francs, roi vénéré, rempart et gloire de ton peuple, qui surpasses tes ancêtres en mérite et talent, tu réunis harmonieusement en toi la haute bravoure et, ô grand chef, la sagesse de ton père.155

Que l’apostrophe « lumière des Francs » – dont on ne connaît pas d’autre occurrence – apparaisse dans un tel contexte montre bien que l’essence « lumineuse » de la royauté carolingienne réside dans sa capacité à défendre et étendre la chrétienté dont Dieu lui a confié la charge : si on n’est pas ici dans le domaine de la mission à proprement parler, puisqu’il s’agit moins d’aller convertir les Sarrasins que d’aller les exterminer, on est bien dans l’opposition entre la chrétienté revêtue de lumière et les non-chrétiens, habituellement assimilés aux hérétiques ou aux païens. Ainsi peut-on conclure que la poésie d’Ermold, contrairement à celle du Karolus Magnus et à celle de Venance Fortunat, ne baigne pas particulièrement dans la lumière : si Ermold connaît parfaitement l’usage des métaphores solaires pour louer le pouvoir universel et sacré de l’empereur, il ne fait pas un usage courant de ce champ lexical mais se limite à des occasions qui font apparaître l’empereur comme le champion de la foi chrétienne, particulièrement face aux païens qu’il faut soit combattre, soit convertir. C’est cette même opposition entre le dépositaire de la foi chrétienne et le roi hétérodoxe qui guide également le panégyrique écrit dans les années 829 par Walafrid Strabon et connu sous le nom de De imagine Tetrici156.

154 Confrontation des deux œuvres dans P. Godman, Poetry of the Carolingian Renaissance…, op. cit., p. 73-74. 155 Ibid., v. 174-177 : O lux Francorum, rex et pater, arma decusque/ Qui meritis patres vincit et arte tuos,/ Virtus celsa tibii et, rector, sapientia, magne,/ Concordi voto patris ab amne meant. 156 E. Dümmler, MGH Poetae Latini II, Berlin, 1884, p. 370-378.

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Louis le Pieux, nouveau Moïse Walahfrid157, un jeune moine de l’abbaye de Reichenau qui vivait alors à la cour d’Aix-la-Chapelle en tant que « précepteur » de Charles le Chauve, rédige, probablement dans le contexte politiquement assez tendu de l’année 829158, un long poème construit comme un monologue intérieur entre lui-même et son genius Scintilla, au sujet d’une statue équestre du roi Théodoric que Charlemagne avait ramenée de Ravenne en 801 et qui est longuement décrite dans les deux premières parties du poème. Dans la troisième partie du poème, Scintilla voit défiler toute la cour, conduite par l’empereur Louis, qui n’est jamais nommé par son nom, mais qui est ici acclamé comme un « nouveau Moïse » en ces termes : Puis-je te nommer autrement que le grand Moïse au milieu de cette foule Toi qui conduis le peuple des ténèbres vers la lumière, Qui construis de nouveaux temples des mœurs Et qui met à la disposition de tous les dons du Christ qui t’ont été conférés.159

Si les références aux rois de l’Ancien Testament, en particulier David et Salomon, sont monnaie courante pour désigner le roi à l’époque carolingienne, le recours à la figure de Moïse est beaucoup plus rare dans la poésie carolingienne160. En revanche, on trouve de nombreuses occurrences à Moïse dans les lettres envoyées par le pape aux rois des Francs, et ce depuis Pépin le Bref161, l’argument essentiel de ce rapprochement étant le fait que les rois carolingiens ont libéré l’Église de Rome de la « captivité » lombarde. Or dans les vers de Walahfrid, il n’est nullement question du pape et Louis est décrit non seulement comme le nouveau Moïse, mais surtout comme celui qui – comme le Christ – accomplit la promesse faite à Moïse, celui qui

157

Sur Walahfrid, Fr. Brünhölzl, Histoire de la littérature latine…, op. cit., t. II, p. 102-115. Sur les circonstances de la rédaction de ce texte, P. Godman, « Louis the Pious and his poets », op. cit., p. 274 s. 159 De imagine Tetrici, v. 100-103, p. 373 : Quem te namque vocem, nisi magnum in plebe Moysen,/ Qui populos tenebris per lumen ducis ademptis/ Qui morum nova templa struis, qui munera Christi,/ Quae conlata tibi, cunctis communia praestas. 160 H. Siemes, Beiträge zum literarischen Bild Kaiser Ludwigs des Frommen in der Karolingerzeit, Diss. Freiburg, 1966, p. 140. 161 Nombreux exemples dans E. Ewig, « Zum christlichen Königsgedanken im Frühmittelalter  », dans Id., Spätantikes und fränkisches Gallien I., Gesammelte Schriften (1952-1973), H. Atsma (éd.), Munich, 1976, p. 3-71, ici p. 44-45. 158

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conduit son peuple non pas vers la terre promise au sens propre mais vers la lumière éternelle, c’est-à-dire le paradis : Il n’était qu’une ombre, alors que tu as un corps, il dressait des tentes dans le désert et façonnait des serpents d’airain, il faisait jaillir l’eau des rochers et ramassait la manne blanche ; mais toi, gand roi, tu ériges parmi les peuples appelés au paradis des temples qui sont fondés sur des pierres sacrées, des temples dont le Père t’a confié un jour l’accomplissement.162

La connotation messianique de ce passage n’a pas échappé aux principaux commentateurs et fait de la royauté carolingienne à son apogée une royauté « des derniers temps », qui permettra l’ouverture du règne du Christ163. La longue description de la gloire de l’empereur qui mène le cortège se termine par une réplique du poète à son genius qui permet d’enchaîner sur la description de la suite du défilé qui comprend d’abord la famille impériale puis plusieurs grands personnages de la cour : Quelle suite radieuse accompagne l’illustre Moïse ! Je l’avoue, je regarde celui qui est paré d’or et de pierres précieuses, et regarde encore, et je me demande si je vois là le pieux Salomon ou David le grand, et je suis bien sûr que ce ne peut pas être Hérode, car le grand roi du Ciel ne lui permet pas de prendre part à cette gloire. Mais finalement, lorsque l’effroi a quitté mes membres, je reconnais la face cornue du Père à son rayonnement, lui à qui le fait de prendre part à la parole de Dieu a donné un tel éclat, lui qui est l’élu parmi tous les habitants de la terre.164

On assiste donc à une véritable épiphanie impériale où la lumière est définie comme la lumière céleste par opposition à la lumière de la vaine gloire qui caractérise Hérode, mais aussi Théodoric dont la description contient ces termes en tête d’une réponse de Scintilla :

162 De imagine Tetrici, v. 104-109, p. 373 : Ille umbram, tu corpus habes, heremo ille remota/ Arte tabernaclum et serpentes finxit aenos,/ De silice hausit aquam, sumens de manna pruinis :/ Tu vero in populis paradysi ad amoena vacatis/ Templa regis fundata sacris, rex magne, lapillis,/ Quorum pensa pater quondam tibi magnus adauxit. 163 H. Siemes, Beiträge zum literarischen Bild…, op. cit., p. 156 et H. Wolfram, Splendor imperii. Die Epiphanie von Tugend und Heil in Herrschaft und Reich (MIÖG, XX, 3), Graz-Cologne, 1963, p. 133-135. 164 De imagine Tetrici, v. 148-157, p. 374-375 : quae clarum sequitur pulcherrima turba Moysen !/ obstupui – fateor – gemmis auroque decorum/ et vidi et mecum volvens tum singula volvi/ an Salomona pium, an magnum Davida viderem, Herodem non esse sciens, nec talis honoris/ participem faciat caeli rex optimus illum./ percepi tandem, postquam rigor ossa reliquit,/ ora sacri cornuta patris splendore corusco,/ hunc cui fulgorem divi consortia verbi/ ediderant, qui in terrigenis mitissimus extat.

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« La cupidité rayonne de ses membres ornés d’or (Fulget avaritia exornatis aurea membris).165 » Théodoric, comme Hérode Agrippa  Ier dans la description de Rufin166 à laquelle Walahfrid fait probablement allusion167, rayonne d’une lumière néfaste : celle de l’or terrestre, synonyme de l’avaritia, c’est-à-dire de la cupidité. Ce rayonnement n’a rien à voir avec la lumière qui entoure Louis le Pieux, présentée comme surnaturelle. On est donc là encore en présence d’un texte qui décrit la splendeur du roi carolingien comme directement liée à sa fonction de guide du peuple chrétien ; à l’instar de Moïse, préfiguration du type du Christ, il est celui qui guide le peuple des ténèbres vers la lumière. Or cette identification de Louis le Pieux à Moïse n’est pas une invention de Walahfrid, mais semble avoir rencontré un écho important auprès du souverain lui-même, puisqu’on sait que Louis a été enterré à Metz dans un sarcophage antique dont un des côtés représentait la marche des Hébreux conduits dans le désert par Moïse et par sa sœur Myriam qui brandit un tambourin sur lequel figure un chrisme168. Enfin, cette image de la royauté carolingienne guide messianique de son peuple et apôtre des peuples païens de l’Europe culmine, semble-t-il, avec l’annonce de la mort de Louis le Pieux telle que la relate son biographe anonyme appelé l’Astronome : À cette époque se produisit le troisième jour après les grandes Litanies une éclipse de soleil inhabituelle : lorsque la lumière disparut, se développa une telle obscurité qu’on ne pouvait en rien la distinguer de la nuit véritable. [...] Si ce prodige appartient bien à l’ordre de la nature, il s’accomplit cependant en une fin désolante : car par là fut annoncé que la plus grande lumière parmi les mortels, qui dans la maison de Dieu était posée sur le candélabre et éclairait tout, – je veux dire l’empereur de très pieuse mémoire – serait bientôt enlevé aux choses terrestres et que le monde serait laissé par son départ dans les ténèbres de la tribulation.169

165

De imagine Tetrici, v. 60, p. 372. Rufin, Histoire ecclésiastique, II, 10, 1 s. : « ... la foule, aveuglée par l’apparition radieuse du roi, le vénère comme un dieu ; mais à cause de cette hybris il est frappé par l’ange du Seigneur et périt d’une mort subite. » Sur ce passage, cf. H. Wolfram, Splendor imperii…, op. cit., p. 80-81. 167 H. Siemes, Beiträge zum literarischen Bild…, op. cit., p. 157. 168 J.-A. Schmoll-Eisenwert, « Das Grabmal Kaiser Ludwigs des Frommen in Metz », dans Aachener Kunstblätter, 45, 1974, p. 75-96. 169 Gesta Hludowici imperatoris, E. Tremp (éd.), Hanovre, 1995 (Script. rer. Germ. in us. schol., 64), cap. 62, p. 544 : Portendebatur enim per hoc, maximum illud lumen mortalium, quod in domo Dei supra candelabrum positum omnibus lucebat – piissime recordationis imperatorem dico – maturiime rebus humanis subtrahendum, mundumque eius abscessu in tenebris tribulationum reliquendum 166

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Le thème de l’éclipse solaire annonçant la mort du souverain, qu’on retrouve aussi dans la Vita Karoli d’Eginhard170, est un motif traditionnel de la littérature antique171 et l’on peut évidemment aussi le mettre en relation avec l’éclipse qui précède la mort de Jésus sur la Croix. Néanmoins, c’est ici le thème du candélabre, directement tiré de l’évangile de Matthieu172, qui doit retenir notre attention, car il montre que la disparition de l’empereur chrétien prive le peuple de celui qui illumine l’Église de la lumière de la foi. Ainsi ce dernier récit rapporte-t-il une fois encore la fonction du roi carolingien à une nature apostolique qui est définie et célébrée en termes de lumière. Il nous faut donc conclure ici que la lumière qui caractérise la royauté de Charlemagne et celle de ses descendants n’a que peu de rapports avec la royauté solaire des empereurs romains ; si chacun fait usage de la lumière pour glorifier son pouvoir au travers des discours d’éloge, panégyriques et autres épopées, le roi carolingien est le premier à briller d’une lumière qui n’est pas celle du soleil mais qui est celle du Christ. Il semble que la raison fondamentale de cette transformation est due à la mission qui lui est confiée de convertir les peuples païens, mission qui lui permet de prendre rang parmi les apôtres dont « la lumière doit être posée sur le candélabre » : à ce titre, il partage avec les évêques la charge de la mission apostolique, roi prédicateur qui manie le glaive de la parole173 et diffuse la lumière de la vraie foi. Ainsi pouvoir royal et pouvoir épiscopal partagent-ils ce caractère rayonnant, dans une conception charismatique du pouvoir fondée sur la coopération, mais qui n’exclut pas pour autant les situations d’affrontement.

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Eginhard, Vita Karoli, cap. 32, L. Halphen (éd. et trad.), Paris, 1967, p. 89. Une liste des occurrences est donnée par l’article « Finsternisse », dans Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, vol. 2, col. 1509-1526. 172 Matth. 5, 15. 173 M. Lauwers, « Le glaive et la parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie carolingienne », dans Alcuin de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l’Europe du haut Moyen Âge, Rennes, 2004, p. 221-244. 171

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CHAPITRE II HRABAN MAUR ET L’ÉPISCOPAT DE SON TEMPS

H

raban Maur est connu surtout pour l’immensité de son œuvre, notamment exégétique et encyclopédique, et aussi comme un des plus célèbres abbés de Fulda, alors qu’il n’a été évêque qu’une dizaine d’années, tout à la fin de sa vie. Il n’en a pas moins entretenu d’étroites relations avec l’épiscopat de l’empire carolingien tout au long de sa vie, à une époque où les actions des évêques ont été déterminantes, notamment durant le règne de Louis le Pieux. Mais il n’est pas toujours facile de cerner l’attitude de Hraban face à l’épiscopat de l’empire. Hraban est né au sein de l’aristocratie impériale franque dans un monde unifié – au moins théoriquement – par les premiers Carolingiens. Il fait partie de la génération qui a pu profiter pleinement des fruits de la « renaissance carolingienne » et de l’unité de l’empire, ne serait-ce que dans son parcours de formation. Il a connu l’apogée de l’empire dans les années 800-830, non pas comme évêque, mais en relation étroite avec l’épiscopat et en réfléchissant toujours sur le rôle des clercs dans la société, comme le montre la rédaction du De institutione clericorum dédié à l’archevêque Haistulf de Mayence en 8191. Il a donc évolué durant les principales années de sa vie dans un monde d’ordre, en tout cas, en militant activement pour la mise en ordre du monde selon les conceptions carolingiennes, et on peut même dire selon les conceptions alcuiniennes : même si Hraban n’a que peu fréquenté la cour de Charlemagne – voire pas du tout, la seule attestation étant celle du « jeune corbeau » conservé dans le poème de Théodulf2 –, on peut dire que Hraban a sans doute été intellectuellement très proche du projet de Charlemagne par l’intermédiaire d’Alcuin.

1 De institutione clericorum libri tres, D. Zimpel (éd.), Freiburger Beiträge zur mittelalterlichen Geschichte, 7, Francfort, 1996. 2 Theodulf, Carmen XXVII, MGH Poetae latini aevi carolini, E. Dümmler (éd.), Berlin, 1881, p. 490-493. Sur ce texte, cf. D. Schaller, « Der „junge Rabe“ am Hof Karls des Grossen », dans J. Autenrieth, B. Brünhölzl (éd.), Festschrift B. Bischoff zu seinem 65. Geburtstag, Stuttgart, 1971, p. 123-141.

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Hraban n’exerce de grandes responsabilités qu’à partir des années 820, lorsqu’il devient abbé de Fulda et lors de la première grande crise de l’empire en 833, il a sans doute plus de cinquante ans : il reste fidèle à la conception de l’empire qu’il a toujours connu, à Louis d’abord et à ceux de ses fils qui ne le trahissent pas, car la révolte des fils contre le père lui paraît être le comble du désordre, et donc de l’abomination, comme il l’explique dans son « Opuscule en XII petits chapitres » suggérant à Louis le Pieux de pardonner à ses fils en 8343 ; mais il est fondamentalement lié au parti épiscopal favorable à Lothaire, autour de Drogon de Metz et d’Otgar de Mayence. En 842, il a plus de soixante ans et il est possible qu’il se soit retiré de son propre gré de la scène politique devant le désastre que représentent nécessairement pour lui, non seulement le partage de l’empire, mais surtout la défaite de Lothaire. En 847 cependant, c’est-à-dire à plus de soixante-cinq ans, il accepte la charge d’archevêque de Mayence que Louis entend lui confier et, par l’intermédiaire de plusieurs conciles, il va finalement mettre en place les bases de la coopération entre le souverain du royaume oriental et l’épiscopat, longtemps partagé entre les intérêts des héritiers de Louis le Pieux, tout en militant pour cet avatar de l’idée impériale que représente le « régime de la confraternité » qui lui permet d’ailleurs de renouer sans difficultés avec Lothaire dont il rédigera l’épitaphe en 855, après avoir rédigé celle de l’impératrice Ermengarde en 851. De ce parcours, qui est bien connu, émergent une multitude de questions, dont on se limitera ici à évoquer trois d’entre elles : d’une part celle de l’insertion de Hraban dans la réalité de l’empire, c’està-dire le réseau auquel il appartient tel qu’on peut l’étudier au travers de sa correspondance et du corpus des poèmes qui nous sont conservés ; d’autre part son implication dans le « parti impérial » autour d’Ebbon de Reims et surtout d’Otgar de Mayence ; enfin son rôle dans le développement de nouvelles conceptions politiques liées à l’éclatement de l’empire et à la mise en place des nouveaux royaumes. L’insertion de Hraban dans la réalité de l’empire  Si on étudie la correspondance de Hraban, le corpus des poèmes et épitaphes qu’il a laissés, les manuscrits de son œuvre qui sont

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MGH Epistolae Karolini aevi III, E. Dümmler (éd.), Berlin, 1899, Epist. 15, p. 404-415.

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conservés, on conclut rapidement à l’existence d’un réseau certes étendu, mais qui privilégie le monde germanique – et en particulier la région Rhin-Main – avec quelques accointances en France du Nord, ce qui laisse penser que l’empire est une idée, une structure idéologique beaucoup plus qu’une réalité. Les lettres de Hraban qui nous sont conservées4 forment un corpus de 57 lettres dont 24 seulement, soit moins de la moitié, sont échangées avec des évêques et quelquefois limitées à une circonstance très particulière, comme la correspondance échangée avec Hincmar de Reims au début des années 850 au sujet de l’hérétique Gottschalk. Si on répartit cette correspondance par tranches chronologiques, on obtient le résultat suivant : jusqu’en 829, Hraban a envoyé dix lettres sur quatorze à des évêques, la correspondance la plus étendue étant celle qu’il entretient avec Fréculf de Lisieux entre 822 et 829 à propos de divers commentaires exégétiques et qui ne compte pas moins de six échanges épistolaires. Entre 830 et 847, date à laquelle il devient archevêque, il envoie toujours dix lettres à des évêques, mais sur vingt-cinq conservées cette fois, une proportion donc moindre mais encore supérieure aux échanges épistolaires de la fin de sa vie puisque, après 847, on ne compte plus que quatre lettres sur vingt dédiées à des évêques et, parmi ces quatre, trois pour Hincmar de Reims concernant l’affaire Gottschalk, l’autre étant une réponse à l’évêque Héribald d’Auxerre qui avait interrogé Hraban sur un point de discipline ecclésiastique. Certes ces comptages valent ce que vaut le corpus de sources – bien imparfait pour une étude statistique – mais ils restent quand même intéressants si l’on observe qui sont les évêques concernés. Si on considère les lettres d’un point de vue global, et non plus chronologiquement, le champion absolu de la correspondance avec Hraban reste Fréculf de Lisieux car aucun autre évêque ne totalise six échanges à lui seul : on connaît surtout Fréculf pour son œuvre de lettré et notamment pour sa chronique universelle dont la seconde partie est dédiée à Judith. Après la crise de 833, on voit que Louis le Pieux accorde une grande confiance à Fréculf qui, après avoir participé en 835 au tribunal de Thionville qui a destitué Ebbon de Reims, se charge également de le placer sous bonne garde5. Or, il est très 4

Ibid., p. 381-516. Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (780-840), Sigmaringen, 1997, n° 101, p. 197. Sur Fréculf, voir désormais : Écrire l’Histoire au Moyen Âge : autour de Fréculf de

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probable que Freculf a été formé à Fulda, où il aurait été moine jusqu’à son accession à l’épiscopat, ce qui expliquerait sa relation privilégiée avec Hraban6. Viennent ensuite les deux archevêques de Mayence  : Haistulf, décédé en 826, puis Otgar qui reçoivent chacun trois lettres. Dans le cas d’Haistulf, il s’agit essentiellement de dédicace d’ouvrages, le De institutione clericorum en 819, le commentaire de Matthieu en 821-822, enfin, un recueil de sermons vers 822-825. Otgar est également le dédicataire de deux commentaires bibliques dans les années 835-840 : dans les deux cas, il s’agit donc d’une marque de révérence de Hraban envers les évêques qui tiennent l’Église métropolitaine dont dépend Fulda ; Hraban rédigera également leurs deux épitaphes7. Cependant, la proximité de Hraban avec Haistulf ne fait pas de doute : d’abord parce que Haistulf est célébré par Hraban comme un disciple direct de Lull8, et par là même comme une disciple de Boniface, ce qui ne peut manquer de resserrer les liens avec Fulda, ensuite parce qu’il est probable que Hraban a été ordonné prêtre par Haistulf lui-même en décembre 814, si l’on en croit la petite chronique de Lorsch9. Les premiers vers de la dédicace du De institutione clericorum rendent, me semble-t-il, le son particulier de l’attachement de Hraban à Haistulf : Tu decus es nostrum, doctor, summusque sacerdos, Dux sacer et princeps, lux, via, pastor, honor10.

Si la formule Tu decus es nostrum est très fréquente dans ce genre de littérature, la suite est moins anodine et il n’en écrira pas autant pour Otgar dont il était pourtant certainement très proche par les choix politiques : Otgar a été à la fois un des derniers soutiens de l’empereur Louis à l’agonie duquel il a assisté avec Drogon de Metz et Hetti de Trèves, et un personnage très important dans le parti de Lothaire – au point qu’une réconciliation avec Louis le Germanique a été absolument impossible après 843. Cependant, en 842, alors que la guerre civile fait rage et que l’archevêque a séjourné à Fulda, HraLisieux, Actes de la table ronde tenue à Lisieux le 26 avril 2003, publiés en ligne sur Tabularia, Études, n° 4, juin 2004 : www.unicaen.fr/mrsh/crahm/revue/tabularia/freculf.html. 6 Selon la démonstration de M.I. Allen, Frechulfi Lexoviensis episcopi opera omnia, CCCM CLXIX/1, Turnhout, 2002, introduction, p. 11*-14*. 7 MGH Poetae Latini Carolini aevi II, E. Dümmler (éd.), Berlin, 1884, LXXXIV, p.  237 (Haistulf) et LXXXVII, p. 238 (Otgar). 8 Ibid., LXXXIV, v. 9 : Lulli discipulus… 9 Chronicon Laurissense breve, H. Schnorr von Carosfeld (éd.), dans Neues Archiv, 36, 1911, p. 38. 10 MGH Poetae II, Carm. II, 1, p. 163, v. 3-4.

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ban dédicace à Otgar le livre sur la pénitence que ce dernier lui avait commandé11. On a pourtant le sentiment que la relation entre Hraban et Otgar est une relation plus « hiérarchique » et moins personnelle que celle que Hraban a entretenue avec Haistulf. Outre Fréculf de Lisieux et les deux archevêques de Mayence, seul l’évêque de Wurtzbourg, Humbert, compte plus d’un échange épistolaire avec Hraban, et cet échange se situe dans les années 838-842. Le premier échange concerne une demande de prêt de manuscrits qui atteste l’existence d’un réseau de circulation de textes exégétiques autour de Hraban englobant Fréculf de Lisieux, dont nous avons déjà parlé, Haistulf de Mayence et Frédéric de Trèves avec lequel Hraban correspondait déjà dans les années 826-82912. En 842 cependant, Hraban répond à Humbert sur un point de discipline concernant le nombre de degrés de parenté autorisé pour le mariage13. Mais Humbert n’est pas n’importe quel évêque et sa relation avec Hraban doit moins à sa dignité d’évêque de Wurtzbourg qu’au fait qu’il a été auparavant chorévêque de Mayence, sous l’épiscopat d’Haistulf. Le 2 novembre 819, c’est ce chorévêque Humbert qui a consacré les deux cryptes de la nouvelle église abbatiale de Fulda14. Il faut souligner ici les relations privilégiées que Hraban entretient avec les chorévêques dont il prend systématiquement la défense, comme on le voit dans une lettre à l’évêque Drogon de Metz où Hraban critique ouvertement la position de l’épiscopat occidental parti en guerre contre l’institution du chorépiscopat15 : Hraban y décrit les chorévêques comme des auxiliaires de l’évêque qui ne doivent rien faire sans son accord. Il rattache le terme chorepiscopus à une fausse étymologie, sciemment, car tout le monde connaissait la véritable étymologie partout répandue et tirée d’Isidore de Séville selon laquelle le chorévêque est l’évêque de la chora ; mais probablement Hraban craignait-il par cette appellation «  d’évêque de la campagne  » de contrevenir à l’Admonitio generalis qui interdit de constituer des évêques dans les campagnes16 : c’est sans doute pourquoi il fait du chorévêque un évêque « issu du chorus des prêtres ». Et, poursuit-il, comme ils ne

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MGH Epist. III, Epistola 32, p. 462. Ibid., Epistola 13, p. 400. 13 Ibid., Epistola 29, p. 445. 14 Candidus, De Vita Aeigili II, XIX, MGH Poetae II, p. 113. 15 MGH Epist. III, Epistola 25, p. 431-439. 16 Admonitio Generalis, a. 789, MGH Capitularia regum Francorum I, cap. 19, p. 55 : quod non opporteat in villiolis vel in agris episcopos constitui… 12

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sont consacrés que par un seul évêque, ils sont sur un pied d’égalité avec les prêtres. Pourtant, dans le De institutione clericorum Hraban traite des chorévêques dans le chapitre qui parle des évêques et pour lui, il ne fait aucun doute qu’ils possèdent des pouvoirs de consécration identiques à ceux des évêques, y compris celui de la confirmation ; comme il le rappelle dans la lettre à Drogon : « il est vain d’avoir la consécration épiscopale si on n’est pas autorisé à remplir le ministère épiscopal »17. Hraban a entretenu des relations suivies non seulement avec Humbert mais aussi avec les autres chorévêques de Mayence  : Reginbald, qui le consulte sur des points précis de discipline vers 84218, à qui il dédie ensuite ses trois livres sur la discipline ecclésiastique dans les années 835-84719 et dont il rédigera également l’épitaphe20  ; Brunwart, qui terminera sa carrière comme abbé du monastère de Hersfeld, auquel il adresse un poème qui montre que les qualificatifs qu’il emploie sont les mêmes que ceux qu’il utilise pour chanter les louanges d’un évêque21, notamment ceux qui servent à décrire la puissance épiscopale en termes de lumière22. Cette faveur de Hraban envers les chorévêques s’explique peutêtre par les liens d’amitié qu’il entretient avec ces derniers – dont on peut penser, mais sans en avoir de preuve, que certains ont été formés à Fulda – mais elle s’explique aussi par des considérations pratiques et intimement liées à ce que Hraban estime être le ministère épiscopal : les chorévêques sont là, dit-il, pour pourvoir à la cura pauperum, c’est-à-dire au soin des âmes dans un diocèse si étendu que l’évêque ne peut être présent partout23, et surtout ils ont un rôle à jouer dans les impératifs missionnaires qui restent la vocation de Fulda, notamment en matière d’évangélisation de la Saxe qui ne fait alors que commencer : Hraban a aussi pour objectif de remplir le vœu d’Alcuin de renoncer aux pratiques violentes de la mission24, au profit d’un monachisme clérical et engagé, qui agit activement dans la pastorale

17 MGH Epist. III, Epistola 25, p. 433 : Vanum est episcopalem consecrationem habere, si ministerium episcopi ei non licet agere. 18 Ibid., Epistola 30, p. 448-454. 19 Ibid., Epistola 40, p. 478-479. 20 MGH Poetae II, n° XCIII, p. 242. 21 Ibid., n° XIX, p. 184-185. 22 Voir ici chap. I. 23 H.Chr. Picker, Pastor doctus. Kerikerbild und karolingische Reformen bei Hrabanus Maurus, Mayence, 2001, p. 148. 24 Ibid., p. 250.

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et la vie culturelle et qui se conçoit comme un collaborateur actif de l’épiscopat, lequel, s’il doit certainement diriger les opérations, ne saurait avoir de monopole en la matière. Que les chorévêques de Mayence aient été ou non formés à Fulda, il faut considérer comme dernière catégorie de correspondants de Hraban ses propres condisciples, à savoir l’évêque d’Halberstad, Hemmon, à qui Hraban envoie son De rerum naturis25 et l’évêque Samuel de Worms26, auquel Hraban envoie une collection des lettres de saint Paul qu’il a composée à la demande de Loup de Ferrières27, autre condisciple puisque ce dernier a terminé sa formation à Fulda28. Il n’est pas exclu par ailleurs que l’évêque d’Auxerre, Héribald, ait été apparenté à Loup de Ferrières29, ce qui resserre encore le cercle des correspondants de Hraban. Car finalement, pour terminer ce tour d’horizon de la correspondance, on ne peut qu’être frappé, au-delà de l’éternel problème de la représentativité de l’échantillon des lettres qui a survécu jusqu’à nous, du cercle relativement restreint des correspondants de Hraban : avec les évêques de son époque, Hraban échange essentiellement des manuscrits – le plus souvent, c’est lui qui fournit le manuscrit – ou répond à des questions concernant la doctrine ou, plus souvent, la discipline ecclésiastique. C’est tout à fait normal pour un personnage reconnu dès son époque comme l’un des plus grands savants : ce qui l’est moins, c’est qu’on ne vienne pas le consulter de plus loin car, à l’exception de Fréculf dont le siège épiscopal est certes situé en Neustrie mais qui est lui-même originaire de Fulda, d’Hincmar de Reims dans les années 850, et d’Héribald d’Auxerre, tous les autres évêques qui correspondent avec Hraban occupent des sièges situés en Lotharingie ou en Germanie, essentiellement dans la région Rhin-Main. Cette image peut-elle être remise en question par l’étude du corpus des poèmes tel qu’il est publié dans les Monumenta Germaniae Historica30 ? Il ne s’agit pas de se livrer ici à un nouveau décompte point par point, mais simplement de souligner que sur trente-huit

25

MGH Epist. III, Epistola 36, p. 470-472. Ibid., Epist. 23, p. 429-430. 27 Ibid., Epist. 22, p. 426-429. 28 Loup de Ferrières, Correspondance, L. Levillain (éd.), Paris, 1927, t. I, n° 1, p. 2. 29 L’auteur des Gestes des évêques d’Auxerre, t. I, M. Sot (éd.), Paris, 2002, chap. 36, p. 149, indique que la mère d’Héribald était originaire du Gâtinais. 30 Ce corpus contient en fait un certain nombre de dédicaces que les MGH ont publié tantôt dans les lettres, tantôt dans les poèmes quand elles sont versifiées  ; il complète donc utilement les comptages que l’on peut faire à partir du corpus des lettres. 26

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textes (non compris les épitaphes), on en trouve seulement neuf qui concernent un évêque, parmi lesquels on retrouve les deux archevêques de Mayence. Les autres évêques célébrés par des vers de Hraban sont l’évêque de Münster, Gerfrid (809-839)31, celui d’Utrecht, Frédéric32, et celui de Ratisbonne, Baturich (817-848)33. Enfin, il semble que les quatre poèmes dédiés : Ad praeclarum episcopum, soient destinés à l’évêque Humbert de Wurtzbourg34. Dans ce tableau, à nouveau uniquement des évêques lotharingiens et germaniques, Baturich étant d’ailleurs le seul évêque bavarois, ce qui s’explique, une fois encore, par sa formation à l’école de Fulda35. L’extension géographique du réseau des correspondants de Hraban est donc relativement limitée et recoupe en grande partie, comme on pouvait s’y attendre, le réseau formé autour de Fulda. On est cependant frappé de la relative similitude de cette carte, avec celle que Raymund Kottje a dressée en 1975 des manuscrits de l’œuvre de Hraban36, où l’on voit que la principale diffusion de cette œuvre au IXe siècle couvre la région Rhin-Main, la Bavière et la région du lac de Constance par l’intermédiaire de Walafrid Strabon, cette dernière étant gommée ici en raison de son caractère monastique, et dans une certaine mesure, la France du Nord. On retrouve bien là les correspondants épiscopaux et les principales relations de Hraban qui ne se mesurent pas du tout à l’échelle de l’empire, même bien avant son éclatement. Si on a cherché jusqu’à présent à montrer les relations de Hraban avec des individus, il faut maintenant dire un mot de ces évêques en tant que groupe et examiner leur prise de position dans la crise qui secoue l’empire à partir des années 830.

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Carm. VIII, MGH Poetae II, p. 170. Carm. XVII, MGH Poetae II, p. 181-182. 33 Carm. XI, MGH Poetae I, p. 173. Contrairement à ce qu’écrit Ph. Depreux, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux, op. cit., n° 39, p. 116, ce poème est bien destiné à Baturich de Ratisbonne et non pas à Badurad de Paderborn. 34 Carm. XIII-XVI, MGH Poetae II, p. 175-181. Pour l’identification, A. Wendehorst, Germania Sacra : Die Bistümer der Kirchen provinz Mainz : das Bistum Würzburg, Ière partie, Berlin, 1962, p. 41. 35 J.  Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige, t.  I  : Grundlegung. Die karolingische Hofkapelle, Stuttgart, 1959, p. 169. 36 R. Kottje, « Hrabanus Maurus, Praeceptor Germaniae ? », dans Deutsches Archiv, 31, 1975, p. 534-545. 32

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Épiscopat et conceptions politiques La première question qui se pose est celle de savoir jusqu’à quel point on peut parler de l’épiscopat comme d’un groupe homogène : peut-on soutenir, à la lecture des conciles des grandes années de l’empire carolingien, que l’ensemble des évêques est doté d’une sorte de conscience commune et poursuit un objectif commun37 ? L’épiscopat, comme tout groupe social, est nécessairement traversé par des tensions, des conflits et des rivalités sur lesquels nous sommes renseignés surtout par l’intermédiaire des choix politiques qu’ils font lors de la crise des années 830-840, où on observe aisément qu’on n’a que rarement affaire à une attitude globale de l’épiscopat : on voit bien, au contraire, comment les évêques prennent parti en fonction de ce qu’ils estiment être les intérêts propres de leur église, mais aussi en fonction éventuellement de leurs liens familiaux et, sans doute aussi, de leur propre engagement dans la production idéologique qui légitime l’organisation sociale. Il est frappant en tout cas de constater que les évêques qui paraissaient les plus « en pointe » dans l’élaboration d’une doctrine qu’on peut qualifier « d’épiscopaliste », disons celle du concile de Paris de 829 dont Jonas d’Orléans était le chef de file, sont, pour la plupart restés fidèles à Louis le Pieux dans la tourmente des années 830-83438. Hraban est toujours resté proche de ce qu’il est convenu d’appeler le « parti impérial », celui des évêques qui ont accompagné Louis le Pieux jusqu’à sa dernière heure, à savoir Drogon de Metz, le propre demi-frère de l’empereur d’une fidélité indéfectible (un des rares à ne pas avoir abandonné Louis au « Champ du mensonge »), Otgar de Mayence et Hetti de Trèves39. Aucun n’a participé à la cérémonie d’abdication de Louis à Saint-Médard de Soissons devant une assemblée d’évêques présidée par Ebbon de Reims et qui comprenait notamment Agobard de Lyon, Jessé d’Amiens, Élie de Troyes et Barthélemy de Narbonne, c’est-à-dire des évêques du futur royaume occidental. Tous les trois en revanche ont souscrit les actes du concile de Thionville de 835 qui déposait Ebbon pour indignité, et bien qu’ils

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Sur cette question, voir désormais S. Patzold, Episcopus. Wissen über Bischöfe im Frankenreich des späten 8. bis frühen 10. Jahrhunderts, Ostfildern, 2008, p. 185-198. 38 A. Dubreucq, « Fils de l’Église : genèse et développement d’une conception chrétienne du pouvoir royal » dans M. Rouche, Clovis. Histoire et mémoire. T. II : Le baptême de Clovis, son écho à travers l’Histoire, Paris, 1997, p. 85-102, ici p. 99. 39 Ph. Depreux, Prosopographie…, op. cit., n° 150, p. 244 s.

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ne soient pas de ceux qui ont reçu la confession d’Ebbon, ils sont les trois premiers signataires du libellus ab Ebone synodo porrectus40 qui en compte 43, dont Fréculf de Lisieux. Ebbon semble dans un premier temps avoir été confié à la garde de Hraban à Fulda, pour ensuite être transféré chez Fréculf de Lisieux et enfin au monastère de Fleury, sous la garde de l’abbé Boson. En 840, l’annonce du décès de Louis permet à Ebbon de sortir de sa geôle et Lothaire convoque un concile à Ingelheim où Ebbon est réhabilité en partie par les mêmes évêques qui l’ont destitué à Thionville : on trouve à nouveau en tête des signataire Drogon, Otgar et Hetti (en 4e position derrière l’évêque Amalwin de Besançon)41. Cependant, sur les 43 évêques qui avaient signé la déposition d’Ebbon, sept seulement participèrent à sa réhabilitation. Ebbon, comme on le sait, ne récupéra pas son siège de Reims mais fut transféré à Hildesheim. Dans cette histoire pleine de rebondissements et de péripéties, il faut s’interroger sur l’attitude de Hraban au sein de ce groupe dont on peut considérer qu’il forme le noyau dur du parti « impérial ». Hraban a produit deux textes datés de l’année 834, qu’il adresse à Louis le Pieux : d’abord un opuscule en douze chapitres connu sous le titre de Liber de reverentia filiorum erga patris et subditorum42 qui se conclut par un appel à la clémence de Louis en faveur de ceux qui l’ont trahi ; ensuite un texte dit Liber de virtutibus et vitiis, également dédié à Louis, qui compte 40 chapitres et dont nous avons conservé la lettre d’adresse à l’empereur43. Ces deux textes sont une sorte de compilation d’autorités scripturaires et patristiques concernant le grave problème de l’obéissance, mais aussi le problème non moins aigu de la bonne justice44. La position que défend Hraban ici est extrêmement claire  : la révolte des fils contre leur père, tout comme la révolte des sujets contre le roi, sont intolérables parce que ces révoltes vont contre l’Écriture elle-même qui d’une part fait de la révérence due aux parents un des fondements de la loi mosaïque45, et d’autre part inter-

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MGH Concilia aevi Karolini II, A. Wergminghoff (éd.), Hanovre et Leipzig, 1906, n° 55, p. 703. 41 Ibid., n° 61, p. 793. 42 MGH Epist. III, Epistola 15, p. 403- 416. 43 Ibid., Epistola 16, p. 416. 44 En particulier les chapitres 6 et 7 du Liber de reverentia : De iustis iudiciis in omnibus rebus et personnis observandis et Quod omnino de temerariis iudiciis abstinendum sit, p. 410. 45 « Honore ton père et ta mère », troisième commandement du Décalogue, ibid., p. 404405.

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dit la résistance à la royauté quand bien même le roi se révélerait être un tyran, parce que la royauté est une institution d’origine divine46. Ce qui est mis en avant par Hraban Maur en 834, c’est l’idéologie impériale la plus ancienne, celle qui vient directement de l’époque de Charlemagne où on construit la communauté politique autour de la caritas, de la fides, de la concordia : c’est la proclamation d’un idéal de paix qui s’exprime dans les termes mêmes de l’amour filial, comme si la famille chrétienne était donnée pour modèle à l’ensemble de la société chrétienne, une société de frères, unis par la même caritas47. On comprend dans ces conditions le désastre idéologique que représente la révolte de Lothaire, appuyé par une partie des évêques, et on comprend aussi le rapprochement qu’opère Hraban Maur en faveur de Louis le Germanique dont il considère qu’il a permis à son père d’échapper aux griffes de ses ennemis. Cette obéissance cependant a une contrepartie qui est la bonne justice, raison pour laquelle les douze chapitres du Liber de reverentia se terminent par une exortatio ad indulgentiam deliquentium à l’adresse de Louis le Pieux, dont on peut difficilement penser qu’elle est sans rapport avec la pénitence d’Attigny et le souvenir du supplice de Bernard d’Italie. Mayke de Jong a insisté sur le caractère conjoint de la responsabilité du roi et des évêques telle qu’elle est décrite dans les actes du concile de Paris 82948 : ce concile, réuni pour identifier les péchés des grands et du peuple afin d’apaiser Dieu offensé, visait, dans la tradition de la correctio carolingienne, à combattre la confusio, c’est-à-dire à rétablir l’ordre en établissant des distinctions. Si les sphères ecclésiastique et royale devaient donc être définies avec plus de précision, la personne sacerdotale comme la personne royale faisaient toutes deux partie de l’ecclesia rassemblant tous les sujets du roi, le populus christianus. Et le souverain n’était pas le seul coupable, les évêques estimaient également avoir failli comme le montrent les nombreux canons traitant de leurs propres péchés, le terme scandalum étant d’ailleurs plus souvent cité dans les canons rapportant les mauvaises actions des évêques que dans ceux qui traitent du palais royal. Il n’est donc guère possible de distinguer entre les évêques et l’empereur, parce que ce dernier est toujours considéré comme le

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Hraban s’appuie ici notamment sur l’Épitre aux Romains 13, 1-8, ibid., p. 407. P.  Toubert, «  Conclusion  », dans R.  Le Jan (éd.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du IXe siècle aux environs de 920), Villeneuve d’Ascq, 1998, p. 519-526. 48 M. de Jong, « Sacrum palatium et ecclesia. L’autorité religieuse royale chez les Carolingiens (790-840) », dans Annales HSS 58/6, 2003, p. 1243-1270. 47

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chef d’un empire qui est aussi une ecclesia, assumant avec ses évêques le Salut du peuple chrétien. Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle Hraban, fidèle à l’idéal de Charlemagne et d’Alcuin, ne peut guère dissocier l’empereur de ses évêques et qu’il reste fidèle à ce « parti impérial » représenté successivement par Louis le Pieux puis par son fils Lothaire. Qu’il ait été contraint ou pas de résigner sa charge d’abbé de Fulda en 842, il est certain que le partage de Verdun signifiait pour cet érudit de plus de soixante ans la défaite de l’idéal qu’il avait si longtemps soutenu. Et pourtant, Hraban reprend du service auprès de Louis le Germanique avec qui il se réconcilie vers 845, ce qui va l’amener à penser une nouvelle forme de communauté politique par l’intermédiaire des conciles de 847. Après 843 se pose une question nouvelle : comment concevoir un royaume qui ne soit pas l’empire mais dont le roi occupe toutes les fonctions dévolues à l’empereur ? Comment fonder les bases des nouveaux royaumes à l’Est et à l’Ouest ? N’est-ce pas en priorité à l’épiscopat de concevoir ces nouvelles structures en s’appuyant sur la tradition carolingienne ? Comme l’a montré Mayke de Jong49, pour Hraban il n’y a pas de différence entre empire et ecclesia et cette sacralisation de l’unité politique transcende la contingence du partage de l’empire après 843 parce que les sancti praedicatores ne peuvent rien faire sans le concours des principes gentium comme il l’explique dans son Commentaire des Macchabées, dédié à Louis le Germanique50. Les uns sont dépendants des autres sur le modèle de la coopération entre le roi Démétrius et le prophète Jonathan51 : aucun des deux ne peut remplir son ministère sans l’aide de l’autre. Mais comment adapter l’ecclesia « une et indivisible » aux nouvelles réalités du partage ? La réponse me semble être donnée par les textes des trois conciles réunis par Hraban entre 847 et 852 à Mayence même, et notamment par la fameuse lettre de Hraban et de ses coévêques qui sert de préambule au concile de 847 et qui ne trouve plus ensuite d’équivalent. On sait que l’essentiel des canons de ce premier concile de l’Église du royaume oriental reprend le texte des canons du concile de Mayence de 813, y compris la préface, et on peut apprécier l’iden-

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M. de Jong, « The empire as ecclesia : Hrabanus Maurus and biblical historia for rulers », dans Y. Hen et M. Innes (éd.), The Uses of the Past in the early Middle Ages, Cambridge, 2000, p. 191-226. 50 Hraban Maur, Commentaria in Libros Machabaeorum II, c. 11, PL 109, col. 1193. 51 I Macc. 11, 41-52.

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tité de l’adresse choisie par Hraban sur le modèle de celle de Charlemagne : vere religionis strenuissimo rectori ac defensori sanctae dei aecclesiae una cum uxore et prole sua eiusque fidelibus vita et salus, honor et benedictio cum victoria sine fine mensura52. Cette adresse constitue de la part d’un épiscopat, dont beaucoup de membres ne sont ralliés à Louis que très récemment, une véritable reconnaissance officielle. Boris Bigott a déjà analysé ces textes en parallèle53 et a montré que si on observe les variations par rapport au modèle de 813, on voit que le concile de 847 demande notamment la célébration de 3500 messes et la récitation de 1700 psaumes à travers l’ensemble du royaume : in singulis parrochiis per episcopos et clericos, per abbates et monachos, pour la santé et la prospérité de la famille royale et pour la stabilitas regni. Cette mesure, qui ne connaît pas de précédent, a pour but de rendre publique jusqu’aux échelons inférieurs de la société la reconnaissance officielle non seulement de Louis comme souverain, mais encore de la dynastie qu’il a fondée et enfin, du royaume lui-même. Enfin, les évêques demandent à Louis d’étendre sa protection sur les églises qui ont effectivement beaucoup souffert de la guerre civile, « comme l’ont fait vos ancêtres les rois et les empereurs », à savoir Louis le Pieux et Constantin, mais aussi des rois païens qui ont pourtant légiféré en faveur des églises de Dieu comme on le lit dans le livre d’Esdras où le roi de Perse Artaxersès ordonne d’une part l’exemption générale des impôts pour tout ce qui appartient à l’Église d’Israël, biens et personnes, et d’autre part indique expressément que la loi du peuple d’Israël doit être considérée comme la loi du roi et que ceux qui ne s’y conforment pas tomberont sous le coup de la justice royale. Ici encore, Hraban innove par rapport au concile de 813, et reprend probablement de Bède le Vénérable la figure d’Artaxersès comme type de prince pieux protecteur des églises54. De la lettre des évêques à Louis le Germanique, il faut donc conclure qu’elle manifeste la reconnaissance explicite de la royauté de Louis comme légitime, c’est-à-dire procédant de Dieu, ce qui s’exprime par la demande de protection de l’Église et par l’intégration 52

Mayence 813, MGH Conc. II, n°  36, p.  259  ; Mayence 847, MGH Conc. III, n°  14, W. Hartmann (éd.), Hanovre, 1984, p. 159. 53 B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reichskirche, Husum, 2002, p. 104-109 et Id., « Die Versöhnung von 847. Ludwig der Deutsche und die Reichskirche », dans W. Hartmann (éd.), Ludwig der Deutsche und seine Zeit, Darmstadt, 2004, p. 121-140, en part. p. 134-140. 54 Bède le Vénérable, In Esdram et Nehemias prophetas allegorica expositio, PL  91, cap.  IX, col. 867.

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de Louis dans la chaîne historique des princes chrétiens depuis Constantin. Elle est aussi une reconnaissance de la dynastie issue de Louis et de son épouse Emma, les prétendants à la royauté venant d’autres lignées carolingiennes étant définitivement écartés, ce qui rend impossible tout retour au parti de Lothaire. Elle reconnaît enfin, et ce point paraît essentiel, l’existence même du royaume en demandant des prières pour la stabilitas regni : d’une certaine manière on pourrait presque dire qu’il s’agit là du fondement institutionnel du royaume oriental, constitué par l’alliance renouvelée entre une dynastie carolingienne et les évêques travaillant conjointement à la bonne marche du regnum, c’est-à-dire de l’ecclesia. On assiste bien ici à la création d’une Reichskirche dans la droite ligne de celle de Charlemagne et qui préfigure assez largement ce qui sera celle des Ottoniens. Pour conclure, il faut insister ici sur cet héritage de l’époque de Charlemagne : ce n’est sans doute pas un hasard, si Hraban a choisi de s’appuyer sur les actes du concile de 813, le dernier grand concile du règne de Charles, plutôt que sur l’un des nombreux conciles du règne de Louis le Pieux, en reprenant les canons sur la paix et la concorde. L’empire se survit à lui-même sous la forme de l’ecclesia qui s’incarne dans le regnum. Et d’une certaine manière, on peut dire que c’est Hraban, dans ses nouvelles fonctions d’archevêque de Mayence, qui a porté le royaume oriental sur les fonts baptismaux et inauguré une conception politique de l’épiscopat qui perdure largement dans le royaume oriental, tandis que, dans le royaume occidental, royauté et épiscopat entretiennent des relations dont les fondements sont différents.

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CHAPITRE III L’ÉPISCOPAT EN FRANCIE ORIENTALE ET OCCIDENTALE À LA FIN DU IXe SIÈCLE : SUBSTITUT OU SOUTIEN DU POUVOIR ROYAL ?

D

epuis l’époque de Louis le Pieux la réflexion portant sur la nature du pouvoir royal n’a cessé de se développer, notamment en raison des vicissitudes rencontrées à la fois par la fonction royale et par le royaume lui-même. L’épiscopat est, sous le règne de Louis le Pieux (814-840), le principal responsable de cette réflexion qui conduit, sous le règne de Charles le Chauve (840-879) avec l’apport d’Hincmar, à une adéquation de plus en plus nette entre office royal et office épiscopal1. Cette idéologie ne se manifeste cependant pas de la même manière dans le royaume oriental où, sous Louis le Germanique (840-876) et ses enfants, c’est-à-dire jusqu’à la fin des années 880, la fonction royale apparaît comme beaucoup moins « sacralisée » et où il n’existe guère de théoricien comparable à Hincmar de Reims2. Pourtant, dès le règne d’Arnulf de Carinthie (887-899) et surtout sous Louis l’Enfant (899-911) et Conrad Ier (911919), l’épiscopat du royaume oriental a joué un rôle directeur dans la conduite des affaires du royaume, en tant que soutien, parfois essentiel, du pouvoir royal. Son action se manifeste surtout par l’essor de la législation conciliaire depuis le grand concile de Mayence réuni par Arnulf en 888, jusqu’au fameux concile d’Hohenaltheim en 916 où l’épiscopat prend le roi Conrad sous sa protection et assimile clairement fonction royale et fonction épiscopale. Il existe donc un décalage, au moins chronologique, dans la manière qu’ont les évêques des deux royaumes de Francie d’envisager la royauté et les relations qu’ils

1 J.L. Nelson, « Kingship, law and liturgy in the political tought of Hincmar of Rheims », dans The English Historical Review 92, 1977, p. 241-279. 2 Hraban Maur, qui est de la génération précédente (780-856), est davantage un magister et sa pensée est moins politique que celle d’Hincmar, cf. R. Kottje, « Zu den Beziehungen zwischen Hincmar von Reims und Hrabanus Maurus », dans M. Gibson et J.L. Nelson, Charles the Bald  : Court and Kingdom (BAR Inter. Ser. 101), 1981, p. 255-263 et ici chap. II.

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entretiennent avec le roi ; ce sont les raisons et les manifestations de ce décalage qu’on se propose d’étudier ici. Pour ce faire, on a privilégié l’étude de la législation conciliaire, dans la mesure où elle est un reflet direct des prises de position de l’épiscopat, et l’on a centré la recherche autour de deux problèmes particuliers : celui de la lutte contre les raptores de biens d’Église, préoccupation constante des ecclésiastiques à partir de la seconde moitié du IXe siècle, et celui, moins connu peut-être, de la législation punissant la rébellion contre le roi. En effet, tant le maintien de l’ordre public que la protection des églises et de leur patrimoine sont, par définition, une des compétences principales du roi ; le fait que l’épiscopat, par le biais de la législation conciliaire ait été amené à prendre position, de manière de plus en plus vigoureuse, sur ces deux problèmes dans les dernières années du IXe siècle tant à l’Est qu’à l’Ouest semble emblématique d’un glissement des responsabilités qui s’opère de la fonction royale vers la fonction épiscopale. Encore faut-il essayer d’établir quand, pourquoi et par quels moyens intellectuels ce glissement s’opère. Que la défense des biens d’Église soit le propre du ministère royal est clairement affirmé, au moins depuis le concile de Paris de 8293, repris dans le De Institutione regia de Jonas d’Orléans4, dans les canons du concile d’Aix de 8365 puis, sur la base du même texte, réaffirmé par tous les premiers conciles réunis au début du règne de Charles le Chauve6, jusqu’au concile de Beauvais d’avril 845, où l’épiscopat presse le roi de protéger les églises contre les depraedatores et les obpressores, « ainsi qu’il appartient à votre ministère »7. À l’est en revanche, où les réunions conciliaires sont peu nombreuses sous le règne de Louis le Germanique, les deux grands synodes réunis à Mayence sous 3 Paris (829), cap. 56, A. Boretius, V. Krause, Capitularia Regum Francorum, MGH Capitularia regum Francorum I, Hanovre, 1897, p. 47 : Ipse enim debet primo defensor esse ecclesiarum et servorum Dei, viduarum orfanorum ceterorumque pauperum necnon et omnium indigentium. 4 Cap. 4, p. 198, A. Dubreucq (éd.), Paris, 1995 (Sources chrétiennes n° 407) : Quid sit proprie ministerium regis, 1er paragraphe. 5 Aix (836), cap.  43, A.  Werminghoff, Concilia aevi Karolini I, MGH Conc. II, HanovreLeipzig, 1906, p. 716. 6 Yütz (844), cap. 3, W. Hartmann, Die Konzilien des karolingischen Teilreiches, MGH Conc. III, Hanovre, 1984, p. 32 et Ver (844), cap. 12 qui cite intégralement Julien Pomère : possessio ecclesiae votum est fidelium, patrimonium pauperum redemptio animarum (ibidem p. 43). Sur ce point, cf. J. Devisse, « L’influence de Julien Pomère sur les clercs carolingiens », dans Revue d’Histoire de l’Église de France, 56, 1970, p. 285-295. 7 Beauvais (845), cap. 6, MGH Conc. III, p. 55 : Ut contra depraedatores et obpresores ecclesiarum nostrarum et rerum ad easdem pertinentium defensionem secundum ministerium vestrum, quantum posse vobis deus dederit, exhibeatis.

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l’autorité de Hraban Maur en 847 puis 852, ne reprennent pas le texte dérivé de la relatio episcoporum de 829 et se fondent plus volontiers sur les actes du concile d’Aix de 813 qui servent de référence à plus de la moitié des canons et sont, le plus souvent, repris tels quels. Hraban Maur cependant, à qui l’on doit probablement la rédaction des canons originaux8, innove dans le prologue aux actes du concile de 847 en ajoutant un nouveau paragraphe sur le devoir du roi de protéger l’Église et ses possessions, « comme l’ont fait vos ancêtres les rois et les empereurs »9. Et il serait d’autant plus inconvenant de ne pas remplir ce devoir que non seulement les empereurs chrétiens ont toujours pris soin d’honorer les églises – et Hraban de citer l’inévitable modèle de Constantin – mais aussi certains rois païens ont légiféré en faveur des églises de Dieu : ici l’archevêque de Mayence cite l’édit d’Artaxersès à Esdras « scribe de la Loi Divine »10, où le roi de Perse ordonne d’une part l’exemption générale d’impôts pour tout ce qui appartient à l’Église d’Israël, biens et personnes, et d’autre part indique expressément que la loi du peuple d’Israël doit être considérée comme la loi du roi, et qu’à ce titre quiconque ne s’y conforme pas est passible de la justice royale : « Quiconque n’observerait pas la loi de ton Dieu, qui est la loi du roi, qu’une rigoureuse justice lui soit appliqué : mort, amendes ou emprisonnement.11 »

Cette référence scripturaire est intéressante parce qu’elle est originale : en dehors de l’expositio de Bède le Vénérable12, que Hraban connaissait certainement, le livre d’Esdras est peu étudié à l’époque carolingienne. Or, conformément au sens allégorique général que Bède expose dans sa préface, Artaxersès est donné comme préfiguration des princes chrétiens protecteurs des églises, tandis qu’Esdras représente non seulement une figure du Christ, mais aussi la figure

8 W.  Hartmann, «  Die Mainzer Synoden des Hrabanus Maurus  », dans R.  Kottje, H. Zimmermann (éd.), Hrabanus Maurus. Lehrer, Abt und Bischof, Mayence, 1982, p. 130-144, ici p. 136. 9 Mayence (847), MGH Conc. II, p. 174. 10 Esdras 7, 21-26. 11 Mayence (847), MG. Conc. II, p. 174 : « Et omnis qui non fecerit legem Dei tui et legem regis diligenter, iudicum erit de eo, sive in mortem, sive in condemnationem substantiae eius vel certe in carcerem » (Hraban a supprimé de son énumération : sive in exsilium – la peine de l’exil – qu’on trouve dans le texte de la Vulgate). 12 In Esdram et Nehemias prophetas allegorica expositio, Migne, PL 91, cap. IX, col. 863-868.

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des docteurs et prélats de l’Église13. On ne pouvait plus fermement exhorter le roi à légiférer sur la protection des biens et des personnes d’Église, à faire respecter les propriétés et les immunités ecclésiastiques sous peine de sentences qui sont clairement de nature civile : le roi se doit de défendre l’Église en utilisant son propre arsenal juridique, même s’il lui est licite d’établir, pour ce faire, des juges qui sont des ecclésiastiques. C’est bien ainsi qu’a été compris le sens du passage qui prévoit l’institution de juges ecclésiastiques par Esdras lui-même « au-delà du fleuve » (l’Euphrate)14, pour faire appliquer la loi du roi, comme on peut le voir aussi dans la collectio Hibernensis, compilation canonique assez répandue dans le royaume oriental, et qui contient cinq occurrences au livre d’Esdras15. Celle qui nous intéresse ici est mentionnée au livre XXV : De regno, dans le chapitre XIII intitulé : De inobedientibus legi regis puniendis qui donne intégralement le texte d’Esdras 7, 21-26 précédemment cité16. On observe donc qu’au départ le discours des évêques est finalement le même dans le royaume de l’Ouest et dans celui de l’Est, bien que les références utilisées ne soient pas semblables : la protection des églises et de leurs biens est du ressort de la justice royale. Cependant, comme on le sait, le peu d’efficacité (ou de bonne volonté) des souverains carolingiens pour résoudre ce problème conduit assez rapidement les évêques à s’associer à la législation royale contre les raptores et à outrepasser les peines prévues par la législation civile en les menaçant de sanctions spirituelles, au premier rang desquelles se trouve l’excommunication. Il serait toutefois abusif de considérer que le roi ne fit rien pour lutter contre les raptores, comme en témoignent les nombreux capitulaires promulgués par Charles le Chauve sur cette question. Dans le royaume occidental, la législation prend la forme de résolutions décidées en conciles, puis promulguées, avec plus ou moins de remaniements, sous forme de capitulaire royal. Comme on n’a souvent conservé que les capitulaires, il est très difficile de savoir s’il existe réellement une grande distorsion entre ce que préconisaient les 13

Bède le Vénérable, ibidem, col. 867 : Possumus sane personam Ezrae non solum ad Dominum Christum, sed etiam aliquem praesulem sive doctorem Ecclesiae figuraliter referre; quibus saepe reges ac principes litteras pro fidelium statu miserunt. 14 Esdras 7, 25 : « ... établis des scribes et des juges qui exercent la justice pour tout le peuple vivant au-delà du fleuve... ». 15 J. Gaudemet, « La Bible dans les collections canoniques », dans P. Riché et G. Lobrichon, Le Moyen Âge et la Bible, Paris, 1984, p. 327-369, ici p. 368. 16 W. Wasserschleben, Die irische Kanonensammlung, Leipzig, 1886, p. 80.

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évêques en concile et ce que, finalement, ordonne le roi. Le cas le plus célèbre est celui des 83  canons des conciles de Meaux-Paris (845-846) dont 19 seulement sont promulgués au plaid d’Épernay en juin 846, à la suite de la réaction très hostile des grands laïques17. Il semble cependant difficile de classer tous les canons rejetés dans la catégorie des décisions hostiles aux intérêts des grands laïques, comme l’a souligné Wilfrid Hartmann18, et sans doute faudrait-il se livrer à une analyse plus approfondie. Quoi qu’il en soit, c’est bien lors de ces conciles de Meaux-Paris qu’on définit pour la première fois les raptores comme des sacrilèges, passibles de l’excommunication, de la pénitence publique et de la justice royale19. Une partie de ces canons sont repris dans le capitulaire de Soissons de 853 dans lequel le roi ordonne à ses missi d’enquêter diligemment sur le devenir des biens d’Église20, mais sans prévoir de sanction particulière pour les éventuels usurpateurs : le roi renonce à faire appliquer la ferme législation édictée par les évêques et demande simplement qu’on lui soumette tous les cas rencontrés21. Il n’est donc pas étonnant dans ces conditions, que d’année en année, et surtout à partir du concile de Quierzy de 857, les évêques – au premier rang desquels se dresse la figure d’Hincmar de Reims – aient élaboré une législation propre, marquée par un durcissement des sanctions spirituelles, auxquelles, cependant, répondent toujours des sanctions temporelles. Le cas est particulièrement net dans le célèbre texte accompagnant le capitulaire de Quierzy de 857, la Collectio de raptoribus due à Hincmar, qui juxtapose à l’anathème perpétuel punissant les sacrilèges fondé sur les Fausses Décrétales22, la menace de l’amende du triple ban royal et de la prison (le bastonicum)23 17

Annales de Saint-Bertin, F. Grat, J. Vielliarel et S. Clémencet (éd.), Paris, 1964, p. 52. W.  Hartmann, « Vetera et nova. Altes und neues Kirchenrecht in den Beschlüssen karolingischen Synoden », dans Annuarium Historiae Conciliorium, 15, 1983, p. 79-85, ici p. 87 s. 19 Meaux-Paris (845-846), can. 41 et 42, MGH Conc. III, p. 112-114. 20 Cap. 2 et 5 reprennent Meaux-Paris 41 et 42, cf. MGH Conc. III, p. 286-287. 21 W. Hartmann, Die Synoden der Karolingerzeit im Frankenreich und in Italien, Paderborn, 1989, p. 254. 22 Ps. Anaclet 14, Ps. Urbain 4 et Ps. Lucius 7, MGH Capit. II. p. 288-289. Sur l’enchaînement de ces fausses autorités, J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, t. I, Genève, 1975-1976, p. 298-302. 23 L’origine de ce mot, dont la première occurrence paraît être le faux capitulaire de Benoît (en part. II, 97), est sujette à controverses et son emploi semble s’être limité aux citations de ce capitulaire. Cf. G. Bührer-Thierry, «  Remarques sur le sens et l’origine du mot bastonicum » dans R. Le Jan (éd.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne, Villeneuve d’Ascq, 1998, p. 361-364. 18

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tirée des Faux Capitulaires de Benoît le Lévite24. De même le capitulaire d’un missus de Bourgogne appliquant les résolutions de Quierzy sur le terrain juxtapose, à la fin du premier chapitre et dans la même phrase, les menaces de l’anathème, du tribunal comtal et du ban royal25. On observe cependant qu’au fil du temps les sanctions spirituelles se font de plus en plus dures : anathème irrémissible, y compris à l’article de la mort26, interdiction des funérailles chrétiennes27, interdiction de faire dire des messes à la mémoire du défunt28. On retrouve bien là le mouvement qui fait de l’excommunication un moyen de coercition, et non plus seulement un élément thérapeutique de la pastorale chrétienne, et de l’exclusion de la sépulture chrétienne une image visible de l’exclusion du royaume des Cieux29 dont sont systématiquement menacés les raptores en vertu de la 1ère Épître aux Corinthiens 6, 10 : Rapaces regnum Dei non possidebunt. Ce durcissement de la législation touche aussi la législation royale qui, le plus souvent, accompagne ces décisions conciliaires et, en se référant aux Faux Capitulaires, prévoit pour les raptores, outre l’amende du triple ban royal, la prison, l’exil, l’infamie et, pour finir, la peine de mort. Ce système de « double sentence » semble atteindre son point culminant au synode diocésain tenu par Hervé de Reims à Trosly en 909, dont le canon IV reprend toutes les sanctions spirituelles précédemment citées et ajoute que, pour ceux qui craindraient

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Ben. Levit. II, 383, Migne, PL 97, col. 795 : Si infra regnum rapinam fecerit aut cuiquam nostro fideli eiusque homini aliquid vi abstulerit, in triplo cui aliquid abstulerit legibus componat, et insuper bannum nostrum, id est sexaginta solidos nobis persolvat.Postmodum vero ante nos a comite adducatur, ut in bastonico retrusus, usque dum nobis placuerit, poenas luat. = cap. 11 de la coll. d’Hincmar. 25 MGH Conc. III, p. 397, cap. 1 : Quodsi quis transgressus fuerit, anathematis vindicta feriatur et comitis districtione constringantur et banni regalis exactione dampnetur. 26 Ce qui va contre toute le tradition patristique comme le montre É. Rebillard, In Hora Mortis. Évolution de la pastorale chrétienne de la mort aux IVe-Ve s., Rome, 1996 (BEFAR n° 283), p. 212 s. et contre la règle romaine qui dit qu’on ne peut pas refuser la pénitence à un mourant. La position d’Hincmar sur le sujet semble avoir évolué vers une plus grande souplesse comme l’indique J. Devisse, Hincmar…, t. I, p. 546. 27 Concile de Tusey (860), can. I, Mansi 15, col. 558 : « ... perpetuo damnatus et dum vivit ita a coetu et societate fidelium remotus, a corpore et sanguine Domini separatus, ut nec in fine communione accipiat, neque corpus ipsius more fidelium, cum oblationibus et psalmis atque hymnis ad sepulturam deducatur. » 28 Concile de Troyes (878), can. III, Mansi 17 A, col. 349 : « ... nec memoria illorum ad sacrum altare inter fideles mortuos habeatur, docente apostolo et evangelisto Johanne  : «Est peccatum ad mortem : pro illo non dico ut quis roget» (1 Jean 5). Peccatum enim ad mortem est perseverentia in peccato usque ad mortem. » 29 C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort, Lyon, 1996, p. 161-163.

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davantage la justice des hommes que celle de Dieu, les capitulaires prévoient «  la peine capitale pour les sacrilèges, pour ceux qui exercent des déprédations illicites et des dévastations, ainsi que la confiscation de tous leurs biens, meubles et immeubles, au profit du fisc royal ou de l’Église »30. Le capitulaire en question est effectivement tiré de la collection de Benoît le Lévite31. Donc, tout en renforçant notablement l’arsenal de ses propres sanctions, les sanctions spirituelles, l’épiscopat ne renonce jamais à brandir les armes de la justice civile, y compris en fabriquant de nouvelles références dont les Faux Capitulaires sont l’expression. À cet égard, la mise en relation systématique du sacrilège, qui désigne en priorité celui qui ravit ou détruit les biens d’Église, et de l’infamie dont il doit être frappé, est une fructueuse invention du compilateur. Si l’infamie est une notion de droit romain, quasiment inutilisée jusqu’en cette fin du IXe siècle32, que Benoît le Lévite est sans doute allé chercher dans la Lex Romana Wisigothorum (c’est-à-dire le Bréviaire d’Alaric)33, toutes les occurrences concernant l’application de cette peine aux raptores sont de son invention34. Son but manifeste est d’exclure de toute procédure judiciaire, tant comme témoin que comme partie, tous ceux qui se seraient rendus coupables de vols de biens d’Église, en vertu de l’infamie dont ils sont frappés35. Mais il explique clairement que l’infamie est pour lui une peine tout à la fois civile et religieuse, c’est-à-dire passible indistinctement de l’un ou l’autre tribunal36. En outre, l’évêque étant un auxiliaire du roi, il peut appliquer lui-même la législation civile si le roi l’ordonne, comme on le voit assez clairement

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Trosly (909), can. IV, Mansi 18 A, col. 275 : « In libro suprascripto capitulo quadrigentesimo trigesimo primo jubetur, ut capitali poena multentur, qui sacrilegia, adulteria, praedationes aut devastationes exercuerint, et omnes res eorum, tam mobiles quam immobiles, fisco regis societur, vel ecclesiae [...] tradantur. » 31 Ben. Levit., II, 431, PL 97, col. 802, sous la rubrique : Ut capitali poena multentur qui sacrilegia, adulteria praedationes aut devastationes exercuerint. 32 P. Hinschius, System des katholischen Kirchenrechts, t. V, Berlin, 1895, p. 41. 33 F.-L. Ganshof, Le droit romain dans la collection de Benoît le Lévite (Ius Romanum Medii Aevi I, 2B, cc, ß), Milan, 1969, p. 13 et tableaux de concordances. 34 À savoir essentiellement, Ben. Levit. II, 97 (= II, 383), Migne, PL 97, col. 761 ; II, 370 (ibid., col. 788-790) ; II, 394-395 (ibid., col. 796). Cf. E. Seckel, « Studien zu Benedikt Levita », dans Neues Archiv, 35, 1910, p. 481-486 et 506-507. 35 G. May, « Die Infamie bei Benedikt Levita », dans Österreichisches Archiv für Kirchenrecht, 11, 1960, p. 16-36. 36 Ben. Levit. III, 437 : Infames sunt cuncti, quos decreta canonica et ecclesiastica atques leges saeculares ascribunt infames esse. Il faut en fait attendre le décret de Gratien pour que soient distinguées « infamie canonique » et « infamie civile » dans le contexte d’une véritable renaissance du droit romain, cf. P. Hinschius, System des Kirchenrechts…, p. 42.

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dans le capitulaire de Ver de 88437 et comme Karl Ferdinand Werner l’a bien montré38. Or il semble qu’il ne se passe pas tout à fait la même chose dans le royaume oriental à la même époque. À l’est, la législation est d’une part beaucoup moins abondante, d’autre part, beaucoup plus tardive. En dehors d’un seul canon du concile de Mayence (847), repris intégralement par le concile de Mayence (862), on ne trouve plus rien (y compris dans le grand concile de Worms 868) jusqu’au synode de Cologne 887. Le canon VI du concile de Mayence 847, De immunitate rerum ecclesiasticarum39 est un des rares canons originaux, c’est-à-dire qui ne soit pas repris du concile d’Aix de 813. Il se borne en réalité à réaffirmer que les biens des églises sont sous la protection royale, et que nul ne peut y toucher en raison de l’immunité octroyée par le roi comme l’indique le titre de la rubrique. Quiconque enfreint cette loi sera excommunié40 et devra rendre des comptes devant la justice royale. On est donc bien dans la logique du prologue, dû, comme le canon VI, à la plume de Hraban : la défense des biens d’Église est du ressort du roi, l’excommunication ne vient que renforcer le caractère sacré des biens d’Église, elle ne constitue pas la principale sanction brandie. Il est logique dans ces conditions de retrouver ce même canon, mot pour mot, promulgué par un des rares capitulaires de Louis le Germanique dont nous disposions, celui qui dérive des résolutions prises à Mayence en 852 par une assemblée conciliaire, convoquée par le roi conjointement à un plaid général, et présidée par le même archevêque Hraban41. En revanche, le grand concile réuni à Worms en 868, pour traiter il est vrai d’une toute autre affaire – à savoir la réfutation des objections des Grecs concernant le Filioque – ne promulgue pas un seul canon au sujet des raptores ; ce n’est qu’à partir du concile de Cologne de 887, et surtout de celui de Mayence l’année suivante, tous deux convoqués par le successeur de Hraban, l’archevêque Luitbert (863-889), 37

Ver (884), cap.  5, MGH Capit.  II, p.  373 où l’évêque doit convoquer par trois « admonestations » devant son tribunal les raptores, pour les contraindre à payer l’emendatio due à l’État et la compositio, due à la victime. C’est seulement contre les récalcitrants qu’il pourra utiliser ensuite l’arme de l’excommunication. 38 K.F. Werner, « Le rôle des évêques dans le mouvement de paix aux Xe-XIe s. », dans Mediaevalia Christiana. Hommage à Raymonde Foreville, Paris, 1989, p. 155-195. 39 MGH Conc. III, p. 166. 40 Ibid. : Quisquis fastu superbiae elatus domum dei ducit contemptibilem et possessiones deo consecratas atque ob honorem dei sub regia immunitatis defensione constitutas inhoneste tractaverit vel infringere praesumpserit, quasi invasor et violator domus dei excommunicetur. 41 Mayence (852), can. IV, MGH Conc. III, p. 242-243.

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que ce thème devient plus important. En 888, on voit apparaître dans les canons d’une part, tout un ensemble de références au concile de Paris de 829 – et notamment le discours sur le ministère royal dans le canon III repris sans doute de Jonas d’Orléans – et d’autre part, les premières mentions des Fausses Décrétales, en particulier celle du Pseudo-Urbain assimilant les biens de l’Église au patrimoine des pauvres42. Il est très probable que la personnalité de Luitbert, qui était l’un des rares évêques de Germanie à entretenir des contacts avec l’épiscopat du royaume occidental, a joué là un très grand rôle43 : on sait en effet que l’archevêque de Mayence a participé aux conciles de Pîtres (864), Tusey (865) et Soissons (866), durant lesquels il a nécessairement été sensible au déploiement de la législation contre les raptores et sans doute aussi à l’usage de ces autorités que représentaient les Fausses Décrétales, même s’il est très difficile de dire par quel canal elles sont parvenues à la connaissance de l’épiscopat du royaume oriental44. Ceci dit, l’usage qui en est fait à Mayence en 888 est très inférieur à ce qu’on observe dans le royaume occidental, car, en dehors du canon VI qui menace d’anathème irrévocable le necator pauperum qui envahit les biens d’Église45, et surtout le canon XI qui développe l’idée du sacrilège et de la damnation éternelle en s’appuyant sur la Fausse Décrétale d’Urbain, l’ensemble de la législation qui ressort du concile de Mayence montre plutôt la volonté commune du roi et des évêques de lutter ensemble contre les raptores. Ainsi le canon III, rédigé au nom du roi, enjoint-il aux comtes de se saisir des criminels qui, excommuniés par l’évêque, refusent de faire pénitence, et de les amener devant le roi. De même le canon XXIV prévoit une action commune des comtes et des évêques pour le rétablissement de la paix. On ne trouve nulle part de sanction spirituelle spécifique, outre la traditionnelle excommunication. De même, les canons du grand concile de Tribur, réuni par Arnulf de Carinthie en 895 ne comportent qu’un seul canon concernant les

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Sur le rôle fondamental que joue cette référence dans la sacralisation des biens d’Église dans la pensée d’Hincmar, J. Devisse, « Pauperes et paupertas dans le monde carolingien. Ce qu’en dit Hincmar de Reims », dans Revue du Nord, 48, 1966, p. 273-288 et Id., Hincmar…, t. I, p. 299 s. 43 W. Hartmann, Das Konzil von Worms (868). Überlieferung und Bedeutung, Göttingen, 1977, p. 96. 44 H. Fuhrmann, Einfluß und Verbreitung der pseudo-isidorischen Fälschungen (Schriften der MGH, 24), Munich, 1973, t. II, p. 297 s. 45 Mayence (888), Mansi XVIII, col. 66 ; le canon s’appuie d’ailleurs aussi sur le concile d’Orléans de 549.

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raptores, le canon VII, qui commence par citer la Fausse Décrétale d’Anaclet : « celui qui vole les biens d’Église est homicide et sacrilège », puis enchaîne sur la menace du tribunal comtal, d’une amende et de la restitution des biens usurpés46. La menace d’excommunication ne vient qu’après, pour ceux que le comte ne serait pas parvenu à contraindre47. Même le canon XXXI, qui brandit la menace de la privation de funérailles chrétiennes contre tous les voleurs, finit par conclure à la possibilité de se racheter pour tous ceux qui feront amende honorable à l’article de la mort et auxquels il ne faudra pas refuser le viatique48. En d’autres termes, on ne trouve pas dans le royaume oriental ce double registre des peines prévu par l’épiscopat du royaume de l’ouest parce que la défense des biens de l’Église et la lutte contre les raptores restent principalement dans la compétence du roi et de ses auxiliaires. Même à Hohenaltheim en 916, alors que la royauté est au plus bas et que le concile fait un assez grand usage des Fausses Décrétales49, on ne trouve qu’un seul canon contre les raptores, dénoncés comme sacrilèges, mais à peine menacés d’excommunication50. Dans le cadre de la défense des biens d’Église, l’épiscopat ne se substitue donc pas au pouvoir royal et à ses auxiliaires privilégiés que sont les comtes, il se contente d’en accompagner le mouvement tout en restant dans sa propre sphère de compétence51. Cette distorsion est évidemment liée d’abord à la moindre diffusion des Fausses Décrétales, et plus encore des Faux Capitulaires, dans le royaume de Francie orientale. Mais en réalité, elle recouvre surtout une autre manière d’utiliser ces textes et révèle une application particulière du concept de sacrilège. Dans le royaume occidental, comme

46

Tribur (895), can. VII, MGH Capit. II, p. 217 : Qui vero exteriores ecclesiae res rapiunt vel fraudant, comite agente coerceantur, ut res ablatae legitime restituantur et componantur. 47 Ibid. : Si vero comes non procuraverit vel non emendaverit, ab episcopo canonice constingantur, ut res restituantur. 48 Tribur (895), can. 31/31a, MGH Capit. II, p. 231-232. Il existe deux versions de ce canon, l’une (31) plus développée que l’autre (31a). Toutes deux cependant concluent à la possibilité de rachat pour ceux qui désireront faire pénitence. 49 Voir, sur ce point, la synthèse de H. Fuhrmann, « Die Pseudo-isidorischen Fälschungen und die Synode von Hohenaltheim », dans Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 20, 1957, p. 137-151. 50 Hohenaltheim (916), can.  XI, Die Konzilien Deutschlands und Reichsitalien 916-1001. Partie I : 916-960, E.D. Hehl (éd.), MGH Conc. VI/1, Munich, 1987, cité dorénavant MGH Conc. VI, p. 24. L’éditeur montre la tendance du concile à atténuer la portée de la Fausse Décrétale utilisée (Ps.-Anaclet 14) par la suppression du délit d’homicide. Cf. aussi H. Fuhrmann, « Die Synode von Hohenaltheim (916) – quellenkundlich betrachtet », dans Deutsches Archiv 43, 1987 ,p. 440-448. 51 K.F. Werner, « Le rôle des évêques … », op. cit., p. 169.

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Jean Devisse l’a bien montré52, dans le sillage d’Hincmar et de sa collectio de raptoribus, le sacrilège s’étend essentiellement aux raptores qui mettent la main sur les biens d’Église, parce que ces biens sont sacralisés. Ils sont le patrimoine des pauperes, et personne, même pas le roi, n’a le droit d’y toucher. Quiconque enfreint cette loi est réputé être un necator pauperum et de ce fait coupable du délit d’homicide. Dans le royaume oriental en revanche, l’utilisation de ce même vocabulaire du sacrilège, dérivant des Fausses Décrétales et des Faux Capitulaires, se rencontre surtout pour désigner ceux qui s’attaquent au roi et entrent en rébellion contre lui. Or, qualifier de « sacrilège » celui qui porte atteinte à la majesté royale permet d’utiliser contre lui des peines spirituelles par le canal de la législation synodale ; si ce phénomène existe aussi dans le royaume de l’Ouest, les témoins en sont beaucoup moins nombreux. La fameuse lettre synodale d’Hincmar contre les prétentions de Louis le Germanique en 858 fournit à cet égard un exemple révélateur. Dans sa longue diatribe, Hincmar – et les évêques rassemblés autour de lui – ne développent qu’un seul argument concernant la protection qui s’étend sur Charles le Chauve : il est conseillé à Louis le Germanique de ne pas toucher au roi parce qu’il est l’oint du Seigneur53, mais toute la démonstration s’appuie sur l’exemple de David et de Saül, qui, pour avoir perdu la grâce divine, n’en demeuraient pas moins l’oint du Seigneur et restaient, de fait, sous Sa protection. En revanche, ce discours sur la royauté sacrée ne se raccroche jamais au thème du sacrilège véhiculé par les Fausses Décrétales. Lorsque le mot « sacrilège » apparaît, c’est toujours en relation avec la défense des biens d’Église, en particulier dans la fameuse vision de saint Eucher du « purgatoire » de Charles Martel, sorte d’exemplum rassemblant les thèmes des Fausses Décrétales évoqués depuis 85754. En d’autres termes, on n’utilise pas l’arsenal des Fausses Décrétales pour défendre le roi. De même le concile de Pîtres (862) ne mentionne que l’ancien canon XVIII du concile de Chalcédoine punissant les conspirationes, tiré de la Dionysio-Hadriana, qui punit de dégradation tous les ecclésiastiques se rendant coupables de conjuration ou de

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Sur tout ceci, J. Devisse, Hincmar..., op. cit., t. I, p. 500-509. Epistola synodi Carisiacensis ad Hludowicum regem Germaniae directa (nov. 858), MGH Capit. II, p. 439, cap. 15 : ... qui infideliter et contumaciter in unctum qualecumque Domini manum mittit, dominum christorum Christum contemnit, et in anima procul dubia spiritualis gladio animadversione perit. 54 Ibid., p. 432-433. Sur ce point, J. Devisse, Hincmar..., op. cit., t. I, p. 325. 53

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conspiration55 : c’est ce même canon que Charles le Chauve évoque contre Ganelon de Sens dans la lettre synodale de Savonnières en 85956. Au contraire, dans le royaume de Germanie, la législation contre les conspirateurs a une extension beaucoup plus grande. On l’observe dès le concile de Mayence 847, avec la rédaction d’un canon complètement original par Hraban Maur, sous la rubrique De conspiratione, qui punit de l’excommunication irrémiscible avant pénitence et emendatio tous ceux qui complotent « contra regem vel ecclesiasticas dignitates sive rei publice potestates »57. Il est probable que ce texte s’inspire du canon I du IVe concile de Tolède58, dans la version de l’Hispana dont Hraban Maur possédait sans doute un exemplaire59. De même, le concile de Worms (868) s’appuie sur le canon I du VIIe concile de Tolède (646)60 pour excommunier tous ceux qui se sont enfuis du royaume en abandonnant leur seigneur, mesure accompagnée de la confiscation générale de leurs biens61. Or, dans les royaumes francs, ce « délit de fuite », qu’on doit distinguer de la désertion, n’était pas sanctionné, ni par les leges ni par les synodes, au contraire des droits wisigothique62 et lombard63. Ce canon a dû d’ailleurs semblé bien étrange aux compilateurs postérieurs qui ne l’ont reçu dans quasiment aucune collection64, alors que les canons du concile de Worms ont été très largement diffusés. Ici encore, c’est l’Hispana « non falsifiée » qui a été utilisée. Enfin, le concile qui fait la plus large place à ce thème de la protection du roi contre les conspirateurs ou les traîtres est celui

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Chalcédoine (451), can. XVIII, Mansi VII, col. 378, cité intégralement à Pîtres (862), can. IV, MGH Capit. II, p. 309. 56 MGH Conc. III, p. 471. 57 Mayence (847), can. V, MGH Conc. III, p. 165. 58 Concilios visigoticos (1), J. Vives (éd.), Madrid, 1958, p. 218. 59 W. Hartmann, Das Konzil von Worms, op. cit., p. 86. 60 Concilios visigoticos, op. cit., p. 249. 61 Worms (868), MGH Conc. IV, W. Hartmann (éd.), canon 36, p. 278 : de refugis ac perfidis laicis. 62 Lex Wisigothorum II, 1, 8, MGH Leges I/1, K. Zeumer (éd.), Hanovre, 1902, p. 53. Il est d’ailleurs probable que cette loi de Chindaswinth, elle-même tirée du droit romain (Lex Euricianae), a servi de modèle au canon de Tolède et non l’inverse. Sur ce point D. Claude, Adel, Kirche und Königtum im Westgotenreich (VuF SdB 8), Sigmaringen, 1971, p. 125. 63 Edictus Rothari, c.3, MGH Legum IV, G. Pertz (éd.), Hanovre, 1868, p. 13 : Si quis foris provincia fugire temptaverit, morti incurrat periculum et res eius infiscentur. Sur ce point F. Bougard, La justice dans le royaume d’Italie (fin VIIIe-déb. XIe), Rome, 1995, p. 245. 64 Il n’apparaît en particulier ni chez Réginon, ni chez Bouchard de Worms, voir le tableau donné par W. Hartmann, Das Konzil von Worms, op. cit., p. 127.

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d’Hohenaltheim, réuni en 916 au moment de la révolte quasi générale des grands du royaume contre Conrad Ier. On y trouve plusieurs canons qui traitent de la roboratio (affermissement, consolidation) du roi et des peines à infliger à ceux qui se sont parjurés à son égard, ou qui ont osé porté la main sur les oints du Seigneur que sont le roi et l’évêque. Au-delà des circonstances particulières, c’est-à-dire de la crise politique qui explique de telles décisions, il faut noter, ici encore, l’usage beaucoup plus important des modèles dérivant de l’Hispana que des décrétales pseudo-isidoriennes, bien connues pourtant, à cette époque65. Les canons XIX et XX, par exemple, sont quasi intégralement tirés des conciles tolédans du VIIe siècle66. Plus encore que les précédents, le concile insiste sur le sacrilège que commet celui qui porte la main sur les biens d’Église ou sur la personne de l’évêque ou du roi. Le canon XXIV, qui reprend les trois canons précédents, en donne un résumé saisissant : « Celui qui, par ruse, porte la main sur le christ du Seigneur, à savoir l’évêque, son père et son pasteur, parce qu’il a commis un sacrilège, et celui qui dévaste et envahit l’église de Dieu, parce que c’est un sacrilège, ou qui a tué un moine ou un prêtre, et celui qui s’est parjuré et a porté les armes contre son seigneur le roi pour le tuer [...] il a plu au saint synode qu’il fasse pénitence tous les jours de sa vie en un même lieu, à savoir un monastère, qu’il fasse une pénitence rigoureuse durant douze années, suivant les canons, trois années au pain, au sel et à l’eau et qu’il s’abstienne de vin et de viande tous les jours de sa vie ».67

Il y a donc finalement adéquation entre les méfaits qui consistent à s’en prendre aux biens de l’Église, à la personne du roi ou à celle de l’évêque, puisque tout cela relève du sacrilège et devient passible à ce titre de sanctions qui sont d’abord des sanctions spirituelles, en l’occurrence la pénitence perpétuelle avec réclusion dans un monastère. Or cette « catégorie » du sacrilège n’est pas tirée des modèles

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Sur ce point H. Fuhrmann, « Die pseudo-isidorischen Fälschungen.... », op. cit., p. 142147. 66 Hohenaltheim (916), can. XIX et XX, MGH Conc. VI, p. 27-28 : Pro robore regum nostrorum et Item de robore regis, correspondant aux IVe (633) et VIe (638) conciles de Tolède. Cf. la démonstration de l’éditeur dans les notes 76 et 77. 67 Hohenaltheim (916), can. XXIV, ibid., p. 31 : Quisquis per dolum mittit manum suam in chrisutm Domini, episcopum videlicet, patrem et pastorem suum, quia sacrilegium committit et qui ecclesiam dei devastat et incendit, quia et hoc sacrilegium est, vel qui monachum vel presbyterum occiderit, et qui periuriat et in interitum domni sui regis intendit [...] placuit sancta synodo, ut in uno loco, id est monasterio, peniteat omnibus diebus vitae suae, vel XII annos districte peniteat, secundum canones, tres annos in pane, sale et aqua, a carne vero et vino omnibus diebus vitae suae abstineat.

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des conciles tolédans, elle fait partie du vocabulaire choisi, par les évêques du début du Xe siècle, probablement par « contamination » du vocabulaire des Fausses Décrétales (et notamment du Pseudo-Anaclet 14). En d’autres termes, l’épiscopat du royaume oriental va bien au-delà de la protection des biens d’Église par une législation spécifique s’appuyant sur des peines spirituelles, parce qu’il étend cette législation à la sphère politique, et notamment à la royauté. On reconnaît là le « syndrome espagnol » dont parlent Michael Richter et Janet Nelson68, lié à des circonstances politiques spécifiques que sont, au sein d’un royaume, la montée des tensions qu’on cherche à résoudre à la fois par une tentative de renforcement du pouvoir royal et par la manifestation d’un pouvoir cohérent exprimé au travers des conciles « nationaux »69. Ceci suppose une structure ecclésiastique forte et « unitaire », d’où la diatribe de l’épiscopat contre les évêques – notamment les Saxons – qui ne sont pas venus au concile d’Hohenaltheim70, et une prise de conscience de l’épiscopat de sa responsabilité dans le déroulement des affaires du royaume, d’où le préambule du synode d’Hohenaltheim où les évêques, sermonnés par le légat du pape, reconnaissent qu’ils ont failli à leur mission en laissant se développer la discorde dans le royaume71. Mais on observe quand même que, par rapport à la législation des conciles wisigothiques qui englobent dans leurs canons une partie de la lex Wisigothorum édictée par Chindaswinth, il y a limitation de la législation conciliaire à la sphère spirituelle : les évêques de Germanie ne reçoivent pas la loi du roi qui punit de mort l’atteinte à la majesté royale, le crime de lèse-majesté, qui est encore bien connu et effectivement puni de la peine capitale avec confiscation des biens, à l’est comme à l’ouest, à la fin de l’époque carolingienne. On en donnera pour exemple d’une part l’exécution d’un certain Walcher, condamné vers 892 comme traitre au roi Eudes, et pour cette raison exclu de la communion, y compris in articulo mortis, par son évêque Didon de Laon auquel Foulques de Reims reproche d’ailleurs cette attitude

68 M. Richter, Canterbury Professions, Torquay, 1973, p. XV s. et J.L. Nelson, « National synods, Kingship as office and royal anointing: an early medieval syndrome », dans Studies in Church History, 7, 1972, p. 41-60.. 69 H.H. Anton, « Der König und die Reichskonzilien im westgotischen Spanien », dans Historisches Jahrbuch, 92, 1972, p. 257-281. 70 Hohenaltheim (916), can. XXX, MGH Conc. VI, p. 35. 71 Ibid., préambule, p. 19-20.

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rigoriste72 ; d’autre part dans le royaume oriental, l’exécution en 893 du comte Guillaume de l’Ostmark qui avait rejoint le duc des Moraves, Zwentibold, révolté contre Arnulf de Carinthie, et décapité pour cette trahison73. Dans les deux textes, on retrouve la mention du reus maiestatis, la lèse-majesté, dans le vocabulaire hérité du droit romain. L’épiscopat, au contraire, n’entend brandir que des armes spirituelles pour assurer la sécurité de l’État : d’où l’usage de ce vocabulaire dérivant du sacrilegium et prévoyant l’excommunication irrévocable ou la pénitence perpétuelle avec réclusion dans un monastère. Cette distorsion entre action du roi et action de l’épiscopat est manifeste avec la condamnation puis l’exécution par le roi Conrad de Berthold et Erchanger en janvier 917 – alors que le concile d’Hohenaltheim les avait condamnés en septembre 916 à la pénitence perpétuelle dans un monastère74 – et montre que l’épiscopat oriental, même s’il en a eu l’intention et a commencé à élaborer pour ce faire tout un arsenal théorique, n’a pas la possibilité matérielle de se substituer au roi. Ce que j’appelle « arsenal théorique », dont l’un des principaux artisans me semble être Salomon III de Constance comme j’ai essayé de le montrer ailleurs75, s’exprime par l’identification des fonctions royale et épiscopale, notamment au travers de la mise en place de nouveaux rituels de consécration concernant aussi bien l’évêque que le roi, mais aussi, comme on l’observe à Hohenaltheim, par la mise sur un pied d’égalité des deux fonctions. Cet élément, nouveau dans le royaume de Francie orientale où ni Louis le Germanique, ni probablement ses enfants n’avaient jamais été sacrés, permet finalement de rejoindre, avec un décalage chronologique, la tradition hincmarienne qui reconnaît à l’épiscopat comme à la royauté un caractère transcendant les liens personnels entre les puissants76. Cependant, l’idée que l’évêque est, à l’égal du roi, « sacré comme David », et de ce fait habilité à diriger le peuple chrétien et protégé par la législation 72

Lettre de Foulques de Reims à Didon, dans Flodoard, Histoire de l’Église de Reims, livre IV, MGH SS XIII, p. 570 : ... pro reconcilatione animae cuisdam Walcheri, qui reus maiestatis inventus supplicium mortis incurrit. Cf. M. Sot, Un historien et son Église. Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 167 et 205. 73 Annales Fuldenses, Pars V (Contin. Ratisbonn.), anno 893, F. Kurze (éd.), Hanovre, 1891, p. 122 : Willihelmus [...] missos suos ad Zwentibaldum ducem dirigens reus maiestatis habebatur, capite detruncatus est. 74 Hohenaltheim (916), can. XXI, MGH Conc. VI, p. 28. 75 G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie. Les Églises de Bavière et de Souabe (876-973), Paris, 1997, p. 122 s. 76 J.L. Nelson, « Kingship, law and liturgy... », op. cit., p. 272.

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qui punit le sacrilège, ne peut avoir d’implication réelle qu’à condition que la royauté elle-même soit suffisamment forte pour permettre sa réalisation77. En ce sens, seule la « royauté sacerdotale » forgée dans l’entourage d’Otton Ier permettra d’investir l’épiscopat d’un rôle politique durable et effectif, qui va beaucoup plus loin que le simple soutien au pouvoir royal. En effet, tandis que les conciles occidentaux insistent de plus en plus sur la nécessité de protéger les biens d’Église en leur reconnaissant un statut d’immunité totale qui fait encourir à celui qui le transgresse les peines réservées au sacrilège, toutes choses que l’on retrouve aisément dans la législation des conciles du début du XIe siècle, dits « de la Paix de Dieu », les conciles orientaux mettent plutôt l’accent sur la sacralité des personnes royale et épiscopale, lesquelles sont finalement assez largement autorisées, l’une comme l’autre, à faire usage des biens de l’Église qui ne sont pas fondamentalement distincts des biens de l’État – c’est d’ailleurs une des raisons de l’hostilité des grands laïques aux évêques d’Alémanie durant le règne de Conrad Ier78 -, système qu’on voit s’épanouir pleinement dans le royaume ottonien. Ainsi le pouvoir de l’épiscopat germanique du Xe siècle trouve-t-il ses racines dans la prétention des derniers évêques carolingiens à assumer dans le royaume un rôle dirigeant qui est davantage un substitut qu’un instrument du pouvoir royal. Dans cet esprit, on doit considérer les collections canoniques commanditées par ces mêmes évêques comme un élément essentiel de la construction du pouvoir épiscopal.

77

G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir..., op. cit., p. 106. Ekkerhard IV, Casus sancti Galli, cap. 11 et 20, H.F. Haefele (éd.), Darmstadt, 1980, p. 36 et 52.

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CHAPITRE IV COLLECTIONS CANONIQUES ET AUTORITÉ DES ÉVÊQUES DANS LE HAUT MOYEN ÂGE

L

es collections textuelles, en tant qu’objet d’Histoire, connaissent un véritable regain d’intérêt1 : organisant des textes variés selon un projet précis, les collections canoniques, qui rassemblent essentiellement des textes normatifs, passent pour être des collections par excellence, apparemment homogènes tant dans leur contenu que dans la visée qu’elles poursuivent. Cependant, les collections canoniques du haut Moyen Âge – et surtout celles qui sont antérieures à l’époque carolingienne – occupent une place particulière : elles rassemblent souvent des documents de nature variée et de provenances diverses et leur objectif final n’est pas toujours évident2. Elles illustrent particulièrement bien l’idée selon laquelle « les collections ne sont pas de simples réceptacles et ne se résument pas à l’addition de l’ensemble des documents qui la composent »3, à condition qu’on cherche à comprendre le sens qui a guidé leur mise en œuvre. Ces sources du droit canon ne sont pas volontiers utilisées par les historiens qui laissent le plus souvent ce champ aux juristes. Mais, même pour ces derniers, les sources canoniques présentent surtout un intérêt à partir de l’apparition du Décret de Gratien, compilé vers 1140, sans doute à Bologne : cette somme est d’une telle envergure dans le cadre de la renaissance du droit – tant canonique que romain – qu’elle laisse dans l’ombre tout ce qui a été fait auparavant. Pourtant, les ecclésiastiques du haut Moyen Âge ont produit un grand nombre de collections canoniques : certaines ont fait très largement autorité, soit parce qu’elles ont été compilées sur l’ordre du pape comme la Dionysio-Hadriana au VIIIe siècle, soit parce qu’elles ont connu un grand succès comme le Décret de Burchard de Worms au XIe siècle. Mais il existe aussi une foule de « petites collections », plus ou moins obscures, conservées souvent dans un seul manuscrit, 1 St. Gioanni, B. Grévin (éd.), L’Antiquité tardive dans les collections médiévales. Textes et représentations, VIe-XIVe siècles, Rome (collection de l’EFR 405), 2008. 2 G. Fransen, Les collections canoniques, Turnhout, 1973 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 10), p. 13-14. 3 St. Gioanni, B. Grévin, « Introduction », L’Antiquité tardive dans les collections médiévales…, op. cit., p. 4.

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rarement éditées, essentiellement élaborées sur l’ordre des prélats des IXe-Xe siècles dont l’historien du haut Moyen Âge peut tirer un grand parti, à la fois pour comprendre les formes de raisonnement et l’outillage mental des compilateurs, et pour connaître les projets et conceptions politiques des évêques commanditaires. Aperçu sur la formation du droit de l’Église4 À partir du IVe siècle, on peut dire que le droit de l’Église acquiert une véritable autonomie par rapport aux Écritures et à la liturgie, et qu’il repose sur quatre sources principales : les canons des conciles, les décrétales pontificales, la doctrine des Pères de l’Église et enfin une partie de la législation séculière de l’empire romain. Sans développer l’importance de chacun de ces éléments, il faut souligner la relation, compliquée, entre la législation conciliaire et les décrétales pontificales. Le concile est une institution fondamentale dans l’Église, tenue pour apostolique par référence au « concile de Jérusalem » dont il est question dans les Actes de Apôtres (15, 5-29). L’institution des conciles ne se développe cependant qu’à partir du IVe siècle et le pouvoir séculier y joue très vite un rôle actif : l’empereur peut confirmer les décisions d’un concile en les transformant en une « constitution », donc en une loi de l’État, il convoque et parfois préside le concile. En revanche, la position du pape par rapport au concile n’est pas très claire : à l’origine, l’autorité des décisions conciliaires n’est pas soumise à l’approbation du pape, mais dès la fin du Ve siècle, le pape Gélase estime que « ce que le siège apostolique a rejeté ne peut avoir de valeur ». Cependant, le droit de l’Église énoncé par le pape se trouve non dans les canons des conciles mais dans les décrétales, qui sont des réponses données par le pape à des instances locales, évêques ou autres, à propos d’une affaire particulière. La décrétale est donc une véritable réponse en droit, formulant une règle qui permet au demandeur de l’appliquer à son cas concret. Or, l’autorité reconnue à l’évêque de Rome confère rapidement une valeur générale à sa réponse qui est dès lors conservée et réutilisée comme argument

4 Pour un exposé plus complet, on peut se reporter à J. Gaudemet, Les sources du droit de l’Église en Occident du IIe au VIIe siècle, Paris, 1985 et Id., Église et cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994.

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d’autorité pour résoudre d’autres cas5. On ne connaît pas de décrétales des papes pour les trois premiers siècles, la plus ancienne serait celle du pape Damase aux évêques gaulois en 375-385. Dès le Ve siècle, le pouvoir législatif du pape s’est beaucoup accru, notamment sous Léon Ier (440-461) qui n’en envoya pas moins de 143. Cependant, décrétales comme canons des conciles n’ont été diffusés que par l’intermédiaire de compilations qu’on appelle « collections canoniques », les plus anciennes ne remontant pas avant la fin du IVe siècle et les plus importantes datant du Ve siècle. Certaines de ces collections sont commanditées par les papes, notamment la célèbre collection de Denys le Petit (Dionysiana) compilée à la fin du Ve siècle : mais quelle que soit l’implication du pape dans la commande, et quelle que soit l’importance de la collection, aucune n’est véritablement « officielle », bien que ces collections fondent le droit de l’Église qui s’élabore petit à petit par l’ajout de décrétales et de canons conciliaires. Comme la plupart des commanditaires sont des évêques, ces collections ouvrent des voies particulières pour mieux connaître leur action et leur autorité. Mais comment les appréhender ? Des sources pour appréhender l’autorité des évêques du haut Moyen Âge Les canons des conciles, expression de la voix de l’épiscopat L’activité conciliaire est assez inégale dans le haut Moyen Âge : on ne connaît que très peu de réunions de conciles entre le milieu du VIIe et les années 740 où reprend une importante activité sous les Pippinides (ce qu’on appelle les « conciles réformateurs »), et plus encore sous les Carolingiens où le concile devient, conjointement au plaid général, un instrument de gouvernement non négligeable pour le souverain. En effet, les conciles tolédans de l’époque wisigothique avaient inauguré le principe selon lequel le concile est tout à la fois un acte religieux, qui se déroule selon un ordo et une liturgie bien définis, et un acte politique auquel sont susceptibles de participer non seulement les clercs mais aussi les laïques ou, du moins, certains

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Cette technique législative, qui n’est pas nouvelle, est celle des rescrits impériaux.

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d’entre eux6. On a recensé 220 conciles à l’époque carolingienne et cette activité se poursuit largement au Xe siècle7. Il existe toutes sortes de conciles : provinciaux, généraux, œcuméniques, mais il faut faire attention à leur dénomination qui ne reflète pas toujours la réalité ; il n’est pas rare qu’un simple concile provincial s’intitule concilium generale8, et le chapitre conclusif des Libri carolini considère qu’un concile qui rassemble les évêques de deux ou trois provinces ecclésiastiques peut être tenu pour un concile universel, c’est-à-dire catholique, et donc habilité à définir l’orthodoxie9. Cela tient au fait que le concile a pour but de faire entendre la voix de l’Église dont les décisions sont universelles : tout concile, même restreint, est l’expression du collegium des évêques qui fonde son autorité sur l’origine apostolique du « concile de Jérusalem » dont les « débats » sont relatés dans les Actes des Apôtres10. Ce qu’on y entend, c’est la voix des apôtres qui ont été choisis par Dieu pour répandre la Bonne Nouvelle et diriger le peuple chrétien : c’est pourquoi la conclusion de ces débats stipule finalement : « L’Esprit Saint et nous-même avons décidé… » (Actes 15, 28). En tant qu’ils sont successeurs des apôtres, toute réunion d’évêques peut se prévaloir d’être inspirée par l’Esprit Saint en s’appuyant sur Matthieu 18, 20 : « Que deux ou trois en effet soient réunis en mon Nom et je suis là, au milieu d’eux », citation qu’on retrouve de façon omniprésente dans les actes des conciles wisigothiques par exemple11. Mais dans le haut Moyen Âge, on ne prétend guère prendre de décision directement inspirée par l’Esprit Saint, sans s’appuyer au moins sur des références antérieures. Il est en outre bien difficile de savoir quelles formes prenaient les débats parce qu’on n’en a conservé

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Sur la composition des conciles et les difficultés de définition stricte des assemblées laïques ou ecclésiastiques, W.  Hartmann, «  Zu einigen Problemen der karolingischen Konzilsgeschichte », dans Annuarium Historiae Conciliorum, 9, 1977, p. 6-28. 7 J. Gaudemet, Les sources du droit canonique (VIIIe-XXe s.), Paris, 1993, p. 18-19. 8 Sur l’imprécision de ce vocabulaire et l’absence de critères clairs, P. L’Huillier, « The Development of the Concept of an Œcumenical council, 4th-8th centuries », dans Greek Orthodox Theological Review, 36, 1991, p. 243-262. 9 Libri carolini IV, 28, MGH Conc. II, suppl. I, Hanovre, 1998, A. Freeman (éd.), p. 557-558. Sur ce problème, cf. A.  Freeman, «  Carolingian Orthodoxy and the Fate of the Libri Carolini », dans Viator, 16, 1985, p. 65-108. 10 Actes 15, 5-29. 11 G. Schmitz, « Concilum perfectum », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kan. Abt., 68, 1979, p. 27-53.

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que le résultat : les canons, et que rares sont les récits de déroulement de conciles12. Ce que l’on sait en revanche, c’est que les évêques disposaient au concile d’une documentation sur laquelle ils pouvaient s’appuyer pour justifier les décisions prises au moment de la rédaction des nouveaux canons : ce sont les autorités qui sont citées dans les canons des conciles et qui nous indiquent à partir de quelles sources ils ont été élaborés. Il s’agit ici précisément des collections canoniques dont dispose l’église où se réunit le concile lorsqu’il se tient à proximité d’un centre religieux qui possède une bibliothèque bien pourvue, comme à Reims ou Mayence par exemple. Mais il est probable que les évêques venaient aussi au concile avec leurs propres manuscrits, notamment s’ils voulaient défendre une cause ou renforcer leur point de vue. Suivant les époques, les lieux de réunion mais aussi les sujets, on n’utilise pas les mêmes collections canoniques, d’autant plus qu’on en fabrique sans cesse de nouvelles. Les évêques, commanditaires des collections canoniques Il existe d’abord des collections tout à fait spécifiques que sont les capitulaires épiscopaux, apparus au tout début du IXe siècle : les plus anciens sont ceux de Garibald de Liège (801-809), d’Haito de Bâle (806-813) et de Théodulf d’Orléans (av. 813). Ils répondent peut-être en partie à l’injonction du capitulaire 70 de l’Admonitio generalis de 789 qui invite les évêques à exercer un contrôle plus étroit sur les prêtres « disséminés à travers leur diocèse »13. Les plus récents datent des années 950, on peut donc dire qu’il s’agit là d’un type de source spécifiquement « carolingienne ». Ces capitulaires épiscopaux sont de petites collections canoniques à l’usage de chaque évêque, notamment dans le cadre du synode diocésain, reprenant aussi bien les décisions des conciles anciens que des conciles contemporains et contenant également les capitulaires royaux. Ce qui les distingue de la collection canonique habituelle, c’est d’une part qu’ils sont destinés

12 On possède davantage d’éléments pour le Xe siècle, par exemple le récit que fait Gerbert du concile de Saint-Basle de Verzy en 991, cf. P. Riché, Gerbert d’Aurillac. Le pape de l’an mil, Paris, 1987, p. 126-140. 13 Admonitio generalis, cap. 70, MGH Capitularia regum Francorum I, Hanovre, 1883, A. Boretius (éd.), p. 59.

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à être diffusés auprès des prêtres et doyens14, d’autre part qu’ils sont rédigés sous le nom d’un évêque précis15. Au-delà de ces collections limitées que sont les capitulaires épiscopaux, les évêques du monde carolingien ont été les maîtres d’œuvre de la copie mais aussi de la refonte des grandes collections comme la Dionysio-Hadriana dont on possède encore 80 manuscrits d’époque carolingienne et dont l’autorité était très grande puisqu’elle passait pour être la collection émanant directement du pape, bien que ce dernier ne l’ait jamais reconnu de manière exclusive. Cette collection était largement utilisée, souvent en concurrence avec une collection espagnole, pour cette raison dite Hispana16 : l’une était aussi peu pratique que l’autre, dans la mesure où elles compilaient les canons selon un plan chronologique. C’est sans doute pourquoi on élabora autour de l’an 800, peut-être à Lyon sous l’impulsion de l’archevêque Agobard17, une nouvelle collection qui mixait les éléments contenus dans la Dionysio-Hadriana et dans l’Hispana, selon un plan systématique, plus facile à utiliser18. Cette collection, connue sous le nom de Dacheriana qu’il tire de son éditeur19, est souvent la source principale des collections de la première moitié du IXe siècle20 et a également servi de base aux collections de faux isidoriens rédigés au milieu du IXe siècle. Ces derniers représentent la plus grande collection de fausses autorités du haut Moyen Âge, composée dans le royaume occidental, sans

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Ils fournissent l’essentiel de la documentation concernant les prêtres de l’époque carolingienne, C. van Rhijn, Shepherds of the Lord. Priests and Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Turnhout, 2007. 15 Sur ces capitulaires, P. Brommer, Capitula episcoporum (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 43), Turnhout, 1985. Sur leurs implications, Fr. Schneider Hoyt, The Carolingian episcopate : Concepts of pastoral care as set forth in the capitularies of Charlemagne and his bishops (789-822), Ann Arbor, 1983. 16 Sur cette collection, L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages (ca. 400-1140), A Bibliographical Guide to the Manuscripts and Literature, Washington DC, 1999, p. 61-67. 17 H. Mordek, « Kirchenrechtliche Autoritäten im Frühmittelalter », dans P. Classen (éd.), Recht und Schrift im Mittelalter, Sigmaringen, 1977 (VuF 23), p. 237-255. 18 L’archévêque Leidrade (797-816) avait déjà fait compiler une version systématique de l’Hispana. Sur l’importance de ces principes d’organisation, F. Délivré, « Du chronologique au systématique. Les canons du concile de Chalcédoine (451) dans les collections d’Yves de Chartres (fin XIe-début XIIe siècle) », dans St. Gioanni et B. Grévin (éd.), L’Antiquité tardive dans les collections médiévales..., op. cit., p. 141-163. 19 Luc d’Achéry, Veterum aliquot scriptorum qui in Galliae Bibliothecis, maxime Benedictorum latuerant, Spicilegium 2, Paris, 1672. 20 L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages…, op. cit., p. 87-92. Voir en dernier lieu, A. Firey, « Ghostly Recensions in Early Medieval Canon Law: The Problem of the Collectio Dacheriana and its Shades », dans Tijschrift voor Rechtsgeschiedenis 68, 2000, p. 63-82.

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qu’on puisse retrouver exactement sa provenance21. Elle contient en réalité quatre recueils différents, mais seul le dernier, qui a donné son nom à l’ensemble, a connu un réel succès : c’est une immense collection de plus de dix mille fragments attribuée à un certain « Isidore ». On la désigne aussi sous le nom de Fausses Décrétales, car elle contient essentiellement des décrétales attribuées aux premiers papes, de Clément (88-97) à Miltiade (311-314) : tous ces textes sont des forgeries, fabriquées à partir du droit romain. Mais on y trouve aussi des canons tirés de 54 conciles, du premier concile de Nicée (325) au treizième concile de Tolède (683), la plupart du temps interpolés. Enfin, elle contient des décrétales, le plus souvent authentiques, du pontificat de Sylvestre (314-335) à celui de Grégoire II (715-731). La diffusion de ces faux a été particulièrement grande en Gaule et en Italie : le pape Nicolas Ier en fait usage dès 864 et ils sont encore présents dans le Décret de Gratien qui lui emprunte un dixième de ses textes. Il n’est pas possible ici de dresser le panorama de toutes les grandes collections, copiées, mais souvent remaniées sous l’autorité des évêques à l’époque carolingienne. Il faut en revanche attirer l’attention sur le développement de « petites » collections canoniques22, au sens où elles n’ont pas eu beaucoup de succès si l’on en juge par le nombre des manuscrits  : elles sont particulièrement nombreuses entre le milieu du IXe et la fin du Xe siècle23, et on peut se demander pourquoi les évêques ont fait compiler autant de collections « particulières » à ce moment-là. On peut y voir essentiellement trois raisons : D’abord, la législation carolingienne était en elle-même foisonnante et il fallait l’intégrer à l’ensemble des autorités canoniques plus anciennes, il s’agissait donc d’un travail de classification qui rendait l’ensemble de la législation plus facilement utilisable. L’image qui vient le plus souvent sous la plume des compilateurs est celle de la « forêt inextricable des canons » et l’époque carolingienne correspond, à ce titre aussi, à un moment important de « mise en ordre ». 21

Sur cette vaste question, H.  Fuhrmann, Einfluß und Verbreitung der pseudo-isidorischen Fälschungen, Munich, 1973 (Schriften der MGH 23-25) et W. Hartmann, G. Schmitz (éd.), Fortschritt durch Fälschungen ? Ursprung, Gestalt und Wirkung der pseudoisidorichen Fälschungen, Hanovre, 2002 (MGH Studien und Texte 31), en part. K. Ziechel-Eckes, « Auf Pseudoisidors Spur. Oder : Versuch, einen dichten Schleier zu lüften », p. 1-28. 22 Cf. P. Fournier et G. Le Bras, Histoire des collections canoniques en Occident, I, Paris, 1931, p. 271-310. 23 Un premier aperçu est donné par L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages…, op. cit., p. 161-203. On dispose aussi du Clavis canonum. Selected canon law collections before 1140. Access with data processing, L. Fowler-Magerl (éd.), Hanovre, 2005 (MGH Hilfsmittel 21).

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Ensuite, l’affaiblissement du pouvoir royal préoccupait les prélats qui craignaient – sans doute à juste titre – pour la sauvegarde des biens de leurs églises, voire pour le respect de leur propre dignité : il s’agissait là avant tout de se défendre et c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’élaboration et la diffusion de la grande collection des Fausses Décrétales, mais aussi des collections particulières comme la collectio de raptoribus, due à Hincmar et accompagnant le capitulaire de Quierzy de 85724. Enfin, dans certaines régions, les évêques se trouvaient en situation d’évangéliser de nouveaux peuples, comme les Hongrois, ou de poursuivre une œuvre de mission commencée au VIIIe siècle comme c’est le cas en Bavière avec la conversion des Carinthiens et des Slovènes25. Or pour organiser des missions et pour constituer de nouvelles églises, il faut être capable d’expliquer et d’appliquer le droit de l’Église – même si c’est toujours avec les aménagements nécessaires dans l’esprit de la mission de Grégoire le Grand qui reste la référence absolue en matière d’évangélisation26. Il faut donc posséder les manuscrits de référence sur lesquels on peut s’appuyer pour dire le droit et organiser la pastorale pour les nouveaux fidèles. C’est dans cet esprit qu’a été élaborée par exemple la petite collection canonique commanditée par Hervé de Reims (914-922) pour améliorer l’œuvre de mission parmi les Normands comme Olivier Guillot l’a bien montré27. Cependant, il n’existe pas de profonde différence de nature entre « grandes » et « petites » collections : on est en présence d’une foule de textes se réfèrant à des autorités variées, mais aucun ne peut prétendre être la somme du droit de l’Église, comme ce sera le cas pour le Décret de Gratien à partir du XIIe siècle. À la limite, toute collection canonique du haut Moyen Âge est une collection «  privée  », que l’évêque a fait composer à sa guise, pour disposer de ce qui lui semble utile dans le cadre de son action pastorale et pour se retrouver dans la « forêt inextricable » des différentes prescriptions. Dans ces condi-

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Sur cette collection, J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, Genève 1975-76, t. I, p. 298302. 25 H. Wolfram, Salzburg-Bayern – Österreich. Die Conversio Bagoariorum et Carantanorum und die Quellen ihrer Zeit, Vienne, 1995. 26 L.E. von Padberg, Mission und Christianisierung. Formen und Folgen bei Angelsachsen und Franken im 7. und 8. Jahrhundert, Stuttgart, 1995. 27 O. Guillot, « Une approche de la collection d’Hervé de Reims : le jeu de la tradition et de la pastorale (914-922) », dans G. Aubin (éd.), Liber Amicorum. Etrudes offertes à Pierre Jaubert, Bordeaux, 1988, p. 335-366.

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tions, une « petite » collection canonique, restée confidentielle, limitée à un seul manuscrit, offre un accès privilégié à qui veut comprendre l’action de l’évêque qui l’a commanditée. Deux collections canoniques élaborées à Ratisbonne aux IXe et Xe siècles Comment utiliser des sources canoniques autrement que dans une perspective d’histoire du droit de l’Église ? Comment peuvent-elles fournir des éléments permettant d’appréhender les formes du pouvoir et l’organisation des sociétés du haut Moyen Âge ? Pour chaque collection, il faut d’abord se poser la question de son originalité : est-elle une simple démarque, la pure copie d’une collection antérieure ? Si c’est le cas, la seule question qu’on puisse poser est celle de savoir pourquoi on a fait copier cette collection (et pas une autre), si elle est tronquée ou pas, si elle répond à un but précis. C’est par exemple le cas de la « collection en 53 titres » qui contient un ensemble de textes tirés des conciles mérovingiens portant sur la protection des biens d’Église, dont on comprend sans peine pourquoi elle a été compilée, probablement au IXe siècle, dans le nord est du royaume de Francie occidentale28 et pourquoi elle a été intégralement copiée plusieurs fois, notamment à Saint-Gall à la fin du IXe siècle29, mais aussi à la Trinité de Vendôme au XIe siècle30. Mais ceci représente finalement le cas le plus rare, car les collections thématiques sont assez peu nombreuses. La plupart du temps, l’évêque commanditaire a fait composer une nouvelle collection soit à partir de plusieurs collections antérieures plus générales, comme c’est le cas du manuscrit de Munich Clm 14468 réalisé par l’évêque Baturich de Ratisbonne vers 820 ; soit il a fait composer une nouvelle collection en « bricolant » les autorités, pas au point de constituer des faux mais avec un écart suffisant pour qu’on puisse l’étudier par rapport au modèle dont il s’inspire, comme c’est le cas du manuscrit de

28 L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages…, op. cit., p. 167. Sur la « collection en 53 titres », cf. H. Mordek, Kirchenrecht und Reform im Frankenreich : die Collectio Vetus Gallica, die älteste systematische Kanonesammlung des fränkischen Gallien, Berlin-New York, 1976, p. 172. 29 St Gall, Stiftsbibliothek 679. Sur ce manuscrit, J.  Autenrieth et R.  Kottje (dir.), Kirchenrechtliche Texte im Bodenseegebiet : Mittelalterliche Überlieferung in Konstanz, Reichenau und St Gallen (VuF Sdb 18), Sigmarigen, 1975, p. 36. 30 Vendôme, Bibliothèque municipale 55. Sur ce manuscrit, G. Le Bras, « Un manuscrit vendômois du Quadripartitus », dans Revue des Sciences religieuses 11, 1931, p. 266-269.

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Munich Clm 14628, dû à l’évêque Tuto de Ratisbonne dans les années 910-92031. La collection de l’évêque Baturich (817-847) : Clm 14468 C’est un manuscrit très intéressant d’abord parce qu’il est en partie autographe de Baturich lui-même32. Baturich a été évêque de Ratisbonne de 817 à 847, il est issu d’une grande famille bavaroise, mais a été élevé à Fulda : il y a connu Hraban Maur auquel il a succédé comme écolâtre33 avant de devenir évêque de Ratisbonne, à la demande de Louis le Germanique dont il a été archichancelier à partir de 83334. C’est lui qui impulsa le premier développement du scriptorium de Ratisbonne : sur les 80 manuscrits d’époque carolingienne que nous possédons encore, 60 ont été rédigés dans la première moitié du IXe siècle. La collection de Baturich est une compilation de diverses origines visant essentiellement à répondre aux préoccupations pratiques et aux problèmes pastoraux rencontrés par l’évêque au début du IXe siècle, mais les choix qu’il a opérés sont en eux-mêmes révélateurs. On peut en gros diviser cette collection en trois grands ensembles35. On trouve d’abord un ensemble de textes concernant la grande querelle théologique de la fin du VIIIe siècle, la controverse adoptianiste : le procès de 792 contre Félix d’Urgell s’est déroulé à Ratisbonne et c’est là que Félix dut une première fois renoncer à sa doctrine. Mais en 820, pourquoi faire copier des textes permettant de lutter contre les adoptianistes qui ont tous disparu ? De plus, rien ne prouve que cette doctrine ait rencontré le moindre écho en Bavière, et les principaux adeptes, Élipand de Tolède et Félix d’Urgell,

31 Sur l’importance de Ratisbonne dans la compilation de collections canoniques, P. Landau, « Kanonistische Aktivität in Regensburg im frühen Mittelalter », dans D. Albrecht (éd.), Zwei Jahrtausend Regensburg, Ratisbonne, 1979, p. 55-73. 32 B. Bischoff, Die Südostdeutsche Schreibschule und Bibliotheken in der Karolingerzeit, Wiesbaden, 1960, t. I, p. 200. 33 Sur les relations entre Hraban Maur et Baturich, voir chap. II. 34 J.  Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige. I  : Grundlegung. Die karolingische Hofkapelle, Stuttgart, 1959, p. 169. 35 Ce manuscrit a été analysé par J. Kunstmann, « Über eine im Auftrag des Bischofes Baturich von Regensburg geschriebene Canonessammlung  », dans Sitzungsbericht der bayerischen Akademie der Wissenschaft 1860, p.  540-548. Voir aussi, P.  Landau, «  Kanonessammlung in Bayern in der Zeit Tassilos  III. und Karls des Großen  », dans L. Kolmer (éd.), Regensburg, Bayern und Europa. Festschrift für Kurt Reindel zum 70. Geburtstag, Ratisbonne, 1995, p. 137-160.

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étaient tous deux décédés, le premier en 808, le second, dans les prisons de l’archevêque de Lyon, vers 818. Il est probable que ce qui justifie l’utilisation de ces textes aux yeux de Baturich, c’est moins le combat contre l’adoptianisme que l’arsenal théorique qu’ils représentent : on y trouve les arguments permettant de mieux comprendre, et donc de mieux expliquer la véritable nature du Christ, et ce point-là est sans aucun doute nécessaire aux missionnaires envoyés en pays slave pour convertir les princes et les populations. On y trouve ensuite, à partir du folio 20, des textes tirés de l’Epitome hispanique, une collection qui a vu le jour probablement dans la région de Braga vers 600 et qui condense divers canons de conciles orientaux, espagnols et gaulois, auxquels on a ajouté certaines décrétales36. Cette collection est peu connue, elle n’a pas eu beaucoup de succès parce qu’elle a été rapidement concurrencée par la collection Hispana, qui repose sur le même principe mais qui est beaucoup plus complète et précise : mais la collection Hispana est aussi beaucoup moins maniable et, si l’Epitome a disparu d’Espagne après le VIIIe siècle, on en trouve surtout des manuscrits dans les églises participant aux missions d’évangélisation ; ce texte fournissait un abrégé des principaux conciles anciens, de manière facile à utiliser et à comprendre. On retrouve donc dans ce choix – assez original – de Baturich, le souci d’informer ses missionnaires et de leur fournir des outils immédiatement utilisables37. La troisième partie de la collection est constituée de textes tirés des pénitentiels anglo-saxons du VIIIe siècle38. C’est un ensemble très intéressant parce que Baturich y a opéré un tri et a même « bricolé » certaines autorités pour les renforcer. D’abord il a choisi dans les pénitentiels ou les canons ceux qui répondaient à un problème précis de pastorale : où doit-on construire un sanctuaire, comment et où doit-on donner la confirmation, etc. Ensuite, il attribue certains textes pénitentiels à l’autorité apostolique – et notamment un étrange canon qui semble assez contraire à la doctrine de l’Église et qu’il place sous l’autorité d’un pape Zénon imaginaire : il s’agit en effet d’un canon 36

L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages …, op. cit., p. 57-58. Sur l’utilisation de l’Epitome dans la collection de Baturich, P. Landau, « Kanonessammlung in Bayern… », op. cit., p. 142. 38 Il s’agit essentiellement de canons issus des Canones Gregorii, un pénitentiel fondé sur des sources anglo-saxonnes compilées dans le monde franc, probablement dans le Nord de la Francie, cf. P.W. Finsterwalder, Die Canones Theodori Cantuarensis und ihre Überlieferungsformen, Weimar, 1929, qui en donne aussi une édition, p. 253-270. 37

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autorisant le mari de la femme adultère à la renvoyer et à en prendre une autre – ce qui, précise bien le texte, est toutefois strictement défendu à la femme39 ! Cette partie de la collection canonique composée de pénitentiels comprend également des textes irlandais, connus sous le nom de « second concile de saint Patrick », qui ont connu une grande diffusion sur le continent aux alentours de 80040. On y trouve notamment des règles de commutation, c’est-à-dire des équivalences permettant de « racheter » la pénitence, ce qui est d’une grande utilité pour la pastorale : le prêtre doit pouvoir se retrouver dans le maquis des pénitences tarifées et ne doit pas se montrer trop sévère avec les nouveaux chrétiens, notamment en matière de règles matrimoniales, qui sont encore très peu fixées et qui constituent un point de résistance extrêmement vivace chez les nouveaux convertis. On aurait donc dans ce manuscrit une collection canonique destinée à servir de manuel à un missionnaire partant vivre aux marges orientales du diocèse de Ratisbonne. Une chose est frappante cependant : en matière de droit canonique, cette compilation ne comprend aucun texte d’origine romaine, alors qu’au début du IXe siècle, la législation émanant du pape et des conciles romains représente déjà le fondement essentiel du droit de l’Église. Peut-on imaginer qu’un prêtre serait parti en mission sans rien connaître de cette législation ? Bien entendu, ce prêtre ne partait pas avec un seul livre, et la solution se trouve dans le grand nombre de manuscrits de la DionysioHadriana que possédait la bibliothèque de Ratisbonne : on conserve encore aujourd’hui pas moins de cinq manuscrits de cette collection ayant appartenu à la bibliothèque de l’église épiscopale, dont deux au moins ont été copiés au tout début du IXe siècle41. On peut donc imaginer le missionnaire partant de Ratisbonne muni de ces deux livres pour ce qui concerne l’arsenal du droit canon : la Dionysio-Hadriana qui dit l’essence du droit, parce qu’elle est considérée comme le « recueil canonique du pape » et que Rome est depuis longtemps la source du droit de l’Église, tendance évidemment renforcée par l’alliance entre le souverain pontife et les rois

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Can. XVI de la lettre du pseudo-pape Zénon, Munich, Clm 14468, fol. 11r : Si cuius uxor fornicata fuerit, liect dimittere eam et aliam accipere. Mulieri non licet virum dimittere. 40 Ce texte est édité par L. Bieler, The Irish Penitentials, Dublin, 1963, p. 184-197. 41 Munich, Clm 14422 et Clm 14517 : les deux premiers ont été copiés aux alentours de 800, probablement dans le sud-ouest de la Germanie, et font partie des plus anciens témoins de cette collection. Cf. L. Kéry, Canonical Collections of the Early Middle Ages…, op. cit., p. 15.

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carolingiens  ; une collection canonique ad hoc, qui permette de répondre aux problèmes rencontrés sur le terrain et que chaque évêque était finalement libre de composer comme il l’entendait. Cet exemple montre comment une collection canonique peu répandue reflète l’action de l’évêque qui l’a commanditée et comment l’analyse des contenus peut révéler l’usage qu’on veut en faire. Mais cet usage n’est pas toujours seulement pastoral, et l’analyse peut mettre également en valeur un projet politique de l’évêque, comme tend à la prouver le second exemple. La collection de Saint-Emmeram de Ratisbonne : Clm 14628 On se trouve ici devant un manuscrit beaucoup plus problématique, dans la mesure où l’original a disparu : on ne possède qu’une copie du XIe siècle, fragmentaire, qui s’interrompt au folio 34v et ne mentionne le nom d’aucun évêque commanditaire42. Les érudits ont longtemps discuté pour la dater et sont parvenus à la conclusion qu’elle avait été compilée sur l’ordre de l’évêque Tuto de Ratisbonne (894-930) dans les années 910-920, c’est-à-dire durant la grande crise du pouvoir royal en Germanie43. Cette collection, qui n’a jamais été étudiée en tant que telle, est extrêmement originale : on n’en conserve qu’un seul manuscrit (la copie du XIe s.) ce qui montre qu’elle a très peu, voire pas du tout, circulé. Si elle n’a eu aucun succès, c’est aussi parce qu’elle répondait à un projet politique précis qui n’avait plus de raisons d’être quelques années plus tard. En outre, elle n’est ni chronologique ni systématique, ce qui la rend très difficile à utiliser. Le compilateur fait véritablement feu de tout bois : il est évident qu’il s’est appuyé sur la collection de Baturich dont il reprend des textes entiers, notamment le fameux canon du pseudo-pape Zénon sur la femme adultère44 et c’est pourquoi il n’y a guère de doute sur le lieu de composition de cette collection. Mais il a puisé aussi à de nombreuses autres collections : d’abord une assez vaste compilation des capitulaires carolingiens, sans doute

42

Ibid., p. 188. P. Landau, « Kanonistische Aktivität... », loc.cit., p. 71. Sur cet épisode et sur le rôle de Tuto, G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoirs dans le royaume de Germanie..., op. cit., p. 116-120 et 127-128. 44 Clm 14628, fol. 31 v. : Zenonis papae. Si cuius uxor fornicata fuerit licet dimittere eam et alim accipere. Mulieri vero non liceat virum dimittere. 43

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un abrégé de la collection d’Anségise ; ensuite un manuscrit contenant des Fausses Décrétales provenant probablement d’Italie du Nord qu’il cite volontiers, et il fait là œuvre originale car les Fausses Décrétales n’ont pénétré en Germanie qu’à l’extrême fin du IXe siècle : le concile d’Hohenaltheim, auquel l’évêque Tuto a activement participé, en 916, est le premier concile de Germanie à les utiliser45 et la collection de Saint-Emmeram serait la première collection germanique à les intégrer; enfin, une collection irlandaise très étendue – la collectio Hibernensis – d’où il tire les références à la Bible, à la patristique et aux conciles anciens ; on note qu’il connaît bien aussi la législation conciliaire la plus récente : les canons des conciles de Worms de 868 et de Tribur de 895 sont très utilement cités, ce qui veut dire que le compilateur est capable de ne retenir que les canons originaux de ces grands conciles46. Le compilateur n’a manifestement aucun souci de la fidélité des transcriptions : il encadre les textes de phrases qu’il a lui-même composées, il coupe les textes ou les amplifie ; et bien souvent, il fond plusieurs canons en un seul : il est donc très difficile de s’y retrouver, d’autant plus que les attributions qu’il donne sont totalement fantaisistes : il place par exemple plusieurs canons du concile de Tribur de 895 sous l’autorité des premiers papes, probablement pour renforcer leur portée. Mais c’est justement dans ce « bricolage » des textes et des autorités qu’on peut percevoir les intentions du compilateur et, bien sûr, du commanditaire. Voici par exemple, au folio 3 v., un canon attribué à un pseudoconcile d’Arles : « Que les évêques et les peuples de la terre obéissent à leur roi sans opposition, et que celui qui s’oppose à ses lois soit rejeté hors de l’Église, et qui celui qui ne lui obéit pas soit condamné à mort.47 »

Il faut mettre ce canon en relation avec la situation politique dans laquelle il a été composé, c’est-à-dire la rébellion quasi générale des grands laïques et de certains grands ecclésiastiques contre le roi

45

H. Fuhrmann, « Die pseudo-isidorischen Fälschungen und die Synode von Hohenaltheim (916) », dans Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 20, 1957, p. 136-151. 46 R. Pokorny, « Die drei Versionen der Triburer Synodalakten von 895 », dans Deutsches Archiv, 48, 1992, p. 429-511. 47 Clm 14628, fol. 3v. et 4 : Episcopi et populi terre obediant regi suo nec contradicant, et quicumque venerit contra decreta eius abiciatur ab Ecclesia et qui non obedierit illi morte moriatur.

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collections canoniques et autorité des évêques 

Conrad Ier entre 914 et 91948. Or, si le concile d’Arles auquel il est attribué est fantaisiste, le compilateur n’a pas entièrement inventé ce canon, il l’a fabriqué à partir de plusieurs canons de la collection irlandaise, notamment les canons 6 et 8 du livre 37. Au canon 6 on lit : « Au sujet de la soumission du peuple au prince. La Loi dit : que le peuple de la terre obéisse à Dieu et à son prince sans opposition […]. Le synode d’Arles  : quiconque s’opposera aux lois du prince sera rejeté hors de l’Église.49 »

On y retrouve l’idée de l’excommunication contre les rebelles, toujours sous l’autorité du concile d’Arles, mais il faut attirer l’attention sur la formule : « Que le peuple de la terre obéisse à Dieu et à son prince » qui est devenu dans la transcription du compilateur : « Que les évêques et les peuples de la terre obéissent au roi », alors que dans la collection irlandaise, il n’est nulle part question des évêques que l’auteur a ajoutés en tête de son canon. Pourquoi ? On peut facilement l’expliquer par l’action et l’engagement de l’évêque Tuto aux côtés du roi Conrad Ier : il a été un des rares évêques de Bavière à ne pas trahir le roi et à ne pas entrer en rébellion contre lui, contrairement à l’archevêque de Salzbourg. On peut déceler ici la manifestation d’un projet politique, celui de l’évêque Tuto, qui ne comprend pas la puissance épiscopale autrement que comme le ferme soutien du pouvoir royal quelles que soient les circonstances50. On peut donc imaginer à partir de cet indice – mais il y en a bien d’autres dans cette compilation – que Tuto a commandité cette collection pour manifester l’alliance indéfectible entre le roi et l’épiscopat et pour servir d’armes canoniques contre ceux qui se détourneraient de ce droit chemin. Ces deux exemples visaient à montrer tout l’intérêt que peuvent susciter les sources canoniques. Même si cette documentation est loin d’être illimitée, elle n’a probablement pas été assez prise en compte par les historiens jusqu’à présent, tout simplement parce que le droit canon est une spécialité « à part », dont on acquiert rarement les bases dans un cursus d’historien.

48

Voir, en dernier lieu, H.W. Goetz, S. Elling (éd.), Konrad I. Auf dem Weg zum deutschen Reich ?, Bochum, 2006. 49 H. Wasserschleben, Die irische Kanonensammlung, Leipzig, 1885, p. 133 : De subjectione populi principis. Lex dicit : Populus terrae oboediat Deo et principi illi nec contradicat. […] Sinodus Arlatensis : Quicumque venerit contra ritum principis, ab ecclesia abjiciatur. 50 Sur les relations entre épiscopat et pouvoir royal, voir chap. III.

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Pour pouvoir les utiliser, il faut prendre en considération plusieurs facteurs. On rencontre d’abord le problème des sources mêmes de la collection, des manuscrits de référence et de l’originalité de la collection qu’il faut mettre en rapport avec l’auteur – souvent anonyme – mais surtout avec le commanditaire de la collection51. Sur ce problème se greffe immédiatement celui du contenu des bibliothèques que les compilateurs pouvaient avoir à leur disposition : puisqu’on raisonne à partir des modèles, il faut pouvoir retrouver ces modèles ce qui n’est pas facile dans un monde où on ne recopie jamais exactement ce qu’on a lu et où on cite aussi beaucoup « de mémoire », ce qui pose la question de la « scripturalité » (Verschriftlichung) qui ne concerne pas seulement les cartulaires, mais toutes les formes de sources provenant d’une volonté de copie52. On rejoint enfin ici le problème de la circulation des manuscrits, à la fois en amont : comment circulent les manuscrits de référence ? et en aval : la collection a-t-elle circulé ? A-t-elle été utilisée par exemple dans un concile ? A-t-elle servi de base à l’élaboration d’une autre collection ? Et quand on parvient à maîtriser – pour certaines églises et dans un tout petit espace – certains de ces problèmes, on a alors le sentiment d’entrer directement dans les formes de raisonnement des évêques du haut Moyen Âge, d’approcher leur « outillage mental » et d’accéder ainsi à une meilleure connaissance et à une définition plus claire de ce que peut être le pouvoir épiscopal.

51

Pour une époque postérieure mais avec la même problématique, G.  Giordanengo, « Auctoritates et auctores dans les collections canoniques (1050-1140) », dans M. Zimmermann (éd.), Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, 2001, p. 99-130. 52 Bonne introduction à cette notion dans L. Kuchenbuch, « Écriture et oralité. Quelques compléments et approfondissements », dans O.-G. Oexle et J.-Cl. Schmitt (éd.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, 2002, p. 143-165.

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CHAPITRE V DE SAINT GERMAIN DE PARIS À SAINT ULRICH D’AUGSBOURG : L’ÉVÊQUE DU HAUT MOYEN ÂGE, GARANT DE L’INTÉGRITÉ DE SA CITÉ

A

u milieu du XIIIe siècle, le rédacteur de petites notices retraçant la vie des évêques de Passau mentionne l’action très énergique de l’évêque Piligrim (971-991), connu par ailleurs comme un remarquable faussaire qui monta tout un dossier pour démontrer que son Église avait rang d’archevêché. Ce n’est cependant pas sur ce point que porte l’essentiel des éloges du rédacteur, mais sur ses capacités à défendre son Église des destructions commises par les Hongrois : « L’archevêque Piligrim, vir magnificus et sanctus, gouverna son Église avec vigueur et rétablit, avec beaucoup d’ingéniosité et avec l’aide des empereurs ce que les Barbares avaient occupé et détruit.1 » Son prédécesseur en revanche, Adalbert (946-970) auquel on reconnaît de grandes compétences, se voit reprocher de n’avoir rien fait contre ces mêmes Barbares : « L’archevêque Adalbert, homme bon et compétent, n’entreprit cependant rien de notable. Et les Barbares dévastèrent cruellement l’église de Lorsch (c’est-à-dire l’église de Passau) comme à leur habitude.2 » Cet exemple tardif3, dont on peut penser qu’il est lié à l’établissement du Reichskirchensystem, montre à l’évidence qu’il est du rôle et de la compétence de l’évêque de défendre les biens de son Église et la cité où elle a établi son siège : en conférant aux évêques un grand nombre de prérogatives temporelles les souverains ottoniens auraient fait d’eux les principaux responsables de l’intégrité de la cité. Il me semble pourtant que cette manière de penser ne dérive pas seulement de la politique engagée par les empereurs des Xe-XIe siècles, mais 1

Notae de episcopibus Pataviensibus, MGH SS XXV, p.  624  : Piligrimus archiepiscopus, vir magnificus atque sanctus, ecclesiam strenue rexit et que barbari occupaverant et destruxerant ingenio magno et auxilio imperatorum revocavit. 2 Ibid. : Adalbertus archiepiscopus, vir competenter, bonus, nichil tamen gessit nota dignum. Hunc et Laureacensem ecclesiam more solito barbari crudeliter vastaverunt. 3 Sur ces évêques de Passau au Xe s., cf. E. Boshof, « Die Reorganisation des Bistums Passau nach den Ungarnstürmen », dans E. Boshof, H. Wolff (éd.), Das Christentum im bairischen Raum (Passauer Historische Forschungen, 8), Cologne, 1994, p. 463-483.

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prend ses racines dans la situation particulière qu’occupe l’évêque dans la cité depuis le haut Moyen Âge. On sait bien, depuis les travaux de Jean Durliat4, que les évêques des derniers siècles de l’empire romain se sont vu transférer un grand nombre de charges relatives à l’entretien de la cité et à la défense de ses habitants, dans tous les sens du terme. Cette défense de la cité comprend à la fois un aspect édilitaire qui fait de l’évêque le principal bâtisseur dans la cité5 ; un aspect politique dans la mesure où la cité est englobée dans le domaine qui jouit de certains privilèges par rapport aux agents de l’État, ce qui conduit l’évêque à défendre les habitants contre la trop grande pression fiscale6 ou encore à protéger les pauvres ; un aspect militaire, enfin, qui fait de l’évêque des IVe et Ve  siècles le principal responsable de la lutte contre les Barbares, notamment en cas de siège de sa cité, rôle qu’il assume selon un mode particulier de manipulation du sacré7. C’est l’ensemble de ces fonctions qui a conduit à considérer l’évêque du Bas-Empire comme le defensor civitatis par excellence, ce qui signifie qu’il est le protecteur de la population, tant contre l’administration impériale ou les abus des agents du fisc mérovingien, que contre tout ennemi extérieur qui se présente aux portes de la cité, bien qu’à l’origine cette magistrature romaine n’ait pas eu d’acception militaire8. On peut penser que tout ceci reste intimement lié aux conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir épiscopal dans l’ancien empire romain9  ; cependant, les évêques de Germanie aux IXe-Xe siècles sont également investis d’un grand nombre de pouvoirs dans leur cité, dont ils apparaissent comme les principaux responsables. Le pouvoir épiscopal s’exerce toujours

4

J. Durliat, « Les pouvoirs dans l’Église proto-médiévale (IVe-IXes.) », dans Le Moyen Âge 96, 1990, p. 114-123 et Id., « L’évêque et sa cité en Italie byzantine d’après la correspondance de Grégoire le Grand », dans L’évêque dans l’histoire de l’Église, Angers, 1984, p. 21-32. 5 Par exemple Rusticus de Narbonne, H.I. Marrou, « Le dossier épigraphique de l’évêque Rusticus de Narbonne », dans Rivista de archeologia cristiana 46, 1970, p. 331-349. 6 E. Magnou-Nortier, « De l’utilité de la sainteté à l’époque mérovingienne : les évêques et le fisc aux VIe-VIIe s. », dans Histoire et sainteté, Angers, 1982, p. 13-21. 7 P. Brown, « Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours », dans Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 1982, p. 171-198. 8 R. Ganghoffer, L’évolution des institutions municipales en Occident et en Orient au Bas-Empire, Paris, 1963, p. 163-174. 9 Voir en dernier lieu la synthèse de B. Beaujard, « L’évêque dans la cité en Gaule aux Ve-VIe s. », dans Cl. Lepelley (éd.), La fin de la cité antique et les débuts de la cité médiévale. De la fin du IIIe s. à l’avénement de Charlemagne, Bari, 1996, p. 127-145.

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sur la civitas, mais cette cité représente dans l’espace germanique une autre réalité que dans l’ancien empire romain10. Même les évêques du sud de la Germanie, comme ceux d’Augsbourg ou de Constance qui sont d’anciennes cités romaines, n’héritent pas de structures comparables à celles de la Gaule du Ve siècle. Dans l’espace alémanique, tout comme en Bavière, la plupart des sièges épiscopaux ont été fondés au VIIe siècle, avec l’appui du roi franc ou des princes locaux, le plus souvent à l’emplacement d’anciennes cités romaines11. Au nord du Main, les fondations se déroulent entre le VIIIe et le IXe siècles, au rythme de l’évangélisation, mais on est toujours censé respecter l’obligation de fonder le siège du diocèse dans une cité : ainsi sont propulsées au rang de civitas de simples bourgades qui n’étaient jusqu’alors que de petites agglomérations plus ou moins fortifiées. Partout cependant les évêques se trouvent confrontés à la nécessité de construire, de restaurer ou d’inventer de toutes pièces un cadre qui soit digne du siège épiscopal : petit à petit, ils mettent en place de nouvelles cités, en se référant au seul modèle qui existe – la cité romaine –, espace politique et espace de sacralité. La fonction de défense et de restauration des bâtiments urbains a sans doute été perçue comme une des fonctions primordiales de l’évêque : ainsi le rédacteur de la Vita Udalrici, qui écrit moins de dix ans après la mort du prélat12, montre-t-il lui aussi la différence entre l’évêque Ulrich qui s’occupe de restaurer l’ensemble du patrimoine de son Église dès son entrée en charge, et son prédécesseur qui n’a pas laissé de souvenir très marquant dans les mémoires. C’est en effet dès le chapitre 1 de la Vita, et dans la phrase qui suit immédiatement la consécration d’Ulrich que ce dernier s’emploie à rebâtir son église :

10

Je n’entre pas ici dans la controverse sur la rupture ou la continuité entre les cités antiques de l’espace germanique et les cités épiscopales attestées à partir du VIIe siècle. L’espace rhénan, dont l’évolution est comparable aux cités du nord de la Gaule, ne sera pas pris en considération ici. Sur ce point on peut consulter l’ensemble des travaux d’Eugen Ewig concernant Trèves, Cologne et Mayence, rassemblés dans E. Ewig, Spätantikes und Fränkisches Gallien. Gesammelte Schriften 1952-1973 (Beihefte der Francia, 3/2), Munich, 1979. 11 S. Rietschel, Die civitas auf deutschem Boden bis zum Ausgange der Karolingerzeit. Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Stadt, Leipzig, 1894. 12 Gerhardi Vita Udalrici, H. Kallfelz (éd.), Lebensschreibungen einiger Bischöfe, Darmstadt, 1973, p. 46-148. Sur l’originalité de cette Vita, G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie..., op. cit., p. 147-150 et S. Haarländer, Vitae episcoporum. Eine Quellengattung zwischen Hagiographie und Historiographie, untersucht an Lebensbeschreibungen von Bischöfen des Regnum Teutonicorum im Zeitalter der Ottonen und Salier, Stuttgart, 2000.

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aux marges du monde germanique Lorsqu’il revint chez lui et vit à quel point les murs de l’église cathédrale étaient abîmés et que tous les bâtiments menaçaient ruine, parce qu’ils avaient été laissés ainsi sous l’évêque précédent après qu’ils avaient été incendiés, il se demanda avec beaucoup d’angoisse comment il pourrait reconstruire au mieux tout cela. Car la familia de l’évêque avait été en grande partie massacrée par les païens, les domaines pillés et incendiés, et les survivants vivaient là dans une grande misère. Ulrich cependant fit venir des architectes, rassembla sa familia et ordonna de reconstruire ce qui avait été détruit et de remettre les domaines en ordre. Et il n’avait de cesse que le travail se poursuive sans interruption.13

Le premier devoir de l’évêque est donc d’assurer au minimum la maintenance des bâtiments, même en cas de guerre, mais son principal effort porte bien sûr sur la restauration de la cathédrale ellemême : il semble qu’Ulrich l’ait fait entièrement reconstruire et qu’il ait bénéficié à cette occasion des conseils d’Adalbéron, évêque d’Augsbourg entre 887 et 909 au service duquel Ulrich avait commencé sa carrière, qui apparut à l’un des diacres pour annoncer que les fondations n’étaient pas assez solides et qu’une partie de l’ouvrage allait s’écrouler14. Malgré toutes les difficultés liées à la mauvaise situation économique de l’Église qui a subi les dévastations des Hongrois, l’œuvre de reconstruction parvint à son terme avec l’aide explicite de Dieu. Ulrich cependant n’investit pas tous ses efforts dans la restauration de la cathédrale, mais eut aussi à cœur de développer dans la cité un autre espace sacré, le monastère Sainte-Afra qui se situe au sud de l’agglomération du haut Moyen Âge, hors les murs de la ville, et qui tient lieu de nécropole épiscopale15. Sainte-Afra ayant particulièrement souffert du siège de 955, Ulrich fit entièrement reconstruire l’église peu après et fit protéger les tombeaux de ses prédécesseurs. Il fit creuser une crypte et embellit l’ensemble du bâtiment en suivant les conseils de sainte Afra elle-même qui lui apparut en songe16. L’évêque dans sa fonction de bâtisseur reçoit donc toujours l’appui et le soutien de l’au-delà, et son premier devoir est de renforcer les pôles de sacralité dans la cité qui est moins définie par les murailles qui la circonscrivent que par l’ensemble des églises qui la composent.

13

Gerhardi Vita Udalrici, ibid., cap. 1, p. 58. Ibid., cap. 1, p. 60. 15 Voir les plans d’Augsbourg au Moyen Âge dans Geschichte der Stadt Augsburg, Stuttgart, 1984, p. 116 et p. 194. 16 Gerhardi Vita Udalrici, op. cit., cap. 13, p. 110-112. 14

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Cette caractéristique apparaît peut-être encore plus clairement dans les « nouvelles cités », c’est-à-dire les sièges épiscopaux créés de toutes pièces par les évêques de Germanie. La Vita de Bernward, évêque d’Hildesheim de 993 à 1022, rédigée elle aussi par un proche de l’évêque dans les années 1030, peu de temps après son décès, accorde beaucoup d’importance à l’activité architecturale de Bernward17. L’auteur, Thankmar, qui était l’écolâtre de la cathédrale18, n’emploie cependant que très rarement le terme de civitas pour désigner la cité, mais systématiquement celui de sanctum locum. On objectera sans doute que Thankmar, en tant que lettré pétri de culture latine, répugne à utiliser un terme qu’il sait n’être pas adéquat. On peut noter en effet qu’il désigne systématiquement comme civitas, ou parfois comme urbs, les villes italiennes dans lesquelles Bernward a séjourné19. Il faut remarquer néanmoins que lors de la description du voyage de Bernward en Francie occidentale, l’auteur désigne également Tours et Paris comme des loca sancta, et non comme des civitates20, ce qui s’explique bien sûr par l’importance dans le voyage de Bernward aux honneurs rendus aux tombeaux des saints : on va moins à Tours ou Paris qu’on ne visite les sanctuaires de saint Martin et saint Denis. On retrouve ici l’idée selon laquelle la cité épiscopale du haut Moyen Âge s’est transformée en une « ville sacrée » essentiellement grâce à l’action de ses évêques21, ce qui est aussi le cas pour Hildesheim. Il semble cependant qu’en Germanie, comme dans la Gaule du Bas-Empire, la multiplication des pôles sacrés et la défense matérielle de la cité épiscopale soient intimement liées. À Hildesheim, comme à Augsbourg ou à Constance, la cité épiscopale se définit d’abord comme « une couronne d’églises », un Kirchenkranz qui constitue le rempart spirituel, renforcé par la puissance des reliques que l’évêque s’est procurées et qu’il a enfouies au cœur des sanctuaires. Ce rempart spirituel est au moins aussi important que la muraille matérielle, dont l’évêque est également responsable, et il contribue largement à faire du siège épiscopal une véritable cité : ainsi Thankmar n’emploie-t-il le terme de civitas pour désigner Hildesheim 17 Vita Bernwardi episcopi, H. Kallfelz (éd.), op. cit., p. 272-362. Sur Bernward, on peut consulter la synthèse fournie par le catalogue de l’exposition Bernward von Hildesheim und das Zeitalter der Ottonen, Hildesheim, 1993, 2 vol. 18 Sur l’auteur, voir l’introduction de H. Kallfelz, op. cit., p. 265-270. 19 Par exemple : Tivoli, cap. 23, ibid., p. 316. 20 Ibid., cap. 41, p. 338. 21 Ch. Pietri, « Topographie chrétienne des cités de la Gaule entre Loire et Rhin » dans P. Riché (éd.), La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe s.), Paris, 1993, p. 189-204.

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qu’au moment où Bernward, ayant fait reconstruire les murailles de la ville, installe dans la cathédrale les reliques des martyrs saint Timothée et saint Exupère qu’ils a rapportées de Rome22. L’évêque constitue la cité d’abord comme un espace de sacralité, qu’il a luimême ordonné, avec prégnance du modèle romain. Ce modèle n’est pas seulement lié à la célèbre migration des reliques romaines vers les sanctuaires de Germanie au Xe siècle23, il se manifeste aussi par les choix topographiques qui président à l’implantation des bâtiments : ainsi le monastère saint Grégoire, fondé par l’évêque Gebehard en face de la cité de Constance, sur la rive droite du Rhin, reproduit-il le modèle de Saint-Pierre de Rome, établi audelà du Tibre. L’identification des deux bâtiments était si forte que ce monastère, d’abord dédié à saint Grégoire en l’honneur du pape Grégoire le Grand, fut rapidement appelé « la maison de saint Pierre » (Petershausen) alors qu’aucune relique de saint Pierre n’y a jamais été attestée24. De même les portes ouvertes dans la muraille d’Hildesheim portent-elles, comme à Rome, les noms de saint Pierre et saint Paul, bien que la disposition topographique ne soit pas la même25 : si la porte Saint-Pierre ouvre bien vers l’ouest dans les deux cités, la porte Saint-Paul est au sud à Rome, alors qu’elle ouvre vers l’est à Hildesheim. Il ne fait pas de doute cependant que leur appellation est choisie par référence au modèle romain. Tout ceci laisse penser que, comme à Auxerre au temps de saint Germain, « l’archétype romain impose une géographie mystique du territoire urbain » dont le véritable rempart est moins l’enceinte de pierre que les sanctuaires des saints26, ce qui explique les nombreuses fondations extra-muros dans une époque où menacent les pillages des Hongrois au sud de la Germanie, des Vikings et des Slaves au nord27. 22

Vita Bernwardi episcopi, op. cit., cap. 27, p. 324 : Reliquias quoque sanctorum, quas advexit magno honore in aecclesia condidit ; immensam quoque pecuniam in altaris servitium atque in usus pauperum expendit. Totum autem aestivum tempus in exstructione murorum civitatis, quam Hildesheim inchoaverat, institit. 23 E. Dupré-Theiseder, « La grande rapina dei corpi santi dall’Italia al tempo di Ottone I », dans Festschrift für P.E. Schramm, Bd I, Wiesbaden, 1964, p. 420-432 et St. Beissel, Die Verehrung der Heiligen und ihrer Reliquien in Deutschland, Maria-Laach, 1890-1892, réimpr. 1976. 24 H. Maurer, Konstanz als ottonischer Bischofssitz. Zum Selbstverständnis geistlichen Fürstentums im 10. Jahrhundert, Göttingen, 1973, p. 68-69. 25 Voir le plan d’Hildesheim au Xe siècle dans Bernward von Hildesheim und das Zeitalter der Ottonen, op. cit., vol. 2, p. 460. 26 J.-Ch. Picard, « Espace urbain et sépultures épiscopales à Auxerre », dans P. Riché (éd.), La christianisation des pays entre Loire et Rhin, op. cit., p. 205-222, ici p. 220. 27 Par exemple le monastère Saint-Étienne à Augsbourg, refondé par Ulrich en 969 et le monastère Saint-Michel à Hildesheim implanté sur une colline séparée de la ville par une zone marécageuse, où Bernward fut enterré.

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C’est donc selon ce mode que l’évêque entend défendre sa cité, mais cela ne l’empêche pas d’œuvrer à l’entretien matériel ou à la construction des ouvrages de défense. La manière dont les séquences concernant l’organisation de la défense matérielle et la multiplication des lieux sacrés s’enchaînent dans les Vitae d’Ulrich d’Augsbourg et de Bernward d’Hildesheim nous semblent à cet égard tout à fait digne d’attention. Au chapitre 7 de la Vita Bernwardi Thankmar raconte comment l’évêque a réussi à contenir les assauts des Vikings qui dévastaient toute la région en faisant construire une forteresse à la confluence de l’Aller et de l’Oker, ainsi qu’une autre, nommée Wahrenholz, à l’extrémité nord-est de son diocèse pour empêcher les pillages des Slaves Abodrites : en ce lieu, il implanta une chapelle dédiée à saint Lambert, évêque et martyr, sans nul doute destiné à protéger l’ensemble de la région28. Au chapitre suivant, Thankmar mêle le thème de l’embellissement matériel des églises de la ville (et en particulier du mobilier liturgique) avec celui de la fortification de la cité : Bernward fit entourer la cité épiscopale d’une muraille dotée de tours de guet, telle qu’il n’en existait pas en Saxe29. C’est cependant hors-les-murs qu’il fit édifier une prestigieuse chapelle destinée à abriter une relique de la Sainte-Croix, qu’il avait reçue en cadeau de l’empereur Otton III30 : la relique agit comme un double de la muraille, et la protection de la cité relève tout autant de l’efficacité de l’une que de l’autre. Il est donc du devoir de l’évêque de fournir à sa cité l’une et l’autre31. Ce thème des reliques engagées au titre de la milice céleste et des sanctuaires hors-les-murs plus efficaces que les remparts réels renvoie directement à la littérature chrétienne des IVe-VIe siècles : on en trouve par exemple de nombreuses occurrences dans les écrits de Grégoire de Tours32.

28 Vita Bernwardi, op. cit., chap. 7, p. 284 : … locum faceret orationis et oraculum sancti Lamberti pontificis et martiris Deo consecraret… 29 Ibid., cap. 8, p. 286 : Sanctum quoque locum nostrorum murorum ambitu vallare summa instantia aggressus, dispositis per gyrum turribus, tanta prudentia opus inchoavit, ut decore simul ac munimine, velut hodie patet, simile nil in omni Saxonia invenias. 30 Ibid. (phrase suivante) : Sacellum etiam splendidum valde, foris murum in honore vivificae Crucis exstruxit. 31 On retrouve cette même préoccupation chez les évêques d’Italie du Nord jusqu’au Xe siècle, comme l’a montré J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques. Sépultures, listes épiscopales et culte des évêques en Italie du Nord des origines au Xe s. (BEFAR, n° 268), Paris-Rome, 1988, p. 714 s. 32 L. Pietri, « Culte des saints et religiosité politique dans la Gaule du Ve et VIe s. », dans Les fonctions des saints dans le monde occidental IIIe-XIIIe s. (coll. de l’EFR, n° 149), Rome, 1991, p. 353-396, en part. p. 356, n. 10.

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La différence porte cependant sur la nature des reliques et le choix des saints patrons dévolus à la cité : si dans la Gaule des Ve-VIe siècles se répand le culte des martyrs, romains ou autochtones, on y voit aussi très vite apparaître le culte des évêques locaux qui sont, par définition, les meilleurs défenseurs de la cité33. Dans la Germanie du Xe siècle, rares sont encore les saints évêques qui assurent la protection de la cité par la puissance de leur tombeau, ils sont en revanche très actifs de leur vivant en cas d’attaque réelle de leur cité par ces nouveaux Barbares que sont principalement les Vikings et les Hongrois. L’évêque agit tout à la fois comme chef militaire, dans la mesure où il organise la défense matérielle et coordonne l’action de ses chevaliers, et comme chef religieux parce que son action se déroule aussi sur le plan liturgique. L’action de l’évêque Ulrich lors du célèbre siège d’Augsbourg par les Hongrois en 955, relaté dans la Vita au chapitre 12, est tout à fait caractéristique de ce double rôle. Ulrich fait renforcer la muraille insuffisante par des troupes de chevaliers auxquels il donne l’ordre de ne pas tenter de sortie. Il s’associe à cette attitude défensive en apparaissant lui-même sur son cheval, sans casque ni bouclier, simplement revêtu de son étole. On reconnaît là le motif de la Vita Martini : selon Sulpice Sévère, Martin veut combattre les Barbares signe crucis, non clipeo protectus aut galea34, tandis qu’Ulrich se tient au milieu de ses chevaliers super caballum suum sedens stola indutus, non clipeo aut lorica aut galea munitus35 : au traditionnel armement romain du IVe siècle, le rédacteur s’est senti tenu d’ajouter la lourde armure des chevaliers du Xe s., la lorica. Certes le combat d’Ulrich est réel et sa victoire n’est pas seulement spirituelle comme celle de Martin qui est vainqueur sans effusion de sang, même s’il est logique que l’hagiographe se raccroche à ce motif et peigne Ulrich dans le cadre d’une action purement défensive. Ulrich bénéficie d’ailleurs de la protection explicite du Ciel puisque, au milieu de la mêlée, il est miraculeusement épargné par les jets de flèches et de pierres lancés par les Hongrois contre les défenseurs36. Après le premier assaut des Hongrois, l’évêque fait le tour de la ville et ordonne de réparer pendant la nuit les palissades et fortifica-

33

B. Beaujard, « Cités, évêques et martyrs en Gaule à la fin de l’époque romaine », dans Les fonctions des saints…, ibid., p. 175-191. 34 Vita sancti Martini, 4, 5, J. Fontaine (éd.), Sources chrétiennes 133, Paris, 1967, t. I, p. 260. 35 Gerhardi vita Udalrici, op. cit., cap. 12, p. 104. 36 Ibid. : … iaculis et lapidibus undique circa eum discurrentibus, intactus et inlaesus subsisterat.

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tions qui ont été détruites. Il ne s’en tient cependant pas là et engage durant toute la nuit des actions liturgiques auxquelles il associe l’ensemble des clercs et des religieuses qui résident dans la ville. Ulrich associe dans son action la défense matérielle de la cité et la puissance de la prière, tout comme Aignan dirigeant la résistance d’Orléans à Attila en 451: après être allé chercher l’aide du patrice Aetius avant que le péril n’advienne, Aignan met sa cité en état de défense en faisant restaurer hâtivement portes et remparts. Puis, n’ayant pu obtenir d’Attila une trêve (qui permettrait à Aetius d’arriver jusqu’à Orléans), saint Aignan s’enferme dans sa cellule et prie sans discontinuer : la trêve refusée par Attila est alors accordée par le Ciel sous la forme de pluies diluviennes qui s’abattent sur la région durant quatre jours, rendant impossible toute opération militaire37. Si le déroulement des opérations n’est pas absolument semblable lors du siège d’Augsbourg de 955, de nombreux motifs se rapprochent de la Vita Aniani, dont on peut penser qu’elle était bien connue dans les églises de Bavière et de Souabe qui en possédaient plusieurs manuscrits38. Comme saint Aignan en effet, Ulrich attend le renfort de la puissante armée d’Otton Ier, raison pour laquelle il interdit à ses chevaliers d’adopter une position offensive durant la première journée. En revanche, dès que l’armée du roi est annoncée, il autorise son frère, le comte Dietbald, à sortir de la ville pour rejoindre l’armée d’Otton39. Si Ulrich, comme Aignan, ne se préoccupe pas seulement de la défense « spirituelle » de la ville, mais veille à faire réparer portes et palissades, il est clair cependant que leur action principale réside dans l’efficacité de leur prière. Aignan s’enferme dans sa cellule et prie jour et nuit40, tandis qu’Ulrich passe toute la nuit en prières, en y associant tous les religieux de la cité d’Augsbourg. Il demande en particulier aux moniales de prier en se divisant en deux groupes : les unes doivent processionner tout autour de la cité avec des croix en appelant la clémence du Ciel, tandis que les autres doivent supplier 37

Vita Aniani episcopi Aurelianensis, B. Krusch (éd.), MGH SS rer. Merov. II, p. 104-117. Sur les caractéristiques de cette Vita, dont l’origine reste controversée, A. Loyen, « Le rôle de saint Aignan dans la défense d’Orléans », dans CRAI 1969, p. 67-74. 38 En part. le Codex Monacensis (Clm) 18546 (ancien Tegernsee 546) daté des Xe-XIe s. Voir l’ensemble des manuscrits donnés en introduction de l’édition de Krusch, ibid., p. 104108. 39 Gerhardi Vita Udalrici, op. cit., cap. 12, p. 106 : Regi Ottoni venienti Dietpaldus comes, frater episopi, cum caeteris qui in civitate erant nocte exiens, in occursum regis venit. 40 Vita Aniani, cap. 9, p. 115 : Itaque beatissimus episcopus cellula seclusus, in orationem dies noctesque pervigilans incumbebat, divinam misericordiam exorans, ut a rapacibus feris gregem suum custodire dignaretur inlesum.

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la Vierge en restant prostrées sur le sol. Ce n’est qu’à l’extrême fin de la nuit que tous s’accordent un peu de repos avant de chanter les laudes et de partager l’eucharistie qu’Ulrich célèbre aux premières lueurs de l’aube, engageant chacun à ne pas céder au désespoir mais à garder toute confiance dans le Seigneur41. Effectivement, peu après le début du second assaut donné par les Hongrois l’armée d’Otton arrive pour délivrer la ville et, le 10 août 955, le siège d’Augsbourg débouche sur la fameuse bataille du Lechfeld. Tout comme l’indique le titre même de la Vita Aniani42, il est clair qu’Ulrich a sauvé la ville d’Augsbourg de la destruction et du pillage, essentiellement par ses prières et par les actions liturgiques qu’il a organisées. Il est cependant remarquable que dans ces deux Vitae, ni saint Aignan ni saint Ulrich ne demande l’intervention divine par l’intermédiaire d’un saint particulier, et qu’ils ne placent pas non plus leur cité sous la protection d’une relique tutélaire qu’ils exhiberaient du haut des remparts. En réalité, Ulrich, comme saint Aignan, mais ce serait aussi le cas de saint Germain d’Auxerre43 et de saint Loup de Troyes44 par exemple, sont des modèles de sainteté en action dont on peut dire qu’ils agissent comme des « reliques vivantes » : qu’ils soient destinés à la sainteté dès leur trépas ne fait de doute pour personne, et surtout pas pour le rédacteur de leurs Vitae et ils sont les premiers évêques à agir ainsi, efficacement, par l’action conjointe de la défense et de la prière, pour protéger leur cité. C’est à mon sens ce qui fait la différence entre les évêques de Germanie et les évêques de Francie occidentale ou de Lotharingie aux IXe-Xe siècles : cinq siècles séparent Ulrich des évêques gaulois qui viennent d’être cités, et pourtant les modalités de son action sont beaucoup plus proches des leurs que de celle de Gozlin, évêque de Paris aux prises avec les Vikings à peine soixante-dix ans avant la bataille du Lechfeld. En effet, dans le siège de Paris tel qu’il est relaté 41

On retrouve cette même exhortation à la confiance dans la Vita Aniani, alors même que les négociations avec Attila ont échoué  : ibid., cap.  9, p.  115  : Illico reversus est civitati commonebat populum ne metuerent, sed confidenter Dominum deprecarent qui eos liberaret de potestate Attilanis. 42 Incipit virtus sancti Aniani episcopi, quemadmodum civitatem Aurelianus suis orationibus a Chunus liberavit. 43 Constance de Lyon, Vie de saint Germain d’Auxerre, R. Borius (éd.), Sources chrétiennes, 112, Paris, 1965. Notons (p. 51) que les plus anciens manuscrits conservés de cette Vita sont originaires de Saint-Gall et de Salzbourg (IX-Xe s.). 44 Vita Lupi episcopi Trecensis, B. Krusch (éd.), MGH SS rer. Merov. III, p. 117-124. Ce texte semble avoir peu circulé car on n’en conserve que trois manuscrits, originaires du Nord de la France.

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par Abbon de Saint-Germain45, Gozlin apparaît comme le chef véritable de la résistance armée : c’est lui par exemple qui négocie avec Siegfried, le chef viking et lui interdit de passer en amont de Paris46 ; c’est lui encore qui demande et qui reçoit directement le secours du comte Henri de Saxe, doté d’une commandement militaire général contre les Normands par l’empereur Charles  III47. Il est clair que Gozlin participe lui-même au combat où il occupe la première place, ce qui signifie qu’il ne se cantonne pas à une attitude de prières48. On observe d’ailleurs qu’Abbon chante avant tout les vertus militaires du prélat : « Il était parmi nous comme une tour, un bouclier, une épée à deux tranchants, un arc puissant et une puissante flèche »49. À sa mort, Gozlin est célébré comme un « héros » tant dans le texte d’Abbon50 que sur son épitaphe51, et ce terme semble avoir eu au IXe siècle une acception surtout militaire52. On ne retrouve donc pas le thème du combat purement défensif, ni le modèle de saint Martin. Sans doute peut-on objecter qu’il s’agit là de textes qui n’ont pas de caractère hagiographique, et que le projet d’Abbon n’est pas de démontrer la sainteté de l’évêque Gozlin. Néanmoins, le thème de la sainteté épiscopale est bien présent dans le siège de Paris, mais caractérise saint Germain, un évêque défunt depuis quatre siècles. Gozlin étant mort durant le siège, c’est en effet saint Germain, déjà présent dans le cours du récit, qui relaye véritablement l’action de l’évêque décédé. La mort de Gozlin étant parvenu aux oreilles des assiégeants qui s’en réjouissent bruyamment, saint Germain leur apparaît alors en pleine nuit, éblouissant de clarté et semant ainsi l’épouvante parmi les ennemis ; puis, un peu plus tard, on le voit portant

45

Abbon de Saint-Germain, Le siège de Paris, H. Waquet (éd. et trad.), Paris, Les BellesLettres, 1964. 46 Ibid., chant I, p. 16-18 où Gozlin explique que la garde des murailles de la cité lui a été confiée. 47 Ibid., chant II, p. 60 : Saxonia vir Ainricus fortisque potensque/ Venit in auxilium Gozlin, praesulis urbis. 48 Ibid., chant I, p. 43, v. 242 s. : Hic proceres multi fortesque viri renitebant./ Antistes Gozlinus erat primus super omnes  ; / Huic erat Ebolusque nepos Mavortius abba./ Hic Rodbertus, Odo, Ragenarius/ Utto, Erilangus/ Hi comites cuncti ; sed nobilior fuit Odo. 49 Ibid., p. 72 : Nostra manens turris, clipeus, nec non bis acuta/ Rumphea ; frotis et arcus erat, fortisque sagitta. 50 Ibid., chant II, p. 70, v. 70 : Gozlinus, Domini praesul, mitissimus heros/ Astra petit Domino migrans… 51 Épitaphe de Gozlin, P. Winterfeld (éd.), MGH Poetae latini aevi carolini IV,1, p. 136-137 : Gozlinus, domini praesul verbique lucerna/ Sedibus his dormit, vivus in aethereis/ [...] Dulcis amor, dulcis pastor, dulcissimus heros,/ Actibus insignis iuris apostolici. 52 Fr. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter, Stuttgart, 1971, p. 129-133.

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l’eau bénite dans ses mains, faire le tour des remparts en bénissant la ville53. Enfin, au plus fort de la bataille, les femmes l’ayant appelé au secours, il se mêle en personne aux combats : Mais voici Germain digne des hommages de tout l’univers Il n’a pas tardé à satisfaire à leurs vœux Et il se présente avec son propre corps à la rescousse Là même où la lutte était la plus vive.54

Pour finir, la cité de Paris elle-même déclare que saint Germain est son premier et son meilleur défenseur : Qui pourrait me défendre sinon pour commencer Ce Germain, toute ma force et tout mon amour ? Après le roi des rois et sa très sainte mère Il fut lui-même mon véritable roi, mon pasteur et mon comte au grand cœur ; Il est auprès de moi comme une épée à deux tranchants, une catapulte, Un bouclier, un large mur et un arc agile.55

On retrouve bien là le vocabulaire qu’Abbon a utilisé pour peindre les qualités de Gozlin, mais il les attribue désormais à un évêque défunt, qui agit par la puissance de son tombeau récemment transféré à l’intérieur des murs de la ville, et qui est capable, au même titre qu’un évêque vivant, de participer en personne à la bataille. À cette action conjointe d’un évêque vivant, ou récemment disparu, et d’un évêque décédé depuis longtemps et protecteur idéal de la cité, les cités de Germanie opposent l’image d’un seul évêque qui agit par une action liturgique traditionnelle, comprenant des prières efficaces et des rondes propitiatoires autour des remparts, telle que la pratiquaient aussi les évêques gaulois des IVe-VIe siècles. Comme eux, ils agissent au titre de « reliques vivantes » en se portant sur les remparts, non pas, comme Gozlin, dans le but de renvoyer les pierres et les flèches vers les agresseurs, mais pour attirer par leur présence la protection divine sur la cité qu’ils ont eux-mêmes façonnée comme un espace de sacralité. Que ce modèle ait peu de rapport avec la 53

Abbon de Saint-Germain, Le siège de Paris, op. cit., p. 72-74. Ibid., chant  II, p.  86, v.  279  s.  : Omnibus en germanus adest recolendus in orbe/ Corpore subsidioque simul, ni vota moratus,/ Quo majora tenebantur certamina Martis/ Signiferosque Danum lucrari morte coegit. 55 Ibid., chant II, p. 94, vers 381 s. : Me quis poterat defendere, prima/ Hic nisi Germanus, virtus et amor meus omnis ?/ Post regem regum sanctamque ejus genitricem/ Rex meus ipse fuit pastorque, comes quoque fortis ;/ Hic ensis bisacutus adest meus, is catapulta,/ Is clipeusque, patens murus, velox sed et arcus. 54

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réalité de l’action épiscopale dans le Xe siècle ottonien, qui correspondrait plutôt à une « militarisation » croissante du haut clergé56, est fort possible, mais il nous renseigne cependant sur le rôle que les gardiens de la mémoire de la cité, au moment où elle se constitue, entendent faire jouer à l’évêque du lieu. Or, contrairement aux Églises bavaroises où l’hagiographie épiscopale s’est développée dès le VIIIe siècle57 en s’appuyant sur le modèle des évêques fondateurs et évangélisateurs – voire martyrs comme saint Emmeram de Ratisbonne – la « mémoire épiscopale » est en général assez peu profonde dans la Germanie du Xe siècle. Même dans l’espace alémanique où des évêques sont attestés dès le VIIe siècle, il n’existe pas de tradition hagiographique épiscopale avant le Xe siècle58  : dans l’orbite des grands monastères de Saint-Gall et de Reichenau, les Vitae sont avant tout des vies de saints moines et de saintes recluses. Ulrich est, en l’occurrence, le premier saint évêque de l’espace alémanique, bientôt suivi par son contemporain Conrad de Constance59. À plus forte raison, en Saxe, où les sièges épiscopaux sont beaucoup plus récents, les Vitae de saints évêques ne sont pas très nombreuses avant le Xe, voire le XIe siècle : à Hildesheim, siège épiscopal fondé par Louis le Pieux en 815, Bernward est aussi le premier saint évêque à bénéficier de la rédaction d’une Vita. Or, ces deux textes, la Vie de saint Ulrich comme celle de Bernward, émanent des clercs de la cathédrale, des auxiliaires de l’évêque qui pensent conjointement la fonction épiscopale et le développement de leur propre cité. Il me semble évident qu’ils ont puisé, pour ce faire, dans le riche matériau des Vitae gauloises, dont beaucoup étaient bien connues en Germanie, malgré la différence de contexte et qu’ils n’ont pas eu de difficultés à relayer le motif de 56 Selon l’expression de Fr. Prinz, Klerus und Krieg..., op. cit., chap. 9. Voir aussi H. Fichtenau, Lebensordnungen des 10. Jahrhunderts, Munich, 1992, p. 281-283. 57 On pense en particulier à la rédaction des Vitae de saint Corbinian de Freising et de saint Emmeram de Ratisbonne par l’évêque Arbéo de Freising dans les années 750-780, B. Krusch (éd.), MGH SS rer. Merov.  VI, p.  497  s. Sur l’ensemble de la production bavaroise, voir H. Glaser, « Über die Anfänge literarischer Produktion im agilolfingischen Baiern », dans H.  Dannheimer et H.  Dopsch (éd.), Die Bajuwaren. Von Severin bis Tassilo (488-788), Catalogue de l’exposition Rosenheim/Mattsee (19 mai-6 nov. 1988), 1988, p. 353-363 et plus récemment L. Vogel, Vom Werden eines Heiligen. Eine Untersuchung der Vita Corbiniani des Bischofs Arbeo von Freising, Berlin, 2000. 58 F.  Graus, «  Sozialgeschichtliche Aspekte der Hagiographie der Merowinger- und Karolingerzeit. Die Viten der Heiligen des südalemanischen Raumes und die sogennanten Adelsheiligen », dans A. Borst (éd.), Mönchtum, Episkopat und Adel zur Gründungszeit des Klosters Reichenau (VuF 20), Darmstadt, 1974, p. 131-176. 59 La rédaction de la Vita Conradi ne date cependant que du début du XIIe siècle, cf. G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoirs dans le royaume de Germanie..., op. cit., p. 149-150.

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l’évêque garant de l’intégrité de sa cité. En développant la sainteté de la fonction épiscopale, les auteurs des Vitae d’Ulrich d’Augsbourg et de Bernward d’Hildesheim sont amenés aussi à souligner le lien qui unit les prélats à leur cité. Ainsi, à la mort de Bernward, la foule pleure-t-elle le defensor patriae60, terme qu’on trouve dans toutes les Vitae des Ve-VIe siècles61 et qui montre l’amalgame systématique entre l’évêque et sa cité, qui devient progressivement, en Germanie aussi, la « petite patrie ».

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Vita Bernwardi, cap. 54, H. Kallfelz (éd.), op. cit., p. 356 : Hinc pauperum, hinc viduarum orphanorumque turba miserabili eiulatu patrem se amisisse proclamat, hinc patriae defensorem, pacis amatorem ac totius rei publicae sagacissimum provisorem, tam nobilium dignitas, quam plebium humilitas, concordi dolore substractum esse deplorat. 61 B. Beaujard, « Cités, évêques et martyrs… », op. cit., p. 177.

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CHAPITRE VI HISTOIRE ÉPISCOPALE, CONSTRUCTION D’ÉGLISES ET LITURGIE : DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE L’ÉGLISE D’EICHSTÄTT

L

e 2 août 1075 disparaissait l’évêque d’Eichstätt Gundekar II, inhumé selon ses vœux dans la chapelle de la cathédrale dédiée à saint Jean qu’il avait lui-même consacrée le 17 octobre 10621 en présence de l’impératrice Agnès dont il avait été le chapelain. C’est seulement quelques années plus tard, probablement en 1078, qu’un chanoine de la cathédrale, sans doute aussi chapelain de l’évêque défunt, dont le nom n’est pas parvenu jusqu’à nous et que pour cette raison on appelle « l’Anonyme d’Herrieden »2, rédige un texte dédié à un chanoine de Wurtzbourg tout aussi anonyme que l’auteur, et connu sous le nom de « frère G. ». C’est dans la préface dédicatoire qu’on apprend que « l’Anonyme » comme le « frère G. » sont tous deux chanoines à la fois des églises d’Eichstätt et de Wurtzbourg. La première finalité du texte de l’Anonyme est de raconter la vie et l’épiscopat de Gundekar jusqu’à son décès, probablement pour justifier la position prise par l’évêque Gundekar dans la lutte entre l’empereur et le pape qui fait rage dans les années 1070, point sur lequel on reviendra. Il s’agit donc, à proprement parler, d’un libellus en faveur de Gundekar. Mais si le cœur du propos était évidemment centré sur l’épiscopat de Gundekar, le texte commençait par raconter – avec plus ou moins de détails suivant les cas – les pontificats de ces prédécesseurs depuis la fondation de l’église par saint Willibald en 742. Quoique ne portant pas de titre, il s’agissait donc bien d’un Livre des évêques – un Liber Pontificalis – visant, comme on va le voir, à donner de l’Église d’Eichstätt une image pérenne.

1 Pontifikale Gundekarium, MGH SS VII, p. 246 : Dedicatio capellae s. Johannis Ev., in qua d. ep. Gundechar secundus sepulturam suam preordinavit. Je suis la chronologie donnée par A. Wendehorst (éd.), Germania Sacra NF 45 : Das Bistum Eichstätt 1, Berlin-New York, 2006, p. 66. 2 Herrieden était une abbaye dépendante de l’église épiscopale d’où provenait une bonne partie du chapitre cathédral.

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La difficulté que nous rencontrons pour juger de cette œuvre, c’est que la majeure partie du texte – en fait le libellus proprement dit – a disparu : il ne nous reste plus que l’histoire des évêques d’Eichstätt depuis la fondation jusqu’à la première année du pontificat de Gundekar II (1057), transmise d’ailleurs par un seul manuscrit du XVe siècle. Autant dire que ce libellus n’a eu aucun écho au sein même de la Querelle des Investitures et qu’Eichsttät ne se présente pas comme un grand centre de production historiographique, au point que les humanistes du XVe siècle qui entreprennent d’écrire une histoire des évêques de cette église se plaignent de n’avoir pas grandchose à se mettre sous la dent3. Comment juger de l’intention d’un auteur anonyme dont l’essentiel de l’œuvre a disparu ? On peut s’appuyer d’abord sur la structure même de ce qui reste, dont l’analyse se révèle quand même très intéressante : outre la préface en forme de dédicace au frère G. dans laquelle l’auteur insiste sur la nécessité de soutenir la memoria de l’évêque Gundekar qui vient de mourir4, l’ensemble de l’histoire épiscopale est comme « encadrée » par le pontificat de Gundekar. En effet, après un bref survol de la lignée épiscopale d’Eichstätt qui consiste seulement en une liste des évêques avec la date de leur décès et la durée de leur épiscopat, le chapitre II raconte comment Gundekar, qui est un enfant du pays, a été choisi puis investi par étapes comme évêque d’Eichstätt. On apprend ainsi que Gundekar, qui était donc le chapelain de l’impératrice Agnès, a été investi par elle-même, en tant que régente de l’empire pour le compte de son fils Henri IV âgé alors de 7 ans : il a été investi par l’anneau le 20 août 1057 à Tribur, comme successeur de l’évêque Gebhard qui était devenu pape sous le nom de Victor II en 1055, mais qui avait conservé sa charge d’évêque d’Eichstätt, et qui est décédé le 28  juillet 1057. Le 5  octobre de la même année, il obtient la crosse de cette même impératrice dans l’église de Spire avec le consentement du clerus, de la militia et de la familia de l’Église d’Eichstätt5. Après son intronisation sur la cathedra d’Eichstätt le 17 octobre, il est consacré évêque par l’archevêque de Mayence et ses 3 St.  Weinfurter, Die Geschichte der Eichstätter Bischöfe des Anonymus Haserensis, Edition, Übersetzung, Kommentar (Eichstätter Studien, 24), Ratisbonne, 1987, p. 11. Toutes les références au texte sont données dans cette édition. 4 Sur l’importance de la memoria au sein des préfaces des gesta, M. Sot, « Rhétorique et technique dans les préfaces des Gesta episcoporum (IXe-XIIe s.) », dans Cahiers de civilisation médiévale, 28, 1985, p. 181-200. 5 Pontifikale Gundekarium, MGH SS VII, p. 245  : … virga pastoralis, sui ipsius cleri militiaeque et etiam familiae communi laude et voto, Spire est honoratus.

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comprovinciaux, en grande pompe au palais royal saxon de Pöhlde le 27 décembre, en présence de l’empereur Henri IV, de l’impératrice Agnès, du cardinal Hildebrand – donc le futur pape Grégoire VII – et de 14 autres évêques et archevêques parmi lesquels Anselme de Lucques, le futur pape Alexandre II6. Notons toutefois que l’auteur des Gesta ne fait que reprendre et résumer le passage qui décrit de manière très détaillée l’élection de Gundekar, telle qu’il a pu la lire dans le pontifical que l’évêque a fait réaliser dans les années 10711072 et sur lequel on reviendra. La partie de l’œuvre que nous avons conservée – 41 chapitres – s’achève aussi sur le choix de l’évêque Gundekar, que l’auteur cependant ne raconte pas une nouvelle fois mais pour lequel il renvoie au chapitre  II et au Pontifical7. Cette élection de Gundekar encadre donc, à proprement parler, l’histoire des évêques de l’Église d’Eichstätt telle qu’elle est présentée par l’Anonyme. Si cette procédure d’élection est absolument conforme à celle que les empereurs ottoniens puis saliens ont mise au point et pratiquée dans l’empire depuis le Xe siècle et semble n’avoir choqué personne en 1057, il est moins anodin de la détailler par le menu en 1078 dans un texte destiné à préserver la mémoire de l’évêque Gundekar et à justifier son action. Elle apparaît au contraire comme un véritable manifeste de l’Église d’Eichstätt – ou du moins d’une partie non négligeable de son clergé – en faveur de la fidélité à l’empereur et aux procédures traditionnelles de choix et d’investiture des évêques, au moment même où l’empereur est excommunié et où Grégoire VII a renouvelé fermement l’interdiction de l’investiture par les laïcs, empereur et roi compris. Cette prise de position est d’autant plus notable que si Eichstätt et ses évêques se rangent du côté de l’empereur, l’évêque du siège voisin de Wurtzbourg, Adalbéron, est un partisan déclaré du pape au point qu’il a été un temps chassé de son siège par les Wurtzbourgeois restés fidèles à Henri IV, et qu’il a participé le 12 novembre 1077 à Goslar au concile qui a renouvelé l’excommunication d’Henri IV par le légat pontifical et par l’archevêque de Mayence Siegfried8. Or on se souvient que l’ouvrage est dédié au « frère G. », qui est, tout comme

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Analyse de la procédure et des participants dans R. Schieffer, Die Entstehung des päpstlichen Investiturverbots für den deutschen König (MGH Schriften XVIII), Munich, 1981, p. 7-10. 7 Anonymus, cap.  41, p.  67  : De cuius electione, investitura, intronizatione consecrationeque secundum descriptionem ab ipso factam supra iam diximus. 8 St. Weinfurter, Die Geschichte..., op. cit., p. 17.

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l’auteur du texte, chanoine d’Eichstätt et de Wurtzbourg, et il est probable que tous deux ont dû à partir de 1076, « choisir leur camp » c’est-à-dire choisir lequel de leurs deux évêques ils continueraient de servir. On a le sentiment que l’Anonyme est resté à Eichstätt par fidélité à Gundekar, tandis que le frère G. semble avoir été plus proche de la position d’Adalbéron9. Voyons maintenant brièvement ce que contient cette histoire des évêques en termes d’importance donnée à chacun des pontifes et en termes de thèmes les plus souvent abordés. Un rapide décompte des paragraphes – qui ne sont pas tous équivalents mais dont on peut faire la conversion en nombre de pages imprimées – montre que l’évêque dont l’auteur parle le plus est Megingaud, évêque de 991 à 1014/15. Il est suivi, à peu près à égalité, par les évêques Heribert (1021/22-1042) et Gebhard Ier (1042-1057), c’est-à-dire les prédécesseurs immédiats de Gundekar que l’auteur a lui-même connu ou dont il a pu entendre parler par des témoins directs. Il n’y a donc pas beaucoup de « mémoire longue », certains épiscopats ne disposant même pas d’une notice mais étant expédié en une simple mention, probablement parce que l’auteur n’a pu recueillir sur eux aucune tradition10. L’auteur oublie même le pauvre évêque Udalrich (912-933), alors que ce dernier est bien mentionné dans le pontifical de Gundekar qui lui a servi de source, comme il le dit lui-même. Plus curieux encore est le jugement que l’auteur porte sur les trois évêques dont il parle le plus : si Gebhard demeure l’évêque le plus glorieux, dont on a pu montrer qu’il représente en tant que pape Victor II, la démarque de Léon IX qui est le grand héros de notre Anonyme11, l’évêque Heribert n’est pas exempt de critiques et surtout Megingaud, à qui est pourtant consacré le plus grand nombre de paragraphes (15-25), représente une sorte de portait-type du mauvais évêque : son principal défaut semble avoir été la gula, car il préférait toujours une courte messe à un court repas et faisait abréger tous les temps liturgiques pour aller manger plus vite12. En visite à l’abbaye 9

Ibid., p. 20. Par exemple, Anonymus, cap. 8, p. 45 : Otkero Gotschalc, huic vero venerabilis Erchanboldus successit. 11 St. Weinfurter, Die Geschichte..., op. cit., p. 22 et M. Chazan, « Léon IX dans l’historiographie médiévale de l’Europe occidentale », dans G. Bischoff, B.M. Tock (éd.), Léon IX et son temps, Turnhout, 2006, p. 589-621, qui montre qu’il est un des premiers à faire de Léon IX un véritable modèle antigrégorien. 12 Anonymus, cap. 17, p. 50. 10

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d’Herrieden, il ne supporte pas qu’on y chante plus d’un psaume, mais comme il estime finalement avoir été bien reçu, il fait envoyer des sangliers en cadeau aux chanoines13. Il jurait sans cesse mais sans haine, précise notre auteur14, punissait ses clercs à tort et à travers. Grand ami de l’évêque Macelinus de Wurtzbourg, il échange avec lui des cadeaux : Eichstätt envoie des poissons, des fourrures et des linges fins qui font la renommée de la ville durant tout le Moyen Âge, tandis que Wurtzbourg fournit du vin qu’il produit en grande quantité et dont l’évêque Megingaud est particulièrement amateur15 : il n’hésite pas à traiter de diabolus l’évêque d’Augsbourg Brunon – qui est le propre frère de l’empereur – parce qu’il ne lui a fourni du vin que pour dire la messe16. De tous les évêques, il est aussi celui dont le portrait est le plus vivant, en raison du très grand nombre de citations au style direct (y compris les jurons et insultes : Furcifer, Trifurcifer, Filius meretricis, etc.) qui sont exceptionnelles dans les autres notices. Bien que les chapitres consacrés à Megingaud commencent par une lamentation de l’auteur qui le décrit tout de suite comme peu comparable à son prédécesseur Reginold, qui était doux, juste et très instruit, véritable contre-modèle dont il serait préférable de ne point parler, il suinte de ce texte une indéniable sympathie pour ce mauvais évêque. Pourquoi ? Le développement d’un aussi mauvais exemple d’évêque impérial, propre parent de l’empereur Henri II, ne pouvait a priori que servir la cause des Grégoriens. On constate cependant qu’au milieu de tous ses vices, Megingaud conserve aux yeux de l’Anonyme au moins deux qualités qui sont liées entre elles : il est parent de l’empereur et il a su défendre efficacement les possessions de l’Église d’Eichstätt menacées lors de la fondation du diocèse de Bamberg. On comprend aisément que ces deux aspects soient liés : c’est parce qu’il est proche parent de l’empereur que Megingaud peut se permettre de résister à ses demandes. Cet aspect est illustré par plusieurs épisodes : lorsque l’empereur qui fait route vers Ratisbonne lui demande des vivres, au titre du servitium dû par l’église, dont la quantité – en particulier de vin – aurait effrayé même un archevêque nous dit le texte, Megingaud se met en colère et envoie à la place à l’empereur une grande quantité des fameux

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Ibid., cap. 16, p. 50. Ibid., cap. 19, p. 51 : Solebat quoque nonnunquam facile maledicere, verum absque ulla fellis amaritudine. 15 Ibid., cap. 21-22, p. 52. 16 Ibid., cap. 23, p. 53-54. 14

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tissus d’Eichstätt en expliquant à l’envoyé de l’empereur que c’est le meilleur servitium qu’Eichstätt puisse lui fournir17. Quand il va à la cour, il n’hésite pas à forcer la porte de l’empereur en arguant de leur parenté et du fait qu’il est son aîné18. Mais c’est surtout dans le dernier chapitre consacré à Megingaud que l’Anonyme lui rend hommage. Il explique en effet comment le « très chrétien empereur Henri », ayant fondé le diocèse de Bamberg entreprit de redéfinir les limites de tous les diocèses circumvoisins – à leur détriment, évidemment. Et parmi tous les évêques, Megingaud « seul, agonista noster, comptant sur son caractère et sur sa naissance, lui résista viriliter en n’acceptant jamais l’échange inique »19 proposé par l’empereur (échange sur lequel on n’a aucune autre information). C’est pourquoi, poursuit notre auteur, à la mort de Megingaud, le rusé (ingeniosus) empereur remit l’évêché qui avait toujours été tenu par des hommes nobles et de haute naissance20 à une personne de vile extraction, un dénommé Gunzo, custode de l’église de Bamberg, qui tente tout à fait vainement de s’opposer aux projets de l’empereur qui le rappelle à l’ordre et le menace de lui retirer sa faveur. La morale de l’histoire de Megingaud me semble claire : elle correspond d‘abord, à l’affirmation, bien connue pour l’ensemble des Gesta episcoporum, selon laquelle la sainteté de l’Église qui est ici démontrée est « une sainteté globale de toute la lignée des prélats, indépendante de la non-sainteté de certains individus, une sainteté qui transcende les accidents du temps et de l’histoire  »21, ce qui explique que tous les évêques, même les pires, aient leur place dans la rédaction. Mais cette morale défend aussi une conception plus précise de la charge épiscopale : quels que soient ses défauts, un bon évêque est d’abord celui qui défend le patrimoine de son église et il ne peut le faire que s’il en a les moyens ; la qualité sociale des évêques de l’Église impériale, qui sont dans leur immense majorité des aristocrates, leur donne la possibilité de résister même aux empereurs qui les ont choisis. Ils deviennent ainsi des « champions » de l’Église, 17

Ibid., cap. 23. Ibid., cap. 24, p. 54 . 19 Ibid. : … solus agonista noster, tam moribus quam genere fretus, viriliter sibi resistit, et ad vitae usque finem iniquo concambio nullatenus acquiescere voluit. 20 Ibid. : … Eistetensem episcopatum, ab initio usque tunc a nobilibus et summis viris habitum, ingeniosus imperator tunc demum servili personae addixit. 21 M. Sot, Gesta episcoporum, Gesta abbatum (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 37), Turnhout, 1981, p. 17. 18

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conçue, je dirais presque « à la mode carolingienne », comme une communauté conjointement dirigée par l’empereur, le pape et le corps épiscopal dans un système qui n’est pas entièrement pyramidal. Or on sait bien que la remise en question par les Grégoriens du mode d’élection des évêques est aussi une remise en question de la vocation naturelle de l’aristocratie à diriger l’Église22 et a donc eu prioritairement comme conséquence l’abaissement du niveau social du corps épiscopal, point sur lequel l’Église du royaume de Germanie était particulièrement sensible en raison d’une tradition aristocratique sans doute plus affirmée qu’ailleurs. On voit bien aussi que ce qui est au centre du propos, c’est l’Église en tant qu’ensemble de biens intouchables : à l’origine pure communauté spirituelle, l’Église se spatialise progressivement depuis les débuts de l’époque carolingienne pour s’identifier peu à peu à l’ensemble des territoires et des bâtiments qui lui appartiennent23. Or c’est là le second grand thème que l’on trouve mis en avant par l’Anonyme : l’Église – et toute la sanctitas qui y est attachée – repose sur un fondement à la fois territorial et monumental qui court en filigrane tout au long des Gesta mais aussi du pontifical réalisé par l’évêque Gundekar sur lequel l’Anonyme prend appui. Il faut donc maintenant dire un mot de ce pontifical24, commandité par l’évêque Gundekar lui-même. Il se présente comme une fondation mémoriale pour lui-même et pour tous ses debitores défunts25. Il vise donc, tout comme les Gesta, à exalter la chaîne des évêques depuis la fondation de l’Église par saint Willibald en 742, la mémoire longue des évêques qui sont représentés en trois miniatures pleine page dans l’ordre de leur épiscopat. Les six premiers sont groupés Fl. Mazel, La noblesse et l’Église en Provence (fin Xe-début XIVe s.), Paris, 2002, notamment p. 146-150. 23 Sur ce processus, D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006. 24 La meilleure description du manuscrit se trouve dans M. Andrieu, Les Ordines romani du haut Moyen Âge  1. Les manuscrits (Spicilegium sacrum Lovaniense, Études et documents, 11), Louvain 1931, rééd. 1965, p. 117 s. Il en existe aujourd’hui un fac-similé : A. Bauch et E.  Reiter (éd.), Das Pontifikale Gundekarium, Wiesbaden, 1987. Voir aussi E.  Freise, Kalendarische und annalistische Grundformen der Memoria, dans K. Schmid et J. Wollasch (éd.), Memoria. Der geschichtliche Zeugniswert des liturgischen Gedenkens im Mittelalter, Munich, 1984, p. 441-577. 25 Pontificale Gundekarium, MGH SS VII, p. 245 : Gundecar peccator… pro se ipso et pro omnium debitorum suorum remedio, maxime autem pro antecessorum suorum episcoporum refrigerio, pro quorum sacra reverentia et condigna memoria imagines eorum et nomina et tempus quod in ordine episcopali vivebant, diesque discessionis eorundem hic annotare curavit, ut et ipisi apud Deum assiduis precibus illum adiuvare dignentur. 22

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sous une mention  qui court tout autour du cadre  : Voici les saints hommes que le Seigneur a choisis et à qui il a donné la gloire éternelle : à travers leur enseignement rayonne l’Église comme le soleil et la lune26. Les douze suivants, représentés aux folios 17v et 18r donc sur une sorte de double page, sont groupés sous une mention qui court sur les deux folios et qui dit : Voici les triomphateurs et les amis de Dieu, qui méprisent les ordres des princes et gagnent une récompense éternelle : ils seront couronnés et obtiendront la palme27. Ces deux citations sont tirées de l’Officium commune Apostolorum qu’on célèbre le 15 juillet et vise donc à rappeler que tous les évêques – bons ou mauvais – sont par définition les successeurs des Apôtres. Cette iconographie ne connaît par ailleurs aucun équivalent28 et elle est, en quelque sorte, doublée par les listes non seulement des évêques avec la date de leur décès et la durée de leur pontificat, suivi du récit circonstancié de l’accession de Gundekar, frater ultimus, à l’épiscopat, mais aussi d‘une très longue description des églises et des autels consacrés par Gundekar, dans et hors du diocèse d’Eichstätt. Vient enfin une sorte de calendrier dont il manque certainement une partie, puis une liste des évêques de Germanie et d’Italie et des chanoines d’Eichstätt décédés pendant le pontificat de Gundekar, sans aucune indication temporelle. C’est donc là un manuscrit composite qui tient du nécrologe, du livre de confraternité, du pontifical et … du Liber Pontificalis romain, qui est d’ailleurs le modèle qu’il revendique29. Il est donc aussi une sorte de « double » de l’œuvre de l’Anonyme : exaltant la figure de Gundekar comme dernier maillon de la longue chaîne qui le rattache à saint Willibald, il consigne aussi scrupuleusement l’action de l’évêque sur l’espace, au sein d’un manuscrit dont la première fonction est évidemment liturgique puisqu’il s’agit d’un pontifical dont les ordines sont conformes à ce qu’on connaît du pontifical de type romano-germanique30. 26

Ibid., p. 243 : Isti sunt viri sancti, quos elegit Dominus in caritate non ficta, et dedit illis gloriam sempiternam : quorum doctrina fulget ecclesia ut sol et luna. 27 Ibid., p. 244 : Isti sunt triumphatores et amici Dei, qui contempnentes iussa principum meruerunt premia eterna : modo coronatur et accipiunt palma. 28 É. Palazzo, L’évêque et son image. L’illustration du ponfical au Moyen Âge, Turnhout, 1999, p. 127. 29 A. Wendehorst, Bischöfe und Bischofskirchen von Würzburg, Eichstätt und Bamberg, dans St. Weinfurter (éd.), Die Salier und das Reich II : Die Reichskirche in der Salierzeit, Sigmaringen, 1992, p. 225-249. 30 M. Andrieu, Les ordines romani du haut Moyen Âge. 1. Les manuscrits (Spicilegium sacrum Lovaniense, Études et documents, 11), Louvain 1931, rééd. 1965, p. 117-134.

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Cette attention à l’espace se manifeste de plusieurs manières : le pontifical donne tout d’abord la liste des autels consacrés par Gundekar au sein même de la cathédrale et des églises de la ville, en mentionnant chaque fois le nombre des reliques incluses dans l’autel31. Ensuite, il donne la liste des églises consacrées hors de la ville32, mais parfois même aussi hors du diocèse, probablement en des lieux où l’Église d’Eichstätt possédait des biens33. Enfin, il revient à deux chapelles construites par Gundekar dans l’église cathédrale ainsi qu’aux deux autels consacrés dans la crypte34. Cette longue insertion des églises consacrées, qui représente plus de sept folios du manuscrit, nous rappelle que ce discours liturgique, comme celui des Gesta, est profondément ancré à la fois dans le temps et dans l’espace : ce que tend à montrer le « prologue » assez inhabituel de ce pontifical, c’est à la fois l’insertion de Gundekar dans la longue chaîne des évêques qui découle de l’apôtre Willibald, mais aussi l’inscription de l’action de cet évêque sur l’espace. Cette dernière reflète en réalité deux soucis complémentaires : d’une part «  restaurer  » au sens propre les bâtiments de l’église d’Eichstätt qui avaient beaucoup souffert de la politique des évêques précédents, d’autre part montrer que l’église épiscopale est le centre à partir duquel l’évêque diffuse le sacré vers chaque église paroissiale, y compris hors de son propre diocèse, dès lors que son Église y possède des terres ou des biens. Le but est donc bien « d’intégrer à l’espace sacré tous les biens qui appartiennent à l’Église au sein d’une aura de sainteté qui entoure tout ce qui touche à la lignée épiscopale35 ». Ce discours sur l’espace rejoint directement celui de l’auteur des Gesta qui ne mentionne pas la liste des églises consacrées mais qui, comme il est d’usage, fait une large place à l’activité de construction des différents évêques d’Eichstätt depuis les origines. Mais là où l’Anonyme fait preuve d’originalité, c’est en critiquant vivement la « fièvre de construction » qui anime un certain nombre d’évêques, notamment Heribert (1021-1042) mais aussi Reginold (966-991). Reginold a fait d’immenses travaux dans la cathédrale et il a notamment fait transférer les reliques de saint Willibald de la tombe qui se

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Pontificale Gundekarium, MGH SS VII, p. 246 : fol. 8r à 10r. Ibid : fol. 10v-11r. A. Wendehorst (éd.), Germania Sacra NF 45 : Das Bistum Eichstätt 1..., op. cit., p. 67. Pontificale Gundekarium, MGH SS VII, p. 247 : fol. 11v-12r. M. Sot, Gesta episcoporum, Gesta abbatum, op. cit., p. 21.

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trouvait au centre du chœur dans une crypte occidentale consacrée le 22 avril 989. Ce développement du Westwerk de la cathédrale doit être compris comme l’application à Eichstätt des modèles ottoniens – et notamment celui de Saint-Pantaléon de Cologne – qui mettent l’accent sur le regale sacerdotium qui s’incarne à l’ouest de l’église : l’origine de Reginold, ancien clerc de la chapelle royale, et les divers offices liturgiques qu’il a composés, corroborent aisément cette interprétation36. Pourtant, la manière dont l’Anonyme présente cette transformation est assez négative : tout d’abord, il précise que Reginold a consulté son ami l’évêque Ulrich d’Ausgbourg qui aurait cherché à le dissuader de transformer la cathédrale, au motif qu’elle était, de toutes les églises qu’il connaissait, celle où il avait le mieux prié37. Reginold passe outre l’avis de ce personnage qui, à l’époque où écrit l’Anonyme, est vénéré comme l’un des plus grands saints de la région. Ensuite, l’Anonyme raconte que, depuis l’embellissement de la cathédrale, le nombre des miracles qui se déroulaient fréquemment sur la tombe de saint Willibald a nettement diminué38. Mais l’action de Reginold n’est rien comparée à celle d’Heribert, grand personnage, neveu à la fois de l’évêque Heribert de Cologne (999-1021) et de l’évêque Henri Ier de Wurtzbourg (995-1018), tous deux grands bâtisseurs39. Considérant que les bâtiments ecclésiastiques sont vétustes et médiocres, il fait détruire entièrement le palais épiscopal, y compris la partie réservée aux chanoines, et une bonne partie de la cathédrale qu’il entreprend de reconstruire. Cette fièvre de construction semble d’ailleurs n’avoir pas été du goût de tout le monde, en particulier des chanoines et des habitants de la cité qui ont dû financer l’essentiel des travaux. Mais surtout, Heribert a fait abattre la très ancienne chapelle dédiée à Notre Dame où Willibald avait reçu la prêtrise des mains de saint Boniface lui-même, pour en reconstruire une plus prestigieuse40. Cette action est racontée par l’Anonyme comme un véritable sacrilège et il conclut que si mainte-

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St. Weinfurter, « Sancta Aureatensis ecclesia. Zur Geschichte Eichstätts in ottonisch-salischer Zeit  » dans Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 49/1, 1986, p.  3-40, rééd. dans St. Weinfurter, Gelebte Ordnung – Gedachte Ordnung. Ausgewählte Baiträge zu König, Kirche und Reich, Ostfildern, 2005, p. 95-134. 37 Anonymus, cap. 13, p. 48. 38 Ibid : Ex eo tempore paulatim cessabant signa et prodigia, quae ibi prius fiebant plurima. 39 A. Wendehorst, Das Bistum Eichstätt I..., op. cit., p. 53-57. 40 Anonymus, cap. 29-30, p. 57-58.

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nant la chapelle Notre Dame est plus grande, elle ne l’est certainement pas par sa sainteté41. Heribert apparaît donc comme celui pour qui la sanctitas d’Eichstätt n’a aucune valeur : il va jusqu’à essayer d’organiser le déplacement des reliques de saint Willibald et, partant, du siège épiscopal luimême, vers le monastère de Klosterneuburg sur le Danube : mais la résistance du saint empêche la réalisation de ce projet auquel s’oppose finalement l’empereur Henri III. Furieux, Heribert quitte la cour impériale en jurant qu’il ne rentrera pas vivant à Eichstätt … et naturellement, il meurt en chemin42. Ce passage est très intéressant car il n’est guère conforme à la tendance qu’on observe entre le Xe et le XIIe siècles, où on assiste plutôt à une sorte de renforcement de l’idéal de l’évêque bâtisseur. Comme accomplissement de la liturgie et du devoir de caritas, la construction possède une qualité spirituelle spécifique : elle est une sorte de cheville entre les devoirs « intérieurs » (interiora) et « extérieurs » (exterioria) qui sont liés à la charge épiscopale43. Ici, l’Anonyme dénonce la fièvre de construction qui aboutit au non-respect de la tradition de l’Église et à l’appauvrissement des populations. Or justement, l’évêque Gundekar sera celui qui reconstruit ce que les autres ont détruit dans le respect de la tradition. Et c’est probablement aussi ce qui explique la place importante donnée aux consécrations d’autels, de chapelles et d’églises dans le pontifical qui repose sur la même logique. Gundekar s’emploie d’abord à faire reconstruire la partie orientale de la cathédrale démolie par Heribert, en modifiant cependant les plans de son prédécesseur : car il fait réédifier la cathédrale à l’emplacement de l’église de saint Willibald, apparaissant ainsi comme celui qui réconcilie l’Église du XIe siècle avec la tradition44. Il fait également « remonter » le corps du saint patron d’Eichstätt de la crypte occidentale où Reginold l’avait enfoui, au centre du chœur de la cathédrale, lui rendant ainsi sa place vers l’orient et vers la lumière. Plus tard, il

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Ibid. : capellam … maiorem quidem quantitate sed longe imparem sanctitate.  Anonymus, cap. 32, p. 60. 43 W. Giese, « Zur Bautätigkeit von Bischöfen und Äbten des 10. bis 12. Jahrhunderts », dans Deutsches Archiv, 38, 1982, p. 388-438, ici p. 436. 44 Anonymus, cap. 41, p. 67 : Qui mox, ut ordinatus est, cum domum sancti Willibaldi ab orientali parte dirutam invenisset, quod antecessor suus quorundam pravo consilio persuasus parvo ante obitum tempore iussit fieri, causa tamen meliorandi, nihil impensius maturandum credidit, quam ut dirutum reedificaret et reedificatam basilicam dedicaret. C’est la première – et la seule – action mentionnée par l’Anonyme pour le pontificat de Gundekar. 42

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fera transférer les reliques de saint Boniface et de saint Guy de la sombre crypte occidentale à la lumineuse crypte orientale à trois nefs45. Il fait consacrer le nouvel autel de saint Willibald où il ne place pas moins de 74 reliques, le 22 juillet 1060, c’est-à-dire le jour anniversaire de la consécration de Willibald lui-même. Ainsi l’autel de Willibald est-il le premier autel consacré dans la cathédrale, avant même le maître-autel dédié au Saint-Sauveur qui ne sera consacré qu’en octobre de la même année46, manifestant le lien qui unit l’ensemble des évêques et l’église elle-même à son fondateur. Enfin, Gundekar fera réédifier les deux tours du Westwerk dont les chapelles dédiées à saint Michel et à la Vierge ne seront consacrées qu’en juillet 1072, ce qui représente plus de dix années de travaux durant lesquelles Gundekar s’est également préparé une sépulture dans une chapelle bâtie sur le flanc droit de la cathédrale, dédiée au Baptiste et à la Vierge, à laquelle il fait – avec d’autres membres de la familia épiscopale – une riche donation qui implique un service mémoriel précis après le décès de l’évêque47. L’autel de cette chapelle a été consacré par Gundekar le 17 octobre 1062 en présence de l’impératrice Agnès et de nombreux évêques. C’est à cet autel que Gundekar a fait cadeau de la croix pectorale en argent sertie de pierreries qu’il portait et qu’il a fait reproduire deux fois : en tête de son pontifical et sur un exemplaire du Decretum de Burchard de Worms qu’il a fait compiler. Cette croix était couverte d’inscriptions métriques qui, selon le modèle hérité de Hraban Maur, célébraient la dévotion particulière de Gundekar à la croix48. Si on confronte le pontifical de Gundekar et le Liber Pontificalis de l’Anonyme, on perçoit dans l’œuvre de cet évêque et de ceux qui l’ont entouré d’abord le souci de reconstruire ce que ces prédesseurs ont indûment détruit, mais cette reconstruction n’est pas seulement matérielle, elle est aussi mémorielle. Dans les moindres détails, elle s’appuie sur la tradition qui est la garantie de la sanctitas de l’Église épiscopale, mise à mal par des évêques ambitieux et rénovateurs.

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Pontificale Gundekarium, MGH SS VII, p. 247 : … translatum est hoc altare de loco tenebroso ad lucidum et consecratum est… 46 Sur tout ceci, Pontificale Gundekarium, MGH SS VII, p. 246; A. Wendehorst, Das Bistum Eichstätt, op. cit., p. 66. 47 Fr. Heidingsfelder, Die Regesten der Bischöfe von Eichstätt, Innsbruck, 1915, n° 237, p. 82-83. L’acte est édité dans les Monumenta Boica, XLIX, NF III, Munich, 1910, n° 4, p. 14-20. 48 Reproduction (schématique) dans MGH SS VII, p. 242. Texte dans S. Weinfurter, Sancta Aureatensis Ecclesia…, op. cit., p. 36. Sur Hraban Maur et les louanges à la Sainte-Croix, M. Perrin (éd.), Rabani Mauri, In honorem sanctae crucis (CCCM 100A), Turnhout, 1997.

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histoire épiscopale, construction d’églises et liturgie

Comme dans toute entreprise de Gesta et dans tout Liber Pontificalis, on voit ici se superposer les autels renfermant les reliques des saints fondateurs, les chapelles funéraires destinées à accueillir leurs successeurs, manifestant la prise en charge de la memoria des évêques dans un mausolée qui est fait à la fois de pierre et de texte, qui se déploie dans l’espace et dans le temps, et qui culmine dans l’exaltation de la liturgie pontificale. En même temps, il s’agissait de répondre à la situation de crise que traversait l’Église impériale à laquelle l’évêque d’Eichstätt, comme son chapelain, demeuraient résolument attachés. Il faut mesurer le choc qu’a pu représenter pour une Église qui avait toujours entretenu d’excellentes relations avec la papauté, dont l’évêque Gebhard était devenu lui-même pape quelques années auparavant, le fait d’être brutalement rejetée dans le camp des hérétiques, uniquement parce que ses pontifes continuaient de croire à une ecclesia au sein de laquelle l’empereur se devait d’occuper la première place, aux côtés du pape. C’est ce qui explique, bien sûr, les mots très durs de l’Anonyme envers les Grégoriens en général et envers Grégoire VII en particulier. Mais c’est ce qui explique surtout que l’Anonyme milite pour que ne soit pas abandonnée la mémoire de Gundekar, comme il l’explique dès les premières lignes de sa préface. En ce sens, il faut considérer le Liber Pontificalis d’Eichstätt comme « mausolée » de la mémoire de Gundekar, mais aussi comme libellus à inscrire dans la longue liste des libelli impériaux. C’est sans doute ce qui explique aussi qu’il soit un des derniers : avec la fin de l’Église impériale, directement issue de l’Église carolingienne, les Gesta disparaissent avec un monde qui meurt.

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CHAPITRE VII DES ÉVÊQUES, DES CLERCS ET LEURS FAMILLES DANS LA BAVIÈRE DES VIIIe-IXe SIÈCLES

L

e patrimoine des églises épiscopales de Bavière s’est constitué par la voie de larges donations ducales des Agilolfingiens et d’une grande vague de donations provenant de l’aristocratie bavaroise, notamment dans la seconde moitié du VIIIe siècle1. Le mouvement qui a permis aux évêques bavarois de faire entrer dans le patrimoine de l’église épiscopale de très nombreuses fondations d’églises et d’abbayes « privées » est bien connu : Helmuth Stahleder a recensé les donations d’églises et d’abbayes à l’église épiscopale de Freising aux VIIIe-IXe siècle et il arrive à un total de 200 églises mentionnées à travers les actes du cartulaires, dont 165 sont remises aux mains de l’évêques avant 8112. Il faut rappeler que ces « donations » sont souvent le fait d’un groupe familial tout entier qui se réserve le droit de continuer à gérer les biens remis à l’église, le plus souvent par l’intermédiaire du contrôle des charges ecclésiastiques qui restent aux mains de la famille des donateurs. En outre, ce mouvement n’affecte pas les seules abbayes privées, mais une grande partie des « églises privées » fondées sur les grands domaines aristocratiques dans le courant du VIIIe siècle. Or il est clair que la volonté de « mise en ordre » carolingienne au tournant des VIIIe-IXe siècle a ouvert une situation de « crise »3 en déniant tout droit aux fondateurs, ce que l’on observe particulièrement bien à travers la documentation de l’église de Freising4. Si le siège épiscopal, tenu essentiellement par des membres du groupe des

1 Pour une vue d’ensemble du processus, J.  Jahn, Ducatus Baiuvariorum. Das bairische Herzogtum der Agilolfinger, Stuttgart (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 35), 1991. 2 H. Stahleder, Hochstift Freising (Freising, Ismaning, Brugrain), Historischer Atlas von Bayern, Teil Altbayern 33, Munich, 1974, p. 9-13 et Id., « Bischöflische und adelige Eigenkirchen des Bistums Freising im frühen Mittelalter und die Kirchenorganisation im Jahre 1351 », dans Oberbayerisches Archiv, 104, 1979, p. 117-188. 3 R. Le Jan, « Réseaux de parenté, memoria et fidélité autour de l’an 800 », dans Ead., Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, 2001, p. 108-118. 4 Die Traditionen des Hochstifts Freising, T. Bitterauf (éd.), 2 vol., Munich 1905-1909 (Quellen und Erörterungen zur bayerischen Geschichte, n.s., 4, 5), réimpr. Aalen, 1967 ; désormais TF.

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Huosi, a mis assez vite la main sur l’ensemble des églises et des abbayes privées, on peut noter un durcissement des conflits sous l’épiscopat d’Atto (783-811) qui concentre après 800 la majeure partie des procès, tous tranchés en faveur de l’évêque, souvent par le missus royal5. Il se trouve pourtant que les évêques appartiennent au même groupe familial que les fondateurs des abbayes qu’ils revendiquent, ce que l’on peut interpréter comme l’émergence d’un ordo clericorum – sous l’impulsion et avec le soutien des Carolingiens – dont les intérêts ne coïncident plus avec ceux de leur groupe familial, ou plutôt qui feraient passer les intérêts de leur église avant ceux du groupe familial6. Comment envisager une articulation entre cette sphère « publique » des honorati que sont les évêques mais plus largement tous les prêtres – on parle dans les actes de Freising de l’honor presbyterii7 – et la sphère propre des intérêts familiaux, notamment en ce qui concerne la sauvegarde du patrimoine, ou du moins en ce qui concerne le contrôle familial des biens cédés à l’église « pour le salut de l’âme des fondateurs » ? Pour tenter de répondre, en partie, à cette question, je propose d’étudier la transmission des biens et des honores à l’intérieur de ce qu’on peut appeler la « parentèle épiscopale » qui tient le siège de Freising, puis l’ensemble des donateurs ecclésiastiques tels qu’ils apparaissent entre le milieu du VIIIe et le milieu du IXe siècles, soit de l’épiscopat de Josef (748-764) à l’épiscopat d’Erchanbert (836-854). Cette chronologie est commandée par la forme des actes : en effet, pour les années 744-854 on a conservé 741 actes concernant l’église de Freising, constitués avant tout de donations, qui ne se font pas par voie « testamentaire » à proprement parler puisqu’il n’existe pas de « testaments » dans le monde germanique des VIIIe-IXe siècles, même dans une acception très large comme tous les auteurs qui ont tenté de dénombrer les actes testamentaires des époques mérovingienne et carolingienne l’ont montré8. Ces donations prennent des formes 5 Voir en dernier lieu l’étude de Warren Brown, Unjust Seizure. Conflict, Interest and Authority in an Early Medieval Society, Ithaca-Londres, 2001, qui examine tous les conflits de propriété mentionnés dans le cartulaire de Freising. 6 R. Le Jan, « Réseaux de parenté... », op. cit., p. 113-115. 7 TF 255 (805), « ... usque ad honorem presbiterii perduxit ». 8 U.  Nonn, «  Merowingische Testamente. Studien zum Fortleben einer römischen Urkundenform im Frankenreich  », dans Archiv für Diplomatik 18, 1972, p.  1-129  ; G.  Speckelmeyer, «  Zur rechtlichen Funktion frühmittelalterlicher Testamente  », dans P. Classen, Recht und Schrift im Mittelalter, Sigmaringen, 1977 (VuF 23), p. 91-114 ; et en dernier lieu, B. Kasten, « Erbrechtliche Verfügungen des 8. und 9. Jahrhunderts », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung zur Rechtsgeschichte, Germ. Abt. 107, 1990, p. 236-338.

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diverses sur lesquelles on reviendra. En revanche, à partir des années 855 on trouve de moins en moins de donations et une majorité écrasante de commutationes et de concambii entre l’église et les laïques : par exemple, sous l’épiscopat d’Anno (855-875) sur un total de 172 actes on ne trouve plus que 41 donations contre 131 échanges, alors que par comparaison, pour l’épiscopat immédiatement précédent, celui d’Erchanbert (836-854), sur 132 actes conservés on ne compte que 15 échanges pour 118 donations. Cette évolution de la forme des actes conservés dans les Livres de Tradition bavarois est générale et bien connue9. En outre, la documentation conservée à Freising pour une durée d’une centaine d’années permet de reconstituer des groupes familiaux sur deux ou trois générations, y compris le groupe familial des différents évêques. Les évêques de Freising et leur famille L’origine familiale des deux premiers évêques de Freising après saint Corbinian, à savoir Erembert (739-747/48) et Josef (748-764) est assez peu claire, en revanche il est bien attesté que les quatre évêques suivants, de 764 à 854 sont non seulement issus du même groupe familial – en l’occurrence le groupe des Huosi, la plus puissante genealogia du duché des Bavarois10 -, mais aussi étroitement apparentés entre eux11. Il est non moins certain que le dernier de ces évêques, Erchanbert (836-854), avait prévu de céder son siège épiscopal à son neveu Reginperht, qu’il a fait entrer comme notaire à la chapelle royale de Louis le Germanique en 84412. Louis le Germanique13 cependant a tranché « l’élection » en faveur d’un candidat 9 C. I. Hammer, « Land sales in the eighth- and ninth-century Bavaria: legal, economic and social aspects », dans Early Medieval Europe, 6, 1997, p. 47-76 ; G. Bührer-Thierry, « Formes des donations aux églises et stratégies des familles en Bavière du VIIIe au Xe siècle » , dans Les transferts patrimoniaux, MEFREM, 111/2, 1999, p. 675-699 et, en dernier lieu, Warren Brown, Unjust Seizure, op. cit., p. 186 s. 10 W. Störmer, Adelsgruppen in Früh-und hochmittelalterlichen Bayern (Studien zur bayerischen Verfassung und Sozialsgeschichte, 4), Munich, 1972, p. 92, 107 et 110-111. 11 W. Störmer, Früher Adel. Studien zur politischen Führungsschihct im fränkisch-deutschen Reich vom 8. bis 11. Jahrhundert, Stuttgart, 1973 (Monographie zur Geschichte des Mittelalters 6, 1-2), p. 331 et J. Mass, Das Bistum Freising im Mittelalter, Munich, 1986. 12 O. Meyer, « Reginbertus subdiaconus », dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 50, 1935, p. 428-436; J. Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige, I, Stuttgart, 1959 (MGH Schriften XVI/1), p. 180. Reginbert a souscrit son dernier diplôme en 852. 13 J. Mass, Das Bistum Freising, op. cit., p. 87 et MGH Diplomata Karolinorum, Die Urkunden der deutschen Karolinger, P. Kehr (éd.), Die Urkunden Ludwigs des Deutschen, Hanovre, 1932, n° 72, p. 101.

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venu d’une autre grande famille, celle du comte Helmuni, nommé Anno. Cet évêque de Freising (854-875) saura d’ailleurs probablement imposer son propre neveu Arnold à sa succession (875-883), avant que le siège épiscopal ne se trouve aux mains de la famille des Salomonen qui a fourni trois évêques de Constance et un évêque de Freising au IXe siècle14. À partir des années 850 cependant, comme on l’observe avec le conflit ouvert par la succession d’Erchanbert, c’est le roi carolingien qui « arbitre » l’élection, voire impose son candidat, le plus souvent issu de sa propre chapelle15. C’est une autre raison de s’en tenir à la première moitié du IXe siècle, et donc au groupe familial autour des évêques Hitto et Erchanbert. Ce groupe familial présente au VIIIe siècle des ramifications extrêmement étendues qui débordent largement le cadre de la Bavière : toutes les études faites notamment à partir de l’onomastique contenue dans le cartulaire de Freising montrent à la fois l’enchevêtrement des relations de parenté qui semblent encore très peu hiérarchisées et la proximité des groupes aristocratiques fondateurs d’abbayes, notamment celles de Schäftlarn, de Scharnitz-Schlehdorf, de Benediktbeuern et de Tegernsee16. La possibilité pour certaines familles d’accéder à l’honor épiscopal renforce naturellement la puissance du groupe familial, mais on peut dire aussi qu’elle contribue surtout à structurer davantage cette puissance comme on peut le voir en étudiant la figure centrale de l’évêque Hitto de Freising (811-836), succédant à son « parent » Atto et préparant l’épiscopat de son neveu Erchanbert. C’est également autour de la personnalité de l’évêque Hitto que se manifeste une claire conscience de l’appartenance au groupe familial et un souci de la memoria reflètant les liens qui unissent sa famille à l’église de Freising. Fondations mémoriales En avril 825, Hitto a fait rédiger un acte de donation que l’on peut considérer comme une fondation mémoriale, et peut-être même comme un authentique testament. L’évêque donne à l’église de Frei14 Sur tout ceci, J.  Mass, Das Bistum Freising in der späten Karolingerzeit (Studien zur altbayerischen Kirchengeschichte, 2), Munich, 1969. 15 J. Fleckenstein, Die Hofkapelle..., op. cit., p. 183-184 qui note qu’aucun simple notaire n’est jamais devenu évêque ni abbé, contrairement aux chapelains. Sur les élections épiscopales en Bavière, G.  Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie..., op. cit., p. 151 s. 16 J. Sturm, Die Anfänge des Haus Preysing (Schriftenreihe zur bayerischen Landesgeschichte, 8), Munich, 1931, passim ; W. Störmer, Adelsgruppen..., op. cit., p. 91-112 et p. 163.

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sing les biens qu’il possède en trois lieux différents post meo decessu esse debeat pro refrigerium anime mee disponere cupio17. Il s’agit de biens qui ont été achetés par l’évêque et non pas de biens provenant de son héritage familial, même si cet achat contribue certainement à accroître le patrimoine de la famille, bien attesté dans cette région18 : ... traditionem facere visus sum de rebus vel substantiis quicquid habere videor in tribus locis [...] ad Adalmanno abbate pretio conparavi et negotiavi proprie adquisitionis pecunie ad me ibidem adtraxi...

Hitto en conserve l’usufruit jusqu’à sa mort et le réserve au bénéfice de son neveu Erchanbert qui devra verser aux moines un cens recognitif : Et si nepus meus nomine Erchanperht superstis mihi fiat, hoc conplacitare firmiter volo et conplacitatum permanere, ut post obitum meum ipse nepus meus Erchanperht habeat ipsas res meas usque ad finem vite suae non alienare, sed emeliorare et pro animam meam elymosinam dare et dispensare et censum annis singulis domui sante marie reddere ad missam sancti Martini, et ipse census hoc est : tres modios de spelta farine et unam prazem bonam et pullos IIIIor.19

La première question est de savoir si on peut considérer cet acte comme le testament de l’évêque Hitto : s’il est évident qu’il ne s’agit là que de la dévolution d’une toute petite partie de la fortune de l’évêque, l’évocation de l’ordinatio des biens20 doit certainement être rapportée à la volonté de « mise en ordre » qui caractérise les dispositions testamentaires. Ce terme, peu employé dans les actes de Freising, pourrait recouvrir à la fois le sens de « mettre en ordre » et celui de « mettre au service de l’Église »21. Ordinatio est aussi un terme qui désigne le testament, notamment en Italie du Nord dans les actes du IXe siècle recensés et étudiés par Brigitte Kasten22. Cette manière de s’exprimer ne semble donc pas courante dans le monde franc, mais 17

TF 522 (30 avril 825). G. Mayr, Ebersberg. Gericht Schwaben (Historischer Atlas von Bayern. Teil Altbayern, 48), Munich, 1989, p. 59-80, en part. p. 65. 19 TF 522. 20 Ibid. : Deinde ordinationem atque traditionem facere visus sum de rebus vel substantiis quicquid habere videor in tribus locus… 21 S. Esders, H.J. Mierau, Der althochdeutsche Klerikereid. Bischöfliche Diözesangewalt, kirchliches Benefizialwesen und volkssprachliche Rechtspraxis im frühmittelalterlichen Baiern, Hanovre, 2000 (MGH Studien und Texte 28), p. 194-198. 22 B. Kasten, « Erbrechtliche Verfügungen… », op. cit., p. 252-258, relève ce terme dans les testaments de l’archidiacre Pacificus de Vérone (844), Engelbert d’Erbé (846), l’évêque Audo de Vérone (860) et Angelberge, la veuve de Louis II (877). 18

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on ne sera pas surpris de l’utilisation de formules originaires du monde lombard en Bavière23. L’acte de 825 se rapproche donc beaucoup d’un testament : c’est pour le moins une fondation mémoriale, explicitement destinée aux pauvres, puisque Hitto déclare qu’il a fait ces acquisitions pour augmenter le volume des aumônes destinées aux pauvres et non pas pour accroître ses biens terrestres24. L’exécution testamentaire est en fait laissée au soin du neveu de l’évêque, Erchanbert, puis de son successeur, et le bénéficiaire final doit être non seulement la communauté ecclésiastique de Freising, qui comprend les prêtres et les diacres qui forment le « collège » de la cathédrale, mais aussi une communauté monastique vivant sous la règle de saint Benoît comme le stipule la fin de l’acte : ... ut post obitum meum et nepotis mei Erchanberti, sicut in ipso die vestitum et augmentatum obitus noster dereliquid, tali augmentatione firmiter tenetur sine ulla contradictione ad domum supradictum, et quisquis successor meus pontificale dignitatis sit qui subrogetur et ordinatur in ipsum sedem episcopalem Frigisiensis, firmiter teneat et possideat ad ipso domo ; non et alicui in beneficium praestat seculari, sed pro remedium anime mee fideles oratores mei possideant monachi ad necessitatibus eorum et nullus eis abstrahere valeat, sed pro remedium anime mee habeant ad lucem et requiem meam aeternam, ut memoria mea multis temporibus in domo sancte Marie et sancti Benedicti confessoris permaneat.25

On pense en effet que l’évêque Hitto a fait construire, outre la «  collégiale  » Saint-Étienne26, une nouvelle église, dédiée à saint Benoît au sein même du groupe épiscopal27, peuplée d’authentiques « moines » qui suivent la règle de saint Benoît dont la première attestation est strictement contemporaine de la fondation de Hitto, puisqu’il s’agit de la donation du chapelain Hugo, également datée

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Sur cette influence en général et sur le vocabulaire juridique lombard « importé » en Bavière, notamment au VIIIe siècle par l’évêque Arbéo de Freising, G. Baesecke, Der deutsche Abrogans und die Herkunft des deutschen Schriftums, Halle, 1930, réimpr. Hildesheim-New York, 1970, p. 127-148. 24 Ibid. : ... quicquid ego in ipsis tribus locis nominatis ad Adalmanno abbate pretio conparavi et negotiavi proprie adquisitionis pecunie ad me ibidem adtraxi aut undecumque ad me iusto ordine pertinere videtur in supradictis finibus, quod ad augmendum largitionem elymosinarum in pauperes adquisivi, non ad recondendum terrenum thesaurum in potentes. 25 TF 522. 26 K. Reindel, « Christentum und Kirche », dans M. Spindler (éd.), Handbuch des bayerischen Geschichte, I, Munich, 1981, p. 222. 27 J. Mass, Das Bistum Freising, p. 80, qui suit l‘opinion de S. Mitterer, Die bischöfliche Eigenklöster in den vom heiligen Bonifatius 739 gegründeten bayerischen Diözesen, 1929, p. 28. Les actes de Freising montrent clairement qu’il existait à la fois des moines et des prêtres dans la première communauté ecclésiastique liée à la cathédrale.

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d’avril 82528. Peut-être faut-il rattacher la mise en lumière de cette nouvelle communauté monastique « bénédictine » aux effets de la réforme impulsée par Benoît d’Aniane dans les années 817-819 ?29 Il faut donc voir dans l’évêque Hitto un personnage fondamental dans la constitution de la memoria de l’église épiscopale, ce qui se marque d’abord par le développement d’un programme de restauration et de construction des bâtiments.On trouve ici des éléments qui permettent d’identifier la famille de Hitto comme une famille « destinée » à pourvoir le siège épiscopal de Freising, notamment la capacité à « investir » matériellement dans l’église c’est-à-dire d’abord dans la réfection voire la construction de ses bâtiments et l’association de plusieurs générations dans une fondation mémoriale destinée à l’entretien des pauvres dans le cadre d’une communauté monastique. Martin Heinzelmann a montré, dans le contexte du VIe siècle tourangeau, que seules les familles capables d’investir de cette manière dans l’église de Tours pouvaient prétendre voir leurs membres occuper le siège épiscopal30. Or, comme on va le voir, ce n’est pas le seul évêque Hitto mais bien l’ensemble de ses parents qui apparaissent comme les bienfaiteurs de l’église de Freising. Mais l’action de l’évêque Hitto dans la constitution de la memoria de son église est remarquable aussi par la réalisation du Liber Traditionum dont Joachim Jahn31 et Patrick Geary32 ont bien montré le carac28

TF 523 : ... sed firmiter tenetur ad domo supradicto ad utilitatibus eorum monachorum qui in ipso domo professi sunt regulam sancti Benedicti. 29 À Freising, comme à Salzbourg et Ratisbonne, les chanoines desservant la cathédrale de l’évêque forment juridiquement et organiquement une seule congrégation avec la communauté monastique du groupe épiscopal. La question de savoir quand les deux communautés ont été séparées reste controversée  : R.  Schieffer, Die Entstehung von Domkapiteln in Deutschland, Bonn, 1976, p.  197-199. Mais cela ne signifie pas que la «  réforme  » de 817-819 n’ait pas eu pour effet, en Bavière comme ailleurs, de mieux distinguer les communautés vivant sous la règle de saint Benoît. Sur ce point, D. Geuenich, «  Gebetsgedenken und anianische Reform – Beobachtungen zu den Verbrüderungsbeziehungen der Äbte im Reich Ludwigs des Frommen », dans R. Kottje et H. Maurer (éd.),  Monastische Reformen im 9. Und 10. Jahrhundert, Sigmaringen, 1989 (Vorträge und Forschungen, 38), p. 79-106. 30 M.  Heinzelmann, Gregor von Tours. «  Zehn Bücher Geschichte  », Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, 1994, p. 24, qui montre que le fait pour les évêques de continuer à investir dans les bâtiments de l’église leur permet à la fois de fonder leur propre memoria, et de construire les chances de carrière pour leur propre famille. Voir aussi I.N. Wood, « The audience of architexture in post-Roman Gaul », dans L.A.S. Butler et R.K. Morris (éd.), The Anglo-Saxon Church, 1986, p. 74-79. 31 J.  Jahn, «  Virgil, Arbeo und Cozroh. Verfassungsgeschichtliche Beobachtungen an bairischen Quellen des 8. und 9. Jahrhunderts  », dans Mitteilungen der Gesellschaft für Salzburger Landeskunde, 130, 1990, p. 201-291, ici p. 240-245. 32 P. Geary, La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris, 1996, p. 141-146.

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tère mémorial : c’est en effet Hitto qui a donné l’ordre au diacre Cozroh de constituer ce premier « cartulaire » de Freising en recopiant les actes antérieurs le plus fidèlement possible ut in perpetuum permaneret eorum memoria qui hanc domum suis rebus ditaverunt et hereditaverunt, seu quicquid pro remedio animarum suarum ad ipsam domum tradiderunt et condonaverunt33. Même si Cozroh ajoute à ce premier motif le souci d’organiser plus rationnellement les archives34 et surtout de les protéger de la destruction et de la malveillance, de manière à pouvoir défendre les biens de l’Église, le souci liturgique n’en demeure pas moins le premier et s’inscrit dans un ensemble de restaurations plus vastes que Cozroh verse également au crédit de l’évêque Hitto : il a restauré les exemplaires de l’Écriture Sainte et les collections des livres liturgiques, il a recherché ce qui manquait pour les compléter et les a décorés à l’aide d’ouvrages en métal précieux35. Ainsi la memoria qui est conservée dans le manuscrit du Liber Traditionum remplit-elle la même fonction que celle des Livres de confraternité : elle constitue une communauté idéelle entre les vivants et les morts, mais à Freising cette communauté est explicitement soudée par les transferts patrimoniaux, puisque ce sont ceux qui ont fait de l’église leur héritière qui sont célébrés dans le cartulaire. Or il me semble qu’on peut facilement rattacher la donation de l’évêque Hitto à la fabrication du cartulaire si on considère que Cozroh a commencé sa tâche vers 82436, soit peu de temps avant la donation de l’évêque datée de 825. On peut souligner aussi que ces années 824-825 sont celles de l’ouverture du Livre de confraternité de Reichenau37, la grande abbaye impériale voisine qui recueille, quelques décennies plus tard, la mémoire de l’évêque Hitto et de son groupe familial grâce à l’action de son neveu Erchanbert qu’il avait associé à sa donation.

33

TF 1 (prologue du diacre Cozroh). Sur ces motifs, H.  Fichtenau, Das Urkundenwesen in Österreich vom 8. bis zum frühen 13.  ahrhundert, Vienne, 1971 (MIÖG Ergbd., 23), p. 83. 35 TF 1. 36 Th. Bitterauf, introduction au TF, p. XXI. 37 Sur cette coïncidence de dates entre cartulaire et Livre de confraternité, J. Jahn, « Virgil, Arbeo und Cozroh », op. cit., p. 241. 34

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La communauté des « frères de Freising » Erchanbert, qui a succédé à son oncle en 836, s’est préoccupé sans aucun doute de la memoria de ses parents comme le montre l’inscription de l’évêque Hitto et de son groupe familial dans le Livre de confraternité de Reichenau38, inscription faite à son initiative dans les années 850-854, et qui attire depuis longtemps l’attention des historiens39. Il s’agit de deux listes de noms coiffées par le chapeau : Nomina fratrum de Frigisingun, l’une concernant les membres vivants qui s’ouvre par le nom de l’évêque Erchanbert, l’autre, intitulée : Isti sunt defuncti, ouverte par l’évêque Hitto. Suivent, dans les deux listes, les chorévêques, les prêtres et les diacres, puis des laïques, désignés comme tels, y compris des femmes, ce qui constitue une curieuse communauté des « frères de Freising », d’autant plus que ce même titre se retrouve pour d’autres listes qui comprennent exclusivement des membres de la communauté des moines et des chanoines de la cathédrale40. On notera cependant que les membres défunts – et vivants – sont des bienfaiteurs de l’Église, puisque c’est par les actes de Freising qu’on peut les identifier : on y retrouve notamment toute la parenté cognatique de l’évêque Hitto, sa sœur Cotesdiu et les enfants de cette dernière : Kernand et Heilrat, la fille d’Heilrat Bertha et son époux Wilhelm. L’inscription de ce groupe dans le Livre de Reichenau montre que l’évêque Erchanbert avait une conscience de sa parenté qui comprenait à la fois sa famille charnelle et la communauté ecclésiastique à laquelle il présidait. Mais on peut aussi y souligner l’inscription de la distinction entre laïques et ecclésiastiques, qui ne semblent pas si fréquente dans les listes de cette époque41 (sur les milliers de noms contenus dans le livre de Reichenau, la mention laicus n’est portée que 140 fois)42, et pourrait indiquer que les laïques sont ici englobés, au sens propre, dans une des structures de l’ecclesia qui se manifeste par le titre de la liste : Nomina fratrum de Frigisingun.

38

Lib. Confratern. Augiensis, Piper (éd.), p. 320, col. 545 s. K.  Schmid, «  Religiöses und sippengebundenes Gemeinschaftsbewusstsein  », dans Deutsches Archiv, 21, 1965, p. 18-81, en part. p. 42-50. 40 Par exemple : Piper, op. cit., p. 251, 106 et 247. Voir K. Schmid, « Religiöses.... », ibid., p. 48. 41 Ibid. 42 J.  Autenrieth, D.  Gueuenich, K.  Schmid, Das Verbrüderungsbuch der Abtei Reichenau (Einleitung, Register, Facsimile), Hanovre 1979 (MGH Libri Memoriales et Necrologia NS I), p. 218. 39

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On pourrait aussi en déduire qu’Erchanbert assimile le siège épiscopal de Freising à une propriété « familiale » comme on le voit dans la remise à son neveu Reginperht de biens destinés à l’église mais qui ne proviennent pas du patrimoine familial puisque l’évêque vient de les acheter (250 livres d’argent) au nobilis vir Paltricus43 : il ne s’agit pas de dépouiller l’église mais de lui faire acquérir des biens dont la gestion est confiée à un membre de la famille épiscopale, qui est aussi un membre de communauté ecclésiastique de Freising. Il ne s’agit cependant pas ici d’une fondation mémoriale comme celle de Hitto, mais on notera que dans les deux cas, les biens remis entre les mains des neveux de l’évêque sont des acquêts récents et non pas des propriétés patrimoniales. Or la distinction de l’origine des biens est très importante puisque plusieurs conciles carolingiens ont réaffirmé que les évêques ne pouvaient transmettre des biens à leur famille qu’à la condition qu’ils aient été acquis avant l’ordination épiscopale : Et propinqui vel heredes episcopi res, quae ab episcopo sunt adquisitae aut per comparationes aut per traditiones, postquam episcopus fuerit ordinatus, nequaquam post eius obitum hereditare debeant ; sed ad suam ecclesiam catholicae. Illas autem, quam prius habuit, nisi traditionem ad ecclesiam ex eis fecerit, heredibus et propinquis succedant.44

Cette disposition est réaffirmée avec force en 829 au concile de Paris45, puis en 847 au concile de Mayence46, et étendue à tous les prêtres : les honorati que sont tous les ecclésiastiques doivent distinguer entre leurs biens patrimoniaux dont ils peuvent faire ce qu’ils veulent, et les biens acquis au service de l’église qui doivent demeurer à l’église, malgré les pressions exercées par leur entourage familial47.

43

TF 661, août 843 à Verdun, précisément dans le contexte du partage qui est mentionné dans l’acte : « ... iuxta civitate Viriduna ubi trium fratrum Hludharii Hludovvici et Karoli facta est concordia et divisio regni ipsorum condixerunt... » Erchanbert et son neveu faisaient donc partie de l’entourage direct de Louis le Germanique. On dénombre plusieurs comtes parmi les très nombreux témoins, notamment le comte du palais Fritilo, ce qui laisse penser que cet acte dépasse largement le cadre des affaires « familiales » d’Erchanbert. 44 Concile de Francfort (794), can. XLI, MGH Leges Concilia II, p. 170. Cette législation n’est pas nouvelle et reprend plusieurs canons des conciles africains notamment. On trouve aussi cette prescription dans l’admonitio generalis de 789 (cap. 44). 45 Concile de Paris (829), can. XVI, MG Conc. II, p. 623 : Ut in rebus ecclesiae circa propinquos suos expendentis modum episcopi teneant discretionis. 46 Concile de Mayence (847), can. VIII, MG Conc. III, p. 167 : De proprietatibus ab episcopi vel presbyteris post ordinationem adquisivit. 47 Ces pressions ressortent nettement de la relatio episcoporum, cap. 15, MGH Capit. II, p. 34 et du canon XVI du concile de Paris. Je remercie Brigitte Kasten d’avoir attiré mon attention sur ces passages.

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On touche là, sans doute, à l’une des manières de distinguer la sphère « publique » de la sphère « privée » : mais on mesure aussi dans les actes de la pratique que les évêques font à nouveau coïncider ces deux sphères en donnant à l’église des biens acquis tout en réservant l’usufruit et le bénéfice des ces biens à des « proches » qui font partie tout à la fois de la familia épiscopale et de leur famille charnelle. Le problème se pose d’ailleurs dans les mêmes termes en ce qui concerne les propriétés patrimoniales de la famille de l’évêque qui ont été remises à l’église. Le transfert des biens patrimoniaux et la dévolution des bénéfices ecclésiastiques Un certain nombre des biens destinés à la famille de l’évêque, la plupart du temps sous forme de bénéfice48, sont en réalité des biens issus du patrimoine familial comme on le voit dans le cas de la fondation d’église faite en commun par Hitto et sa sœur Cotesdiu en 81549, sur des biens qu’ils ont hérités de leur père : in propria hereditate, quod eum obvenit de parte genitoris sui. Cette église a donc été officiellement remise à l’église de Freising mais elle est en réalité tenue en bénéfice par Heilrat, la fille de Cotesdiu, qui, en 845, décide d’en réserver le bénéfice au fils de sa fille Bertha, nommé Hitto, si in sacerdotali ministerio et in clericatus officio quietus permansisset50. Il apparaît clairement dans cet acte que cet enfant a été nommé Hitto comme son grandoncle parce que sa grand-mère maternelle, Heilrat, le destinait à la cléricature : Ipsa iam dicta Heilrat avunculi sui amore accensa Hittonis episcopi et vocavit eum Hittonem illoque crescente adeo, ut clericatus tonsuram accepit et consentit et professus est.

On a est donc ici en présence d’un groupe familial bien documenté autour des évêques Hitto et Erchanbert : si on ne peut évidemment pas reconstituer toutes les ramifications, on voit clairement le rôle important que jouent les nepotes qui sont destinés à entrer dans l’église, éventuellement à recueillir la succession du siège épiscopal, mais presque toujours à participer directement à la gestion des biens

48 Sur la politique bénéficiale des évêques de Freising, voir désormais St.  Esders et H.J. Mierau, Der althochdeutsche Klerikereid, op. cit. 49 TF 352. 50 TF 674.

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de l’Église par l’intermédiaire du bénéfice. On voit aussi particulièrement bien dans le cas de Hitto la force des liens qui unit l’évêque à sa sœur qui, assez exceptionnellement me semble-t-il, sont « célébrés » ensemble dans le préambule de l’acte de 845 : Felici migratione defunctis Hittone episcopo et sororis sue Cotesdiu aliisque cognatis eorum honorifice in ipsam sedem Frigisingensis ecclesie ordinatus est Erchanbertus episcopus qui hoc magne pietatis debito promuerit cathedram episcopalem possidere.51

On peut difficilement exprimer mieux l’action du groupe familial entier : ce n’est pas seulement Hitto qui a permis et organisé l’élévation de son neveu au siège épiscopal de Freising, mais l’ensemble de toute sa parenté, ici désignée comme les cognatis, parmi lesquels la sœur de l’évêque défunt occupe la première place52. Ce point attire, à mon sens, deux remarques. Tout d’abord, le fait que le groupe familial en général, et ceux qui détiennent un pouvoir ou une charge, les honorati en particulier, œuvrent à la promotion de leurs parents et veillent à perpétuer le pouvoir du groupe par tous les moyens ne participe pas seulement de pratiques que nous qualifierions sans doute de « népotisme », mais il participe aussi de l’exercice de la pietas, qui est ici clairement revendiquée53. Prendre en charge les membres de la famille, accomplir son devoir envers ses parents, vivants et morts, c’est faire preuve de pietas, au sens romain mais aussi liturgique du terme. On peut dire ainsi que toute forme de népotisme prend place et sens dans la pietas familiale, comme Wolfgang Reinhard l’a bien montré dans le contexte des XVe-XVIe siècles italiens54. À la piété « liturgique » qui veut que l’on prenne soin de l’âme de ses parents55 – ce que fait Erchanbert quand 51

TF 674. La force des relations unissant frères et sœurs a été bien mise en lumière pour le monde franc par I. Réal, Vies de saints, vie de famille. Représentation et système de la parenté dans le Royaume mérovingien (481-751) d’après les sources haiographiques, Turnhout, 2001 (Hagiologia, 2), p. 476489. 53 Pour une large réflexion sur l’hérédité des charges dans l’Église médiévale, voir les remarques de Kl. Schreiner, « Consanguinitas. Verwandschaft als Strukturprinzip religiöser Gemeinschafts-und Verfassungsbildung in dr Kirche und Mönchtum des Mittelalters », dans I. Crusius (éd.), Beiträge zu Geschichte und Struktur der mittelalterlichen Germania Sacra, Göttingen, 1989, p. 176-305, en part. p. 179-195. 54 W. Reinhard, « Papa Pius. Prolégomènes à une histoire sociale de la papauté », dans Id., Papauté, confessions et modernité, Paris, 1998, p.  41-67, ici p.  42 et Id., «  Le népotisme. Fonctions et avatars d’une constante de l’histoire pontificale », ibid., p. 69-98. 55 Dans la langue des Pères, et en particulier chez saint Augustin, la pietas qualifie d’abord le souci des morts. Par ex. De civitate Dei 1, 13 (CSEL 40.1, 25). Sur tout ceci, voir W. Dürig, 52

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il fait inscrire tout son groupe familial dans le Livre de Reichenau – répond la piété familiale de Hitto et Cotesdiu qui ont œuvré, en ce monde aussi, pour assurer une place de pouvoir, un honor, à leur neveu Erchanbert : ainsi ont-ils à la fois assuré, en commun pourraiton dire, le salut de leur âme et la perpétuation de leur famille dans le même mouvement. On peut ensuite être frappé par l’importance accordée à la descendance féminine de la sœur de l’évêque Hitto, Cotesdiu, puisque en l’occurrence l’église construite sur le domaine de Holzhausen56 est transmise par les femmes, en tant que bénéfice ecclésiastique, jusqu’au clericus Hitto, sur quatre générations57. Il n’est malheureusement pas possible d’établir le lien de filiation entre Erchanbert et Hitto, pas plus qu’entre Erchanbert et ses nepotes Reginperht et Anthelm58. En d’autres termes, si on ne peut conclure à un mode de dévolution particulier des biens d’Église privilégiant la descendance cognatique, notamment parce que l’échantillon est trop mince, on peut quand même imaginer qu’une partie du patrimoine familial est en quelque sorte réservé à l’église et géré directement par les membres de la famille qui sont entrés dans l’ordre des clercs. Sur ce point, il ne semble pas que la rupture soit bien nette entre les pratiques du VIIIe  siècle agilolfingien et la première moitié du IXe siècle. Pour tenter d’aller plus loin j’ai donc étendu l’enquête à toutes les donations de biens faites à l’église de Freising qui incluent des ecclésiastiques parmi les donateurs de 783 à 854, ce qui permet, comme on va le voir, de mieux mesurer l’importance de ces nepotes au sein des ecclésiastiques, surtout au début du IXe siècle.

Pietas liturgica. Studien zum Frömmigkeitsbegriff und zur Gottesvorstellung der abendländischen Liturgie, Ratisbonne, 1958. Sur les différentes acceptions et traductions du mot pietas, A. Guerreau-Jalabert et Fr. Bon, « Pietas. Réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval », Médiévales, 42, 2002, p. 73-88, ici p. 83-84. 56 L’interprétation du «  Haholfeshusir  » donné dans l’acte est variable  : Th.  Bitterauf l’identifie avec Hagertshausen, tandis que J. Sturm y voit plutôt le domaine d’Holzhausen (8 km sud de Haushausen et 3,5 km nord de Hirschbach), Die Anfänge des Hauses Preysing, p. 216. 57 Voir p. 162 la généalogie : les titulaires du bénéfice ecclésiastique figurent en gras. 58 TF 635.

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Les donations des ecclésiastiques dans le Liber traditionum de Freising Il est remarquable que la part des donations faites par les ecclésiastiques d’un bout à l’autre de la période soit relativement stable, puisqu’elle correspond toujours à peu près à un tiers des actes conservés59. En revanche, la proportion des donations faites par les ecclésiastiques seuls varie fortement  : alors que sous Arbéo et Hitto les donations faites par un seul personnage de l’Église correspondent en gros à la moitié des actes, sous l’épiscopat d’Atto, qui est aussi le plus conflictuel, cette proportion atteint 70 %, ce qui pourrait indiquer une disjonction des intérêts entre les ecclésiastiques et leurs familles. Le groupe familial autour de l’évêque Hitto de Freising (811-834)

N.

N.

Erchanbert episcopus

Reginperht subdiaconus

N.

Hitto episcopus

N.

Anthelm

Cotesdiu

N.

N.

Kernand

Heilrat

Bertha

Wilhelm

Hitto clericus

59

29 actes sur 90 pour Arbéo, 57 sur 191 pour Atto, 92 sur 309 pour Hitto, 55 sur 132 pour Erchanbert.

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des évêques, des clercs et leurs familles

On peut observer aussi que la proportion des actes de donations réalisés par des groupes ne comprenant que des ecclésiastiques augmente sous l’épiscopat d’Hitto, ces cas étant plutôt anectodiques, avant comme après60, on y reviendra. Il est évident cependant, au-delà des quelques statistiques qu’on peut élaborer, que toutes ces donations ne correspondent pas aux mêmes cas de figures. Il faut supposer qu’une bonne partie de ces donations faites « par l’intermédiaire des clercs » sont immédiatement liées à l’entrée en religion d’un membre de la famille, tout d’abord dans le cadre de l’oblation qui s’accompagne en général d’une donation de terres dont on peut estimer qu’elle représente la part de l’héritage de l’enfant donné à l’église. C’est ainsi que, vers 780-784, Sigimunt consacre son fils Iuuan et donne les biens qui constituent sa part d’héritage  : ... offerebat filium suum cum omni parte hereditatis quae ei in partem proprium contra fratres suos evenit...61 : on peut assimiler cela à une avance d’hoirie puisque le père n’est pas encore mort. On n’a pas beaucoup de mentions d’oblation véritable à Freising62 qui n’est pas vraiment un monastère et n’a donc pas vocation, en principe, à accueillir des enfants, mais on connaît en revanche plusieurs cas de donations faites à l’occasion de l’ordination comme diacre : ainsi en 791 le diacre Rihperht donne-t-il à l’Église le jour même de sa consécration ad ordinem vel gradum diaconi une terre dont il réserve l’usufruit pour le fils de son frère, à condition qu’il entre au service de l’Église63. On peut penser aussi que le cas des deux frères Salomon et Meginperht, qui sont tous les deux prêtres et renouvellent en 822 une donation qu’ils avaient faites ab aduliscentia, correspond à la même pratique64. Il semble néanmoins que beaucoup de ces donations soient, au sens juridique du terme, des donationes post obitum, qui donc ne transfèrent à l’Église la propriété, tant utile qu’éminente, qu’à la mort du donateur65. Il y a aussi des donations avec effet immédiat, mais elles 60

3 actes sur 29 sous Arbéo ; 5 sur 57 sous Hatto donc 1/10 ; 20 sur 92 sous Hitto (plus de 1/5), mais seulement 3 sur 55 sous Erchanbert. 61 TF 104. 62 La plus célèbre est l’oblation d’Arn, le futur archevêque de Salzbourg par ses parents en 758 (TF 11). Elle se déroule cependant dans un contexte très particulier qui interdit d’y voir un modèle pour l’oblation des enfants accompagnée de donations de biens. Sur l’histoire des parents d’Arn et le contexte de la donation, W. Brown, Unjust Seizure, op. cit., p. 33-34. 63 TF 139. 64 TF 469. 65 Sur tout ceci R. Hübner, Die donationes post obitum und die Schenkungen mit Vorbehalt des Niessbrauchs im älteren deutschen Recht, Breslau, 1888 (reprint Aalen 1970).

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sont minoritaires et, comme on l’a déjà observé durant nos rencontres précédentes, ce sont les donations avec réserve d’usufruit – ou reprise en précaire – qui sont les plus nombreuses à partir du début du IXe siècle. C’est vrai aussi dans le cas des donations faites par les ecclésiastiques qui se réservent l’usufruit des biens leur vie durant, ce qui revient à dire qu’une partie du patrimoine familial est donné à l’église par l’intermédiaire d’un clerc qui en conserve la gestion et la jouissance : on ne s’étonnera pas de trouver parmi ces donations de nombreuses églises, qui sont évidemment les églises « privées » construites par les grands sur leurs domaines et finalement remises à l’église épiscopale de Freising par le truchement d’un membre du groupe familial qui en conserve le contrôle66 : sur 128 églises « privées », à l’exclusion des abbayes familiales, 55 ont été données par des ecclésiastiques, majoritairement des prêtres et des diacres67. Une bonne partie de ces biens donnés à l’Église sont à l’origine tenus en indivision par le groupe familial qui comprend un ou plusieurs ecclésiastiques : il semble même que l’indivision soit perçue au début du IXe siècle comme une vertu qui exprime matériellement la caritas – ou la pietas – qui doit lier les membres d’un groupe familial : ainsi lit-on dans un acte de 830, sous l’épiscopat d’Hitto donc68 : Notum sit cunctis fidelibus, quia quidam germanos nobiles viri quorum nomina Kerold et Kernod qui communem hereditatem patris matrisque habuerunt non inter se divisum, sed communiter sine divisione usitaverunt sicut amabiles fratres dei amore usitare debuerunt quorum unum domini dispensatione cui nomen Kerold ad diaconi officium ordinatus erat.

Comme ce diacre Kerold est décédé et qu’il avait promis sa part d’héritage – restée donc indivise – à l’Église69, son frère vient trouver l’évêque pour procéder au partage des biens, à la suite de quoi il récupère en bénéfice la part de son frère. Mais l’indivision ne concerne pas seulement des fratries, elle est très courante aussi entre oncles et neveux : c’est cette association qui explique en fait le nombre élevé 66

Nombreux exemples parmi lesquels TF 28, 47, 51, 54, 68, 69, 91, 92, 95, 101, 111, 113, 121. Sur les églises privées, y compris en Bavière, W. Hartmann, « Der rechtliche Zustand der Kirchen auf dem Land : Die Eigenkirche in der fränkischen Gesetzgebung des 7. bis 9. Jahrhunderts  », dans Cristianizzazione ed organizzazione ecclesiastica delle campagne nell’alto medioevo : espanzione e resistenze. Settimane di Spoleto XVIII/1, Spolète 1982, p. 397-441, surtout p. 417-420. 67 Ce dénombrement a été réalisé à partir de la liste fournie par H. Stahleder, Hochstift Freising, op. cit., p. 10-13. 68 TF 599 (6 août 830). 69 TF 519 (6 avril 825).

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de donations faites par des groupes comprenant plusieurs ecclésiastiques à partir des années 810. Oncles et neveux La relation oncle-neveu est particulièrement frappante dans les actes de Freising70 : alors qu’à Ratisbonne sur 36 actes, et à Passau sur 90 actes, on n’en trouve à chaque fois que deux mettant en cause des nepotes71, les actes de Freising en fournissent plusieurs dizaines entre 764 et 854. La répartition cependant est très inégale : sous l’épiscopat d’Arbéo (764-783), on n’a que deux actes sur 90, tandis que sous Atto, la proportion est de 1/5 (10 actes sur 191) puis un peu plus de 1/10 sous l’épiscopat de Hitto (38 actes sur 309)  ; sous Erchanbert en revanche, on n’en a plus que 9 sur 132. Si on observe les 38 actes des années 811-835, on voit qu’il s’agit massivement de donations avec réserve d’usufruit à deux générations, pour le donateur et en faveur de son nepos qui est le plus souvent déjà ecclésiastique ou au moins promis à la carrière de l’Église. Ce point est impossible à quantifier car on s’aperçoit rapidement que des nepotes qui ne sont pas qualifiés comme hommes d’Église dans un acte, le sont dans un autre. Ce qui est certain en revanche, c’est que la réserve d’usufruit pour le nepos se fait très souvent sous la condition suspensive qu’il entre au service de l’Église72. Je suis tentée de voir dans l’extension de cette pratique la solution trouvée par l’aristocratie au problème d’une part de l’impossibilité de contrôler désormais les biens cédés à l’Église, et d’autre part de la nécessité de « sauver son âme » en donnant à l’Église non seulement des terres, mais aussi des personnes. Du coup, on peut observer, bien au-delà du cas prestigieux de la famille de l’évêque Hitto, la constitution, ou au moins l’émergence d’une « ligne » ecclésiastique au sein des groupes familiaux au début du IXe siècle, cette « ligne » se manifestant par la filiation oncle-neveu qui tiennent en commun une partie du patrimoine familial et sont finalement chargés de la perpétuation de cette fraction du patrimoine. Cet aspect est bien connu dans le cadre de la fondation des abbayes privées dont la charge d’abbé (ou d’abbesse) est explicitement réser70

W. Störmer, Früher Adel, op. cit., p. 90, l’a noté comme un phénomène « inexplicable » par les sources et le contexte bavarois. 71 TR 19 (822) ; TR 36 (852) ; TP 31 (789) ; TP 33 (789-791). 72 Ex. sous Atto : TF 111, 139, 144, 173, 255, 293.

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vée à un membre de la famille  ; les exemples, très nombreux, débordent largement, comme on le sait, le cadre de la Bavière : à Passau, en 789-791, c’est avec le consentement de ses parents (viros consanguinitatis meis) qu’Irminswind à l’article de la mort, remet l’abbaye qu’elle a fondée avec son père entre les mains de Sapientia filia sororis mea, et prévoit déjà comme successeur à Sapientia une nonne nommée Imma dont personne ne doute qu’elle est de la famille73. À Lorsch, en 786, Aba remet l’abbaye de Roden qu’elle dirige entre les mains de l’abbé de Lorsch à la condition que les futures abbesses soient toujours issues de sa famille jusqu’à l’extinction de sa lignée74. Mais le plus bel exemple se trouve dans la charte de fondation de l’abbaye de Wildeshausen en Saxe par le comte Waldbert en 87275 : Waldbert a pris lui-même la direction de l’abbaye destinée à christianiser en profondeur la région dont il est originaire et où il dispose de biens patrimoniaux, le Lerigau76. Il prévoit qu’à sa mort son fils aîné Wibert, quem clericatus officio Domino consecravimus, prendra sa succession. À la mort de Wibert, ce sera le fils de son frère, donc son neveu, si consecrationem officii clericatus Domino favente suscipere probaverit, ou à défaut quelqu’un qui lui serait « très proche » et accepterait de recevoir la tonsure : ... filius ex latere fratris, filius vero sororis, si fuerit munere preditus tonsure clericalis, regimen accipiat. [...] Sicque fiat auxiliante Deo per genus omne nepotum, scilicet, ut semper de parentibus nostris eligatur rector et gubernator ad principatum supradicte familie. Si l’on cherche à comprendre cette curieuse conception du genus nepotum, on se rappellera que « genus se réfère à la parenté étendue comme groupe et se rapporte à une manière particulière de considérer ou de fractionner l’ensemble aux contours mouvants que constitue la parentèle  », selon l’approche qu’en a donnée Anita Guerreau-Jalabert77. On peut y voir la représentation strictement linéaire d’une relation de descendance ou d’ascendance entre plusieurs individus, ces lignes pouvant comporter aussi bien des hommes que des femmes : cette définition s’applique parfaitement tant au cas des descendants du comte Waldbert, qu’à ceux de l’évêque Hitto qui 73

TP 33. R. Le Jan, « Réseaux de parenté... », op. cit., p. 117-118. 75 F. Philippi (éd.), Osnabrücker Urkundenbuch. I : 772-1200, Osnabrück, 1892 (repr. 1969), n° 46, p. 32-33. 76 Sur cet acte et les circonstances de la fondation, K.  Schmid, «  Die Nachfahren Widunkinds », dans Deutsches Archiv, 20, 1964, p. 1-47. 77 A. Guerreau-Jalabert, « La désignation des relations et des groupes de parenté en latin médiéval », dans Archivuum Latinitatis Medii Aevi, 46, 1988, p. 65-108, ici p. 91. 74

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constituent ce que j’appellerai une « ligne » ecclésiastique sur plusieurs générations. Pour les théoriciens de l’Eigenkirche, en particulier Ulrich Stutz78 et Hans-Erich Feine79, le fait qu’on puisse prévoir l’héritage d’une église privée, ce qu’ils appellent la Priestererbkirche serait d’origine lombarde, et particulièrement développée en Italie du nord jusqu’au XIe siècle80, mais extrêmement rare au nord des Alpes, à l’exception de la Bavière dont les liens avec le royaume des Lombards sont bien connus. Karl Schmid a déjà fait remarquer que de nombreux monastères féminins saxons fonctionnaient de cette manière au IXe siècle81. Tout récemment, Hedwige Röckelein a insisté sur le fait qu’il ne s’agit pas de conserver des droits sur l’abbaye de Wildeshausen à un prêtre et à ses descendants, mais de les réserver à un membre de la famille voué à entrer dans l’ordre ecclésiastique. Il s’agit de la conservation d’un patrimoine familial destiné à entretenir la memoria de la famille, mais aussi à servir à la formation des membres ecclésiastiques de cette famille, dans un contexte où par le contrôle des charges ecclésiastiques cette famille est parvenue à étendre son influence sur toute la Saxe aux IXe et Xe siècles82. Je pense pour ma part que le désir de contrôler la circulation de biens, qui sont essentiels pour la famille puisqu’ils assurent à la fois la perpétuation du genus et le salut de l’âme des fondateurs – ce qui n’est pas vrai seulement des fondations mémoriales, mais rend efficace toute donation à l’Église –, a contraint à l’élaboration d’un certain nombre de stratégies, parmi lesquelles la prédilection des nepotes dans la transmission des biens donnés à l’Église a pu constituer, temporairement, une solution. Je ne prétends pas que cette pratique a été « inventée » à la suite des exigences imposées par le nouveau système carolingien, mais je crois que la proportion étonnamment élevée de donations associant oncle et neveu dans les années 811-835 montre

78 U. Stutz, Geschichte des kirchlichen Benefizialwesens von seinen Anfängen bis auf die Zeit Alexander III., Berlin, 1895, 2e éd. 1961, p. 201. 79 H. E. Feine, Kirchliche Rechtsgeschichte, Bd I : Die katholische Kirche, Weimar, 1950, p. 152, 164 s. et 231. 80 H. E. Feine, « Studien zum langobardisch-italischen Eigenkirchenrecht, I », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kan. Abt. 30, 1941, p. 1-95, surtout p. 70-95. 81 K. Schmid, « Die Nachfahren Widulinds », op. cit., p. 35. 82 H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Stuttgart, 2002 (Beihefte der Francia, 48), p. 249-250 et D. Hägermann, « Bremen und Wildeshausen im Frühmittelalter. Hl. Alexander und Hl. Willibald im Widerstreit », dans Oldenburger Jahrbuch, 85, 1985, p. 15-33, ici p. 22.

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qu’il s’agit d’un des moyens utilisés pour s’accommoder de ces exigences83. Et il ne me semble pas qu’en Germanie il faille restreindre cette pratique aux seules « abbayes privées » qui bénéficient évidemment d’une meilleure documentation ; je voudrais au contraire insister sur l’extension de cette pratique à l’ensemble des églises privées, voire à l’ensemble des biens passés sous le contrôle de l’Église, comme il me semble qu’on peut l’observer à Freising. Je donnerai ici un seul exemple, mais on rencontre plusieurs cas de ce type surtout sous l’épiscopat de Hitto (811-835). Le 20 juillet 820, le prêtre Asolt renouvelle la donation d’un alleu, faite par son oncle le prêtre Isaac décédé, et en récupère l’usufruit en bénéfice contre le versement d’un sol d’argent par an84. Le 30 décembre 821, Asold renouvelle une deuxième fois cette donation en rappelant la mémoire de son avunculus Isaac et l’on apprend alors qu’il s’agit d’un domaine avec une église qu’il tient pour une « portion d’héritage »85. Enfin, le 10 avril 823, le même prêtre Asold fait donation d’une colonia pour le salut de son âme et de celle de son avunculus Isaac qui la lui a laissée en héritage et qui ne faisait pas partie de la donation précédente. Et il demande que la totalité des biens soit réservée après sa mort à l’usage de son nepus Poapo presbiter contre un cens annuel de 12 deniers86. On a donc ici une fraction du patrimoine familial qui reste sous le contrôle d’une « ligne » ecclésiastique d’oncle à neveu, prêtres sur trois générations. Cette pratique est, certes, relativement limitée dans le temps non pas seulement parce que ces « lignes » d’oncle à neveu sont difficiles à perpétuer et qu’une partie des actes stipule qu’au delà de la seconde ou de la troisième génération, les biens devront revenir à l’Église et ne plus être donnés en bénéfice, mais aussi sans doute parce qu’elle répond à une situation de crise, caractéristique des premières années du IXe siècle. On peut se demander dans quelle mesure la constitution même de telles « lignes » au sein des groupes familiaux ne participe pas également de la volonté de hiérarchisation87, ou tout au moins d’organisation, de groupes familiaux qui deviennent de ce fait 83

Même à Ratisbonne où la documentation est très mince, les trois seuls actes associant oncle et neveux sont datés des années 822 et 852 (TR 19, 20 et 36). 84 TF 439. 85 TF 454. 86 TF 486. 87 R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe s.). Esssai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 314 estime que la diffusion d’un vocable comme nepos à l’époque carolingienne

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beaucoup moins larges et beaucoup moins ouverts que précédemment. Ce serait là, peut-être, un des éléments de réflexion pour apprécier le rôle des ecclésiastiques dans le grand projet de «  mise en ordre » carolingien. Genus sacerdotale, genus nepotum On peut s’interroger enfin sur la possibilité pour ces « lignes » d’ecclésiastiques de se transformer en segments qui seraient devenus autonomes par rapport au groupe familial, au point que nous ne parvenons pas à les y rattacher : je pense en particulier au cas des Salomonen de Constance, évêques sur quatre générations et désignés par Notker de Saint-Gall comme un genus sacerdotale, qu’on ne rattache que très difficilement à un groupe aristocratique déterminé, comme si certaines familles – ou plutôt certaines branches de ces grands groupes de parenté du VIIIe siècle – s’étaient « spécialisés » au IXe siècle dans la détention des honores ecclésiastiques comme le suggère Karl Schmid88. On peut y ajouter le cas des Liudgerides, cette famille frisonne qui s’est constituée non pas autour de la transmission d’un nom ou d’une charge paternelle, mais autour de la transmission de la fonction épiscopale dans le sillage de saint Boniface jusqu’à la fin du IXe siècle89. On y observe notamment la force des liens familiaux entre oncles et neveux qui se reflètent, ici aussi, dans la mise en œuvre de plusieurs fondations mémoriales par Altfrid, évêque de Münster (839-849) et neveu de plusieurs évêques précédents, qui entreprend en même temps la rédaction de la Vita Liudgeri90, qui célèbre non seulement Liudger mais aussi toute sa famille comme championne du christianisme dans la région, et la fondation d’une crypte circulaire dans l’abbaye familiale de Werden sur la Ruhr où les Liudgerides sont enterrés91. On ne peut qu’être frappé par la coïncidence chronologique qui lie Altfrid de Münster (839-849) et

indique une relation plus hiérarchique entre certaines catégories de parents et promeut donc une organisation plus verticale de la parenté. 88 K. Schmid, « Religiöses… », op. cit., p. 64-69. 89 K. Hauck, « Apostolicher Geist im genus sacerdotale der Liudgeriden » dans Sprache und Recht. Festschrift für Ruth Schmidt-Wiegand zum 60. Geburtstag, Berlin-New York, 1986, t. 1, p. 191-219. Voir en particulier la généalogie p. 208. 90 Sur ce texte, voir désormais I.N. Wood, The Missionary Life. Saints and the Evangelisation of Europe (400-1050), Londres, 2001, p. 113-115. 91 L. von Padberg, Mission und Christianisierung. Formen und Folgen bei Angelsachsen und Franken im 7. und 8. Jahrhundert, Stuttgart, 1995, p. 91-94.

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Erchanbert de Freising (836-854), lesquels militent tous deux, mais avec des moyens différents, pour la perpétuation de la mémoire de leurs oncles-évêques : tandis qu’Altfrid rédige une Vie de saint dont l’éclat rejaillit sur toute sa famille et sur plusieurs églises épiscopales de la région92 et organise la sépulture de son genus dans l’abbaye familiale, Erchanbert fait inscrire sa famille dans le Livre de confraternité de Reichenau et prolonge l’action de son oncle Hitto en poursuivant le Livre des traditions de l’église de Freising. Enfin, un dernier élément de rapprochement entre ces deux familles tient peut-être à la place des femmes dans la constitution d’un genus sacerdotale qui me semble reposer très souvent sur la filiation passant par l’oncle maternel. Si on ne peut pas l’établir définitivement pour la famille des évêques Hitto et Erchanbert, on se rappelle néanmoins le rôle éminent tenu par Cotesdiu, la sœur d’Hitto et sa fille Heilrat. Chez les Liudgerides, on a depuis longtemps souligné le fait que le caractère « sacré » de la famille remonte au sauvetage miraculeux de la mère des deux premiers évêques, Liafburg93 qui porte en elle, selon Altfrid un véritable caractère de prédestination qui ne se transmet, apparemment dans cette famille, que par les femmes : Hunc ergo fortidudinem tenerrimae puellae ex divina credimus actam praedestinatione, eo quod ex ea duo episcopi fuissent oriundi, sanctus videlicet Liudegus et Hildigrimus, ceterorumque episcoporum genitrices futurae94.

Car Liafburg est non seulement la mère des deux premiers saints évêques, mais elle a aussi donné naissance à des filles qui ont été ellesmêmes mères d’autres évêques : en effet, Gerfrid, l’évêque qui a succédé à Liudger sur le siège de Münster (809-839) était très certainement le fils de sa sœur. Tout ceci nous ramène à l’importance bien connue dans les sociétés anciennes de l’oncle maternel95 qui était peut-être aussi le vecteur privilégié de la transmission des charges et des bénéfices ecclésiastiques. Ce détour par d’autres régions de la Germanie permet de constater que le cas des évêques Hitto et Erchambert n’est en rien particulier

92

Les Liudgerides ont fourni des évêques à Münster, Halberstadt et Hildesheim. Voir le tableau dans K. Hauck, « Apostolischer Geist », op. cit., p. 208. 93 S. Lebecq, « La famille et les apprentissages de Liudger d’après les premiers chapitres de la Vita Liudgeri d’Altfrid », dans M. Sot (éd.), Haut Moyen Âge : culture, éducation et société. Études offertes à Pierre Riché, Paris, 1991, p. 283-301. 94 Altfrid, Vita Liudgeri, cap. 6, ibid., p. 292-293. 95 A.C. Murray, Germanic Kinship Structure. Studies in Law and Society in Antiquity and the Early Middle Ages, Toronto, 1983, p. 61-63.

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à la Bavière, mais s’inscrit dans un grand mouvement de prise en charge de la memoria des oncles par les neveux notamment dans le monde ecclésiastique. Si on considère que les « lignées » du Moyen Âge sont avant tout des lignes d’héritiers, on comprend le lien associant, au cœur de l’ordo clericorum qui ne peut procréer d’héritier charnel qui soit légitime, la transmission d’un bien familial au service de l’Église et le devoir de prier pour ceux qui l’ont donné. Aussi le rôle de ces honorati ne peut-il guère être dissocié de la stratégie du groupe familial auquel ils appartiennent : loin de s’opposer aux intérêts de leur famille, les évêques et les clercs contribuent à la construction de groupes familiaux mieux structurés et englobent l’ensemble de leur parentèle dans la memoria de l’Église par l’intermédiaire des transferts patrimoniaux. Conformément aux buts recherchés par le pouvoir carolingien, les ecclésiastiques ont surtout servi de vecteur à l’intégration de l’ensemble des groupes aristocratiques dans les structures globales de l’Église impériale.

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CHAPITRE VIII ENTRE IMPLANTATION FAMILIALE ET PATRIMOINE ECCLÉSIASTIQUE : LES LIEUX DE POUVOIR DES ÉVÊQUES DE FREISING AU IXe SIÈCLE

P

ar opposition au monde romain, fondé sur la cité et la Méditerranée, les sociétés du haut Moyen Âge sont caractérisées par une pluralité des lieux de pouvoir : cités toujours, mais aussi palais, fortifications, monastères, églises privées, etc.1. Héritiers, dans une certaine mesure, du pouvoir spécifique des cités du monde antique, les évêques semblent, parmi toutes les élites du haut Moyen Âge, apparemment les mieux placés pour exercer et faire rayonner un pouvoir qui émane d’un lieu central, le siège épiscopal. Cependant, l’idée même que la cité épiscopale représenterait une « place centrale » incontestée a été largement remise en cause2. En réalité, le siège épiscopal n’est pas limité à la cité, il dépend d’un réseau de lieux de pouvoir disséminés à travers l’ensemble du diocèse comme Franz Theuws l’a montré pour Maastricht par exemple3. À ce titre, on peut dire que chaque siège épiscopal est un lieu «  multivalent  », un nœud de pouvoir crucial certes pour les évêques, mais aussi pour l’aristocratie locale et pour le pouvoir royal. Plutôt que de concevoir un pouvoir épiscopal qui rayonne à partir de la cité, il faut donc plutôt postuler le manque de centralité et l’existence d’un réseau multipolaire qui fournit la trame sur laquelle s’appuie l’ensemble des relations de pouvoir qui donnent lieu à des concrétions topographiques qu’on ne peut pas toujours classifier selon des critères politiques, religieux, institutionnels, etc., parce qu’ils sont tout cela à la fois et révèlent la complexité des relations interpersonnelles4.

1 Ch. Wickham, « Introduction », dans M. de Jong et F. Theuws (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde, 2001, p. 1-8. 2 M. de Jong et F. Theuws, « Some conclusions », dans Topographies of Power..., ibid., p. 537. 3 F. Theuws, « Maastricht as a centre of power in the early Middle Ages », dans Topographies of Power..., ibid., p. 155-216. 4 M. de Jong et F. Theuws, « Some conclusions », op. cit., p. 534-535.

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On peut facilement montrer une des formes de cette multipolarité à partir des églises et des abbayes privées qui sont autant de pôles de sacralité au sein de l’espace diocésain et on sait bien que l’évêque met en œuvre toutes sortes de stratégies pour s’assurer le contrôle de ces dits pôles, notamment par l’intermédiaire de la consécration d’autel qu’il est seul à pouvoir réaliser, et par la pression exercée sur les familles des fondateurs pour qu’elles remettent à l’évêque les dites églises. Tout cela est bien connu et aboutit au vaste mouvement qu’on peut bien observer à partir du cartulaire de Freising qui mentionne 200 églises privées remises à l’évêque entre la fin du VIIIe et le milieu du IXe siècle5. Cependant, même récupérées par l’évêque – sous certaines conditions – les églises en question ne deviennent pas toutes, pour autant, des lieux de pouvoir exclusif de l’évêque. Je me suis donc interrogée, à partir de la documentation exceptionnelle que constitue le cartulaire de Freising6, sur la façon dont les évêques ont construit des lieux de pouvoir au sein de leur diocèse, en commençant par rouvrir la question du siège épiscopal lui-même, ce qui conduit, comme on va le voir, à privilégier la première moitié du IXe siècle. Prendre le pouvoir dans la cité : Freising comme lieu de pouvoir de l’évêque Palais ducal, palais épiscopal Postuler que la cité épiscopale est le principal lieu de pouvoir de l’évêque semble une grande banalité. Encore faut-il distinguer au sein du monde franc, entre les cités antiques où l’évêque du Bas-Empire a pris le relais des édiles défaillantes et assume une véritable position de pouvoir public, et les « nouvelles cités » du monde germanique, fondées en relation avec des sièges de pouvoir princier, comme c’est le cas en Bavière. À Freising, Corbinian qui semble avoir agi d’abord comme « évêque sans siège » dans les années 710, entouré d’une petite communauté de clercs, officiait tantôt dans l’église dédiée à la Vierge qui était celle du palais ducal, tantôt dans l’église Saint-Étienne

5

H. Stahleder, Hochstift Freising (Freising, Ismaning, Burgrain), Historischer Atlas von Bayern, Teil Altbayern 33, Munich, 1974, p. 9-13 et Id., Bischöfliche und adelige Eigenkirchen, dans Oberbayersiches Archiv, 105, 1980, p. 7-69. 6 Th. Bitterauf (éd.), Die Traditionen des Hochstifts Freising, 2 t., Munich 1905-1909 (Quellen und Erörterungen zur bayerischen Geschichte, NF 4), réimpr. Aalen, 1967 ; désormais TF.

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sur la colline en face. Les deux églises sont antérieures à l’arrivée de Corbinian, mais c’est lui qui a fait construire sur la colline de SaintÉtienne un monastère dédié à saint Martin7. Lors de la fondation officielle du diocèse par Boniface en 739, ce monastère sert de familia à l’évêque, il est en quelque sorte l’ancêtre du chapitre cathédral, tandis que l’église Sainte-Marie de la forteresse ducale est considérée comme la cathédrale8. Les actes les plus anciens de Freising, qui remontent à la fin des années 740, montrent cependant que les donations se font d’abord ad domum sanctae Mariae et l’on ne voit apparaître une mention désignant cette église comme celle de l’évêque qu’à partir de 759, d’abord sous la forme ad altarem domui sanctae Mariae episcopali9, ensuite sous la forme ad episcopatum sanctae Mariae in castro sito Frigisinga, les deux formules provenant du diacre Arbeo qui écrit à l’époque pour l’évêque Josef10. Toutefois, il faut noter que, jusque dans les années 820, on trouve dans les actes des dénominations de Freising qui ne renvoient pas au siège épiscopal, mais à la forteresse : oppidum, castrum, castellum et locus publicus. En 802, on trouve la formulation Actum Frigisinga episcopato publico11 à l’occasion d’une notice de plaid des missi impériaux. Cette terminologie laisse penser que Freising n’est pas perçu seulement comme un lieu de pouvoir de l’évêque, parce que ce dernier est toujours « concurrencé » par le pouvoir ducal – devenu royal après la chute de Tassilon sans grande modification pour l’évêque semblet-il –, manifesté par le castrum qui englobe l’église Sainte-Marie et où se tient le plaid comtal12. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point il faut parler de concurrence, dans une structure qui associe largement les représentants du pouvoir royal que sont les comtes et les évêques, et qui sont censés siéger dans toutes les cités. Il semble néanmoins qu’à partir des années 810-820, avec l’épiscopat de Hitto, l’évêque ait entrepris non seulement de procéder à l’éviction du pouvoir comtal non pas de Freising, mais de la colline sur laquelle est construite la cathédrale, et aussi de réorganiser les

7 K. Reindel, « Christentum und Kirche », dans M. Spindler (dir.), Handbuch der bayerischen Geschichte I, Munich, 1981, p. 178-233, ici p. 202. 8 J. Mass, Das Bistum Freising, Munich, 1986, p. 43. 9 TF 13a (759). 10 G. Diepolder, « Freising – Aus der Frühzeit von Bischofsstadt und Bischofsherrschaft », dans H. Glaser (éd.), Hochstift Freising. Beiträge zur Besitzgeschichte, Munich, 1990, p. 417-468, ici p. 434. 11 TF 184b (802). 12 Par ex. : TF 268 (807).

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pôles religieux à l’intérieur de la cité. Sans doute faut-il mettre cette évolution en perspective avec la disposition des palais royaux dans l’ensemble de la Bavière : il devient clair dans ces années 810-820 que le palatium royal qui a la préférence des Carolingiens en Bavière est Ratisbonne, ce qui laisse à l’évêque de Freising la possibilité d’occuper l’ancien palais ducal qui devient alors le palais épiscopal. On peut comprendre dans ce cas que le solarium où l’évêque Hitto reçoit les donateurs d’un acte de 829 pour leur remettre en bénéfice les biens qu’ils ont précédemment cédés à l’église Notre-Dame, est le solarium du palais13. Il est possible que le roi ait fermé les yeux sur ce « glissement », dans la mesure où c’est lui, en dernier ressort, qui garde le contrôle de l’ensemble des biens dévolus à l’Église14. Mais le résultat visible, c’est que l’évêque est désormais le seul à disposer de la forteresse et de la colline où se situe la cathédrale. Il est probable aussi que cette redistribution des lieux laisse à l’évêque la possibilité de créer une nouvelle église sur le Domberg, dédiée à saint Benoît et fondée sur des biens personnels, comme on le verra plus loin. Réorganisation des pôles de sacralité Mais l’évêque ne reste pas seul à Freising pour autant, car il lui faut compter aussi avec la présence du « comte du palais » qui officie sur la colline de saint Étienne si l’on en croit le Carmen de Timone comite, composé probablement à Saint-Étienne même dans les années 83015. Je n’entre pas ici dans l’épineux débat concernant les comtes palatins de Bavière16 qu’on rencontre toujours en relation avec Freising à l’époque carolingienne, alors que le palatium principal est à Ratisbonne comme on l’a dit. Peut-être faut-il associer cette charge, dont les attributions paraissent avoir été essentiellement judiciaires, à

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TF 576b (829) : Deinde ipsi cum omnibus adstantibus et suprascriptis venerunt in solarium ad piissimo pontifice Hittone et in manus ipsius confirmaverunt ipsas traditiones…. 14 G. Diepolder, « Freising... », op. cit., p. 441. 15 MGH Poetae II, E. Dümmler (éd.), Berlin, 1884, p. 120-124. Sur la datation, cf. J. Brummer, « Das Carmen de Timone comite », dans Historische Vierteljahrschrift, 18, 1916-1918, p. 102-107, qui propose la date précise de 834. Sur le Carmen, voir aussi W. Brown, Unjust Seizure. Conflict, Interest and Authority in an early Medieval Society, Ithaca-Londres, 2001, p. 1-4. 16 W. Störmer, Früher Adel. Studien zur politischen Führungsschicht im fränkisch-deutschen Reich vom 8. bis 11. Jahrhundert (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 6), Stuttgart, 1973, p. 414-424 et J. Jahn, « Bayerische Pfalzgrafen im 8. Jahrhundert ? Studien zu den Anfängen Herzog Tassilos  III. und zur Praxis der fränkischen Regentschaft im agilolfingischen Bayern  », dans I.  Eberl, W.  Hartung, J.  Jahn (éd.), Früh-und hochmittelalterlicher Adel in Schwaben und Bayern, Sigmaringendorf, 1988, p. 80-114.

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l’existence du palais ducal des Agilolfingiens à Freising17. C’est en tout cas cet aspect de la fonction qui est seule évoquée par le Carmen, où l’on voit le comte Timo sur les hauteurs de Saint-Étienne procéder aux ordalies et à l’exécution des peines afflictives pour les voleurs et autres brigands. Mais la construction même du poème – dont il ne reste sans doute qu’un fragment – fait apparaître l’activité du comte Timo sous un double jour : toute la première partie consiste en une louange, adressée d’ailleurs à Louis le Germanique, source de toute justice, dont le comte est le digne représentant. Cependant, la fin du poème relate un miracle lié à la fontaine de saint Corbinian qui montre que le comte doit se soumettre à la volonté du saint et ne pas outrepasser le pouvoir qui lui a été confié. En effet, alors que la fontaine miraculeuse guérissait de nombreux fidèles, des gens mal intentionnés avaient organisé un véritable trafic de cette eau sainte à leur profit, et la fontaine s’était tarie. Pour faire revenir le flot miraculeux, le clergé de la cathédrale avait processionné autour de la colline de Saint-Étienne, avec succès. Mais le comte Timo commit alors l’erreur fatale de laisser boire son chien favori dans la fontaine sacrée, ce qui provoqua la mort instantanée de l’animal, sur quoi se termine le poème : De ce qui régénère l’homme, le chien meurt. Dis-moi, chien, qui t’a engagé à lapper dans la coupe de vie, Qui t’a conseillé d’honorer cette eau sacrée avec de l’ordure ?18

Sans aller jusqu’à identifier le comte Timo à son chien, le rédacteur le rend quand même directement responsable du manque de respect pour le saint et, à mon sens, une telle critique qui pointe une certaine morgue aristocratique envers le pouvoir du saint19 est moins le signe d’une concurrence entre le comte et l’évêque, que la manifestation d’une volonté de hiérarchisation des pouvoirs dans l’espace : le comte palatin, dont la fonction est parfaitement louable et légitime ainsi que le développe la première partie du poème, doit se soumettre à la volonté des saints et rendre ses jugements « à l’ombre » de saint Étienne et de saint Corbinian, prédécesseurs des évêques contempo17

W. Störmer, Früher Adel... op. cit., p. 416. Carmen, v. 148-150, p. 124 : Unde home nempe viget, occidit inde canis./ Quis tibi, fare canis, vitalia lambere suasit/ Pocula, quis stillam sorde piare sacram ? 19 Cet épisode rappelle par ailleurs celui du duc Grimoald donnant à son chien favori du pain consacré par Corbinian, ce qui provoque la colère du saint qui renverse la table et quitte le palais ducal, mais pas la mort du chien. Cf. Vita Corbiniani, cap. 26, MGH SS rerum Merovingarum VI, B. Krusch, W. Levison (éd.), Hanovre-Leipzig, 1913, p. 582. 18

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rains. À Saint-Étienne, comme sur le Domberg, l’évêque est chez lui parce qu’il a fait des deux collines de Freising un espace entièrement placé sous le contrôle des saints. L’évêque Hitto, qui n’est peut-être pas étranger à la commande du Carmen de Timone comite, a clairement manifesté sa volonté de multiplier les pôles de sacralité sur les deux collines de Freising, l’ensemble constituant désormais le sedes episcopi, terme qui apparaît pour la première fois dans les actes en 824, sous le calame de Cozroh20. Pour ce faire, Hitto a multiplié les fondations d’églises à Freising même : on peut considérer qu’il est le véritable refondateur de l’église Saint-Étienne, où la vie monastique s’était probablement éteinte depuis l’époque de Corbinian21. Cette refondation prend une double forme : d’une part, il s’agit de fonder une collégiale dont les clercs forment la familia de l’évêque, comme on le voit dans d’autres sites22, ce qui renforce, de ce fait, la présence épiscopale hors du Domberg ; d’autre part, il s’agit de revivifier Saint-Étienne comme pôle de sacralité en y installant des reliques nouvelles, en l’occurrence celles de saint Alexandre et saint Justin, que l’évêque Hitto a rapportées de Rome en 83423. Ces deux aspects sont mentionnés dans une phrase ajoutée au nécrologe de Saint-Étienne de Freising au XIe siècle : Hitto Frigisingensis episcopus, qui in isto loco primus initiavit dei servitium cum uno preposito et sex prebendariis, qui et sanctum Alexandrum et sanctum Justinum de Roma huc attulit.24

Matériellement, il semble que Hitto ait fait réaliser, si ce n’est la construction d’une nouvelle église, du moins la restauration de l’église Saint-Étienne de manière à accueillir dignement les reliques romaines

20

TF 501a (824) : Ambo pariter Frumolt et filius eius Uuaninc pervenerunt ad pium pontificem Hittonem Frigisiense sedis domui sancte Marie proccuratori et rectori.... En 827 (TF 550a), Hitto est qualifié de venerabilis pater Hitto episcopus matricularius sancte sedis Frigisiensis dans l’acte rédigé par le diacre Undeo. 21 B.  Uhl, Die Traditionen des Klosters Weihenstephan (Quellen und Erörterungen zur bayerischen Geschichte, 27), Munich, 1972, p. 14. 22 R. Bauerreis, Stefanskult und frühe Bischofsstadt, Munich, 1963, p. 51 s. 23 Le texte relatant la translation de ces reliques : Translatio sanctorum Alexandri papae et Iustini presbyteri est édité par W. Wattenbach dans MGH SS XV/1, p. 286-288. Il date du XIe siècle et semble suspect à plusieurs égards, cf. H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Stuttgart, 2002 (Beihefte der Francia, 48), p. 243. Sur la politique de distribution des reliques romaines par le pape, Kl.  Herbers, Leo IV. und das Papsttum in der Mitte des 9. Jahrhunderts. Möglichkeiten und Grenzen der päpstlicher Herrschaft in der späten Karolingerzeit, Stuttgart, 1996, p. 357. 24 MGH Necrologia Germaniae III, F.L. Baumann (ed.), Berlin, 1905, p. 219.

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comme le souligne le Carmen de Timone comite25. On peut même imaginer que l’évêque a fait procéder là à un notable agrandissement puisqu’on sait que l’église a servi de lieu de rassemblement pour un synode diocésain en 86026. Ainsi Hitto marque-t-il dans l’espace le pouvoir de l’évêque successeur de saint Corbinian, en un lieu qui ne contient pas ses reliques, mais où on célèbre le miracle par lequel il a fait jaillir l’eau du rocher, comme Moïse dans le désert, ce qui le qualifie, ainsi que tous ses successeurs, comme guide du peuple chrétien ; mais en même temps il adjoint, à ce haut lieu de la tradition locale, des reliques romaines attestant à la fois l’appartenance du siège de Freising à l’Église de Rome, c’est-à-dire à l’Église universelle, et la reconnaissance des évêques de Freising comme successeurs des apôtres. Il s’agit donc bien là d’imposer la marque du pouvoir épiscopal sur la colline qui fait face à celle de la cathédrale, et d’affirmer l’ensemble des deux collines comme le sedes episcopi, le lieu où l’évêque réside et domine. Mais Hitto a également œuvré sur le Domberg, en fondant notamment une nouvelle église, au sein même du groupe épiscopal27, peuplée d’authentiques moines qui suivent la règle de saint Benoît dont la première attestation remonte au mois d’avril 82528. Peut-être faut-il rattacher la mise en lumière de cette nouvelle communauté monastique « bénédictine » aux effets de la réforme impulsée par Benoît d’Aniane dans les années 817-81929. Il s’agit en tout cas d’une véritable

25

Carmen de Timone comite, op. cit., v. 61-62, p. 122 : Edita surrexere novi fastigia templi/ Eminus adveniens, quod procul aspiciat. 26 TF 863 (860) : In publico synodo in monte sancti Stephani, in ecclesia ubi ossa cum pulvere sancti Alexandri et sancti Justini honorabiliter humata cernuntur die quod factum est… 27 J. Mass, Das Bistum Freising..., op. cit., p. 80, qui suit l‘opinion de S. Mitterer, Die bischöfliche Eigenklöster in den vom heiligen Bonifatius 739 gegründeten bayerischen Diözesen (Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktinerordens und seiner Zweige, Erg. Heft 2), Munich, 1929, p. 28. Les actes de Freising montrent clairement qu’il existait à la fois des moines et des prêtres dans la première communauté ecclésiastique liée à la cathédrale. 28 TF 523 : ... sed firmiter tenetur ad domo supradicto ad utilitatibus eorum monachorum qui in ipso domo professi sunt regulam sancti Benedicti. 29 À Freising, comme à Salzbourg et Ratisbonne, les chanoines desservant la cathédrale de l’évêque forment juridiquement et organiquement une seule congrégation avec la communauté monastique du groupe épiscopal. La question de savoir quand les deux communautés ont été séparées reste controversée  : R. Schieffer, Die Entstehung von Domkapiteln in Deutschland, Bonn, 1976, p.  197-199. Mais cela ne signifie pas que la «  réforme  » de 817-819 n’ait pas eu pour effet, en Bavière comme ailleurs, de mieux distinguer les communautés vivant sous la règle de saint Benoît. Sur ce point, D.  Geuenich,  «  Gebetsgedenken und anianische Reform – Beobachtungen zu den Verbrüderungsbeziehungen der Äbte im Reich Ludwigs des Frommen », dans R. Kottje et H. Maurer (éd.), Monastische Reformen im 9. und 10. Jahrhundert, Sigmaringen, 1989 (Vorträge und Forschungen, 38), p. 79-106.

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fondation mémoriale, au cœur de la cité épiscopale et qui s’appuie sur des biens familiaux assez éloignés de Freising mais qui forment un point d’appui non négligeable dans la stratégie territoriale des évêques Hitto et Erchanbert30. Hitto cependant ne se contente pas de fonder des églises, il réorganise d’une certaine manière l’accès au sacré dans l’église principale en utilisant un autel portatif ou tout au moins un reliquaire : la capsa sancte Marie, attestée pour la première fois sous son épiscopat en 815. Infusion et captation du sacré : le pouvoir épiscopal hors de la cité La capsa sancte Marie, démultiplication de l’église cathédrale Cette capsa apparaît donc pour la première fois dans les actes le 24 septembre 815 lors d’un plaid tenu par l’évêque Hitto et le comte Ellanpert in pago qui dicitur Pleoninga31. Durant cette assemblée, l’inluster vir nomine Folcrat tradidit in capsam seu in manus Hittonis episcopi suam alodem pro remedium animae suae ad domum sancte Mariae genetricis Dei in castro sito Frigisingas…32. Sans doute peu après, Folcrat se rend à Freising même, ubi omnes presbiteri congregati fuerunt ad synodum et priscam traditionem renovavit in altarem sanctae Mariae, ubi pretiosus domnus et sanctus Corbinianus in corpore requiescit33. Par la suite, on la rencontre relativement souvent dans les actes de l’époque de Hitto (811-836) et Erchanbert (836-855), plus rarement sous l’évêque Anno (855-875) où elle apparaît pour la dernière fois hors de l’église cathédrale. La procédure est toujours conforme à ce qu’on lit dans le premier acte de 815, la donation étant faite in capsam sancte Marie et in manus domni episcopi. Il s’agit donc toujours de donations réalisées hors de Freising, ce qui ne signifie pas forcément qu’on se trouve alors sur le lieu du bien foncier cédé à l’église : en 815, Folcrat profite probablement du plaid de Pliening où sont rassemblés «  une multitude de nobles hommes  »34, pour faire publiquement donation de biens qui sont situés dans la vallée de la Glonn. Ces donations faites hors de l’église cathédrale sont souvent renouvelées à

30 31 32 33 34

Sur cette fondation, voir chap. VII. TF 347a. Pliening, 20 km au sud de Freising. Ibid. TF 347b : cet acte n’est pas daté. TF 347a : … et ibi collecta multitudine nobilium hominum…

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Freising même, quelque temps plus tard : si ce n’est pas systématique, on peut aussi imaginer que certains actes de renouvellement ont disparu. Mais on connaît à l’inverse au moins deux donations faites antérieurement à Freising et renouvelées in capsam sancte Marie35, ce qui montre que la procédure réalisée hors de l’église cathédrale a une pleine valeur juridique. On est tenté de penser que la donation faite in capsam sancte Marie hors du siège épiscopal est sans doute moins solennelle et, de ce fait, moins prestigieuse : mais en réalité, tout dépend de l’assistance qui participe à la procédure car les actes stipulent parfois que les actes faits hors de Freising l’ont été à l’occasion d’un grand rassemblement de nobles hommes, et bien souvent lors des plaids et des synodes36. Dans d’autres cas, on remarque que le donateur a appelé à lui, souvent dans sa propre maison, l’évêque et la capsa, pour remettre une partie de ses biens à l’Église. Presque tous ces actes mentionnent explicitement que l’évêque était présent lors de la donation, ce qui nous invite à penser que la capsa sancte Marie ne circulait pas sans lui. Il faut poser la question de savoir ce qu’est au juste cette capsa : le terme même renvoie à la châsse des saints et donc à un reliquaire. On sait que les reliquaires servent couramment de « lieu du serment »37, mais ils peuvent être aussi le support de la donation d’un bien ou d’une personne à un saint38. On peut aussi imaginer que ce reliquaire est en même temps un autel portatif, sur le modèle de ceux que l’on  connaît pour les périodes postérieures et notamment aux XIe-XIIe  siècles en Germanie39. S’il ne reste apparemment aucune trace de la capsa sancte Marie de Freising, on peut trouver dans plusieurs

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TF 361 (816) à Dorfen et TF 669 (845) à Grüntegernbach. Par ex. : TF 543 (827) ; TF 566 (828) ; TF 697 (848) ; TF 720a (850) ; TF 888 (861). 37 N. Hermann-Mascard, Les reliques des saints. Formation d’un droit coutumier, Paris, 1975, p. 235-250. 38 A. Dierkens, « Du bon (et du mauvais) usage des reliquaires au Moyen Âge », dans E.  Bozoky et A.-M.  Helvétius (éd.), Les reliques. Objets, cultes, symboles (Hagiologia, I), Turnhout, 1999, p. 245. 39 R. Favreau, « Les autels portatifs et leurs inscriptions », dans Cahiers de civilisation médiévale 46/4, 2003, p. 327-352, ici p. 330. Voir par exemple l’étude de P. Corbet, « L’autel portatif de la comtesse Gertrude de Brunswick (c. 1040) », dans Cahiers de civilisation médiévale 34, 1991, p. 98-120. Voir désormais E. Palazzo, L’espace rituel et le sacré dans le christianisme : la liturgie de l’autel portatif dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Turnhout, 2008. 36

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inventaires du XIe siècle des mentions de capsae liées à des autels, notamment à Prüm40 et à Pannonhalma en Hongrie41. Les autels portatifs ont été employés dès les premiers siècles du christianisme, mais le plus ancien attesté est celui de saint Cuthbert († 687), dans un contexte d’évangélisation42. L’autel portatif fait évidemment partie de la dynamique de l’évangélisation qui oblige à une liturgie itinérante liée à l’étendue même des territoires à évangéliser au nord et à l’est de l’Europe. Il semble cependant qu’avec l’époque carolingienne la liturgie se sédentarise considérablement, puisque ce sont désormais les fidèles qui doivent se rendre à l’église43 et de nombreux textes du IXe siècle tentent de réglementer l’usage et la forme de ces autels44. Mais peut-on considérer ici que nous sommes en présence d’un autel de cette sorte ? Si on observe quels sont les lieux où la capsa sancte Marie est mentionnée dans la première moitié du IXe siècle, on constate qu’elle ne s’éloigne guère de l’église cathédrale et qu’on la trouve dans des lieux qu’on peut difficilement considérer comme des zones à évangéliser. Manifestement, la liturgie itinérante remplit ici une autre fonction, elle sert en l’occurrence à manifester le pouvoir sacré de l’évêque dans tous les lieux où il se rend, ou plus exactement à permettre à tous les espaces indéfinis d’acquérir le statut de « lieu ecclésial », c’est-à-dire d’être intégrés à l’Église partout présente puisqu’elle correspond à la totalité du monde45. À ce titre, il ne faut sans doute pas se représenter la capsa sancte Marie comme un « morceau » du pouvoir sacré de l’évêque rayonnant à partir du centre unique qui serait la seule cathédrale de Freising : si, comme je le crois, cette capsa est bien un autel portatif, l’évêque en la véhiculant au sein de son diocèse fait de chaque lieu qu’il visite avec elle le centre même de l’Église dans la mesure où l’autel doit être compris comme le « locus proprius de la Rédemption en acte »,

B. Bischoff (éd.), Mittelalterliche Schatzverzeichnisse. Ière partie : Von der Zeit Karls des Großen bis zur Mitte des 13. Jahrhunderts, Munich, 1970, n° 74, p. 80 : Inventaire du trésor de Prüm (1003) : I capsam auream cum altare subposito innimentem quaturo columnis argenteis. 41 Ibid., n°  48, p.  57  : diplôme du roi Ladislas confirmant les possessions de l’abbaye, y compris sa bibliothèque et son trésor, vers 1078 : VIII capse cum altaribus, quarum due auro parate, una here deaurato, III argentee, due vero ossee. 42 H. Leclercq, « Autel », dans Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie 1-2, 1907, col. 3187 et R. Favreau, « Les autels portatifs… », op. cit., p. 327. 43 E. Palazzo, Liturgie et société au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 127. 44 E.  Palazzo, «  Les mots de l’autel portatif. Contribution à la connaissance du latin liturgique au Moyen Âge », dans Les Historiens et le latin médiéval, Paris, 2001, p. 247-258, ici p. 251. 45 E. Palazzo, Liturgie et société…, op. cit., p. 139. 40

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sacralisant les gens et les choses à mesure qu’ils entrent dans sa proximité et polarisant l’espace chrétien46. On assiste donc en fait à une démultiplication de l’église cathédrale et à la création, plus ou moins éphémère, de multiples centres de pouvoir dont l’ensemble forme un réseau de lieux signifiants qui sont d’autant plus importants qu’on y répète souvent rituels et cérémonies, un espace multipolaire au sein duquel le pouvoir de l’évêque se mesure à sa capacité à vivifier chacun de ces centres. Dans un tel système, la capsa sancte Marie sert sans doute à infuser le sacré qui est la marque du pouvoir épiscopal mais peutêtre aussi à capter d’autres formes de sacralité latente dans les lieux investis par le pouvoir épiscopal et liées au pouvoir aristocratique, notamment à travers les cultes et les églises privées47. Pour étayer cette hypothèse, il faut analyser les lieux où l’évêque transporte la capsa. Itinéraires de la capsa sancte Marie Comme on l’a dit, la capsa se trouve souvent citée en relation avec la tenue d’un synode ou d’un plaid, ce qui indique déjà en soi les lieux privilégiés du pouvoir épiscopal, mais on ne peut les considérer comme tels que pour autant qu’ils sont périodiquement réactualisés comme lieux de rassemblement par l’évêque – ou le comte. À ce titre, c’est sans nul doute Eching sur la rive gauche de l’Isar, qui est le mieux documenté puisque l’évêque Hitto y fait rédiger dix actes dont la moitié représente des donations à la capsa. Il y tient également le synode diocésain en mai 82748, l’année suivante en mai 82849 et à nouveau en juin 82850 ; son successeur Erchanbert y réunira le synode de mai 85051. Conformément à la tradition carolingienne, ces assemblées synodales sont doublées d’un plaid auquel assistent les fonctionnaires laïques : le iudex Ellanpert et le comte Oadalscalh en 82752, le comte Anzo en 828. 46

E. Palazzo, « Les mots de l’autel portatif », op. cit., p. 250. Sur ce point, voir M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005, p. 30-49. 47 R. Le Jan, « Réseaux de parenté, memoria et fidélité... », op. cit., p. 108-118, ici p. 115. 48 TF 543 et 544 (827). 49 TF 561-562-564 (mai 828). 50 TF 565 et 566 (juin 828). 51 TF 720a (850). 52 TF 543 (827) : Dum venisset Hitto venerabilis antistes ad illo loco nominato Ehingas synodum habere cum suis parrochianis eisque viam vite salutis aeterne ostendere, ut duces esse possint earum ovium qui regimine illorum subiecti consistunt ibique quidam home veniens nomine Epucho in praesentia Hittonis episcopi et Ellanti iudicis seu Oadalscalhi comitis […] Isti sunt testes illius placiti

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Sans doute peut-on trouver étrange que l’évêque tienne le synode non pas à Freising même, mais à seulement quelques kilomètres de son siège épiscopal  : Eching est cependant un lieu où l’église de Freising possède de nombreuses propriétés53 et c’est aussi un des lieux les plus anciennement occupés dans la vallée de l’Isar. Situé sur la bordure sud-est de la grande région de marécage, le site, occupé depuis les débuts de l’âge du bronze (IIIe s. av. J.-C.), a certainement joué un rôle important dans le système de communication qui mettait en relation les régions alpines avec le Hügelland par le réseau des fleuves pénétrant, bientôt renforcés par les voies romaines54. Mais Eching représente également un des lieux de pouvoir de la puissante famille de Piligrim, avoué de l’évêque depuis 829, ainsi que son fils Reginperht, souvent cités parmi les premiers témoins de tous ces actes55. Ils appartiennent au vaste groupe des Huosi et sont proches parents des évêques Hitto et Erchanbert56. On remarquera également que l’évêque Hitto réunit un tribunal des missi à Allershausen, autre lieu fondamental de l’exercice du pouvoir de Piligrim57, dans une affaire où ce dernier agit comme defensor de l’église de Freising contre les prétentions de l’évêque Nidker d’Ausgbourg58 : si la capsa n’est pas mentionnée ici, on notera la présence de reliques, indispensables à toute procédure inquisitoriale, ce qui n’exclut pas que l’évêque Hitto les aient apportées avec lui59. On trouve donc ici un premier exemple de lieu sanctifié par l’action de l’évêque et la présence de la capsa qui recoupe des pôles de pouvoir patrimoniaux du propre groupe familial des évêques dont plusieurs personnages sont les principaux avoués de l’église qui est bien possessionnée dans cette région. On mesure ainsi l’imbrication

per aures tracti  : … Sur la double dénomination de placitum et synodum pour la même assemblée, G.  Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie..., op. cit., p. 78-83. 53 La plus ancienne donation remonte à 773 (TF 60) et l’acte est fait à Eching même : Actum in villa Ehingas… 54 St. Winghart, « Bemerkungen zu Genese und Struktur frühmittelalterlicher Siedlung im Münchner Raum  », dans L.  Kolmer (éd.), Regensburg, Bayern und Europa. Festschrift für Kurt Reindel zu seinem 70. Geburtstag, Ratisbonne, 1995, p. 7-48, ici p. 14. 55 H. Stahleder, Hochstift Freising..., op. cit., p. 22-25. 56 W. Störmer, Früher Adel.., op. cit., p. 429-43 et 494. 57 Sur Allershausen, J. Jahn, Ducatus Baiwariorum. Das bairische Herzogtum der Agilolfinger, Stuttgart, 1991, (Monographien zur Geschichte des Mittelalters, 35), p. 448. 58 TF 475 (822). 59 Ibid. : Hoc audientes Hatto missus dominicus et Kysalhardus iudex vocaverunt illos homines quibus haec causa optime nota est eosque fecerunt iurare sacriis reliquiis, ut huius rei veritatem ostenderent….

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des plans qui permet à l’évêque de manifester en ce lieu le caractère englobant de son pouvoir. Cependant, on rencontre aussi la capsa sancte Marie hors de tout contexte de rassemblement « public », dans le cadre de donations individuelles qui sont toutefois souvent l’occasion de rassemblement pouvant être assez importants : le plus bel exemple est fourni par la donation du noble Ratold à Daglfing le 10 décembre 83960. On se trouve ici à une trentaine de kilomètres au sud de Freising, sur la rive droite de l’Isar, dans un lieu mentionné pour la première fois dans les actes. Le site est néanmoins occupé au moins depuis l’âge du bronze61. L’acte, rédigé par Cozroh lui-même qui dit avoir assisté en personne à la donation, raconte par le menu toute la procédure : Ratold, soucieux du salut de son âme, a pris conseil de ses fidèles qui lui ont recommandé d’envoyer son missus auprès de l’évêque Erchanbert pour que ce dernier vienne à Daglfing. Erchanbert se rend auprès de Ratold avec son avoué Reginperht et interroge par trois fois l’assemblée des vicinis et cognatis pour savoir si personne ne s’oppose à la donation. Ipse vero Ratold viriliter circumcinctus gladio suo stabat in medio triclinio domus sue tradiditque in capsam sancte Marie et in manus venerabilis viri Erchanperti episcopi et advocati sui Reginperti quicquid ibidem habuit…

Ratold, ceint de son baudrier et de son épée, au centre de la pièce principale de sa maison noble remet donc ses biens à la capsa et à l’évêque : c’est l’image du fondateur laïque de la célébre peinture de Saint-Benoît de Mals. Il donne les biens qu’il possède à Daglfing, y compris la domus, mais également des propriétés sises en d’autres lieux, en particulier une église privée qui a été laissée en héritage par son frère Adalgoz au profit du fils de Ratold, l’évêque Chunihoh, s’il revient ad patriam. Cet évêque Chunihoh, dont on ne connaît pas le siège qui se trouvait sans doute hors de Bavière, renouvellera d’ailleurs par deux fois cette donation, en 84562 puis en 85063, à l’occasion de quoi on apprend que la propriété de Daglfing comportait également une basilica.

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TF 634 (839). Fr. Wagner, Denkmäler und Fundstätten der Vorzeit Münchens, Kallmünz, 1958, p. 58. TF 667a (24 janvier 845). TF 721a (28 juillet 850).

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On est donc là en présence d’un authentique centre de pouvoir aristocratique, entièrement transféré à l’évêque et son avoué, qui sont investis de ces propriétés sur le seuil de la domus, après quoi Ratold sort de sa demeure pour y laisser entrer l’évêque, désormais le nouveau propriétaire du lieu64. Bien entendu, l’évêque rend immédiatement en bénéfice à Ratold tout ce qu’il a remis à l’Église. Bien qu’il n’y ait pas de réserve d’usufruit explicite pour les héritiers, on constate qu’en 845 l’évêque Chunihoh tient toujours ces biens en bénéfice de l’église épiscopale65. La donation de Ratold passe à juste titre comme un modèle de démonstration du pouvoir aristocratique66 dont on peut observer, ici de manière exceptionnelle, à quel point il est ancré dans le territoire : le rôle que joue la domus, la salle de réception où l’on peut imaginer que se déroulent aussi les banquets, l’importance du seuil de la maison comme lieu d’investiture montre qu’on touche ici à l’essence du pouvoir noble déjà en partie sacralisé par l’existence d’une église privée. On peut aussi penser qu’à cette domus et à la basilica sont liées les tombes des ancêtres comme à Epolding-Mühltah où les fouilles ont révélé que l’église de pierre datée du début du VIIIe siècle est édifiée au-dessus de la tombe d’un homme d’une cinquantaine d’années : la tombe est prise dans un des murs de l’église, elle lui sert matériellement de fondation67. S’il n’y a pas eu de fouilles systématiques à Daglfing qui se trouve à une dizaine de kilomètres à peine au nord d’Epolding, on peut quand même mentionner l’existence sur ce site de la tombe double de deux hommes en armes, datée sans plus de précision des VIe-VIIIe siècles68. Le fait que Ratold soit littéralement allé chercher l’évêque plutôt que de se déplacer lui-même jusqu’à Freising n’est évidemment pas un hasard : en introduisant la capsa sancte Marie dans la domus noble, l’évêque consacre finalement un élément du pouvoir aristocratique ; mais peut-être capte-t-il aussi au profit de l’église épiscopale toute la force sacrée diffuse dans ces résidences nobles dont il transforme finalement la nature en les intégrant au patrimoine de l’Église et, 64

TF 634 (839) : His omnibus firmiter peractis statim de omnibus rebus suis per superliminarem domus sue vestivit Erchanpertum episcopum et advocatum suum Reginpertum et exivit ipse Ratolt traditor et intravit Erchanbertus episcopus et advocatus eius. 65 TF 667a (845). 66 W. Störmer, Früher Adel..., op. cit., p. 164. 67 H.  Dannheimer, Epolding-Mühltal. Siedlung, Friedhöfe und Kirche des frühen Mittelalters, Munich, 1968 (Münchener Beiträge zur Vor-und Frühgeschichte, 13), p. 78. 68 Fr. Wagner, Denkmäler und Fundstätten..., op. cit., p. 58.

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finalement, à son propre pouvoir, manifestant aussi par là que ce sont bien les clercs qui ont désormais le monopole du sacré. La donation de Ratold ne transforme pas un lieu de pouvoir aristocratique en lieu de pouvoir épiscopal, elle est en fait une manifestation conjointe du pouvoir noble et de la puissance ecclésiastique en un même lieu, ce qui les renforce mutuellement. Si on cherche maintenant à savoir un peu mieux qui est le donateur, on s’aperçoit que Ratold, qu’il faut probablement identifier avec le comte Ratold mentionné à partir de 83769, appartient à un groupe familial très proche de celui des évêques Hitto et Erchanbert. On peut noter d’ailleurs que figure un Erchanbert parmi les témoins de la donation de 839. Mais il faut noter surtout qu’un comte Ratold est l’exécuteur testamentaire de Piligrim d’Allershausen en 85370, Piligrim et son fils Reginperht étant les principaux avoués de l’église de Freising sous Hitto et Erchanbert  : c’est en effet Reginperht qui accompagne l’évêque à Daglfing. Tout cela nous ramène une fois encore au vaste groupe des Huosi, comme le montre par exemple l’acte de 773 par lequel le prêtre Raholf remet à l’église des biens situés dans le lieu éponyme de Osinuuanc (Jesenwang) et dans lequel on trouve côte à côte dans la liste des témoins Hitto et Ratold71. Si on assiste bien en fait à la cristallisation du pouvoir d’un groupe familial autour de l’évêché de Freising qui reste largement aux mains des Huosi jusque dans les années 850, elle ne se manifeste pas seulement par le rattachement des propriétés de ce groupe au patrimoine de l’église épiscopale mais aussi par la circulation, l’infusion et la captation du pouvoir sacré matérialisé par la capsa sancte Marie dans tout l’espace contrôlé par ce groupe aristocratique  : c’est ce qui explique d’une part que la capsa soit mentionnée surtout dans une zone finalement très proche de Freising72, et d’autre part pourquoi

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W. Störmer, Adelsgruppen im früh-und hochmittelalterlichen Bayern, Munich, 1972 (Studien zur bayerischen Verfassungs- und Sozialgeschichte, 4), p. 166-167. 70 Il est difficile de savoir s’il s’agit du même personnage : la donation de Chunihoh en 845 peut laisser penser que Ratold est mort puisque son fils dispose de l’héritage paternel. W. Störmer considérait qu’il s’agissait du même personnage (Adelsgruppen…, op. cit., p. 166) et a révisé son jugement puisqu’il affirme que le comte était mort en 850 (Früher Adel…, op. cit., p. 183). En tout état de cause, on conclura que même si Ratold était décédé en 853, un successeur à la charge comtale portant le même nom ne pouvait que lui être étroitement apparenté. 71 TF 61 (773). Voir aussi J. Jahn, Ducatus Baiwariorum…, op. cit., p. 481. 72 En effet, la seule occurrence concernant un lieu éloigné se trouve en août 843 où l’on apprend que l’évêque Erchanbert s’est déplacé avec une grande partie de l’aristocratie bavaroise et avec la capsa à Verdun où se règle le sort de l’empire. C’est là que le noble

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elle cesse quasiment de circuler après 850. Boris Bigott a suggéré que l’arrêt du flux des donations de ce groupe familial au siège épiscopal de Freising était lié à la politique de Louis le Germanique qui aurait voulu empêcher la poursuite de la mainmise des Huosi sur la région et qui aurait imposer son propre candidat à la succession d’Erchanbert, Anno, qui entre comme diacre dans le clergé de Freising dès 85373. Même si cette explication ne rend pas nécessairement compte de la complexité de la situation74, force est de constater que la capsa sancte Marie est attestée pour la dernière fois sous Erchanbert lors du synode d’Eching le 27 mai 850, pour ne réapparaître que sous l’évêque Anno. Il est difficile de raisonner en termes d’espace à partir des actes conservés sous l’épiscopat d’Anno (855-875) parce que la plupart d’entre eux ne mentionnent pas de lieu : on trouve cependant 6 mentions de la capsa dans des lieux précis autre que l’église cathédrale75. Les deux premières occurrences concernent un espace qui se trouve aux confins de la Bavière et de la Souabe et donc aussi aux confins du  diocèse de Freising, dans la vallée de la Paar76, autour de Schrobenhausen et de Tandern, régions de grande influence des Huosi77. Deux autres se situent à Ratisbonne78, et une autre dans le Tyrol79. Mais seule la mention d’une donation réalisée à Unterbiberg, sur la rive droite de l’Isar, en 870 nous renvoie à l’espace précédent80.

Paldricus remet un ensemble de propriétés situées aux confins du diocèse de Freising à Erchanbert et à son neveu Reginperht, qui en aura la jouissance sa vie durant : TF 661 (10 août 843). 73 B. Bigott, Ludwig der Deutsche und dieReichskirche im östfränkischen Reich (826-876), Husum, 2002, p. 216-217. 74 Ainsi la raréfaction des donations elles-mêmes au profit des échanges (complacitationes) après 851 ne peut pas être mise au compte de cette politique royale envers Freising, dans la mesure où c’est une tendance que l’on observe dans toute la documentation bavaroise, hors de tout contexte d’opposition entre le roi et les détenteurs des charges épiscopales. Cf. G.  Bührer-Thierry, «  Formes des donations aux églises et stratégies des familles en Bavière du VIIIe au Xe siècle », op. cit., p. 675-699, ici p. 688-691. 75 La capsa est en effet mentionnée trois fois dans l’église cathédrale : TF 905 (870-875) ; TF 913 (24 mars 875) et TF 914 (20 mai 875). 76 TF 743 (855) à Schrobenhausen et TF 854 (860) à Buch, près de Berg-im-Gau. 77 Erchanbert s’est rendu une fois à Tandern avec la capsa en 849 (TF 705). C’est également dans cette région qu’il a récupéré les biens du noble Paldricus, grâce à un échange scellé à Verdun en août 843 : TF 661. 78 TF 887 (861) : donation du comes de Sclavis nomine Chezul. TF 903 (870) : donation du comte Hatto. 79 TF 888 (861) : Actum est in publico placito prope ecclesiam sancti Georii... Il s’agit en fait d’une donation à Innichen. 80 TF 904 (870).

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La caractéristique de l’utilisation de la capsa sancte Marie comme marqueur dans l’espace du pouvoir épiscopal sous Hitto et Erchanbert est, en fait, l’imbrication intense de l’implantation familiale de ces évêques et du patrimoine de l’église épiscopale. On peut, pour s’en convaincre complètement, revenir pour terminer à la donation de l’évêque Hitto en 82581. Il s’agit pour l’évêque de doter une fondation mémoriale au profit des moines établis auprès de la cathédrale de Freising grâce à des biens acquis dans la vallée de l’Attel, notamment à Assling, Anzing et Holzen an der Attel. Cette même année 825, l’évêque Hitto est venu deux fois à Assling pour recevoir des donations avec la capsa82. Enfin, en 841, l’évêque Erchanbert vient à Assling pour recueillir la donation du noble Adalker in altare ipsius ecclesie ad Azilingas et in capsam sancte Marie83. Cette église d’Assling est probablement celle qui a été donnée à Freising en 778 par le prêtre Lantperht84, concédée en bénéfice à Starcholf et son fils le diacre Hitolf en 804 par l’évêque Atto85. Tous ces personnages peuvent facilement être rattachés au groupe familial des évêques de Freising. Les liens entre la vallée de l’Attel et le siège épiscopal de Freising sont donc très anciens  : on peut citer également la fondation de l’église de Holzen par la famille de Poapo et du prêtre Eio dès les années 76086. Ce qui est nouveau, c’est d’une part la tendance à transférer une grande partie des biens de cette région à l’église de Freising à partir des années 810 et jusque dans les années 840, et d’autre part la présence récurrente des évêques en ces lieux, avec la capsa sancte Marie dans les mêmes années : en effet, les dernières mentions de ces lieux dans les actes sont datées de 841 pour Assling87 et 842 pour Holzen88. On observe en revanche que Holzen comme Assling deviennent des sièges du pouvoir aristocratique au XIe siècle89. On peut donc appréhender les lieux de pouvoir des évêques de Freising durant la première moitié du IXe siècle sous la forme d’un réseau qui s’appuie sur la trame constituée par les centres de pouvoir

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TF 522 (30 avril 825). TF 511 (15 janvier 825) et TF 525 (27 juillet 825). 83 TF 641a (1er novembre 841). 84 TF 91 (778). 85 TF 195 (804). 86 TF 23 (765) et TF 323 (814). 87 TF 641. 88 TF 651. 89 H. Dannheimer et W. Torbrügge, Vor und Frühgeschichte im Landkreis Ebersberg, Kallmünz, 1961, p. 55. 82

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de leur groupe familial, à la fois revivifiés et intégrés à l’Église de Freising par le truchement de la capsa sancte Marie et la présence des évêques eux-mêmes. Cette circulation et les points de cristallisation du pouvoir épiscopal en certains lieux représentent la construction d’une géographie symbolique dont le caractère est essentiellement mouvant. Il ne s’agit en effet que rarement de lieux de pouvoir « définitifs », mais d’une structure évolutive qui répond aux problèmes du moment, en privilégiant le lien entre les charges ecclésiastiques, la disposition des biens patrimoniaux et la spatialisation du sacré. Quel est le résultat quant à la hiérarchisation de l’espace ? Il me semble que la première moitié du IXe siècle voit se mettre en place à Freising d’une part la reconnaissance de la cité comme le lieu incontesté du pouvoir de l’évêque, d’autre part la multiplication des lieux de pouvoir épiscopaux dans un espace relativement restreint et sous la forme d’un échange permanent entre pouvoir aristocratique et pouvoir épiscopal, échange qui permet d’actualiser sans cesse le réseau familial, au sens très large, sur lequel s’appuient les évêques de Freising jusqu’à Erchanbert. Si cette organisation produit une hiérarchisation, je pense qu’il faut la comprendre comme la distinction entre les sièges du pouvoir aristocratique comme celui du comte Ratold qui intègrent, à grand renfort de publicité, le patrimoine épiscopal et se trouvent de ce fait radicalement transformés dans leur nature même, et ceux qui, pour différentes raisons, restent en-dehors de ce mouvement et ne bénéficient pas des avantages que représentent le fait d’appartenir à l’Église. On trouve là, me semble-t-il, un des moyens d’action visant à réaliser le projet global et hiérarchique qui était celui de l’empire carolingien, impliquant l’inclusion des groupements qui assuraient l’équilibre social au plan local90 et produisant aussi une hiérarchisation des lieux de pouvoir dans l’espace.

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R. Le Jan, « Réseaux de parenté,…», op. cit., p. 108.

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IIE PARTIE

VIVRE À LA FRONTIÈRE

CHAPITRE IX ÉTRANGERS PAR LA FOI, ÉTRANGERS PAR LA LANGUE : LES MISSIONNAIRES DU MONDE GERMANIQUE À LA RENCONTRE DES PEUPLES PAÏENS

À

partir du VIIIe s., un vaste espace de mission s’ouvre au nord et à l’est du monde germanique, touchant des peuples plus ou moins familiers aux missionnaires qui viennent, pour la plupart, des églises épiscopales et des monastères de Germanie, et qui s’appuient sur la politique expansionniste des souverains carolingiens d’abord, ottoniens et saliens ensuite. La rencontre entre missionnaires chrétiens et peuples païens, slaves, hongrois ou scandinaves pour l’essentiel, nous est surtout connue par les vies des saints évangélisateurs et par les récits à la gloire des Églises en charge de la mission, qui émanent quasiment tous des Églises du monde germanique : elles nous livrent donc surtout des informations sur la manière dont les missionnaires percevaient les peuples païens. Il est bien entendu que de tels textes n’ont pas pour vocation de décrire explicitement les païens mais qu’ils tendent d’abord à glorifier la figure du saint missionnaire par rapport au pôle, forcément négatif, que représente le paganisme. Mais ils témoignent aussi de réels contacts entre les deux mondes qu’on peut évaluer aussi au travers de textes comme la Conversion des Bavarois et des Carinthiens1, la Chronique2 de Thietmar de Mersebourg, l’Histoire des archevêques de Hambourg3 d’Adam de Brême 1 H. Wolfram (éd.), Conversio Bagoariorum et Carantanorum. Das Weissbuch der Salzburger Kirche über die erfolgreiche Mission in Karantanien und Pannonien, Vienne-Cologne-Graz, 1979. Ce texte a été composé sur l’ordre de l’archevêque de Salzbourg à la fin du IXe s. 2 Thietmar de Mersebourg, Chronicon, Holtzmann-Trillmich (éd.), Darmstadt, 1957. Ce texte a été écrit par l’évêque Thietmar, issu de l’aristocratie d’empire, entre 1012 et 1018. Sur Thietmar, voir aussi chap. XVI. 3 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae pontificum, B. Schmeidler (éd.) (MGH Script. in us. schol. 2), Hanovre-Leipzig, 1917. Adam, qui a sans doute fait partie du chapitre cathédral de Brême, a composé son « Histoire des archevêques de Hambourg » sur l’ordre de l’archevêque Adalbert entre 1066 et 1076. Il est contemporain d’une partie des faits qu’il raconte et utilise les informations données par le roi des Danois Sven Estridsen. Sur cette œuvre on peut se rapporter à l’étude classique de l’éditeur du manuscrit, B. Schmeidler, «  Zur Entstehung und zum Plan der hamburgischen Kirchengeschichte Adams von

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et la Chronica Slavorum4 d’Helmold de Bosau qui n’ont pas de caractères spécifiquement hagiographiques. C’est à partir de ces textes et de quelques vies de saints missionnaires, échelonnés entre le IXe et le XIIe s., que je voudrais essayer de définir en quoi et par quels critères les peuples païens rencontrés ont été présentés comme des étrangers. Étrangers par la foi Or précisément, le premier critère d’étrangeté est celui de la nonappartenance au christianisme : le véritable étranger est d’abord celui qui est « étranger par la foi », le paganisme étant défini comme un ensemble de pratiques, plus que de croyances, qui soulignent le caractère barbare, voire monstrueux, de ceux qui s’y adonnent. Ainsi dans la Chronica Slavorum du prêtre Helmold de Bosau, compilée au milieu du XIIe s. à partir de sa propre expérience et de textes plus anciens, trouve-t-on de nombreux thèmes afférents à la barbarie : les chefs slaves sont réputés se conduire comme des bêtes sauvages (truculentae bestiae), ils pratiquent « le sacrifice des bœufs et des moutons mais aussi des chrétiens dont le sang réjouit particulièrement leurs dieux5 » ; ils torturent les chrétiens qui tombent entre leurs mains en déroulant leurs viscères autour d’un pieu avant de les crucifier en dérision du sacrifice du Christ, et, s’ils ne se rendent pas directement coupables de cannibalisme, on note que leurs prêtres boivent le sang des victimes abattues dans les sacrifices pour rendre des oracles plus efficaces6. Helmold s’étonne même qu’ils soient capables de se comporter avec humanité : lorsque le roi Harald, blessé dans une bataille contre son fils Sven qui l’a chassé du trône, se réfugie dans la cité slave

Bremen », dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 50, 1935, p. 221228 et désormais H.W. Goetz, « Constructing the Past: Religious dimension and historical consciousness on Adam of Bremen’s Gesta », dans L.B. Mortensen (éd.), The Making of Christian Myths of the Periphery in the Latin Christendom (c. 1000-1300), Copenhague, 2006, p. 17-51. 4 Helmold de Bosau, Chronica Slavorum, H. Stoob (éd.), Darmstadt, 1963. Helmold était prêtre et a vécu dans l’entourage de l’évêque Gérold d’Oldenbourg au milieu du XIIe s. Voir désormais D. Fraesdorff, Der barbarische Norden : Vorstellung und Fremdheitskategorien bei Rimbert, Thietmar von Merseburg und Adam von Bremen, Berlin, 2005. 5 La pratique du sacrifice humain est d’ailleurs bien attestée par toutes sortes de sources, cf. L.P. Slupecki, « Au déclin des dieux slaves » dans M. Rouche (dir.), Clovis, histoire et mémoire. Le baptême de Clovis, son écho à travers l’Histoire, Paris, 1997, p. 289-314, ici p. 309. 6 Helmold de Bosau, Chronica Slavorum cap. 52, op. cit., p. 196-197.

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de Vineta, le chroniqueur note  : «  contre toute attente, puisque c’étaient des barbares, il fut reçu avec humanité7 ». Les païens ne sont donc pas entièrement des hommes et sont parfois décrits comme des animaux : dans les deux versions de la Vita de saint Adalbert de Prague, dont l’une est probablement d’origine italienne8 tandis que l’autre est due à Brunon de Querfurt, les Prutènes sont explicitement désignés comme des chiens féroces qui montrent les crocs en un rictus menaçant9, voire, chez Brunon, comme des hommes à têtes de chiens10. On trouve là, sans nul doute, une réminiscence scripturaire, tirée à la fois de l’Ancien Testament qui désigne volontiers les païens comme des chiens, animal méprisable à cause de sa servilité et de son caractère charognard11, et à l’ensemble des textes exégétiques par exemple le De universo de Hraban Maur qui donne plusieurs significations pour le chien, lequel peut représenter le diable, mais aussi les Juifs ou les Gentils12, interprétation s’appuyant en particulier sur Matthieu qui proclame : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens » (7, 6) et « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens » (15, 26), les chiens étant ici les Chananéens. On peut aussi penser que ce thème du païen « à la tête de chien » plonge ses racines dans la plus haute Antiquité qui croit en l’existence de peuples cynocéphales13, parfois situés à l’extrême nord du monde connu, au bord de la Baltique. Ainsi la Cosmographie d’Aethicus Ister, dont l’auteur est très probablement l’évêque irlandais Virgile de Salzbourg, celui-là même qui a impulsé la première mission chez les 7

Ibid., p. 82 : Ubi preter spem, quia barbari erant, humane receptus... J. Karwasinska, Les trois rédactions de la Vita Prima de saint Adalbert (Accademia Polacca di Scienze e Lettere, fasc. 9), Varsovie, 1958. 9 Vita prior, J.  Karwasinska (éd.), Monumenta Poloniae Historica, IV, 1, Varsovie, 1962, cap. XXVIII, p. 42 : ... Congregat se undique iners vulgus et quid de illo foret acturus, furibundo et canino rictu exspectant. 10 Vita posterior, ibid., IV, 2, cap. XXV, p. 31 : … circumstant subito celicolam virum longo agmine capita canum. Pandant cruentos rictus, interrogant unde esset ?... Lupi sanguinem siciunt, minantur mortem, quare ad eos portet vitam. 11 Par ex. 2 Sam. 3, 8 et 16, 9. Sur ce thème, voir E. Kalt, Biblisches Reallexikon, I, Paderborn, 1931, p. 812-813. 12 Hraban Maur, De universo VIII, 1, PL 111, col. 224 : Canis autem diversos significationes habet. Nam aut diabolum vel Judaeum, sive gentilem populum significat. [...] Canes, populus gentium, ut in Evangelio : Non est bonum sumere panem filiorum, ut mittere canibus. (Math. 15,26) 13 On trouvera une bonne synthèse dans C. Lecouteux, « Les Cynocéphales. Étude d’une tradition tératologique de l’Antiquité au XIIe s. », dans Cahiers de civilisation médiévale, 24, 1981, p. 117-128 et une mise au point dans J. Voisenet, Bestiaire chrétien. L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe s.), Toulouse, 1994, p. 295-296. Sur ce thème, voir chap. X. 8

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Carinthiens, décrit les Cynocéphales du nord de l’Europe comme l’antithèse des peuples civilisés et christianisés14 : ils mangent des bêtes immondes, comme les souris et les taupes, ils ne savent pas construire de maisons mais vivent dans les forêts et les marécages, ils ignorent Dieu mais rendent un culte aux démons et aux augures et, bien sûr, ils n’ont pas de roi15. Si on a affaire ici à un développement touchant des peuples imaginaires, je ne crois pas inutile de rappeler qu’il existe d’autres sources, de nature diverse, qui reviennent sur le motif des Slaves païens semblables à des chiens. On retrouve en effet le chien-païen dans une parabole rapportée par la Conversion des Bavarois et des Carinthiens, texte rédigé à la fin du IXe s. pour défendre la mission organisée par les archevêques de Salzbourg dans les territoires slaves frontaliers de la Bavière. Voici comment Ingo, dont on discute encore pour savoir s’il était un des chefs de la mission ou un prince slave converti, recevait en Carinthie à la fin du VIIIe s. : Il invitait à sa table les esclaves chrétiens tandis qu’il faisait asseoir leurs maîtres incroyants à l’extérieur, comme s’ils étaient des chiens, et leur faisait servir du pain, de la viande et du vin dans de la vaisselle noire (d’argile). Pour les esclaves, il faisait dresser la table avec des coupes dorées. Alors, les grands qui étaient dehors, l’interrogèrent en disant : « Pourquoi nous traites-tu ainsi ? » Et lui répondit : « Vous n’êtes pas dignes, avec vos corps impurs, de manger (communicare) avec ceux qui ont été lavés par l’eau du baptême, mais vous devez prendre votre nourriture dehors, comme des chiens. »16

Il est possible que cet épisode réutilise le motif qu’on trouve déjà dans la chronique de Frédégaire où l’on voit un ambassadeur de

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C’est aussi l’interprétation qu’en donne H. Löwe, « Salzburg als Zentrum literarischen Schaffens im 8. Jahrhundert », dans Mitteilungen der Gesellschaft für Salzburger Landeskunde 115, 1975, p. 114-143, ici p. 126. 15 Aethicus Ister, Cosmografia, O. Prinz (éd.), MGH (Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters 14), Munich, 1993, p. 115 : Idem gentiles nudatis cruribus incedunt, crines nutriunt oleo inlitas aut adipe fetore nimium reddentes, spurcissimam vitam ducentes, immundarum quatrupediarum inlicita comedent, mus, talpas et reliqua. Aedificia nulla condigna travis cum tentoriis filteratis utentes, silvestria loca et devia, paludes et harundinosa, pecora nimium et avium copia oviumque plurimarum, ignorantes deum, demonia et auguria colentes, regem non habent... 16 Conversio Bagoariorum et Carantanorum, op. cit., cap. 6, p. 46 : Vere servos credentes secum vocavit ad mensam et, qui eorum dominabantur infideles, foris quasi canes sedere fecit ponendo ante illos panem et carnem et fusca vasa cum vino, ut sic sumerent victus. Servis autem staupis deauratis propinare iussit. Tunc interrogantes primi deforis dixerunt : cur facis nobis sic ? At ille : Non estis digni, non ablutis corporibus, cum sacro fonte renatis communicare, sed foris domum ut canes sumere victus. Sur le personnage d’Ingo, ibid. p. 102.

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Dagobert répliquer au prince slave Samo « qu’il est impossible à des chrétiens et à des serviteurs de Dieu de sceller une amitié avec des chiens17 ». Cependant le passage de la Conversio réactualise surtout la parabole du banquet des Justes18, en y ajoutant la figure du chien qu’on trouve peu dans les textes scripturaires19. Une autre occurrence est à l’origine de la grande révolte des Slaves déclenchée en 983 contre les Saxons qu’Adam de Brême, repris par Helmold de Bosau, attribue à une injure proférée contre le prince slave Mistivoj : alors que le duc Bernard avait promis sa nièce en mariage à ce prince, lorsque Mistivoj réclama sa fiancée, le marchio Dietrich s’interposa « proclamant qu’on ne pouvait pas donner une parente (consanguinea) du duc à un chien20 ». Mistivoj ameute alors tous les peuples qui habitaient à l’est de la cité de Réthra et leur raconte que les Saxons traitent les Slaves de chiens21. Il s’ensuit la dévastation de toutes les églises situées au-delà de l’Elbe, accompagnée de la mise à mort de tous les prêtres et d’une bonne partie des chrétiens. Doit-on penser qu’il n’y avait là que des chrétiens saxons ? Parmi les 60 prêtres d’Oldenbourg dont Helmold raconte qu’ils ont été d’abord épargnés en vue du martyre tandis que tous les autres habitants avaient été abattus comme du bétail22, il faut bien reconnaître à la fois des Slaves et des Saxons. La riposte à l’offense proférée est tournée contre tous les chrétiens, quelle que soit leur origine

17 Fredegarii Chronicorum Liber Quartus, J.M. Wallace-Hadrill (éd.), Londres, 1960, IV, 68, p. 56-57 : Non est possebelem ut christiani et Dei servi cum canebus amicicias conlocare possint. A.  Jaksch, «  Fredegar und die Conversio Carantanorum  », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung 41, 1926, p. 44-45, a déjà indiqué la parenté entre les deux textes. 18 Notons par ailleurs que le pénitentiel de Cummean en usage en Bavière interdit aux baptisés de manger à la même table que les catéchumènes et les païens  : Poenitentiale Cummeani Exscarpsus, I, 34, H.J. Schmitz (éd.), Die Bussbücher und die Bussdiziplin der Kirche I, Graz, 1958, p. 541 : Catecumeni manducare non debent cum baptizatis neque gentiles. 19 Voir toutefois Apoc. 22, 15 (c’est-à-dire les dernières paroles de l’Apocalypse) : « Dehors les chiens, les sorciers, les impurs, les assassins, les idolâtres et tous ceux qui se plaisent à faire le mal. » 20 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificorum, op. cit., II, 42, p. 102 : Cumque filius ducis Slavanicii pollicitam mulierem expeteret, Theodericus marchio intercepit consilium, consanguineam ducis proclamans non dandam esse cani. Ce passage est repris dans les mêmes termes par Helmold, Chronica Slavorum, op. cit., 16, p. 86. 21 Helmod, ibid. : Et hoc dicens, reversus est in Slavia, et primo omnium transivit in civitatem Rethre, quae est in terra Luticiorum, convocatisque omnibus Slavis, qui ad orientem habitant, intimavit eis illatam sibi contumeliam, et quia Saxonum voce Slavi canes vocentur. Ce passage ne se trouve pas dans Adam de Brême. 22 Ibid., p. 88 : Sexaginta igitur presbiteri, ceteris more pecudum obtruncatis, ibi ad ludibrium servati sunt.

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« ethnique », et la barbarie dont les Slaves se montrent capables est d’autant plus grande qu’ils sont éloignés des foyers de christianisme : ainsi les Liutizes, ceux-là mêmes que le prince Mistivoj va chercher in orientem, et considérés comme les plus féroces, sont ceux qui résisteront le plus longtemps à la christianisation. Étrangers par la langue Seule l’irruption du christianisme par la voix du missionnaire-prédicateur peut révéler à tous ces païens, qui ne sont pas encore complètement des hommes, leur propre humanité qui s’accomplira dans le baptême. Et justement, toute la difficulté est de parler à ces barbares pour leur faire comprendre le message du Christ : la première barrière qui se dresse matériellement entre le missionnaire et le peuple qu’il veut évangéliser est la barrière de la langue qui rend si difficile la prédication. Ainsi, lorsqu’Ansgar décide de quitter son monastère de Corvey pour prendre en charge la première mission envoyée en Scandinavie sur l’ordre de Louis le Pieux, ses frères protestent contre ce projet « d’abandonner sa patrie et ses proches, les frères avec qui il a été élevé et leur très douce affection, pour se diriger vers des nations étrangères et converser avec des ignorants et des barbares23 ». L’idée la plus couramment exprimée dans des textes de toute nature est que ces païens, qui parlent des langues épouvantables24, ne comprennent rien : ainsi dans le « compte rendu » qu’il donne de la conférence épiscopale, réunie sur les rives du Danube pour organiser la mission dans la nouvelle zone orientale ouverte par la victoire de Charlemagne sur les Avars en 796, Paulin d’Aquilée déclare : « Car ce peuple stupide et déraisonnable, ignorant et illettré n’accède que tardivement et avec beaucoup de difficultés à la connaissance des sacrés mystères…25 » Tout missionnaire est en effet convaincu de la nécessité d’expliquer, d’enseigner la Parole, théoriquement avant et après le baptême

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Vita Anskarii, MG SS II, cap. 7, p. 696 : ... publice protestarentur [...] quod scilicet relicta patria et propinquis suis, fratrum quoque, cum quibus educatus fuerat, dulcissima affectione, alienas vellet expetere nationes, et cum ignotis ac barbaris conversari. 24 Par ex. Brunon de Querfurt, Lettre à Henri  II, G.  Györffy (éd.), Diplomata Hungariae Antiquissima I, Budapest, 1992, n° 7, p. 44 : (à propos des Petchénègues) : ... occurunt vulgus innumerum cruentis oculis et levaverunt clamorem horribilem... 25 Conventus episcoporum ad ripas Danubii anno 796, MG Concilia II, 1, n° 20, p. 174: Haec autem gens bruta et inrationabilis vel certe idiotae et sine litteris tardior atque laboriosa ad cognoscenda sacra mysteria invenitur

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comme le rappelle Paulin dans le même texte, pour s’opposer aux méthodes « terroristes » employées par Charlemagne lors de la christianisation de la Saxe : « Le Christ n’a pas dit aux Apôtres : Allez et baptisez, il a dit : Allez, enseignez et baptisez !26 » Pour ce faire, il s’agit de trouver des missionnaires capables de prêcher dans la langue du pays, ce qui, sans doute, n’était pas facile, mais peut-être pas aussi compliqué que nous l’imaginons. Rappelons en effet que la société du haut Moyen Âge est à beaucoup d’égards une société de multilinguisme : je prendrai pour seul exemple le diocèse de Salzbourg dans la seconde moitié du VIIIe s. sous l’épiscopat de l’Irlandais Virgile27. Dans cette région, outre la population bavaroise de langue germanique, subsiste un important substrat de population romane qui parle une langue qu’on appelle par convention le ladin ou le rhéto-roman. La situation générale est donc celle du bilinguisme roman-germanique, dans la mesure où il n’existe pas de frontière linguistique mais seulement des isolats, à quoi il faut ajouter les populations slaves en Carinthie et, après 796, des populations avars. Virgil, qui est irlandais et parle donc une langue celtique, arrive là avec un ensemble de compagnons irlandais comme lui, et ils pratiquent comme langue « véhiculaire »... le latin28. Tout cela ne semble guère avoir affecté les efforts menés par ce même Virgile en vue de l’évangélisation, notamment celle des populations slaves pour lesquelles il fallut créer tout un vocabulaire permettant de traduire des concepts totalement étrangers à l’ancienne religion slave : le péché, la grâce, le Saint Esprit, l’enfer, etc., termes qu’on retrouvera dans les plus anciens textes écrits en glagolithique29. Le premier chorévêque envoyé chez les Slaves de Carinthie par Virgile, Modestus, était soit

26 Ibid. : Dominus praecipiat discipulis suis dicens : Ite, docete omnes gentes, baptizantes eos in nomine patris et filii et Spiritu sancti... 27 O. Kronsteiner, « Virgil als geistiger Vater der Slawenmission und der ältesten slawischen Kirchensprache », dans H. Dopsch (éd.), Virgil von Salzburg. Missionar und Gelehrte, Salzburg 1985, p. 122-128. 28 Il nous est aujourd’hui difficile de penser cette situation de multilinguisme « naturel » dans le cadre de populations qui sont largement analphabètes  : on n’apprend pas les langues étrangères dans des livres, mais on pratique couramment trois ou quatre langues, plus ou moins bien sans doute. On peut faire un parallèle avec la situation linguistique de l’Afrique précoloniale, telle que la décrit Amadou Hampâté Bâ dans Amkoullel, l’enfant peul, Paris, 1991. 29 Le langage courant de l’Église slave occidentale a été formé essentiellement par la mission bavaroise comme l’a démontré A. Gieysztor, « Le fonctionnement des institutions ecclésiastiques rurales en Bohème, Pologne et Hongrie aux Xe-XIe s. », dans Settimane di studio sull’alto medioevo, 28/2, Spolète, 1980, p. 925-954.

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d’origine irlandaise30, soit d’origine romane : il développa à MariaSaal un véritable « centre de formation » pour les missionnaires de Carinthie où, vraisemblablement, on apprenait aussi les langues slaves31. Aux Xe et XIe siècles, il est probable qu’on pouvait apprendre des rudiments de langue slave dans les écoles cathédrales de Ratisbonne, de Magdebourg et de Bamberg. Une autre solution consiste à utiliser comme prédicateur des autochtones qui ont été élevés dans une église  : c’est le cas d’un Danois, nommé Ansfrid, élevé par l’archevêque Ebbon de Reims que l’évêque Gauzbert envoya évangéliser les Suédois32. Mais ces jeunes gens ne devaient pas s’acculturer au point d’oublier leur langue maternelle33. À la fin du Xe s. l’archevêque Adalbert de Hambourg renonça à aller lui-même évangéliser les Orcades et l’Islande ; car, selon Adam de Brême, « le très sage roi des Danois vint le détourner de ce dessein, lui exposant que les barbares seraient plus aisément convertis par des hommes parlant leur propre langue et partageant leurs mœurs que par des inconnus ignorant leurs coutumes et n’en faisant point de cas.34 » S’adapter aux usages des païens ? Pour tourner les difficultés de la communication verbale, mais surtout parce que c’était le meilleur moyen de frapper les imaginations, les missionnaires tentaient aussi de convaincre par le signe, plus que par le discours. Cela supposait aussi qu’on était capable d’entrer

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Hypothèse défendue par H.D. Kahl, « Zwischen Aquileia und Salzburg. Beobachtungen und Thesen zur Frage romanischen Restchristentums im nachvölkerwanderungszeitlichen Binnen-Noricum », dans H. Wolfram (éd.), Die Völker an der mittleren Donau im 5. und 6. Jht, Vienne, 1980, p. 61-81. 31 Sur Modestus et Maria-Saal, Fr. Zagiba, Das Geistesleben der Slaven im frühen Mittelalter, Vienne-Cologne-Graz, 1971, p. 81-85. 32 Vita Anskarii, MG SS II, cap. 33, p. 716 : ... praedictus venrabilis Gauzbertus episcopus ad gentem Suevum quondam misit presbyterum, nomine Ansfridum, qui ex gente Danorum oriundus a domino Ebone ad servitium Domini educatus fuerat. Dans le même passage il est question de l’ordination d’un prêtre Rimbert ex gente quoque Danorum progenitum. 33 La Legenda christiani rapporte par exemple que le prince tchèque Strojmir ne comprenait plus son peuple en raison de son trop long séjour à la cour du roi de Germanie. C’est pourquoi on lui préféra son frère Borivoj qui s’était exilé à la cour du prince des Moraves et avait donc continué à pratiquer la langue slave. Cf. Legenda Christiani : Vita et passio sancti Wenceslai et sancte Ludmilae ave eius, J. Ludvikovski (éd.), Prague, 1978, cap. II, p. 22. 34 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificorum, op. cit., III, 72, p. 220 : … qui dixit ei barbaras gentes facilius posse converti per homines suae linguae morumque similium quam per ignotas ritumque nationis abhorrens personas.

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en contact – sans forcément se laisser massacrer tout de suite – avec ces païens féroces, et pour ce faire, il fallait accepter certaines de leurs coutumes : ainsi l’archevêque Adalbert de Hambourg parvient-il à gagner l’amitié du roi des Danois à force de largesses et de festins, et, raconte Adam de Brême, « finalement, comme c’est la coutume chez les Barbares, ils fêtèrent ensemble, par un banquet de huit jours, le pacte qu’ils avaient conclu. On régla de nombreuses questions relatives aux affaires ecclésiastiques, on s’accorda sur les garanties offertes aux chrétiens et sur la conversion des païens.35 » La participation des ecclésiastiques en charge de la mission aux banquets des païens est bien attestée par de nombreuses sources, alors qu’il faut rappeler qu’en droit canonique les prêtres n’ont pas le droit de ripailler, même avec les fidèles. Mais ces banquets pouvaient être aussi le lieu d’une prédication efficace. Ainsi, Widukind de Corvey raconte qu’un clericus, nommé Poppon, s’était disputé avec les grands du roi des Danois au cours d’un banquet36 : ces derniers, sans nier la puissance de Jésus-Christ, ce qui incite à penser qu’ils étaient plus ou moins convertis, voire baptisés, prétendaient que les dieux danois étaient plus forts que le Christ37. Sur l’ordre du roi Harald, le débat fut tranché par une ordalie à laquelle Poppon se soumit volontiers : il porta le fer incandescent aussi longtemps que le roi le demanda sans en être blessé. Cette manière de faire comporte cependant un danger. Si on convainc les peuples païens de la supériorité du Christ sur leurs propres dieux – et ce motif dit « du dieu le plus puissant » est un « classique » de la littérature hagiographique – les autres dieux, pour être moins forts, n’en continuent pas moins à exister : ainsi le roi Géza de Hongrie – le père de saint Étienne – continue-t-il à sacrifier aux idoles après son baptême, tout en assistant à la messe de manière à obtenir le plus de protection possible, ainsi qu’il l’explique avec une

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Adam de Brême, ibid., III, 18, p. 161 : Denique sicut mos est inter barbaros, ad confirmandum pactum federis opulentum convivium habetur vicissim per VIII dies. De multis rebus ecclesiasticis ibi disponitur ; de pace christianorum, de conversione paganorum ibi consulitur. 36 Sur les nombreux textes à la fois scandinaves et continentaux qui rapportent l’ordalie de Poppon et leurs relations de dépendance, Cl. Frh. von Schwerin, « Das Gottesurteil des Poppo », dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Germ. Abt. 58, 1938, p. 69-107. 37 Widukind, Res gestae Saxonicae, III, 65, A. Bauer et R. Rau (éd.), Darmstadt, 1971, p. 168 : Contigit autem altercationem super cultura deorum fieri in quodam convivio rege presente, Danis affirmantibus Christum quidem esse deum, sed alios eo fore maiores deos, quippe qui potiora mortalibus signa et prodigia per se ostenderent. Voir chap. XI.

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certaine candeur à l’évêque qui lui en fait reproche38. Polythéistes par essence, ou par définition, les peuples païens étrangers sont toujours prêts à retourner aux idoles auxquelles ils sont identifiés39 : ainsi au XIIe s. Helmold de Bosau croyait-il, sur la foi d’une tradition orale, que le dieu des Rugiens appelé Sventevit était issu d’une dévotion primitive à saint Guy (Veit), qui aurait été apporté par des missionnaires de Corvey à l’époque de Louis le Pieux, puis transformé en idole monstrueuse par les populations locales40. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et que Sventevit était probablement une hypostase du dieu Perun, le principal dieu du panthéon slave41. Mais ce qui nous importe, c’est qu’Helmold, qui était prêtre, et sans doute beaucoup d’autres avec lui, l’aient cru. Or la conclusion d’Helmold est qu’en agissant de la sorte, les païens sont tombés dans une erreur pire que la précédente, « servant la créature au lieu du Créateur » ; mais il précise aussi qu’aux yeux des Slaves, Sventevit était le premier de tous les dieux, « plus illustre dans la victoire, et plus efficace pour exaucer les vœux42 ». Les Rugiens n’avaient pas compris le message du Christ, mais ils avaient retenu le motif du dieu le plus fort pour l’appliquer à leur nouvelle idole, rejetée par Helmold au rang des « superstitions ». Les voies de l’acculturation Ces païens ont donc le redoutable pouvoir de rendre étranger aux chrétiens leur propre Dieu s’ils n’y prennent garde. Leur intégration définitive dans la Chrétienté a pu, pour certains peuples slaves du

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Thietmar de Mersebourg, Chronicon, op. cit., VIII, 4, p. 444 : Hic Deo omnipotenti variisque deorum inlusionibus immolans, cum ab antistite suo ob hoc accusaretur, divitem se et ad haec facienda satis potentem affirmavit. 39 Sur l’identification des païens à leurs idoles et sur l’aspect « national » du paganisme, J.  Banaszkiewicz, «  Origo et religio  : versio germano-slavica ou Des manières dont se construit l’identité communautaire dans le haut Moyen Âge  : vestiges modèles et leur affabulation » dans Clovis, histoire et mémoire…, op. cit., p. 315-328. 40 Helmold de Bosau, op. cit., cap. 108, p. 372 : Tenuis autem fama commemorat Lodewicum Karoli filium olim terram Rugianorum obtulisse beato Vito in Corbeia, eo quod ipse fundator extiterit cenobii illius […] Postmodum vero, ubi Rugiani, mutatis rebus a luce veritatis aberrarunt, factus est error peior priore ; nam sanctum Vitum, quem nos servum Dei confitemur, Rugiani pro deo colere ceperunt, fingentes ei simulacrum maximum, et servierunt creaturae pocius quam creatori. 41 L.P. Slupecki, « Au déclin des dieux slaves », op. cit., p. 292 qui cite la bibliographie afférente. 42 Helmold de Bosau, op. cit., cap. 108, p. 372 : Adeo autem haec superstitio apud Ranos invaluit, ut Zuantevith deus terrae Rugianorum inter omnia numina Slavorum primatum obtinuerit, clarior in victoriis, efficacior in responsis.

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étrangers par la foi, étrangers par la langue

Nord, durer plusieurs siècles, ponctués d’aller-retour entre conversion plus ou moins forcée et réaction païenne. Aussi longtemps qu’ils n’ont pas été pleinement chrétiens, ils sont restés des étrangers, plus ou moins féroces, plus ou moins en marge de l’humanité comme le montrent les descriptions sévères des Liutizes, païens alliés à l’empereur Henri II contre les Polonais chrétiens de Boleslaw le Vaillant, au grand scandale de la plupart des hommes d’Église, en particulier Thietmar de Mersebourg43 et Brunon de Querfurt44. Le succès de la mission suppose donc une certaine acculturation des peuples convertis45, qui permet de les inclure dans la Chrétienté et de ne plus les considérer radicalement comme des étrangers : la société chrétienne impose ses modes de vie et une partie de son organisation politique aux nouveaux peuples convertis, même s’ils ne sont pas nécessairement conquis ou annexés. Le domaine le plus visible est celui de l’organisation politique, qui explique en bonne partie le succès de la christianisation, soutenue par les élites politiques capables de l’utiliser à leur profit, comme on l’a montré dans le cas de Vladimir de Kiev46. Pour rester dans le domaine occidental, on peut citer les exemples bien connus de saint Étienne de Hongrie et de Mieszko Ier en Pologne, les deux grands fondateurs d’États chrétiens soutenus par l’empereur Otton III dans le cadre de la constitution de royaumes chrétiens plus ou moins vassaux de l’empire. En s’appuyant sur le christianisme et sur la tradition royale héritée des Carolingiens, ils opèrent une véritable « mise en ordre » de la société qui passe, notamment par l’élaboration de codes de lois47, par l’établissement

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Thietmar de Merseburg, op. cit., VI, 23, p. 266 : Quamvis autem de hiis (les Liutizes) aliquid dicere perhorrescam, tamen, ut scias, lector amate, vanam eorum supersticionem inanioremque populi iustus executionem, qui sint vel unde huc venerint, strictim enodabo. 44 Brunon de Querfurt, Lettre à Henri II, op. cit. : Qua fronte coeunt sacra lancea et qui pascuntur humano sanguine, diabolica vexilla ? Non credis peccatum, o rex, quando christianum caput – quod nefas est dictu – immolatur sub demona vexillo ? Sur les conceptions de Brunon, H.D. Kahl, « Compellere intrare. Die Wendenpolitik Bruns von Querfurt im Lichte hochmittelalterlichen Missions- und Völkerrechts » dans H. Beumann (dir.), Heidenmission und Kreuzzugsgedanke in der deutschen Ostpolitik des Mittelalters, Darmstadt, 1963, p. 177-274. 45 A. Dierkens, « Pour une typologie des missions carolingiennes », dans Problèmes d’Histoire du Christianisme 17, 1987, p. 77-93, ici p. 85. 46 Voir la mise au point dans J.-P. Arrignon, « Le baptême de Vladimir », dans Clovis, histoire et mémoire…, op. cit., p. 411-417. 47 Cf. en part. le rôle de législateur de saint Étienne de Hongrie dont le code de lois est parvenu jusqu’à nous, J.  von  Sawicki, «  Zur Textkritik und Entstehungsgeschichte der Gesetze König Stefans des Heiligen », dans Ungarische Jahrbücher 9, 1929, p. 395-425.

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aux marges du monde germanique

de résidences royales48 et par le découpage du territoire qu’ils contrôlent en diocèses, regroupés en une province ecclésiastique qui manifeste l’indépendance spirituelle du royaume49. À un plus petit niveau, on constate que le processus d’acculturation est effectivement conduit par les élites, vecteurs les plus efficaces de la nouvelle religion chrétienne. L’histoire du prince des Abodrites, Gottschalk († 1066), que nous rapporte Adam de Brême, est un cas qui illustre bien cet aspect. Gottschalk, fils d’un prince slave et d’une Danoise, avait été élevé au monastère Saint-Michel de Lünebourg où il étudiait les lettres, lorsqu’il apprit que son père avait été assassiné par un Saxon : « emporté par la colère, il abandonna ensemble ses études et sa foi, et prit les armes. Il traversa l’Elbe et fit cause commune avec les Vinules ennemis de Dieu. Avec leur aide, il porta la guerre contre les chrétiens et, pour venger son père, en aurait, dit-on, massacré plusieurs milliers.50 » Le duc de Saxe, Bernard, finit par le capturer et l’envoya en exil chez le roi danois, Knut le Grand, qu’il accompagna en Angleterre. Quinze ans plus tard, Gottschalk revint sur le continent, épousa la fille du roi des Danois et prit le pouvoir au-delà de l’Elbe en s’imposant par les armes contre les Slaves païens. Car entre-temps, revenu à la foi catholique, il restaura toutes les églises au-delà de l’Elbe, avec le soutien de l’archevêque Adalbert de Hambourg : « Pieux et craignant Dieu, Gottschalk honorait Hambourg comme il l’eût fait d’une mère. Jamais il n’y eut prince plus puissant ni plus dévoué à la propagation de la religion chrétienne de ce côté-ci du pays slave. On dit que, en sa qualité de serviteur du clergé, le prince Gottschalk brûlait de tant de zèle que, sans se soucier de son rang, il prêcha souvent le peuple dans les églises, désireux d’expliquer en langue slave ce que disaient savamment évêques et prêtres.51 »

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T. Dunin-Wasowicz, « Autour du baptême de Mieszko Ier de Pologne », dans Clovis, histoire et mémoire…, op. cit., p. 369-385. 49 Sur le rôle des provinces ecclésiastiques conçues comme un nombre parfait de douze diocèses dès leur fondation, H. Fuhrmann, « Provincia constat duodecim episcopatibus », dans Studia Gratiana, 11, 1967, p. 391-404. 50 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificorum, op. cit., II, 66, p. 126 : … comperta morte parentis, ira et furore commotus, reiectis cum fide litteris arma corripuit amneque transmisso inimicis Deise coniunxit Winulis. Quorum auxilio christianos impugnans multa milia Saxonum prostrasse dicitur in patris vindictam. 51 Adam de Brême, ibid., III, 20, op. cit., p. 163 : … Quorum mediastinus princeps Goteschalcus dicitur tanto religionis arsisse studio, ut oblitus ordinis sui frequenter in ecclesia sermonem exhortationis ad populum fecerit, ea, quae mystice ab episcopi dicebantur vel presbyteris, ipse cupiens Slavanicis verbis reddere planiora.

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étrangers par la foi, étrangers par la langue

On est ici dans le cas d’une famille de l’aristocratie slave christianisée et alliée des Saxons52, dont les membres agissent comme des « passeurs culturels » entre l’empire, le monde scandinave et le monde slave. Cherchant à imiter les modèles polonais et tchèque, Gottschalk s’appuie à la fois sur le réseau des églises qu’il reconstitue avec l’aide de l’archevêque de Hambourg et sur un réseau de castra qui divise le pays en districts. Il crée ainsi un pouvoir « centralisé » contre lequel luttent certaines familles de l’aristocratie abodrite qui s’appuie sur les populations restées païennes aux alentours, notamment les Liutizes53. En 1066, une nouvelle révolte des Slaves païens renversa Gottschalk qui fut assassiné, toutes les églises furent à nouveau détruites, une grande partie des chrétiens fut massacrée54 et les Slaves abodrites retournèrent une nouvelle fois au paganisme, c’est-à-dire d’abord à une forme d’organisation politique « tribale », en tout cas beaucoup moins centralisée. Gottschalk, fils d’un Slave et d’une Danoise, chrétien qui a renié sa foi pour venger son père, mais capable ensuite de former un embryon d’État chrétien et de s’opposer aux païens les armes à la main, est désigné par Adam de Brême, qui l’a personnellement connu, par ces mots : « Notre Macchabée subit le martyre le 7 juin à Lenzen…55 ». Par sa culture chrétienne, par son action en faveur du christianisme et par son sacrifice, il était devenu l’un des leurs, il n’était plus un étranger.

52 Sur cette famille des «  Nakonides  », B.  Friedmann, Untersuchungen zur Geschichte des abodriten Fürstentums bis zum Ende des 10. Jht, Berlin, 1986. 53 W.H.  Fritze, «  Probleme der abodriten Stammes-und Reichsverfassung und ihrer Entwicklung vom Stammesstaat zum Herrschaftsstaat », dans H. Ludat (éd.), Siedlung und Verfassung der Slawen zwischen Elbe, Saal und Oder, Gießen, 1960, p. 141-220. Voir chap. XII. 54 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis pontificorum, op. cit., III, 50, p. 193 : … verum trans Albiam quoque vindictae magnitudo pervenit, quoniam princeps Gotescalcus eo tempore interfectus est a paganis, quos ad christianitatem nitebantur ipse convertere. 55 Ibid. : Passus est noster Machabeus in civitate Leontia VII. idus Iunii cum presbytero Yppone, qui super altare immolatus est… Judas Macchabée est le prototype du guerrier mort pour la foi, notamment depuis l’époque carolingienne, cf. P. Riché, « La Bible et la vie politique dans le haut Moyen Âge », dans G. Lobrichon et P. Riché (dir.), Le Moyen Âge et la Bible (Bible de tous les Temps 4), Paris, 1984, p. 385-400, ici p. 397.

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CHAPITRE X DES PAÏENS COMME CHIENS DANS LE MONDE GERMANIQUE ET SLAVE DU HAUT MOYEN ÂGE

D

ans les années 630, un émissaire du roi Dagobert s’emporta contre le roi slave des Wendes, Samo, qui réclamait que le roi des Francs conserve son amitié envers lui – c’est-à-dire le considère non pas comme un roi tributaire, mais comme un véritable allié, et lui répondit : « il est impossible à des chrétiens et à des serviteurs de Dieu d’avoir de l’amitié pour des chiens1 », propos rapportés par la chronique dite de Frédégaire dans un extrait bien connu des médiévistes. Ce passage,un des plus anciens témoignages des relations houleuses entre monde franc et monde slave, constitue aussi le point de départ de toute une tradition textuelle qui assimile les Slaves païens à des chiens et qui se poursuit jusqu’au XIIe s. De l’ensemble de ces textes ressort l’idée que, s’il s’agit là sans nul doute d’insulter des adversaires encore peu ou pas christianisés, l’équation païen = chien se fonde sur la conviction que seul le baptême permet d’acquérir une pleine et complète humanité2. Mais si le non-baptisé apparaît comme un être qui n’est pas encore tout à fait humain, on pouvait aussi envisager de l’affubler de toutes sortes de noms d’animaux : dans la typologie des injures courantes dans le monde de la latinité, on trouve nombre d’autres possibilités parmi lesquelles le porc, mais aussi le loup et le vautour, voire le hibou et la hyène3. En d’autres termes, pourquoi le chien s’est-il imposé pour désigner les païens ?

1 Fredegarii chronicorum liber quartus, J. Wallace-Hadrill (éd.), Londres, 1960, IV, 68, p. 57 : Non est possebelem ut christiani et Dei servi cum canebus amicicias conlocare possint. 2 Cf. chap. IX. 3 I. Opelt, Die lateinische Schimpfwörter und verwandte sprachliche Erscheinungen. Eine Typologie, Heidelberg, 1965, en donne un catalogue impressionant. Un exemple, pris dans l’adversus Iovinianum (2, 36) de saint Jérôme qui traite les partisans de Jovinien de « porcs, chiens, vautours, aigles, hiboux et chouettes » (sues, canes, vultures, aquilae, acccipitres et hubones), PL 23, 349.

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aux marges du monde germanique

De l’insulte à l’exégèse Traiter quelqu’un de chien a évidemment quelque chose à voir avec l’insulte. Dans les textes polémiques de l’Antiquité tardive, notamment chez Tertullien et Lactance, on trouve couramment la métaphore du chien pour désigner les ennemis des chrétiens, païens ou hérétiques. Il existe deux fondements à ce rapprochement : d’une part les hérétiques sont des chiens parce qu’ils aboient contre la vérité4 (latrantes in veritatem), d’autre part, les païens sont des chiens en raison de la cruauté qu’ils manifestent envers les chrétiens5. On trouve ici tout le champ sémantique autour de la morsure (mordere, mordax, lacerare, etc.)6 que le chien partage avec le loup, également très présent, et de l’aboiement qui lui est propre (latratus). Il semble que saint Jérôme affectionne particulièrement cette métaphore pour désigner l’ensemble des opposants à la doctrine chrétienne : ainsi qualifie-t-il de « chiens enragés contre le Christ » (rabidi adversus Christum canes) à la fois Celsius, Porphyre et l’empereur Julien7. Si cette conception « négative » du chien existe déjà dans la littérature latine païenne – et en particulier dans la comédie où l’on voit que l’injure « chien », particulièrement méprisante, caractérise les couches inférieures de la société8, elle se fonde aussi sur la tradition hébraïque de l’Ancien Testament, et en particulier sur un passage du psaume 59 : Et toi Yahvé, Dieu Sabaoth, Dieu d’Israël Lève-toi pour visiter tous ces païens Sans pitié pour ces traîtres malfaisants ! Ils reviennent au soir Ils grognent comme des chiens Ils rôdent par la ville les voici en chasse pour manger, Tant qu’ils n’ont pas leur saoul, ils grondent.9

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Par exemple chez Tertullien, cf. T.P. O’Malley, Tertullian and the Bible, Nimègue, 1967, p. 84. Thème courant chez Lactance, cf. I. Opelt, Die Polemik in der christlichen lateinischen Literatur von Tertullian bis Augustin, Heidelberg, 1980, p. 76. 6 Par exemple Cyprien, Epist. 55, 15 : ils sont comme les loups et les chiens qui veulent déchirer (lacerare) le Verbe de leurs dents. 7 I. Opelt, Die Polemik..., op. cit., p. 245. 8 Ibid. 9 Ps 59, 6-15 : ... revertantur ad vesperam et latrant/ ut canis circumeant civitatem/ Ipsi vagabuntur ut comedant/ et cum saturari non fuerint murmurabunt (version de la Vulgate). La traduction est celle de la Bible de Jérusalem. 5

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des païens comme chiens dans le monde germanique

Dans la tradition hébraïque, le chien est aussi un animal méprisable10, surtout en raison de son caractère charognard, souligné ici par l’aspect rôdeur de l’animal, et ce mépris n’est certes pas ignoré des Pères de l’Église  ; saint Augustin, dans le commentaire de ce psaume, rappelle que les Juifs considèrent les païens comme des chiens parce qu’ils sont immondes : Canes gentes Iudaei dixerunt, tamquam immundos.11

Mais immédiatement, Augustin se détache de cette tradition et entreprend de démontrer que, si les païens sont effectivement des chiens « qui rôdent par la ville en chasse pour manger », c’est parce qu’ils ont faim de l’Évangile. Ainsi, contrairement à l’ensemble de la tradition gréco-romaine et hébraïque, les Pères de l’Église vont développer une image très ambivalente du chien en raccrochant les chiens des Psaumes à un passage de l’Évangile de Matthieu (15,26) qui sert dès lors de fil conducteur pour commenter l’essentiel des textes de l’Écriture où il est question des chiens12. Ce qu’Augustin voit en filigrane derrière les chiens de l’Écriture, c’est la thématique de la conversion : les chiens hostiles décrits dans les Psaumes sont destinés à être convertis et à aboyer pour le Seigneur alors qu’auparavant, ils grognaient contre lui13. Augustin va donc expliquer pourquoi les païens sont des chiens. Pourquoi les païens sont des chiens C’est au travers de deux commentaires de saint Augustin qu’on peut trouver le fondement de toute la tradition exégétique du chien-païen à convertir : d’une part le commentaire des psaumes 59 et 68, et d’autre part le sermon 77 qui prend appui sur Matthieu 15, 21-28, c’est-à-dire l’histoire de la Chananéenne qui implore le Christ de guérir sa fille et dont je donne une lecture dans la traduction de la Bible de Jérusalem : 10

Le «  chien  » désigne chez les Juifs essentiellement l’homme abject (2 Sam. 3,8), le prostitué (Deut. 23,19) et plus généralement l’ensemble des païens qui ne connaissent pas la Loi. Cf. E.  Kalt, Biblisches Reallexikon, I, Paderborn, 1931, col.  812. L’ensemble des occurrences est relevé par J. Voisenet, Bêtes et Hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du Ve au XIIe s., Turnhout, 2000, p. 71-72. 11 Augustin, Enn. in Psalmos LVIII, CCL 39, p. 741. 12 Notamment dans le commentaire du psaume 67 : Lingua canis tuorum ex inimicis ab ipsos, qui reprend le thème de la Chananéenne et celui du psaume 58. Cf. Ennar. in Psalmos LXVII, 31-32, CCL 39, p. 892-893. 13 Epist. 149, 10 (CSEL 44, 358) : Vigilant enim et latrant boni canes et pro domo et pro domino et pro grege et pro pastore...

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aux marges du monde germanique En sortant de là, voilà que Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Et voici qu’une femme chananéenne, étant sortie de ce territoire, criait en gémissant : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David : ma fille est fort malmenée par un démon. » Mais il ne lui répondit pas un mot. Ses disciples, s’approchant, le priaient : « Fais-lui grâce, car elle nous poursuit de ses cris. » À quoi il répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais la femme était arrivée et se tenait prosternée devant lui en disant : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il lui répondit : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. – Oui Seigneur ! dit-elle, et justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres !14 » Alors Jésus lui répondit : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il advienne selon ton désir ! » Et de ce moment, sa fille fut guérie.

Augustin voit d’abord dans la Chananéenne le modèle de la persévérance, en faisant appel à un autre passage de Matthieu : Et celle-ci insistait, par ses clameurs, persévérait, frappait ainsi qu’elle avait entendu : Demande et tu recevras ; cherche et tu trouveras, frappe et on t’ouvrira. (Matth. 7, 7) Elle insistait, elle frappait.15

C’est alors qu’elle reçoit la réponse suivante : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens », ce qui sert de point de départ au développement d’Augustin sur ce que représente le chien dans un paragraphe intitulé  : Gentes quare canes, dont je donne, en traduction française, les passages les plus importants pour notre propos : Pourquoi les païens sont des chiens. C’est ce qui est montré par cette femme. Car il lui est répondu : « Il ne sied pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens. Tu es un chien, tu es l’un de ces païens qui adore les idoles. » [...] Si elle s’était retirée après ses paroles, elle serait restée chien ; mais en frappant, elle a été transformée de chien en être humain. [...] Elle n’a pas été émue, ni courroucée d’avoir été appelée chien en demandant un bienfait, en réclamant miséricorde : mais elle dit : « En effet, Seigneur : tu m’as appelée chien ; je suis entièrement chien, je reconnais mon nom [...] mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Je ne demande qu’un bienfait modique, tout petit : je ne veux pas envahir la table, je cherche seulement les miettes. » […] Voyez comme l’humilité est agréable. Le Seigneur la désigne comme un chien ; elle ne dit pas : ce

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« … Non bonum est sumere panem filiorum et mittere canibus. Et illa dixit : etiam Domine, nam et catelli edunt de micis quae cadunt de mensa dominorum suorum » (version de la Vulgate) 15 Sermon 77, VI, 9-11, PL 38, col. 487 : Et illa clamando instabat, perseverabat, pulsabat, tamquam jam audisset, Pete, et accipe ; quaere, et invenies ; pulsa, et aperietur tibi. Institit, pulsavit.

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des païens comme chiens dans le monde germanique n’est pas vrai ; elle dit : oui, c’est vrai. Et le Seigneur poursuit, parce qu’elle s’est reconnue comme un chien : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu’il advienne selon ton désir. Tu t’es reconnue comme chien, et moi, désormais, je te reconnais comme être humain.16 »

Suit un développement sur les païens, type de l’humilité, par opposition à la superbia des Juifs qui, eux, ne savent pas et ne veulent pas reconnaître qu’ils sont des chiens. Ainsi l’histoire de la Chananéenne devient-elle le motif central de la tradition qui assimile les païens aux chiens, humbles, mais aussi avides de la parole du Seigneur, qui s’élèvent à la condition humaine par leur foi nouvelle : sed pulsando, homo facta est ex cane. Saint Jérôme donne un commentaire du passage de Matthieu qui est exactement de la même teneur17, en s’efforçant de distinguer les chiens (canes) qu’il interprète comme les idolâtres sanguinaires, charognards et enragés, des « petits chiens » (catuli) auxquels effectivement la Chananéenne se compare elle-même dans le texte de la Vulgate, sans que cette distinction entre canes et catelli soit mise en valeur dans le commentaire d’Augustin (« petits chiens » qui sont le type même de l’humilité18). On trouve un raisonnement semblable par exemple chez Rufin19 et Paulin de Nole20. Toute cette tradition est reçue dans le haut Moyen Âge : elle est mentionnée déjà chez Bède le Vénérable, dans un sermon de Carême qui utilise le passage de Matthieu où il reprend l’idée de la persévérance et de l’humilité par l’assimilation au chien21. Au IXe  s. on 16 Ibid. : Gentes quare canes. Hoc in ista muliere demonstratum est. Nam illi mulieri instanti respondit hoc : Non est bonum tollere panem filiorum, et mittere canibus. Canis es, una es ex Gentibus, idola adoras. […] Illa si recederet post haec verba, canis accesserat ; sed pulsando, homo facta est ex cane. […] Neque enim commota est, aut succensuit, quod canis appellata fuerit petens beneficium, rogans misericordiam : sed ait : Ita, Domine : dixisti me canem ; plane canis sum, agnosco nomen meum ; […] sed vanes edunt de micis quae cadunt de mensa dominorum suorum. Modicum quoddam et exiguum beneficium desidero : non mensam invado, sed micas quaero. […] Videte quemadmodum humilitas commendata est. Canem illam, Dominus dixerat : non dixit : Non sum ; sed dixit : Sum. Et Dominus continuo, quia se agnovit canem : O mulier magna est fides tua ! fiat tibi sicut petisti. Tu te agnovisti canem, ego te jam agnosco hominem. 17 Jérôme, Commentariorum in Mathheum II, 15, CCL 77, p. 133-134. 18 Ibid. : Scio me, inquit, filiorum panem non mereri nec integros capere posse cibos nec sedere ad mensam cum patre, sed contenta sum reliquiis catulorum ut per humilitatem micarum ad panis integri veniam magnitudinem. O mira rerum conversio. Pro diversitate fidei ordo nominum commutatur. 19 Rufin (345-410), Ps. 58,7, PL 21, 878D, qui rapproche explicitement le psaume 58 de l’histoire de la Chananéenne. 20 Paulin de Nole (353-431), Epist. 50, 8 (CSEL 29, 411). 21 Bède le Vénérable, Homélie 22, Opera Homiletica, Pars III (CCSL 122), p. 156-160 : ... non solum canibus similem non negat sed et catellis se ipsam aequipperandam adiungit...

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aux marges du monde germanique

retrouve l’idée selon laquelle les chiens figurent les païens dans les œuvres de Hraban Maur, aussi bien le De universo22 que les Allegoriae in Sacram Scripturam23, qui fournissent à peu près les mêmes commentaires, insistant – comme saint Jérôme – sur l’ambivalence du chien qui conserve dans certains passages un sens beaucoup plus négatif que chez saint Augustin qui le rattache systématiquement au type du païen à convertir. Or l’exégèse de Hraban Maur a une postérité très intéressante pour notre propos : on la retrouve, comme il est normal, chez son disciple Walafrid Strabon qui la transforme en glose ligne à ligne24, mais surtout chez deux commentateurs qui ont quelque chose à voir avec la grande entreprise de conversion des peuples du Nord : en premier lieu Paschase Radbert, abbé de Corbie de 844 à 851, et Christian de Stavelot, qui écrit dans la seconde moitié du IXe s.25 Par comparaison avec les autres commentateurs de l’Écriture à la même époque, il m’est apparu que Paschase Radbert et Christian de Stavelot insistent davantage sur l’histoire de la Chananéenne et en particulier, comme saint Augustin, sur la transformation qui s’opère du « chien-païen » en « être humain-chrétien ». Ainsi chez Paschase Radbert, c’est la conclusion suivante qui s’impose : Et c’est ainsi, frères, que cette femme, déjà tout imprégnée de la foi dans le Christ a répondu avec tant d’efficacité et d’humilité. Et c’est ainsi que celui qui confesse être un chien peut se transformer en homme, tandis que ceux qui aboient contre le Seigneur se transforment en chiens, les chiens dont parle le Prophète quand il dit : Des chiens nombreux me cernent, une bande de vauriens m’assiège. (Ps. 21, 17)26

On remarque que la métamorphose fonctionne dans les deux sens  : comme les païens peuvent quitter leur état de chien par le

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Hraban Maur, De universo, PL 111, col. 224 : Canes populum gentium ut in Evangelio : « Non est bonum sumere panem filiorum etc. » (Math. 15,26) 23 Hraban Maur, Allegoriae in sacram scripturam, PL 112, 883: Per canes gentes, ut in Evangelio : « Non est bonum etc... id est doctrinam apostolicam dare gentibus. » 24 Walafrid Strabon (808-849), Evangelium secundum Matthaeum. Glossa ordinaria, PL 114, col. 139-140. 25 Sur l’importance de l’œuvre exégétique de ces deux auteurs et leur relation avec les modèles irlandais, cf. B.  Bischoff, «  Wendepunkte in der Geschichte der lateinischen Exegese im Frühmittelalter », dans Mittelalterliche Studien I, Stuttgart, 1966, p. 205-273. 26 Paschase Radbert, Expositio in Mattheum VII, 17, PL 120, col. 543 : Hinc est, fratres, quod haec mulier, fide Christi jam imbuta, tam efficaciter respondet, tamque humiliter. Et ideo quae se canem confessa est, tandem commutatur in hominem, et illi oblatrantes contra Dominum vertuntur in canes, de quibus dicitur per Prophetam : « Circumdederunt me canes multi, consilium malignatium obsedit me »

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baptême, ceux qui « aboient contre le Seigneur » c’est-à-dire les hérétiques, deviennent des chiens dans le plus mauvais sens du terme. Christian de Stavelot27, quant à lui, développe un long commentaire sur la différence entre le chien (canis) qui se gorge de sang et de cadavres et qui représente les idolâtres, et les petits chiens (catelli) qui sont le symbole de l’humilité et mendient les miettes tombées de la table du maître28. Les miettes elles-mêmes font l’objet d’un commentaire repris de Hraban Maur29 qui distingue la croûte du pain, représentant la lettre de la Loi que consomment les Juifs, de la mie, qui est le sens spirituel de l’Écriture et qui est la nourriture appropriée aux petits enfants30. Tant d’attention portée à ce passage de l’Évangile ne me semble pas sans rapport avec le souci d’évangélisation qui découle de la mission que Louis le Pieux a confiée au nouveau monastère de Corvey, fondé par Corbie en 815 et qui est en charge non seulement de la mission en Saxe, mais aussi dans le monde scandinave à partir des années 822. Christian de Stavelot peut être assimilé à ce groupe dans la mesure où c’est l’archevêque de Reims, Ebbon, qui était à la racine de toute l’entreprise de conversion des peuples du Nord, qui a dirigé le monastère de Stavelot sous Louis le Pieux31. La tradition patristique qui fonde le propos de ces auteurs, selon lequel les gentes – les peuples païens non encore convertis – sont assimilables à des chiens, a une résonance directe dans leur propre expérience d’organisateurs ou de conseillers de la mission. L’adéquation païen=chien est ici pourvue de toute l’ambivalence d’un animal craint et méprisé, caractérisé à la fois par sa férocité et son humilité, ambivalence dont on sait bien qu’elle est caractéristique du recours à la métaphore animale32. Elle se traduit le plus souvent ici par l’opposition canis/catulus, bien que ce second vocable ait posé quelques problèmes d’interprétation à nos commentateurs. 27

Christian de Stavelot, Expositio in Matthaeum, PL 106, col. 1390-1391. Cette distinction est probablement reprise de saint Jérôme, dont Christian dit lui-même dans son prologue qu’il a inspiré son commentaire de l’Évangile de Matthieu. 29 Hraban Maur, De universo, PL 111, col. 224. 30 Ibid., col. 1390 : Mensa namque est Scriptura sacra, quae Judaeis panem vitae ministrare debebat, sed micae cadebant, qui spiritalem intellectum Judaei negigebant. Micae enim puerorum interna mysteria sunt Scripturarum quibus humilium solent cordes refici. Non ergo quaerebat ista mulier crustas, sed micas de pane puerorum spiritualium medullam sensum quam Judaei non curabant. 31 Il n’est pas impossible non plus que Christian ait été moine à Corbie avant d’entrer au monastère de Stavelot. Sur tout ceci, on peut encore utiliser Fr. Baix, Étude sur l’abbaye et principauté de Stavelot-Malmédy, Paris, 1924, p. 87. 32 J. Voisenet, Bestiaire chrétien…, op. cit., p. 312. 28

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En effet, dans le De universo, Hraban Maur prend la peine de combattre une opinion selon laquelle les catuli seraient des hybrides issus de l’accouplement des loups avec des chiens33, donc à proprement parler des monstres. Il rappelle que catulus est simplement un diminutif de canis34, dans un passage qui n’est pas repris des Étymologies d’Isidore de Séville et qui montre qu’il existait au IXe s. de curieuses interrogations sur les chiens monstrueux, comme on va le voir. Les païens, retranchés de l’humanité La lecture des textes liés à l’activité missionnaire dans le monde germanique et slave entre le VIIe et le XIe s. permet de donner une autre dimension à l’équation selon laquelle les païens sont des chiens, dans la mesure où on ne s’en tient pas toujours au registre allégorique : pour nombre d’auteurs de ces époques, les païens, surtout les plus éloignés, sont pourvus de caractères infra-humains, voire carrément monstrueux. Cette idée est notamment présente dans le caractère inarticulé du langage des païens qui recoupe ce que la tradition gréco-latine entend des langues barbares : un magma informe qui se rapproche davantage des cris des bêtes que du langage humain. Or ici aussi, on observe que la conversion permet d’accéder au langage véritable comme le souligne un texte de Grégoire le Grand dans les Moralia in Job, au sujet de la Grande Bretagne : Voyez cette langue des Bretons qui ne savaient que grincer des dents en barbares et qui désormais commencent à chanter l’Alleluia selon les divines louanges des Hébreux.35

Cette phrase de Grégoire – sans la référence aux Hébreux – est reprise par Adam de Brême pour caractériser la conversion des peuples scandinaves au XIe siècle36. 33

Hraban Maur, De universo, PL 111, col. 224 : Catuli abusive dicuntur quarumlibet bestiarum filii. Nam proprie catuli canum sunt, per diminutionem dicti. Lycisti vero dicuntur (ut ait Plinius) canes nati ex lupis et canibus, cum intra se forte miscentur. 34 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1994, 4e éd., p. 106, expliquent qu’il est impossible techniquement que catulus dérive de canis, bien que cette étymologie ait été reconnue par les Anciens. 35 Grégoire le Grand, Moralia in Job XXVII, 11, PL 76, col. 411 : Ecce lingua Britanniae, quae nil aliud noverat quam barbarum frendere jam dudum in divinis laudibus Hebraeum coepit alleluia resonare. Frendere renvoie cependant moins au chien qu’au porc. 36 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae pontificum IV, 44, B. Schmeidler (éd.), Hanovre-Leipzig 1917 (MGH Script. in us. schol. 2), p. 28 : Ecce illa ferocissima Danorum sive

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L’ensemble des descriptions des peuples païens à évangéliser, notamment celles qu’on trouve dans les Vies de saints missionnaires, montre une grande attention aux caractères infra-humains des païens  : on insiste sur leur bestialité, leur férocité attestée par les sacrifices humains, voire par les pratiques d’anthropophagie, mais parfois aussi sur leur aspect extérieur qui les rapproche des loups et des chiens. Ainsi dans la Vita d’Adalbert de Prague, dont les deux versions sont datées de la fin Xe-début XIe s.37, les Prutènes sont désignés comme des « hommes à tête de chiens » qui se courbent vers l’envoyé du Christ avec « un rictus sanguinaire » selon la version de Brunon de Querfurt38, tandis que la Vita d’origine italienne leur attribue un furibundo et canino rictu39. Cette tradition des peuples monstrueux aux confins du monde –  c’est bien le cas ici avec les Prutènes – n’a évidemment rien de chrétien et se fonde sur la descendance d’Hérodote40, par l’intermédiaire de Pline41 et surtout de ses continuateurs, en particulier Solinus42 qui est directement cité comme source par Adam de Brême43. Or parmi ces peuples monstrueux, les hommes à tête de chien – les Cynocéphales – occupent une place tout à fait particulière et sont vraiment d’actualité – si j’ose dire – à partir de la fin du VIIIe s. On aboutit ici à une adéquation effective entre chiens et païens, qui n’est

Nortmannorum aut Sueonum natio, quae iuxta verba beati Gregorii « nihil aliud scivit nisi barbarum frendere, iam dudum novit in Dei laudibus alleluia resonare ». 37 Sur l’ensemble des Vitae de saint Adalbert : J. Karwasinska, Les trois rédactions de la Vita Prima de saint Adalbert (Accademia Polacca di Scienze e Lettere, fasc. 9), Varsovie, 1958. 38 Vita sancti Adalberti, J. Karwasinska (éd.), (Monumenta Poloniae Historica IV, 2), Varsovie 1962, p. 31, cap. XXV : circumstant subito celicolam virum longo agmine capita canum. Pandant cruentos rictus, interrogant unde esset ? 39 Vita sancti Adalberti, Vita prior, J. Karwasinska (éd.), (Monumenta Poloniae Historica IV/1), Varsovie, 1962, p. 41, cap. XXVIII : Congregat se undique iners vulgus et quid de illo foret acturus, furinbundo et canino rictu exspectant. 40 Hérodote, Histoires IV, 191, A. Baguet (éd. et trad.), Paris, 1985, p. 445. Sur la tradition antique et médiévale des Cynocéphales, C. Lecouteux, « Les Cynocéphales… », art. cité, p. 117-128, qui donne les références de tous les textes les concernant. Voir désormais I.N. Wood, « Categorizing the Cynocephali », dans R. Corradini et al., Ego Trouble. Authors and their Identities in the Early Middle Ages, Vienne, 2010, p. 125-136. 41 Pline, Histoire naturelle VII, 2, 23 : In multis autem montibus genus hominum capitibus caninis ferarum pellibus velari, pro voce latratum edere unguibus armatum venatu se et aucupio vesci. 42 Solinus (IIIe s. ap. J.-C.), compilateur des Histoires naturelles de Pline, Collectanea rerum memorabilium, Th. Mommsen (éd.), Berlin, 1895. Sur les Cynocéphales, 52, 27, p. 187, repris de Pline 7, 23. 43 En particulier au chapitre IV, 19, B. Schmeidler (éd.), op. cit., p. 246-248.

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pas seulement d’ordre symbolique puisqu’on s’attend à rencontrer vraiment ces Cynocéphales44. Actualité des Cynocéphales L’actualité des Cynocéphales est illustrée au IXe s. par une lettre de Ratramne de Corbie45 au prêtre Rimbert, clerc de l’église de Brême et futur archevêque – en charge de la première mission organisée vers les peuples scandinaves46. Rimbert avait été moine à Corbie, puis à Corvey, et avait conservé des relations avec Ratramne : on est là toujours dans le milieu des commentateurs de Mathieu 15,26. Il ne fait pas de doute que son intérêt pour les Cynocéphales est lié à ses activités missionnaires vers les peuples nordiques : en 829, il a accompagné saint Ansgar en Suède et a participé à la fondation de l’église de Birka, et, apparemment, il s’attend vraiment à en rencontrer. Le premier problème qui se pose est celui de savoir si les Cynocéphales sont à ranger parmi les êtres humains – la descendance d’Adam – et donc si on peut les baptiser. Ratramne rappelle, en citant Isidore de Séville qui reprend saint Augustin, que ce qui différencie les Cynocéphales des humains c’est la forme de leur tête et leurs aboiements. Pourtant, contre l’avis d’Augustin et d’Isidore qui les rangent plutôt parmi les animaux47, Ratramne tend à les considérer comme des humains parce qu’ils vivent en société48. Mieux encore, ils portent des vêtements, ce qui démontre leur caractère pudique, et ces vêtements ne sont pas seulement des fourrures, mais des textiles qu’ils ont eux-mêmes confectionnés. De tout ceci ressort que les Cynocéphales

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Il semble qu’on ait même débattu depuis saint Augustin sur le point de savoir s’il faut les considérer comme des humains – et donc les baptiser – ou s’ils sont des bêtes indignes de recevoir la grâce du baptême. Cf. Augustin, De civitate Dei XVI, 8, PL 41, col. 480 : Qui dicam de Cynocephalis, quorum canina capita atque ipse latratus magis bestias quam homines confitetur ? Sed omnia genere hominum quae dicuntur esse, credere non est necesse. 45 MGH Epistolae VI, p. 155-157. Elle n’est pas datée mais a forcément été écrite avant 865, date de l’accession de Rimbert à l’épiscopat. Elle est connue par un unique manuscrit du XIe siècle copié à Corvey ; voir J.-P. Bouhot, Ratramne de Corbie. Histoire littéraire et controverses doctrinales, Paris, 1976, p. 28-29. 46 L. Musset, « La pénétration chrétienne dans l’Europe du nord et son influence sur la civilisation scandinave », dans La Converzione al cristianesimo nell’Europa dell’alto medioevo, SSAM XIV, 1967, p. 263-325. 47 Augustin, De civitate Dei XVI, 8, PL XLI, col. 485 : « Que dire des Cynocéphales dont la tête de chien et même l’aboiement trahissent une nature animale plutôt qu’humaine ? » 48 MGH Epist. VI, p. 155 : Nam cum dicatur civitas esse coetus hominum eodem sub jure pariter degentium (cit. de Cicéron, Songe de Scipion, De rep. VI, 13, 13), istique simul cohabitare per villarum contubernia dicantur, civitatis diffinitio talibus convenire non ab re creditur.

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sont doués de raison, et Ratramne conclut que c’est la raison qui distingue véritablement l’homme de l’animal49. Il est possible qu’Adam de Brême au XIe s. ait eu connaissance de cette lettre, mais il n’en fait pas usage dans sa description des peuples du Nord, bien qu’il mentionne aussi les Cynocéphales, parmi beaucoup d’autres peuples monstrueux : Les cynocéphales sont ceux qui ont la tête sur la poitrine ; en Russie on en voit souvent qui sont prisonniers et ils aboient au lieu de parler.50

Si Adam de Brême est beaucoup moins disert que Ratramne sur la nature des Cynocéphales, on reste néanmoins frappés par l’impression de grande familiarité de ces monstres qu’on rencontre « souvent », même si la « Russie » du XIe s. – la Rus’ de Kiev, donc ici encore un État d’origine scandinave – représente sans nul doute les confins du monde connu, dont on sait bien qu’il s’est déplacé, entre l’Antiquité et le Moyen Âge, de l’Est vers le Nord51. Il n’est pas exclu cependant qu’une partie des mentions des Cynocéphales dans le haut Moyen Âge fasse référence à d’autres traditions issues du paganisme germanique et qui ne sont plus comprises – ou qui sont sciemment réinterprétées – par les auteurs. Au-delà de la tradition découlant d’Hérodote et de Pline, on a depuis longtemps rapproché la croyance des hommes du haut Moyen Âge dans les Cynocéphales avec la pratique des « guerriers masqués », pratique chamanique particulièrement bien attestée dans le monde nordique où les guerriers voués à Odin-Wotan, recouverts de peaux d’ours ou de loup et portant parfois des masques rituels, entrent dans des transes qui décuplent leur force physique et les font aussi se comporter comme des bêtes féroces. Ce type de guerriers est encore attesté dans les Sagas islandaises, sous le nom de berserkir dont l’une des caractéristiques est de hurler comme des chiens furieux et d’être en partie invulnérables52.

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Ibid., p. 156 : Quam de re cum talia dicitis apud cenocephalos videri, rationalem eis inesse mentem re ipsa testificamini. Homo vero a bestiis ratione tantummodo discernitur. 50 Adam de Brême, Gesta IV, 19, Schmeidler (éd.), p. 246 : Cynocephali sunt qui in pectore caput habent ; in Ruzzia videntur sepe captivi, et cum verbis latrant in voce. 51 J. Voisenet, Bestiaire chrétien. op. cit., p. 295-296. 52 Par exemple : Saga des chefs du Val au Lac, R. Boyer (trad.), Paris, 1987, chap. XLVI, p.  1047  : «  Ils hurlaient comme des chiens, mordaient le rebord de leur bouclier et traversaient pieds nus le feu brûlant ». Voir désormais V. Samson, Les Berserkir : les guerriersfauves dans la Scandinavie ancienne, de l’âge de Vendel aux Vikings (VIe-XIe s.), Villeneuve-d’Ascq, 2011.

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C’est l’interprétation traditionnelle que donnent les historiens du curieux passage de l’Histoire des Lombards de Paul Diacre, rédigée à la fin du VIIIe s. : au tout début de leur migration, les Lombards utilisent ce que Paul Diacre identifie comme une « ruse de guerre » pour traverser le territoire des Aspitti sans livrer bataille, car ils se savent inférieurs en nombre. Ils font croire à leur ennemi qu’il y a parmi eux des Cynocéphales, c’est-à-dire « des hommes à la tête de chiens qui sont si féroces qu’ils sont assoiffés de sang humain : s’ils ne peuvent pas boire le sang de leurs ennemis, ils boivent leur propre sang53 ». Il s’agirait là non seulement du souvenir des pratiques chamaniques, mais aussi du souvenir d’un culte du chien chez les Lombards, culte lié à la fois à la fertilité et à la guerre comme Stefano Gasparri l’a démontré54, mais qui n’est plus du tout compris par Paul Diacre à la fin du VIIIe s. et qu’il transforme en référence à un animal légendaire. Il n’en reste pas moins que, dans le discours de Paul Diacre, les Lombards païens s’identifient eux-mêmes à des chiens, même si c’est dans un registre métaphorique. Peut-être doit-on faire la même lecture du passage de la Cosmographie attribuée à l’évêque Virgile de Salzbourg à la fin du VIIIe s., qui décrit un peuple de Cynocéphales situé dans l’île septentrionale de Munitia – identifiée comme la Scandinavie – où seuls les hommes ont des têtes de chien, tandis que les femmes ont une forme entièrement humaine55, différence qui s’expliquerait par le fait que seuls les hommes peuvent faire partie des guerriers masqués56.

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Paul Diacre, Historia Langobardorum I, 11, G. Waitz (éd.), MGH SRL, Hanovre 1878, p. 53 : Simulant, se in castris suis habere cynocephalos, id est canini capitis homines. Divulgant apud hostes, hoc pertinaciter bella gerere, humanum sanguinem bibere et, si hostem adsequi non possint, proprium potare cruorem. 54 S. Gasparri, La cultura tradizionale dei Langobardi. Struttura tribale et resistenze pagane, Spolète, 1983, p. 11-21. 55 Aethicus Ister, Cosmografia, O. Prinz (éd.), (MGH Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 14), Munich, 1993, p. 114-115 : Munitiam insolam septentrionalem scribit. Homines Cenocefalus nimis famosa indagatione scrutans capite canino habere similitudinem, reliqua membra humana specie, manus et pedes sicut reliqui hominum genus, procere statura, truculenta specie, monstra quoque inaudita inter eos. Quos vicinae gentes circa eos Cananeos appellant, nam feminae eorum non preaferunt tantum horum similitudinem. On retrouve ce thème chez Adam de Brême au XIe s., qui fait des Cynocéphales les fils des Amazones, Adam de Brême, Gesta, IV, 19, op. cit., p. 246. 56 H.  Löwe, «  Salzburg als Zentrum literarischen Schaffens im 8. Jahrhundert  », dans Mitteilungen der Gesellschaft für Salzburger Landeskunde, 115, 1975, p. 114-143, ici p. 131.

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La grande cohérence géographique de ces légendes, qui se rapportent toutes au monde germanique du nord de l’Europe57, soutient l’hypothèse selon laquelle tous ces « hommes à tête de chien » sont à mettre en relation avec les guerriers masqués d’Odin, réinterprétés comme des guerriers monstrueux, justement destinés à être vaincus par le Christ : c’est particulièrement net dans le cas des berserkir islandais dont on se débarrasse en faisant appel à un prêtre chrétien qui montre que Jésus-Christ est plus fort qu’Odin58 et détruit physiquement le guerrier furieux59. Mais s’ils acceptent d’abandonner le paganisme, même les Cynocéphales peuvent parvenir à la pleine humanité, comme le révèle la légende de saint Christophe. Saint Christophe, cynocéphale ou Chananéen ? Voilà un saint bien mystérieux, dont la plus ancienne dédicace se trouve sur une inscription de l’église de Chalcédoine qui lui est dédiée en 452. La légende, d’origine orientale, est connue par une Passio qui doit dater du Ve s. mais dont le plus ancien manuscrit remonte au VIIIe s. seulement : un géant cynocéphale nommé Reprobus (le rejeté, le condamné, «  de mauvais aloi  » en latin classique), dévoreur d’hommes, obtient par la grâce du baptême à la fois le nouveau nom de Christophorus et le don du langage humain60. Il part alors comme évangélisateur en Lycie, où il finit décapité par un roi païen après un long martyre. L’origine des motifs de cette légende n’a jamais été éclaircie61, et la « tête de chien » qui caractérise saint Christophe est

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On peut penser aussi à l’indication de Notker Balbulus qui à la fin du IXe s. désigne les Vikings comme des Cynocéphales : Gesta Caroli II, 13, H. Haefele (éd.), (MG SS re. Germ. in us. Scol. 12), Berlin, 1959, p. 76 : Heu proh dolor, inquiens, quia videre non merui, quomodo christiana manus mea cum cynocephalis illis luserit. 58 Voir chap. XI. 59 Saga des Chefs du Val au Lac, op. cit., p. 1048 : le prêtre bénit un feu et le guerrier d’Odin n’est plus invulnérable à la brûlure, ce qui permet aux assistants de l’attraper et de le battre à mort, en échange de quoi le prêtre obtient le baptême de l’ensemble des présents. 60 A. Hermann, « Christophorus », dans Reallexikon für Antike und Christentum, II, col. 12411250. Voir aussi Lexikon für Theologie und Kirche, II, col. 1174-1176. 61 La meilleure synthèse est celle de H.F. Rosenfeld, Der heilige Christophorus. Seine Verehrung und seine Legende. Eine Untersuchung zur Kultgeographie und Legendenbildung des Mittelalters (Acta Academia Aboensis, Humaniora X, 3) Abo, 1937. On trouvera aussi un résumé dans L.  Kretzenbacher, Kynokephale Dämonen südosteuropäischer Volksdichtung, Munich, 1968, p. 58-80. On évitera en tout cas de voir dans le saint Christophe cynocéphale un descendant d’Anubis comme le proposait P. Saintyves, Saint Christophe successeur d’Anubis, d’Hermès et d’Héraklès, Paris, 1936. Voir aussi J.-Cl. Schmitt, Le saint Lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIIIe s., Paris, 1979, p. 204-210.

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plutôt spécifique de sa vénération en Orient. En Occident, on ne trouve pas de représentation de saint cynocéphale dans le haut Moyen Âge62, et au nord des Alpes le culte de saint Christophe est extrêmement limité jusqu’au XIIIe siècle63. On sait pourtant, par la lettre de Ratramne de Corbie, que l’histoire du saint cynocéphale était connue dès le IXe s. : répondant aux interrogations de son ami Rimbert, notre auteur cite à l’appui de sa démonstration sur l’humanité des Cynocéphales, le libellus de martyrio sancti Christophori, et Ratramne termine ainsi : On peut compter les Cynocéphales parmi ces monstres, et on peut penser d’eux qu’ils correspondent à ce que nous pouvons lire au sujet de saint Christophe, dont la renommée a répandu la connaissance (des Cynocéphales) parmi le peuple.64

Ratramne accepte donc la version orientale de la légende et fait des Cynocéphales des humains monstrueux, mais des humains quand même, qui peuvent accéder non seulement à la pleine humanité par le baptême, mais même à la sainteté par le martyre. Un siècle plus tard pourtant, cette version ne sera plus reçue exactement de la même manière en Occident, ainsi que le montre la Passio de saint Christophe rédigée par Walther de Spire à la fin du Xe siècle65. Dès la première phrase de la Vita, Walther de Spire efface le caractère monstrueux de saint Christophe en déclarant qu’il est « issu de la nation des Chananéens66 »  : de la race des chiens, saint Christophe

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Il n’existe guère qu’une attestation de saint Christophe cynocéphale dans l’iconographie occidentale du Moyen Âge, dans un martyrologe d’Usuard de la fin du XIIe s. (Stuttgart, LB Cod. Hist. Fol. 415). Elle est reproduite dans J.Cl. Schmitt, Le saint Lévrier, op. cit., p. 205. Voir H.F. Rosenfeld, Der heilige Christophorus, op. cit., p. 384. 63 Voir le détail dans H.F. Rosenfeld, ibid., p. 105-109, qui montre que le culte de saint Christophe reste assez peu répandu dans le monde germanique avant le XIIIe s. Il est en revanche bien connu en Italie, autour de Milan et Ravenne, et en Espagne où des reliques du saint et des pièces liturgiques sont attestées dès le VIIe  s. Cf. Liber Mozarabicus Sacramentorum, Missale mixtum pars  II  : In festo sancti Christophori et comitum ejus, PL  85, col. 795-801. 64 Ratramne de Corbie, MGH Epistola VI, p. 156 : Quibus Cynocephali dum connumerantur, hoc etiam et de istis sentiendum esse putatur, maxime si illa constiterint quae de sancto Christophoro leguntur, ut quae fama de eis vulgari dispergit. 65 Walther de Spire, Vita et Passio sancti Christophori martyris, K. Strecker (éd.), MGH Poeta latini V, 1/2, p. 66 s. Elle a été écrite avant 987, date de l’accession de Walther à l’église épicopale de Spire. 66 Vita et Passio…, ibid., p. 66 : Beatus igitur ille, de quo hic futurus est sermo, natione quidem et ritu exstitit Cananeus, fidei vero et operum honesta conversatione apparuit Christianus, parentibus pro mundi gloria non infimis, gentilitatis tamen servitudine captivis ; ipse autem memorabilis vite

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est passé à celle des Chananéens67, les chiens à convertir de l’Évangile de Matthieu68. C’est la version définitivement acceptée par la Légende dorée de Jacques de Voragine  : la tradition occidentale de saint Christophe a déplacé sa monstruosité de la cynocéphalie au gigantisme. Dès la fin du Xe s., Walther refuse donc de considérer ce païen comme un véritable chien, mais il le transforme en « chien symbolique », un Chananéen destiné à devenir un « chien qui aboie pour le Seigneur », c’est-à-dire un évangélisateur. Ainsi les païens à tête de chien nous ont-ils ramené à l’exégèse de Matthieu et au sermon de saint Augustin : tous les païens, qui rôdent dans la ville comme les chiens du psaume 59, sont destinés à être convertis ad vesperam, au soir du monde. S’ils sont encore méprisables en raison de leur aveuglement et de leur goût du sang et des idoles, qui ne leur permet pas de s’asseoir à la table du Seigneur comme le manifestait un prince carinthien du VIIIe s. qui servait à table ses esclaves chrétiens et laissait à la porte les aristocrates païens69, si on les craint aussi en raison de la férocité dont ils se montrent capables envers les chrétiens et dont toutes les Vitae des missionnaires sont remplies, ils représentent bien, dans toutes sortes de registres, les gentes à convertir, c’est-à-dire les Germains et les Slaves des VIIe-XIIe s. auxquels il faut montrer la voie de la christianisation, conçue d’abord comme la réalisation de la pleine humanité. Le chien, loin de se limiter ici à l’insulte ou à la référence à un lointain passé mythologique, revêt une nouvelle dimension exégétique, car les païens convertis deviendront non seulement des hommes, mais aussi de « nouveaux chiens », ceux qui représentent les prédicateurs zélés qui aboient pour le Seigneur et dont la plus haute figure est l’apôtre Paul qui clôt le commentaire de saint Augustin sur les chiens du psaume 59 :

sublimatus exemplo candidam sacri baptismatis vestem adulta iam etate succinxit dictusque est angelica appellatione Christoforus. 67 Christophorus gente Cananeus, procerissimae statura vultuque terribili erat et XII cubitos in longitudine possidebat... 68 Ibid., cap. 2, p. 67 : Erant preterea quedam et in eo maxime non erubescenda conditionis humanae vestigia. Longa enim, ut aiunt, et acuta facie Cynocephalum, id est canini capitis hominem, pretendens interioris hominis formam bonorum operum studuit adornare constantia. Unde et ab illorum grege haut iniuria probatur exclusus, quibus ita prophetice invectionis infrenduit tuba : « Vos, inquiens, estis canes non valentes latrare. » 69 Conversio Bagoariorum et Carantanorum, H. Wolfram (éd.), Vienne-Cologne-Graz 1979, cap. 6, p. 46. Sur ce texte, voir chap. IX.

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aux marges du monde germanique Ils rôderont par cette cité désormais comme des chiens affamés. Comment rôderont-ils ? En évangélisant. Saül, qui de loup a été fait chien au soir, c’est-à-dire tardivement converti, s’est précipité sur les miettes de son maître, il est accouru dans sa grâce, et il a rôdé par la cité70,

cette cité dont Augustin explique qu’elle représente la totalité du monde71 et que princes et évêques n’auront de cesse de vouloir convertir.

70

Augustin, Enn. In Ps. LVIII, CCL 39, p. 742 : Istam civitatem circumibunt illi iam canes facti esurientes. Quomodo circumibunt ? Evangelizando. Saulus ex lupo canis factus est ad vesperam, id est, seo conversus, de micis domini sui in gratia eius cucurrit, et circumivit civitatem. 71 Ibid., p. 741 : Quam civitatem ? Mundum istum, quem quibusdam locis vocat scriptura civitatem circumstanciae ; id est, quia in omnibus gentibus undique circumfuderat munuds unam gentem Iudaeorum, ubi talia dicebantur, et appellabantur civitas circumstantiae.

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CHAPITRE XI QUI EST LE DIEU LE PLUS FORT ? LA COMPÉTITION ENTRE PAÏENS ET CHRÉTIENS EN SCANDINAVIE AU IXe SIÈCLE D’APRÈS LA VITA ANSKARII

L

a Vita Anskarii1 est un texte très célèbre, dont on utilise souvent des éléments contextuels mais qui a finalement été peu étudiée dans son ensemble2. Ian N. Wood, qui lui consacre un chapitre d’une quinzaine de pages dans The Missionary Life3, la considère comme « une œuvre d’une immense complexité théologique et littéraire », jugement qu’on ne trouve pas excessif dès lors qu’on se plonge dans ce texte vraiment étonnant. Stéphane Lebecq en a traduit le chapitre  20 et a montré l’importance de la communauté de marchands – probablement d’origine frisonne – à Birka et leur rôle dans le développement des premiers foyers de christianisme4. Dans son sillage, je me propose d’étudier les situations mettant en scène les premiers signes de christianisation dans le cadre de la mission suédoise, marquée par des méthodes qui font appel à des formes spécifiques de compétition. La Vita Anskarii a été écrite par le disciple et successeur d’Ansgar au siège de Hambourg-Brême (fusionnés en 864), l’archevêque Rimbert5. Il a participé lui-même à plusieurs actions missionnaires et a été un soutien de tous les instants auprès du vieil archevêque, mort

1 Rimbert, Vita Anskarii, dans W. Trillmich (éd.), Quellen des 9. und 10. Jahrhunderts zur Geschichte der Hamburgischen Kirche und des Reiches, Berlin, 1961, p. 1-133. Dorévanant citée VA. 2 À l’exception de la publication récente de Th.  Klapheck, Der heilige Ansgar und die karolingische Nordmission, Hanovre, 2008. 3 I.N. Wood, The Missionary Life. Saints and the Evangelisation of Europe (400-1050), [Londres?], Londres, 2001, p. 123-143. 4 St. Lebecq, « Religiosa femina nomine Frideburg. La communauté chrétienne de Birka au milieu du IXe siècle d’après le chapitre 20 de la Vita Anskarii », dans Recueil d’études en hommage à Lucien Musset, Cahiers des annales de Normandie, 23, 1990, p. 127-137. 5 Sur les intentions de Rimbert, voir notamment J.T. Palmer, « Rimbert’s “Vita Anskarii” and Scandinavian mission in the ninth century », dans The Journal of Ecclesiastical History, 55, 2004, p. 235-256.

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dans son lit en 865 après une vie très mouvementée, mais avec le regret brûlant de n’avoir pu être martyr de l’Église. Rimbert a rédigé la Vita Anskarii peu de temps après la disparition d’Ansgar, probablement entre 865 et 870, à coup sûr avant la disparition de Louis le Germanique en 876 : il est probable qu’il s’est fondé sur la trame d’un document précédent qui avait dû servir à appuyer la demande de fusion des deux diocèses de Hambourg et Brême auprès du pape Nicolas Ier en 864 et qu’il a ajouté à ce document des passages, voire des chapitres entiers, racontant les dons visionnaires d’Ansgar – qui ne nous intéressent pas directement ici. C’est aussi la raison pour laquelle cette Vita n’est pas focalisée sur Ansgar lui-même, mais se présente plutôt comme une vaste histoire de la mission scandinave en donnant moult détails qu’on ne trouve pas habituellement dans la littérature hagiographique. En outre, la Vita est adressée par Rimbert aux pères et frères de Corbie, le monastère d’origine d’Ansgar et de nombreux missionnaires de Scandinavie, élément important qu’il faut garder en mémoire. La première communauté chrétienne de Birka À la fin des années 820, un premier foyer chrétien existe en Scandinavie autour du roi Harald Klak, baptisé en grande pompe au palais de l’empereur Louis le Pieux en 826, baptême célèbre grâce au poème d’Ermold le Noir qui en a dressé un portrait saisissant. Le premier « missionnaire » du Danemark, celui qui a porté la parole du Christ au roi Harald et qui l’a incité à la conversion, c’est l’archevêque Ebbon de Reims qui a choisi ensuite un moine de Corvey, originaire de Corbie, Ansgar, pour accompagner le premier roi chrétien des Danois jusque dans son exil en Frise lorsqu’il est chassé de son trône, probablement dès 8276. En 829, cependant, un second champ de mission s’ouvre dans le nord, lorsque des envoyés du roi des Suédois, Björn, viennent trouver Louis le Pieux pour obtenir qu’on leur envoie des prêtres. Après discussion avec l’abbé Wala, on confie cette nouvelle mission à Ansgar qui part accompagné du moine Witmar de Corbie. Le voyage se révèle périlleux, le bateau des missionnaires est pillé par des pirates qui

6

Sur la conversion d’Harald voir désormais P. Bauduin, Le monde franc et les Vikings (VIIIe-Xe siècle), Paris, 2009, p. 123-150.

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s’emparent non seulement des cadeaux prévus pour le roi Björn mais aussi de 40 livres et d’une précieuse vaisselle liturgique7. Ils parviennent néanmoins au portus de Birka, sur le bord du lac Malär, où Björn les reçoit avec bienveillance et les autorise à prêcher où ils voudront, précisant qu’il a obtenu l’accord de ses fidèles8. À Birka, les missionnaires sont bien accueillis par ceux qui avaient provoqué l’envoi de l’ambassade à Louis le Pieux, mais aussi par les esclaves chrétiens, heureux de pouvoir participer à nouveau aux sacrements de l’Église. Leur prédication ne tarde pas à faire de nombreuses conversions (nonnulli), parmi lesquelles celle d’Herigar, preafectus vici et consiliarius regis, dont on apprend qu’il a été levé des fonts baptismaux par Ansgar lui-même (il est donc son filiolus) et qu’il a immédiatement fait construire une église sur ses propres terres9. Heureux de ce premier succès, Ansgar retourne auprès de l’empereur Louis qui décide de fonder le siège de Hambourg qui sera le siège de la mission pour tous les pays du nord avec l’accord du pape10. Ansgar devient archevêque, il s’occupe de la construction de sa province ecclésiastique et de la mission danoise, laissant le champ suédois à Gauzbert, nepos d’Ebbon de Reims, qui est sacré évêque par Ebbon et Ansgar, et part pour Birka avec son propre nepos, le prêtre Nithard. Gauzbert œuvre durant plus d’une dizaine d’années à Birka, jusqu’en 845, année de la destruction de Hambourg par les Vikings : Gauzbert est chassé de Birka par les païens avec tout son clergé, tandis que Nithard y trouve le martyre. La communauté chrétienne de Birka, sans doute très minoritaire, mais qui n’a manifestement pas été décimée par la « réaction païenne », demeure sans pasteur durant sept années11. Ces années sont présentées par Rimbert comme le temps héroïque de la résistance des chrétiens de Birka autour de la figure proprement charismatique du praefectus Herigar.

7 Br. Wavra, Salzburg und Hamburg. Erzbistumsgründung und Missionspolitik in karolingischer Zeit, Berlin, 1991, p. 268-275. 8 VA, cap. 11, p. 32 : et cum suis de huiusmodi negotio pertractans fidelibus, omnium pari voto atque consensu dedit eis licentiam ibi manendi et evangelium Christi praedicandi… 9 Ibid. : In hereditate sua non multo post ecclesiam fabricavit. 10 Sur la difficulté de connaître la date exacte de fondation de la province de Hambourg, cf. Th. Klapheck, Der heilige Ansgar…, op. cit., p. 72-86. 11 Sur le concept de « réaction païenne », voir chap. XII.

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Herigar et les miracles compétitifs Ces histoires sont racontées sous forme de flash back aux chapitres 19 et 20 de la Vita et enchaînent un nombre important de miracles compétitifs12, à commencer par celui qui est sans doute le plus célèbre, le miracle de la pluie13. [Herigar] se tenait assis pour le plaid, dans un champ où l’on avait installé des tentes ; les païens louaient sans cesse leurs dieux dont la faveur leur apportait une grande prospérité et lui adressaient de nombreux reproches, parce qu’il se distinguait de la communauté par sa foi vaine. Mais lui, qui était plein d’esprit, leur répondit : « Puisqu’il y a un si grand doute au sujet de la majesté divine, alors que ce doute n’a pas lieu d’être, éprouvons par un miracle qui détient la plus grande puissance : vos nombreux prétendus dieux ou mon Seigneur unique et tout-puissant Jésus-Christ. Voici que s’annonce la pluie (et, en effet, l’averse était imminente), invoquez les noms de vos dieux pour que la pluie ne tombe pas sur vous, et moi, j’invoquerai mon Seigneur Jésus Christ pour qu’aucune goutte de pluie ne m’atteigne  : et celui qui exauce la prière de son parti, celui-là est Dieu ! » Après s’être mis d’accord, ils s’assirent tous d’un même côté, et lui resta de l’autre, avec un jeune enfant ; chacun commença d’invoquer le nom de son dieu et Herigar invoqua le Seigneur Jésus Christ. Alors descendit sur eux une énorme averse, si bien qu’on aurait pu croire qu’ils étaient tombés dans un fleuve avec leurs vêtements  ; même les feuilles des branches qui avaient été disposées pour faire de l’ombre leur tombèrent dessus en grands tourbillons et montrèrent à tous la victoire de la puissance divine sur les païens. Mais aucune goutte de pluie ne tomba sur Herigar, ni sur l’enfant qui était avec lui. Tous étaient confus et admiratifs. Alors il dit : « Maintenant, vous voyez qui est Dieu. N’essayez pas de me détourner de son culte, misérables ! Renoncez plutôt à vos erreurs et choisissez le chemin de la vérité ! »

L’enjeu est évidemment la démonstration de puissance du dieu qui commande les éléments, mais cette démonstration est aussi le résultat d’une provocation des païens qui se moquent d’Herigar dans le contexte du plaid, de l’assemblée in campo – on dirait en Islande le thingvellir – où Herigar joue un rôle sans doute important puisqu’il est toujours considéré comme proche du roi et praefectus du lieu, sans 12

Sur ce concept, L. von Padberg, « Religiöse Zweikämpfe in der Missionsgeschichte des Frühmittelalters », dans W. Heinzman, A. van Nahl (éd.), Runica-Germanica- Mediaevalia, Berlin-New York, 2003, p. 509-552. 13 VA, cap. 19, p. 56-58.

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qu’on puisse savoir au juste en quoi consiste cette charge. On remarque que les moqueries portent sur les faveurs que les dieux manifestent à leurs fidèles par des marques de prospérité et sur le fait qu’Herigar, pour puissant qu’il soit, s’est volontairement mis hors du consortium de tous par sa foi inepte : être chrétien n’est absolument pas dépeint comme un avantage mais comme un handicap, dans le cadre de l’exercice d’une position de pouvoir. Herigar répond à ces moqueries par une démonstration de puissance surnaturelle qu’il qualifie lui-même de « miracle » – miraculum – un terme qui ne revient pas si fréquemment dans la Vita Anskarii14 et concerne avant tout cette première communauté chrétienne de Birka : Herigar lui-même, ainsi que Frideburg et sa fille Catla15. La démonstration elle-même est très probablement une réécriture de la confrontation entre Élie et les prêtres de Baal sur le Mont Carmel (3 Rois 18-40), bien que la formulation soit assez éloignée du texte de la Vulgate – à l’exception de la fin de l’exhortation : Invocate nomen dei vestri, et ego invocabo nomen Domini ; et Deus qui exaudierit per ignem, ipse est Deus (3 Rois 24) à quoi répondent les paroles prêtées à Herigar : Et ego invocabo dominum meum Jesum Christum [...] et si quis in hac parte se invocantes exaudierit, ipse sit Deus. En outre, l’issue n’est pas du tout la même : car dans l’Histoire sainte, les prêtres de Baal qui ont perdu la partie sont destinés à être exécutés et leurs partisans sont convaincus par la démonstration de puissance de Yahvé. Ici, les païens sont « stupéfaits » – et trempés – mais nul ne peut les contraindre et Herigar termine par une dernière exhortation qui montre que personne n’a été convaincu au point d’abandonner ses propres dieux. Le résultat est plutôt que les rieurs changent de camp, ce qui fait dire à Ian Wood qu’il n’y a guère dans la Vita Anskarii que des « miracles de consolation », faits pour fortifier la foi en Dieu malgré la fragilité de la communauté chrétienne de Birka16. Cela permet peut-être aussi à Herigar de récupérer une partie de l’autorité que lui dénient les sarcasmes du début du plaid, sans qu’on puisse savoir si c’était vraiment là l’enjeu de la démonstration.

14

Sur la répartition et le type des miracles dans la Vita Anskarii, H.W. Goetz, « Wunderberichte im 9. Jahrhundert. Ein Beitrag zum literarischen Genus der frühmittelalterlichen Mirakelsammlungen », dans M. Heinzelmann, Kl. Herbers et D.R. Bauer (éd.), Mirakel im Mittelalter. Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen (Beiträge zur Hagiographie 3), Stuttgart, 2002, p. 180-226. 15 St. Lebecq, Religiosa femina nomine Frideburg…, op. cit. 16 I.N. Wood, The Missionary Life..., op. cit., p. 131.

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On peut remarquer aussi la dramatisation de l’épisode, notamment lié au style direct et à la description de la destruction par l’orage des tentes des païens : on est ici dans la mise en scène de la mission… à ceci près qu’Herigar n’est pas un missionnaire. Enfin, je remarque qu’on ne trouve dans ce passage qu’un seul comparatif : « probemus miraculis, quis sit maioris potentiae… » où il est donc question de mesurer qui, des prétendus dieux multiples ou du seul dieu omnipotent des chrétiens, a la plus grande puissance. Herigar est encore le bénéficiaire d’un second miracle, raconté immédiatement après celui-ci, lorsqu’il invoque la puissance du Christ pour être guéri d’une douleur à la jambe qui le paralyse : on retrouve le motif des païens qui se moquent de la misère d’Herigar et l’exhortent à abandonner sa croyance étrange et à revenir aux dieux païens « pro salute sua ». Herigar résiste à leurs mauvais conseils, se fait porter dans son église par ses serviteurs et prie le Christ de le guérir pour confondre les païens. Il peut alors ressortir de l’église en marchant sans aucune aide. On trouve bien ici encore un discours de compétition qui, comme précédemment, est enclenché par la provocation des païens : c’est parce qu’il ne peut plus supporter leurs conseils qu’Herigar ose finalement demander sa guérison à Dieu. On voit aussi que cette compétition s’appuie sur des signes matériels : les dieux donnent la santé et la prospérité à ceux qui les servent, Herigar qui a abandonné les dieux a perdu du même coup la santé – mais aussi la protection divine, le Heil – deux choses que rend le latin salus. Mais dans ce passage, il n’y a pas d’exhortation d’Herigar face aux païens, son discours s’adresse à Dieu seul. Le troisième miracle concernant Herigar est beaucoup plus original et longuement relaté par l’hagiographe. Un roi suédois nommé Anund est chassé et se réfugie chez les Danois. Désireux de récupérer son pouvoir avec leur aide, il leur propose d’armer des bateaux et de prendre Birka où se trouvent de nombreuses richesses : ils arrivent donc avec une trentaine d’embarcations, alors que le roi Björn est absent ; les hommes capables de défendre le vicus sont très peu nombreux. Commerçants et habitants se retranchent dans la partie fortifiée du vicus et commencent à organiser des sacrifices pour se protéger, tout en essayant de négocier un tribut de cent livres d’argent avec les assaillants. Or si cette proposition séduit le roi Anund, il n’en va pas de même des Danois qui estiment que chaque marchand de Birka possède bien plus que cent livres et qu’il vaut mieux prendre d’assaut le vicus qui est mal défendu. Les assiégés, terrifiés, se rassemblent à

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nouveau et promettent aux dieux de nouveaux sacrifices, à la grande fureur d’Herigar qui leur fait remarquer que leurs idoles ne leur ont été jusqu’alors d’aucun secours, malgré les promesses de sacrifices toujours plus importantes. On trouve ici tout le vocabulaire typique de la mission puisqu’il n’est plus question, dans le discours d’Herigar, « des dieux » mais d’idoles, de démons et de simulacres. Ils promettent de suivre ses conseils et il leur recommande de prier le seul vrai Dieu, de lui demander son aide avec un cœur pur, et de lui promettre des jeûnes et des aumônes, ce qu’ils font. Entre-temps, le roi Anund a mis en garde ses comparses danois contre les risques de prendre le vicus et propose de consulter les oracles pour savoir si les dieux leur sont favorables : Là résident de grands et puissants dieux, dit-il, et là, une église a même été construite autrefois, et le culte du Christ, qui est le plus puissant des dieux, y est pratiqué par de nombreux chrétiens ; s’il le veut, il peut apporter son aide à ceux qui espèrent en lui. C’est pourquoi nous devons demander si d’autres divinités veulent faire votre volonté.

Les oracles, bien sûr, indiquent que Dieu n’autorise pas la prise de Birka : on les consulte encore une fois pour savoir où se tourner afin de ne pas rentrer les mains vides, et les oracles désignent une urbs in finibus Slaworum que les Danois vont piller sans aucun obstacle. Le roi Anund cependant reste à Birka et restitue même aux assiégés les cent livres d’argent qu’ils avaient données. Triomphe du Christ – et d’Herigar – sur les païens, ce qui permet au praefectus de se livrer à une dernière exhortation en forme de prédication in campo, donc au plaid… sans qu’on sache au juste si des conversions s’en sont suivies. Mais la fin du texte indique que jusqu’à la fin de sa vie, Herigar a passionnément prêché la parole du Christ : Publice ubicumque aderat, partim exasperando, partim suadendo virturtem Domini et fidei gratiam cunctis nuntiabat17. Les élites scandinaves et la christianisation Herigar apparaît dans cette histoire sous plusieurs angles à la fois : il est une sorte de prototype du parfait chrétien converti, ferme dans sa foi malgré ses propres déboires. Membre de l’élite suédoise sans aucun doute, il est en charge de la défense matérielle de Birka qu’il est capable de convertir en défense spirituelle lorsque les moyens 17

VA, cap. 19, p. 64.

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humains ne suffisent pas (ce qui serait le rôle de l’évêque dans une cité chrétienne). Il semble avoir prêché au sens propre comme au sens figuré la parole du Christ, trait qu’on trouve plus fréquemment chez les princes convertis qui ont à cœur de dispenser la parole de Dieu au sein de leur peuple18. Il est enfin le bénéficiaire de miracles de plusieurs types comme on vient de le voir et c’est un cas tout à fait spécifique à l’écriture de la Vita Anskarii : en effet, dans la plupart des vies de saints missionnaires, ce sont normalement les saints eux-mêmes qui « font » des miracles, ou pour parler de manière plus orthodoxe, le Christ accomplit des miracles – pour convaincre les païens – par l’intermédiaire des saints. Rien de tel dans la Vie d’Ansgar qui n’accomplit pas un seul miracle : tous les miracles recensés sont accomplis en faveur des chrétiens – et particulièrement en faveur de ces chrétiens qui ont su conserver leur foi après le départ des prêtres en 84519 – sans aucun intermédiaire : en choisissant de placer Herigar – et non un missionnaire – au centre de son propos Rimbert déplace la compétition en décrivant une arène où le Christ agit directement, sans médiateur, exactement comme les dieux des païens qui ne connaissent guère de clergé. Or Herigar est un type de personnage assez particulier dans l’histoire de la christianisation des pays du Nord : s’il est membre de l’élite, il ne représente pas cependant le niveau le plus élevé – que je qualifierai de niveau « princier », le niveau qui serait celui du roi Björn à Birka – et un peu plus tard du roi Olaf – ou encore des rois Horic Ier et Horic II au Danemark. Ces princes en effet, s’ils accueillent favorablement les missionnaires, tolèrent qu’ils prêchent et construisent des églises, voire notamment dans le cas d’Horic Ier, écoutent volontiers les « conseils » de l’évêque Ansgar qualifié de familiarius du roi, ne sont pas les vecteurs actifs de la christianisation de leur peuple puisqu’ils ne sont même pas baptisés. Leur attitude face au christianisme est d’abord une attitude pragmatique : on a depuis longtemps établi que les premières églises, fondées avec l’accord des « rois » dans les portus et vici comme Haithabu, Ribe ou justement Birka, avaient d’abord pour objet d’attirer dans ces hauts lieux du commerce « international » les marchands chrétiens, frisons, francs ou anglo-saxons

18

Voir par exemple le prince des Abodrites, Gottschalk, cf. chap. IX. I.N. Wood, The Missionary Life…, op. cit., p. 131, note que la dimension miraculeuse est particulièrement marquée dans les chapitres  19 et 20. Voir aussi H.W.  Goetz, « Wunderberichte im 9. Jahrhundert… », op. cit., p. 193.

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qui sont bien connus pour avoir été un élément important de pénétration du christianisme en Scandinavie. Mais leur attitude est aussi une attitude d’ouverture, typique de toute la pensée polythéiste, ce que Paul Veyne appelle « l’analogie des mondes de vérité20 » et qui peut donner naissance à toute une culture mixte, reposant sur des processus de métissage et non d’assimilation : autrement dit, il s’agit de s’adjoindre le Christ et non pas de lui donner l’exclusivité à la place des autres dieux. Ainsi le roi Horic II fait-il parvenir au pape Nicolas Ier en 864 un certain nombre de cadeaux, alors même qu’il n’est pas baptisé puisque nous connaissons cet envoi par une lettre du pontife qui remercie le roi danois des cadeaux faits à Saint-Pierre en lui enjoignant d’abandonner ses idoles et d’accepter enfin le baptême21. Sans doute Horic avait-il reçu, comme de nombreux Danois, la prima signatio qui les qualifiait comme catéchumènes sans exiger d’eux le renoncement aux idoles : Rimbert raconte au chapitre 24 de la Vita que beaucoup d’entre eux attendaient l’heure de la mort pour accepter le baptême parce qu’ils espéraient entrer ainsi « purs et immaculés dans la vie éternelle », mais on peut penser qu’il leur était aussi difficile de rompre entièrement avec la société des païens. Cette attitude des rois danois ou suédois qui consiste à autoriser la prédication et le culte chrétien sans se convertir eux-mêmes et sans contraindre la population ouvre forcément la compétition entre les deux systèmes religieux : on entre alors dans un « pluralisme religieux » où le Christ demeure un dieu parmi d’autres comme le montre dans la Vita Anskarii l’épisode assez extraordinaire de l’expédition des Suédois en Courlande, extraordinaire parce que les expériences de syncrétisme qui ont dû être fort nombreuses, sont habituellement masquées par les sources chrétiennes22. Le Christ qui donne la victoire Cette histoire est racontée par Rimbert au chapitre 30 de la Vita Anskarii. Il situe l’action au moment même de la visite d’Ansgar à Birka : les Coures, un peuple balte qui avait été soumis autrefois par

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P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, 1983, p. 28 s. MGH Epistola VI, n° 27, p. 292-294. 22 L. von Padberg, « Odin oder Christus ? Loyalitäts- und Orientierungskonflikte in der frühmittelalterlichen Christianisierungsepoche », dans Archiv für Kulturgeschichte, 77, 1995, p. 249-278, ici p. 275. 21

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les Suédois, sont victimes d’une attaque des Danois qui voient là un moyen d’étendre leur domination au détriment des Suédois à l’est de la Baltique. Les Danois sont défaits et le roi Olaf pense que c’est l’occasion de montrer la supériorité des Suédois en allant battre les Coures : voilà une situation typique de compétition dans le cadre du contrôle des populations – et plus probablement des circuits d’échange – en mer Baltique23. Olaf part donc avec de nombreux bateaux et remporte aisément la victoire sur la première forteresse des Coures, défendue par 7000 guerriers. Cette victoire les encourage à poursuivre plus loin et ils partent à cinq jours de marche de la côte vers une seconde forteresse, plus imposante puisqu’elle est défendue par 15 000 guerriers. La bataille fait rage pendant neuf jours, sans qu’aucun des deux camps n’emporte la victoire et les Suédois commencent à s’inquiéter vraiment, dans la mesure où ils ne peuvent se replier sur une si grande distance sans être poursuivis. Ils consultent donc les oracles pour savoir quel dieu pourrait les aider, si ce n’est à prendre la place, du moins à sauver leur vie, mais aucun dieu ne répond à leur appel. C’est alors que quelques marchands – negociatores – se souvenant de la prédication d’Ansgar, suggèrent de faire appel au Christ : Le dieu des chrétiens répond souvent à ceux qui l’appellent à l’aide et son soutien est très puissant (potentissimus est in adiuvando). Demandons s’il veut être à nos côtés et promettons- lui des offrandes telles qu’il les aime.

On consulte à nouveau les oracles d’où il ressort que le Christ accepte de les aider : l’optimisme revient dans l’armée, certaine désormais d’obtenir la victoire puisque « nous avons pour auxiliaire le plus puissant des dieux » (quia potentissimum Deorum nostri adiutorem habemus). Le Christ va-t-il donc aider des païens à massacrer d’autres païens ? Non, bien sûr, car à ce moment-là les messagers des Coures viennent pour négocier la paix en donnant aux Suédois tout le butin qu’ils avaient pris aux Danois, une demi-livre d’argent par habitant de la forteresse, le tribut qu’ils devaient payer et qu’ils ne payaient plus, ainsi que trente otages. Les iuvenes veulent combattre quand même pour emporter la forteresse – puisqu’ils ont le Christ avec eux –

23

St. Lebecq, « Aux origines du phénomène viking. Quelques réflexions sur la part de responsabilité des Occidentaux (VIIIe-début IXe siècle) », dans A.-M. Flambard Héricher (éd.), La progression des Vikings, des raids à la colonisation (Cahiers du GRHIS 14), Rouen, 2003, p. 15-25.

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mais le roi et la sanior pars décident de négocier et tous retournent chez eux, avec le butin et les otages, cum gaudio. Pour finir, il faut remercier le Christ que les Suédois reconnaissent comme le dieu le plus puissant – quod vere magnus super omnes Deos esset (Ps. 94, 3). Mais il faut le remercier avec des offrandes adaptées et chacun s’interroge  : un dieu païen aurait certainement apprécié qu’on lui remette une partie du butin comme c’était l’usage, mais comment remercier le dieu des chrétiens ? Ici encore, ce sont les marchands qui sont capables d’expliquer ce qu’il faut faire pour plaire au Christ : jeûner. De retour chez eux, au bout de sept jours (qu’on imagine destinés à célébrer la victoire avec force ripaille?) ils jeûnent pendant sept jours, puis quarante jours plus tard, s’astreignent à un nouveau jeûne de quarante jours. Ces jeûnes sont spécifiés comme une abstinence d’aliments carnés et comme une action collective à laquelle tous prennent volontairement part. Rimbert ajoute que, par la suite, beaucoup d’entre eux continuaient à prendre part aux jeûnes des chrétiens et soutenaient les pauvres par des aumônes, parce qu’ils avaient entendu dire que cela plaisait au Christ. En revanche, il n’est nulle part question de conversion ni de baptême, pas plus du roi Olaf que des guerriers concernés par cette aventure. Cette histoire n’est pas sans rappeler celle du siège de Birka par le roi Anund et les Danois, elle est écrite selon la même trame et l’on y retrouve les mêmes motifs : l’appel au Christ comme dernier recours, l’idée qu’il est « le plus fort de tous les dieux », la procédure divinatoire, le dénouement qui passe par le compromis et non par le massacre, enfin, les offrandes faites au Christ sous forme de jeûne et d’aumônes – et même l’épilogue : le Christ triomphe mais cela n’entraîne pas de conversions – au moins dans l’immédiat. On a donc bien le sentiment que la compétition entre chrétiens et païens se résout, du point de vue des païens, par l’intégration du Christ dans leur panthéon et par l’adoption de certaines pratiques – jeûner, faire l’aumône – qui forment la première étape de la christianisation. Or cette étape elle-même ne se fait pas sans rencontrer de résistance, comme le montre un autre épisode de la Vita Anskarii, chapitre 26. Lors de la venue d’Ansgar à Birka en 852, sans doute inquiets du retour en grâce des chrétiens après leur expulsion en 845, les païens tentent de contrer la relance de la mission en produisant devant l’assemblée un homme qui prétend avoir participé à un conventus deorum et auquel les dieux « qui possèdent cette terre » auraient

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confié un message24. Ils se plaignent d’être délaissés et de se voir préférer un dieu « étranger25 », un dieu qui n’a rien à voir avec eux parce qu’il parle contre eux26. L’idée défendue ici est donc que le Christ n’est pas intégrable dans le panthéon païen, parce qu’il est trop « différent  ». Les dieux ne sont pas hostiles à ouvrir leur société à un nombre plus élevé de participants : si les hommes trouvent qu’ils ne sont pas assez nombreux, s’ils ont besoin d’autres dieux, ils sont prêts à accepter parmi eux un ancien roi nommé Eric (dont on ne sait absolument rien). Rimbert ajoute qu’en effet on ne tarda pas à construire un temple à ce nouveau dieu Eric qui reçut offrandes et sacrifices. On s’est souvent demandé jusqu’à quel point cet épisode était crédible : il est en tout cas un moyen pour Rimbert de mettre en scène la confrontation entre païens et chrétiens, une compétition qui se joue à plusieurs niveaux : compétition entre le Christ, seul vrai dieu et les idoles qui ne sont rien d’autre que des manifestations du diable, mais aussi compétition entre différents groupes autour du roi qu’on ne peut guère considérer comme une partition sociale entre des élites tôt gagnées au christianisme et la masse du peuple attachée au paganisme. Au contraire, le personnage d’Herigar montre que les élites chrétiennes sont encore très largement minoritaires, et si l’expulsion des prêtres de Birka en 845 n’est pas le fait du roi comme Rimbert le précise explicitement, elle n’est pas non plus à mettre au compte du « peuple » mais, bien plus probablement, de groupes influents qui estiment peut-être que l’audience des chrétiens devient trop grande et dessert leurs intérêts. Dans ces conditions, l’intégration du Christ dans le panthéon païen devient problématique et nourrit éventuellement la compétition. La compétition dans le champ missionnaire La compétition entre païens et chrétiens dans le cadre de la mission suppose que les missionnaires travaillent à l’intérieur des normes sociales qu’ils rencontrent et non pas en opposition : par exemple, ils acceptent toutes les procédures de divination dès lors qu’elles font apparaître le Christ comme vainqueur. On peut y voir un topos litté24

VA, cap. 26, p. 86 : …ut quidam illo adveniens diceret, se in conventu deorum, quiipsam terram possidere credebantur, affuisse, et ab eis missum, ut haec regi et populis nunciaret… 25 Ibid. : ... alienum deum super nos introductis… 26 Ibid. : Alterius quoque dei culturam, qui contraria nobis docet…

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qui est le dieu le plus fort ?

raire, mais on possède aussi suffisamment de textes différents qui les mentionnent pour considérer qu’il s’agit là de pratiques bien attestées27. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point il est licite de transformer un oracle en ordalie : on a l’impression que les missionnaires de Scandinavie ont établi une méthode permettant de prouver la supériorité du Christ sur les autres dieux en utilisant les propres arguments des païens. Car s’il veut être entendu, le missionnaire doit démontrer la supériorité de son dieu, pas seulement avec des discours mais avec des actes28 : le paganisme en effet ne se prêche pas puisqu’il n’y a pas de corps de doctrine et la puissance d’un dieu se démontre moins par des raisonnements que par des gestes performatifs. Le missionnaire doit aussi agir au sein de la structure sociale des populations qu’il veut évangéliser, modifier non seulement la croyance mais aussi les relations tissées entre les hommes et les dieux, parce que ce sont ces relations qui sont garantes de l’ordre du monde. À ce titre, obtenir des païens, de leur plein gré, parce qu’ils ont reconnu la supériorité du Christ, des jeûnes et des aumônes avant même qu’ils ne soient baptisés, n’est pas du tout dénué de sens, c’est une forme de christianisation de la société « par la pratique » qui permet ensuite d’aller plus loin dans la conversion. On pourra objecter que c’est tout le contraire de la tradition missionnaire carolingienne, qui consiste plutôt à baptiser en masse29 et qui s’appuie essentiellement sur l’œuvre de prédication, dans la lignée de Willibrord, Liudger, Altfrid, Boniface et Alcuin, ce qu’on peut qualifier de tradition « anglo-frisonne »30 : tous insistent plutôt sur la nécessité pour le nouveau converti d’être pleinement convaincu, et à ce titre le miracle – qui n’est qu’une preuve parmi d’autres de la toutepuissance de Dieu – peut aider, mais il ne peut être l’élément le plus important31. Faire accéder les païens au baptême est avant toute 27

I.N. Wood, « Christians and pagans in 9th century Scandinavia », dans B. et P. Sawyer, I.N. Wood (éd.), The Christianization of Scandinavia, Alingsas, 1987, p. 36-67, ici p. 57. 28 W.  Lammers, «  Formen der Mission bei Sachsen, Schweden und Abodriten  », dans W. Lammers, Vestigia Mediaevalia, Wiesbaden, 1979, p. 172-218. 29 Le meilleur exemple est contenu dans l’Ordo de Cathecizandis rudibus, éd. Burn, Zeitschrift für Kirchengeschichte, 25, 1904, p.  148-154). Ce texte d’Alcuin, qui dérive largement d’Augustin, montre que le but est de donner le baptême le plus vite possible. 30 St. Lebecq, « Vulfran, Willibrord et la mission de Frise : pour une relecture de la Vita Vulframni », dans L’évangélisation des régions entre Meuse et Moselle et la fondation de l’abbaye d’Echternach (Ve-IXe siècle), Luxembourg, 2000, p. 431-451. 31 L.  von Padberg, «  Die Verwendung von Wundern in der frühmittelalterlichen Predigtsituation », dans Mirakel im Mittelalter… op. cit., p. 75-95.

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chose extirper le diable de leur âme, comme si le baptême fonctionnait comme un exorcisme32 et c’est le but qu’il faut atteindre le plus vite possible. Il me semble qu’on trouve chez Rimbert une autre tradition missionnaire qui dériverait de Reims, Corbie et Corvey d’où proviennent tous les missionnaires du monde scandinave jusque dans les années 860, et qui remonterait donc à la première mission d’Ebbon auprès du roi Harald. Ce réseau se montre d’une grande stabilité malgré le partage de l’empire en 843, et l’église de Hambourg-Brême conserve très longtemps des liens, notamment par la circulation des personnes et des livres, non seulement avec Corvey mais aussi avec l’abbaye de Corbie : on se souvient d’ailleurs que la Vita Anskarii est dédiée aux frères de Corbie et on possède encore deux lettres de Ratramne de Corbie envoyées à l’archevêque Rimbert33. Cette filiation n’est pas seulement spirituelle, elle est aussi charnelle : Gauzbert, premier évêque de Birka, était le nepos d’Ebbon, il est parti accompagné de deux de ses parents puis, en 852, refusant de retourner lui-même à Birka, y a envoyé un autre de ses nepotes nommé Erimbert. On serait là en présence d’une tradition missionnaire qui serait plus attentive aux pratiques et plus soucieuse de démontrer la supériorité du Christ dans les faits, même s’il faut pour cela organiser la compétition entre ce dernier et les dieux païens puisque, de cette compétition, le Christ ne peut que sortir vainqueur ; je pense aussi, et ce sera là ma dernière hypothèse, que ce qui légitime cette forme de mission dans le récit de Rimbert, c’est la place accordée aux formes spécifiques de dévotion chrétienne, notamment le jeûne et l’aumône dont il est très souvent question. L’insistance sur ces pratiques, même lorsqu’elles sont accomplies par des non-baptisés, montre les premiers effets de la reconnaissance du Christ : le monde païen, enclavé, où une partie du butin est remis aux dieux qui possèdent la terre sous forme d’offrandes et de sacrifices, s’ouvre vers un monde chrétien conçu comme universel, un monde où circulent les biens promis au Christ sous forme d’aumônes, c’est-à-dire un monde où commence à circuler la caritas, fondement de toute société chrétienne.

32

L. von Padberg, Odin oder Christus…, op. cit., p. 275. Notamment la fameuse lettre sur les Cynocéphales : MGH Epistolae VI, p. 155-157. Voir chap. X.

33

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CHAPITRE XII L’IMPOSSIBLE CONSTRUCTION D’UN ÉTAT CHRÉTIEN DES ABODRITES

E

n Europe centrale et orientale, la christianisation apparaît dès le haut Moyen Âge comme la forme privilégiée de l’expansion occidentale : on peut dire qu’avant toute forme de « colonisation », l’évangélisation et l’enracinement du christianisme toujours plus loin vers l’Est caractérisent l’expansion occidentale d’abord vers les terres du monde germanique dans une première vague qui se termine au début du IXe siècle avec l’implantation définitive du christianisme en Saxe, ensuite vers le monde slave dans un processus assez long et particulièrement compliqué chez les Slaves du Nord de l’Europe, notamment entre Elbe et Oder, là où sont établis les Abodrites et les Liutizes et où alternent du Xe au XIIe siècle des phases de christianisation et de réaction païenne, alors même que la région est enclavée dans le monde déjà chrétien de l’empire germanique à l’ouest, du royaume de Pologne à l’est et même des royaumes scandinaves au Nord1. Je m’en tiendrai ici à la christianisation comme forme « d’action » c’est-à-dire de pénétration dans les mœurs religieuses et dans les mentalités – œuvre sans nul doute de longue haleine – mais aussi, et ce beaucoup plus rapidement, œuvre de pénétration dans les structures politiques et sociales avant toute tentative de colonisation systématique ou de « croisade ». Nous sommes en effet dans une région dont la résistance à la christianisation s’est finalement soldée par l’appel à la « croisade contre les Wendes », de 1136 à 1147, et par la colonisation systématique de cet espace à partir du milieu du XIIe siècle sous la protection du margrave de Brandebourg, Albert l’Ours, et du duc de Saxe, Henri le Lion. Je me placerai résolument avant toutes ces entreprises pour essayer de comprendre d’une part quelles sont les formes que prend la christianisation de cette société slave et d’autre

1

On trouvera les meilleures cartes de localisation de cette «  enclave  » païenne dans l’ouvrage de J. Petersohn, Der südliche Ostseeraum im kirchlich-politischen Kräftespiel des Reichs, Polens und Dänemarks vom 10. bis 13. Jahrhundert. Mission – Kirchenorganisation – Kultpolitik, Cologne-Vienne, 1979, passim. Voir aussi la carte p. 384.

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part quelles sont les formes de résistance – les « réactions » – qu’elle provoque. Pour des raisons de cohérence géographique, je parlerai ici seulement des Abodrites au sens large, c’est-à-dire des populations qui occupent l’espace compris entre l’Elbe et l’Oder dans la partie la plus septentrionale, sur lesquelles nous sommes assez bien renseignés par deux sources des XIe-XIIe siècles : - d’une part la Geste des évêques de Hambourg, rédigée par Adam de Brême2 dans les années 1060 à la demande de l’archevêque Adalbert en charge de la mission et de l’organisation ecclésiastique de cet espace ; - d’autre part la Chronique des Slaves d’Helmold de Bosau3, rédigée vers 1163-1168, qui reprend en partie des éléments du texte précédent mais le complète par d’autres informations et permet d’aller plus loin dans la chronologie. Helmold est un des prêtres au service de l’évêque Gerold d’Oldenbourg-Lübeck qui tente toujours de christianiser cet espace rebelle où certains princes sont déjà chrétiens, mais sans pouvoir imposer la nouvelle religion à leur population comme on le verra. L’œuvre d’évangélisation de la région est liée en effet à l’histoire de la famille des Nakonides, princes abodrites, chrétiens et alliés des Saxons depuis le Xe siècle. Les Abodrites sont, depuis longtemps, alliés des puissances occidentales et en premier lieu des Francs dès la fin du VIIIe siècle4. Le premier prince des Abodrites connu est Nakon, éponyme de sa dynastie, qui a vécu au milieu du Xe siècle († vers 965/967), vassal de  l’empereur Otton  Ier. Cette famille étend sa domination sur la région et notamment sur les Wagriens grâce à l’appui du margrave Hermann Billung, mais sans doute pas au point de pouvoir organiser une politique religieuse de christianisation continue : ainsi l’évêque

2 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae pontificum, B. Schmeidler (éd.), (MGH Script. in us. schol. 2), Hanovre-Leipzig 1917. Sur cette œuvre, on peut se rapporter à l’étude classique de l’éditeur du manuscrit, B. Schmeidler, « Zur Entstehung und zum Plan der hamburgischen Kirchengeschichte Adams von Bremen  », dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, 50, 1935, p. 221-228.. 3 Helmold de Bosau, Chronica Slavorum, H. Stoob (éd.), Darmstadt, 1963. 4 Annales qui dicitur Einhardi, anno 798 – Annales Regni francorum, anno 789 et 798, Fr. Kurze (éd.), Hanovre, 1895, p. 84-85 et 102-105.

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d’Oldenbourg5 s’est-il replié à Mecklembourg qui est le centre du pouvoir des Nakonides6, seuls princes chrétiens de la région. À deux reprises, en 983 puis en 10187, on assiste à un soulèvement des païens qui chassent les princes nakonides, lesquels se réfugient sur les terres des Billung et notamment dans la région de Lünebourg. La raison de la révolte invoquée par Thietmar de Mersebourg, évêque contemporain des événements, est « qu’ils revendiquaient de retourner à la liberté des mœurs des Liutizes8 », c’est-à-dire à la fois au paganisme et à une organisation sociale qui ne connaît pas de princes, hormis d’occasionnels chefs de guerre9. Cependant, c’est avec la prise du pouvoir de Gottschalk vers 1043 que commence une réelle tentative de construire un princier entre Elbe et Oder avec l’appui des Billung, du roi des Danois, mais surtout de l’archevêque de Hambourg-Brême. Gottschalk et la tentative de construire un État princier Écoutons Adam de Brême, qui a bien connu Gottschalk : Gottschalk, en homme dont on doit louer la sagesse et le courage, prit pour épouse la fille du roi des Danois [la fille de Sven Estridsen] et dompta si bien les Slaves que, le craignant comme un roi (quasi regem), ils lui offrirent en échange de la paix, un tribut et leur soumission. En ces circonstances, la paix fut assurée à Hambourg, et le pays slave s’emplit d’églises et de prêtres. Pieux et craignant Dieu, Gottschalk était en effet un proche de l’archevêque, et honorait Hambourg comme il l’eût fait d’une mère. Il y venait souvent pour s’y acquitter de ses vœux. Jamais il n’y eut prince plus puissant ni plus dévoué à la propagation de la religion chrétienne de ce côté-ci du pays slave. Car, s’il lui avait été accordé de vivre plus longtemps, il aurait, selon ses projets, contraint tous les païens à 5 Oldenbourg a été fondé en 968 (et non pas en 948) comme diocèse suffragant de l’église de Hambourg-Brême. Sur tout ceci, H. Beumann, « Die Gründung des Bistums Oldenburg und die Missionspolitik Ottos de Grossen », dans H. Fuhrmann (éd.), Aus Reichsgeschichte und Nordischer Geschichte. Karl Jordan zum 65. Geburtstag, Stuttgart, 1972, p.  54-69 et J.  Petersohn, Der südliche Ostseeraum im kirchlich-politischen Kräftespiel des Reichs, op. cit., p. 18-22. 6 W.  Fritze, «  Probleme der abodritischen Stammes-und Reichverfassung und ihrer Entwicklung vom Stammesstaat zum Herrschaftsstaat  », dans H.  Ludat, Siedlung und Verfassung der Slaven zwischen Elbe, Saale und Oder, Giessen, 1960, p. 141-219, ici p. 163. 7 Adam de Brême raconte les deux événements en les mélangeant : II, 42-44. 8 Thietmar de Mersebourg, Chronicon, VIII, 5, Holtzmann-Trillmich (éd.), Darmstadt, 1957 : libertatem sibi more Liutizio... vendicabant. 9 Sur les caractères des Liutizes, W. Brüske, Untersuchungen zur Geschichte des Lutizenbundes. Deutsch-wendischen Beziehungen des 10-12. Jahrhunderts, Münster-Cologne, 1955 et J. Petersohn, Der südliche Ostseeraum im kirchlich-politischen Kräftespiel des Reichs, op. cit., p. 38-40.

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aux marges du monde germanique embrasser le christianisme, et il gagna à la foi presque le tiers de ceux qui, sous son grand-père, étaient autrefois retombés dans le paganisme. Ainsi donc, sous ce prince, tous les peuples slaves appartenant au diocèse de Hambourg – Wagriens, Abodrites, Polabes – cultivèrent la foi chrétienne avec dévotion.10

L’autorité de Gottschalk est donc établie sur un ensemble de peuples qui reconnaissent sa supériorité par le versement d’un tribut, mais aussi par l’ouverture du pays à la christianisation. Il faut en fait distinguer le centre du pouvoir de Gottschalk, le pays abodrite au sens étroit dont la « capitale » est Mecklembourg où Gottschalk a fondé trois monastères, et les peuples soumis aux Abodrites : notamment les Wagriens et les Polabes, directement englobés dans la construction politique et religieuse du prince Gottschalk. Chacun dispose en effet d’un siège épiscopal : Oldenbourg pour les Wagriens, Ratzebourg pour les Polabes, qui sont aussi des forteresses correspondant à d’anciens centres du pouvoir politique et religieux de chacun de ces peuples11. Il semble que, comme en Bohême ou en Pologne, l’évolution politique vers un État princier se marque par la suppression des nombreux petits points fortifiés qui quadrillaient l’espace, au profit de forteresses plus imposantes et nettement moins nombreuses : cette évolution a été bien montrée par l’archéologie surtout en pays wagrien12. On peut donc y lire une certaine volonté de « hiérarchisation  » du pouvoir qui fonctionne à deux niveaux  : supériorité du pouvoir des Abodrites et de leur prince sur l’ensemble des peuples de la région, mais aussi réorganisation des pouvoirs au profit du prince et de ses représentants y compris chez les Abodrites eux-mêmes. On constate facilement, grâce au discours d’Adam de Brême qui est essentiellement tourné vers l’œuvre de christianisation, que cette réorganisation de l’espace politique est superposée à une organisation ecclésiastique soutenue par l’archevêque de Hambourg-Brême : en effet, la création de trois diocèses suffragants de l’église de Hambourg, par partition de l’ancien diocèse unique d’Oldenbourg, entre dans le plan de l’archevêque Adalbert qui vise à la constitution d’un patriarcat

10

Adam III, 19-20. W. Fritze, « Probleme der abodritischen Stammes-und Reichverfassung », op. cit., p. 183. 12 K.W. Struve, « Die slawischen Burgen in Wagrien », dans Offa 17/18, 1959-1961, p. 57, repris par W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein IV/1, Neumünster, 1981, p. 97-100. 11

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coiffant douze diocèses du nord de l’Empire et dont l’église de Hambourg prendrait bien sûr la tête13. L’autorité, plus forte que jamais selon Adam de Brême, que Gottschalk a étendue sur l’ensemble des peuples établis à l’est de l’Elbe repose donc sur l’alliance à la fois politique et militaire des Nakonides avec les Saxons – en particulier les Billung – et les Danois ; Gottschalk a passé quinze ans au service de Knut le Grand puis de son neveu Sven Esdridsen dont il a épousé la fille : tous deux l’ont aidé militairement à récupérer l’héritage de son père Udo14, et plus largement à étendre sa domination sur les peuples slaves jusqu’à la Penne15. Mais c’est surtout l’église de Hambourg qui lui fournit une partie des cadres de la nouvelle organisation qu’il entend mettre en place : L’archevêque, se réjouissant de la création de ces églises, choisit parmi ses évêques et ses prêtres des hommes sages, qu’il envoya au prince afin qu’ils fortifient dans la foi les populations récemment converties.16

Les trois sièges d’évêchés doivent donc devenir d’authentiques centres du pouvoir de Gottschalk, idée renforcée par l’intervention d’Adalbert de Hambourg contre les prétentions des Billung à détenir la forteresse de Ratzebourg : un diplôme d’Henri IV rédigé en avril ou mai 106217, sans doute peu avant la décision d’ériger la forteresse en siège épiscopal, prévoit la donation au duc Ordulf de la place forte, mais l’archevêque qui apparaît comme intercesseur dans l’acte a bien fait spécifier qu’étaient exclues de cette donation toutes les terres du Limes Saxonicum qui séparent les possessions des Billung de la région de Ratzebourg18, ce qui, dès lors, interdit au duc de disposer de

13

Adam III, 33 et III, 59. La création de ce patriarcat qui a occupé l’archevêque Adalbert jusqu’à la fin de sa vie mais n’a jamais été réalisé devait être une compensation pour l’indépendance des églises du Danemark où le roi réclamait la création d’une province ecclésiastique. H. Ludat, « Die Patriarcatsidee Adalberts von Bremen und Byzanz », dans Archiv für Kulturgeschichte 34, 1952, p.  221-246. Sur l’importance du chiffre douze, H. Fuhrmann, « Provincia constat duodecim episcopatibus », dans Studia Gratiana II, 1967, p. 389-404. 14 Adam II, 79 et Helmold I, 20. 15 En particulier Adam III, 22. 16 Adam III, 21. 17 D.  Henri IV 87, MGH Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, VI, Die Urkunden Heinrichs IV., D. von Gladiss (éd.), Berlin, 1941, p. 112-113. Ce diplôme est conservé en original et on peut en trouver un fac-similé dans W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein, op. cit., Tafel 9, p. 120. Voir aussi K. Jordan, « Die Urkunde Heinrichs IV. für Herzog Ordulf von Sachsen vom Jahre 1062 », dans Archiv für Diplomatik, 9/10, 1963-1964, p. 53-66. 18 E. Assmann, « Salvo Saxoniae limite. Ein Beitrag zum Problem des Limes Saxoniae », dans Zeitschrift der Gesellschaft für Schleswig-Holsteinische Geschichte, 77, 1953, p. 195-203.

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Ratzebourg comme voie d’accès en pays abodrite, et surtout Adalbert fait préciser que sont exclues les dîmes qui devront être versées à l’évêque dans le ressort duquel se situe la forteresse. Ce diplôme n’a finalement jamais été expédié au destinataire, il est resté dans les archives du roi salien et il ne fait guère de doute, compte tenu de l’influence de l’archevêque Adalbert dans les années 1060-1065, qu’il faut y voir aussi sa volonté délibérée d’entraver l’expansion des Billung en territoire abodrite. Cette volonté s’explique à la fois par les mauvaises relations que les Billung entretiennent avec l’église de Brême en général – et avec l’archevêque Adalbert en particulier19 – mais aussi sans doute par un dessein proprement politique qui soutient la constitution d’un État princier chrétien au-delà de l’Elbe. On voit donc bien ici que ce qui est directement et indissociablement lié à la christianisation de cet espace, comme c’est le cas dans toute l’Europe centrale et orientale, c’est la construction d’un État, qui s’appuie sur le modèle ottonien en lieu et place de sociétés plus ou moins hiérarchisées, et dont la christianisation soutient la volonté d’inventer – ou de renforcer selon les cas – le caractère centralisé et administratif de l’État princier. On voit donc se greffer sur les structures sociales et l’organisation de pouvoir préexistantes de nouveaux éléments qui aboutissent toujours à l’exaltation de la figure du prince et à la mise en place d’un groupe séparé : le clergé – qui compte toujours une bonne part, si ce n’est la totalité, d’étrangers – clergé intégré au nouvel appareil politique et administratif sur le modèle ottonien. On assiste donc à une « occidentalisation » précoce d’une grande partie de l’appareil du pouvoir, qui reste cependant au service d’un prince qui est toujours un prince « indigène ». En outre, toujours selon le modèle caroligien-ottonien, c’est le prince qui est en charge de la christianisation de son peuple, ce que Gottschalk prend à cœur au point de prêcher lui-même en langue slave pour expliquer les saints mystères à son peuple20. Mais ni la persuasion ni la contrainte n’empêchent le déclenchement d’une vaste rébellion contre l’autorité de Gottschalk, qui va trouver la mort lors de ce qu’il est convenu d’appeler la « réaction païenne » de 1066.

19

Voir par exemple G. Glaeske, Die Erzbischöfe von Hamburg-Bremen als Reichsfürsten (9371258), Hildesheim, 1952, p. 60-97. 20 Adam III, 20. Sur ce modèle du «  prince interprète  », cf. H.D.  Kahl, «  Heidnisches Wendentums und christliche Stammesfürsten. Ein Blick in die Auseinandersetzung zwischen Gentil – und Universalreligion im abendländischen Hochmittelalter  », dans Archiv für Kulturgeschichte, 44, 1962, p. 72-118 et ici chap. IX.

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Kruto et la réaction païenne Au printemps 1066, à la diète de Tribur, Adalbert tombe en disgrâce à l’issue d’une cabale fomentée par son vieil ennemi l’archevêque Anno de Cologne. Quelques mois plus tard, le 7 juin 1066, Gottschalk est assassiné à Lenzen et toute la région se soulève contre les Nakonides. Cette révolte dans laquelle le prince Gottschalk trouve la mort est présentée par Adam de Brême et Helmold de Bosau comme une « réaction païenne » parce qu’ils privilégient le thème du martyre des chrétiens et celui de la destruction des églises, deux éléments qu’il ne s’agit pas de mettre en doute. Mais l’hostilité déclarée aux Nakonides n’est pas qu’une hostilité envers l’œuvre de christianisation : si les opposants à Gottschalk, ceux qui prennent sa succession, sont des païens déclarés dont la première préoccupation semble avoir été de mettre à mort tout ce que le pays comptait de chrétiens21, ils représentent aussi une autre forme de pouvoir, c’est-à-dire des primores, des « chefs de famille », qui ne veulent pas voir le pouvoir de leur groupe disparaître dans la grande œuvre de Gottschalk, laquelle consiste – idéalement – à supprimer toute forme d’autonomie locale au profit d’une d’organisation politique qui ressemble à un État princier. Ici encore, il est possible d’interpréter la révolte contre Gottschalk  : d’une part comme la volonté des chefs des grandes familles de retrouver entièrement leur vocation naturelle à commander, et pas seulement par délégation du pouvoir princier ; d’autre part comme la tentative des peuples soumis aux Abodrites – notamment les Wagriens – de recouvrer leur indépendance  ; enfin comme la volonté de ces peuples slaves de secouer le joug des Saxons qui apparaissent comme les principaux spoliateurs. L’enchaînement des événements n’est connu que par Helmold qui écrit plus de cinquante ans après l’événement : il semble cependant qu’après l’assassinat de Gottschalk, son fils aîné Butue ait pu temporairement prendre le pouvoir. Mais les grands protestent contre cette succession avec les arguments suivants : « À quoi nous sert d’avoir atteint la liberté par les armes en assassinant Gottschalk si son fils réclame son héritage dans la principauté ? Celui-là nous pressurera plus durement encore que son père et par l’alliance avec les Saxons il jettera à nouveau le pays dans le malheur. » Ils se conjurèrent

21

Adam III, 50-51.

243

aux marges du monde germanique donc et placèrent Kruto à la tête de la principauté, excluant les fils de Gottschalk de leur héritage.22

Butue part alors chercher de l’aide chez les Billung, qui parviennent à le réinstaller de façon très marginale et précaire, ce qu’Helmold exprime par les mots suivants : Butue ne pouvait pas parvenir à rétablir sa puissance parce que, en tant que fils d’un père chrétien et en tant qu’ami des ducs (des Billung), il passait aux yeux de son peuple pour un traître à la liberté.23

En fait, avec l’aide du duc Billung et surtout des troupes des Nordalbingiens qui sont les premiers touchés par les destructions opérées par Kruto, Butue semble s’être partiellement maintenu comme pouvoir concurrent de celui de Kruto jusqu’en 1072 où il est massacré, avec tous ses partisans, dans l’attaque de la forteresse de Plön où il s’étaient retranchés24. Quant au second des fils de Gottschalk, Henri, qui n’était encore qu’un enfant en 1066, il se réfugie au Danemark avec sa mère Sigrid qui est chassée de la cité de Mecklembourg par les païens, entièrement nue, ce qui constitue évidemment un affront envers son père, le roi des Danois. Les Abodrites ont donc rejeté à la fois l’alliance des Saxons et celle des Danois, qui représentent les puissances chrétiennes de la région. Ils ont fait alliance en revanche avec les tribus liutizes, comme le montre leur participation à la grande fête donnée à Réthra pour le dieu Radegast, en l’honneur duquel on sacrifie dans une cérémonie solennelle au mois de novembre 1066, six mois donc après le début de la révolte, le vieil évêque Jean de Mecklembourg25 : le fait que ce soit l’évêque attaché au principal centre du pouvoir de Gottschalk qui soit spécialement épargné en vue de la manifestation du triomphe final du paganisme n’est sans doute pas un hasard. Depuis la première grande révolte des Slaves en 983, il semble que le sanctuaire de Réthra soit devenu le lieu de rassemblement des peuples slaves de la région qui n’entendent se soumettre ni à la domi22

Helmold I, 25 : Quid enim proderit nobis occiso Godescalco libertatem armis attemptasse, si iste heres principatus extiterit ? Iam enim plus iste nos affliget quam pater appositusque populo Saxonum novis provinciam involvet doloribus. Statimque conspirata manu statuerunt Crutonem in principatum, exclusis filiis Godescalci,quibus iure debebatur dominium. 23 Ibid.  : At tamen status Buthue semper erat infirmus nec ad plenum roborari potuit, eo quod Christiano parente natus et amicus principum apud gentem suam ut proditor libertatis haberetur. 24 Helmold I, 25-26. Sur ce point, cf. W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein, op. cit., p. 134135. 25 Adam III, 51.

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nation germanique, ni à la christianisation  : rien n’atteste d’une importance aussi grande de ce sanctuaire auparavant26. Il faut donc en conclure à une identification de plus en plus forte des païens à leurs idoles, justement par « réaction » à la tentative de christianisation. Certains auteurs soupçonnent même l’influence indirecte du christianisme dans l’apparition, finalement assez tardive, de sanctuaires organisés possédant un véritable « clergé » et des bâtiments27. La « réaction païenne » ne se solde donc pas seulement par la destruction des églises et par le massacre des prêtres chrétiens, elle implique aussi une certaine forme de réorganisation du paganisme lui-même, ce qui constitue finalement une forme paradoxale d’expansion occidentale vers le monde slave. Si l’on en croit Thietmar de Mersebourg28, les Liutizes du XIe siècle sont constitués d’une fédération de peuples, connus aussi par Adam de Brême et Helmold, dont le seul centre politique serait le sanctuaire de Réthra où se réunit le commune placitum, largement associé aux décisions des priores qu’il faut sans doute interpréterconsidérer comme les gardiens des forteresses. Contrairement aux Abodrites, ils ne connaissent pas à cette époque de principauté29. Il est donc très tentant d’interpréter la « réaction païenne » des Abodrites en 1066 et leur alliance avec les Liutizes comme une manifestation de la volonté des chefs des grandes familles abodrites de revenir à cette forme d’organisation politique et sociale. Il n’est cependant pas facile de connaître la nature exacte du pouvoir établi par Kruto sur l’ensemble des peuples de la région, car la « réaction païenne » n’a pas détruit le «  principat  » des Abodrites, même s’il est raisonnable de penser qu’elle y a modifié les conditions de l’exercice du pouvoir. Le seul élément fiable dont on dispose est le déplacement du centre de gravité politique de la région de Mecklembourg vers le pays wagrien d’où Kruto est probablement originaire : on assiste alors à un mouvement d’expansion des Wagriens vers l’ouest, dont font essentiellement les 26 M.  Hellmann, «  Grundzüge der Verfassungsstruktur des Liutizen  », dans H.  Ludat, Siedlung und Verfassung der Slaven zwischen Elbe, Saale und Oder, Giessen 1960, p. 105-113, ici p. 109-110. 27 J. Banaszkiewicz, « Origo et religio : versio germano-slavica ou des manières dont se construit l’identité communautaire dans le haut Moyen Âge », dans M. Rouche (dir.), Clovis, histoire et mémoire, t. 2 : Le baptême de Clovis, son écho à travers l’histoire, Paris, 1997, p. 315-328. 28 Thietmar, VI, 25 : Unanimi consilio ad placitum suimet necessaria discucientes, in rebus efficiendis omnes concordant. Voir aussi VII, 64 où les Liutices se retirent du champ de bataille après une délibération du commune placitum. 29 W.H. Fritze, « Beobachtungen zu Entstehung und Wesen des Lutizenbundes », dans Jahrbuch für die Geschichte Mittel-und Ostdeutschlands, 7, 1958, p. 1-38, ici p. 34.

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frais les populations du Stormarn et du Holstein dont plus de 600 familles auraient émigré en deçà de l’Elbe30, les autres restant tributaires du nouveau prince des Abodrites. Quant aux Billung, dont on pourrait attendre qu’ils contre-attaquent au moins pour protéger ces populations installées dans la basse vallée de l’Elbe, ils semblent avoir été paralysés par les troubles développés au même moment dans l’empire, la Saxe tout entière étant entrée en rébellion contre l’empereur Henri IV en 1073, ce qui semble avoir monopolisé toute leur énergie. Henri et l’impossible restauration du culte chrétien En 1093, Henri, le second fils de Gottschalk réfugié avec sa mère au Danemark depuis 1066, débarque avec une multitude de bateaux danois sur les côtes des Wagriens pour reprendre son héritage : il parvient à se débarrasser de Kruto en le faisant assassiner lors d’un banquet, avec, selon Helmold, la complicité de son épouse Slavina : Et Henri prit Slavina pour épouse et obtint la terre et la principauté. Et il occupa les forteresses qui étaient auparavant à Kruto et se vengea de ses ennemis.31

Immédiatement, Henri se rend auprès du duc Magnus de Saxe pour faire allégeance et promet la paix à toutes les populations nordalbingiennes si durement éprouvées sous le règne de Kruto. La riposte ne se fait pas attendre : les populations slaves « du sud et de l’est » selon Helmold, entendons les Abodrites et les Polabes, « apprenant qu’était apparu parmi eux un prince qui voulait les soumettre aux lois chrétiennes et leur imposer un tribut32 », se rassemblèrent pour le chasser au profit d’un nouveau pouvoir païen. Cette conjuration fut cependant battue, avec l’aide du duc Magnus lui-même et des  troupes nordalbingiennes, à la bataille de Schmilau, près de Ratzebourg.

30

Helmold I, 26. Il semble que le souvenir de cet exil ait été particulièrement durable. Cf. W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein, op. cit., p. 136. 31 Helmold I, 34 : Et accepit Heinricus Slavinam in uxorem et obtinuit principatum et terram. Occupavitque municiones, quas ante habuit Cruto et reddidit hostibus suis ultionem. 32 Ibid.  : Audientes igitur universi Slavorum populi hii videlicet qui habitabant ad orientem et austrum, quod surrexisset inter eos princeps, qui dicat subiacendum Christianis legibus ettributa principibus solvenda, vehementer indignita sunt, conveneruntque omnes una voluntate et eadem sententia, ut pugnarent adversus Heinricum, et statuerunt in locum eius, qui erat Christicolis obpositus omni tempore.

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Ce passage d’Helmold montre ici encore la structure « fédérale » des populations qui étaient sous le contrôle de Kruto : Henri a pris le pouvoir et les forteresses de Kruto par la ruse et a confirmé son droit à détenir cette terre en épousant sa veuve, mais ceci ne vaut que pour le pays wagrien et pour les Nordalbingiens qui leur sont directement soumis. En revanche, les Polabes et les Abodrites au sens étroit ne sont pas prêts à reconnaître sa suprématie qu’il doit conquérir par les armes et avec l’aide des Saxons. Henri remet de l’ordre dans tout le pays slave, garantit la paix aux Nordalbingiens qui reconstruisent leurs églises, mais n’impose pas le christianisme aux populations slaves qui reconnaissent sa domination en lui payant tribut : Mais dans tout le pays slave il n’y eut ni église ni prêtre, en dehors de la cité (urbs) qu’on appelle maintenant Alt-Lübeck, parce que c’est là que résidait le plus souvent Henri avec sa familia.33

Malgré son mariage « païen », Henri reste un prince fidèle au christianisme, mais il n’est pas en mesure d’entraîner l’ensemble de son peuple, ni même de ses fidèles dans la conversion. Aussi le culte chrétien reste-t-il cantonné à l’église privée de la familia d’Henri, sur le site du Vieux Lübeck34, une presqu’île à la confluence de la Schwartau et de la Trave dont Gottschalk et Kruto avaient vu déjà l’intérêt stratégique, mais qui n’avait jamais été un lieu de résidence princière, ni un centre du pouvoir politique ou religieux. Il me semble tout à fait remarquable qu’Henri ait choisi pour résidence principale un lieu neutre, à la jonction géographique des territoires des Wagriens, des Polabes35 et des Abodrites, plutôt que de réinvestir les vieux centres du pouvoir princier comme Ratzebourg ou Mecklembourg qui avaient été des sanctuaires païens et des cités épiscopales. Au centre de la forteresse d’Alt-Lübeck Henri a fait ériger une église dont les fondations ont été retrouvées lors des fouilles de 1949. Mais cette église est destinée à rester une église « privée », ce qui revient à dire que, même chrétien, Henri n’a pas exercé son pouvoir

33

Helmold I, 34 : Porro in universa Slavia necdum erat eccelsia vel sacerdos, nisi in urbe tantum quae nunc Vetus Lubika dicitur, eo quod Heinricus cum familia sua sepius illic moraretur. 34 Sur ce site qui a connu de nombreuses campagnes de fouilles, cf. W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein, IV/1, op. cit., p. 108-118 et W. Neugebauer, « Der Stand der Erforschung Alt-Lübeck », dans H. Jahnkuhn, Vor-und Frühformen der europäischen Stadt im Mittelalter, Göttingen, 1974, p. 231. 35 C’est la Trave qui forme la frontière entre les deux peuples, selon Adam de Brême III, 20.

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comme un prince chrétien36 en raison de la grande résistance de cette société slave à l’expansion occidentale, au moins dans sa forme religieuse. L’échec final de la domination d’Henri, pourtant reconnu comme rex Slavorum par de nombreuses sources contemporaines37, me semble inscrit dans sa sépulture : en effet, la dépouille du prince des Abodrites a été inhumée, selon la chronique du monastère38, dans l’église de Saint-Michel de Lünebourg, fondation des Billung où son propre père avait été élevé. Sans doute Henri souhaitait-il reposer en terre chrétienne, alors qu’il n’avait pas réussi à christianiser sa propre terre. Peut-être craignait-il aussi que sa sépulture ne soit violée par les païens. Quelques années après la mort d’Henri (1127) et l’assassinat de ces deux fils, le début de la « croisade des Wendes » (1136) ouvre le pays abodrite à la colonisation systématique sous l’égide des princes saxons. On observe dans l’histoire des Nakonides l’incapacité à construire un État princier autochtone qui soutienne la christianisation, dans une région qui est contrôlée plus ou moins directement par l’empire germanique. Gottschalk, pas plus qu’Henri, n’ont pu entraîner leurs peuples derrière eux dans la voie de la conversion, contrairement à ce qui se passe quasiment partout ailleurs à la même époque. Pourquoi ? En fait, pour profiter pleinement des avantages du baptême collectif à la suite du prince, il fallait posséder un appareil d’État protégeant des dangers de la sujétion envers le pays d’où venait la mission39, en l’occurrence l’empire germanique, comme c’est le cas notamment dans la Pologne des Piasts ou dans la Hongrie des Arpads. C’est justement ce qui faisait défaut aux Abodrites, sans doute parce que leur territoire était déjà englobé dans l’empire germanique lui-même, sous

36 H.D.  Kahl, «  Heidnisches Wendentums und christliche Stammesfürsten...  », loc. cit., p. 110. 37 Voir le détail dans W. Lammers, Geschichte Schleswig-Holstein, op. cit., p. 95 et W.H. Fritze, « Probleme der abodritischen Stammes-und Reichsverfassung », op. cit., p. 199, n  488. 38 Chronicon sancti Michaelis Luneburgensis, L. Weiland (éd.), MGH SS XXIII, Leipzig 1925, p. 396 : Occisus est Heinricus rex Sclavorum, cuius corpus delatum Luneburg sepultumque in ecclesia sancti Michahelis. Figure aussi au Nécrologe du monastère : Heinricus rex Sclavorum. Si on peut mettre en doute l’information selon laquelle Henri a été assassiné, dans la mesure où Helmold, qui est contemporain des événements, ne le mentionne pas, il me semble plausible que le scribe du début du XIIIe siècle devait connaître l’emplacement des tombes dans l’église principale de son propre monastère. 39 A.  Gieysztor, «  Les paliers de la pénétration du christianisme en Pologne aux Xe-XIe siècles », dans Studi in onore A. Fanfani, vol. I, Milan, 1962, p. 327-357, ici p. 338.

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la forme d’une «  marche  », c’est-à-dire d’un espace placé sous le contrôle militaire d’une grande famille saxonne, les Billung : alliés des Saxons depuis longtemps comme on l’a vu, les Nakonides passent aux yeux des chefs des grandes familles et de leur peuple pour les coresponsables de la spoliation qui s’exerce par une pression fiscale maximale, entre autres par l’intermédiaire de la levée de la dîme. Cet aspect du problème était parfaitement connu des contemporains : ainsi Adam rapporte-t-il les propos du roi des Danois, Sven Estridsen, qui a été un de ses principaux informateurs : « J’ai aussi entendu le très véridique roi des Danois déclarer, en commentant au fil de la conversation ces événements, que les peuples slaves auraient certainement pu être convertis depuis longtemps, n’eût été l’avarice des Saxons. « Ils songent davantage à lever des impôts, m’a-t-il dit, qu’à convertir les païens. » Et ces misérables ne voient pas à quel danger les expose leur cupidité. Ils ont d’abord troublé, par leur goût du lucre, la chrétienté en pays slave. Après quoi, par leur cruauté, ils ont poussé à la rébellion ceux dont ils avaient fait leurs sujets. Et maintenant, sans se soucier du salut des peuples qui ont voulu croire, ils ne font que les dépouiller. Par un juste décret de Dieu, nous voyons ainsi triompher de nous des gens dont la Providence a laissé le cœur s’endurcir, de façon que soit punie par eux notre iniquité.40 »

Ainsi le roi des Danois explique-t-il la « réaction païenne » de 1066 et Helmold place dans la bouche du prince slave Pribislav en 1156 le même genre de doléances. La christianisation n’est donc possible que si elle va de pair avec la construction de l’État indigène lui-même, et le christianisme fournit généralement le programme idéologique et les cadres de l’ordre nouveau mis en place par la nouvelle monarchie41 : dans ce mouvement, les « réactions païennes » – qui ont existé partout, mais avec plus ou moins de succès – peuvent être comprises aussi comme une protestation contre la mise en place d’une société centralisée, c’est-à-dire contre le modèle politique exporté par l’occident chrétien.

40 41

Adam III, 23. A. Gieysztor, « Les paliers de la pénétration du christianisme.. », artop. cit., p. 347.

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CHAPITRE XIII PROCESSUS DE CONVERSION ET SOCIÉTÉ POLITIQUE EN EUROPE CENTRALE AUX IXe-Xe SIÈCLES : LES PRINCES DE BOHÊME, FONDATEURS D’ÉGLISES

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n sait depuis longtemps que la christianisation des régions du monde slave s’est opérée par la conversion des princes qui ont immédiatement pris en charge l’évangélisation de leur peuple : c’est un processus de conversion « par le haut » lié à la conception de l’autorité et à la responsabilité du souverain dans le Salut de son peuple1. Mais il n’est pas moins certain que le christianisme a lui-même contribué à la formation de nouvelles structures politiques qui sont à la base des États d’Europe centrale, le cas étant particulièrement clair en Pologne et en Hongrie. Je voudrais m’intéresser ici au cas de la Bohême des Pˇremyslides en confrontant ce qu’on peut savoir de la naissance de cet État qui est l’un des rares à ne pas être reconnu comme souverain puisqu’il reste dans l’orbite du Saint-Empire et ce que nous disent les sources de la christianisation de la Bohême et du rôle joué par les princes2. Nous avons à notre disposition des sources parfois assez difficiles à manipuler en raison à la fois de leur caractère tardif et de leur caractère hagiographique : en effet, les événements qui se déroulent dans les années 880-930 ne sont connus que par des textes de l’extrême fin du Xe siècle. À l’exception de la Légende en vieux-slave3 concernant saint Vesceslas qui est sans doute la plus ancienne, on possède un ensemble de textes tournant, tous, autour de la legenda de saint Venceslas et de sa grand-mère Ludmila, dont plusieurs ont été rédigés en Bavière dans la seconde moitié du Xe siècle et la première moitié

1

A. Gieysztor, « Les paliers de la pénétration du christianisme … », op.cit., p. 349. Pour une première vue d’ensemble, M.-M. de Cévins, L’Europe centrale au Moyen Âge, Rennes, 2013, p. 53-61. 3 W. Wattenbach, « Die slavische Liturgie in Böhmen und die altrussische Legende vom Heiligen Wenzel », dans Abhandlungen der historisch-philosophischen Gesellschaft in Breslau I, 1858, p. 205-240. M. Weingart (éd. et trad. latine), První ˇcesko-církevnešlovanská legenda o sv. Vaclavu, Prague, 1934. 2

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du XIe4. La plus importante est la Légende dite de Christian, dont on pense aujourd’hui qu’il était le fils de Boleslav Ier, destiné à la cléricature et élevé au monastère Saint-Emmeram de Ratisbonne, et qui aurait rédigé cette légende à la fin du Xe siècle5. Il faudra enfin faire appel à la célèbre Chronique de Cosmas de Prague6 qui reprend un certain nombre d’éléments contenus dans ces textes bien qu’elle ait été écrite dans le premier quart du XIIe siècle. Il n’est donc pas question de rechercher dans ces sources un authentique processus de conversion qui refléterait fidèlement ce qui s’est passé à la fin du IXe siècle, mais d’observer comment les auteurs de la fin du Xe siècle décrivent le processus de conversion qui a conduit les peuples occupant la Bohême à embrasser la foi chrétienne et à constituer une formation politique dans un même mouvement. La Légende de Christian est le seul texte qui commence par une description quasi mythologique des origines de la Bohême et de celles des Pˇremyslides, souvent été étudiées7 et sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Je relève quand même la phrase qui décrit les habitants de ce pays avant la christianisation : … adonnés aux cultes des idoles, comme des chevaux sauvages sans loi, sans aucun prince ni recteur, sans ville, errant de-ci de-là comme des bêtes brutes, ils habitaient une terre désolée.8

On retrouve ici l’idée, fréquente dans les sources qui relatent la christianisation des Slaves, selon laquelle les païens n’appartiennent pas totalement à l’humanité, cette dernière ne pouvant leur être révélée que par le baptême9. Frappés par la peste, ils ont recours à la

4 On trouve l’ensemble de ces textes publiés par J. Pekaˇr, Die Wenzels-und Ludmila-Legenden und die Echtheit Christians, Prague, 1906. 5 H.  Kølln, Die Wenzellegende des Mönchs Christian, Copenhague, 1996, donne l’ordre chronologique des textes tel qu’il est accepté aujourd’hui, p. 14-17. L’identification de ce moine Christian a fait couler beaucoup d’encre depuis les érudits du XIXe siècle, voir D. Tˇrešík, « Das Mönch Christian, Bruder Boleslas II. », dans Europas Mitte um 1000. Beiträge zur Geschichte, Kunst und Archeologie, I, A. Wieczorek et H.M. Hinz (éd.), Stuttgart, 2000, p. 424-425. 6 Cosmas de Prague, Chronica Boemorum, B. Bretholz (éd.), Berlin, 1955 (MG Script. rer. Germ., nov. ser. II). 7 F.  Graus, «  Kirchliche und heidnische (magische) Komponenten der Stellung der Pˇremysliden – Pˇremyslidensage und St. Wenzelideologie », dans F. Graus et H. Ludat (éd.), Siedlung und Verfassung Böhmens in der Frühzeit, Wiesbaden, 1967, p. 148-160. 8 Legenda Christiani. Vita et passio sancti Wenzeslavi et sancte Ludmile ave eius, J. Ludvikovský (éd.), Prague, 1978, cap. 2, p. 16 : … cultibus Ydolatrie dediti, velut equus infrenis sine lege, sine ullo principe vel rectore vel urbe, uti bruta animalia sparsim vagantes, teram solam incolebant. 9 Voir chap. X.

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divination d’une pythonisse qui conseille de fonder une ville qu’ils appellent Prague et de se choisir un prince, Pˇremizl, dont elle deviendra la femme : de cette union naît Boˇrivoj que son père charge de régler quelques affaires auprès du roi Svatopulk de Moravie dont dépend la Bohême et c’est à la cour de ce roi chrétien que Boˇrivoj rencontre le missionnaire Méthode. Svatopulk le reçoit bien et l’invite à un banquet où Boˇrivoj découvre, à sa grande honte, que seuls les chrétiens sont assis autour de la table – et autour du prince – tandis que les païens mangent par terre – nouvelle référence à l’animalité – selon l’ordre imposé par le roi10. Méthode, compatissant à l’affront fait au jeune homme, vient lui expliquer tous les avantages qu’il pourrait tirer de sa conversion : « Si tu renonces aux idoles et aux démons qui les habitent, tu deviendras seigneur de tes seigneurs, tu soumettras tous tes ennemis à ton pouvoir et ta descendance augmentera tous les jours comme le fleuve principal dans lequel se jettent les petites rivières.11 »

On observe qu’il s’agit là d’un véritable programme politique destiné à garantir à Boˇrivoj la possibilité de constituer à la fois un pouvoir supérieur à tous les autres à l’intérieur de la Bohême et un pouvoir autonome, jouissant d’une certaine égalité, vis-à-vis des Moraves. Convaincu par ces arguments, Boˇrivoj et ses compagnons se font instruire et baptiser dans la foi chrétienne à la cour de Svatopulk : ils rentrent chez eux avec de nombreux cadeaux et surtout avec un prêtre pour lequel ils entreprennent immédiatement de fonder une église sur le castellum nommé Hradec, la première résidence principale des Pˇremyslides, à quelques kilomètres de Prague12 : on a retrouvé la trace archéologique de cette église, la première de Bohême, bâtie en pierre et en forme de rotonde et dédiée à saint Clément qui était le patron de la mission de Méthode13. C’est là que sera la résidence des premiers évêques de Prague à la fin du Xe siècle, bien que le Levý Hradec soit extérieur à la cité de Prague.

10

Ce motif est probablement tiré de la Conversio Baiowariorum et Carantanorum, voir chap. IX. Legenda Christiani, cap.  2, p.  18  : Si, inquit presul Metudius, abrenunciaveris ydolis et inhabitantibus in eis demonibus, dominus dominorum tuorum efficieris, cunctique hostes tui subicientur dicioni tue et progenies tua cottidie augmentabitur velut fluvius maximus, in quo diversorum confluunt fluenta rivulorum. 12 I. Borkovský, Levý Hradec, Prague, 1965, p. 50-57. K. Tomková, « Levý Hradec », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 379-381. 13 K. Bosl, « Probleme der Missionierung des böhmisch-mährischen Herrschaftsraumes », dans F. Graus et H. Ludat (éd.), Siedlung und Verfassung Böhmens..., op. cit., p. 104-124. 11

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On trouve dans ce schéma les éléments classiques du processus de conversion, à savoir : le baptême du prince et de ses fidèles qui se traduit par l’implantation d’un clergé, à l’origine forcément étranger, et la fondation des premiers bâtiments cultuels par le prince. Or ces deux éléments – le clergé étranger et la fondation d’églises par le prince – sont non seulement appelés à durer longtemps mais également constitutifs du premier christianisme tchèque comme je vais essayer de le montrer. Je ne m’attarderai pas longtemps sur le premier point : on observe en Bohême durant plus d’un siècle le maintien d’un clergé strictement étranger dont une partie est venue de Moravie et a implanté la liturgie en langue slave chère à Méthode, liturgie dont on a des traces au moins jusqu’au milieu du XIe siècle14 ; l’autre partie de ce clergé étant fourni par les Bavarois et en particulier par les églises et monastères de Ratisbonne, dont l’évêque possède, au moins depuis 895, l’autorité sur toute la Bohême. D’autres composantes de ce clergé sont à chercher chez les Saxons qui ont donné le premier et le troisième évêques de Prague, Thietmar et Thieddag, et chez les Souabes qui ont peuplé une partie des monastères en apportant reliques et manuscrits ainsi que le racontent presque toutes les légendes de saint Venceslas15. Cela n’est pas une particularité du premier christianisme en Bohême, c’est le cas de pratiquement toute l’Église d’Europe centrale, notamment en Pologne et en Hongrie, où les cadres restent très longtemps aux mains d’évêques étrangers et formés dans l’Empire, soit en Germanie, soit en Italie. Ce qui est en revanche particulier à la Bohême, c’est la date très tardive d’érection d’un évêché autonome, celui de Prague, qui n’apparaît qu’en 973 à l’initiative du duc Boleslav II et avec l’accord de l’empereur Otton II, et qui n’est pourvu d’un évêque qu’en 976, c’est-à-dire un bon siècle après la pénétration du christianisme dans le pays. Pour parler en termes dynastiques, saint Étienne de Hongrie qui était le fils d’un païen converti a obtenu la création de plusieurs évêchés16 alors que Boleslav II était le descen14

En particulier au sein du monastère de Sázava fondé en 1032 par saint Procope, cf. J. Kadlec, « Das Kloster des heiligen Prokops an der Sasau », dans J. Hofmann (éd.), Tausend Jahre Benediktiner in den Klöstern Bˇrevnov, Braunau und Rohr, St-Ottilien, 1993, p. 297-307. 15 Par exemple, la Légende Crescente fide, J.  Truhláˇr (éd.), Fontes rerum Bohemicarum, I, Prague, 1873, p. 185 : In tempore autem illo (Venceslas) multi sacerdotes de provincia Bavariorum et de Suevia audientes famam de eo confluebant cum reliquiis sanctorum et libris ad eum. 16 La tradition crédite saint Étienne de la fondation de dix évêchés, mais on peut lui en attribuer au moins quatre avec certitude : Pécs, Veszprém, Esztergom et Csanád ; voir par

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dant à la 4e génération du prince Boˇrivoj. Cette situation s’explique par les conditions qu’on appellerait aujourd’hui géopolitiques, qui font de la Bohême non pas un royaume indépendant mais une principauté sous le contrôle direct de l’empire et une zone d’influence de l’évêque de Ratisbonne auquel on n’a que très difficilement soustrait la région qu’il estimait avoir évangélisée17. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est la manière dont Boˇrivoj et ses descendants, les Pˇremyslides, vont implanter le christianisme tout en édifiant une autorité supérieure sur l’ensemble de la Bohême, notamment par le biais de la fondation des églises. Le prince, fondateur d’églises La Légende de Christian fait une large place au récit de fondation d’églises par les ducs pˇremyslides : Boˇrivoj, outre la première église Saint-Clément sur le Hradec qu’il faut sans doute considérer comme une chapelle princière, a fondé, à Prague même, l’église Notre-Dame en remerciement de sa victoire sur Ztroymir qui représente le chef de file des réfractaires à la christianisation et surtout à l’alliance avec les Moraves. On a retrouvé la trace archéologique de cette petite église de 8 mètres sur 6 qui comportait une seule nef terminée par une abside. Contrairement à Saint-Clément, il convient de voir dans cette nouvelle fondation une église destinée au culte public dans la civitas Pragensis. Ainsi Christian conclut-il le récit de l’œuvre de Boˇrivoj : Ainsi le premier fondateur des lieux saints, le premier à rassembler des clercs – si peu que ce fût – se montra instituteur de la religion.18

C’est donc au prince que revient la charge d’instituer la religion en rassemblant autour de lui le clergé et en fondant des lieux saints, ce que ses successeurs ne vont pas cesser de faire malgré le changement d’option politique qui fait passer la Bohême de l’orbite morave à la soumission aux Francs orientaux vers 895 : c’est probablement à cette occasion que le prince Spytihnˇev (895-915) fait construire à quelques kilomètres de Prague, dans la forteresse de Budeˇc, une nouvelle rotonde dédiée à Saint-Pierre où s’implantent des missionnaires exemple dans G. Kristó, Histoire de la Hongrie médiévale, t. I : Le temps des Arpads, Rennes, 2000, p. 46-50. 17 G. Zimmermann, « Wolfgang von Regensburg und die Gründung des Bistums Prag », dans Beiträge zur Tausendjahrfeier des Bistums Prag 2, Munich, 1973, p. 38-60. 18 Legenda Christiani, cap. 2, p. 24 : Hic primus fundator locorum sanctorum congregatorque clercicorum et tantille, que tunc fuit, religionis institutor extat.

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venus de Bavière qui développent là une école latine. Or il est plus que probable que la fondation de cette église est contemporaine de l’installation des Pˇremyslides dans la forteresse, qu’ils ne semblent avoir contrôlée qu’à partir du début du Xe siècle19. Christian lie cette fondation et toute la politique religieuse de Spytihnˇev à l’imitation de son père : Imitateur de son père, il se montra fondateur des églises de Dieu et rassembleur de prêtres et de clercs… 20

Les ducs suivants fonderont eux aussi chacun au moins une église : Vratislav (915-921) fait construire entre 915 et 921 dans la cité de Prague l’église Saint-Georges. Plus grande que toutes les autres et unique église à plan basilical, elle servait peut-être d’église « épiscopale » lorsque l’évêque ou son représentant, l’archiprêtre ou le chorévêque qui avaient en charge la Bohême, venaient célébrer l’office à Prague. Mais elle était également destinée à recevoir la sépulture des membres de la famille ducale21, et c’est là que Venceslas fit transférer les reliques de sa grand-mère Ludmila qui avait été assassinée au château de Tetín et qu’il vénérait comme martyr. Elle reste donc intimement liée à la dynastie. Quant à Venceslas (921-935), il considère lui aussi comme un devoir de procéder à sa propre fondation par référence à son père ainsi qu’il le raconte à l’évêque Tuto de Ratisbonne : « Mon père autrefois a élevé un temple du Seigneur en l’honneur de saint Georges, et moi, avec votre autorisation, je brûle d’en fonder un de la même manière en l’honneur du bienheureux Guy, martyr du Christ.22 »

Or on trouve cette référence explicite à la fondation paternelle dans presque tous les textes relatant la Vie de Venceslas23, comme si la fondation d’église apparaissait comme un devoir du prince, et presque comme un devoir filial, peut-être par référence au roi

19

A. Bartošková, « Budeˇc », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 397-400. Legenda Christiani, op. cit., cap.  3, p.  26  : Imitator siquidem patris factus, fundator extitit ecclesiarum dei, congregator sacerdotum clericorumque… 21 J. Frolík et M. Bravermanová, « Die Prager Burg », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 376-378. 22 Legenda Christiani, cap. 6, p. 62 : Pater meus templum Domini in honore olim statuit beati Georgii, egomet vero licencia cum vestra eodem gestio condere more beati in honore Christi martyris Viti. 23 On trouve la même formulation dans la Légende en vieux-slave, cap. 15, dont Herrmann a donné une version latine, cf. E. Herrmann, Slawisch-germanische Beziehungen im südostdeutschen Raum von der Spätantike bis zum Ungarnsturm, Munich, 1965, p. 201 et dans la Légende Crescente fide, op. cit., p. 186. 20

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Salomon qui accomplit, en construisant le temple, le devoir que son père David n’a pas pu réaliser en raison de la guerre incessante24. La Légende en vieux-slave raconte même que Venceslas a participé luimême à la construction en portant les matériaux et en posant la première pierre25, ce qui me semble être une nouvelle référence à David et Salomon26. Cette église, dédiée à Saint-Guy dont il obtenu une relique des moines de Corvey, est une rotonde tétraconque, pourvue donc de quatre absides, qui est également destinée à devenir une église cimétériale où il demande à être lui-même enterré, vœu que son frère et meurtrier Boleslav Ier exaucera en faisant transférer le corps de son frère du château de Stará Boleslav, où il a trouvé la mort, à l’église Saint-Guy. Rappelons d’ailleurs que Venceslas a été assassiné dans la résidence princière de son frère Stará Boleslav (935-972), à la fin du banquet célébrant la consécration d’une nouvelle église fondée par Boleslav et dédiée à saint Cosme et saint Damien, mais dont on n’a malheureusement rien retrouvé. Enfin, pour donner un dernier exemple, Boleslav II (972-999) a fait construire en 976 à Pilsen, autre centre de pouvoir fortifié des Pˇremyslides, une nouvelle église ronde augmentée d’une abside, dédiée à Saint-Pierre et qui est encore debout aujourd’hui27. De ce rapide panorama ressortent, me semble-t-il, les caractères suivants : toutes ces églises sont fondées par les Pˇremyslides dans une de leurs résidences fortifiées et il apparaît que, bien souvent, ce sont là de nouvelles résidences. Mais contrairement aux palais des Pˇremyslides, qui aux Xe-XIe siècles sont toujours des palais en bois, même à Prague, toutes ces églises sont bâties en pierre et plusieurs d’entre elles sont des rotondes, point sur lequel je reviendrai plus loin. Ces églises contribuent donc à l’édification du pouvoir du prince et à sa possibilité de contrôler l’espace et de le marquer par l’édification d’un bâtiment exceptionnel. En outre, contrairement à ce que l’on pense souvent, ces lieux saints ne prennent pas le relais des sanc24

Par exemple III Rois 5, 5 : cogito aedificare templum Domini Die mei sicut locutus est Dominus David patri meo dicens filius tuus quem dabo pro te super solium tuum ipse aedificabit domum nomini meo 25 Altslawische Wenzelslegende, op. cit., cap. 16, E. Herrmann (trad.), op. cit., p. 201 : Quo responso episcopi audito Venceslaus constitutis opificibus ipse coepit portare in humeris suis calcem et manibus suis fundamentum posuit et finivit. 26 D. Iogna-Prat, « Aux fondements de l’Église : naissance et développement du rituel de la pose de la première pierre dans l’Occident latin (v. 960-v. 1300) » dans Retour aux sources. Mélanges en l’honneur de M. Parisse, Paris, 2004, p. 635-644 et désormais Id., La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006. 27 J. Sláma, « Alt-Pilsen (Starý Plzenec) », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 395-396.

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tuaires païens, au contraire ils en sont le plus souvent éloignés ne serait-ce que de quelques kilomètres. Car s’il existait bien au IXe siècle des sanctuaires établis à l’intérieur d’enceintes fortifiées, tout ce système a été détruit précisément dans la phase de prise du pouvoir des Pˇremyslides, qui n’ont conservé que quelques-uns de ces points fortifiés, mais ont surtout impulsé la naissance de nouveaux centres, parfois à seulement quelques kilomètres des anciens28. Ainsi ces princes manifestent-ils leur pouvoir de fonder de nouveaux lieux saints, en des centres qui sont tout à la fois des centres de pouvoir politique et religieux, signe que c’est le prince qui contrôle le sacré comme on le voit bien aussi par la politique d’acquisition des reliques. Le rôle des reliques dans l’intégration à la communauté chrétienne Ce point est assez difficile à documenter car on n’a finalement que peu d’informations sur l’origine des reliques qui sont parvenues en Bohême au Xe siècle. De plus, l’interprétation qu’on peut faire de la dévotion à tel ou tel saint est toujours très sujette à caution : pour ne prendre qu’un exemple, fameux entre tous, je citerai celui des reliques de saint Guy qui apparaît aux uns comme le signe de l’obédience de Venceslas aux Saxons contre les Bavarois29, tandis que d’autres soulignent que l’église a été consacrée par l’évêque de Ratisbonne et construite avec son assentiment, et que la dévotion à saint Guy est largement répandue en Bavière30. Plutôt que d’échafauder des hypothèses sur le sens politique de ces dévotions, je m’interrogerai davantage sur le problème de l’acquisition même de ces reliques : s’il n’est pas sûr que les reliques de saint Guy aient été données à Venceslas par Henri Ier l’Oiseleur, il est certain qu’elles provenaient du monastère de Corvey, tissant ainsi un lien entre la Saxe et la Bohême. De même, les reliques de saint Georges ont très probablement été obtenues de l’évêque Hatton III de Mayence, par ailleurs abbé de Reichenau, qui

28

P. Charvát, « La conversion des princes tchèques », dans M. Rouche (éd.), Clovis, histoire et mémoire…, t.  II, Paris, 1997, p.  329-349. J.  Žemliˇcka, «  Herrschaftszentren und Herrschaftsorganisation », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 367-372. 29 P. Hilsch, « Der Bischof von Prag und das Reich in sächsischer Zeit », dans Deutsches Archiv, 28, 1972, p. 1-41. 30 F. Graus, « Böhmen zwischen Bayern und Sachsen. Zur böhmischen Kirchengeschichte des 10. Jahrhunderts », dans Historica, 17, 1969, p. 5-42.

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avait rapporté d’un voyage à Rome, entre autres reliques, le chef de saint Georges31. Ce qui est intéressant ici n’est pas tant le lien d’apparente subordination entre celui qui donne la relique et celui qui la reçoit : au contraire, il faut imaginer les échanges de reliques comme un des meilleurs moyens d’intégration des régions périphériques et nouvellement christianisées à l’ensemble de l’Europe chrétienne. En effet, le don de reliques s’inscrit dans tous les échanges qui matérialisent l’amicitia entre les puissants et garantissent la paix32. On a depuis longtemps observé que les reliques étaient quasiment par destination des objets voués à la circulation : les réseaux qui sous-tendent ces transferts de reliques peuvent être extrêmement complexes et englobent généralement l’ensemble de l’aristocratie, tant laïque qu’ecclésiastique, comme Hedwige Röckelein l’a bien montré récemment pour la Saxe où les grands sont allés chercher des reliques romaines pour leurs propres fondations33. Or, en Bohême, les sources narratives nous donnent l’impression que seuls agissent les ducs dans ce domaine. Sans doute s’agit-il de légitimer ainsi une véritable politique de renforcement des centres de pouvoir par le contrôle du sacré dont les Pˇremyslides cherchent à s’octroyer le monopole. Cette politique est particulièrement évidente dans le cas de Prague qui bénéficie d’une exceptionnelle concentration de reliques qui font parler d’elle comme d’une « forteresse de Dieu » – arx Dei – dès 938 à l’occasion de la translation des reliques de saint Venceslas dans l’église Saint-Guy34 et d’une « cité sainte » – sancta civitas – dans la Vita prima d’Adalbert de Prague35 dès la fin du Xe siècle. Vers 1014 apparaît une monnaie ducale qui porte l’inscription : Odalricus dux – regnet in Praga sancta36. Les Pˇremyslides étaient-ils donc les seuls à fonder des églises en Bohême et à posséder des reliques ?

31

Notker le Bègue, Martyrologium, PL 131, col. 1070. Sur le culte de saint Georges, vénéré comme grand destructeur de païens, cf. W. Haubrichs, Georgslied und Georgslegende im frühen Mittelalter. Text und Rekonstruktion, Königstein, 1979, en part. p. 336-337. 32 H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Stuttgart, 2002, p. 142. 33 En particulier les descendants des Widukindes, H. Röckelein, ibid., p. 241-260. 34 P. Charvát, « La conversion des princes tchèques », op. cit., p. 340. 35 Canaparius, Vita prima sancti Adalberti, cap. 8, MGH SS IV, p. 584 : Ventum est ad sanctum civitatem Pragam… 36 F. Graus, Die Nationenbildung der Westslawen im Mittelalter, Sigmaringen, 1980, p. 58.

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Le duc pˇremyslide et les grands Il est en effet très frappant de constater que dans aucune des sources relatant les débuts du christianisme en Bohême on ne mentionne de fondations d’églises dues à l’aristocratie tchèque. Il faut en venir à la chronique de Cosmas pour entendre parler d’une autre cité concurrençant celle de Prague  : Libice, le centre du pouvoir des Slavnikides, c’est-à-dire la famille de saint Adalbert. On a ici aussi affaire à un centre de pouvoir aristocratique fondé dans le courant du Xe  siècle, probablement vers 950 par Slavnik, le propre père d’Adalbert, en qui on s’accorde à voir aujourd’hui non pas le dernier résistant à la politique « centralisatrice » des Pˇremyslides, mais tout au contraire un de ses agents, administrant pour le compte du duc une grande partie de la Bohême orientale37. Cosmas prétend que son principatum couvrait plus de la moitié de la Bohême, ce qui est probablement très exagéré38. Mais il dit surtout que Slavnik avait fondé à Libice une forteresse qu’il qualifie de metropolis, la mettant ainsi dans son texte sur le même plan que Prague qui est la seule ville de Bohême à être dénommée ainsi par Cosmas. Il accorde en revanche cette qualité à deux autres cités d’Europe centrale, Cracovie et Gniezno qui disposaient effectivement d’un évêque à l’époque de la rédaction de la Chronique. Libice en revanche avait été pratiquement rayée de la carte en 995 et le site avait régressé jusqu’à être considéré comme une simple villa39 ; ce n’est donc pas la situation des débuts du XIIe siècle qui incite Cosmas à qualifier la cité des Slavnikides comme une « métropole », mais c’est sa volonté de montrer la concurrence entre Prague et Libice à la fin du Xe siècle. Ce point de vue ne semble pas infondé lorsqu’on observe les traces archéologiques de ce site : véritable résidence princière, la forteresse comprenait un palais en bois et une église en pierre construite vers 950 sur le modèle saxon  : vaste église de 6,50  m de large et de 27 mètres de long, elle ne possédait qu’une nef, en forme de croix latine terminée par une abside40. C’est apparemment la seule église

37

J. Sláma, « Die Pˇremysliden und die Slavnikiden », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 441-443. 38 Cosmas, Chronica Boemorum, op. cit. I, 27, p. 49-50. 39 Cosmas, ibid., III, 24, p. 192 (en 1108). 40 C.R.  Turek, «  Der Burgwall Libice und seine Bedeutung im Rahmen der polnischböhmischen Beziehungen des 10.-11. Jahrhunderts », dans Slavia Antiqua X, 1963, p. 207247 et J. Princová, « Libice », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 382-384.

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de ce type qui ait été construite en Bohême au Xe siècle41, mais on ignore à quel saint elle était dédiée. On sait en revanche que cette église a été détruite lors du dernier assaut donné par les Pˇremyslides à la forteresse en 995, à l’issue duquel tous les descendants de Slavnik ont été massacrés. Cosmas raconte même que l’assaut a été donné alors que toute la communauté de Libice était rassemblée dans l’église42. Les raisons que pouvait avoir Boleslav  II de se débarrasser des fils de Slavnik sont multiples : peut-être Sobeslav a-t-il outrepassé ses droits en faisant frapper, à Libice même, des pièces portant son nom43 dont le type le plus récent s’inspire de la frappe des deniers d’Otton  III et d’Adélaïde portant au droit une tête couronnée et au revers, justement, une chapelle44. Mais la chapelle est aussi très présente sur les monnaies des Pˇremyslides, depuis les premières frappes de Boleslav Ier qui portent au droit une croix et au revers une chapelle, selon le type des monnaies de Ratisbonne45. Pour être officiellement des délégués du pouvoir pˇremyslide, les Slavnikides n’en étaient pas moins dangereux dans leur entreprise de renforcement du pouvoir, qui pouvait se concrétiser un jour ou l’autre par une tentative de fondation d’une principauté autonome. La fondation de bâtiments ecclésiastiques, tout comme la frappe de la monnaie, militent en ce sens : à Libice, les Slavnikides fondent au moins deux autres églises, l’une dédiée à Notre-Dame hors de la citadelle, l’autre à saint Boniface où les frères d’Adalbert ont été enterrés, mais dont on n’a pas retrouvé de traces archéologiques. Dans d’autres résidences fortifiées, à Malín – où ils battent aussi monnaie – ils font édifier une autre église de type saxon, moins vaste cependant que celle de Libice46 – et, à Vrbˇcany, on a retrouvé une petite église à une

41 Voir dans A.  Merhautová et P.  Sommer, «  Christliche Architektur und Kunst im böhmiscehn Staat um dans Jahr 1000 », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 411-417, qui donnent les plans de toutes les églises. 42 Cosmas, Chronica, I, 29, p. 53. Selon Brunon de Querfurt, c’était un vendredi et on fêtait la vigile de saint Venceslas (27 septembre) : Vita Adalberti auctore Brunone, MG SS IV, cap. 21, p. 606. 43 Sur les monnaies : J. Hásková, « Münzen und andere Tauschmittel in Böhmen », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 199-200. 44 Les deniers de Sobeslav sont reproduits dans le catalogue : Europas Mitte um 1000, op. cit., III, p. 297. Il s’agit ici du denier 12.02.09. 45 Par ex. le denier 12.01.04, ibid., p. 290. Ce type se maintient au moins jusqu’au début du XIe s. 46 Z. Krumphanzlová, « Die Regensburger Mission und der Sieg der lateinischen Kirche in Böhmen im Licht archäologischer Quellen », dans Millenium Dioceseos Pragensis 973-1973.

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seule nef terminée par une abside47. Il existe donc au moins une famille de l’aristocratie tchèque qui fonde des églises au Xe siècle, mais il est assez intéressant de constater qu’aucune de ces églises n’est en forme de rotonde. Les rotondes Sur les six premières églises fondées par les Pˇremyslides, quatre sont des rotondes. Quel est le sens de cette architecture48 ? Tout historien du monde carolingien pense en premier lieu à la chapelle d’Aix, haut lieu de la représentation du pouvoir princier : il semble cependant qu’en raison de différences morphologiques essentielles, ces rotondes ne proviennent pas d’un modèle carolingien, mais d’un modèle morave49. La rotonde est une forme architecturale très répandue dans l’Antiquité tardive, en référence au tombeau de la Vierge dans la vallée de Josaphat, édifié par l’empereur Zénon au Ve siècle, et elle reste attachée au culte marial, le plus souvent associé à celui des SaintsApôtres50. L’église du Saint-Sépulchre à Jérusalem sert également de fondement au développement des rotondes élevées en l’honneur des martyrs51, associant forme circulaire et disposition cruciforme des absides, comme c’est le cas de la rotonde-tétraconque de Saint-Guy de Prague. En revanche, aucune des rotondes tchèques de cette époque n’est dédiée à la Vierge, ni d’ailleurs aux Saints-Apôtres : mais elles servent toutes de chapelles princières privées, au sein des castra édifiés par le prince et sont des lieux privilégiés d’accumulation des reliques. Cet élément nous ramène au modèle carolingien, dans la mesure où la résurgence de cette architecture à la fin du VIIIe siècle est également liée à des formes liturgiques privilégiant la circulation

Beiträge zur Kirchengeschichte Mitteleuropas im 9.-11. Jahrhundert, Vienne, 1974, p. 20-40, ici p. 26. 47 A. Merhautová et P. Sommer, « Christliche Architektur… », op. cit., p. 414. 48 Pour un aperçu de l’ensemble du problème, M. Untermann, Der Zentralbau im Mittelalter. Form – Funktion – Verbreitung, Darmstadt, 1989. 49 Voir la discussion dans P. Skubiszewski, « L‘art des Slaves occidentaux autour de l‘an mil  », dans Gli Slavi occidentali e meridionali nell‘alto medioevo, Settimane di studio sull‘alto medioevo XXX/2, Spolète, 1983, p. 745-799, ici p. 774 s. et dans A. Merhautová-Livorová, Einfache mitteleuropäische Rundkirchen, Prague 1970, p. 24-36. 50 Ch. Sapin, « Saint-Bénigne de Dijon et les cryptes à rotonde », dans M. Jannet et Ch. Sapin (dir.), Guillaume de Volpiano et l’architecture des rotondes, Dijon, 1996, p. 257-274. 51 A. Grabar, Martyrium. Recherches sur le culte des reliques et l’art chrétien antique, Paris, 1946.

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d’un autel à l’autre52. Les rotondes des Pˇremyslides peuvent donc être considérées à la fois comme des espaces reliquaires et comme des espaces de représentation d’un pouvoir princier qui manifeste par l’emploi de la forme circulaire le caractère universel de son pouvoir et donc la supériorité de ce pouvoir sur tous les autres53. Ce discours architectural ne s’adresse à mon sens nullement aux Carolingiens, dont les princes de Bohême sont des vassaux et des alliés très fidèles, et pas davantage par la suite aux Ottoniens : il s’adresse en premier lieu aux duces sur lesquels les Pˇremyslides ont commencé à établir une autorité supérieure dès la fin du IXe siècle et en second lieu aux Moraves, dont ils étaient les subordonnés et dont ils ont fait la conquête, à la faveur des invasions hongroises. Car l’origine morave du modèle architectural des rotondes n’est pas un hasard  : on a retrouvé les traces de trois rotondes dont une à deux absides et un tétraconque, à Milkulˇcice, c’est-à-dire dans un des plus grands centres politiques du royaume de Moravie au IXe siècle54. Sans qu’on puisse affirmer avec certitude que c’est bien là que Boˇrivoj a rencontré Méthode à la cour de Svatopulk dans les années 880, il est évident qu’il tire du royaume des Moraves le modèle architectural de sa première église Saint-Clément sur le Hradec – et sans doute aussi les artisans capables de la réaliser. On peut sans peine démontrer que Boˇrivoj a établi son autorité sur une partie de la Bohême grâce au soutien et à l’intervention des Moraves, non seulement sur le plan militaire mais aussi sur le plan social : la découverte des tombes du jardin de Lumbe à Prague55, qui contiennent des corps enterrés avec de précieux ornements venus de Moravie (et notamment de Mikulˇcice) a montré que Svatopulk a fourni à Boˇrivoj une véritable légitimation sociale en lui permettant de s’allier à la plus haute aristocratie morave,

52

C. Heitz, Recherches sur les rapports entre Architecture et Liturgie à l’époque carolingienne, Paris, 1963, p. 102 s. 53 P.  Skubiszewski, «  L’art des Slaves occidentaux  », op. cit., p.  778. Sur l’ensemble du problème : G. Bandmann, « Die Vorbilder der Aachener Pfalzkapelle », dans W. Braunfels (éd.), Karl der Grosse, t. III : Die karolingische Kunst, Düsseldorf, 1965, p. 424-462, en part. p. 449 s. 54 J. Cibulka, « Die Kirchenbauten des 9. Jahrhunderts in Grossmähren », dans Grossmähren. Ein versunkenes Slavenreich im Lichte neuer Ausgrabungen, catalogue de l‘exposition de BerlinOuest 1966, p. 43-54 (plan des églises p. 91) et L. Poláˇcek, « Mikulˇcice », dans Europas Mitte um 1000, op.cit., I, p. 317-322. 55 Z. Smetanka, « Archeological excavations in the Lumbe Garden of Prague Castle and Their Implications for the Study of the Culture of the Early Czech State », dans 25 years of archeological research in Bohemia, – Památky Archeologické, supplementum I, Prague, 1994, p. 162167.

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alliance qui lui permettait d’accéder à un rang social élevé56 et qui avait été rendue possible par son baptême. En revanche, ni son fils Spytihnˇev qui a fait allégeance à Arnulf de Carinthie en 895, ni ses successeurs n’ont plus rien à voir avec les Moraves qui disparaissent définitivement en tant que formation politique indépendante dans les premières années du Xe siècle : si ces princes tchèques n’en continuent pas moins à fonder des églises-rotondes, c’est sans doute au titre de la distinction, de ce qui apparaît alors comme la matérialisation d’une réelle supériorité sociale. On peut observer aujourd’hui encore le point culminant de ce discours architectural dans la rotonde de Znojmo, fondée par les ducs pˇremyslides après la prise du contrôle de cette région de Moravie au début XIe siècle, et dont la voûte a été décorée en 1134 d’une fresque illustrant la continuité de la dynastie ducale57. Ainsi les descendants de Boˇrivoj ont-ils accompli la prophétie de Méthode, telle que la raconte Christian à la fin du Xe siècle : « Si tu renonces aux idoles […], tu deviendras seigneur de tes seigneurs, tu soumettras tous tes ennemis à ton pouvoir et ta descendance augmentera tous les jours…58 »

Il semble donc que les textes des Xe et XIe siècles relatant le processus de conversion de cette société de Bohême évacuent complètement le rôle des grands, dont la capacité à encadrer et à christianiser les populations est ici purement et simplement niée : le prince se réserve le droit d’édifier les lieux saints qui participent à la sanctification de son pouvoir. Sans tomber dans le mythe de la démocratie slave des origines, on peut dire que la christianisation a été, ici encore, un facteur de hiérarchisation de la société, et a abouti au rehaussement du pouvoir princier.

56

P. Charvát, « La conversion des princes tchèques », op. cit., p. 335. B. Krzemie´nska, « Die Rotunde in Znojmo und die Stellung Mährens in böhmischen Pˇremyslidenstaat », dans Historica, XXVII, 1987, p. 5-59. 58 Ibid., cap. 2, p. 18 : Si, inquit presul Metudius, abrenunciaveris ydolis et inhabitantibus in eis demonibus, dominus dominorum tuorum efficieris, cunctique hostes tui subicientur dicioni tue et progenies tua cottidie augmentabitur velut fluvius maximus, in quo diversorum confluunt fluenta rivulorum. 57

264

CHAPITRE XIV ACCULTURATION DES SOCIÉTÉS AUX MARGES DU MONDE GERMANIQUE

L

a culture du haut Moyen Âge est avant toute chose une culture chrétienne reposant sur des fondements remontant à l’Antiquité gréco-latine : dans la confrontation culturelle qui oppose les chrétiens aux païens, chacun sait que le christianisme a fini par gagner pour devenir, au Moyen Âge, la culture de référence commune à l’ensemble des peuples européens. Pourtant, une grande partie des élites du haut Moyen Âge vient en quelque sorte « d’un autre monde » et s’est progressivement acculturé à cette civilisation antique et chrétienne, tout en la modifiant. Après l’époque de la conquête romaine proprement dite, le haut Moyen Âge représente le moment le plus important d’extension de la latinité en Europe et d’exportation des modèles chrétiens et antiques, essentiellement vers des sociétés germaniques et slaves qui, pour avoir été longtemps en contact avec le monde romain, n’y avaient pas pour autant été intégrées. Au XIe siècle, on observe que non seulement toute la Germanie, mais aussi toute l’Europe centrale et une grande partie de l’Europe septentrionale sont devenues chrétiennes et ont adopté non seulement l’alphabet latin mais aussi le latin lui-même comme langue de communication écrite, cette frontière de la latinité n’ayant d’ailleurs que peu évolué par la suite. Ce processus s’est déroulé sur plusieurs siècles, et a produit, d’abord dans la culture des élites, ensuite dans celle de l’ensemble des populations concernées, des modifications qu’on peut qualifier d’acculturation au sens où l’emploient les anthropologues. Si l’aboutissement de ce processus ne fait pas doute, les étapes de son déroulement et les modalités de ces transformations sont beaucoup plus difficiles à percevoir : il est clair cependant que les élites, et pas seulement les élites ecclésiastiques, ont pu fournir des modèles d’acculturation pour l’ensemble de ces nouveaux chrétiens. Je me propose d’étudier ici deux cas différents mais révélateurs de ce processus d’acculturation aux Xe-XIe siècles, autour de la figure de saint Adalbert de Prague d’une part, autour des élites de la société hongroise d’autre part.

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Je commencerai par discuter la notion même d’acculturation, aujourd’hui assez largement décriée1  : d’une part en raison de la coloration « coloniale » de ce terme qui renvoie à la confrontation de cultures considérées comme « inégales », d’autre part parce qu’elle apparaît comme une notion trop générale, les situations d’acculturation relevant de modalités diverses2 qui peuvent se solder par des processus qui vont de la réinterprétation, qui n’affecte que les contenus de la culture en laissant intacte les modes de vie, jusqu’à l’assimilation qui consiste en l’élimination radicale d’une identité au profit d’une autre3. La plus grande difficulté provient cependant de la prise en considération non pas seulement du transfert culturel d’une culture « source » vers une culture « cible », mais du processus continu d’interactions entre des groupes culturellement différents4. En outre, ce ne sont pas tant des cultures que des individus qui sont en contact : la « source » et la « cible » sont évidemment des abstractions ; ce qui existe, ce sont des individus qui ont dans la société des statuts et des rôles différents, donc des attitudes et des normes de comportement spécifiques. L’acculturation repose sur la dynamique de petits groupes, voire d’individus, influencés par la dimension collective5 : certains pourront trouver intérêt à accepter des éléments de la culture « source », tandis que d’autres y verront un grave danger pour leur prestige ou leur autorité. L’acculturation sociale commence dès l’invasion, lorsque le prestige des membres du groupe n’a plus sa source dans le groupe luimême mais à l’extérieur et provient de la reconnaissance sociale des dominants. La société dominante constitue pour les dominés une sorte de modèle, un point de référence : elle est la source nouvelle du prestige6. De ce fait, ce sont essentiellement les traits culturels

1

P. Bonte et M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 1991, p. 1-3. Cependant, certains chercheurs ont également mis l’accent sur la relative pauvreté conceptuelle des différents mots qu’on lui substitue couramment comme interculturation, transculturation, etc., cf. L. Turgeon, « Les mots pour dire les métissages : jeux et enjeux d’un lexique », dans Revue germanique internationale 21, 2004, p. 53-69. 2 N.  Wachtel, «  L’acculturation  », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’Histoire, I : Nouveaux problèmes, Paris, 1974, p. 124-146. 3 S. Abou, L’identité culturelle. Relations interethniques et problèmes d’acculturation, Paris, 1981, p. 47. 4 R. Bastide, Anthropologie appliquée, Paris, 19982, p. 47. 5 A. Peters-Custot, Les Grecs de l’Italie méridionale postbyzantine (9e-14e s.) : une acculturation en douceur, Rome, 2009, p. 29. 6 Ibid., p. 31.

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adoptés par les chefs – religieux ou politiques – qui rayonnent dans la culture « cible »7. Enfin, l’on observera que, la culture constituant une unité organisée et structurée, toute modification d’un élément produit une réaction en chaîne qui affecte l’équilibre de la société globale, ce d’autant plus vivement que cette modification est brutale et, d’une certaine manière, imposée8. On pourrait presque dire que l’acculturation ne désigne pas un phénomène spécifique mais renvoie à une dimension banale et constitutive de toutes les sociétés : le changement culturel, si l’on admet qu’aucun ensemble culturel ne se forme indépendamment d’influences « extérieures »9 : certains anthropologues ont même mis au centre de la réflexion l’idée de « triangulation des cultures », c’est-àdire du recours nécessaire à un élément tiers pour fonder sa propre identité, par dérivation, en opérant un « branchement » qui permet de traduire dans les signifiants de ces cultures dominantes – à vocation universelle, ce qui est le cas du christianisme – des signifiés particuliers qui deviennent ainsi constitutifs d’une identité10. On peut aussi considérer que, contrairement aux approches qui supposent la stabilité des entités socio-culturelles et problématisent les changements sous la forme de l’emprunt ou de l’acculturation, il faut présupposer le contact culturel et la mobilité des personnes : l’existence de chaque groupe dépend de la limite qu’il pose et qu’il entretient avec les autres, et toute « culture » résulte d’un processus organisationnel comme toute forme d’identité collective11. Cependant, il semble difficile de nier les effets de rupture que représente notamment l’intrusion dans un système de pensée comme le polythéisme, de quelque nature qu’il soit, du christianisme ou plus largement, de toute forme de monothéisme qui fonde l’altérité culturelle. En effet, comme l’a montré Jan Assmann12, le monothéisme représente une révolution culturelle qui consiste à établir une distinction entre ce qui est vrai et ce qui est faux : c’est la construction d’une altérité culturelle qui n’est pas compensée par la possibilité de « traduire » une divinité en une autre, processus commun à tous les polythéismes qui reposent sur un fonds commun de divinités cosmiques 7

R. Bastide, Anthropologie appliquée, op. cit., p. 52. Ibid., p. 56. 9 C’est la position de P. Bonte et M. Izard, op. cit., p. 2. 10 J.-L. Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, 2001, p. 7-9. 11 F. Barth, Ethnic groupes and boundaries : the social organization of culture difference, Boston, 1969. 12 J. Assmann, Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, 2002. 8

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et pour lesquels l’idée même d’une religion « fausse » est totalement incompréhensible. Ce que Jan Assmann appelle la «  distinction mosaïque » crée donc quelque chose de radicalement nouveau, une religion qui exclut tout ce qui lui est antérieur et tout ce qui lui est extérieur : c’est en quelque sorte une contre-religion qui ne joue pas le rôle de medium de traductibilité interculturelle comme les autres, mais qui fonctionne au contraire comme un medium de distanciation culturelle13. De ce fait, on peut dire que la christianisation d’une société – qui s’étale nécessairement sur un temps très long – implique tout d’abord un effet de distanciation à la fois social et culturel14 : les élites sont en général les premières à adopter la foi chrétienne et le mode de vie chrétien, mais pas nécessairement toutes les élites en même temps. En outre, l’adhésion au christianisme et à la culture « occidentale » peut devenir un marqueur, une distinction sociale qui permet soit de construire des modèles, comme c’est le cas autour saint Adalbert de Prague, soit de s’agréger à l’élite comme je vais essayer de le montrer à partir du cas des élites hongroises. Adalbert de Prague, une figure de l’acculturation ? Je prendrai donc ici pour fil directeur le personnage de saint Adalbert de Prague, sans m’interdire de faire référence à d’autres figures de l’élite du monde slave et hongrois. J’utiliserai essentiellement les deux Vitae rédigées peu de temps après la mort d’Adalbert en 997, par deux auteurs qui l’ont personnellement connu15 : la première, a été produite en Italie vers l’an 1000 à la demande de l’empereur Otton III par un moine de Saint-Boniface-et-Alexis de Rome, Jean Canaparius16. La seconde, beaucoup plus longue, est l’œuvre de Brunon de Querfurt17 qui l’a rédigée entre 1004 et 1008, en reprenant partiellement des éléments de la première Vita, alors même qu’il attendait en Pologne une opportunité pour partir évangéliser la

13

Ibid., p. 17-21. Sur le délai entre le moment de la conversion et l’assimilation, voir L.  Abrams, « Conversion and Assimilation », dans D.M. Hadley et J.D. Richards (éd.), Cultures in contact: Scandinavian Settlement in England in the Ninth and Tenth Centuries, Turnhout, 2000, p. 135-153. 15 Sur l’ensemble de cette production, I.N. Wood, The Missionary Life…, op. cit., Londres, 2001, p. 207-239. 16 Vies de saint Adalbert de Prague, J. Karwasinska (éd.), Varsovie, 1962-1969 (Monumenta Poloniae Historica, IV, 1. Désormais citée : Vita Prima. 17 Vies de saint Adalbert de Prague, J. Karwasinska (éd.), Varsovie, 1962-1969 (Monumenta Poloniae Historica, IV, 2. Désormais citée : Brunon. 14

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Prusse18. Mais j’utiliserai aussi une source beaucoup plus tardive, à savoir la Chronique de Cosmas de Prague, rédigée autour des années 1120, qui donne notamment des indications sur le rapatriement des reliques de saint Adalbert à Prague en 103819. Formes de l’acculturation La langue Christianiser une population païenne, c’est d’abord s’insérer dans les structures sociales et les institutions d’une civilisation en agissant sur deux plans : vaincre et anéantir la religion païenne puis imposer les valeurs chrétiennes. Les missionnaires de tous les temps n’ont pas d’état d’âme en ce sens qu’ils sont forcément convaincus de la supériorité de leur foi et de leur religion sur celle des autres : de ce fait, la fin justifie toujours les moyens et donc on convainc si on peut, mais on force si on doit. C’est ce que, sur un plan politique, les auteurs du XIe siècle expriment par l’adage Compelle intrare : il est du devoir de l’empereur chrétien de « forcer les peuples païens à entrer » sousentendu dans l’Église, dans la communauté des croyants20. Pour reprendre la métaphore du « branchement », on peut dire que l’effort missionnaire correspond à l’interprétation que donne la culture dominante de la nécessité où sont les dominés de se brancher pour exister21. Pour autant, il est faux de penser que les conversions du haut Moyen Âge sont essentiellement réalisées par la force – Schwertmission – sur le modèle de la conversion forcée des Saxons par Charlemagne à la fin du VIIIe siècle qui reste en fait un épisode assez isolé, sans compter que cette méthode même a été assez vivement contestée par plusieurs évêques de l’entourage de Charlemagne. Même dans le haut Moyen Âge, et bien avant la constitution des ordres mendiants qui sont les spécialistes de la prédication et seront de ce fait les missionnaires les plus qualifiés pour christianiser l’extrême orient à par18

Sur Brunon, R. Wenskus, Studien zur historisch-politischen Gedankenwelt Bruns von Querfurt, Münster-Cologne, 1956. 19 Cosmas Pragensis, Chronica Boemorum, B.  Bretholz (éd.), (MGH SS ns.  II), 1923. Désormais citée : Cosmas. 20 H.D. Kahl, « Compellere intrare. Die Wendenpolitik Bruns von Querfurt… », op. cit., p. 177274. 21 M. Crépon, « La traduction entre les cultures », dans Revue germanique internationale, 21, 2004, p. 71-82.

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tir du XIIIe siècle puis l’extrême occident au XVIe, la mission repose avant tout sur la capacité à transmettre les rudiments de la foi, non par la terreur mais par la prédication. Encore faut-il trouver des missionnaires capables de prêcher dans la langue des populations et c’est ici qu’apparaît à mon sens le premier élément d’acculturation : une bonne partie de ces missionnaires sont en réalité de jeunes indigènes qui ont été enlevés à leurs familles et dont certains ont fait office d’otages – ce dont il existe d’innombrables exemples depuis l’époque carolingienne – , et qui ont été éduqués dans les monastères ; mais d’autres ont été librement confiés à l’Église par leurs parents, comme c’est le cas d’Adalbert. Adalbert, dont la langue maternelle est évidemment le tchèque, a appris les rudiments du latin chez son père Slavnik, grâce à un précepteur chrétien auprès duquel il apprend le psautier par cœur, comme il était d’usage22. Selon Brunon, il aurait aussi été initié dans la maison de son père aux Moralia de Grégoire le Grand23. C’est seulement dans un second temps que ses parents le confient à l’école cathédrale de Magdebourg, sans nul doute une des plus prestigieuse de l’époque grâce à l’enseignement du maître Otrih. Mais il y va surtout pour rejoindre l’archevêque Adalbert à qui ses parents le confient et, selon le premier biographe, c’est à ce moment-là qu’Adalbert lui donne la confirmation et, par la même occasion, son propre nom, épisode sur lequel on reviendra24. On peut imaginer que c’est à Magdebourg qu’Adalbert a appris l’allemand, car on voit mal pourquoi on aurait parlé l’allemand dans la maison de Slavnik, alors que cette langue était peut-être utilisée à la cour ducale des Pˇremyslides. C’est Brunon qui insiste sur le fait qu’Adalbert parlait les trois langues dans un épisode intéressant pour notre propos : châtié par son maître parce qu’il a mal appris sa leçon, Adalbert le supplie dans les trois langues, à savoir le latin, l’allemand et le tchèque, ce qui étonne les auditeurs car il n’était pas d’usage d’employer des langues barbares en présence d’un maître25.

22

Vita Prima, cap. 3 : Puer autem proficiens aetate et sapientia, ubi tempus erat, christianis imbuitur litteris ; nec egressus est domum patris, donec memoriter didicit psalterium. 23 Brunon, cap. 4. 24 Vita Prima, cap. 3 : Ergo archiepiscopus ille puerum cum magna caritate suscipiens, dat sibi confirmationem sacrosancti crismatis, et suo nomine Adalbertum appellans tradidit scolis. 25 Brunon, cap. 5 : Dicitur etiam tribus linguis pro una locutus : Domine mi ! magistro clamasse, dum scopae tergum verrunt, et fervencia flagella dolentem carnem frangunt. Auditoribus enim usus erat lacialiter fari, nec ausus est quisquam coram magistro lingua barbara loqui.

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Cette première forme d’acculturation linguistique est évidemment fondamentale, dans la mesure où la langue transcende tous les éléments d’une culture : c’est elle qui les nomme et les véhicule26. Mais il faut bien voir qu’elle ne concerne pas seulement les Slaves ou les nouveaux convertis européens, elle concerne en réalité l’ensemble des élites du monde occidental : si le bilinguisme langue slave/allemand, ou encore dans la partie occidentale de l’Europe le bilinguisme langue romane/langue germanique est sans aucun doute largement répandu pour des raisons pratiques évidentes, seules les élites – et pas seulement ecclésiastiques – pratiquent le trilinguisme en ajoutant le latin, ce qui les qualifie comme les véritables « passeurs culturels » du christianisme (et de tout ce qu’il renferme comme idéologie politique) auprès des populations qu’elles encadrent. Ainsi doit-on rapprocher le cas d’Adalbert, certes voué à l’Église, de celui de Venceslas qui étudie les lettres sacrées à Budeˇc, mais aussi de celui du prince des Abodrites, Gottschalk27, élevé au monastère Saint-Michel de Lünebourg et connu notamment par Adam de Brême, qui fournit une véritable réflexion sur le rôle de la langue, car on voit qu’il agit au sein de son peuple comme un véritable « pédagogue » des mystères sacrés : On dit que le prince Gottschalk, qui se considérait comme le dernier des serviteurs du clergé, brûlait de tant de zèle religieux que, souvent, oubliant qu’il appartenait à l’ordre des laïcs, il prêchait le peuple dans l’église, désirant ainsi expliquer pleinement en langue slave ce que les évêques et prêtres disaient dans un langage mystérieux.28

Je passe ici sur le fait que Gottschalk, un laïc, outrepasse ses droits en prenant la parole dans l’église. Il semble cependant le mieux qualifié pour transposer en langue slave le « langage mystérieux » – qu’il faut prendre aussi ici au sens de « mystique » – des paroles prononcées durant la messe. Il ne s’agit donc pas de prédication visant à la conversion, mais à l’explication des mystères sacrés29. On mesure ici tout ce 26

S. Abou, L’identité culturelle…, op. cit., p. 32. Sur Gottschalk et sa famille, W.H.. Fritze, « Probleme der abodritischen Stammes-und Reichverfassung … », op.cit., ici p. 163. 28 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis Ecclesiae pontificum, B. Schmeidler (éd.), HanovreLeipzig, 1917 (MGH Script. in us. schol. 2), III, 20 : Quorum mediastinus princeps Gotescalcus dicitur tanto religionis arsisse studio, ut oblitus ordinis sui, frequenter in ecclesia sermonem exhortacionis ad populum fecerit, ea, quae mystice ab episcopis dicebantur vel presbyteris, ipse cupiens Sclavanicis verbis reddere planiora. 29 Sur ce modèle du « prince interprète », cf. H.D. Kahl, « Heidnisches Wendentums und christliche Stammesfürsten... », op.cit., p. 72-118, et ici chap. IX. 27

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qui sépare la mission orchestrée par Rome, de la mission de l’Église d’Orient qui a adopté la liturgie en langue vernaculaire dès le IXe siècle, ce que le pape a définitivement refusé après l’épisode de la mission de Cyrille et Méthode en 885. De ce fait, tous les slaves occidentaux, ceux dont il est question ici, sont évangélisés selon les préceptes édictés par Rome : si les offices et les Livres Saints ne doivent être traduits dans aucune langue, la prédication et la pastorale sont bien évidemment prononcées en langue vernaculaire (on ne voit pas sans ça à quoi elles pourraient servir). Notons, pour finir, que cette forme d’acculturation linguistique, si elle a transporté notamment dans le lexique des langues slaves de nombreux termes d’origine latine ou germanique, n’a pas abouti à l’éradication complète des langues autochtones d’Europe centrale – contrairement par exemple à ce qui s’est passé dans une grande partie de l’Empire romain. Traduire Il faut donc traduire. Or ce n’est pas si simple dans la mesure où il est bien établi que de nombreux concepts inhérents au christianisme n’existent pas du tout dans l’ancienne religion slave : le péché, la grâce, le Saint Esprit, l’enfer... autant de notions qu’il a fallu forger de toutes pièces. Le problème n’est donc pas seulement de maîtriser la langue, mais de forger peu à peu des concepts nouveaux dans cette langue pour exprimer les réalités chrétiennes, problème bien connu des époques ultérieures et d’autant plus ardu que les civilisations sont éloignées l’une de l’autre : on connaît les difficultés de l’interprète de Guillaume de Rubrouck chez les Mongols qui peine à traduire Deus est sapientia et intellectus30 et le cas de la Chine du XVIIe siècle où Dieu est donné pour l’équivalent de « Maître du Ciel », ce qui ouvre la voie à une véritable querelle avec les autorités romaines et à beaucoup de contresens pour les Chinois eux-mêmes31. On rejoint ici, d’une certaine manière, le problème de la « traductibilité » soulevé par Jan Assmann : à un système polythéiste qui rendait les différentes cultures transparentes les unes aux autres grâce à

30

F. Schmieder, « Tartarus valde sapiens et eruditus in philosophia. La langue des missionnaires en Asie », dans L’étranger au Moyen Âge, (Actes du congrès de la SHMESP 1999), Paris, 2000, p. 271-282 et sur ce problème, plus largement, Ead., Europa und die Fremden. Die Mongolen im Urteil des Abendlandes vom 13. bis in das 15. Jahrhundert, Sigmaringen, 1994. 31 J.  Gernet, Chine et christianisme. La première confrontation, Paris, 1991 (2e éd. revue et corrigée de Chine et christianisme. Action et réaction, Paris, 1982).

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la traductibilité interculturelle qui faisait que chaque dieu pouvait trouver son correspondant dans un autre système, ce qu’il appelle la « distinction mosaïque » interdit absolument cette traduction au point que la nouvelle religion, en l’espèce le christianisme, ne joue plus du tout un rôle de medium entre les cultures, mais fonctionne au contraire comme un medium de distanciation interculturelle puisqu’on ne peut pas traduire les faux dieux32. Je crois que l’effet le plus évident de ce principe de « séparation » se remarque dans la construction du païen comme un autre absolu, à la limite de l’humanité, idée que véhiculent de nombreux textes, tous plus ou moins en relation avec la mission33. Mais il n’en reste pas moins qu’il faut matériellement « traduire » dans un idiome compréhensible les nouvelles réalités chrétiennes pour les populations nouvellement christianisées, ce que ne peuvent faire que ceux qui maîtrisent les deux langues et adaptent les concepts gréco-romains du christianisme aux différentes langues slaves : c’est pourquoi Adalbert, désespérant selon Brunon de transmettre la foi aux féroces Prutènes qui parlent une langue balte, que donc il ne comprend pas, propose à ses acolytes de se rendre chez les non moins féroces Liutizes dont ils comprennent au moins la langue34. Les Vies de saints ne nous renseignent malheureusement pas beaucoup sur le contenu de la prédication elle-même ; en revanche, les quelques manuels de prédication qu’on a pu conserver et surtout les glossaires35 montrent à l’évidence un authentique souci pastoral d’explication des principes qui régissent la religion chrétienne par d’adoption de nouveaux termes, forgés soit par glissement sémantique, soit par adaptation, soit par néologisme : or en adoptant ces nouveaux concepts, en enrichissant le vocabulaire de nouveaux mots, on intervient sur la langue qui demeure un caractère déterminant de l’identité : intervenir sur la langue, c’est toucher à l’identité même de ceux qui la parlent ; intervenir sur le nom, peut-être plus encore.

32

J. Assmann, Moïse l’Égyptien, op. cit., p. 17-21. Voir ici chap. X. 34 Brunon, cap. 26 : Ad ferocium quidem Liutizorum Ydola surda praedicationis equos flectere placuit, quorum lingua cognovit, et quos necdum visus, mutata veste et habitu fallere potuit. 35 En particulier un ensemble de manuscrits émanant de l’église épiscopale de Freising, par exemple J. Pogaˇcnik, Freisinger Denkmäler. Geschichte, Kultur und Geistesleben der Slowenen, Munich, 1968. 33

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Le nom On ne peut pas dire de façon systématique que devenir chrétien c’est changer de nom, cependant on a de nombreux exemples de Slaves qui portent un nom double, c’est-à-dire un nom slave et un nom germanique qui est en fait leur nom de baptême – ou de confirmation – et bien souvent celui de leur parrain ou encore celui de l’évêque qui les a confirmés. En effet, le grand mouvement de l’évolution onomastique entre Ve et Xe s. n’aboutit pas tant à la christianisation du stock onomastique qu’à sa germanisation36 : ainsi Gottschalk, fils d’un prince slave Abodrite et d’une Danoise, porte le nom de l’évêque Gottschalk de Skara (qui était le siège de la mission en Suède), administrateur du monastère de Lünebourg où il a été élevé, et peut-être a-t-il opté, comme Adalbert, pour le nom de l’évêque qui l’a confirmé. Il est possible qu’il ait eu aussi un nom slave, comme son père, qui répondait à la double dénomination de Pribignev et d’Udo, parce que le comte de Stade Udo Ier était son parrain37. On peut citer de nombreux autres exemples, parmi lesquels ceux d’Adalbert et de saint Étienne de Hongrie sont emblématiques : en abandonnant son nom slave de Vojtech, dont Brunon explique qu’il signifie consolacio exercitus, au profit de celui de l’archevêque Adalbert de Magdebourg, qui a été un des premiers ecclésiastiques en charge de la mission vers le monde russe, Adalbert de Prague devient une figure emblématique à la fois de la mission vers l’Est et de l’allégeance à l’Église impériale et, par là même, à l’empereur saxon. Et lorsque le fils du « roi » Géza de Hongrie, Vajk, reçoit à son baptême le nom d’Étienne – qui n’est pas celui de son parrain mais évidemment celui du protomartyr – il se qualifie comme premier témoin de la foi dans son pays. On a donc là tout un ensemble de personnages qui répondent à une double dénomination, sans qu’on puisse toujours savoir laquelle était utilisée et dans quelles circonstances : la plupart des sources, qui émanent d’auteurs ecclésiastiques, nous ont conservé en général le nom chrétien, mais il n’est pas du tout évident que le nom slave ou hongrois ait cessé d’être utilisé. Au niveau individuel, et au moins pour les élites, la christianisation agit donc non seulement sur la

36 J. Jarnut, « Avant l’an mil », dans L’Anthroponymie (collection de l’EFR, 226), Rome, 1996, p. 7-15. 37 Saxo Grammaticus, MGH SS XXIX, p. 65. Sur le rôle politique du parrainnage, A. Angenend, Kaiserherrschaft und Königstaufe (Arbeiten für Frühmittelalterforschung 15), BerlinNew York, 1984.

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langue mais aussi sur le nom et produit une identification à un autre groupe que le groupe ethnique de départ. En ce sens, on peut dire que les grands – laïques ou ecclésiastiques – qui adoptent un nom chrétien et/ou germanique mettent en avant leur intégration dans un réseau qui marque leur place dans la structure générale de l’empire occidental, mais qui les désigne aussi, au sein même de leur société propre, comme des vecteurs de l’acculturation. Destruction des repères de la société et reconstruction d’une identité Si on envisage la christianisation comme une des formes de l’acculturation, on est obligé de considérer que c’est un processus qui aboutit aussi à la désintégration, plus ou moins complète, du système global des traditions et des repères de la société indigène. Mais il faut aussi remarquer que l’acculturation est différente, au même moment, entre les groupes et les individus : à une élite qui prône l’assimilation complète des valeurs et normes chrétiennes, s’opposerait l’ensemble du peuple ; mais parfois aussi une autre partie de l’élite, peu convaincue des bienfaits du christianisme, ne le rejette pas en bloc pour autant mais est capable d’en isoler certains éléments – ce que les anthropologues appellent « phénomène de disjonction ». Qu’est-ce qui, dans les textes dédiés à la Vie de saint Adalbert, permet d’étayer ce schéma ? D’abord les difficultés d’Adalbert dans son office épiscopal : ces ouailles ne l’écoutent pas et ne comprennent pas ses sermons38, en gros ils ne voient pas en quoi ce qu’ils font est répréhensible dès lors qu’ils sont baptisés et donc, en principe, chrétiens. Ce qu’Adalbert leur reproche touche différents domaines de l’organisation de la société, mais au premier chef l’inobservance des règles de l’union chrétienne : ils s’adonnent à la luxure, épousent leurs proches parents, pratiquent la polygamie ; en outre, même les clercs sont mariés et commettent éventuellement des adultères avec les épouses des autres39, comme le confirme le cas tragique de la matrone adultère

38

Vita Prima, cap. 13 : (Adalbert vient se plaindre et demander conseil au pape en 989) Commendatus inquid, mihi grex audire me non vult, nec capit sermo meus in illis, in quorum pectoribus daemonicae servitutis omperia regnant ; et ea regio est, ubi pro iusto virtus corporis, pro lege voluptas dominatur. 39 Brunon, cap. 11 : Populus autem erat durae cervicis ; servus libidinum factus, miscebatur cum cognatis et sine lege cum uxoribus multis. […] Ipsi clerici palam uxores ducunt, contradicentem episcopum iniquo odio oderunt, et sub tutela qui fuerunt, contra ipsum maiores terrae excitaverunt.

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décapitée en pleine église40. On retrouve ici le souci principal de tout missionnaire – ou plutôt de tous ceux qui mettent en place la christianisation en profondeur de la société – et qui s’attaquent toujours d’abord aux règles du mariage : on pense entre autres à saint Colomban en Austrasie, à saint Emmeram en Bavière et à saint Kilian à Wurtzbourg, sans oublier les lettres de saint Boniface au pape Zacharie concernant les degrés prohibés. Mais comme on le sait, cette lutte de l’Église contre certaines pratiques matrimoniales est multiséculaire, notamment en ce qui concerne la législation sur l’inceste et sur l’indissolubilité du mariage41. Si la résistance des sociétés – y compris des élites sociales – est si grande, c’est parce que la remise en cause des règles de l’alliance bouleverse les structures sociales et les regroupements tradionnels (et non parce que les païens, slaves ou germaniques, auraient tous vécu dans la promiscuité et l’inceste généralisé) : en ce sens il s’agit bien d’un processus d’acculturation qui provoque la destruction des repères habituels. Cette différence de degré d’acculturation entre Adalbert et ses ouailles donne toute sa mesure dans l’épisode, longuement narré tant par la Vita Prima que par Brunon, de la matrone adultère, qui semble avoir décidé l’évêque à abandonner définitivement son troupeau : une femme noble, ayant commis l’adultère avec un clerc, est poursuivie par les parents de son époux qui veulent l’exécuter pour réparer l’offense, ce que la Vita prima qualifie de « mœurs barbares42 ». Elle se réfugie auprès de l’évêque qui la place dans le monastère de femmes dédiée à saint Georges, sans doute avec l’idée de lui faire expier là son crime sa vie durant. L’asile cependant n’arrête pas les faidosi qui pénètrent en armes dans l’église et, selon la Vita Prima, décapite la malheureuse sur l’autel. Or il apparaît clairement que les auteurs du crime ne comprennent pas du tout la position de l’évêque : comment peut-il, lui qui ne cesse de prêcher sur le bon mariage et contre l’adultère, tolérer et défendre une telle femme dans sa maison ? Selon eux, c’est l’évêque qui ne respecte pas les lois les plus élémentaires – ce qui nous renvoie en effet à toutes les descriptions de répression très sévères de l’adultère dans la plupart des sociétés

40

Vita Prima, cap. 19 et Brunon, cap. 16. Pour une première vue d’ensemble, R. Le Jan, La société du haut Moyen Âge (VIe-IXe s.), Paris, 2003, p. 72-82. 42 Vita Prima, cap. 19 : Mulier cuiusdam nobilis cum clerico adulterasse publice arguitur. Quam cum more barbarico parentes dedecorati coniugis decapitare quaererent, fugit illa per celeres auras, donec voce et cursu usque ad optatum pervenerat episcopum. 41

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slaves et germaniques, en particulier en Pologne43 – alors qu’ils estiment être parfaitement dans leur droit. Le second reproche que fait Adalbert à ses ouailles est de ne pas respecter le calendrier chrétien : ici encore, on retrouve une constante de tous les synodes diocésains de l’époque mérovingienne, en particulier le fameux synode d’Auxerre qui enjoint à tous les habitants du diocèse de respecter les jours fériés, le Carême, etc.44. Christianiser la société, c’est aussi changer les cadres spatio-temporels, ce qui, on s’en doute, n’est pas une mince affaire : ici encore on mesure la différence de degré d’acculturation entre Adalbert et ses ouailles qui ont notamment l’habitude de tenir marché le dimanche45 et j’imagine volontiers qu’il s’agit là d’une transposition visant à appeler la bénédiction de la divinité sur la bonne marche des affaires, par analogie avec le monde romain où on ne tient marché que les jours fastes. Tenir marché le dimanche n’est donc pas nécessairement une opposition au calendrier chrétien, mais peut tout aussi bien représenter une véritable reconnaissance du dieu chrétien comme protecteur des affaires : une telle démarche – si elle est juste – relèverait alors d’un processus d’intégration, c’est-à-dire d’incorporation d’une nouvelle donnée dans un système indigène qui la soumet à ses propres catégories, et non d’assimilation. Enfin, et la Vita Prima insiste beaucoup sur cet aspect46, Adalbert vitupère contre les « perfides » qui vendent des esclaves chrétiens, et surtout contre les Juifs : le trafic d’esclaves était une ressource fondamentale de la Bohême, mais la christianisation croissante, quoique superficielle, des populations d’Europe centrale et orientale rendait de plus en plus difficile le respect du principe de ne pas vendre des esclaves chrétiens à des non-chrétiens et remettait en cause la suprématie de certains groupes de vendeurs, notamment en Bohême orientale, région tenue par les Slavnikides47.

43

Thietmar de Mersebourg, Chronicon, VIII, 3, W. Trillmich (éd.), Hanovre, 1957. Canons du synode d’Auxerre (561-605), C. de Clercq (éd.), J. Gaudemet et Br. Basdevant (trad.), Les canons des conciles mérovingiens VIe-VIIe s. (Sources chrétiennes, 354), Paris, 1989, p. 488-504. 45 Brunon, cap. 15 : Dominica die veniens venit domum ad unam civitatem in qua eadem die erat mercatus magnus ; quae visio non parum adduxit tristiciae sancto viro. 46 Vita Prima, cap. 12, qui assimile tous les chrétiens vendus au Christ, lui-même vendu par Judas. 47 J. Sláma, « Die Pˇremysliden und die Slavnikiden », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 441-443. 44

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Ces éléments montrent que les fidèles du diocèse de Prague sont peut-être, selon Adalbert, de mauvais chrétiens, mais qu’ils sont sans doute aussi déstabilisés par le processus d’acculturation mis en œuvre par l’évêque qui s’attaque aux repères fondamentaux de la société. Pour endosser une nouvelle identité chrétienne, il leur faut opérer une véritable reconstruction qui s’appuie sur deux modèles : celui des élites et celui des saints « nationaux ». Acculturation des élites Comme partout au Moyen Âge, on assiste à un phénomène de propagation du christianisme du haut vers le bas de la société : les premiers à intégrer les valeurs et les modèles chrétiens sont en général les élites sociales – mais cela ne signifie pas du tout que ces élites renoncent à toutes les traditions de leur peuple, contrairement à ce que peut laisser penser l’exemple d’Adalbert : pour ne citer qu’un contre-exemple, je rappellerai le geste de saint Étienne de Hongrie qui, ayant triomphé militairement de la première réaction « païenne » menée par son oncle Koppany en 997, fit « selon la tradition », couper en quatre le cadavre : il fit expédier trois morceaux dans différentes provinces du royaume, où ils furent cloués sur la porte des forteresses principales, le quatrième étant destiné à un autre oncle, Gyula, qui exerçait un pouvoir quasi indépendant en Transsylvanie du nord, à titre d’avertissement. En outre, il réduisit à la servitude tous les aristocrates qui avaient soutenu la révolte de Koppany48. Comme tous les châtiments, cette façon d’agir avec les opposants a évidemment un sens politique et on ne peut se contenter d’y voir un reste de barbarie : lorsque, en 1032, Vazul qui estimait être le successeur légitime d’Étienne, tenta de l’assassiner, le roi le condamna à avoir les yeux crevés – ce qui s’inscrit dans la plus pure tradition carolingienne de la répression de la lèse-majesté49. Étienne se réfère ici à son propre code de lois50, largement inspiré de la législation synodale du monde germanique et des capitulaires carolingiens, mais ce code de lois n’est pas qu’un décalque, il se réfère à une situation propre à la Hongrie

48

G. Kristó, Histoire de la Hongrie médiévale, I : Le temps des Arpads, Rennes, 2000, p. 37-39. G. Bührer-Thierry, « Just Anger or Vengefull Anger ? The Punishment of Blinding in the Early Medieval West », dans B.H. Rosenwein (éd.), Anger’s past. The social Uses of an Emotion in the Middle Ages, Ithaca-New York, 1998, p. 75-91. 50 J.M Bák , G.Y. Bonis, J.R. Sweeney (éd.), Decreta regni medievalis Hungariae, vol. I, Budapest, 1989. 49

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du XIe s. et les problèmes qu’ils reflètent sont spécifiquement hongrois, par exemple le problème de la sédentarisation d’une population encore semi-nomade en beaucoup d’endroits : ce que prescrit le code d’Étienne c’est la construction d’une église pour dix villages, c’est-à-dire que la structuration de l’espace et l’encadrement des populations passe par la mise en place de cadres qui se réfèrent à l’Église, à côté d’une organisation territoriale fondée sur les châteaux et les comitats. Bien entendu, ce système ne peut se mettre en place qu’à condition que le prince trouve suffisamment de soutien au sein des primores, en d’autres termes que ces derniers voient l’intérêt que représentent pour eux la conversion et la collaboration avec un pouvoir princier de type centralisé : une des difficultés, sur laquelle à mon avis l’on n’insiste pas assez, est la séparation radicale dans la nouvelle structure sociale du groupe du clergé, qui au départ ne peut être constitué que d’étrangers, ce qui va contre la tradition assignant en général les prêtrises les plus importantes aux grandes familles. En d’autres termes, l’aristocratie indigène est – au moins temporairement – totalement exclue des fonctions sacrées qui sont, comme partout, un élément important de son pouvoir. C’est pourquoi sans doute, les biographes d’Adalbert insistent tant sur son caractère « indigène », qui est la raison principale de son choix comme évêque de Prague51. L’emploi de ce terme, toujours utilisé comme un substantif et non comme un qualificatif, est d’ailleurs très intéressant, parce qu’il apparaît une seconde fois tant dans la Vita Prima que dans l’œuvre de Brunon de Querfurt et dans un tout autre contexte : lors de la rencontre entre Adalbert et saint Nil de Rossano52, ce dernier fait remarquer à l’évêque qui brûle de prendre l’habit monastique et de se joindre à lui que, comme le montrent sa barbe et son vêtement, il n’est pas un

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Vita Prima, cap. 7 : Post mortem vero episcopi non longe ab urbe Praga factus est conventus desolatae plebis una cum principe illius terrae ; et fit diligens inquisitio, quem pro illo ponerent. Responderunt autem omnes uno ore : Et quis alius, nisi indigena noster Adalbertus, cuius actus, nobilitas, divitiae ac vita cum honore concordant ? Hic quo ipse gradiatur optime novit ; hic etiam ducatum animarum prudenter amministrat. Brunon, cap. 8 : Conveniunt dux terrae et maior populus, et pro elevando pastore varias sentencias ducunt ; omnes tamen ad ultimum manus levant, aera clamoribus implent, non habere meliorem nec similem, quem oportet esse episcopum, sicut indigenam Adalbertum, cuius nobilitas, diviciae, alta scientia, et placabiles mores cum tanto honore concordarent. Ergo in haec verba levatur terrae episcopus, mutate mente pius Adalbertus. 52 Sur l’influence de ce dernier et sa relation avec Adalbert : J.-M. Sansterre, « Otton III et les saints ascètes de son temps », dans Rivista di Storia della Chiesa in Italia, XLIII-2, 1989, p. 377-412.

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indigène mais un « homme grec » et conseille à Adalbert de retourner parmi les siens, c’est-à-dire non pas du tout les Tchèques, mais les moines latins53. Cette ambivalence du mot indigena employé par le même auteur pour signifier à la fois celui qui est originaire d’une terre et celui qui appartient à une communauté culturelle montre toute la dimension de l’acculturation : ne sont véritablement indigena que ceux qui ont assimilé les règles, la langue et le mode de vie de l’Église romaine, ce qui est effectivement le cas d’Adalbert. Il faut donc que les élites s’approprient les nouvelles données, c’est-à-dire qu’elles ne les ressentent plus comme « imposées de l’extérieur », mais on voit que les modalités de cette appropriation sont différentes. Il faut aussi que cette nouvelle culture soit véhiculée vers les couches inférieures de la société, et pas seulement par la contrainte, autrement dit que s’opère la reconstruction d’une identité, identité chrétienne qui s’appuie en premier lieu sur la promotion des saints « nationaux ». Adalbert, saint national ? Cette identité passe d’abord par l’appropriation de nouvelles figures emblématiques de la société chrétienne, en l’occurrence les saints : le culte des saints dans la nouvelle chrétienté latine fait bien sûr une place importante aux saints traditionnellement liés à l’Église romaine, et notamment à saint Pierre, ce qui est une manière de manifester le rattachement direct de ces nouvelles églises à Rome. On y trouve aussi beaucoup de dévotion aux saints « militaires », dont la plupart sont liés à l’empire germanique qui a dispensé aux chefs des nouveaux États chrétiens un certain nombre de reliques, en particulier celles de saint Laurent et de saint Maurice54. Le plus intéressant reste cependant la promotion assez rapide à la sainteté de personnages issus des grandes familles indigènes qui four-

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Vita Prima, cap. 15 (réponse de Nil) : Et recepissem te, inquid, dulcis nate, nisi haec susceptio mihi meisque nocitura, tibi tamen minime esset profutura. Etenim ut iste habitus et barbae pili testantur, non indigena sed homo Graecus sum. Terra autem quantulacumque est, quam ego et mei mecum incolunt, illorum, quos tu bene fugis, propria est. Brunon, cap. 13 : Ast, inquit, homo ego sum Graecus ; melius conveniunt tibi, cum quibus haec agas, monachi Latini. Redeas Romam, nutricem sanctorum filiorum… 54 A.  Gieysztor, «  Saints d’implantation, saints de souche dans les pays évangélisés de l’Europe du Centre-Est », dans Hagiographies. Cultures et sociétés (IVe-XIIe s.), Actes du colloque de Nanterre 1979, Paris, 1981, p. 573-582.

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nissent les cadres principaux de la dévotion aux saints « nationaux », concept qui est toutefois plus compliqué qu’il n’y paraît. On peut citer pour commencer le processus de « sanctification du souverain » qui concerne tous les pays à l’exception de la Pologne, mais prend des formes assez variées55. On trouve en effet parmi ces saints « nationaux » d’authentiques rois martyrs comme saint Venceslas, patron du royaume de Bohême, mais aussi du diocèse de Cracovie dont la cathédrale lui a été dédiée à l’époque de la domination tchèque sur la région. On trouve aussi de « saints rois » fondateurs et législateurs comme saint Étienne de Hongrie, bien sûr, canonisé avec son fils Imre en 1083 par le roi Ladislas Ier avec l’accord de Grégoire VII. Mais dans cet ensemble, Adalbert occupe justement une place particulière qui reflète, à mon sens, son caractère de « fer de lance » de l’acculturation. Il faut d’abord remarquer qu’Adalbert est vénéré moins comme évêque que comme martyr56, et moins en Bohême qu’en Pologne pour les raisons suivantes : Adalbert, qui a quitté deux fois le siège de Prague, a en quelque sorte échoué dans sa mission épiscopale, ne parvenant pas à christianiser vraiment les mœurs des Tchèques comme on l’a vu. En outre, sa famille a été quasi exterminée par les sbires du duc Boleslav en 995 et l’un des rares survivants, son frère Sobeslav, a trouvé asile auprès de Boleslaw le Vaillant de Pologne : c’est ce dernier qui soutiendra la mission d’Adalbert chez les Prutènes, puis rachètera sa dépouille aux autochtones à prix d’or et le fera ensevelir comme martyr dans l’église de Gniezno. En février de l’an mil, l’empereur Otton III qui avait personnellement connu et apprécié Adalbert, fit élever ses reliques à Gniezno, qui devint le siège de l’église métropolitaine de Pologne, consacrant par là son indépendance religieuse. Curieusement le premier saint « national » des Polonais est donc un Tchèque, qui cependant ne reste pas longtemps en Pologne car en 1039, profitant d’une expédition militaire, les Tchèques récupèrent les reliques de saint Adalbert et les

55

F. Graus, « La sanctification du souverain dans l’Europe centrale des X-XIe s. », ibid., p. 559-572. 56 Les Vitae Adalberti correspondent à un moment de renaissance de l’hagiographie missionnaire qui connaît un certain creux aux IXe-Xe sièclexs. Cf. I.N. Wood, The Missionary Life…, op. cit., p. 207. Mais si les vies de saints missionnaires sont rares à cette époque, les vies de saints évêques d’empire des Xe-XIe s. abondent. Cf. S. Haarländer, Vitae episcoporum. Eine Quellengattung zwischen Hagiographie und Historiographie, untersucht an Lebensbeschreibungen von Bischöfen des Regnum Teutonicorum im Zeitalter der Ottonen und Salier, Stuttgart, 2000.

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ramènent à Prague – d’où il avait pourtant été chassé à peine quarante ans tôt – dans un grand débordement de liesse populaire. C’est ici qu’il faut utiliser la Chronique de Cosmas de Prague qui est le seul à raconter le retour des reliques57 : pénétrant dans l’église avec l’intention d’emporter le corps d’Adalbert, les Tchèques se rendent coupables, outre leurs nombreux vices, d’un grand sacrilège. Bien entendu, la tombe d’Adalbert reste close, ceux qui s’y attaquent sont paralysés sur place et on ne peut pas non plus l’emporter car le saint refuse de bouger. La nuit suivante, Adalbert apparaît en rêve à l’évêque Séverin qui accompagne l’expédition et lui demande si les Tchèques sont enfin prêts à suivre ses recommandations et à renoncer à leurs péchés58. On assiste alors, selon Cosmas, à la mise en place d’une législation spontanée, promulguée conjointement par le duc et l’évêque sur le tombeau d’Adalbert, avec obligation pour tous de prêter serment de la respecter. On retrouve dans cette législation tous les griefs formulés par les Vitae Adalberti quelque quarante ans plus tôt : en effet le duc propose tout d’abord de s’attaquer au réèglement du mariage, ce qui constitue selon lui son « premier décret et le plus important59 ». Tout mariage devra être désormais monogame et indissoluble avec menace de bannissement en Hongrie pour le conjoint séparé qui ne voudrait pas réintégrer les liens du mariage légitime. Du mariage on passe à la répression du meurtre, c’est-à-dire à l’interdiction de la vengeance privée au profit de la mise en place de structures judiciaires utilisant les ordalies et la prison pour contraindre les coupables60. Dans ce cadre, le meurtre des ecclésiastiques ou celui des proches parents est considéré comme un crime inexpiable qui expose son auteur à la peine de Caïn, le bannissement perpétuel61. Vient ensuite un long passage contre l’usage des tavernes, mères de tous les vices, puis l’interdiction absolue de tenir le marché le dimanche et les jours fériés, ainsi que l’interdiction de tout travail ces 57

Cosmas, II, 2-6. Cosmas, II, 4 : Pater de coelis dabit quod petitis, si non repetitis mala, quibus abrenuntiastis in fonte baptismatis. 59 Ibid. : Ergo hoc meum maximum et primum sit decretum, ut vestra connubia, quae actenus habuistis ut lupanaria, et ceu brutis animalibus communia, amodo iuxta canonum scita sint legitima, sint privata, sint insolubilia, ita duntaxat ut una vir coniuge et coniunx viro uno contendit vivat. 60 Ibid. : Similiter et de his, qui homicidiis infamantur, archipresbiteri comiti illius civitatis nomina eorum asscribat et comes eos conveniat ; et si sunt rebelles, in carcerem redigat, donec aut poenitentiam dignam agant, aut si negant, ignito ferro sive adiurata aqua, utrum culpabiles sint, examinentu. 61 Ibid.  : Fratricidas autem et parricidas sive sacerdotum interfectores et huiusmodi capitalibus criminibus irretitos, archipresbiter assignet eos comiti vel duci, sive per manus et ventrem ferratos de regno eiciat, ut ad instar Cain vagi et profugi circueant terram. 58

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mêmes jours, sous peine de confiscation des outils et des fruits de ce travail par l’archiprêtre et d’une amende au fics ducal62, et finalement l’interdiction d’enterrer les morts dans les bois ou dans les champs. Le duc et l’évêque concluent finalement que c’est en raison de tous ces péchés qu’Adalbert a quitté Prague de son vivant, préférant aller évangéliser les païens plutôt que de vivre dans leur société63. On retrouve donc dans ces dispositions les griefs formulés par Adalbert envers la société tchèque – à l’exception cependant du trafic des esclaves – mais aussi la volonté de renforcement du contrôle social émanant des élites tant laïques – le duc – qu’ecclésiastique – l’évêque – dont l’action conjointe aboutit à un programme très coercitif qui vise à promouvoir par la force l’assimilation des normes chrétiennes restées jusqu’alors « disjointes » de l’ensemble du corps social : la mise en place de ce programme d’éradication massive de ces déviances doit permettre à Adalbert de regagner le siège épiscopal qu’on n’aurait pas dû le laisser quitter. Dès lors, cette cérémonie prend clairement des aspects pénitentiels, couronnés de succès lorsque la tombe s’ouvre et que les Tchèques peuvent récupérer le corps de leur saint patron. Mais jusqu’à quel point Adalbert représente-t-il le « saint patron » de la Bohême ? Si sa sainteté n’est pas remise en cause et rejaillit sur l’ensemble de la terre d’où il est issu, son culte ne présente que très peu d’éléments autochtones64 et ce sont des éléments tardifs65 : si on le compare à l’autre grand saint national de la Bohême, saint Venceslas, on peut observer que les Vitae Adalberti sont dues à des auteurs extérieurs à la Bohême, tandis que Venceslas bénéficie d’au moins trois textes du Xe siècle rédigés à coup sûr en Bohême66. Les origines du culte d’Adalbert ne sont pas non plus autochtones et la perte des

62

Ibid. : Fora autem dominicis diebus omnino ne fiant, interdicimus, quae ideo maxime in his celebrant regionibus, ut ceteris diebus suis vacent operibus. Si quis autem quam dominicis tam festis diebus publice ad ecclesiam feriari indictis in aliquo servili opere inventus fuerit, ipsum opus et quod in opere est inventum, archipresbiter tollat iumentum, et 300 ducis in fiscam solvat nummos. 63 Ibid. : Haec sunt, quae odit deus, haec sanctus Adalbertus pertaesus, nos suas deseruit ovaes et ad exteras maluit ire docturus gentes. Haec ut ultra non faciamus, nostrae simul et vestrae fiedei sacramento confirmamus 64 F.  Graus, «  St Adalbert und St Wenzel. Zur Funktion der mittelalterlichen Heiligenverehrung in Böhmen », dans Europa slavica- Europa orientalis. Festschrift für H. Ludat zum 70. Geburtstag, Berlin, 1980, p. 205-231. 65 F. Machilek, « Die Adalbertsverehrung in Böhmen im Mittelalter », dans H.H. Henrix (éd.), Adalbert von Prag. Brückenbauer zwischen dem Osten und Westen Europas, Baden-Baden, 1997 (Schriften der Adalbert-Stiftung-Krefeld, 4), p. 163-184. 66 La Légende Crescente fide, la Légende en vieux-slave et la Légende de Christian : sur ces trois textes, I.N. Wood, The Missionary Life…, op. cit., p. 187-192.

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reliques par le chapitre cathédral de Gniezno67 n’empêchera pas les Polonais de continuer à célébrer le culte d’Adalbert, qui semble avoir joué un rôle non négligeable dans l’unification de la Pologne68. À la différence de Venceslas qui bénéficie d’un culte toujours plus populaire, Adalbert reste un saint martyr dont la fête est essentiellement ecclésiastique69. Si on ajoute à cela l’expansion du culte de ce même Adalbert à travers toute la Hongrie (il est notamment crédité du baptême de saint Étienne, ce qui reste très douteux), on voit bien qu’un personnage tel que lui ne participe pas d’une sainteté « nationale », peut-être justement parce qu’il est d’abord une figure de l’acculturation : Adalbert illustre la fusion des héritages, il représente la partie de l’aristocratie slave convertie, au sens le plus fort du terme, à la langue latine et à la liturgie romaine, mais aussi l’évêque d’empire, formé dans les meilleures écoles cathédrales et nommé à son poste par l’empereur germanique, qui se met finalement au service de l’expansion de la foi chrétienne hors des frontières de la chrétienté et dont le martyre soutient les prétentions à l’indépendance de toutes les églises de la nouvelle chrétienté. C’est pourquoi, plus encore que saint Étienne de Hongrie, Adalbert me semble être le personnage le plus emblématique de l’acculturation, ou encore du « métissage » qui a permis à l’Europe centrale de s’agréger à l’Europe occidentale – et c’est d’ailleurs toujours en ce sens qu’il est célébré aujourd’hui. Ainsi le millénaire de son martyre en 1997 a-t-il été marqué par plusieurs publications qui insistent toutes sur le caractère « européen » du personnage : par exemple, l’étude du père Wojciech Danielski sur le culte de saint Adalbert d’après les livres liturgiques avant le concile de Trente est introduite par un texte du père Kopeˇc intitulée : « Saint Adalbert, patron de l’unité spirituelle de l’Europe70 ». Il est célébré comme un véritable rassembleur de l’Europe, au point d’en faire

67 Les chanoines de Gniezno prétendront avoir redécouvert une partie des reliques qui auraient miraculeusement échappé au « coup de main » de Bretislaw, ce qui explique que le culte de saint Adalbert y soit demeuré extrêmement vivant. 68 A. Gieysztor, « Gens Polonica : aux origines d’une conscience nationale », dans Études de civilisation médiévale. Mélanges E.-R. Labande, Poitiers, 1974, p. 351-362. 69 F. Graus, « St Adalbert und St Wenzel », op. cit., p. 219. 70 J.J.  Kopeˇc CP, «  Saint Adalbert, patron de l’unité spirituelle de l’Europe  » dans W. Danielski, Kult s´w. Wojciecha na ziemiach polskich w s´wietle przedtrydenckich ksia˛g liturgicznych, [La célébration de St Adalbert en Pologne à la lumière des livres liturgiques prétridentins ], Lublin, 1997, p. 11-21.

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parfois un contre-type des apôtres Cyrille et Méthode71. En effet, là où les deux frères auraient produit une séparation entre Germains et Slaves, Adalbert représente l’harmonie retrouvée : les « trois Europes » peuvent se reconnaître dans la figure archétypale d’Adalbert et découvrir à nouveau leur identité. Or Cyrille et Méthode ont été célébrés par le pape en 1985 comme les partisans de «  l’inculturation72  », c’est-à-dire de l’effort pour faire pénétrer l’Évangile dans un milieu socioculturel différent en « naturalisant l’Église », donc en aboutissant à un nouveau développement cultuel produit à partir de l’Évangile, à laquelle chaque culture va donner une nouvelle expression, ce qui représente une nécessité absolue pour les missionnaires d’aujourd’hui73. Adalbert, on le voit, représente bien davantage la tradition ancienne de l’Église missionnaire « qui ne sème pas seulement la parole de Dieu mais aussi l’emballage culturel avec lequel elle transporte l’Évangile en terre étrangère. Et aussi en exigeant que la réponse donnée par les cultures soit conforme non seulement à l’Évangile, mais aussi à la culture du semeur de l’Évangile74 ». On peut donc voir dans l’évêque Adalbert une authentique figure de l’acculturation. Adopter une autre culture pour s’agréger à l’élite : acculturation et mobilité sociale dans la Hongrie des Xe-XIe siècles Les Hongrois constituent un cas particulier dans la mesure où ils passent, en moins d’un siècle75, du statut de hordes païennes ennemies publiques de la Chrétienté au stade d’État chrétien reconnu par le pape et l’empereur et gouverné sur le modèle germano-franc. C’est une évolution remarquablement rapide et qui ne connaît pas d’équivalent en Europe centrale. On peut donc s’attendre à y trouver des formes d’acculturation particulièrement marquées.

71 A. Somorjai OSB, « St Adalbert (Vojtech–Wojciech-Béla), gemeinsamer Heiliger der Völker Ostmitteleuropas », dans Adalbert von Prag…, op. cit., p. 209-213. 72 Jean-Paul II, Encyclique Slavorum Apostoli, 1985 : « dans l’œuvre d’évangélisation qu’ils entreprennent en pionniers, dans les territoires habités par les peuples slaves, on trouve aussi un modèle de ce qu’on appelle aujourd’hui inculturation : c’est-à-dire incarnation de l’Évangile dans les cultures autochtones et, en même temps, introduction de ces cultures dans la vie de l’Église. » Cité par A. Peelman, L’inculturation. L’Église et les cultures, Paris, 1988, p. 116. 73 A. Peelman, ibid., p. 114-116. 74 Ibid., p. 136. 75 De 955 : bataille du Lechfeld à 1038, décès de saint Étienne.

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Une société en transformation Rappelons que les « Hongrois » sont formés d’un ensemble de peuples issus de l’empire khazar, comprenant des populations ouraloaltaïques, turques et iraniennes. Au terme d’une migration sur laquelle je ne reviens pas ici, ils ont investi le bassin des Carpates à la fin du IXe siècle où ils ont rencontré des populations essentiellement slaves, mais aussi avars, bavaroises, bulgares, gépides, etc.76. Les Hongrois étaient surtout des éleveurs itinérants qui pratiquaient aussi l’agriculture et ont adopté, au moins depuis le IXe siècle, un mode de vie qualifié de « semi-nomade77 » : l’agriculture étant subordonnée à l’élevage, ils hivernaient au bord des rivières dans des habitations stables et, au printemps, ils procédaient aux labours et aux semailles ; puis l’été, ils partaient pour les pâturages avec leurs troupeaux, habitaient dans des tentes de feutre et revenaient à leurs « hameaux » pour la moisson. L’existence de ces villages stables est confirmée à la fois par l’archéologie et par les diplômes de saint Étienne78. Seules les élites étaient restées véritablement « nomades », c’est-àdire alternant leurs lieux de résidence d’amont en aval des fleuves79 et partant chaque printemps pour des expéditions de pillage à l’étranger. Car l’armée hongroise qui faisait des incursions à l’étranger n’était pas une armée de cavaliers composée du commun du peuple, mais une suite militaire permanente et hétérogène au service de chefs de guerre. Le développement de cette activité de razzias a permis l’accélération de l’ascension sociale d’une petite partie de la popula-

76

J. Szücs, « The people of medieval Hungary », dans F. Glatz (éd.), Ethnicity and Society in Hungary, Budapest 1990, p.  11-20 et B.M.  Szöke, «  Das Karpatenbecken zur Zeit der Landnahme. Politische, kulturelle und ethnische Voraussetzungen », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 213-216. 77 M. Takács, « Les traces archéologiques de la conquête. Le rôle des recherches sur la céramique », dans P. Nagy (éd.), Conquête, acculturation, identité : des Normands aux Hongrois. Les traces de la conquête, Rouen, 2001, p. 45-64. 78 G.  Györffy, Autour de l’État des semi-nomades  : le cas de la Hongrie (Studia Historica, Academiae scientiarum Hungaricae, 95), Budapest, 1975, p. 7. Sur ces « hameaux » souvent limités à deux ou trois maisons très rudimentaires, M.  Wolf, M.  Takács, J.  Gömöri, «  Fortifications, sédentarisation artisanat  », dans I.  Fodor (dir.), L’an Mil et la Hongrie. Naissance d’une nation européenne, Milan, 1998, p. 67-71 et M. Takács, « Wirtschafts- und Siedlungswesen in Ungarn zur Zeit der Staatsgründung », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., I, p. 121-125. 79 G.  Györffy, «  Système des résidences d’hiver et d’été chez les nomades et les chefs hongrois du Xe siècle », dans Archivum Eurasiae Medii Aevi, 1, 1975, p. 42-153.

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tion depuis la fin du IXe siècle, provoquant ainsi une hiérarchie sociale qui se reflète dans les tombes. Les cimetières du Xe siècle montrent qu’il existe en effet déjà une véritable stratification sociale chez les Hongrois : la couche dirigeante est représentée par des hommes et des femmes inhumés dans des tombes individuelles, avec leur cheval (ou une partie de leur cheval) – fastueusement harnaché – et un mobilier funéraire comprenant des objets en or ; la couche moyenne se trouve dans des nécropoles où sont enterrés les guerriers avec les membres de leur famille, les esclaves, les chevaux et des objets plutôt en argent ; dans les cimetières du peuple, où une tombe peut renfermer les dépouilles de toute une famille, on ne trouve que rarement des chevaux mais surtout de la céramique et quelques bijoux de faible valeur80. Au sommet de la société se trouvaient donc les chefs de guerre, chefs de clans et de tribus qui concentraient l’essentiel des pouvoirs et de la richesse et en redistribuaient une partie à leurs guerriers et à leur parentèle. Pillages, vente d’esclaves mais aussi soldes payées aux Hongrois ont considérablement augmenté la fortune des élites, qui ont pu ainsi renforcer leur pouvoir sur l’ensemble de la population81. À partir du milieu du IXe siècle émerge une fédération tribale dirigée, selon le modèle khazar, par une double royauté : le prince sacré (kende) était chargé des relations avec les puissances célestes comme le khagan chez les Khazars, tandis que le gyula, prince terrestre, exerçait la totalité des pouvoirs ici-bas, prenait la tête des armées, arbitrait les conflits entre tribus et pouvait éventuellement destituer les chefs de clans ou de tribus rebelles à son autorité. Cette forme de gouvernement n’était cependant pas territoriale et l’autorité des princes ne s’exerçait que sur des personnes82. Enfin la règle de succession, chez les princes comme chez les chefs de clans, combinait deux principes bien connus des peuples de la steppe : celui du séniorat et celui du rang de naissance dans la fratrie, renforcés par l’application du lévirat. La transmission du pouvoir ne se faisait donc

80

Ibid. Sur la typologie des cimetières, I. Fodor, « L’héritage archéologique des Hongrois conquérants (Xe s.) », dans S. Csernus et Kl. Korompay (éd.), Les Hongrois et l’Europe. Conquête et intégration, Paris-Szeged, 1999, p. 61-102. Description exhaustive des sites funéraires dans H. Wolfram et A. Schwarcz (éd.), Die Bayern und ihre Nachbarn, Vienne, 1985. 81 N. Berend, J. Laszlovszky, B. Zsolt Szakács, « The Kingdom of Hungary », dans N. Berend (éd.), Christianization and the Rise of Christian Monarchy, Cambridge, 2007, p. 319-368, ici p. 324. 82 Ces éléments sont connus surtout par les sources byzantines. M.-M. de Cévins, Saint Étienne de Hongrie, Paris, 2004, p. 47.

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qu’exceptionnellement en ligne directe et privilégiait la «  ligne oblique », c’est-à-dire les oncles, neveux et cousins du défunt, toujours en ligne masculine. L’arrêt des expéditions de pillages après le Lechfeld eut un certain nombre de conséquences sur la société hongroise : le signe le plus flagrant est l’appauvrissement de la société signalé par la disparition du riche mobilier funéraire, banal dans les tombes de la première moitié du Xe siècle. Il était très difficile pour des guerriers nomades d’établir durablement un contrôle sur des populations sédentaires, et l’évolution conduisait généralement soit à la disparition rapide de ces embryons d’États prédateurs, soit à la sédentarisation avec arrêt des pillages comme c’est le cas des Hongrois mais aussi des Bulgares83. Ce changement s’accompagne naturellement d’un renforcement de la compétition entre les chefs qui doivent désormais se tourner vers les puissances extérieures pour conserver et renforcer leur pouvoir. On observe en effet vers le milieu du Xe siècle la désintégration du système princier au profit de l’émergence de petits États indépendants dirigé par un gyula : tandis que le gyula de Hongrie orientale (c’est-àdire de Transsylvanie) opérait sa conversion au christianisme à Constantinople dès 950, celui de Transdanubie (Taksony, le grandpère de saint Étienne), demanda au pape au début des années 960 l’envoi d’un évêque que l’empereur Otton empêcha de parvenir jusqu’à lui. Néanmoins, c’est seulement sous son fils Géza que les liens avec l’Occident et notamment avec la cour ottonienne84 s’affirmèrent, ouvrant ainsi la voie à la transformation culturelle majeure des Hongrois. La transformation culturelle des élites hongroises se place sous le signe de la compétition non seulement entre les groupes dirigeants, mais aussi entre les puissances occidentales et orientales, d’où la famille d’Étienne, et son alliée l’Église romaine, sortiront victorieuses.

83

W. Pohl, Die Awaren. Ein Steppenvolk im Mitteleuropa (567-822), Munich, 20022, p. 167. Notamment par l’ambassage envoyée par Géza à Quedlinbourg à l’occasion de la diète d’Otton Ier en 973, cf. C. Bálint, « Quedlinburg : der erste Schritt der Ungarn nach Europa und dessen Vorgeschichte (Sackgassen, Fallen, Walhmöglichkeiten) », dans A. Ranft (éd.), Der Hoftag in Quedlinburg 973. Von den historischen Wurzeln zum neuen Europa, Berlin, 2006, p. 29-36.

84

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Sédentarisation, construction de forteresses et territorialisation du pouvoir  Cette politique commence dès l’époque du prince Géza qui établit sa cour au nord du pays, à Esztergom, une citadelle imprenable, tournée vers l’ouest, qui surplombe la confluence du Danube et du Hron. Cette forteresse de pierre était flanquée au nord d’une chapelle dédiée à saint Étienne protomartyr85. S’inspirant des pratiques carolingiennes, Géza matérialisa son autorité princière par la construction d’ouvrages fortifiés dans toute la zone qu’il contrôlait : pour renforcer son pouvoir sur la Transdanubie, il y installa de nouvelles places fortes en privilégiant les sites stratégiques notamment les axes reliant ses résidences habituelles – Esztergom et Veszprém – à la région de Somogy, résidence de son cousin et rival Koppany. Pour assurer la garde de ses forteresses, Géza implanta des colonies de soldats (milites) fonctionnant sur le modèle occidental. Ces colons furent apparemment les premiers habitants à être ensevelis selon les coutumes funéraires chrétiennes, dans des zones où la population restait largement païenne. Ils reçurent un armement à la fois offensif et défensif incluant des éléments jusqu’alors inconnus des guerriers hongrois, notamment l’armure lourde et l’épée droite. Géza s’entoura aussi d’une escorte permanente, imitée des armées franques, lourdement équipée et composée pour une large part de soldats étrangers, souabes en particulier86. On observe donc ici, à un premier niveau, un élément de transformation fondamentale du mode de vie des élites guerrières renonçant d’une part aux déplacements temporaires qui faisaient l’originalité de la société « semi-nomade » et adoptant d’autre part, probablement par osmose avec les guerriers étrangers, des équipements inédits87 et un nouveau mode de vie qui pouvait inclure les coutumes funéraires chrétiennes. Cependant, il faut attendre le règne d’Étienne pour voir se développer une véritable territorialisation du pouvoir qui a pour conséquence de contraindre l’ensemble de la société à de nouveaux cadres spatiaux. 85

I. Horváth, « Gran (Esztergom) zur Zeit Stephans des Heiligen », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., II, p. 576-580. 86 M.-M. de Cévins, Saint Étienne de Hongrie, op. cit., p. 93. 87 Notamment l’épée à double tranchant et la lourde lance d’estoc empruntées aux guerriers occidentaux, cf. L. Révész, « La Hongrie à l’époque de la conquête du pays et la fondation de l’État », dans Hungaria Regia. Fastes et défis (1000-1800), Turnhout, 1999, p. 17-21.

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Cette nouvelle phase se marque par la création des comitats88, structure territoriale et administrative centrée sur un château, dont le modèle est évidemment à rechercher dans le monde franc et germanique, sans qu’on puisse clairement établir que ce sont les Bavarois accompagnant Gisela, l’épouse d’Étienne, qui l’aient véritablement introduit en Hongrie. En effet, cette forme d’organisation territoriale reposant sur une circonscription dépendant d’une place forte s’est développée au XIe siècle dans presque toute l’Europe centrale, en tout cas également en Bohême et en Pologne, sans qu’aucun de ces pays n’ait reproduit un modèle unique. Si l’inspiration vient indéniablement du monde germanique, il est évident que chaque souverain a adapté cette réalité à ses propres besoins. On doit toutefois remarquer qu’en Hongrie le comitat édifié par Étienne est une véritable institution royale qui quadrille le territoire et s’étendra progressivement depuis la Transdanubie jusqu’à l’ensemble du bassin des Carpates lorsque Étienne aura fini de soumettre tous les princes réfractaires à son autorité. Cette territorialisation du pouvoir s’accompagne également de la christianisation du pays qui passe par l’érection de diocèses et de paroisses, donc par l’établissement de nouveaux cadres territoriaux : le premier titre du second livre des lois d’Étienne ordonne l’édification, la dotation et l’entretien d’une église pour dix villae89. Étienne crée ici de toutes pièces des cadres territoriaux contraignants qui donneront naissance aux paroisses90 dans des régions qui, certes, connaissaient déjà des établissements permanents depuis le IXe siècle, mais dont la stabilité était très relative. Ce faisant, il contribue aussi à polariser l’espace autour d’un édifice consacré, auquel la population doit rester « attachée » comme le prouve la loi postérieure du roi André qui interdit qu’on « déplace » l’église et les villages91.

88

G. Kristó, « Die Entstehung der Komitatsorganisation unter Stephan dem Heiligen », dans F. Glatz (éd.), Settlement and Society in Hungary. Études historiques hongroises, I, Budapest, 1990, p. 13-25. 89 Sti Stephani Decretorum II, 1, G. Györffy (éd.), dans Wirtschaft und Gesellschaft der Ungarn um die Jahrtausendwende (Studia Historica, 186), Budapest, 1983, p. 275 : De regali dote ad ecclesiam. Decem ville ecclesiam edificent, quam duobus mansis totidemque mancipiis dotent, equo et iumento, sex bubus et duabus vaccis, XXX minutis bestiis. Vestimenta vero et coopertoria rex prevideat presbiterum et libros episcopi. 90 Sur les origines de la paroisse et l’émergence de circonscriptions territoriales en Occident, D. Iogna-Prat et E. Zadora-Rio (dir.), La paroisse. Genèse d’une forme territoriale, Médiévales, 49, 2005. 91 Même si cette disposition vise plus probablement une forme de « cultures itinérantes » liée à l’épuisement des sols qu’un véritable nomadisme. Cf. G. Györffy, Autour de l’État des semi-nomades, op.cit., p. 7.

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Au bout du compte, l’exigence de sédentarisation énoncée pour toutes les couches de la société représente une transformation culturelle majeure, notamment pour les élites dont le « nomadisme » représentait sans doute moins un véritable mode de vie qu’un signe de distinction. Promotion de la propriété individuelle Il n’est pas tout à fait exact de penser que les nomades ne connaissaient aucune forme de propriété, car les territoires, les pâturages, les points d’eau étaient contrôlés par des clans ou des tribus qui étaient parfaitement capables de tracer des délimitations dans l’espace92. En revanche, la « propriété » du sol restait largement collective, comme c’est le cas dans toutes les formes d’organisation fondée sur le nomadisme93. Dans les « royaumes des steppes », et notamment chez les Avars, le pouvoir reposait sur un mélange de différents rapports de production, à commencer par l’économie pastorale accomplie par les familles élargies et les clans. On était là probablement dans un système de propriété individuelle des bêtes avec appropriation collective du sol, la possibilité de disposer de la production céréalière étant aussi un élément déterminant et permettant progressivement à l’aristocratie d’imposer son propre contrôle au détriment de la volonté collective94. C’est donc aussi un des éléments révolutionnaires du code d’Étienne que d’avoir établi un droit de propriété « privée », abolissant ainsi l’ancien système de possessions claniques au profit de la propriété individuelle de la terre, explicitée dans le titre 6 du premier code de loi95. Cette nouvelle législation sur la propriété profitait en premier lieu au roi de Hongrie qui était de loin le premier propriétaire foncier dans les Carpates du XIe siècle. Aux terres appartenant depuis plu92

G. Györffy, King Saint Stephen of Hungary, New York, 1994, p. 127-130. A. Bartha, « The Typology of Nomadic Empires », dans Popoli delle steppe : Unni, Avari, Ungari, Settimane di studio sull’alto medioevo, 35/1, 1987, p. 151-174, ici p. 163. 94 W. Pohl, Die Awaren., op.cit., p. 167. 95 Sti Stephani Decretorum I, 6, op. cit., p. 266 : Decrevimus nostra regali potencia, ut unusquisque habeat facultatem sua dividendi, tribuendi uxori, fillis filiabusque atque parentibus sive eclesie, nec post eius obitum quis hoc destruere audeat. Cet article doit être mis en parallèle avec le premier titre de la Lex Baiwariorum qui autorise tout homme libre à donner ses propres biens comme il l’entend, et notamment à l’Église pour le remède de son âme. Sur ce texte et ses implications, G. Bührer-Thierry, « Formes des donations aux églises et stratégies des familles en Bavière du VIIIe au Xe  s.  », dans Les transferts patrimoniaux en Europe occidentale (VIIIe-Xe siècles), Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, 111, 1999/2, p. 675-699. 93

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sieurs générations à la lignée des Arpads s’étaient ajoutées, en effet, toutes les terres conquises sur les chefs rebelles, dont une partie fut donnée aux établissements ecclésiastiques et une partie aux laïcs en récompense des services rendus  : ainsi, dès la fin de la révolte de Koppany en 997, on sait qu’Étienne céda des domaines à titre perpétuel en récompense à trois chevaliers allemands. Mais des chefs locaux comme Samuel Aba se virent aussi reconnaître des titres de propriété sur des terres royales. En revanche, les comtes (ispans) n’étaient rétribués que par des biens liés à leurs charges (des honores) et jamais par des terres en toute propriété. L’aristocratie naissante se composait donc pour partie des quelques individus récompensés pour les services qu’ils avaient rendus au souverain par l’obtention de domaines fonciers. Contrairement à une noblesse définie selon le critère de l’hérédité, elle tirait sa position privilégiée du service du roi et de la disposition de vastes domaines fonciers. Mais il existait aussi des propriétaires qui ne tenaient pas leurs biens du roi : comme on le voit dans l’article II.2 du code d’Étienne, les biens propres reçus en héritage (propriorum) et les biens reçus du roi (donorum regis) sont placés sur le même plan, du point de vue du droit de propriété96. Il y a donc reconnaissance par le roi que les chefs de clan possédaient, avec leur escorte armée, la terre sur laquelle ils vivaient et se déplaçaient avec les membres de leur groupe. Ainsi, la législation d’Étienne entérina l’évolution amorcée depuis le Xe siècle par laquelle les chefs entourés de leurs guerriers permanents s’étaient imposés au reste de la population hongroise, par le contrôle de la terre et par l’avantage que procurait l’économie de prédation à l’élite guerrière. En interprétant de manière absolue la notion de propriété, Étienne contribua à renforcer leur emprise sur les hommes et leur ancrage à la terre. C’est pourquoi les lignages hongrois conserveront longtemps le souvenir de cette étape en portant le nom de celui qui était leur chef à l’époque d’Étienne (de genere X). Or, en s’attaquant à l’ancien système des possessions claniques, on peut dire qu’Étienne sapait également tout le système qui présidait à l’organisation de la société au profit d’une nouvelle manière de penser la famille chrétienne, domaine dans lequel les répercussions sociales et culturelles allaient être immenses. 96

Sti Stephani Decretorum II, 2, op. cit., p. 275 : Consensimus igitur peticioni tocius senatus, ut unusquisque propiorum simul et donorum regis dominetur, ut vivit, excepto quod ad episcopatum pertinet et comitatum, ac post eius vitam filii simili dominio succedant.

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Christianisation de la famille et mise en place d’un code de lois en latin Étienne s’attaqua à la cellule élémentaire de la vie sociale que représentait la famille élargie : habitat, déplacements, alliances matrimoniales, réèglement des conflits et activités économiques s’organisaient dans ce cadre. Remplacer la structure clanique et patriarcale par la famille nucléaire supposait de renforcer les liens entre époux ; or la polygamie caractérisait toujours la société hongroise au début du XIe siècle, surtout parmi les élites : Ajtony, bien que baptisé, avait encore sept épouses à la fin des années 1020. Étienne commença par s’attaquer au lévirat, principal instrument de cohésion du groupe patriarcal : d’abord par sa victoire sur Koppany qui réclamait la main de sa mère Sarolt, et par là même la succession de Géza. Ensuite en condamnant ces pratiques sous couvert de protéger les veuves qui ne doivent pas être remariées contre leur gré97. Si on reconnaît facilement ici l’influence de la législation carolingienne98, force est de constater qu’elle s’applique à une société tout à fait différente. Dans le même esprit, le code d’Étienne se préoccupe de la protection des femmes mariées, avec notamment l’interdiction d’abandonner sa femme, sous peine de voir tous les biens du mari fautif donnés à l’épouse délaissée99 et, bien entendu, interdiction de l’assassiner pour quelque motif que ce soit100. En matière d’adultère notamment, les normes ecclésiastiques étaient censées se substituer aux droits traditionnels de l’époux, ce qui représentait une transformation forcée d’institutions fondamentales pour la régulation sociale101. Dans tous ces domaines, Étienne fit passer des conflits qui étaient jusqu’alors arbitrés dans le cadre du clan ou de la famille élargie sous le coup de la loi, en soumettant les coupables à une double peine : pécuniaire, au titre du dédommagement dû à la famille de la victime et au roi pour avoir brisé la paix, et religieuse en imposant des jours de jeûne.

97 Sti Stephani Decretorum I, 26, op. cit., p. 271 : Si autem vidua sine prole remanserit, et se inuptam in sua viduitate permanere promiserit, volumus, ut potestatem habeat omnium bonorum suorum, et quicquid velit inde facere, faciat. 98 Sur le rôle du roi protecteur des veuves, E. Santinelli, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du haut Moyen Âge, Lille, 2003, p. 95-102. 99 Sti Stephani Decretorum I, 30, op. cit., p. 272 : De his, qui extra regnum suas fugiunt uxores. 100 Sti Stephani Decretorum I, 15, op. cit., p. 268 : De his, qui suas uxores occidunt. 101 N.  Berend, J.  Laszlovszky, B.  Zsolt Szakács, «  The Kingdom of Hungary  », dans Christianization and the Rise of Christian Monarchy, op. cit., p. 334.

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On touche ici à un des éléments les plus importants dans la transformation culturelle de l’élite hongroise : la mise en place non seulement de règles écrites, ce qui n’avait jamais existé jusque-là, mais de plus, de règles écrites en latin, c’est-à-dire dans un idiome totalement étranger à l’ensemble de la population, élite comprise. Le choix du christianisme romain était aussi le choix du latin ; partout en Occident, la conversion offrait au nouveau chrétien une sorte de « pack culturel » fondé sur l’héritage romain : l’usage de l’écrit, avec celui des livres et du latin, mais aussi les notions romaines concernant la loi, l’autorité, la propriété et le gouvernement comme l’écrit Richard Fletcher102, même si ces notions étaient largement réinterprétées. Il est certain que l’introduction de l’écrit a été un changement capital dans toutes les sociétés d’Europe centrale, où le témoignage oral a conservé longtemps une importance fondamentale pour la validation des actions légales103. Chartes et codes de lois promulgués par tous les souverains sont avant tout une manifestation symbolique de leur pouvoir sur le modèle carolingien-ottonien, ce qui est particulièrement évident dans le cas du code de lois de saint Étienne. Il faut noter également que la Hongrie est, avec la Norvège, le seul royaume de la « nouvelle chrétienté » où une législation écrite au service du pouvoir royal a été si rapidement introduite104. Ce code inaugure notamment la pratique de la composition très probablement inconnue jusqu’alors, ce qui explique l’importance des arbitri et mediatores dépendants du roi qui intervenaient dans le règlement des conflits : ils recevaient 10 % de l’amende en cas d’homicide et s’efforçaient de faire admettre le principe de la composition par les familles105. Cependant, Étienne ne renonça pas complètement aux pratiques antérieures : l’article II, 12, par exemple, stipulait que le meurtrier devait être exécuté avec l’arme du crime106, ce qui passait pour être une ancienne coutume hongroise.

102

R. Fletcher, The Conversion of Europe from Paganism to Christianity (371-1386), Londres, 1997, p. 2. 103 A. Adamska, « The Introduction of Writing in Central Europe (Poland, Hungary and Bohemia) », dans M. Mostert (éd.), New Approaches to Medieval Communication, Turnhout, 1999, p. 165-190. 104 Pour un panorama d’ensemble, N. Berend (dir.), Christianization and the Rise of Christian Monarchy, op. cit., p. 1-39. 105 Sti Stephani Decretorum I, 14, op. cit., p. 267 : De homicidiis. M.-M. de Cévins, Saint Étienne de Hongrie, op. cit., p. 324. 106 Sti Stephani Decretorum II, 12, op. cit., p. 277 : De iudicio gladii. Si quis glodio hominem occiderit, eodem gladio iuguletur.

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Ce code de loi promulgué en deux temps par Étienne107 servait essentiellement à établir une norme au nom du roi, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il reflète l’état des rapports sociaux, ni qu’il est accepté et appliqué par tous. Cependant, la volonté d’écrire, et d’écrire en latin – même si l’on doit faire la part entre lex scripta et verbum regis108 – plaçait le roi très au-dessus de toutes les autres élites, et notamment des élites laïques : dans le premier royaume de Hongrie, seuls savaient écrire le latin les ecclésiastiques en charge des premiers évêchés et des premières abbayes fondées par Géza mais surtout par Étienne et Gisela, tous originaires soit d’Italie, soit de Germanie. Il faut aussi compter avec l’entourage direct du roi formé de clercs de la chancellerie ottonienne qui ont rédigé les premières chartes109 et peut-être des clercs bavarois accompagnant Gisela. Tous les livres et modèles provenaient évidemment de l’extérieur : on a depuis longtemps reconnu que les cinq premiers titres du code d’Étienne sont recopiés in extenso des résolutions du concile de Mayence de 847 et des collections pseudo-isidoriennes110. Et même si le reste est conçu de manière plus indépendante, dans le souci de répondre aux questions spécifiques soulevées par la christianisation de la société hongroise, de nombreux passages s’inspirent des différentes lois barbares et notamment de la loi des Bavarois. Élites hongroises, latines, germaniques Il existait donc dans l’entourage royal lui-même une double distinction entre les élites «  lettrées  » qui savaient le latin, mais qui n’étaient pas hongroises, et les autres. Étienne semble avoir été très sensible à ce « brassage de cultures » puisqu’il recommande à son fils Imre de favoriser l’immigration : Parce que les hôtes (hospites), de quelque région ou pays qu’ils viennent, apportent avec eux des langues différentes, des connaissances différentes

107 Le premier livre des lois semble avoir été rédigé dans les premières années du règne d’Étienne, la date du second demeure controversée, mais pourrait renvoyer aux années 1010-1013. Sur l’ensemble des codes de loi hongrois, cf. J.M. Bák, « Signs of Conversion in Central European Laws », dans G. Armstrong et I.N. Wood (éd.), Christianizing Peoples and Converting Individuals, Turnhout, 2000, p. 115-124. 108 P. Wormald, Legal Culture in the Early Medieval West. Law as Text, Image and Experience, Londres, 1999. 109 G. Kristó, « L’an mil : changement de régime en Hongrie », dans Les Hongrois et l’Europe, conquête et intégration, S. Csernus et K. Korompay (éd.), Paris-Szeged, 1999, op. cit. p. 11-28. 110 J. von Sawicki, « Zur Textkritik und Entstehungsgeschichte der Gesetze König Stefans des Heiligen », dans Ungarische Jahrbücher, 9, 1929, p. 395-425, notamment p. 400-415.

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aux marges du monde germanique et des forces armées, qui toutes contribuent à accroître la gloire du royaume, à augmenter le prestige de la cour et à rebuter l’ignorance des étrangers. Parce qu’un royaume vivant selon une seule langue et une seule coutume est faible et fragile.111

En réalité, à l’époque d’Étienne, on comptait surtout des religieux et des chevaliers parmi les étrangers. Ces chevaliers, pour la plupart originaires de Bavière, avaient été invités par Étienne et étaient dispersés dans tout le royaume où ils assuraient la garde des forteresses. L’installation de ces immigrants éveilla chez les Hongrois beaucoup de rancœur comme le montrent les crimes xénophobes qui suivirent la mort d’Étienne, ces violences visant ceux qui avaient particulièrement profité du système : les chevaliers bavarois que le roi avait récompensé par de hautes dignités curiales et territoriales et surtout par d’impressionnantes donations foncières. Sans être dans une situation « coloniale », le royaume de Hongrie se trouvait donc pourvu d’une élite civile et religieuse en partie étrangère à la langue et aux mœurs des Hongrois eux-mêmes. Or ces étrangers jouaient un rôle important à différents niveaux de la hiérarchie des élites : au sommet avec la reine Gisela, au niveau le plus élevé des compagnons du roi – ispans, grands propriétaires fonciers et dignitaires ecclésiastiques – mais aussi au niveau inférieur de l’élite, parmi les milites. Au niveau le plus élevé, le rôle joué par la reine Gisela112 – qui était la fille du duc de Bavière, Henri le Querelleur, et donc la sœur de l’empereur Henri II – a été beaucoup controversé : les sources provenant du monde germanique la créditent d’une très grande activité, notamment en matière de diffusion du christianisme, sur le modèle des reines chrétiennes militant pour la conversion de leur époux113

111 Scriptores rerum Hungaricarum II, J. Balogh (éd.), Budapest, 1938, p. 625 : Sicut enim ex diversis partibus et provinciis veniunt hospites, ita diversas linguas et consuetudins, diversaque documenta et arma secum ducunt, que omnia regna ornant et maginficant aulam et perterritant exterorum arrogantiam. Nam unius lingue uniusque moris regnum inbecille et fragile est. 112 Sur Gisela, B.M. Hielscher, « Gisela, Königin von Ungarn und Abtässin von PassauNiederburg  », dans Ostbairsiche Grenzmarken. Passauer Jahrbuch für Geschichte, Kunst und Volkskunde 10, 1968, p. 265-289 et L. Veszprémy, « Königin Gisela von Ungarn », dans Europas Mitte um 1000, vol. II, op. cit., p. 608-612. Sur le rôle de la reine en Hongrie, J.M. Bák, « Role and Function of Queens in Arpadian and Angevin Hungary (1000-1386) », dans J.C. Parsons (éd.), Medieval Queenship, New York, 1993, p. 13-24. 113 Selon le modèle mérovingien. Cf. L.  Veszprémy, «  Conversion in chronicles  : the Hungarian Case », dans G. Armstrong et I.N. Wood (éd.), Christianizing Peoples and Converting Individuals, op.cit., p. 133-145.

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tandis que les sources hongroises lui sont nettement moins favorables114. Comme l’a rappelé récemment Hedwig Röckelein, Gisela fait partie des nombreuses filles de l’aristocratie germanique mariées à des princes d’Europe centrale et orientale, dans le cadre d’un véritable système d’échange et de solidarité qui unissait le monde ottonien-salien aux nouveaux États chrétiens frontaliers115. Elles étaient aussi des vecteurs fondamentaux pour les échanges culturels que l’on a aujourd’hui tendance à juger de manière plus équilibrée, en prenant en considération les phénomènes d’interculturalité. En effet, on pensait traditionnellement que la précieuse chasuble de Székesfehérvár offerte par Gisela, et qui a servi de manteau du couronnement aux rois de Hongrie jusqu’au XIIe siècle, avait été fabriquée en Bavière, notamment en raison du parallèle établi avec le manteau impérial d’Henri  II, conservé à Bamberg, et probablement réalisé à Ratisbonne116. On estime aujourd’hui que le manteau de Székesfehérvár a été certes commandé par Gisela mais réalisé dans un atelier de Veszprém qui était la résidence de la reine117. De même la croix votive offerte par Gisela à l’église Niedermünster de Ratisbonne où sa mère est enterrée serait également sortie des ateliers de Veszprém, et illustrerait la grande qualité des orfèvres hongrois : il s’agit donc bien là d’un transfert culturel qui consiste à réinterpréter des motifs chrétiens et impériaux importés par le monde germanique selon des formes et des techniques propres aux artisans hongrois. Mais si on peut légitimement considérer ce phénomène comme un véritable échange, il n’en reste pas moins que le modèle dominant vient du monde germanique, et qu’il est diffusé par ceux qui occupent le sommet de la pyramide sociale. Cependant, l’impact des modèles provenant du monde germanique était également important à un niveau social plus modeste, notamment à travers l’importance des milites cantonnés dans les forteresses qui bénéficiaient d’un statut social nettement supérieur à

114 Il existe en particulier en Hongrie toute une littérature hostile aux reines « étrangères », et notamment allemandes. Cf. J.M. Bák, « Queens as Scapegoats in Medieval Hungary », dans A.J. Duggan (éd.), Queens and Queenship in Medieval Europe, Woodbridge, 1997, p. 223233. 115 H. Röckelein, « Heiraten – ein Instrument hochmittelalterlicher Politik », dans Der Hoftag in Quedlinburg 973, op. cit., p. 99-135. 116 R. Baumgärtel-Fleischmann, « Die Kaisermantel im Bamberger Domschatz », dans Bericht des Historischen Vereins Bamberg 133, 1997, p. 83-92. 117 E.  Kovács, «  Die Kasel von Stuhlweißenburg (Székesfehérvár) und die Bamberger Paramente », dans Europas Mitte um 1000, II, op. cit., p. 640-651.

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celui des autres hommes libres, malgré leurs obligations envers le chef de la forteresse, comme le montre l‘ensemble du code d’Étienne qui fait très souvent la différence entre le cas du miles et celui du vulgaris118. L’essor des milites résultait de deux évolutions convergentes : le recrutement massif de chevaliers occidentaux par le roi et la persistance dans l’entourage des chefs hongrois d’une escorte armée permanente. Dans le premier cas, les étrangers les plus chanceux intégrèrent les rangs de l’aristocratie foncière et furent appelés majores, à l’image de ce chevalier Vencelinus récompensé par Étienne en 997. Les autres, beaucoup plus nombreux, entrèrent au service du roi ou de ses agents directs, les ispans, en échange de leur entretien. Le roi exerçait une étroite tutelle sur ces guerriers qui pouvaient faire appel devant lui d’une sentence rendue par le comte. Mais si le roi concédait le château à un particulier ou à une institution religieuse, les milites avaient le choix entre passer au service du nouveau propriétaire ou quitter les lieux. Dans le second cas, on a la confirmation de la tendance que, depuis le Xe siècle, les guerriers qui entouraient les chefs tribaux étaient de plus en plus influents. Étienne a réussi à fusionner ces deux groupes, contribuant à développer une catégorie sociale originale, à la fois marquée par une étroite dépendance – le maître ayant juridiction sur eux – et un réel prestige social par rapport au reste des hommes libres. Ces guerriers représentaient une part importante de la population hongroise (on aurait compté 1 miles pour 4 paysans dépendants à la fin XIe siècle)119. Mais dans tous les cas, pour faire partie du groupe des guerriers, il fallait adhérer aux réformes d’Étienne et, pour un guerrier hongrois, abandonner une partie de sa culture pour adopter les modes de vie, de pensée et de combat des guerriers occidentaux qui constituaient une part importante de l’élite. Les réactions « païennes » On pouvait donc légitimement s’attendre à des réactions de la part des élites « déclassées » par la politique d’Étienne. Elles se manifestèrent dès la fin de son règne, probablement vers 1032, c’est-à-dire après la mort, en 1031, du seul fils survivant d’Étienne et Gisela, Imre, dans un accident de chasse. Étienne choisit alors pour successeur le 118 119

Par ex. I, 15 ou I, 35. M.-M. de Cévins, Saint Étienne de Hongrie, op. cit., p. 340.

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fils de sa sœur, Pierre Orseolo, qui était né à Venise et n’avait jamais mis les pieds en Hongrie. Ce choix qui s’explique certainement par la volonté de maintenir un souverain adepte du christianisme romain au sommet de l’État, lésait directement les intérêts d’autres prétendants au trône, à savoir Vazul et Ladislas le Chauve, fils de l’oncle paternel d’Étienne et qui, dans la tradition hongroise, auraient dû être les successeurs légitimes, parce qu’ils étaient plus âgés et apparentés à Étienne en ligne masculine. Or il semble que si Vazul était chrétien, il était de rite grec, tandis que Ladislas était probablement resté païen comme le marque son qualificatif « chauve », c’est-à-dire « au crâne rasé »120. Étienne se débarrassa de Vazul qui avait comploté contre lui dans la grande tradition carolingienne, en le faisant aveugler121 et en bannissant ses fils à l’étranger. Les réactions les plus violentes se déroulèrent cependant après la mort d’Étienne, où l’on voit périodiquement ressurgir des revendications de retour à la culture païenne contre les successeurs du roi chrétien. Les décennies qui suivirent la mort d’Étienne (1038) se déroulèrent, aussi bien au sommet du pouvoir que dans les couches profondes de la société, sous le signe de la lutte entre l’ancien et le nouveau système. Cependant, nous devons ici faire fonds sur des chroniques qui ont souvent été écrites longtemps après et déforment probablement une partie des événements. Néanmoins, l’on est frappé de constater que la révolte de 1046, menée par Vata, seigneur de Békés, contre Pierre Orseolo est partout considérée comme un retour systématique des mœurs païennes, du moins en Hongrie orientale : Le peuple tout entier se livra aux démons ; il se mit à manger du cheval et à commettre toutes sortes d’exactions. Même les prêtres et les laïcs gardiens de la foi catholique furent assassinés et de nombreuses églises du Seigneur furent détruites.122

On trouve ici une description classique de la « réaction païenne123 », qui comprend à la fois le retour au paganisme, notamment sous forme

120 G. Kristó, Histoire de la Hongrie médiévale, op. cit., p. 49-50. Sur les signes distinctifs liés à la coiffure, W. Pohl, « Telling the Difference : Signs of ethnic identity », dans W. Pohl et H. Reimitz (éd.), Strategies of Distinction.The Construction of Ethnic Communities (300-800), Leyde, 1998, p. 17-70, ici p. 52-61 et N. Berend, At the Gate of the Christendom. Jews, Muslims and Pagans in Medieval Hingary c. 1000-c. 1300, Cambridge, 2001, p. 222. 121 G. Bührer-Thierry, « Just Anger or Vengeful Anger ? The Punishment of Blinding in the Early Medieval West », op. cit., p. 75-91. 122 Scriptores rerum Hungaricarum I, I. Szentpétery (éd.), Budapest, 1937, p. 338-339. 123 Voir ici chap. XII.

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d’idolâtrie et de non-respect des interdictions alimentaires124, la destruction des lieux de culte chrétien et le massacre des prêtres et des chrétiens les plus fervents. Concernant le « festin de cheval », il est possible cependant qu’il ait été regardé par les chrétiens comme un signe de paganisme, alors qu’il pouvait être consommé comme viande courante, sans connotation religieuse125. Mais comment savoir si ceux qui consommaient de la viande de cheval le faisaient par ignorance de l’interdiction ou pour manifester leur fidélité à ce qu’ils croyaient être un signe de paganisme ? Quelques années plus tard, en 1061, à l’occasion de la prise du pouvoir du roi Béla Ier des représentants des villages de Transdanubie affluent à Székesfehérvár pour réclamer le rétablissement des anciennes coutumes et supplient ainsi le roi : Laisse-nous vivre en païens selon les traditions de nos pères, lapider les évêques, étriper les prêtres, massacrer le clergé, pendre les collecteurs de la dîme, démolir les églises, briser les cloches. 126

C’étaient majoritairement des hommes libres tombés en servitude, des paysans appauvris, des élites menacées de déchoir par la mise en place du système chrétien et étatique des Arpads127 et qui, probablement, analysaient leur déchéance sociale comme une conséquence du changement de système. On observe que dans ces revendications l’essentiel est tourné contre les cadres humains mais aussi symboliques qui contraignent la société  : non seulement le clergé, à tous les niveaux, mais aussi les bâtiments ecclésiastiques qui marquent le paysage et les cloches qui scandent le temps chrétien. À quoi s’ajoutent naturellement les collecteurs d’impôt, et en particulier des impôts ecclésiastiques, alors que le roi lui-même levait des impôts en Hongrie depuis saint Étienne et surtout depuis Pierre Orseolo. On en conclut que la réaction « païenne » visait à rétablir moins le culte des idoles que des formes de relations sociales et des modes de vie abrogés par l’État monarchique et chrétien. « Vivre en païen » serait ainsi le mot d’ordre de tous ceux qui voulaient continuer à « nomadiser » sans payer d’impôts, à respecter la tradition patriarcale et à sacrifier aux idoles. Béla Ier demanda aux insurgés trois jours de réflexion, qu’il utilisa pour préparer sa riposte : après cette révolte réprimée dans le 124

Sur ce point, R. Meens, « Pollution in the Early Middle Ages: the Case of the Food Regulations in Penitentials », dans Early Medieval Europe, 4/1, 1995, p. 9-19. 125 N.  Berend, J.  Laszlovszky et B.  Zsolt Szakács, «  The Kingdom of Hungary  », dans Christianization and the Rise of Christian Monarchy, op. cit., p. 321. 126 Scriptores rerum Hungaricarum I, I. Szentpétery (éd.), Budapest, 1937, p. 359. 127 G. Kristó, « L’an mil : changement de régime en Hongrie », op. cit., p. 11-28.

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sang, on ne vit plus ressurgir de mouvements se réclamant du paganisme, ce qui ne veut évidemment pas dire que le paganisme ait brutalement disparu mais qu’il a été définitivement marginalisé et n’a plus servi de signe de ralliement à d’éventuels insurgés128. La mise en place d’un véritable État par le roi Étienne, sur la base établie par son père Géza, revint à contraindre la couche supérieure de la société à abandonner ses mœurs et ses coutumes païennes et semi-nomades, au profit d’une « normalisation » qui passait par le respect de la liturgie en latin et les nouveaux rites d’inhumation, l’établissement de circonscriptions administratives et ecclésiastiques, des règles de succession par primogéniture en ligne directe, le paiement des impôts… tout ceci n’allant pas de soi comme le montre la « réaction païenne » après la mort d’Étienne. Mais ce qui est mis en cause ici, ce n’est pas la reconnaissance de la vocation naturelle de l’aristocratie à commander, c’est l’abandon de coutumes ancestrales qui fondaient la communauté – et les formes anciennes de distinction sociale – au profit de nouvelles pratiques qui permettent d’ancrer les Hongrois dans le monde occidental. Même si les Hongrois dans les Carpates n’ont jamais vraiment « nomadisé » au même degré que dans les steppes d’Asie centrale, la revendication des cadres et des attributs liés à une société « nomade » demeurait constitutive de la culture des élites, notamment dans son rapport à l’espace. C’est donc la capacité des Hongrois à adopter les cadres et les modèles romano-francs qui leur a permis de réussir à intégrer l’Europe du haut Moyen Âge, là où les Avars par exemple avaient échoué. Mais ce ne sont pas les qualités « ethniques » de chaque peuple qui en ont décidé, c’est leur capacité à s’adapter à un environnement qui change rapidement et à donner à cette adaptation une forme crédible en termes de rituels et de traditions129. Ici, abandonner sa culture signifie changer les marqueurs de la distinction : ceux qui, au sein de la société hongroise, l’ont compris et accepté, y ont gagné une place éminente, les autres ont été définitivement éliminés.

128 C’est d’autant remarquable que le XIIe siècle hongrois est rempli de luttes sanglantes pour le trône et de rivalités entre les partis, cf. G. Kristó, Histoire de la Hongrie médiévale, op. cit., chap. IV, p. 67-88. 129 W. Pohl, « Conceptions of Ethnicity in Early Medieval Studies », dans L. Little et B. H Rosenwein (éd), Debating the Middle Ages. Issues and Reading, Oxford, 1998, p. 15-24.

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CHAPITRE XV AUX MARGES DE LA BAVIÈRE ET DE LA BOHÊME : GUNTHER L’ERMITE

S

e faire ermite, « choisir la solitude » c’est avant tout tenter de rompre les liens tissés autour de soi par toutes les conventions sociales, et abolir tous les réseaux au sein desquels la famille existe et fonctionne comme une des cellules de la société1. Pourtant, on sait aussi que les exemples ne manquent pas d’ermites qui continuent à jouer un rôle important, font œuvre de prédication, se mêlent de politique en conseillant roi et empereur, défrichent les forêts et assèchent les marais. C’est l’histoire d’un ermite de cette sorte, bien connu en Bavière et en Bohême aujourd’hui encore, – mais dont la renommée ne semble pas s’être étendue au-delà des lieux où il est vénéré – que je voudrais présenter ici. Si cet ermite est intéressant, c’est d’abord parce qu’il nous est connu par une documentation quasi contemporaine de ses faits et gestes : il a vécu dans la première moitié du XIe siècle et sa Vita, probablement composée à la fin du siècle2, reprend des passages entiers de la seconde Vita de saint Godehard d’Hildesheim dont il était un disciple ; ce texte a été rédigé par Wolfher, un moine de Saint-Michel d’Hildesheim, probablement du vivant même de l’évêque Godehard (né v. 960 †1038)3. Ce dernier a joué un rôle très important – et pas seulement dans la vie de Gunther – au tournant de l’an mil, dans l’entourage du duc de Bavière, puis de l’empereur Henri II en tant que chef de file du mouvement réformateur gorzien  ; il a dirigé Hersfeld et Niederaltaich avant de devenir évêque d’Hildesheim en 1022 par la faveur de l’empereur4.

1

O. Redon, « Parcours érémitiques », dans Le choix de la solitude, Médiévales 28, 1995, p. 5-9. Vita Guntheri eremitae, MG SS XI, p. 276-279. BHL 3713-3714. 3 Wolfherii Vita Godehardi Posterior,MG SS XI, p. 196-218, ici cap. 8 et 9, p. 201-202. 4 N. Kruppa, « Der heilige Bischof Godehard von Hildesheim (1022-1038) als Gründer von Klostern und Kirchen und seine Verehrung » dans Aus dem Süden des Nordens : Studien zur niedersächsichen Landesgeschichte für Peter Aufgebauer zum 65. Geburtstag, Göttingen, 2013, p. 325-340. 2

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Mais on rencontre aussi Gunther chez Arnold de Ratisbonne, qui l’a personnellement connu5, Hermann de Reichenau6, et dans un ensemble de textes annalistes qui sont tous contemporains des faits qu’ils relatent7. Ces œuvres n’ont pas toutes un caractère hagiographique et permettent de se faire une bonne idée de l’activité de Gunther – officiellement retiré dans un ermitage au sein de la forêt qui fait frontière entre la Bavière et la Bohême. Gunther est né vers 955, dans une puissante famille comtale de Thuringe8, la famille des comtes de Kevernburg-Schwarburg, où il a été élevé pour le métier des armes : c’est un parfait illetteratus, mais il est doué pour la parole et sans doute aussi pour les langues, puisqu’on dit de lui qu’il parle la langue slave d’une partie de ses administrés : le comté se situe en effet aux confins du monde germanique et du monde slave. Il hérite de la charge comtale de son père, qui était aussi avoué de l’abbaye de Hersfeld, et mène une brillante carrière dans le siècle, se distinguant par sa superbe et son goût de la bonne chère9. Il est familier de la cour du duc Henri de Bavière, le futur empereur Henri II, auquel il serait apparenté, où il se lie d’amitié avec Ulrich de Bohême, un prince tchèque en exil : en 1003 ou 1004 – en tout cas avant 1005 – il accepte d’être le parrain du fils d’Ulrich, Bretislav10. Vers cinquante ans, c’est-à-dire en 1005, à un âge où il peut raisonnablement estimer qu’il n’a plus beaucoup d’années à vivre, il donne tous ses biens au monastère de Hersfeld, dont dépend l’abbaye de Göllingen fondée par sa famille11. Il va trouver l’abbé Godehard qui

5 Arnold de Saint-Emmeram, Libri de sancto Emmeramo, L’édition de G. Waitz dans les MG SS IV, p. 546-574, ici II, 61-68, p. 571-572, ne donne que des extraits. C’est pourquoi j’ai préféré me reporter au texte complet dans Migne, PL 141, col. 1071-1080. 6 Hermann de Reichenau, Chronicon, MG SS V, p. 74-133, anno 1040 et 1045, p. 123. 7 En particulier Annales Hildesheimenses, MG SS III, anno 1006 et 1008, p. 93 et Annalista Saxo,MG SS VI, anno 1040, p. 684. 8 Probablement la famille des comtes de Kevernburg-Schwarzburg ; voir la démonstration de G.  Lang, «  Gunther, der Eremit, in Geschichte, Sage und Kult  », dans Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner-Ordens und seiner Zweige, 59, 1941, p. 3-80, ici p. 7-9 et la mise au point de Kl.  Pfeffer, «  Der heilige Gunther von Niederaltaich  », dans G. Schwaiger (éd.), Bavaria Sancta, II, Ratisbonne, 1971, p. 98-112. 9 Arnold de Saint-Emmeram, PL 141, col. 1071 : Est quidam, ut aestimo, adhuc in hac vita senex religiosus, ex laico conversus, nomine Guntharius, qui apud seculum aliquando ex rerum copia tumens, et nobilitate generis vanescens, extitit superbiae filius.... 10 Vita Guntheri Eremitae, op. cit., cap. 10, p. 278. 11 Wolfherii Vita, op. cit., cap. 8, corroborée par l’acte du 25 décembre 1005 ou 1006 : Urkundenbuch der Reichsabtei Hersfeld, H. Weinrich (éd.), t. I, Marburg, 1936, n° 77, p. 146147.

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a restauré Hersfeld et Niederaltaich12, lui raconte sa vie de péchés – il semble en particulier regretter tout ce qu’il a fait sous l’empire de l’orgueil – et se met sous sa direction en lui demandant d’entrer dans l’ordre monastique13. Après une année de noviciat à Niederaltaich et un pèlerinage à Rome, Gunther est admis dans la communauté des frères de saint Benoît en février 1007 : cet événement a paru suffisamment important aux annalistes de Bavière et de Saxe pour qu’ils le mentionnent14, car il n’y avait pas tant de grands de rang comtal dans la Germanie du XIe siècle qui remettaient leur cingulum sur l’autel des saints et devenaient moines profès15. Cependant, s’il prend immédiatement en charge la communauté de Göllingen, il ne se montre pas du tout à la hauteur de la tâche : il ne peut pas s’habituer à cette nouvelle vie faite de pauvreté et de travail, il a besoin d’une direction spirituelle, alors qu’il est censé diriger les autres, enfin il craint d’enfreindre son vœu de pauvreté en continuant d’administrer des biens provenant de son ancienne fortune. Aussi Godehard le renvoie-t-il comme simple moine dans la communauté de Niederaltaich. Tout ceci nous est raconté par le chapitre 8 de la Vita Godehardi rédigée par Wolfher d’Hildesheim. Gunther entreprend alors de lutter contre les deux péchés principaux de sa vie antérieure : l’orgueil, le goût du luxe et du confort, et il s’astreint pour cela à des pénitences terribles qui font l’admiration de la communauté. Mais justement, Gunther ne veut pas être sujet d’admiration, ce qui flatte son orgueil : aussi demande-t-il, au bout de trois années seulement, à son abbé Godehard le droit de se retirer au désert, donc dans la forêt, à 18 km de l’abbaye, au-dessus d’une falaise où il érige une petite cellule. 12

Sur Godehard, son action réformatrice dans la mouvance gorzienne et le « groupe de Niederaltaich  », K.  Hallinger, Gorze-Cluny. Studien zu den monastischen Lebensformen und Gegensätzen in Hochmittelalter, Rome, 1950, t. I, p. 161-176 et Ph. Jestice, « The Gorzian Reform and the Light under the Bushel », dans Viator, 24, 1993, p. 51-78, en part. p. 66-68. 13 Wolfherii Vita, op. cit., cap. 8, p. 201 : Hisdem temporibus fuit in Thuringiae partibus quidam vir nobilis, digniate et meritis illustris, nomine Guntherius ; qui pro delictis iuventutis ingemiscens, et considerata diligentium actuum suorum qualitate, faciem Domini in confessione praeveniens, Herveldiam ad novum abbatem digne, ut postea patuit, poenitendo accessit, eique omne secretum cordis ac voluntatis suae funditus aperuit. 14 Annales Hildesheimenses, MG SS III, p. 93 : Guntherus divina pietate instinctus, renuntians saeculo et pompis eius, monachus factus est. Voir aussi Annales Altahenses Maiores, MG SS XX, p. 791. 15 Wolfherii Vita, op. cit., cap. 8, p. 201 : Tandemque ante altare sancti Mauricii cingulum deponens, capud et barbam totondit, et facta de more peticione susceptus ac aliquamdiu regulariter probatus, ab eodem pastore monasticae vitae habitum est adpetus.

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Hélas  ! la contrée n’est pas suffisamment déserte pour que sa renommée, qui se répand progressivement, n’attire les paysans des clairières alentour qui lui rendent visite, se recommandent à ses prières et lui apportent des cadeaux, selon le témoignage d’Arnold de Saint-Emmeram16. Aussi, en 1011, décide-t-il de se retirer 15 km plus loin, en plein cœur du Nordwald, là où il est sûr de ne rencontrer personne17. On peut se demander en quoi consiste au juste ce « désert » appelé tantôt aquilonalis silva = Nordwald, tantôt saltus Bohemicus ou encore Bayerischer Wald  ? Il s’agit d’un massif ancien qui présente en quelque sorte trois « étages » : - les points culminants à 1 300 et 1 450 m. forment aujourd’hui encore la frontière entre la Bavière et la République tchèque : c’est le massif de l’Arber, totalement impropre à la colonisation ; - par opposition, la partie la plus basse présente un relief pénétré par de nombreuses vallées qui s’élargissent dans leur partie terminale, rendant ainsi possible une implantation humaine ; - entre les deux se déploie un relief qui s’élève à 500-700 m. sous forme de falaises très peu hospitalières, mais qui sont de bons refuges pour les ermites… : c’est là que Gunther va se réfugier, le lieu supposé – Frauenbründl – est aujourd’hui encore une église de pèlerinage en souvenir de Gunther. Le climat est assez terrible : dans les parties les plus basses, 120 jours d’enneigement (150 dans les plus hautes), seulement 20 à 30 jours par an où la température est supérieure à 25°, notamment en raison du vent dominant très froid, d’où le proverbe  : ¾ Jahr Winter und ¼ Jahr kalt. Il peut geler d’octobre à mai. Enfin, le sol est particulièrement marécageux en raison de la nature du terrain composé aux 9/10e de gneiss et de granit, de la durée de l’enneigement et de l’importance de la couverture neigeuse. C’est dans ces conditions que Gunther va essayer de survivre, à une époque où il est manifeste qu’il n’existait pas d’implantation humaine permanente dans le massif.

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Arnold de Saint-Emmeram, PL  141, col.  1072  : Cuius arduam vitam cum mirarentur nonnulli, addventantes cum xeniis, Christum, qui propter nos factus est humilis, in suo visitabant ac venerabantur servo. 17 Ibid. : ... fugiens inde secessit in heremum, quae vocatur aquilonalis silva, certamen singulare in ea contra diabolum viriliter pugnaturus. Tunc ille timens, ne frequentia populi et gloriola seculi sibi sub specie religionis quid de veris surriperet aut minueret bonis, fugiens inde secessit in heremum, quae vocatur aquilonalis silva, certamen singulare in ea contra diabolum viriliter pugnaturus

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Toute l’expérience érémitique de Gunther est considérée par Arnold de Ratisbonne comme une période durant laquelle il est véritablement exposé à la tentation de l’abandon : l’ermite lutte contre le Malin qui lui conseille d’abandonner le combat, le point culminant de cet affrontement étant l’épisode de la tempête de neige durant laquelle Gunther manque de mourir de faim. En effet, il est loin de son monastère de rattachement (à plus de 30 km à travers la forêt sans chemin accessible) et l’hiver 1011-1012 est tellement rigoureux qu’il ne peut plus être ravitaillé ; il improvise alors un repas fait d’herbes sauvages et de feuilles de hêtre18 et médite sur les fastes du monde qu’il a abandonnés pour l’amour de Jésus-Christ : « Ô Gunther, ton orgueil ne peut se satisfaire de cette humble pitance. Où sont à présent les petits pains chauds et tendres ? Où sont les épaules de sanglier, les viandes d’ours et de porc bien épicées par les soins de cuisiniers inventifs ? Où sont les paons imputrescibles après la cuisson et les faisans assaisonnés de multiples condiments excitant le palais ? Où est l’excellent vin de ta réserve qu’on te servait chaque jour à volonté et que tu buvais jusqu’à satiété ?19 »

On trouve bien sûr dans cette énumération tous les caractères de l’alimentation aristocratique : le pain fait de la farine la plus pure, sans trace de cendres ni de levain, la simila20, celle dont on faisait les hosties, particulièrement appréciée des grands ecclésiastiques, notamment dans le monde germanique où ce terme désigne souvent le pain servi à la table des prélats21. Comme le souligne Anne-Marie Bautier, « le pain frais et chaud, récemment tiré du four et fait de farine choisie, est le symbole de toutes les délices du corps et de l’esprit22 » et

18

Il s’agit évidemment là d’un topos hagiographique, cependant la comestibilité des feuilles de hêtre est bien attestée, surtout lorsqu’elles sont jeunes et qu’on peut les préparer « en salade  » au printemps, ce qu’il faut sans doute interpréter comme une nourriture de « soudure », cf. Fr. Couplan et E. Styner, Guide des plantes sauvages comestibles et toxiques, ParisLausanne, 1994, p. 32. Je remercie Fabrice Guizard-Duchamp de m’avoir communiqué toutes ces informations. 19 Arnold de Saint-Emmeram, PL 141, col. 1072 : O Gunthari, superbia tua te non sinit refici hoc edulio humili. Ubi nunc vaporifera vel mollissima simila ? Ubi nunc aprinae spadulae seu carnes ursinae et suillae, ad inventionem coquorum oppiperatae ? Ubi nunc imputribiles post coctionem pavones, seu phasinae aves, plurigenis condimentorum saporatae irritamentis ? Ubi nunc vinum probatum et ad libitum de promptuario usque ad satietatem quotidie tibi prolatum ? 20 C’est l’étymologie du terme Semmel qui désigne encore aujourd’hui les petits pains blancs en Bavière et en Autriche qu’on utilise dans ces régions plus volontiers que le terme Brötchen. 21 A.-M. Bautier, « Pain et pâtisserie dans les textes médiévaux latins antérieurs au XIIIe s. », dans Manger et boire au Moyen Âge, t. 1, Nice, 1983, p. 33-65, ici p. 37. 22 Ibid., p. 47.

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on remarquera qu’il occupe la première place dans la réminiscence des agapes fastueuses de Gunther. Viennent ensuite les viandes, plats de résistance obligés de toute table aristocratique. On y trouve, sans surprise, les produits de la chasse intimement liés au mode de vie qui était celui d’un comte de l’empire, avec notamment la mention des « grosses pièces » que sont le sanglier et l’ours : si on chasse l’ours surtout pour des raisons de sécurité, il est courant d’en consommer la viande, et pas seulement dans le monde germanique23. Le nécessaire « assaisonnement » (dont on ne peut malheureusement pas dire en quoi il consistait) marque lui aussi la qualité sociale de l’ancienne table de Gunther, tout comme le fait que son vin, outre qu’il fut excellent, était servi ad libitum. Car le but de cette énumération est moins de susciter le souvenir amer d’une jouissance gustative perdue que de mortifier Gunther dans son orgueil : c’est un signe de noblesse que de manger et de boire beaucoup24, mais surtout de manger de la viande : on sait que la privation de viande et de vin est une humiliation qui peut parfois servir de punition, notamment pour ceux qui arrivent en retard à la convocation de l’ost carolingien25 ; en acceptant, pour l’amour du Christ, son repas d’herbes sans viande, mais aussi sans vin ni pain, Gunther change définitivement de condition sociale, dépouille le vieil homme et réalise pleinement sa conversio. Cependant, malgré 24 heures de « marinade » destinée à les ramollir et trois cuissons successives, les herbes ramassées se révèlent à peine mangeables26. La volonté de Gunther ne faiblit pas pour autant, il ne se laisse pas aller au désespoir malgré le diable qui tente de le convaincre de la vanité de son projet et, au dixième jour de jeûne, il voit arriver les hommes du monastère qui se sont frayé un chemin au travers des congères pour lui apporter du pain27. Il a vaincu, et en même temps, il est

23

M. Montanari, L’alimentazione contadina nell’alto Medioevo, Naples, 1979, p. 276. M. Montanari, « Valeurs, symboles, messages alimentaires durant le haut Moyen Âge » dans Nourritures, Médiévales, 5, 1983, p. 57-66, qui reprend en partie le dernier chapitre de son livre L’alimentazione contadina, op. cit., p. 457-480. 25 Capitulare Bononiense (811), Capitularia Regum Francorum I, MGH Leges I, Hanovre 1883, p. 166. 26 Arnold de Saint-Emmeram, op. cit., col. 1073 : Quibus illa die per ignem et aquam parumper mollificatis, distulit prandium usque in diem quintum. Quo, exspectans horam refectionis canonicam, pulmentum, quod hesterna die preparavit, denuo coctum refectionis gratia sibi apposuit, sed gustatum edere non potuit. 27 Ibid. col. 1073 : Hanc fidem et fidei exercitationem subsecuta est consolatio divinae pietatis, quae sufficienter illi panes transmisit per quosdam homines, qui illo cum semicirculis super montuosam congeriem nivis incedentes, vix reptando ad virum Dei decimo tandem die pervenire potuerunt. 24

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devenu un autre. Durant ce processus, Gunther est réellement devenu ermite en brisant tous les liens qui le rattachaient à ce monde, jusqu’au lien ultime qui le reliait à sa communauté monastique, sans laquelle il a failli périr. On mesure ici, à quel point l’expérience érémitique est subordonnée au rattachement à un monastère : comme on en a de nombreux exemples pour d’autres communautés bénédictines entre le Xe et le XIIe siècles surtout, les ermites sont la plupart du temps ravitaillés par le monastère, ils ne peuvent partir sans l’autorisation expresse de l’abbé et – bien souvent – on ne conçoit l’érémitisme que comme un expérience spirituelle limitée dans le temps. C’est en effet ce qui va se passer pour Gunther à qui il a fallu six années, entre 1005 et 1012, pour détruire en lui et autour de lui tout ce qui faisait de sa personne un comte de l’empire, un personnage politiquement et économiquement important, quelqu’un dont la renommée était grande et la fortune imposante : il n’a pas renoncé seulement à ses terres, données à l’Église, mais aussi à son goût du luxe et surtout à sa vocation de commander qui est l’essence même, la raison d’être de la noblesse. Ce faisant, il a abdiqué son orgueil – et son goût de la bonne chère dont l’épisode de la tentation a bien sûr servi à le guérir tout à fait. Il est devenu un autre personnage : Gunther l’Ermite, qui peut dès lors, à partir d’une autre position, accepter de prendre les autres en charge et recréer autour de lui de nouveaux liens sociaux. En effet, dès le printemps 1012, il voit affluer des disciples qui veulent vivre sous sa direction et ont obtenu pour cela l’accord de l’abbé Godehard. Au lieu de s’enfuir dans une solitude plus profonde, Gunther comprend qu’il doit descendre de sa falaise et fonder une petite communauté érémitique au bord de la rivière qui lui donnera son nom : Rinchnach. Il s’inspire de la règle en vigueur à Niederaltaich, dûment réformée par les soins de l’abbé Godehard dans les années 990, où s’impose le dénuement absolu, puisque même l’eau, seule boisson autorisée, n’est pas servie à volonté28. Il met à profit son don de la parole pour prêcher à sa petite communauté, notamment au sujet de la vie de saint Jean-Baptiste leur saint patron, et parvient à leur tirer des larmes29. Il agit surtout comme exemple vivant, sans craindre désormais de succomber au péché d’orgueil.

28

Wolfherii Vita, op. cit., cap. 9, p. 202. Ibid. : Verum enim dico et coram Deo non mentior, quia omnes paene qui aderant eisudem sermoni, ad uberrimam lacrimarum effusionem dono Dei sunt compuncti.

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Il entreprend alors de mettre le sol en culture, de défricher une partie de la forêt et d’assécher les marais, il fait planter des vergers, ouvrir des champs et des jardins, car à partir du moment où il a groupé des disciples autour de lui, il est exclu que le monastère puisse les ravitailler tous. Il leur faut donc subsister par leurs propres moyens, dans ce milieu particulièrement hostile. Gunther se préoccupe enfin d’ouvrir de nouvelles voies de communication : en effet, la seule voie quelque peu accessible qui traversait la forêt était la strata publica quae in Baoaria tendit30 empruntée par les marchands et reliant la Bavière à la Bohême, mais cette voie ne permettait pas aux frères de Rinchnach de rejoindre commodément Niederaltaich dont ils dépendaient, car elle passait trop au nord. Il s’agit d’une route remontant probablement au VIe s. et connue sous le nom de Goldener Steig parce qu’elle était très raide (steig) et qu’elle a fait la fortune de ceux qui y organisaient le commerce du sel : en fait, il y avait plusieurs passages possibles soit par Passau et Linz, soit par Ratisbonne et Cham, soit par ce Goldener Steig qui a pris de l’importance au Xe siècle avec l’arrivée des Hongrois puisqu’elle a eu pour conséquence d’empêcher le commerce du sel passant par Linz durant un petit siècle. Le sel, qui vient de la région de SalzbourgReichenhall où la plupart des monastères possédaient des salines – c’est en particulier le cas de Niederaltaich – était un produit échangé probablement depuis toujours avec les habitants de la Bohême, région qui en manquait cruellement. Ces grandes voies commerciales, dont le tracé remonte parfois aux temps préhistoriques, étaient généralement commandées par le relief : elles empruntaient les itinéraires les plus faciles sans se préoccuper nécessairement de relier entre eux les points d’occupation du sol31. Il est très probable qu’existait un petit relais pour les hommes et les mulets à Zwiesel, avant même la mise en valeur de la région par Gunther et ses disciples, mais il ne devait s’agir que d’un établissement temporaire, ouvert à la belle saison, compte tenu du fait que personne ne circule en ces lieux en plein hiver.

30

Sur l’existence de ces « voies publiques » en Germanie, Th. Szabó, « Antikes Erbe und karolingisch-ottonische Verkehrspolitik », dans L. Fenske, W. Rösener, Th. Zotzt (éd.), Institutionen, Kultur und Gesellschaft im Mittelalter. Festschrift für Josef Fleckenstein, Sigmaringen 1984, p. 125-145. 31 D. Denecke, « Strasse und Weg im Mittelalter als Lebensraum und Vermittler zwischen entfernten Orten », dans B. Herrmann (éd.), Mensch und Umwelt im Mittelalter, Stuttgart, 1986, p. 207-223.

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Or Gunther ne se contente pas d’emprunter ce Goldener Steig, pas très pratique car trop au nord, pour rejoindre Nierderaltaich. Voilà donc notre ermite qui rend sa solitude plus accessible en ouvrant une nouvelle voie de communication qui est aussi une voie de pénétration vers le monde slave puisqu’elle se poursuit vers le nord, et qui portera son nom : tout au long du Moyen Âge on l’appellera le « chemin de Gunther » (Guntherweg). Il ne s’agit évidemment pas d’une « route » du même type, mais d’un chemin établi selon une technique qui permet surtout de passer sans s’embourber dans les terrains marécageux et les fondrières  : on fabrique alors des «  ponts de bois  » faits de madriers de 15 cm d’épaisseur qui forment la surface de la route. Dans les années 1950, on disait encore de quelqu’un qui posait des planches de bois pour passer à pied sec dans la forêt qu’il fabriquait un Kuntherweg. Les paysans appellent aujourd’hui encore ce type d’installation Ochsenklavier, piano à bœuf, parce que les bestiaux font jouer les madriers qui s’enfoncent plus ou moins sous leur poids. Ce Guntherweg correspond donc à l’ouverture d’un réseau secondaire, commandé par la multiplication des petites agglomérations, notamment aux marges du monde germanique et du monde slave à partir de la seconde moitié du Xe siècle et il est évident qu’il devient un point de repère important dès sa « construction », ainsi que l’atteste le diplôme donné le 1er janvier 1029 par l’empereur Conrad II qui délimite les terres attribuées à la fondation de Rinchnach : « Nous donnons en toute propriété et confirmons par notre précepte à l’église située dans le désert qu’on appelle Nordwald, construite en l’honneur de la Croix victorieuse et de Marie la sainte Mère de Dieu et de saint Jean-Baptiste, par le moine Gunther qui a mené là une vie d’ermite, à l’usage des frères qui y servent Dieu sous la règle de saint Benoît, tout ce que nous possédons en ce lieu, là où coule la Leibflitz et le long du chemin que le susdit moine Gunther a fait récemment aménager… »32

La délimitation de la propriété se fait essentiellement par les cours d’eau, et notamment par la référence à la confluence de deux rivières qui permet de « changer de direction », plus exceptionnellement par 32 MGH Diplomata, Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, IV : Die Urkunden Konrads II, H. Bresslau (éd.), Berlin 1957, n° 135, p. 181-182 : ... ad ecclesiam sitam in heremo que vocatur Norduuald a Guntherio monacho inibi primitus heremiticam vitam ducente constructam in honore victoriosissimae crucis sanctaeque dei genetricis Mariae nec non beati Iohannis baptistae in usum fratrum ibi deo sub regula sancti Benedicti servientium, quicquid habuimus a loco, ubi aqua Leipfliusa cadit, super viam quam praesciptus Guntherius monachus noviter preparavit (suit la description des confins du territoire) […] per hoc nostrum preceptum in proprium donavimus atque confirmavimus .

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une « grande pierre », enfin par les voies de communication : la route qui mène en Bavière et le chemin que Gunther a fait récemment aménager. Ce système de repérage est finalement moins élaboré que celui qu’on voit dans la donation de Cancor pour la fondation de Lorsch, en 770, où l’on indique les quatre directions, où l’on se réfère à des marques spécifiques sur les arbres et à des limites de propriétés. Mais il est clair qu’on est ici non seulement dans une autre région et à une autre époque, mais surtout dans un autre type de biens : Cancor donnait un ensemble de domaines en grande partie déjà mis en exploitation, tandis qu’ici Conrad II donne un territoire forestier qui doit servir de réserve de chasse et qui n’est pas du tout structuré. L’empereur Conrad II fait donc donation à la communauté de Rinchnach d’un vaste territoire forestier qui lui appartenait au titre des biens fiscaux (200  km2 environ), et dans les années suivantes Gunther accepte que ces terres soient entièrement colonisées : les deux principaux centres, à partir desquels s’élargit le défrichement, semblent avoir été Zwiesel et Regen33. Il est probable que c’est là la première entreprise de colonisation systématique du Bayerischer Wald – mais pas la dernière puisqu’on y a fondé des villages jusqu’au XIVe siècle34. La perspective de gagner de nouvelles terres fait affluer les paysans dépendant de l’abbaye – ou venus d’autres seigneuries – des colons qui reçoivent un lot (Hufe) un morceau de forêt à défricher, moins par l’usage de la hache que par celui de l’incendie… De tout cela on n’a guère de traces dans les actes, mais il semble qu’on puisse s’appuyer à la fois sur la toponymie (–ried) et sur la lecture des anciens cadastres qui attestent l’existence d’exploitations d’un seul tenant, mais de tailles et de formes irrégulières. La colonisation s’est arrêtée là où les conditions sont devenues intenables, c’est-à-dire audessus de 750  m d’altitude  : aujourd’hui encore ces zones sont désertes. Ainsi Rinchnach devient-il un véritable centre, spirituel et religieux, au sein du Bayerischer Wald, en même temps qu’une étape hôtelière pour les voyageurs qui traversent la région. Gunther lui-même a œuvré à la destruction de sa «  solitude  » et le 17  janvier 1040, il 33

H.  Muggenthaler, Die Besiedlung des Böhmerwaldes (Veröffentlichungen des Instituts für ostbairische Heimatforschung 10) Passau, 1929, p. 35. 34 Sur la mise en valeur de cet espace, P. Müller, Der Böhmerwald und seine Stellung in der Geschichte, Strasbourg, 1904, en part. p.  66  s. et D.  Lucas, «  Der Anteil des Klosters Niederaltaich und Metten an der Kulturarbeit des bayerischen Waldes », dans Mitteilungen der Geographischen Gesellschaft in München 40, 1955, p. 9-120. Cette région est aujourd‘hui un parc naturel.

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demande à l’empereur Henri III de remettre officiellement les terres et la communauté à l’abbaye de Niederaltaich dont Rinchnach devient un prieuré35. Gunther, dont toute l’action est rappelée dans le diplôme, est le véritable fondateur d’un nouveau territoire chrétien, qui se trouve dès lors à mi-chemin de deux grands établissements monastiques : Niederaltaich en Bavière et Brevnov en Bohême, une fondation monastique très importante, située actuellement dans la banlieue de Prague. La communauté de Rinchnach entretenait des liens étroits avec le monastère de Brevnov36, fondé par 12 moines bénédictins issus de Saint-Alexis et Saint-Boniface de Rome, à l’instigation de saint Adalbert de Prague en 993. Il n’est pas impossible que le choix d’un moine de Niederaltaich pour diriger la communauté de Brevnov en 1043, soit la conséquence de l’influence de Gunther dans la région37. C’est là en tout cas, on le verra un peu plus loin, qu’il a été inhumé. Mais Gunther ne sert pas simplement de relais sur la route qui va de Niederaltaich à Prague : comme Rinchnach sert d’étape et fait le lien entre la fondation bavaroise et la fondation tchèque, Gunther sert aussi d’intermédiaire, au plus haut niveau politique, entre l’empereur et le duc de Bohême, entre le monde germanique et le monde slave. Ses liens s’expliquent d’abord par sa probable maîtrise de la langue slave et surtout par son ancienne amitié avec Ulrich de Bohême, en faveur duquel il intervient une première fois auprès de l’empereur en 1034 : à la suite d’une rébellion, Ulrich avait été destitué de son duché en 1032 au plaid de Magdebourg. C’est alors son frère Jaromir qui est investi du duché par l’empereur, tandis que son fils Bretislav administre la Moravie. En 1034, Gunther et plusieurs comtes de Bohême demandent à l’empereur Conrad de restituer à Ulrich le duché dont il avait été privé. Les Annales de Niederaltaich qui mentionnent ce fait réprouvent d’ailleurs l’intervention de l’ermite dans la mesure où, rentré en possession de son duché, Ulrich se conduisit avec une grande cruauté – il fit notamment crever les yeux de son 35

MGH Diplomata, Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, V : Die Urkunden Heinrichs III., H. Bresslau, P. Kehr (éd.), Berlin, 1957, n° 25, p. 32-33. 36 Sur le monastère de Brevnov et sa fondation, J. Hofmann (éd.), Tausend Jahre Benediktiner in den Klostern Brevnov, Braunau und Rohr (Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Benediktiner Ordens und seiner Zweige 33), Ste-Odile 1993 et V. Pisa, « Zu den Anfängen des ersten Benediktinerklosters in Böhmen », dans F. Seibt (éd.), Bohemia Sacra. Das Christentum in Böhmen (973-1973), Düsseldorf, 1974, p. 475-480. 37 K. Hallinger, Gorze-Cluny, op. cit., I, p. 176.

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frère Jaromir et chassa son fils de Moravie – et mourut d’ailleurs empoisonné quelques mois plus tard38. Gunther a fait passer ici ses liens personnels d’amitié avant toute autre considération, ce qui montre que ces liens n’étaient pas rompus. Mais je crois qu’il faut aussi comprendre la démarche de Gunther comme la participation à une procédure de paix plus ample : il est dit en effet qu’il n’intervient pas seul, mais avec les comtes de la Bohême, ce qui est évidemment le signe qu’une partie de l’aristocratie locale n’accepte pas l’autorité de Jaromir et menace peut-être de se révolter contre lui. Or il a été mis en place par l’empereur qui, seul, peut normalement le destituer. Gunther s’associe à une démarche de paix, en ce sens qu’elle fait l’économie d’une probable révolte  ; en cela, il remplit son rôle d’homme de Dieu. Pourtant, durant l’été 1040, il semble aussi que Gunther ait participé à une expédition militaire dirigée par l’empereur Henri  III contre la Bohême du duc Bretislav. Bretislav est un personnage d’une dimension politique extraordinaire, et il a laissé un très vif souvenir chez ses contemporains : Cosmas de Prague dit qu’il était très beau et téméraire « au point que les exploits d’Achille semblaient pâles en comparaison des siens », il a entre autres enlevé la fille d’un grand personnage de l’empire, Judith de Schweinfurt, dans les années 1020, dont il a fait son épouse légitime39. Bretislav a succédé à Ulrich, en 1035, et il a tenté de tirer profit de l’instabilité politique en Pologne – et aussi de la disparition de l’empereur Conrad II en 1039 – pour étendre les bases territoriales et le prestige de son État  : durant l’été 1039, ayant rassemblé tous les hommes capables de porter les armes, il dirige une grande expédition vers Cracovie qu’il pille de fond en comble, détruit plusieurs agglomérations polonaises et met le siège devant Gniezno d’où il remporte les reliques de saint Adalbert qu’il ramène à Prague en triomphe le 24 août. Le but de la manœuvre est double : mettre la main sur la Silésie qui s’étend à la frontière nord de la Bohême, obtenir l’érection de Prague comme siège archiépiscopal au même titre que Gran (Hongrie) et Gniezno (Pologne). Face à l’empereur qui le menace

38

Annales Altahenses Maiores, MG SS XX, anno 1034, p. 791 : Rogatu domini Guntharii heremitae et provincialium comitum Udalricus exilio eiectus ad Radesponam venit, ubi Chunradus imperator placitum suum habuit, reciiensque ducatum suum multa mala maioraque et peiora prioribus commisit. Insuper fratrem suum Germanum cecavit, sicque post octo menses malam vitam mala mors secuta est. 39 Cosmas Pragensis, Chronica Boehorum, B. Bretholz (éd.), (MG SS ns. II), Berlin, 1923, chap. I, 40.

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d’intervenir, Bretislav cherche à gagner du temps, donne son fils aîné Spytihn÷v en otage à Henri III, mais refuse de rendre la Silésie et recherche l’alliance du roi Pierre de Hongrie. Aussi, au plaid tenu à Augsbourg en janvier 1040, Henri III organise-t-il une expédition militaire contre Bretislav l’été suivant. Or c’est justement lors de ce plaid que Gunther s’est fait confirmer le diplôme donné par Conrad II40, il est donc évident que l’empereur a recueilli le conseil de l’ermite dans cette affaire qui met en cause son filleul Bretislav. Mais, en août 1040, le plan d’attaque de l’empereur échoue lamentablement, en bonne partie en raison du caractère impénétrable de la forêt41. La défaite prend l’allure d’une véritable hécatombe, les noms des grands tombés au combat étant consignés dans de nombreux nécrologes des monastères du sud de l’Allemagne, mais aussi à Fulda et à Prüm. Il est même probable que le comte Wernher, pour qui son épouse Ermengarde a fait réaliser le somptueux évangéliaire dit de Saint-Mihiel et qui est conservé à l’université catholique de Lille, fait partie de ces victimes de 104042. Gunther, qui participait à l’expédition, prit la tête d’une ambassade qui proposa l’échange des prisonniers et l’arrêt des hostilités.43. Une fois encore, Gunther fait jouer ses liens d’amitié et de parenté spirituelle et agit comme intermédiaire pour le rétablissement de la paix, ce qu’il n’aurait pas nécessairement fait s’il avait agi en tant que comte de l’empire. En même temps, on ne peut s’empêcher d’observer à quel point il est « utile » à l’empereur germanique d’avoir de saints hommes dans son entourage et l’on imagine aisément que la donation de 1040 avait pour contrepartie la participation de Gunther – qui a environ 85 ans sans doute – à l’expédition contre ses amis tchèques, action qui lui a été reprochée par toute l’historiographie tchèque du XIXe siècle qui n’hésitait pas à voir en lui un « espion à la solde de l’Allemagne (sic !) ».

40

D. Henri III, n° 25, cité n. 35. Hermann de Reichenau, Chronicon, MG SS V, p. 123, anno 1040 : ... crastina vero die illae milites silvosa difficilia et obstructa loca ingressi, casso labore iam fatigabundi, firmissimam quandam machinam obpugnatum aggredi frustra temptarent, irruentibus undique Boemanis, caesi, capti fugatique sunt. 42 K.  Schmid, «  Zum Stifterbild im Liller Evangelistar des 11. Jahrhunderts  », dans Frühmittelalterliche Studien 16, 1982, p. 143-160. 43 Hermann de Reichenau, Chronicon, MG SS V, p. 123, anno 1040 : Et in provincia adhuc ex nostris remanserant, interveniente Gunthario heremita, incolomes educti redierunt. Voir aussi Annalista Saxo, MG SS VI, p. 684. 41

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Non seulement Gunther joue, en tant qu’ermite, un rôle politique non négligeable jusque dans les années 1040, mais il est crédité aussi d’une importante activité missionnaire chez les Slaves et les Hongrois. Son activité en Hongrie est assez difficile à saisir, dans la mesure où on ne peut se fonder que sur des sources plus tardives44 : selon la Vita maior de saint Étienne, Gunther aurait été appelé par le roi qui aurait fondé à sa demande, vers 1018, l’abbaye de Bakonybel, dédiée à saint Maurice comme Niederaltaich, dans le dessein de fournir un refuge hors du monde à notre ermite45. C’est dans cet « ermitage » que saint Gérard de Csanád se retirera quelques années plus tard, avant d’être massacré par la réaction païenne qui a suivi la mort du roi Étienne46. Le diplôme de fondation de cette abbaye est un faux du début du XIIIe siècle, mais on peut noter quand même que, s’il mentionne bien l’action en ce lieu de saint Gérard, il ne dit pas un mot de Gunther47. Tout cela est donc très douteux et doit, à mon sens, être replacé dans le cadre d’un discours sur la mission du XIe siècle qui mentionne obligatoirement l’immense champ ouvert par la christianisation de la dynastie des Arpads : tous les missionnaires actifs dans la première moitié du XIe siècle – saint Adalbert, saint Wolfgang, saint Brunon de Querfurt, et même saint Romuald qui en aurait eu l’intention – sont réputés être allés évangéliser la Hongrie, mais la plupart du temps on n’en possède pas l’ombre d’une preuve tirée d’un texte contemporain. On restera également sceptique sur l’action missionnaire de Gunther chez les lointains Liutizes qui ont résisté à la christianisation jusqu’au XIIe siècle, bien que cette information soit donnée par Thietmar de Mersebourg48. Il est en revanche très possible que des disciples de Gunther, des moines de la communauté de Rinchnach, 44

Les passages les plus récents de la Vita Guntherii eremitae et la Vita maior Stephani regis ont été rédigés à la fin du XIe ou au début du XIIe s. Sur la datation de la Vita de saint Étienne, Th. von Bogyay, Ungarns Geschichtsschreiber, I, Graz, 1976, p. 26 et J.L. Csóka, Geschichte des benediktinischen Mönchtums in Ungarn (Studien und Mitteilungen zur Geschichte des BenediktinerOrdens und seiner Zweige, 24), Munich, 1980, p. 122. On trouvera un point historiographique sur les relations entre Gunther et la Hongrie dans Th. von Bogyay, « Brevnov und die Ungarnmission – Gedanken über historische Fragen, die vielleicht nie beantwortet werden », dans Tausend Jahre Benediktiner in den Klöster Brevnov, Braunau und Rohr, op. cit., p. 137-146. 45 Vita maior sancti Stephani regis, MG SS XI, p. 236, cap. 14 : Ad nutum etiam ipsius servi Dei rex Deo devotus monasterium quod Bel nuncupatur incipiens, omnibus bonis ditavit. 46 Cf. J.L. Csóka, Geschichte des benediktinischen Mönchtums in Ungarn, op. cit., p. 42-44. 47 G. Györffy (éd.), Diplomata Hungariae Antiquissima, I, Budapest 1992, n° 26, p. 113-119, daté de 1037, fabriqué entre 1230 et 1240 selon l’éditeur. 48 Thietmar de Mersebourg, Chronicon, VII, 52, R. Holzmann, W. Trillmich (éd.), Darmstadt, 1957, p. 412 : Inde Guntherius conversus causa Liuticios predicandi ivit.

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aient péri lors d’une mission d’évangélisation menée à Réthra en 1050, ainsi que le raconte Adam de Brême49. Quelle que soit cependant l’étendue géographique de l’activité missionnaire de Gunther, on peut la ranger à la fois dans le vaste mouvement qui utilise les ermites comme évangélisateurs des contrées orientales, dans le sillage de saint Romuald, mais aussi comme un témoin de la bonne intégration des ermites dans la politique impériale d’évangélisation des contrées slaves vassales de l’empire. Dans son rôle d’ermite évangélisateur, Gunther embrasse aussi les projets impériaux50. En 1040, à 85 ans, les possessions de Rinchnach ayant été consolidées par la donation impériale et sa dernière mission politique ayant été accomplie, Gunther abdique la direction de sa communauté et se retire dans une nouvelle solitude, en dehors des terres appartenant à Rinchnach, à une trentaine de kilomètres au nord-est : à Brzeznik (Gutwasser), il construit une petite cellula à plus de mille mètres d’altitude, où il est réputé avoir passé les cinq dernières années de sa vie. Il est très probable qu’il a été assisté dans ses derniers temps par un frère du monastère de Brevnov, dépêché par l’abbé Meginhard, ancien condisciple de Gunther à Niederaltaich, ce qui permit à la jeune communauté de Brevnov de rapatrier la dépouille mortelle de Gunther et de disposer ainsi pour le monastère, qui ne devait pas encore en posséder, de reliques insignes. On reconnaît là le souci des églises fondées dans les contrées récemment christianisées de se munir de ces « fondements spirituels, sinon magiques de la nouvelle Église51 ». Jusque dans sa mort, Gunther l’Ermite servait de liens entre la Bohême et la Bavière, les deux seules régions où il a été vénéré comme saint. Civilisateur des espaces sauvages du nord-est de la Bavière, homme de paix dans les relations germano-bohêmiennes, évangélisateur des Slaves, Gunther n’est-il pas le prototype de l’ermite du XIe siècle, impliqué dans l’aménagement des espaces des confins, dans les conseils donnés aux grands de ce monde et dans la prédication aux

49 Adam de Brême, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, MG SS VII, III, 18, schol. 71, p. 343. 50 Sur les relations entre vocation missionnaire et politique impériale et sur la tension entre clôture monastique et activité missionnaire, cf. Ph. Jestice, Wayward monks and the religious revolution of the XIthcentury, Leyde-New York-Cologne, 1997 (Brill’s Studies in intellectual History, 76), en part. sur Gunther p. 69-75. 51 A.  Gieysztor, «  Saints d’implantation, saints de souche dans les pays évangélisés de l’Europe du Centre-Est  », dans Hagiographie, Cultures et Sociétés (IVe-XIIe  s.), Paris, 1981, p. 578.

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peuples ? Il ne doit pas sa qualité – et son qualificatif d’ermite qui l’a suivi jusque dans les dictionnaires contemporains – à son isolement, mais à l’expérience spirituelle menée « au désert » qui lui a réellement permis de « dépouiller le vieil homme » et d’acquérir ainsi une autorité nouvelle, qui – théoriquement, c’est-à-dire dans le discours des contemporains – ne doit plus rien à sa fortune, ni à son rang.

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CHAPITRE XVI DES ÉVÊQUES SUR LA FRONTIÈRE : CHRISTIANISATION ET SOCIÉTÉS DE FRONTIÈRE SUR LES MARCHES DU MONDE GERMANIQUE SELON THIETMAR DE MERSEBOURG (Xe-XIe S.)

L

e Xe siècle en Germanie s’ouvre sur la fin de la dynastie et du monde carolingiens : les attaques et pillages répétés des Vikings au Nord et des Hongrois à l’Est semblent provoquer un sensible coup d’arrêt de l’expansion franque qui avait marqué durablement le siècle précédent. Il revint aux Ottoniens de développer de nouvelles conditions politiques permettant la reprise de cette expansion vers l’Est, notamment à partir des années 960 : dans tout l’héritage du monde carolingien, c’est la Germanie ottonienne qui se trouve le plus largement en situation de frontière face à des populations qui ne sont ni intégrées au système politique fondé par les Carolingiens, ni intégrées à l’ecclesia qui demeure la structure portante de l’organisation politique et sociale. La progression de la christianisation vers l’Est de l’Europe connaît une évolution remarquable dès la seconde moitié du Xe siècle, comme en témoigne la conversion de plusieurs princes, slaves et hongrois1, mais aussi par la fondation de la province ecclésiastique de Magdebourg, au terme d’un long processus, en 9682 : l’Elbe devient l’axe principal autour duquel s’organise la nouvelle frontière3 et au-delà duquel l’archevêque de Magdebourg et ses suf1 Sur ce contexte général, C. Lübke, Die Deutschen und das europäische Mittelalter, vol. 2 : Das östliche Europa, Munich, 2004 ; N. Berend (dir.), Christianization and the Rise of Christian Monarchy. Scandinavia, Central Europe and Rus’, c. 900-1200, Cambridge, 2007 et A. Ranft (éd.), Der Hoftag in Quedlinburg 973. Von den historischen Wurzeln zum neuen Europa, Berlin, 2006. 2 Sur la fondation de Magdebourg, D. Claude, Geschichte des Erzbistums Magdeburg bis in das 12. Jahrhundert, vol. I, Cologne-Vienne, 1972, p. 61-95. 3 Sur l’Elbe comme frontière, M.  Hardt, «  Hesse, Elbe, Saale and the frontiers of the carolingian empire », dans W. Pohl (éd.), The Transformation of Frontiers from Late Antiquity to the Carolingians (TRW 10), Leyde, 2001, p. 219-232 et L. Leleu, « Nobiles utraeque ripae Albiae. On both sides of the Elbe: Saxon elites facing Slavs in the Ottonian age », dans A.  Paro´n, S.  Rossignol, B.  Szmoniewski, G.  Vercamer (éd.), Potestas et communitas. Interdisziplinäre Beiträge zu Wesen und Darstellung von Herrschaftsverhältnissen im Mittelalter östlich der Elbe, Varsovie, 2010, p. 305-338.

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fragants, mais aussi les responsables des marches, les marchiones, étendent l’influence de l’empire germanique et construisent une nouvelle société. Cet espace connaît de nombreuses turbulences politiques à la charnière des Xe-XIe siècles, période pour laquelle nous disposons du précieux témoignage de l’évêque Thietmar de Mersebourg (1009-1018), observateur et acteur de cette société de frontières4  : c’est sa chronique qui nous servira de guide pour tenter d’apercevoir les spécificités de cette société et le rôle qu’y jouent les évêques d’empire5. La connaissance de l’empire ottonien et salien passe nécessairement par celle de l’Église impériale qui apparaît rapidement comme un des fondements du système, au moins à partir de la fin du règne d’Otton Ier. Elle repose sur un ensemble de personnalités souvent hors du commun, quasiment toujours issus de familles nobles, des chanoines instruits dans les grands centres religieux de l’empire mais souvent nommés par le roi assez loin de leur région d’origine après un passage plus ou moins obligatoire par la chapelle royale, qui fait fonction de pépinière de l’épiscopat et permet au souverain de s’assurer la fidélité de ses plus proches collaborateurs. Ce système a été souvent décrit par Michel Parisse6 qui a mis l’accent à la fois sur l’aspect décisif de leurs années de formation et sur l’importance de leur origine aristocratique7, en s’attachant à faire le portrait de plusieurs de ces évêques impériaux, notamment ceux qui occupent les sièges lotharingiens8 au cœur de l’ancien monde franc. Mais l’empire est vaste et se déploie, selon des modalités variables, toujours plus à l’Est : les évêques qui sont nommés à la tête des diocèses les plus récents, notamment ceux situés au-delà de l’Elbe qui a longtemps constitué la frontière entre monde slave et monde germanique, ne sont pas confrontés aux mêmes problèmes que les évêques

4 Sur Thietmar et son œuvre, H. Lippelt, Thietmar von Merseburg. Reichsbischof und Chronist, Cologne-Vienne, 1973 (Mitteldeutsche Forschungen, 72). 5 On se référera à l’édition de R. Holtzmann et W.  Trillmich, Thietmar von Merseburg. Chronicon (Ausgewählte Quellen zur deutschen Geschichte des Mittelalters, 9), Darmstadt, 1974. Dorénavant cité : Thietmar. 6 M. Parisse, « L’Église en Empire » dans Histoire du christianisme, t. IV, Paris, 1993, p. 793815. 7 M. Parisse, « Princes laïques et/ou moines, les évêques du Xe siècle », dans Il secolo di ferro : mito et realtà del secolo X (Settimane di Spoleto 38/1), p. 449-513 et « Les évêques et la noblesse : continuité et retournement (XIe-XIIe s.) », dans Chiesa e mondo feudale nei secoli X-XII (Atti della dodicesima Settimana internazionale di studio – Mendola 1992), Milan, 1995, p. 61-85. 8 M. Parisse, « Les évêques d’Empire au XIe siècle : l’exemple lorrain », dans Cahiers de civilisation médiévales, 27, 1984, p. 95-105.

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qui siègent au cœur de l’empire. On peut mettre en relief la double particularité de ces évêques dont le caractère « impérial » est peut-être encore plus marqué qu’ailleurs : le roi tient fort bien dans sa main ces diocèses qu’il a créés de sa propre volonté et souvent en s’opposant au reste de l’épiscopat qui craint toujours de se voir dépouiller ; il doit y nommer des évêques dont la tâche consiste d’abord à intégrer des populations superficiellement christianisées à la structure de l’empire, mais aussi à se défendre contre toute attaque venant de l’extérieur en fournissant au roi et à ses troupes un point d’appui nécessaire aux expéditions militaires. Aussi la politique orientale prend-elle souvent le pas sur l’ensemble de l’action épiscopale : ce sont des « évêques de la frontière » qui agissent en liaison, mais parfois aussi en concurrence, avec les « comtes de la frontière », les margraves, auxquels ils sont souvent apparentés. Toutes ces caractéristiques se retrouvent chez Thietmar, l’évêque de Mersebourg de 1009 à 1018, dont la particularité est d’avoir écrit une célèbre chronique qui laisse une grande place à la politique orientale. C’est ce qui nous vaut la plus ancienne description des Liutizes païens qui formaient les troupes auxiliaires de l’empereur Henri II entre 1005 et 1017 : sur cette alliance, dénoncée avec beaucoup de force par plusieurs de ses contemporains, Thietmar semble avoir adopté une position particulière en ne manifestant pas ouvertement son désaccord avec l’empereur. C’est ce problème que je voudrais examiner ici, en montrant d’abord que Thietmar n’est peut-être pas un évêque d’empire tout à fait traditionnel. Thietmar, un évêque modèle ? La biographie de Thietmar est bien connue puisqu’il a inséré sa propre histoire et celle de sa famille dans sa chronique. Il est évident que Thietmar répond parfaitement au premier critère, à savoir l’origine noble de sa famille : descendant par son père des comtes de Walbeck et par sa mère des comtes de Stade, tous apparentés aux Ottoniens, il appartient à une famille qui occupe de nombreux sièges comtaux et épiscopaux dans la région9. Plusieurs de ses ancêtres sont tombés au combat contre les Slaves, notamment deux arrière-grands-

9 Voir le tableau généalogique dans l’édition de W. Trillmich, Thietmar von Merseburg, op.cit., p. XIII-XIV.

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pères, tous deux nommés Liuthard, à la bataille de Lenzen le 5 septembre [année ?] 92910. Comme beaucoup d’enfants de la noblesse saxonne, Thietmar a terminé ses études à Magdebourg, considérée alors comme une des meilleures écoles cathédrales. Bien qu’il soit chanoine de Magdebourg depuis l’an 1000 et que ce chapitre cathédral soit très proche de la chapelle royale11, Thietmar ne devient pas chapelain du roi et semble ne s’être guère entendu avec l’archevêque Giselher (9811004). Il se lie en revanche avec son successeur, l’archevêque Tagino, d’origine bavaroise, qui a été élevé au siège archiépiscopal par la faveur d’Henri II en 100412. Selon son propre récit, c’est à l’intervention de Tagino que Thietmar doit sa nomination à l’évêché nouvellement restauré de Mersebourg. En effet, à la mort de l’évêque Wigbert en 1009, Henri II avait envisagé d’y nommer l’un de ses chapelains, mais à la demande pressante de Tagino, il accepte de confier Mersebourg à Thietmar qui s’engage à consacrer une partie de sa fortune personnelle à son Église13. Cette nomination est plutôt une exception à l’époque où la chapelle est au cœur du système de l’Église impériale et n’autorise pas à faire de Thietmar un « homme du roi » : si sa fidélité à Henri II ne peut être mise en doute, on ne peut pas dire que Thietmar a été un soutien actif de la politique impériale et il n’apparaît jamais comme « conseiller du roi » dans sa propre chronique, qualité qu’il reconnaît à plusieurs autres évêques14. Un repérage de la présence de Thietmar dans les diplômes d’Henri II confirme ce relatif effacement : parmi les 509 diplômes authentiques conservés, Thietmar n’apparaît que cinq fois15, mais surtout il n’apparaît jamais comme intervenant pour un tiers. Il souscrit une seule fois une donation à l’église de Paderborn en compagnie d’autres grands de la région16, dans tous les autres cas il est bénéficiaire d’une donation impériale ou d’une confirmation

10

Thietmar, I, 10. J. Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige, t.  II (Schriften der MGH 16/2), Munich, 1966,  p. 129. 12 H. Zielinski, Der Reichsepiskopat in spätottonischer und salischer Zeit (1002-1125), Stuttgart, 1984,  p. 174. 13 Thietmar, VI, 38-40. 14 H. Lippelt, Thietmar…, op. cit.,  p. 116-117. 15 Die Urkunden Heinrichs II. und Arduins (MGHDie Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, III), Berlin, 1957, H. Bresslau (éd.), n° 221,250,271,371 et 374, cité désormais DH II. 16 DH II 371 (11 juillet 1017). 11

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de biens17 dont il a lui-même présenté la requête18. Au mieux, il apparaît dans ces actes avec la mention venerabilis episcopus19, parfois seulement avec la simple mention episcopus20. Tout ceci ne saurait indiquer une grande proximité avec le pouvoir impérial, alors même qu’Henri II réside très souvent à Mersebourg – plus qu’aucun autre souverain ottonien ou salien21. Cette présence importante du souverain doit être mise en relation surtout avec l’intérêt stratégique de Mersebourg qui se présente comme le lieu idéal pour les actions militaires et diplomatiques contre Boleslaw Chrobry : c’est un point de rassemblement commode pour les troupes qui viennent de Lusace, de Basse-Silésie et de Bohême22. Mais Mersebourg est aussi un lieu fortement lié à la branche bavaroise des Liudolfingiens : en 978, puis en 984, Mersebourg a servi de retraite à Henri le Querelleur et à son épouse Gisèle, les parents d’Henri II. Boson, le premier évêque de Mersebourg, était un Bavarois issu du chapitre cathédral de Ratisbonne ; enfin, le comte Ezicho de Mersebourg était un fidèle partisan d’Henri  II23. Ainsi l’empereur a-t-il fait de Mersebourg un de ses lieux de résidence préférés, rivalisant avec la très ottonienne Quedlinbourg pour la célébration des fêtes de Pâques et surtout de Pentecôte24. Mersebourg et la politique orientale Henri II a une autre raison d’être lié à Mersebourg : en 1004, il y a restauré le siège épiscopal, supprimé en 981 par Otton II pour des raisons qui restent discutées ; sans doute faut-il compter avec l’ambition démesurée de l’évêque Giselher de Mersebourg qui convainc Otton II de le transférer sur le siège archiépiscopal de Magdebourg 17

DH II 250 (17 octobre 1012). Sur l’importance des requêtes et des interventions dans les actes, G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir dans le royaume de Germanie. Les Églises de Bavière et de Souabe (876-973), Paris, 1997, p. 37-70. 19 DH II 271 (22 septembre 1013) et DH 374 (3 novembre 1017). 20 DH II 221 (28 juillet 1010) et DH II 250 (17 octobre 1012). 21 W. Schlesinger, « Merseburg - Versuch eines Modells künftiger Pfalzbearbeitung », dans Deutsche Königspfalzen I (Veröffent. d. Max-Planck-Inst. f. Gesch., Bd 11, 1), Göttingen, 1963, p. 158-206 et H. Lippelt, Thietmar…, op. cit., p. 115. 22 H.  Hoffmann, Mönchskönig und rex idiota. Studien zur Kirchenpolitik Heinrichs  II. und Konrad II. (MGH Studien und Texte 8), Hanovre, 1993, p. 105. 23 Sur tout ceci, K. Görich, « Eine Wende im Osten : Heinrich II. und Boleslaw Chrobry », dans B. Schneidmüller et S. Weinfurter (éd.), Otto III. – Heinrich II : Eine Wende ?, Sigmaringen, 1997, p. 95-167, ici p. 119. 24 H. Lippelt, Thietmar…, op. cit., p. 115. 18

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ce qui supposait que le siège de Mersebourg soit supprimé puisque les translations d’évêques sont interdites par le droit canon25 ; mais on avance aussi les difficultés matérielles de ce diocèse, le plus petit et le plus pauvre de tous ceux de la province de Magdebourg, et il faut probablement prendre également en compte cette explication si l’on se souvient de la promesse de Thietmar de consacrer une partie de sa fortune à son Église, restaurée seulement quatre années auparavant. Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de Thietmar, l’érection du diocèse de Mersebourg accomplissait le vœu d’Otton  Ier d’élever l’église dédiée à saint Laurent s’il obtenait la victoire à la bataille du Lechfeld en 95526. Ce qui nous intéresse ici n’est pas de discuter de la véracité de cette information, mais de considérer le rôle qu’elle joue dans la présentation générale de l’histoire de l’empire par Thietmar. En effet, il n’hésite pas à lier explicitement la grande défaite d’Otton II contre les Sarrasins en 982 et la révolte des Slaves de 983 à la suppression de l’évêché de Mersebourg27 : ces deux catastrophes expriment directement la vengeance de saint Laurent qui apparaît ainsi comme le premier protecteur des chrétiens contre les païens, concurremment à saint Maurice. Or ce dernier a également pâti de la politique orientale des derniers Ottoniens : alors qu’ Otton Ier avait explicitement fondé la province de Magdebourg sous les auspices de saint Maurice pour diriger la mission à l’Est, le fait qu’Otton III ait cautionné l’élévation du siège de Gniezno au rang de chef de province en l’an 1000, a soustrait du même coup toute la Pologne à la tutelle de Magdebourg et donc de saint Maurice28. Dans ces circonstances, Thietmar ne peut que louer la politique d’Henri II qui a réussi à restaurer le siège de Mersebourg, et il ne fait pas de doute qu’il a été un de ses fidèles partisans alors même que la guerre ouverte contre Boleslaw Chrobry, traditionnel allié de l’empire et prince chrétien, suscite beaucoup de réticences de la part de la

25

Sur ce point, G. Bührer-Thierry, Évêques et pouvoir..., op. cit., p. 188-191. Thietmar, I, 10. 27 Thietmar, III, 15-20. La phrase qui clôt le chapitre 16 : Sed quae res destruccionem hanc subsequerentur, lector attende ! annonce les deux catastrophes de 982-983. Cf. L. Weinrich, « Der Slawenaufstand von 983 in der Darstellung des Bischofs Thietmar von Merseburg », dans D. Berg et H.W. Goetz (éd.), Histogriographia Medievalis. Festschrift für Fr. J. Schmale zum 65. Geburtstag, Darmstadt, 1988, p. 77-87. 28 H.  Beumann, «  Laurentius und Mauritius. Zu den missionspolitischen Folgen des Ungarnsieges Ottos des Grossen », dans H. Beumann (éd.), Festschrift für W. Schlesinger, t. II, Cologne-Vienne, 1974 (Mitteldeutsche Forschungen, 74/II), p. 238-275. 26

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noblesse saxonne, mais aussi de l’épiscopat29. Cette réticence est d’autant plus grande que la guerre contre Boleslaw se double d’une alliance militaire avec les peuples slaves restés païens – ou retournés au paganisme – et fédérés sous le nom de Liutizes : mais contrairement à Brunon de Querfurt qui condamne ouvertement cette alliance dans une célèbre lettre destinée à l’empereur30, Thietmar présente les Liutizes sans attaquer frontalement la politique d’Henri II. Thietmar de Mersebourg, Chronicon, VI, 23-25 « Un jour avant que nous atteignions l’Oder, les Liutizes, marchant derrière leurs dieux (deos), nous rejoignirent. [23] Parler de ces Liutizes me remplit d’horreur, et pourtant, pour que tu connaisses, cher lecteur, la vaine superstition (superstitio) et le culte vide de sens de ce peuple, je vais quand même brièvement expliquer qui ils sont et d’où ils viennent. Dans le pays des Rédariens (in pago Ridiedirierun), se trouve une cité fortifiée (urbs) construite sur trois côtés (tricornis) et qui possède trois portes, nommée Ridegast. Elle est entourée d’une grande forêt que les habitants du lieu considèrent comme sacrée (venerabilis). Deux de ses portes sont ouvertes à tous. La troisième, qui est la plus petite et qui se trouve à l’est, ouvre sur un chemin qui conduit à un lac à l’aspect lugubre. À l’intérieur de la cité se trouve seulement un temple (fanum) de bois sculpté par les hommes, dont la base est formée de cornes de bêtes diverses. À l’extérieur, pour autant qu’on puisse le voir, les murs sont ornés de diverses images des dieux et des déesses gravées dans le bois. Mais à l’intérieur, on trouve des dieux faits de main d’homme, dont les noms sont inscrits, revêtus de casques et de cuirasses qui leur donnent un aspect terrifiant : le premier d’entre eux est Zuarasic que tous les païens (a cunctis gentilibus) honorent et vénèrent avant tous les autres. On n’a le droit de prendre leurs bannières (vexilla) qu’en cas d’expédition militaire, et alors ce sont des guerriers à pied qui viennent les chercher. [24] Les habitants du lieu (indigenis) ont institué là des prêtres (ministri) particuliers pour entretenir soigneusement ce sanctuaire. Quand ils se rassemblent tous là pour sacrifier aux idoles et calmer leur colère, seuls les prêtres sont assis, tandis que tous les autres doivent se tenir debout : les prêtres murmurent en secret, et, tout agités de tremblements, ils creusent la terre pour obtenir, par le jet des sorts (sortes), des certitudes 29

G. Althoff, Adels- und Königsfamilien im Spiegel ihrer Memorialüberlieferung, Munich, 1984, p. 116-117. 30 Brunon de Querfurt, Epistola ad Heinricum Regem, J. Karwasinska (éd.), (Monumenta Poloniae Historica N.S. 4/3), Varsovie, 1973, p. 97-102. Sur la différence d’appréciation de cette alliance entre Brunon et Thietmar, H.D. Kahl, « Compellere intrare. Die Wendenpolitik Bruns von Querfurt… », op. cit., p. 177-274.

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aux marges du monde germanique sur les choses incertaines. Ensuite, ils recouvrent les sorts d’herbe verte, plantent deux lances en croix dans la terre, et amènent un cheval, plus grand que les autres et qu’ils vénèrent comme sacré : ils le conduisent par-dessus les lances avec une grande dévotion, et les réponses qu’ils ont obtenues par le jet des sorts, ils les font confirmer une nouvelle fois par la bête qu’ils considèrent comme divine. Et si le même présage apparaît dans les deux cas, on accomplit ce qu’il dit ; sinon, le peuple, attristé, abandonne l’affaire. Et parmi les nombreuses erreurs auxquelles ils croient depuis longtemps, on dit que quand une guerre civile (rebellio) longue et cruelle est imminente, un énorme sanglier sort du lac dont il a été question, les défenses blanches d’une écume luisante, et qu’il se roule avec délice dans la fange avec de terribles tremblements sous les yeux de nombreux témoins. [25] Chaque région de ce pays possède son propre temple (templum) où les païens (infideles) vénèrent chacun leur propre image des démons (simulacra demonum), mais, parmi toutes les cités (civitas), celle dont j’ai parlé tient la première place (principalem tenet monarchiam). C’est elle qu’ils viennent saluer quand ils partent en guerre, c’est elle qu’ils honorent de nombreuses offrandes quand ils reviennent victorieux et c’est là qu’on recherche avec soin, comme je l’ai dit, à l’aide des sorts et du cheval, ce que les prêtres doivent offrir aux dieux (diis) comme victime sacrificielle. Le sang des hommes et des bêtes adoucit leur fureur ineffable. Il n’existe pas de chef (dominus) présidant à l’ensemble de ceux qu’on appelle Liutizes. Quand ils se réunissent dans un plaid (placitum) pour régler les problèmes par conseil unanime (unanimi consilio), tous doivent se mettre d’accord sur les choses à accomplir. Si l’un d’entre eux contredit la décision, il est battu et, s’il continue de s’opposer, il peut soit perdre tous ses biens par l’incendie et le pillage continu, soit se racheter devant l’assemblée en payant une amende correspondant à son rang (pro qualitate). Ces gens sans foi (infidelem) et versatiles exigent des autres foi (fidem) et grande constance. Ils concluent la paix en se rasant le sommet du crâne et en donnant leurs cheveux et de l’herbe de la main droite. Mais ils sont prompts à rompre la paix et se laissent facilement corrompre par l’argent. Voilà les guerriers (milites), autrefois nos esclaves (servi) mais libres aujourd’hui comme rançon de notre iniquité, qui se rendaient comme troupe auxiliaire auprès de notre roi, en compagnie de leurs idoles (tali comitatu). Fuis leur compagnie et leur culte, cher lecteur ! Écoute et suis plutôt les commandements de l’Écriture ! Et si tu connais la profession de foi de l’évêque Athanase et si tu t’en souviens, tu pourras prouver en vérité que toutes les choses que j’ai évoquées ne sont rien. »

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Les Liutizes identifiés à leurs dieux Thietmar ne s’explique pas sur le terme de « Liutizes », qui désigne moins une ethnie qu’un ensemble de peuples et viendrait de la racine slave ljutu, « féroce »31. Il ne les définit non plus comme des « Slaves », mais avant tout comme des païens : la phrase d’ouverture et la structure même du passage montrent à l’évidence que ces alliés de l’armée impériale se définissent d’abord par leur paganisme et s’identifient aux dieux derrière lesquels ils marchent. C’est pourquoi la description du sanctuaire de Réthra et des cultes qui s’y déroulent occupe la place la plus importante. Ce sanctuaire de Réthra a fait l’objet de nombreuses recherches concernant son emplacement  : la localisation extrêmement vague qu’en donne Thietmar ne permet guère de le situer exactement et, malgré de nombreuses campagnes archéologiques, on n’en a jamais retrouvé la trace avec certitude32. Le sanctuaire lui-même est décrit avec des termes tirés du latin le plus classique : à l’exception de fanum pour désigner le temple luimême, tous les autres termes peuvent renvoyer aussi bien à une réalité chrétienne : urbs, civitas, templum, vexilla. C’est la localisation et la forme même de ce sanctuaire qui procurent une impression d’étrangeté : la construction au bord d’un lac « à l’aspect lugubre » d’où sort le prodige du sanglier, la forêt sacrée qui entoure le sanctuaire et la forme « triangulaire » de la construction. Le lac et la forêt font partie des éléments classiques de localisation des lieux de culte slaves tels qu’on les connaît aussi par d’autres sources, notamment la chronique d’Helmold de Bosau33, et par l’archéologie34. Le sanglier écumant qui renvoie explicitement à la guerre civile, c’est-à-dire à la discorde, me semble être une des nombreuses images stigmatisant le paganisme comme œuvre du diable : si le sanglier, comme tous les animaux, peut avoir des connotations ambivalentes, il représente avant tout dans la tradition chrétienne

31

M. Hellmann, « Grundzüge der Verfassungsstruktur der Liutizen », dans H. Ludat (dir.), Siedlung und Verfassung der Slawen zwischen Elbe, Saale un Oder, Giessen, 1960, p. 103-113. 32 Voir les mises au point dans R. Schmid, « Rethra. Das Heiligtum der Lutizen als HeidenMetropol », dans Festschrift für W. Schlesinger…, op. cit., p. 366-394 et L. Dralle, « Rethra. Zu Bedeutung und Lage des redarien Kultortes », dans Jahrbuch für die Geschichte Mittel-und Ostdeutschlands 33, 1984, p. 37-61. 33 Voir par exemple la description du sanctuaire de Prove, près d’Oldenbourg, par Helmold de Bosau, Chronica Slavorum, B. Schmeidler (éd.), Hanovre, 1937, I, 84, p. 159-160. 34 Par exemple dans J. Herrmann, « Einige Bemerkungen zu Tempelstätten und Kultbildern im Nordwestslawischen Gebiet », dans Archeologia Polski 16, 1971, p. 525-540.

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l’animal qui détruit la vigne du Seigneur (Ps.79, 14) et il est, à ce titre, un des animaux emblématiques des païens35. L’aspect « triangulaire » de la construction, plus curieux, a suscité de nombreux commentaires36  : doit-on comprendre que tricornis s’applique au site lui-même ou à la construction  ? Et que doit-on entendre par une construction « à trois cornes » ? Tricornis est un adjectif dont on ne trouve guère d’autres occurrences : en revanche, l’idée de la corne symbole des orgueilleux est bien présente dans l’œuvre de Thietmar, dans un passage qui n’a rien à voir avec les païens, mais qui stigmatise la morgue des grands laïques qui « donnent de la corne » (cornupeta)37. Si l’on s’en tient à cette interprétation, on peut voir dans l’urbs tricornis des Liutizes une image de l’arrogance que l’évêque de Mersebourg reproche explicitement à ces païens qui « étaient autrefois nos esclaves ». Enfin, si on considère cette description dans sa dimension symbolique, on peut faire de ces trois cornes une triade diabolique, une image inversée de la Trinité : cette hypothèse de Roderich Schmidt38 me semble confortée par la mention explicite du Symbole d’Athanase comme texte de référence pour les chrétiens. En effet, le Symbole est devenu une profession de foi fondamentale qu’on récite – ou chante – dans les églises de Germanie tous les jours, et met nettement l’accent sur la doctrine de l’Incarnation mais surtout de la Trinité39  : ainsi, pour lutter efficacement contre les païens et se protéger de leur influence néfaste, il faut avoir assimilé le Symbole d’Athanase qui affirme que « celui qui veut être sauvé » – Quicumque vult saltus esse... – doit croire d’abord en la Trinité, dont la triade cornue des païens serait une image inversée, une déformation diabolique. On ne peut qu’être frappé du fait qu’un autre évêque « de la frontière », Ansgar de Brême, lors de son agonie en 865, a demandé explicitement à ses clercs, qui s’apprêtaient à entonner les psaumes, de chanter plutôt le Te Deum et le Symbole d’Athanase40. Le temple renferme comme il se doit des idoles monstrueuses, au sens d’abord où leur aspect est terrifiant et leur fureur inextinguible. Thietmar ne décrit aucun culte spécifique, si ce n’est l’allusion au 35

Par ex. Augustin, Ennarationes in psalmos LXXIX, 11, CCL SL XXXIX, Turnhout 1990, p. 1116. 36 Voir l’ensemble de la discussion dans R. Schmid, « Rethra… », op. cit., p. 379-391. 37 Thietmar, VIII, 23. 38 R. Schmid, « Rethra… », op. cit., p. 391. 39 Dictionnaire de théologie catholique, I/2, col. 2178-2187. 40 Rimbert, Vita Anskarii, cap. 41, MGH SS II, p. 723.

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sacrifice sanglant et, comble de l’abomination, au sacrifice humain réclamé par ces dieux, pratique qui est d’ailleurs bien attestée par toutes sortes de sources41. Thietmar est nettement plus prolixe sur les pratiques divinatoires, qui semblent être au cœur du culte païen, notamment le jet des sorts et l’usage du « cheval mantique », deux éléments qui ne sont pas du tout spécifiques du monde slave42 : rappelons simplement que le chapitre 13 de l’Indiculus superstitionum de 743 interdit l’usage de la divination au moyen des oiseaux, des chevaux ou des bœufs43. On sait d’ailleurs que l’observation et l’interprétation des signes de toutes sortes est considérée, depuis les Pères, par tous les auteurs chrétiens comme emblématique du paganisme dans sa dimension de « superstition »44. Enfin, il semble que ces idoles aient surtout une fonction guerrière puisqu’elles possèdent des bannières – vexilla – qu’on va chercher selon un rite particulier à chaque départ en campagne : les Liutizes marchent au combat derrière leurs dieux, comme les chrétiens marchent derrière la bannière de saint Maurice ainsi que le dit explicitement Brunon de Querfurt45. En 1017, lors d’un siège manqué contre les troupes de Boleslaw qui ont fait ériger une croix gigantesque pour obtenir la protection divine contre les païens, un des hommes du marchio Hermann de Meißen lance des pierres et endommage gravement l’un de ces vexilla, au point que les Liutizes veulent se retirer et qu’Henri II est obligé de leur payer un dédommagement de 12 talents pour qu’ils maintiennent leur alliance46. Ces éléments montrent la prééminence du culte et du sanctuaire de Réthra dans l’organisation sociale des Liutizes, telle qu’elle est décrite par Thietmar.

41 L.P. Slupecki, « Au déclin des dieux slaves », dans Clovis, histoire et mémoire…, op. cit., p. 289-314, ici p. 309. 42 A. Mayer, « Das mantische Pferd lateinischen Texten des Mittelalters », dans B. Bischoff (éd.), Liber Floridus. Mittellateinische Studien Paul Lehmann zum 65. Geburtstag gewidmet, St Ottilien, 1950, p. 131-151. 43 MG LL II, 1, Cap. Reg. Fran. I, Hanovre, 1883, n° 108, p. 223, cap. 13. 44 D. Harmening, Supersititio. Überlieferungs- und theoriegeshichtliche Untersuchungen zur kirchlichtheologischen Aberglaubensliteratur des Mittelalters, Berlin, 1979. 45 Brunon de Querfurt, Epistola ad Heinricum Regem…., p. 99. Sur l‘usage des bannières dans le haut Moyen Âge, cf. H.  Reichert, «  Feldzeichen  », dans Reallexikon der Germanischen Altertumskunde VIII, col. 307-326. 46 Thietmar, VII, 64.

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Un peuple sans État Cette prééminence repousse au second plan l’organisation sociale des Liutizes qui termine la description de Thietmar : contrairement aux Polonais, aux Bohêmes, aux Moraves, les Liutizes n’ont jamais réussi à mettre sur pied un État qui permette de se représenter ce peuple comme une véritable entité politique47. Toutes les descriptions de l’organisation sociale des Liutizes s’accordent avec celles de Thietmar, pour faire de cette « fédération » un conglomérat de tribus n’obéissant pas à un chef mais prenant des décisions au sein de larges assemblées où est recherché le consentement unanime : si ces rassemblements périodiques ne sont pas sans rappeler ceux des Saxons à Marklo avant la christianisation de la Saxe et son intégration dans le monde carolingien48, la façon dont s’exprime Thietmar est tout à fait exceptionnelle car, s’il dit bien que les Liutizes ne connaissent pas de chef, il accorde à la cité de Réthra un rôle de premier plan dans l’organisation politique en la désignant comme « celle qui est au sommet » et en employant le terme de monarchia dont c’est l’unique occurrence dans toute la Chronique. Le temple de Réthra serait donc le seul à constituer à la fois un lieu de rassemblement cultuel et un centre politique dans une formation dépourvue de dominus. Que fautil penser de cette affirmation ? On a depuis longtemps reconnu que le problème de l’organisation sociale et institutionnelle des Liutizes était un des plus compliqués de tous les peuples slaves49, notamment en raison de la variabilité des noms donnés à ces peuples résidant entre l’Elbe et l’Oder. Mais si on s’en tient à la description de Thietmar, on observe que la lutte des Liutizes contre le processus de christianisation et d’intégration à l’Empire saxon passe à la fois par le renforcement du culte païen et par la volonté de promouvoir un système politique oligarchique plus que monarchique : en effet, Thietmar ne nie pas qu’il existe des priores, des grands, parmi les Liutizes et qu’ils jouent un rôle fondamental au sein du placitum50, il insiste en revanche sur le fait qu’il n’existe pas de chef suprême coiffant l’ensemble de la fédération, donc pas de principe « monarchique ». Si on rapporte ces propos à ce que l’on sait des

47

F. Graus, Die Nationenbildung der Westslawen im Mittelalter, Sigmaringen, 1980, p. 74-75. K. Modzelewski, « Culte et justice. Lieux d’assemblée des tribus germaniques et slaves », dans Annales HSS, mai-juin 1999/3, p. 615-639. 49 M. Hellmann, « Grundzüge der Verfassungsstruktur der Liutizen »…, op. cit., p. 103. 50 Thietmar, VII, 64 : sed habito post communi suimet placito a prioribus suis convertuntur. 48

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« réactions païennes » qui se sont développées dans la même région depuis 983, on conclura que Thietmar n’a pas tort de voir dans ces païens non seulement des détracteurs de la foi du Christ, mais aussi des opposants farouches à toute tentative de construction d’un État princier sur le modèle carolingien-ottonien51. Une telle description des païens, alliés de l’empire au début du XIe siècle, représente sans doute un tournant dans l’historiographie, dans la mesure où Thietmar est un des premiers auteurs à saisir ces païens dans leur réalité propre et pas seulement dans le cadre de la mission52. Mais il en donne quand même une image inversée de la société chrétienne : des sacrifices sanglants offerts à une multitude de dieux et une vacance du pouvoir au sommet de la société qui ne peut engendrer qu’instabilité et désordre, idées sur lesquelles il termine sa description, avant d’exhorter son lecteur à ne pas fréquenter ces païens et à conforter sa foi par la récitation du Symbole d’Athanase. En tant qu’évêque, mais aussi en tant qu’historiographe, Thietmar sait qu’il n’existe qu’une seule Histoire, celle du Salut : les païens sont d’abord un instrument dans la main de Dieu pour punir les pécheurs53, comme le montre la formule tirée de l’Évangile qu’il utilise pour expliquer la révolte de 983. Si « Dieu fait tomber la pluie sur les justes et les injustes »54, cela signifie que les païens ne peuvent jamais se glorifier d’avoir été entendus par le Seigneur, conformément au commentaire qu’en donne Augustin55. Si donc Henri II en a fait temporairement ses auxiliaires dans la lutte contre Boleslaw, ce n’est que la « rançon de l’iniquité » qui pèse sur l’empire depuis la fin du règne d’Otton Ier que Thietmar présente comme un véritable « âge d’or » et que l’empereur doit s’efforcer de restaurer, comme il l’a fait du siège de Mersebourg, qui demeure un des pivots de la lutte contre les païens. De ce point de vue, Thietmar fait partie des évêques qui décrivent volontiers la frontière comme lieu de l’affrontement, mais aussi – même s’il n’en est pas totalement conscient – comme lieu d’interpénétration de mondes différents. S’il ne peut être question ici de prendre en considération l’ensemble des territoires de marche du 51

Voir ici chap. XII. L. von Padberg, « Geschichtschreibung und kulturelles Gedächtnis », dans Zeitschrift für Kirchengeschichte, 105/2, 1994, p. 156-177, ici p. 161. 53 Thietmar, III, 17. 54 Matth. 5, 45 : Pluit Deus super iustos et injustos. 55 Augustin, Enn. in Psalmos XCVIII, 14…, op. cit., p. 1392 : Noli ergo gloriari, pagane, quia te clamante ad Deum, pluit Deus, qui super iustos et iniustos pluit. Sur la connaissance d’Augustin par Thietmar, H. Lippelt, Thietmar…, op. cit., p. 73. 52

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monde germanique, on illustrera la diversité des situations en s’appuyant principalement sur la région comprise entre l’Elbe, la Havel au nord et le diocèse de Meißen au sud. L’évêque de la frontière, archétype de l’évêque d’empire L’importance stratégique des diocèses frontaliers peut laisser penser que les évêques nommés sur ces sièges, toujours fermement tenus en main par le pouvoir royal, sont de parfaits archétypes de l’évêque d’empire : le roi ne pouvait laisser échapper le contrôle de diocèses qu’il avait lui-même fondés, souvent au prix d’une longue lutte avec l’épiscopat, comme c’est notoirement le cas de Magdebourg qui devient, dès la fin du règne d’Otton Ier, le point stratégique de toute la politique orientale. Parallèlement, l’école cathédrale et le chapitre de Magbebourg deviennent une pépinière d’où sortent de très nombreux évêques56, parmi lesquels beaucoup ont été également chapelains du roi avant d’être pourvus d’un siège épiscopal57. En outre, ces évêques doivent remplir un service militaire extrêmement contraignant puisqu’ils participent activement à la défense des territoires situés à l’est de l’Elbe : à Meißen, siège épiscopal fondé par Otton Ier en 968 à l’emplacement de la forteresse royale érigée par Henri Ier en 929 sur un point stratégique de l’Elbe, l’évêque partage la résidence avec le marchio et le Burggraf royal. En ce lieu très éloigné des zones de colonisation germanique, la sécurité de Meißen supposait en effet une garde de la forteresse que se partageaient les grands de Saxe orientale, y compris les évêques58. Tous ces évêques sont indéniablement des hommes du roi : mais tous n’occupent pas la même place à sa cour et dans son entourage. Jusqu’au début des années 990, c’est Giselher, évêque de Mersebourg puis archevêque de Magdebourg qui apparaît comme le personnage ecclésiastique le plus influent de la région59. Choisi comme évêque de Mersebourg en 970 par Otton Ier, alors qu’il était custos de la chapelle royale, sur la demande de l’archevêque Anno de Cologne, il est par56

C’est notamment le cas de Giselher de Mersebourg-Magdebourg, Adalbert de Prague et Thietmar de Mersebourg lui-même. 57 Par exemple les deux évêques de Meißen, Bouchard et Folkold, cf. J. Fleckenstein, Die Hofkapelle der deutschen Könige, II, op. cit., p. 51-53. 58 C. Lübke, « Die Burg Meißen » dans Europas Mitte um 1000.   … II, op.cit., p. 701-702 ; G. Billig, Die Burgwardorganisation im obersächsich-meißnischen Raum. Archäologisch-archivalisch vergleichende Untersuchungen, Berlin, 1989. Voir carte p. 384. 59 Sur ce personnage, cf. D. Claude, Geschichte des Erzbistums…, op. cit., p. 137-213.

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ticulièrement actif à la cour d’Otton II qu’il accompagne en Italie à partir de 980. Il est donc plus souvent à la cour que dans son diocèse et ne reçoit pas moins de sept donations royales entre 973 et 981. À la fin de l’année 980, à Pavie, il apparaît pour la première fois dans un diplôme royal comme intervenant en faveur d’un tiers, en l’occurrence l’église épiscopale de Coire, avec l’impératrice Théophano, le duc Otton de Souabe et l’évêque Hiltibold de Worms qui est le chancelier d’Otton II60 : on peut donc dire qu’il appartient au très petit cercle des familiers de l’empereur Otton, il fait partie de ses conseillers les plus proches. C’est pourquoi l’ambassade des Magdebourgeois, formée de chanoines et de milites, qui se rend auprès du roi pour l’informer du choix qu’ils ont fait d’un nouvel archevêque au décès d’Adalbert en juin 981, sollicite l’entremise de Giselher pour accéder au souverain61. Ce dernier en profite alors pour réclamer à Otton II le siège vacant pour son propre compte, arguant de sa fidélité et des nombreux services qu’il a rendus. Otton II accède à sa demande et le 11 septembre 981, le diocèse de Mersebourg est officiellement dissous par un synode romain présidé par le pape Benoît  VII, de manière à pouvoir opérer la translation de Giselher sur le siège de Magdebourg62. Giselher entre à Magdebourg le 30 novembre 981 en compagnie de l’évêque Thierry de Metz : on ne sait rien de son intronisation mais il semble qu’il ne soit pas resté dans sa cité épiscopale plus d’une dizaine de jours, car on le voit à nouveau à la cour impériale en Italie du sud, à plus de deux mille kilomètres, dès le mois de janvier 982. Jusqu’en juin 983, il déploie une grande activité à la cour, intervenant très souvent en faveur de tiers. C’est l’annonce de la grande révolte des Slaves qui le contraint à rentrer en Germanie où il prend part en août 983 à la grande bataille sur la rivière Tanger qui permet de sécuriser la rive gauche de l’Elbe : Thietmar, qui rapporte le déroulement de ce combat auquel son propre père a pris part, nomme les évêques 60

MGH DD, Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, II/1, DO II 237 du 5 décembre 980 à Pavie, p. 265. 61 G.  Althoff, «  Magdeburg-Halberstad-Merseburg. Bischöfliche Repräsentation und Interessenvertretung im ottonischen Sachsen », dans Herrschaftsrepräsentationen im ottonischen Sachsen, Sigmaringen, 1998 (VuF XLVI), p. 267-294, a fait un long commentaire de cette ambassade et conclut que la description de Thietmar correspond tout à fait aux règles établies pour s’approcher du souverain. 62 Sur la question de cette translation épiscopale et les problèmes qu’elle pose, E.D. Hehl, «  Merseburg – eine Bistumsgründung unter Vorbehalt. Gelübde, Kirchenrecht und politischer Spielraum im 10. Jahrhundert  », dans Frühmittelalterliche Studien 31, 1997, p. 96-119.

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Giselher de Magdebourg et Hildeward d’Halberstadt en tête de l’armée qui compte plusieurs marchiones et de nombreux comtes, comme s’ils avaient pris la tête des opérations militaires63. La succession difficile d’Otton II et la situation catastrophique aux frontières orientales ne semblent pas avoir entamé l’influence de Giselher à la cour impériale jusqu’en 995. Pourtant l’archevêque de Magdebourg a soutenu très longtemps la candidature du duc Henri le Querelleur en qui il voyait certainement un meilleur défenseur de la frontière que le jeune Otton  III  : il le reçoit officiellement à Magdebourg le dimanche des Rameaux de l’an 984, et fête Pâques en sa compagnie à Quedlinbourg avec le duc Mieszko de Pologne et le duc Boleslaw de Bohême. Dans cette configuration Giselher apparaît comme un des chefs incontournables de la politique orientale de l’empire, dont le but est, pour l’heure, d’arrêter la « réaction païenne » en s’appuyant sur les princes slaves récemment convertis, ce qui suppose de faire collaborer les princes polonais et tchèques qui sont en compétition ouverte pour le contrôle de la région64. Cette politique est essentiellement faite de lutte armée contre les païens, lutte à laquelle tous les évêques de la frontière et notamment l’archevêque de Magdebourg participent activement  : comme au début du Xe siècle, Magdebourg redevient un poste avancé en territoire slave et toute la partie septentrionale de sa province ecclésiastique demeure fermée à l’évangélisation pour plus d’un demi-siècle. Dans ce cadre, le rôle de l’archevêque de Magdebourg était moins de diffuser la mission que de demeurer le fer de lance de la protection de l’empire chrétien et le centre responsable de toute l’organisation ecclésiastique des régions orientales65, et ce rôle de bastion chrétien face aux slaves païens apparaît comme un des éléments constitutifs de l’identité du clergé de Magdebourg66. Tous ces éléments peuvent conduire à une conception de la frontière qui 63 Thietmar, III, 19  : Conveniunt episcopi Gisillerus et Hilliwardus cum marchione Thiedrico caeterisque comitibus… 64 Sur le contexte général, cf. J. Fried, Otton III und Boleslaw Chrobry : das Widmungsbild des Aachener Evangeliars, der Akt von Gnesen und das frühe polnische und ungarische Königtum, Stuttgart, 1989 et K. Görich, « Eine Wende im Osten : Heinrich II. und Boleslaw Chrobry », dans Otto III-Heinrich II. : Eine Wende ?, op. cit., p. 95-167. 65 W. Georgi, « Die Bischöfe der Kirchenprovinz Magdeburg zwischen Königtum und Adel im 10. und 11. Jahrhundert  », dans F.R.  Erkens (éd.), Die früh-und hochmittelalterliche Bischofserhebung im europäischen Vergleich, Cologne, 1998, p. 83-137. 66 St. Patzold, « L’archidiocèse de Magdebourg. Perception de l’espace et identité », dans Fl. Mazel (dir.), L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe s.), Rennes, 2008, p. 167-194.

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serait avant toute chose une frontière religieuse, opposant païens et chrétiens. Fluidité des identités religieuses à la frontière Pourtant, les difficultés des années 983-984 nous permettent de percevoir une image de la frontière beaucoup plus complexe : loin de se résumer à une « ligne » sur laquelle s’affronteraient païens et chrétiens, ou encore slaves et germaniques, elle se présente comme un large espace ponctué de places fortes et de cités épiscopales qui sont autant d’enjeux dans la compétition entre les puissants, comme l’illustrent les cas de Meißen et de Brandenbourg. La grande révolte slave de juin 983 a provoqué la destruction de toutes les églises épiscopales fondées à l’est de l’Elbe, notamment celle de Brandenbourg, ainsi que le rapporte Thietmar de Mersebourg67 ; en revanche, l’église épiscopale de Meißen, située sur la rive gauche de l’Elbe, jouit d’une tranquillité relative, bien que sa situation géographique ne la mette pas à l’abri des luttes entre les puissants de la région. En effet, lorsque Henri le Querelleur se soumet finalement à Otton III en juin 984, il raccompagne son allié Boleslaw « depuis la frontière jusqu’à Mügeln, à travers les pagi des Nisanes et des Daleminziens68 ». C’est sur ce chemin du retour qu’un des chevaliers du duc Boleslaw parvient par ruse à s’emparer de la forteresse de Meißen avec la complicité des habitants : non seulement le marchio Rikdag est assassiné, mais l’évêque Folkold est chassé de son siège par la population69. Il est tout à fait remarquable que Thietmar mentionne les habitants de la forteresse, très majoritairement des Slaves appelés dans les sources Vethenici, comme une véritable force politique dont on peut estimer que la prise de position en faveur de Boleslaw contre le marchio et l’évêque repose sur le rejet de la politique fiscale mise en place par les Ottoniens. On sait notamment qu’Otton II avait concédé à l’évêque de Meißen la totalité des tonlieux levés sur l’Elbe entre Meißen et Belgen, mais aussi le dixième de tous les revenus obtenus par les habitants de la forteresse par un diplôme donné en février 98370. La concession de tels revenus était d’autant plus importante

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Thietmar, III, 17. Thietmar, IV, 5 : … a finibus suis per Niseni et Deleminci pagos usque a Mogelini ducitur. 69 Thietmar, IV, 6 : A quo Wolcoldus antistes vulgi instinctu varii expellitur… 70 DO II 184, du 27 février 983 à Francfort, p. 208 : Igitur post haec statuimus ut omnes qui in eodem burgwaro habitent, omnem decimationem rerum suarum, scilicet frugum pecudum pecuniarum 68

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que l’église de Meißen ne disposait à l’origine d’aucun domaine foncier propre, sa fondation étant établie sur la donation de droits royaux71, comme c’était le cas de la plupart des églises établies à l’est de l’Elbe et qui étaient, de ce fait, entièrement dépendantes de la politique royale. En revanche, le renvoi de l’évêque Folkold ne s’accompagne pas ici d’un retour au paganisme, ni d’une persécution des chrétiens contrairement à ce qui se passe à Brandenbourg au même moment : la forteresse y est prise tandis que l’évêque Folkmar et le marchio Dietrich s’enfuient à grand-peine, le clergé est capturé et l’église mise à sac. Il est probable, si on suit Thietmar, qu’en lieu et place de l’église on ait alors érigé un sanctuaire païen72 comme le cas est clairement attesté par l’archéologie à Oldenbourg, où la réaction païenne de 983 s’est concrétisée par l’érection d’une idole exactement à l’emplacement de l’autel : on y a en effet retrouvé un socle de pierre de deux mètres sur deux et d’un mètre de haut, comportant en son centre un trou où devait être fichée une idole de bois73. L’évêque de Mersebourg indique pourtant que « malheureusement non seulement les païens mais aussi des chrétiens vantèrent cette transformation74 », ce qui peut sans doute s’appliquer aux chrétiens « retournant » au paganisme, mais aussi à ceux qui, tout en souhaitant rester chrétiens, réprouvent l’action politique et surtout fiscale du roi germanique, de l’Église et des marchiones. La frontière qui sépare les groupes n’est pas forcément religieuse dans cette société imprégnée d’une grande fluidité. Fluidité des fidélités à la frontière Or cette fluidité n’est pas seulement religieuse, elle concerne aussi les fidélités qui apparaissent d’autant plus mouvantes qu’il est facile

vestimentorum mellis et crusinarum nec non quod Theutonici dicunt uvarcophunga et talunga familiarum et omnium utilitatum quibus mortales utuntur, in eandem Misnensem civitatem deo sanctoque Iohanni ewangelistae et sancto Donato martiri ; omni ambiguitate procul remota, persolvant referant et reddant. Sur cette question, S.  Rossignol, «  Dominatio regionis. Die Politik der Ottonen gegenüber den Slawen an Elbe und Ostsee in komparatischer Sicht  », dans Ethnographische-Archäologische Zeitschrift, 48, 2007, p. 225-260. 71 W. Schlesinger, « Verfassung und Wirtschaft des mittelalterlichen Bistums Meißen », dans Herbergen der Christenheit, Das Hochstift Meißen, Berlin, 1973, p. 33-53. 72 Thietmar, III, 17 : Vice Christi et piscatoris eiusdem venerabilis Petri varia demoniacae heresis cultura deinceps veneratur… 73 I. Gabriel, « Starigard-Oldenburg », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., . II, p. 658-661. 74 Thietmar, III, 17 : …flebilis haec mutacio non solum a gentilibus, verum etiam a christianis extollitur.

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de jouer d’une autorité contre une autre, ce qu’illustre particulièrement bien l’histoire du miles Kizo à Brandenbourg. Thietmar semble avoir bien connu ce personnage, également attesté par les Annales d’Hildesheim75 : il le décrit comme un chevalier du marchio Dietrich passé « à l’ennemi », c’est-à-dire à la coalition païenne des Slaves, parce que le marchio le traitait mal et qu’il ne voyait pas comment il pourrait obtenir son droit76. On retrouve ici l’idée, chère à Thietmar, que le marchio Dietrich, par sa cupidité et sa brutalité, est largement responsable de la révolte de 98377. Or, après la prise de Brandenbourg, les Slaves confient la garde de la forteresse à ce Kizo, manifestant ainsi une grande confiance en sa nouvelle fidélité. Pourtant, Kizo finira en 993 par revenir dans le giron impérial, trahissant une nouvelle fois en livrant à l’empereur la forteresse de Brandenbourg que les marchiones et les comtes de la région parviennent à reprendre. Kizo vient alors, selon les règles78, demander sa grâce au palais de Quedlinbourg où dans un premier temps, il est sanctionné par la perte de la forteresse mais aussi de son épouse – probablement envoyée au monastère – et de ses vassaux  ; mais à une date ultérieure, qu’on ignore, « tout lui fut restitué, à l’exception de la forteresse »79 où siège désormais un des vassaux de Kizo, nommé Boliliut, d’origine slave, reconnu par le souverain germanique. Peu de temps après, Kizo fut assassiné avec les siens80. Cette histoire rapportée par Thietmar montre l’exacerbation de la compétition entre les milites pour la détention d’une place fortifiée 75

Annales Hildesheimenses, anno 991-993, G. Waitz (éd.), MGH in usum schol., Hanovre, 1878, p. 25-26. 76 Thietmar, IV, 22 : Fuit in nostra vicinitate quidam miles inclitus, Kiza nomine, qui a merchione Thiedrico aliter, quam sibi placeret, habitus est. Ob hoc et quia facultas suae nequaquam pietati suppeteret, ad hostes perrexit nostros. 77 Thietmar, III, 17  : Gentes, quae suscepta christianitate regibus et imperatoribus tributarie serviebant, superbia Thiedrici ducis aggravatae presumpcione unanimi arma commoverant. Sur ce thème, L. Weinrich, « Der Slawenaufstand von 983 in der Darstellung des Bischofs Thietmar von Merseburg », op. cit., ici p. 79. On retrouve la même idée chez Adam de Brême qui met la révolte des Abodrites au compte d’une insulte proférée par Dietrich à l’encontre de leur prince Mistivoj qu’il aurait traité de « chien ». Sur ce thème, voir ici chap. X. 78 Sur la deditio, G. Althoff, « Das Privileg der deditio. Formen gütlicher Konfliktbeendigung in der mittelalterlichen Adelsgesellschaft », dans Id., Spielregeln der Politik. Kommunikation in Frieden und Fehde, Darmstadt, 1997, p. 99-125. 79 Thietmar, IV, 22 : Post haec Kizo ad Quidilingaburg cum veniret, civitatem suam cum uxore et satellitibus suis perdidit ; quae omnia urbe excepta post recepit. 80 Ibid : Kizo… optimus miles cum suis interfectus est. Sur l’histoire complexe de la forteresse de Brandenbourg, Kl. Grebe, « Brandenburg an der Havel », dans Europas Mitte um 1000, op. cit., . I, p. 274-277 et H. Ludat, An Elbe und Oder um das Jahr 1000. Skizzen zur Politik des Ottonenreiches und der slawischen Mächte in Mitteleuropa, Cologne-Vienne, 1971, p. 42-51.

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dans ce contexte de guerre permanente, mais elle montre aussi la fluidité des fidélités et la recomposition incessante des pouvoirs à la frontière, d’autant mieux que l’évêque de Mersebourg ne semble pas s’en formaliser : s’il est très critique à l’égard de Boliliut dont il estime qu’il tient «  injustement  » la forteresse de Brandenbourg81, il ne condamne nulle part l’attitude de Kizo qu’il qualifie au contraire de miles inclitus, puis d’optimus miles. Si l’épithète optimus reste fort rare dans la chronique de Thietmar82, on y trouve fréquemment l’adjectif inclitus, qui qualifie très majoritairement soit les membres les plus éminents de l’aristocratie depuis le roi83 jusqu’aux marchiones84 en passant par les ducs85, soit les saints, confesseurs et martyrs86. En revanche l’épithète s’applique plus rarement aux simples milites : outre Kizo, elle qualifie seulement Hodo le Jeune87 et Héric le Superbe88, trois personnages qui entretiennent des relations étroites avec le monde slave et sont emblématiques de cette société de frontière. Hodo le Jeune mérite sans doute l’épithète d’inclitus par son ascendance illustre, car s’il n’est pas le fils du marchio Hodo qui tenait la marche orientale de Saxe, son nom même indique une parenté proche, tout comme le fait qu’il combatte aux côtés de Siegfried, le fils du marchio Hodo lors de l’attaque menée en 1015 par les troupes impériales contre Boleslaw Chrobry. Or tous deux ont été accusés par l’empereur d’entretenir une grande familiarité avec le prince polonais, accusation dont Thietmar estime qu’ils se sont purgés en combattant vaillamment, ce qui coûte la vie à Hodo le Jeune89. Mieszko, le fils de Boleslaw qui commandait les troupes polonaises, trouve le cadavre de Hodo et pleure amèrement le décès de celui qui avait été

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Thietmar, IV, 64 : … iniusto provisore civitatis Boliliuto… On ne trouve qu’une seule autre occurrence, pour qualifier un miles de Lotharingie tué dans une faide, cf. Thietmar, VIII, 27. 83 Henri II dans le contexte de son couronnement impérial, cf. Thietmar, VII, 1. 84 Le marchio Rikdag de Meißen (979-985) lors de son assassinat, cf. Thietmar, IV, 5 ou encore le marchio Hodo qui tenait la marche orientale de Saxe (965-993) également lors de son décès, cf. Thietmar, IV, 60. 85 Par exemple, Henri le Querelleur en 995, cf. Thietmar, IV, 20 ou encore Ernst de Souabe, inclitus dux Alamanniae, cf. Thietmar, VII, 14. 86 Par exemple, Thietmar, IV, 28 (Adalbert) ; IV, 72 (Veit) ; VII, 3 (Colomban de Bobbio et Attale). 87 Thietmar, VII, 18 : Hodo inclitus iuveni… 88 Thietmar, VIII, 31 : Heric miles inclitus… 89 Thietmar, VII, 18 : Hic cum Sigfrido, Hodonis filio marchionis, ab imperatore accusatus, eo quod Bolizlovo nimis familiaris actenus fuisset, eodem die viriliter se expurgant. 82

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« son gardien et son compagnon » l’année précédente90. Mieszko avait été fait prisonnier par Ulrich, le duc de Bohême auprès duquel il avait été envoyé en ambassade par son père Boleslaw, dans l’espoir de créer une alliance contre l’empereur : Ulrich avait emprisonné toute la délégation polonaise et l’avait livrée à l’empereur qui avait alors gardé Mieszko en otage pour faire pression sur Boleslaw91. C’est donc Hodo le Jeune qui avait été commis à sa garde et les liens tissés entre les deux hommes semblent avoir été suffisamment forts pour que l’empereur doute de la fidélité de son miles, dans un contexte où Mieszko luimême a rompu le serment de fidélité prêté à Henri II en 1013. L’amitié qui liait les deux hommes se marque aussi par le fait que Mieszko renvoie le corps défunt bene procuratum, c’est-à-dire sans l’avoir dépouillé de ses armes et ornements92. On sait que nombreux sont les liens, notamment matrimoniaux, entre les membres de l’aristocratie slave et les grands des marches orientales depuis la fin du Xe siècle : Mieszko, le père de Boleslaw, avait épousé Oda, la fille du marchio Dietrich ; Boleslaw lui-même avait épousé la fille du marchio Ekkehard de Meißen et le marchio Hermann avait pris pour femme Regilindis une fille de Boleslaw93, dessinant ainsi une vaste alliance entre les princes polonais et les Ekkehardiner, mais aussi les Billung94. Thietmar rapporte que la forteresse de Strehla, située sur l’Elbe en aval de Meißen, avait constitué la dos de Regilindis95. On sait aussi, par l’étude des nécrologes de Mersebourg, Magdebourg et Lünebourg, que ces alliances débouchaient également sur la construction d’une memoria commune au plus haut niveau de l’aristocratie96. Mais les liens entre les deux groupes ne se limitaient pas à la sphère la plus haute et pouvaient s’exprimer autrement que par l’échange des femmes : ils permettaient le développement d’une 90

Ibid : Sed cum Miesco eiusdem corpus cognosceret, quia eius apud nos fuerat custos et sodalis, multum flevit et id bene procuratum ad exercitum misit. C’est la seule occurrence du terme sodalis dans toute l’œuvre de Thietmar. 91 Sur ces évenements, rapportés aussi par Thietmar, VII, 10, voir D. Claude, Geschichte des Erzbistums Magdeburg..., op. cit., p. 287-289. 92 Même mention dans les Annales Quedlinburgenses anno 1015, G.H.  Pertz, MG SS  III, Hanovre, 1839, p.  83  : …  cuius cadaver, ut ferunt, a Misicone filio Bolizlavi lachrimabiliter sublatum, omnibus necessariis diligenter appositis, suis redditur reportandum. 93 Sur ces alliances, H.  Röckelein, «  Heiraten – ein Instrument hochmittelalterlicher Politik », dans A. Ranft (éd.), Der Hoftag in Quedlinburg 973, op. cit., p. 99-135. 94 G.  Althoff, Adels- und Königsfamilien im Spiegel ihrer Memorialüberlieferung. Studien zum Totengedenken der Billunger und Ottonen, Munich, 1984, p. 112-117. 95 Thietmar, V, 36 : [Bolizlavus] … ad Strelam civitatem, quia suae dos erat filiae, demandat, ut nec sibi quicquam timerent… 96 G. Althoff, Adels- und Königsfamilien im Spiegel ihrer Memorialüberlieferung, op. cit.

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société de frontière où s’enchevêtraient liens personnels et fidélités, sans égard pour l’origine des personnes. Une telle société représentait aussi un refuge pour ceux qui devaient fuir parce qu’ils s’étaient rebellés ou qu’ils avaient commis un crime : c’est le cas d’Héric « le Superbe », personnage inconnu par ailleurs97, dont Thietmar rapporte qu’il a été capturé en 1015, en Lusace, lors de la prise de la forteresse de Zützen, qui représentait un point stratégique très important : peut-on imaginer que, comme Kizo investi de Brandenbourg par les Slaves dans les années 980, il tenait cette forteresse pour le compte de Boleslaw qui s’estimait alors maître de la Lusace ? Thietmar indique qu’Héric s’était réfugié en pays slave en raison d’un homicide commis en Saxe98, mais ce n’est qu’à son décès qu’il lui attribue l’épithète d’inclitus, alors qu’il tombe dans une bataille contre Jaroslaw de Kiev parmi les troupes de Boleslaw en 101899. Cela prouve que, comme Kizo, il avait obtenu le pardon de l’empereur, on ignore par quelle procédure, mais aussi qu’il était retourné dans la fidélité de Boleslaw, probablement après la paix de Bautzen entre Boleslaw et Henri II. Ces trois personnages illustrent donc la pérennité des liens entre Slaves et Saxons à la frontière à tous les niveaux de la société aristocratique, quelles que soient les conditions politiques, dans le contexte particulièrement instable des années 980-1020. Dans ce contexte difficile, les évêques apparaissent certes comme des fidèles du roi capables de défendre leur cité les armes à la main, mais ils semblent aussi jouer un rôle non négligeable de médiateurs, comme l’illustre la figure de l’évêque Eid de Meißen. L’évêque de Meißen, un médiateur à la frontière Contrairement à Brandenbourg, les « païens » n’ont jamais repris le pouvoir à Meißen : Boleslaw de Bohême qui occupe la forteresse jusqu’en 986 est un prince chrétien. L’évêque Folkold s’est réfugié non pas à Magdebourg chez Giselher, son métropolitain, mais chez Willigis de Mayence : ce dernier avait été élevé par Folkold qui était

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Le nom même est assez rare à cette époque, cf. C. Lübke, Regesten zur Geschichte der Slaven an Elbe und Oder, Berlin 1987, vol. IV, n° 492, p. 43. 98 Thietmar, VII, 16 : … Hericum qui dicebatur Superbus et qui ex nostra regione ob omicidium illo fugit, captum in vinculis cesari presentabant. 99 Thietmar, VIII, 31 : Hericus miles inclitus ex nostris oppetiit, quem imperator noster in vinculis diu retinuit.

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alors chapelain et précepteur d’Otton II et qui avait recommandé Willigis à Otton Ier pour qu’il entre dans la chapelle royale, point de départ d’une brillante carrière100. Au début de l’année 987, Folkold reprend possession de son siège épiscopal et semble même avoir fait la paix avec Boleslaw de Bohême et l’avoir tenu « en amitié »101 : en 992, alors qu’il célèbre la fête de Pâques à Prague même, il est foudroyé par une attaque et meurt quelques mois après102. La présence de Folkold à Prague s’explique par la déshérence du siège épiscopal en l’absence de l’évêque Adalbert qui s’est retiré en Italie depuis 989. Meißen voit donc succéder à l’évêque Folkold en 992 un nouveau prélat, nommé Eid (ou encore Eiko), issu de l’école et du chapitre cathédral de Magdebourg. Thietmar estime qu’Eid doit son siège à Giselher103, ce qui est très probable compte tenu de l’influence de l’archevêque à la cour au début des années 990104. Eid n’a en revanche aucun lien avec la chapelle royale105, et, contrairement à Giselher, il est rarement présent à la cour : s’il est mentionné deux fois dans les diplômes d’Otton III, c’est toujours comme requérant pour sa propre église, sans autre intervenant106, mais on ne le voit jamais présenter de requête pour une tierce personne. Il obtient cependant de récupérer plusieurs bénéfices autrefois concédés à des laïques. Thietmar tenait l’évêque Eid en grande estime : il lui consacre un chapitre entier de sa chronique107, loue ses vertus ascétiques et l’intense activité pastorale qu’il déploie dans son diocèse108, mais aussi probablement dans le diocèse voisin de Prague, toujours dépourvu d’évêque après le nouveau départ d’Adalbert, entre la fin de l’année 994 et l’élection de l’évêque Thieddag en 997. Mais Thietmar le dépeint également comme un intermédiaire, un médiateur entre les 100

J. Fleckenstein, Die Hofkapelle…, II, op. cit., p. 33-34. Thietmar, IV, 6 : Posteaque Bolizlavi amiciciam firmiter acquirens… 102 Ibid. : … cum in Pragu cenam Domini celebraret, posteraque die, quae est parasceue, cum memoriam divinae passionis rite perageret, paralisi perculsus asportatur et in hac infirmitate usque ad finem huius vitae, quamvis ad tempus evalesceret, permansit. 103 Thietmar, IV, 6 : In huius vice Eid, nostrae congregationis frater, vir iustus et magne simplicitatis, ordinatur hortatu Gisilleri archipresulis… 104 H. Zielinski, Die Reichsepiskopat in spätottonischer und salischer Zeit, Stuttgart, 1984, p. 190. 105 J. Fleckenstein, Die Hofkapelle…, II, op. cit., p. 212. 106 MGH DD, Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, II/2, Hanovre, 1888, DO III 174 du 6 octobre 995 à Havelberg : Otton donne à l’église de Meißen le beneficium du comte Asic, à la demande de l’évêque ; DO III 183 du 12 novembre 995 à Mayence : Otton donne à l’église de Meißen le beneficium de Thammo dans le Hardegau. 107 Thietmar, VII, 25. 108 Ibid. : In baptizando et praedicatione continua et confirmatione non modo suae utilis erat aecclesiae, sed aliis quam pluribus. 101

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forces belligérantes, notamment après la grande bataille du 1er septembre 1015 où tombent le marchio Gero et le comte Folkmar avec deux cents de leurs milites contre les troupes de Boleslaw Chrobry, tandis que l’archevêque Gero de Magdebourg et le comte palatin Bouchard, blessés, n’échappent qu’à grand-peine109. Apprenant cette triste nouvelle, l’empereur Henri II envisage de se rendre sur les lieux de la bataille pour récupérer les corps, mais beaucoup lui conseillent de s’abstenir et d’envoyer plutôt un ambassadeur : Henri choisit alors de confier cette mission à l’évêque Eid qui s’en retourne et aborde le champ de bataille, tandis que les vainqueurs s’occupent à piller les cadavres. S’ils sont d’abord inquiets à l’idée que l’évêque puisse être suivi d’une troupe armée, ils se rassurent en le voyant approcher seul, le saluent et lui permettent de se rendre auprès de Boleslaw sans le molester ni l’injurier110. Le duc polonais accède sans délai à la demande d’Eid qui retourne sur le champ de bataille et fait ensevelir les cadavres des milites défunts avec l’aide des ennemis, ce qui doit être interprété comme un ordre donné par Boleslaw à ses troupes111. L’évêque fait ensuite conduire les dépouilles du marchio Gero et de son socius Widred jusqu’à Meißen où toute la famille des défunts les attend pour les ensevelir dans leur abbaye familiale de Nienburg. Il est probable cependant que l’évêque Eid est resté dans l’entourage de Boleslaw durant plusieurs mois112 : en effet, il est absent lors de l’assaut donné par les troupes de Mieszko contre Meißen le 13 septembre, mais également lors de la rapide reconstruction du suburbium au mois d’octobre. Enfin, Thietmar indique qu’il est décédé à Leipzig le 20 décembre 1015, « alors qu’il revenait de Pologne avec de grands cadeaux »113. Il est probable que les cadeaux en question visaient à dédommager au moins en partie l’évêque des déprédations commises par les armées de Boleslaw dans le diocèse de Meißen ; en juillet 1013, par une demande insistante (reclamatio), Eid avait également obtenu de l’empereur la donation de six domaines fonciers en compensation de ce que l’église avait perdu dans la guerre114. Mais cette double 109

Thietmar, VII, 22 : … Gero ac Folcmarus comites cum CC militibus optimis occisi spoliati sunt… Ibid. : … proprius accedentem salutaverunt et sine omni offensione eum abire permittunt. 111 Ibid. : … sine mora rediit et corpora sociorum cum magno labore inimicis faventibus sepelivit. 112 Sur la chronologie, C. Lübke, Regesten op. cit., vol. IV, n° 503, p. 55. 113 Thietmar, VII, 25 : Eid antistes egreius a Polenia saltem cum muneribus magnis reversus egrotare cepit et in urbe Libzi vocata fidelem Christo anima XIII. Kal. Ianuarii reddidit. 114 MGH DD : Die Urkunden Heinrichs II. und Arduins, Berlin, 1957 : DH II du 9 juillet 1013 à Francfort, p. 319 : … qualiter Misnensis episcopus Eiko reclamatione facta nobis innotuit eandem 110

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compensation, provenant des deux camps, montre que, bien que fidèle de l’empereur, l’évêque de la frontière s’inscrit dans une double relation de familiarité qui fait de lui un médiateur par excellence. Cette médiation est également perceptible dans l’espace : si Meißen n’est pas une cité avancée en territoire slave puisqu’elle se situe au bord de l’Elbe, elle fait néanmoins partie des cités peu fréquentées par les empereurs ottoniens. Otton III est le premier empereur qui soit venu à Meißen, dans des circonstances très particulières puisqu’il s’agit du célèbre « pèlerinage » de Gniezno au tout début de l’an 1000 : parti de Rome le 20 décembre 999, l’empereur fait route par Ratisbonne, où il parvient à la fin du mois de janvier, Zeitz puis Meißen où il est reçu conjointement par le marchio Ekkehard et par l’évêque Eid115. Puis il chevauche à travers le pays des Milzes jusqu’aux frontières du pagus Diadesi, c’est-à-dire jusqu’à la rivière Bober, où Boleslaw Chrobry l’accueille116. Meißen représente donc la dernière étape sur la route qui mène au duc polonais, le trait d’union entre l’ancien et le nouveau monde chrétiens : c’était aussi, depuis la haute Antiquité, une place de commerce, un point de contact entre les Saxons et les Bohêmes au passage de l’Elbe et les revenus du commerce y étaient sans doute florissants117. On est donc bien là sur une frontière qui ne constitue pas une barrière mais au contraire une interface entre plusieurs groupes et le pouvoir épiscopal, comme tous les représentants du roi qui ont pris le contrôle de cet espace, exploitent cette situation à la fois sur le plan stratégique, économique mais aussi symbolique118. À ce titre, Meißen doit aussi se constituer comme un pôle de sacralité, autour des reliques des saints patrons mais aussi, comme toute cité épiscopale, autour des sépultures de ses évêques et de leur memoria119.

ecclesiam, cui ipse pastorali cura attitulatus presideret, iam peccatis exigentibus crebra hostium devastatione desolatam ac pene ad nihilum ita fuisse redactam, ut nomine tantum solo preesset, reliqua autem de rebus territoriis appertinentia ita ab hostibus fuisse direpta, ut ordini ecclesiastico nec honor debitus aut utilitas aliqua diutus inde exhiberi potuisset. 115 Thietmar, IV, 45 : Deindeque recto itinere Misnensem tendens ad civitatem, a venerabili Egedo, huius aecclesiae episcopo, et a marchione Ekkihardo, qui apud eum inter precipuos habebatur, honorabiliter accipitur. 116 Ibid. : Decursis tunc Milcini terminis huic ad Diedesisi pagnum primo venienti Bolizlavus… 117 C. Lübke, « Die Burg Meißen », dans Europas Mitte um 1000, op. cit.,  II, p. 701-702. 118 C. Lübke, « Die Ausdehnung ottonischer Herrschaft über die slawische Bevölkerung », dans M. Puhle (éd.), Otto der Grosse, Magdeburg und Europa, Band I : Essays, Mayence, 2001, p. 65-74. Voir carte p. 384. 119 Voir ici chap. VI.

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Pourtant s’il est probable que c’est l’évêque Eid qui a commencé la construction de la seconde cathédrale de Meißen entre 1000 et 1004120, Thietmar précise qu’il ne voulait pas y être enterré « par crainte des déprédations futures  », mais qu’il avait souhaité être inhumé à Colditz, sur la Mulde, en un lieu où reposaient des reliques de saint Magne121, sans qu’on puisse établir s’il s’agissait là d’une fondation personnelle ou familiale. La crainte de voir son tombeau détruit et son cadavre profané renvoie certainement au sort de l’évêque Dodilo, second évêque de Brandenbourg, qui, selon Thietmar, avait été déterré par les païens trois ans après sa mort dans le dessein de piller les ornements sacerdotaux qui l’accompagnaient dans sa tombe. Ils avaient ensuite laissé le cadavre sans sépulture, ce qui apparaissait comme une abomination, empêchant le défunt d’attendre dans son intégrité physique le jour de la résurrection122. Les craintes de l’évêque Eid concernant la fragilité de sa sépulture sont une des manières de percevoir les dangers de la frontière : tout comme le marchio Gero, inhumé par les siens près de leur fondation familiale de Nienburg sur la Saale, ces « hommes de la frontière » qui ont passé le plus clair de leur temps au-delà de l’Elbe, où s’étendent le diocèse et la marche qu’on leur a confiés, veulent reposer en paix, bien plus à l’ouest et à l’abri des fondations pieuses de leurs ancêtres. Sainteté épiscopale et pôles de sacralité Et pourtant, contrairement au souhait exprimé par l’évêque Eid, le marchio Hermann et l’évêque de Zeitz Hildeward qui présidait aux funérailles, décidèrent de l’inhumer à Meißen même, dans la cathédrale, tout près de l’autel « dans l’espoir que ce lieu que Dieu lui avait confié recevrait ainsi l’aide de ses prières123 ». L’évêque, en effet, ne peut se réclamer de sa famille charnelle comme le font les grands laïques et il a le devoir de ne pas abandonner le troupeau qui lui a été confié, jusque dans la mort ; c’est pourquoi il se doit de réaliser, par sa sépulture et la construction de sa memoria, le trait d’union entre le 120 W. Rittenbach et S. Seifert, Geschichte der Bischöfe vonMeißen (968-1581), Leipzig, 1965, p. 37. 121 Thietmar, VII, 25 : Id namque semper in mente ob timorem futurae desolationis desideravit, ut ad locum Colidici dictum, ubi Christi Magnus martyr corporaliter requiescit, et ipse mereretur tumulari. 122 C.  Treffort, L’Église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, 1996, p. 121 s. 123 Thietmar, VII, 25 : Sed comes Herimannus, sperans precibus eiusdem locum sibi a Deo paratum adiuvari, ut prefatus sum, ibidem fecit eum deponi.

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ciel et la terre, perpétuant ainsi la fonction qui le qualifie comme mediator par excellence124. Et l’on peut d’autant moins renoncer à conserver le corps de l’évêque Eid dans la cathédrale de Meißen, qu’il apparaît, selon Thietmar, comme promis à la sainteté  : en effet, lorsque l’évêque de Zeitz entre dans la maison où l’on conserve le corps du défunt, il est accueilli par l’odeur délicieuse qui remplit l’atmosphère125. Cette mention est d’autant plus intéressante que le premier évêque de la frontière saxonne attesté comme saint est Wernher de Mersebourg, décédé en 1093, mais dont la Vita n’a été rédigée qu’au milieu du XIIe siècle, tout comme celle de Norbert de Magdebourg (1126-1134), fondateur des Prémontrés126. Les seuls évêques de cette région qui accèdent immédiatement à la sainteté avant la fin du XIe siècle sont, en réalité, ceux qui outrepassent la frontière pour aller chercher le martyre chez les païens, comme Adalbert de Prague ou Brunon de Querfurt127. Or ces deux personnages ne sont pas des évêques comme les autres. Ils ont d’abord en commun d’être des évêques au sens où ils ont reçu la consécration épiscopale, mais sans être attachés à une cité : Adalbert a certes été élu et consacré comme évêque de Prague en 983 mais il a rompu ce lien, par deux fois, et il est parvenu à obtenir du pape l’autorisation de ne pas retourner sur son siège, contre l’avis de son métropolitain Willigis de Mayence. Il transforme alors sa fonction épiscopale en vocation apostolique et, avec le soutien matériel de Boleslaw Chrobry, il part en mission chez les Prutènes, un peuple balte, au-delà de la Vistule128. Quant à Brunon, il n’a jamais été évêque d’une cité, mais a reçu à l’automne 1002 le pallium du pape Sylvestre II, qui le qualifie ainsi comme haut responsable de la mission parmi les peuples païens d’Europe orientale. Il est officiellement consacré comme évêque missionnaire par Tagino de Magdebourg à l’automne 1004129. Ils sont ensuite connus tous deux pour avoir été jusqu’aux confins du monde chrétien : Thietmar décrit le martyre de Brunon comme

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H. Kamp, Friedenstifter und Vermittler im Mittelalter, Darmstadt, 2001, p. 14-15. Thietmar, VII, 25 : Et Hilliwarduus Citicensis episcopus ad huius procurationem vocatus mox adfuit et domum, qua vir sanctus abierat, optimis redolere odoribus introiens agnovit. 126 St. Haarländer, Vitae episcoporum...., op.cit. 127 Sur les caractéristiques des saints missionnaires, I.N. Wood, The Missionary Life…, op. cit. 128 Sur Adalbert, voir P. Sommer, « Der beginnende böhmische Staat und seine Heiligen », dans Quaestiones Medii Aevi Novae 14, 2009, p. 41-54 et ici chap. XIV 129 Sur Brunon, R. Wenskus, Studien zur historisch-politischen Gedankenwelt Bruns von Querfurt, Münster-Cologne, 1956 et H.D. Kahl, « Compellere intrare… », op. cit. 125

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succédant à sa prédication « aux confins de ladite région [la Prusse] et de la Russie »130 et Brunon lui-même explique le martyre de son ami Adalbert par une transgression des frontières. Dans la Vita qu’il a rédigée peu de temps après la disparition d’Adalbert, ce dernier répond en effet aux païens qui le somment de dire qui il est et d’où il vient « qu’il vient à eux pour leur Salut depuis la terre chrétienne des Polonais où règne Boleslaw131 ». Brunon décrit ensuite les païens exigeant avant toute chose que l’évêque et ses compagnons rebroussent chemin, quittent les lieux, parce que leur seule présence pervertit l’ordre naturel des éléments132 : en tant qu’évêques, et par conséquent consécrateurs, Adalbert et Brunon transportent avec eux ce sacré chrétien, partout transcendant, qui entre directement en compétition avec le sacré païen133, définissant ainsi une autre forme de frontière. Mais ce sacré chrétien a aussi vocation à s’incarner dans différents pôles de sacralité qui sont autant de repères dans l’espace ouvert de la christianisation : si les sépultures épiscopales et les reliques des saints patrons des nouveaux diocèses participent de ce mouvement, les reliques des saints et, plus encore, des martyrs contemporains et autochtones sont d’autant plus prisées qu’elles permettent de modifier le rapport de forces dans la compétition qui oppose les princes chrétiens. Ainsi les reliques d’Adalbert134 et, plus tard, de Brunon de Querfurt135 sont-elles rachetées, à prix d’or, par le prince Boleslaw Chrobry  : Adalbert devient le saint patron de Gniezno et on sait l’importance du pèlerinage d’Otton III vers le siège du duc polonais, puisque Gniezno devient alors la première église métropolitaine de la nouvelle chrétienté. Mais l’impact de la présence du martyr ne s’arrête pas là, car elle fournit aussi à Boleslaw, à sa « maison », c’est-

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Thietmar, VI, 95 : Tunc in confinio predictae regionis et Rusciae… Brunon, Sancti Adalberti Pragensis Episcopi et Martyris Vita altera, J. Karwasi´nska (éd.), Varsovie, 1969, cap 25, p. 32 : De terra Polanorum quam Bolizlavus proximus christiano dominio procurat, ad vos pro vestra salute venio. 132 Ibid. : Propter tales, inquiunt homines, terra nostra non dabit fructum, arbores non parturiunt, nova non nascuntur animalia, vetera moriuntur. Exeuntes exite de finibus nostris ; si cicius non retro pedem ponitis, crudelibus penis afflicti mala morte perebitis. 133 Sur ce thème, L. von Padberg, « Religiöse Zweikämpfe in der Missionsgeschichte des Frühmittelalters », dans W. Heinzman, A. van Nahl (éd.), Runica-Germanica- Mediaevalia, Berlin-New York, 2003, p. 509-552 et ici chap. XI. 134 Thietmar, IV, 28 : Quod Bolizlaus, Miseconis Filius, comperiens, data mox pecunia martiris mercatur inclita cum capite membra. 135 Thietmar, VI, 95 : Corpora tot martirum insepultura iacuerunt, quoad Bolizlavus id comperiens eadem mercatur ac domni suae futurum acquisivit solatium. 131

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à-dire à l’ensemble de sa familia, mais aussi à son peuple et à leurs alliés une immense protection que l’empereur Henri II s’efforce de déjouer dans le cadre de son conflit avec Boleslaw : en effet, en juillet 1005, lorsque Henri prépare sa campagne contre Boleslaw, au plaid de Dortmund il crée une association de prières avec des familles saxonnes qui étaient connues pour être des alliées de Boleslaw136. Mais il accomplit aussi la fondation d’Otton III en faveur d’Adalbert à Aixla-Chapelle : il lui donne en particulier la dîme de tous les revenus du fisc à Walcheren, Goslar et Dortmund ainsi que la chapelle d’Ingelheim et le monastère du Luisberg à Aix137. Adalbert sera honoré également à Mersebourg et Magdebourg, deux centres de pouvoir traditionnellement hostiles à Boleslaw. Henri cherche ainsi à neutraliser la force symbolique de saint Adalbert, à limiter la colère du saint et à en faire son obligé : avec succès, semble-t-il, car l’armée impériale n’a jamais pénétré si loin dans les terres polonaises138. On est ici dans une situation d’affrontement où il s’agit de neutraliser une puissance sacrée qui est explicitement liée à un lieu, Gniezno, et à une dynastie, les Piasts, mais qui découle du martyre d’un évêque d’empire, d’origine tchèque, élevé à Magdebourg, dont le tombeau représente un des plus importants pôles de sacralité dans la nouvelle chrétienté. Les évêques établis sur les marches du monde germanique donnent donc une image beaucoup plus bigarrée que celle de l’évêque d’empire défendant la chrétienté les armes à la main : ici comme ailleurs, les évêques ne sont pas seulement « des aristocrates en habits ecclésiastiques139 » et s’il est vrai que l’empereur Henri II s’est notamment appuyé sur eux dans le conflit qui l’opposait à Boleslaw Chrobry, le rôle qu’ils y ont joué n’a pas consisté uniquement à suppléer à une partie de l’aristocratie laïque, largement partagée dans ce conflit140. Au-delà de leur indéniable fonction militaire, les évêques de la frontière ont souvent endossé le rôle de médiateur, non seulement dans

136 J. Wollasch, « Geschichtliche Hintergründe der Dortmunder Versammlung von 1005 », dans Westfalen 58, 1980, p. 55-69 et K. Görich, « Eine Wende im Osten… », op. cit., p. 128. 137 MGH DD, Die Urkunden der deutschen Könige und Kaiser, III, Hanovre, 1900-1903, DH II 99 : 7 juillet 1005 à Dortmund, p. 123. 138 J. Fried, Otto III. und Boleslaw Chrobry…, op. cit., p. 110. 139 Fr. Prinz, Klerus und Krieg im früheren Mittelalter. Untersuchungen zur Rolle der Kirche beim Aufbau der Königsherrschaft, Stuttgart, 1971, p.  70  : «  die Reichsaristokratie in kirchlichen Gewande ». 140 C’est l’interprétation qu’en donne notamment K. Görich, « Eine Wende im Osten… », op. cit., p. 128.

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le cadre des conflits mais aussi dans celui de la construction de nouvelles sociétés chrétiennes : s’il est souvent bien difficile de connaître l’activité pastorale et missionnaire de ces évêques, il ne faudrait pas conclure trop vite à leur manque d’intérêt ou leur peu d’implication dans le processus de christianisation141, car il faut aussi prendre en considération leur capacité à promouvoir de nouveaux pôles de sacralité à la frontière et, par là même, à déplacer la frontière.

141 Comme le fait par exemple G. Haendler, « Reichskirche und Mission bei Thietmar von Merseburg », dans Id., Die Rolle des Papstums in der Kirchengeschichte bis 1200, Göttingen, 1993, p. 226-238.

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INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Aba, abbesse de Roden 166 Abbon, moine de Saint-Germain-desPrés 131, 132 Adalbéron, évêque d’Augsbourg 124 Adalbéron, évêque de Wurtzbourg 137, 138 Adalbert, archevêque de Hambourg 200, 201, 204, 205, 238-243 Adalbert, archevêque de Magdebourg 270, 274, 335 Adalbert, évêque de Passau 121 Adalbert, évêque de Prague 36, 195, 215, 259-261, 266, 268-285, 314, 315, 317, 343, 347-349 Adalgoz 185 Adalker, noble 189 Adam de Brême 193, 197, 200, 201, 204, 205, 214, 215, 217, 238-241, 243, 271, 318 Adélaïde, impératrice 261 Aethicus Ister 195 Aetius, patrice 129 Agnès de Poitou, impératrice 135-137, 146 Agobard, archevêque de Lyon 83, 110 Aignan, évêque d’Orléans 129, 130 Ajtony, chef hongrois 293 Albert l’Ours, margrave de Brandebourg 237 Alcuin 7, 8, 76, 80, 86, 235 Alexandre II, pape 137 Altfrid, évêque de Münster 169, 170, 235 Amalwin, archevêque de Besançon 84 André, roi de Hongrie 290 Anno, archevêque de Cologne 243, 334 Anno, évêque de Freising 151, 180, 188 Anségise 118

Anselme, évêque de Lucques 137 Ansfrid, danois 200 Ansgar, archevêque de Brême 198, 216, 223-225, 230-236, 330 Anthelm 161 Anund, roi des Suédois 228, 229, 233 Anzo, comte 183 Arbéo, évêque de Freising 162, 165, 175 Arborius, préfet de Rome 59, 66 Arn, archevêque de Salzbourg 7 Arnold de Saint-Emmeram 304, 306, 307 Arnold, évêque de Freising 151 Arnulf de Carinthie 89, 97, 103, 264 Artaxersès, roi de Perse 87, 91 Asolt, prêtre de Freising 168 Astronome 73 Attila 129 Atto, évêque de Freising 150, 162, 165, 189 Auguste, empereur 43 Augustin, évêque d’Hippone 45, 46, 51, 64, 209-214, 216, 221-222, 333 Aurélien, empereur 43 Avit, évêque de Clermont 57, 58 Barthélémy, archevêque de Narbonne 83 Baturich, évêque de Ratisbonne 82, 113-117 Bède le Vénérable 87, 91, 211 Béla Ier, roi de Hongrie 300 Benoît le Lévite 94, 95 Benoît VII, pape 335 Benoît, abbé d’Aniane 155, 179 Bernard Billung, duc de Saxe 197, 204 Bernard, roi d’Italie 85 Bernward, évêque d’Hildesheim 125127, 133

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aux marges du monde germanique Bertha, fille d’Heilrat 157, 159 Berthe, fille de Charlemagne 66 Berthold, comte palatin 103 Björn, roi des Suédois 224, 225, 228, 230 Boleslav Ier, duc de Bohême 252, 257, 261 Boleslav II, duc de Bohême 254, 257, 261, 281, 336, 337, 342, 343 Boleslaw le Vaillant (Chrobry) 203, 281, 325-327, 331, 333, 340-342, 344, 345, 347- 349 Boliliut 339, 340 Boniface, apôtre de la Germanie 11, 32, 78, 144, 146, 169, 175, 235, 261, 276 Boĸivoj, prince de Bohême 253, 255, 263, 264 Boson, abbé de Fleury 84 Boson, évêque de Mersebourg 325 Bouchard, comte palatin 344 Bretislav, duc de Bohême 304, 314-316 Brunehaut 56 Brunon de Querfurt 195, 203, 215, 268, 270, 272, 273, 276, 279, 317, 327, 331, 347, 348 Brunon, évêque d’Augsbourg 139 Brunwart, chorévêque de Mayence, abbé d’Hersfeld 80 Burchard, évêque de Worms 105, 146 Butue, fils de Gottschalk 243, 244 Cancor, fondateur de Lorsch 313 Catla 227 Celsius 208 Césaire, archevêque d’Arles 16 Charibert Ier, roi des Francs 53 Charlemagne 7, 9, 12, 32, 61-67, 71, 76, 85-88, 198, 199, 269 Charles II le Chauve 11, 12, 71, 89, 90, 92, 99, 100 Charles III le Gros 11, 131 Childebert II, roi des Francs 56, 57 Chilpéric Ier, roi des Francs 53, 60, 65 Chindaswinth, roi des Wisigoths 102

Christian, moine 252, 256, 264 Christian de Stavelot 212, 213 Christophe, saint 219-222 Chunihoh, évêque 185, 186 Clément Ier, pape 111 Colomban 276 Conrad Ier, roi de Germanie 89, 101, 103, 104, 119 Conrad II, empereur 312-316 Conrad, évêque de Constance 133 Constantin Ier, empereur 43, 44, 87, 88, 91 Corbinian, évêque de Freising 174, 175, 177-179 Cosmas de Prague 252, 260, 268, 282, 315 Cotesdiu 157, 159-161, 170 Cozroh, diacre de Freising 156, 178 Cyrille, missionnaire 272, 285 Dagobert Ier, roi franc 16, 197, 207 Damase, pape 107 David, roi 71, 99, 103, 257 Denys le Petit 107 Didon, évêque de Laon 102 Dietbald, comte 129 Dietrich, marchio 197, 338, 339, 341 Dodilo, évêque de Brandenbourg 346 Domnolus, évêque du Mans 55 Drogon, évêque de Metz 76, 78-80, 83, 84 Ebbon, archevêque de Reims 76, 77, 83, 84, 200, 213, 224, 225, 236 Eginhard 74 Eid (Eiko), évêque de Meißen 342-347 Eio, prêtre de Freising 189 Ekkehard, marchio de Meißen 341, 345 Élie, évêque de Troyes 83 Élie, prophète 227 Élipand, archevêque de Tolède 114 Ellanpert, comte 180, 183 Emma, épouse de Louis le Germanique 88 Emmeram, évêque de Ratisbonne 133, 276

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index Ennode, évêque de Pavie 47-50, 60 Épiphane, évêque de Pavie 49, 50 Erchanbert, évêque de Freising 150154, 156-158, 161, 165, 170, 180, 183-185, 187-190 Erchanger, comte palatin 103 Erembert, évêque de Freising 151 Éric, dieu païen 234 Erimbert, nepos de Gauzbert 236 Ermengarde, épouse du comte Wernher 316 Ermengarde, impératrice 89 Ermold le Noir 67-70, 224 Étienne Ier, roi de Hongrie 203, 254, 274, 278, 281, 284, 286, 288-301, 317 Étienne IV, pape 69 Étienne, protomartyr 274, 289 Eudes, roi 102 Eufronius, évêque de Tours 55 Eusèbe de Césarée 43, 44 Ezicho, comte de Mersebourg 325 Félix, évêque d’Urgell 114 Félix, évêque de Nantes 52, 55, 56, 59, 61 Folcrat, illuster vir 180 Folkmar, comte 344 Folkmar, évêque de Brandenbourg 338 Folkold, évêque de Meißen 337, 338, 342, 343 Foulques, archevêque de Reims 102 Fréculf, évêque de Lisieux 77-79, 81, 84 Frédégaire 196, 207 Frédégonde 53 Frédéric, archevêque de Trèves 79 Frédéric, évêque d’Utrecht 82 Frideburg 227 Ganelon, archevêque de Sens 100 Garibald, évêque de Liège 109 Gauzbert, évêque de Birka 200, 225, 236 Gebehard, évêque de Constance 126 Gebhard Ier, évêque d’Eichstätt 136, 138, 147

Gélase Ier, pape 9, 106 Gérard, évêque de Csanád 317 Gerfrid, évêque de Münster 82, 170 Germain, évêque d’Auxerre 126, 130 Germain, évêque de Paris 121, 131, 132 Gero II, marchio de l’Ostmark 344-346 Gero, archevêque de Magdebourg 344 Gerold, évêque d’Oldenbourg-Lübeck 238 Géza, roi des Hongrois 201, 274, 288, 289, 293, 301 Gisela, reine de Hongrie 290, 295- 298 Gisèle, épouse d’Henri le Querelleur 325 Giselher, évêque de Mersebourg puis archevêque de Magdebourg 324, 325, 334-336, 342, 343 Godehard, évêque d’Hildesheim 303, 304, 309 Gondebaud, roi des Burgondes 50 Gottschalk d’Orbais 77 Gottschalk, évêque de Skara 273 Gottschalk, prince des Abodrites 204, 205, 239-246, 271, 273 Gozlin, évêque de Paris 130-132 Gratien 19, 105, 111, 112 Grégoire II, pape 111 Grégoire le Grand, pape 36, 112, 126, 214, 270 Grégoire VII, pape 137, 147, 281 Grégoire, évêque de Tours 26, 53, 58, 127 Guillaume de Rubrouck 272 Guillaume, comte de l’Ostmark 103 Guillaume, comte de Toulouse 70 Gundekar II, évêque d’Eichstätt 135147 Gunther l’Ermite 303-319 Gunzo, évêque d’Eichstätt 140 Gyula, chef hongrois 278 Hadrien Ier, pape 19 Hadubrand, archiprêtre 32 Haistulf, archevêque de Mayence 75, 78, 79 Haito, évêque de Bâle 109

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aux marges du monde germanique Harald Klak, roi des Danois 69, 224, 236 Harald à la Dent-Bleue, roi des Danois 194, 201 Hatton III, archevêque de Mayence 258 Heilrat 157, 159, 170 Helmold de Bosau 194, 197, 202, 238, 243-249, 329 Helmuni, comte 151 Hemmon, évêque d’Halberstadt 81 Henri Ier, évêque de Wurtzbourg 144 Henri Ier, roi de Germanie 258, 334 Henri II, empereur 139, 140, 203, 296, 297, 303, 304, 323-327, 331, 333, 341, 342, 344, 349 Henri III, enpereur 145, 314-316 Henri IV, empereur 136, 137, 241, 246 Henri le Lion, duc de Saxe 237 Henri le Querelleur 296, 325, 336, 337 Henri, comte saxon 131 Henri, fils de Gottschalk 244-248 Héribald, évêque d’Auxerre 77, 81 Heribert, archevêque de Cologne 144 Heribert, évêque d’Eichstätt 138, 143145 Héric le Superbe 340, 342 Herigar, praefectus de Birka 225-230 Hermann de Reichenau 304 Hermann Ier Billung 238 Hermann, marchio de Meißen 331, 341, 346 Hérode Agrippa Ier 72, 73 Hérodote 34, 215, 217 Hervé, archevêque de Reims 94, 112 Hetti, archevêque de Trèves 78, 83, 84 Hildeward, évêque d’Halberstadt 336 Hildeward, évêque de Zeitz 346 Hiltibold, évêque de Worms 335 Hincmar, archevêque de Reims 33, 77, 81, 89, 93, 99, 112 Hitolf, diacre de Freising 189 Hitto, clerc de Freising 159, 161, 168 Hitto, évêque de Freising 152- 165, 170, 175, 176, 178-180, 183, 184, 187, 189

Hodo le Jeune 340, 341 Hodo, marchio 340 Horace 43 Horic Ier, roi des Danois 230 Horic II, roi des Danois 230, 231 Hraban Maur, abbé de Fulda, archevêque de Mayence 12, 32, 64, 75-89, 91, 96, 100, 114, 146, 195, 212-214 Hugo, chapelain de Freising 154 Humbert, évêque de Wurtzbourg 79 Huosi 184, 187, 188 Imma 166 Imre, fils d’Étienne de Hongrie 281, 295, 298 Ingo, prince slave 196 Irminswind 166 Isaac, prêtre de Freising 168 Isidore de Séville 216 Iuuan 163 Jacques de Voragine 221 Jaromir, prince de Bohême 314, 315 Jaroslav, prince de Kiev 342 Jean Canaparius 268 Jean, évêque de Mecklembourg 244 Jérôme de Stridon 46, 208, 211, 213 Jessé, évêque d’Amiens 83 Jonas, évêque d’Orléans 9, 83, 90, 97 Josef, évêque de Freising 150, 151, 175 Judas Macchabée 205 Judith de Schweinfurt 315 Judith, impératrice 69, 77 Julien l’Apostat, empereur 208 Justin 34 Kernand 157 Kerold, diacre de Freising 164 Kilian, évêque de Wurtzbourg 276 Kizo, miles 339, 340 Knut le Grand 204, 241 Koppany, chef hongrois 278, 289, 292, 293 Kruto, chef abodrite 243-247 Lactance 208 Ladislas Ier, roi de Hongrie 281 Ladislas le Chauve 299

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index Lantperht, prêtre 189 Léon Ier, pape 107 Léon III, pape 62 Léon IX, pape 138 Léonce, évêque de Saintes 55 Leudaste, comte 53 Liafburg 170 Liuthard, comte de Walbeck 324 Lothaire Ier 11, 12, 69, 76, 78, 84, 86 Louis l’Enfant 89 Louis le Germanique 10-12, 76, 78, 85-87, 89, 90, 96, 99, 103, 114, 151, 177, 188, 224 Louis le Pieux 9, 11, 12, 61, 67-71, 73, 75-78, 83-86, 89, 133, 198, 202, 213, 224, 225 Loup, abbé de Ferrières 81 Loup, évêque de Troyes 130 Ludmila 251, 256 Luidgard, reine 65, 66 Luidger, évêque de Münster 169, 170, 235 Luitbert, archevêque de Mayence 96, 97 Lull, archevêque de Mayence 78 Macelinus, évêque de Wurtzbourg 139 Magnus, duc de Saxe 246 Martin, évêque de Tours 56, 57, 59, 60, 62-64, 128 Maxime, évêque de Turin 45 Megingaud, évêque d’Eichstätt 138-140 Meginhard, abbé de Niederaltaich 318 Meginperht, prêtre de Freising 163 Ménandre le Rhéteur 41, 42 Méthode, missionnaire 17, 253, 254, 263, 264, 272, 285 Mieszko Ier, duc de Pologne 203, 336, 341 Mieszko II, fils de Boleslaw Chrobry 340, 341, 344 Miltiade, pape 111 Mistivoj, prince slave 197, 198 Modestus, chorévêque en Carinthie 199

Moïse 49, 71, 73, 179 Nakon, prince des Abodrites 238 Nicolas Ier, pape 111, 224, 231 Nidker, évêque d’Augsbourg 184 Nil de Rossano 279 Nithard, prêtre à Birka 225 Norbert de Xanten, archevêque de Magdebourg 347 Notker, écolâtre de Saint-Gall 169 Oadalschalh, comte 183 Oda, épouse de Mieszko Ier 341 Odin (Wotan) 217, 219 Odoacre 50 Olaf, roi des Suédois 230, 232, 233 Ordulf, duc de Saxe 241 Otgar, archevêque de Mayence 12, 76, 78, 79, 83, 84 Otrih, écolâtre de Magdebourg 270 Otton Ier, empereur 104, 129, 130, 238, 288, 322, 326, 333, 334, 343 Otton II, empereur 254, 325, 326, 335337, 343 Otton III, empereur 127, 203, 261, 268, 281, 326, 336, 337, 343, 345, 348 Otton, duc de Souabe 335 Paltricus, nobilis vir 158 Paschase Radbert 212 Paul Diacre 218 Paul, apôtre 13, 221-222 Paulin de Nole 211 Paulin, évêque d’Aquilée 198, 199 Pépin le Bref 71 Pierre Orseolo, roi de Hongrie 299, 300, 316 Piligrim, avoué de Freising 184, 187 Piligrim, évêque de Passau 121 Pline le Jeune 41, 215, 217 Poapo, prêtre de Freising 168, 189 Pomponius Mela 34 Poppon, clerc 201 Porphyre 208 Pĸemizl, prince de Bohême 253 Pribislav, prince slave 249 Pseudo-Isidore 111

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aux marges du monde germanique Raholf, prêtre de Freising 187 Ratold, noble 185-187, 190 Ratramne de Corbie 216, 217, 220, 236 Regilindis, épouse d’Hermann de Meißen 341 Reginbald, chorévêque de Mayence 80 Reginold, évêque d’Eichstätt 139, 143145 Réginon de Prüm 11, 33, 34 Reginperht, avoué de Freising 184, 185, 187 Reginperht, clerc de Freising 151, 158, 161 Rihperht, diacre de Freising 163 Rikdag, marchio de Meißen 337 Rimbert, archevêque de Brême 216, 220, 223-225, 230-236 Romachaire, évêque de Coutances 55 Romuald de Ravenne 317, 318 Rufin 73, 211 Salomon III, évêque de Constance 103 Salomon, prêtre de Freising 163 Salomon, roi 71, 257 Samo, prince slave 197, 207 Samuel Aba, chef hongrois 292 Samuel, évêque de Worms 81 Sapientia 166 Sarolt, épouse de Géza de Hongrie 293 Saül 99 Séverin, évêque de Prague 282 Siegfried, archevêque de Mayence 137 Siegfried, chef viking 131 Siegfried, fils du marchio Hodo 340 Sigebert Ier, roi des Francs 53 Sigimunt 163 Sigrid, fille de Sven Estridsen 239, 244 Slavina, princesse abodrite 246 Slavnik, prince de Bohême 260, 261, 270 Sobeslav, fils de Slavnik 261, 281 Solinus 215 Spytihnýv, fils de Bretislav de Bohême 316 Spytihnýv, prince de Bohême 255, 256

Starcholf 189 Sulpice Sévère 52, 57, 59, 128 Svatopulk, prince de Moravie 253, 263 Sven Estridsen, roi des Danois 241, 249 Sylvestre Ier, pape 111 Sylvestre II, pape 347 Tagino, archevêque de Magdebourg 324, 347 Taksony, chef hongrois 288 Tassilon, duc des Bavarois 175 Tertullien 208 Thankmar, écolâtre d’Hildesheim 125, 127 Théodoric, roi des Goths 47-50, 60, 71-73 Théodrade, fille de Charlemagne 66 Théodulf, évêque d’Orléans 75, 109 Théophano, impératrice 335 Thieddag, évêque de Prague 254, 343 Thierry, évêque de Metz 335 Thietmar, évêque de Mersebourg 36, 193, 203, 239, 245, 317, 321-350 Thietmar, évêque de Prague 254 Timo, comte de Freising 177 Trajan 41 Trogue Pompée 34 Tuto, évêque de Ratisbonne 114, 117120, 256 Udalrich, évêque d’Eichstätt 138 Udo, comte de Stade 274 Udo-Pribignev, prince nakonide 241, 274 Ulrich, duc de Bohême 304, 314, 315, 341 Ulrich, évêque d’Augsbourg 121, 123, 124, 127-130, 133, 134, 144 Vata, seigneur de Békés 299 Vazul 278, 299 Venance Fortunat 51-70 Vencelinus, chevalier 298 Venceslas Ier, prince de Bohême 36, 251, 254, 256-259, 271, 281, 283, 284 Victor II, pape 136, 138

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index Victor, évêque de Turin 50 Virgile 46, 62, 68 Virgile, évêque de Salzbourg 195, 199, 218 Vladimir de Kiev 203 Vratislav 256 Wala, abbé de Corbie 224 Walafrid Strabon 67, 70, 71, 73, 82 Walcher 102 Waldbert, comte 166 Walther de Spire 220, 221 Wernher, comte 316 Wernher, évêque de Mersebourg 347 Wibert, clerc 166 Widred, socius du marchio Gero 344 Widukind de Corvey 201

Wigbert, évêque de Mersebourg 324 Wilhelm 157 Willibald, évêque d’Eichstätt 135, 141, 143-146 Willibrord, évêque d’Utrecht 235 Willigis, archevêque de Mayence 342, 343, 347 Witmar, moine de Corbie 224 Wolfher, moine de Saint-Michel d’Hildesheim 303, 305 Zacharie, pape 276 Zénon, empereur 262 Zénon, évêque de Vérone 45 Zénon, pseudo-pape 115, 117 Ztroymir, prince de Bohême 255 Zwentibold, duc des Moraves 103

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