Aspects de la Modalité [Reprint 2012 ed.] 9783110963434, 9783484304697

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Aspects de la Modalité [Reprint 2012 ed.]
 9783110963434, 9783484304697

Table of contents :
Table des matières
Avant-propos
Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs
L’équilibre des modalités positives et négatives
Les implications de la volition: Types de procès, centrage du verbe et polyphonie
Deux facteurs fondamentaux pour la syntaxe modale des complétives: personne grammaticale et fonction syntaxique
Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir
Faillir et falloir: la création d’opérateurs modaux
Le subjonctif dans les complétives : une mise au point
Les équivalents danois de la construction devoir/pouvoir + infinitif
Subjonctif, indicatif et assertion ou: Comment expliquer le mode dans les subordonnées complétives ?
Modalité et évidentialité
L’autonomie du subjonctif français en proposition complétive
Types de modalité et types de modalisation
Modalité(s) énonciative(s) adverbiale(s)
Le subjonctif revisité
Les valeurs modales du futur et du présent
Le futur modal revisité
Attitude, vérité et grammaticalisation: le cas du futur simple
«Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr»: Réflexions sur une variété de compléments circonstanciels

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Linguistische Arbeiten

469

Herausgegeben von Hans Altmann, Peter Blumenthal, Hans Jürgen Heringer, Ingo Plag, Beatrice Primus und Richard Wiese

Aspects de la Modalité Edité par Merete Birkelund, Gerhard Boysen et Poul S0ren Kjsersgaard

Max Niemeyer Verlag Tübingen 2003

Bibliografische Information der Deutschen Bibliothek Die Deutsche Bibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN 3-484-30469-3

ISSN 0344-6727

© Max Niemeyer Verlag G m b H , Tübingen 2003 Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbeständigem Papier. Druck: Hanf Buch- und Mediendruck G m b H , Darmstadt Einband: Industriebuchbinderei Nadele, Nehren

Table des matières

Avant-propos Merete Birkelund Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs

VII

1

Claire Blanche-Benveniste L'équilibre des modalités positives et négatives

21

Peter Blumenthal Les implications de la volition : Types de procès, centrage du verbe et polyphonie

31

Gerhard Boysen Deux facteurs fondamentaux pour la syntaxe modale des complétives : personne grammaticale et fonction syntaxique

45

Jean-Pierre Desclés Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir

49

Michael Herslund Faillir et falloir : la création d'opérateurs modaux

67

Brigitte Kampers-Manhe Le subjonctif dans les complétives : une mise au point

75

Poul S0ren Kjœrsgaard Les équivalents danois de la construction devoir/pouvoir + infinitif

89

Hanne Korzen Subjonctif, indicatif et assertion ou : Comment expliquer le mode dans les subordonnées complétives ?

113

Hans Kronning Modalité et évidentialité

131

Hans Lagerqvist L'autonomie du subjonctif français en proposition complétive

153

Paul Larreya Types de modalité et types de modalisation

167

Henning N0lke Modalité(s) énonciative(s) adverbiale(s)

181

VI

Table des matières

J0rgen U. Sand Le subjonctif révisité

193

Lilian Stage Les valeurs modales du futur et du présent

203

Lars-Göran Sundell Le futur modal revisité

217

Co Vet Attitude, vérité et grammaticalisation : le cas du futur simple

229

Marc Wilmet « Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr » : Réflexions sur une variété de compléments circonstanciels

241

Avant-propos

Du 2 au 4 novembre 2000 s'est déroulé, à l'Université Danemark-Sud à Odense, un colloque linguistique sur la modalité avec la participation de vingt-deux chercheurs : un Allemand, un Belge, dix Danois, cinq Français, deux Néerlandais, trois Suédois. Les débats du colloque ont été vifs et animés, tout en restant ouverts et constructifs. Des points de vue ouvrant de nouvelles perspectives s'y sont fait jour, en même temps que des thèmes anciens ont été évoqués. Le colloque a ainsi confirmé, une fois de plus, la singulière vivacité du thème de la modalité. Les communications étaient réparties en quatre groupes thématiques : la notion même de modalité ainsi que ses représentations temporelle, modale et lexicale. Les contributions sont publiées dans l'ordre alphabétique des auteurs. - La notion de modalité : Les contributions du recueil sur la notion de modalité témoignent de la multiplicité des définitions de ce sujet vaste et difficile à délimiter. Parmi ces études, on trouve l'article de Claire BLANCHE-BENVENISTE qui propose de faire un inventaire des énoncés comportant des contrastes entre modalité positive et modalité négative dans le français parlé pour mieux en comprendre la signification, qui équivaut souvent à une sorte de « suspension des modalités ». Le point de départ de l'article de Peter BLUMENTHAL est celui qu'on trouve chez Bally. L'auteur reprend son idée de « compénétration » pour l'analyse de quelques expressions modales relevant du jugement de valeur et/ou de la volonté. Le concept de Bally est étendu audelà de la sphère du modus pour montrer que tout choix d'un lexème modalisant engage d'autres types de catégories. Le but de l'étude de Hans KRONNING est de discuter la délimitation des catégories linguistiques et cogniti ves du conditionnel dit «journalistique » et le modal devoir épistémique. L'auteur examine tout particulièrement la question de savoir si devoir épistémique en tant que marqueur de l'évidentialité inférentielle convoque une inférence déductive ou abductive. Paul LARREYA distingue divers types d'utilisation des formes modales qui fonctionnent indépendamment du caractère radical ou épistémique. Ces formes modales sont déterminées par l'état des connaissances de l'énonciateur quant à l'événement qui fait l'objet de la modalisation. La distinction se manifeste par l'établissement d'une distinction entre « modalisation a priori » et « modalisation a posteriori ». Henning N 0 L K E présente trois acceptions différentes de la notion de modalité, à savoir l'orientation logique, l'orientation énonciative et l'orientation interactionnelle. L'auteur se concentre tout particulièrement sur l'approche énonciative. Une analyse modulaire et fonctionnelle des modalités « montrées » qui se manifestent surtout sous forme d'adverbiaux y est proposée. Cette analyse apporte en même temps une proposition de classification adverbiale. Partant de l'observation qu'on peut constater deux types d'énoncés dans une conversation, Co VET montre que la dichotomie 'énoncés informatifs/énoncés régulateurs' est susceptible d'expliquer la différence entre des constructions comme II se peut que/X est peut-être.. ./Il est

Vili

Avant-propos

possible que dont les particularités syntaxiques sont attribuées à un processus de grammaticalisation, qui cependant ne concerne que les énoncés régulateurs. Le vers extrait de la fable Le chêne et le roseau qui figure comme titre de l'étude de Marc WILMET pose entre autres le problème de la fonction des deux pronoms personnels vous et me. L'option du complément d'objet indirect entraîne, des difficultés relatives à la transiti vité verbale, au statut de être et à l'analyse binaire ou ternaire de l'énoncé. L'auteur choisit la voie du « complément circonstanciel » qui requiert au préalable une théorie globale de la phrase. - Représentation temporelle : La contribution de Merete BIRKELUND est consacrée à l'étude de l'emploi des temps verbaux dans les textes contractuels. Il s'agit du présent et du futur simple ainsi que de devoir + infinitif, dans ces mêmes temps. Après une discussion sur les rapports entre la temporalité et la modalité déontique, elle entreprend une explication de l'alternance entre les différents types de construction. Poul S0ren KLERSGAARD observe qu'à la structure française devoir/pouvoir + infinitif correspondent deux structures danoises différentes : l'une radicale, l'autre épistémique. Hors contexte, la construction étudiée est ambiguë. C'est donc du contexte que dépend le choix de l'équivalent. L'article énumère par ailleurs les contextes syntaxiques où l'un et l'autre apparaissent. Dans son article, Lillian STAGE analyse deux valeurs modales du présent et du futur (simple ou composé) : la supposition (futur épistémique) et l'ordre (présent ou futur déontique). Après examen de différents genres textuels et après comparaison avec l'espagnol et l'italien, elle conclut sur l'importance du contexte pour bien déterminer la valeur « actuelle » d'une forme verbale. Lars-Göran SUNDELL passe en revue les différents emplois modaux du futur en français moderne. Il détaille l'emploi des différentes acceptions qu'il a pu identifier, et les oppose aux emplois parallèles du futur périphrastique aller + infinitif. Pour ce faire, il s'appuie sur quelques facteurs formels, y compris la personne grammaticale. - Représentation modale : Un grand nombre de contributions traitent du mode de la complétive. Brigitte KAMPERS-MANHE donne ainsi une vue d'ensemble de la syntaxe modale de la complétive, en distinguant le cas de l'occurrence obligatoire et celui de l'alternance modale, sous l'influence d'opérateurs phras tiques. Gerhard BOYSEN discute l'importance particulière, pour le choix du mode, de la personne grammaticale et de la fonction syntaxique, en considérant particulièrement la solution de ces problèmes dans la tradition danoise. Hanne KORZEN soutient, dans sa contribution, la thèse du subjonctif mode non-marqué : c'est l'indicatif et non pas comme d'habitude le subjonctif qui requiert une explication spéciale. Cette explication est fournie surtout par des contextes assertifs. Hans LAGERQVIST discute, à partir d'un corpus de textes de journaux, la situation du subjonctif dans le français actuel. Dans sa contribution, qui traite en particulier les complétives, il souligne la forte position que maintient le subjonctif, même en français moderne. En approfondissant une enquête antérieure, J0rgen U . SAND se penche sur deux corpus de français oral, en tenant compte de variables sociolinguistiques : âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle.

Avant-propos

IX

- Représentation lexicale : L'étude de Jean-Pierre DESCLÉS, se fondant sur des séries de paraphrases réglées de Jean peut/ veut/doit manger et sur un réseau complexe de significations plus élémentaires, établit les différentes acceptions de chacun de ces verbes polysémiques. Elle retrace ensuite les relations sémantiques entre chacun de ces verbes qui ne s'analysent pas indépendamment des autres. Michal HERSLUND étudie la scission du verbe « plein » faillir en ancien français en deux verbes à statut d'opérateurs en français contemporain. Aux deux emplois, inergatif et inaccusatif, de l'intransitiffaillir, signifiant « ne pas atteindre, rater » respectivement « cesser, finir, s'épuiser » se sont substitués deux verbes faillir, à sens aspectuel, et falloir, à sens modal. Nous avons aujourd'hui le plaisir de publier, en collaboration avec les Editions Max Niemeyer, les communications du colloque. Nous tenons à remercier tous les participants, conférenciers et étudiants qui ont contribué au bon déroulement de ce colloque. Il va sans dire que sans le concours sur de nombreux plans, financier et autres, de plusieurs institutions, ce colloque n'aurait pu se réaliser. Nous profitons de l'occasion pour remercier ces organismes : - L'Ambassade de France au Danemark - Institut for Sprog og Kommunikation, Syddansk Universitet (Institut de Langues et de Communication de l'Université Danemark-Sud) - Statens Humanistiske Forskningsrâd (Conseil de la Recherche en Sciences Humaines au Danemark)

Odense, mai 2002

Merete Birkelund Gerhard Boysen Poul S0ren Kjaersgaard

Merete Birkelund Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs1

1. Introduction

Par tradition, les études consacrées à l'emploi des temps verbaux et à leurs fonctions modale et temporelle sont fondées sur la langue commune, à savoir sur la langue littéraire et la langue parlée, mais peu d'études ont pris comme fond de base les langues de spécialité, en l'occurrence le langage juridique et contractuel. Cette tradition peut s'expliquer par le fait que les textes contractuels sont le plus souvent caractérisés comme représentant un langage juridique stéréotypé dont le seul but est de communiquer les règles régissant le comportement des êtres de droit, ce qui ne donne pas lieu à beaucoup d'études consacrées à la communication verbale de ce type de textes. Il est vrai que les textes juridiques et contractuels font preuve de très peu de variations temporelles. Ils sont caractérisés par un emploi étendu du présent qui semble être le temps verbal par excellence qui tend à évincer l'emploi d'autres temps verbaux (Cornu 1991). Cet emploi du présent 'juridique' a souvent une valeur a-temporelle qui exclut une opposition au passé et au futur quoique l'occurrence de la plupart des éventualités soit postérieure au moment de la parole. Il ressort cependant des textes contractuels qui ont fait l'objet de nos études que l'emploi du futur simple est presque aussi fréquent que l'emploi du présent tout en concurrençant l'emploi du verbe modal devoir. Comme l'emploi du présent est normalement censé prédominer les textes contractuels, la question centrale de cet article est de savoir ce qui permet d'expliquer l'alternance entre l'emploi du présent, du futur simple et du verbe modal devoir qui existe dans le contrat commercial. Les contrats commerciaux ont comme fonction essentielle de determiner les droits et les obligations des parties contractantes, domaines qui touchent à leurs rapports de droit futurs. Le but principal de cet article est d'étudier les moyens d'expression dont le locuteur se sert et, plus exactement, les temps verbaux et leur fonction temporelle et modale dont il se sert pour exprimer les obligations contractuelles qu'il désire imposer au récepteur. Le fond de base de nos analyses 2 a été de considérer un contrat commercial comme un acte de langage performatif 3 dont la force illocutoire prédominante est celle d'obligation ou de

1

2

3

Nous tenons à remercier Co Vet d'avoir lu une première version de cet article et de ses commentaires pertinents qui nous ont été très utiles. Les études de cet article reposent sur les résultats d'une analyse de la modalité et de la temporalité dans les contrats commerciaux (Birkelund 2000 ms.). Les énoncés d'un texte contractuel ne reflètent jamais la structure de base d'un performatif explicite qui se caractérise par l'emploi du présent de l'indicatif, de la voix active et de la 1ère personne. (Austin 1962). Il n'existe donc aucun moyen lexical et/ou syntaxique qui permet de décoder les énoncés contractuels comme des énoncés performatifs. Ce sont uniquement le genre, la situation de communication, le contexte linguistique et la connaissance du monde qui permettent d'interpréter le texte contractuel comme performatif.

2

Merete

Birkelund

nécessité. Les actes de langage performatifs se voient donc accorder une importance particulière dans les textes contractuels dans la mesure où la plupart des énoncés n'ont aucun aspect descriptif et narratif. Quoique les textes contractuels soient composés de phrases déclaratives, leur fonction performative s'explique par le fait que ces textes déterminent les règles et les normes des rapports de droit des parties contractantes. Ces règles et normes impliquent toujours une transformation du monde, à savoir une transformation du comportement futur du récepteur qui repose sur des obligations et des prescriptions qu'il se voit imposer par le locuteur et qu'il est censé remplir dans l'avenir, à savoir après le moment de la parole. Il existe ainsi une étroite relation entre un énoncé performatif contractuel et la modalité déontique. 4 Pour que l'on puisse considérer un discours contractuel comme un énoncé performatif, il faut que les actes exprimés dans les clauses contractuelles soient effectuées à l'avenir par le récepteur ; le récepteur doit être en mesure de remplir les actes qui lui sont imposés par le locuteur, ce qui est assuré par son statut juridique. De plus, il faut que le locuteur ait plus d'autorité (social et juridique) que le récepteur et, finalement, qu'il exprime sa volonté et son intention en ce qui concerne l'accomplissement de l'acte en question. 5 Mise à part sa fonction performative, nous définissons le discours contractuel comme une description d'un processus temporel allant de l'établissement du contrat jusqu'à sa fin. Il en ressort que le contrat doit être conçu comme un univers de discours clos représentant une certaine durée temporelle et dont les temps verbaux ne représentent pas uniquement la temporalité, en l'occurrence le present et le futur, mais aussi la modalité déontique dans la mesure où ils indiquent les obligations qu'ont à remplir les parties contractantes. Dans ce qui va suivre, nous allons d'abord décrire (2), très brièvement, le corpus dont nous nous sommes servie. (3) est consacré à un compte rendu de notre méthode d'analyse, alors que, dans (4), nous allons chercher une explication de l'alternance des temps verbaux utilisés dans l'univers contractuel. Dans (5), nous analyserons la signification sémantique et pragmatique du présent, du futur simple et du verbe modal devoir à partir des exemples du corpus.

2. Description du corpus

Les textes dont nous nous sommes servie représentent tous des contrats bilatéraux, à savoir les contrats d'agence commerciale, des contrats de distribution ou d'exclusivité et des contrats de travail. Malgré la divergence de leurs sujets, ces textes représentent tout de même une certaine ressemblance en ce qui concerne l'emploi des temps verbaux et la situation de communication dans la mesure où l'alternance entre le présent, le futur simple et le verbe modal devoir se trouve dans tous les textes du corpus. De plus, il s'agit de deux parties contractantes qui occupent une fonction double dans la mesure où elles sont à la fois et émetteur et récepteur

4

5

Nous définissons la modalité déontique comme une catégorie sémantique qui exprime l'obligation et/ou la nécessité. La modalité déontique est le seul type de modalité pertinent dans le contexte contractuel et, par conséquent, nous n'allons pas nous lancer dans une discussion sur la modalité en général. Cf. les définitions d'Austin et de Searle des performatifs.

Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs

3

du discours. L e s énoncés représentent leur commun accord, ce qui se manifeste explicitement par leur signature à la fin du contrat. Par rapport à beaucoup d'autres textes, la situation de communication d'un texte contractuel reste ainsi un peu particulière sans pour autant avoir une influence décisive sur l ' e m p l o i des temps verbaux.

3. M é t h o d e d ' a n a l y s e

Apparemment, les quatre paradigmes verbaux : le présent, le futur simple et le verbe modal devoir au présent et au futur représentent tous la modalité déontique. N o u s allons étudier s'il est question de simples variations stylistiques ou si ces temps verbaux représentent différentes nuances de modalité déontique. Et, nous allons discuter si, dans le discours contractuel, les temps verbaux utilisés ont seulement une valeur modale ou une valeur uniquement temporelle ou si leurs fonctions modale et temporelle sont plutôt interdépendantes. Pour répondre à ces questions, il nous a fallu décomposer les discours contractuels en énoncés pour ensuite les situer dans leur contexte linguistique et/ou non-linguistique. D'abord, nous avons fait une analyse des relations temporelles et anaphoriques existant dans l'univers contractuel. C o m m e instruments d'analyse nous nous sommes servie de la Théorie de la R e présentation Discursive (désormais la D R T ) de K a m p et R e y l e (1993), mais nous avons aussi appliqué certains éléments d'analyse de la Théorie de la Représentation Discursive Segmentée (désormais la S D R T ) , élaborée par Asher et Lascarides (1993), une théorie dont nous considérons les principes c o m m e plus fins que ceux de la D R T 6 puisque cette approche insère aussi, dans son système formel, des informations de nature pragmatique c o m m e par exemple la connaissance du monde. L e s approches que nous avons appliquées reposent sur la sémantique f o r m e l l e telle q u ' e l l e est conçue par Martin ( 1971,1981 ) et, surtout par Vet ( 1980-1998) qui a su intégrer des informations de nature pragmatique dans sa théorie, ce qui nous paraît indispensable pour la compréhension de l ' e m p l o i des temps verbaux.

4. L e s t e m p s v e r b a u x utilisés dans l ' u n i v e r s c o n t r a c t u e l

A u premier abord, l'alternance entre le présent, le futur simple et le verbe modal devoir

a

semblé tout à fait arbitraire puisque nous avons supposé que tous les énoncés d'un texte contractuel reflètent la performativité tout en exprimant la modalité déontique. Toutes les phrases du texte contractuel ont la f o r m e affirmative. L e s énoncés performatifs rencontrés dans le discours contractuel ont donc la m ê m e structure de surface qu'une assertion. C o m m e le fond de base de nos études porte sur les textes écrits, il n'existe aucun moyen pour le récepteur d'évoquer d'éléments d'intonation c o m m e critère distinctif, mais nous tenons, tout de même, à affirmer qu'un énoncé assertif et un énoncé performatif ne sont pas

6

Nous n'entrerons pas ici dans les détails des principes de ces deux approches.

4

Merete

Birkelund

exprimés de la même manière. Comme le contexte des énoncés est déterminé comme appartenant à un univers contractuel, cela permet au récepteur d'interpréter les énoncés du locuteur comme l'expression implicite (temps verbaux)/explicite (marqueurs linguistiques de modalité) des obligations qu'il est censé remplir dans l'avenir. Pour arriver à une interprétation correcte du message du locuteur, il lui faut se servir de sa connaissance du monde linguistique et du monde extralinguistique pour éviter d'en faire une interprétation à contresens. Notre point de départ est de considérer les temps verbaux comme des instructions adressées au récepteur qui situe l'état des choses dans le temps. Le locuteur décrit le monde tel qu'il le perçoit au moment de la parole et, à partir de cette description, le récepteur se forme une image mentale tout en se créant une structure de représentation discursive du monde tel que le locuteur le lui décrit dans le texte. Cette conception des temps verbaux est aussi celle que l'on trouve dans l'approche de Vet et qui a constitué le fil conducteur de nos analyses. Dans les exemples (l)-(4) cités ci-dessous, le locuteur se sert de différents moyens lexicaux et syntaxiques pour donner les informations nécessaires au récepteur pour soutenir sa compréhension du message. (1) (2) (3) (4)

L'agent L'agent L'agent L'agent

vend les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société. vendra les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société. doit vendre les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société. devra vendre les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société.

Ces différences se manifestent d'abord par l'emploi des temps verbaux utilisés (le présent dans l'exemple (1) et le futur simple dans l'exemple (2)), ensuite par l'emploi et le nonemploi du verbe modal devoir (dans (3) et (4)). Sans se servir du contexte (linguistique ou non-linguistique), la première interprétation de ces énoncés porte à dire que (1) et (2) ne reflètent aucune valeur modale, mais qu'ils sont, par contre, la manifestation des valeurs temporelles, à savoir l'actualité (le présent) dans (1) et la futurité (le futur simple) dans (2), tandis que les exemples (3) et (4) reflètent tous les deux une valeur modale, explicitement manifestée par l'emploi du verbe modal devoir. Mais, mis dans le contexte contractuel approprié, les quatre exemples expriment ou peuvent tous exprimer une valeur modale déontique. Si l'on insère ces quatre énoncés dans un contexte contractuel, le contexte permet de dégager une certaine similarité en ce qui concerne leur message. Le locuteur cherche à communiquer au récepteur la même intention, mais par différents moyens linguistiques. L'acte de langage, qui est représenté dans les exemples (1) et (4), est performatif. Le message que désire transmettre le locuteur au récepteur concerne une obligation (5)

[OBLIGATION (vendre les articles)]

mais à ce niveau, le message reste encore tout à fait conceptuel puisque le locuteur n'a pas encore pris de décision en ce qui concerne la forme linguistique de l'énoncé. En effet, le locuteur a toujours, à ce niveau, dans sa possession les articles qu'il désire transmettre au récepteur, mais après les avoir confiés au récepteur, celui-ci a l'obligation de les vendre, ce qu'il va faire selon l'accord conclu entre les deux parties contractantes. Le résultat des décisions linguistiques que prend le locuteur se transfère à un module grammatical dans lequel la forme linguistique est représentée comme un énoncé (cf Vet 1998). Selon Vet (1998), l'acte de langage (performatif) et sa représentation (linguistique) n'appartiennent pas au même module que l'opérateur illocutoire qui, dans ces cas-ci, est constitué d'une phrase déclarative. L'opérateur illocutoire ne caractérise pas l'acte de langage, mais,

Modalité et temporalité dans les énoncés

performatifs

5

par contre, le contenu de l'énoncé. La structure sous-tendue de l'énoncé ne représente que le message quant à la forme linguistique du message du locuteur. L'énoncé se fait par un acte de langage, mais ni l'acte de langage ni la situation de communication ne fait partie de l'énoncé. L'acte de langage sera donc représenté dans un module pragmatique tandis que l'énoncé est représenté dans un module grammatical. On aura ainsi un modèle selon lequel la grammaire et la pragmatique représentent des composants différents, mais tout de même reliés. Nonobstant la différence de la sémantique des phrases, les quatre énoncés ont en commun, par leur présence dans les contrats commerciaux, qu'ils sont interprétés ou doivent être interprétés comme l'expression de ce que le récepteur se voit dans l'obligation de faire quelque chose {vendre les articles ...). En principe, la forme verbale des énoncés contractuels n'a aucune influence sur le contenu du message du locuteur. Le message reste identique et signale que le référent (le récepteur) est tenu responsable de l'occurrence d'une certaine éventualité qui est postérieure au moment de la parole. Le dictum des énoncés reste ainsi identique. De plus, les quatre énoncés se ressemblent également par le fait qu'aucun d'eux ne mentionne explicitement le mot d'obligation, mais elle ressort uniquement d'une manière implicite de la situation de communication. Il existe ainsi une différence entre ce qui est explicitement exprimé par la sémantique de la phrase et le statut de la phrase comme moyen de communication. En effet, le locuteur peut se servir de marqueurs explicites comme l'emploi des temps verbaux comme dans les exemples (1) et (2) ou des verbes modaux comme dans les exemples (3) et (4). Qu'il soit question de marqueurs implicites ou explicites, une connaissance du monde, c'est-à-dire une certaine connaissance de l'objectif de l'énoncé et de la situation de communication, est toujours demandée de la part des interlocuteurs et, surtout du récepteur. Si le locuteur se sert de marqueurs implicites, la connaissance du monde exigée reste déterminée par des facteurs sociaux et institutionnels. Pour transmettre son message d'une manière explicite et univoque, le locuteur aurait pu l'exprimer par un impératif : (6) Vendez les articles que je vous confie.

ce qui n'est cependant pas considéré comme approprié dans le contexte contractuel vu que l'impératif est considéré comme trop direct, ou même trop informel (Cornu 1991). Nous insistons ici sur le rôle que joue le contexte pour l'interprétation des paradigmes verbaux du discours. C'est le contexte qui permet au récepteur de se rapprocher d'une interprétation de la différence entre la forme lexicale/syntaxique de la phrase et le contenu de l'énoncé (la force illocutoire). Il faut que le récepteur soit conscient du choix qu'a fait le locuteur entre ce que celui-ci désire énoncer d'une manière explicite et ce qu'il désire énoncer d'une manière implicite. Cela signifie que le récepteur ne comprendra pas l'énoncé à moins qu'il ne soit en mesure d'identifier le type d'acte de langage que le locuteur est supposé faire. C'est seulement après l'identification de l'énoncé L'agent vend les articles... que le récepteur est en mesure de reformuler l'énoncé par l'intermédiaire d'une description comme dans (7) : (7) Le locuteur demande/veut/exige que le récepteur (= l'agent) vende les articles...

de sorte qu'il arrive à identifier l'énoncé comme performatif. Pour faire une reformulation de l'énoncé du locuteur, il faut que le récepteur se serve de facteurs contextuels, ce qui nous fait soutenir ici encore une fois que la modalité d'un énoncé est déterminée par une combinaison de facteurs linguistiques et de facteurs extralinguistiques.

Merete Birkelund

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En dépit de l'importance de la valeur modale des énoncés du discours contractuel, il faut souligner que la valeur temporelle de l'emploi des temps verbaux joue également un rôle non négligeable dans la structure événementielle de l'univers du discours. A partir des résultats fournis par l'application de la DRT et de la SDRT, il s'avère que les paradigmes verbaux (le présent, le futur simple et devoir présent et futur + infinitif), présents dans l'univers contractuel expriment tantôt des valeurs temporelles, tantôt des valeurs modales et tantôt, ou peut-être plutôt, des valeurs temporelles et modales. De plus, malgré son but principal de rendre compte des obligations, le contrat fait preuve d'une structure temporelle, manifestée par l'alternance des temps verbaux. Il ne suffit donc pas de constater que les énoncés de l'univers contractuel font preuve de la modalité déontique et que leur force illocutoire est performative. L'influence qu'exercent le contexte linguistique et le contexte extralinguistique a démontré que leurs valeurs sont parfois beaucoup plus complexes, ce que nous allons discuter dans ce qui va suivre.

5. L ' i n t e r p r é t a t i o n s é m a n t i q u e et p r a g m a t i q u e d e s t e m p s v e r b a u x c o n t r a c t u e l s

Le discours contractuel de l'exemple (8) fait preuve de l'alternance entre le présent et le futur simple : (8) M. Dumas donne (e, 7 ) par les présentes à M. Renon, qui accepte (e2), (...) mandat de représenter la société auprès de la clientèle qu'il visite (e3) par lui-même ou par ses préposés. M. Renon exercera (e4) cette représentation dans la position de représentant mandataire sans aucun lien de subordination envers la société Outilux, qui n'est (s, 8 ) pas son employeur et n'en assume (e5) pas les obligations. Les présents donne et accepte représentent deux événements (e¡ et e 2 ) dont la position sur l'axe temporel coïncide avec le moment de la parole, ce qui, de plus, est marqué par l'adverbial par les présentes. L'emploi du présent et de l'adverbial sert à souligner la simultanéité de e j et de e 2 qui recouvrent le moment de la parole. La proposition ressemble à un discours direct ( 'moi X rend ici maintenant à Y le droit de ... '), mis à part l'emploi des noms propres et de la 3 è m e personne dont l'emploi reste propre au genre. Les présents donne (e,) et accepte (e 2 ) ont la particularité d'être de nature perfective. Normalement, le présent a l'aspect imperfectif, mais ici le présent ressemble, à certains égards, au 'présent du reportage' (voir 5.1.2). L'expression qui accepte se retrouve fréquemment dans les textes contractuels sans qu'elle ajoute une valeur vraiment informative au texte. L'expression a plutôt la fonction de souligner l'acceptation de la part du récepteur et a ainsi une valeur d'emphase servant à accentuer le lien de droit qui s'établit entre les parties contractantes. Il s'agit là d'une interprétation qui repose sur notre connaissance du monde contractuel et des conventions de rédaction des textes contractuels. Par conséquent, nous inférons que les deux événements ont

7 8

e = événement. s = état.

Modalité et temporalité dans les énoncés

performatifs

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lieu simultanément tout en recouvrant le moment de la parole : le récepteur accepte le mandat de représenter le mandant au même moment temporel que le locuteur (le mandant) lui rend ce privilège. L'emploi du présent de e 3 (visite) représente un emploi du présent dont le sens diffère de celui de e, et de e 2 . On ne se trouve plus dans le même intervalle temporel que le moment de la parole, mais dans un intervalle postérieur à celui-ci et, par conséquent, le présent a ici une fonction futurale. L'occurrence du présent visite ne peut pas coïncider temporellement avec les événtualités précédentes. Il faut, de nouveau, nous servir des informations de nature pragmatique : ce n'est qu'après avoir accepté le mandat que le réprésentant visite la clientèle. Il nous est possible d'identifier une phase préparatoire (Vet 1994) de l'événement e 3 , ce qui porte à présumer que e 3 aura lieu selon les conventions convenues. Le présent représente la conviction ferme du locuteur en ce qui concerne l'occurrence de e 3 . L'occurrence de e 3 est postérieure à e¡ et à e 2 et également postérieure au moment de la parole. L'emploi du présent futural fait preuve de l'attitude objective du locuteur, à savoir sa certitude et sa conviction de l'occurrence future de e 3 . Si l'on considère l'emploi du présent futural comme une variante du futur simple comme dans (9) : (9) = ? auprès de la clientèle qu'il visitera par lui-même ou par ses préposés. la représentation discursive sera différente. Avec l'emploi du futur simple, le locuteur serait convaincu, d'une manière subjective, du fait que les visites du récepteur auront lieu selon la convention fixée entre eux. A la différence de l'emploi du présent où il s'agit de l'attitude objective du locuteur, l'emploi du futur simple représenterait sa conviction personnelle et positive en ce qui concerne l'occurrence de e 3 (Vet 1994 : 58). Du point de vue de la modalité, la différence entre l'emploi du présent futural et du futur simple reste évidemment importante dans la mesure où l'emploi du futur simple indique l'attitude subjective du locuteur par rapport à la vérité tandis que l'emploi du présent futural indique l'attitude catégorique du locuteur par rapport à la vérité. Le locuteur considère l'occurrence de l'éventualité comme un fait nécessaire qui ressort de l'accord conclu et, par conséquent, comme une vérité. Cet événement dont l'occurrence est postérieure au moment de la parole, sera donc une suite naturelle et évidente de la nature même de l'accord conclu entre les deux parties. Le projet actuel existe déjà, mais les conditions dont la visite dépend, doivent encore être remplies après le moment de la parole. Les visites sont prévues, mais il peut, en principe, encore intervenir d'autres facteurs qui en empêchent la réalisation. Cette interprétation (voir Vet 1994) mène à la conclusion qu'il ne serait pas possible de remplacer le présent futural ici par le futur simple si l'on désire garder la même sémantique de la référence temporelle et préserver la même conception de vérité qu'exprime le locuteur. Nous constatons donc qu'il ne peut pas être question d'une variante 'libre'. Le deuxième paragraphe de (8) introduit une nouvelle représentation discursive (au futur simple) dont les phases préparatoires se trouvent dans la première phrase. e 4 (exercera) est postérieur au moment de la parole et, également à e 3 (visite). Le locuteur est convaincu d'une manière positive de l'occurrence future de e 4 . L'occurrence de l'éventualité au futur simple exercera est postérieure à l'éventualité indiquée dans la première phrase. En ce qui concerne l'occurrence future de e 4 , le locuteur ne base pas sa conviction sur les éléments appartenant au moment de la parole ou antérieurs à celui-ci, mais sur sa connaissance et son attitude personnelle et subjective. La conviction et les attentes du locuteur jouent un rôle important étant

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donné qu'au moment de la conclusion d'un contrat entre deux parties, il est naturel que le récepteur ait admis et accepté les conditions de la représentation du mandat, ce qu'il fait en signant le contrat. S'il ne le fait pas (exercer la représentation...), une rupture du contrat aura lieu, ce qui peut éventuellement mener au paiement d'une indemnité non souhaitable mais, de toute façon, le contrat sera résilié. Il nous semble que l'emploi du présent exerce ne soit pas acceptable ici parce qu'il y aurait ambiguïté, dans la mesure où le présent aurait une fonction selon laquelle l'agent commercial exerce en ce moment cette représentation.... Pour éviter une telle ambiguïté, le locuteur est donc 'obligé' de se servir du futur simple et il n'y aura, par conséquent, pas de variation possible. Les présents est et assume utilisés dans la relative restent, selon notre analyse, la seule possibilité. Si l'on remplaçait le présent par le futur simple, on aurait une sémantique disant que 1) y exercer cette représentation ..., 2) χ ne pas être son employeur et 3) [x] ne pas en assumer les obligations..., donc une suite temporelle chronologique où les éventualités e 4 , Sj, e 5 se succèdent l'une après l'autre, ce qui donnerait lieu à une autre interprétation pragmatique de la phrase. Il faut donc employer le présent pour soutenir l'aspect temporel de simultanéité des éventualités par rapport à e 4 . Si l'on avait utilisé le futur simple qui ne sera pas son employeur et η 'en assumera pas les obligations, la phrase serait devenue ambiguë puisque l'emploi du futur simple aurait signifié que la société O deviendra l'employeur de l'agent commercial après l'exercice de ses fonctions. Il n'existe donc ici aucune possibilité de remplacer le présent (est, assume) par le futur simple (*sera, *assumera) sans détourner le sens de la phrase comme dans (10) : (10) * M. Renon exercera cette représentation dans la position de représentant mandataire sans aucun lien de subordination envers la société Outilux, qui ne sera pas son employeur et n'en assumera pas les obligations. Un tel remplacement des temps verbaux transformerait et détournerait toute la sémantique de la référence temporelle. Les procès indiqués par les verbes être et assumer au présent, par contre, sont simultanés au procès signalé par le verbe exercer. Pour marquer la simultanéité par rapport à e 4 , il faut utiliser le présent. Si l'on avait utilisé le futur simple, la phrase aurait pu signifier que Ία société Outilux deviendra son employeur et assumera les obligations', mais seulement après l'exercice de ses fonctions, ce qui, selon notre connaisance du monde, serait une absurdité dans ce contexte. Pour résumer, l'alternance entre le présent et le futur simple dans le discours contractuel n'est pas du tout arbitraire, mais a comme fonction de marquer la structure événementielle du discours contractuel. Quoique l'occurrence de la plupart des actions décrites dans le dicours contractuel soit postérieure au moment de la parole, l'alternance entre l'emploi du présent et le futur simple reste tout de même indispensable pour respecter la structure temporelle inhérente du discours. Nous allons par la suite discuter les valeurs sémantiques et pragmatiques du présent, du futur simple et du verbe modal devoir.

5.1. L'interprétation sémantique et pragmatique de l'emploi du présent Dans le discours contractuel, l'emploi du présent représente au moins quatre fonctions et significations différentes :

Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs 1. 1.1. 1.1.1. 1.2. 1.3.

Fonctions temporelles du présent : présent 'normal' représentant la simultanéité par rapport au moment de la parole présent contractuel 'd'actualité ' présent représentant la simultanéité avec un événement futur présent représentant un point de vue futur

2. 2.1.

Fonction temporelle et/ou 'modale'du présent : présent futural et 'modal' représentant une obligation future

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Dans l'analyse suivante, nous nous sommes proposé d'isoler d'abord la fonction temporelle du présent, à savoir les fonctions indiquées ci-dessus sous 1) ; ensuite, nous discuterons les cas où le présent a une fonction temporelle et 'modale' comme indiqué sous 2).

5.1.1. Emploi temporel du présent Normalement, les phrases au présent décrivent les éventualités dont l'occurrence est simultanée par rapport au moment de la parole. Le présent n'a pas besoin d'un point de référence explicitement déterminé : « . . . the reference point of a present tense sentence is always the utterance time n. So present tense sentences are typically not part of narrative sequences in the way that past tense sentences often are (as well as, to a lesser extent, sentences in the future tense). » (Kamp et Reyle 1993 : 536). Cette conception du présent, qui est d'ailleurs généralement admis par tous les grammairiens et linguistes, permet ainsi de déduire que l'emploi du présent, dans sa fonction temporelle de base, exprime toujours une situation qui recouvre le moment de la parole.

5.1.1.1. L e p r é s e n t ' n o r m a l ' Le présent normal recouvre le moment de la parole tout en indiquant un procès déjà en cours (les exemples (11) (repris de l'exemple (8)) et (12)) : (11) M. Renon exercera cette représentation dans la position de représentant mandataire sans aucun lien de subordination envers la société Outilux, qui n'est pas son employeur et n'en assume pas les obligations. (12) M. Renon visitera la clientèle de détail dans le secteur suivant où il travaille habituellement, (...) en vue de la vente des articles suivants : ... mais il s'agit d'un procès qui va durer également dans l'avenir comme dans les exemples (13) et (14) : ( 13) Tous différends relatifs à la validité, à l'interprétation et à l'exécution du présent contrat sont de la compétence exclusive du tribunal de commerce de Paris. (14) Le présent contrat demeure soumis à la convention collective des industries chimiques (ou toute autre convention collective) qui s'appliquera sur tous les points non prévus aux présentes. Le présent recouvre un certain laps de temps tout en renfermant une partie du passé et/ou une partie du futur (Martin 1971, Nef 1986). Le présent a un emploi temporel dont la fonction est

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de décrire l'état des choses du monde actuel tel qu'il se présente aux deux interlocuteurs au moment de la parole. Dans cette fonction, le présent est imperfectif. Il n'est pas question de l'introduction d'un nouvel intervalle de temps dans le discours (cf. Vet). Comme l'affirment Kamp et Reyle (1993), la relation existant entre le moment de la parole et l'éventualité décrite a comme résultat que la fonction de base du présent est de faire référence aux états comme par exemple dans (15) : (15) Cette commission est la seule rémunération à laquelle pourra prétendre M. Renon, qui aura notamment à sa charge les frais de déplacements nécessaires à sa représentation. Cette interprétation du présent justifie son emploi le plus répandu selon lequel le locuteur désire faire référence aux éventualités dont l'occurrence reste simultanée du moment de la parole. Cela nous permet de conclure que le présent temporel présente une situation qui est valable au moment de la parole sans pour autant exclure la validité de l'éventualité avant ou après le moment de la parole.

5.1.1.2. Le présent contractuel 'd'actualité' Dans les données de notre corpus, on rencontre quelques rares exemples où l'emploi du présent exprime un recouvrement total avec le moment de la parole comme dans les exemples (16) - (19) ci-dessous : (16) M. X. concède, par les présentes, à M.Y. qui l'accepte, une licence exclusive d'usage et d'exploitation de la marque de fabrique consistant dans le dénomination déposée par lui au greffe du tribunal de commerce de..., le..., sous le n° ... pour désigner ... (17) Le concédant déclare, par les présentes, en s'obligeant à toutes les garanties de fait et de droit, concéder à titre de licence particulière à SICASOV, concessionnaire qui accepte, le droit exclusif de reproduire et de vendre la variété végétale ci-dessous précisée : ... (18) Les parties conviennent que leurs litiges relatifs à l'exécution du présent contrat seront soumis au tribunal de commerce de ... (19) Pour l'exécution des présentes, la société fait domicile en son siège directionnel, et en ce qui concerne le salarié en son domicile sus indiqué. Il s'agit d'un emploi du présent qui, à certains égards, ressemble au 'présent du reportage' (Monville-Burston et Waugh 1991), surtout connu d'autres genres comme par exemple les reportages sportifs. Normalement, le présent du reportage a la fonction de faire avancer les éventualités décrites dans le temps. Le présent indique, dans cette fonction, que l'événement a lieu au moment même de l'énonciation de la phrase. Le point commun de ces emplois du présent, est que l'éventualité représentée constitue pour ainsi dire un moment de la parole qui lui est propre. Le mode d'action du verbe fait référence à un événement qui est borné dans le temps, ce qui signifie que le présent est perfectif, contrairement au mode d'action imperfectif normalement attribué au présent. L'emploi du présent 'd'actualité' se rencontre le plus souvent dans l'introduction des textes contractuels, comme dans (16) et (17) ou, dans quelques exemples, à la fin du texte contractuel comme dans (18) et (19). Le plus souvent, le recouvrement temporel avec le moment de la parole ressort du contexte linguistique puisque l'on y trouve la présence d'adverbiaux comme par les présentes ou de com-

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pléments d'attribut comme présent. La présence du complément d'adverbe ou d'attribut sert à souligner le recouvrement avec le moment de la parole. Comme cette fonction du présent ne se rencontre que dans une position fixe dans le discours, à savoir dans le préambule du contrat et, moins fréquemment, à la fin du discours contractuel, nous nous permettons de caractériser cet emploi comme une sorte de formule standard, à savoir comme une expression figée et institutionnalisée. Il convient cependant de préciser qu'en ce qui concerne la fin du contrat, il règne une plus grande liberté de choix de l'emploi des temps verbaux, mais, dans les cas où l'on trouve l'emploi du présent, il s'agit des formules standard, comparables à ceux de l'introduction dont la fonction est de clore l'univers contractuel d'une manière circulaire. Pour résumer, le présent de ces exemples reste indépendant du reste du discours et n'entre pas en tant que tel dans la structure événementielle du discours. Sa place dans le discours contractuel est influencée par les conventions de rédaction des contrats.

5.1.1.3. Le présent avec référence aux éventualités futures Le présent est utilisé pour faire référence aux événements futurs mais dont l'occurrence reste simultanée à un autre événement au futur simple. Quoique la plupart des événements discursifs du contrat soient postérieurs au moment de la parole, il n'est pas toujours possible de se servir uniquement du futur simple dans le discours contractuel. Une suite de futurs simples signalerait que les événements se succéderaient d'une manière chronologique. Pour éviter une telle succession chronologique temporelle des éventualités, le présent reste la seule possibilité pour indiquer la simultanéité avec un événement au futur simple, justement pour ne pas détourner les relations temporelles et anaphoriques dans une fausse direction. De plus, un petit groupe de verbes font preuve d'une sémantique particulière. Il s'agit des verbes et des locutions verbales : avoir droit à, être en droit de, s'engager, s'interdire et se réserver le droit de. Ils ne sont utilisés qu'au présent malgré le fait qu'ils visent l'avenir de par leur sémantique inhérente se rapportant aux obligations (engagement, interdiction) ou aux droits (permission/privilège). L'emploi du présent de ces verbes ne peut cependant pas être caractérisé comme futural puisque l'action signalée n'est pas amorcée au moment de la parole : (20) L'Agent s'engage à faire tous ses efforts pour promouvoir, augmenter et développer dans le territoire la vente des produits. (21) Le titulaire s'interdit formellement, à l'expiration du présent contrat, et quel que soit le motif de la rupture, d'offrir ses services à quelque titre que ce soit ou de s'interésser directement ou indirectement à des constructions de grues de bâtiment ou de manutention ou à des bureaux d'études travaillant directement pour ces derniers. Pour résumer, le présent n'a rien à voir avec la modalité si l'éventualité recouvre le moment de la parole ou si elle est simultanée par rapport au moment de la parole ou si elle est simultanée par rapport à une autre éventualité au futur simple. Dans ces fonctions-là, le présent a une valeur purement temporelle. Ces significations temporelles se révèlent soit par l'intermédiaire de marqueurs linguistiques (morpho-syntaxiques : emploi d'adverbiaux, détermination du mode d'action du verbe) soit par des informations non-linguistiques qui sont, de loin, prédominantes dans le discours contractuel.

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5.1.2. Emploi temporel et/ou 'modale' du présent Un emploi du présent dont le sens diffère de sa fonction de base et qui fait surgir des problèmes d'interprétation, est le présent futural. Il faut que certaines conditions soient à la disposition du récepteur au moment de la parole pour qu'il puisse interpréter le présent comme futural. A l'instar de Vet, nous considérons le présent comme un temps anaphorique qui a besoin d'un antécédent dans le texte ou d'un antécédent fourni par le contexte linguistique et/ ou extralinguistique. Dans la situation de communication contractuelle, les parties contractantes ont convenu du contenu des clauses contractuelles. Elles se sont mises d'accord sur les obligations qui doivent être respectées par le récepteur. Ces obligations contractuelles sont rédigées conformément à la loi en vigueur. Cela signifie que les différentes clauses font référence d'une manière explicite ou, le plus souvent implicite, à la loi en question. Pour pouvoir interpréter le présent comme exprimant une éventualité dont l'occurrence est postérieure par rapport au moment de la parole et dont l'occurrence est considérée comme obligatoire ou nécessaire, il faut d'abord que l'énoncé dans lequel se trouve le présent, puisse être déterminé comme performatif. Les relations existant entre l'émetteur (le locuteur) et le récepteur doivent être caractérisées comme des relations socialement inégales. Ensuite, il faut que l'éventualité soit préparée avant le moment de la parole. Il faut aussi que le locuteur en soit conscient et qu'il soit convaincu de l'occurrence future de l'éventualité. Quand le locuteur se sert du présent futural, il déduit sa certitude de sa connaissance du monde contractuel ; le locuteur sait donc d'une manière objective que l'éventualité aura lieu. Il reste donc convaincu de l'occurrence de l'éventualité. Sa conviction est inférée d'une phase préparatoire de l'éventualité. Le locuteur fait implicitement référence à une loi ou à une règle déjà existante tout en s'attendant à ce que l'éventualité ait lieu conformément à cette loi/règle comme dans (22) repris de l'exemple (8) : (22) M. Dumas donne par les présentes à M. Renon, qui accepte, (...) mandat de représenter la société auprès de la clientèle qu'il visite par lui-même ou par ses préposés. Il est évident que des marqueurs linguistiques explicites facilitent une interprétation futurale du présent, mais nous avons pu constater que la présence de marqueurs explicites reste le plus souvent absente dans les données du corpus. Ce sont donc seules les informations de nature pragmatique, telles que la connaissance du monde contractuel, la connaissance de la situation de communication et la force illocutoire des énoncés qui puissent déterminer l'emploi du présent comme futural. Comme le présent futural vise des éventualités dont l'occurrence est postérieure par rapport au moment de la parole, nous nous permettons de conclure que l'on peut attribuer au présent futural présent dans le discours contractuel une nuance qui se rapproche de la modalité déontique (= obligation/nécessité) sans que l'on puisse pour autant parler d'une fonction vraiment modale du présent. Il faut cependant souligner encore une fois que c'est seul le contexte contractuel - si l'on admet de l'interpréter comme étant composé d'énoncés performatifs - qui permet une telle interprétation du présent. Pour conclure, le présent des textes contractuels représente donc au moins trois emplois temporels différents : un présent non-marqué, 'neutre' et susceptible de refléter un aspect imperfectif ou un aspect perfectif, un présent d'actualité et un présent signalant le futur, soit en indiquant la simultanéité avec une éventualité au futur simple, soit en ayant un point de vue futur. Et, finalement, le présent a une fonction futurale qui, mise à part sa valeur temporelle,

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exprime aussi une valeur quasi modale indiquant l'obligation, valeur qui est inférée de par le contexte contractuel, à savoir de par sa présence dans un discours dont nous définissions la fonction principale comme performative. L'emploi du présent des textes contractuels n'a donc aucune valeur modale si l'éventualité recouvre le moment de la parole ou si elle est simultanée par rapport au moment de la parole. Dans ces cas-là, le présent exprime un état ou une situation dont le mode d'action est imperfectif ou un événement dont l'occurrence est limitée au moment de la parole. L'emploi du présent a ainsi des valeurs purement temporelles. Seuls dans les cas où le présent peut être interprété comme futural, il est susceptible d'être interprété comme représentant une nuance modale déontique sans pour autant perdre sa fonction temporelle.

5.2. L'interprétation sémantique et pragmatique de l'emploi du futur simple L'emploi du futur simple fait également preuve de plusieurs significations dans le discours contractuel : 1. 1.1. 1.2.

Fonctions temporelles du futur simple : futur représentant la postériorité par rapport au moment de la parole futur représentant la postériorité par rapport à un autre événement au futur simple

2. 2.1.

Fonction temporelle et modale du futur simple : futur modal représentant l'intention du locuteur (modalité déontique)

5.2.1. Emploi temporel du futur simple Dans sa fonction temporelle, le futur simple fait référence aux éventualités dont l'occurrence reste postérieure par rapport au moment de la parole. Dans cette fonction générale, il paraît que l'emploi du futur simple n'influence pas l'aspect de la phrase. Comme le présent, le futur simple est un temps anaphorique. Il a besoin d'un antécédent qui fixe son point de référence. L'antécédent est indispensable pour donner des informations suffisantes pour l'interprétation de l'énoncé du locuteur. L'indication de l'antécédent d'un futur simple peut être fournie par une information contextuelle faisant référence à un moment futur comme dans les exemples (23) et (24) : (23) Au cas où il cesserait d'exercer l'activité commerciale ci-dessus visée, M. Renon devrait en aviser la société mandante qui aurait le droit de révoquer le mandat (...), et il est expressément convenu qu'à défaut d'exécution de cette obligation par M. Renon, ce dernier sera redevable envers la société Outilux (...) d'une somme forfaitaire de ... (24) M. Renon fera alors son bénéfice personnel des commissions perçues sur les opérations effectuées par ses sous-agents. L'antécédent d'un futur simple peut également être constitué d'un autre futur simple par rapport auquel le futur simple indique l'occurrence d'une éventualité qui lui est postérieure. De cette façon, les futurs successifs peuvent signaler une chaîne d'événements chronologiques (ce qui fait rapprocher l'emploi du futur simple à celui du passé simple) comme dans (25) :

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(25) Renon fera connaître son accord ou les motifs de son désaccord ; dès que les parties seront d'accord sur le montant des commissions, celles-ci seront versées à M. Renon. Dans (25), il faut remarquer que le futur simple seront versées de la principale constitue la conséquence de la phrase temporelle introduite par dès que. Cependant, la référence temporelle signalée par des futurs simples successifs peut aussi être faite à la simultanéité future d'un certain nombre d'éventualités. Cela est le cas quand il s'agit de constituants non-dominés (cf. les principes de la SDRT). Dans la structure de surface, il n'est pas possible de faire une distinction entre les deux fonctions du futur simple, à savoir la postériorité par rapport au moment de la parole ou la postériorité par rapport à une autre éventualité au futur simple. C'est seule la connaissance du monde et les informations de nature pragmatique comme les liens de causalité qui permettent au récepteur d'en faire la distinction.

5.2.2. Emploi temporel et/ou modal du futur simple Si la phrase ou le contexte linguistique ne fournissent pas explicitement d'informations temporelles qui puissent situer l'éventualité à un moment postérieur par rapport au moment de la parole, le futur simple exprime souvent les attentes et l'attitude subjective du locuteur en ce qui concerne l'avenir. Dans le contexte contractuel, cet emploi du futur simple exprime toujours l'intention du locuteur par son énonciation. Comme un grand nombre des énoncés du discours contractuel ont une force illocutoire performative, il s'agit des obligations qu'a à remplir le récepteur. Le locuteur reste subjectivement convaincu de ce que le récepteur va remplir les obligations contractuelles. La subjectivité de sa conviction peut être justifiée par le fait même que les parties contractantes (le locuteur et le récepteur) ont convenu du contenu des clauses contractuelles avant qu'elles signent le contrat. A moins que le récepteur ne respecte pas leur commun accord, le locuteur peut donc s'attendre à ce que le récepteur fasse ce qui est signalé dans le contrat. Dans le contexte contractuel, l'emploi du futur simple est ainsi équivalent à une prédiction faite par le locuteur qui présume que le situation décrite dans la phrase aura lieu. La valeur de vérité d'une phrase au futur simple est impossible à vérifier au moment de la parole. Martin (1981) affirme que le présent (futural) est plus 'ferme' que le futur simple, mais rien ne porte à dire que le locuteur, par l'emploi du présent, possède plus de certitude en ce qui concerne l'occurrence de l'éventualité décrite qu'il en a par l'emploi du futur simple. Il est évident que la référence au futur est différente de celle que le locuteur fait aux éventualités du passé et du présent étant donné que de tels énoncés reposent sur des faits (des états de choses) qui peuvent être vérifiés. Les énoncés au futur simple n'exposent pas uniquement la perception du locuteur d'un état de choses futur, mais ils expriment également sa conviction et son intention. L'interprétation de l'emploi du futur simple est fonction de l'attitude subjective du locuteur. Il existe une étroite relation entre la modalité et le futur, ce qui ressort de l'évolution diachronique du futur simple du français (Fleischmann 1982). Il y a beaucoup qui porte à dire que le futur simple possède une certaine valeur modale inhérente. Le futur simple comporte toujours d'autres informations que des informations temporelles (Vet 1994). Une telle interprétation est, entre autres, justifiée par le fait que le locuteur ne peut pas ajouter une phase avec une négation à un énoncé au futur simple comme dans (26) :

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(26) a. L'agent vendra les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société. (26) b. ? ?... mais il ne le fera pas.

ce qu'il a la possibilité de faire dans (27) : (27) a. L'agent doit/devra vendre les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société. (27) b. ... mais il ne le fera pas.

A la différence de (27a) et (27b), (26a) et (26b) sont des énoncés contradictoires vu que le locuteur ne peut pas, dans une même phrase, exprimer son attitude positive à l'égard de l'occurrence de l'événement et ensuite la nier. Si le locuteur signale l'occurrence d'un événement par l'emploi du futur simple, c'est qu'il en reste convaincu d'une manière indéniable. Le facteur important est le rôle joué par le locuteur qui reste toujours présent dans le discours. Malgré le fait que le discours contractuel reflète une situation de communication particulière dans la mesure où le locuteur et le récepteur ont un rôle 'double' comme et émetteur et récepteur du texte (voir 2), l'emploi du futur simple fait, dans certains exemples, preuve de l'imposition de la vision et de l'intention du locuteur. Le futur simple aura ainsi une sémantique qui le rapproche du sens de l'impératif. Les relations inégales entre le locuteur et le récepteur restent ainsi de première importance pour l'attribution d'une valeur modale déontique au futur simple. Selon les résultats de notre analyse, le futur simple a certaines caractéristiques qui nous permettent de conclure que, dans le contexte contractuel, l'emploi du futur simple peut représenter une valeur temporelle d'un côté et, de l'autre côté, une valeur temporelle et modale. La valeur temporelle du futur simple est donc à considérer comme une constante de ce temps verbal. La valeur modale 9 reste sous-jacente, mais elle peut seulement être inférée de par la connaissance du monde, c'est-à-dire par des critères de nature pragmatique. Elle reste déterminée par le genre et par la situation de communication. Nous soutenons donc que le futur simple est un temps, mais qu'il représente aussi des valeurs modales qui doivent être fournies par le contexte linguistique et le contexte extralinguistique.

5.3. L'interprétation de l'emploi de devoir La signification du verbe modal devoir est considérée comme ambigiie. Pour pouvoir interpréter devoir d'une manière correcte, il faut qu'il y ait, dans le contexte, une précision concernant la modalité en question. Une telle précision peut être donnée par des moyens linguistiques ou par des moyens non-linguistiques. Dans nos analyses, nous avons opté pour une conception de devoir comme un verbe polysémique (voir Kronning 1996). Un exemple comme (28) ci-dessous (repris de l'exemple (3)) : (28) L'agent doit vendre les articles à lui confiés au nom et pour le compte de la société.

donne, en principe, lieu à deux interprétations, à savoir une interprétation épistémique et une interprétation déontique. Le point commun des deux interprétations est, selon Kratzer (1991) que de telles propositions sont toujours accompagnées d'une phrase « spelling out how the 9

La valeur modale qui existe dans le discours contractuel est toujours déontique. Ce sont seules les notions d'obligation et de nécessité qui sont pertinentes dans le contexte contractuel.

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modal in each sentence is to be understood. » En ce qui concerne la périphrase de l'interprétation déontique dans l'exemple (28), le verbe devoir doit se paraphraser par « necessary in view of the law » (Kratzer 1991: 640). Et comme l'observe Kratzer, la paraphrase contient, elle aussi, un marqueur modal. Cela ne signifie pourtant pas que ce marqueur modal a le même statut que celui de la proposition contenant le verbe modal devoir, mais il s'agit d'un marqueur modal 'neutre', sinon il aurait été question de redondance. Le sens sémantique canonique (inhérent) du verbe modal devoir reste celui d'obligation. Nous nous permettons donc de conclure que la fonction principale de devoir est d'être marqueur grammatical (auxiliaire) de la modalisation de l'énoncé en question. Comme le futur simple, le verbe modal devoir indique également une sorte de prospection qui concerne l'avenir, mais avec d'autres nuances supplémentaires portant sur quelque chose de déjà décidé ou de convenu. La grande différence entre l'emploi du futur simple (modal) et l'emploi du verbe modal devoir réside dans l'optique du locuteur. Par l'emploi du futur simple, le locuteur se situe, pour ainsi dire, dans le futur tout en exprimant sa conviction subjective tandis que, par l'emploi du verbe modal, il se situe au moment de la parole tout en visant le futur comme un point prospectif. A la différence de l'emploi du futur simple, l'emploi de devoir signale une obligation à laquelle il est possible d'ajouter une négation. Il s'agit certes d'une obligation, mais le locuteur ne peut pas savoir si l'éventualité en question sera réalisée. Avec l'emploi du verbe modal devoir, il peut seulement supposer, selon sa connaissance du monde, que le récepteur va remplir les obligations indiquées par son énoncé. L'emploi de devoir+inftnitif au présent fait référence à une loi ou à une norme déjà existante au moment de la parole comme dans (29) : (29) Tous les hommes doivent mourir. Comme nous l'avons vu pour l'emploi du présent (voir 5.1.2), le locuteur fait aussi, par l'emploi de devoir, référence à ce qu'appelle Kronning (1996)« une régularité nomique », à une loi qui est perçue comme naturelle de par la situation du discours. Mais la différence entre l'emploi du présent et l'emploi du verbe modal devoir réside dans le fait que, avec l'emploi de devoir, il s'agit d'une inférence signalant que la règle/la loi en question est dérivée d'une autre règle/une loi fondamentale. Le locuteur fait donc référence à une loi, mais ce n'est qu'au moment de son énonciation que la loi existe, c'est-à-dire le locuteur fait la loi tout en l'énonçant. Dans tous les exemples de devoir au futur, il est question d'une éventualité dont l'occurrence n'est pas tout à fait sûre vu que devoir au futur porte sur une obligation qui n'est pas encore actuelle au moment de la parole. L'obligation peut le devenir, mais seulement à condition qu'un autre événement ait lieu. Il paraît donc, selon les données de notre corpus, que devra+infinitif est la conséquence d'un événement déclencheur et indispensable pour sa réalisation, ce qui peut s'illustrer par l'exemple (30) : (30) ... La présentation du successeur doit intervenir le plus tôt possible. Le mandant doit faire connaître sa décision dans un délai de ... En cas de présentation d'un nouveau candidat à la succession, les mêmes délais devront être à nouveau observés de part et d'autre. Les événements doit intervenir et doit faire connaître font référence à une règle implicite, mais existante au moment de la parole. Tout en faisant son énoncé, le locuteur fait la règle, qui est une règle performative. Les deux exemples de devoir au présent constituent pour ainsi dire les conditions préalables (reprises par l'adverbe conditionnel en cas de présentation d'un nouveau candidat à la succession) à l'événement exprimé par devoir au futur.

Modalité et temporalité dans les énoncés performatifs

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Notre analyse de l'emploi du verbe modal devoir permet de conclure que la différence entre devoiV+infinitif au présent et devo/r+infinitif au futur réside dans le fait que devoir au présent fait référence à une loi/une règle déjà existante au moment de la parole tandis que devoir au futur souligne que la règle/Γobligation n'est pas encore actuelle au moment de la parole, mais qu'elle peut le devenir dans le futur pourvu que certaines conditions soient remplies, comme on le voit dans l'exemple (31) ci-dessous : (31) Le fabricant autorise le représentant exclusif, qui s'y engage, à vendre les produits aux clients du territoire. Le représentant devra d'une manière efficace poursuivre activement la vente dans le territoire du contrat, ... dans lequel le fabricant autorise le représentant exclusif à vendre fonctionne comme la condition pour que le représentant puisse poursuivre activement la vente dans le territoire du contrat.... L'emploi de devoir+infinitif au futur souligne donc la postériorité par rapport au moment de la parole. Il ressort de nos analyses que l'emploi de devoir au futur présuppose qu'il doit exister une cause à effet, d'où la possibilité d'ajouter une proposition avec une négation.

6. En guise de conclusion

Il ressort de nos analyses qu'il existe un rapport étroit entre le concept de modalité et la théorie des actes de langage dans la mesure où un acte de langage est censé impliquer un point de vue qui, le plus souvent, est celui du locuteur. Pour que l'on puisse faire une interprétation adéquate de l'énoncé, il faut que le récepteur reconnaisse l'intention du locuteur qui peut être exprimée implicitement ou explicitement. Une proposition peut être vraie dans le monde actuel ou dans un monde possible et il peut s'agir d'une description d'un monde compatible avec les hypothèses du locuteur sur le monde actuel ou d'une description d'un état de choses dans un monde désirable. Quant aux obligations contractuelles, le récepteur doit comprendre les énoncés performatifs du discours contractuel comme représentant des états de choses qui sont désirables et potentiels selon le point de vue du locuteur. Pour indiquer les obligations que doit remplir le récepteur du discours contractuel, le locuteur se sert de plusieurs moyens d'expression. Il se sert le plus souvent du présent et du futur simple dont le but est de marquer l'obligation sans le secours de verbe explicite. De cette façon, l'obligation qu'impose le locuteur au récepteur devient moins directe et s'exprime d'une manière diplomatique. Les deux temps verbaux ne servent cependant pas uniquement à exprimer la modalité déontique, mais gardent, dans d'autres cas, leur valeur temporelle d'actualité et de futurité. Les temps verbaux n'ont donc pas uniquement une valeur modale, mais gardent aussi leur valeur temporelle. Le locuteur se sert également du verbe modal devoir au présent ou au futur dans certains cas, cependant moins fréquents que l'emploi du présent et du futur simple. Par l'emploi de devoir au présent, le locuteur présente l'obligation d'une manière explicite ; il fait la loi tout en l'énonçant tandis que devoir au futur présuppose un autre événement déclencheur. L'emploi des temps verbaux utilisés dans les textes contractuels, si restreint et limité qu'il soit, représente donc une complexité sémantique et pragmatique beaucoup plus importante que laisse prétendre une détermination du discours contractuel comme performatif. Il nous

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Merete

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paraît que l'application de la Théorie de la Représentation Discursive avec des informations portant sur la connaissance du monde et les liens de causalité, permet de dégager la temporalité et la modalité dans le discours contractuel. De toute façon, cette méthode nous a permis de nous rapprocher un peu plus d'une réponse aux questions que nous nous sommes posée dans l'introduction de cet article.

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Modalité et temporalité dans les énoncés

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Claire

Blanche-Benveniste

L'équilibre des modalités positives et négatives

J'interpréterai ici le terme de modalité de façon très étroite, en m e limitant aux modalités positive et négative, 1 manifestées c o m m e telles dans des énoncés. Je m'intéresserai particulièrement aux contrastes réalisés dans un m ê m e énoncé entre une modalité positive et une négative et aux différentes valeurs qui en résultent. La mise en contraste de modalités positives et de modalités négatives est un procédé simple et m ê m e élémentaire, qui est exploité avec une très grande fréquence dans quantité de productions linguistiques, aussi bien orales qu'écrites, avec plusieurs effets sémantiques assez nettement différenciés. J'essaierai de décrire quelques-uns de ces effets, à partir d'exemples pris surtout dans des corpus de français parlé. 2 Pour des raisons faciles à expliquer, le français parlé en comporte davantage que le français écrit : le procédé entraîne beaucoup de répétitions lexicales et, comme ces répétitions sont mal tolérées dans les modèles rédactionnels en français, chacun les évite en écrivant et censure celles qui lui viendraient facilement. C e qui m'intéresse, dans ces exemples, c'est la simplicité du procédé et la richesse des effets qu'il peut produire. On sait que la simple confrontation entre oui et non mis en alternative équivaut à une interrogation ( 1 ) Tu viens, oui ou non ?

et que des langues comme le chinois ont grammaticalisé le procédé pour en faire un des fondements de l'interrogation (M.C. Paris). Mais le même type de confrontation entre modalités peut signifier autre chose. Lorsqu'on affirme une fois un verbe pour le nier aussitôt après, (2) elle veut, elle veut pas

cela implique qu'il y a alternance de phases positives et négatives au cours du temps, parfois elle veut, parfois elle ne veut pas, ce qui conduit même éventuellement à l'expression d'une contradiction, elle se contredit, elle ne sait pas ce qu'elle veut. Et, dans d'autres conditions, les modalités mises en opposition se neutralisent, de sorte que l'ensemble finit par signifier dans tous les cas : (3) bon ou pas bon, j'y vais

1

Je prends appui sur la répartition qu'a proposée A. Culioli, « Modalité sera entendu ici au quadruple sens de 1) affirmatif, négatif, injonctif; 2) certain, probable, nécessaire; 3) appréciatif; 4) pragmatique » (A. Culioli 1999, t. 2: 24).

2

Les exemples sont pris dans le corpus de français parlé du GARS (Groupe Aixois de Recherches en Syntaxe), exploité avec le logiciel XCOR créé à dessein par Jean-Pierre Adam. J'ai ajouté des exemples de ma propre collection, une petite poignée d'exemples fabriqués à dessein et quelques exemples écrits pris à diverses sources. Les exemples de français parlé sont donnés dans une version ponctuée, afin de faciliter la lecture.

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Je propose d'explorer certaines possibilités de signification ouvertes par ce procédé rudimentaire, à partir de l'examen de quelques schèmes grammaticaux et lexicaux.

1. Le couplage symétrique

Le schème le plus caractéristique est celui qui consiste à coupler une forme positive et une forme négative. Le lien est assuré par un ou d'alternative, Oui ou non Vouloir ou ne pas vouloir Bon ou pas bon ou par un et additif, Oui et non Elle veut et elle veut pas C'est beau et pas beau de sorte qu'on pourrait être tenté de rapporter le phénomène à une sorte particulière de coordination par ou ou par ef. Mais le couplage se fait aussi sans aucun lien : (4) (5) (6) (7) (8)

tu viens, tu viens pas ? Il faut savoir y aller, ne pas y aller, c'est égal 11 vient, il vient pas, ça dépend qu'il l'ait voulu, qu'il ne l'ait pas voulu, ça revient au même cher, pas cher, je m'en moque

Certes, dans ce cas, l'intonation prend une importance plus grande et on ne peut pas faire de description sans y faire allusion. Mais il semble bien que la présence ou l'absence d'un connecteur n'ait pas une importance considérable pour l'interprétation. Décrire l'organisation interne de ces couples sans connecteur, ce qui n'a pas de place dans les analyses syntaxiques ordinaires, pose cependant un petit problème. Dire que les deux éléments sont juxtaposés ne rendrait pas compte du lien très particulier qui les unit, celui d'une symétrie inverse, ce qui n'a guère de statut en syntaxe. La symétrie est fondée sur la répétition d'un même schème syntaxique, un simple adjectif dans bon, pas bon, une construction verbale tensée dans il vient, il vient pas, une que-phrase dans qu'il l'ait voulu, qu'il ne l'ait pas voulu. Elle est renforcée par la répétition du lexique, parfois totale, parfois partielle. L'opposition polaire des modalités en fait une symétrie inverse, selon un ordre de succession variable, mais avec une forte propension pour l'ordre : positif d'abord et négatif ensuite. Ce couplage peut former à lui seul un énoncé, comme c'est souvent le cas dans les interrogations et les équivalents de parfois : Tu viens ou tu viens pas ? Un jour ça marche, un jour ça marche pas Mais dans les exemples à valeur concessive comme Bon ou pas bon, j'y vais

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L'équilibre des modalités positives et négatives

le couple est utilisé en tant que constituant d'un énoncé plus vaste. C'est toujours un constituant « détaché », qui joue le rôle d'un complément de phrase plutôt qu'un complément de verbe. Il a une forte tendance à se placer en tête de l'énoncé, avec une mélodie montante. Dans les termes de l'analyse que nous avons proposée en macro-syntaxe, c'est un « préfixe ».

2. Occurrences aléatoires nombrables : certains Ν

Un procédé assez fréquent consiste à considérer un ensemble aléatoire de personnes ou de choses, désigné par le syntagme des N, et à lui appliquer le même prédicat, une fois positif et une fois négatif : (9)

Il y a des spectateurs que cela amuse, il y a des spectateurs que cela n'amuse pas. (Cl 4,6n)

Le résultat produit une partition, équivalente à ce que dirait un indéfini c o m m e certains (10) Cela amuse certains spectateurs.

:

3

Il est assez rare que ce soit fait directement avec des Ν et un verbe : (11 ?) Des gens viennent, des gens ne viennent pas. (12 ?) On vend des marques, on ne vend pas des marques.

En effet, un sujet comme des gens est assez rare, surtout en contexte négatif (Jeanjean 1986). L'énoncé passe en général par un « dispositif syntaxique », qui permet de placer le syntagme après un verbe comme il y a : (13) Il y a des gens qui viennent, il y a des gens qui ne viennent pas. ( 14) Il y a des spectateurs que cela amuse, il y a des spectateurs que cela n'amuse pas. (15) Il y a des marques qu'on vend, il y a des marques qu'on ne vend pas.

Il y a n'est pas ici un verbe de plein statut, mais plutôt une sorte d'auxiliaire syntaxique (Blanche-Benveniste et al. 1984) ; il sert à soutenir un syntagme, des gens, des spectateurs, des marques, gouverné et sélectionné par un autre verbe qui viennent, que cela amuse, qu 'on vend. D'autres verbes comme vous avez, je connais, on a, on voit, ont le même comporte-

ment : (16) Alors vous avez des têtes qui plaisent, des têtes qui plaisent pas. (L95.2- 123,3) (17) On a toujours des enfants qui comprennent et des enfants qui ne comprennent pas. (CX67,2)

Dans la deuxième occurrence, des Ν peut être remplacé par d'autres, sans répétition du lexiq u e éléments

:

(18) Et c'est vrai que, vis-à-vis des journalistes, il y a des éléments qu'on peut donner et d'autres qu'on ne peut pas donner. (Poi 62,30),

3

C'est un des exemples où la redondance de l'oral est manifeste, ce qui permet sans doute, comme le fait remarquer Halliday, d'assurer une plus grande garantie de communication. Le procédé en il y a, typique de certaines productions orales, utilise 18 mots, là ou le recours à certains, que les Français bien scolarisés préféreraient utiliser par écrit, permet de n'en utiliser que quatre.

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Dans tous ces cas, mettre en équilibre une version positive et une version négative du verbe, qui plaisent

et qui ne plaisent

pas, qu 'on peut donner et qu 'on ne peut pas donner, é q u i v a u t à

dire que ces verbes s'appliquent seulement à certains supports nominaux. La répartition du positif et du négatif, qui porte formellement sur le verbe, est en fait à entendre comme une partition des syntagmes nominaux impliqués dans le verbe. Le français n'a pas la possibilité de faire l'opération directement sur des noms : *[des têtes oui, des têtes non] plaisent on peut donner *[des éléments oui, des éléments non]

L'expression de l'aléatoire doit passer par le verbe ou par une forme spécifique d'indéfini nominal.

3. Occurrences aléatoires dans le temps : parfois

Les interprétations positive et négative cumulent pour donner une valeur résultante aléatoire, qui mêle le positif et le négatif et qui équivaut à ce que dirait un adverbe comme parfois ; il vient, il vient pas signifie q u ' i l vient parfois

:

(19) Il vient, il vient pas, ça dépend. (MT) (20) En général dans les maisons il y en a, il y en a pas, ça dépend. (Genev 113,15) (21) Une chaussure qui est faite pour être cousue, si on la fait que collée, c'est aléatoire, hein ; elle tient ou elle tient pas. (L982,DerGaz 14,10)

L'équilibre entre le toujours et le jamais équivaut à « un nombre non nul d'occurrences », ce que disent précisément les adverbes comme quelques fois ou parfois. Du reste le mot parfois est souvent donné en tant que tel dans ce type d'énoncés, dans la version positive comme dans la version négative : (22) (23) (24) (25)

Est-ce qu'ils restent ? - Parfois oui, parfois non. (Arr,90,9) Parfois ils comprennent, parfois ils ne comprennent rien du tout. (Ghioldi) Pour toi, la grammaire a une logique ? - Parfois oui, parfois non. (Carine 11,1) Les gens, ils suivent souvent l'ordonnance du médecin. En fait, c'est parfois oui, parfois non ; ça dépend de la personne. (Pharmac 37,3)

Il existe toute une série d'indices temporels, qui sur ce modèle, marquent l'aléatoire dans le temps, une fois, un coup, tantôt, de temps en temps, etc. Ces indices sont dits deux fois, dans une occurrence positive et une autre négative, mais ils impliquent en fait toute une série d'occurrences réparties de façon aléatoire dans le temps : 4 (26) Je n'en sais rien parce que, une fois il passe, une fois il ne passe pas, c'est selon. (Rue 34,3) (27) Un coup ça marche un coup ça marche pas. (Mai 76,3) 4

Plus rares, des expressions comme un coup oui, un coup non sont restreintes à deux occurrences. C'est par exemple ce qui se passe dans cette recette où une dame explique comment il faut « saisir » un morceau de viande pour bien le réussir, en le passant rapidement deux fois dans la poile : Il faut le saisir [...] un coup je te vois, un coup je te vois pas ! Voilà, je l'ai tourné. C'est tendre! Mon Dieu que c'est bon! (Recette 8,3)

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Ce qui est étonnant, à bien y réfléchir, c'est que le simple contraste des modalités arrive à le dire, sans recours à des adverbes : (28) Oh il pleut, il pleut pas, c'est variable. (Cl ,98,7) (29) On en prend ou on (n') en prend pas, selon les circonstances. ( Az 65,3) Ici aussi, comme on l'a vu pour les occurrences nominales, le verbe supporte un équilibre de modalités qui ne portent pas sur sa valeur prédicative en tant que telle, mais sur les occurrences temporelles de sa réalisation.

4. Pesée entre positif et négatif : la question

L'intervention des modalités positive et négative se fait selon deux modèles très proches. Le modèle le plus simple est celui de la formule oui ou non, qu'on trouve associée aux questions « totales », celles qu'on définit précisément en disant qu'on peut y donner une réponse positive ou négative. A la question Est-ce que tu viens ? on peut répondre soit par oui soit par non : Oui, je viens. Non, je ne viens pas. Les questions qui intègrent le oui et le non se formulent comme des alternatives, qui somment l'interlocuteur de choisir entre les deux seules réponses possibles et s'accommodent de toutes les formes morphologiques d'interrogation, directes avec ou sans est-ce que, (30) Est-ce que tu viens, oui ou non ? (31) Tu viens, oui ou non ? (32) Existe-t-il, oui ou non ? (cité par Culioli) ou « indirectes » en si : (33) Je voudrais savoir s'il va finir par venir, oui ou non. (C 54-6) (34) On s'est demandé longtemps s'il allait, oui ou non, accepter de répondre. (C1G56) (35) [...] lesquels décideront si, oui ou non, ils sont d'accord. (Cast 4,9,16) La formule oui ou non peut être réduite à sa partie négative ou non, la partie positive étant dans l'énoncé même de la question. Dans tu comprends ou non ?, tu comprends implique le oui : (36) (37) (38) (39)

Tu comprends ce qu'il dit ou non ? (Cl 56-4-1) Je ne sais pas s'il est pire que moi ou non. (Surdite 10,11) Tout dépend s'il accepte de le faire ou non. (Zap 2,31) Je sais pas si elle veut le prendre ou non. (Benot 15,16)

Le second modèle projette l'alternative sur le verbe lui-même et exploite la répétition, une fois avec du positif et une fois avec du négatif : (40) Tu veux ou tu veux pas ? (titre de chanson)

Claire Blanche-Benveniste

26 L'introducteur de la question, est-ce que ou si, est également répété

(41) Est-ce que tu viens ou est-ce que tu ne viens pas ? (42) On m'a allongé. Est-ce que j'ai dormi ? Est-ce que j'ai pas dormi ? Je n'en sais rien. (LoufraniRoubaud 1990: 139) (43) On voudrait savoir si c'est vrai ou si ce n'est pas vrai. (Cl 54,19) Ce modèle comme le précédent, peut être raccourci, en ramenant la partie négative de l'alternative à ou pas, sans répétition lexicale du verbe : (44) (45) (46) (47) (48) (49)

Est-ce que ce sera éphémère ou pas ? (Cl 7u 45) Tu attends avec impatience ou pas ? (Druetta 412) Ils étaient déjà au courant ou pas ? (incendie 6,11) Au niveau de la décoration, tu as ton mot à dire ou pas ? - Pas vraiment. (Commerc 10,10) On se demande s'il faut le souhaiter ou pas. (C16SU56) Maintenant s'il y a un souterrain, si vrai ou pas vrai, ça je peux pas vous dire, vous voyez. (FP25 7B 5,6) (50) Je ne sais pas si c'est un lapsus ou pas. (Philo 9,14) Ce qui fonde la question, dans ces exemples, c'est l'alternative proposée entre le versant positif et le versant négatif. C'est même quelquefois seulement l'amorce de l'alternative. On le voit en effet dans de nombreux exemples où la question est réduite à la forme positive suivie de ou...., dite sur une mélodie suspensive : C'est une question de temps, ou... En ce cas, dans sa réponse, l'interlocuteur fournit presque toujours le versant négatif, comme s'il venait combler la partie manquante de l'opposition : (51) C'est une question de temps, ou... - Non, c'est pas du tout une question de temps. (Ghioldi 22, 4,14). Le contraste des modalités positive et négative constitue un procédé fondamental d'interrogation. Il n'est certes pas grammaticalisé en français comme il l'est en chinois, mais on pourrait soutenir, comme A. Boriilo 1978, Β. de Cornulier 1982, ou A.M. Diller 1984 , que, dans les faits, en exploitant les exemples attestés, il représente une façon canonique de poser l'interrogation « totale ».

5. L'aléatoire envisagé : hypothèse

Nous avons remarqué, dans les corpus de français parlé, une exploitation particulière de l'opposition entre positif et négatif pour l'expression de l'hypothèse. Le modèle de base est celui d'une corrélation à quatre termes : l'hypothèse est présentée dans un premier temps avec sa conséquence positive et dans un deuxième temps avec sa conséquence négative : (52) Si tu allumes, ça fonctionne et si tu n'allumes pas, ça ne fonctionne pas. C'est du reste de cette façon que nous nous exprimons tous, quand nous voulons détailler le raisonnement pour un interlocuteur qui a du mal à le suivre :

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(53) C'est pourtant simple : si tu fermes le clapet, la combustion commence et si tu ne fermes pas le clapet, la combustion ne commencera pas. (Cl 73,24) (54) Tu appuies, ça fonctionne ; tu relâches, ça ne fonctionne plus. (Or 85,3)

Il semble que les enfants, au-dessous de dix ans, favorisent ce type d'explication, qui suppose pour le même événement un double parcours, positif et négatif : (55) Quand tu appuies, ça avance, quand tu appuies pas, ça avance pas. (enf.98,65,3) (56) Alors si je leur dis non, ils commencent à pleurer ; si je leur dis oui, ils commencent à s'amuser. (Nelly E, 12, ap. Loufrani 1981)

La condition est ainsi interprétée comme une double relation au contenu positif et négatif, à la fois pour la cause et pour la conséquence. Beaucoup de recettes de cuisine se donnent, oralement, sur ce modèle : (57) Si tu sales la viande rouge avant de la cuire, le sang s'en va ; si tu la sales après la cuisson, le sang reste. (Cl 78,u34)

Il y a ici complémentarité entre le versant positif et le versant négatif.

6. S u s p e n s i o n d e s m o d a l i t é s : la c o n c e s s i o n A. Culioli avait fourni une définition de la concession qui convient très bien à la description du modèle par opposition de modalités : « Parcourir une classe d'occurrences de la notion considérée sans fies] valider » (Culioli 1990,1 : 100). Ici, la classe d'occurrences considérée se réduit à deux éléments, le positif et le négatif. On parcourt le pôle positif et le pôle négatif de la notion, sans valider ni l'un ni l'autre : 5 (58) Bon ou pas bon, j'y vais. (BF 87,6) (59) Cher ou pas cher, je m'en moque. (Ren 23,1 ) (60) Alors on regarde pas si c'est fête ou pas fête. (FP 257B,28,5)

C'est une relation marquée par ou, (qui n'est pas obligatoirement réalisé), dans laquelle l'alternative elle-même est annulée. Ce qui est dit, quand on envisage aussi bien la version positive que la version négative, c'est qu'aucune des deux n'aura de conséquences sur la suite de l'énoncé. Les modalités sont mises en équilibre pour s'annuler. La notion en question est, du coup, jugée non pertinente : dans fête ou pas fête, il est dit que la qualité de fête n'est pas pertinente. Cette non-pertinence peut porter sur des éléments divers, noms, adjectifs, adverbiaux ou (¡rue-phrases : (61) Propre ou pas propre, je veux qu'il me rende ma veste. (XV 78) (62) Avec sa permission ou sans, je m'en moque.

C'est une tournure où on peut mettre très facilement des noms dépourvus de détermination, des adjectifs sans support apparent, des participes isolés :

5

Je remarque que la Grammaire du Bon usage classe ce procédé - dont il est dit peu de choses - dans la rubrique de la « condition » (§ 1096).

Claire Blanche-Benveniste

28 (63) (64) (65) (66)

Chance ou pas chance, je suis parti. Avocat ou pas, il faudra qu'il le fasse. Permis ou pas, ils font ce qu'ils veulent. Pluie ou pas, on ira.

Les gwe-phrases qui entrent dans ce modèle sont toujours au subjonctif : (67) Qu'il l'ait voulu, qu'il ne l'ait pas voulu, ça revient au même. (Apre 89) (68) Qu'on me réponde ou qu'on ne me réponde pas, c'est la même chose. (Cl 78,54) (69) Qu'il voyage ou qu'il ne voyage pas, c'est pareil, il déprime. (C19.W3) Elles ont très souvent une forme courte en ou non, ou pas : (70) Que tu le veuilles ou non, tu es [...] fils de Roi (Gide, cité par Grevisse-Goosse par. 1096) (71) Vous payez au trimestre, alors ? - Au trimestre, que l'enfant soit absent ou pas. (Bus A2,16) (72) Le passant moyen, quoi, que la Loi Toubon soit sortie ou pas, il s'en foutra complètement. (Bec 5,10) Ce couple de modalités est toujours construit comme un constituant détaché, avec une mélodie intonati ve qui lui est propre, et qui s'oppose comme une protase, à celle du reste de l'énoncé qui forme apodose. Comme tous les constituants de ce type, il peut très bien figurer seul, au titre d'énoncé suspensif : Que tu le veuilles ou non.... Que la Loi Toubon soit sortie ou pas Et cette suspension laisse entendre que la notion évoquée n'a aucune pertinence pour quoi que ce soit : peu importe, on s'en moque, etc. Cette tournure qui met en équilibre les modalités positive et négative pour exprimer la non pertinence est très fréquemment attestée, par écrit comme par oral et il est dommage qu'elle tienne peu de place dans les grammaires usuelles. 6

7. Un procédé d'approximation

Le jeu du couplage entre positif et négatif est utilisé dans l'ordre des évaluations, lorsqu'il semble difficile de choisir entre les deux versants, : (73) C'est beau et c'est pas beau, je sais pas expliquer. (Cl 89,65) ou lorsque la notion à désigner paraît s'accommoder des deux : (74) Elle veut ou elle veut pas..., elle est capricieuse. (Coll. C 7)

6

Voici ce qu'en dit la Grammaire de la phrase française de Le Goffic (1993 : 543) : Qu'il parte ou qu 'il reste, nous nous continuons ! L'éventualité disjonctive, non reprise anaphoriquement, est sentie comme posant dans la phrase un constituant subordonné, à valeur circonstancielle ; comparer : Succès ou pas, il faut continuer ! ; content ou pas, c'est pareil ! ;

L'équilibre des modalités positives et négatives

29

C'est le propre de la « réponse normande », (75) Peut-être bien que oui, peut-être bien que non... On rencontre aussi ce couplage dans les remarques métalinguistiques, en particulier quand les locuteurs évaluent le lexique qu'ils utilisent, en s'interrogeant sur sa bonne adéquation : Copines ou pas copines ? Intellectuelle ou pas intellectuelle ? (76) Et je voyais la mère des autres filles, qui étaient copines ou pas copines enfin je me rappelle pas. (Femmes 74,3) (77) On fait une discussion un peu euh..., intellectuelle ou pas intellectuelle, mais où on doit exprimer des idées à un public. (JRME 9,6) C'est un procédé très simple pour atténuer des propos ou pour procéder par approximation, comme le fait cet avocat, qui cherche les raisons de la petite délinquance : (78) C'est beaucoup aussi les divorces. Les divorces parce, que bon ben, malheureusement, (enfin malheureusement ou pas.... je veux dire...), il y abeaucoup de divorces. (Avocat 6,9,7) Ce procédé se trouve surtout dans les productions orales, car il n'est pas fréquent d'en assumer le mécanisme par écrit. C'est surtout oralement que les locuteurs portent des jugements sur leurs productions langagières, pour les valider, les invalider ou les mettre en doute.

8. Conclusion

Le couplage entre les modalités positive et négative est un procédé de forme très simple, qui semble souvent correspondre à une expression mimétique. Questionner sous la forme tu viens ou tu ne viens pas ?, en envisageant les deux versants de la réponse possible, c'est déjà mimer la réponse. Etaler une hypothèse en parcourant successivement la conséquence positive et la conséquence négative qui peuvent en résulter, c'est en quelque sorte indiquer un parcours iconique. Repousser les deux versants d'une hypothèse non pertinente, Que tu le veuilles ou non..., c'est aussi se prêter au mime des deux possibilités, pour les réfuter ensemble. Ces tournures très fréquemment attestées, dans les usages écrits et parlés, ont pourtant peu intéressé les grammairiens, qui les mentionnent à peine « dans les marges » des procédés ordinaires, comme s'il s'agissait de constructions à peine grammaticalisées. Est-ce le caractère fortement mimétique de la tournure qui les en a éloignés ? C'est possible. Mais d'autres caractéristiques ont pu jeter la suspicion sur ce modèle : le fait qu'il est toujours réalisé comme un élément détaché, en prolepse, et donc difficile à intégrer dans le modèle syntaxique des fonctions. Et aussi, le fait qu'il entraîne des répétitions lexicales « peu élégantes ». On pourrait cependant s'émerveiller de voir qu'un procédé aussi rudimentaire peut s'adapter à des significations aussi diverses, disponibles pour toutes sortes de locuteurs. Je n'en ai abordé ici que quelques-unes, dans une analyse très peu poussée, sans établir de relations avec d'autres formes de modalités, et sans envisager d'autres langues que le français. Il me semblerait très profitable de poursuivre l'analyse.

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Claire Blanche-Benveniste

Références

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Peter

Blumenthal

Les implications de la volition : Types de procès, centrage du verbe et polyphonie

1. Cadre de l'analyse

Au début d'une communication portant sur un sujet aussi vaste et flou que la modalité - « au sens large », comme le souhaitent les organisateurs - , il est sans doute bon d'annoncer rapidement la couleur et d'évoquer le cadre dans lequel on compte se placer. Car, comme le précise Meunier (1974 : 8) : Parler de modalité, sans plus de précision, c'est s'exposer à de graves malentendus. Le terme est, en effet saturé d'interprétations qui ressortissent explicitement ou non, selon les linguistes qui l'utilisent, de la logique, de la sémantique, de la psychologie, de la syntaxe, de la pragmatique ou de la théorie de l'énonciation. Mon cadre est celui que brosse Bally dans Linguistique générale et linguistique française (1965 : 35ss). Cette conception, on le sait, veut que chaque phrase se compose du modus et du dictum. Le modus, base de la modalité sur le plan de l'expression, renseigne sur la position du « sujet modal » (= « sujet pensant », souvent identique au locuteur) face au dictum, qui forme la représentation d'un état de choses « pur », c'est-à-dire débarrassé de toute intervention de la part du sujet modal. Quant au « verbe modal », principale composante du modus, il peut « comporter les nuances les plus diverses du jugement, du sentiment et de la volonté » (36) que l'on qualifie aujourd'hui souvent d'« attitudes propositionnelles » On sait que O. Ducrot (1995 : 708s) a d'une part mis en relief les dangers que comporte une telle vision du problème, étant donné les empiétements inévitables du modus sur le domaine du dictum, et qu'il a d'autre part dérivé sa propre théorie de la polyphonie des quelques lignes dans lesquelles Bally esquisse le problème, surtout celui de l'éventuelle différence entre « pensée personnelle et pensée communiquée », aboutissant au « dédoublement de la personnalité » du sujet (1964 : 37). On peut constater que ce type d'approche se trouve marginalisé1 dans certaines recherches contemporaines en logique modale qui tentent de fonder un système de calcul. Ainsi, l'article « Modality » de A. Kratzer, paru dans une encyclopédie renommée, ne mentionne ni le nom de Bally ni les théories qui s'y apparentent. A tort, me semble-t-il, car la vision très restrictive développée dans cette dernière contribution aboutit en fait à un réductionnisme qui se cantonne pour l'essentiel (malgré quelques concessions à la pragmatique) aux modalités logiques et semble peu propice à la compréhension du fonctionnement effectif du langage. J'aborderai mon sujet proprement dit par l'intermédiaire d'une brève réflexion sur la tripartition des modalités avancée par Bally (supra), qu'il présente sous la forme d'une différenciation entre entendement, sentiment et volonté ou encore entre jugement de fait, jugement de valeur et volition (35). Nous reconnaissons dans ce triptyque un schéma qui fut jadis celui de

1

Pour des raisons expliquées par Gosselin (1999 : 90).

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Descartes dans les Passions de l'âme et qui s'est transmis par une solide tradition à la fois philosophique et linguistique jusqu'au 20 e siècle, en passant par les Encyclopédistes, le Dictionnaire des synonymes de B. Lafaye et F. Brunot ; ce dernier intitule le chapitre XII de La pensée et la langue ainsi : « Les faits par rapport à nos jugements, à nos sentiments, à nos volontés ». On n'oubliera, dans cette filiation, ni le Vocabulaire de A. Lalande, qui oppose le désir (sous cette voix) à la volonté, ni des dictionnaires aussi courants que le Petit Robert, qui trouvent pour la définition lexicographique des critères très semblables. Dans cet esprit, Brunot (1922 : 571) va plus loin encore en précisant que le « souhait » ne relève pas des sentiments, mais de la volonté. La différenciation en question est encore solidement ancrée dans les grammaires françaises actuelles : nous y apprenons souvent que le subjonctif se met après les verbes de volonté et de sentiment. Je ne me permettrais pas de juger cette catégorisation qui appartient depuis longtemps à l'épistémè occidentale. Je voudrais seulement souligner combien il est difficile, dans ce domaine, de faire la part entre le cadre notionnel suggéré aux linguistes par une certaine tradition idéologique et ce que, sans idée préconçue, on peut observer dans la langue. L'un des mérites de Bally face à ce problème est sa grande circonspection au sujet du rapport entre la langue et la pensée. Après avoir relevé « que ces trois catégories ne sont pas toujours rigoureusement distinctes », il précise (37) : certaines expressions verbales trahissent une véritable compénétration de plusieurs formes de pensée. Ainsi, craindre comporte un jugement de vraisemblance accompagné d'un mouvement de déplaisir, tandis qu'espérer implique à la fois croyance et désir. Cette idée de « compénétration » sera entièrement confirmée par les analyses à développer cidessous. Nous verrons que d'autres facteurs d'ordre strictement linguistique, non encore mentionnés, entrent en jeu dans le sens que prend l'articulation du « mode ». Nous allons nous concentrer sur l'analyse de quelques expressions modales qui relèvent du jugement de valeur et/ou de la volonté : - aimer que - aimer à croire - vouloir croire - espérer - désirer/souhaiter Nous relèverons d'abord, en diachronie et en synchronie, un certain nombre de restrictions syntaxiques ainsi que des effets de sens qui nous intriguent dans le fonctionnement de ces modalisateurs. Nous essayerons ensuite de formuler quelques questions qui pourraient permettre d'apporter des éléments de réponse aux problèmes soulevés.

2. j'aime que - j'aimerais

que

Partons des valeurs qu'ont ces constructions en français contemporain. Dans le cas d'aimer (au présent) que, les dictionnaires fournissent des exemples tout à fait pertinents sans pour autant préciser les restrictions d'emploi que nous relèverons ci-dessous. Voici quelques citations :

Les implications de la volition

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(1) Elle aime qu'on la flatte. (Petit Larousse illustre) (2) J'aime que les choses soient à leur place. (Petit Robert) (3) J'aime qu'on soit calme. (Trésor de la langue française) Le sens 'trouver bon' est celui que le Grand Robert illustre aussi par une citation de Molière, indiquant ainsi une certaine continuité - à laquelle nous allons revenir : (4) J'aime que souvent aux questions qu'on fait Elle sache ignorer les choses qu'elle sait. Quant au type de procès 2 qu'elle articule, la complétive exprime aujourd'hui en principe une situation statique ou habituelle (condition que nous qualifierons aussi d ' « aspectuelle », au sens large du mot). Il existe en outre une condition d'ordre modal, qu'il faut formuler de façon circonstanciée : dans la phrase affirmative, le locuteur s'engage sur le fait que la situation exprimée par la subordonnée est réelle au moment de l'énonciation ou bien qu'elle s'est déjà vérifiée dans le passé. 3 Ces restrictions, aspectuelle et modale, rendent au moins improbables, sinon agrammaticales, les phrases suivantes : (5) *Pierre aime que tu viennes demain. (6) ? J'aime que tu arrives si tôt. (7) ? J'aime que tu aies réglé cela hier. Notre analyse est confirmée par un vaste corpus de presse informatisé que nous avons consulté. Exemples : (8) Ce fut « décoiffant », pour un régime qui aime que tout soit organisé à l'avance, et qui déteste la spontanéité. (Le Monde 1993) (9) L'intello est souvent déconneur et exhibo, mais il n'aime pas que cela se sache. (L'événement du jeudi). Nous avons toutefois trouvé une exception à la règle concernant le type de procès contenu dans la subordonnée, provenant d'une interview avec le Président Mitterrand : (10) J'aime que cela ait été tenté. Encore faudrait-il regarder de très près cet exemple au passif, dont on peut penser qu'il présente un fait au sens de G. Frege, c'est-à-dire un contenu atemporel. En tout cas, (10) paraît nettement plus littéraire que les autres exemples - sinon archaïque. Revenons à l'emploi de aimer que (au présent) au 17e siècle. Comme le montre le corpus de Frantext, les phrases contenant un contenu événementiel dans la subordonnée sont en minorité, sans être rares : (11) Consentez queje pleure, aimez queje soupire [...] (Th. de Viau) (12) J'aime que mon péril m'ait jetée en ses mains. (Molière) Ce contenu n'est pas forcément donné comme réel ; cf. ( 11) et :

2

Ce terme comprend pour nous fondamentalement l'opposition +/-dynamique (événement vs situation ou état) (cf. François/Denhière 1997 : 119ss). 3 En cas d'aimer que nié, cette règle semble admettre des exceptions ; cf. « Aucun pouvoir n'aime que l'on détienne des clefs, que l'on comprenne. » (Le Monde diplomatique).

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(13) Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue. (Boileau, cité par Dupré 1972 : 82) Notons en passant que cette construction n'est attestée q u ' à partir de 1621. L'exploitation de l'ensemble des textes contenus dans Frantext, faite par une jeune linguiste de Stuttgart (Beatrix Braun), tend à montrer que les valeurs actuelles de la construction se sont établies au cours du 19e siècle. Nous ne pouvons pas nous pencher ici sur les éventuelles ressemblances sémantiques et les différences stylistiques entre ce tour et la construction aimer quand (attestée depuis le début du 19e siècle), dont la subordonnée véhicule également un contenu non événementiel ; l'exemple suivant est tiré de Ouest France, la tournure ne se trouvant pas dans notre corpus du Monde 1993 : (14) J'aime quand les gens manient des idées concrètes. Le 19e siècle est important pour une autre construction encore qui est régie par aimer, celle du conditionnel (type j'aimerais que S). Bizarrement, cette construction, attestée dans Frantext depuis 1671, reste rare jusqu'au milieu du 19e s. Dans l'état du corpus tel qu'il existait en 1998, il ne se trouvait que 11 exemples avant 1840 - tous à la première personne du singulier - contre 75 attestations de aimer que au présent. Exemple : (15) Si M De Grignan n'avait pas besoin de Rippert, j'aimerais fort qu'il vînt avec vous. Je suis même sûr qu'il vous le donnera, ou quelque autre qui représente un bon conducteur. (Mme de Sévigné 1680) Pourquoi le verbe aimer porte-t-il si rarement sur la postériorité, en français classique ? La solution de cette énigme devrait sans doute tenir compte des idées que Descartes développe sur le fait d'aimer dans son traité sur les passions de l'âme - et qui ne font que refléter l'usage des mots à son époque. Les grands critères qui permettent à Descartes de « mettre par ordre » les « passions » sont le temps et la modalité (724). Certaines passions, comme le désir, Vespérance et la crainte, nous portent « à regarder l'avenir », ce qui implique un jugement de valeur (la chose considérée est bonne ou mauvaise, ce qui nous incite à un acte de volonté) et un jugement de probabilité ( d ' « apparence »), puisque l'avenir n'est pas sûr. D'autres passions sont installées dans le présent. C'est le cas de l'amour, auquel Descartes accorde cependant un statut assez ambigu, ne serait-ce que pour mettre en relief sa parenté avec le désir (cf. Art. 81). Comme le désir, l'amour est basé sur la volonté - mais d'une autre manière, que précise la citation suivante : (16) Au reste, par le mot de volonté, je n'entends pas ici parler du désir, qui est une passion à part et se rapporte à l'avenir ; mais du consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu'on aime. (732) Face à cette ligne de partage à la fois temporelle et modale entre les sentiments, l'idée d'aimer ce qui n'est pas encore réel cas (exprimée par j'aimerais que) paraîtrait en effet contraire aux principes d'ordre de l'âme. La citation nous inspire encore une autre réflexion, développée en détail plus bas. S'il faut un acte de volonté pour consentir à son bonheur trouvé, l'amour s'assimile à une opinion à laquelle on essaye de donner de la consistance. Nous ne sommes pas loin, dans ce cas, du sens de la tournure aimer à croire, qui évoque, comme nous allons le montrer, toujours une certaine polyphonie. Car chaque opinion fait penser à d'autres opinions contraires. On sait l'expansion fréquentielle énorme de j'aimerais que au 20 e siècle. Le Petit Robert a certainement tort d'accorder la même signification au présent aime que et au conditionnel

Les implications de la volition

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aimerais que : 'désirer', 'souhaiter'. Une différence fondamentale réside dans le statut modal de la complétive. Le modus du verbe régissant au conditionnel (aimerais) est celui d'un verbe de volonté, et non de jugement (cas à'aime). Les significations indiquées par le Petit Robert ne valent que pour aimerais que. La deuxième différence porte sur le type de procès, qui n'est pas contraint après la formule au conditionnel. La troisième différence concerne ce que peut appeler, en suivant certains modèles cognitivistes, le « centrage du verbe » (= la focalisation de l'attention sur la sphère référentielle du sujet ou bien sur celle du complément) 4 : en français contemporain, l'information apportée par j'aime que S semble centrée sur le sujet de la principale, caractérisé quant à ses préférences. L'allure souvent générique des phrases correspond parfaitement à cette capacité. Par contre, après la formulation au conditionnel, l'attention de l'interlocuteur est dirigée sur le contenu du désir, exprimé par la complétive. L'analyse proposée ici relève jusqu'à présent de l'intuition et de l'examen des contextes. Un indice formel du bien-fondé de cette différenciation pourrait se trouver dans des tests interrogatifs : on voit mal la phrase j'aime que... en réponse à la question qu 'est-ce que tu aimes ? alors que j'aimerais que... répond à qu'est-ce que tu aimerais faire ? Quoi qu'il en soit, dans une perspective diachronique on peut constater que la formule au conditionnel ne s'est étendue qu'à partir du moment où j'aime que a trouvé sa fonction sémantique actuelle. Les faits observés ne suffisent pas encore pour affirmer qu'il y a dépendance ou même interdépendance entre ces deux mouvements. Il faudra probablement tenir compte, pour comprendre ces évolutions qui se sont dégagées au 19e siècle, d'autres changements concernant les autres verbes du champ de la modalité. Retenons en tout cas le long cheminement du verbe aimer avant qu'il ne parvienne à un degré de polysémie lui permettant de régir, selon sa réalisation morphologique {j'aime vs j'aimerais), des types de complétives au statut modal très différent.

3. aimer à croire

Il s'agit de montrer ici que ce tour, mal défini par les dictionnaires, est justiciable d'une analyse proche de celle que nous avons proposée pour j'aime que. Le Grand Robert paraphrase aimer à croire (sous aimer) par espérer ; le Petit Robert propose l'équivalent vouloir croire, mais maintient (comme Lexis) pour espérer que la synonymie avec aimer à croire, vouloir croire. Il est facile de montrer les limites de l'équivalence affirmée ci-dessus. Si j'aime à croire qu 'il viendra se rend sans problème par j'espère qu 'il viendra, il n'en est pas de même en ce qui concerne les exemples suivants : (17) J'aime à croire que vous aurez à cœur de porter à la connaissance de vos étudiant(e)s l'existence de cet ouvrage.

La phrase est tirée de la lettre que le champion belge de plusieurs concours nationaux de la dictée a adressée aux professeurs de français des universités européennes (Claude Thomas, 4.9.00). Il est évident que le remplacement de l'introduction par j'espère que aurait un effet

4

Cf. Chambreuil 1998 : 352ss et l'analyse détaillée de cette notion dans Blumenthal 2001.

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pragmatique très différent, potentiellement désastreux : on aurait pensé que ce grand champion se fait du souci au sujet de l'éthique professionnelle des enseignants des pays voisins et amis. Un autre exemple va dans le même sens : (18) André Suarez aime à croire que Villon naquit le 30 mai 1431, c'est-à-dire le jour où l'on brûlait Jeanne d'Arc. Mais peut-être vint-il au monde l'année suivante. Sa date de naissance reste incertaine, comme (presque) tout dans sa vie. (Le Monde 1993). Dans ce cas, espère que donnerait tout au plus un sens ironique. Inversement, on ne voit pas de déformation grossière du sens par le passage en sens inverse : aimer à croire que peut sans doute se substituer toujours à espérer que - au prix d'une nuance que nous tenterons de dégager par la suite. En reprenant l'analyse proposée pour j'aime que, je considère que l'information de la tournure aimer à croire est également centrée sur le sujet. Ainsi, l'auteur de (17) - le sujet de la principale - fait naître l'impression qu'il parle de lui-même et qu'il ne s'immisce pas dans les affaires d'autrui. Le sujet de la principale de (18), André Suarez, est incidemment caractérisé par son parti pris concernant la date de naissance. On saisit l'allusion, glissée par l'énonciateur de (18), à quelque intérêt camouflé que pourrait avoir André Suarez à proposer cette date de naissance. Nous percevons là un jeu polyphonique auquel espérer ne saurait contribuer.

4. vouloir

croire

Ce jeu est bien plus évident encore dans le cas d'une tournure qui se trouve, avec le verbe aimer du paragraphe 2., dans une relation de ressemblance de famille (par l'intermédiaire de aimer à croire). En fait, le jeu polyphonique 5 y est à la fois plus évident et plus compliqué que dans le cas de aimer à croire. Commençons de nouveau par quelques exemples. Un titre du journal Le Monde du 8 octobre 2000 est ainsi formulé : (19) Nicole Notât veut croire possible un accord avec Martine Aubry sur Γ assurance-chômage. L'article nous apprend par la suite que la syndicaliste est sortie du bureau de la ministre « en se disant convaincue qu'au prix de modifications 'techniques', un accord est possible ». Pour l'interprétation linguistique, il faut cependant tenir compte de la phrase suivante : « Le Medef n'en paraît pas aussi sûr. » Voilà confirmée après coup l'interprétation que dès le départ l'on est enclin à donner à la tournure : vouloir croire n'est approprié que dans une situation où la conviction contraire vaut également. Il arrive ainsi qu'on veuille croire contre vents et marées. 6 Dans le cas présent, c'est l'auteur de l'article qui assume la mise en relief de l'ambiguïté concernant les convictions profondes de Nicole Notât. Par contre, les textes littéraires présentent plus souvent des locuteurs qui revendiquent eux-mêmes l'existence d'opinions contraires : dans l'ensemble du corpus Discotext (littérature française de 1827-1923), il n'y a pas une seule attestation de veut croire que - contre 9 attestations de je veux croire que. Le

5

6

Celui-ci ne semble pas absent non plus dans ce que Lalande présente comme le contenu de la Volonté de croire (voir ce terme). Cf. Volonté de croire dans Lalande.

Les implications de la volition

37

sens de ces dernières se rapproche en effet de j'espère que - avec, à l'horizon, l'idée d'une affirmation ou d'une réalité contraires. Dans un certain journalisme légèrement moralisateur, cher surtout au Monde diplomatique, la tournure prend une fonction qui mérite réflexion. Nos corpus du Monde et du Monde diplomatique ne contiennent pas je veux croire que, alors qu'il s'y trouve 5 attestations à la 3ème personne. Le tour est souvent inséré dans une pluralité d'opinions (en caractères gras dans (20)), à l'intérieur de laquelle veut croire (en général à sujet indéfini ou faiblement identifié) évoque le point de vue des « bons », en général partiellement démenti par le contexte immédiat ; exemple : (20) De son côté, M. Jef Meert, avocat à Gand, rapporte qu'autour de lui la répulsion est telle que

« si on vote pour un parti, c 'est que le dégoût pour les autres est encore plus grand ». Cela veutil dire qu'aux prochaines élections législatives, anticipées ou non, il faudra s'attendre à une nouvelle poussée de l'extrême droite ? Au nord comme au sud du pays, on veut croire que non.

On admet à regret qu'à Anvers, « la ville la plus frondeuse et la moins belge du pays », le Vlaams Blok ne risque pas d'être désavoué, bien au contraire, mais chacun se dit persuadé que ce sont les libéraux qui, en Flandre, vont surtout récupérer les voix des mécontents. (Le Monde

diplomatique) Le pronom on de l'exemple suivant reflète sans aucun doute la perspective de l'auteur de l'article (portant sur une plus grande autonomie des langues régionales en France), dont les doutes s'expriment toutefois à travers les points de suspension : (21) On veut croire que, dans l'esprit du chef de l'Etat français, il n'était pas question seulement des langues bretonne ou corse... (Le Monde diplomatique)

Doit-on considérer aimer à croire que et vouloir croire que comme des « synonymes », conformément à l'opinion des dictionnaires (cf. Grand Robert sous aimer) ? Sans doute dans un sens très large du mot, et en insistant bien sur les différences : la particularité de aimer à croire que est le centrage sur le sujet, l'éventuelle évocation d'une opinion contraire jouant parfois un rôle accessoire ; celle de vouloir croire réside justement dans la capacité du tour à jouer le jeu de la polyphonie, 7 tout en accordant le beau rôle au sujet du verbe modal.

5. espérer

Nous poursuivons nos réflexions dans le cadre de la « ressemblance de famille » par rapport à notre point de départ, les constructions d'aimer. Nous avons vu qu'espérer est parfois indiqué, dans les dictionnaires, comme synonyme de certaines constructions d'aimer. Le critère qui guidera nos observations est de nouveau le statut sémantique, et en particulier aspectuel, du complément. La différence pertinente à relever dans ce domaine est celle entre le complément d'objet direct nominal (= Ni) et la complétive (= que S), alors que la différence entre

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Ducrot donne de la notion de polyphonie, qui implique « une conception éclatée du sens », cette définition informelle: « plusieurs points de vue, attribués à des responsables différents, peuvent être juxtaposés dans la signification d'un énoncé unique » (1995 : 708).

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les formes de l'indicatif et du conditionnel n'a que peu d'intérêt. Le Petit Robert va probablement trop loin en mettant en relief les différences entre espérer N I (« considérer (ce qu'on désire) comme devant se réaliser ») et espérer que S (« vouloir croire, aimer à croire »). La valeur douteuse de cette dernière équivalence a déjà été soulignée au dernier paragraphe. La principale différence entre les deux emplois syntaxiques d'espérer me semble tenir au statut sémantiquement contraint de N I (entraînant le centrage du verbe sur le sujet) et à l'absence de contrainte dans le cas de la subordonnée (faisant lui-même l'objet du centrage). Quant au type de procès exprimé, le complément direct & espérer a toujours quelque chose d'événementiel, les états purs n'étant pas admis dans cette fonction. On dit bien : (22) Espérer un succès, une récompense, un miracle. (Petit Robert) alors que la combinaison avec des noms qui ne rentrent pas dans la classe des événements paraît difficilement acceptable ou exclue : (23) *J'espère sa chance au permis./*J'espère sa bonne santé, (mais : J'espère sa prompte guérison.) Les exceptions à cette règle ne sont qu'apparentes, puisqu'il s'agit de conversions de la classe sémantique sous la pression du contexte (coercion) ; exemple : (24) En général, il traite avec douceur les prisonniers dont il espère une rançon. (E. About, Discotext). Le mot rançon, défini comme « somme d'argent... », donc en principe non événementiel, acquiert dans le contexte de (22) une signification dynamique, s'assimilant à « obtention d'une rançon ». L'emploi trivalent 8 {dont, il, rançon) est la manifestation morphosyntaxique de cette valeur sémantique. Dans le même ordre d'idées, le Petit Robert précise d'ailleurs qu'espérer qqn signifie « espérer sa venue ». Parmi les occurrences d'espérer dans six mois du Monde (1993), j ' a i relevé 15% de constructions avec un C O D nominal. Dans la majorité des cas, les compléments, comportant le plus souvent l'article indéfini, sont des nominalisations déverbales 9 du type : - une baisse rapprochée des taux d'intérêt - une reprise des négociations - un sursaut déontologique - une remise au niveau - un redressement de ses livraison de voitures - une décrispation - un reflux politique - un redémarrage - un nouvel assouplissement de l'embargo - une augmentation Il ne fait pas de doute que les complétives ne sont pas soumises à ces contraintes. Ainsi, la phrase J'espère qu'il est en bonne santé (avec indication d'état) est parfaitement normale.

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Cette valence, quoique bien attestée en français contemporain, n'est pas mentionnée par le Petit Robert. 9 Les dérivations en re- y sont surreprésentées. Boone/Léard (1995 : 92) ont fortement sous-estimé à cet égard les capacités combinatoires d'espérer.

Les implications de la volition

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Comment expliquer la restriction combinatoire documentée ci-dessus ? 10 Abordons le problème d'abord par une approche descriptive. Tout se passe comme si le verbe espérer présentait obligatoirement le sens de NI dans une certaine optique : celle de l'émergence d'un fait à un moment postérieur à la référence temporelle du verbe. Ce fait est donc toujours présenté sous un angle inchoatif, imposé par la signification du verbe régissant. Par contre, espérer que S est exempt même de cette contrainte temporelle, puisqu'on peut dire parfaitement j'espère qu'il est bien arrivé. A titre d'hypothèse, on peut songer à un facteur supplémentaire, dont la valeur explicative reste cependant à examiner de façon plus approfondie. Le contexte de espérer + Ν1 suggère en général que l'accomplissement de l'événement est censé avoir des répercussions positives sur le sujet : dans le cas de cette construction, on espère au fond toujours pour soi-même" - ce qui représente une forme de centrage de la phrase sur le sujet. Cela ne vaut pas forcément pour les constructions à complétive (type J'espère que vous allez bien.). Comme seul le caractère événementiel - accompli et en fin de compte résultatif - du nom en NI peut avoir une sorte de rétroaction sur le sujet, nous sommes portés à exclure un état en NI. Ce raisonnement ne saurait être valable que si l'on suppose que le NI permet plus facilement que la complétive le centrage de l'information sur le sujet - du moins dans les cas où la complétive ne désigne pas une réalité.12 Notons au passage que la distribution des compléments à'attendre (cf. Boone/Léard 1995 : 81) ne coïncide que partiellement avec celle à'espérer : les constructions attendre NI 1 3 et attendre que S réfèrent toutes les deux à un phénomène postérieur. Si on voulait aller plus loin dans le cadrage théorique des phénomènes observés, certains principes guillaumiens seraient sans doute utiles. On supposerait ainsi que le nom au complément d'objet a, davantage que la complétive, tendance à être actualisé, et à assumer par là une valeur accomplie et événementielle. La complétive, par contre, peut faire l'objet d'une remontée en chronogénèse de l'image temporelle, ce qui conférerait à son contenu un statut moins accompli et rendrait ainsi possible le subjonctif- qui s'observe effectivement après espérer queu (v. plus bas).

6. désirer — souhaiter

Dans la majorité des définitions dictionnairiques d'espérer figurent les verbes désirer et souhaiter (Petit Robert : espérer : « considérer (ce qu'on désire) comme devant se réaliser » ; cf. Lexis) ; d'autre part, désirer et souhaiter sont régulièrement donnés pour synonymes. Ils

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Bien qu'une explication diachronique ne rende pas compte du fond du problème, on notera que la même description vaut déjà pour l'étymon latin sperare : comme le montre le Handwörterbuch de K.E. Georges, les complétives régies par sperare (construction infinitive ou ut) ne sont pas soumises aux contraintes que connaît le complément direct (accusatif). 11 Cf. la définition de espérer donnée par Littré : « Attendre un bien qu'on désire et que l'on entrevoit comme probable. » 12 Nous avons constaté plus haut que la complétive de j'aime que S (qui réfère à un fait) est centrée sur le sujet. 13 Dans le corpus du Monde, les NI à'attendre comportant l'article défini forment en général l'objet d'une attente purement temporelle, alors que attendre un NI implique une demande (cf. Lafaye 1869 : 583). "t Cf. Moignet (1981 : 258), Boone/Joly (1996 : 29, 227).

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trouvent donc leur place dans le cadre thématique présent. Cependant, je m'intéresse moins ici à leur relation avec espérer qu'aux différences qui les séparent - problématique que l'on ne saurait traiter sans tenir compte de la dimension diachronique. Les principales transformations de la valeur sémantique et pragmatique de désirer émergent de quelques observations statistiques qu'on peut faire sur la base de Frantext. Au 17e siècle, le présent de ce verbe était très rare : la combinaison désire que (que comme conjonction de subordination, introduisant une injonction) n'a que 3 occurrences dans le corpus, alors que l'ensemble des formes de désirer que est attesté 278 fois - très souvent avec une valeur atténuée à l'imparfait. Les chiffres correspondants pour souhaiter sont : souhaite que : 86x, souhaiter que (toutes les formes) : 273x. Au 19e siècle par contre, désire que devient - passagèrement - une forme banale (195 sur 450 emplois totaux du lemme désirer + que, donc 43%), alors que souhaite que (78x) ne représente que 38% du lemme souhaiter + que (202x). Au 20 e siècle, le pourcentage équivalent de désire que retombe à 31% (79 occurrences sur 256). L'explication de cette courbe, qui rejoint son maximum au 19e siècle, est simple : je désire que (il s'agit surtout de la l è r e personne) devait avoir un sens fort, exprimant une attitude autoritaire, au siècle classique. Ce sens s'est affaibli au début du 19e siècle, quand je désire que pouvait correspondre à l'actuel j'aimerais que ou à j'espère que : (25) M Cottu est, sans doute, de retour près de vous. Je désire que son voyage lui ait fait du bien. (Lamennais dans Frantext, 1854)

C'est probablement l'essor d'autres formules, comme le conditionnel d'aimer (v. plus haut), qui a entraîné plus tard le recul de désirer au présent. On constate donc une certaine fluctuation fréquentielle de désirer introduisant une complétive, alors que souhaiter que reste plutôt stable. La fluctuation de désirer tient probablement aux différences d'intensité qu'il exprime. Lafaye vise certainement juste, au milieu du 19e siècle, quand il décerne à désirer un sens plus fort qu'à souhaiter15 (1869 : 1039s) - même s'il a normalement en vue la langue classique, et non celle de son temps. Mais Lafaye avance encore une autre observation pertinente, toujours valable aujourd'hui : « Ensuite, on souhaite plutôt pour les autres » (1869 : 1040). Ce dont le Petit Robert n'a malheureusement pas tenu compte, qui indique comme première signification de souhaiter : « Désirer la possession, la présence (de qqch.), la réalisation de (un événement) ». Or, aucun des exemples (type : Je souhaite sa réussite) ne signifie que le sujet désire posséder quelque chose. La seule citation concernant une « possession » implique celle d'une tierce personne : « Anglais souhaité (dans une offre d'emploi) ». Le corpus de Discotext donne entièrement raison à Lafaye. Dans la littérature du 19e siècle, quelques combinaisons presque stéréotypées en disent long sur le centrage des deux verbes. Nombreux sont dans Frantext les exemples des constructions du type souhaiter la mort de qqn, alternant avec l'emploi trivalent du verbe (lui souhaiter la mort), alors que la mort que l'on désire est toujours la propre mort. 16 Il est significatif d'ailleurs que désirer ne possède pas de construction trivalente avec « datif ». Inversement, désirer un enfant est fréquent, souhaiter un enfant n'existe pas dans le corpus. Abstraction faite de ces cas particuliers de la mort et de

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« Souhaiter, c'est désirer vaguement [...] on souhaite d'une manière moins forte » (1869 : 1040). Exception: « et ce monsieur disait qu'il en était arrivé à désirer la mort de son propre père [très gravement malade] » (Goncourt 1890). On notera toutefois qu'ici aussi le désir porte sur la sphère du sujet.

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la vie (celle d'un enfant), la répartition des sphères entre les deux verbes représente une tendance forte, non une distribution totalement complémentaire. De surcroît, cette opposition ne se vérifie que pour la construction avec NI, alors qu'elle paraît neutralisée dans les complétives. Les choses ont évolué en français contemporain, ne serait-ce que parce qu'en dehors de quelques formules plus ou moins figées, désirer est devenu un mot relativement rare. Alors que ce verbe est encore à peu près deux fois plus fréquent que souhaiter dans Discotext, qui renferme l'essentiel de la littérature du 19e siècle, il représente moins de 6% des occurrences de son soi-disant synonyme dans Le Monde. En ce qui concerne les problèmes de fréquence, il faut toutefois faire la part des genres et des niveaux stylistiques. Dans le corpus Frantext 17 se trouvent 1874 formes (tokens) de souhaiter et 1928 formes de désirer18 pour le français contemporain (à partir de 1950). Ce dernier verbe s'y maintient donc beaucoup mieux que dans Le Monde. Pendant la même période, désirer un enfant est attesté trois fois, souhaiter un enfant une fois - chiffres qui ne permettent cependant pas de généralisations statistiques. La fréquence et l'emploi des autres membres de la famille de désirer et de souhaiter n'est pas privée d'intérêt. L'adjectif désirable garde clairement les traces sémantiques du verbe dont il est dérivé (cf. les citations des dictionnaires) : une femme désirable l'est dans la perspective d'un certain homme - qui la désire pour lui. Souhaitable, par contre, présente en général un état de choses comme objectivement bon, sans référence au sujet qui souhaite. Sur les 15 occurrences dans 6 mois du Monde, 6 se présentent d'ailleurs dans la construction impersonnelle II est/serait souhaitable que. Là encore, les résultats fournis par Frantext (20e siècle) vont dans le même sens tout en étant plus nuancés : il (forme de être) souhaitable que : 40x il (forme de être) désirable que : 12x Les fréquences d'une autre construction confirment cette image (même corpus) : il (forme de être) à souhaiter que : 16x il (forme de être) à désirer que : 3x Dans ces conditions, il paraît logique que la formule souhaitons que (28x), qui n'engage guère le locuteur en tant qu'être sensible, est bien plus fréquente au 20 e siècle que désirons que (9x). 19 Si on part de l'idée que les constructions du type désirer/souhaiter/espérer + pouvoir évoquent davantage les conditions extérieures au sujet que ses propres conditions psychiques, les chiffres suivants pour le 20 e siècle (Frantext) n'étonnent pas non plus : désirer pouvoir : 6x souhaiter pouvoir : 16x {espérer pouvoir : 61x) 17 18 19

Consulté en octobre 2000. Indiquons pour mémoire la fréquence correspondante du lemme espérer : 2806. Espérons que est attesté 44x.

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De même, indésirable (6x dans le corpus du Monde), place une entité dans la perspective d'un sujet. Cela vaut évidemment aussi pour l'expression les effets indésirables d'un médicament. Reste à savoir pourquoi insouhaitable n'existe pas, 20 alors la négation pas souhaitable n'est pas rare. Le substantif désir(s) est nettement plus fréquent que souhait(s) dans tous les corpus analysés 21 - phénomène dont la cause est probablement à rechercher encore une fois dans la structure sémantique des verbes. Souhaiter, verbe centré sur les biens que peuvent attendre les autres (et non le sujet), donne lieu à un substantif dérivé qui désigne le plus souvent, selon la présentation des dictionnaires, non pas une entité psychique (par ex. un sentiment) attribuable au sujet, mais un acte de parole 22 s'adressant à une tierce personne (verbal process selon Halliday 1994 : 140). Ainsi, on peut former des souhaits de bonne année (à l'adresse d'une autre personne), mais non des désirs. C'est peut-être cette dérive d'une des acceptions de souhait vers une autre classe ontologique qui freine l'emploi du mot dans son acception psychique - sans pourtant l'empêcher complètement. Indépendamment des rapports fréquentiels rapportés ci-dessus, le nom désir doit retenir notre attention parce qu'il est sujet à une polarisation sémantique forte : en français moderne, désir accentue le rôle du sujet. Le Petit Robert, d'accord avec Lalande, 23 le définit comme « tendance vers un objet connu ou imaginé, prise de conscience de cette tendance » ; tendance est défini de son côté comme « ce qui porte quelqu'un à agir, à se comporter de telle ou telle façon ». La tendance - et avec elle le désir - est donc ancrée dans le sujet même. Cela vaut également pour la « prise de conscience » (phénomène inhérent au sujet) dont parle le Petit Robert, ainsi que pour une autre acception identifiée par ce dictionnaire : « la force qui pousse à désirer ». Par contre, selon le Petit Robert l'acception centrée sur le complément (« l'objet du désir ») est « littéraire ». Les analyses qui précèdent confirment, malgré les nombreuses nuances que nous avons apportées à la comparaison des deux verbes, l'idée de Lafaye selon laquelle on désire en principe pour soi-même - de façon égocentrique, alors que le destinataire de la chose souhaitée est le plus souvent une autre personne (volition à pertinence hétérocentrique). Cette différence rend plausible deux faits valenciels : désirer n'a pas de variante pronominale (*je me désire NI), à la différence de souhaiter, verbe qui n'exclut pas un retour explicite du sujet sur lui-même. On trouve ainsi au 19e siècle des formules du type suivant : (26) Vous savez ce queje souhaite, c'est-à-dire ce queje me souhaite, car votre bonheur est le mien ! (Flaubert, Correspondance 1876)

La construction, ignorée des dictionnaires, semble plutôt rare en français contemporain ; cf. cependant : (27) Moi je ne peux pas me souhaiter une mère qui n'aurait pas eu ce visage de plaisir devant les journaux et les livres, [...]. (A. Emaux, 1981)

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Mis à part un hapax (Gide dans Frantext, 1928). A titre d'exemple, voici les chiffres du corpus du Monde : désir 70x, souhait 30x. Désigné aussi par l'une des acceptions de vœu. Lalande semble cependant considérer que le désir, à la différence de la volonté, ne fait pas « l'opposition du sujet et de l'objet » (sous désir).

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7. Conclusion

Ma conclusion, sous forme de retour à une idée de Bally, sera brève. En parlant de « compénétration », le linguiste suisse pensait uniquement au fait que les grandes sous-catégories de la modalité se recouvrent et se recoupent. Le but de ma communication était d'étendre ce concept au-delà de la sphère du modus - pour montrer qu'à l'intérieur d'une certaine actualisation morphosyntaxique, tout choix d'un lexème modalisant engage forcément d'autres types de catégories. Nous en avons relevé quelques-unes à des niveaux linguistiques très différents : - d'abord à l'interface entre sémantique et syntaxe : - la sélection de certains types de procès pour les compléments de verbes comme aimer et espérer ; - le centrage du verbe qui, selon les lexèmes et les constructions, concentre l'attention, tantôt sur la sphère du sujet, tantôt sur celle des compléments. - ensuite au niveau pragmatique, vérifiant par là l'idée de Bally selon laquelle l'articulation d'un modus peut susciter une pluralité de voix. Au-delà de ces considérations générales, il est apparu que l'analyse des combinaisons entre catégories de type très divers présente un certain intérêt lexicographique : il devient possible ainsi d'affiner la description des rapports polysémiques ou synonymiques entre les verbes concernés.

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Gerhard Boysen Deux facteurs fondamentaux pour la syntaxe modale des complétives : personne grammaticale et fonction syntaxique

Dans un article déjà ancien intitulé « La hiérarchie des emplois du subjonctif », paru dans Langages 1966, le romaniste danois Knud Togeby fait état de 16 agents ou facteurs, commençant par les plus proches du flexif au subjonctif pour terminer par les facteurs les plus éloignés. Parmi ces agents se trouvent des éléments bien connus, comme la négation et la racine verbale, mais il est frappant que, dans cette énumération, la personne grammaticale n'ait pas été relevée par Togeby, du moins pas explicitement. En fait, la personne grammaticale joue un grand rôle dans la syntaxe modale. Des grammairiens scandinaves, en particulier le Suédois Lars Börjeson, dans un article important de 1966, et le Norvégien Helge Nordahl, dans sa thèse sur le subjonctif de 1969, ont démontré que, tandis que l'indicatif alterne avec le subjonctif dans des contextes négatifs du type Pierre ne croit pas que Marie est/soit malade, le subjonctif est à peu près obligatoire (d'une fréquence d'environ 95% des cas) à la 1ère personne : je ne crois pas que Marie soit malade. L'explication de ce décalage modal entre la 1ère et la 3e personne varie un peu d'un auteur à l'autre, mais ce sont des variations sur un même thème : Börjeson lui-même parle, en s'inspirant de Damourette et Pichón, de « la non-participation ou la participation du locuteur à l'opinion du protagoniste » (p. 25) ; Togeby, dans sa Grammaire française, dit que, dans le cas de la 1ère personne, « la perspective du sujet de la phrase et celle du locuteur coïncident » (§726) et Damourette et Pichón parlent, dans le cas de l'indicatif, de « réinvasion nynégocentrique » (§1870). Toutes ces différentes formules préfigurent d'une manière vague une analyse polyphonique. L'explication polyphonique proprement dite a été inaugurée au Danemark par les études de Henning N0lke : d'abord son article paru dans Langages 1985 « Le subjonctif . Fragments d'une théorie énonciative », ensuite sa thèse « Linguistique modulaire » en 1994. Le point de vue polyphonique, et notamment la distinction entre polyphonie interne et polyphonie externe, ont eu une très grande influence sur les problèmes modaux, en particulier sur les problèmes modaux dans les complétives du type que je viens de mentionner. Il y a pourtant un fait qui peut étonner. Pour sa démonstration, N0lke choisit les exemples ( 1 ) Je ne crois pas que ça vaut la peine. (2) Je ne crois pas que ça vaille la peine. Dans (1), on pourrait mettre « je ne crois pas que » entre parenthèses ; comme le dit N0lke : « le renseignement nouveau est que ça vaut la peine, et je ne crois pas fonctionne comme une sorte de modalisateur atténuant cette affirmation ». Dans (2), il s'agit vraiment des croyances du locuteur et, comme le souligne N0lke, seul (2) peut servir de réponse à la question Est-ce que ça vaut la peine ? Cette démonstration est juste, mais sa force est affaiblie, à mon avis, par le fait qu'un des exemples sur lesquels elle repose (1) est très rare et plutôt théorique. La démonstration aurait été plus claire, si N0lke avait pris deux exemples de la 3e personne (3) Pierre ne croit pas que Marie est malade.

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(4) Pierre ne croit pas que Marie soit malade où (3) présente un cas de polyphonie externe, tandis que dans (4), le subjonctif est un indice de polyphonie interne. Ensuite, on aurait pu passer à la 1ère personne en soulignant que là, la polyphonie externe n'est pas possible. D'autres linguistes ont travaillé sur cette problématique dans d'autres optiques. Si Henning N0lke voit le subjonctif comme un marqueur de polyphonie interne, Brigitte KampersManhe, dans sa thèse sur le mode des propositions relatives, de 1991, dont elle consacre un chapitre aux complétives, s'intéresse à la portée de la négation : On peut émettre l'hypothèse que la proposition complétive ayant son mode au subjonctif est dans le champ de la négation qui se trouve dans la proposition principale. Dans le cas où le verbe est à l'indicatif, la négation porte sur la proposition principale uniquement (188). Elle oppose les exemples (5) Je ne crois pas que je suis amoureux. et (6) Je ne crois pas que je sois amoureux. Dans le premier exemple, selon elle, « ce qui est nié, c'est le rapport entre être amoureux et croire » (« à propos de l'assertion : je suis amoureux, je ne crois pas que ce soit vrai »). Le second exemple, par contre, s'emploiera, selon Brigitte Kampers-Manhe, quand « le locuteur s'analyse et en arrive à cette conclusion. La négation s'étend sur toute la phrase. C'est ce qui fait dire à bien des grammairiens que la négation est moins énergique, comme s'il restait des doutes dans l'esprit du locuteur ». Je suis d'accord avec Brigitte Kampers-Manhe pour dire que la portée de la négation est pertinente - il y a comme une cassure, un heurt après la négation (pas) dans l'exemple (5), qui ne se trouve pas dans (6). Mais encore une fois, cette différence serait ressortie d'une façon bien plus claire si l'on avait choisi deux exemples à la troisième personne. Ceci vaut encore plus pour le troisième chercheur que je citerai dans ce contexte, Hélène Huot, dans son article de 1986 « Le subjonctif dans les complétives : subjectivité et modalisation ». Les exemples de Hélène Huot sont : (7) Je ne crois pas que Jean est un bon candidat. et (8) Je ne crois pas que Jean soit un bon candidat. Hélène Huot commente ces exemples en disant : je ne pense pas que les deux exemples soient entièrement synonymes, et acceptables indifféremment dans tous les contextes situationnels. Pour moi, l'exemple au subjonctif signifie plutôt (...) « En ce qui concerne la nature de bon candidat de Jean, je ne veux pas exprimer une opinion négative catégorique, mais mon opinion personnelle est tout de même négative ». En d'autres termes, le tour au subjonctif exprime une réserve plus grande du locuteur vis-à-vis du contenu de la subordonnée dont il ne prend pas en charge la négation tranchée, (p. 89) L'explication (« dont il (le locuteur) ne prend pas en charge la négation tranchée ») rejoint l'hypothèse polyphonique, mais la présentation faite par Hèlène Huot me paraît curieuse :« je

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ne pense pas que les deux exemples soient entièrement synonymes, et acceptables indifféremment dans tous les contextes situationnels ». Non, bien sûr ces exemples ne sont pas synonymes, ils sont même très différents, et l'exposé de Hélène Huot montre qu'elle sait parfaitement en quoi consiste cette différence ; elle renvoie elle-même à la différence de personne. Mais alors pourquoi cette formule réservée (« je ne pense pas que les deux exemples... ») ? Hélène Huot aurait dû, à mon avis, en bonne conséquence, ne pas se servir de deux exemples à la 1ère personne pour illustrer cette opposition. Si nous revenons à l'article de Togeby, nous remarquons que le 15ème des agents du subjonctif dont il fait état est la fonction syntaxique : Helge Nordahl, dans sa thèse citée cidessus, a en effet constaté un net décalage dans l'emploi du subjonctif dans différentes propositions complétives (objets, sujets, attributs) : (9) je regrette qu'il ne soit pas venu. (10) il est regrettable qu'il ne soit pas venu (11) le regrettable est qu'il ne soit (n'est) pas venu. La fonction syntaxique semble donc jouer un rôle, mais elle joue ici conjointement avec la racine de regretter, qui reste le facteur modal décisif. La fonction syntaxique peut seulement renforcer ou atténuer l'importance de la racine. Si j'insiste sur ce point, c'est qu'il a joué un certain rôle dans la tradition des manuels de grammaire française au Danemark. Notre manuel le plus répandu, la « grammaire bleue » de John Pedersen, Ebbe Spang-Hanssen et Cari Vikner dit que « dans les complétives sujets on trouve normalement le subjonctif » (il était inévitable que ce problème fût posé), tandis que « comme objet les complétives ont normalement 1 ' indicatif » (Je pensais qu 'elle ne s'était aperçue de rien). A mon avis, cette présentation du rôle modal de la fonction syntaxique n'est heureuse ni du point de vue méthodique ni du point de vue pédagogique. Elle est erronée du point de vue méthodique, parce qu'il n'est tout simplement pas vrai que les complétives sujets présentent le plus souvent le subjonctif. Ce qui peut donner cette impression c'est qu'une proposition sujet se combine facilement avec des lexèmes, surtout des adjectifs, qui exigent le subjonctif (pour prendre un petit échantillon puisé dans les exemples présentés par Knud Togeby : des adjectifs comme essentiel, indispensable, souhaitable, bon, triste, normal, mais chacun peut prolonger cette liste à discretion). C'est parce que ces lexèmes se combinent naturellement avec une structure prédicative ; ce n'est pas parce qu'une complétive sujet aurait quelque prédisposition innée et mystérieuse au subjonctif. Pour les complétives sujets comme pour les complétives objets il y a des contextes indicatifs et des contextes subjonctifs. Du point de vue pédagogique, il sera extrêmement difficile d'enseigner aux étudiants que les complétives objets « ont normalement l'indicatif » et ensuite de leur faire croire que c'est justement dans la fonction d'objet qu'on trouve les contextes subjonctifs les plus sûrs (vouloir, il faut que, je doute que..). Avec ces quelques remarques, sans doute superflues et en tout cas très marginales, nous sommes loin des synthèses présentées par ailleurs dans ce colloque. Mon seul but a été de montrer, si défrichée que soit la syntaxe modale des complétives, qu'il y a des précisions à faire sur le rôle des deux agents traités ici, la personne grammaticale et la fonction syntaxique.

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Gerhard Boysen

Références

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Jean-Pierre

Desclés

Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir1

Les différentes logiques modales, telles qu'elles sont présentées par un logicien comme A. Prior (1957, 1967), 2 traitent généralement d'une seule valeur sémantique d'un verbe modal comme pouvoir ou devoir et elles omettent de relier, dans une théorie unifiée, les différentes valeurs de ces verbes modaux. Pourtant, comme cela est bien connu des linguistes, l'énoncé Jean peut nager a plusieurs interprétations. Il en est de même de Jean veut nager et de Jean doit nager. Est-il alors possible, en s'appuyant sur des réseaux systématisés de gloses métalinguistiques réglées, d'étudier comment les différentes valeurs sémantiques des verbes modaux pouvoir, vouloir et devoir sont organisées entre elles : à partir de quelles primitives sémantico-cognitives peut-on les décrire et par quels modes de composition doit-on définir et relier ces différentes valeurs ? Le présent exposé se propose de dégager et de préciser les primitives sémantiques qui permettraient de décrire l'ensemble des principales valeurs sémantiques relatives aux verbes modaux pouvoir, vouloir et devoir. Il s'agit donc d'un côté, d'affiner l'usage théorique 3 de termes souvent rencontrés dans la littérature courante sur les modalités, comme « épistémique », « aléthique », « déontique », « probable », « nécessaire », « possible », « actuel », « non-actuel », « actualisable », « visée », « réalisé » . . . et d'un autre côté, de transformer ces simples étiquettes terminologiques en de véritables concepts, avec une extension précise et une intension qui plonge ces concepts dans un réseau, en faisant appel à un jeu de primitives sémantico-cognitives abstraites et intégrables dans une problématique cognitive. L'analyse proposée se déploie dans un cadre théorique accompagné d'un formalisme opératoire sous-jacent relativement puissant mais sur lequel nous n'insisterons pas ici. 4 Les aspects purement calculatoires ne seront pas présentés, préférant souligner les idées sémantiques principales qui sont impliquées par notre analyse. Le cadre formel sous-jacent à notre étude est celui de la logique combinatoire typée de Curry, 5 c'est-à-dire une logique des processus opératoires avec des opérateurs abstraits très

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L'auteur remercie Zlatka Guentcheva pour l'avoir aidé à construire cet article et ainsi à l'améliorer considérablement. Voir également Gochet & alii (2000, chapitres 2 et 3) et Gardies (1975, 1979). Citons à ce propos, Culioli (1990 : 135):« (...) l'un des problèmes que pose la relation entre logique et linguistique : comment construire un système de représentations métalinguistiques qui rende compte de ce système de représentations au second degré qu'est une langue ? En d'autres termes, quels concept, quels modes de calcul faut-il construire ? Quels outils logico-mathématiques faut-il, éventuellement, se forger pour représenter de façon satisfaisante les phénomènes linguistiques ? » . La démarche que nous suivons dans cet article est analogue à celle que nous avons suivie à propos d'une définition formelle des opérateurs aspecto-temporels en passant par abstraction d'une caractérisation dans un modèle topologique des instants à une définition formelle d'opérateurs en termes d'opérateurs aspectuels plus élémentaires (Desclés, 1995). Haskell Curry & alii (1958). Voir l'utilisation des combinateurs pour l'analyse linguistique (Desclés 1990, 1995).

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généraux - appelés « combinateurs » - qui composent des opérateurs plus élémentaires entre eux en construisant des opérateurs complexes. Ce cadre théorico-formel nous permet de décrire comment les verbes modaux pouvoir, vouloir et devoir sont définissables, en tant qu'opérateurs complexes, 6 en termes d'opérateurs plus élémentaires et considérés comme des primitives du système descriptif. Nous allons donc proposer quelques primitives modales qui nous apparaissent comme étant des ingrédients absolument nécessaires à toute analyse sémantico-cognitive des modalités. Ainsi, une signification (ou une valeur) attachée à un prédicat modal sera exprimée par une relation définitoire entre un opérateur - un definiendum et une expression qui met en jeu une composition intégrative de primitives modales plus élémentaires - son definiens - . Nous aurons donc une relation de la forme suivante : 7 [ signification d'un prédicat modal =def X primitivej primitive2 ... primitiven ] où d'un côté, X est un opérateur formel de composition intégrative - en fait un certain combin â t e s de la logique combinatoire - , et d'un autre côté, les primitives modales élémentaires définies préalablement dans un modèle sous-jacent et donc acceptées comme ayant une « signification transparente » à l'intérieur de ce modèle. Ces primitives modales sont étroitement liées à un référentiel aspecto-temporel utilisé pour l'analyse de l'aspectualité et de la temporalité puisque, comme cela a été constaté par de nombreux linguistes, les catégories modales des langues naturelles, contrairement aux modalités aléthiques du « nécessaire » et du « possible » de la logique, ne sont pas indépendantes des catégories aspecto-temporelles. Nous souhaitons insérer les différentes notions modales pouvoir, vouloir et devoir dans un même réseau cognitif - une sorte de carte cognitive - où les nœuds du réseau seraient les significations modales reliées par des chemins qui traduiraient des réductions - ou, par symétrie, des expansions - de notions complexes à des notions constituantes plus élémentaires. Nous ne donnerons pas ici la forme exacte des différents opérateurs X d'intégration, renvoyant à des études plus techniques, plus formelles et de peu d'intérêt pour notre actuel propos. Il nous paraît en effet préférable de bien préciser, dans un premier temps, la sémantique intuitive des opérateurs élémentaires utilisés, plutôt que de développer les aspects purement formels qui relèvent d'une technique opératoire qui peut être abordée dans un second temps.

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Dans le modèle linguistique de la Grammaire Applicative et Cognitive (Desclés 1990) qui généralise le modèle de la Grammaire Applicative Universelle de S.K. Shaumyan (1987), nous avons déjà utilisé des primitives sémantico-cognitives comme « repérage », « changement », « mouvement », « faire », « contrôle »... pour proposer, sous forme de schèmes sémantico-cognitifs, une analyse de la signification de schèmes grammaticaux comme celui de la « transitività sémantique » (Desclés 1998), de prédicats lexicaux polysémiques comme monter, toucher, rouler, avancer... où chaque prédicat lexical est alors analysé comme le résultat d'une intégration synthétique de ces primitives à Γ aide d'un opérateur de composition intégrative - en fait un combinateur d'intégration synthétique de la logique combinatoire (Desclés 1990 : chapitre XI). Cette méthode d'analyse sémantique a été prolongée à l'analyse de la catégorie grammaticale du temps et des aspects, en définissant les prédicats grammaticaux aspecto-temporels comme PRESENT-INACCOMPLI, PROGRESSIF, ETAT-RESULTANT... (Desclés 1995). Cette relation signifie que la signification d'un élément (lexical ou grammatical) est décrite par une combinaison intégrative d'éléments constituants. Le combinateur X est le programme de combinason intégrative. L'analyse en sèmes est un type particulièrement simple de combinaison intégrative puisqu'il s'agit, dans ce cas, d'une combinaison booléenne de sèmes descriptifs.

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1. Problème

Il est bien connu que les verbes modaux pouvoir, vouloir et devoir ont plusieurs valeurs sémantiques. Rappelons quelques exemples très simples : ( 1 ) Luc peut nager. (a) Il est possible que Luc nage : POSSIBILITE ou valeur épistémique (b) Luc a la capacité de nager : CAPACITÉ (c) Luc a la permission de nager : PERMISSION (2) Luc (a) (b) (c)

veut Luc Luc Luc

nager. souhaite nager : SOUHAIT a la volonté de nager : VOLONTÉ demande l'autorisation de nager : DEMANDE d'AUTORISATION

(3) Luc (a) (b) (c) (d)

doit nager. Luc se doit de nager : AUTO-OBLIGATION Luc a l'obligation de nager : OBLIGATION Luc reçoit l'ordre de nager : ORDRE Il est probable que Luc nage : PROBABILITÉ

Le problème auquel nous sommes confrontés est le suivant : que signifient exactement ces valeurs ? Comment peut-on les définir ? Quelles sont les primitives sémantiques qui permettraient éventuellement de les définir ? Sont-elles indépendantes les unes des autres? Comment sont-elles reliées ? Reprenons d'autres exemples (cités et analysés par Hans Kronning 1996) en indiquant l'indétermination sémantique (par ordre décroissant des valeurs) de certains exemples pris hors de tout contexte : (4) Si je dois être à Lyon pour le déjeuner, je dois partir avant sept heures. Valeur : obligation [j'ai l'obligation de ... ] (5) Tout doit mourir un jour. Valeurs : obligation, probabilité (6) Je dois finir cela demain. Valeurs : auto-obligation [je me dois de ...] ; obligation [ Quelque circonstance m'impose de finir cela demain ] (7) En tant que professeur, il doit finir à temps. Valeur : auto-obligation [ il se doit de] (8) Un fils doit respecter son père. Un soldat doit obéir à ses chefs. Valeurs : auto-obligation, obligation, ordre (9) Vous ne devez en aucun cas parler. Il ne doit pas parler. Valeur : ordre ( 10) Je dois aller à la campagne demain. Valeurs : obligation, auto-obligation, probabilité

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(11) II doit être au lit à cette heure-là. Valeurs : obligation [la convenance, la norme l'impose] ; auto-obligation [parce qu'il veut se soigner] ; probabilité (12) (a) Il doit venir d'un moment à l'autre. Valeurs : probabilité, obligation (b) S'il en a le courage, il se doit d'être là d'un moment à l'autre Valeur : auto-obligation

....

(13) Il doit s'embarquer la semaine prochaine. Valeurs : probabilité ; obligation [il est obligé de s'embarquer ...] ; auto- obligation [s'il veut respecter sa parole donnée, il se doit de s'embarquer] (14) Il doit être trois heures . Valeur : probabilité (15) Il doit être en retard. Valeur : probabilité Il est donc clair que plusieurs lectures sont souvent possibles. L'analyse du contexte est par conséquent indispensable pour lever l'indétermination sémantique de ces marqueurs grammaticaux modaux. Par ailleurs, remarquons que les modalités entrent en interaction avec les marqueurs de temps et d'aspect. 8 En français, les e x e m p l e s suivants sont les témoins de cette interaction : (16) (a) Il pouvait traverser la rivière. => on ne sait pas s'il a effectivement traversé la rivière ; il était capable de traverser ... ou il avait la permission de ... (b) Il put traverser la rivière. Nous en inférons : « il a traversé la rivière » (c) Il a pu traverser la rivière. Nous en inférons la valeur de POSSIBILITÉ (17) (a) Il devait traverser la rivière. Nous en inférons : « On ne sait pas s'il a traversé la rivière » ; en effet, nous pouvons avoir les situations contextuelles « il était dans 1 ' (auto-)obligation de .... » ou « il avait reçu Γ ordre de .... « (b) Il dut traverser la rivière. Nous en inférons : « il a traversé la rivière » (c) Il a dû traverser la rivière. Nous en inférons la valeur de PROBABILITÉ U n e différence conceptuelle entre les notions de POSSIBILITÉ et de P R O B A B I L I T É semble s'imposer. Prenons les exemples (a) o u (b) en réponse à une question : ( 18) Quand papa a-t-il connu maman ? (a) Il a pu la connaître en 23, c'est possible, d'après les quelques indices que j'ai en ma possession. (b) Il a dû la connaître en 23, c'est probable puisque j'ai de très nombreux indices pour cela.

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Dans beaucoup de langues, certains marqueurs renvoient à la fois à la modalité et à l'aspect.

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Les significations entraînées par a pu et a dû ne sont pas les mêmes et ne sont pas substituables dans tous les contextes. En effet, le probable implique le possible mais pas l'inverse : ce qui est probable est nécessairement possible ; ce qui est possible n'est pas forcément probable. Le probable restreint donc l'espace des possibles. De plus, le probable admet des différences de degrés et se prête alors à un calcul, ce qui n'est pas le cas du possible. 9 Signalons que les verbes devoir et pouvoir ont également une « valeur abductive », c'est-àdire une valeur non certaine (valeur plausible) qui résulte d'une inférence par abduction. 1 0 Explicitons la notion de raisonnement abductif qui aboutit finalement à l'énonciation de la signification « ρ est plausible » : I o ) On connaît des relations entre ρ et q : s'il y a occurrence de ρ alors il y a nécessairement occurrence de q : [ ρ => q ] (exprimant un savoir partagé) ; 2°) On constate q (constat, par exemple un fait d'observation) : q est un indice en faveur de ρ ; 3°) On remonte à l'hypothèse : ρ est plausible ; 4°) On énonce la plausibilité de p. La proposition ρ a une plausibilité forte, lorsqu'il y a un faisceau d'indices très caractéristiques ou congruents ; dans ce cas, ρ est probable. La proposition ρ a une plausibilité faible, lorsque les indices sont faibles ou peu nombreux ou peu caractéristiques ; dans ce cas, ρ est simplement possible. Comme nous l'avons montré dans (Desclés et Guentchéva, 2001), il est indispensable de bien distinguer les notions de POSSIBLE et de PROBABLE épistémiques des notions de POSSIBLE et de PROBABLE abductifs qui sont les traces d'un raisonnement abductif sous-jacent. Les exemples suivants opposent bien les valeurs épistémiques (possibilité ou probabilité) aux valeurs qui sont le résultat d'un raisonnement abductif : (19) (a) (b) (c) (d)

Il peut chanter à cette noce, il en a l'habitude (POSS IB ILITÉ) En hiver, il peut faire beau (POSSIBILITÉ) En été, il doit faire beau (PROBABILITÉ) La tempête doit atteindre les côtes norvégiennes dans les heures qui viennent (PROBABILITÉ)

(20) (a) Il doit chanter à cette noce puisqu'il a apporté ses partitions (résultat d'une ABDUCTION) (b) Il peut faire beau demain d'après la forme des nuages (résultat d'une ABDUCTION)

Les exemples suivants explicitent par les contextes mêmes les raisonnements abductifs fondés sur des indices et aboutissant à l'expression d'une plausibilité (possible ou probable) : (21) lia dû, il y a très longtemps, 20 ans, sinon davantage, recevoir une décharge de fusil. Je compte sept..., non, huit cicatrices du même genre, en arc en ciel. (Simenon, 1955 : 34 ; cité par Kronning, 1996 : 70).

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« Contrairement aux deux autres concepts [le virtuel et le possible], il [le probable] admet en effet des degrés » (Gilles-Gaston Granger 1995 : 14). La notion d'abduction a été introduite par C S. Peirce. Nous pensons que cette notion est fondamentale dans les raisonnements scientifiques, en particulier en linguistique (Desclés, 1996). En ce qui concerne les modalités, nous (Desclés & Guentcheva 2001) avons argumenté, contrairement à Dendale & Tasmowski ( 1994) et Dendale & de Mulder ( 1996), que certaines valeurs de devoir résultent d'une inférence abductive. Par ailleurs, l'abduction est centrale dans l'analyse de l'énonciation médiatisée (Guentcheva 1990, 1994, 1996).

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Jean-Pierre Desclés (22) Une brève annonce ... Rechercher un j.h. ou une j.f. pour s'occuper de 2 enfants. Nous nous sommes présentés tous les deux au rendez-vous. Mais personne d'autre n'est venu. L'annonceur avait dû, dans l'intervalle, renoncer à son projet, ou bien se procurer par une autre voie ce dont il avait besoin. (Robbe-Grillet, 1981 : 122 ; cité par Kronning 1996 : 69) (23) Mais pourquoi n'est-il pas là, lui qui d'habitude me soutient dans ce genre d'affaire ? Il doit être malade. Il peut simplement avoir été retardé. (cité par Tasmowski et Deridale, Langue Française 102, 1994 : 46) (24) (a) Les juifs lui répliquèrent : « Nous avons une loi et selon cette loi il doit mourir parce qu 'il s'est fait fils de Dieu.. ». (Jean, XIX, 7 ; cité par Kronning 1996 : 33) (b) Les chattes les y avaient précédés. La noire devait avoir froid aux pattes car elle les avait recouvert de sa queue. Tandis que la grise avait sans doute froid à la queue ayant posé dessus ses pattes. (Montherlant, 1936:79 ; cité par Kronning 1996 : 34)

2. Référentiel aspecto-temporel et modal

Nous voulons maintenant proposer quelques éléments de description à l'aide d'un certain nombre de concepts primitifs que nous allons définir en référence à un référentiel aspectotemporel et modal. Ce référentiel oppose la catégorie du réalisé (catégorie aspectuelle), donc du certain (catégorie modale) opposé à la catégorie modale du non certain parce qu'étant non réalisé et orienté vers l'à-venir.

Or, l'à-venir

est f o n d a m e n t a l e m e n t indéterminé p u i s q u ' u n e

proposition, qui y est située, s'actualisera ou ne s'actualisera pas, c'est-à-dire sera vraie ou fausse à un certain moment. Reprenons le fameux exemple d'Aristote dans le De interpretatione : (25) Demain, il y aura une bataille navale.

La valeur de vérité de cet énoncé ne peut pas être clairement évaluée dans la mesure où l'événement évoqué n'est pas réalisé au moment de son énonciation ; cet événement peut donc avoir lieu ou ne pas avoir lieu. Le domaine modal du non certain a une structure plus riche et plus complexe que celle du certain réalisé. En effet, dans le domaine du certain réalisé tous les événements ont eu lieu et sont donc certainement vrais (ou faux, dans le cas « d'événements négatifs » associés à des propositions fausses). En revanche, le domaine du non-encore-réalisé implique le non certain ouvert sur l'a-venir, c'est-à-dire sur l'impossibilité, la possibilité ou la quasi-nécessité des événements. En prenant pour référence initiale « le premier instant du non réalisé » T° qui est, par ailleurs, la borne ouverte d'inaccomplissement du processus d'énonciation (Je suis en train de dire...), nous pouvons considérer que, en regardant l'à-venir à partir de cet instant T°, une proposition (ou une relation prédicative ρ ou encore une « lexis » ou un « dictum », peu importe, ici, le terme employé) est ou bien « impossible », ou bien « possible ». Lorsqu'une proposition est « possible », elle peut être ou « probable » ou « quasi-nécessaire », voire

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« quasi-certaine ». Il s'ensuit que le domaine non certain comprend différents sous-domaines : le domaine des propositions impossibles et des propositions possibles ; 11 à l'intérieur de ce dernier, nous avons le domaine des propositions probables 1 2 qui englobe lui-même le domaine des propositions quasi-nécessaires et quasi-certaines. Remarquons que certaines énonciations expriment des situations qui sont présentées c o m m e étant quasi-certaines et comme devant nécessairement se réaliser. Pour exprimer cette dernière valeur, le français fait appel à la forme périphrastique « futur + infinitif » comme dans l'exemple (26) : (26) Luc va partir demain du refuge avant que les autres alpinistes se soient levés. L'énonciateur présente ici la situation « Luc partir demain » comme étant quasi-certaine, c'est-à-dire c o m m e devant nécessairement se réaliser ; le verbe aller indique q u ' u n processus de mouvement (intentionnel) est orienté vers cette situation envisagée et considérée comme étant déjà amorcée, du moins en intention. On pourra comparer, du point de vue modal et aspectuel, les énoncés suivants qui se positionnent sur un continuum de certitude allant du « plus certain » (27a) vers le « seulement possible » (27e) : (27) (a) Luc est parti. Événement réalisé, accompli, donc certain (b) Luc part en ce moment, [ dépêche-toi, il peut encore t'emmener]. Processus en cours de réalisation, donc certain (c) Luc va partir demain. Événement non encore réalisé mais quasi-certain car la décision « Luc part demain » est déjà prise, l'autre possibilité « Luc ne part pas demain » n'est pas envisagée (d) Luc partira demain. Événement envisagé comme étant fortement probable, donc non certain, mais l'autre possibilité « Luc ne part pas demain » n'est pas complètement exclue (e) Luc peut / veut / doit partir demain. Événement non réalisé, seulement envisagé comme probable ou possible ou encore dans le domaine des possibilités envisagées donc faisant partie du domaine modal du non certain

3. Quelques primitives modales

Nous allons donner une définition de la validité de quelques opérateurs - ou prédicats métalinguistiques - qui sont relatifs au précédent référentiel d'instants, en déterminant les zones temporelles où ces opérateurs s'appliquent adéquatement à une proposition ρ donnée, en donnant la valeur « vraie ». 1 3 L'expression 'est-vraie^ (p)' se lit : « la proposition ρ est vraie à 11

« On caractérisera le possible comme non-actuel dans son rapport à l'actuel ». (Gilles-Gaston Granger 1995 : 14). ι 2 « Le probable est un non-actuel envisagé pleinement et concrètement dans son rapport à l'actualité, pour ainsi dire comme une préactualité, ou comme une actualité au second degré, qui ne concerne pas directement les faits. Il est à première vue de nature épistémique, c'est-à-dire exprimant une qualification de nos connaissances, et peut être conçu comme désignant un degré de notre attente de l'actuel ». (Gilles-Gaston Granger 1995 : 14). 13 Le recours au « vrai » ou aux opérateurs de validation est-vrai et n'est-pas-vrai est classique dans l'analyse des modalités. Citons par exemple Culioli (1990 : 162, 163).

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l'instant t » et l'expression Vest-pas-vraie (p)' se lit : « la proposition ρ n'est pas vraie à l'instant t ». Nous considérons que ces expressions sont primitives dans le système descriptif ; par conséquent, les opérateurs métalinguistiques qui s'en déduisent par abstraction à savoir : *λρ.&$ίvraiet (p)' et 'λρ.n'est-pas-vraie t (p)', sont des opérateurs primitifs. A partir de ces opérateurs métalinguistiques et en notant que certaines définitions sont récursives, nous allons définir successivement les opérateurs modaux relativement à un instant t ou sur un intervalle [,,.]: 1°) Xp.réaliséet (p) et λρ,non-réaliséet (p) ; 2°) Xp.quasi-nécessairel (p) ; 3°) λρ .impossible^ (p) et λρ.ρossiblex (p) ; 4°) λρ.probable, (p) (distinct donc du prédicat Xp.possiblet (p)) ; 5°) Xp.actualisation-det (p) et λρ.actualisation-de[t rJ (p) ; 6°) Xp.visée-actualisation-dex (p). Réalisation à partir d'un instant : Une proposition p est jugée être réalisée à partir de l'instant t, si et seulement si elle a été vraie à un instant antérieur t' et si elle est jugée réalisée pour tout instant t" postérieur à t ; ainsi, une proposition devient réalisée dès qu'elle est vraie : réaliséet (p) def

I o ) il existe un instant t' < t : vraie, (p) 2°) pour tout instant t" > t : réalisée(p)

Non réalisation jusqu'à un instant : Une proposition ρ η 'est pas réalisée jusqu'à un instant t si et seulement si elle n'est pas vraie à cet instant t et si elle a été non réalisée pour tout instant t' antérieur à t : non-réalisée{ (p) def I o ) n'est-pas-vraiet (p) 2°) pour tout instant t '< t : non-réaliséet. (p) Quasi-nécessité à partir d'un instant : Une proposition p est quasi-nécessaire à partir d'un instant t si et seulement si elle est réalisée à partir d'un instant t' postérieur à t ; la nécessité de la réalisation de la proposition devient alors inéluctable : quasi-nécessairet (p) dcf II existe un instant t' > t : réaliséet, (p) Impossibilité à partir d'un instant : 14 Une proposition p est jugée impossible à partir de l'instant t si et seulement si elle n'est pas vraie à l'instant t et si elle reste impossible pour tout t' postérieur à t ; ainsi, l'impossibilité constatée à t se transmet aux instants postérieurs : impossiblet (p) def

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I o ) n'est-pas-vraiet (p) 2°) pour tout instant t' > t : impossiblet. (p)

L'Ecole mégaro-stoïcienne a ramené Γ étude des modalités à Γ étude de la temporalité (Gardies 1975:2430). On pourra comparer, et noter les différences entre les définitions du possible et de l'impossible que nous donnons ici à celles qui ont été proposées par cette Ecole, c'est-à-dire : « le possible est ce qui est réalisé en quelque temps » (dans la formalisation de Rescher : « il existe t : [vraiet (p)] ») ; « le nécessaire est ce qui est réalisé en tous temps » (dans la formalisation de Rescher : « pour tout t : [vraie( (p)] »). Pour Diodore Cronos et la tradition stoïcienne, la voie est plus subtile puisqu'on y définit les modalités par référence aux seuls instants présents et futurs : « il est possible que p si et seulement si il est maintenant vrai ou il sera un jour vrai que p » (dans la formalisation de Rescher : « il existe t [ t> t0 & vraiet (p) ] ») ; « il est impossible que p si et seulement si il n'est pas maintenant vrai ou il ne sera pas vrai un jour que p » (.dans la formalisation de Rescher : « pour tout t [ t> t0 => vraie, (P) ] » )·

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Possibilité 15 à partir d'un instant : Une proposition ρ est jugée possible à partir d'un instant t si et seulement si ou bien elle est vraie en t, ou bien elle n'est pas vraie en t mais elle reste (encore) possible pour un instant t' postérieur à t ; autrement dit, une proposition possible qui n'est pas vraie en t voit sa possibilité voit sa possibilité conservée dans l'à-venir ; la possibilité n'admet pas de degré : possiblet (p)

def

vra e

' t (P) OU [ η 'est-pas-vraiet (p)) ET il existe t' > t : possiblet. (p) ]

Probabilité à partir d'un instant : Une proposition p est jugée probable à partir de l'instant t, si et seulement si elle est possible à partir de cet instant et si, pour tout instant t", postérieur à t, où elle ne serait pas encore vraie, alors la probabilité de p augmente à partir de tout instant t' postérieur à t ; il s'ensuit que la probabilité est une mesure qui augmente avec le cours du temps ; on pourra ainsi parler d'un degré de probabilité : probablep)

dcf Io) possibleχ (p) 2°) pour tout t', tout t" tel que (t < t » < t') : [n 'est-pas-vraier (p) => (probablet. (p) > probablet (p))]

Actualisation à partir d'un instant : 1 6 Une proposition p s'actualise à partir d'un instant t si et seulement si elle est possible à cet instant t, elle a été non réalisée jusqu' à cet instant t et s'il y a un instant t', postérieur à t, où la proposition devient réalisée à partir de t', et en tout instant intermédiaire t", situé entre t et t', la proposition p s'actualise à partir de t" : actualisation-de, (p) def 1°) possible, (p) 2°) pour tout t'" < t : non-réaliséer, (p) 3°) il existe t' > t : réalisée t, (p) 4°) pour tout t" (t < t » < t' ) : actualisation-det„ (p) Viser une actualisation à partir d'un instant : On v¡.se / 'actualisation d'une proposition p à partir d'un instant t si et seulement si il y a un instant postérieur t' où cette proposition s'actualise à partir de cet instant t' : viser-actualisation-det (p) il existe un instant t' > t : actualisation-de,, (p)

4. Analyse des notions pouvoir, vouloir et devoir

Nous sommes maintenant en mesure d'approcher les définitions des notions modales qui nous permettent de construire les gloses métalinguistiques associées aux verbes modaux ana15

16

Sur le possible et l'impossible, citons Culioli (1990 : 163-164) : « (...) la validité d'une relation prédicative dans un domaine : (a) les deux chemins sont présentés de façon distincte, de sorte que l'on pointe une altérité (il peut pleuvoir comme il peut ne pas pleuvoir ; il peut pleuvoir, il peut grêler, il peut neiger, comme il peut faire beau) ; (b) le possible est construit à partir de l'impossible : on obtient tout l'envisageable ». On peut également citer, dans le même esprit, la Somme théologique de Thomas d'Aquin « Ce dont il est possible qu'il ne soit pas, parfois n'est pas ». Nous pouvons définir également l'actualisation sur un intervalle [t, t']. C'est un processus qui consiste à changer sa simple possibilité à partir de l'instant t en une réalisation ultérieure : actualisation-de [ t ,.] (p) pour tout t" de [t,t'] : actualisation-det„ (p)

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lysés, c'est-à-dire des notions de possibilité,

de capacité,

de permission

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pour l'analyse de

pouvoir ; de souhait, d e volonté, d e demande d'autorisation p o u r l ' a n a l y s e d e vouloir probabilité, d'auto-obligation, d'obligation, d'ordre p o u r l ' a n a l y s e d e devoir.

; de

Pour atteindre cet objectif, nous allons formuler des gloses relatives aux significations des opérateurs modaux en nous servant d'une part, des opérateurs élémentaires que nous venons d'introduire et d'autre part, d'autres opérateurs élémentaires, comme fait-partie-de (ingrédience ou relation « partie-tout »),fait (FAIRE), contrôle (CONTR), avoir (AVOIR = converse

de EST-Α), introduits par ailleurs pour l'analyse sémantique de notions grammaticales comme la « transitivité sémantique » (Desclés, 1999) et pour l'analyse des significations verbales sous forme de schèmes sémantico-cognitifs (Desclés, 1990). Nous allons admettre également que l'on puisse définir l'opérateur abstrait : activités-attribuables-à un individu, que nous ne définirons pas ici car sa justification et sa définition nécessiteraient un développement théorique sur l'intension d'une entité (opposée à son extension), 17 notion qui, du moins nous semble-t-il, doit être introduite, à un moment ou à un autre, dans l'appareillage théorique de la linguistique. Analysons maintenant les énoncés « X peut I veut / doit nager ». Pour chacun de ces énoncés,

pris pour supports prototypiques de l'analyse sémantique proposée, nous donnons d'abord une ou plusieurs gloses métalinguistiques susceptibles de faire émerger la signification de l'opérateur modal. Une des significations de l'énoncé est ainsi réductible à cette glose ou sémantiquement analysable par cette glose. Ensuite, nous donnons une représentation plus abstraite directement associée à la glose, sous forme d'une expression canonique préfixée 18 en positionnant toujours l'opérateur devant l'opérande et en faisant appel uniquement aux opérateurs élémentaires déjà introduits. (28) X PEUT nager. (a) la valeur de POSSIBILITÉ de PEUT est analysée directement par : X PEUT, (nager) -> il est possible que X nage -> [ en notation préfixée ] : possible (QUE (nage X))

17

L'extension d'une propriété est la classe de toutes les entités individuelles qui possèdent cette propriété ; l'intension d'une propriété est la classe de toutes les propriétés que cette propriété subsume. Nous étendons l'intension aux entités individuelles. L'intension d'une entité individuelle est la classe de toutes les propriétés que cet entité possède ou de toutes les activités réalisables par cette entité. Cette approche de l'intensionnalité se situe dans une théorie plus vaste (la Logique de la Détermination des Objets) où les opérations de construction d'objets et de détermination d'objets jouent un rôle important et structurant des intensions. Sur ce dernier point, voir la thèse de doctorat d'Anca Pascu, Logique de la détermination d'objets, Université de Paris-Sorbonne, 2001.

18

L'expression canonique préfixée est en fait une expression applicative qui agence des opérateurs appliqués à des opérandes. Les combinateurs d'intégration opèrent sur cette expression canonique de façon à intégrer dans un opérateur complexe les opérateurs élémentaires - des primitives - et à construire une des significations de l'opérateur modal analysé. La signification est donc exprimée sous forme d'une combinaison intégrative des opérateurs élémentaires pris comme des primitives. Voir Desclés (1990).

Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir

59

(b)la valeur de CAPACITÉ de PEUT est analysée par : X PEUT., (nager) -> X a la capacité de nager -> Que X puisse nager fait partie des activités qui sont attribuables à X -> [ en notation préfixée] : fait-partie (activités-attribuables-à X) (PEUT, (nager) X) (c) la valeur de PERMISSION de PEUT est analysée par : X PEUT, (nager) -> X a la permission de nager -> X peut nager et quelqu'un contrôle sa capacité de nager -> [ en notation préfixée] : [ (PEUTj (nager) X) ET (il-existe Y ( contrôle (PEUT 2 (nager) X) Y)) ]

Commentaires : L a valeur (a) d e P O S S I B I L I T É d e P E U T , signifie : il est possible q u e X nage, c ' e s t - à - d i r e q u e l'activité ' Q u e X n a g e ' est c o n s i d é r é e c o m m e étant une activité p o s s i b l e . 1 9 L a valeur (b) d e C A P A C I T E d e P E U T 2 signifie : X a la capacité d e nager, c ' e s t - à - d i r e q u e l'activité ' Q u e X n a g e ' est e n v i s a g é e c o m m e possible et cette activité fait partie d e toutes les activités qui sont attribuables à X (en fait l ' i n t e n s i o n d e l ' i n d i v i d u X 2 0 ) . L a valeur (c) de P E R M I S S I O N d e P E U T 3 signifie : X a la p e r m i s s i o n d e nager, c ' e s t - à - d i r e q u e X a la capacité de nager E T il existe un agent Y qui contrôle cette activité. D ' a p r è s (28), o n voit i m m é d i a t e m e n t q u e la notion d e P E R M I S S I O N se définit à partir de la notion d e C A P A C I T É et cette dernière notion à partir de la notion d e P O S S I B I L I T É . Il s ' e n s u i t q u e n o u s a v o n s les r é d u c t i o n s c o n c e p t u e l l e s suivantes, notées ici à l ' a i d e du symbole '=>' : 2 1 (29) (a) PEUTj (nager) X => PEUT 2 (nager) X => PEUT, (nager) X (b) PERMISSION => CAPACITÉ => POSSIBILITÉ P r e n o n s maintenant le v e r b e vouloir. (30) X VEUT nager. (a) la valeur SOUHAIT de VEUT est analysée par : X VEUT, (nager) -> X souhaite nager -> X vise l'actualisation de la possibilité de nager -> X contrôle la visée de l'actualisation de sa possibilité de nager -> [en notation préfixée ] :

19

20 21

L'opérateur QUE transforme un énoncé, comme Jean nage, en un fait non situé dans le temps, c'està-dire détemporalisé et désaspectualisé. Ce fait peut fonctionner aussi bien comme complément (Il croit que Jean nage / // voit que Jean nage ...) que comme sujet (Que Jean nage ennuie sa mère). L'argument de l'opérateur possible (ou de l'opérateur probable) est un fait, d'où les constructions il est possible que ... ou il est probable que ... Se reporter à l'une des notes précédentes. Dans l'exemple (a), le symbole '=>' s'interprète comme l'implication inférentielle : si X a la permission de nager, il en a la capacité et s'il en a la capacité, il en a la possibilité. Dans l'exemple (b), il s'agit d'une réduction conceptuelle : définir la notion de « permission » impose de définir préalablement la définition de « capacité » ; définir la « capacité » impose une définition préalable de « possibilité ».

Jean-Pierre Desclés

60 SOUHAIT (nager) X -> contrôle (visée-actualisation-de (possible (QUE (nage Χ)))) X -> contrôle (visée-actualisation-de (PEUT1 (nager) Χ)) X (b) la valeur VOLONTÉ de VEUT est analysée par : X VEUT 2 (nager) -> X a la volonté de nager -> X contrôle la visée de l'actualisation de sa capacité à nager -> [en notation préfixée ] : VOLONTÉ (nager) X -> contrôle (visée-actualisation-de (CAPACITÉ (nage) Χ)) X -> contrôle (visée-actualisation-de (PEUT2 nager Χ)) X (c) la valeur DEMANDE d'AUTORISATION de VEUT est analysée par X VEUTj (nager) -> X a pour visée l'actualisation de la permission de nager -> [en notation préfixée ] : DEMANDE-AUTORISATION (nager) X -> visée-de-actualisation (PERMISSION (nager Χ)) X -> visée-de-actualisation (PEUT3 (nager) Χ)) X

Commentaires : La valeur (a) de souhait de vouloir signifie : X contrôle la visée de l'actualisation de l'activité 'Que X nage' considérée comme possible. La valeur (b) de volonté de vouloir signifie : X contrôle la visée de l'actualisation de sa capacité à nager. La valeur (c) de demande d'autorisation de vouloir signifie : X contrôle la visée de l'actualisation de la permission de nager. D'après (30), nous pouvons en déduire assez facilement que la notion de souhait est réductible à la notion de possibilité ; que la notion de volonté à la notion de capacité ; que la notion de demande d'autorisation à la notion de permission ; ces trois notions sont emboîtées dans la notion de visée-d'actualisation-de.22 (31) (a) VEUT,(nager) X => visée-d'actualisation-de (POSSIBILITÉ (nager) Χ) X VEUT 2 (nager) X => visée-d'actualisation-de (CAPACITÉ (nager) Χ) X VEUTj (nager) X => visée-d'actualisation-de (PERMISSION (nager) X ) X (b) VEUTj (nager) X => visée -actualisation-de (PEUT (nager) X), i = 1,2,3 (c) SOUHAIT => POSSIBILITÉ VOLONTÉ => CAPACITÉ DEMANDE d'AUTORISATION => PERMISSION Prenons le verbe devoir. (32) X DOIT nager. (a) la valeur de PROBABILITÉ de DOIT est analysée par : X DOIT, (nager) -> il est probable que X nage -> [en notation préfixée] : probable (QUE (nager X)) 22

II est clair que si l'on fait appel au schème très général de Pottier, le trimorphe, le VOULOIR se situe toujours dans l'AVANT (Pottier 2000 : 212), c'est ce qu'exprime la primitive visée-de-actualisation.

Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir

61

(b) la valeur d'AUTO-OBLIGATION de DOIT est analysée par : X DOIT2 (nager) -> X a Γ auto-obligation de nager -> X fait en sorte qu'il ait la volonté de nager -> [en notation préfixée] : AUTO-OBLIGATION (nager) X -> FAIT (VOLONTÉ (nager) Χ) X -> FAIT ( VEUT2 (nager) Χ) X (c) la valeur d'OBLIGATION de DOIT est analysée par : XDOITj (nager) -> X est obligé de nager -> II y a quelque chose qui conduit à la quasi-nécessité que X ait la volonté de nager -> Il y a Y qui fait en sorte que le fait X a la volonté de nager soit quasi-nécessaire -> [en notation préfixée] : OBLIGATION (nager) X -> il existe Y ( fait (quasi-nécessité-de (VEUT2 (nager) X)) Y) (d)la volonté d'ORDRE de DOIT est analysée par : X DOIT4 (nager) -> X a (reçu) l'ordre de nager -> Il y a quelqu'un qui fait en sorte que le fait X a la volonté de nager soit actualisé -> [en notation préfixée] : ORDRE (nager) X -> Il existe Z (contrôle 0 fait (visée-actualisation-de (VOLONTE (nager) X)) Z) -> Il existe Ζ (contrôle 0 fait (visée-actualisation-de (VEUT2 (nager) X)) Z)

Commentaires : La valeur (a) de probabilité signifie : il est probable que X nage. La valeur (b) d'auto-obligation signifie : X fait en sorte d'avoir la volonté de nager. La valeur (c) d'obligation signifie : il y a quelque chose qui rend quasi-nécessaire l'activité 'que X veut nager'. La valeur (d) de l'ordre signifie : Il y a un agent qui contrôle ce qu'il fait en visant l'actualisation de la volonté de X à nager Si la notion de probabilité doit être distinguée de la notion de possibilité, comme étant plus restrictive, l'analyse donnée en (32) montre que les notions d'auto-obligation, d'obligation et d'ordre sont réductibles à la notion de volonté. (33) (a) DOIT, (nager) X => PROBABILITÉ (nager) X DOIT2 (nager) X => FAIT (VOLONTÉ (nager) X ) X DOITj (nager) X => Il existe Y [ FAIT (quasi-nécessité-de (VOLONTÉ (nager) X)) Y] DOIT4 (nager) X => Il existe Z [CONTRÔLE 0 FAIT (visée-actualisation-de (VOLONTÉ (nager) X)) Z] (b) PROBABILITÉ => POSSIBILITÉ AUTO-OBLIGATION => VOLONTÉ OBLIGATION => VOLONTÉ ORDRE => VOLONTÉ Remarquons que l'obligatoire a tendance à renvoyer au probable car ce qui est obligatoire tend à devenir probable, d ' o ù l'indétermination fréquente entre probabilité et obligation comme en témoigne les deux exemples suivants :

62

Jean-Pierre (34) (a) Il doit pleuvoir demain, c 'est fort probable (b) Il doit pleuvoir demain, d'après la forme des nuages, c'estquasiment

Desclés

obligatoire

Lorsque peut et doit sont commutables dans le même contexte, peut semble renvoyer plutôt à la possibilité et doit à la probabilité. On peut comparer les deux énoncés : (35) (a) Il peut pleuvoir cet été valeur de la POSSIBILITÉ (b) Il doit pleuvoir cet été valeur de la PROBABILITÉ

5. Réseau des significations de pouvoir, vouloir et devoir

Des analyses précédentes, nous pouvons dégager les significations des modaux pouvoir, vouloir et devoir en construisant ces valeurs par abstraction à partir des gloses et des expressions canoniques préfixées qui agencent les opérateurs élémentaires. Les symboles X¡, Yj et Z k désignent différents opérateurs abstraits d'intégration des opérateurs élémentaires primitifs, c'est-à-dire certains combinateurs de la logique combinatoire.23 Les différentes significations des verbes pouvoir, vouloir et devoir sont exprimables par des équivalences entre un opérateur-definiendum (à gauche) et un opérateur-definiens (36) [ PEUTj = Xj primitives modales ]

(à droite) :

(où i = 1, 2, 3)

(37) [ VEUT = Yj primitives modales ] (où j = 1, 2, 3) (38) [ DOITk = Z k primitives modales ] (où k= 1, 2, 3, 4)

Nous ne donnerons pas ici la forme exacte de ces dix expressions qui sont déductibles des analyses (28), (29) et (30) précédentes. Elles exigeraient que l'on donne des informations techniques sur la logique combinatoire de Curry pour exprimer dans le détail les différents combinateurs X., Yj et Z k . Hans Kronning a insisté sur la valeur aléthique de devoir, cette valeur renvoyant à une « nécessité logique ». La valeur aléthique peut-elle se ramener à l'une des quatre valeurs que nous avons données ou bien faut-il introduire une autre valeur ? Il nous semble que la valeur aléthique a tendance à renvoyer à une vérité universelle, donc atemporelle et valable, par conséquent, à tout instant, quelque soit le monde envisagé.24 Comparons par exemple les deux énoncés (a) et(b) : (39) (a) Un nombre premier est impair. (b) Un nombre premier doit être impair.

23

24

Nous ne donnons pas ici la forme de ces combinateurs déterminés à partir de combinateurs de base. Il existe plusieurs algorithmes d'abstraction qui construisent progressivement ces combinateurs. Voir Curry (1958) et Desclés (1990, 1995). La valeur aléthique tend à être objective, c'est-à-dire indépendante de l'énonciateur (JE) (voir par exemple Pottier (2000 : 195).

Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir

63

Dans l'énonciation (a), nous avons simplement un fait qui serait relatif à l'énonciation d'une définition ou encore à l'énoncé d'un théorème. Dans l'énoncé (b), nous avons une nécessité inéluctable qui serait employée par exemple dans une démonstration comme argument en faveur d'un pas supplémentaire : puisqu'un nombre premier doit être impair il s'ensuit que .... Cette valeur de doit peut s'apparenter à la valeur d'obligation mais avec une légère tendance à la détemporalisation alors que dans (a) la détemporalisation est complètement achevée. Prenons un deuxième exemple, cité par H. Kronning : (40) « Le langage ainsi défini, il faut... chercher quel est le caractère logique commun à tous les parlers possibles. Ce caractère doit être contenu dans le français même que nous parlons, car il doit imprégner toute phrase, la plus simple comme la plus complexe ». (Damourette et Pichón, 1911-1940, §49, cité par H. Kronning, 1996 : 115) Dans cet exemple, on voit qu'il s'agit d'une nécessité analytique. Cependant, le contexte indique que l'on doit trouver ce qui est inéluctable mais que l'on n'a pas encore trouvé ce qui s'en déduit, d'où le rapprochement de cette valeur avec la quasi-nécessité qui, elle, reste partiellement liée au temps. On peut donc opposer (a) et (b) dans (41) dans le même contexte que (40) : (41) (a) (...) doit être contenu dans (...) (b) (...) est contenu dans (...) Dans (a), on peut en déduire que l'on va trouver nécessairement ce caractère même s'il n'a pas encore été clairement identifié, tandis que dans (b), ce caractère se trouve là où il est identifié. Nous avons cette valeur de nécessité inéluctable qui apparaît bien dans les exemples suivants : (42) (a) Les hommes doivent mourir. (b) Les nombres premiers doivent être impairs. (c) Les électrons doivent être des ingrédients de l'atome. où la notion temporelle intervient encore même si ces énonciations présentent ces vérités comme tendant à s'affranchir de toute temporalité. La valeur aléthique de devoir n'est pas totalement indépendante des valeurs d'obligation et de probabilité. En effet, ce qui est obligatoire tend à devenir une loi universelle, donc indépendante du temps ; ce qui a une forte probabilité tend également à devenir une loi indépendante du temps. On peut comparer la gradation suivante : (43) (a) Comme un enfant doit obéissance à ses parents, cet enfant a suivi les conseils de son père. probabilité (b) Un enfant doit obéissance à ses parents, obligation (c) L'enfant doit obéissance à ses parents. Vérité aléthique (d) L'enfant obéit à ses parents. Loi universelle Par conséquent, la valeur aléthique étend d'une part, la valeur de probabilité par généralisation temporelle et l'universalisation des occurrences des situations probables et d'autre part, la valeur d'obligation par extension du domaine d'application.

Jean-Pierre Desclés

64

Nous sommes maintenant capables de proposer un réseau des différentes valeurs des trois verbes modaux analysés. Un tel réseau apparaît comme une carte cognitive où les notions modales sont inter-reliées. Réseau des valeurs de pouvoir, vouloir, devoir pouvoir

vouloir

devoir

possibilité

souhait

probabilité

capacité

volonté

auto-obligation obligation ordre

permission

demande d'autorisation

aléthique

Les valeurs de permission et de capacité sont ancrées sur la valeur de possibilité. Les valeurs de souhait, volonté et demande d'autorisation sont ancrées sur les valeurs respectives de possibilité, capacité et permission par la visée-d'actualisation. Les valeurs d'auto-obligation, d'obligation et d'ordre sont ancrées sur la valeur de volonté. La valeur de probabilité se distingue de celle de possibilité en restreignant son domaine. Quant à la valeur alethique, elle est à la fois reliée à la probabilité et à l'obligation.

6. Conclusions

Pour terminer, nous voudrions souligner quelques propositions pour lesquelles nous avons donné quelques éléments argumentatifs. L'analyse épistémologique des termes descriptifs des valeurs modales est indispensable. Il nous faut donc donner une signification des différents termes descriptifs utilisés dans l'analyse sémantique de ces valeurs. Cependant, la polysémie des notions modales pouvoir, vouloir, devoir doit être étudiée par l'intermédiaire d'un réseau complexe de significations plus élémentaires. Chacun des verbes pouvoir, vouloir et devoir ne peut pas être analysé indépendamment des autres. L'analyse que nous avons entreprise des notions pouvoir, vouloir, devoir a révélé une temporalité sous-jacente à un référentiel d'instants. Par ailleurs, les valeurs sémantiques de possibilité et de probabilité sont distinguées, à la fois du point de vue cognitif et du point de vue du fonctionnement linguistique : lorsque peut et doit sont commutables dans le même contexte, peut renvoie plutôt à du possible tandis que doit renvoie plutôt à du probable. Les principaux résultats de notre analyse peuvent se résumer comme suit. Les trois valeurs de pouvoir sont ancrées sur la valeur fondamentale de possibilité. Les trois valeurs de vouloir sont ancrées sur les trois valeurs de pouvoir, donc sur la valeur de possibilité. Les valeurs d'auto-obligation, d'obligation et d'ordre de devoir sont ancrées sur la valeur de volonté de vouloir. Cela montre que les analyses des valeurs sous-jacentes aux notions de devoir et de

Interactions entre les valeurs de pouvoir, vouloir, devoir

65

vouloir ne sont pas indépendantes. 2 5 La valeur aléthique de devoir tend à s'affranchir de toute temporalité, sans pour autant s'en libérer totalement, pour exprimer une nécessité inéluctable plus universelle. Ces propositions théoriques rejoignent en partie la remarque générale de Gilles-Gaston Granger : « La notion du possible et celle d'un « probable », qui n'apparaît alors et de façon fugace que comme son degré optimal, seraient donc exprimées dans la langue en relation avec un système de l'expression du temps, ce ne sont pas les modalités - dont le possible - qui font ici système, mais les formes de l'organisation temporelle de l'expérience. Il s'ensuit que le possible dans le langage ne se représente pas naturellement comme une caractérisation objective des faits de cette expérience, mais bien plutôt comme le produit subjectif d'une visée. » (Granger 1995 : 45) Insistons sur un dernier point : notre étude est un travail exploratoire, donc encore très provisoire et par conséquent perfectible, rectifiable et révisable ...

Figure /

25

On pourra se reporter à l'analyse de Larreya (1997) qui relie également les notions et opérations associées à DEVOIR et VOULOIR mais avec un autre dispositif théorique.

66

Jean-Pierre

Desclés

Références

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Michael Faillir

Herslund et falloir

: la c r é a t i o n d ' o p é r a t e u r s m o d a u x

0. Introduction

A l'origine, comme on le sait d'ailleurs, nos deux verbes ne font qu'un, anc. fr. faillir, prés, ind .faut, fut. faudra. Ce verbe a plusieurs sens : « s'arrêter, s'épuiser, se terminer ; manquer, louper, rater ». Ces sens se distribuent pourtant nettement sur deux emplois intransitifs bien distincts : un emploi télique avec un sujet non-agentif, qu'on peut caractériser comme inaccusatif, et un emploi non-télique avec un sujet agentif, qu'on appellera donc inergatif (cf. Herslund 1990). Ce que j'essaierai de faire dans ces pages, c'est de retracer l'histoire des deux verbes du français moderne, faillir et falloir, à partir du seul verbe faillir de l'ancien français. Je montrerai notamment que : -

la scission qui s'est opérée découle des deux emplois syntaxiques du verbe de l'ancien français, s'y trouve donc déjà en germe le résultat en est la création de deux verbes opérateurs, l'un aspectuel (faillir), l'autre modal (falloir) ce développement de deux verbes opérateurs respectivement aspectuel et modal s'explique par une réinterprétation modale de la sémantique du verbe d'origine.

1. Syntaxe de l'ancien français faillir

1.1. Inaccusatif Les exemples suivants illustrent l'emploi inaccusatif prototypique de faillir ; son sujet, inanimé le plus souvent, est de toute façon non-agentif. Le sens du verbe est « s'arrêter, se terminer, s'épuiser » et les sujets peuvent être groupés en catégories naturelles comprenant des entités qui comportent en elles-mêmes un terme naturel : ( 1 ) Institutions Mes einçois que la corz fausist, li rois a ses chevaliers disi qu 'il voloit le blanc cerf chacier (Erec 35) N'en seroient li plait fali devant le grant jor del juïse (Perceval 6154) Actes langagiers A tant faillirent les paroles (Erec 694) ci faut li romanz au travers (Lancelot 7101) Ci fait la geste que Turoldus declinet (Roland 4002) Ainz que ceste chançon fausist (Dole 2519)

Michael Herslund

68 Phénomènes naturels li vanz failli, del tot cessa (Eneas 266)

li jorz failli et la nuiz vint (Brut 4559) mes je cuit, quan que li murs faille, faudra, ce cuit, la mers trestote (Lancelot 6940) Car en terre qui riens ne valt, bone semence seche et faut (Perceval 5) Sentiments La joie qui jamais ne faudra (Dits J 172) Nourriture Por la vitaille quifailloit (Brut 1450) Ainz que li mengiers fust falis (Perceval 8252) Ces exemples montrent un des emplois fondamentaux défaillir : une entité d'une des catégories mentionnées s'épuise ou se termine autrement, mais il s'agit toujours d'entités qui pour ainsi dire sont destinées à se terminer naturellement. Quand cette condition n'est pas satisfaite (« la joie éternelle », « la mer »), on voit que le verbe est nié ou « virtualisé » autrement. Ou bien, quand il s'agit d'entités qui ne peuvent pas s'épuiser, se terminer intrinsèquement, le sens peut varier entre « s'écrouler, céder » (« le mur ») ou tout simplement « faire défaut » (« selle et mors ») : (2) mes je cuit, quan que li murs faille, faudra, ce cuit, la mers trestote (Lancelot 6940) Ν'il η 'ifaloit sele nefrains (Perceval 9149) On se trouve donc devant un verbe intransitif télique - un verbe télique dénote une activité suivie d'un état - dont l'état résultant est « zéro ». Les verbes intransitifs téliques, surtout les non-agentifs, sont ce qu'on appelle aussi les verbes inaccusatifs. Et le critère infaillible en ancien français, c'est l'emploi de l'auxiliaire estre aux temps composés : (3) Tote jor chevauchierent tant que jor ert faillus (Dits H 43) Ainz que li mengiers fust falis (Perceval 8252) N'en seroient li plait fali devant le grant jor del juïse (Perceval 6154) Cet emploi défaillir

peut être élargi par un complément local ou datif :

(4) (a) ne bois ne riviere n'ifaut (Erec 5353) Car l'aigue i fait por quoi il vient (Silence 5936) Ν'il η 'ifaloit sele ne frains (Perceval 9149) Cil Sire en cui nus biens ne faut (Perceval 7972) (b) gardez qu 'il ne li (le cheval) faille riens (Erec 454) chevaliers cui s'espeefaut (Erec 3818) Sachiez bataille ne vos faut (Erec 5886) si que tote li faut l'alainne (Erec 5951) Puis parlèrent a lor pleisir (...) ne matiere ne lor failloit (Lancelot 4465) ment li le euer, faut lui la vie (Thebes 8831) Ici aussi, l'auxiliaire est estre : (5) des que m'espee m'est faillie (Erec 3823) quant les lances lor sont faillies, traient les espees fourbies (Thebes 6655) L'avoir que nous avions nous est trestous faillis (Dits I 64) Perchevax a molt le euer mat por son brant qui li est fali (Perceval 39261)

Faillir et falloir: la création d'opérateurs

modaux

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Syntaxiquement, on a donc toujours le même emploi inaccusatif, mais on constate aussi que l'ajout d'un complément datif entraîne une lecture supplémentaire du sujet non-agentif : celle de « manquer à, déserter, trahir », que la présence d'un expérient rend possible. C'est cet emploi qui constitue le chaînon principal qui relie l'emploi inaccusatif à l'emploi inergatif décrit en 1.2 ci-dessous. Ce qu'il faut remarquer aussi, c'est que le verbefaillir dans cet emploi connaît une variante impersonnelle avec il unipersonnel : (6) (a) Nule chose ne me failloit (Erec 2600) (b) il ne me failloit nule chose (Erec 2587)

On observe aussi l'emploi de faillir avec pour sujet une complétive : (7) s 'il a la baillie de son Seignor, ne puet faillir que il nel face maubaillir (Erec 3442) ja ne faudra nel truist aucuns (Thebes 2599)

Et c'est finalement dans une combinaison de ces deux éléments qu'on trouve les premiers exemples avec un infinitif au début du XIII e siècle (Kjellman 1913 : 90) : (8) Il ne vos faut que comander (Meraugis, op. cit. 90) Il ne vous faut fors comander (Perceval, ib.)

Comme on le voit, l'expression comporte une négation restrictive : « il ne vous reste qu'à commander ». A partir du XIV e siècle, il faut + infinitif devient courant.

1.2. Inergatif L'autre emploi défaillir comprend un sujet le plus souvent animé, mais de toute façon agentif. Le sens du verbe est maintenant « rater, louper, manquer, ne pas atteindre » : (9) et tex cuide prandre qui faut (Erec 2939) le pel a (lijaianz) a deus mains levé et cuide ferir, mes il faut, car lijons en travers saut (Yvain 4224) Ta sajette ne set faillir (Piramus 29) Il ne failli mie, ce cuit, ainz a son cop bien emploié (Dole 2682)

Cet emploi permet aussi l'ajout d'un complément en a neutre ou datif (cf. Herslund 1988). Avec le complément neutre, le sens est « ne pas atteindre, rater ». Avec le datif, le sens de « manquer à, déserter, trahir » apparaît à côté du sens « rater » : (10) (a) et li tierz a a lui failli (Lancelot 1143) Cest enors me fet une honte, que je η 'i ving η 'a tans η 'a ore ; failli i ai par ma demore (Lancelot 5324) Et se je le cheval n'en oi, au chevalier faillir ne doi (Perceval 7405) Nés qu 'a la mort n'ipués faillir (Perceval 6868) (b) s'il i a nul qui m'asaille, de joster ne lifaudrai pas (Erec 4952) Hom sui Rollant,jo ne li deifailli[e]r ! (Roland 801) η 'est vostre amis qui ci vos faut (Cligés 1300)

Michael Herslund

70 L'auxiliaire est maintenant avoir :

(11) Cil resont an piez sailli, des lances η 'orent pas failli (Erec 875) Mes cil a a Erec failli (Erec 2859) Cest enors mefet une honte, que je η 'i ving η 'a tans n'a ore ;failli i ai par ma demore (Lancelot 5324) On voit que c'est l'emploi avec un complément en a neutre ou datif, (4) b. et (5), (10) et (11), qui constitue le pont entre les deux emplois : (12) (a) chevaliers cui s'espee faut (Erec 3818) des que m'espee m'est faillie (Erec 3823) (b) Et se je le cheval n'en oi, au chevalier faillir ne doi (Perceval 7405) Mes cil a a Erec failli (Erec 2859) η 'est vostre amis qui ci vos faut (Cligés 1300) La différence est qu'avec le datif en construction inaccusative avec un sujet non-agentif, ce qu'il me ' faut ', est quelque chose qui me manque, quelque chose dont j'ai besoin ; en construction inergative avec sujet agentif, celui qui ' me faut ' (construction dative), c'est quelqu'un qui me trahit ou m'abandonne, celui qui ' faut a moi ' (construction neutre), c'est quelqu'un ou quelque chose qui ne m'atteint pas. Si dans l'emploi inaccusatif, le sujet dénote l'entité qui s'épuise ou qui ne fonctionne pas proprement - le sujet est l'actant fondamental du verbe, (cf. Herslund 1988, 2001) - le sujet du verbe inergatif ne dénote pas de même l'entité qui subit l'activité dénotée par le verbe ; ce sujet dénote par contre celui qui déclenche cette activité.

2. L'évolution

Nous avons vu les deux emplois de faillir dont l'un, Γ inaccusatif, acquiert déjà de bonne heure une lecture proche du sens actuel de falloir. L'autre emploi, l'inergatif, continue pour ainsi dire inchangé. Au XVII e siècle, on trouve toujours le verbe avec le sens de l'inergatif de l'ancien français, et de plus, avec le sens de « commettre une faute » : (13) Quand le bras a failli, l'on en punit la tête (Corneille Cid 722) Et encore au XIX e et au XX e siècle, le sens primitif subsiste, qualifié pourtant d'archaïque par Togeby (1983 :294) : (14) Si cette vie vient à lui faillir (Balzac Femme 153) Nobles et chevaliers ont failli à leur tâche (Carpento et al. Histoire 151) Mais à part ces survivances, on peut supposer que l'évolution comporte la scission suivante de notre verbe : (15)

inaccusatif

—> falloir

inergatif

—> faillir

faillir Le résultat en est donc la création de deux verbes opérateurs, l'un modal, déontique, l'autre aspectuel. Mon hypothèse est maintenant que cette évolution comporte une phase où les deux verbes acquièrent des lectures modales :

Faillir et falloir: la création d'opérateurs modaux (16)

inaccusatif

—> déontique

inergatif

—> aléthique

71

faillir Comme on l'a vu, cf. (8) plus haut, la lecture déontique a son origine dans les expressions négatives restrictives de il faut + infinitif : « ce qui fait défaut, il faut le fournir, il faut combler la lacune ». La lecture aspectuelle de faillir en français moderne est plus tardive et n'est pas vraiment attestée ou décrite dans la littérature : Kjellman dit seulement que le sens moderne n'est attesté qu'au XIV e siècle, mais il ne donne pas de précisions. Mais comme la lecture déontique se laisse dériver sans trop de difficulté de la lecture inaccusative, une lecture aléthique se laisse dériver de la lecture inergative (« ce qu'on n'atteint pas, c'est ce qui aurait pu être ») : (17) Le praticien faillit perdre son flegme britannique quand il apprit d'où elle venait (Deforges Colline 426) Et de cette lecture modale, on arrive facilement à la lecture aspectuelle. Comme on le voit, j ' a i formulé les deux lectures à l'aide de paraphrases qui ont la forme de maximes ou de topoï. Je pense donc qu'il y a une sorte d'argumentation sous-jacente à l'évolution qui amène finalement la scission définitive du verbe faillir (cf. Anscombre & Ducrot 1983). Les deux verbes sont issus d'une sorte de réinterprétation négative ou inverse de leur sens fondamentaux. Leurs nouveaux sens découlent des conclusions qu'on peut tirer sur la base de topoï comme les suivants : (18) Topos : « Quand il y a un trou, il faut le combler » (déontique) « χ fait défaut à y » —> «y doit (faire) χ » faillir —> falloir Topos : « Quand on n'atteint pas quelque chose, c'est que cela a été possible » (aléthique) « y η 'atteint pas χ » —> «y aurait pu (faire) χ » faillir —> faillir

3. Conclusion

Le clivage, et plus tard la création de deux verbes différents, tous les deux défectueux en français moderne, a donc son origine dans le double emploi de faillir, à la fois inaccusatif et inergatif. Qui plus est, ce développement est entièrement en accord avec l'évolution générale du français : en ancien français la distinction inaccusatif/inergatif était, comme dans les langues germaniques, une distinction localisée à l'intérieur du lexème individuel, aler et courir par exemple ayant chacun en ancien français un emploi inaccusatif et un emploi inergatif. Voici des exemples des deux emplois dealer en ancien français ; selon Nordahl (1977), l'emploi télique (inaccusatif, auxiliaire estre) est le seul qu'on trouve avec un sujet inanimé : (19) tant est de vos la chose alee que ma dame ceanz vos set (Yvain, cit. Nordahl 1977 :56) tandis qu'avec un sujet animé, on a le choix entre emploi télique avec estre et emploi nontélique avec avoir :

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Michael H erstund (20) Eneas est avant alez (Eneas, cit. ib. 57) N'orent pas une lieue alée (Erec, cit. ib. 61)

Cette distinction devient, en français moderne, une distinction entre lexèmes, entre aller et marcher par e x e m p l e (cf. Herslund 1 9 9 0 , 2 0 0 0 ) . Il est donc logique que la distinction ne saura survivre à l'intérieur du seul lexème faillir, et un m o y e n de se tirer d'affaire a été la création de deux verbes différents. Mais un l e x è m e réunissant les deux côtés du m ê m e phénomène « être épuisé - ne pas atteindre » - a été reconstitué en manquer, qui en français moderne connaît les m ê m e s deux emplois que l'ancien français faillir : (21) Tout de même, il nous manque un éléphant (Aymé, cit. Togeby 1983 :293) Un cyclo-pousse manqua de la renverser (Deforges Colline 226) Bien qu'il semble être en train de répéter l'histoire défaillir, c e verbe ne connaît pourtant pas la différence de construction qui se ramène à la distinction inaccusatif/inergatif.

Références

Anscombre, Jean-Claude & Oswald Ducrot (1983) : L'argumentation dans la langue. - Bruxelles : Mardaga. Herslund, Michael (1988) : Le datif en français. - Louvain-Paris : Editions Peeters. - (1990) : Les verbes inaccusatifs comme problème lexicographique. - In : Cahiers de lexicologie 5657, 35-44. - (2000) : Tipologia grammaticale e tipologia lessicale. - In : C. Marello & I. Korzen (éds.) : Argomenti per una linguistica della traduzione. Gli argomenti umani 4. Alessandria : Edizioni dell ' Orso : 1118. - (2001) : L'actant fondamental et les verbes symétriques et réfléchis de l'ancien français. - In : L. Sch0sler, (éd.) : La valence verbale, perspectives diachroniques et romanes. Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, Beiheft 30. Stuttgart : Steiner Verlag. Kjellman, Hilding (1913) : La construction de l'infinitif dépendant d'une locution impersonnelle en français des origines au XV' siècle. - Upsal : Almqvist & Wiksell. Nordahl, Helge (1977) : Assez avez alé : estre et avoir comme auxiliaires du verbe aler en ancien français - In : Revue Romane 12, 54-66. Togeby, Knud (1983) : Grammaire française. Volume 111 : Les formes impersonnelles du verbe et la construction des verbes. Edité par M. Berg, Gh. Merad et E. Spang-Hanssen. Etudes Romanes de l'Université de Copenhague. - Copenhague : Akademisk Forlag.

Textes cités Ancien français Brut : La partie arthurienne du roman de Brut, éd. I. Arnold et M. Pelan. Bibliothèque française et romane, série Β : Textes et documents I. Klincksieck, Paris 1962. Cligés : Chrétien de Troyes, Cligés, éd. A. Micha. CFMA 84, Champion, Paris 1965. Dits : Jehan de Saint-Quentin, Dits en quatrains d'alexandrins monorimes, éd. B. Münk Olsen. SATF, Picard, Paris 1978.

Faillir et falloir: la création d'opérateurs modaux

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Dole : Jean Renart, Le roman de la rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy. CFMA 91, Champion, Paris 1966. Eneas : Le roman d'Enéas, éd. J.-J. Salverda de Grave. CFMA 44, 62, Champion, Paris 1964, 1968. Erec : Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. M. Roques. CFMA 80, Champion, Paris 1963. Lancelot : Chrétien de Troyes, Lancelot, le chevalier de la charrette, éd. M. Roques. CFMA 86, Champion, Paris 1970. Perceval : Chrétien de Troyes, Le roman de Perceval, éd. W. Roach. TLF, Droz, Paris-Genève 1959. Piramus : Piramus et Tisbé, éd. C. de Boer. CFMA 26, Champion, Paris 1921. Roland : La chanson de Roland, éd. A. Hilka. Niemeyer, Tübingen 1965. Silence : Heldris de Cornueille, Le roman de Silence, éd. L. Thorpe. Heffer, Cambridge 1972. Thebes : Le roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage. CFMA 94, 96, Champion, Paris 1968. Yvain : Chrétien de Troyes, Yvain, le chevalier au lion, éd. M. Roques. CFMA 89, Champion, Paris 1971.

Français moderne Honoré de Balzac, La femme de trente ans. Folio. J. Carpentier & F. Lebrun, Histoire de France. Seuil, Points. Pierre Corneille, Le Cid. Petits Classiques Larousse. Larousse. Régine Deforges, La dernière colline. Livre de Poche.

Brigitte

Kampers-Manhe

Le subjonctif dans les complétives : une mise au point

0. Introduction

Le subjonctif a toujours passionné linguistes et grammairiens, tant en ce qui concerne le français (Boysen 1971, Huot 1986 et Martin 1983, entre autres) que les autres langues romanes. Il a connu ces dernières années un regain d'intérêt, aussi bien d'un point de vue purement syntaxique (cf. Giorgi et Pianesi 1996, Kempchinsky 1997, Lalaire 1998, entre autres) qu'au niveau de l'interface syntaxe-sémantique (Quer 1998, Giannakidou 1997 et Farkas 1992, entre autres). C'est à la lueur de ces récentes propositions que nous examinerons l'emploi de ce mode dans les complétives. Cette étude ne se veut en rien exhaustive. Nous nous concentrerons en effet sur son occurrence obligatoire (section 1), qu'on pourrait attribuer aux propriétés sélectionnelles du verbe, du substantif ou de l'adjectif dont la complétive est le complément, comme dans les phrases du type (1) ou (2) : (1) J'aimerais que vous répondiez plus aimablement. (2) Marie est heureuse qu'on lui dise des mots doux. Après avoir examiné les propriétés sémantiques de ces prédicats (section 1.1.), nous montrerons qu'elles ne sauraient rendre compte à elles seules de l'emploi du subjonctif. En nous appuyant sur les propriétés syntaxiques des différentes propositions au subjonctif, que nous dégagerons dans la section 1.2., nous considérerons la façon dont l'encodage doit s'effectuer au niveau du lexique (1.3.). Nous opposerons cet emploi du subjonctif à son emploi non sélectionné : nous référons aux contextes dans lesquels le subjonctif alterne avec l'indicatif, avec une différence de sens, sous l'influence d'opérateurs phrastiques (section 2), comme dans (3) ou (4) : (3) Je ne crois pas que Jean est / soit un bon candidat. (4) Crois-tu que Jean est / soit un bon joueur de tennis ? Après avoir dégagé la différence de sens entre les phrases au subjonctif/à l'indicatif (section 2.1.), nous montrerons que le subjonctif n'est pas induit dans ce cas par une tête lexicale au niveau du lexique, mais qu'il est légitimé par l'opérateur phrastique (section 2.2.). De là découlent certaines propriétés syntaxiques des propositions au subjonctif dans ces contextes.

1. Le subjonctif sélectionné

Dans toutes les grammaires traditionnelles, on retrouve l'idée que le choix du mode de la complétive dépend du sens du verbe, de l'adjectif ou du substantif dont elle est le complément : on associe ainsi les verbes volitifs, les verbes exprimant la crainte, le doute, le sentiment au

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Brigitte

Kampers-Manhe

subjonctif, en les opposant aux verbes déclaratifs, épistémiques, à ceux qui expriment la certitude, qui, eux, induisent l'indicatif. Farkas (1992) propose une analyse de l'emploi du subjonctif en roumain et en français, basée sur les propriétés des prédicats « subjonctivigènes », qui permet une plus grande généralisation. C'est cette approche que nous allons considérer dans la section suivante.

1.1. Ancrage intensionnel versus ancrage extensionnel Selon Farkas, les propositions sont interprétées par rapport à un/des monde(s) possible(s). C'est ce qu'elle nomme l'ancrage modal. L'ancrage modal des propositions indépendantes non modalisées est le monde qui reflète la réalité : leur contenu est vrai par rapport à W R . Quant aux subordonnées, leur interprétation dépend du verbe introducteur. En effet, certaines expressions linguistiques introduisent un monde ou un ensemble de mondes et les propositions qui se trouvent dans leur champ sont interprétées par rapport à ce(s) monde(s). Il faut aussi tenir compte de l'individu : l'ancrage individuel s'effectue par la mise en relation du monde et de l'individu. Ainsi, croire introduit un monde qui représente la réalité pour son sujet. C'est ce qu'indique la formule (7), empruntée à Farkas et adaptée à la phrase (6). (5) Martine veut que nous allions/*allons au cinéma ce soir. (6) David croit que Patrice est/*soit un héros. (7) Ρ = Τ in WR (D) La proposition (P) est vraie (T) dans le monde (W) qui représente la réalité (R) pour le sujet David (D). Cette formule n'est pas valable pour la subordonnée de (5). Notons que la formule vaut aussi pour la proposition complément d'un verbe factif comme savoir, à cette différence près que dans ce cas elle doit être vraie pour le locuteur. Pour les verbes déclaratifs, le contenu de la proposition est vrai par rapport à ce que les participants à la conversation rapportée considéraient comme W R au moment de la conversation. Pour Farkas, on emploie l'indicatif lorsque la formule (7) est valable. Ceci permet de rendre compte des restrictions modales signalées sous (5) et (6) respectivement. La distinction qu'effectue Farkas entre prédicats extensionnels et prédicats intensionnels permet de comprendre l'emploi, souvent passé sous silence, de l'indicatif dans les subordonnées compléments d'un verbe de fiction comme dans (8) : (8) Pierre a rêvé qu'il marchait/*marchât sur la route. En effet, un prédicat extensionnel introduit un monde particulier, un prédicat intensionnel un ensemble de mondes. Les verbes de fiction sont des prédicats extensionnels dans la mesure où ils introduisent un monde alternatif ancré au référent du sujet. Comme les verbes épistémiques ils permettent d'ancrer la proposition exprimée par leur complément à un monde particulier vrai pour leur sujet. Dans le cas des verbes de fiction c'est un monde imaginaire. Le choix du mode n'est pas donc pas sensible à la distinction entre monde qui reflète la réalité subjective ou objective et monde virtuel. Si la situation décrite par la formule (7) est valable, on emploie l'indicatif. Les prédicats intensionnels, par contre, ancrent le contenu propositionnel de leur complément à un ensemble de mondes. Les directifs et les volitifs introduisent un ensemble de mondes W(f) futurs possibles. La proposition complément de ces verbes n'est pas supposée vraie au moment auquel la proposition principale réfère. Pour une définition des notions d'ancrages extensionnel et intensionnel nous renvoyons à Farkas (1992) :

Le subjonctif dans les complétives: une mise au point

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(9) (a) A proposition ρ is extensionally anchored iff the value of its world variable is a particular world. (b) A proposition is intensionally anchored iff the value of its world variable ranges over a set of worlds. (Farkas 1992 : 86) L'analyse permet ainsi de rendre c o m p t e de façon adéquate du choix du m o d e dans la subo r d o n n é e complétive. Cependant, certains faits ne sauraient s'expliquer uniquement à partir du sens des prédicats inducteurs. N o u s nous proposons d ' e n citer trois. E n français, un m ê m e verbe peut être suivi d ' u n e proposition au subjonctif ou à l'indicatif, avec une différence en ce qui concerne l'interprétation de cette complétive, sans pour autant que le sens de ce verbe soit différent : (10) (a) Le professeur dit que nous soyons tous présents à l'examen, (b) Le professeur dit que nous sommes tous présents à l'examen. D a n s (10a) il est question d ' u n ordre émis par le professeur oralement, dans (10b) le professeur é n o n c e la situation décrite dans la complétive c o m m e vraie, pour les participants à la conversation. C o m m e le souligne Vet (1996), le sens du verbe dire ne change pas dans ces phrases. C ' e s t toujours un verbe déclaratif, on ne saurait donc lui accorder des traits sémantiques différents. Par contre, on peut, et on doit, lui accorder des traits sélectionnels différents : il introduit une complétive au subjonctif ou à l'indicatif. N o u s verrons ultérieurement c o m m e n t ceci est encodé syntaxiquement. Ceci est c o n f i r m é par les deux constructions syntaxiques différentes employées q u a n d le c o m p l é m e n t est un infinitif : (11) (a) Le professeur dit d'être tous présents à l'examen, (b) Le professeur dit avoir été présent à l'examen. ( l i a ) équivaut à (10a) et (10b) correspond à une phrase à l'indicatif, c o m m e (10b). On peut donc conclure que dire est un verbe déclaratif qui sélectionne, tout c o m m e écrire et crier, deux constructions différentes : 1 ) une proposition infinitive introduite par de, ou une proposition au subjonctif 2) une proposition infinitive sans de, ou une proposition à l'indicatif. L a seconde difficulté surgit quand on c o m p a r e le français à d ' a u t r e s langues romanes, l'italien par exemple. O n retrouve dans cette langue des cas semblables au précédent. Ainsi, le verbe credere 'croire' peut être suivi, à l'inverse de son h o m o l o g u e français, d ' u n e proposition à l'indicatif ou au subjonctif, mais le choix du m o d e entraîne une différence de sens : (11) (a) Gino crede che Pina è incinta. 'Gino croit que Pina est (Ind.) enceinte' (b) Gino crede que Pina sia incinta. 'Gino croit que Pina est (Subj.) enceinte' (Bmgger & D'Angelo 1995 : 199) L a différence est la suivante, selon Brugger & D ' A n g e l o (1995) : dans ( I l a ) , à l'indicatif, le locuteur rapporte les croyances de Gino, mais affirme également q u ' i l tient le contenu de la proposition pour vrai. D a n s (11b), au subjonctif, le locuteur ne se prononce pas sur le contenu de la proposition. Ils ajoutent que, de ce fait, si la proposition énoncée dans le c o m p l é m e n t a peu de chances d ' ê t r e vraie, l ' u s a g e de l'indicatif est exclu, c o m m e l'illustre (12) :

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Kampers-Manhe

(12) Gino crede che la luna sia/*è quadrata. 'Gino croit que la lune est (Subj./(Ind.) carrée' (Brugger & D'Angelo 1995 : 199) Pour Farkas ( 1992), on emploie le subjonctif après les verbes déclaratifs pour souligner que le locuteur ne s'engage pas dans une évaluation positive de P. Le contraste subjonctif/indicatif serait utilisé pour souligner le contraste entre les mondes dans lesquels une proposition est vraie, dans le cas présent le contraste entre celui du sujet et celui du locuteur. Si l'explication est valable, il n'en est pas moins vrai que l'on ne saurait ramener l'usage des deux modes aux simples propriétés sémantiques du verbe credere sans devoir prétendre que le verbe croire en français, qui ne permet pas cette alternance sans la présence des opérateurs phrastiques dont nous parlerons dans la section 2, n'a pas les mêmes propriétés sémantiques. Comme dans le cas précédent, nous en concluons qu'il n'y a qu'une entrée lexicale pour le verbe credere, mais qu'il sélectionne deux subordonnées différentes : l'une à l'indicatif, l'autre au subjonctif. De même, les propriétés sémantiques du verbe espérer ne sauraient rendre compte du fait qu'il est suivi d'une proposition à l'indicatif tandis que son équivalent italien exige le subjonctif. Encore une fois, ces propriétés sélectionnelles doivent être encodées dans l'entrée lexicale de chacun de ces verbes. La dernière difficulté vient des prédicats exprimant un sentiment, véritables casse-tête pour toutes les théories sur le subjonctif. Ils sont suivis de l'indicatif en roumain, du subjonctif en français, comme le montre la phrase (13) : (13) Marie est heureuse qu'on lui dise/*dit des mots doux. Pour expliquer l'emploi du subjonctif après ces prédicats, Farkas dit qu'ils classifient des situations selon les réactions qu'ils produisent ou selon des critères implicites (ce qu'on considère comme bien ou mal, par exemple). En ce sens, ils se rapprochent des volitifs et des modaux puisque l'attitude qu'ils dénotent fait que la proposition n'est pas ancrée dans un monde particulier. Ils sont factifs, donc la vérité de la proposition n'est pas mise en rapport avec l'ancrage individuel. Pour elle, l'indicatif vient du caractère factif de la proposition (en roumain la seule possibilité), le subjonctif de la valeur affective du prédicat (en français). Cela ne saurait encore une fois s'expliquer par les propriétés sémantiques du verbe. Selon nous, il s'agit dans le cas qui nous occupe présentement d'un emploi arbitraire du subjonctif. Il ne saurait être question de s-sélection (sélection sémantique) basée sur les propriétés sémantiques du prédicat. Cette idée est confirmée par les phrases du type (14), dans lesquelles le subjonctif s'impose dans la proposition sujet en tête de phrase, quel que soit le prédicat principal : (14) Qu'il l'ait fait, c'est certain. Cela confirme la nécessité de l'encodage du subjonctif des complétives au niveau du lexique. Cette conclusion est soutenue par le comportement syntaxique déviant des propositions compléments de ces prédicats par rapport à celles des verbes volitifs, par exemple. Nous examinerons ces propriétés dans la section suivante.

1.2. Propriétés syntaxiques des propositions au subjonctif Outre le fait qu'elle exige le subjonctif, alors que son contenu est présupposé, et donc vrai, la subordonnée complément des verbes de sentiments présente des particularités syntaxiques

Le subjonctif dans les complétives:

une mise au point

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déviantes par rapport aux autres propositions au subjonctif, par lesquelles elle se rapproche des complétives à l'indicatif. Nous en considérerons deux.

1.2.1. Sujets coréférentiels Dans le cadre de la Grammaire Générative, on s'est beaucoup intéressé aux restrictions concernant la coréférence entre le sujet de la proposition matrice et celui de la subordonnée. Certains ont opposé les propositions au subjonctif, dans lesquelles le sujet ne peut être coréférentiel à celui de la principale, comme le montre (15), aux propositions à l'indicatif, qui permettent cette coréférence, comme le montre (16). ( 15) *Je veux que je parte. (16) Je crois que je partirai.

Ceci s'est avéré trop peu précis. On a alors distingué les compléments des verbes affectifs des autres propositions au subjonctif (cf. Picallo 1985, Raposo 1985, Ambar 1991, KampersManhe 1992, entre autres), puisqu'ils permettent la coréférence de leur sujet avec celui de la principale, comme l'illustre (17) : (17) Je regrette que je parte si tôt.

Si l'on a remarqué le caractère déviant des compléments des verbes affectifs sur ce point, on n'a pas noté, à ma connaissance, que le phénomène est moins restreint qu'il ne le paraît au premier abord. Ainsi la coréférence est permise entre le sujet des subordonnées au subjonctif et celui des verbes principaux exprimant la crainte (cf. (18)), le doute (cf. (19)), généralement classés dans une catégorie à part dans les grammaires traditionnelles, ou la négation (cf. (20)) : (18) Je crains que je sois élue. (19) Je doute que je sois la seule à pouvoir le rendre heureux. (20) ? Je nie que j'aie participé à ce complot.

Il apparaît donc que ce ne sont pas les compléments des verbes affectifs qui font exception sur ce point, mais ceux des verbes volitifs. Voyons ce qu'il en est de la seconde propriété syntaxique : l'inversion du sujet.

1.2.2. Inversion du sujet L'inversion du sujet dans les propositions au subjonctif a longtemps été considérée comme un cas d'inversion stylistique : le subjonctif déclencherait cette inversion, tout comme le marqueur de question dans les interrogatives ou le pronom relatif dans les relatives (cf. Kayne & Pollock 1978). Ainsi, la phrase (22), à l'indicatif, est agrammaticale puisqu'elle ne contient pas de déclencheur d'inversion, par opposition à (21) : (21) Je veux que parte Paul. (22) *Je crois que partira Paul.

Pourtant, le sujet ne peut pas toujours être postposé dans les propositions au subjonctif, comme en témoigne Γ agrammaticalité de (23) par opposition à la grammaticalité de (21) et (24)-(27) : (23) *Je regrette que parte Paul.

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Brigitte (24) (25) (26) (27)

Kampers-Manhe

? Je doute que parte Paul. Il est possible que parte Paul. Qu'aient été condamnés des innocents, toi ça ne te fait rien ? Pierre a nié qu'aient été relaxés des criminels. (Pollock 1986 : 232)

Il convient donc de nuancer cette généralisation et de ne pas attribuer l'inversion possible du sujet au subjonctif en général puisqu'elle est soumise à des restrictions, qui concernent notamment le type de subordonnée (pour une étude approfondie de ces restrictions, cf. Kampers-Manhe 1997) : l'inversion est exclue dans le complément des verbes affectifs, que nous appellerons factifs affectifs. Une nouvelle fois, la nature du verbe sélectionnant semble jouer un rôle décisif. Nous nous proposons de rendre compte de ces restrictions en considérant la structure syntaxique des propositions au subjonctif, et, indirectement, l'entrée lexicale des prédicats qui les sélectionnent.

1.3. La structure syntaxique des propositions sélectionnées Pour rendre compte des faits illustrés sous 1.2.1. on a souvent attribué l'impossibilité de coréférence entre le sujet de la principale et celui de la subordonnée à une extension du domaine de liage, domaine dans lequel un pronom doit être libre, selon le principe Β de la Théorie du Liage (Chomsky 1981). En effet, si on considère que le domaine est transparent dans le cas des propositions au subjonctif, le domaine de liage du pronom est la proposition principale (la phrase entière). Cette transparence a été attribuée à la nature de l'élément C, la position qui accueille le mot subordonnant : il serait différent dans les propositions au subjonctif (cf. Raposo 1985, Ambar 1991, Kampers-Manhe 1992, e.a.). Pour Kempchinsky (1997), le nœud C des propositions au subjonctif est en effet fondamentalement différent de celui des autres propositions. Elle s'appuie sur le fait que cette différence est marquée lexicalement en russe et en roumain notamment. Les exemples de (28), dans lesquels la réalisation concrète du noeud C a été soulignée, illustrent cette différence en roumain : (28) (a) Ana vrea cä eu sá merg la Bucharest. 'Ana veut que j ' aille à Bucarest' (b) Ana crede câ eu merg la Bucharest. 'Ana croit que je vais à Bucarest' (Kempchinsky 1997 : 144)

Ceci l'incite à admettre l'existence d'une projection fonctionnelle différente de CP, qu'elle nomme MoodP, dont la tête, Mood, est le marqueur de subjonctif. Ainsi cä dans (28a) est la réalisation de Mood, ca dans (28b) celle de C. Cette idée de séparer les fonctions de subordination et de modalité est confirmée par le fait que dans certaines langues, comme le piémontais, il existe deux morphèmes différents dont l'un indique la subordination, l'autre la modalité, comme le montre cet exemple de Giorgi & Pianesi (1996), repris par Kempchinsky : (29) A venta che Majo eh' a mangia pi'tant. 'Il faut que Majo mange plus' (Kempchinsky 1997 : 145)

Elle s'appuie aussi sur l'analyse d'Ormazabal (1995) qui propose qu'un CP soit projeté (csélection) quand la complétive est sémantiquement parlant une proposition (sélection séman-

Le subjonctif dans les complétives:

une mise au point

81

tique), mais un IP seulement si c'est une éventualité. Le statut de ces propositions dépendant du verbe principal, les verbes volitifs c-sélectionneraient donc un IPplutôt qu'un CP, à l'inverse des prédicats épistémiques (niés) et des prédicats factifs affectifs qui c-sélectionneraient un CP. Cela amène Kempchinsky à admettre que les verbes factifs affectifs c-sélectionnent un CP puisque leur complément est une proposition et que, comme il est au subjonctif, MoodP est présent. Le Spec de MoodP est occupé par un opérateur modal (OP) qui doit être identifié par relation Spec-Tête, ce qui fait que la tête Mood doit être occupée par le marqueur morphologique du subjonctif pertinent, le verbe déplacé, comme en témoignent les traces, dans (30). Les verbes déclaratifs c-sélectionnent un CP, mais la projection MoodP est absente puisque le verbe est à l'indicatif (cf. (32)). Les verbes volitifs ne sélectionnent qu'un MoodP, dont la tête est occupée par la conjonction que, marqueur morphologique du subjonctif (cf. (31)). (30) Lamentamos [ c p que [ M p OP [ M viva [TP t v + T [ v p t v aquí]]]] 'Nous regrettons qu' elle/il vive ici' (31) Quiero [ M p OP [ M que] [ T p [ T viva] [ v p t v aquí]]]] 'Je veux qu' elle/il vive ici' (Kempchinsky 1997 : 146) (32) Dijo [ c p [ c 0 ] [ T p le había de contar tales cosas]] 'Elle dit elle devait lui raconter de telles choses' (Kempchinsky 1997 : 148)

Pour rendre compte des phénomènes de coréférence (cf. 1.2.1.), Kempchinsky associe domaine de liage et vérification du cas sujet. Pour elle, comme pour d'autres, le domaine de liage est celui dans lequel le cas sujet est vérifié ; ajoutons que C est le légitimateur du cas sujet. Ainsi, dans les propositions du type (31), dans lesquelles C est absent, ce sera le C de la phrase matrice, et le domaine de liage la phrase matrice, d'où l'impossibilité d'utiliser dans la subordonnée un sujet coréférentiel à celui de la principale, puisque le principe Β serait violé, celui-ci étant ainsi lié dans son domaine de liage. Si cela permet de rendre compte de l'agrammaticalité de la phrase (15) et de la grammaticalité des phrases (16) et (17), dans lesquelles le domaine de liage du pronom sujet enchâssé sera la proposition subordonnée, qui comporte C (ces deux dernières phrases ayant la même structure que (32) et (30) respectivement), la grammaticalité de ( 18)-(20) reste inexpliquée. ( 15) *Je veux que je parte. (16) Je crois que je partirai. (17) (18) (19) (20)

Je regrette que je parte si tôt. Je crains que je sois élue. Je doute que je sois la seule à pouvoir vous rendre heureux. ? Je nie que j'aie participé à ce complot.

Pour rendre compte de la grammaticalité de ces phrases dans cette perspective, nous admettons que les verbes de doute ou de crainte, non factifs, sélectionnent un CP eux aussi. C'est pourquoi nous n'établissons pas de relation directe entre sélection sémantique d'une proposition et projection d'un CP. Retenant cependant l'essentiel de l'analyse de Kempchinsky, nous adoptons pour le complément des verbes factifs affectifs et celui des verbes volitifs respectivement la structure proposée par Giorgi et Pianesi (1996) pour l'italien : (33) a. regretter [ c p C [ + f a c t i f ] [ M o o d p Mood [ A g r e p A g r s [ v p V . . ] ] ] ] b. vouloir [ M o o d p Mood [ Agn¡p Agrs [ v p V ...]]]

Le caractère factif de la subordonnée des verbes factifs affectifs est ainsi attribué à un trait

82

Brigitte

Kampers-Manhe

[+factif] présent dans la tête C de la subordonnée, et non à la projection CP en tant que telle. La tête C du complément des verbes non factifs comme craindre ou douter ne comporte pas le trait [+factif], à la différence de celui de (33a) comme le montre (34) : (34) douter/craindre [ CP C [Moo har villet vise, c-à-d. le type A). Le français connaît également le type B : Elle peut/doit avoir dormi. Cette construction est de loin moins fréquente que la première ; en témoignent des recherches dans une tranche de textes récents de la base textuelle Frantext (1995-2000). Dans ce corpus de 10 textes, elle est inexistante, alors que le type A est représenté à l'ordre de 65 exemples, devoir et pouvoir confondus. En outre, elle correspond invariablement au type B en danois. Pour ces raisons, elle ne sera pas traitée dans cet article (voir pourtant la note 3).

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Poul S0ren

Kjœrsgaard

Pour cerner cette problématique, j'examinerai en premier lieu l'état de la question, c'est-àdire le traitement que différents grammairiens, danois ou français, ont réservé à cette différence structurale et à son interprétation. Dans un second temps, il s'agira de cerner des situations d'énonciation et des contextes syntaxiques et/ou sémantiques d'un corpus français pour examiner s'il existe un lien entre ces facteurs et le choix de l'équivalent en danois. L'objectif final de ce travail - et le présent exposé n'en constitue qu'une ébauche - est de parvenir à formuler un jeu de règles d'équivalence qui précise les conditions ou les environnements syntaxiques et sémantiques déclenchant l'un ou l'autre équivalent. Je tiens à préciser que ce développement s'appuiera sur le cadre théorique établi par JeanPierre Sueur et élaboré par Catherine Fuchs et al. Selon cette approche, il existe plusieurs acceptions radicales et une acception épistémique. Il n'existe qu'un seul pouvoir et qu'un seul devoir, ou un socle commun (Fuchs 1989 : 4) ou encore, un sémantisme de base. Leurs différents effets de sens constituent une polysémie. Il ne s'agira pas tant de montrer le bien-fondé des analyses de Sueur et de Fuchs et al. que de montrer les points où leurs analyses convergent avec la même structure dans les deux langues, ainsi que là où ce n'est pas le cas. Troisièmement, l'exposé fournira une esquisse du système tempo-modal danois dont l'objectif est de poser la première pierre à une grammaire de traduction de ce phénomène. Les matériaux qui serviront de base sont notamment constitués d'exemples que j'ai relevés au hasard de mes lectures. Le corpus ainsi constitué contient quelque 150 exemples, provenant principalement de la presse française de 1996 à ce jour. A ce corpus s'ajoute un corpus d'environ 65 exemples extraits de la base textuelle Frantext, utilisé afin de comparer la fréquence relative des équivalents français des types A et Β (cf. note 1).

2. Etat de la question

Il faudrait s'attendre que la double équivalence exemplifiée ci-dessus par lb et le se voie réserver une mention particulière dans les manuels de grammaire française, rédigés en danois. On estime généralement que ces grammaires sont aussi des comptes rendus contrastifs et/ou comparatifs des langues française et danoise. Ce n'est pas toujours le cas. Le manuel Fransk grammatik de Pedersen, Spang-Hanssen et Vikner ne fait que mentionner (1980 : 373-374) l'équivalent structuralement différent (type B), c'est-à-dire en français : verbe modalpass)S composé + infinitif simple en danois : verbe modal lemps s¡ le + infinitif composé

Ni l'autre équivalent (type A), pourtant plus fréquent (selon mon corpus), ni les conditions d'application de l'équivalent mentionné ne font l'objet d'un traitement. Le manuel Moderne Fransk Grammatik de Rasmussen et Stage (paru pour la première fois en 1981) fait état des deux équivalents (1993 : 137-138) sans en expliciter l'emploi ni les conditions d'application. Rien, dans ces deux manuels, ne permet donc à celui qui veut apprendre le français ou le danois à savoir lequel des équivalents s'impose.

Les équivalents

danois de la construction

devoir/pouvoir + infinitif

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Dans les autres manuels de grammaire française (Boysen 1992, Kjaersgaard 1995, N0lke 1997), on ne trouve, sauf par inadvertance de ma part, rien sur ce phénomène. Togeby (1982-5 : 11.411-412), tout en citant Sandfeld, cf. infra, soutient que le français possède les mêmes structures que le danois, c'est-à-dire les types A et B, et que le domaine d'application du type Β serait plus restreint. Ainsi, pouvoir + infinitif composé (type B) signifierait exclusivement possibilité, alors que le type A serait susceptible d'assumer les deux acceptions (possibilité et capacité). En ce qui concerne devoir, Togeby distingue deux acceptions : obligation et probabilité. La première s'exprime, selon Togeby, à l'aide du type A, tandis que la seconde est exprimée par type A aussi bien que type B. Il faudrait aussi ajouter que les différentes acceptions de la structure française ne trouvent pas non plus grand écho dans les manuels usuels de langue française, rédigés en cette langue. C'est ainsi que Le Bon Usage de Grevisse/Goosse mentionne les deux sens de devoir ( 1994 : 1195), mais omet toute indication en ce qui concerne pouvoir (1994 : 1198). Il en est de même des grammaires de Riegel et al. (1997) et de Le Goffic (1993). Dans les monographies, la situation est légèrement différente. Je distinguerai succinctement les études classiques des études modernes. Etudes

classiques

Sandfeld, dans son grand ouvrage sur l'infinitif, est bien conscient de la problématique. Il parle d'un transfert de l'indice temporel depuis l'infinitif au verbe (modal) qui régit cet infinitif (1965 : 17-18). C'est par exemple le cas de devoir au sens de avoir l'obligation de ou bien au sens de probabilité : Ses exemples sont les suivants : (2)

Il n'est pas mort à Gand ? vous êtes sûr ? ...mais si..il a dû y mourir. [.. .han mâ ν aere afgâet ved d0den der] type B

(3)

C'est une femme qui a dû être jolie. [.. .som mâ have vaeret k0n] type B

Les remarques qu'il fournit, montrent bien que Sandfeld a observé la problématique. Les traductions que je propose des deux exemples en constituent une autre illustration. Le point difficile, en revanche, c'est que, fournis sans contexte, ces exemples pourraient s'interpréter différemment et recevoir, par conséquent, une traduction différente, en l'occurrence la structure du type A. C'est aussi le problème de l'exemple suivant qui, malgré ce qu'en dit Sandfeld, peut être interprété de deux façons différentes : (4)

Il a dû prendre le train qui arrive à Paris à cinq heures.

Sandfeld distingue encore l'acception être forcé pour rendre le sens de devoir + infinitif et affirme d'un côté que l'infinitif exprimant cet effet de sens est simple ; Exemple : (5)

il a dû partir

[har har mâttet rejse]

tout en reconnaissant d'un autre côté qu'il y a souvent des exceptions (infinitif composé) : (6)

Elle doit m'avoir

oublié.

De nouveau, les exemples de Sandfeld sont fournis sans contexte.

Poul S0ren Kjœrsgaard

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L'élève de Sandfeld, Sten, dans sa monographie sur les temps du verbe fini, aborde également le problème, sans pourtant arriver à formuler des règles permettant de choisir entre les deux équivalents danois. C'est ainsi qu'il distingue deux acceptions du verbe devoir, obligation matérielle (l'action a bien eu lieu dans ce cas) et obligation logique : passé simple (7)

Un jour je dus aller à la Kommandantur.

(obligation matérielle)

(8)

Ce nom dut faire aussi rêver mon père.. (1952 : 106)

(obligation logique)

A ces deux exemples, fournis sans contexte, correspondent respectivement l'emploi radical et l'emploi épistémique. Les traductions danoises par le prétérit màtte ne reflètent pas explicitement la différence. Comme nous allons le constater (cf. 3.3.1), le problème des structures différentes ne concerne pas les temps simples, mais seulement les temps composés, et parmi ceux-ci notamment le passé composé. Ce sont la paraphrase ou la situation d'énonciation (y compris le contenu lexical) ou encore les tests proposés par Sueur et repris par Fuchs et al. qui permettent de confirmer les intuitions de Sten. imparfait (9)

J'ai rejoint les camarades. Nous devions nous retrouver tous... vers minuit pour prendre des ordres (obligation morale)

( 10) Elle devait être bien en colère pour crier si fort

(obligation logique)

(11) Il devait se lever (1952 : 152-153)

(obligation matérielle)

Ici, les obligations morale et matérielle se rejoignent pour constituer des emplois radicaux, alors que c'est l'obligation logique, qui forme l'emploi épistémique. Fournis tels quels, sans contexte, ces exemples ne sont pas suffisamment informatifs. passé composé (12) Et nous avons dû le voir souffrir (obligation matérielle) (13) Il a dû vous faire rire ? (obligation logique) (1952 : 192-193) Sten reprend l'analyse de Sandfeld en qualifiant le processus du second exemple d'anticipation de l'indication temporelle. Il poursuit son analyse en déclarant que parallèlement à la construction du second exemple il existe une construction dite logique : Je dois avoir dormi,2 dont le sens est probabilité, cf. Togeby, supra. Cependant, il n'explique nulle part ce jugement de valeur.

2

Cette analyse suppose que les énoncés Je dois avoir dormi et J'ai dû dormir soient synonymes. Le Querler (communication personnelle) se démarque de Sandfeld, Sten et Togeby en avançant que les deux constructions, hors contexte, sont épistémiques et que la différence entre elles est temporelle : Je dois avoir dormi se rapportant au présent, au moment d'énonciation, alors que J'ai dû dormir se rapporte au passé. Elle distingue ensuite l'influence sur le sens qu'exercent respectivement le sujet modalisateur et le locuteur.

Les équivalents

danois de la construction

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devoir/pouvoir + infinitif

Dans aucun des trois cas mentionnés, Sten n'explique donc les critères qui l'amènent à distinguer comme il le fait. On doit supposer enfin que son étiquette 'construction logique' est au moins influencée par la construction de sa langue maternelle, encore qu'on voie mal pourquoi celle-ci serait plus logique que la construction française. Il est vrai, cependant, que Grevisse et Goosse ( 1994 : 1195) reprennent cette étiquette sans fournir d'arguments la justifiant. Etudes

modernes

La question des différents effets de sens des verbes modaux est reprise dans une série d'études depuis le milieu des années soixante-dix. J'attirerai l'attention toute particulière sur les études de Jean-Pierre Sueur (1975, 1977, 1979), celle de Georges Kleiber (1981) et enfin la série d'articles de la revue Langue française n° 84 rédigée par Catherine Fuchs (1989). 3 Le dénominateur commun à ces études est le fait que les différents sens de devoir et de pouvoir dérivent d'un sémantisme de base et qu'il existe deux emplois fondamentaux : les interprétations radicales et épistémique, ce dernier étant dérivé des emplois radicaux. Ces deux emplois se différencient non seulement par des tests, notamment la possibilité de nier, possible pour les emplois radicaux, impossible pour les emplois épistémiques, et la pronominalisation du complément infinitif du verbe modal, possible pour les emplois radicaux, impossible pour les emplois épistémiques, mais aussi par une série considérable de contextes linguistiques différents dans lesquels se trouvent l'un et l'autre emploi. Dans le cadre de cet exposé, je ne vais pas répertorier ces environnements linguistiques. Dans la section suivante qui mettra l'accent sur leurs équivalents danois, il sera cependant fait allusion à certains d'entre eux. La description de Sueur débouche sur un répertoire de trois interprétations radicales et une épistémique du verbe pouvoir : I

(a) Permission (b) Capacité (c) Possibilité

II

(a) Eventualité

Kleiber (1983), sous l'impulsion de deux linguistes américains, ajoute l'emploi sporadique. Fuchs et Guimier (1989) établissent ensuite l'emploi concessif dans les constructions interpropositionnelles. 4 Pour le modal devoir. Sueur établit deux interprétations radicales et une épistémique : I

(a) Obligation (b) Nécessité

II (a) Probabilité

3

II existe de nombreuses autres études sur ce sujet, par exemple celles de Huot (1974) et de Kronning (1996), consacrées au seul verbe devoir ainsi que celle de Meyer (1991). Cette dernière étude se différencie de l'interprétation adoptée dans la présente étude par le fait qu'elle considère les différents sens de devoir et de pouvoir comme des homonymies de devoir 1, devoir2..., pouvoir 1, pouvoir2 etc.

4

Nicole Le Querler passe en revue les différentes acceptions de pouvoir

(1995 : chap. 10).

Poul S0ren Kjcersgaard

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Contrairement à l'interprétation épistémique, il n'existe pratiquement pas d'environnements syntaxiques qui privilégient une interprétation radicale par rapport aux autres. La différence entre les différentes interprétations radicales est établie à l'aide des critères de sélection et de la portée du modal. C'est ainsi qu'à l'aide de paraphrases incluant des causatifs, Sueur parvient à définir que pouvoirïa suppose un animé (explicite ou implicite 5 ) qui permet au sujet de pouvoir le complément de celui-ci. PouvoirIb est défini comme le cas où le causatif désigne une qualité inhérente du sujet de pouvoir (Sueur 1979 : 99). Pouvoirlc constitue par rapport à pouvoirIa le cas général dont le sujet n'est contraint par aucun critère de sélection. Exemple (cf. Sueur id.) : (14) (14) (14) (14)

(a) (au) (b) (c)

Pierre peut travailler Le travail peut cesser Pierre peut travailler Pierre peut travailler