De la maladie à l'écriture: Genèse de la mélancolie romantique [Reprint 2015 ed.] 9783110922400, 9783484630338

The study sets out to examine how the concept of melancholy evolved from its usage in medical discourse to its usage in

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De la maladie à l'écriture: Genèse de la mélancolie romantique [Reprint 2015 ed.]
 9783110922400, 9783484630338

Table of contents :
Introduction
PREMIERE PARTIE Traditions et transitions: des effets de la bile noire au discours du mélancolique
I. En deçà de toute littérature: mélancolie grecque et médecine humorale
1. L’invention de la bile noire
2. Noirceur, résidu, vapeurs: les pouvoirs de la bile noire
3. L’âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie
4. Manie, démesure ou désaccord: un mal sans cause
5. Enthousiasme et mélancolie: le Problème XXX, 1
II. Les tempéraments, le mélancolique et l’ordre du monde
1. Des maladies aux tempéraments
2. L’exception mélancolique
3. Marsile Ficin et les lettrés mélancoliques
III. Des fureurs divines à la misère de l’homme sans dieu: la mélancolie, le sacré et la condition humaine
1. La mélancolie entre Dieu et Diable
2. Mélancolie et condition humaine. Pétrarque et le conflit intérieur des désirs
IV. Le mélancolique en société: misanthropie et discours satirique
1. De l’exclusion du misanthrope au discours satirique
2. Le discours du misanthrope
DEUXIEME PARTIE Du discours sur la mélancolie à récriture mélancolique
I. Solitude et sentiment de soi: les Lettres à Malesherbes et l’écriture du sujet mélancolique
1. Du désaccord à l’harmonie: mélancolie, solitude et conscience de soi
2. Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations
3. Les Lettres à Malesherbes
II Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René
1. »Prodigieuse« ou »coupable«? La mélancolie dans Le Génie du christianisme
2. René ou de la mélancolie
TROISIEME PARTIE De la mélancolie pathologique à la poétique mélancolique: E.T.A. Hoffmann et Théophile Gautier
I. La mélancolie dans le discours de la psychiatrie naissante
1. Domaine, compétence et légitimité: le modèle de la maladie et le rôle du corps
2. Le monisme des aliénistes: le cerveau, la sympathie, le système nerveux
3. Le modèle unitaire du délire et le rôle de l’imagination
4. La mélancolie et le discours médical sur les passions
II Excentriques heureux et peintres fous: la place de la mélancolie dans l’œuvre narrative d’E.TA. Hoffmann
1. Visages de la mélancolie
2. De l’excentricité au dualisme: lecture sociale et lecture philosophique de la mélancolie
3. L’intérieur et l’extérieur
4. Identité, récit des causes et idée fixe
III. Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier
1. Les refus de Gautier
2. Présences du négatif
3. Poètique de l‘utopie
Conclusion
Bibliographie

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COMMUNICATl(

)

Band 33

Studien zur europäischen Literatur- und Kulturgeschichte Herausgegeben von Fritz Nies und Wilhelm Voßkamp unter Mitwirkung von Yves Chevrel und Reinhart Koselleck

Laurent Cantagrel

De la maladie à l'écriture Genèse de la mélancolie romantique

Max Niemeyer Verlag Tübingen 2004

Gedruckt mit freundlicher Unterstützung der Kurt-Ringger-Stiftung, Mainz

Bibliografische Information der Deutschen Bibliothek Die Deutsche Bibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN 3-484-63033-7

ISSN 0941-1704

© Max Niemeyer Verlag GmbH, Tübingen 2004 http://www. niemeyer. de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Ubersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbeständigem Papier. Satz: Johanna Boy, Brennberg Druck: Laupp & Göbel GmbH, Nehren Einband: Buchbinderei Geiger, Ammerbuch

Sommaire

Introduction

1

PREMIÈRE PARTIE. Traditions et transitions: des effets de la bile noire au discours du mélancolique

13

I.

En 1. 2. 3. 4. 5.

15 16 19 23 28 32

II.

Les tempéraments, le mélancolique et l'ordre du monde 1. Des maladies aux tempéraments 2. L'exception mélancolique 2.1. Un être en rupture 2.2. Marginaux et tyrans mélancoliques 3. Marsile Ficin et les lettrés mélancoliques

deçà de toute littérature: mélancolie grecque et médecine humorale. L'invention de la bile noire Noirceur, résidu, vapeurs: les pouvoirs de la bile noire L'âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie Manie, démesure ou désaccord: un mal sans cause Enthousiasme et mélancolie: le Problème XXX, 1

III. Des fureurs divines à la misère de l'homme sans dieu: la mélancolie, le sacré et la condition humaine 1. La mélancolie entre Dieu et Diable 1.1. Furie ou fureur: les délires mélancoliques 1.2. Passion, péché, possession: le corps nié, le corps diabolisé . . . . 1.3. Acedia et tristitia 2. Mélancolie et condition humaine. Pétrarque et le conflit intérieur des désirs IV. Le mélancolique en société: misanthropie et discours satirique 1. De l'exclusion du misanthrope au discours satirique 1.1. Lycanthropes et misanthropes: de Bellérophon à Timon

39 40 45 45 48 55

63 64 64 67 70 75 89 89 89

VI

Sommaire 1.2. Démocrite et la genèse du discours mélancolique 2. Le discours du misanthrope 2.1. Le locuteur mélancolique dans son discours 2.2. Alceste et le paradoxe du discours misanthropique

96 102 102 105

DEUXIÈME PARTIE

Du discours sur la mélancolie à l'écriture mélancolique I.

Solitude et sentiment de soi: les Lettres à Malesherbes et l'écriture du sujet mélancolique 1. Du désaccord à l'harmonie: mélancolie, solitude et conscience de soi 2. Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations . . . 2.1. L'interprétation du délire dans le récit des Confessions et dans les lettres de Rousseau 2.2. La lecture de Malesherbes 3. Les Lettres à Malesherbes 3.1. La réfutation de Malesherbes: aliénation, tempérament et solitude 3.2. Paresse, dégoût, rupture: le retour des valeurs mélancoliques. 3.3. »Mais de quoy jouissois-je enfin quand j'étois seul?«

II. Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René. 1. »Prodigieuse« ou »coupable«? La mélancolie dans Le Génie du christianisme 1.1. Génie contre perfectibilité 1.2. Le vague des passions 1.3. Le rôle des couvents, la leçon de René et la disparition de la mélancolie 2. René ou de la mélancolie 2.1. Le secret 2.2. Un chronotope mélancolique 2.3. Virgile, René, et la poétique négative de la mélancolie

111

113 114 117 119 124 129 130 134 138

145 146 146 149 156 163 164 169 174

Sommaire

VII

TROISIÈME PARTIE D e la mélancolie pathologique à la poétique mélancolique: E . T . A . H o f f m a n n et T h é o p h i l e Gautier

183

I.

185

La mélancolie dans le discours de la psychiatrie naissante 1. Domaine, compétence et légitimité: le modèle de la maladie et le rôle du corps 2.

186

Le monisme des aliénistes: le cerveau, la sympathie, le système nerveux

II.

191

3.

Le modèle unitaire du délire et le rôle de l'imagination

195

4.

La mélancolie et le discours médical sur les passions

202

Excentriques heureux et peintres fous: la place de la mélancolie dans l'oeuvre narrative d'E.T.A. Hoffmann 1. Visages de la mélancolie

209 210

1.1. Les mélancoliques des récits de Hoffmann

213

1.2. La fureur, le corps et la question du sens. Le >cas< Zacharias Werner 2.

218

De l'excentricité au dualisme: lecture sociale et lecture philosophique de la mélancolie

3.

223

2.1. Ambivalences de la marginalité

223

2.2. L'absence de centre (Sérapion)

226

L'intérieur et l'extérieur

234

3.1. Mélancolie, amour et réalité (Hermenegilda, Berthold)

234

3.2. Mélancolie, maladie et vérité

241

3.3. Mélancolie, impuissance et création 4.

Identité, récit des causes et idée

249 fixe

256

4.1. L'identité perdue: le secret, le passé et le récit des causes (Theodor, Cardillac)

257

4.2. L'identité retrouvée: l'idée fixe comme réponse (Sérapion) . . 2 6 3 III. Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier . . . . 1. Les refus de Gautier

273 274

1.1. La maladie de l'âme et l'impuissance médicale

274

1.2. L'exil - la mort

278

1.3. La pudeur contre les »platitudes prétentieuses«: le refus du discours mélancolique 2.

Présences du négatif

283 289

2.1. Hyperboles et litanies

289

2.2. Statues d'albâtre sur tombeaux

291

2.3. Paysages de l'âme et demeures mélancoliques

295

2.4. Portrait du narrateur en mort-vivant

301

Sommaire

VIII 3. Poétique de l'utopie 3.1. L'utopie narrative: la rencontre avec la chimère ou le rêve d'une vie sans mélancolie 3.2. La vie dans l'art: les types 3.3. Le monde du paraître: la théâtralité 3.4. Orient, momies et hiéroglyphes 3.5. Éloge de l'insignifiance: l'utopie de la parole poétique

306 307 310 315 318 323

Conclusion

329

Bibliographie

335

Introduction

À bien des égards, l'époque romantique peut apparaître c o m m e l'époque de la mélancolie: identifiée à ce mal d'être qui caractérise l'artiste romantique, la mélancolie semble désigner l'essence même du romantisme. Cherche-t-on à la définir, c'est généralement au discours des romantiques eux-mêmes que l'on fait appel, c o m m e si la mélancolie n'était au fond rien d'autre que ce que les romantiques eux-mêmes entendent par ce terme, un sentiment fait d'ennui et d'aspiration à l'absolu, d'isolement social et de vocation artistique. Elle relèverait ainsi du discours de l'artiste sur la subjectivité romantique et sur le rôle de l'art. En fait, dans ce qu'il est convenu d'appeler la mélancolie romantique (considérée sous son aspect individuel) se trouvent mêlés deux discours, d'une part celui de la tradition médicale qui a défini le concept de mélancolie dont hérite l'époque romantique, et de l'autre l'interprétation qu'en donne le poète romantique lui-même, venant se greffer sur le concept traditionnel de mélancolie sans pour autant en occulter les caractères propres. À ne pas distinguer soigneusement ces deux niveaux de significations, on risque de perdre de vue la spécificité et la pertinence du concept de mélancolie. D e fait, la mélancolie ne doit pas être confondue avec les nombreuses questions qu'elle suscite, le choix d'une vie solitaire, la proximité du génie et de la folie, les rapports de l'imagination et du réel ou la relation de l'âme et du corps, questions appelées par la notion de mélancolie mais qui menacent d'en étendre indûment le champ d'application. Face à ce risque de dispersion ou de dilution du concept qui guette quiconque étudie les significations et les implications littéraires de la mélancolie, nous avons fait le choix d'une perspective restreinte, de considérer la mélancolie c o m m e un concept médical historiquement défini, un diagnostic décrivant, de l'extérieur, un état pathologique. Cette signification originaire en effet, malgré les développements philosophiques o u poétiques qui viendront peu à peu modifier le concept, continuera d'être présente, de manière plus ou moins insistante, dans l'emploi du terme, jusque dans le discours littéraire, ne serait-ce qu'en vertu de son sens étymologique de bile noire, substance corporelle essentiellement pathogène. C e parti-pris méthodologique, qui permet de restituer au concept sa singularité, évitant toute confusion avec ses réinterprétations théoriques ultérieures, fait prendre conscience du caractère problématique de la présence de la mélancolie dans un contexte littéraire, soulevant un certain nombre de questions: comment un concept médical a-t-il p u acquérir une pertinence poétique? quel sens et quelles conséquences a p u avoir, pour une œuvre littéraire, la référence à un terme de

2

Introduction

pathologie? Q u e quelqu'un tienne un discours en se disant mélancolique, que son discours soit à comprendre en fonction de cette référence — ce sont là des faits dont il ne faut pas réduire la dimension paradoxale à celle d'un discours de justification ou de compensation d'une marginalité due à des causes individuelles ou sociales. La confrontation d'un discours littéraire qui en appelle à la mélancolie avec le contenu médical originaire de ce concept constitue l'objet de notre étude. Ces questions sont d'autant plus légitimes que la mélancolie médicale ne dispose guère à l'expression littéraire. Le malade mélancolique est en effet un individu qui souffre d'un mal sans cause, abattement durable ou fureur soudaine, d'un sentiment de dépossession et d'étrangeté pouvant aller jusqu'à la folie, et qui, lui ôtant l'usage de la parole, se manifeste par un retrait du sujet hors du monde de l'échange. Égarement sans raison, errance, repli sur soi et perte du sens de la réalité, rumination obsessionnelle, isolement et mutisme — tout éloigne le mélancolique de la possibilité d'exprimer un mal dont il ignore lui-même le sens et l'origine. Le mélancolique est un être en rupture, rupture avec les autres, avec l'ordre du monde, avec l'univers du discours, du logos, une figure prostrée, plongée dans le mutisme et l'immobilité, un mort-vivant. Q u ' u n mélancolique parle et qu'il se dise mélancolique implique donc un glissement de sens: faire entrer la mélancolie dans l'univers du langage et de la communication, c'est lui ôter un caractère qui lui est consubstantiel, la tirer d'un mutisme qui désigne une expérience douloureuse du non-sens. Néanmoins, il est clair qu'étudiant l'inscription littéraire de ce mal nous n'avons affaire, par définition, qu'à des mélancoliques qui parlent, à des écrivains ou à des personnages qui, se disant mélancoliques, ont cessé d'être entièrement sous l'emprise de cette maladie. Si leur discours, par la référence à la mélancolie, se donne à lire en relation avec un mal étranger au discours, ils l'intègrent ce faisant dans une logique philosophique ou narrative qui lui confère un sens, qui cherche à en rendre raison. Parler de mélancolie, c'est invoquer une expérience du non-sens et du silence en l'insérant dans un langage qui lui permet de n'être pas le silence de la mort ou le non-sens de la folie. Le discours mélancolique fait ainsi appel à un concept médical pour en récuser la nature purement pathologique, pour l'ouvrir à d'autres registres de significations, en un mouvement paradoxal constitutif du discours littéraire mélancolique. C'est à l'époque romantique que cette tension atteint son apogée: la mélancolie est alors au terme de l'évolution historique qui en fait un concept appartenant de plein droit à la littérature. Dans le discours romantique, elle est comprise comme un sentiment de tristesse rêveuse et solitaire, ou comme une attitude métaphysique faite d'ennui et de dégoût à l'égard du monde, de nostalgie ontologique et de désir d'absolu. Pour autant, la mélancolie n'a rien perdu de sa pertinence dans le discours médical: elle est encore considérée par la médecine du temps comme une des formes principales de l'aliénation mentale, recouvrant l'ensemble des maux et des symptômes légué par la tradition, et que l'on commence seulement à repenser et à spécifier en de nouvelles catégories nosographiques. Ces significations

Introduction

3

médicales sont connues du m o n d e littéraire, et perçues c o m m e venant contredire la dimension métaphysique d u terme. E n outre, l'isolement croissant de l'écrivain au début du XIX e siècle, à la suite des bouleversements historiques et idéologiques qui ont p r o f o n d é m e n t modifié les conditions mêmes d u métier d'écrivain, le conduisent à se reconnaître dans la situation en rupture qui est celle d u mélancolique: à l'artiste romantique qui se sent en marge de la société, exclu et incompris, la figure du mélancolique solitaire, en proie à des tourments sans nom, offre en miroir une image entre pathologie et destin tragique, à laquelle les implications métaphysiques d u terme d o n n e n t une dignité philosophique. Dès lors, c'est sa pratique d'écrivain qui se trouve placée tout entière sous le signe de la mélancolie, avec toute l'ambiguïté d ' u n e qualification qui le désigne aussi bien c o m m e l'être d'exception que c o m m e le malade aux idées noires ou chimériques. Pour aborder l'analyse de cette articulation d u poétique et d u pathologique à l'époque romantique, nous avons choisi deux écrivains dont la poétique est expressément élaborée en fonction d'une mélancolie centrale dont ils n'ignorent pas la nature maladive: E.T.A. H o f f m a n n et Théophile Gautier. 1 Le premier parce que son œuvre présente une réflexion suivie, explicite et très informée sur la mélancolie médicale, m o n t r a n t à la fois la très grande parenté d u délire mélancolique avec l'imagination poétique et la façon d o n t la création artistique peut constituer une réponse au danger que représente la mélancolie pour le poète. Le second, à l'inverse, parce que, h o m m e du dégoût de la vie s'il en fut, il se refuse à faire de la mélancolie le c o n t e n u de la littérature et élabore une poétique d u Beau en opposition radicale avec une mélancolie qui demeure p o u r t a n t sa raison d'être. Pour étudier ces œuvres dans la perspective de leur référence à la mélancolie pathologique, il nous a fallu inscrire notre questionnement dans l'histoire de ce concept. Il y a à cela plusieurs raisons. Le concept médical de mélancolie est né dans un contexte théorique précis, celui de la médecine humorale, dont il faut tenir compte p o u r en comprendre les prolongements. Néanmoins, la sémiologie médicale est d'emblée susceptible d'interprétations autres que pathologiques au sens étroit d u terme. C'est là ce qui fait la richesse et l'ambiguïté d u concept de mélancolie: le tableau qu'en d o n n e la médecine des humeurs se traduit en signes et en manifestations qui sont aussi bien d'ordre moral ou social que proprement médical - solitude, tristesse et crainte, égarement soudain, errance, suicide. Cela explique la présence de figures littéraires dans le discours médical — Bellérophon, Ajax - et le rôle important qui leur est dévolu dans la caractérisation de la mélan-

À la question que se posera immanquablement tout lecteur — pourquoi ceux-ci et non pas d'autres, Novalis, Kleist ou Heine, Nerval, Baudelaire ou Edgar Poe, ou d'autres encore —, il n'est guère de réponse sinon qu'un choix, à l'évidence, s'imposait, et nous espérons que l'analyse de ces deux auteurs convaincra à tout le moins de sa pertinence relative.

4

Introduction

colie. Dès lors, c'est l'ensemble des significations qui se sont développées à partir de la pathologie mélancolique, tout en lui restant directement liées, dont il était ainsi nécessaire de retracer la genèse. Il importait enfin de comprendre l'évolution qui a rendu possible l'usage littéraire de la mélancolie, d'analyser la façon dont le concept médical a été repensé et progressivement détaché de ses significations pathologiques. O r si son histoire conduit la mélancolie à désigner une disposition littéraire ou un contenu discursif, son sens médical, qui subsiste toujours parallèlement aux autres, en fait la souffrance d'une perte du sens et un refus du discours. Cette tension entre la dimension historique et discursive de la mélancolie et sa dimension pathologique constitue le cœur de notre travail. L'étude des implications littéraires d'un concept spécifiquement médical n'a guère été abordée comme telle par la critique: l'intégration de la mélancolie à l'univers du discours est généralement considérée comme allant de soi, tant est forte la tradition qui a conduit à cette assimilation, occultant l'aspect paradoxal que représente une mélancolie littéraire. Il convient de préciser ici notre perspective au regard de quelques travaux sur la mélancolie qui l'abordent selon ces trois dimensions, historique, médicale et littéraire.2 Ouvrage de référence de toute étude sur la mélancolie, Saturne et la mélancolie1 a pour objectif d'interpréter la gravure Melencolia I de Diirer comme aboutissement des traditions iconographiques et médico-philosophiques de la mélancolie: le propos concerne essentiellement les discours sur la mélancolie, sans interroger plus avant les problèmes que pose le fait qu'un discours soit dit être tenu par un mélancolique. Un des principaux apports de l'ouvrage est d'avoir attiré l'attention sur ce texte central qu'est le Problème XXX,1 aristotélicien, et montré comment sa redécouverte à la Renaissance par Marsile Ficin a définitivement assuré la fortune littéraire de la mélancolie, en en faisant le caractère propre aux êtres d'exception, en particulier dans le domaine de la pensée. Depuis lors, la référence à ce texte semble parfois suffire à établir le lien entre mélancolie et création littéraire.4 Disons-le

Nous ne mentionnons ici que quelques ouvrages présentant une thèse concernant les relations entre la maladie mélancolie et l'écriture, laissant de côté des études plus ponctuelles, pour importantes qu'elles soient, comme les travaux de Jean Starobinski que l'on trouvera abondamment cités tout au long de ces pages. Par ailleurs, la rédaction de ce travail ayant été achevée à l'automne 1999, nous n'avons pu prendre en considération les ouvrages parus ultérieurement. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art, traduit par F. DurandBogaert et L. Evrard, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 1989. Lâszlô F. Fôldényi (Melancholie, traduction allemande de N. Tahy, révisée par G. Bergfleth, München, Matthes und Seitz, 1988) tend ainsi à assimiler à la mélancolie, sans preuve textuelle, différents types d'êtres d'exception et de marginalité intellectuelle, semblant projeter sur l'histoire de la mélancolie le caractère central qu'elle peut avoir pour un intellectuel du XXe siècle. Rappelons qu'on ne saurait considérer l'affirmation liminaire du Probleme XXX, 1 - tous les hommes d'exception ont été des mélancoliques

Introduction

5

d'emblée: la théorie des fureurs mélancoliques, issue des thèses aristotéliciennes, ne nous semble pas rendre compte à elle seule des rapports entre mélancolie et littérature. Le Problème XXX, 1 ne conduit pas à définir une forme d'expression littéraire particulière liée à la mélancolie, il établit l'existence d'une disposition créatrice du mélancolique, en étendant le domaine d'influence de la bile noire de telle sorte qu'il devienne possible de se dire mélancolique même en dehors des accès de maladie mélancolique. Mais cet élargissement s'opère chez Ficin au prix d'un dédoublement de la mélancolie en mélancolie pathologique et mélancolie géniale qui laisse entier le problème de l'articulation des deux, objet de notre étude. 5 L'ouvrage de Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique,6 décrit les termes dans lesquels se sont opposées, dans l'Antiquité, la version médicale et la version philosophique de la maladie de l'âme, dont la mélancolie est, selon l'auteur, un cas emblématique. 7 Ce faisant, l'auteur définit un cadre conceptuel pertinent et fécond pour comprendre les rapports ultérieurs entre mélancolie médicale et littérature. Maladie d'origine corporelle ou mal n'intéressant que l'âme, pensée dans une conception ou bien dualiste, ou bien moniste de l'homme - on retrouvera ces alternatives dans nombre d'interprétations de la mélancolie. Par ailleurs, si l'auteur n'analyse pas dans sa thèse le passage d'une détermination proprement médicale à une figure d'écriture, il en donne un exemple remarquable dans un article, »Une physiologie de l'inspiration poétique. De l'humeur au trope«,8 mettant en évidence, dans un texte d'Aristote, une dépendance entre la métaphore et le tempérament de la bile noire. La démonstration porte néanmoins sur un discours théorique, et non pas sur un discours littéraire qui ferait référence à la mélancolie. La thèse de Patrick Dandrey, 9 monument d'érudition médicale, a pour objectif de montrer que le ridicule dont Molière couvre la médecine de son temps s'appuie

5

6 7

8 9

— comme une vérité objective a-historique, indépendante de son contexte médical et philosophique, autorisant à qualifier tout être d'exception, de quelque époque que ce soit, de mélancolique, en un sens qui ne serait d'ailleurs plus celui du texte aristotélicien. Sur la théorie de la fureur inspiratrice mélancolique, voir l'ouvrage d'Olivier Pot, Inspiration et mélancolie. L'épistémologie poétique dans les Amours de Ronsard, Genève, Droz, 1990, pour qui le rapprochement de la poésie et de la mélancolie est confrontation de la littérature avec une théorie dont la pertinence littéraire est déjà établie, au détriment de ses significations médicales. Paris, Les Belles Lettres, Collection d'études anciennes, 1981. Jackie Pigeaud parle de la mélancolie comme de la »maladie de la relation de l'âme et d u corps« (La Maladie de l'âme, p. 125 et p. 538), affirmation qui nous paraît risquer de conduire à identifier la problématique de la mélancolie avec celle, infiniment plus vaste, des relations de l'âme et du corps. Les Études Classiques, 46, 1978, p. 23-31. La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, t. I: Sganarelle et la médecine ou D e la mélancolie érotique, t. II: Molière et la maladie imaginaire ou De la mélancolie hypocondriaque, Paris, Klincksieck, Bibliothèque française et romane, 1998. Le tome

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Introduction

sur une connaissance très précise de ses théories, qui lui permet d'en mettre les absurdités en scène. Le discours médical sur la mélancolie fournit à Molière un cadre dans lequel il inscrit ses intrigues, un modèle pour construire ses personnages. Cette mise en relation de la littérature et de la médecine ne conduit cependant pas à considérer les pièces de Molière comme illustration d'une poétique mélancolique: le mélancolique, personnage dont le délire obsessionnel est tourné en ridicule, y est objet de satire, non sujet d'un discours dont la spécificité littéraire renverrait à la mélancolie. Le livre de Ross Chambers, Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France,10 prend explicitement pour objet les rapports entre littérature et mélancolie. Mais celle-ci est conçue avant tout comme une colère refoulée, »vaporisée«, une déception politique qui est celle de toute une génération. Il s'agit donc d'une mélancolie collective, »historique«,11 d'origine politique, qui n'emprunte à la mélancolie médicale que certains de ses traits, 12 et dont l'articulation avec la mélancolie individuelle, que l'auteur décrit comme identité menacée en conséquence de la »privatisation« d'un manque qui, lui, est de nature politique, reste problématique. Nous sommes de ce fait assez loin du concept médical, quelle qu'en soit la définition retenue. L'importance des concepts proprement médicaux dans l'oeuvre poétique d'E.T.A. Hoffmann a déjà fait l'objet de plusieurs études. À la suite de l'article de Wulf Segebrecht qui a attiré l'attention sur la culture médicale de Hoffmann, 1 3 Franz Loquai,14 Friedhelm Auhuber 15 et Georg Reuchlein16 ont étudié la réception de la littérature médicale dans l'œuvre du conteur. Ces études, qui ont été décisives pour le choix de notre orientation, s'intéressent néanmoins principalement à la problématique sociale qui accompagne la confrontation entre littérature et médecine et peu à la tentative hoffmannienne pour articuler mélancolie médicale

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16

II, dont la première partie concerne la mélancolie médicale proprement dite, avait déjà été en partie publié sous le titre Le »Cas Argan«. Molière et la maladie imaginaire, Paris, Klincksieck, Bibliothèque d'histoire du théâtre, 1993. Paris, Corti, 1987. Ibid., p. 14. De la bile noire, l'auteur retient la colère, et des vapeurs, la »vaporisation de l'être« (p. 41—42), faisant ainsi un usage presque métaphorique des termes de la médecine humorale. »Krankheit und Gesellschaft. Zu E.T.A. HofFmanns Rezeption der Bamberger Medizin«, in: R. Brinkmann éd., Romantik in Deutschland. Ein interdisziplinäres Symposium, Stuttgart, Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1978, p. 2 6 7 - 2 9 0 . Künstler und Melancholie in der Romantik, Frankfurt a.M., Bern, New York, Nancy, Lang, 1984. In einem fernen dunkeln Spiegel. E.T.A. HofFmanns Poetisierung der Medizin, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1986. Bürgerliche Gesellschaft, Psychiatrie und Literatur. Zur Entwicklung der Wahnsinnsthematik in der deutschen Literatur des späten 18. und frühen 19. Jahrhunderts, München, Fink, 1986.

Introduction

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et réflexion poétique. Cela nous a conduit à reprendre dans son ensemble l'étude de la présence du discours médical sur la mélancolie dans l'œuvre de Hoffmann, en nous appuyant sur une lecture attentive des textes médicaux contemporains, auxquels nous consacrerons un chapitre préliminaire. La perspective ouverte par le concept de mélancolie pour aborder l'œuvre de Théophile Gautier a peu retenu l'attention de la critique. Si l'on a souvent perçu que l'esthétisme de Gautier était l'expression d'un pessimisme fondamental, c'est sans analyser avec précision ce renversement d'une mélancolie radicale en une poétique de la pure beauté. Le lien de la mélancolie avec l'orientalisme de Gautier a davantage retenu l'attention: dans son article »Orient et mélancolie dans l'œuvre de Théophile Gautier«, 1 7 Jean-Claude Fizaine analyse la complexité de l'Orient c o m m e lieu anti-mélancolique où règne une autre forme de mélancolie, mais sans étendre sa réflexion à l'ensemble de la poétique de Gautier. Par rapport à ces études, notre approche se caractérise doublement: par la prise en considération du discours du mélancolique et par une conception de la mélancolie toujours comprise en relation directe avec sa pathologie. Ce recentrement de notre perspective nous a conduit à exclure plusieurs approches possibles de la mélancolie littéraire. N o u s avons d'abord choisi de ne pas faire usage d'un concept moderne de mélancolie, pour nous situer exclusivement dans une perspective historique: seule la prise en compte des conceptions historiquement attestées de la mélancolie permet d'étudier le passage de la compréhension théorique d'un fait pathologique à son interprétation poétique, la réception du concept médical de mélancolie dans le discours littéraire. Nous ne poserons pas davantage la question de la mélancolie dont aurait réellement souffert un écrivain, conduisant à considérer son œuvre comme un ensemble de symptômes. 1 8 Lorsque nous parlons du discours du mélancolique, nous entendons le discours dont l'énonciateur se présente (ou est présenté) explicitement comme mélancolique. La question n'est pas tant, pour reprendre une expression de Wolf Lepenies, de savoir si tel écrivain est mélancolique, que de comprendre ce qu'il entend lorsqu'il dit l'être, 19 et d'étudier la relation de son écriture avec cette mélancolie avouée. 17

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Bulletin de la Société Théophile Gautier, 12, 1990, p. 399-415. Voir également Luca Pietromarchi, >»Spleen lumineux de l'Orientspleen< in Gautier« (in: L. De Gaspari, L. Pietromachi et F. Piva éd., Lo >Spleen< nella letteratura francese, Fasano, Schena, 1991, p. 105-113). Le fait qu'un écrivain ait été historiquement perçu comme un mélancolique nous intéresse davantage: cela a en effet pour résultat d'intégrer à la tradition mélancolique son œuvre ainsi qualifiée, dont les traits contribueront désormais à caractériser le discours mélancolique (c'est le cas, par exemple, du Démocrite des Lettres du pseudo-Hippocrate). En outre, si cette réception est le fait des contemporains, elle oblige l'écrivain à prendre position sur la mélancolie qui lui est imputée — nous le verrons à propos de Rousseau. Voir Wolf Lepenies, Melancholie und Gesellschaft, Frankfurt A.M., Suhrkamp, 1969, et Suhrkamp Taschenbuch, 1972, p. 7.

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Introduction

Ce choix implique de s'attacher aux textes où apparaît explicitement la notion de mélancolie en rapport avec sa pathologie médicale. 20 Ce parti-pris est essentiel: il importe de ne pas substituer à la mélancolie un mal qu'indépendamment de sa nomination l'on prétendrait retrouver sous les multiples formes de la tristesse ou de l'égarement, de la solitude, de l'ennui ou du mal du siècle. Mais à s'en tenir seulement aux occurrences du mot >mélancolieImplosion< und >ExpIosionmélancolie< et de >mélancolique< n'apparaissent pas pour qualifier une maladie particulière, mais comme des termes à l'application incertaine et mouvante, incitant à reconstituer l'émergence progressive d'un ensemble cohérent de signes et de significations. Cette histoire a déjà été largement écrite: 1 ce qui nous retiendra ici sera de comprendre quels symptômes et quels problèmes on cherche à penser par ce concept. C'est d'abord en son sens concret d'humeur, de bile noire que la mélancolie se trouve d'abord insérée dans un discours systématique: à travers cette humeur et ses propriétés se trouvent déterminés le champ d'action de la mélancolie et les

Voir Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Bâle, Geigy, 1960, Walter Mûri, »Melancholie und schwarze Galle«, Museum Helveticum, 1953, p. 21—38, Hellmut Flashar, Melancholie und Melancholiker in den medizinischen Theorien der Antike, Berlin, De Gruyter, 1966, Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques: nature, religion, médecine et art, Paris, Gallimard, 1989 (désormais abrégé en Saturne et la mélancolie).

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explications de ses effets. Nous verrons ensuite la maladie mélancolie se dégager des maux liés à la bile noire, se cristallisant autour d'une double définition (par la tristesse et la crainte, par le délire partiel), et autour d'une sémiologie de l'égarement incarnée par d'illustres exemples, Ajax ou Bellérophon. C'est enfin précisément autour d'une réflexion sur ces natures exceptionnelles que nous rencontrerons le premier texte exclusivement consacré à la mélancolie, le Problème XXX, 1 de la tradition aristotélicienne, qui offre une synthèse du concept médical de mélancolie et de ses manifestations contradictoires, et lui confère, en s'appuyant sur sa réalité physiologique, des implications philosophiques qui dépassent le cadre du discours médical et ouvrent la possibilité de penser une évolution de la mélancolie vers le discours.

1. L'invention de la bile noire La mélancolie apparaît dans le cadre d'une pensée médicale des maux du corps et de ses éléments constitutifs. Il s'agit à la fois d'expliquer l'homme et de comprendre les maladies, voire de comprendre l'homme à partir de ce que les maladies nous apprennent de lui. En l'absence d'anatomie pathologique, les maladies sont identifiées par ce qu'elles présentent au regard, par tout ce que le corps malade exprime: les faits et gestes du malade, mais aussi ce qui sort de son corps, les humeurs. Ces excrétions liquides, seul élément perceptible venant de l'intérieur, se verront attribuer la responsabilité de tous les états du corps, de la santé comme de la maladie.2 C'est dans le cadre de cette médecine des humeurs que se constitue le concept de mélancolie, ce qui lui confère d'emblée son ambivalence en la définissant à la fois comme élément constitutif de l'homme et comme facteur de maladie. D'après les quelques occurrences éparses dans les textes les plus anciens du Corpus hippocratique, remontant au début du Ve siècle avant notre ère, la mélancolie désigne d'abord trois choses: une maladie corporelle dont le symptôme est la coloration noire de la bile; un état, une disposition du corps favorable à l'éclosion de cette maladie ou d'autres maux; une apparition de bile noircie, qui n'est pas encore considérée comme une humeur à part entière, mais comme un aspect pathologique accidentel de la bile, que l'on interprète comme le symptôme, ou la cause, de la maladie — cette dernière ambiguïté étant celle même des humeurs. Selon le traité Des airs, des eaux et des lieux, la mélancolie est une maladie liée à un dessèchement de la bile qui affecte les bilieux, ou colériques:3 prise dans une

Voir Jackie Pigeaud, »L'Humeur des anciens«, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1985, p. 5 1 - 6 9 . Des airs, des eaux et des lieux, chapitre 10, in: Œuvres complètes d'Hippocrate, traduction d'E. Littré, Paris, Baillère 1839—1861, t. II, p. 51 (nous donnerons désormais les

L'invention de la bile noire

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analyse de causes naturelles et de mécanismes purement physiologiques, elle est mentionnée au voisinage de maux exclusivement corporels, dont elle semble présenter une variante particulièrement grave. Dans le troisième recueil des Épidémies, on parle déjà de type mélancolique pour désigner un état du corps favorable au développement de certaines maladies:4 le mélancolique n'est ici rien d'autre qu'un individu sur le point de tomber malade, l'absence de précision quant au rôle et à la nature de la mélancolie rendant d'autant plus frappante la gravité des maladies attribuées à cette complexion. Ce même recueil d'Épidémies décrit le cas d'une femme malade d'une »fièvre aiguë et tremblante«, s'achevant sur ces remarques: Le quatre-vingtième jour, elle mourut. Jusqu'à la fin, les urines furent noires, ténues et aqueuses; le coma persista; anorexie, découragement, insomnie, emportements, agitations; la mélancolie lui dérangeait l'esprit. 5

Malgré la présence de l'urine noire, le rôle de la mélancolie, dont on ne sait s'il faut l'entendre comme humeur ou comme désignation d'un état maladif, se limite à cette affirmation conclusive. Mais les observations qui précèdent sur le déroulement de la maladie ont montré la malade en proie à des »hallucinations générales, rapidement interrompues par des retours de raison«, à un »léger délire dans les paroles«,6 notations qui, éclairées par la remarque finale, associent pour la première fois l'action de la bile noire à des troubles d'esprit voisins de la folie (même s'il ne s'agit encore, dans ce cas, que du délire né d'un accès de fièvre). Maladie, complexion ou humeur, les premières apparitions de la mélancolie l'associent donc à de graves manifestations pathologiques, sans que se dégage pour autant un tableau clinique déterminé. Ce qui rassemble ces divers exemples, c'est avant tout l'identité sémantique d'une même désignation qui, rassemblant l'humeur, le type où elle domine et une (ou des) maladie(s), va contraindre la réflexion sur la mélancolie à penser ensemble ces aspects, et à en expliciter les différences. Dans un premier temps, elle impose une communauté de lecture qui permettra la cristallisation de ces différents sens autour de l'émergence de la bile noire comme humeur à part entière. Le tournant est opéré par le traité De la nature de l'homme, datant des dernières années du Ve siècle avant notre ère, attribué aujourd'hui à Polybe, disciple et gendre d'Hippocrate, mais que Galien qui en assura la célébrité, attribuait au maître.7 De la

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références à cette édition en indiquant Littré, suivi d u tome et de la page). Voir Saturne et la mélancolie, p. 41—42, et H. Flashar, Melancholie und Melancholiker, p. 21sq. Épidémies III, 14, Littré, t. III, p. 99. Épidémies III, 17, deuxième malade, Littré, t. III, p. 113. Ibid., p. 111. Voir l'introduction de Jacques Jouanna à son édition, Hippocrate, La Nature de l'homme, Berlin, Akademie Verlag, 1975, p. 55sq.

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nature de l'homme opère un double coup de force. D'une part, il fixe strictement à quatre le nombre des humeurs, ce qui est certes davantage que les deux principales, bile et phlegme, généralement reconnues auparavant, mais assigne, par son caractère systématique, un cadre contraignant à toute explication médicale: tout diagnostic devra désormais entrer dans cette quadripartition, trouver sa justification par l'une ou l'autre de ces humeurs. D'autre part, pour atteindre à ce résultat, il fait de la bile teinte accidentellement de noir une humeur nouvelle, la bile noire, de même importance et de même fonction que chacune des trois autres: Le corps de l ' h o m m e renferme du sang, du phlegme, de la bile jaune et de la bile noire. Voilà ce qui constitue la nature du corps; voilà ce qui est cause de la maladie ou de la santé. Dans ces conditions, il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans une juste proportion entre elles tant d u point de vue de la qualité que de la quantité et quand leur mélange est parfait; il y a maladie quand l'une de ces humeurs, en trop petite ou trop grande quantité, s'isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les autres. 8

L'effort de systématisation de l'auteur du traité se traduit par la transposition au domaine médical d'une réflexion spéculative, inspirée d'Empédocle, sur les éléments premiers de la nature, 9 rencontre de deux doctrines qui relèvent »de ce qu'on peut appeler une logique de l'imaginaire«. 10 Tout corps naturel était analysé comme combinaison des quatre substances élémentaires, le feu, l'air, la terre et l'eau, auxquelles les humeurs constitutives de la santé correspondent de manière indirecte: elles sont liées à des couples de qualités directement dérivées des éléments premiers (le chaud et le froid, le sec et l'humide), et qui assurent l'analogie des humeurs et de l'univers. 11 Ainsi l'humeur mélancolique, froide et sèche, sera-t-elle l'équivalent de la terre dans l'homme, et l'automne sera sa saison de prédilection. Implicitement, donc, dans un discours que sa visée systématique situe entre l'observation médicale et la réflexion spéculative, le traité donne à la médecine des humeurs un fondement philosophique, permettant de penser en termes de physiologie l'harmonie du microcosme et du macrocosme - la bile noire étant l'un des éléments de ce jeu de correspondances. Mais la perfection formelle de ce modèle n'a pas été obtenue sans forcer les constats de l'observation empirique, qui doivent céder à l'ambition systématique. Faire de la bile noire un des éléments constituants du corps, au même titre que bile, phlegme ou sang, c'est en effet lui faire subir une métamorphose que rien, dans l'expérience, ne semble autoriser. Car si la pléthore momentanée de l'une des humeurs est toujours pathogène, celles-ci n'en sont pas moins, par leur équilibre, responsables de la santé. Cela implique qu'elles sont présentes dans le corps de

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Hippocrate, La Nature de l'homme, ch. 3, p. 171-173. Voir J. Jouanna, in: Hippocrate, La Nature de l'homme, Introduction, p. 43—44. Jackie Pigeaud, »L'Humeur des anciens«, p. 51. Voir Saturne et la mélancolie, p. 34—37.

Noirceur, résidu, vapeurs: les pouvoirs de la bile noire

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manière permanente, comme il est aisé de le constater pour le sang, la bile et le phlegme. Mais l'existence de la bile noire n'avait été jusqu'alors attestée que dans des cas pathologiques: cette substance noire avait sans doute été effectivement observée dans les déjections naturelles, mais seulement chez des personnes gravement malades, et jamais de façon constante, à la manière des autres humeurs. On aura donc inféré, à partir de ces cas, la présence constante dans le corps d'une humeur pathogène, et ce même chez des individus bien portants, où sa puissance nocive est neutralisée par les autres humeurs. Mais c'est là une extrapolation, conditionnée par les besoins d'un système, un saut hors du domaine empirique, la genèse théorique d'une réalité physique. Il est d'ailleurs significatif qu'à plusieurs reprises, notamment lorsqu'il cherche à caractériser les humeurs par leurs différences, l'auteur du traité De la nature de l'homme oublie la bile noire. 12 L'existence de l'humeur mélancolique, comme le dit Jean Starobinski, »est plus rêvée qu'observée«. 13

2. Noirceur, résidu, vapeurs: les pouvoirs de la bile noire Cette nature imaginaire de la bile noire détermine le concept de mélancolie: tout en lui conférant le statut d'une réalité corporelle très concrète, d'une substance noire présente dans le corps, elle laisse une grande latitude quant aux propriétés et aux effets à lui attribuer. L'invention d'une substance intérieure qui échappe à la perception laisse le concept de mélancolie disponible pour recevoir toute sorte de significations, pour qu'on lui attribue l'explication des états les plus inquiétants ou les plus mystérieux. Aussi sa noirceur, avec ses corollaires, froideur, acidité et lenteur, loin de rester un qualificatif accidentel, va devenir l'élément central de son interprétation. Les vertus explicatives de la mélancolie auront toute la puissance de l'imaginaire, développant les associations symboliques liées à sa couleur et à ses qualités autour de l'intuition d'une causalité obscure et nocive. 14 Tout a commencé par le noir, qui avait permis d'isoler une humeur nouvelle, tout s'expliquera par le noir qui, conjugué à l'âcreté de la bile, donne à la mélancolie tout le poids métaphorique de sa négativité. La bile noire »est un composé double où les puissances néfastes de la couleur noire et les propriétés corrosives de la bile se potentialisent«. 15 Le noir révèle d'abord l'origine de la mélancolie, le processus corporel qui l'engendre. Car la bile noire reste malgré tout perçue comme une humeur composée, dérivée, dont l'apparition demande explication. Les humeurs traditionnelles, bile et

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Voir Jean Voir Jean

par exemple chapitre 5, 2 et chapitre 6, 3. Starobinski, »L'Encre de la mélancolie«, NRF, 1 9 6 3 , p. 4 1 0 . Saturne et la mélancolie, p. 4 6 et note 4 4 . Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, p. 14.

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phlegme, étant des produits mis en évidence par la digestion, conçue alors c o m m e une cuisson qui a pour but la production du sang, c'est surtout comme un reste, une matière non digérée, inassimilée, que l'on interprétera la bile noire, »la lie résiduelle abandonnée par l'évaporation des éléments aqueux des autres humeurs«. 16 Sa parenté avec la terre trouve ici son fondement: la bile noire est le résidu solide du sang, »le terrestre et la lie, que vous n o m m e z melancholie« c o m m e le dira Panurge. 1 7 D e là lui vient sa couleur noire: produit inassimilable, la bile noire est cuite et recuite lors de la digestion, c'est »un résidu de combustion«, »un charbon humoral«. 1 8 D'ailleurs, on pourra aussi bien expliquer sa malignité par une cuisson n o n réalisée: »Car le dépôt de ce qui n'est pas cuit se maintient et reste très véhément dans le corps; c'est le cas de la bile noire«. 19 L'important est la nature résiduelle de la bile noire, substance corporelle qui reste paradoxalement étrangère au corps, au circuit vital de transformation des aliments en sang, et d o n t la présence durable ne peut dès lors qu'être extrêmement néfaste. Cette résistance au m o u v e m e n t de la vie est décisive p o u r la compréhension de l'individu mélancolique. Il reste qu'il est p o u r le moins paradoxal de prétendre élever une substance résiduelle et nocive au rang d ' h u m e u r constitutive. Pour résoudre cette contradiction, la médecine des humeurs distinguera deux types de bile noire, l'une dite naturelle, l'autre aduste, c'est-à-dire résultant de la combustion de l'une des quatre h u m e u r s naturelles: 2 0 Le caractère pathogène de la bile noire pourra ainsi être dissocié de l'humeur naturelle pour être attribué aux diverses mélancolies adustes. L'autre avantage de cette distinction est que, grâce à l'unité du n o m qui permet de penser tous ces phénomènes c o m m e relevant de la mélancolie, une grande variété de symptômes pourra désormais être subsumée sous la mélancolie, d o n t les cinq variantes autorisent à multiplier les effets. 2 1 La bile noire naturelle n'est cependant elle-même rien d'autre qu'un sang épaissi, noirci, »la lie du sang«, »humeur o u sang atrabilaire«, 22 h u m e u r dérivée, donc, ici encore. Bile jaune brûlée ou sang refroidi - tout se passe comme si on avait toujours

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Ibid., p. 26. Jackie Pigeaud, commentant le Problème XXX,1 aristotélicien, définit le mélancolique »l'homme du résidu«, in: Aristote, L'Homme de génie et la Mélancolie. Problème XXX, 1, Paris, Rivages, 1988, Présentation, p. 20. Le Tiers Livre, éd. J. Céard, Paris, Le Livre de Poche, 1995, ch. IV, p. 67. Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, p. 28. Aristote, Problème I, 861 B 20, cité et traduit par Jackie Pigeaud, in: Aristote, L'Homme de génie et la Mélancolie, Présentation, p. 19. Voir Saturne et la mélancolie, p. 103—105. La distinction est exposée par Galien, Des lieux affectés, III, 9, in: Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales, traduction de Ch. Daremberg, Paris, Baillère, t. II, 1856, p. 562-563. Voir le texte d'Avicenne cité dans Saturne et la mélancolie, p. 152. Pour une description détaillée des variations auxquelles donnent lieu ces distinctions, voir Patrick Dandrey, Le >Cas< Argan. Molière et la maladie imaginaire, Paris, Klincksieck, 1993, p. 118—125. Galien, Des lieux affectés, III, 9, p. 562.

Noirceur, résidu, vapeurs: les pouvoirs de la bile noire

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affaire à une substance parasite, n'ayant d'autre titre à l'existence que cette noirceur contagieuse qui colore le sang comme la bile, et les métamorphose en mélancolie. Dès que l'on cherche à en expliquer l'origine, à en décrire la nature, la bile noire semble se volatiliser, ne parvenant jamais à s'affirmer comme substance autonome. Elle est avant tout un pouvoir néfaste, mauvais, que la fécondité imaginaire du noir place d'emblée dans le camp des substances nocives: le noir fait de la bile ou du sang un poison - la mélancolie.23 La signification symbolique de la bile noire se trouvera renforcée par la tendance du système humoral à se polariser autour des deux humeurs qu'avait ajoutées le traité De la nature de l'homme, le sang et la bile noire. Malgré les dangers qu'occasionne sa pléthore, le sang reste essentiellement lié aux images de la santé et du bien-être. »La vie consiste en sang. Sang est le siege de l'ame« dira encore Panurge. 24 Par contrecoup, la bile noire, antonyme froide et sèche du sang humide et chaud, se trouve renvoyée à sa négativité, condamnée à n'être que son contraire, une substance pathologique par essence, la part mauvaise du sang, le rebut de l'âme. D'autant plus inquiétante apparaît sa définition comme sang vicié: le »sang atrabilaire« est transformation du meilleur en son contraire, d'une substance vitale en poison. Ces connotations morales de la mélancolie deviennent explicites dès lors qu'un médecin la pense hors du cadre de la médecine humorale. Ainsi Arétée de Cappadoce, au Ier siècle de notre ère, explique-t-il le nom de >bile noire< sans recourir aux humeurs: [...] nous appelons ceux-là mélancoliques, utilisant >bile< pour dire rage, et >noire< pour exprimer la force et le caractère malfaisant (ou brutal) de cette colère. 25

Hors du contexte de sa référence humorale, la mélancolie n'est qu'une métaphore, l'équivalent corporel d'une colère mauvaise. Or, même si elle affirme la réalité de l'humeur noire, la médecine humorale suit également cette voie métaphorique dans ses explications comme dans ses remèdes: c'est le noir de la bile qui est agissant dans le corps, c'est contre lui que se tournent les thérapies. Voici comment Galien explique les effets de la bile noire: De même en effet que les ténèbres extérieures inspirent la peur à presque tous les hommes, si ce n'est aux individus naturellement très-audacieux ou instruits; de même la couleur de la bile noire, en obscurcissant, c o m m e le font les ténèbres, le siège de l'intelligence, engendre la crainte. 2 6

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C'est en ce sens que Sophocle fait dire au centaure Nessos, dans le récit de sa mort que fait Déjanire dans Les Trachiniennes (vers 573), que la flèche d'Hercule qui l'a tué était mélancolique: trempée dans le sang de l'Hydre de Lerne, elle a reçu une teinte noire qui signale son caractère empoisonné. Le Tiers Livre, p. 65. Cité et traduit dans Saturne et la mélancolie, p. 97, note 121. Galien, Des lieux affectés, III, 10, p. 570.

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La couleur est le sujet de l'action. Le relais entre le système digestif où naît la bile noire et le cerveau que sa noirceur perturbe est assuré (en dehors du cas idiopathique »d'une affection primaire de l'encéphale par une accumulation de bile noire«) 27 par les vapeurs, produites par la combustion et porteuses de noirceur. Fumées de bile noire, elles embrument le cerveau, obscurcissent l'entendement et font naître les imaginations trompeuses qui isolent le mélancolique du réel. Diététique et thérapies procèdent des mêmes principes. Les aliments sombres et terrestres et le vin noir sont rendus responsables de la production excessive de bile noire: le même est engendré par le même. Pour contrarier ces influences, on conseillera les aliments légers, frais et humides, le vin blanc et le petit lait, dont les vertus purificatrices sont diamétralement opposées au poison noir. Car il s'agit bien d'une purification, de chasser le noir par le blanc, de redonner vie à l'organisme empoisonné. Lavements, saignées et purgations: les grands gestes thérapeutiques visant à exclure la mélancolie du corps évoquent des pratiques d'exorcisme. Le vocabulaire médical est constamment à la frontière du physique et du moral: les connotations spirituelles des remèdes semblent souvent primer sur leurs effets physiologiques, elles organisent la cure comme un ensemble signifiant, donnant sa cohérence à l'arsenal anti-mélancolique. O n le voit bien dans les prescriptions thérapeutiques de ce médecin de Molière à Monsieur de Pourceaugnac: [...] et c o m m e la véritable source d e tout le mal est ou une h u m e u r crasse et féculente, ou une vapeur noire et grossière qui obscurcit, infecte et salit les esprits animaux, il est à propos ensuite qu'il prenne un bain d'eau pure et nette, avec force petit-lait clair, pour purifier par l'eau la féculence de l'humeur crasse, et éclaircir par le lait clair la noirceur de cette vapeur. 2 8

L'opposition de valeurs oriente le discours médical sur la mélancolie. C'est en vertu de cette logique que l'on rencontre, dans ce contexte purement physiologique, des éléments de traitement psychologique: [...] mais, avant toute chose, je trouve qu'il est bon de le réjouir par agréables conversations, chants et instruments de musique, à quoi il n'y a pas d'inconvénient de joindre des danseurs, afin que leurs mouvements, disposition et agilité puissent exciter et réveiller la paresse de ses esprits engourdis, qui occasionne l'épaisseur de son sang, d'où procède la maladie. 2 5

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Ibid. Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène VIII, in: Œuvres complètes, éd. G. C o u t o n , Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, t. II, p. 609. Le second médecin, pour faire bonne figure, ne manquera pas d'ajouter qu'il faut »faire blanchir les murailles de sa chambre, pour dissiper les ténèbres de son esprit«. Molière ne force qu'à peine le trait: le discours de ses médecins est parfaitement fidèle à la science médicale de son temps, c o m m e l'a montré Patrick Dandrey, Le >Cas< Argan, p. 75sq. Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène VIII, p. 609.

L'âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie

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Les effets de la musique et de la danse, aux vertus de légèreté et de mouvement opposées à la torpeur mélancolique, sont indissolublement physiques et psychiques, le réveil du corps, des esprits animaux, qui chassera du sang la pesanteur atrabilaire, est le même que celui de l'esprit. Lutter contre l'influence de la bile noire ou tirer l'esprit de son abattement sont une seule et même chose, grâce à la cohérence métaphorique de la bile noire.

3. L'âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie Sous ce terme polysémique de >mélancolieeuthymiec et >dysthymie< (que nous avons rendus respectivement par >euphorie< et >malaise . de l'effet de la bile noire sur l'esprit? ou, inversement, d'un engendrement psychosomatique de l'humeur noire par la persistance d'un état d'âme spécifique? En fait, ces questions supposent une vision dualiste stricte de l'âme et du corps qui n'est pas propre à la médecine humorale. 3 8 L'histoire de la mélancolie maintiendra cette indécision, juxtaposant, parmi les symptômes et les causes, les éléments psychiques et physiques. L'auteur des Définitions

médicales, longtemps attribuées à Galien mais qui lui sont antérieures,

la définit ainsi: La mélancolie est une maladie qui lèse la pensée, avec tristesse, aversion pour les choses les plus chères, sans fièvre. Chez certains de ces malades s'ajoute une bile abondante et

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Aphorismes, IV, 23, Littré, t. IV, p. 569. La Fontaine, dans »Le lièvre et les grenouilles«, donne un bon témoignage de la fortune de cet aphorisme lorsque, faisant le portrait du lièvre, »mélancolique animal«, il écrit: »Cet animal est triste, et la crainte le ronge«, Fables, II, 14. Saturne et la mélancolie, p. 45. Aristote, L'Homme de génie et la Mélancolie, p. 31. Ailleurs, le même auteur commentera plus prudemment encore: »entendons qu'un tel état relève de l'humeur bile noire ou du caractère noir de la bile«, »Prolégomènes à une histoire de la mélancolie«, Histoire, économie et société, 1984, p. 502. II faut noter que là où l'aphorisme d'Hippocrate parle de crainte ou de tristesse, la tradition, et avec elle la plupart des traducteurs, a retenu crainte et tristesse. Voir Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 124. »Qui dit folie, au XVII e et au XVIII e siècle, ne dit pas, au sens strict, >maladie de l'esprit», mais bien quelque chose où le corps et l'âme sont ensemble en question«, écrit Michel Foucault, Histoire de la Folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 231-232.

L'âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie

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noire qui attaque l'estomac, si bien qu'ils vomissent, et en même temps leur pensée est conjointement atteinte. 39

D'Heraldès, le Problème XXX, 1 nous dit: »L'accès de folie dirigé contre ses enfants comme, avant sa disparition sur l'Oeta, l'éruption des ulcères, rendent [sa mélancolie] manifeste«.40 Et Ambroise Paré dira encore de l'humeur mélancolique: »11 est fait des alimens de gros suc et difficiles à cuire, et aussi des ennuis et fascheries de l'esprit«.41 Nourritures indigestes et graves soucis, ulcères et accès de délire: la mélancolie se révèle dans cette coexistence d'un désordre du corps et d'un désordre de l'esprit. Il s'agit donc d'une maladie mixte: pour les médecins, cela signifie une maladie corporelle dans laquelle l'esprit est secondairement atteint, les facteurs psychiques intervenant à titre de symptômes ou de cause indirecte. Même s'il intègre des aspects que nous qualifierions de psychologiques, le discours médical a principalement pour objet d'élucider les chemins du mal dans le corps. Ainsi Rufus d'Éphèse, médecin du Ier siècle de notre ère, pour rendre compte de la diversité des affections mélancoliques, distingue trois sortes de mélancolie, suivant leur origine: une mélancolie localisée au cerveau, et causée par un afflux de bile noire dans la tête; une mélancolie atteignant d'emblée tout le corps, empoisonnant le sang; une dernière montant de l'épigastre au cerveau, mélancolie dite hypocondriaque. 42 Mais, de toute évidence, ces distinctions qui, reprises par Galien, 43 feront autorité durant tout le Moyen Âge, n'expliquent rien: elles ne font qu'envisager diverses modalités de troubles conjoints de l'âme et du corps dont l'origine somatique reste mystérieuse. Or la mélancolie est une maladie qui semble atteindre de préférence les hommes d'études. La longue immobilité, les embarras gastriques que fait naître la position assise, la concentration de l'esprit, tous ces facteurs prédisposent à la mélancolie. Le discours sur la mélancolie engage ainsi une réflexion sur la santé des gens de lettres dont on peut suivre la tradition jusqu'au XIXe siècle. Rhazès rapporte que, d'après le médecin Rufus, »réfléchir beaucoup et beaucoup s'affliger font survenir la mélancolie«44 - on notera l'alliance de la réflexion et de l'affliction, de la cogitatio et de la tristitia, qui place cette affirmation sous l'autorité d'Hippocrate. Menaçant tous ceux qui s'efforcent de s'abstraire de leur réalité corporelle, la mélancolie rappelle la soumission de l'esprit à l'égard du corps. En particulier sous sa forme

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Cité et traduit par Danielle Gourevitch, in: J. Postel et C. Quétel [éd.], Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, deuxième édition, Paris, Dunod, 1994, p. 13. Problème XXX, 1, 953 a, p. 83. Introduction à la chirurgie, in: Œuvres complètes, éd. J.-F. Malgaigne, Paris, 1840-1841, et Slatkine Reprint, Genève, 1970,1.1, p. 44. Voir H. Flaschar, Melancholie und Melancholiker, p. 93. Des lieux affectés, III, 10, p. 565 et p. 567. »Dixit, quod multa cogitatio et tristitia faciunt accidere melancoliam«, cité et traduit dans Saturne et la mélancolie, p. 101.

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hypocondriaque, trouble de l'esprit qui prend naissance dans un malaise digestif, 45 la mélancolie rend manifeste, d'une manière presque caricaturale, la relation de dépendance qui unit le plus haut et le plus bas en l'homme, la pensée et la digestion. Pour le dire dans les termes d'un médecin de Molière: un »vice de quelque partie du bas-ventre et de la région inférieure« suffit pour causer »dépravation aux fonctions de la faculté princesse«. 46 Néanmoins, la définition de la mélancolie par la tristesse et la crainte, ses symptômes »les plus essentiels« selon Galien, 4 7 ainsi que la possibilité, laissée ouverte par l'aphorisme hippocratique, de voir dans ces affections les causes de l'afflux d'atrabile, ont engagé la mélancolie dans la voie d'une maladie de l'affectivité, d'une maladie morale. Les méthodes thérapeutiques ont sans doute joué également dans ce sens, qui recommandent, à côté des prescriptions proprement médicales, la pratique de la conversation et l'emploi des consolations pour chasser les affections mauvaises. En outre, à la caractérisation par un trouble affectif est venu s'ajouter un autre critère appelé à jouer un rôle central dans l'histoire de la mélancolie: le dérangement partiel des facultés intellectuelles, le délire partiel, attaché à un seul objet, qui laisse intactes les facultés de raisonner sur tout autre objet. Sa formulation remonte à la définition d'Arétée de Cappadoce (I er siècle de notre ère): la mélancolie »est un abattement attaché à une seule représentation, sans fièvre«.48 Arétée pense encore cette fixité de la pensée en articulation avec les affections hippocratiques (»la pensée ne se tourne que vers le chagrin et la tristesse«) 49 , mais la variété des formes que le délire partiel est susceptible de prendre l'imposera comme critère autonome. La mélancolie sera alors définie un délire partiel, sans fièvre, accompagné, ou non, d'un sentiment de tristesse et de crainte. Et les médecins rapporteront avec complaisance des exemples frappants de ces idées délirantes, formant tout un répertoire de figures pittoresques que l'on recopie d'un traité à l'autre et qui inspirera nombre de figures littéraires dominées par leur chimère, au premier rang desquelles Don Quichotte et son amour de la chevalerie errante. Voici donc la mélancolie devenue maladie de l'idée fixe, de la chimère, d'une pensée obsédante qui, née des vapeurs de la bile noire obscurcissant l'entendement et troublant la perception du réel, isole le mélancolique du monde et le laisse victime de ses hallucinations. Sécession mélancolique, idée fixe et vapeurs de l'atrabile, tout concourt à définir le mélancolique comme un être en proie à une imagination

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Sa première formulation remonte sans doute à Dioclès de Caryste, dont Galien rapporte de larges extraits dans Des lieux affectés, III, 10, p. 5 6 7 - 5 6 8 . Voir H. Flashar, Melancholie und Melancholiker, ch. 3, p. 50sq.

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Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène 8, in: Œuvres complètes, t. II, p. 6 0 8 . Des lieux affectés, III, 10, p. 5 6 8 . Cité et traduit par Jackie Pigeaud, »Prolégomènes à une histoire de la mélancolie«,

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p. 503. Ibid.

L'âme et le corps: des maux de la bile noire à la mélancolie

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délirante. 50 C'est comme incarnation de cette puissance d'erreur que la mélancolie apparaît dans le discours philosophique - ainsi, chez Descartes: [...] c'est ainsi que, lorsqu'on nous a raconté une fable, nous croyons que la chose a eu lieu; que celui qui est malade d'une jaunisse juge que tout est jaune, parce qu'il a les yeux colorés en jaune; et enfin que, lorsque l'imagination est atteinte, comme il arrive aux mélancoliques, nous croyons que les rêves désordonnés qu'elle fait représentent la réalité vraie. 51

Et le début de la première des Méditations métaphysiques évoquera ces fous en proie aux idées fixes de la mélancolie: [...] ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. 52

Les mélancoliques sont des êtres dont la raison subit l'empire de cette faculté corporelle qu'est l'imagination, dont le corps a ainsi pris tant de pouvoir sur l'esprit que le sujet s'en trouve disqualifié comme sujet raisonnable, - et l'exemple des fous est écarté par Descartes comme mettant trop radicalement en cause le processus même de la méditation. 53

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Patrick Dandrey a parfaitement résumé l'action conjointe des différents facteurs qui produisent le tableau du mélancolique: »Dès lors, si tristesse et crainte entrent toujours dans la définition du mal, c'est tout au plus comme marques d'une absence au monde extérieur, d'un retrait dans l'univers intérieur sous l'effet d'une sollicitation excessive des idées noires et des terreurs intimes qui font oublier l'existence du réel ou en pervertissent la perception, au profit des fantômes engendrés par l'imagination livrée à elle-même du fait de la démission du jugement assiégé, envahi et meurtri: la mélancolie devenait la pathologie de l'imagination égarée«, Le >Cas< Argan, p. 59. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Règle XII, in: Œuvres et lettres, éd. A. Bridoux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 84. Méditations métaphysiques, Première méditation, »Des choses que l'on peut révoquer en doute«, in: Œuvres et lettres, p. 268. Le texte latin donne des exemples légèrement différents: au lieu de cruches, il parle de ceux qui croient »avoir la tête d'argile, ou être tout entiers des citrouilles« (»vel caput habere fictile, vel se totos esse cucurbitas«). Ce sont ces exemples directement tirés de la littérature médicale qui autorisent à conclure que Descartes pense à des mélancoliques. Voir Jacques Darriulat, »Descartes et la mélancolie«, Revue philosophique de la France et de l'étranger, 1996, p. 465—486. Voir les commentaires de Michel Foucault, Histoire de la folie, p. 5 6 - 5 8 et p. 156—157, et »Mon corps, ce papier, ce feu«, in: Dits et écrits. II, 1970-1975, Paris, Gallimard, 1994, p. 2 4 5 - 2 6 8 (en particulier p. 253-254 et p. 260-261).

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4. Manie, démesure ou désaccord: un mal sans cause L'énumération des maux provoqués par la bile noire laisse apparaître un autre clivage: pris entre la véhémence particulière à l'atrabile et les affections désignées par l'aphorisme d'Hippocrate, ces maux oscillent entre ceux qui relèvent de l'abattement et ceux qui manifestent une excitation extrême, entre l'hébétude, le mutisme, le désir de mort d'une part, et l'agitation, le délire, la folie furieuse de l'autre. En d'autres termes, on voit déjà se profiler l'articulation de la mélancolie et de la manie. De fait, depuis le Corpus hippocratique jusqu'à la description clinique de la folie maniaque-dépressive par Kraepelin au début du XX e siècle, dictionnaires et traités médicaux soulignent les similitudes des deux maladies: mêmes causes, symptômes communs, thérapies analogues, calmante pour la manie, roborative pour la mélancolie. Penser l'enchaînement de ces deux maladies sera une des tâches des médecins de la mélancolie. Les médecins de l'Antiquité avaient très tôt constaté l'existence de manifestations contradictoires dans la mélancolie. 54 Ce phénomène donnera lieu à différentes interprétations: pour Arétée de Cappadoce, la mélancolie est un début de manie, pour Rufus, c'est l'inverse. Il reviendra à l'auteur du Problème XXX, 1 de présenter la première tentative pour penser ensemble les deux maux comme deux manifestations d'une même cause, la bile noire, dont les qualités thermiques contradictoires suffisent à expliquer l'alternance d'états opposés: La bile noire est froide par nature, et [...] si elle est en excès dans le corps, elle produit des apoplexies, des torpeurs, des athymies, ou des terreurs, mais si elle est trop chaude, elle est à l'origine des états d'euthymie accompagnés de chants, des accès de folie, et des éruptions d'ulcères et autres maux de cette espèce."

La doxa médicale préférera attribuer ces propriétés contradictoires aux effets de deux substances différentes, la mélancolie naturelle, produisant la pesanteur et l'abattement, et la mélancolie aduste dont la violence est responsable de toutes les crises aiguës de délire. 56 Mais cette distinction même est un artefact créé pour pouvoir rendre compte des symptômes contradictoires de la mélancolie sans renoncer à l'unité de sa nomination. La duplicité des biles noires ne fait que redoubler, au niveau des causes, celle des symptômes.

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Voir les passages d u Corpus hippocratique associant explicitement mélancolie et manie cités par Hellmut Flashar, Melancholie und Melancholiker, p. 46, et note 55. Sur les contradictions sémiologiques de la mélancolie, voir également le témoignage de Constantin l'Africain, dans Saturne et la mélancolie, p. 145. Voir également Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 130-131. Problème XXX,1, 9 5 4 a 21, p. 95. Voir Saturne et la mélancolie, p. 149sq.

Manie, démesure ou désaccord: un mal sans cause

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Ce faisant, la manie se trouve subsumée sous la mélancolie, toutes deux étant également attribuées à la bile noire. Comme le constate Jacques Despars, médecin du X V e siècle: »Les médecins utilisent souvent le terme de mélancolie comme nom commun pour désigner la manie et la mélancolie proprement dite, puisque toutes deux sont une aliénation de l'esprit due à l'occupation par la bile noire, aduste ou non, du ventricule médian du cerveau«. 57 Cela revient à affirmer l'identité de nature de deux états qu'oppose une simple inversion sémiologique, 58 même si l'autorité d'Hippocrate impose aux médecins de ne jamais oublier le tableau d'une mélancolie dominée par l'abattement et la crainte. C e qu'il faut retenir de ce rapprochement, c'est qu'il conduit à définir la mélancolie comme l'égarement, l'aliénation d'esprit par excellence, - presque un synonyme de folie. La pléthore de bile noire provoque une démesure qui, dans la fureur ou l'abattement, rend l'homme étranger à lui-même et le dépouille de son humanité. L'hyperbole mélancolique trouve son origine dans le corps, dans la violence de cette humeur dont on ignore tout, sinon qu'elle est nocive. Ce qui donne à cet excès son caractère proprement pathologique, c'est qu'on ne saurait lui assigner aucune cause déterminée. 59 Délire furieux ou abattement durable, la mélancolie entre dans le champ des maladies par son caractère inexplicable. L'excès devient folie quand il ne s'insère plus dans un déroulement motivé, dans une chaîne causale, dans un récit intelligible: quand la tristesse est sans raison naît la mélancolie. L'aphorisme hippocratique fondateur le disait à sa manière: c'est la longue persistance d'un état de tristesse et de crainte qui conduit à l'associer à la bile noire. Leur durée fait sortir ces affections de la normalité, elle en change la nature en les rendant incommensurables à toute cause assignable. Le temps dévoile la mélancolie en détachant les affections de leurs motivations, en dénouant toute causalité vraisemblable. Ce que leur persistance déraisonnable révèle, c'est que tristesse et crainte, rebelles aux consolations que le temps apporte à toute douleur, étaient sans cause, purs symptômes d'une maladie mystérieuse. La bile noire apparaît bien comme l'explication idéale d'une telle maladie: son caractère mystérieux, fantasmatique, est homogène à un mal sans cause. Plus que source de la mélancolie, elle en est l'équivalent physique, sa traduction métaphorique, l'hypostase corporelle de l'égarement, de la perte du sens.

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Cité dans la Nouvelle Histoire de la psychiatrie, p. 4 2 . L'expression est d'Yves Pélicier, in: H. Tellenbach, La Mélancolie, Paris, PU.F., 1979, Présentation, p. 7. Voir Patrick Dandrey, Le >Cas< Argan, p. 5 8 - 5 9 . C'est ce qui permet à l'auteur du Problème X X X , 1 d'attribuer à l'action de la bile noire certains états passagers: »Souvent, en effet, nous nous trouvons dans un état d'affliction; à propos de quoi? Nous ne saurions le dire«, Problème X X X , 1, 9 5 4 b 15, p. 9 9 .

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En deçà de toute littérature: mélancolie grecque et médecine humorale

L'absence de cause de la mélancolie médicale, trait constitutif que l'on retrouvera dans toutes ses définitions, servira de pierre de touche pour distinguer la démesure pathologique d'autres formes d'excès qui ne mettent pas en cause la santé. Car la mélancolie est caractérisée par des symptômes, tristesse et crainte, idée obsessionnelle et solitude, qui, à un degré ou à un autre, peuvent concerner tout un chacun. Cela suscite, d'emblée, une question: à quelle aune mesurera-t-on le caractère excessif d'une tristesse, obsessif d'une idée fixe? où trouver la mesure permettant d'évaluer la démesure? Autour de la mélancolie, la médecine rencontre ainsi la morale. Et l'on entrevoit la possibilité pour le mélancolique de répondre au diagnostic de maladie en évoquant des raisons justifiant son comportement étrange, en insérant la mélancolie dans un discours ou dans un récit, ce qui, en lui conférant une intelligibilité, annule du même coup son caractère pathologique. L'exemple topique de l'égarement sans cause est donné par l'errance de Bellérophon décrite par Glaucos au chant VI de VIliade: »Mais quand Bellérophon lui-même eut encouru la haine de tous les dieux, à travers la plaine d'Alion, seul, il erra, rongeant son cœur, évitant les traces des hommes«. 6 0

Le récit de XIliade ne nous fournit aucune information sur ce qui a pu causer la haine des Dieux. La fuite de Bellérophon n'intervient qu'alors qu'a pris fin la persécution dont le poursuivaient les hommes. Bellérophon est un héros que Glaucos qualifie d'»irréprochable«, d'»éclairé«, et en qui le roi de Lycie lui-même, son persécuteur acharné, doit bien reconnaître le »bon rejeton d'un dieu«. 61 Certes, on dira que Glaucos, petit-fils du héros, a tout intérêt à taire le crime dont, selon d'autres sources, son aïeul se serait rendu coupable: chevauchant Pégase, le héros aurait tenté de gravir l'Olympe. 62 Cela n'est pourtant pas incompatible avec l'interprétation de Bellérophon en mélancolique: un tel égarement ne saurait renvoyer qu'à l'excès majeur, l'hybris envers les dieux. L'important pour nous reste cependant que le texte d'Homère qui fera référence ne dise rien d'une telle cause. Bellérophon deviendra ainsi un cas exemplaire de mélancolie. Le Problème XXX, 1 le cite au côté d'Ajax, 63 accompagnant cette mention des vers de ^ Iliade.M La littérature médicale dispose ainsi d'une description princeps, faisant autorité et imposant un ensemble symptomatique cohérent: absence de cause et caractère fatal du mal, fuite et errance, solitude et agressivité tournée contre soi. Ce dernier trait souligne la dysharmonie qui domine le tableau: le malade mélancolique est un être en désaccord avec le monde, avec les autres, avec lui-même.

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Iliade, chant VI, vers 200-202, traduction d'E. Lasserre, Paris, Garnier, 1958, p. 104. Ibid. Voir Jean Starobinski, Histoire d u traitement de la mélancolie, p. 11, note 1. Sur la folie d'Ajax, voir Jean Starobinski, »L'épée d'Ajax«, in: Trois fureurs, Paris, Gallimard, p. 11—71 (sur son caractère mélancolique, voir p. 6 4 - 7 1 ) . Problème XXX,1, 9 5 3 a 22, p. 85.

Manie, démesure ou désaccord: un mal sans cause

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C'est ce qu'exprime le terme qui, dans l'aphorisme VI, 23, est traditionnellement traduit par tristesse, ou abattement, et qui est, littéralement, »dysthymie«. Jackie Pigeaud donne un commentaire éclairant de cette famille des composés de thymos que l'on rencontre dans le ProblèmeXXX, 1: »llathymie, Xeuthymie, la dysthymie, ce sont les façons dont l'individu appréhende son être au monde, se sent vivre dans la facilité ou dans la détresse«.65 L'action de la bile noire s'exerce sur le thymos, le sens intime, la perception intérieure de soi, elle le dérègle, plongeant l'être aussi bien dans l'abattement que dans le délire. L'action de la bile noire remet en cause l'ethos de l'individu, où Jackie Pigeaud voit »la ressemblance de soi avec soi, la constance, la régularité dans son être«: 66 dans la mélancolie, dit l'auteur du Problème XXX, 1, »les individus diffèrent d'avec eux-mêmes«. 67 Or la dysthymie, versant psychologique de la mélancolie, a, dans l'Antiquité, fait l'objet de plusieurs développements hors d u cadre médical, preuve de la proximité de la réflexion médicale sur la mélancolie avec des problèmes d'ordre philosophique. 68 Ces descriptions, que l'on trouve chez Lucrèce 69 ou chez Sénèque 7 0 , compléteront a posteriori le tableau sémiologique de la mélancolie, encore que l'on n'y rencontre pas le terme, trop directement médical, trop lié à un trouble d'origine somatique. 71 Le portrait sénéquien de l'homme en proie au dégoût de la vie (taedium vitae) aura en particulier une influence considérable sur les avatars littéraires de la mélancolie. 72 Inconstance continuelle et insatisfaction chronique, exacerbation et refoulement des désirs, inquiétude et impuissance, agitation et sentiment de n'être bien nulle part, le taedium vitae est un dégoût de soi-même (»taedium et displicentia sui«) 73 dont on ne perçoit pas la raison. 74 Tout comme les »dysthymies sans raison« qu'engendre la bile noire, 75 il peut conduire au suicide, 76

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Jackie Pigeaud, in: Aristote, L'Homme de génie et la Mélancolie, Présentation, p. 30— 31. Ibid., p. 26. Problème XXX, 1, 954 b 6, p. 99. »La mélancolie est la pointe la plus avancée de la réflexion médicale vers la philosophie« écrit Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 124. D e la nature, livre III, vers 1053sq. D e la tranquillité de l'âme, chapitre II. Sur cette répartition sémantique entre les domaines philosophique et médical, voir Jackie Pigeaud, »Prolégomènes à une histoire de la mélancolie«, p. 507. Voir les commentaires de Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 5 0 3 - 5 2 1 . D e la tranquillité de l'âme, II, 10, in: Dialogues, t. IV, éd. et trad. R. Waltz, Paris, Les Belles Lettres, 1950, p. 77. C'est la différence avec l'aegritudo cicéronienne, tristesse d o n t l'objet est déterminé, connu, et qui n'est maladie de l'âme que parce que sa cause réside dans une opnion erronée sur le bien véritable (voir Tusculanes, III, xi). Voir Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 5 1 6 - 5 1 9 . Problème XXX,1, 954 b 3 4 - 3 5 , p. 103. »11 y a des gens que cela mène au suicide« (»Hoc quosdam egit ad mortem«), De la tranquillité de l'âme, p. 79.

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En deçà de toute littérature: mélancolie grecque et médecine humorale

qui est le point ultime et le symptôme irrécusable de la mélancolie. La rupture avec les autres et avec soi-même en quoi se manifeste la mélancolie, sa tristesse persévérante, son isolement dans une obsession délirante, tous ces symptômes, excluant le malade d u monde des vivants, font de lui un être en proie à la fascination et au désir de la mort, un mort-vivant. 77

5. Enthousiasme et mélancolie: le ProblèmeXXX, 1 L'égarement mélancolique, étrangeté radicale survenant sans raison, appelle un discours qui tente de lui désigner une cause. Si la médecine incrimine la bile noire, les accès de type maniaque évoquent davantage l'idée d'une possession divine, d'une saisie de l'homme par une puissance supérieure qui fait de lui son instrument. 7 8 À ces états d'enthousiasme, de délire inspiré dans lequel l'être est habité par un dieu, Platon avait donné des lettres de noblesse, faisant l'éloge des »bons délires«, dans le Phèdre notamment, où il rejette du côté des puissances mauvaises les délires dont l'origine est corporelle, maladive. O r il est un texte qui tente de penser d'un même mouvement ces deux types d'égarement, d'opérer une synthèse, à partir de la mélancolie, des thèmes philosophiques et de l'approche médicale - le Problème XXX, 1. Cette première grande monographie sur la mélancolie, traditionnellement attribuée à Aristote, est sans doute l'œuvre de son disciple Théophraste, auteur d'un traité sur la mélancolie aujourd'hui perdu. 7 9 Entre la théorie de Platon et les thèses du Problème XXX, 1, les rapports sont complexes, mais essentiels pour l'histoire de la mélancolie: d'une part parce que c'est sans doute contre l'interprétation platonicienne des délires que l'auteur d u Problème XXX, 1 affirme l'origine physiologique de tout délire, faisant une lecture médicale de l'éloge philosophique, de l'autre parce que c'est, inversement, en faisant une lecture platonicienne du Problème XXX, 1 que la Renaissance mettra à l'honneur la théorie de la génialité mélancolique. Rappelons donc, très succinctement, la thèse développée dans le Phèdre à propos des nobles délires. 80 Après avoir fait un discours sur l'amour affirmant qu'il faut donner la préférence à celui qui n'est pas épris sur celui qui aime, se fondant sur la supériorité du bon sens sur le délire (esprit malade, folie, maladie, délire, sont les termes employés à propos des amants), Socrate prononce sa palinodie en l'honneur du dieu Eros. Il lui faut, pour cela, démontrer que le délire vaut mieux que le bon sens, qu'il existe u n bon délire. Il mentionne alors trois sortes de délire dont il est

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Voir Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 125 et p. 2 0 7 - 2 0 8 . Voir E. R. Dodds, »Les bienfaits de la folie« in: Les Grecs et l'irrationnel, Paris, Flammarion, Champs, 1977, p. 71sq. Voir la présentation de Jackie Pigeaud à son édition du texte, p. 54—56. La traduction citée est celle d'Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1964.

Enthousiasme et mélancolie: le Problème XXX, 1

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reconnu qu'ils sont de cette espèce: le délire prophétique, celui des initiés et celui des poètes. L'excellence du délire amoureux, la plus délicate à démontrer, nécessite de recourir au mythe du voyage de l'âme admise, dans l'intervalle de ses incarnations successives, à contempler le m o n d e des Idées. Le délire amoureux est le signe que l'âme incarnée reconnaît dans l'aimé la beauté idéale qu'elle avait admirée dans l'empyrée. Cette contemplation rappelle à l ' h o m m e sa nature éternelle, ranime les ailes de son âme et lui permet de s'élever à nouveau vers le m o n d e des Idées. O r c'est précisément ce délire noble entre tous qui »se fait accuser de folie« (249 d): Détaché des passions humaines et occupé des choses divines, il encourt les reproches de la foule, qui le tient pour insensé et ne s'aperçoit pas qu'il est inspiré (249 c). Le délire amoureux isole l'être de la foule, expose l'amant à l'incompréhension car son aspect est bien analogue à celui de l'égarement mélancolique. Et pourtant, rien de plus dissemblable, à en croire la distinction qu'établit plus loin Socrate: Il y a deux genres de délire: l'un, causé par des maladies humaines, l'autre par une impulsion divine qui nous jette hors de nos habitudes régulières (265 a). Les domaines respectifs de la médecine et de la philosophie sont ainsi nettement séparés. Ils s'opposent c o m m e le corps s'oppose à l'âme, et le mal au bien. Le bon délire s'inscrit dans une logique résolument métaphysique, niant toute origine, toute participation corporelle: l'enthousiasme renvoie à un au-delà immatériel, le corps est un obstacle d o n t l'esprit doit apprendre à se libérer. La valorisation d ' u n état de délire exige donc l'exclusion catégorique de toute influence corporelle, et que l'on distingue entre une forme noble et une forme pathologique de délire, distinction qui n'intervient qu'au niveau des causes, l'aspect des deux états pourtant antithétiques pouvant toujours prêter à confusion. La mélancolie, maladie ou vice moral, le délire, don des dieux: que l'on attribue le second à la première, et divination, poésie et amour deviendront, au m ê m e titre que toute autre forme de délire, des signes de mélancolie, les manifestations d ' u n e h u m e u r dominante dans le corps. C'est ce que fait le Problème XXX, 1, d o n t les principales articulations influenceront considérablement la réflexion médicophilosophique sur la mélancolie. Le texte n'aborde pas directement la question de l'enthousiasme. C e qu'il pose d'emblée, c'est, contre la distinction socratique entre maladies d u corps et dons de l'esprit, la réalité d'une origine c o m m u n e au génie et aux maladies mélancoliques. Cette parenté, qui n'a rien d'une identité, n'est pas même discutée, la question liminaire d u ProblèmeXXX, 1, qui fera la célébrité de ce texte, 81 la suppose déjà connue, établie sur une théorie d'exemples fameux, et n'en interroge que le pourquoi:

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La formule sera surtout connue par l'intermédiaire de Cicéron (»Aristoteles quidem ait omnes ingeniosos melancholicos esse«, Tusculanes, I, XXXIII, 80) et de Sénèque (»siue

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En deçà de toute littérature: mélancolie grecque et médecine humorale Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains même au point d'être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine?82

L'enthousiasme n'est qu'un des états produits par la bile noire, u n cas particulier d u problème de l'être d'exception, que l'auteur d u Problème XXX, 1 formule sans lui d o n n e r aucune connotation métaphysique. Q u a n d il évoquera des exemples d'enthousiasme, 8 3 il n'y verra qu'un p h é n o m è n e naturel, sans trace d'intervention divine, et sans y voir une condition nécessaire aux réalisations d u génie. L'intérêt exceptionnel de ce texte vient de ce qu'il attribue à la mélancolie des vertus intellectuelles positives sans renoncer p o u r autant à en affirmer la réalité physiologique et ses effets néfastes. Il en résulte une synthèse qui prend en compte tous les aspects d u tableau clinique d e la mélancolie, corporels et psychiques, maniaques et dépressifs, en y ajoutant les états d'exaltation féconde, ce qui représente une extension remarquable d u c h a m p d'action de la bile noire. L'auteur du Problème XXX, 1 pense ensemble les aspects les plus extrêmes et les plus opposés de la mélancolie grâce à une analyse de la nature de la bile noire qui, substance variable, produit une multitude d'effets d'apparence contradictoire. C e qui rend possible une telle synthèse, l'instrument heuristique qui révèle les vertus de l'humeur noire, c'est la comparaison, ce qui n'est pas pour surprendre q u a n d on connaît la nature imaginaire d e cette substance. La variété sémiologique de la mélancolie est expliquée par la nature composite de la bile noire, mélange inconstant d o n t la température est susceptible de subir de fortes variations, produisant des effets contradictoires (car »tout s'accomplit et est régi par la chaleur«, 9 5 3 b 22, p. 89): c o m m e l'eau, la pierre ou le fer, corps froids de nature mais qui peuvent devenir très chauds, la bile noire »devient et très chaude et très froide« (954 a 15, p. 93). Ainsi s'explique qu'elle puisse rendre l'individu différent de luim ê m e , le porter aux états extrêmes, maniaque lorsqu'elle est très chaude, et abattu lorsque, froide de nature, elle est en excès dans le corps. 8 4 La comparaison principale, qui organise t o u t un premier m o m e n t d u texte (de 9 5 3 a 32 à 954 a 10) et conduit aux affirmations les plus neuves sur la mélancolie, est celle de la bile noire avec le vin. Leur analogie repose sur une c o m m u n a u t é de

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Aristoteli, >nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit«Mélancolique< caractérise dès lors un individu qui n'est ni malade, ni même en passe de le devenir, et dont pourtant la personnalité reste pensée en liaison avec la bile noire. Dans ce contexte, le mélancolique, c o m m e les autres tempéraments, reste l'objet d'un discours théorique sur le monde et sur l'homme, sans que la doctrine lui confère de statut privilégié, sans faire de lui le sujet d'une parole originale. Au contraire: de tous les tempéraments, le mélancolique est celui pour lequel l'origine

Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, p. 36. Même après la redécouverte du Problème XXX, 1 par le médecin philosophe qu'était Marcile Ficin, le discours médical continuera d'être bien distinct de celui des philosophes ou des poètes. Voir dans le Discours des maladies mélancholiques de Du Laurens, médecin d'Henri IV, publié en 1597, un »traité démystificateur«, comme le fait Marc Fumaroli dans son article >»Nous serons guéris, si nous le voulonsprofaneCas< Argan, p. 211-214. La servante en fera autant, demandant à Sganarelle: »Avez-vous su la cause de sa mélancolie?«, I, 3, p. 100. Voir Patrick Dandrey, Le >Cas< Argan, p. 211.

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Les tempéraments, le mélancolique et l'ordre du monde

symptômes analogues à la mélancolie pathologique, au point que Lucinde pourra feindre de se suicider sans sortir de son rôle. Les médecins conviés au chevet de la malade diagnostiquent une mélancolie de forme hypocondriaque. M M . Bahys et Macroton ne nous laissent rien ignorer des effets d ' u n e »vapeur fuligineuse et mordicante«, »causée par des humeurs putrides tenaces et conglutineuses qui sont contenues dans le bas-ventre«, et qui »fume vers la région d u cerveau« (II, 5, p. 109). Lavements »rémollients et détersifs«, »julets et sirops rafraîchissants«, purgation »vigoureuse« et saignée, »que nous réitérerons, s'il est besoin«, auront raison de la pléthore de bile noire - ou de la malade, qui aura eu néanmoins la consolation de »mourir selon les règles« (Ibid., p. 110). Rien de nouveau dans ces propos: de l'abattement d'esprit, seule compte pour le médecin la cause corporelle. Clitandre prend le contre-pied de cette démarche, préconisant, contre une maladie d'origine mentale, un traitement avant tout psychique: Comme l'esprit a grand empire sur le corps, et que c'est de lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de guérir les esprits, avant que de venir au corps [...] j'ai reconnu que c'était de l'esprit qu'elle était malade, et que tout son mal ne venait que d'une imagination déréglée [...] j'ai vu en elle de l'aliénation d'esprit (III, 6, p. 117).

La mélancolie de Lucinde relève d ' u n dysfonctionnement de l'imagination, qui suscite une erreur de jugement en présentant un faux bien p o u r un vrai, et dont l'empire ne laisse plus à l'esprit la latitude d'en délibérer avec lucidité. Le diagnostic n'est pas plus juste que celui des médecins de la faculté (l'imagination de Lucinde n'a rien de déréglé, et ses désirs ne sont que fort naturels), mais il permet de rejoindre le vrai par une surenchère de fausseté: le faux médecin propose de guérir la fausse malade par un faux mariage. Le procédé est médical: il s'agit de parer à l'urgence (»il y avait du péril à ne lui pas donner un p r o m p t secours«, dit Clitandre), de soulager la tension d'esprit, l'idée fixe de la malade, en d o n n a n t à son désir trop violent une satisfaction feinte, par la simulation d ' u n mariage. Tous les discours sur la mélancolie et son traitement, d o n t est tissée la pièce, tournent d o n c autour d ' u n simulacre, d ' u n e fausse maladie. Tout est faux - faux mystère, fausse mélancolie, faux médecin, faux diagnostics et faux remèdes. C'est que le vrai désordre, qui suscite agitation et discours, n'est pas là où tous le cherchent. Clitandre l'a bien compris, qui inaugure son rôle de médecin par un geste de farce révélant le règne du faux de manière ostentatoire: »Clitandre, tâtant le pouls à Sganarelle: Votre fille est bien malade« (III, 5, p. 115). La plaisanterie est reprise du Médecin volant, où le faux médecin la c o m m e n t e ainsi: »le sang du père et de la fille ne sont q u ' u n e même chose; et par l'altération de celui d u père, je puis connaître la maladie de la fille«.46 Clitandre, lui, invoque la »sympathie qu'il

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Le Médecin volant, scène IV, in: Œuvres complètes, 1.1, p. 34.

L'exception mélancolique

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y a entre le père et la fille«, ce qui revient au même. Mais ici, le comique de farce est porteur d ' u n sens profond: puisque le vrai patient est une fausse malade, il se peut que le patient examiné par erreur soit le vrai malade, que »l'altération« de la fille révèle la »maladie« du père. Et de fait, ce que tous cherchent — et pensent avoir découvert - dans la fille est bien à l'œuvre chez le père, authentique tyran mélancolique domestique. 4 7 L'exposition de la pièce nous montre en effet d'emblée en Sganarelle un mélancolique. Ses premières répliques, à la vérité fort étranges, nous informent de plusieurs malheurs qui lui sont survenus: la mort de sa femme d'abord, et la maladie de sa fille unique. Le décès de l'épouse est présenté d ' u n e manière bouffonne: »je n'avais qu'une seule femme, qui est morte« - que souligne encore l'interruption moqueuse du voisin: »et combien en voulez-vous donc avoir?«. L'expression est d ' u n propriétaire lésé (un proverbe avait déjà d o n n é le ton: »qui terre a guerre a«), n o n d'un mari en deuil, mais elle traduit malgré tout un sentiment de perte douloureux. Et Sganarelle, ignorant la boutade d u voisin, prononce une tirade d o n t le comique ne suffit pas à masquer un certain pathétique: Elle est morte, Monsieur mon ami. Cette perte m'est très sensible, et je ne puis m'en ressouvenir sans pleurer. Je n'étais pas fort satisfait de sa conduite, et nous avions le plus souvent dispute ensemble; mais enfin la mort rajuste toutes choses. Elle est morte: je la pleure. Si elle était en vie, nous nous querellerions. De tous les enfants que le Ciel m'avait donnés, il ne m'a laissé qu'une fille, et cette fille est toute ma peine (I, 1, p. 98).

Dès son entrée en scène, Sganarelle s'avoue marqué par le deuil et la perte, de sa f e m m e mais aussi de plusieurs enfants, et plongé dans le désarroi par la mélancolie de sa dernière fille — »pour moi«, dit-il, »j'en perds l'esprit«. Cependant, le côté touchant du personnage est rapidement occulté par l'entêtement traditionnel et comique du père tyrannique qui refuse de donner sa fille en mariage. Son obstination ne tient néanmoins pas à une obsession délirante, à une chimère qui lui aurait ôté toute sa lucidité, c o m m e celles d ' O r g o n , d'Argan ou de M . Jourdain. O n le voit à la perspicacité dont, dans la première scène, il fait preuve p o u r déceler les vrais motifs des »donneurs de conseils à la mode«. Moins obtus que beaucoup d'autres pères de comédie, son attitude à l'égard de sa fille ne tient pas à son aveuglement — »11 est bon quelquefois de ne point faire semblant d'entendre les choses qu'on n'entend que trop bien« avouera-t-il (I, 5, p. 103). Ce n'est pas n o n plus avarice superficielle — pour conserver sa fille, il est prêt à la dépense. 4 8 S'il se refuse à

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Voir Patrick Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, t. I, Sganarelle et la médecine ou De la mélancolie érotique, Paris, Klincksieck, 1998, p. 663-667. Patrick Dandrey ne voit cependant dans le comportement de Sganarelle qu'une »marotte« (»la folie de la fille ne dessinait que le contour de la marotte du père«, ibid., p. 664), une »lubie« de »père opiniâtre« (Le >Cas< Argan, p. 140), là où nous voyons la marque d'un authentique tempérament mélancolique. »Je te promets que je ferai toutes choses pour toi« dit-il à sa fille (I, 2, p. 99).

Les tempéraments, le mélancolique et l'ordre du monde

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marier Lucinde, c'est q u e sa fille est son bien, au m ê m e titre que celui q u ' o n »amasse«: A-t-on rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l'on veut assujettir les pères? rien de plus impertinent et de plus ridicule que d'amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l'un et de l'autre entre les mains d'un homme qui ne nous touche de rien? Non, non: je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi (I, 5, p. 103).

L'assimilation de la fille et du bien, le refus des usages, le repli sur soi, t o u t signale le tempérament mélancolique. L'éducation d ' u n e fille est comprise sur le modèle de l'accumulation laborieuse de capital, thésaurisations stériles qui trouvent leur fin en elles-mêmes. Par une avarice essentielle, le bien amassé et la fille élevée ne seront pas (re)mis en circulation: c'est la loi de l'échange, »coutume« o u »usage«, qui est dite »tyrannique«. Sganarelle, que la servante vient d'appeler »père tyrannique« à la fin de la scène précédente, refuse de se plier à la tyrannie d u jeu social. Les conseils que, dans la première scène de la pièce, lui donnaient voisins et parents obéissaient précisément aux règles de la circulation des biens et des personnes, conseils de commerçants intéressés à la vente et de femmes intéressées par le commerce amoureux ou la captation d'héritage, conseils égoïstes mais légitimes dans un m o n d e bourgeois régi par l'échange. La fin de non-recevoir que leur oppose Sganarelle redouble le refus de ces valeurs par celui d ' u n dialogue qui est lui-même échange: »Ainsi, Mesdames et Messieurs, quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je n'en suive aucun« (I, 1, p. 99). Sganarelle, père mélancolique, se replie sur son deuil, sur son bien, sur sa fille. À ce retrait hors du m o n d e de l'échange, Lucinde répond en lui renvoyant en miroir l'image pathologique de son tempérament mélancolique. D e manière bien plus radicale, elle se retire elle-même de tout échange, se refuse à toute communication, provoquant une rupture dans la relation entre le père et »son bien« - et c'est Sganarelle qui »en perd l'esprit«, qui pense »mourir de déplaisir«, qui est »perdu«. 4 9 Aussi le remède que Clitandre propose p o u r soigner la fille, »flatter son imagination« par un mensonge, est-il en réalité destiné au père, auquel il convient parfaitement: il s'agit de faire semblant de feindre un mariage qui lui rende Lucinde, saine et obéissante, pour, en fait, libérer celle-ci de la tyrannie paternelle. Et le divertissement final lui est, plus qu'à t o u t autre, destiné. Les danseurs »veulent le faire danser de force«, p o u r l'empêcher de courir après sa fille, certes, mais aussi bien pour le faire entrer dans le m o u v e m e n t d u m o n d e c o m m e il va. Mais on ne guérit pas si aisément la mélancolie d u père dépossédé, et le rideau t o m b e sur

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Respectivement I, 1, p. 98,1, 2, p. 99 et I, 6, p. 104. Dans les termes de Marcel Mauss, disons qu'à son père qui interrompt l'échange des biens et des femmes, la fille répond en refusant l'échange des paroles.

M ars ile Ficin et les lettrés mélancoliques

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l'image d'un Sganarelle plus mélancolique que jamais, enrageant contre le m o n d e - »Peste des gens!« (III, scène dernière, p. 120).

3. Marsile Ficin et les lettrés mélancoliques La définition d u mélancolique c o m m e un être en rupture se révélera féconde lorsqu'on en viendra à vouloir décrire le caractère particulier de tel individu singulier en faisant usage de la notion de tempérament. Il est clair que la doctrine des tempéraments n'avait pas été conçue en vue d ' u n e connaissance d u sujet dans sa singularité. O n l'a vu dans le cas de Villon, elle fournit tout au plus un rôle qui permet à l'individu de se situer dans l'ordre d u monde. Lorsque l'intérêt se porte de manière décisive sur l'individu singulier, comme cela se produit à la Renaissance, le tableau médiéval d ' u n e humanité répartie en quatre classes et insérée dans des correspondances universelles se révèle alors, comme le dit Michel Foucault du savoir des ressemblances, »à la fois pléthorique et absolument pauvre«. 50 O r tout individu sur lequel se porte le regard se révèle, dans sa particularité et sa complexité, u n être d'exception - mais c o m m e n t l'exception peut-elle trouver place dans une doctrine qui raisonne par types? À moins que de refuser toute pertinence à la doctrine au nom d ' u n e singularité insaisissable, c o m m e le fera Montaigne, il faut dès lors repenser l'un des tempéraments de manière à inclure l'exception dans le système. 5 1 Cela sera le résultat de la réinterprétation d u mélancolique, par Marsile Ficin, opérée grâce à la reprise des thèses d u Problème XXX, 1 dans le cadre du néoplatonisme florentin. Être contradictoire, en marge de l'ordre d u monde, être en sécession, le mélancolique pourra alors être identifié à l'individu exceptionnel, au génie. Médecin et philosophe néoplatonicien de la cour de Laurent de Médicis, traducteur et commentateur de Platon et de Plotin, Marsile Ficin publie en 1489 u n ouvrage en trois livres à l'intention des gens de lettres soucieux de leur santé, le De Vita triplici?2 Le premier des trois livres porte sur la santé de ceux qui consacrent leur vie à l'étude, le second sur les moyens de mener une longue vie, le troisième sur l'art d'utiliser l'influence des astres pour se maintenir en bonne santé. L'ouvrage, qui exercera une influence considérable sur toute l'Europe pensante, va bien audelà d ' u n simple bréviaire médical à l'usage des lettrés: Ficin y tente d'harmoniser médecine humorale, néo-platonisme et astrologie. 53 Dans le premier livre se trouve

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Les Mots et les choses, p. 45. C'est ce que Jackie Pigeaud a appelé substituer une lecture »dynamique« à une lecture »combinatoire«, »Fatalisme des tempéraments et liberté spirituelle«, p. 140. Nous citons le texte latin du De Vita triplici dans l'édition de A. Biondi et G. Pisani, Pordenone, Edizione Biblioteca dell'Immagine, 1991. La traduction française est, sauf indication contraire, celle d'Yves Hersant publiée en extraits dans Le Magazine littéraire, 1987, p. 33-34, et dans Saturne et la mélancolie, p. 405sq. Voir Saturne et la mélancolie, p. 416—418 et p. 423—425.

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l'énoncé des thèses aristotéliciennes, dont il s'agit de montrer la vérité sans renoncer à d o n n e r aux fureurs une signification platonicienne: Et même si [Platon] veut qu'on entende par là une fureur divine, il n'en demeure pas moins, d'après ceux qui étudient la nature, qu'une fureur de ce genre ne peut jamais prendre son élan que chez des mélancoliques. 54

Il faut donc concilier Aristote et Platon, l ' h u m e u r et le divin, le principe philosop h i q u e et l'analyse médicale, pour servir à la louange des lettrés, ces »prêtres des Muses«, »chasseurs du bien suprême et de la vérité«. 55 Nous allons voir que cette synthèse ne pourra être réalisée que par l'abandon de la bile noire proprement dite et par sa métamorphose en une >bile blanche* aux vertus merveilleuses que l'on continuera néanmoins, et c'est là l'aspect décisif, d'appeler mélancolie. Médecin, Marsile Ficin reste fidèle à l'humorisme et au rôle négatif qu'y joue la bile noire. La mélancolie, comme il le rappelle, est, avec la pituite (ou phlegme), un des dangers qui menacent la santé de ceux qui consacrent leur vie à l'étude - pituite et bile noire, dit Ficin, sont les C h a r y b d e et Scylla d u lettré. 5 6 Le raisonnement est ici purement médical, sans innovation d'aucune sorte: la tension d e l'esprit c o n s u m e la partie subtile du sang, affaiblit sa chaleur naturelle, et, accaparant t o u t e l'énergie physique, empêche la digestion de s'effectuer normalement; le sang, ne pouvant se régénérer correctement, s'épaissit, l'immobilité excessive gêne l'évacuation, les exhalaisons m o n t e n t au cerveau... L'humorisme suffit à rendre c o m p t e de cette mauvaise mélancolie engendrée par le mode de vie d u lettré. Ficin connaît également les dangers des quatre formes de bile noire aduste, responsables des délires violents q u a n d elles brûlent, de la stupidité q u a n d elles s'éteignent, »état que l'on appelle proprement mélancolie, démence, folie«. 57 La mélancolie au sens propre, médical, du terme, c'est d o n c cet état d'hébétude dans lequel la bile noire aduste éteinte plonge l ' h o m m e . Q u a n t à la bile noire naturelle, ses effets nocifs sont connus: seule ou mêlée de pituite, trop abondante ou trop froide, elle ne saurait produire que des effets conformes à sa nature, »elle offusque les esprits, terrifie l'âme et émousse l'entendement«, elle »induit la torpeur et l'indolence«, »elle afflige l'âme d ' u n continuel dégoût, prive la pensée de son acuité«, elle produit fièvres quartes et maux divers. 58

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»Etsi divinum furorem hic forte intelligi vult [Plato], tarnen neque furor eiusmodi apud physicos aliis unquam ullis praeterquam melancholicis incitatur«, I, 5, p. 22. »Musarum sacerdotes«, »summi boni veritatisque venatores«, I, 2, p. 14. I, 3, p. 16 et 1,7, p. 30. »quem habitum melancholiam proprie et amentiam vecordiamque appellant«, I, 5,

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»obfuscat spiritus, terret animum, obtundit ingenium«, »segnitiem adducit atque torporem«, »continuo animum affìcit taedio, mentis aciem hebetat«, I, 5, p. 22.

Marsile Ficin et les lettrés mélancoliques

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C o m m e n t concilier cette image médicale exclusivement pathologique avec l'intention d'attribuer à cette même mélancolie les talents exceptionnels du lettré, sujet aux accès d'enthousiasme divin? C o m m e n t faire de la bile noire, humeur néfaste qui produit la folie ou l'hébétude, une substance capable d'entretenir les esprits, ce »précieux outil« dont les lettrés doivent avoir grand soin et dont Ficin décrit c o m m e suit la réalité corporelle: [ . . . ] une vapeur d u sang, pure, subtile, chaude et claire. Engendré d ' u n sang très subtil par la chaleur m ê m e d u cœur, l'esprit s'envole jusqu'au cerveau, où l'âme l'utilise continuellement pour mettre en mouvement les sens, tant internes qu'externes. 5 9

O n ne saurait rêver opposé plus parfait aux qualités de la bile noire, engendrée de la partie la plus grossière du sang, impure, lourde, froide, obscure, montant de même au cerveau mais pour l'oppresser et l'étouffer! Q u e les lettrés soient par nature mélancoliques, cela ressort néanmoins à l'évidence de l'harmonie entre la bile noire, Saturne et la vie studieuse. L'instrument de la démonstration est ici l'analogie, interprétée de façon littérale: O r se retirer vers le centre depuis la circonférence et se fixer au centre, c'est précisément le propre de la terre elle-même, à laquelle assurément la bile noire est fort semblable. Ainsi la bile noire ne cesse-t-elle d'appeler l'âme à la concentration, à l'immobilité, à la contemplation. E t semblable elle-même au centre d u m o n d e , elle la pousse à étudier le centre des choses singulières et l'élève à la compréhension des réalités les plus hautes, d'autant qu'elle s'accorde pleinement avec Saturne, la plus haute des planètes. Inversement, en se recueillant c o n s t a m m e n t en elle-même et en se c o m p r i m a n t p o u r ainsi dire, la contemplation elle-même acquiert aussi une nature fort semblable à la bile n o i r e . i 0

Le raisonnement progresse suivant les analogies du matériel et du spirituel, reflétées dans les doubles sens, propre et figuré, des mots employés: la densité et la stabilité de la terre devenant la concentration et la fixité de la contemplation, le caractère central de la terre ou la hauteur de Saturne, le cœur des choses ou l'élévation de la pensée. Les ressemblances culminent dans l'affirmation finale, si surprenante, posant une parenté de nature entre une activité mentale et une substance corporelle. Le rapport d'analogie se fait ici influence effective, rapport causal réel, la bile noire »appelant l'âme« à la contemplation, et celle-ci produisant, par la ressemblance,

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»vapor q u i d a m sanguinis purus, subtilis, calidus et lucidus definitur. Atque ab ipso cordis calore ex subtiliori sanguine procreatus volat ad cerebrum ibique animus ipso, ad sensus t a m interiores q u a m exteriores exercendos, assidue utitur«, I, 2, p. 14. »Ad centrum vero a circumferentia se colligere figique in centro maxime terrae ipsius est proprium, cui quidem atra bilis persimilis est. Igitur atra bilis a n i m u m ut se et colligat in u n u m et sistat in uno contempleturque assidue provocai. Atque ipsa m u n d i centro similis, ad centrum rerum singularum cogit investigandum evehitque ad altissima quaeque comprehendenda, q u a n d o q u i d e m c u m Saturno m a x i m e congruit altissimo planetarum. C o n t e m p l a t i o q u o q u e ipsa vicissim assidua q u a d a m collectione et quasi compressione naturam atrae bili persimilem contrahit«, I, 4 , p. 18.

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la bile noire. 6 1 La mélancolie est ainsi la compagne, favorable mais dangereuse, des lettrés, »qu'ils aient été [mélancoliques] dès le début, ou que l'étude les ait rendus tels«. 62 Il importe donc de définir une b o n n e bile noire, nettement distincte de l'hum e u r nocive, mais qui conserve néanmoins le n o m de >mélancoliemélancolieCas< Argan, p. 232. Jean Cassien, Institutions cénobitiques, éd. et trad. J.-C. Guy, Paris, Éditions d u Cerf, Sources chrétiennes, 1965, X, 2, p. 389. »in heremo commorantibus«, ibid., X, 1, p. 385. »Quod esse uerissimum, quisque fuerit in solitudine conmoratus et pugnas hominis interioris expertus, ipsis experimentis perfacile conprobabit«, Jean Cassien, Conférences, I à VII. éd. et trad. D o m E. Pichery, Paris, Éditions du Cerf, Sources chrétiennes, 1955, Conférence V: »De octo vitiis principalibus«, 9, p. 197.

Des fureurs divines à la misère de l'homme sans Dieu

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R e p o r t o n s - n o u s à la d e s c r i p t i o n q u ' É v a g r e le P o n t i q u e , a u IV e siècle, d o n n e d u » d é m o n d e m i d i « - ainsi n o m m e - t - i l l'acédie e n r é f é r e n c e a u verset 6 d u P s a u m e 9 0 d a n s la t r a d u c t i o n d e la V u l g a t e : 3 6 Le d é m o n de l'acédie, qui est appelé aussi »démon de midi«, est le plus pesant de tous; il attaque le m o i n e vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu'à la huitième heure. D'abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s'il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là si quelqu'un des frères... En outre, il lui inspire de l'aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l'idée que la charité a disparu chez les frères, qu'il n'y a personne pour le consoler. 37 M é l a n g e d e d é g o û t et d'anxiété, d e d é c o u r a g e m e n t et d ' i m p a t i e n c e , d e rêveries i n q u i è t e s et d e désirs dispersés, le tableau d e l'acédie originaire fait d a v a n t a g e p e n s e r a u taedium

vitae d é c r i t p a r S é n è q u e q u ' à c e t t e paresse p l u s o u m o i n s c o m p l a i s a n t e

à l a q u e l l e o n la r é d u i r a u l t é r i e u r e m e n t . D e f a i t , c o m m e la m é l a n c o l i e , l'acédie assaille le m o i n e s a n s r a i s o n a p p a r e n t e , le laisse »l'esprit t r o u b l é s a n s r a i s o n et c o m m e e n t é n é b r é « , écrit C a s s i e n , 3 8 q u i d i s t i n g u e p a r ailleurs d e u x sortes d e tristesse, s e l o n q u ' e l l e r é p o n d o u n o n à u n e cause: »L'une s u i t u n e colère q u i s'éteint, u n d o m m a g e é p r o u v é , u n désir c o n t r a r i é . L'autre p r o v i e n t d ' u n e a n x i é t é o u d ' u n d é s e s p o i r sans r a i s o n « 3 9 - d i s t i n g u o q u i f a i t p r é c i s é m e n t é c h o à celui p e r m e t t a n t d'isoler la m a l a d i e m é l a n c o l i e d'accès d ' a b a t t e m e n t n o n p a t h o l o g i q u e s . T h é o d u l f e d ' O r l é a n s d o n n e d e l'acédie cette très belle d e s c r i p t i o n : Pour elle le chagrin est sans désastre, l'affliction n'a point de nom, Mais une sombre illusion possède l'intime de son cœur. 4 0

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»Non timebis a timore nocturno; A sagitta volante in die, A negotio perambulante in tenebris; Ab incursu, et daemonio meridianis« - soit, dans la traduction de Lemaître de Sacy: »vous ne craindrez rien de tout ce qui effraie durant la nuit; ni la flèche qui vole durant le jour, ni les maux que l'on prépare dans les ténèbres, ni les attaques d u démon de midi« (psaume 90, versets 5 - 6 ) . Évagre le Pontique, Traité pratique, ou le Moine, § 73, éd. et trad. A. et C. Guillaumont, Paris, éditions du Cerf, Sources chrétiennes, 1971, ch. 12, p. 521—523. L'interruption après »un des frères« est une réticence d'Évagre que Cassien, qui reprend la description d'Évagre pour l'amplifier, complète ainsi: »se lamentant que nul frère ne vienne le visiter«, visite qui l'autoriserait, au nom des devoirs d'hospitalité, à rompre le jeûne, Institutions, X, 2, p. 3 8 6 - 3 8 7 . »et ita quadam inrationabili mentis confusione uelut taetra subpletur«, ibid., p. 386— 387. » U n u m q u o d uel iracundia desinente uel de inlato d a m n o ac desiderio praepedito cassatoque generatur, aliud quod de inrationabili mentis anxietate seu desperatione descendit«, Conférences, V, 11, p. 200. »Est et ei sine clade dolor, sine nomine moeror, / Intima sed cordis nubilus error habet«. Cité dans Saturne et la mélancolie, p. 138, note 27.

La mélancolie entre Dieu et Diable D o u l e u r sans n o m , ce mal mystérieux appelle une n o m i n a t i o n multiple:

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tristitia

et acedia apparaissent le plus souvent accompagnées de synonymes, » d é m o n de midi«, anxietas o u taedium

cordis, ainsi que de leurs filles et c o m p a g n e s , qui, d ' u n e

manière plus essentielle q u e pour tout autre péché, sont porteuses de leur sens: De la tristesse, la rancune, la pusillanimité, l'aigreur, le désespoir; de l'acédie, l'oisiveté, la somnolence, l'humeur acariâtre, l'inquiétude, le vagabondage, l'instabilité de l'esprit et du corps, le bavardage, la curiosité. 41 Cette multiplicité d é m o n i a q u e est en effet consubstantielle à l'acédie, dont le propre est de disperser l'âme dans les désirs et l'inquiétude. À côté d u vocabulaire de l'abattement et de la dysthymie mélancolique (tristesse et crainte, inactivité, aigreur et jalousie, angoisse et désespoir), il faut souligner l'importance des termes décrivant une agitation de corps et d'esprit sans but, »inquietudo, peruagatio, instabilitas mentis et corporis, uerbositas, curiositas«. C o m m e la mélancolie, l'acédie agit dans deux directions opposées, somnolence ou désir de fuite, paresse ou impatience: Il y a deux sortes d'acédie. L'une précipite à dormir le moine en proie à l'anxiété. L'autre le pousse à déserter et à fuir sa cellule. 42 D ' u n e part donc, aspect que l'on retient généralement mais qui est loin d'être essentiel, l'acédie est une torpeur qui saisit le solitaire, un s o m m e i l qui s'empare de son â m e c o m m e de son corps. D e l'autre, elle est une dispersion de l'esprit qui ignore l'objet de son inquiétude, la fébrilité d'un désir vertigineux. Et ces deux versants de l'acédie s'appellent et s'engendrent l'un l'autre parce qu'ils sont de m ê m e nature. 4 3 L'acédie est u n e spirale infernale d u désir d a n s laquelle alternent impatience et impuissance et qui s'achève dans la folie: Elle empêche aussi d'être paisible et doux envers les frères, rend impatient et âpre dans tous les travaux et devoirs religieux, et, une fois le moine rendu incapable de prendre une décision salutaire et privé de la paix du cœur, elle en fait comme un fou, un homme pris de vin, qu'elle abat et submerge sous un désespoir pénible. 44

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»de tristitia rancor, pusillanimitas, amaritudo, desperatio: de acedia otiositas, somnolentia, inportunitas, inquietudo, peruagatio, instabilitas mentis et corporis, uerbositas, curiositas«, Jean Cassien, Conférences, V, 16, p. 209. Chez Grégoire le Grand, »malitia, rancor, pusillanimitas, desperatio, torpor circa praecepta, vagatio mentis erga illicita« (voir Agamben, Stanze, p. 7, note 2), chez saint François de Sales, »angoisse, paresse, indignation, jalousie, envie et impatience« (Introduction à la vie dévote, p. 274). Voir également les listes de compagnes de la tristitia du pseudo-Hugues de Saint-Victor et de Jean Damacène citées dans Saturne et la mélancolie, p. 139, note 28. »Acedia genera sunt duo. Unum quod ad somnum praecipitat aestuantes, aliud quod cellam deserere ac fugere cohortatur«, Conférences, V, 11, p. 201. Giorgio Agamben voit dans ces deux aspects de l'acédie une même réalité, un même désir qui, par impatience d'atteindre son objet, le place radicalement hors d'atteinte, pour déplorer la perte d'une possession imaginaire, Stanze, p. 11-13. »Tranquillum quoque ac mitem fratribus esse non patitur et ad cuncta operationum uel religionis officia inpatientem et asperum reddit, omnique perdito salubri Consilio et

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Des fureurs

divines à la misère de l'homme sans Dieu

La puissance destructrice de la tristesse acédique appelle des images violentes - Cassien parle de »l'âme déchirée par les morsures de la tristesse«, 45 et Évagre écrit: [...] comme, au moment de la prière, tu te représentes de telles images et n'offres pas pure ta prière à Dieu, tu te heurtes aussitôt au démon de l'acédie, qui bondit précisément sur de telles dispositions et met en pièces l'âme, comme un chien fait une jeune biche. 46 O ù l'on retrouve l'imagination et sa puissance néfaste. C'est elle en effet qui hante l'âme du solitaire, qui suscite et alimente les désirs affolants. Elle fait entrer l'ennemi dans la forteresse de l'âme, donne corps aux désirs, rappelle au solitaire sa condition passée au milieu de l'affection des siens, 47 lui fait toujours voir le bonheur là où il n'est pas, en d'autres temps, en d'autres lieux. 4 8 Instruments des suggestions diaboliques, les images, souvenirs ou visions, obscurcissent la contemplation spirituelle, troublent le moine dans sa prière, le font sombrer dans les hallucinations de la folie, dans »la vision d'une foule de démons dans l'air« 49 - saint Antoine en proie aux tentations diaboliques sera une figure exemplaire des tourments de l'acédie. 50 Face à ce redoutable démon, les remèdes prônés par les Pères de l'Église auront pour fonction de tourner de nouveau l'attention du moine acédique vers le présent, d'instaurer une régularité qui fasse obstacle à l'inquiétude irraisonnée, de reconstituer l'unité de l'être en proie à la dispersion des images et des désirs. O n y parviendra en persévérant dans l'exercice d'une méditation bien orientée, par l'effet incantatoire du chant et de la prière, 51 mais aussi par le travail manuel,

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cordis constantia proturbata uelut amentem facit et ebrium sensum frangitque et obruit desperatione poenali«, Jean Cassien, Institutions, IX, 1, p. 371. »anima, quae edacissimis tristitiae morsibus deuoratur«, Cassien, Institutions, IX, 3, p. 371. Évagre le Pontique, ch. 23, p. 555. Voir Évagre le Pontique, ch. 10, p. 515, et ch. 12, p. 525-527. Baudelaire, qui mentionne l'acédie dans les Fusées, IX, aux côtés du taedium vitae sénéquien, de la maladie du moine Stagyrius traitée par saint Jean Chrysostome et de la »folie-suicide« des aliénistes du XIXe siècle (bel exemple de l'unité des maux de type mélancolique), lui donnera mainte fois la parole: »Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité?«, Petits Poèmes en Prose, XVIII, »L'invitation au voyage«. Évagre le Pontique, ch. 14, p. 535. Cette vision, aperçue par la fenêtre vers laquelle le moine acédique tourne ses regards impatients, se retrouve dans le tableau de Lucas Cranach, Mélancolie (voir Maxime Préaud, »Un œil noir qui ne te regarde pas«, Magazine littéraire, 1987, p. 23sq.). Voir André Chastel, »La Tentation de Saint-Antoine ou le songe du mélancolique«, in: Fables, Formes, Figures, Paris, Flammarion, 1978, p. 137-148. Voir Évagre le Pontique, ch. 27, p. 563. Pour lutter contre la tristesse, François de Sales dira: »chantez des cantiques spirituels, car le malin a souvent cessé son opération par ce moyen; témoin l'esprit qui assiégeait ou possédait Saiil, duquel la violence était réprimée par la psalmodie«, Introduction à la vie dévote, p. 275.

Mélancolie et condition humaine: Pétrarque et le conflit intérieur des désirs

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qui donne un but à l'esprit inquiet, exerce son attention, lui réapprend l'ordre et la continuité, et s'oppose à la stérilité de la rêverie indéfinie. L'impératif du travail n'a pas de but concret, productif, il vise seulement à réinsérer l'esprit dans l'ici et le maintenant. 5 2 À un mal psychique, les Pères de l'Église opposent u n remède qui prend en compte l'influence du corps sur l'âme, révélant rétrospectivement que cette interaction était à l'œuvre dans les tourments de l'acédie.

2. Mélancolie et condition humaine: Pétrarque et le conflit intérieur des désirs Faiblesse corporelle favorisant l'action du Malin, péché du désespoir ou inquiétude mauvaise de l'acédie - l'Église semble résolument hostile à tous les visages de la mélancolie. Il est pourtant certains aspects de la doctrine chrétienne qui auraient pu lui conférer une tout autre valeur. Dès lors en effet que l'on insiste non pas tant sur l'efïectivité de la rédemption que sur l'impossibilité radicale pour l'homme d'oeuvrer à son salut, sur la nécessité de la grâce divine en même temps que sur son caractère imprévisible et inconnaissable, la sémiologie mélancolique paraît étonnamment proche du tableau de la condition de l'homme déchu. Il est entendu que l'on ne trouvera jamais un tel propos chez un représentant de l'Église. 53 Chez Pétrarque néanmoins, c'est bien en s'appuyant sur les tourments de la mélancolie, et en contestant la possibilité pour l'homme de s'en guérir par lui-même, qu'en vient à se constituer un des premiers discours défendant une vision de l'homme marquée d'une indélébile mélancolie. Son dialogue intitulé Secretum ou De secreto conflictu curarum mearum, Du secret conflit de mes peinesmet ainsi en scène un sujet dont les tourments intérieurs ne débouchent pas sur une condamnation univoque, mais sur l'affirmation d'une subjectivité divisée dont la description emprunte nombre de traits à la sémiologie acédique et mélancolique. 52

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Voir le commentaire de Jean Starobinski sur la »valeur thérapeutique« d u travail: »Le travail est bon, non parce qu'il modifie le monde, mais parce qu'il est la négation de l'oisiveté. [...] Il interrompt le vertigineux dialogue de la conscience avec son propre vide [...] il l'attache ici, alors que l'acédia lui aurait chanté les louanges d ' u n chimérique là-bas«, Jean Starobinski, Histoire d u traitement de la mélancolie, p. 34. Voir également les pages que Michel Foucault a consacrées à la valeur éthique du travail, Histoire de la Folie à l'âge classique, p. 82—87. Hildegarde de Bingen avait bien affirmé la simultanéité de l'apparition de la bile noire avec le péché originel, mais dans u n contexte où la mélancolie restait l'objet d ' u n e condamnation morale et théologique sans nuance. Voir Causae et curae, p. 143-145. Nos citations d u texte latin (ainsi que les références à certains passages par simple mention de la page) renvoient à l'édition d'E. Carrara, Prose, Milano-Napoli, Ricciardi, 1955, dont l'édition bilingue d'Enrico Fenzi (Secretum. Il mio segreto, Milano, Mursia, 1992) reproduit la pagination. Nous avons en général traduit nous-même le texte, nous inspirant de la traduction, souvent peu fiable, de François Dupuigrenet Desroussilles, M o n Secret, Paris, Rivages, 1991.

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Des fitreurs divines à la misère de l'homme sans Dieu

Il n'est certes nulle part explicitement question de mélancolie dans le texte de Pétrarque: le terme appartient encore trop exclusivement aux domaines médical et moral, maladie ou passion mauvaise, pour pouvoir servir à peindre l'homme. Le texte n'affirme pas la nature mélancolique de l'homme, en un sens alors inexistant: il nous d o n n e à lire l'émergence d ' u n e subjectivité à caractère mélancolique qui se présente c o m m e la contestation d ' u n idéal de sagesse chrétienne d'inspiration stoïcienne, contestation dans laquelle différents traits de mélancolie jouent un rôle clef. Il ne s'agit évidemment pas de prétendre conclure de cette présence implicite et diffuse d u modèle mélancolique à une hypothétique mélancolie de l'auteur, mais d'en souligner la fonction polémique et heuristique. Pétrarque fait en effet appel, en différents m o m e n t s , à la sémiologie mélancolique o u acédique, qui, libérée de l'anathème qui pèse sur le mot de >mélancoliesecondairesCas< Argan, p. 150-154. Les Abdéritains et Hippocrate soupçonnent d'ailleurs seulement Démocrite de folie: le diagnostic mélancolique relève lui aussi de l'histoire de la réception d u texte. Voir l'étude précise de Thomas Riitten, Demokrit - lachender Philosoph und sanguinischer Melancholiker. Eine pseudohippokratische Geschichte, Leiden, Brill, 1992, en particulier p. 116—126. L'auteur sous-estime néanmoins la comparaison que fait Hippocrate dans la lettre XII entre le comportement de Démocrite et celui d'un mélancolique, qui révèle que le médecin a bien à l'esprit l'hypothèse d'une folie mélancolique avant d'aborder le philosophe. L'important pour nous est qu'au moment où la question d'un discours d u mélancolique se pose dans toute son ampleur, à la suite des écrits de Marsile Ficin, ce texte, alors lu dans la perspective mélancolique, se présentera comme exposant très clairement le conflit entre l'interprétation médicale et l'interprétation philosophique du discours et du comportement mélancoliques. VoirThomas Riitten, Demokrit, p. 144-213.

De l'exclusion du misanthrope au discours satirique

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les identifiera ultérieurement, permettant ainsi de qualifier les propos démocritiens de mélancoliques, et de voir dans son attitude l'archétype de la situation d é n o n ciation du mélancolique face à la collectivité. Rappelons brièvement le contenu de ces lettres. 3 0 À l'appel des Abdéritains, convaincus que Démocrite est devenu fou (lettre X, des Abdéritains à Hippocrate), Hippocrate accepte de se rendre à Abdère soigner le philosophe (lettre XI, réponse d'Hippocrate aux Abdéritains). Se préparant au voyage, il demande à un parent abdéritain l'hospitalité (lettre XII, à Philopoemen), et à un ami de venir veiller sur sa f e m m e en son absence (lettre XIII, à Denys). Deux autres correspondants sont ensuite sollicités pour lui procurer l'un un navire (lettre XIV, à Damagète), l'autre des herbes médicinales (lettre XVI, à Cravetas), la lettre XV à Philopœmen étant consacrée au récit d ' u n rêve prémonitoire. Dans la lettre XVII enfin, la grande »Lettre à Damagète«, Hippocrate raconte longuement sa rencontre avec Démocrite et rapporte les discours de celui-ci, que le médecin qualifie pour conclure de »sage entre les sages, seul capable d'assagir les hommes« (Lettre XVII, p. 101). Le fait de voir unies, en Démocrite, sagesse et mélancolie relève donc d'une interprétation abusive qui contredit le sens du texte et semble confirmer, paradoxalement, l'opinion des Abdéritains sur Démocrite. Ses concitoyens voient en effet dans le genre de vie d u philosophe les symptômes d'une folie qui serait la conséquence d ' u n excès d'études intellectuelles, selon un lien causal attesté par la tradition de la mélancolie. Le symptôme le plus clair de cette folie est le rire excessif de Démocrite, désordre qui ne peut s'expliquer que par un autre désordre, le trouble de son esprit, qui porte le trouble dans la cité. Ces divers excès de Démocrite ont une double conséquence: le corps se dégrade, et l'esprit s'obscurcit - »et son teint n'est pas moins gâté que son jugement«, affirment les Abdéritains, pour qui le signe corporel confirme le délire intellectuel. Face à cette lecture qui repose sur l'interaction des facteurs corporels et spirituels, Hippocrate pose son hypothèse diagnostique c o m m e une alternative: ou bien Démocrite est fou (ce que révélera son discours insensé), maladie qui trouve son origine dans le corps et relève des herbes, des potions médicales et de la saison, qui est favorable; 31 ou bien ses paroles sont celles d ' u n sage, et elles ne sauraient être cause ni symptôme de maladie - Esculape devra alors céder le pas à la Vérité (selon l'expression allégorique d u rêve de la lettre XV). Le souci d'Hippocrate est de bien distinguer l'interprétation morale d ' u n comportement hors des normes et l'analyse médicale d ' u n e maladie, afin de ne pas mettre la médecine au service d'intérêts sociaux mal compris. À cette fin, il importe de séparer ce que les Abdéritains ont associé dans une liaison causale, d'innocenter l'esprit de toute maladie: 30

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Elles ont été publiées par Littré, dans le volume IX de la Collection Hippocratique, comme lettres X à XVII de la correspondance d'Hippocrate. Nous citerons la traduction de Yves Hersant (Hippocrate, Sur le rire et la folie, Paris, Rivages, 1989), en en indiquant la page après chaque citation, précédée du numéro de la lettre dans l'édition Littré. Voir les lettres XVI et XVII, p. 67 et p. 73.

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Le mélancolique en société: misanthropie et discours satirique Pour ma part, je crois qu'il ne s'agit pas d'une maladie, mais plutôt d'un excès de science, d'une science immodérée non pas dans la réalité mais dans l'opinion des citoyens. Car l'excès de vertu n'a jamais rien de dommageable, c'est l'ignorance de ceux qui en décident qui fait prendre la surabondance pour une maladie (Lettre XIII, p. 53-54).

Surabondance n'est pas pléthore: de science ni de vertu, l'excès ne saurait mettre en cause la santé. Les expressions qu'emploie Hippocrate pour dire la vigueur d'âme de Démocrite excluent toute implication physique. Ayant ainsi dissocié sagesse et maladie, Hippocrate peut répondre aux Abdéritains par la seule question qui importe, celle de la guérison de la »maladie de l'âme«, comprise comme une pure analogie: Quant à moi je considère toutes les maladies de l'âme comme des folies virulentes, qui produisent dans la raison certains jugements et certaines représentations dont on se guérit par la purge de la vertu (Lettre XI, p. 46).

La folie des passions, maladie qui relève de la philosophie, est une maladie d'autant plus dangereuse que le malade n'en a pas conscience, que ses symptômes ne sont pas perçus comme tels - à l'inverse des apparences sur lesquelles les Abdéritains, les prenant pour des symptômes, fondent leur jugement de la maladie de Démocrite. L'avertissement est clair: ceux qui croient savoir »distinguer la maladie d'un sage« (Lettre X , p. 41—42) ne sont qu'aveugles sur leurs propres passions. Et ce n'est pas un hasard si la réponse d'Hippocrate se conclut, de façon un peu abrupte, sur un éloge des moeurs de Démocrite: »Je sais qu'il est sévère, de mœurs austères, et l'ornement de votre cité. Portez-vous bien« (Lettre XI, p. 47). Les distinctions ainsi établies par Hippocrate rendent possible l'écoute compréhensive du discours excessif de Démocrite. La misanthropie du philosophe pourra et devra désormais être débattue sur le seul terrain des idées, sans considération de ses implications physiologiques ou sociales. L'inanité de l'hypothèse d'un discours fou s'étant révélée d'emblée par les réponses sensées de Démocrite aux salutations du médecin, un second débat peut s'ouvrir, qui occupe la discussion des deux protagonistes. Hippocrate conserve en effet une préoccupation éthique: il faut demander raison à Démocrite d'un genre de vie qui, ignorant toute obligation familiale et sociale, 3 2 offre tant de traits communs avec la folie mélancolique, ainsi que d'un rire qui ne fait aucune distinction entre le bien et le mal - deux traits, rire et solitude, dans lesquels la tradition ultérieure, d'accord en cela avec les Abdéritains, verra des preuves de la mélancolie de Démocrite, entendue cette fois comme tempérament, non comme maladie. Il s'agit d'interpréter l'existence de type mélancolique que mène Démocrite et qu'Hippocrate décrit longuement à l'attention de Philopcemen:

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C'est le sens de l'objection que fait Hippocrate à Démocrite: »Mais la conduite des affaires impose nécessairement l'action [...] et l'homme ne peut s'y soustraire: car la nature ne l'a pas mis au monde pour être oisif«, Lettre XVII, p. 87.

De l'exclusion du misanthrope

au discours

satirique

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[Démocrite] n'a plus dans l'esprit ni femme ni enfants, ni parents, ni fortune, ni quoi que ce soit, lui qui se replie jour et nuit sur lui-même et vit en solitaire dans des cavernes, dans des déserts, sous l'ombrage des arbres, sur les herbes tendres, ou le long des torrents. Il arrive souvent aux mélancoliques des choses de ce genre: ils sont parfois taciturnes, solitaires, épris des lieux isolés; ils se détournent des hommes, ils regardent leur semblable comme un étranger; mais il n'est pas rare non plus, chez ceux qui se consacrent au savoir, que leur disposition à la sagesse les incite à oublier toute autre préoccupation. [ . . . ] Ce ne sont pas seulement les fous qui recherchent les cavernes et les lieux tranquilles, mais aussi ceux qui pour avoir l'âme en paix, viennent à mépriser les affaires des hommes (Lettre XII, p. 49-51). Texte essentiel pour l'histoire de la mélancolie, 33 qui rapproche explicitement le sage et le fou, le philosophe et le misanthrope, sans qu'aucun signe extérieur ne permette de les distinguer: Démocrite »passe pour fou sous prétexte qu'il est épris de solitude« (Lettre XII, p. 52). L'ambiguïté culmine avec la rupture de tous les liens sociaux et familiaux: la sécession mélancolique et le repli du sage en lui-même, dans le »pays de la vérité«, ont même visage. Cette similitude des apparences cache pourtant une opposition irréductible, que ne voient pas les Abdéritains, entre sagesse et mélancolie, opposition que révélera la comparaison des discours. 34 Hippocrate va donc se mettre à l'écoute de Démocrite, transformer en un dialogue la relation de rupture et d'hostilité que composent, à distance, les plaintes des Abdéritains et le rire du solitaire. Sortant du mutisme qu'Hippocrate disait caractériser les mélancoliques, Démocrite rend alors raison de son rire et de sa solitude, réinterprétant la folie dans une perspective purement philosophique. 3 5 La solitude du philosophe n'est pas maladive, elle n'est que conforme à l'élévation de sa pensée, retraite loin de cette agitation vaine qui résulte de l'ignorance de »la marche désordonnée des choses«, de »la mutation universelle« et de ses »rotations soudaines« (Lettre XVII, p. 89). L'excès attribué à la mélancolie ne fait que traduire le refus de tout compromis, de toute

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Voir le commentaire de Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme, p. 456—459. L'auteur des lettres ne prétend nulle part que les deux comportements auraient une origine commune dans la bile noire, à laquelle il ne fait pas même allusion. Voir dans la description des effets de la bile par Démocrite une allusion au Problème XXX, 1, comme le font Jackie Pigeaud (La Maladie de l'âme, p. 458) et Yves Hersant (Sur le rire et la folie, note 44, p. 126) nous semble risquer inutilement d'induire une lecture de type moniste dans un texte résolument dualiste. En fait, le texte de Démocrite ne parle que d'une ambivalence quantitative de la bile (»est-elle en excès, les maladies surviennent: c'est une substance tantôt bonne, tantôt mauvaise«, Lettre XVII, p. 79), qui est vraie de n'importe quelle humeur. Il n'est d'ailleurs sans doute question ici que de bile jaune; que celle-ci »dérange l'esprit des hommes, lorsqu'elle est surabondante« (ibid., p. 79), c'est ce qu'affirmait déjà le traité De la maladie sacrée, qui ignorait la bile noire, et dont Démocrite reprend les thèses dans sa lettre à Hippocrate (citée par Yves Hersant dans la note 43 de son édition, p. 124—125). Voir la critique de Thomas Riitten, Demokrit, p. 125-126. Voir la lecture de Patrick Dandrey, Le >Cas< Argan, p. 151—153.

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Le mélancolique en société: misanthropie et discours satirique

»complaisance«, dira Alceste. Q u a n t à son rire, sa cause est à chercher n o n dans une perturbation d u sujet, de sa bile, mais dans son objet, l'homme: »je ris d ' u n unique objet, l ' h o m m e plein de déraison, vide d'oeuvres droites, puéril en tous ses projets« (Lettre XVII, p. 83). Le rire de Démocrite est conforme à son objet: il ne saurait y avoir de rire excessif, qu'autant qu'est excessive la folie des hommes. L'ambiguïté des apparences est ainsi philosophiquement justifiée: si le philosophe ressemble au fou, c'est qu'ils ont en c o m m u n la négation d'une normalité qui n'est que folie; si le rire de Démocrite est un désordre, c'est qu'il correspond au désordre d u monde, et n o n à un désordre des humeurs. 3 6 Le discours de vérité annule le règne du paraître: »à mes yeux, Damagète«, conclut Hippocrate, »il avait l'air d ' u n dieu, et j'oubliais son apparence antérieure« (Lettre XVII, p. 100). Cette alternative entre folie du corps et folie de l'âme, entre diagnostic médical et discours philosophique, entre mélancolie et sagesse, si clairement posée par la lettre à Damagète, va néanmoins se trouver remise en question dans l'histoire de la réception de ce texte. Dès lors que la mélancolie peut être entendue en un sens n o n médical, c o m m e tempérament, rien n'empêche de voir dans Démocrite u n authentique mélancolique, sans qu'il ait pour autant besoin du secours d ' H i p p o crate. 3 7 C'est ce qui se produit à la Renaissance, à la faveur de l'inscription de ces lettres dans le contexte de la génialité mélancolique - Démocrite »devient d'abord à la Renaissance ce à quoi il ressemblait: un être rongé par l'humeur noire«. 38 Cela n'en représente pas moins un détournement d u texte, qui ne suscitait le soupçon de mélancolie que p o u r mieux le révoquer et laisser la parole philosophique se déployer dans la santé. Démocrite est désormais replacé dans le voisinage des esprits chagrins, dominés par leur humeur, en danger de folie. C e retour de la mélancolie a deux conséquences: d ' u n e part, il fait d u discours de Démocrite, discours satirique dénonçant la folie des hommes, un discours caractéristique d u mélancolique, d o n n a n t une justification philosophique à la sécession misanthropique; de l'autre, il place de nouveau les propos du philosophe, et, avec eux, de tout auteur de satire, dans la dépendance ambiguë de l'atrabile - solitude et rire excessif reprennent valeur de symptômes, signes d ' u n e mélancolie qui n'a rien perdu de son ambivalence. La référence à la mélancolie pourra en effet servir d'argument pour dévaloriser un discours au n o m de son origine corporelle, pléthore d'atrabile déformant systématiquement de ses vapeurs les idées du mélancolique. 3 9 La M o t h e le Vayer

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En ce sens, les Abdéritains ont raison de dire la cité malade avec Démocrite: le retrait du philosophe est le symptôme d'une maladie collective en ce qu'il dénonce l'inanité des rites et des valeurs qui assurent la cohésion et le bon fonctionnement de la collectivité. Voir Jean Starobinski, »Démocrite parle«, p. 56—57 et p. 63—64. Yves Hersant, in: Hippocrate, Sur le rire et la folie, préface, p. 21. Voir Thomas Riitten, Demokrit, p. 106-115. Boileau résume ainsi les accusations des ennemis de la satire: >»Pauvre espritque je plains ta folie. / Modère ces bouillons de ta mélancolie««, Satire VII, in: Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 39. Prose chagrine (1661), in: Œuvres complètes, Paris, 1669, t. IX, p. 388. Ibid., p. 389. Ibid., p. 326. Ibid., p. 299.

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Le mélancolique en société: misanthropie et discours satirique

N o u s voici loin des pierres de T i m o n l'Athénien: le symptôme d ' u n égarement mélancolique inquiétant s'est retourné en une vision d u monde, en un discours de sagesse. La sécession mélancolique, la rupture des liens avec les autres hommes, lui ouvre une perspective d'où il peut juger sainement de la folie du monde, en un discours dont seul le caractère hyperbolique, excessif, vient encore rappeler la relation qu'il entretient avec une humeur.

2. Le discours d u m i s a n t h r o p e Il n o u s faut à présent interroger ce discours satirique ou, plus généralement, pessimiste, p o u r dégager les rapports qu'il met en scène entre le locuteur mélancolique et le m o n d e . Si le mélancolique use de la satire, discours de la collectivité visant à corriger les déviations individuelles, c'est, en héritier de Démocrite, p o u r la retourner contre la société, voire contre l'humanité entière, c o m m e o n peut le lire en particulier dans les écrits des moralistes, de La Rochefoucauld, qui se disait lui-même mélancolique, 4 4 à Chamfort. Le discours mélancolique, déploiement discursif de l'agressivité misanthropique, ne correspond pas tant à u n genre précis qu'il ne se définit par la situation d'énonciation particulière d'un être en rupture. Le Misanthrope de Molière, qui place u n mélancolique dans l'univers policé des salons, m o n d e de la communication et de l'échange verbal par excellence, nous permettra de mettre en lumière cette tension caractéristique du discours mélancolique, qui n'est tenu que p o u r dire une rupture et u n refus de l'échange.

2.1. Le locuteur mélancolique dans son discours Le discours qui rend raison de la misanthropie impose un renversement de perspective. D a n s la compréhension m ê m e de la mélancolie d'abord, qui ne se définit plus c o m m e perturbation physique, intellectuelle ou affective, mais par un contenu de pensée d o n t tristesse et solitude ne sont que les conséquences. C'est u n savoir philosophique qui pousse le mélancolique à s'isoler de ses semblables, et s'il est triste, c'est de la tristesse qui accompagne la connaissance d ' u n e vérité attristante. La misanthropie, loin d'être folie, est le seul discours vrai, signe d'une lucidité supérieure. 4 5 Paradoxe d u discours mélancolique: ce qui était maladie d u délire,

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Voir le »Portrait de M.R.D. fait par lui-même«: »Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique«, Maximes, éd. J. Truchet, Paris, Gamier, 1983, p. 254. Voir Chamfort, pensée 669: »Je disais à M. R . . . , misanthrope plaisant, qui m'avait présenté un jeune homme de sa connaissance: >Votre ami n'a aucun usage du monde, ne sait rien de rien. - Oui, dit-il; et il est déjà triste comme s'il savait tout««, in: Maximes et pensées. Caractères et anecdotes, éd. J. Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 203.

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de l'erreur, de l'idée fixe, se d o n n e c o m m e conséquence de la connaissance du vrai, tristesse de la vérité, de celui qui a percé à jour les apparences trompeuses et tient un discours qui dénonce les illusions des hommes qui se croient sains. Le mélancolique va donc retourner terme à terme le diagnostic de folie contre ses accusateurs: aux imputations de maladie, de haine pathologique, il répond par une dénonciation philosophique des troubles de l'âme et des erreurs des hommes, de la folie des passions et du règne de l'opinion. »Quel est ce vain et déraisonnable empressement, qui ne diffère en rien de la folie?« s'exclame Démocrite. Sa déraison ravale l ' h o m m e à l'animal. Le loup-garou retourne la comparaison animale contre ses accusateurs: »Timon s'en va dans les bois; il y trouvera la bête malfaisante plus bienfaisante que l'humanité«.' 4 6 Les hommes, aveuglément livrés à leurs passions, sont des bêtes, féroces ou stupides, pires m ê m e que des bêtes en ce que leurs désirs ne sont point bornés. Face à cette démence généralisée, sa lucidité isole le mélancolique. N o n qu'il s'excepte du lot c o m m u n , qu'il se croie meilleur que les autres: sa tristesse et ses tourments intérieurs disent assez le contraire. Mais son savoir, et la mélancolie qui l'accompagne, le placent à l'écart de la communauté. D e ce fait, la vérité de son discours ne peut être reconnue que par qui se place dans une situation analogue. C'est le conseil, fort étrange en vérité, que d o n n e La Rochefoucauld à son lecteur: En un mot, le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d'abord dans l'esprit qu'il n'y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu'il en est seul excepté, bien qu'elles paraissent générales; après cela je lui réponds qu'il sera le premier à y souscrire, et qu'il croira qu'elles font encore grâce au cœur humain. 4 7

Le conseil de La Rochefoucauld vise bien sûr à ménager l'amour-propre de son lecteur, à s'en faire un allié: sûr de son impunité, tout lecteur prendra plaisir à lire d u mal des hommes, tant l'amour-propre est naturellement misanthrope. La vérité d u discours mélancolique n'est ainsi recevable qu'à condition d'imiter, ne serait-ce que le temps d'une lecture, la sécession mélancolique. C'est dire à quel point le discours du mélancolique sur le m o n d e ne cherche pas à nuancer la rupture qui le sépare des autres, rupture que ces derniers interprètent c o m m e le signe d ' u n e mélancolie maladive: le discours mélancolique prend naissance dans cette rupture qu'il ne cesse de revendiquer et de manifester. Mais tout discours n'existe que d'être entendu, et le misanthrope, en parlant, m o n t r e qu'il a besoin de ceux-là mêmes qu'il hait si fort, c o m m e auditeurs de ses diatribes. La rupture exige l'autre p o u r se manifester, p o u r exister, et surtout pour ne pas être confondue avec le solipsisme de la folie. Démocrite a établi sa

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Shakespeare, La Vie de Timon d'Athènes, acte IV, scène 1, vers 35-36, p. 455. »Timon will to the woods, where he shall find / The unkindest beast more kinder than mankind«, T h e Life o f T i m o n , p. 1593. >Avis au lecteur< de la première édition des Maximes, in: Maximes, p. 268.

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demeure hors des murs mais près de la ville, »à proximité d u rempart« (Lettre XVII, p. 73), à portée d'oreille - son rire doit être entendu des Abdéritains, qui de fait le perçoivent c o m m e u n acte d'agression dirigé contre eux. Cette situation de rupture et de proximité, d'absence et de présence, est emblématique de la situation d'énonciation du mélancolique. Le misanthrope est ainsi pris dans ce paradoxe de ne pouvoir renoncer à ce dernier lien avec les autres, à cette parole par laquelle il les maudit continuellement. D u moins son discours ne sera-t-il jamais ouvert sur un échange, ne visera pas à établir un dialogue avec u n interlocuteur. Le discours mélancolique est toujours monologue, il dénie aux autres tout droit de réplique. Démocrite lui-même, tout philosophe qu'il est, reste l'homme d'un discours solitaire, sa parole est l'équivalent de sa retraite et de son hilarité: excessive, agressive et sans réplique.^ 8 Son objet est l ' h o m m e dans toute sa généralité: la parole du misanthrope déploie dans la solitude, interminablement, l'acte d'accusation dressé contre l'humanité. Ainsi du Démocrite de La Bruyère, géant qui écrase l'orgueil humain: Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, [...] espèce d'animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l'éléphant et la baleine; approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite »Répondez« - l'injonction de Démocrite est toute rhétorique. La condamnation est déjà prononcée, universelle et sans appel. Mais si la vérité mélancolique se laisse ainsi résumer à cette négation radicale, de quoi se compose le discours du mélancolique? que lui reste-t-il à dire, sachant qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil? 50 Et Démocrite déroule l'énumération sans fin des êtres déraisonnables: [...] les jeunes, les vieux, ceux qui demandent, ceux qui refusent, ceux qui vivent dans la misère, ceux qui ont du superflu, ceux que la faim tenaille, ceux qui ont versé dans la luxure, ceux qui sont sales, ceux qui sont captifs, ceux qui tirent vanité de leurs débauches, ceux qui élèvent des enfants, ceux qui égorgent (Lettre XVII, p. 97). Pour exprimer le néant infini de l'homme, de ses folies sans nombre, de ses actions mauvaises — »là aussi, o n trouve une sorte d'infini!« s'exclame Démocrite (Lettre XVII, p. 91) - , le discours doit se faire litanie, interminable et monotone. La logorrhée du misanthrope ne fait que redire de mille façons l'unique vérité de la misère humaine, m o n o t o n i e si caractéristique du discours mélancolique qu'elle peut en devenir c o m m e sa signature, ressassement obsessionnel élevé au rang de poétique et qui est c o m m e un répondant discursif du silence mélancolique.

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Jackie Pigeaud rapproche, pour les opposer, Démocrite et Socrate, La Maladie de l'âme, p. 455. Les Caractères, »Des Jugements«, 119, p. 381-382. Selon les paroles de l'Ecclésiaste (1, 10), grand maître en pessimisme: »J'ai vu tout ce qui se fait sous le soleil, et j'ai trouvé que tout était vanité et affliction d'esprit« (1, 14, traduction de Lemaître de Sacy).

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2.2. Alceste et le paradoxe du discours misanthropique La parole mélancolique manifeste la tension d'un discours qui refuse tout échange, qui se veut la transposition discursive de la rupture et de l'agression misanthropiques. L'Alceste de Molière présente une figure exemplaire de cette situation d'énonciation: personnage qui ne reste dans le monde que pour dire son refus du monde, il parle pour manifester une vérité qui ne serait pas de l'ordre du langage et de l'échange. Mais, figure essentiellement théâtrale en cela, il ne peut sortir ni du monde que résume et symbolise la scène, ni du langage par lequel seul existent les personnages. La mélancolie d'Alceste a été suffisamment démontrée pour qu'il soit nécessaire d'y revenir.51 Rappelons seulement que le titre sous lequel Molière fit d'abord enregistrer la pièce était L'Atrabilaire amoureux. La formule, bien différente du traditionnel >amoureux mélancoliques est à lire comme un oxymore unissant la haine maladive (>atrabilaire< n'a pas encore subi la dévaluation sémantique qui a déjà atteint >mélancoliquemélancolieMélancolie< in der diderotschen Enzyclopädie«, in: Studien zur französischen Aufklärung, deuxième édition, Frankfurt a.M., Klostermann, 1977, p. 206-220, Lionello Sozzi, »Malinconia dei tardi lumi«, in: L. De Gaspari, L. Pietromachi et F. Piva [éd.], Lo >Spleen< nella letteratura francese, Fasano, Schena, 1991, p. 9-24. Et, pour le domaine allemand, Hans-Jürgen Schings, Melancholie und Aufklärung. Melancholiker und ihre Kritiker in Erfahrungsseelenkunde und Literatur des 18. Jahrhunderts, Stuttgart, Metzler, 1977 (et sa recension par Wolfram Mauser, »Melancholieforschung des 18. Jahrhunderts zwischen Ikonographie und Ideologiekritik«, Lessing Yearbook, 1981, p. 253—277).

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sur la société peut en effet se lire dans le prolongement de celui de Démocrite ou d'Alceste, critique de l'homme en société qui justifie une retraite solitaire loin du monde. Le rapprochement semble justifié par l'existence du Citoyen, qui éveillera souvent le soupçon de mélancolie, tant par sa méfiance maladive que par son choix de la solitude. La réinterprétation de la mélancolie s'impose donc à Rousseau comme une entreprise de justification de son existence rendue possible par sa réflexion théorique. Dans les Lettres à Malesherbes, à l'occasion d'un accès de délire interprété par Malesherbes comme symptôme de mélancolie, Rousseau repense ainsi la sémiologie mélancolique dans une nouvelle perspective, substituant l'autoportrait au diagnostic médical - en un mouvement de rejet du discours d'autrui et de repli sur soi qui est pourtant celui-là même de la mélancolie.

1. D u désaccord à l'harmonie: mélancolie, solitude et conscience de soi L'irruption du mal mélancolique, sécession brutale avec les autres, s'accompagne d'une perception aiguë par le mélancolique de sa différence soudainement manifeste. L'incompréhensible rupture tourne l'attention du mélancolique vers lui-même, dans ce qui est d'abord agression intériorisée, souffrance d'une culpabilité inexplicable: l'errance de Bellérophon est un double mouvement, de fuite des autres et de violence tournée contre soi - Bellérophon »ronge son cœur«. L'absence de raison qui caractérise l'égarement mélancolique donne lieu à un questionnement interminable et douloureux sur ses causes, mettant en cause l'identité du mélancolique. Le sentiment de soi qu'a le mélancolique est celui d'un désaccord, d'un tourment intérieur qu'il attise dans sa solitude — le mélancolique est le bourreau de lui-même. 2 La valorisation du tempérament mélancolique à la Renaissance donnera pourtant un nouveau sens à ce repli, celui de la condition d'un être porté à la méditation. Pour Ficin en effet, loin de diviser l'individu contre lui-même, le propre de la bile noire est d'appeler »l'âme à la concentration, à l'immobilité, à la contemplation«. 3 Homme de la rupture, le mélancolique devient ainsi l'homme d'un isolement pensif, d'un regard tourné vers soi, qui semble ne rien voir d'exté-

Voir, par exemple, les paroles de la Mélancolie du poème de Tscherning, »Melancholey redet selberc »Je suis nourrice de ma peine [...] Je me crée mon tourment, / Je suis mon propre ennemi [...] Je vis en tristesse, ne suis pas en paix avec moi-même« (»Bin Amme meiner Pein [...] Ich mache selbst mir Plage / Ich bin mein eigner Feind, [...] Ich lebe zum Verdruß bin nicht mit mir zufrieden«), in: Ludwig Völker [éd.], »Komm, heilige Melancholie«. Eine Anthologie deutscher Melancholie-Gedichte, Stuttgart, Reclam, 1983, p. 304-305 (nous traduisons). »atra bilis animum ut se et colligat in unum et sistat in uno contempleturque assidue provocat«, Marsile Ficin, De Vita triplici, I, IV (texte français d'après Yves Hersant, Magazine Littéraire, 1987, p. 33).

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rieur, absorbé qu'il est par l'intensité de la contemplation. Les éléments sont dès lors réunis pour faire de la mélancolie une »exacerbation de la conscience de soi«,'4 conception qui donnera naissance à tout un courant de poésie lyrique, n o t a m m e n t en Angleterre, à partir d u XVII e siècle. 5 Pour montrer comment cette compréhension de la mélancolie se libère de toute référence médicale, il nous faut revenir au poème de John Milton, »11 Penseroso«, écrit vers 1631, qui joua un rôle fondateur dans cette nouvelle interprétation, présentant une Mélancolie qui fonde et légitime u n sentiment pleinement conscient de présence à soi, sans trace de délire ni de fureurs. 6 Le poème est précédé d ' u n éloge de la joie, »L'Allégro«, f o r m a n t couple avec lui, qui s'ouvre par un rejet de la vieille mélancolie pathologique, avec son cortège d'images noires et inquiétantes, renvoyée au »sombre désert« et aux cavernes, en la compagnie d u seul »corbeau de nuit«, où la protégeront les »ailes jalouses« de l'obscurité - mélancolie de l'inhumain et d u monstrueux, d o u b l e m e n t exclue dans le désert et dans la nuit. En écho à ce bannissement liminaire, le »Penseroso« commence par chasser les joies superficielles - la douce mélancolie n'apparaît donc qu'après un double rejet, de la noire mélancolie au n o m de la joie, des vains plaisirs au n o m de la sainte méditation. La mélancolie invoquée dans le »Penseroso«, fille de Vesta et de Saturne, est une »très divine mélancolie« dont la noirceur n'est que la conséquence de trop de clarté, 7 »nonne pensive, pieuse et pure«, »Vierge triste« dont les compagnes ont n o m »douce Paix, et Repos«, »Loisir solitaire«, et surtout le »Chérubin Contemplation«. 8 Plus trace d'égarement ou de souffrance: le silence, la solitude et la nuit sont synonymes de réflexion, de paix et de contemplation, offrant les conditions favorables à l'étude des vérités les plus hautes, de l'immortalité de l'âme et de l'influence des astres, sous l'égide de Platon et d'Hermès. La mélancolie est l'art de vivre en solitaire: »Donne-moi, Mélancolie, ces plaisirs«, conclut le poète, »et je choisirai de vivre avec toi«. 9 Cette conclusion, présentant l'existence mélancolique c o m m e le fruit d ' u n choix réfléchi et volontaire, 1 0 la situe bien aux antipodes de l'égarement sans raison qui s'abattait sur le malade.

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Selon l'expression des auteurs de Saturne et la mélancolie, p. 371sq. Voir iKomm, heilige Melancholies p. 65-105. Voir Saturne et la mélancolie, p. 371-374 et p. 381. Sur ce qui rattache Milton à la tradition aristotélicienne, voir Lawrence Babb, The Elizabethan malady. A Study of Melancholia in English Literature from 1580 to 1642, East Lansing, Michigan-state University Press, 1951, p. 178-180. Sur l'inversion de sens de certains traits traditionnels de la mélancolie, voir Saturne et la mélancolie, p. 373. »pensive Nun, devout and pure«, »sad Virgin«, »calm Peace, and Quiet«, »retired Leasure«, »The Cherub Contemplation«, in: The poetical Works of John Milton, éd. H. Darbishire, Oxford, Clarendon Press, 1955, t. II, p. 143 et p. 144. »These pleasures Melancholy give, / And I with thee will choose to live«, p. 146. On retrouve ce paradoxe dans un texte de la fin du XVIIIe siècle, les Réflexions d'un jeune homme de Fleucher, dans lequel une description des plaisirs de la mélancolie se termine

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Le poème de M i l t o n ne s'en tient pas à la description d ' u n e allégorie de la M é lancolie: au terme d ' u n e apostrophe au rossignol, modèle du chant mélancolique, formant

transition, le Penseroso devient l'objet d u poème, décrivant ses paisibles

occupations qui toutes se déroulent sous le regard approbateur de la sainte Mélancolie, sorte de divinité tutélaire qui donne sens et dignité à u n art de vivre. Sous le signe de cette mélancolie, dans le reflet de l'allégorie, le poète perçoit sa propre existence c o m m e u n e totalité harmonieuse, c o m m e l'unité d ' u n cadre de vie, d'activités spécifiques et d ' u n état d'âme. Au lieu de la sécession et du désaccord, c'est ce sentiment d'harmonie que l'on retrouve dans tous les aspects de l'existence, projeté sur la nature et les éléments d'atmosphère qui entourent le mélancolique: paysages et m o m e n t s , lumières et rumeurs sont chargés de dire la douceur voilée de légère tristesse de la vie mélancolique. Le renversement des significations associées au tableau d u mélancolique de la tradition médico-philosophique atteint un élément essentiel de sa définition pathologique: le mélancolique de Milton est l'être de la mesure. Rien d'excessif dans ce tableau où la nature n'est pas sauvage, où l'obscurité n'est jamais complète, où la solitude laisse percevoir le son des cloches, tamisé par la distance... N i fureur inspiratrice, 1 1 ni abattement consécutif à un excès d'études, la vie du lettré mélancolique n'a plus rien de périlleux ni de surhumain. Cette conception de la mélancolie présidant à une existence équilibrée, où les studieuses veilles nocturnes sont compensées par des promenades et de paisibles siestes, influencera jusqu'à certains textes médicaux du siècle suivant. Ainsi, dans la Médecine de l'esprit de Le C a m u s (1754): [...] ce que nous appelons ici mélancolie, c'est cette humeur qui nous éloigne de la dissipation sans cependant la trop craindre, qui nous rend l'ami des Muses et non pas l'amant, qui nous fait rechercher la solitude sans être solitaires, qui nous fait estimer toutes choses selon leur juste valeur sans les mépriser, qui nous donne un air grave sans être misanthrope, sérieux sans être farouche, sévère sans en éloigner la douceur. 12

Rien de trop: cette mélancolie est le règne de l'équilibre, de la juste mesure qui en était l'exact opposé, idéal de vertu définitivement distinct de toute pathologie. 1 3

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par ces mots: »de là naît cette douce mélancolie, délice incomparable quand elle est volontaire«, cité par Robert Mauzi, »Les Maladies de l'âme au XVIII e siècle«, p. 480. L'extase dont il est question au vers 165 est celle que provoque l'écoute de l'orgue dans l'église, extase expliquée et justifiée par son contexte religieux; de même, l'esprit prophétique d u vers 174, déjà relativisé par l'expression »somthing like«, ne va guère au-delà de la sagesse du vieillard riche d'expérience et entré dans les ordres. Les dons surnaturels sont repensés dans une dimension humaine (ils ont chacun une cause assignable, l'orgue ou l'expérience) et une perspective religieuse. Le Camus, Médecine de l'esprit, cité par Lionello Sozzi, »Malinconia dei tardi lumi«, P- 9 ' Le XVIII e siècle connaît certes une mélancolie pathologique, engageant le corps avec l'âme dans un commun déséquilibre, affaire de médecins et de philosophes matérialistes,

Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations

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À y regarder de plus près, on voit bien l'enjeu de cette redéfinition de la mélancolie: l'être d'exception moderne, le nouveau lettré, philosophe ou homme sensible, doit rester un individu sociable, exempt de toute sauvagerie misanthropique. La solitude du »Penseroso« de Milton est hautement civilisée: l'herbe y est fraîchement tondue, la cloche voisine s'y fait entendre, et si le mélancolique se livre à l'étude, nocturne et solitaire, ce n'est pas en un lieu si caché que sa lampe allumée n'y puisse être vue ( » l e t m y l a m p [...] beseen«)... Le m o n d e n'est jamais loin, d o n t le pensif s'est retiré sans aigreur et sans haine. Ce lien toujours maintenu caractérise la douce mélancolie, telle que la définit Furetière: Melancolie, signifie aussi une rêverie agréable, un plaisir qu'on trouve dans la solitude, pour mediter, pour songer à ses affaires, à ses plaisirs ou à ses desplaisirs. Les Poëtes, les amants entretiennent leur melancolie dans la solitude. D a n s la solitude, le mélancolique pense au m o n d e , aux autres, sans crainte ni chagrin, et cultive sa mélancolie. Voilà qui, dans notre perspective, signe l'abandon définitif de la référence médicale.

2. Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations Il n'entre pas dans notre propos de chercher à déterminer si Rousseau fut, o u non, un mélancolique. 1 4 Pour ses contemporains, c'est l'évidence même: 1 5 trop de traits de caractère, de particularités de son existence d'exilé et d'errant, de thèmes dans son œuvre concordent pour tracer de lui un portrait en mélancolique digne en tous points de ceux transmis par la tradition médicale. Les aliénistes de la première moitié du XIX e siècle le citeront c o m m e un cas exemplaire de mélancolie: Pinel, au chapitre >Mélancolie< de sa Nosographie philosophique,

le mentionne aux côtés

d u Tasse, de Pascal et de Gilbert, et d o n n e pour signe indéniable de sa maladie son

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distincte de la douce mélancolie par son absence de cause. Voir l'article de Suard, dans Le Publiciste de 1807, cité par Lionello Sozzi: »II y a, je crois, deux sortes de mélancolie: la mélancolie sans causes réelles et celle qui en a de légitimes. La première est une véritable maladie dont il faut se guérir«, »Malinconia dei tardi lumi«, p. 11. Voir Jean Starobinski, »La Maladie de Rousseau«, in: Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 430-444, Claude Wacjman, »Les Jugements de la critique sur la >folie< de Jean-Jacques Rousseau: représentations et interprétations, 1760-1990«, Studies on Voltaire and the eighteenth Century, Oxford, The Voltaire Foundation, 1996 (en particulier p. 39—i2). Voir les témoignages de Wieland, Zimmermann et Jacobi cités par Hans-Jürgen Schings, Melancholie und Aufklärung, p. 277—278. Notons que les excès misanthropiques ou maladifs de Rousseau seront volontiers mis sur le compte de l'hypocondrie, forme moins noble et plus directement pathologique de mélancolie.

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obsession de la persécution. 1 6 Esquirol reprendra l'imputation, à titre d'illustration du Problème XXX,

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Cette certitude au sujet de la mélancolie de Rousseau était déjà le fait de certains de ses amis, qui ne le lui laissaient pas ignorer. En témoignent, par exemple, les lettres que Sophie d ' H o u d e t o t lui écrit p e n d a n t la rupture avec M m e d'Épinay p o u r lui conseiller de ne pas s'abandonner à u n e injuste aigreur: [...] songes à moi dans votre solitude, écartés la mélancolie [...] ne me montrés plus seulement cette humeur solitaire qui vous fait regarder toute société avec defiance et comme une source du mal ou comme un esclavage onéreux, n'y cette defiance de vos amis qui vous donne trop souvent pour eux [...] d'injurieux soupçons [...] votre imagination travaille trop a vous tourmenter et noircir vos amis. [...] défendés vous du chagrin et ne vous en laissés pas abattre, il flaitrit l ame luy ote toute energie et la rend incapable de tout effort; il met tous les objets dans un faux jour, il rend aisément injuste. 18 »Humeur solitaire«, chagrin et tourments, défiance et soupçons à l'égard de ses amis, domination d ' u n e imagination qui porte tout au noir — Sophie d ' H o u d e t o t met clairement Rousseau en garde contre les maléfices de la mélancolie. L'ambiguïté que présentent ces conseils aux yeux de Rousseau se lit néanmoins d'emblée dans l'articulation de »l'humeur solitaire« avec une conception de la société c o m m e »source d u mal« ou de l'aliénation, idées chères au philosophe. Le témoignage principal de la perception de Rousseau en mélancolique nous est apporté par une lettre que Malesherbes, alors directeur de la librairie, lui écrivit à la suite de l'accès de délire que l'écrivain venait de vivre au cours de l'automne 1761. Ce véritable diagnostic de mélancolie, clairement et intelligemment formulé par Malesherbes, est essentiel, n o n seulement parce qu'il tente d'expliquer la première véritable explosion de délire de Rousseau, mais également parce que son propos se présente c o m m e une interprétation d'ensemble de la personnalité de l'écrivain par la mélancolie. La lettre de Malesherbes va en outre provoquer, en guise de réponse, les quatre lettres de Rousseau connues sous le n o m de Lettres à Malesherbes, où l'on verra, avec leur auteur, 1 9 une première ébauche des Confessions. En réaction à

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Nosographie philosophique, t. III, p. 95. De la lypémanie ou mélancolie, éd. P. Fédida et J. Postel, Toulouse, Privat, Rhadamante, 1976, p. 109. Claude Wacjman cite d'autres exemples, »Les Jugements de la critique sur la >folie< de Jean-Jacques Rousseau«, p. 49sq. Sophie d'Houdetot à Rousseau, lettres des 26 octobre 1757,10 janvier 1758 et 19 février 1758, Correspondance complète, éd. R.A. Leigh, Genève, Institut et Musée Voltaire, puis Oxford, The Voltaire Foundation, 1965-1995 (désormais abrégée en CC), respectivement t. IV, lettre 546, p. 308, et t. V, lettres 606 et 617, p. 13 et p. 36. »par l'esquisse tracée à la hâte dans ces quatre lettres, je tâchois de suppléer en quelque sorte aux Mémoires que j'avois projettées«, Les Confessions, livre XI, in: Œuvres complètes, t. I. Les Confessions. Autres textes autobiographiques, éd. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959 (désormais abrégé en OC), p. 569.

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l'imputation de mélancolie, et, sans doute, au sentiment de perte d'identité vécu dans l'accès de délire, Rousseau recourt à un autoportrait qui, récusant les traits de la mélancolie traditionnelle, repense la mélancolie dans la perspective de l'écriture autobiographique.

2.1. L'interprétation du délire dans le récit des Confessions et dans les lettres de Rousseau Faisons donc retour aux circonstances qui ont donné naissance au diagnostic et à l'autoportrait, au délire et à ses interprétations. L'automne 1761 constitue un moment charnière dans l'existence et l'œuvre de Rousseau. La Nouvelle Héloïse, mise en vente à Paris au mois de janvier, a définitivement établi la gloire du Genevois, qui travaille maintenant à l'édition de VEmile et du Contrat social. Ces deux ouvrages, qu'il considère comme ses dernières oeuvres, vont compléter l'édifice commencé avec le premier Discours, représenter le couronnement de son œuvre théorique. Après quoi, et grâce à l'aisance financière qu'il attend de ces publications, Rousseau pourra enfin aller s'installer définitivement au fond d'une province reculée, libre de tout souci littéraire ou philosophique — à l'exception du projet autobiographique, ajourné jusqu'alors. Le caractère décisif de cet hiver est rendu plus sensible encore par la maladie: gravement souffrant depuis l'été, Rousseau vit tous ces événements sous le signe d'une mort imminente qui rend d'autant plus urgent et nécessaire de publier ses dernières œuvres, ainsi que de faire acte de sa liberté dans une retraite sans compromission. Or ce moment où s'articulent œuvre philosophique et choix de vie est également celui d u premier accès d'un mal qui ira grandissant, d'un délire où l'obsession du complot occulte la perception du réel, transformant tout événement en signe d'hostilité. Cet accès maladif, où Malesherbes verra une preuve de mélancolie, est le seul dont Rousseau se soit, après coup, montré conscient, qu'il ait lui-même lucidement analysé comme tel, d'abord dans les lettres qu'il écrit une fois le calme revenu, puis dans Les Confessions, où il tente d'en comprendre la dynamique dans une version d'ensemble des faits par laquelle il nous faut commencer. Pendant que Rey s'occupe de la publication du Contrat Social, celle de l'Émile est en cours, simultanément, par Neaulme à Amsterdam, et par Duchesne à Paris. Découvrant cela, qu'il ignorait, Rousseau s'inquiète de fuites éventuelles. O r voici que Duchesne accumule les retards, les épreuves à corriger ne parviennent à Rousseau que très irrégulièrement, certaines lui sont retournées deux fois, des bonnes feuilles sont refaites sans raison. Cette lenteur et ces contretemps l'excèdent: Tandis que m o n état empirait l'impression de XEmile se ralentissoit et fut enfin toutà-fait suspendue, sans que je pusse en apprendre la raison, sans que Guy daignât plus m'écrire ni me répondre, sans que je pusse avoir des nouvelles de personne ni rien savoir de ce qui se passoit, M. de Malesherbes étant pour lors à la campagne. [...] Voilà donc m o n imagination qu'allumoit ce long silence occupée à me tracer des fantômes. Plus

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j'avois à cœur la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentois à chercher ce qui pouvoit l'accrocher, et toujours portant tout à l'extrême, dans la suspension de l'impression du Livre j'en croyois voir la suppression. Cependant n'en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restois dans l'incertitude du monde la plus cruelle. J'écrivois lettres sur lettres à Guy, à M. de Malesherbes, à Mad de Luxembourg, et les réponses ne venant point ou ne venant pas quand je les attendois, je me troublois entièrement, je délirois.20 Parallèlement, Rousseau croit découvrir que, malgré toutes ses précautions, des copies circulent, que des personnes ont déjà connaissance de fragments du texte. C'en est assez p o u r faire naître en lui la certitude d ' u n e trahison, d'un complot, et que le manuscrit est aux mains des jésuites, qui veulent, sous son n o m , faire imprimer un ouvrage qu'ils auraient réécrit pour le déshonorer. Le rôle de l'éditeur est d'amuser Rousseau, de lui donner le change jusqu'à ce que sa mort, que l'on sait prochaine, laisse le champ libre aux malversations jésuitiques: Malheureusement j'appris dans le même temps que le P. Griffet Jesuite avoit parlé de l'Emile et en avoit rapporté des passages. A l'instant mon imagination part comme un éclair et me dévoile tout le mistère d'iniquité: j'en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m'eut été révélée. [...] Il est étonnant quelle foule de faits et de circonstances vint dans mon esprit se calquer sur cette folie, et lui donner un air de vraisemblance, que dis-je, m'y montrer l'évidence et la démonstration. 21 La double intervention de la duchesse de Luxembourg et de Malesherbes remplaceront »le mistère d'iniquité« par des explications plus prosaïques: outre la lenteur naturelle à tout éditeur, le trop grand nombre de corrections apportées par Rousseau aux épreuves suffirait à rendre compte des retards. 2 2 Dans ce récit tardif, mais fidèle,23 la lucidité de Rousseau sur les mécanismes générateurs du délire, de ce qu'il appellera »ma vision«, 24 est tout à fait remarquable. L'imagination y est partout désignée c o m m e responsable des idées folles, et cette activité délirante est elle-même référée à des causes multiples. Le corps d'abord, d o n t la maladie et la souffrance influent sur l'esprit: Sur la fin de l'automne 1761 je tombai tout à fait malade, et je passai l'hiver entier dans des souffrances presque sans relâche. Le mal physique augmenté par mille inquietudes me les rendit aussi plus sensibles. Depuis quelques tems de sourds et tristes pressentimens me troubloient sans que je susse à propos de quoi. [...] Quand je souffre je suis sujet à l'humeur. 25 20 21 22

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Les Confessions, livre XI, OC, t. I, p. 565-566. Guy est un associé de Duchesne. Ibid., p. 566. Voir la lettre de Malesherbes à Rousseau du 16 décembre 1761, CC, t. IX, lettre 1591, p. 325-326. Comme le montre le comparaison avec la lettre qu'avait envoyée Rousseau à Moultou pour lui expliquer toute l'affaire dès le 12 décembre 1761, CC, t. IX, lettre 1583, p. 311-313. Les Confessions, livre XI, OC, t. I, p. 567. Ibid., p. 564.

Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations

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Inquiétude et pressentiments sans cause, tristesse et h u m e u r : la mélancolie monte, dans le silence et la solitude, créant les ténèbres d o n t elle se nourrit - »mon penchant naturel est d'avoir peur des ténèbres, je redoute et je hais leur air noir«. 2 6 La solitude tant recherchée, renforcée par le silence des éditeurs et des amis, fait naître une crainte qui suscite l'activité de l'imagination pour lui trouver des justifications: »allumée« par le silence, celle-ci »part comme un éclair«, elle »dévoile«, elle »révèle«, elle place tout le sombre complot dans la clarté - en fait, elle »trace des fantômes«, elle est folie, elle est le »travers d ' u n h o m m e qui du f o n d de sa retraite veut juger d u secret des grandes affaires dont il ne sait rien«. 27 En un instant de lucidité interrompant la montée du délire, Rousseau avait d'ailleurs écrit à Malesherbes: »Ah qu'il est cruel pour un solitaire malade et triste, d'avoir une imagination déréglée et de ne rien apprendre de ce qui l'intéresse!« 28 - tristesse et crainte justifient par avance le diagnostic de mélancolie. La hiérarchie de l'imagination et du réel, de la perception et de la réflexion, est inversée, en u n renversement propre à la mélancolie: la clarté et l'évidence sont du côté de l'imagination, qui plie le réel à n'être que la démonstration de ses certitudes, acquises dans l'éblouissement d'un instant. Mais l'explication proposée est dangereuse, car on pourrait en étendre le principe, c o m m e Sophie d ' H o u d e t o t avait semblé le faire, à toute la pensée de Rousseau, solitaire ombrageux et chagrin qui entend dévoiler »tout le mistère d'iniquité« de la société... C'est bien le paradoxe dans lequel se trouvera Rousseau face à Malesherbes: refuser d'admettre l'influence mélancolique, c'est s'obliger à porter la responsabilité du délire; la reconnaître, c'est risquer d'invalider une pensée qui offre tant de traits mélancoliques. La difficulté se lit dans les lettres écrites immédiatement après les m o m e n t s de délire. Une fois la crise passée, Rousseau prend la plume p o u r s'excuser, pour s'expliquer, pour tenter de donner du délire une lecture qui l'en innocente, de l'inscrire dans une logique qui n'engage pas son moi authentique. C'est au modèle de la maladie qu'il fait alors appel, évoquant, dans une lettre au ministre Paul-Claude Moultou, l'influence décisive d'une humeur d'origine physique: Je ne sais quel aveuglement quelle sombre humeur inspirée dans la solitude par un mal affreux m'a fait inventer pour en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs [...] Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison avant la vie; en faisant des actions de méchant je n'étois qu'un insensé. 29 26

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Ibid., p. 566. Rappelons les propos de Galien: les mélancoliques »paraissent continuellement chagrins et pleins d'effroi, comme des enfants et des hommes ignorants qui tremblent dans une profonde obscurité. De même, en effet, que les ténèbres extérieures inspirent la peur à presque tous les hommes, [...] de même la couleur de la bile noire, en obscurcissant comme les ténèbres, le siège de l'intelligence, engendre la crainte«, Des lieux affectés, III, x, in: Œuvres anatomiques, t. II, p. 569-570. Les Confessions, livre XI, p. 567. Lettre du 20 novembre 1761, CC, t. IX, lettre 1554, p. 253. Lettre du 23 décembre 1761, CC, t. IX, lettre 1602, p. 341.

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»Sombre h u m e u r inspirée dans la solitude« qui noircit tout ce qu'elle touche - c'est bien de mélancolie qu'il s'agit, mais d'une mélancolie extérieure à Rousseau, occasionnée seulement par l'excès d e la douleur, et qui, responsable du mécanisme délirant, permet de l'innocenter pleinement de ses propres actions, »insensé« par accident, et n o n »méchant« de nature. 3 0 Son cœur, lui, est resté le même, garant d ' u n e identité inaccessible au délire. 31 Envers Malesherbes, puissant et bienveillant protecteur qu'il a »compromis« par son délire, Rousseau est plus embarrassé, sa justification plus laborieuse, mais la logique en reste la même. Il s'agit, tout en se dissociant aussi nettement que possible d u Rousseau délirant, de présenter ses excuses p o u r u n comportement qu'il doit malgré tout reconnaître c o m m e sien: Il fut un tems, Monsieur, où vous m'honorâtes de vôtre estime et où je ne m'en sentois pas indigne; ce tems est passé [...] Depuis plus de Six semaines ma conduite et mes lettres ne sont qu'un tissu d'iniquités, de folies, d'impertinences. [...] Vous avez tout enduré tout fait pour calmer mon délire, et cet excès d'indulgence qui pouvoit le prolonger est en effet ce qui l'a détruit. J'ouvre en frémissant les yeux sur moi et je me vois tout aussi méprisable que je le suis devenu. Devenu? Non. L'homme qui porta cinquante ans le cœur que je sens renaittre en moi n'est point celui qui put S'oublier au point que je viens de faire. [...] je ne prends aucun interest à celui qui vient d'usurper et deshonorer mon nom. Je l'abandonne à vôtre juste indignation; mais il est mort pour ne plus renaittre. Daignez rendre vôtre estime à celui qui vous écrit maintenant; il ne saurait S'en passer et ne méritera jamais de la perdre. Il en a pour garant non sa raison, mais son état qui le met désormais à l'abri des grandes passions.32 Le billet présente l'accès comme u n sommeil (»j'ouvre les yeux«), une m o r t (»que je sens renaittre«) qui cependant n'a pas remis en cause l'identité: »Devenu? Non«. Traduction stylistique de ce caractère de parenthèse du délire, la lettre s'ouvre et se clôt sur l'évocation de l'estime passée et future de Malesherbes, souvenir et prière: »11 f u t un tems, Monsieur, où vous m'honorâtes de vôtre estime [...] Daignez rendre vôtre estime«. Le retour de l'estime sera le signe de la permanence du cœur. Il reste que, pour Rousseau lui-même, cette parenthèse est inquiétante, difficile à comprendre. La disparition de l'ennemi extérieur imaginaire a révélé que l'altérité menaçante était en lui-même. Le »mistère d'iniquités« qu'il croyait avoir deviné autour de lui s'est inversé dans le »tissu d'iniquités« de ses propres actes et propos. Le projet d o n t étaient accusés les jésuites, vouloir usurper l'œuvre et déshonorer Rousseau en parlant en son nom, s'est en quelque sorte réalisé de l'intérieur, dans

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Dans une lettre écrite le lendemain à la duchesse de Luxembourg, Rousseau dira qu'il fut »un extravagant« (CC, t. IX, lettre 1606, p. 349): >insensé< et >extravagantfous< de la première Méditation métaphysique de Descartes, dans la traduction du duc de Luynes. Le cœur, écrit Jacques Derrida, »n'est pas un organe parce qu'il est l'organe de la présence pure«, De la grammatologie, Paris, Les éditions de minuit, 1967, p. 354. Lettre à Malesherbes du 23 décembre 1761, CC, t. IX, lettre 1605, p. 347-348.

Mélancolie de Rousseau: la crise de 1761 et ses interprétations

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la dépossession de soi par une instance inconnue. Aussi Rousseau éprouve-t-il le besoin d'hypostasier le mal, d'en faire un autre moi, étranger, »qui vient d'usurper et deshonorer mon nom«, et qu'il importe de séparer de sa propre personne: à cet usurpateur, qui est mort, revient l'indignation, à »celui qui vous écrit«, l'estime. Mais ce n'est pas si simple, et la phrase qui tente de formuler cette duplicité recèle bien des ambiguïtés: »L'homme qui porta cinquante ans le coeur que je sens renaittre en moi n'est point celui qui put S'oublier au point que je viens de faire«. L'alternance de la troisième et de la première personne ne parvient pas à séparer clairement ce qui est de moi et ce qui est de l'autre, concluant sur une tournure particulièrement confuse où »celui qui« redevient pour finir »je«. Le »je« n'apparaît plus que comme un lieu vide que viennent occuper tour à tour l'homme au cœur bon et l'auteur des folies. Nul doute que l'autoportrait des Lettres à Malesherbes, »contenant le vrai tableau de mon caractère et les vrais motifs de toute ma conduite«, 33 n'ait été composé en réaction à l'instabilité d'un moi qui s'est révélé la proie d'instances hétérogènes difficilement maîtrisables. 34 L'oeuvre autobiographique sera le lieu d'une affirmation de l'identité, de la démonstration de l'unité du moi. À défaut de l'individu, miné par la souffrance, l'incompréhension et la mort, protégé désormais du délire par sa propre faiblesse (l'assertion est ambiguë, semblant chercher remède dans ce qui fut à l'origine du mal), c'est l'écrit qui devient garant pour soi et porteur pour autrui de l'image du moi authentique. 3 5 L'apaisement vient en effet avec la certitude »de laisser dans mes écrits un témoignage de moi, qui triomphera tôt ou tard des complots des hommes«. 36 Et c'est bien là répondre à ce qui avait suscité l'angoisse délirante, à la crainte de se voir dépossédé de sa parole et de son œuvre sans pouvoir s'en défendre, et qu'après sa mort, un autre, le jésuite, parle en son nom, lui volant sa pensée et son être — »l'idée de ma mémoire déshonorée après moi dans mon plus digne et meilleur livre m'était effroyable«. 37 L'autobiographie sera le lieu où Rousseau déposera son être véritable: plus qu'un livre, elle constituera une sorte de double, d'incarnation inaliénable du moi véritable et constant, à l'abri des avatars de l'humeur ou de la maladie. 38

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C'est le sous-titre donné par Rousseau à sa copie personnelle des Lettres à Malesherbes, O C , t. I, p. 1130. Voir les réflexions de Jacques Derrida sur l'expérience de l'écriture c o m m e tentative de »réappropriation symbolique de la présence« aliénée dans le langage, De la grammatologie, p. 2 0 3 - 2 0 7 . L'écriture autobiographique est toujours écriture tournée vers les autres, c o m m e l'a rappelé Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, p. 2 1 8 - 2 2 1 . Les Confessions, livre XI, p. 568. I b i d . , p . 568. C'est ainsi qu'il faut comprendre l'ambition rousseauiste de tout dire, si récurrente et d'apparence si naïve: non pas comme une promesse d'exhaustivité, mais c o m m e l'affirmation que l'écrit autobiographique est d'une nature différente de ses autres ouvrages.

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Les Lettres à Malesherbes et l'écriture du sujet

mélancolique

2.2. La lecture de Malesherbes M a l e s h e r b e s n'a p a s t e n u rigueur à R o u s s e a u d e ses >foliesfolies< pour désigner l'activité imaginative et son objet. La diversité apparente des sens qu'il lui d o n n e 6 9 ne doit pas masquer leur unité profonde: il s'agit toujours d ' u n e substitution des chimères au réel, d'une confusion de la réalité et d u m o n d e imaginaire. Rousseau décrit ainsi la vie active de sa jeunesse: »Je croyois trouver dans le m o n d e les memes gens que j'avois connus dans mes livres« (p. 1134) - notons le possessif: l'effet des livres lus et celui des écrits est le même. D e fait, les mêmes »folies« peuvent conduire à

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Dans Les Confessions, Rousseau sera plus explicite encore sur ce caractère originaire de l'activité imaginative: »Cet amour des objets imaginaires et cette facilité de m'en occuper achevèrent de me dégoûter de' tout ce qui m'entouroit, et déterminèrent ce gout pour la solitude, qui m'est toujours resté depuis ce tems-là« — le goût des chimères explique même la paresse, puisqu'il l'a »toujours rendu paresseux à faire, par trop d'ardeur à desirer«, livre I, OC, 1.1, p. 41. Le meilleur commentaire de cette formule, ainsi que de l'alliance des chimères et du dégoût qui en révèle la nature mélancolique, se trouve dans la lettre de La Nouvelle Héloïse dans laquelle Julie décrit les effets de cette »force consolante« de l'imagination qui produit des plaisirs plus grands que la possession même, et qui se poursuit sur une description du »dégoût du bien-être«, forme de taedium vitae auquel elle est alors en proie (La Nouvelle Héloïse, VI, vin, in: OC, t. II, 1964, p. 693-694). Voir la note 2 de la page 108, OC, 1.1, p. 1281-1282.

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l'activité illusoire (»j'etois actif parce que j'etois fou«, p. 1134) ou au délire, mais aussi à l'écriture: les rêveries éveillées que Rousseau décrit dans la troisième des Lettres à Malesherbes sont celles-là mêmes qui donneront naissance à La Nouvelle Hélotse.70 Or cette croyance en des chimères produites par l'imagination est bien le propre de la mélancolie, que l'Encyclopédie définira comme l'effet »des idées d'une certaine perfection, qu'on ne trouve ni en soi, ni dans les autres, ni dans les objets de ses plaisirs, ni dans la nature«. Certes, et c'est toute la différence, pour Rousseau cette perfection imaginaire peut être trouvée »en soi« parce qu'elle est fondée »dans la nature« de l'homme. Mais, eu égard à l'unité du phénomène de la rêverie solitaire et de la substitution de l'imaginaire au réel, il faut bien donner raison à Malesherbes: la mélancolie, dont les transports font le malheur de Rousseau, est la même qui a produit ses livres. L'écriture rousseauiste est une activité mélancolique - et le choix de la solitude, occasion de se livrer plus complètement à cette »passion dominante«, consiste à chercher le bonheur dans la mélancolie même, une mélancolie à laquelle Rousseau a reconnu une valeur morale. L'abandon mélancolique aux rêveries, nouvelle étape dans la sécession avec les autres et le réel, n'est pourtant pas le moment ultime du mouvement régressif de la retraite. Le détachement se poursuit avec la découverte de la nature décevante des chimères pour l'âme: Cependant au milieu de tout cela je l'avoue, le néant de mes chimeres venoit quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes reves se seroient tournés en realités ils ne m'auroient pas suffi; j'aurois imaginé, revé, désiré encore. Je trouvois en m o i un vuide inexplicable que rien n'auroit pu remplir; un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance d o n t je n'avois pas d'idée et dont pourtant je sentois le besoin. Hé bien Monsieur cela même etoit jouissance, puisque j'en etois penetré d'un sentiment tres vif et d'une tristesse attirante que je n'aurois pas voulu ne pas avoir (p. 1140).

Texte capital: au coeur du portrait des Lettres à Malesherbes, en ce moment central qui doit prouver l'absence de mélancolie par l'affirmation du bonheur du solitaire, s'ouvre un vide que rien ne saurait combler. Les chimères ne sont que les figures d'un désir sans limite, un substitut de présence qui finit par manifester sa propre vacuité. Elles masquent et désignent en même temps ce vide central qui travaille la pure présence à soi et semble bien constitutif de ce moi qui se révèle une fois bannies toutes les fausses déterminations, servitudes et aliénations. Le mouvement de retour vers un moi naturel, à l'abri de tout délire et de toute mélancolie, que nous avons suivi à travers une suite de régressions (refus des opinions, de la société, de toute trace de l'homme, et des chimères mêmes, ou encore, dans l'ordre psychologique, amour de la solitude, esprit de liberté, paresse, jouissance, désir sans objet), est un mouvement sans fin, qui n'aboutit à aucune prise. 71 L'ultime sentiment de soi, 70 71

Voir le récit de la genèse du roman dans Les Confessions, livre IX, O C , t. I, p. 427sq. D'où encore la question qui ouvrira les Rêveries du promeneur solitaire-, »Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même?«, O C , 1.1, p. 995.

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dernier refuge de l'identité, d'autant plus »vif« qu'il est pur de toute médiation, de toute présence de l'autre, est lui-même une insatisfaction définie tout négativement (»ils ne m'auroient pas suffi«, »inexplicable«, »que rien n'auroit pu remplir«, »dont je n'avois pas idée«) et si indéterminée que son rapport avec le sujet doit être exprimé par une double négation (»que je n'aurais pas voulu ne pas avoir«). Or ce »sentiment très vif« qui, au terme de la retraite, accompagne la découverte de ce »vuide inexplicable« a nom mélancolie, comme il ressort du rapprochement avec un passage d'une lettre de novembre 1764 à Henriette de Maugin: Je sais combien le besoin d'attachement rend affligeante aux cœurs sensibles l'impossibilité d'en former, je sais combien cet état est triste mais je sais qu'il a pourtant des douceurs, il fait verser des ruisseaux de larmes, il donne une mélancolie qui nous rend témoignage de nous mêmes et qu'on ne voudroit pas ne pas avoir. 72

Le parallélisme des expressions autorise à identifier la »tristesse attirante« de la lettre à Malesherbes avec la mélancolie - même si les deux textes décrivent deux moments différents de l'expérience mélancolique, les »douceurs« et les »ruisseaux de larmes« se situant en deçà de la »jouissance« paradoxale qui suit l'épuisement des ressources imaginaires. Ultime perception de soi, le témoignage de soi que donne la mélancolie, récusant la médiation d'autrui, consomme la rupture avec les autres. Rousseau peut alors décrire l'expérience du ravissement cosmique où le moi, un moi libéré de toute entrave sociale, vide de tout contenu, se fond dans la nature. Premier récit d'une scène d'extase dont il écrira d'autres versions, on y voit Rousseau hésiter encore entre un vocabulaire purement sensitif, niant toute participation de la pensée, et un registre plus intellectuel (c'est une extase de l'esprit, produite par l'imagination). Quoi qu'il en soit, l'expérience fusionnelle est bien le terme du mouvement régressif, l'aboutissement de la rupture avec les hommes. En ce sens, on peut bien dire que l'expérience ici décrite, »transports«, »ravissement« ou »étourdissante extase«, est analogue à l'égarement mélancolique, comme l'indiquent ces images d'oppression: [...] je m e sentois avec une sorte de volupté accablé d u poids de cet univers [...] m o n cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvoit trop à l'étroit, j'etouffois dans l'univers (p. 1141).

Ce caractère ambigu est renforcé par l'encadrement du récit de l'extase heureuse. Au début et en conclusion de cette troisième lettre, Rousseau, évoquant ses souffrances présentes, exprime son impatience d'être définitivement libéré de son corps, ultime aliénation, au plus près de l'être, présence de l'autre en soi: [...] m o n ame aliénée d'elle meme est toute à m o n corps. Le délabrement de ma pauvre machine l'y tient de jour en jour plus attachée, et jusqu'à ce qu'elle s'en séparé enfin tout

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Lettre d u 4 novembre 1764, C C , t. XXII, lettre 3621, p. 9.

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à coup. [...] Mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté; désormais je ne suis plus seul, j'ai un hote qui m'importune, il faut m'en délivrer pour etre à moi, et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction (p. 1138 et p. 1142). Plaçant ainsi l'extase dans une perspective néo-platonicienne selon laquelle les sensations corporelles ne sont plus le lieu de la présence à soi et au monde mais ce qui leur fait obstacle, ces phrases rapprochent curieusement le bonheur extatique (»l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances«) de la mort (»les goûter sans distraction«). Que Rousseau ait eu conscience des caractères mélancoliques de cette expérience, c'est ce que montre l'existence d'une quatrième lettre à Malesherbes: 73 après cette page pourtant décisive, il sent la nécessité de reprendre aussitôt la plume pour justifier à nouveau l'utilité de son mode de vie solitaire. Le texte se rouvre aux autres qu'il avait progressivement exclus, même si ce n'est que pour redire l'impossibilité de l'échange en société, la vérité de la parole univoque et la valeur universelle du bonheur de la solitude. Au-delà de cette dernière lettre, c'est en fait l'ensemble de l'autoportrait que l'expérience centrale de l'extase exige et rend nécessaire pour recevoir une signification positive, pour éviter qu'on ne la confonde avec un pur moment de délire, de folie mélancolique. L'autobiographie, insérant le moment du ravissement dans l'ordre des raisons philosophiques et dans le déroulement biographique, confère un sens à ce qui est de l'ordre de l'indicible, du cri (»o grand être! o grand être«, p. 1141). Ce qui est presque au-delà du langage (ou en deçà, dans un retour à ses origines) appelle le développement de l'écrit pour prouver son authenticité. 74 Ce qui n'a existé que dans l'instant, et pour le sujet, doit prendre forme dans l'œuvre pour pouvoir devenir, aux yeux des autres, la justification de toute une existence. Ainsi l'écrit peut-il porter témoignage de soi, être le lieu où une expérience analogue à la mélancolie peut prendre valeur constitutive de l'identité, et en perpétuer, pour l'auteur lui-même, le souvenir fondateur - car contrairement à ce que dit Rousseau (p. 1138), on ne parle bien de bonheur que quand on souffre, vérité mélancolique.

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Écrite, à en croire les dates, de manière révélatrice, deux jours seulement après la troisième (alors qu'une semaine s'était écoulée entre les deux premières, et deux semaines avant la troisième, maturation du chef d'oeuvre). C'est là le statut de l'écriture tel que Rousseau l'avait défini par rapport à la singularité et à l'immédiateté de la parole: »dans une langue accentuée ce sont les sons, les accens, les infléxions de toute espèce qui font la plus grande énergie d u langage; et rendent une phrase, d'ailleurs commune, propre seulement au lieu où elle est. Les moyens qu'on prend pour suppléer à celui-là étendent, allongent la langue écrite«, Essai sur l'origine des langues, in: O C , t. V, p. 388.

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Matrice des Confessions, les Lettres à Malesherbes nous font ainsi assister à l'émergence d ' u n e écriture autobiographique en réaction contre l'expérience de dépossession mélancolique et contre son interprétation psychologique et médicale traditionnelle. Elles opposent au délire et au diagnostic une interprétation philosophique et u n récit autobiographique qui, récusant la menace d ' u n e mélancolie maladive, assurent l'être d ' u n e identité infrangible. C e p e n d a n t , l'écriture autobiographique pose à sa source m ê m e u n acte de r u p t u r e de l'échange: isolé et incompris, le moi seul est capable d e se peindre, de se dire. C e t t e sécession c u l m i n e chez Rousseau d a n s l'affirmation d ' u n b o n h e u r fusionnel qui exclut t o u t e présence h u m a i n e , m o m e n t central mais a m b i g u qui rend nécessaire l'écriture de l'autoportrait p o u r en rendre raison. L'écriture des Lettres à Malesherbes, convoquant et récusant autrui, r é f u t a n t la mélancolie p o u r la retrouver en son cœur, est u n acte mélancolique dans sa duplicité, se déployant p o u r rendre intelligible u n e expérience du silence et de la solitude.

II. Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

Au tournant du XVIII e siècle, conséquence de la mode mélancolique à laquelle la tourmente révolutionnaire a donné des résonances tragiques, la mélancolie va prendre chez certains auteurs une dimension à la fois existentielle, collective et historique. M m e de Staël et Chateaubriand y verront le trait caractéristique de l'âge moderne, le sentiment propre d'une subjectivité marquée par un tourment métaphysique, prélude au mal du siècle romantique. Qu'il soit paradoxal de vouloir transformer un concept médical, désignant un mal qui isole l'individu dans sa souffrance, en un concept idéologique et historique, c'est ce qui apparaît très clairement dans le cas de Chateaubriand, d o n t le rôle dans l'évolution des significations du terme fut capital, par le retentissement du Génie du christianisme et de René. Chateaubriand tente en effet d'y donner une dimension métaphysique à la mélancolie dans le contexte d'une réhabilitation de la religion: or le catholicisme avait toujours fait de la mélancolie l'objet d'une réprobation morale. Aussi le lien qu'il établit entre mélancolie et religion reste-t-il assez indéterminé, de l'ordre d'une harmonie poétique qui repose sur les connotations rêveuses et sentimentales de la mélancolie. Chateaubriand sera plus précis dans son analyse du »vague des passions«, mais les causes sociales ou historiques que son expérience d'exilé le conduit à assigner à la mélancolie y viennent contredire l'idée d'une mélancolie chrétienne, ambiguïté renforcée par la présence de René, récit au protagoniste indubitablement mélancolique non moins que fort peu chrétien. En fait, bien plutôt que dans la construction idéologique et apologétique, c'est dans le récit que s'opérera le passage à une dimension anthropologique de la mélancolie, appelée à devenir le trait dominant de la subjectivité romantique. Aux difficultés d'une valorisation explicite de la mélancolie, René oppose la parfaite réussite d'un récit dont la mélancolie forme toute la matière, et qui l'illustre d'autant mieux que, récusant tout contenu particulier, il l'exprime par une poétique négative.

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

1. »Prodigieuse« ou »coupable«? La mélancolie dans Le Génie du christianisme Chateaubriand entend tirer parti d ' u n sentiment désormais répandu et valorisé pour le faire servir à l'entreprise de réhabilitation de la religion, en assimilant l'esprit mélancolique à l'esprit chrétien. Cela implique de récuser tout lien entre la mélancolie et des facteurs d'ordre naturel: pour ce faire, Chateaubriand en appelle à la tradition d u sentiment mélancolique telle qu'il pouvait la trouver chez Bernardin de Saint-Pierre par exemple. Mais la mélancolie est un concept complexe qu'il est difficile d'harmoniser avec l'esprit du christianisme, d'autant que Chateaubriand tente d'en intégrer les dimensions sociales et politiques à son analyse, c o m m e nous le montrerons en lisant précisément le chapitre sur le vague des passions. Les contradictions patentes soulevées par l'interprétation du rôle des couvents ainsi que par l'insertion de René dans Le Génie du christianisme conduiront Chateaubriand à renoncer à un terme décidément trop c o m p r o m e t t a n t .

1.1. Génie contre perfectibilité L'intérêt de Chateaubriand pour le concept de mélancolie a p u être éveillé par le livre de M m e de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, p a r u en 1800, dans lequel elle caractérisait d o u b l e m e n t la mélancolie, d ' u n e part c o m m e le génie »des peuples d u nord«, de l'autre c o m m e ce qui unit le sentiment à la philosophie (»La poésie mélancolique est la poésie la plus d'accord avec la philosophie«) 1 , et, partant, c o m m e un trait essentiel de l'époque moderne qu'elle baptisait »l'âge de la mélancolie«. 2 Ce faisant, elle donnait au concept une dimension historique et philosophique, en même temps qu'elle lui conférait quelques unes de ses significations modernes, articulées avec u n e explication climatique en accord avec la tradition hippocratique: La mélancolie des peuples du nord est celle qu'inspirent les souffrances de l'âme, le vide que la sensibilité fait trouver dans l'existence, et la rêverie, qui promène sans cesse la pensée, de la fatigue de la vie à l'inconnu de la mort. 3 Réagissant aux thèses de M m e de Staël dans sa Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël,4 Chateaubriand entend en conserver ce qui lui semble juste tout en inversant la perspective interprétative. La mélancolie est

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De la littérature, éd. G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, Flammarion, GF, 1991, p. 205. Ibid., p. 202 et p. 127. Ibid., p. 203. Publiée dans le Mercure de France le 22 décembre 1800 sous le titre »Lettre au Citoyen Fontanes, sur la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël«.

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bien le caractère de l'époque moderne, mais son origine doit être dégagée de toute influence naturelle ainsi que de toute association avec les idées philosophiques, et restituée à la religion: Ainsi, lorsqu'elle attribue au christianisme la mélancolie qui règne dans le génie des peuples modernes, je suis absolument de son avis; mais quand elle joint à cette cause je ne sais quelle maligne influence du Nord, je ne reconnais plus l'auteur qui me paraissait si judicieux auparavant.'

Chateaubriand déforme le propos de M m e de Staël, pour qui le christianisme n'a fait que transformer une mélancolie due à d'autres causes. Le caractère historique de la mélancolie prend désormais le pas sur son caractère naturel, le »génie des peuples modernes« occulte l'esprit des peuples du nord, et la »maligne influence« jette le ridicule sur la genèse climatique en ironisant sur ses connotations médicales réputées obsolètes. 6 Cette substitution permet de ne voir dans la mélancolie qu'un phénomène purement spirituel, et, comme tel, universel: Il me paraît inutile d'avoir recours aux Barbares du Nord, pour expliquer ce caractère de tristesse que Mme de Staël trouve particulièrement dans la littérature anglaise et germanique, et qui pourtant n'est pas moins remarquable chez les maîtres de l'école française. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux grands modèles de la mélancolie en sentiments et en pensées. 7

La littérature est d'emblée appelée à témoigner de la mélancolie, c'est dans l'analyse des oeuvres littéraires que se jouera le débat sur sa signification historique parce qu'étant un fait de pensée, elle y a naturellement son lieu: »chassant la perfectibilité mélancolique des tragédies de Shakespeare, des Nuits d'Young, de l'Héloïse de Pope, de la Clarisse de Richardson, j'y rétablis victorieusement la mélancolie des idées religieuses«. 8 La Lettre à M. de Fontanes exprime très clairement cette intention première de Chateaubriand d'identifier la mélancolie avec l'esprit de la religion chrétienne. À la fin d'un développement sur la vie monastique, il écrit:

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Lettre à M . de Fontanes sur la deuxième édition de l'ouvrage de Mme de Staël, in: Essai sur les Révolutions. Génie du christianisme, éd. M. Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1978, p. 1271. Chateaubriand le redira dans Le Génie du christianisme: »La double débilité mentale et physique des peuples du nord et du midi, la mélancolie dont ils semblent frappés, ne peuvent donc, selon nous, être attribuées à une fibre trop relâchée ou trop tendue, puisque les mêmes accidents ne produisent pas le même effet dans les zones tempérées. Cette affection plaintive des habitants du pôle et des tropiques est une véritable tristesse intellectuelle, produite par la position de l'âme, et par ses combats contre les forces de la matière« - la »débilité physique«, mélancolie des médecins, est ramenée à une »tristesse intellectuelle«, in: Essai sur les Révolutions. Génie du christianisme, p. 613. Ibid., p. 1272. Ibid., p. 1277.

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

Toutes ces diverses puissances du malheur, de la religion, des souvenirs, des mœurs, des scènes de la nature, se réunirent pour faire, du génie chrétien, le génie même de la mélancolie.9 »Génie des peuples modernes«, génie de la religion, génie de la mélancolie - l'équation est posée. Pour en démontrer la validité, Chateaubriand devra ne retenir de la mélancolie que ce qui peut s'harmoniser avec l'esprit de son apologétique. Aussi, alors que M m e de Staël s'appuyait sur la tradition philosophique et médicale, lui s'inscrit dans la lignée de la mélancolie sentimentale du siècle écoulé. Ces caractères de douceur et de rêverie que privilégie Chateaubriand sont ceux que l'évolution récente d u m o t lui a conférés. Il en fait lui-même la constatation, à propos du père Dutertre: Celui-ci, à une imagination vive, joint un génie tendre et rêveur; il se sert même, ainsi que La Fontaine, du mot de mélancolie au sens où nous l'entendons aujourd'hui. 10 Afin d'établir l'identité de la mélancolie et d u christianisme, il suffit dès lors d'affirmer que ce mélange de tristesse, de douceur et de rêverie, qui compose la mélancolie caractéristique des œuvres de la fin du XVIII e siècle, se trouve déjà dans les textes bibliques: Il est certain que le charme de Paul et Virginie consiste en une certaine morale mélancolique, qui brille dans l'ouvrage [...] Or, quiconque a médité l'Évangile, doit convenir que ses préceptes divins ont précisément ce caractère triste et tendre. 11 Q u e l'analogie soit affirmée à propos de Bernardin de Saint-Pierre n'est pas un hasard. Héritier de Rousseau, ce dernier forme en effet une transition entre la tradition sentimentale de la mélancolie et Chateaubriand. Dans l'une de ses Études de la nature, parues entre 1784 et 1788, Bernardin avait réuni tous les éléments d'une conception spirituelle de la mélancolie dont Chateaubriand allait faire usage. Selon Bernardin, la mélancolie »satisfait à la fois les deux puissances d o n t nous sommes formés, le corps et l'âme, le sentiment de notre misère et celui de notre excellence«. 12 Le plaisir de la mélancolie se définit selon le paradigme lucrécien du 9 10

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Ibid., p. 1272. Ibid., p. 726. Le texte auquel il fait allusion est sans doute le passage de Histoire générale des Antilles que Chateaubriand citera plus loin: »Les Caraïbes, dit-il, sont grands rêveurs: ils portent sur leur visage une physionomie triste et mélancolique; ils passent des demi-journées entières, assis sur la pointe d'un roc, ou sur la rive, les yeux fixés en terre, ou sur la mer, sans dire un mot« (ibid., p. 999) - attitude d'abattement et de mutisme qui, annonçant René, est en fait bien plus proche d'une mélancolie traditionnelle (le roc et les »yeux fixés en terre« sont fidèles à la Mélancolie de Cesare Ripa) que du moderne penchant à la tendre rêverie: cette ambiguïté entre mélancolie pathologique et sentimentale résume tout le problème de la mélancolie chez Chateaubriand. Le Génie du christianisme, p. 705-706. Études de la nature, Étude douzième, »De quelques lois morales de la nature. Du sentiment de la mélancolie«, Paris, F. Didot, 1843, p. 407.

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»suave mari magno«,13 contemplation de bouleversements terribles qui épargnent le spectateur. L'âme médite avec tristesse sur »notre misère«, mais elle en retire un sentiment propre de satisfaction. Aussi le b o n h e u r de la mélancolie naît-il au spectacle des »plus terribles révolutions dans la nature«, volcan, tempête, ruines, qui »tranquillisent« le sentiment de la misère h u m a i n e éprouvé par l'observateur, qui se sait »à l'abri«. 14 À ce »bonheur négatif« viennent se joindre la perception des »attributs de la Divinité« et celle »de l'infinité en étendue, par le m u r m u r e lointain des vents«, qui, faisant naître des réflexions sur les espaces lointains, »donnent à m o n âme une extension convenable à sa nature«. 1 5 Ainsi devant les ruines: Ce genre de plaisir naît du sentiment de notre misère, qui est, comme nous l'avons dit, un des instincts de notre mélancolie. Mais nous avons encore en nous un sentiment plus sublime qui nous fait aimer les ruines, indépendamment de tout effet pittoresque et de toute idée de sécurité: c'est celui de la Divinité, qui se mêle toujours à nos affections mélancoliques, et qui en fait le plus grand charme. Le sentiment mélancolique n'est plus tant le plaisir d'une présence à soi que l'intuition de l'infini et de la divinité suscitée par le spectacle de la nature et des ravages du temps. Tout ici prépare et annonce la mélancolie de Chateaubriand, qui n'aura aucun mal à montrer l'harmonie d ' u n e telle mélancolie avec un christianisme luim ê m e défini sur un mode sentimental et esthétique.

1.2. Le v a g u e des p a s s i o n s Davantage que dans cette convergence de deux »génies«, dont la démonstration est suspecte en ce qu'elle semble avant tout reposer sur u n affaiblissement symétrique et simultané des deux termes, la contribution propre de Chateaubriand à l'analyse de la mélancolie est à chercher dans le chapitre du Génie du christianisme intitulé »Du vague des passions«, concluant le livre III (»Suite de la poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions«) de la deuxième partie, »Poétique du christianisme«. L'identité du vague et de la mélancolie n'est pas douteuse, la seconde n'étant q u ' u n

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On le trouve dans le chapitre »Aux infortunés« de l'Essai sur les révolutions-, »Pour moi je me suis sauvé dans la solitude, et j'ai résolu d'y mourir, sans me rembarquer sur la mer du monde. J'en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage«, in: Essai sur les Révolutions. Génie du christianisme, p. 316. Le thème lucrécien a déjà pris ici une nuance tragique absente des textes de Bernardin et qui annonce René. Études de la nature, p. 407. Ibid. Études de la nature, Étude douzième, »De quelques lois morales de la nature. Plaisir de la ruine«, p. 410.

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

vague aggravé, devenu état permanent: la Lettre à Fontanes disait déjà que »la mélancolie s'engendre du vague des passions«.17 Ce développement est d'autant plus important qu'il demande à être lu dans une double articulation: avec la religion d'une part, comme analyse d'une passion que le christianisme a contribué à mettre en lumière et qui caractérise l'ère moderne par opposition au monde antique; avec René de. l'autre, récit que Chateaubriand avait conçu et écrit pour Les Natchez, qu'il inclut alors dans Le Génie du christianisme et auquel l'analyse du vague des passions doit servir de préface. La mélancolie, à travers cet aspect particulier que Chateaubriand en retient, doit donc justifier l'intégration de la »confession déplorable«18 de René dans l'apologie du christianisme. Mais René ne peut servir l'entreprise apologétique que pour autant que son abandon mélancolique aux rêveries et à la solitude subit la condamnation rigoureuse (et traditionnelle) du père Souël, qui entraîne celle du vague des passions au nom du christianisme. Or cette perspective négative ne ressort pas clairement du chapitre théorique: multipliant les causes d'un phénomène collectif là où le récit restera étrangement silencieux sur l'origine d'une souffrance individuelle, l'analyse psychologique, historique et idéologique du vague des passions obéit à une pluralité d'intentions qui rendent ambigu son lien avec la religion.19 De fait, le lien du vague des passions avec le christianisme, loin d'être immédiat, n'est explicité qu'au terme de l'analyse qu'en fait Chateaubriand. Le vague des passions est d'abord défini comme un état d'âme individuel et momentané, [...] celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. 2 0

Vague est la passion qui ne trouve pas à s'exprimer, pure énergie intérieure, pure force d'un désir sans direction et sans emploi, suscitant un double déséquilibre: entre la puissance et sa réalisation; entre le moi et le monde, l'absence d'objet

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Lettre à M. de Fontanes, p. 1272. N o u s relèverons d'autres preuves de cette identité. Les Natchez, in: Œuvres romanesques et voyages, éd. M . Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, 1.1, p. 438. L'application historique du vague des passions au malaise de l'aristocratie exilée, pour lequel René peut servir d'exemple, se lit seulement en filigrane dans le texte: s'il s'agit sans doute de l'interprétation la plus convaincante du texte de Chateaubriand, parce qu'elle prend en compte les dimensions diverses du fait mélancolique (sociale, psychologique et pathologique), elle ne donne néanmoins cohérence à son propos qu'en négligeant complètement le rôle de la religion. Voir les analyses de Pierre Barbéris, René. Un nouveau roman, Paris, Larousse, 1973, passim, et de Jean-Claude Berchet, in: Chateaubriand, Atala. René. Les Aventures du dernier Abencérage, Paris, Flammarion, GF, 1996, Introduction, p. 41—45. Le Génie du christianisme, p. 714. Nous ferons désormais suivre immédiatement nos citations de leur référence dans cette édition.

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se t r a d u i s a n t p a r u n repli sur soi m é l a n c o l i q u e . C o m p r e n d r e le vague revient à expliquer ce déséquilibre. C e p h é n o m è n e ainsi défini n'est pas u n e i n v e n t i o n de C h a t e a u b r i a n d , q u i n e fait q u e r e p r e n d r e u n t h è m e médical b i e n attesté, d o n n a n t ainsi à s o n analyse u n f o n d e m e n t irrécusable. C e déséquilibre, i n q u i é t u d e d e l ' â m e en p r o i e à des désirs sans o b j e t , c o r r e s p o n d en effet à ce q u e C a b a n i s décrit, au m ê m e m o m e n t , c o m m e la »mélancolie a m o u r e u s e d e la p u b e r t é « : L'adolescent cherche ce qu'il ne connaît pas: mais il le cherche avec l'inquiétude d u besoin. Il est plongé dans de profondes rêveries. Son imagination se nourrit de peintures indécises, source inépuisable de ses contemplations: son cœur se perd dans les affections les plus douces, dont il ignore encore le but. 2 1 Il s'agit d o n c d ' u n c o n s t a t q u i relève d ' u n e explication p u r e m e n t p h y s i o l o g i q u e , d ' u n décalage entre le d é v e l o p p e m e n t d u corps et la m a t u r a t i o n d e l'esprit. Le d é séquilibre suscitant i n q u i é t u d e v a g u e et songeries sans o b j e t n'est rien d ' a u t r e q u e l'éveil p u b e r t a i r e d u désir charnel a c c o m p a g n é d e ses rêveries érotiques, état a u q u e l les Confessions de saint A u g u s t i n c o m m e celles de Rousseau, q u e C h a t e a u b r i a n d connaissait bien, avaient d o n n é des lettres de noblesse. 2 2 Il importait d ' a u t a n t plus de récuser cette causalité corporelle q u e les philosophes avaient pris a r g u m e n t de cet état t e m p o r a i r e et p h y s i q u e m e n t d é t e r m i n é p o u r invalider les v œ u x religieux p r o n o n c é s à cet âge d ' i n q u i é t u d e — ainsi chez D i d e r o t : Il vient un moment où presque toutes les jeunes filles et les jeunes garçons tombent dans la mélancolie; ils sont tourmentés d'une inquiétude vague qui se promène sur tout, et qui ne trouve rien qui la calme. Ils cherchent la solitude; ils pleurent; le silence des cloîtres les touche [...] Ils prennent pour la voix de Dieu qui les appelle à lui les premiers efforts d'un tempérament qui se développe: et c'est précisément lorsque la nature les sollicite, qu'ils embrassent un genre de vie contraire au vœu de la nature. L'erreur ne dure pas; l'expression de la nature devient plus claire: on la reconnaît; et l'être séquestré tombe dans les regrets, la langueur, les vapeurs, la folie ou le désespoir. 23

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Rapports du physique et du moral de l'homme, in: Œuvres complètes, Paris, Bossange et Firmin Didot, 1823-1824, t. III, p. 125. Saint Augustin (Les Confessions, livre II, ch. 2—3, et livre III, ch. 1, in: Œuvres de saint Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, vol. 13, 1962, p. 3 3 5 - 3 4 5 et p. 363-365) et Rousseau (Les Confessions, livre I, in: Œuvres complètes, t. I, p. 40—41) avaient décrit leurs états d'âme lors de leur seizième année. C'est l'âge qu'indique René au début du récit (René, in: Œuvres romanesques et voyages, 1.1, p. 119). Le personnage connaîtra par la suite ces élans sans objet, dont Chateaubriand tentera d'effacer, au fil des éditions, le caractère trop évidemment érotique. Voir Pierre Barbéris, René. Un nouveau roman, p. 46, p. 128, p. 168-169 et p. 182-183. Jacques le Fataliste et son maître, in: Œuvres romanesques, éd. H. Bénac, Paris, Garnier Frères, 1962, p. 672. Dans l'article »Jouissance« de l'Encyclopédie, Diderot est plus explicite encore: »La propagation des êtres est le plus grand objet de la nature. Elle y sollicite impérieusement les deux sexes, aussitôt qu'ils en ont reçu ce qu'elle leur destinait de force et de beauté. Une inquiétude vague et mélancolique les avertit du moment;

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

L'inquiétude vague ne conduit à la religion qu'à travers une ignorance des lois de la nature et un refoulement du corps et de ses désirs. Q u i accorde crédit à la voix d ' u n e mélancolie naturelle et passagère risque de sombrer dans une mélancolie bien plus grave, celle de »l'être séquestré«, qui parcourt tous les degrés d e la pathologie mélancolique, par ordre de gravité croissante, des regrets au désespoir. Q u e Chateaubriand ait eu à cœur de répondre à cette argumentation ironique, c'est ce que prouve la fréquence avec laquelle il revient sur le lien entre les souffrances du vague et le rôle des couvents. 2 4 À défaut de pouvoir contredire explicitement cette origine corporelle, Chateaubriand va multiplier les causalités de tous ordres (méfaits de la philosophie, inaction politique, influence des femmes) avant de retrouver, au terme d ' u n e analyse qui aura ainsi fait oublier le rôle d u corps, la signification métaphysique et religieuse que récusait Diderot. La difficulté est qu'ayant écarté une cause effective de mélancolie, il se trouve confronté à l'indétermination essentielle d ' u n état caractérisé par son absence de raison. Certes, c'est précisément cette absence de cause c o m m e d'objet qui va permettre de lui imputer u n e origine, ou une visée, métaphysique, mais l'analyse causale en devient problématique, et les explications qu'avance Chateaubriand font davantage figure de circonstances aggravantes que de causes suffisantes. Pour occulter l'interprétation pubertaire du vague, Chateaubriand commence par lui d o n n e r une dimension collective et historique: »Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente« (p. 714). Se trouvent ici incriminés l'exemple des libertins et les leçons des philosophes, le savoir pervers diffusé par »la multitude de livres qui traitent de l ' h o m m e et de ses sentiments« (p. 714), toute l'influence délétère d ' u n XVIII e siècle décadent. Les perspectives sont clairement inversées: ce n'est plus le corps qui a mûri précocement, mais l'esprit trop tôt désillusionné, n o n l'inquiétude d ' u n adolescent naïf, mais le dégoût d ' u n jeune vieillard. 25 Les expressions de Chateaubriand, fortes et insistantes, donnent à cette interprétation une dimension qui englobe toute l'existence:

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leur état est mêlé de peine et de plaisir«. Les deux textes confirment l'identité de la mélancolie et de l'»inquiétude vague«. Le thème était dans l'air du temps: Diderot le tient d'une conversation à la Chevrette qu'il mentionne à Sophie Volland dans sa lettre du 20 septembre 1760. Voir Jean Deprun, La Philosophie de l'inquiétude en France au XVIIIe siècle, Paris, Vrin, 1979, p. 94-97 et p. 171. Notons cette phrase du Génie du christianisme qui établit une relation directe entre le moment du vague des passions et la découverte de Dieu, dans une substitution immédiate du désir métaphysique au désir sexuel: »C'est le moment où le cœur va s'enflammer du feu des passions, le moment où il peut concevoir l'Être suprême: Dieu devient l'immense génie qui tourmente tout à coup l'adolescent et qui remplit les facultés de son âme inquiète et agrandie«, p. 495. Le renversement est efficace, puisqu'on verra Sainte-Beuve retenir cette cause pour expliquer René: »René commence par où Salomon finit, par la satiété et le dégoût. [...] pour lui, il n'y a ni passions ni plaisirs; son analyse les a décomposés d'avance, sa précoce

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O n est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse, l'existence pauvre, sèche et désenchantée. O n habite, avec un cœur plein, un monde vide; et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout (p. 714).

Les parallélismes de construction disent clairement qu'entre le sujet et le monde, il n'est plus rien de commun. L'absence d'objet au désir laisse le coeur dans u n état de plénitude paradoxale - car de quoi sont pleins le cœur et l'imagination quand on est »désabusé de tout«? Tout prépare ainsi à donner au déséquilibre, au repli sur soi mélancolique, un statut métaphysique. Une telle frustration ne peut néanmoins raisonnablement être mise tout entière sur le compte des philosophes: »habile sans expérience«, »détrompé sans avoir joui« - c'est un manque d'action qui se fait sentir, plus qu'un excès de savoir, une frustration des forces vives: L'amertume que cet état de l'âme répand sur la vie est incroyable; le cœur se retourne et se replie en cent manières, p o u r employer des forces qu'il sent lui être inutiles (p. 7 1 4 - 7 1 5 ) .

Le monde est vide de ne pas offrir d'espace aux facultés actives. Pour éviter que l'argument politique qui s'amorce ici, faisant suite à une critique des philosophes, ne prenne un tour trop directement allusif, Chateaubriand l'exprime de manière doublement détournée, par une formulation négative qui concerne l'antiquité: les anciens ignoraient »cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble« (p. 715). 2 6 L'aigreur, toute mélancolique, renvoie à un refoulement qui, faisant écho aux facultés »renfermées«, semble indiquer l'action d'une force répressive. Chateaubriand incrimine ici une mauvaise volonté politique, comme le prouvent les causes de l'absence de mélancolie chez les anciens: [...] une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ-de-Mars, les affaires d u Forum et de la place publique, remplissaient leurs moments, et ne laissaient aucune place aux ennuis d u cœur (p. 715).

La réciproque s'impose d'elle-même: le vague des passions naît d'une inactivité forcée, d'une existence à laquelle manquent l'exercice physique et les affaires publiques.

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réflexion les a décolorés« (Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'empire, éd. M. Allem, Paris, Gamier Frères, 1948, t. I, p. 277) - René que pourtant jamais on ne voit >analyser< ou >décomposermélancoliemélancolie< (p. 505, 631, 716 et 764), trois suppressions précises du terme de >mélancolie< (p. 719, 721, et 788), et dix-huit occurrences où les termes de >mélancolie< ou >mélancolique< se voient préférer d'autres expressions. Ils sont le plus souvent remplacés par »tristesse« ou »triste« (p. 598, 747, 785, 861, 862, 903 et 955), voire »sérieux et triste« (p. 708) ou »tendre et triste« (p. 844), mais aussi par »sérieux« (p. 556, déjà modifié pour l'édition de 1804), »plaintif« (p. 576 et 677), »pathétique« (p. 663), »enclins à la rêverie« (p. 675), »attendrissants« (p. 678), »rêverie« (p. 738), »mystérieux« (p. 787), et enfin, »chrétiennes« (p 866).717 Le sens de ces corrections se dégage assez clairement: pour ne conserver de la mélancolie que ses significations affectives et sentimentales, Chateaubriand lui préfère un ensemble de termes plus neutres et plus univoques, bannissant une notion ambiguë dont René a montré qu'elle ne se laissait pas domestiquer à des fins apologétiques. Or, conformément à l'intention exprimée dans la Lettre à M. de Fontanes, c'est le christianisme lui-même que Chateaubriand avait souvent qualifié de mélancolique, disant son caractère et sa morale mélancoliques (p. 663 et 844, devenus respectivement »pathétique« et »tendre et triste«), son éloquence, »religieuse et mélancolique« (p. 861, devenue »triste«), la passion religieuse, »profondément mélancolique« (p. 708, - elle aura désormais »quelque chose de sérieux et de

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Voir Œuvres romanesques et voyages, t. 1, p. 1 1 1 - 1 1 2 . Pour la rigueur de la démonstration, ajoutons quelques précisions comptables: il reste, dans l'édition de 1809 d u Génie du christianisme (compte non tenu d¡Atala et de René), 14 occurrences du mot de >mélancolie< (deux autres se trouvent dans des citations du père Dutertre et de Fontanes) - Chateaubriand en aura donc supprimé 25 sur 39, ce qui nous semble une proportion suffisante pour appeler une interprétation. L'emploi des termes épargnés concerne peu le christianisme: trois fois, la mélancolie sert à qualifier un objet (de vieilles romances, un ciel, un paysage) et six occurrences apparaissent à propos d'une figure historique, dont trois en un sens sentimental et affaibli (Milton, le père Dutertre et Bernardin de saint Pierre) et trois avec des connotations plus riches (Job, Virgile et Bossuet). Seules deux occurrences intéressent directement le sentiment religieux: d'une part, »cet instinct mélancolique« qui rend pensif »l'homme champêtre« (p. 604); de l'autre, »cette majestueuse mélancolie« qui »distingue l'éloquence chrétienne« (p. 851). Une seule fois, Chateaubriand ajoute le mot de >méIancolie< pour l'édition définitive, et c'est pour parler de »cette coupable mélancolie« (p. 7 1 6 ) . . .

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triste«). La synonymie sera même attestée a posteriori par un exemple où des »vues mélancoliques« seront remplacées par des »vues chrétiennes« (p. 866). Chateaubriand entreprend donc de substituer un lexique élégiaque et sentimental à une mélancolie dont certains exemples montrent bien qu'en 1802, elle était plus proche de l'esprit des Natchez et du désespoir des émigrés que de l'inoffensive >tristesse tendre< de 1809. Ainsi, là où la première édition parlait de »ces mots si puissants de mélancolie«, les deux suivantes préfèrent »ces mots si pleins de mélancolie«, et l'édition de 1809, »ces mots si attendrissants«.48 La mélancolie de 1802 conservait des caractères de grandeur: les temples chrétiens y étaient »sublimes et mélancoliques comme sa pensée« (p. 787, remplacé par »sublimes et mystérieux«). Enfin, la première édition possédait une figure de la »prodigieuse mélancolie« en Job, dont Chateaubriand écrivait: Job est le véritable type de la mélancolie. O n trouve dans les ouvrages des hommes des traces de ce sentiment, et en général tous les grands génies sont mélancoliques. 4 9

Cette preuve remarquable de la connaissance de la tradition aristotélicienne50 sera supprimée, et remplacée par une expression dans laquelle la mélancolie de Job, difficile à nier, est pondérée par une influence divine: »il y a dans la mélancolie de Job quelque chose de surnaturel« (p. 765). Toute figure de mélancolie traditionnelle se trouve désormais exclue du Génie du christianisme. Ainsi de cette incarnation, figurant pourtant parmi des apparitions familières: O n passe alors de la grandeur à la douceur des images: sous l'ombrage des forêts, on parcourt l'empire de l'Ange de la Solitude; on retrouve dans la clarté de la lune le Génie des mélancolies du cœur, on entend ses soupirs dans le frémissement des bois et dans les plaintes de Philomèle. 5 1

Malgré la douceur, malgré le voisinage d'autres anges, malgré le pluriel et le déterminant atténuants, la mélancolie devra laisser place au »Génie des rêveries du coeur«, dont on comprend moins pourquoi il est le seul Génie parmi ces Anges, ni

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Le Génie d u christianisme, p. 6 7 8 et variante d, p. 1767. Ibid., p. 1794, variante e de la page 764. O n en rencontrait un exemple dans l'Essai sur les révolutions (»[Hésiode] respire cette mélancolie antique qui semble être le partage des grands génies«, in: Essais sur les révolutions. Génie d u christianisme, p. 97), et u n autre dans une note de la Lettre à M. de Fontanes: »Je ne crois pas, comme M m e de Staël, qu'il y ait un âge particulier de la mélancolie; mais je crois que tous les grands génies ont été mélancoliques«, p. 1276, note A. L'affirmation, justifiant l'observation qu'»Homère a une teinte mélancolique dans le grec«, est néanmoins évidemment incompatible avec la nature chrétienne de la mélancolie. Ibid., p. 7 3 7 - 7 3 8 et variante a de la page 738, p. 1786.

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pourquoi il soupire et se plaint dans un décor qui rappelle Milton. 52 Décidément, le génie du christianisme n'est plus, contrairement à ce que Chateaubriand écrivait à M. de Fontanes, »le génie même de la mélancolie«.

2. René ou de la mélancolie Reste René. Les contradictions de l'analyse historique et idéologique sur la mélancolie nous invitent à laisser la parole au mélancolique - après le discours sur la mélancolie, la »confession« d u mélancolique. Ce court récit n'a jamais été publié isolément, mais toujours dans un autre texte ou accompagné d'un autre récit ou d'un important paratexte, comme si, de lui-même, il n'eût pas suffi à se constituer en totalité signifiante. Initialement conçu par Chateaubriand comme partie intégrante de son épopée des Sauvages, Les Natchez, écrite pendant son exil à Londres entre 1794 et 1798, René est inséré, avec Atala, comme »amorce« 53 ou comme illustration, dans Le Génie du christianisme, avant d'être publié dans un volume séparé, en 1805, mais toujours avec Atala, et toujours précédé d'une préface explicative et justificative. Ce paratexte est redoublé par un encadrement interne au récit: d'un côté, une courte narration prépare au récit de René proprement dit et le met en scène, de l'autre, après les commentaires de Chactas et du père Souël, un bref épilogue résume le destin ultérieur de René. Or l'incipit comme l'explicit nous présentent chacun une image du protagoniste en mélancolique. 54 Dès la deuxième phrase, nous voyons René fuir, s'isoler, refuser toute communication: Un penchant mélancolique l'entraînoit au fond des bois; il y passoit seul des journées entières, et sembloit sauvage parmi des sauvages.55 Figure type de mélancolique, René est l'homme de la fuite: il a quitté le vieux continent pour le nouveau monde, et la société moderne pour un peuple primitif, puis, redoublement de ce mouvement, même parmi les »bons sauvagesanalytique«vague des passions< qui engendre des monstres«, in: Chateaubriand, Atala, René, Les Aventures du dernier Abencérage, Introduction, p. 39. »Le Génie fatal de René poursuivait encore Céluta, comme ces fantômes nocturnes qui vivent du sang des mortels«, Les Natchez, p. 570. Voir encore Jean-Claude Berchet, »Le Frère d'Amélie«, p. 119. Les Natchez, p. 375. Ibid., p. 499. Ibid., p. 307.

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Mes passions, si long-temps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur. Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin (p. 68). La passion vague, »sans but et sans objet«, a trouvé sa proie, le vide de l'indétermination se change en plénitude d u sentiment. René peut dès lors fuir l'Europe, théâtre de son mal d'être: sa souffrance a désormais un visage, u n n o m , il est à jamais le »frère d'Amélie« - la lettre de sa sœur en est le témoin, le garant, qu'il pourra aller ruminer dans les forêts du nouveau monde. 7 '* Cette fonction de cristallisation de l'amour d'Amélie se lit au niveau de la structure narrative elle-même. C'est en effet au moment où René, devant l'impossibilité de d o n n e r forme et sens à sa vie, décide de se suicider que le récit, qui semble parvenu à une impasse, bascule dans le drame de l'amour incestueux. La narration change alors de caractère: au récit incertain d'un insondable secret succède une intrigue plus conventionnelle, centrée sur un mystère dont le dénouement nous livrera la clef. Cette rupture formelle, soulignée par une exclamation pathétique de René (»Que vais-je vous révéler, ô mes amis!«, p. 54), est à la mesure de la différence de nature qui sépare la mélancolie du frère de celle de la soeur, mélancolie amoureuse d o n t le texte rend intégralement compte. Tout le c o m p o r t e m e n t d'Amélie, hésitations, soupirs, mélanges de joie et de tristesse, devient transparent dès lors qu'est révélé le secret de son amour. René le constate: l'amour malheureux suffit à »m'expliquer sa mélancolie« (p. 59—60). Amélie elle-même est parfaitement consciente de ses sentiments: il n'y avait mystère que pour René, perdu dans ses rêveries, et pour le lecteur, par un simple effet de focalisation narrative. 7 5 Aussi l'insertion du récit de René dans cette structure narrative n'aura-t-elle été rendue possible que par un déplacement complet de perspective: le secret que le texte dévoilera à la fin, rhétoriquement m e n t i o n n é à plusieurs reprises par René, 7 6 est celui de la mélancolie d'Amélie, et n o n les »sentimens secrets« (p. 30) de l'âme de son frère.

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Sainte-Beuve a bien vu le changement dans la mélancolie de René apporté par la seconde partie du récit, qu'il renonce à suivre en détail, disant simplement: »Sa vie jusque là, son état moral se composait d'une suite de désenchantements sans cause précise: désormais il a son accident singulier entre tous, son fatal mystère«, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'empire, t. I, p. 309. Et Vinet: »La catastrophe de René [...] ne fait que changer sa mélancolie sombre en un morne désespoir«, Études sur la littérature française du XIXe siècle, p. 298-299. René-narrateur a multiplié les éléments de mystère à destination du lecteur: la tristesse d'Amélie regardant René (p. 35), leurs adieux (p. 36-37), l'absence d'Amélie au retour de René (p. 44), sa tendresse extrême (p. 52—53) — petites énigmes éclaircies, sans reste, par le narrateur à la fin du récit (p. 67 — voir la variante de la ligne 923: »la lettre de l'infortunée (qui n'avait plus de mystère!)«). »rien n'auroit pu m'arracher ce secret«, p. 54, »En vain je cherchois à découvrir son secret«, p. 55, »Quel secret Amélie me cachoit-elle?«, p. 59, »sans me découvrir son secret«, p. 60.

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Ni le récit d'enfance, ni le drame d'amour incestueux n'auront donc pu saisir de la mélancolie de René autre chose que des symptômes, des manifestations. Tout ce que révèle le texte, dans sa structure même, dispersée, décalée, est que René ne peut se dire, se raconter, qu'en déroulant les signes de sa mélancolie. L'élément mystérieux, ce sens, ou ce centre, qui échappe toujours, est aussi bien ce qui détermine la figure de René que ce qui structure son histoire. 77 C'est en quoi le récit répond à ce que Chateaubriand avait annoncé: René »riest pour ainsi dire qu'une pensée-, c'est la peinture du vague des passions«.78 Peinture d'une pensée: c'est bien dire que René est une personnification de la mélancolie, que ce récit a les caractères d'une allégorie littéraire, qu'il est la mise en récit d'une Mélancolie. Il n'a donc pas tant à charge d'en révéler la cause ou le sens caché que d'en déployer narrativement les signes.

2.2. U n chronotope mélancolique La lecture de René-, texte sans contenu comme la mélancolie est une passion sans objet, doit donc passer par l'étude de l'ensemble des attitudes, des lieux ou des objets qu'à la différence d'une allégorie picturale le récit nous présente dans leur déroulement temporel. O r si cette biographie se révèle étonnamment pauvre en intrigues, en événements ou même en passions, occupée seulement par les plaintes vagues et monotones de René sur son mal, le récit abonde néanmoins en déplacements et en mouvements, ce qui nous conduit à interroger les représentations de l'espace et du temps. 7 9 Les >années de voyage< de René, deuxième moment (après l'enfance et avant l'expérience amoureuse) d'un récit qui ne reproduit les grandes articulations d'un roman d'apprentissage que pour les vider de tout contenu (»l'étude du monde ne m'avoit rien appris«, constate-t-il, p. 44), fournissent en particulier les éléments d'une mise en forme des rapports de l'espace et du temps, d'un chronotope d'un type particulier, inscription littéraire allégorique de sa mélancolie. 80 René est un être de l'exil. Jeté dans le monde à son corps défendant, »arraché« du sein de sa mère, »livré« par son père »à des mains étrangères«, chassé par son frère du château familial (»il fallut quitter le toit paternel«, p. 35) - toutes ces formulations,

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O u , c o m m e il est dit de lui dans Les Natchez: »on ne fait point sortir les autres de l'ordre, sans avoir en soi quelque principe de désordre«, Les Natchez, p. 575. Le Génie d u christianisme, p. 1778. Voir l'article de Philippe Berthier, »René et ses espaces«, Saggi e ricerche di letteratura francese, 1989, p. 8 3 - 9 7 . Nous empruntons la notion de chronotope à Mikhaïl Bakhtine: »Dans le chronotope de l'art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. [...] En tant que catégorie de la forme et du contenu, le chronotope établit aussi (pour une grande part) l'image de l ' h o m m e en littérature, image toujours essentiellement spatio-temporelle«, Esthétique et théorie d u roman, traduit par D. Olivier, Paris, Gallimard, Tel, 1987, p. 2 3 5 - 2 3 6 .

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laissées sans commentaire, expriment une fatalité sans appel qui jette René dans l'errance. 8 1 Avec la fin de l'enfance, René semble devenir maître de son destin, et d e ses déplacements. Aux exils succèdent les voyages: »je m e résolus à voyager« (p. 36) - encore que cette résolution elle-même soit présentée c o m m e le produit d ' u n e »inconstance naturelle«, ou d ' u n »préjugé« empêchant René de choisir la vie monastique, c'est-à-dire comme une fuite devant un engagement dans le réel. Le récit suit alors deux mouvements successifs: l'un vers l'extérieur, vers l'étranger, élan conquérant »sur cet orageux océan d u monde« (p. 37), l'autre vers l'intérieur, quête d'une retraite idéale. L'ordre des voyages est dicté par un souci intellectuel, par la quête d ' u n sens: 8 2 exploration des civilisations passées, de Rome et de la Grèce (p. 37), puis visite des »races vivantes«, de l'Angleterre et de l'Écosse (p. 3 8 - 3 9 ) , puis de l'Italie de nouveau, celle de l'Église, avec, pour finir, une méditation sur l'Etna (p. 4 0 - 4 1 ) . Suit un voyage vers l'intérieur de la France, mouvement qui le conduit d ' u n centre artificiel, mondain et vide, vers un lieu authentique, quête qui rapproche René de lui-même en l'éloignant des autres: au m o n d e parisien (p. 44) succèdent u n faubourg (p. 45—46) et une chaumière (p. 47sq.) où l'attend, ultime repli hors du monde, la tentation du suicide (p. 51-52). Ce second mouvement peut se lire c o m m e la recherche d'un lieu central originaire, de ce château familial d o n t la chaumière offre un substitut dérisoire - mais il faut rappeler que le château, tel que René le perçoit, est lui-même un lieu de l'absence et de la dispersion, symbole du moi mélancolique, 8 3 et que l'enfance était déjà creusée par la nostalgie d ' u n e »première enfance« imaginaire: le centre de René est u n centre vide, introuvable. Au terme de ses voyages, René retrouve donc ce désir de mort qui l'habite depuis toujours. D e fait, aucun des lieux qu'il a parcourus ne lui a apporté l'apaisement, la réponse à ses inquiétudes. Le m o n d e ne s'offre à ses yeux que c o m m e le spectacle d ' u n e absence, c o m m e un ensemble de signes qui le renvoient toujours à un autre temps, à une époque révolue. Le chronotope de René manifeste une dysharmonie essentielle, il ne constitue pas le personnage dans son unité, mais l'inscrit dans une structure de dispersion, en créant partout u n décalage qui creuse l'espace et le vide de sa réalité. Les lieux parlent toujours d'autres temps, ils n'ont de significations que c o m m e porteurs des traces d u passé. 81

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Dans Les Natchez, René exprimera ses errances dans une tournure biblique: »aucun hôte n'a voulu recevoir l'étranger; les portes ont été fermées contre moi«, p. 408 - ce qui est faux (nulle part on ne voit René repoussé, et les Natchez l'ont même accueilli comme un des leurs), mais permet à René de donner à son errance le visage d'une fatalité - »Suis-je donc Caïn?« s'exclame-t-il dans sa lettre à Céluta, ibid., p. 500. Une question de Chactas fait bien ressortir l'horizon d'attente du récit de René: »Tu nous as fait parcourir une partie de l'Europe, fais-nous connoître ta patrie. [...] j'aimerai à entendre parler de ce grand Chef« (p. 43). »[...] je visitai [la chambre] où ma mère avoit perdu la vie en me mettant au monde, celle où se retiroit mon père, celle où j'avois dormi dans mon berceau, celle enfin où l'amitié avoit reçu mes premiers vœux dans le sein d'une sœur« (p. 61-62): la disposition des pièces reflète l'éclatement de la famille et la solitude de René.

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D è s le »matin de la vie«, au cours des moments de bonheur qu'il vit dans son enfance en compagnie de sa sœur, René est déjà en proie aux rêveries mélancoliques sur u n e »première enfance« dont on a vu le caractère irréel, idéal. Ses voyages sont toujours une quête d u passé, un prétexte à méditer sur des époques révolues. René visite d'abord les »débris« des »peuples qui ne sont plus« (p. 37); en Angleterre, il médite sur l'oubli dans lequel sombre le passé; le barde qu'il va écouter en Écosse, »dernier barde qu'on ait ouï dans ces déserts«, lui chante »les poëmes d o n t un héros consoloit jadis sa vieillesse« (p. 39); à son retour en France, il trouve la société c o m p l è t e m e n t changée (p. 43). Après l'échec d ' u n e c o m m u n i c a t i o n véritable avec u n m o n d e présent, perçu c o m m e »un m o n d e qui ne m e disoit rien et qui ne m'entendoit pas« (p. 44), dans le m o u v e m e n t de saisie de soi qui le conduit dans la solitude, on retrouve un décalage analogue, dont la direction est simplement inversée. Alors que dans le vaste monde, René se tournait vers on ne sait quel passé, dans ses retraites successives, c'est un désir d ' o n ne sait quel objet à venir qui le possède et réintroduit une dispersion dans ce qui se voulait concentration sur soi. Le présent échappe encore dans la tension du désir: le lieu n'est vécu que c o m m e présage, signe d'un ailleurs, d'un futur rêvé, simple inversion sémantique du souvenir en désir, renversement de la cause introuvable en objet indéterminé: Je me mis à sonder mon cœur, à me demander ce que je désirois. Je ne le savois pas [...] je cherche seulement un bien inconnu, dont le [vague] instinct me poursuit. [...] Il me manquoit quelque chose pour remplir l'abyme de mon existence (p. 46—47). Question sans réponse, désir sans objet, 8 4 tout Renéest ainsi creusé par une absence qui vide le m o n d e et le moi de leur réalité. René ignore ce qu'il cherche, c'est p o u r q u o i ses voyages et ses faits et gestes sont toujours décrits c o m m e désordre, inconstance, errance qui perpétue le sentiment de l'exil. René erre dans les cloîtres (p. 36) c o m m e il errera dans les églises italiennes (p. 39), il s'égare sur les bruyères, rêvant d'être »un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes« (p. 49), et la fin du récit le verra toujours errant: »J'errois sans cesse a u t o u r d u monastère« (p. 69). S y m p t ô m e de cette ignorance et de ce désordre, les déplacements de René ont la f o r m e d ' u n e alternance de départs brusques et d'arrêts soudains, d'agitation et de prostration. Davantage que les lieux visités, presque interchangeables dans l'identité de sens que René leur confère, c'est le rythme des voyages qui importe, traduction des affects dont ils sont l'extériorisation. Tout le vague des passions, fidèle au taedium vitae sénéquien, tient dans l'alternance de l'ardeur d u départ, énergie pure qui suscite le mouvement (p. 3 7 et p. 46), et de la lassitude, de la

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Le caractère fortement érotisé du désir de René ne contredit en rien son aspect indéterminé: la femme désigne métonymiquement un désir de plénitude et de fusion qui culminera dans l'appel au vent de la mort.

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fatigue qui ne tarde pas à naître (p. 38, p. 40 et p. 46), alternance qui caractérisait déjà les rapports de René écolier et de ses camarades (p. 32). L'énergie déployée ne dépend pas de son objet, elle est sans c o m m u n e mesure avec lui: [...] je partis précipitamment pour m'ensevelir dans une chaumière, comme j'étois parti autrefois pour faire le tour du monde (p. 46—47). Aussi cette ardeur de R e n é ne le conduit-elle jamais q u ' à l'immobilité d ' u n e méditation. Le rapprochement des deux m o m e n t s produit un contraste presque comique entre la déclaration d'intention énergique et sa réalisation: Cependant, plein d'ardeur, je m'élançai seul sur cet orageux océan du monde, dont je ne connoissois ni les ports, ni les écueils. Je visitai d'abord les peuples qui ne sont plus: je m'en allai m'asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce (p. 37). L'affrontement des orages du m o n d e consiste en une visite touristique de »débris«, sur lesquels l'ardeur juvénile de René le pousse à aller s'asseoir! C'est qu'au fond, le m o u v e m e n t soudain et l'immobilité méditative sont strictement équivalents, tous deux n e sont que l'expression de son »éternelle inquiétude« (p. 32), tous deux disent la m ê m e chose, la quête de l'objet perdu ou rêvé, d ' u n passé mystérieux, d ' u n sens qui lui échappe toujours. L'alternance de ces mouvements opposés et leur identité de sens est emblématiquement exprimée dans les deux images de René qui encadrent son récit: les errances dans la forêt o u la contemplation, assis sur u n rocher, d u soleil couchant sont deux figures d ' u n e m ê m e mélancolie, d ' u n chronotope qui rend manifeste l'absence essentielle de René au m o n d e . 8 5 Les significations de ce chronotope mélancolique se trouvent résumées dans un objet d o n t l'omniprésence dans René révèle le caractère symbolique — les t o m beaux. 86 Tombes et monuments funéraires manifestent simultanément une présence et u n e absence, ils sont la présence matérielle d ' u n objet qui exprime une absence. Analogue en cela aux signes du langage, ils constituent la figure par excellence de l'écriture de Chateaubriand. 8 7 Les voyages de René o n t toujours pour b u t une méditation sur u n tombeau, leur unique objet, ce sont les traces de la mort, leur unique leçon, la victoire de la

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»[...] il ne pensait pas plus aux Natchez qu'au reste du monde; ses idées comme ses désirs habitaient une région inconnue«, Les Natchez, p. 549. Voir Bernard Sève, »Chateaubriand, la vanité du monde et la mélancolie«, Romantisme, 1979, p. 31-42, et Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, Paris, Seuil, 1967 (en particulier p. 26-29 et p. 115-117). Avec les ruines, analogues aux tombeaux dans leurs significations. Selon Jean-Pierre Richard, »leur sens est de nous dire l'égarement du sens; leur réalité se fonde sur l'évidence d'un manque de réalité [...] [le passé] présent en elle [la ruine] comme quelque chose qui s'absente et qui nous permet donc, voilà tout son prix, d'appréhender sur elle la présence même de cette absence«, Paysage de Chateaubriand, p. 70-71.

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mort. René va de tombe en tombe. Visite-t-il ces monastères où Amélie voudrait le voir vivre, c'est pour »contempler la croix qui marquoit le champ de la mort« (p. 36) . 8 8 Rome et la Grèce offrent ample matière à ses rêveries funèbres: Je méditai sur ces monumens dans tous les accidens et à toutes les heures de la journée. [...] la lune se levant dans un ciel pur, entre deux urnes cinéraires à moitié brisées, me montrait les pâles tombeaux. [...] Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils (p. 37-38). Il n'en va pas autrement lorsqu'il visite »les races vivantes«: le seul souvenir de son passage à Londres est de s'être enquis d'une »statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice« (p. 38). Et quand, pour écouter le »dernier Barde« chanter, il s'assoit »sur quatre pierres rongées de mousse« (p. 39), il évoque ainsi un souvenir d'Ossian que Chateaubriand, dans Le Génie du christianisme, commente ainsi: »Quatre pierres couvertes de mousse marquent sur les bruyères de la Calédonie la tombe des guerriers de Fingal«. 8 9 Cette obsession funéraire deviendra finalement quête de la mort: René part »s'ensevelir« dans une chaumière (p. 46), avant de s'y vouloir suicider. René erre autour des tombeaux, retrouvant ainsi un des plus anciens comportements qui caractérisent le mélancolique. Son existence est une permanente interrogation de »la mort, qui sait tout« (p. 3 4 - 3 5 ) , elle est son seul objet, 9 0 son seul interlocuteur. De fait, les principaux dialogues de René avec des êtres humains sont des dialogues avec des morts. Avec son père d'abord: Il expira dans mes bras. J'appris à connoître la mort sur les lèvres de celui qui m'avoit donné la vie (p. 34). Seul contact intime, seul échange, qui n'apporte que la leçon de la mort. Les lèvres du père, qui avaient béni l'aîné, ne disent au cadet que la mort, qui lui est ainsi laissée pour tout héritage.

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Parlant des monastères en général, René dit: »Les Européens incessamment agités, sont obligés de se bâtir des solitudes« (p. 36), étrange façon d'expliquer le rôle des couvents par une inquiétude caractéristique de René lui-même, et qui emprunte une phrase au Livre de Job (III, 14) où les »solitudes« désignent des monuments funéraires (voir la note de M. Regard, Œuvres romanesques et voyages, 1.1, p. 1202, note 4 de la page 121). Le Génie du christianisme, p. 929. Rappelons que le désir d'amour lui-même se confond avec un désir de mort, les »orages désirés« ne désignant rien d'autre que ce qu'Ossian appelait le vent de la mort (voir les notes de Jean-Claude Berchet dans son édition, Atala, René, Les Aventures du dernier Abencérage, p. 278, notes 238 et 239). La lecture des Natchez confirme abondamment cette familiarité de René avec la mort: »Je n'ai aucun danger à craindre«, dit René à Outougamiz et Mila venus le chercher dans la caverne aux ossements, »je ne suis qu'avec les morts, et tu sais qu'ils sont mes amis«, avant de leur enseigner ce que »les tombeaux nous disent«, Les Natchez, p. 395—396.

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: ta mélancolie de René

Avec Amélie ensuite, dont l'aveu parvient à René c o m m e u n message d'outretombe, u n »murmure confus« qui »sort de dessous le voile sépulcral« (p. 65). D e m ê m e que René n'avait reçu la vie que d'une morte, de m ê m e la révélation de l'amour d'Amélie sera celle d'une morte — la m o r t a enfin parlé: A ces mots échappés du cercueil, l'affreuse vérité m'éclaire; ma raison s'égare, je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma soeur dans mes bras, je m'écrie: »Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassemens à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l'éternité, qui te séparent déjà de ton frère!« (p. 66).

Le tour frénétique d u passage n e l'empêche pas d'être c o n f o r m e à la logique p r o f o n d e de René, d'être la mise en scène, dans un genre peut-être convenu, de l'unique »réponse« qui p û t satisfaire René — réponse sans contenu, qui ne peut que le confirmer dans le sentiment de sa vocation au malheur et à l'impossible, révélation d ' u n amour qui noue ensemble la vie et la mort. René embrasse la mort. 9 1 La lettre d'Amélie, que René veut ne jamais oublier parce qu'elle lui vient de cet au-delà, lui interdisant d'être heureux, 9 2 voire d'aimer, 9 3 le voue à la m o r t . Q u e l autre sens peut-il d o n n e r à ces mots d'Amélie, à ce >pour< si ambigu, sinon celui d ' u n serment qui fait de lui à jamais u n être p o u r la mort: »[...] vous l'avez juré, vous vivrez p o u r moi« (p. 56).

2 . 3 . Virgile, R e n é , e t la p o é t i q u e n é g a t i v e d e la m é l a n c o l i e Q u e l secret René cherche-t-il parmi les tombes? Q u e voulait-il tant savoir que ses voyages n'ont p u lui apprendre? Q u e l oracle la mort a-t-elle prononcé? Tout, dans René, dit la mélancolie, mais rien ne saura nous dire ce que dit la mélancolie - les causes des »éternelles inquiétudes« de René, l'objet de sa quête et de ses désirs, ses »sentiments secrets«, les révélations de la mort, rien de ce qui aurait pu d o n n e r u n contenu à sa mélancolie n'est de l'ordre d u récit. L'interprétation, si féconde malgré sa brièveté, qu'en d o n n e René lui-même, y voyant la nécessaire insatisfaction d ' u n être possédé d u désir d'absolu (»Est-ce m a faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n'a p o u r moi aucune valeur?«, p. 47), n'est q u ' u n e façon de traduire

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L'identité d'Amélie et de la mort est confirmée par un étonnant passage des Natchez dans lequel René, endormi sur une tombe d'enfant, dialogue en somnambule avec la mère du défunt qui le prend pour un oracle: »il rêvait de sa sœur [...] «Pourquoi m'as-tu quitté? dit René en natchez. - Qui?< demanda l'Indienne. René ne répondit point. >Je l'aime, dit le frère d'Amélie un moment après. - Qui? dit encore l'Indienne. - La morts repartit René en français«, p. 550-551 — le retour à la langue maternelle pour cette dernière réponse en renforce le caractère de révélation inconsciente. Voir Jean-Claude Berchet, »Le Frère d'Amélie«, p. 129-131. »cette lettre, que je conserve pour m'ôter à l'avenir tout mouvement de joie«, p. 55. Amélie lui recommande en effet d'épouser une femme en qui il croirait »retrouver une sœur«, p. 57.

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en termes métaphysiques les symptômes de refus et de dégoût du m o n d e . Sans d o u t e ne pouvait-il en être autrement, à propos d ' u n état qui se caractérise par son absence de cause et la perte de tout sens. Aussi Chateaubriand rend-il sensible la mélancolie dans René par le caractère essentiellement négatif du récit, dans sa progression par déceptions successives, dans l'insatisfaction de son protagoniste o u dans l'abstraction de son écriture. Tombeau ou allégorie, le texte rend présente et sensible cette absence en laquelle consiste la mélancolie. Q u e la négativité soit bien le propre de l'écriture mélancolique, c'est ce que Chateaubriand avait explicitement indiqué, dans Le Génie du christianisme, à propos d ' u n e figure qui, c o m m e René, est extérieure au christianisme, à propos de Virgile. Virgile est un infortuné, un exilé, un mélancolique: Né dans une cabane, et chassé de l'héritage de ses aïeux, ces deux circonstances semblent avoir singulièrement influé sur son génie: elles lui ont donné cette teinte mélancolique qui en fait un des principaux charmes [...] Nous avons déjà remarqué qu'une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu'il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue; [...] Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois.94 La ressemblance de Virgile avec René est frappante, non moins que l'incompatibilité de l'explication, individuelle et conjoncturelle, de sa mélancolie avec la valorisation d ' u n e passion chrétienne. C'est p o u r t a n t bien cette mélancolie née de frustrations et d e désirs insatisfaits qui imprègne les écrits de Virgile: Ainsi, des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance, et des passions non satisfaites, s'unirent pour lui donner cette rêverie qui nous charme dans ses écrits.95 La rêverie mélancolique n'est donc pas seulement un caractère psychologique, c'est u n e qualité littéraire, un élément de la poétique virgilienne. Là où les premières éditions d u Génie disaient Virgile »plus rêveur et plus mélancolique« que Racine, l'édition de 1809 remplacera l'expression par cette autre, qui la glose et en explicite les implications poétiques: »sa voix, si nous osons nous exprimer ainsi, est plus gémissante et sa lyre plus plaintive«. 96 Et Chateaubriand analyse ainsi l'une des particularités de ce style plaintif virgilien, qu'il décrit c o m m e un caractère de l'écriture mélancolique en général: Les tours négatifs sont particuliers à Virgile, et l'on peut remarquer, en général, qu'ils sont fort multipliés chez les écrivains d'un génie mélancolique. Ne serait-ce point que les âmes tendres et tristes sont naturellement portées à se plaindre, à désirer, à douter, à s'exprimer avec une sorte de timidité, et que la plainte, le désir, le doute et la timidité,

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Le Génie du christianisme, p. 598 (et variante c, p. 1731 - la »teinte mélancolique« deviendra une »teinte de tristesse« en 1809), p. 677 et p. 678. Le Génie du christianisme, p. 678. Ibid., p. 677 et variante d de la page 677, p. 1767.

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

sont des privations de quelque chose? L'homme sensible ne dit pas avec assurance: Je connais les maux, mais il dit, comme Didon: Non ignara mali. Enfin, les images favorites des poètes mélancoliques sont presque toutes empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l'absence de la lumière, des hommes, et des inquiétudes de la vie.' 7 C e texte, qui pourrait à bon droit passer p o u r un commentaire de René, établit u n lien entre la mélancolie, entendue c o m m e »génie« et u n type de tournures syntaxiques et d'images poétiques »de nature négative«. 98 La mélancolie est ainsi indirectement définie, à travers son expression la plus constante, comme la privation de quelque chose, sensible dans les plaintes, les désirs o u la retenue de l'expression (doute ou timidité), ce »quelque chose« n'étant pas autrement déterminé que par son absence, lisible dans la négativité du style. Ces deux traits, »tours négatifs« et images tirées »d'objets négatifs«, sont d o n c à lire, dans René, c o m m e l'inscription dans le texte de la mélancolie de R e n é . " D u fait que la narration y épouse les désirs et les inquiétudes du protagoniste, suscitant une suite d'élans positifs (même s'ils tournent court), les tournures négatives se trouvent concentrées en quelques m o m e n t s forts: la fin des voyages de René, sa retraite progressive loin d u m o n d e le conduisant au suicide, la conclusion de son récit. La leçon de ses voyages se résume dans l'éternelle incomplétude du monde, son expérience ne lui révèle que sa solitude — constats mélancoliques qui se traduisent par une accumulation de tours négatifs: Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes: l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges; l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir [...] un monde qui ne me disoit rien, et qui ne m'entendoit pas [...] Ce n'étoit ni un langage élevé, ni un sentiment profond (p. 40 et p. 44). Le vocabulaire est marqué par cette négativité, que ce soit par l'abondance des qualificatifs au préfixe privatif (»indépendante«, »inconnu«, »incapable«, »insupportable«, »inconstants«, »inconnu«, »impossible«, »involontaires«, p. A'b-Al), ou par les termes exprimant une idée négative, c'est-à-dire, pour parler c o m m e C h a t e a u b r i a n d , exprimant une privation (»obscur«, »désert d'hommes«, »peu fréquentée«, »en secret«, p. 45). 1 0 0

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Ibid., p. 674-675: nous donnons le texte des éditions de 1802, 1803 et 1804, reconstitué à l'aide des variantes a et b de la page 675, p. 1766. Le Génie du christianisme, p. 675, note A. L'étude stylistique de ces tours a été faite par Jean Mourot, »Thèmes, mots et tours négatifs chez Chateaubriand«, Le Français moderne, 1954, p. 277-285, qui ne prend néanmoins aucun de ses exemples dans René (voir également les réflexions éparses dans Jean Mourot, Le Génie d'un style. Chateaubriand. Rythme et sonorité dans les Mémoires d'outre-tombe, Paris, Colin, 1969, en particulier p. 193, p. 237, p. 247-249 et p. 303-310). On remarquera la simplicité du vocabulaire dans René, l'absence de ces termes négatifs

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Les idées positives apparaissent parfois elles-mêmes dans des tours négatifs, p h é n o m è n e que Chateaubriand constatait chez Virgile («non ignara mali« pour »je connais les maux«): »Heureux ceux [...] qui n'ont point, c o m m e moi, traîné d'inutiles jours sur la terre!« (p. 3 5 - 3 6 ) ; »Nul ne sortait de ces lieux sans un visage plus serein« (p. 46); »pour u n mal qui n'étoit point imaginaire« (p. 68); >»Je ne désespère pas de m o n b o n h e u r « (p. 70). Le mélancolique exprime le bonheur ou l'aveu d ' u n e douleur particulière qui exclut l'état de vague des passions par une double négation. René d o n n e à cette caractéristique une dimension anthropologique, en fait le propre de la condition humaine: [...] le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie, sur le ton consacré aux soupirs (p. 49). Tristesse, m a n q u e , soupirs — la mélancolie habite le c œ u r de l ' h o m m e . C e t t e association, en René, de la mélancolie et d'une vision de l ' h o m m e d'inspiration pascalienne sera décisive p o u r le développement d ' u n e conception romantique de la mélancolie. 1 0 1 Dans René, elle informe la poétique négative du récit. Deuxième aspect de cette poétique, les images »empruntées d'objets négatifs« apparaissent f r é q u e m m e n t dans René. Elles m i m e n t le retrait mélancolique hors d u monde, ne décrivant la nature qu'en lui d o n n a n t les significations négatives que projette en elle le mélancolique, en transférant aux objets extérieurs les caractères de la mélancolie. 1 0 2 Le caractère négatif, qui n'existe pas dans les choses elles-mêmes, est le p r o d u i t de deux procédés: d ' u n e part, Chateaubriand privilégie l'élément de signification sur l'objet, la caractérisation sur la description - »silence des nuits« ou »solitude des montagnes« plutôt que nuits silencieuses ou monts solitaires - , l'objet n'est q u e le prétexte ou l'illustration d ' u n caractère mélancolique, sans épaisseur concrète propre; d'autre part, cette signification que lui d o n n e le narrateur est elle-même définie négativement, par une »privation«, soit, essentiellement, par l'absence de toute trace humaine et de t o u t signe de vie. C e t t e volonté de ne présenter le réel que d ' u n e manière indéterminée se lit à chaque page de René e.t d o n n e au texte sa coloration é t o n n a m m e n t abstraite. 1 0 3

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archaïques ou forgés par Chateaubriand qui, d'après Jean Mourot, abonderont dans les Mémoires d'Outre-tombe (»Thèmes, mots et tours négatifs chez Chateaubriand«, p. 280-282): l'absence au monde de René n'est pas compensée par une énonciation fortement affirmée, par une luxuriance de la langue qui serait contraire au vague des passions. Voir Jean-Claude Berchet, »Le Frère d'Amélie«, p. 126-127. Le Dictionnaire historique de la languefrançaise (A. Rey [éd.], Robert, 1992) indique, pour le premier emploi du terme de mélancolie »par métonymie, [...] appliqué au caractère de ce qui inspire cet état«: »1802, Chateaubriand«. Ainsi des évocations suscitées par le son de la cloche: »Chaque frémissement de l'airain portoit à mon ame naïve l'innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le

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René, récit sans action, est également un récit sans description. 104 S'il nous fait bien »parcourir« nombre de pays, jamais René ne nous fait »connaître« quelque réalité que ce soit, en dépit de la demande expresse de Chactas. Les lieux, rarement nommés, n'ont aucune consistance géographique: château ou chaumière, faubourg ou monastère n'ont de réalité qu'emblématique. L'emploi de l'article défini devant un terme qui n'est pas autrement spécifié confère aux choses ce degré de généralité qui en fait autant de symboles. 105 Inversement, lors de son passage à Londres, c'est la répétition de l'article indéfini (»une grande cité«, »un palais«, »une cour«, »une statue«, »un lieu fameux par un sacrifice«, p. 38) qui est chargée de dissocier l'anecdote de ses déterminations particulières - effet voulu puisque Chateaubriand, dans une note, donc hors de la narration de René proprement dite, indique avec précision de quel monument il s'agit. 106 Les faits et gestes de René ne sont jamais que le prétexte à une réflexion mélancolique, chaque »tableau« doit toujours renvoyer à la »pensée« qui est la matière du récit, selon les termes de Chateaubriand. Le réel est absent de René: isolé du monde extérieur par sa mélancolie, René ne le perçoit que comme un ensemble de signes qui lui parlent de mort et le renvoient au secret qui l'habite. L'image mélancolique est ainsi un énoncé paradoxal qui ne pose une réalité présente que pour dire le vide du monde, l'absence au réel du mélancolique. 107 C'est pourquoi les >objets négatifs< de prédilection de Chateaubriand, ceux qui donnent le plus aisément lieu aux images mélancoliques, sont ceux qui présentent d'emblée

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charme de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance« (p. 33 — nous soulignons). Caractère voulu, puisque Chateaubriand, pour l'édition de 1805, supprimera encore nombre de qualificatifs. En voici quelques exemples (nous soulignons): »le grand bois« d'où René entend »la cloche lointaine« (p. 33); »je descendois dans la vallée, je m'élevois sur la montagne« (p. 47); »le clocher du hameau« (p. 49); »/araignée filait sa toile« (p. 62). Rappelons que le »voyageur« à qui »un Siminole« conta l'histoire d'Atala la trouva »fort instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur, que je ne me flatte pas d'avoir conservées« (Atala, in: Œuvres romanesques et voyages, t. I, p. 93, nous soulignons) — apprécions le pluriel de »conservées«... Que cette précision soit, dans les premières éditions, erronnée, indiquant Charles II au lieu de Jacques II, ne change rien au contraste entre les deux énoncés. Ce paradoxe de l'écriture mélancolique est celui de la négation linguistique selon Benveniste: »La caractéristique de la négation linguistique est qu'elle ne peut annuler que ce qui est énoncé, qu'elle doit poser explicitement pour supprimer, qu'un jugement de non-existence a nécessairement aussi le statut formel d'un jugement d'existence. [...] Ici encore, son discours peut prodiguer les dénégations, mais non abolir la propriété fondamentale du langage, qui est d'impliquer que quelque chose correspond à ce qui est énoncé, quelque chose et non pas >rien«< (»Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne«, in: Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, Tel, 1976, p. 84-85).

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le moins d'indices de réalité, le moins de détails concrets, c'est-à-dire toujours en dernier recours, le moins de signes indiquant la présence de l ' h o m m e - l'océan, le désert. E n eux se lit immédiatement l'identité d u vide du m o n d e et du vide de l'âme mélancolique, c o m m e René l'explicite à deux reprises: Quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert, comme une grande pensée s'élève, par intervalles, dans une ame que le temps et le malheur ont dévastée (p. 37). Rappelant que cette comparaison d u concret avec l'abstrait fut critiquée lors d e la parution du récit, Sainte-Beuve la défend avec beaucoup de justesse en invoquant l'état d ' â m e de René, mélancolique qui se retire dans son univers intérieur qu'il connaît mieux que le m o n d e extérieur concret. 1 0 8 Réciproquement: Les sons que rendent les passions dans le vuide d'un cœur solitaire, ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert (p. 48). »Le silence d ' u n désert«: la tournure, qui présente un redoublement d'éléments négatifs, c o n f o r m e aux exemples d'images négatives données par Chateaubriand à propos de Virgile, est parallèle à celle qui exprime l'intériorité mélancolique, »le vide d ' u n cœur solitaire«, elle aussi composée de termes négatifs. Équivalent de l'absence d'objet du vague des passions, l'étendue sans limite c o m m e sans relief d o n n e aux images mélancoliques, avec leur caractère de généralité abstraite, une dimension totalisante, c o m m e le m o n t r e n t les images virgiliennes: Les tableaux de Virgile [...] ne sont pas bornés à certaines perspectives de la vie; ils représentent toute la nature: ce sont les profondeurs des forêts, l'aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l'immensité desflots.10il Totalité qui n'est pas celle d ' u n cosmos, mais celle d ' u n vide infini. Aussi ce refus de toute borne, qui fait curieusement écho à la formule par laquelle René rend raison de son insatisfaction incessante (»Est-ce m a faute, si je trouve partout les bornes, si ce qui est fini n'a pour moi aucune valeur?«, p. 47), est-il au cœur de l'expérience esthétique: La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu. 110

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Voir Chateaubriand et son groupe littéraire, 1.1, p. 304. Ibid., p. 679 (les italiques sont dans le texte). Le Génie du christianisme, p. 592. On constate ici le renversement de perspective par rapport à la mélancolie de Bernardin de Saint-Pierre, qui, elle aussi, se plaît aux grands

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Entre interprétation religieuse et expression poétique: la mélancolie de René

L'espace immense où rien ne rappelle la présence de l ' h o m m e offre à l'âme mélancolique u n univers à sa mesure et à son image, u n m o n d e qui lui est homogène: elle s'y enfonce et y plane pour se perdre dans l'infini, p o u r s'abandonner à ce qui la dépasse, dans une expérience de fusion panthéiste (l'Essai sur les révolutions disait: »l'âme se plaît [...] à se fondre avec toute cette nature sublime«) 1 1 1 christianisée a posteriori. D e fait, si Dieu est le seul objet à la mesure de ce sublime négatif, il s'agit d ' u n Dieu que Chateaubriand décrit souvent en termes négatifs: 112 »Dieu est un profond secret«, »Dieu est lui-même le grand Solitaire de l'univers«. 113 Le christianisme de Chateaubriand est une religion des vanités et du néant de l'homme, de la tristesse et d e l'aspiration à une fusion avec une divinité mystérieuse. La foi est la grande passion mélancolique: l'âme, écrit Chateaubriand dans une étonnante inversion du propos pascalien, »ne se plonge dans la Divinité, que parce que cette Divinité est pleine de ténèbres, Deus absconditus«.11^ Et c'est bien en ce sens poétique qu'il faut comprendre l'insertion de René dans Le Génie du christianisme, c o m m e harmonie d ' u n récit d u secret avec une religion d u mystère, d'une écriture et d ' u n e religion négatives, c'est-à-dire mélancoliques. Le christianisme de Chateaubriand est une religion de la solitude et de la méditation de la mort, c'est là ce qui en fait la beauté. Il a ainsi rendu la nature solitaire et mélancolique: La mythologie [...] ôtait à la création sa gravité, sa grandeur, sa solitude et sa mélancolie. Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence, et aux bois leur rêverie. Les déserts ont pris sous notre culte un caractère plus triste, plus vague, plus sublime.115 O n comprend que l'Église ait trouvé douteux un rapprochement qui repose sur l'expérience esthétique du sublime, sur un sentiment très subjectif de la beauté. 1 1 6 Si la grandeur d u christianisme lui vient de ses caractères négatifs mélancoliques, ce type de beauté (dont Chateaubriand trouve le modèle chez le païen Virgile) ne lui appartient pas en propre. C'est son harmonie avec la poétique mélancolique qui lui confère sa beauté, et non l'inverse:

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espaces qui »donnent à mon âme une extension convenable à sa nature« (Études de la nature, p. 407), mais c'est le plaisir d'une réflexion dans laquelle l'âme jouit d'elle-même, de sa puissance face à la nature, sentiment fort éloigné du sublime de Chateaubriand. Essai sur les révolutions, p. 446. Voir Ariette Michel, »La Beauté de Dieu dans la première partie du Génie du christianisme«, Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1998, p. 1035-1046, qui rappelle »l'équivalence toujours menaçante du tout et du rien« chez Chateaubriand (p. 1040). Voir également Jean-Pierre Richard, Paysage de Chateaubriand, p. 39-45. Le Génie du christianisme, p. 578 et p. 1695, variante a de la page 505. Ibid., p. 603 (voir également p. 708 et variante b, p. 1776). Ibid., p. 719 et variante d, p. 1779. Voir Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, p. 148-149.

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Oui, quand l'homme renierait la Divinité, [...] le désert vide aurait encore quelques convenances avec l'étendue de ses idées, la tristesse de ses passions, et le dégoût même d'une vie sans illusion et sans espérance. Il y a en l'homme une inquiétude secrète, un instinct mélancolique qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh! qui n'a passé des heures entières, assis sur le rivage d'un fleuve, à voir s'écouler les ondes! Qui ne s'est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l'écueil éloigné! 117

Le désert est bien davantage en harmonie avec le désespoir, sentiment peu chrétien, qu'avec des idées proprement religieuses, et P»instinct mélancolique« qui fonde les harmonies avec »les scènes de la nature«, essentielles au propos de Chateaubriand, évoque immédiatement des images dignes de René. L'idée de mélancolie, trop contraire à l'orthodoxie catholique, ne se laisse donc pas inféoder à l'entreprise apologétique. Mais les harmonies qu'a dégagées Chateaubriand entre le vague des passions et le désir d'absolu, entre le dégoût de la vie et une religion de la solitude, auront conduit à donner à la mélancolie une orientation métaphysique qui a trouvé son incarnation en René. Dans René pourtant, cette conception ne fait guère l'objet d'un discours théorique développé: c'est l'ensemble du récit, sa sémiologie de l'absence et sa poétique négative, qui constitue la description originale d'une mélancolie d'où toute référence médicale semble absente, alors même qu'il reprend les traits essentiels du tableau pathologique. L'impuissance de René à dégager les causes ou le sens de sa mélancolie est une invitation à donner au mal sa dimension métaphysique, d'autant que son récit, par la rareté des déterminations concrètes, conséquence du retrait mélancolique dans l'intériorité, apparaît à la fois comme la confession d'un sujet singulier et comme l'expression allégorique de toute mélancolie. C'est par ce caractère négatif, perceptible à tous les niveaux, que René parvient à rendre sensible la rupture mélancolique, mais c'est également ce qui fait de sa poétique la forme littéraire d'une mélancolie aussi bien pathologique que philosophique.

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Le Génie du christianisme, p. 720-721. Nous donnons le texte de 1802 (»une inquiétude secrète« a été supprimé dès 1803, »mélancolique« en 1809), rétabli d'après la variante a de la page 721, p. 1780.

TROISIÈME PARTIE

D e la mélancolie pathologique à la poétique mélancolique: E.T.A. Hoffmann et Théophile Gautier

L'écrivain romantique se reconnaît dans la situation en rupture du mélancolique: ce qui, chez Rousseau ou René, relevait d'un choix personnel ou d'une biographie tourmentée, devient la condition même du poète, à l'écart d'un monde bourgeois dont le sépare sa vocation. L'artiste selon Hoffmann est toujours un excentrique, et Gautier ne cessera de se dire en exil dans ce monde. La situation d'énonciation du mélancolique étant dès lors celle de tout écrivain, la référence à la sécession mélancolique ouvre une perspective permettant de lire l'ensemble d'une œuvre et d'en analyser la poétique, comme nous allons le faire à propos d'E.T.A. Hoffmann et de Théophile Gautier. Si la mélancolie est, pour tous deux, un état existentiel et non plus passager, ils ne nient pas pour autant sa nature pathogène ou mortifère. Il ne s'agira donc plus tant de la repenser pour en récuser le caractère pathologique que d'en montrer la fécondité poétique. Pour ces écrivains en effet, l'art est une forme de réponse à la mélancolie qui trouve sa source dans la mélancolie même, dans un double rapport de parenté et d'opposition. Cependant, là où Gautier récuse toute immixtion médicale en matière mélancolique, Hoffmann étaie sa réflexion sur une reprise critique du discours médical contemporain. Or la médecine de l'époque romantique renouvelle l'approche des maladies mentales, parmi lesquelles elle compte la mélancolie. Il nous a donc fallu, avant d'aborder ces deux auteurs, consacrer un chapitre préalable au discours des aliénistes sur la mélancolie, tant pour pouvoir étudier la réception hoffmannienne des théories médicales que pour vérifier la persistance d'une sémiologie mélancolique traditionnelle que nous retrouverons chez Théophile Gautier.

I. La mélancolie dans le discours de la psychiatrie naissante

Au début du XIX e siècle apparaît un nouveau discours médical sur l'aliénation mentale, qui se présente comme un ensemble homogène de textes dont, à la différence de l'humorisme, l'objet spécifique et exclusif est la folie, comprise comme une authentique maladie, »objet de médecine clinique« 1 à part entière. Dans ce cadre théorique, la mélancolie occupe le rang de l'une des quatre principales espèces particulières de l'aliénation mentale. Avant d'étudier le devenir poétique de la mélancolie chez deux écrivains romantiques, il est donc nécessaire de nous arrêter aux textes des aliénistes, de Pinel, de Reil et d'Esquirol essentiellement, 2 pour nous assurer de la pertinence d'un concept de mélancolie hérité de la médecine humorale et en étudier les modifications. Ce faisant, il pourra sembler que nous perdons de vue le problème spécifique de la mélancolie pour nous intéresser à la question de la folie en général. De fait, sélectionner les textes portant seulement sur la mélancolie n'aurait pas grand sens: leur conception de l'aliénation mentale étant profondément unitaire, les aliénistes considèrent les différentes catégories nosographiques, manie, démence ou mélancolie, comme des subdivisions accessoires d'une unique maladie. Mais si l'on ne peut donc guère isoler la réflexion sur la mélancolie de celle sur la manie, cela signifie inversement que, aux critères et aux problèmes spécifiques près, que nous analyserons, tout propos concernant la folie ou la manie vaut également pour la mélancolie. Celle-ci d'ailleurs est loin d'occuper une place négligeable dans le système: le caractère partiel et chronique du délire mélancolique lui confère implicitement un rôle essentiel dans la compréhension de la folie qu'ont les aliénistes. Conscients de la spécificité de leur objet, les aliénistes, médecins confrontés à une population d'aliénés, ne disposent encore d'aucun modèle conceptuel leur permettant de rendre compte de ce phénomène particulier. Notre lecture a donc été orientée par la question suivante: comment un médecin de 1800 peut-il comprendre l'aliénation mentale, de telle manière que soient expliquées à la fois sa différence avec l'homme normal (ce qui définit l'aliénation comme maladie, nécessitant l'interven-

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Étienne Esquirol, Des Passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, Paris, Librairie des Deux-Mondes, 1980, p. [5] (abrégé désormais en Des Passions, la pagination est celle de l'édition originale de 1805). Les textes de ces auteurs forment u n corpus très homogène, qui concerne les vingt premières années du XIX e siècle, car encore que le grand ouvrage d'Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, ait été publié en 1838 (Paris, J.-B. Baillière, deux volumes, désormais abrégé en Des maladies mentales), il regroupe en fait des articles publiés, pour la plupart, dans le Dictionnaire des Sciences médicales entre 1814 et 1821.

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tion médicale) et sa ressemblance avec lui, ce qui permet d'espérer sa guérison par des méthodes plus humaines que saignées ou exorcismes? Dans leur approche de la maladie mentale, les aliénistes auront ainsi recours à plusieurs modèles: le modèle hippocratique de la maladie et de la médecine expectante; une physiologie nerveuse qui leur permet de penser ensemble les phénomènes physiques et psychiques; le modèle d u délire entendu comme dysfonctionnement des facultés intellectuelles; enfin, le modèle des passions, des maladies de l'âme, comprises c o m m e troubles concernant le corps et l'esprit.

1. Domaine, compétence et légitimité: le modèle de la maladie et le rôle du corps La naissance d'une nouvelle spécialité médicale s'intéressant aux maux de l'âme et à laquelle Reil entend donner une importance égale à celles de la chirurgie et de la médecine générale est liée, de toute évidence, à ce que Werner Obermeit a appelé la découverte de la psyché. 3 Des phénomènes qui manifestent les pouvoirs de l'âme, le rêve, le somnambulisme ou le magnétisme animal, passionnent alors aussi bien les médecins que le m o n d e littéraire. Cependant, d ' u n point de vue strictement médical, l'émergence de la psychiatrie, loin de relever d ' u n intérêt soudain p o u r l'irrationnel, représente plutôt l'aboutissement de certaines tendances du siècle des Lumières: d ' u n e part, le déclin de l'autorité religieuse, qui rend caduques les explications surnaturelles de la folie; de l'autre, l'essor de l'anatomie pathologique et de la clinique, qui conduit à définir négativement le champ des souffrances propres de l'âme c o m m e ce qui ne relève pas de sa compétence. 4 C'est dire d'emblée que le c h a m p de l'aliénisme aura à se définir constamment par rapport à deux domaines limitrophes, celui de la religion o u de la morale et celui de la médecine d u corps. Reil formule clairement le problème: Comment se différencient les maladies (morales) de l'âme des maladies (physiques) des nerfsi Où le domaine du médecin se sépare-t-il de celui des moralistes et des religieux?5

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Werner Obermeit, »Das unsichtbare Ding, das Seele heißt«. Die Entdeckung der Psyche im bürgerlichen Zeitalter, Frankfurt a.M., Syndikat, 1980. Voir Gladys Swain, Le Sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie, Toulouse, Privat, Rhadamanthe, 1977, p. 51-60. »Wie sind die (moralischen) Krankheiten der Seele von den (physischen) Krankheiten der Nerven verschieden? Wo scheidet sich das Gebiet des Arztes von dem der Moralisten und Geistlichen?«, Johann-Christian Reil, Über die Erkenntniß und Cur der Fieber. Besondere Fieberlehre, Band 4: Nervenkrankheiten, deuxième édition, Halle, 1805, p. 50 (nous citerons désormais ce texte, que nous traduisons, sous le titre de Fieberlehre).

Domaine, compétence et légitimité: le modèle de ¡a maladie et le rôle du corps

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Il faut donc établir la légitimité d ' u n e intervention médicale là où la religion, la philosophie ou la morale, peuvent prétendre exercer leur autorité. 6 L'émergence de la psychiatrie a ainsi d'importantes implications sociales, politiques et juridiques: les débats sur l'organisation et la direction des asiles, sur le rôle des expertises médicales dans les procès criminels ou sur le statut juridique des aliénés suscitent une abondante littérature. La position des aliénistes, leur revendication de compétence a des raisons philanthropiques évidentes: il s'agit d'éviter q u ' u n e maladie serve de prétexte à des internements abusifs ou fasse condamner un irresponsable. La justification théorique de ce parti pris soulève pourtant de nombreux problèmes. Le véritable acte de naissance de la psychiatrie, d ' u n point d e vue théorique, tient dans l'affirmation suivante, postulat autour duquel s'organise toute la réflexion des aliénistes et d o n t il ne faut pas sous-estimer la portée révolutionnaire: la folie est une maladie - à ce titre, elle relève exclusivement de la médecine, et elle est, au moins en principe, guérissable. O r le modèle de la maladie sur lequel s'appuient les aliénistes est celui que leur fournit leur culture médicale, le modèle hippocratique. L'influence de l'hippocratisme est partout si perceptible chez Pinel o u Esquirol que l'on pourrait presque définir leur démarche c o m m e u n retour à l'esprit de la médecine hippocratique et son application rigoureuse à cette nouvelle forme de maladie qu'est l'aliénation mentale. Cela se traduit entre autres par la fidélité au principe de la médecine expectante: le médecin laisse la maladie suivre son cours, l'observant attentivement pour seconder, au m o m e n t propice (»l'occasion fugitive« du premier aphorisme hippocratique), les efforts de la nature, q u i se manifestent essentiellement dans la crise, issue fatale ou salvatrice de la maladie. Les principaux traits de I'aliénisme se trouvent ainsi décrits: réduction des contraintes exercées sur les fous, 7 refus d ' u n interventionnisme dangereux, suivi quotidien des malades et observation précise du cours de la maladie, importance du régime, attention portée aux crises... La médecine expectante est la traduction médicale de la philanthropie de Pinel, l'autre n o m d u traitement moral. C o m m e l'écrit Pinel: »la médecine expectante, c'est-à-dire le régime moral et physique, suffit le plus souvent pour produire une guérison complète«. 8 6

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Le souci d'exclure toute interprétation métaphysique de la folie se lit dans l'insistance avec laquelle les aliénistes poursuivent la médicalisation de tous les cas de possession, d'extases prophétiques voire d'enthousiasme excessif, de Schwärmerei, classés comme autant de variétés de délire mélancolique. Esquirol consacrera encore un article à la démonomanie, ramenée à sa juste mesure de sous-genre de la >mélancolie religieuse^ »De la démonomanie« (1811), in: Des maladies mentales, 1.1, p. 482-525. La décision de Pinel d'ôter les chaînes des maniaques est à comprendre comme une volonté de laisser la maladie se développer naturellement. De même, l'ordre de l'asile doit »garantir que la marche des symptômes n'a point été troublée ni intervertie durant leur cours«, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, seconde édition, entièrement refondue et très-augmentée, Paris, Brosson, 1809, p. 136-137 (désormais abrégé en Traité suivi de l'édition entre parenthèses). Traité (1), p. 159.

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La forme exemplaire de folie qui justifie le mieux son assimilation à une maladie est la manie, délire généralisé accompagné d'excitation, dans laquelle violence et désordre révèlent à l'évidence une maladie aiguë, p o u r laquelle nul ne conteste la nécessité d ' u n e intervention médicale. La manie, qui se laisse idéalement penser en termes hippocratiques, est ainsi le centre stratégique de la nouvelle conception de la folie, son n o m est aussi bien employé pour désigner u n e forme spécifique de folie que c o m m e synonyme d'aliénation mentale. 9 Cette conception profondém e n t unitaire de la folie, qui fait la cohérence des écrits des premiers aliénistes, les empêche néanmoins d e constituer des profils nettement différenciés p o u r chaque type de folie, de fonder une nosographie sur des distinctions essentielles. 10 Les différentes formes de folie s'enchaînent et s'organisent p a r rapport à la manie, pouvant être considérées comme autant de m o m e n t s dans l'évolution d ' u n e seule et m ê m e maladie. Ainsi, selon Pinel, la manie »n'est souvent que le plus haut degré de l'hypocondrie et de la mélancolie«. 11 En deçà de la manie règne la mélancolie; au-delà, o n trouve la démence et l'idiotie, caractérisées par une incapacité physiologique à l'exercice de la pensée, conséquence d ' u n e manie prolongée dans le cas de la démence, incapacité native dans celui de l'idiotie. Reil, qui p o u r t a n t critique la nosographie de Pinel, reprend le m ê m e ordre, avec des termes variés: »Folie fixe, partielle, mélancolie« (»Fixer, partieller W a h n s i n n , Melancholie«); »Excitation générale, frénésie, fureur, manie« (»Tobsucht, Raserei, Furor, Mania«); »Démence« (»Narrheit«); »Idiotie« (»Blödsinn«). 12 L'application d ' u n modèle médical aux troubles de l'esprit ne va néanmoins pas de soi. Les premiers aliénistes sont encore, par leur formation, des médecins du corps, 1 3 et lorsqu'ils parlent de maladie, m ê m e mentale, ils se réfèrent à un modèle physique: une maladie psychique n'est maladie qu'en un sens t o u t négatif. Force est d o n c à l'aliéniste d'ancrer la folie dans un trouble du corps, sous peine de voir son objet lui échapper. La référence au corps, loin de constituer un simple archaïsme, joue d o n c un rôle central dans l'adaptation d ' u n m o d e de pensée médical aux troubles de l'esprit. Elle constitue le point autour duquel tournent

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En témoigne le titre de la première édition du traité de Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, ou la manie. Sur ce problème, voir Traité (2), p. 137 (et p. 140). Traité (1), p. 24. Rhapsodieen über die Anwendung der psychischen Curmethoden auf Geisteszerrüttungen, seconde édition, Halle, 1818, respectivement p. 306, p. 364, p. 3 9 6 et p. 402 (nous citerons désormais ce texte, que nous traduisons, sous le titre Rhapsodieen). Voir les réflexions de M. Gourevitch, »Du domaine de la psychiatrie«, in: D. Gourevitch [éd.], Maladie et maladies. Histoire et conceptualisation. Mélanges en l'honneur de Mirko Grmek, Genève, Droz, 1992, p. 3 2 4 - 3 2 6 . Esquirol inaugurera le premier cours de psychiatrie en 1817.

Domaine, compétence et légitimité: le modèle de la maladie et le rôle du corps

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les débats sur la compétence du médecin en matière de folie.14 Ainsi, à propos du problème de la responsabilité pénale d'un accusé soupçonné de folie, le rapport d'expertise médicale ne saurait avoir d'autorité auprès du tribunal que s'il révèle un signe physique prouvant l'aliénation mentale. Pour un juriste comme E.T.A. Hoffmann, l'absence de trouble corporel constatable rend superflue l'intervention du médecin: les troubles psychiques sont de la compétence d'un bon juge (ou, selon Kant, d'un philosophe) 1 5 . Inversement, quand un médecin comme Horn entend défendre la compétence du médecin et la nécessité de son diagnostic, il n'a pas de meilleur argument que d'affirmer la nature corporelle de l'aliénation mentale. 1 6 Partisans et adversaires sont donc, au fond, d'accord sur la clef du débat, le lien entre folie et lésion physique. Certes Pinel, et il en est très conscient, n'a pu arracher la folie à son incurabilité qu'en insistant fortement sur ses aspects psychiques. Affirmer que la folie résulte exclusivement d'une lésion organique, cela signifie, en l'état des connaissances anatomo-cliniques de l'époque, en affirmer le caractère incurable. 17 Déclarer la folie corporelle, c'est renoncer à tout espoir de la guérir, et rouvrir la voie aux traitements les plus arbitraires comme les plus inhumains, dont la saignée systématique n'est que l'exemple le plus fameux. C'est en réaction contre cette tendance, et pour se démarquer de la médecine générale, que Pinel élabore sa théorie du traitement moral. Il ne faut néanmoins pas en conclure que les aliénistes considèrent la folie comme une maladie purement spirituelle. Une telle affirmation signifierait non seulement abandonner la folie à d'autres compétences, mais également s'avouer tout autant incapable de la guérir que dans l'hypothèse d'un mal purement corporel. Les aliénistes ne disposent en effet d'aucun moyen pour soigner un mal de nature psychique. Kant, dans son Anthropologie, avait déjà souligné la contradiction qu'il y aurait à prétendre guérir une folie purement spirituelle: [...] dans la mesure où les forces du sujet ne collaborent pas à la guérison (comme c'est le cas en revanche dans les maladies physiques) et que cet objectif ne peut cependant être

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Voir Heinz Schott, »Heilkonzepte um 1800 und ihre Anwendung in der Irrenbehandlung«, in: J. Glatzel, S. Haas et H. Schott [éd.], Vom Umgang mit Irren. Beiträge zur Geschichte psychiatrischer Therapeutik, Regensburg, S. Roderer, 1990, p. 19. Voir Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, I, § 51 • Voir le texte cité par Georg Reuchlein, Das Problem der Zurechnungsfähigkeit bei E.T.A. Hoffmann und Georg Büchner. Zum Verhältnis von Literatur, Psychiatrie und Justiz im frühen 19. Jahrhundert, Francfort sur le Main, Berne, New York, Lang, 1985, p. 37. Voir également Jutta Kolckenbrock-Netz, »Wahnsinn der Vernunft — juristische Institution - literarische Praxis. Das Gutachten zum Fall Schmolling und die Erzählung Der Einsiedler Serapion von E.T.A. Hoffmann«, in: J. Kolkenbrock-Netz, G. Plumpe et H. J. Schrimpf [éd.], Wege der Literaturwissenschaft, Bonn, Bouvier Verlag Herbert Grundmann, 1985, p. 132-133. Voir Traité (1), p. 3, p. 5 et p. 106.

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La mélancolie dans le discours de la psychiatrie naissante

atteint qu'en utilisant l'entendement même du malade, toute méthode thérapeutique destinée à ces maladies est vouée à se révéler stérile. 18 La collaboration des forces naturelles et des efforts du médecin est au principe même de la médecine hippocratique. Or, si la folie est purement mentale, dit le philosophe, la médecine expectante est nécessairement impuissante. Tous les aliénistes n'avaient pas lu Kant, mais tous rencontrent le même problème: comment conduire le fou à vouloir guérir, quand sa maladie atteint précisément son entendement et sa volonté? comment guérir quelqu'un d'une maladie mentale contre son gré? La mélancolie offre un exemple d'autant plus radical de cette difficulté que, par suite de l'abandon de l'humorisme, elle est définie d'abord indépendamment de tout trouble corporel: C'est dans l'extrême intensité d'une idée exclusive et propre à absorber toutes les facultés de l'entendement, que consiste la mélancolie, et c'est ce qui fait la difficulté de la détruire. [ . . . ] Le délire mélancolique offre encore bien plus d'obstacles à la guérison, puisqu'on n'a rien à attendre des efforts spontanés de la nature [...] C'est une sorte d'enchantement qui ne permet ni conseils ni remontrances, et qui est souvent uni avec une irascibilité extrême." »Une sorte d'enchantement« - Pinel ne saurait mieux exprimer son embarras. Plus la folie est psychique, moins elle se laisse penser et traiter dans le cadre hérité de la médecine hippocratique. Le traitement de la folie comme maladie impose le détour par le corps. A u reste, l'impasse est d'abord théorique. Une folie purement psychique serait, pour les médecins français, héritiers des Lumières, aussi bien que pour les allemands, proches des philosophes idéalistes, rigoureusement incompréhensible: 2 0 comment admettre en effet que l'esprit, ou la raison, se mette à délirer de soi-même? »Je ne conçois pas«, écrit Spurzheim, »comment un être immatériel, tel que l'âme, peut tomber malade«. 2 1 L'âme, entité incorporelle et incorruptible, n'est pas atteinte par

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» [ . . . ] da die Kräfte des Subjects dahin nicht mitwirken (wie es wohl bei körperlichen Krankheiten der Fall ist), und doch nur durch den eigenen Verstandsgebrauch dieser Zweck erreicht werden kann, alle Heilmethode in dieser Absicht fruchtlos ausfallen muß«, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, I, § 52, Gesammelte Schriften, hg. von der königlich preußischen Akademie der Wissenschaften, 1. Abteilung, Band 7, Berlin, Georg Reimer Verlag, 1917, p. 214 (Anthropologie du point de vue pragmatique, traduction d'A. Renault, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 167). Pinel, Traité (2), p. 345-346. Voir Michael Schmidt-Degenhard, Melancholie und Depression. Zur Problemgeschichte der depressiven Erkrankungen seit Beginn des 19. Jahrhunderts, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1983, p. 2 0 - 2 4 . Observations sur la folie ou sur les dérangemens des fonctions morales et intellectuelles de l'homme, Paris, Trettel et Würtz, 1818, p. 106-107.

Le monisme des aliénistes: le cerveau, la sympathie, le système nerveux

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la folie, seul l'est son instrument, son organe corporel, ce »Seelenorgan«, comme l'appelle Reil, qui n'est rien d'autre qu'une partie du système nerveux - ce qui nous ramène au corps. L'aliéniste de 1800 ne dispose d'aucun outil conceptuel pour comprendre ce que la psychiatrie moderne appelle une »psychose endogène«, 22 pour penser l'histoire d'une âme, l'invasion progressive du délire et l'explosion de la folie sans supposer l'intervention d'une influence extérieure, hétérogène à l'âme, et dans laquelle le corps, directement ou indirectement, est toujours impliqué. Ainsi se trouvent remises en jeu les vieilles puissances mixtes, passions ou péchés, modèles analogiques empruntés au domaine de la philosophie ou de la morale qui viennent servir d'intermédiaire entre le corps et l'esprit et entre la santé et la folie. C'est ici que s'enracine et se comprend le moralisme des aliénistes, dans ce recours à des discours déjà constitués pour tenter d'expliquer la folie, recours rendu nécessaire par l'impossibilité d'une approche exclusivement physique comme exclusivement psychique. La référence au corps, étayant le diagnostic de maladie, peut alors représenter un garde-fou contre une conception trop étroitement moralisatrice des troubles de l'âme. 2 3

2. Le monisme des aliénistes: le cerveau, la sympathie, le système nerveux Confrontés à des patients dont le mal est à l'évidence à la fois psychique et physique, les premiers aliénistes cherchent à penser les troubles conjoints de l'âme et du corps. O n constate ainsi chez eux un monisme de fait, un refus implicite de séparer nettement ce qui est du corps et ce qui est de l'esprit, qui se manifeste par le recours à trois modèles principaux: la référence au cerveau; les effets de la sympathie; la physiologie nerveuse. Le cerveau, dont la connaissance anatomique reste encore très imprécise, représente la localisation idéale de la folie dans le corps. Siège de la pensée, il est le lieu par excellence de l'unité du corps et de l'esprit. Déceler une lésion cérébrale comme origine de la folie, ce serait désigner une cause qui est d'emblée à la fois physique et morale, encore matière et déjà pensée. C'est pourquoi les aliénistes maintiennent, malgré son inutilité manifeste, une »référence mystique« 24 à une lésion du cerveau, qui assignerait à la folie sa place spécifique dans le champ des maladies et en constituerait l'explication médicale parfaite. Néanmoins, l'état de la

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Selon Henri Ey, »dire qu'une psychose est endogène, [ . . . ] c'est dire que la psychose n'est pas seulement un accident, mais épouse la trajectoire même de l'existence et du destin de l'homme malade«, cité dans la Nouvelle histoire de la psychiatrie, p. 2 2 7 . Voir Heinz Schott, »Heilkonzepte um 1800«, p. 2 3 . Expression de Michel Gourevitch, »Du domaine de la psychiatrie«, p. 3 2 4 .

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La mélancolie dans le discours de la psychiatrie

naissante

science empêche de donner un quelconque contenu concret à cette référence. La seule conclusion qui s'impose est un constat sceptique et l'attente des progrès de l'anatomie pathologique. La lésion cérébrale, dont la folie ne serait pour ainsi dire que le nom, reste invisible — mais il faut l'avoir postulée et écartée pour s'autoriser, en tant que médecin, à prendre en compte les aspects psychiques de l'aliénation mentale. La lecture psychique de la folie trouve ainsi sa justification première dans l'opacité des phénomènes corporels concernant la folie. Le discours des aliénistes se constitue dans l'entre-deux, dans l'application du modèle corporel des maladies aux troubles de l'âme, et dans l'analyse des désordres de l'esprit pour pallier une ignorance anatomique. 2 5 À défaut de cette lésion idéale de l'organe de la pensée, les aliénistes, pour garantir la possibilité d'une origine corporelle de la folie, se réfèrent au principe ancien et quelque peu archaïque de la sympathie, sorte de magnétisme intérieur par lequel certains organes se trouvent en interaction avec d'autres, à distance, sans avoir besoin d'aucun intermédiaire matériel. L'esprit est ainsi dans la dépendance de certaines parties du corps par »une sorte d'enchaînement réciproque«, un rayonnement mystérieux, une »sorte d'irradiation«, comme le reconnaît Pinel, non sans une certaine réticence. 26 Cette explication, qui permet de désigner en n'importe quel malaise corporel la cause possible de l'aliénation mentale, répond si bien à la compréhension idéale de la folie implicite dans l'approche des aliénistes que ceux-ci se refusent à exclure de leur domaine les folies secondaires, dites >sympathiquesviva la santa fedeHasenfüßigkeit schützt vor allem Wahnsinn, und ich kann Euch versichern, ehrwürdiger Herr! daß ich auch bei Nordnordwest einen Kirchturm von einem Leuchtenpfahl genau unterscheiden vermagIch bin nur toll bei Nordnordwest; wenn der Wind südlich ist, kann ich einen Kirchturm von einem Leuchtenpfahl unterscheiden-«, Hamlet, acte II, scène 2 (traduction de A.W. von Schlegel). D'après ED, p. 622. »>[...] des Peters Licht sei im Dampf der Narrheit verlöscht, in die sich in seinem Innern die Ironie des Lebens umgestaltet««, ibid., t. II, p. 290—291.

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La place de la mélancolie dans l'oeuvre narrative d'E. T.A. Hoffmann

Krespel l'extériorise en gestes insensés, en bonds d une agilité de lièvre. Mais c'est là son paratonnerre. Il rend à la terre ce qui provient de la terre, mais sait conserver ce qui est de nature divine; et ainsi je crois que sa conscience intérieure est vraiment en bonne santé, en dépit de cette apparente folie qui s'extériorise en bonds jaillissants«. 172

Krespel représente bien en ce sens l'antithèse de Sérapion, les deux récits se faisant suite: là où l'ermite néglige de donner forme réelle à ses imaginations, le conseiller ne laisse aucune pensée inexprimée. Aussi Theodor a-t-il conté sa rencontre avec Krespel pour tirer l'assemblée des amis-poètes de l'impression pénible causée par la folie de l'ermite, »pour opérer une douce transition entre la folie et la raison entièrement saine à travers le spleen«.173 Le spleen, qui, en allemand, désigne l'humeur fantasque et les chimères du mélancolique, se manifeste dans le comportement du conseiller Krespel, toujours au rebours de ce que l'on attend: les intonations de ses propos sont en dysharmonie avec leur contenu, il expose au grand jour »le désaccord de l'être intérieur avec la vie extérieure«.174 Ainsi se comprend la complémentarité des récits: là où Sérapion avait harmonieusement substitué son univers intérieur au monde extérieur, Krespel traduit la dissonance des deux en faits et gestes, la manifeste dans le réel. Pour autant, le principe du paratonnerre n'est pas un principe poétique, il n'est pas à confondre avec un acte de création. Le paratonnerre est un instrument de séparation, défensif et dualiste: Krespel, comme le Kreisler des Fantaisies dans la maniéré de Callot qui brûle toute composition aussitôt qu'achevée, est un être déchiré, son ironie est destructrice, il brise les violons à la recherche de leur âme. L'extériorisation de la dysharmonie mélancolique dans la dissonance ironique ne suffit pas à apaiser ses tourments intérieurs.

4. Identité, récit des causes et idée fixe L'extériorisation artistique a la vertu de réconcilier le mélancolique avec la vie, c'està-dire, en premier lieu, avec lui-même. Car, on l'a bien vu avec le cas de Zacharias Werner ou d'Anselmus, Hoffmann, l'un des premiers sans doute, a l'intuition

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D'après Le Conseiller Krespel, FSS, 1.1, p. 84. »>Was bei uns Gedanke bleibt, wird dem Krespel alles zur Tat. — Den bittern Hohn, wie der, in das irdische Tun und Treiben eingeschachtete Geist ihn wohl oft bei der Hand hat, führt Krespel aus in tollen Gebärden und geschickten Hasensprüngen. Das ist aber sein Blitzableiter. Was aus der Erde steigt, gibt er wieder der Erde, aber das Göttliche weiß er zu bewahren; und so steht es mit seinem innern Bewußtsein recht gut glaub ich, unerachtet der scheinbaren nach außen herausspringenden Tollheit!«, Rat Krespel, t. III, p. 43. >»Ich möchte euch davon erzählen, um den sanften Übergang vom Wahnsinn durch den Spleen in die völlig gesunde Vernunft zu bewirkenscènes primitives«, des épisodes conflictuels; on peut dire à bon droit des séances d'analyse qu'elles ont pour but et pour effet que l'analysant tire de ces bribes d'histoire un récit qui serait à la fois plus insupportable et plus intelligible«, Temps et récit, t. I: L'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, et Points, 1991, p. 142. »>Den wahren Zusammenhang unsers ganzen Seins bilden, denk ich, die Torheiten, die wir begehen, bereuen, und wieder begehen, so daß unser Leben ein toller Spuk scheint, der uns, unser eigenes Ich, rastlos verfolgt, bis er uns zu Tode neckt und hetzt!««, Der Zusammenhang der Dinge, t. III, p. 920.

Identité, récit des causes et idée fixe

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de Saint-Sérapion. Cardillac est u n joaillier qui, ne pouvant supporter de voir ses œuvres aux mains d'autrui, assassine tous ses clients pour rentrer en possession des bijoux qu'il a faits pour eux. H o f f m a n n ne laisse aucun doute q u a n t à la nature pathologique de ce comportement: les meurtres sont accomplis dans une sorte d'état second, Brusson, aide et gendre in spe de Cardillac qui l'a surpris au cours d ' u n e de ses équipées nocturnes, le compare à un somnambule, et le joaillier avoue luimême avoir alors l'ouïe et la vue dans un état de sensibilité extrême, développement sensitif caractéristiques d'accès délirants. 1 9 0 Cardillac parle d ' u n »désir inné«, d'une »pulsion innée« face à laquelle »toute résistance est impossible«, 191 se dit tourmenté par une voix qui ne lui laisse aucun répit qu'il n'ait exécuté ce qu'elle lui souffle - hallucination et impuissance qui sont bien la marque de l'aliénation. En dehors des actes criminels, fruits de cette pulsion maladive, Cardillac est l'exemple m ê m e de toutes les vertus, b o n père, b o n artisan et b o n bourgeois, duplicité radicale qui éloigne de lui tout soupçon. 1 9 2 Si l'on se souvient des termes de Pinel dans sa définition de la mélancolie - »nul penchant à des actes de violence que celui qui peut être imprimé par une idée d o m i n a n t e et chimérique; d'ailleurs, libre exercice de toutes les facultés de l'entendement« 1 9 3 - , on en conclura que la duplicité de Cardillac est bien celle d ' u n mélancolique. Malgré cela, nul, dans le récit, ne se prononce sur le degré de culpabilité de Cardillac, pas plus que sur la nature pathologique d'actes présentés pourtant c o m m e relevant de l'aliéniste. La question de la responsabilité pénale est soigneusement évitée: Cardillac meurt avant d'avoir été démasqué (l'intrigue policière concerne avant tout le sort de Brusson, soupçonné à tort des crimes d u joaillier), et son

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Das Fräulein von Scuderi, t. III, respectivement p. 696-697, p. 687 et p. 691. »angeborne Begierde«, »angeborne Trieb«, »kein Widerstand ist möglich«, ibid., t. III, p. 691-692. Cette contradiction entre un caractère moral et des actes mauvais est l'argument ultime auquel ont recours les juristes pour conclure à la maladie, donc à l'irresponsabilité pénale d'un accusé, selon Georg Reuchlein (Das Problem der Zurechnungsfähigkeit, p. 39-40). Le même auteur rapproche pourtant Cardillac du cas Schmolling pour affirmer que Hoffmann ne considère pas Cardillac comme un malade (ibid., p. 25-34). Ce faisant, il semble ignorer quelques différences essentielles: Schmolling ne présente nullement la duplicité de Cardillac, il n'est, pour Hoffmann, qu'un individu dépravé; Schmolling avait un mobile pour son meurtre, sa pauvreté, rendue brusquement aiguë par la grossesse de sa femme, mobile inexistant pour Cardillac; enfin, Schmolling commet un meurtre unique, isolé, sans rapport avec la longue série d'assassinats perpétrés par Cardillac. Chez ce dernier, dédoublement chronique, absence de motivation et répétition pulsionnelle, tout cela joint à un mélange de lucidité et d'impuissance, constituent un tableau incontestablement pathologique. Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, ou la manie, première édition, p. 149. Theodor, commentant le récit de l'ermite Sérapion, rappelle explicitement, avec référence à Pinel, la possibilité de ces accès de fureur (t. III, p. 29) que nous avons par ailleurs déjà rencontrés chez Hermogène.

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destin juridiquepost mortem n'est pas davantage éclairci. C'est que H o f f m a n n (que l'on pense à l'appel à la tolérance par lequel T h e o d o r concluait son analyse du cas Zacharias Werner) est conscient de l'opposition d'attitudes qui existe entre la tâche d u juge qui doit décider de la culpabilité d ' u n criminel et la tentative de l'écrivain cherchant à comprendre de l'intérieur le délire à l'aide d ' u n e reconstitution causale, reconstruction d ' u n e logique du sens dans un rapport d'empathie qui paralyse t o u t jugement. C e t t e opposition est d'ailleurs thématisée dans la nouvelle: les représentants de la justice sont fermés à toute démarche compréhensive, ils veulent prendre les coupables sur le fait, o u les faire avouer, incapables de supposer, et de comprendre, la duplicité psychique d ' u n Cardillac. L'approche empathique sera représentée par deux récits successifs dont les narrateurs, Brusson et mademoiselle de Scudéry, sont tous deux, aux yeux de la justice, suspects d'exaltation d'esprit et d'excentricité sociale - u n écrivain, f e m m e qui plus est, et un amoureux, jeune et pauvre qui plus est. Le récit doit donc résoudre ce problème de parvenir au récit des causes, à l'histoire de la maladie, qui ne peut être faite que par le coupable lui-même, sans se heurter à la question policière et juridique, indifférente à toute explication. H o f f m a n n y parviendra par une série de récits emboîtés: Brusson fait à mademoiselle de Scudéry, après la mort de Cardillac, une confession complète (t. III, p. 6 8 5 - 6 9 8 ) , qui inclut le récit que lui fit le joaillier pour expliquer sa pulsion meurtrière pathologique (t. III, p. 6 9 1 - 6 9 4 ) , confession q u i fournira la matière d u récit captivant par lequel mademoiselle de Scudéry gagnera le roi à la cause des amants injustement soupçonnés (t. III, p. 704-705). Les relais narratifs éloignent ainsi progressivement leurs auditeurs d u coupable, tout en préservant l'immédiateté de sa parole. Le fait que ce récit ne nous soit connu qu'après la m o r t de l'intéressé permet en outre de substituer définitivement la question du sens à celle de la culpabilité. Cardillac lui-même, dans le récit des causes d e sa maladie, a recours au modèle médical p o u r expliquer son mal, en en faisant remonter l'origine à un événement traumatique survenu lors de la grossesse de sa mère (ce qui ajoute à la chaîne des récits un probable récit premier, celui de sa mère racontant ce fait à Cardillac). Ce type de causes, que l'on trouve en effet sous la plume des aliénistes, 194 d o n n e à son histoire la crédibilité d ' u n cas clinique. Le modèle médical fonctionne c o m m e une structure narrative dans laquelle la répétition insensée peut recevoir une cohérence causale. L'événement originaire est le suivant: la mère de Cardillac, enceinte, est fascinée, à une fête de la cour, par le collier de pierres précieuses que porte un beau chevalier. Celui-ci, qui avait quelque temps auparavant courtisé vainement la jeune femme, se sentant encouragé par ses regards, confondant l'admiration pour les bijoux avec le désir p o u r celui qui les porte, l'entraîne dans u n buisson, et, au m o m e n t où elle touche son collier, meurt en la tenant étroitement enlacée. À l'association

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Voir Franz Loquai, Künstler und Melancholie, p. 208 et note 56, p. 342.

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des bijoux, du désir et de la mort, qui compose la pulsion de Cardillac, est ainsi clairement attribuée une double signification, érotique et morale. Pour Cardillac c o m m e pour d'autres mélancoliques hoffmanniens, le temps s'est arrêté autour d'une scène passée qu'il répète inlassablement. À y regarder de près, on s'aperçoit en effet que les meurtres d u joaillier o n t tous une parenté avec l'événement fatal vécu par sa mère. Tous les bijoux qu'il forge, vend et reprend, sont destinés par des amants à leur maîtresse, jamais il n'est question d u don d'un époux à son épouse, ou d ' u n père à sa fille.195 Si Cardillac trouve tant de facilité à commettre ses crimes, c'est qu'il ne frappe jamais ses victimes qu'à l'heure du berger, lorsqu'elles se rendent, nocturnes et solitaires, vers de coupables amours dont les bijoux sont le prix. La société tout entière répète à l'envi l'adultère fatal de la mère, à commencer par le Roi, qui vit avec sa maîtresse. La requête des courtisans, des »amants en danger« 1 9 6 se plaignant de la menace permanente du mystérieux assassin, ainsi que la réponse qu'y fait mademoiselle de Scudéry (»Un a m a n t qui craint les voleurs / n'est point digne d'amour«) 1 9 7 désignent clairement la cible de Cardillac: l'immoralité de l'éthique galante, d o n t sa mère fut victime. Le récit des causes permet ainsi de dégager un triple niveau de significations: la répétition pulsionnelle et pathologique d ' u n e scène originaire; la dénonciation d ' u n e société où l'adultère est généralisé; le refus de faire servir les bijoux, œuvres d'art, à des tractations, à l'achat de faveurs, l'adultère prenant ici signification symbolique d ' u n univers où les plus hautes valeurs, l'amour et l'art, sont soumises à un vulgaire et immoral commerce.

4 . 2 . L ' i d e n t i t é r e t r o u v é e : l'idée fixe c o m m e r é p o n s e ( S é r a p i o n ) Face au danger d'éclatement du moi sous la pression d ' u n passé mystérieux, la mélancolie offre paradoxalement un recours, celui de l'idée fixe, d ' u n e identification qui permet au mélancolique de redonner à son existence une unité et u n sens, fussent-ils imaginaires. D e fait, l'identification fantasmatique constitue le coeur de la folie d'après H o f f m a n n , ainsi que le prouvent ces personnages qui, dans ses récits, vont proclamant leur identité délirante: »Je suis le chevalier Gluck«,198 »Je suis saint Antoine!«. 1 9 9 M ê m e chez un fou furieux, c o m m e le peintre Léonard Ettlinger, la

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Le narrateur met explicitement en relation l'abondance des meurtres avec la galanterie effrénée de la cour, Das Fräulein von Scuderi, t. III, p. 657. »gefährdete Liebhaber«, ibid., t. III, p. 660. En français dans le texte, ibid., t. III, p. 661. mich bin der Ritter Glucke (les italiques sont de Hoffmann), Ritter Gluck, t. I, p. 24. Voir l'analyse de ce récit par Christa Karoli, qui voit dans l'identification de l'inconnu avec le chevalier Gluck un moyen de résoudre la tension entre l'admiration enthousiaste et l'impuissance créatrice, »Ritter Gluck. Hoffmanns erstes Fantasiestück«, in: H. Prang [éd.], E.T.A. Hoffmann, p. 335-358 (en particulier p. 348-349, p. 353-354 et p. 358). »>Ich bin der heilige Antonius!««, Die Elixiere des Teufels, t. II, p. 33.

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folie consiste en une identification imaginaire qui a p o u r b u t de substituer au moi souffrant u n m o i mythique et glorieux: »Je ne veux plus être ce pauvre diable de Léonard Ettlinger — celui-là est mort depuis longtemps. Je suis le vautour rouge, et je suis capable de peindre quand je me suis nourri de rayons colorés«. 200

Cette signification de l'idée fixe est illustrée exemplairement par le cas de l'ermite Sérapion. L'objectif principal d e la cure à laquelle C y p r i a n entend s o u m e t t r e l'ermite est de le réinsérer dans une existence familiale et sociale dite normale, c'est-à-dire de lui faire reprendre le cours de sa vie antérieure, que la folie n'aura dès lors interrompu que comme une parenthèse sans conséquence, c o m m e une simple maladie d o n t on guérit sans séquelle. Ici encore, l'ermite oppose une fin de non-recevoir aux intentions de Cyprian, porte-parole des exigences en apparence les mieux justifiées. Cyprian, et avec lui le lecteur, est dans l'ignorance complète de ce que furent les circonstances prédisposantes et les causes immédiates de la folie du comte P**. D a n s le récit de sa vie, que fait le docteur S**, l'accès de folie constitue une lacune narrative: le comte disparaît soudain, sans raison apparente - quelque temps après, dans les montagnes, apparaît l'ermite Sérapion. 201 L'invasion de la folie mélancolique échappe au récit, rien, dans la vie et le caractère du comte, ne semble devoir l'y mener: d'une famille brillante, d ' u n esprit très cultivé, alliant un h u m o u r convivial à u n talent poétique, le comte menait une vie extrêmement sociale et commençait une carrière prometteuse dans la diplomatie - on ne saurait imaginer qualités psychologiques et relationnelles plus opposées à l'isolement mélancolique. 2 0 2 D ' a u t a n t plus frappant est le retrait radical du comte dans le solipsisme mélancolique de l'ermite. Le retournement soudain évoque une conversion, et c'est ainsi sans doute que le conçoit Sérapion, concluant sa réfutation des arguments de Cyprian par u n éloge de son existence présente: »Remarquez-le bien: celui qui vous parle mène une vie calme et sereine, réconciliée avec Dieu. Seul celui qui a survécu au martyre sent s'épanouir en lui une telle vie«. 203 200

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D'après Le Chat Murr, p. 159. »>Ich will nicht der elende Mensch Leonhard Ettlinger sein - der ist längst gestorben. Ich bin der rote Geier und kann malen, wenn ich Farbenstrahlen gespeist!««, Kater Murr, t. II, p. 429. Der Einsiedler Serapion, t. III, p. 19. Wolfgang Preisendanz voit dans la contradiction entre son sens poétique et la réalité sociale la cause de la folie du comte P " . Mais le texte attribue pourtant au personnage cet humour qui, selon le même critique, est précisément le moyen qui permet de vivre la duplicité sans en souffrir. Voir Wolfgang Preisendanz, H u m o r als dichterische Einbildungskraft, p. 4 8 - 5 0 . D'après L'Ermite Sérapion, FSS, t. I, p. 59. >»Sie müssen es wohl merken, daß der, der mit Ihnen spricht, ein heitres ruhiges mit Gott versöhntes Leben führt. Nur nach überstandenem Märtyrertum geht ein solches Leben im Innern aufDu hast recht, das Wunderbare erscheint hier als notwendig, und ist so poetisch wahr, daß man willig daran glaubtcréer«»Lorsque son accès fut passé, me dit-il, mon neveu tomba dans une terreur profonde, dans une mélancolie que rien ne put dissiper. [...] Je l'emmenai promptement à Paris pour le confier aux soins de M. Esquirol. [...] À Paris, les médecins le regardèrent comme incurable, et conseillèrent unanimement de le laisser dans la plus profonde solitude, en évitant de troubler le silence nécessaire à sa guérison improbable, et de le mettre dans une salle fraîche où le jour serait constamment adouci«< (Louis Lambert, in: La Comédie humaine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. XI, 1980, p. 679). À l'échec de »M. Esquirol«, répondra l'interprétation mystique de la mélancolie de Louis comme assomption de l'esprit libéré du corps qu'en donneront sa fiancée et le narrateur. Ibid., p. 19. Une expression analogue, dans l'article de Gautier, »Du Beau dans l'art«, explicitera le refus symétrique d'une analyse de l'inspiration poétique: »abandonnons l'embryologie psychique aux philosophes, ces anatomistes de l'âme«, L'Art moderne, Paris, Lévy, 1856, p. 165.

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sances qu'incarne Cherbonneau, magnétisme ou mystique orientale, puissances spirituelles qui o n t leur lieu dans la littérature. Avec C h e r b o n n e a u en effet, c'est bien la littérature qui prend le relais de la médecine. Le diagnostic qu'il établit par deux fois est purement littéraire: Shakespeare d'abord, avec Loves labours lost, puis Stendhal, avec la »maladie curieuse« de »l'amour-passion«, l'amour impossible d o n t le docteur a rencontré un cas »chez une jeune paria éprise d ' u n brahme«. 2 1 La rencontre des traditions artistiques occidentales et d e la spiritualité orientale dans la littérature permet de dire la mélancolie et son antidote idéal, l'expérience fantastique de l'avatar, métaphore de l'expérience de création littéraire. 22

1.2. L'exil - la m o r t Si la mélancolie échappe au discours médical, c'est qu'elle est essentiellement négative, étrangeté d ' u n être en exil dans le monde, dans son corps, dans la vie. L'interprétation sans doute est c o m m u n e à bien des romantiques, mais elle prend chez Gautier u n caractère radical qui confine au nihilisme. Il faut insister sur ce pessimisme partout sensible dans l'écriture de Gautier, car c'est seulement sur ce f o n d que se comprend son esthétique. Le topos de l'être en exil est omniprésent dans la façon dont Gautier parle de lui-même, les signes de mélancolie interviennent d'emblée dans la présentation de soi de l'écrivain. 2 3 Ainsi, dans l'esquisse autobiographique écrite en 1867 p o u r accompagner u n portrait gravé: Chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m'amener à des idées de suicide. Après avoir jeté mes joujoux par la fenêtre, j'allais les suivre, si on ne m'avait retenu par ma jaquette. [...] Comme je ne savais que le patois gascon, il me semblait que j'étais sur une terre étrangère.24 Mélancolie qui mêle déracinement géographique et isolement linguistique, l'exil est dépossession de la langue, dont la (re)conquête, lisible dans la passion affichée de Gautier p o u r la lexicographie et dans sa parfaite maîtrise syntaxique qui lui

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Avatar, OF, t. II, p. 23 et p. 29. Voir les réflexions de Michel Crouzet, »L'Évolution de l'œuvre fantastique«, OF, t. II, p. xxx. Rappelons qu'il ne s'agit en aucune façon de tenter de remonter à une hypothétique mélancolie biographique, vécue par l'homme Gautier, mais d'analyser la présence du thème mélancolique dans son écriture. Portraits contemporains, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1881 /1978, p. 2. Reprenant ces souvenirs dans Ménagerie intime, il ajoute: »Aucune friandise ne nous tentait, aucun joujou ne nous amusait. Les tambours et les trompettes ne pouvaient rien sur notre mélancolie«, La Nature chez elle et ménagerie intime, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1891/1978, p. 217.

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permettra, à l'en croire, >d'improviser< ses articles, apparaît dès lors c o m m e une réaction à cet arrachement premier. Le physique du petit Gautier témoigne de sa mélancolie: [...] j'ai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et d'un teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs. Je ressemblais à quelque petit Espagnol de Cuba, frileux et nostalgique, envoyé en France pour faire son éducation. 2 5

Olivâtre, couleur de la beauté exotique, teint d u mélancolique opposé au teint sanguin, rose et blanc, couleurs du bonheur à en croire d'Albert. 2 6 La comparaison surprenante avec un Cubain superpose la référence à l'Espagne, patrie d'élection (»Je me sentis là sur m o n vrai sol et c o m m e dans une patrie retrouvée« dira-t-il plus loin à propos de son premier voyage) 27 et celle à la solitude de l'insularité, autre topos mélancolique que l'enfant retrouvait dans son livre de prédilection, Robinson Crusoë(»je ne rêvais plus qu'île déserte et vie libre au sein de la nature«) 2 8 . Solitude redoublée par l'inscription c o m m e interne au lycée Charlemagne, qui provoque une profonde crise de neurasthénie: Toutes les provisions que ma mère m'apportait restaient empilées dans mes poches et y moisissaient. Quant à la nourriture du réfectoire, mon estomac ne pouvait la supporter; je dépérissais si visiblement que le proviseur s'en alarma: j'étais là-dedans comme une hirondelle prise qui ne veut plus manger et meurt. 2 '

L'exil et la prison, l'hirondelle et le petit cubain - l'autoportrait fait appel à tout un paradigme mélancolique qui culmine dans le désir de m o r t de l'enfant, tentative de suicide ou refus de s'alimenter. 3 0 Tout au long de sa vie, Gautier continuera de se dire en exil dans une société d o n t il ne partage aucune des valeurs. Il y revient en particulier à propos de son désir de voyager, qu'il interprète c o m m e signe de son appartenance à une autre patrie. Mélancolie maladive, dégoût et désir d ' u n ailleurs se trouvent ainsi associés dans cette déclaration de Gautier aux G o n c o u r t : 25 26

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Portraits contemporains, p. 3. »On a beau faire: le bonheur est blanc et rose«, Mademoiselle de Maupin, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1883/1978, p. 124. Portraits contemporains, p. 11. Ibid., p. 3. La solitude doit être si entière que »l'arrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme«, ibid., p. 4. La Bohême de l'impasse du Doyenné représentera une existence analogue, dans un lieu parfaitement isolé: »une petite colonie d'artistes, un campement de bohèmes pittoresques et littéraires menait une existence de Robinson Crusoë, non dans l'île de Juan Fernandez, mais au beau milieu de Paris, à la face de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise« (»Marilhat«, in: L'Art moderne, p. 95). Ibid., p. 5. L'importance du thème alimentaire dans l'œuvre de Gautier est frappante, nous en recontrerons maint exemple. Il est lié, comme le montre cet épisode, à l'affirmation ou au refus de la vie. Voir Françoise Court-Pérez, Gautier, un romantique ironique. Sur l'esprit de Gautier, Paris, Champion, 1998, p. 4 0 1 - 4 0 9 .

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»Les deux vraies cordes de mon œuvre, les deux vraies grandes notes sont la bouffonnerie et la mélancolie noire - un emmerdement de m o n temps, qui m'a fait chercher une espèce de dépaysement«. 31

Aussi faut-il voir dans la »maladie du bleu« qui le saisit régulièrement, plus qu'un simple manque occasionnel de soleil, l'affleurement de ce dégoût profond, essentiel, qui s'exprime dans l'opposition de la grisaille nuageuse et de l'azur: [...] nous tombons d'abord dans u n dégoût de toutes choses, dans un marasme profond. Nos amis nous deviennent insupportables, les plus douces relations nous sont à charge, aucun livre ne nous amuse, nul spectacle ne nous distrait; nous avons la nostalgie de l'azur [...] on se sent exilé dans sa propre patrie; et le seul remède au mal, c'est de partir d u côté où vole l'hirondelle. Aussi, le 3 juillet, nous sentant mourir de mélancolie à l'aspect de ces nuages qu'aucun rayon de soleil ne vient jamais percer, nous grimpâmes dans la diligence. 32

Gautier repense la conception très ancienne du voyage comme remède à la mélancolie dans une perspective nouvelle: si les divertissements traditionnels, conversations et spectacles, échouent, si seul le voyage se présente comme issue possible, c'est parce que la mélancolie est un mal essentiellement lié à l'existence de l'homme civilisé. Le voyage est la quête de la vraie patrie, dont la nostalgie est antérieure à toute connaissance, preuve du caractère ontologique du sentiment d'exil de Gautier. La révélation eut en effet lieu par l'art, face à une toile de Marilhat: J'aurais peur d'être taxé d'exagération en disant que la vue de cette peinture me rendit malade et m'inspira la nostalgie de l'Orient, où je n'avais jamais mis les pieds. Je crus que je venais de connaître ma véritable patrie, et, lorsque je détournais les yeux de l'ardente peinture, je me sentais exilé. 33

O ù l'on pourrait se demander si la »véritable patrie« désigne ici la toile peinte ou l'Orient qui s'y trouve représenté — ambiguïté qui révèle la commune nature utopique de l'art et de l'Orient. Quoi qu'il en soit, cette patrie se définit d'abord tout négativement, comme l'ensemble des lieux où la civilisation n'est pas parvenue, avec ces figures limites que sont le désert et la mer, toujours identiques à eux-mêmes à travers les siècles, à jamais inaccessibles aux méfaits de la civilisation. 34 L'exil sera donc aussi bien un décalage dans le temps que dans l'espace: Elias Wildmanstadius

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Goncourt, Journal, éd. R. Ricatte, Paris, Laffont, Bouquins, 1989, 1.1, 2 3 novembre 1863, p. 1033. Voyage en Algérie, éd. D. Brahimi, Paris, La Boîte à Documents, 1989, p. 21 (voir également p. 211, ainsi que dans Caprices et Zigzags, p. 106). »Marilhat«, in: L'Art moderne, p. 100—101 (voir également Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans - que nous citerons désormais par l'abréviation H A D , suivie d u tome et de la page - , Paris/Genève, Hetzel/Slatkine, 1858/1968, t. III, p. 77). Voir Spirite, OF, t. II, p. 312.

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ou Octavien sont des âmes d'une autre époque, jetées par erreur dans un siècle, dans un pays, qui n'est pas le leur. Le retour à une époque antérieure ou à l'espace sauvage restitue l'individu à lui-même, dans sa barbarie authentique: J'ai rarement vu un camp de bohémiens sans avoir l'envie de me joindre à eux et de partager leur existence vagabonde; l'homme sauvage vit toujours dans la peau du civilisé, et il ne faut qu'une légère circonstance pour éveiller ce désir secret de se soustraire aux lois et aux conventions sociales. 35

L'aliénation commence avec la »peau du civilisé«, avec le corps, l'exil est d'abord celui de l'âme dans son corps. Malgré les accents indéniablement chrétiens ou néoplatoniciens que prend parfois cette expression de l'exil, souffrance de l'homme chassé du paradis, 36 c'est contre l'anathème lancé par le christianisme sur le corps que se dresse le Gautier romantique, par la bouche de d'Albert: Virginité, mysticisme, mélancolie, — trois mots inconnus, — trois maladies nouvelles apportées par le Christ. 3 7

Le christianisme prêche une séparation du corps et de l'âme, qui conduit d'une part à la négation du corps, à la virginité, 38 de l'autre au culte d'une âme sans corps, au mysticisme — avec, comme résultat, la mélancolie, tourment de cette séparation contre nature. L'ambiguïté est que Gautier a beau se proclamer païen, il appartient de fait à l'ère chrétienne, et son paganisme est condamné à n'être que nostalgie, redoublant le sentiment d'exil et de mélancolie. La profession de foi païenne, désir d'une Beauté incarnée, ne vaut pas réconciliation avec son propre corps, toujours ressenti comme imperfection et limite - d'Albert s'en lamente à longueur de lettre. 39 Nombre de désirs que Gautier met en scène dans ses récits sont ainsi à comprendre comme des tentatives pour apaiser le conflit de l'âme et du corps. La quête du bonheur telle que l'entend d'Albert est le désir d'obliger, dans une »impuissante fureur«, son âme à partager les sensations de son corps,

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Constantinople et autres textes sur la Turquie, éd. S. Moussa, Paris, La Boîte à Documents, 1990, p. 293. Sur le thème d u barbare dans l'œuvre de Gautier, voir Françoise Court-Pérez, Gautier, un romantique ironique, p. 307—337. Voir par exemple Mademoiselle de Maupin, p. 6 3 - 6 4 , ainsi que les dernières paroles de Spirite, prononcées par le baron Feroë »avec un soupir mélancolique«, après avoir assisté à l'envol de G u y et de Spirite: >»Et moi, combien de temps me faudra-t-il encore attendre?«mélancolie< et les images qui la rendent sensible. La mélancolie de Tiburce se manifeste dans le désordre et la négligence du bric-à-brac romantique, »mélange de luxe et d'abandon« qui dénie toute valeur d'utilité aux objets: renversant »toutes les idées« de Gretchen, ce chaos révèle les »gens d'imagination«, les »Orientaux«, le »vrai sauvage«. 1 2 8 En outre, si Tiburce, en bon artiste, n'a pas de commode, meuble dont le nom trahit la finalité bourgeoise, il n'a pas non plus de secrétaire, »n'ayant pas de secrets«: 1 2 9 à cette négation de l'intériorité, on reconnaît la mélancolie du protagoniste, qui découvrira bientôt qu'il a »le cœur vide«. La chambre dit alors l'ennui de Tiburce, en une phrase qui enchaîne, sans rupture, le personnage et le lieu: Tiburce, au bout de ses moyens de distraction, fut obligé de convenir vis-à-vis de luimême qu'il ne savait que devenir, et que les grises araignées de l'ennui descendaient le long des murailles de sa chambre toute poudreuse de somnolence. 130

D e même, lorsque Gretchen devient la proie d'une »invincible mélancolie«, c'est toute sa chambre qui s'attriste autour d'elle, les fleurs fanent, la lumière meurt, la bouilloire pleure, le buis prend des allures de cyprès... 1 3 1 Notons que cette nouvelle, reprenant la conclusion de Celle-ci et celle-là pour former un contrepoint antithétique à Mademoiselle de Maupin, raconte la guéri-

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L'Âme de la maison, in: Les Jeunes-France, romans goguenards, suivi de Contes humoristiques, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1884/1978, p. 303. La Toison d'or, in: Nouvelles, p. 161. Ibid., p. 182. Ibid., p. 203-204. Ibid., p. 161. Ibid., p. 162. Ibid., p. 202-203.

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son d'une mélancolie par la conversion du protagoniste à l'activité artistique. O r Gretchen, qui est l'auteur de cette cure, commence par transformer la chambre de Tiburce: »comme Dieu, qui tira le monde du chaos, elle tira de ce fouillis un délicieux appartement« - au désordre de l'âme mélancolique s'oppose la création artistique d'un microcosme harmonieux. 1 3 2 Plus explicite encore, le cadre dans lequel vit Octave de Saville révèle, mieux que le soleil noir, sa mélancolie. Ce que les médecins ne savent pas nommer, l'appartement le dit: Mais c o m m e un intérieur prend à la longue la physionomie et peut-être la pensée de celui qui l'habite, le logis d'Octave s'était peu à peu attristé [...] le rire s'arrêtait de lui-même en pénétrant dans ces chambres mornes, froides et obscures [...] Jean, le domestique d'Octave, s'y glissait c o m m e une ombre, un plumeau sous le bras, un plateau sur la main, car, impressionné à son insu de la mélancolie d u lieu, il avait fini par perdre sa loquacité. 1 3 3

Froid et obscurité, ombre et silence, tout ici prépare l'image décisive: Quoique habité, l'appartement paraissait désert. La vie en était absente, et en y entrant on recevait à la figure cette bouffée d'air froid qui sort des tombeaux quand o n les o u v r e .H4 "

L'absence au monde est redoublée d'une absence à soi, Octave est absent de sa propre demeure, il est, comme son appartement, habité et désert: cet oxymore définit l'être mélancolique comme un corps enveloppant une absence, u n être vide, un mort-vivant. L'appartement le désigne en creux, comme un tombeau qui dessine autour de lui le contour de son absence. Ces lieux vides et morts, ces demeures tombales trouvent leur apothéose dans le château de la misère du Capitaine Fracasse. Tout y indique l'incurie, l'abandon, le délabrement, la mort imminente, tout y est rongé, usé, décoloré, dévoré, tout s'efface: »tout cela si vague, si fané, si détruit, si disparu« - avec ce dernier participe, la description atteint sa propre limite. 135 Le sens métonymique de cette agonie du lieu est explicité par une comparaison: u n mince filet de fumée était »le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourants dont l'existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle«. 136 Château et jardins ne renferment que solitude et mort. Faisant écho à l'étrange pays de l'âme de d'Albert, le jardin abrite en son centre, dans une niche, une statue mythologique, »camarde comme la mort«, portant

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Ibid., p. 204. Avatar, OF, t. II, p. 17. Ibid. Le Capitaine Fracasse, t. I, p. 8. Ibid., p. 3. Voir le commentaire de Béatrice Didier, »Le Château aboli d u capitaine Fracasse«, Europe, 601, mai 1979, p. 123—128, et celui de René Jasinski, »Genèse et sens d u Capitaine Fracasse«, dans À travers le XIX e siècle, p. 2 2 2 - 2 2 3 .

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d a n s sa corbeille »au lieu de fleurs, des c h a m p i g n o n s moisis et d'aspect vénéneux; elle-même semblait avoir été e m p o i s o n n é e « . 1 3 7 Le château, lui aussi, est occupé par des morts, ces portraits d'ancêtres aux allures de cadavre: Tels qu'ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes appropriés à la solitude désolée du logis. Des habitants réels eussent paru trop vivants pour cette maison morte. 1 3 8 L a description, qui nous conduit vers l'intérieur d u château, progresse dans un vide toujours plus inquiétant: la cage d'escalier est u n e »cage vide«, la salle à manger ne sert qu'à des soupers de spectres, dans la chambre, le lit à rideaux est s o u p ç o n n é d'abriter quelque cadavre... Arrivé à ce point, qui semble devoir clore la description (que visiter au-delà de la chambre à coucher et de son lit vide?), Gautier conclut sur la »mélancolie d u lieu« 1 3 9 - mais c'est p o u r nous faire découvrir un au-delà quasi fantastique, le coeur d u c h â t e a u : 1 4 0 En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette dernière chambre, on tombait en pleines ténèbres, on abordait le vide, l'obscur et l'inconnu. [...] jamais personne ne s'aventurait dans cette Thébaïde d'ombre, de poussière et de toiles d'araignées. Dès le seuil, une odeur de relent, un parfum de moisissure et d'abandon, le froid humide et noir particulier aux lieux sombres vous montaient aux narines comme lorsqu'on lève la pierre d'un caveau et qu'on se penche sur son obscurité glaciale. En effet, c'était le cadavre du passé qui tombait lentement en poudre dans ces salles où le présent ne mettait pas le pied, c'étaient les années endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toiles grises des encoignures. 141 Espaces obscurs et insondables d e l'âme m é l a n c o l i q u e . . . C ' e s t autour d e ce centre vide, autour de cette absence que se déploient les descriptions de Gautier, d o n t la s o m p t u o s i t é ne fait q u e rendre sensible ce m a n q u e essentiel.

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Ibid., p. 6. Ibid., p. 10. Ibid., p. 13 (de même p. 25). La valeur symbolique de cette disposition des lieux est formulée dans Spirite, à propos du baron de Feroë, autre personnage absent au monde, chez qui »nul visiteur n'avait dépassé le premier salon, et la porte qui conduisait aux autres chambres ne s'était ouverte pour personne. Comme les Turcs, il ne livrait à la vie extérieure qu'une seule chambre, où visiblement il n'habitait pas«, OF, t. II, p. 215. Cette disposition est analogue à l'âme du poète mélancolique telle que la voit Rosette en d'Albert: »11 a au fond de son âme un sérail de belles idées qu'il entoure d'un triple mur, et dont il est plus jaloux que jamais sultan ne le fut de ses odalisques. — Il ne met dans ses vers que celles dont il ne se soucie pas ou dont il est rebuté; c'est la porte par où il les chasse, et le monde n'a que ce dont il ne veut plus«, Mademoiselle de Maupin, p. 166. Le Capitaine Fracasse, t. I, p. 13—14. La comparaison avec le tombeau sera reprise: Gautier parlera plus loin de »l'humidité moisie du sépulcre« (ibid., t. I, p. 36), puis, au retour de Sigognac en son château, de »tombeau« (ibid., t. II, p. 324).

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2 . 4 . Portrait d u narrateur en mort-vivant L'œuvre narrative de Gautier étant principalement consacrée à retracer la rencontre d'un personnage avec une figure de l'idéal, antidote à toute mélancolie, la présence du mélancolique se trouve reléguée aux marges du récit: au prélude à l'aventure fantastique et en son épilogue, souvent malheureux, retrouvailles avec un réel toujours décevant. 1 4 2 La chute dans le réel est le moment d'une mélancolie aggravée, où le personnage fait le deuil de son idéal, comme le disent les conclusions de La Cafetière (»Je venais de comprendre qu'il n'y avait plus pour moi de bonheur sur la terre!«), de La Morte amoureuse (»une grande ruine venait de se faire au-dedans de moi«), ou, sur un mode plus humoristique, & Omphale, de La Pipe d'opium et du Pied de momie,143 L'Octavien A'Arria Marcella, à la suite de son escapade galante dans l'antiquité, reste »en proie à une mélancolie morne« que rien ne peut dissiper. Il se marie pourtant, il est même »parfait pour sa femme« et mène une vie irréprochable 1 4 4 - mais Gautier nous a appris à reconnaître dans cette apparence sans pli la forme la plus haute du désespoir mélancolique. Q u a n t à Lord Evandale, refusant même cette solution désespérée, il restera célibataire, préférant se livrer en toute liberté à ses rêveries sur un sarcophage... 1 4 5 Gautier s'attarde peu sur ces chutes, allant, dans Mademoiselle de Maupin, jusqu'à laisser au lecteur le soin d'imaginer les réactions de d'Albert et de Rosette à la disparition de leur idéal. C'est qu'il n'est guère utile de souligner que le récit et ses péripéties n'ont occupé qu'un moment fugitif, et que ces instants de bonheur n'auront fait, pour finir, que rendre l'existence plus insupportable encore. À l'inverse, la présence d'une figure mélancolique en début de texte joue un rôle essentiel, plaçant tout le récit dans la perspective de sa mélancolie. Aussi cette figure est-elle souvent celle du narrateur lui-même, apparaissant dans la préface (Albertus ou Les Jeunes-France) ou dans un prologue au récit (L'Âme de la maison ou La Mille et deuxième Nuit), narrateur dont l'activité d'écrivain n'est pas présentée comme destinée à exprimer un malaise personnel, mais comme un passe-temps insignifiant, strict équivalent du retrait mélancolique. La préface &Albertus s'ouvre sur le tableau d'un narrateur replié sur lui-même, coupé du monde et de la vie: L'auteur du présent livre est un jeune homme frileux et maladif qui use sa vie en famille avec deux ou trois amis et à peu près autant de chats. Un espace de quelques pieds où il fait moins froid qu'ailleurs, c'est pour lui l'univers.- Le manteau de la cheminée est son ciel; la plaque, son horizon.

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Pour une analyse de la structure ternaire des récits de Gautier, voir Michel Crouzet, »Les Violettes de la mort«, OF, t. I, p. lxvi-lxxvi. OF, t. I, respectivement p. 18, p. 102, p. 66, p. 114 et p. 149-150. Ibid., p. 225. Le Roman de la momie, p. 63 et p. 305-306.

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Il n'a vu du monde que ce que l'on en voit par la fenêtre, et il n'a pas envie d'en voir davantage. Il n'a aucune couleur politique; il n'est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore; il n'est rien [ . . . ] Il aime mieux être assisque debout, couché qu'assis.146

De cette dernière phrase, Fortunio donnera le texte complet, mis sur le compte d'un poète oriental: »Mieux vaut être assis que debout, couché qu'assis, mort que couché«.147 Sur un mode humoristique, ce sont déjà les éléments qui, dans le premier poème d'Émaux et Camées, exprimeront la situation dénonciation du poète de l'art pour l'art, ici justifiés seulement par la crainte du froid et par les efforts que fait le mélancolique pour se réchauffer, pour retrouver la chaleur vitale qui lui manque. Les Jeunes-France insistent davantage encore sur l'insignifiance de l'auteur et de ses écrits, et ce dès les épigraphes: celle du volume, »Moins un homme qui pense qu'un bœuf qui rumine« (Angola), et celle de la préface: »Pierrot: Je te dis toujours la même chose, parce que c'est toujours la même chose; et si ce n'était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose« (Le Festin de Pierre). Derrière l'humour, nous retrouvons la rumination incessante du même, caractéristique d'une pensée mélancolique. La préface se présente comme une suite de variations sur des thèmes mélancoliques: Je ne suis rien, je ne fais rien; je ne vis pas, je végète; je ne suis pas un homme, je suis une huître. J'ai en horreur la locomotion, et j'ai bien souvent porté envie au crapaud qui reste des années entières sous le même pavé, les pattes collées à son ventre, ses grands yeux d'or immobiles, enfoncé dans je ne sais quelles rêveries de crapaud. [...] Hormis les chats, je n'aime rien, je n'ai envie de rien; je n'ai qu'un sentiment et qu'une idée, c'est que j'ai froid et que je m'ennuie. 148

Le froid est devenu indifférence, ennui — l'auteur avoue que son »caractère tourne un peu à l'hypocondrie«.149 Après le bœuf et l'huître, le crapaud, étonnante apparition d'une immobilité mélancolique au regard fixe que l'on retrouvera, à l'autre bout de l'échelle des êtres, incarnée par le tyran mélancolique, par le Pharaon sans désir, en proie à l'éternel ennui. Le solipsiste mélancolique récuse tout échange avec autrui: à ses yeux, les hommes »ne sont là que comme les confidens des tragédies, pour dire Seigneur, et couper de quelques répliques [s]es interminables monologues«.150 Aussi l'activité d'écriture, loin d'être un acte de communication, est-elle un pur passe-temps, au sens fort du terme, unique remède à l'ennui:

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Poésies complètes, t. I, p. 81. Fortunio, in: Nouvelles, p. 102. Les Jeunes-France, p. 30—31. Ibid., p. 32. Ibid., p. 32-33.

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Il fait des vers pour avoir un prétexte de ne rien faire, et ne fait rien sous prétexte qu'il fait des vers. [...] ces vers lui auront usé innocemment quelques heures, et l'art est ce qui console le mieux de vivre. 151 Ainsi, n'étant bon à rien, pas même à être Dieu, je fais des préfaces et des contes fantastiques; cela n'est pas si bien que rien, mais c'est presque aussi bien, et c'est quasi synonyme. 1 5 2

Part faite à la provocation Jeune-France, il faut prendre au sérieux ces affirmations sur l'insignifiance profonde de l'acte d'écrire, simple substitut de la pure inactivité, manifestation du refus de participer à la vie. La poétique de Gautier se comprend fondamentalement dans sa relation avec ce nihilisme qui n'épargne pas même l'écriture. Dans les contes, le personnage du narrateur fait moins de déclarations de principes, il est plus volontiers mis en scène dans cette »importante occupation« de ne rien faire, savourant le bonheur du kief. Cet état limite apporte le bonheur ambigu d'une extase qui, si elle fait s'évanouir les tourments de la conscience mélancolique, ressemble à s'y méprendre à la mort. 153 C'est l'état dans lequel se plonge avec délices le narrateur de La Mille et deuxième nuit, ayant condamné sa porte et arrêté sa pendule: [...] le sentiment de la vie réelle m'abandonnait peu à peu, et j'étais enfoncé bien avant sous les ondes insondables de cette mer d'anéantissement où tant de rêveurs orientaux ont laissé leur raison. 154

Le narrateur de L'Ame de la maison, plus élégiaque mais tout aussi désœuvré, se repaissant des tableaux de sa vie passée, se lamente sur sa jeunesse envolée et la perte de ses illusions »au souffle glacial du prosaïsme« - vieillissement précoce lisible dans son visage déjà funèbre, ses joues »profondément creusées«, sa bouche »horizontale et pâle«, dans ses yeux surtout: »les veilles, les chagrins les ont fatigués et rougis, leur orbite s'est cavée, de sorte qu'on peut déjà comprendre les os sous la chair, c'est-à-dire le cadavre sous l'homme, le néant sous la vie«.155 Et le conte qui suit, sous couvert de deux récits simultanés — d'une part, un apologue sur la vérité des

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Albertus, in: Poésies complètes, t. I, p. 81 et p. 84. Les Jeunes-France, p. 32. Gautier le définit ainsi: »état charmant où l'on dort les yeux ouverts, magnétisé par les fluides caresses de l'air, en si parfaite harmonie avec le milieu qui vous entoure, qu'on ne se sent pas plus vivre qu'un aloès ou qu'un laurier-rose. — À moins d'être mort, on ne saurait être plus heureux«, Voyage en Algérie, p. 73, et, dans Le Club des Hachichins: »C'est ainsi, je l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort«, OF, t. I, p. 183. La Mille et deuxième nuit, in: Romans et contes, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1891/1978, p. 318. L'Ame de la maison, p. 273—275.

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croyances populaires (il ne faut pas chasser un grillon du foyer, car il est l'âme de la maison), de l'autre, l'histoire de la maladie et de la mort de la petite Maria 1 5 6 - retrace cette mort de l'enfance, cette invasion progressive de la vie par la mélancolie, cet arrêt d u temps figé dans les souvenirs. La seule fonction du récit est de porter témoignage d ' u n bonheur disparu, de perpétuer la mémoire des morts: Moi seul, je suis resté pour me souvenir d'eux et écrire leur histoire, afin que la mémoire ne s'en perde pas. 1

Revenant, le conte achevé, sur le devant de la scène, le narrateur reprend la description de son inactivité essentielle et poétique. Le voici, assis »au bord d u chemin, le dos appuyé contre un tronc d'arbre«: Je demeure là des demi-journées, ne faisant aucun mouvement, les jambes croisées, les bras pendants, le menton dans la poitrine, ayant l'air d'une idole chinoise ou indienne, oubliée dans le chemin par un bonze ou un bramine. Pourtant n'allez pas croire que le temps ainsi passé soit du temps perdu. Cette mort apparente est ma vie. 158

L'antithèse finale, digne d ' u n poète baroque, fait écho à celle dont Gautier s'était servi pour décrire la Mélancolie de Durer: »on dirait que la vie / D o n t on vit en ce m o n d e à ce corps est ravie / Et pourtant l'on voit bien que ce n'est pas un mort«. 1 5 9 O r cette inactivité complète du mort-vivant est identifiée, dans la phrase conclusive d u conte, à l'activité littéraire: M o n âme ne s'éparpille pas au dehors [...] toute ma puissance d'animation, toute ma force intellectuelle se concentrent en moi: je fais des vers, excellente occupation d'oisif, ou je pense à la petite Maria, qui avait des taches roses sur les joues. 160

N e rien faire, faire des vers, se souvenir d ' u n e morte: activités équivalentes! O n ne saurait mieux définir la littérature c o m m e l'activité mélancolique par excellence, p u r substitut d u retrait et du deuil, seule occupation digne d ' u n mort-vivant, c o m m e l'avait dit, sur un ton humoristique, Onuphrius, qui se rêve enterré vif: »Ayant usé tous mes sujets de méditations, et ne sachant c o m m e n t tuer le temps,

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Ajoutons qu'en filigrane apparaît l'histoire de l'oncle, aussi viscéralement casanier qu'un narrateur de Gautier, et qui le premier est atteint par les malheurs qu'attire l'injure faite au grillon: il en devient mélancolique, doit quitter sa maison et en meurt. À son départ, le narrateur note: »l'âme de la maison était partie«, ibid., p. 297, phrase répétée presque telle quelle (»l'âme de la maison s'en était allée«, ibid., p. 304—305) à la mort de Maria accompagnée du silence définitif d u grillon — les trois âmes de la maison se taisent tour à tour. Ibid., p. 278. Ibid., p. 307-308. »Melancholia«, Poésies complètes, t. II, p. 87. L'Âme de la maison, p. 308.

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je me mis à faire des vers«. 161 Un mort cherche à tuer le temps, il fait des vers en réponse à l'action inverse du temps, symbolisée, au moyen d'un calembour, par l'activité rongeante des vers sur le cadavre. La poésie est un acte de résistance contre la décomposition et la mort. Revenons au grillon de L'Âme de la maison. Les expressions, très voisines de celles de la préface d'Albertus, par lesquelles le narrateur, à la fin du conte, parle de sa vie nous le montrent s'identifiant désormais au grillon qui s'est tu, dont il prolonge l'existence: »Comme celle du grillon ma vie s'est écoulée, près de l'âtre, à regarder les tisons flamber«.162 Cette version frileuse et intimiste de la mélancolie confirme la valeur symbolique qu'il faut donner au grillon, image du poète - Pragmater, qui blesse le grillon, étant, lui, »la prose incarnée«. 163 Dans »Melancholia« déjà, Gautier décrivait l'existence mélancolique de Durer »à l'ombre de la Croix«, »le cœur inondé d'une austère tristesse«, »Tapi comme un grillon dans l'âtre domestique«. 164 Aussi n'est-il pas étonnant que, lorsque le grillon prend la parole pour nous dépeindre sa vie, il nous conduise à une image centrale de la poétique de Gautier. Régnant sur un royaume noir, il a pour divertissement toutes les voix du foyer: »la bouilloire me chante à demi-voix sa chanson; la sève [...] me siffle des airs de chasse; les braises [...] me jouent des duos [...] le vent [...] me fredonne des ballades fantastiques, et me raconte de mystérieuses histoires«. 165 Le spectacle devient féerique avec la description du feu: »Puis les paillettes du feu, dirigées en l'air par des salamandres de mes amies, forment, pour me récréer, des gerbes éblouissantes, des globes lumineux rouges et jaunes, des pluies d'argent qui retombent en réseaux bleuâtres; des flammes de mille nuances, vêtues de robes de pourpre, dansent le fandango sur les tisons ardents, et moi, penché sur le bord de mon palais, je me chauffe, je me chauffe jusqu'à faire rougir m o n corset noir, et je savoure à mon aise toutes les voluptés d u nonchaloir et le bien-être du chez-soi«. 166

»Pour me récréer« - la féerie est destinée (on aura noté la répétition du pronom »me« dans toutes ces phrases) à divertir le roi du palais noir. C'est la situation emblématique de la poétique de Gautier: un roi mélancolique contemple u n spectacle dont les caractères, couleur, lumière et mouvement, inversent les valeurs

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Onuphrius, in: Les Jeunes-France, p. 73. L'Âme de la maison, p. 305. Ibid., p. 287. Poésies complètes, t. II, p. 86. Le grillon était déjà u n attribut de l'intimité mélancolique du Penseroso de Milton, retiré dans un lieu silencieux, à l'écart, »loin de tout son joyeux, excepté le grillon d u foyer« (»Far from all resort of mirth, / Save the Cricket on the hearth«, T h e poetical Works of John Milton, Oxford, Clarendon Press, 1955, t. II, p. 144). L'Âme de la maison, p. 282. Voir également le poème »Chant du grillon«, Poésies complètes, t. II, p. 162sq. Ibid.

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de son mal. Fortunio, Cléopâtre ou Pharaon reproduiront la situation du grillon, suivant l'archétype de Saiil se laissant distraire par la harpe de David du mauvais esprit qui s'est emparé de lui, ou du roi Schahriar des Mille et une Nuits, écoutant les récits de Shérazade.167 Dans La Mille et deuxième nuit, Gautier compare »notre public« à Schahriar,168 et s'inscrivant en faux contre l'hypothèse d'une guérison possible de la mélancolie du sultan, idée répandue par »cet imbécile de Galland«: Schahriar est »plus affamé de contes que jamais«, il »commence à bâiller terriblement et tourmente la poignée de son sabre«. 169 L'activité poétique s'offre, sans illusion, pour tromper une mélancolie incurable. Il importe de garder cette scène à l'esprit car, de ses deux termes, le premier, spectateur prostré dans sa mélancolie, pourra être omis, rester implicite, redoublant le silence du mélancolique: on aura alors l'impression de se trouver face à une oeuvre d'art libre de toute mélancolie, mais qui ne se comprend en fait que par référence à ce spectateur absent - absence effective, accomplie, qui est la meilleure expression de la mélancolie.

3. Poétique de l'utopie Les figures qui manifestent l'absence mélancolique nous conduisent ainsi à une situation emblématique à deux termes — un sujet silencieux, vide, presque mort, et un monde plein, lumineux, tout de surface. La fonction dévolue à l'art en ressort clairement: si l'écrivain mélancolique, qui s'est retiré du monde de l'échange et de la vie, persiste à écrire, c'est seulement pour remplir le vide, pour tromper l'angoisse de la mort - non pour en parler. L'œuvre d'art présentera donc toutes les qualités qui, opposées à la mélancolie, font d'elle cette véritable utopie esthétique non mélancolique que Gautier appelle le Beau. À cette fin, le microcosme artistique devra être radicalement distinct du réel, sous peine de conduire ou bien au ridicule des Jeunes-France, à la folie d'Onuphrius ou de Nerval confondant la vie et la littérature, ou bien à une conception bourgeoise de l'art qui le soumet à une autre finalité, le rabaissant à l'utile. Cette nécessaire exclusion mutuelle du réel et de l'art vide ce dernier de tout contenu, le condamne à ne rien exprimer d'autre que lui-même, à refuser tout sens. L'art en vient ainsi à ne plus désigner que cette mélancolie dont il est l'opposé, que la mort autour de laquelle il se déploie.

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Nous conservons pour ces noms la graphie de Gautier. Le thème fournit également un prétexte à des scènes de ballet, ainsi des danses destinées à »distraire le roi« Douchmanta, dans le ballet Sacountalâ, in: Théâtre. Mystères comédies et ballets, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1882/1978, p. 3 6 9 - 3 7 0 . La Mille et deuxième nuit, p. 324. Voir également H A D , t. I, p. 4 2 (»le public, ce sultan blasé«) et p. 207 (»ce roi ennuyé«). La Mille et deuxième nuit, p. 3 2 3 - 3 2 4 .

Poétique de l'utopie

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3 . 1 . L'utopie narrative: la rencontre avec la chimère o u le rêve d ' u n e vie sans m é l a n c o l i e Les récits de Gautier, ceux que l'on qualifie communément de fantastiques aussi bien que les autres, mettent en scène, pour la plupart, la rencontre d'un personnage et de son idéal, femme réelle ou venant d'un outre-monde. Ce qui importe à Gautier n'est pas tant de produire un effet d'inquiétante étrangeté par l'irruption du surnaturel ou de susciter une hésitation fantastique, que de décrire les modalités de cette rencontre utopique et de ses développements éventuels. 1 7 0 Le »moment fantastique«, »l'épiphanie de la Beauté«, »incarnation soudaine et réelle de ce quelque chose d'autre sans lequel le réel est nul et vide«, selon les expressions de Michel Crouzet, 1 7 1 est un moment qui annule toute mélancolie, moment plein, intense, qui libère l'être de sa fascination morbide du vide et de la mort. »Sa vie se remplissait d'un seul coup« écrit le narrateur d'Arria Marcelin, »le passé disparut«. 1 7 2 Mais l'ambiguïté est que la rencontre avec la Chimère ne libère l'existence de sa mélancolie qu'en la vidant plus radicalement de toute substance, elle ne lui confère sens et centre qu'au prix d'une dépossession, d'un décalage vers les arrière-mondes qui est une négation absolue du réel. 1 7 3 »Deux baisers comme cela feraient un vide complet dans une âme et dans un corps«, écrit d'Albert d'un moment de bonheur parfait. 1 7 4 Le désir lui-même est déjà un arrachement au réel: »Je suis attiré violemment hors de mon centre«, dit encore d'Albert que son désir fait ressembler à »un météore déréglé« qui »erre à travers les champs du ciel«. 1 7 5 Et lorsque Malivert se montre disposé à la rencontre avec Spirite, le narrateur commente: »Sa vie pouvait être désorbitée et tourner désormais autour d'un point inconnu«. 1 7 6 Ces images montrent bien que si le fantastique guérit de la mélancolie, c'est momentanément, et au prix d'une sortie hors du monde qui en fait une esthétique de l'utopie.

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Cette remarquable constante thématique et structurelle explique peut-être pourquoi Gautier est tellement discret sur sa pratique d'auteur de récits: ses propos de poétique ont toujours pour objet le Beau, c'est-à-dire, en matière littéraire, la poésie — les récits, qui se contentent d'en raconter l'apparition fugitive, sont eux-mêmes, en quelque sorte, un discours sur le Beau qui, en lui-même, n'appelle aucun commentaire esthétique. »Les Violettes de la mort«, OF, t. I, p. XI, p. XIII et p. xxv. Arria Marcella, OF, t. I, p. 218. »La Beauté, c'est la mort, parce qu'elle est l'absolu qui tue le relatif et l'humain«, écrit Michel Crouzet, »Les Violettes de la mort«, OF, t. I, p. xxv (voir également p. Cl). Octavien, face à la Vénus de Milo, exprime ce désir dans toute son ambiguïté: »Oh! qui te rendra les bras pour m'écraser contre ton sein de marbre!«, Arria Marcella, OF, t. I, p. 209. Mademoiselle de Maupin, p. 101. Mennaïoun, le héros du récit Une Nuit de Cléopâtre, ne survivra pas à cette rencontre dont sa mort était le prix et la condition (voir Nouvelles, p. 357). Mademoiselle de Maupin, p. 130. Spirite, OF, t. II, p. 234.

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Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier L e récit La Morte amoureuse illustre dans sa structure m ê m e la simultanéité de la

découverte d ' u n e existence non mélancolique et d e la plongée dans la mélancolie. Romuald s'éveille au désir au moment même de son entrée en religion, son ordination prenant figure de sacrifice fait au m o n d e , d'enterrement mélancolique. Les regards alors »semblent peser sur vous c o m m e une chape de p l o m b « , »la pensée cède au p o i d s de la chose et s'affaisse c o m p l è t e m e n t « 1 7 7 - images fortement mélancoliques exprimant l'écrasement de l'individu, sa dépossession et son impuissance, images d e cauchemar qui évoquent O n u p h r i u s enterré vif: Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour m'écrier que je ne voulais pas être prêtre; mais je ne pus en venir à bout; ma langue resta clouée à mon palais, et il me fut impossible de traduire ma volonté par le plus léger mouvement négatif. J'étais, tout éveillé, dans un état pareil à celui du cauchemar, où l'on veut crier un mot dont votre vie dépend, sans en pouvoir venir à bout [...] j'étouffais; les voûtes s'aplatissaient sur mes épaules, et il me semblait que ma tête soutenait seule tout le poids de la coupole. 1 7 8 L'oppression mélancolique fait place à l'explosion violente du désir après la cérémonie, le j e u n e prêtre s'agite c o m m e une »bête fauve«, en proie à un »spasme furieux«: [...] je me jetai sur mon lit avec une haine et une jalousie effroyables dans le cœur, mordant mes doigts et ma couverture comme un tigre à jeun depuis trois jours. 1 7 ' Les r e c o m m a n d a t i o n s d e l'abbé Sérapion seront celles de la lutte contre la tentation acédique: »faites-vous une cuirasse de prières, un bouclier de mortifications, et c o m b a t t e z vaillamment l'ennemi«. 1 8 0 L a m o r t au m o n d e q u e suppose l'entrée en religion est en fait u n e mort à soi qui fait d u prêtre un mort-vivant, c o m m e en t é m o i g n e son vêtement (»porter s o i - m ê m e son deuil sur sa soutane noire«, »enveloppé dans m o n triste suaire«). 1 8 1 Le sens symbolique de l'ordination est à prendre au pied d e la lettre: [...] une heure passée devant un autel, quelques paroles à peine articulées, me retranchaient à tout jamais du nombre des vivants, et j'avais scellé moi-même la pierre de mon tombeau, j'avais poussé de ma main le verrou de ma prison. 182

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La Morte amoureuse, OF, 1.1, p. 79. Ibid., p. 79 et p. 80. Ibid., p. 80. Ibid. On trouvera dans Spirite une description de l'acédie monastique étonnamment fidèle à la tradition, OF, t. II, p. 280 et p. 283-284. En 1849, Gautier avait déjà parlé de »cette morne tristesse du milieu du jour si pénible dans les pays chauds, et qui livrait les ascètes desThébaïdes aux tentations du démon méridien«, Salon de 1849, in: Voyage en Algérie, p. 181. La Morte amoureuse, OF, t. I, p. 81. Ibid., p. 82. L'entrée au couvent de Lavinia appellera également l'image du cercueil, et les tourments monastiques seront résumés par ces mots: »on s'agite dans son tombeau«, Spirite, OF, t. II, p. 279 et p. 283.

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La vie du prêtre exprime la souffrance de la conscience mélancolique prisonnière du m o n d e et d u corps et tourmentée du désir acédique de la vie. Le mélancolique, mort au m o n d e et né au désir de l'impossible, est ainsi un sujet prédisposé à vivre l'expérience fantastique. Aussi les rêveries du jeune prêtre annoncent-elles d'emblée avec assez de précision l'aventure fantastique qui l'attend: »au lieu d'être enveloppé dans m o n triste suaire, j'aurais des habits de soie et de velours«. 183 Le mélancolique rêve d'une existence libre de mélancolie, de la vie n o n mélancolique d ' u n »beau jeune cavalier«, d ' u n »vaillant« - le mélancolique se rêve sanguin. Le récit fantastique va d o n n e r corps à ces rêveries: R o m u a l d vit désormais deux existences parallèles, celle d ' u n grand seigneur libertin et celle de l'obscur prêtre en proie à tous les tourments de l'acédie et se mortifiant pour leur résister. Il importe peu de déterminer s'il s'agit d ' u n rêve ou d'une authentique double vie: si les indices donnés par le texte plaident p o u r la deuxième hypothèse, c'est que l'effet fantastique dépend du caractère vraisemblable de l'expérience surnaturelle. 184 D u point de vue du sens, il est clair que le prêtre est un mort-vivant, et que seul le courtisan vit d'une vraie vie. La part de son existence que Romuald passe avec Clarimonde a davantage de >réalité< que l'autre, parce qu'elle est le produit de la partie la plus vivante de son être, de son sang, ce sang qui s'était mis à battre »avec force dans mes artères« à la vue de la courtisane et d o n t celle-ci se nourrit. Aussi, lorsque le terrible Sérapion réduit Clarimonde en poussière, c'est l'être intérieur de Romuald qui s'effondre, tout ce qui en lui résistait encore à la mélancolie - »Une grande ruine venait de se faire au-dedans de moi«. 1 8 5 Le récit saisit ensemble les deux versants de l'existence de Romuald, la vie du prêtre enfermé dans sa mélancolie et l'existence esthétique, non mélancolique. Au lieu de présenter dans une succession linéaire une alternance de moments s'excluant l'un l'autre, il déploie les deux existences simultanément, dans leur tension et leur dépendance, l'une étant le rêve, o u le cauchemar, de l'autre. La Morte amoureuse démontre ainsi exemplairement à quel point l'existence fantastique se comprend c o m m e réponse à l'existence mélancolique, rêve qui suppose la mélancolie c o m m e son négatif et c o m m e la condition qui la fait naître.

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Ibid., p. 81-82. La Morte amoureuse est comme le développement narratif de l'argument sceptique qui affirme l'impossibilité de distinguer le rêve de la veille tel que l'exprime, par exemple, Pascal: »Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan. [...] qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir?« (Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1993, pensées 653 et 164, p. 446 et p. 210). Ibid., p. 102.

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À l'autre b o u t de l'œuvre de Gautier, nous retrouvons un récit q u i présente l'existence esthétique c o m m e déploiement u t o p i q u e de vie, de santé et d e beauté rêvé par u n mort-vivant. Le Capitaine Fracasse se laisse en effet lire c o m m e le récit d ' u n rêve fait par Sigognac, venant compenser et remplir le vide de son existence réelle. C'est la constatation que fait le protagoniste à son retour au château: C e tableau bizarre [...] répétait si exactement la scène décrite au commencement de cette histoire, que le Baron, frappé de cette ressemblance, s'imaginait avoir fait un rêve et n'être jamais sorti de son château. [...] Tout ce qui s'était passé ne lui faisait plus l'effet que d'aventures qu'il aurait lues dans un livre et dont le souvenir lui serait vaguement resté. 186 L e parallèle avec une aventure de type fantastique est souligné par une expression analogue à celle que Gautier, citant Shakespeare, emploie souvent p o u r parler de l'irruption d ' u n outre-monde: »il comprenait q u e la roue d e son char u n m o m e n t lancé sur u n e autre route était retombée dans s o n ornière fatale«. 1 8 7 L e caractère irréel des aventures q u e vit Sigognac en Fracasse est renforcé par sa profession de c o m é d i e n , d'emblée m a r q u é e au coin d u faux et de l'art. L a victoire des valeurs de l'amour et d e la beauté, c o m m e celle de la vie dans La Morte amoureuse, résulte d o n c d ' u n redoublement de fausseté, d ' u n e d o u b l e négation, négation d'un m o n d e réel qui l u i - m ê m e nie ces valeurs. Sigognac choisissant le faux p o u r faire triompher le vrai réalise la revanche d e D o n Q u i c h o t t e sur le m o n d e . L a première fin projetée par G a u t i e r au t é m o i g n a g e de sa fille J u d i t h et d o n t le chapitre »Orties et toiles d'araignées« nous d o n n e un aperçu, c o n f i r m e cette lecture: S i g o g n a c revenu au château de la misère, u n peu plus délabré, un peu plus en ruines, s'allonge dans sa t o m b e p o u r y attendre la mort. Le rêve achevé, le héros retourne à la réalité m é l a n c o l i q u e qu'il réalise, pour ainsi dire, en se plaçant concrètement d a n s la position d u mort-vivant, ayant épuisé tous ses »moyens d e distraction«, 1 8 8 sans plus d'échappatoire p o u r passer le temps.

3.2. La vie dans l'art: les types P o u r parvenir à écrire Le Capitaine

Fracasse,

r o m a n de l'identité u t o p i q u e , il

aura fallu à Gautier u n double décalage temporel: il affirme en effet avoir d û se replonger d a n s l'atmosphère des années d'exaltation romantique, années d u projet d u Capitaine

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Fracasse, p o u r réussir à recréer l ' é p o q u e L o u i s X I I I . T o u t se passe

Le Capitaine Fracasse, t. II, p. 320-321. Ibid., citant Hamlet, acte I, scène 5. Voir Georges Poulet, »Théophile Gautier«, in: Études sur le temps humain, p. 335. L'expression, employée à propos de Tiburce (La Toison d'or, in: Nouvelles, p. 162), rappelle Onuphrius, enterré vif, »ayant usé tous [s]es sujets de méditation«, Les JeunesFrance, p. 73.

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comme si Gautier avait éprouvé le besoin de se replacer dans une époque de vie plus intense, de s'identifier au romantique au gilet rouge qui est comme l'Idée de Gautier, le moi idéal auquel il se référera toujours, 1 8 9 processus analogue à celui de Sigognac se projetant en Fracasse pour mieux manifester les potentialités cachées de sa personnalité. Se situant d'emblée dans un monde idéal, univers libre de toute mélancolie, dégagé des pesanteurs et des compromissions du réel, le rôle du capitaine Fracasse, comme celui du jeune romantique pour Gautier, élève l'existence du baron au niveau de l'art: cette existence esthétique est celle du type. 1 9 0 Le type ne se rencontre d'ailleurs pas seulement dans le monde de l'art: certaines époques, nécessairement révolues, ont rendu possible un art de vivre qui se situait d'emblée à la hauteur du type 191 - c'est là du moins ce que la perspective nostalgique du mélancolique lui fait percevoir dans un passé toujours déjà utopique. L'intensité de vie de ces époques et la beauté des existences qu'elles produisaient en font des époques libres de mélancolie. Les années romantiques font partie, pour le vieux Gautier, de ces temps bénis, avec l'antiquité, égyptienne et gréco-romaine, l'époque des grotesques et même ce »joyeux XVIII e siècle« qui ignorait l'âme et ses tourments. 1 9 2 En ces temps-là, l'existence et l'art étaient confondus, les types ne se distinguaient pas des personnages réels: »Le matamore, type charmant effacé de nos comédies [...] n'était réellement qu'un portrait légèrement chargé«. 193 Le type, c'est l'homme au bon tempérament (»ce qui nous semble l'idéal [...] n'est, en effet, que la reproduction exacte d'une heureuse nature«), 194 dont l'existence est naturellement pleine, vivante: Admirable seizième siècle! [...] Siècle fécond, touffu, plantureux, où la vie et le mouvement surabondent! [...] Le sang et le vin coulent à flots, on s'engueule en excellent latin, on se fait brûler vif. — O n embrasse toutes les filles, on mange de tous les plats, et quels plats! de véritables montagnes de viande! 195

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Dans le poème »Le Château du souvenir«, c'est lui qu'il voit lorsqu'il se regarde au miroir, »Spectre rétrospectif qui double / Un type à jamais effacé« (Émaux et camées, in: Poésies complètes, t. III, p. 106). À la mort de Nestor Roqueplan, en 1870, il écrira: »En réalité, on ne vit que dix ans, de vingt à trente; c'est ce qui a inspiré au poëte grec Ménandre ce vers mélancolique: >Ils sont aimés des dieux ceux qui meurent jeunes«. O n ne peut cependant pas se supprimer, et il faut se résigner à se survivre, à s'effacer, à rentrer dans l'ombre«, Notices romantiques, in: Histoire d u romantisme, p. 178. Sur les types, voir Jean Richer, Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur, chapitre IX, et Michel Crouzet, »Les Violettes de la mort«, OF, t. I, p. LXXXIX-XC. Ainsi des femmes qu'aime Octavien: »les grands types féminins conservés par l'art ou l'histoire«, Arria Marcella, OF, t. I, p. 209 (nous soulignons). Voir Jean et Jeannette, in: Un trio de romans, p. 264, p. 331 et p. 3 3 4 - 3 3 5 . Les Grotesques, p. 194-195. À propos du »type suprême« des Grecs, Voyage en Algérie, p. 7 8 - 7 9 . Voir également Constantinople, p. 283. Les Grotesques, p. 8 8 - 8 9 .

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Le sang, le vin, la viande - le type est un sanguin, qui excelle aux plaisirs de la table, de l'amour et de l'éloquence. Son existence est immédiatement superlative, ce pourquoi »l'hyperbolique Espagne« abonde en types, dont Gautier dresse la liste: le poète, le fanfaron, le spadassin, l'aventurière et même le pédant ou le bon bourgeois. 196 Rien chez eux du vague des individus mélancoliques: »comme chaque figure se détache nettement sur le fond de ce siècle, comme tous ces caractères jettent en passant sur le mur une silhouette vive et bien tranchée«. 197 Figures nettes et claires, à la parole libre et abondante, les types sont ainsi représentatifs de l'art non mélancolique de Gautier: [...] tous ces types charmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de la folie, s'élèvent au-dessus de la grossière réalité, et dans qui le poëte personnifie sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve le plus intime sous les apparences les plus frivoles et les plus dégagées. 198

Le type est une figure parfaite de l'écriture de la pudeur, incarnation artistique et, du même coup, masque des sentiments du poète. Il résout la tension entre l'inévitable subjectivité du contenu de l'art et la beauté universelle qu'il doit atteindre. Forme déjà définie dont les significations sont fixées, vivante incarnation d'un contenu, le type libère la parole de la nécessité de produire un sens, la laissant se déployer dans u n monde de pure fantaisie où rien n'invite à dépasser les signes et leur beauté. Cet aspect ressort avec clarté d'un passage du chapitre XI de Mademoiselle de Maupin dans lequel d'Albert développe un portrait de fantaisie de l'amoureux. Épris lui-même avec angoisse d'une »fière Bradamante« à laquelle il ne sait comment révéler son amour, il se prend à imaginer quelle aurait été sa vie si l'objet de son amour avait été une simple jeune fille. La nostalgie d'un bonheur en harmonie avec l'ordre du monde prend alors la forme d'une rêverie sur ce qu'on peut appeler le type de l'amoureux heureux, se présentant comme une variation à partir des répliques de Rosalinde, dans Asyou like it, que d'Albert vient de rappeler. 195 Toute la psychologie du type résidant dans son paraître, faire le portrait de l'amoureux consiste à énumérer ses actes quotidiens, à dérouler l'emploi d u temps d'une de ses journées, antithèse parfaite de la journée du mélancolique d'Albert qui ouvrait le roman — parallèle qui rappelle que le mélancolique est, comme le type, une figure sans intériorité. Cette journée du type est appelée, comme celle du mélancolique, à se répéter indéfiniment, toujours identique à elle-même, mais cette négation du temps et du changement qui était pour le mélancolique la fatalité d'un temps mort signifie pour l'amoureux un émerveillement toujours renouvelé.

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Ibid., p. 2 9 7 - 3 0 0 . Voir également le portrait de Virbluneau, »type de l'amoureux transi« (p. 47), celui de Cyrano en matamore (p. 194—195) et celui de Scudéry, »le bravache, le fanfaron, le capitaine Fracasse« (p. 286). Ibid., p. 297. Mademoiselle de Maupin, p. 243. Ibid., p. 269.

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À l'opposé des équivoques et des doutes dans lesquels se débat d'Albert face à l'androgyne Madeleine-Théodore, le type vit dans l'univocité. Sa conscience de soi ne peut que le confirmer dans son être: »Je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et de conscience satisfaite: - Je suis amoureux«. 2 0 0 Ce qui est vrai de la conscience l'est aussi de son comportement auquel son harmonie avec le monde et avec les autres assure une lisibilité immédiate ne donnant lieu à aucun malentendu: J'aurais pu mener la vie la plus heureuse du monde, marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier sa maîtresse, renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger à table le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de la compagnie: tout cela eût été excusé en faveur de la distraction bien connue des amoureux; et, en me voyant ainsi tout avaler avec une mine effarée, tout le monde eût dit en joignant les mains: - Pauvre garçon! 2 0 1

Inverse exact du mélancolique, dont l'apparente normalité, la vie unie, cachait les tourments et le désespoir, le désordre apparent de l'amoureux est immédiatement référé à une normalité rassurante. Certes, l'amoureux, comme le dévot chez Molière, ne devrait pas manger, mais l'identité du type est si immuable, si forte la confiance en un sens préétabli que tous les comportements lui sont permis - et l'on sait à quel point, pour Gautier, l'appétit est une forme d'affirmation vitale. Ce n'est plus l'hypocrisie, mais la théâtralité d'une telle existence que souligne l'allusion à Tartuffe. Là où le faux dévot utilise les signes à d'autres fins, le type, dont l'être est tout de surface, se livre à une véritable exhibition de signes, qui, libérés de la charge de signifier, trouvent leur fin en eux-mêmes: Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveux en pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces grands bras pendants que je vous aurais eus! comme j'aurais parcouru les allées du parc, tantôt à grands pas, tantôt à petits pas, à la façon d'un homme dont la raison est complètement égarée! C o m m e j'aurais regardé la lune entre les deux yeux, et fait des ronds dans l'eau avec une profonde tranquillité! 2 0 2

L'apparence désordonnée qui trahissait, non sans affectation, la passion de l'amoureux ridiculisé par la Rosalinde de Shakespeare ne dit plus que la jubilation d'une existence conforme à son Idée. Rêverie, alternance de lenteur et de précipitation, raison égarée - l'amoureux peut afficher tous les signes de la mélancolie, en jouer librement, esthétiquement, sans qu'il y ait lieu de soupçonner sa santé, les signes ne renvoyant à aucune intériorité tourmentée. Le langage, n'ayant plus à exprimer le vide de l'existence ou l'absolu du Beau (représenté ici par l'indicible amour de d'Albert pour l'androgyne), peut déployer toute sa richesse:

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Ibid. Ibid., p. 2 7 3 - 2 7 4 . Ibid., p. 2 7 4 .

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Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier L e déjeuner fini, tout en me curant les dents, j'eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en manière de sonnet, le tout en l'honneur de m a princesse; j'aurais trouvé mille petites comparaisons plus inédites les unes que les autres, et infiniment galantes [ . . . ] L'Orient n'eût rien eu à envier pour la magnificence des métaphores; le dernier vers surtout eût été particulièrement admirable et eût renfermé deux concetti au moins par syllabe. 2 0 3

L'invention naît d'elle-même, abondante et neuve, le langage ne lui o p p o s e aucune résistance: les »deux concetti au moins par syllabe« et l'Orient vaincu disent la richesse hyperbolique d'un style p u r e m e n t ornemental, d ' u n langage entièrement au service d u b e a u . 2 0 4 L'aspect l u d i q u e de l'activité poétique, a c c o m p l i e en se j o u a n t , écho d u théâtre idéal o ù »l'amoureux fait à l'amoureuse sa déclaration de l'air le plus détaché d u m o n d e « , 2 0 5 inverse la métaphore chère à G a u t i e r d u poète-sculpteur, dégageant le p o è m e d u bloc d e marbre à force de labeur, d'efforts et d'obstination, image d o n t d'Albert, dans le m ê m e chapitre, se sert p o u r justifier s o n impuissance créatrice. 2 0 6 Q u e l ' a m o u r e u x - t y p e représente l'antithèse d u m é l a n c o l i q u e , c'est ce q u e G a u t i e r n o u s dit explicitement, dans le vocabulaire de la physiologie. L'amoureux fête l'harmonie retrouvée avec s o n propre corps: Puis j'eusse déjeuné avec componction et gravité p o u r nourrir ce cher corps, cette précieuse boîte de passion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyle amoureux, de bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état à faire plaisir aux âmes charitables. 2 0 7

L e » b o n s a n g vif et c h a u d « , c'est l'envers exact de la bile noire, lente, sèche et froide, et d u sang mélancolique, semblable à »une eau croupie dans des canaux e n g o r g é s « . 2 0 8 Q u a n t au »bon chyle«, 2 0 9 c'est le produit de la b o n n e digestion, d o n t tous les éléments passent dans le sang p o u r le vivifier, sans reste, sans bile noire, c'est la condition d u bon mélange, du b o n tempérament. L e bonheur est sanguin, c'est le b o n chyle et le b o n sang contre l'eau croupie et le sang tourné. Pareille insistance sur les vertus d e la d i g e s t i o n p e u t à b o n d r o i t paraître suspecte: ce n'est pas le sanguin qui croit aux vertus d u régime Carnivore, et que l'absorption de viande rouge le rendra heureux, c'est le mélancolique. L a rêverie sur le b o n h e u r d u type est une rêverie de mélancolique, s'imaginant en sanguin

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Ibid. Le modèle en est toujours les comédies de Shakespeare, où l'on assiste à »une moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et de comparaisons bizarres«, ibid., p. 269. Ibid., p. 2 4 1 . Ibid., p. 2 5 5 - 2 5 6 et p. 259. Ibid., p. 272. Ibid., p. 248. »Fluide qui, dans les intestins grêles, est séparé des aliments pendant l'acte de la digestion et que les vaisseaux dits chylifères pompent à la surface de l'intestin et portent dans le sang pour servir à sa formation«, selon Littré.

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heureux, libre enfin d'exhiber les signes d'une mélancolie sans conséquence dans une fantasmagorie gratuite. 3.3. Le monde du paraître: la théâtralité La rêverie de d'Albert sur le type de l'amoureux fait suite au récit d'une répétition de Comme il vous plaira, elle-même précédée de la description du théâtre idéal tel qu'il l'imagine.210 De fait, le lieu naturel du type, c'est le théâtre, dont il résume les vertus anti-mélancoliques. Là où la distance temporelle permettait de rêver une existence esthétique, le rapport entre l'espace de la scène et celui de la salle réfléchit la distance entre l'art et le réel. C'est pourquoi il importe tant à Gautier de définir le théâtre comme un monde purement artificiel, coupé de la réalité, monde de l'art pur, de l'humour et du merveilleux. »On va au théâtre pour oublier le temps« écrit-il, révolté d'avoir vu une pendule dans la salle d'un théâtre allemand. 211 Le théâtre est un microcosme212 isolé du reste du monde par la rampe, »ce cordon de feu qui sépare le monde réel du monde idéal«.213 Le théâtre forme dans le monde prosaïque un îlot de liberté et de beauté analogue à celui de la Bohême du Doyenné, »campement de bohèmes pittoresques et littéraires [...] au beau milieu de Paris«:214 Le théâtre, ce charmant refuge de la fantaisie, peuplé par une nation à part avec des mœurs exceptionnelles, espèce de bohémiens de l'art campant au milieu de la civilisation, dans des forêts de toile, des places publiques et des palais de carton peint, avec le lustre pour soleil.215

Pour réaliser sa fonction qui est d'être le lieu de l'incarnation de l'Art, le théâtre doit renoncer à être une copie de la réalité pour accepter sa nature essentiellement factice, artificielle, et reconnaître qu'il repose sur le triomphe de la convention. 216 210

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Sur ce texte et ses rapports avec le reste du roman, voir, entre autres, Ross Chambers, La Comédie au château. Contribution à la poétique du théâtre, Paris, Corti, 1971, p. 99—110, Albert B. Smith, »Mademoiselle de Maupin, chapter XI: plot, character, literary theory«, Romance Quarterly, Kentucky, 1978, p. 245-256, Marc Eigeldinger, »L'inscription du théâtre dans l'œuvre narrative de Gautier«, Romantisme, 1982, p. 141-150 et Alain Vaillant, Le Rire, p. 69sq. »Le Théâtre à Munich«, in: L'Art Moderne, p. 189. Sur cette notion et ses rapports avec la mélancolie, voir Ross Chambers, »Two Theatrical Microcosms: Die Prinzessin Brambilla and Mademoiselle de Maupin«, Comparative Literature, 1975, p. 34-46, qui affirme que Mademoiselle de Maupin est »fundamentally concerned with seeking in the microcosm a cure for melancholy« (p. 40). HAD, t. Ill, p. 324. »Marilhat«, in: L'Art moderne, p. 95. HAD, t. I, p. 129. Voir notre article »Diirer, la petite-maîtresse et le cirque. De quelques figures mélancoliques chez Théophile Gautier«, in: A. Vaillant [éd.], Écriture/Parole/Discours: littérature et rhétorique au XIXe siècle, Saint-Étienne, Printer, Lieux littéraires, 1997, p. 101-113.

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Tristesse du roi: Li poétique mélancolique de Théophile Gautier

Ainsi, »le charme principal de l'Opéra, [ . . . ] c'est q u e nulle part la convention n'est aussi forcée ni aussi éloignée de la n a t u r e « . 2 1 7 L a convention est la c o n d i t i o n de l'apparition d ' u n m o n d e purement artistique. Pour qu'elle atteigne s o n but, qui est d e transporter le spectateur dans un univers merveilleux, 2 1 8 il faut s'interdire de la soumettre à un quelconque impératif réaliste. L e mauvais théâtre est celui où la convention prétend rendre c o m p t e d u réel, plier l'art à une logique d e la vraisemblance réaliste, faisant du théâtre un lieu d ' o ù toute poésie est absente, un art des planches relevant d u seul charpentier, c o m m e le dira souvent Gautier: Les poëtes doivent aujourd'hui renoncer au théâtre; la littérature n'a rien à y voir, c'est une affaire de portes ouvertes et fermées à p r o p o s . 2 " Il suffit de renoncer à cet »à propos« censé faire oublier la nature conventionnelle d u théâtre en en motivant les artifices, pour créer, avec les m ê m e s gestes rendus à leur gratuité, un univers où s'épanouissent la féerie et la fantaisie, ainsi qu'il advient chez Molière: Toute la pièce se passe à ouvrir et fermer la porte; et, quand on a besoin de quelqu'un, il suffit, pour le faire venir, de donner un coup de pied au premier mur venu. 2 2 0 C ' e s t p o u r q u o i les types sont les personnages d e théâtre par excellence, »personnages de convention si facilement admis qui laissent tant de liberté à la fantaisie du dialogue et à l'esprit d u poëte«: 2 2 1 Pierrot prête son masque blanc et sa grimace pâle à toutes les situations possibles, se saupoudrant le front de farine pour rester un être chimérique, au lieu de devenir une plate copie de la réalité. 222 C e qui est hautement ridicule chez les »hurleurs de drame«, ce fard si laid dont ils se couvrent p o u r grossir l'expression des p a s s i o n s , 2 2 3 devient, sur le visage d e Pierrot,

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HAD, t. I , p . 17. Cela demande bien sûr des moyens techniques aptes à créer l'illusion. Au mauvais théâtre, l'artifice laisse voir ouvertement son substrat matériel, que Gautier prend plaisir à dénoncer, comme ces comédiens »habillés avec des rideaux dont les anneaux et les tringles étaient à peine retirés« (HAD, t. I, p. 74), ce ciel dont »l'azur est constellé et géographié çà et là d'un nombre de taches d'huile assez considérable pour en troubler la sérénité« (HAD, 1.1, p. 137) ou encore cet orage qui »se déclare d'une façon assez médiocre sous la figure d'un grand torchon noir déchiqueté en barbes d'écrevisse et qu'on lève avec de grosses cordes parfaitement visibles« (HAD, t. III, p. 247). H A D , t. II, p. 68. HAD, t. I, p. 134 (voir également p. 322). HAD, 1.1, p. 274-275. La Presse, 19 décembre 1854, texte publié par René Jasinski, À travers le XIX e siècle, p. 162. Voir Mademoiselle de Maupin, p. 241, et Les Grotesques, p. 75.

Poétique de l'utopie

317

le signe de son appartenance à l'univers merveilleux de l'art. C'est également ainsi qu'il faut c o m p r e n d r e la prédilection d e Gautier p o u r les vers: Lessing, cet esprit si droit et si ferme, avait reconnu [...] que le rhythme élevait le langage aux conditions de l'art, et traçait une ligne de démarcation nécessaire entre l'idéal et la réalité. Le vers, c'est le fard sur la joue de la pensée, la lumière sur le châssis peint, le complément de l'illusion scénique. 224 C o s t u m e s et décors de convention libèrent l'œuvre d'art de t o u t e contrainte de vraisemblance, laissant le c h a m p libre à la beauté et à la fantaisie: Des acteurs ainsi habillés peuvent dire tout ce qu'ils veulent sans choquer la vraisemblance. La fantaisie peut courir de tous côtés, le style dérouler à son aise ses anneaux diaprés [...] Rien ne s'y oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume. 225 À l'instar d u caractère convenu des personnages ou des costumes, l'intrigue ellem ê m e doit être soustraite à l'exigence de nouveauté: La Corde du pendu est une féerie taillée sur le patron de toutes les féeries; mais pourvu que les décorations soient nombreuses, les changements à vue surprenants, qu'importe que la fable ait servi plusieurs fois! On a tort vraiment de demander toujours du nouveau. Voyez: la création ne varie pas beaucoup son répertoire; la pièce est la même; les spectateurs seuls changent. Dans la première semaine de la création, tout a été trouvé, et, depuis Adam, l'humanité n'est qu'une longue suite de pastiches, d'imitations, de répétitions et de plagiats [...] Est-il possible réellement d'inventer autre chose?226 La justification d e la m o n o t o n i e du répertoire théâtral trouve sa raison d'être dans la m o n o t o n i e d u réel, l'impossibilité d'innover au théâtre, que Gautier critique par ailleurs au n o m de l'absence de poésie, 2 2 7 est ici indice de vérité, mise sur le c o m p t e d ' u n e sagesse héritée de Qohélet: »nous sommes convenus qu'il n'y a rien de nouveau sous le lustre, n o n plus q u e sous le soleil« 228 - l'esthétique d u spectaculaire se détache sur f o n d de vérités mélancoliques. D a n s Mademoiselle de Maupin,

le rêve d ' u n théâtre merveilleux vient ainsi après

u n e page composée de ce que nous avons appelé les litanies de l'ennui: ainsi mis en perspective, il apparaît c o m m e un spectacle imaginé par u n mélancolique. T o u t le

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»Le Théâtre à Munich«, in: L'Art moderne, p. 200. Mademoiselle de Maupin, p. 241. Même affirmation dans les articles critiques de Gautier: »Lorsque vous voyez un personnage revêtu d'un manteau antique ou d'un pourpoint moyen âge se livrer à quelque élan excessif, à quelque action en dehors de la vie commune, vous n'en êtes pas choqué, car votre esprit est transporté dans un monde de conventions«, HAD, t. III, p. 270. HAD, t. Ill, p. 281. Sur le refus de la vraisemblance dans l'intrigue, voir Mademoiselle de Maupin, p. 242. Voir par exemple Les Grotesques, p. 75. HAD, t. I, p. 34.

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Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier

chapitre XI développe cette relation entre mélancolie et poétique théâtrale en un contrepoint de textes antithétiques, notamment dans la succession des paysages, nature, décor ou monde intérieur, qui marque le cours des réflexions de d'Albert. La description du décor du théâtre idéal se trouve ainsi prise entre deux paysages de la mélancolie que nous avons déjà mentionnés, »l'étrange pays« de l'âme de d'Albert d'une part, où la mort est présente derrière toute chose, et, en fin de chapitre, le paysage d'automne où la nature tout entière se dissout dans les brumes. Cet encadrement donne à lire la rêverie sur le théâtre idéal comme une réponse aux dangers de l'informe et du cauchemar, des vapeurs dissolvantes et des désirs monstrueux. À ces menaces, il oppose le lieu d'une jubilation des formes et des couleurs, d'une vision nette qu'il faut comprendre en relation avec l'univers trouble et empoisonné de l'âme mélancolique. 2 2 9 Son décor, avec sa légèreté de touche, sa précision de ligne, son élégance gracieuse, s'élabore ainsi selon une double opposition, du net contre le vaporeux, et du frêle contre le monstrueux: [...] de petits arbres fluets et grêles balancent sur le second plan leur feuillage clairsemé, couleur de rose sèche; les lointains, au lieu de se noyer dans leur vapeur azurée, sont du plus beau vert p o m m e , et il s'en échappe çà et là des spirales de fumée dorée. 2 3 0

Dans cette véritable miniature, faune et flore sont exclusivement composées de plantes frêles (brin d'herbe, fleur des pois, violettes et champignons...) et d'animaux minuscules (vers luisants, scarabée, lézards, sans oublier le grillon), évoquant les »frêles créatures de l'imagination« pour lesquelles Gautier jugeait le théâtre trop grossier. 231 Q u a n t au public, il est lui aussi composé de créatures éthérées, »d'âmes de poëtes«. 232 Aux deux univers mélancoliques, intérieur et extérieur, où tout parle de mort, le théâtre oppose le monde de la féerie gratuite, le règne de la grâce. 233

3 . 4 . O r i e n t , m o m i e s et hiéroglyphes Le microcosme de l'art est un lieu hors du monde, un ailleurs dont un des noms est l'Orient, qui désigne tous ces lieux, depuis l'Espagne jusqu'à l'Inde, où Gautier situe la patrie des formes belles, du luxe et de la lumière, où régnent toutes les valeurs non mélancoliques opposées à celles de l'Occident moderne. 2 3 4 Fortunio,

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Sur cet idéal de netteté et de lumière, qu'exprime à plusieurs reprises d'Albert (»tout rayonne, tout reluit, tout resplendit [...] Il n'y a pas là de place pour la mollesse et la rêvasserie de l'art chrétien«, Mademoiselle de Maupin, p. 194), voir Paolo Tortonese, La Vie extérieure, p. 69sq., et p. 110. Mademoiselle de Maupin, p. 2 3 8 - 2 3 9 . »les quinquets jettent un jour trop vif sur les frêles créatures de l'imagination«, Les Grotesques, p. 75. Mademoiselle de Maupin, p..238. Voir Alain Vaillant, Le Rire, p. 88sq. Voir les articles de Jean Marie Le Sidaner, »Théophile Gautier et l'Orient«, Europe,

Poétique

de

l'utopie

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fatigué de son Eldorado, demeure utopique située en plein Paris, microcosme dont les fenêtres ouvrent sur des dioramas donnant l'illusion de Tailleurs, finit par vouloir y retourner: »Je vais en Orient; c'est plus simple!« 235 L'Orient répond aussi bien à la nostalgie des époques passées, le dépaysement spatial équivaut ici à la distance temporelle, »l'exotique dans l'espace« assouvit »le goût de l'exotique dans le temps«: 2 3 6 dans l'Orient contemporain vit encore l'esprit des grandes époques révolues, on y peut voir les traces d'un passé fabuleux, y rencontrer des types en chair et en os, comme »des statues vivantes qui se promènent sans socle«. 237 L'Orient est le monde fabuleux d'une vie superlative qui comble les aspirations de l'occidental anémié: »Oubliez l'Europe et venez dans l'Inde, où les adorations vous attendent. Là, sous un climat de feu, on respire des brises chargées d'enivrants parfums; les fleurs géantes ouvrent leurs calices comme des urnes; [...] là, un regard attache pour la vie; là, une femme aime au-delà du trépas, et sa flamme ne peut s'éteindre que dans les cendres du bûcher: c'est là qu'il faut vaincre, c'est là qu'il faut mourir pour un unique amour. Oh! viens là-bas, cher maître, et, dans les bras et sur le cœur de Priyamvada, s'évanouira bientôt, comme le songe d'une nuit d'hiver, ce long cauchemar septentrional que tu as cru être la vie!«238 Cette »invitation au voyage« 239 de Gautier inverse, comme le faisait La amoureuse,

Morte

les valeurs du rêve et du réel: seule la vie orientale peut être dite existence

authentique parce qu'elle s'est élevée au niveau de l'art, le reste n'est que cauchemar et songe dignes de l'oubli.

235 236

237 238 235

1979, p. 147-150, de Jean-Claude Fizaine, »Orient et mélancolie dans l'œuvre de Théophile Gautier«, Bulletin de la Société Théophile Gautier, 1990, p. 399-415, de Luca Pietromarchi, »>Spleen lumineux de l'Orientspleen< in Gautier«, in: L. De Gaspari, L. Pietromachi et F. Piva [éd.], Lo >Spleen< nella letteratura francese, p. 105—113 et de Jean-Claude Berchet, »Théophile Gautier, ou la saveur du monde: la modernité de Constantinople«, Bulletin de la Société Théophile Gautier, 1990, p. 161-179. Fortunio, in: Nouvelles, p. 157. Selon la distinction de Gautier que rapportent les Goncourt, Journal, 23 novembre 1863, t. I, p. 1033. Voyage en Algérie, p. 78. La Belle-Jenny, p. 220-221. Le poème en prose de Baudelaire qui porte ce titre, où l'on trouve comme un écho du texte de Gautier (»C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir!«), fut écrit en 1857, soit six ans après la publication du roman de Gautier, sous le titre Partie Carrée, en 1851. C'est plutôt chez Goethe qu'il faut chercher une source inspiratrice de Gautier: l'exclamation »oh! viens là-bas, cher maître« est une citation presque textuelle du poème nostalgique de Mignon »Kennst du lias Land« (au début du troisième livre des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister) - »maître« étant la traduction française de Meister...

Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile

320

Gautier

E n I n d e , » l ' h y p e r b o l e est tuée d ' a v a n c e p a r l ' é b l o u i s s a n t éclat d u vrai«, »le l u x e i n d i e n [ . . . ] réalise les merveilles d e s c o n t e s d e fées«. 2 4 0 E t G a u t i e r a i m e à é v o q u e r les s p l e n d e u r s des civilisations lointaines et disparues, séparées d e n o u s p a r la d o u b l e d i s t a n c e g é o g r a p h i q u e et t e m p o r e l l e : Notre m o n d e est bien petit à côté du m o n d e antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques; [...] Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l'imagination peut inventer de hardi, d'étrange et de plus monstrueusement hors d u possible. 241 À l ' a u n e d e c e t t e g r a n d e u r passée, le p r é s e n t o f f r e u n p i t o y a b l e spectacle, privé d e vie, la n o s t a l g i e r é t r o s p e c t i v e se t r o u v a n t aggravée et justifiée p a r le m y t h e d e la décadence des âges:242 Les soleils radieux qui brillaient sur la terre sont à tout jamais éteints dans le néant de l'uniformité; il ne se lève plus sur la noire fourmilière des hommes de ces colosses à formes de T i t a n . 2 4 3 D e telles existences n e p e u v e n t c e p e n d a n t n a î t r e q u ' a u d é t r i m e n t d u c o m m u n d e s h o m m e s — aussi l ' é v o c a t i o n de ces d é b a u c h e s g i g a n t e s q u e s d ' a r t et d e luxe appellet-elle l ' o b j e c t i o n h u m a n i t a i r e » c o n t r e ces c o n f i s c a t i o n s d e t o u t e s les richesses et d e t o u t e s les f o r c e s v i v a n t e s au p r o f i t d e q u e l q u e s rares privilégiés«. 2 4 4 L u x e et g r a n d e u r s o n t d ' » e x o r b i t a n t e s fantaisies« q u e n e p e u v e n t réaliser q u e des t y r a n s s a n g u i n a i r e s et q u i n e laissent a u reste d u c o r p s social q u ' u n e vie e x s a n g u e . M a i s l ' o b j e c t i o n n e v a u t pas, car elle inverse l ' o r d r e des choses. L e luxe n'est p a s la c o n fiscation

d ' u n b i e n collectif, mais, au c o n t r a i r e , la c o m p e n s a t i o n d ' u n e f r u s t r a t i o n

toujours déjà présente:

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Caprices et zigzags, p. 256 et p. 263. Une N u i t de Cléopâtre, in: Nouvelles, p. 353. Flaubert dira ainsi à propos de Salammbô-, »Peu de gens devineront combien il a fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Carthage! C'est là une Thébaïde où le dégoût de la vie moderne m'a poussé« (lettre à Ernest Feydeau du 29 novembre 1859, Correspondance, t. III, p. 59). Ibid. Le topos apparaît également dans cette méditation de Gautier en Espagne qui se conclut par une figure proprement mélancolique: »Quels hommes étaient-ce donc que ceux qui exécutaient ces merveilleuses constructions que les prodigalités des palais féériques ne pourraient dépasser? La race en est-elle donc perdue? Et nous, qui nous vantons d'être civilisés, ne serions-nous, en effet, que des barbares décrépits? Un profond sentiment de tristesse me serre le cœur lorsque je visite un de ces prodigieux édifices des temps passés; il m e prend un découragement immense, et je n'aspire plus qu'à me retirer dans u n coin, à m e mettre une pierre sous la tête, pour attendre, dans l'immobilité de la contemplation, la mort, cette immobilité absolue«, Voyage en Espagne, Paris/Genève, Charpentier/Slatkine, 1883/1978, p. 3 8 - 3 9 . Une N u i t de Cléopâtre, in: Nouvelles, p. 354.

Poétique de l'utopie

321

C'est que ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit, — des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges. Aujourd'hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, [...] le monde s'ennuie éperdument et désespérément; l'homme n'est plus représenté dans sa fantaisie impériale.245 Or, ce faisant, Gautier retrouve, au sein m ê m e de cet ailleurs utopique, le couple du spectateur mélancolique et du m o n d e idéal de l'art chargé de le divertir de sa misère. D e fait, c'est bien en Orient que l'on assiste à ces spectacles qui opèrent c o m m e une catharsis de la violence mélancolique, la tauromachie ou les transes des Aïssaouas et des derviches tourneurs ou hurleurs. 2 4 6 L'Orient lui-même a toujours besoin d'un ailleurs qui lui fasse oublier sa propre misère - l'Orient n'est pas un lieu originaire, le voyageur y découvre que le paradis est toujours perdu, la nostalgie qui y conduit s'ouvre sur une nouvelle nostalgie sans fin, la nostalgie des origines: [les mélodies orientales] éveillent des nostalgies bizarres, des souvenirs infinis, et racontent des existences antérieures qui vous reviennent confusément; on croirait entendre la chanson de nourrice qui berçait le monde enfant. 247 Loin d'être l'expression d'une absence de mélancolie, le déploiement oriental de lumière et de beauté révèle une mélancolie plus terrible encore de n'être plus masquée par aucune brume: »La mélancolie nuageuse d u N o r d n'est rien à côté de la lumineuse tristesse des pays chauds«. 2 4 8 M o n d e sans o m b r e et sans arrière-plan, l'Orient, lieu de »l'immense ennui«, de »l'ennui lumineux de l'éternel azur«, 2 4 9 fait apparaître en pleine lumière la réalité funèbre de la mélancolie, »comme si la nature cruelle n'eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette terre décharnée, plus morte encore que les morts qu'elle renfermait«. 2 5 0 L'Orient, m o n d e de l'idéal, est également le règne de la mort. Les figures qui le peuplent ressemblent à des morts: les arabes, vêtus de »longs linceuls blancs«, sont »semblables à des cadavres enveloppés dans leurs suaires«. 251 La vie y est absente, les paysages sont de pierre,

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Ibid. Le parallèle avec le rôle dévolu au théâtre est frappant: »le théâtre pourrait assouvir ce besoin de merveilleux qui est un des plus invincibles instincts de l'homme«, HAD, t. II, p. 311. Voir leurs descriptions dans le Voyage en Espagne, p. 76-88 et p. 273-283, Voyage en Algérie, p. 206sq., et Constantinople, p. 137sq. Rappelons aussi les corridas dans lesquelles brille le farouche et mélancolique Juancho, avant d'y trouver la mort, Militona, in: Un trio de romans, p. I45sq. et p. 254sq. Voyage en Algérie, p. 79. Un chant nostalgique se fait également entendre au début du Roman de la momie-, »imprégné de toutes les nostalgies secrètes de l'âme, et qui [...] faisait songer à la patrie perdue«, p. 66. Voyage en Espagne, p. 186. Le Roman de la momie, p. 256 et p. 67. Ibid., p. 15. Voyage en Algérie, p. 63 et p. 196 (article écrit pour l'Exposition universelle de 1859).

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que ne vient troubler aucune trace de végétation. C'est là le paradoxe de l'exotisme de Gautier - à l'affirmation enthousiaste d'un idéal esthétique (»Aussi notre idéal est-il celui de M . Fromentin - u n ciel sans nuages sur le désert sans ombre!«) 2 5 2 r é p o n d e n t les plaintes de Cléopâtre, q u i retrouve naturellement les images de l'oppression mélancolique: Je m'ennuie horriblement [...] cette Égypte m'anéantit et m'écrase; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste que la nuit profonde de l'Érèbe: jamais un nuage! jamais une ombre [...] ce ciel de bronze [...] est un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu'il recouvre; il pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd. 2 5 3

D e ce royaume mélancolique, les habitants sont identifiés à des momies, cadavre à l'abri des ravages du temps et si bien conservé qu'il semble u n mort-vivant, 2 5 4 incarnation du mélancolique. En Égypte, gémit Cléopâtre, »tout [...] renferme une momie; c'est le cœur et le noyau de toute chose. Après mille détours, c'est là que vous aboutissez; les pyramides cachent un sarcophage«. 2 5 5 O r c'est autour de ce mort q u e s'élaborent les réalisations de l'art oriental. Univers resplendissant, déployant couleurs, beauté et lumière autour d e la mort, l'Orient est une figure exemplaire de l'Art, et, en Orient, la momie, emblème de l'art oriental. 2 5 6 Le Roman de la momie décrit ainsi les hiéroglyphes de la salle du tombeau, »palais de la Mort«, 2 5 7 en des termes qui en font une des figures les plus représentatives de l'art de Gautier — voire de toute œuvre d'art mélancolique: Toutes ces figurations, cernées d'un trait creusé dans le calcaire et bariolées des couleurs les plus vives, avaient cette vie immobile, ce mouvement figé, cette intensité mystérieuse de l'art égyptien, contrarié par la règle sacerdotale, et qui ressemble à un homme bâillonné tâchant de faire comprendre son secret. 258

T o u t autour du mort, lui offrant le spectacle d ' u n art lumineux — »pour amuser la m o m i e de quelque prêtre ou de quelque pharaon« 2 5 9 - , les hiéroglyphes reflètent le mélange de vie et de m o r t dont se compose la mélancolie. »Vie immobile«, »mouvement figé«: ces oxymores, qui rendent assez précisément l'impression de lecture

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Ibid., p. 168. Une Nuit de Cléopâtre, in: Nouvelles, p. 328. Voir la momie de Tahoser dans Le Roman de la momie, p. 58-59. Une Nuit de Cléopâtre, in: Nouvelles, p. 331. O n sait qu'elle est aussi le symbole du désir rétrospectif de Gautier, disant aux Goncourt, pour illustrer ce qu'il appelle »le goût de l'exotique dans le temps«: »Par exemple, voilà Flaubert, il voudrait baiser à Carthage; vous, vous voudriez la Parabère; et moi, rien ne m'exciterait comme une momie«, Journal, 23 novembre 1863, t. I, p. 1032—1033. Le Roman de la momie, p. 43. Ibid., p. 4 0 - 4 1 . Caprices et zigzags, p. 346 — »amuser la momie« d'un pharaon, formulation propre à Gautier du »divertir le roi« pascalien...

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que produit un texte de Gautier, sont l'expression appropriée de la mélancolie. S'y ajoute cette notation surprenante d'un art »contrarié par la règle sacerdotale«, que l'on peut lire c o m m e une désignation des effets de la censure et d u moralisme régnant sur l'écriture de Gautier, l'obligeant aux détours de l'expression indirecte. 2 6 0 Rappelons n é a n m o i n s que d'Albert connaissait déjà cette contrainte, attribuée à la >monstruosité< de la vision d u m o n d e mélancolique. L'image finale d e l ' » h o m m e bâillonné« est ainsi d o u b l e m e n t justifiée: par la censure qui pèse sur l'écrivain, et par son refus d u discours sur sa mélancolie au profit du Beau. A u t a n t dire q u e la censure est ici à c o m p r e n d r e c o m m e e m b l è m e de l'écriture de la p u d e u r et de la poétique du Beau. L'interdit expressif conduit ainsi le mélancolique à peindre, autour de la mort, des figures »bariolées des couleurs les plus vives«, cette juxtaposition de la mort et de l'art étant le moyen le plus propre à »faire c o m p r e n d r e son secret«.

3 . 5 . E l o g e d e l'insignifiance: l ' u t o p i e d e la parole p o é t i q u e Si les hiéroglyphes représentent si bien l'écriture mélancolique telle q u e la conçoit Gautier, ce n'est pas seulement parce qu'ils associent d'éclatantes couleurs à la présence de la mort, mais également d u fait de leur absence d e signification: Gautier, pourtant féru d'égyptologie, n'utilise jamais ses sources p o u r n o u s livrer leur sens. L'écriture hiéroglyphique reste incompréhensible m ê m e aux yeux de Cléopâtre: »[...] et partout, et toujours, d'interminables hiéroglyphes sculptés et peints racontant en langage inintelligible des choses que l'on ne sait plus et qui appartiennent sans doute à des créations disparues; prodigieux travaux enfouis, où tout un peuple s'est usé à écrire l'épitaphe d'un roi! Du mystère et du granit, voilà l'Égypte«. 261 N o t o n s que ces énigmes concernent toujours »l'épitaphe d ' u n roi«: il n'est d'art q u e funéraire. La disparition d u polythéisme achèvera de rendre cet art indéchiffrable, et, par là m ê m e , plus mélancolique encore: désormais, »l'énigme q u e garde le Sphinx n'a pas de m o t , et la grande Pyramide ne recouvre q u e le néant, d e son énorme mystère«.262 C e t t e absence de sens fait de ces symboles funéraires la meilleure expression d e la mort qu'ils recouvrent, les signes par excellence de l'art mélancolique. L'art qui, par fidélité à la mélancolie, refuse d e faire d'elle la matière de son discours n'a en effet pas de meilleur m o y e n d'exprimer ce refus q u e d e récuser tout sens. Q u ' i l

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Sur les liens entre censure et écriture mélancolique, voir Ross Chambers, Mélancolie et opposition, en particulier p. 23-27. Une Nuit de Cléopâtre, in: Nouvelles, p. 329. Dès l'époque où nous transporte Le Roman de la momie, les hyéroglyphites de Pharaon s'exprimaient en »quelques mots d'une langue si ancienne qu'elle ne devait déjà plus être comprise du temps de Ménei, le premier roi d'Égypte«, Le Roman de la momie, p. 286. Le Roman de la momie, p. 291-292.

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Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier

ne doive avoir d'autre finalité que le beau revient à dire que l'art ne doit pas viser l'expression de sentiments ou d'un contenu particulier. La haine des journalistes vertueux développée dans la préface de Mademoiselle

de Maupirt

est haine de ceux

qui i n s t r u m e n t a i e n t la littérature, qui mettent l'art au service d'une morale, c'est-à-dire, en dernière instance, au service des besoins de l'homme, qui »sont ignobles et dégoûtants«. 2 6 3 La recherche du sens est contraire au plaisir esthétique: »celui de mes talents que j'estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades«. 2 6 4 La préoccupation d'un contenu signifiant réduit l'art à n'être qu'un moyen, symptôme d'un art bourgeois, comme l'écrit Gautier à propos de Paul Delaroche: Contrairement aux peintres nés, à qui le thème de la composition fut presque indifférent, et qui firent des centaines de chefs-d'œuvre avec deux ou trois données insignifiantes, Paul Delaroche s'est toujours préoccupé du sujet outre mesure. En cela on peut dire qu'il fut bourgeois: il chercha l'intérêt, chose tout à fait secondaire en art. 265 À la peinture qui raconte, qui résume un drame, Gautier oppose l'insignifiance de récits dont on ne peut tirer aucune leçon: »Fortunio ne prouve rien [...] Fortunio est un hymne à la beauté, à la richesse, au bonheur«. 2 6 6 C e que Madeleine de Maupin justifie par un réalisme supérieur, une >raison de derrière< mélancolique: [...] je ne sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer de tout cela, - mais les existences ne sont pas comme les fables, chaque chapitre n'a pas à la queue une sentence rimée. - Bien souvent le sens de la vie est que ce n'est pas la mort. Voilà tout. 267 Le refus mélancolique de produire du sens n'est que l'expression du non-sens de la vie, dont la vérité dernière est la mort. E n termes poétiques, cette vision mélancolique de l'existence conduit à l'éloge du théâtre idéal, qui, à force d'incohérences et de surprises, en vient à brouiller tout sens: Tout se noue et se dénoue avec une insouciance admirable: les effets n'ont point de cause, et les causes n'ont point d'effet; [...] Les aventures les plus inouïes se succèdent coup sur coup sans qu'elles soient expliquées [...] Ce pêle-mêle et ce désordre apparents

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Mademoiselle de Maupin, p. 21. Ibid. Portraits contemporains, p. 294. De cette peinture à sujet, »le Convoi du pauvre, de Vigneron, où l'on voit un caniche mélancolique accompagner un corbillard, en reste l'archétype« (Études sur les musées, in: Tableaux à la plume, p. 51) — tableau doublement répréhensible, par son sujet macabre et par son sentimentalisme mélancolique. Fortunio, Préface, in: Nouvelles, p. 6. Flaubert écrira à Gautier à propos de Salammbô: »Ça n'a pas une idée, ça ne prouve rien du tout« (lettre à Théophile Gautier du 27 janvier 1859, Correspondance, t. III, p. 11). Mademoiselle de Maupin, p. 320. Dans La Belle-Jenny, à la mort d'Amabel, le narrateur s'interroge: »Une âme superstitieuse eût pu voir là un châtiment. Mais le châtiment de quoi?«, p. 346.

Poétique de l'utopie

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se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réelle sous ses allures fantasques que le drame de mœurs le plus minutieusement étudié. 268

Le mélancolique refuse d'établir artificiellement, par la mise en intrigue, des liens de causalité porteurs de sens. L'action du théâtre idéal est la joyeuse transfiguration esthétique d'un monde livré au hasard, la jubilation d'une libre fantaisie plus fidèle au chaos universel que la vraisemblance de l'art bourgeois. Le refus du sens est ainsi une exigence centrale d'un art qui voit dans le Beau la seule réponse convenable à la mélancolie. Face au narrateur qui s'est retiré de l'ordre de la vie, l'art déploie le spectacle d'une beauté soustraite au monde de la signification, double retrait qui se répond de part et d'autre d'un monde dans lequel l'impératif du sens régit l'usage des signes, leur échange et leur utilité. Cette esthétique engage une conception particulière du langage poétique. Il importe en effet d'opérer une transmutation du langage pour l'arracher à sa nature de médiation. La négation de la valeur instrumentale du langage par le poète conduit à une réification des mots, appelés à devenir purs objets d'art. Opérer cette métamorphose utopique est la vertu principale du théâtre idéal. Elle a pour condition une exclusion de tout réalisme: de même que les acteurs »ne mangent ni ne boivent, ils ne demeurent nulle part et n'ont aucun métier«269 - ce qui n'est pas une négation des corps, bien présents sur scène, mais la condition de leur beauté - de même le langage doit-il être dégagé du souci de signifier. Dans le mauvais drame, les »amantes infortunées« sont ridicules parce que les platitudes de leur texte cherchent à exprimer »les grands mouvements de passion«: »Le dialogue, exclusivement composé de oh! et de ah! qu'elles gloussent en faisant la roue, est vraiment une agréable pâture et de facile digestion«.270 Inversement, dans le monde sans rime ni raison du théâtre de fantaisie, tout devient beau, même des exclamations pourtant identiques à celles du mauvais drame, parce que rien n'y prétend à l'élévation du sens: »Le dialogue est très-universel; le lion y contribue par un oh! oh! vigoureusement poussé«.271 Le modèle de cette langue poétique, c'est Shakespeare, auquel renvoie l'allusion au Songe d'une nuit d'été annonçant la représentation de Comme il vous plaira-, son langage est un feu d'artifice, telles les paroles de l'»étincelant Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie d'or et d'argent, comme une bombe d'artifices sous un ciel semé d'étoiles«.272 Mais c'est chez Perrault que Gautier a trouvé l'expression parfaite de la transmutation du mot en objet d'art:

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Ibid., p. 242. Voir le commentaire d'Alain Vaillant, Le Rire, p. 85-88. Mademoiselle de Maupin, p. 239. Ibid., p. 237. Ibid., p. 242. Mademoiselle de Maupin, p. 245. Dans le rêve de rencontre avec son idéal que décrit d'Albert, le dialogue est également »un feu d'artifice, une pluie lumineuse de mots éblouissants«, ibid., p. 53.

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Tristesse du roi: la poétique mélancolique de Théophile Gautier

[...] l'amoureux se soucie très peu d'attendrir sa cruelle: sa principale affaire est de laisser tomber de sa bouche des grappes de perles, des touffes de roses, et de semer en vrai prodigue les pierres précieuses poétiques. 273

La métaphore minérale exprime au mieux cette métamorphose poétique de la parole, appropriée au refus mélancolique du sens.274 On la retrouve régulièrement sous la plume de Gautier, avec de légères variations, dans Mademoiselle de Maupin, Fortunio, Caprices et Zigzags et Mademoiselle Dajhé> l'ultime récit. 275 Elle vient du conte de Perrault, Les Fées: deux sœurs sont successivement envoyées chercher de l'eau à une fontaine où elles rencontrent une fée déguisée. À la première, la cadette martyrisée, la Cendrillon du conte, qui lui a donné de l'eau puisée »au plus bel endroit de la fontaine«, la fée dit: »à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une Fleur, ou une Pierre précieuse« — et de fait, aux premiers mots qu'elle prononce, »il lui sortit de la bouche deux Roses, deux Perles et deux gros Diamants«. L'autre sœur, la »brutale«, l'orgueilleuse, celle qui ne sait parler qu'»en grondant«, ayant rebuté la fée, est condamnée à voir sortir de sa bouche »ou un serpent ou un crapaud«. 276 Dans le »pays étrange« que d'Albert décrit comme son âme, on rencontre aussi ces deux animaux maléfiques, au sang froid: le crapaud, au pied d'une rose, le serpent, dans une source à laquelle il vaut mieux ne pas puiser! 277 La métamorphose poétique répond bien aux tourments de l'être mélancolique, en arrachant le langage à l'univers empoisonné des besoins et des désirs: à un langage double où couve la mort, crapaud sous la rose, serpent dans la source, le théâtre substitue un jaillissement esthétique où la parole possède la pureté d'un objet merveilleux. La possibilité de cette transformation est inscrite dans la réalité du langage, il n'est que de considérer les mots comme des objets, indépendamment de leur sens: [...] les mots! Joubert les estime à leur vraie valeur, et les compare à des pierres précieuses qui s'enchâssent dans la phrase comme le diamant dans l'or. Ils ont leur beauté propre, connue des seuls poëtes et des fins artistes. 278

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Ibid.,p. 241. Sur cette »cristallisation du langage« et le choix d'une »poésie rhétorique mais silencieuse« en réaction à la rhétorique traditionnelle, voir Alain Vaillant, »Modernité et versification au XIXe siècle: pour une poétique romantique des >paroles gelées«Nous serons guéris, si nous le voulonsirrelevant< questions about E.T.A. Hoffmann's Der goldne Topf, New German Studies, 11, 1983, p. 113-122. Heitmann, Klaus, Augustins Lehre in Petrarcas Secretum, Bibliothèque d'Humanisme et de Renaissance, 20, 1960, p. 34-55. Jasinski, René, À travers le XIX e siècle, Paris, Minard, 1975. Karoli, Christa, Ritter Gluck. Hoffmanns erstes Fantasiestück, in: E.T.A. Hoffmann, hg. von H . Prang, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976, p. 335-358. Kolkenbrock-Netz, Jutta, Wahnsinn der Vernunft - juristische Institution - literarische Praxis. Das Gutachten zum Fall Schmolling und die Erzählung Der Einsiedler Serapion von E.T.A. H o f f m a n n , in: Wege der Literaturwissenschaft, hg. von J. KolkenbrockNetz, G. Plumpe und H . J. Schrimpf, Bonn, Bouvier Verlag Herbert G r u n d m a n n , 1985, p. 122-144. Küpper, Joachim, Das Schweigen der Veritas. Zur Kontingenz von Pluralisierungsprozessen in der Frührenaissance (Francesco Petrarca, Secretum), Poetica, 23, 1991, p. 4 2 5 ^ 7 5 . Kutzer, Michael, Die Irrenanstalt in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts: Anmerkungen zu den therapeutischen Zielsetzungen, in: Vom Umgang mit Irren. Beiträge zur Geschichte psychiatrischer Therapeutik, hg. von J. Glatzel, S. Haas und H. Schott, Regensburg, S. Roderer, 1990, p. 6 3 - 8 2 . Le Sidaner, Jean-Marie, Théophile Gautier et l'Orient, Europe, 601, 1979, p. 147-150. Magris, Claudio, L'altra raggione. Tre saggi su Hoffmann, Torino, Stampatori, 1978. Martinelli, Bortolo, Il Secretum conteso, Napoli, Loffredo, 1982. Mesnard, Jean, Le Misanthrope: mise en question de l'art de plaire, Revue d'Histoire Littéraire de la France, 1972, p. 863-889. Michel, Ariette, La Beauté de Dieu dans la première partie du Génie du christianisme, Revue d'Histoire Littéraire de la France, 98, 1998, p. 1035-1046. Milner, Max, La Fantasmagorie. Essai sur l'optique fantastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1982. M o n t a n d o n , Alain, Écriture et folie chez E.T.A. H o f f m a n n , Romantisme, 24, 1979, p. 7 - 2 8 . Mourot, Jean, Thèmes, mots et tours négatifs chez Chateaubriand, Le Français moderne, octobre 1954, p. 2 7 7 - 2 8 5 . Le Génie d'un style. Chateaubriand. Rythme et sonorité dans les Mémoires d'outretombe, Paris, Colin, 1969. Obermeit, Werner, >Das unsichtbare Ding, das Seele heißt