Ars Persuasionis: Entre doute et certitude [1 ed.] 9783428537914, 9783428137916

Les rapports qui s'établissent lors d'un procès entre justiciables et juges, mêlent arguments de droit et atti

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Ars Persuasionis: Entre doute et certitude [1 ed.]
 9783428537914, 9783428137916

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Comparative Studies in Continental and Anglo-American Legal History Vergleichende Untersuchungen zur kontinentaleuropäischen und anglo-amerikanischen Rechtsgeschichte

Band 30

Ars Persuasionis: Entre doute et certitude Edité par Bernard Durand

Duncker & Humblot · Berlin

Ars Persuasionis: Entre doute et certitude

Comparative Studies in Continental and Anglo-American Legal History Vergleichende Untersuchungen zur kontinentaleuropäischen und anglo-amerikanischen Rechtsgeschichte

Herausgegeben von Richard Helmholz, Knut Wolfgang Nörr und Reinhard Zimmermann

Band 30

Ars Persuasionis: Entre doute et certitude

Edité par Bernard Durand

Duncker & Humblot · Berlin

Printed with support of the Gerda Henkel Stiftung, Düsseldorf

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© 2012 Duncker & Humblot GmbH, Berlin

Typesetting: Konrad Triltsch GmbH, Ochsenfurt Printing: Berliner Buchdruckerei Union GmbH, Berlin Printed in Germany ISSN 0935-1167 ISBN 978-3-428-13791-6 (Print) ISBN 978-3-428-53791-4 (E-Book) ISBN 978-3-428-83791-5 (Print & E-Book) Gedruckt auf alterungsbeständigem (säurefreiem) Papier entsprechend ISO 9706

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Préface Satis persuasum esse debet (Cic. Off. 3. 85)…. « On doit être pleinement persuadé que »…

Les « yeux bandés » de la Justice, les « deux plateaux de la balance », ces deux symboles forts d’un jugement objectif ont depuis très longtemps étaient rejoints par une iconographie autrement plus complexe, mariant les symboles de l’indépendance des juges et ceux de leur responsabilité. Leur finalité identique a fait l’objet d’études très poussées1. Au vrai quel historien du droit n’a pas, au moins une fois, côtoyé ces thèmes relatifs à la suscpicion qui pèse sur les magistrats (et sa mise en œuvre par la récusation) ou la susceptibilité de ces mêmes magistrats qui reprochent aux justiciables « d’attenter à leur délicatesse »2. L’abondance même des décisions du droit sur ces questions rend la tâche de recherche relativement aisée et les résultats facilement exploitables. D’un autre défi relève la question de savoir ce qui peut convaincre le juge de la pertinence des arguments qu’on lui présente. Aux doutes ou aux certitudes du justiciable sur la solidité des droits qu’il revendique vient se superposer la confiance plus ou moins solide dans l’avocat qui le représente, dans la capacité de celui-ci à mettre en avant les bons arguments mais également – habileté plus délicate à cerner – dans sa capacité à convaincre, à persuader. On entre alors dans un cercle où le droit perd ses repères et où l’habileté demandée doit répondre à d’autres exigences et à d’autres finesses. On en évoquera trois. D’une part, on sait bien qu’un avocat – averti par les travaux des psychologues – a suffisamment de métier pour savoir que la manière dont « pensent les juges » répond à une multitude « d’attitudes » dont un livre récent a livré quelques approches. En énumérant les « théories » mises en avant pour expliquer comment pensent les juges, on peut voir aisément qu’elles sont toutes – à des degrés divers – mobilisables pour les avocats – et également – à des degrés divers – insuffisantes si 1

Voir Robert Jacob, Images de la justice, essai sur l’iconographie judiciaire du Moye-âge à l’âge classique, Paris, 1994. 2 Notre équipe de recherches a plusieurs fois abordé ces questions. Voir Critères du juste et contrôle des juges, Recueil de mémoires et travaux, Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, Faculté de droit, Montpellier, 1996, 256 pages. Voir également les travaux de cette équipe, dirigée par A. Gouron puis B. Durand, avec Francfort, Berkeley et Milan, publiés à Francfort in Rechtsprechung Materialen und Studien, dir. L. Mayali, A.Padoa Schioppa und D. Simon : Subjektivierung des justiziellen Beweisverfahrens (1994, 375 pages) ; Europäische und amerikanische Richterbilder (1996, 382 pages); Officium advocati Error judicis (1998, 353 pages.); Officium advocati (2000, 419 pages.); Staatsanwaltschaft, Europäische und amerikanische Geschichten (2005, 419 pages).

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on ne les combine pas3. Ainsi des « préférences politiques » d’un juge (appelée « théorie stratégique »), de « la théorie légaliste » qui voit dans la décision la seule application du « droit », de la théorie sur la « dimension sociologique » portée par plusieurs juges siégeant dans une même Cour, et combinée avec « la théorie d’attitude » qui intègre les « regards réciproques » entre juges, leurs sentiments réciproques ou la difficulté à énoncer son dissentiment ; de même la « théorie de l’utilité économique » ou celle de la « théorie psychologique » qui évoque chez le juge le poids des « preconceptions » ou si l’on veut des « préjugés », de la « théorie de l’organisation » qui se penche sur le « poids », dans la décision, de la « hiérarchie » judiciaire, de la « théorie pragmatique » qui fait prédominer le souci relatif à la « conséquence de la décision » plus que celui du raisonnement logique, celle de « la théorie phénoménologique » qui met en évidence le processus psychologique du « ressenti » chez le juge dans sa prise de décision, la théorie « corrective » par laquelle, convaincu de ses faiblesses, il s’applique à refuser toute considération de « personnes »4… pour ne s’attacher qu’au « cas »…. Bref sans tenir compte de la place qu’occupe le justiciable dans la société, de sa famille, des responsabilités qui sont les siennes, de la classe sociale à laquelle il appartient, de la réussite qui est la sienne, liste sans limite à laquelle il serait aisé d’ajouter tous les aspects qui concernent le juge lui-même : son « histoire », sa formation, ses expériences antérieures, etc5. Toutes ces « entrées » sont aisément vérifiables, sinon scientifiquement toujours mesurables, sauf à constater que, reportées sur des terres colonisées, elles y occupent une dimension plus importante, ce qui permettrait d’ajouter à la liste déjà longue des « théories » celle « géographique » qui signifie que le juge – ou l’avocat – qui passe de Madagascar au Sénégal va tenir compte, en rendant la justice, de ce qu’il a appris sur un autre territoire (parfois au risque d’y appliquer une législation qui n’y a pas cours), y être plus timoré ou plus audacieux, etc… D’autre part, on sait également que – et de plus en plus – les moyens modernes tels que internet ou les sites spécialisés d’informatisation des décisions rendues, accompagnées du nom et de la fonction du ou des juges qui les ont prises, permettent assez aisément de « profiler » les juges et de déceler quelques tendances – sur telle question ou sur telle autre – à pratiquer la sévèrité ou l’indulgence, à quoi peut s’ajouter tout simplement le fait de se renseigner sur le juge, sur ses habitudes, ses goûts, ses « tics »… Cette approche, de « judicial profiling », est particulièrement en vogue aux USA où les cabinets d’avocats disposent de bases de données sur 3 On consultera R. A. Posner, Supreme Court Decision-Making, Cornell W. Clayton et Howard Gillman eds, 1999. 4 Un juriste devenu plusieurs fois ministre au Sénégal indépendant et qui avouera, comme magistrat, son incapacité à juger des gens qui lui sont proches. Devenu Procureur, Ousmane Camara avouera, relatant certaines affaires, la difficulté qu’il éprouve à connaître celles d’anciens amis ou camarades de classe, voire son ancien maître d’école venu plaider la cause de son fils, et la mansuétude dont il fait preuve en souvenir des liens anciens. 5 Richard A. Posner, How Judges think, Harvard University Press, 2010.

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les juges, données qui sont en outre analysées et enregistrées par des entreprises spécialisées. On imagine aisément tous les ressorts qu’un bon avocat peut solliciter, soit pour « choisir » un juge, « choisir » le moment, « choisir » l’angle d’attaque… autant de connaissances subtiles qu’il va pouvoir utiliser et dont les journaux se font désormais une spécialité pour pronostiquer… les résultats d’une justice non encore rendue… Enfin – car il faut bien, une fois « imaginé le portrait du juge », sélectionner les arguments qui le « toucheront » dans son savoir du droit – à l’évidence – mais aussi dans son sentiment du « juste »… venir le convaincre, le « persuader »… C’est un « art » particulier qui ne saurait s’enfermer dans un seul ouvrage ou dans quelques articles. Mais c’est un « art » sur lequel il faut accepter de jeter quelques regards, en interrogeant l’histoire et en ouvrant les yeux sur des « comparaisons », regards « furtifs » tant la matière est immense et aussi regards très personnels de chercheurs à qui on demande de jeter un œil par le trou de la serrure. Nous avons voulu le faire ici en demandant aux intervenants de dire ce qu’est pour eux « l’art de persuader »…. Espérant qu’aux détours de quelques interrogations, une lumière, même modeste, vienne éclairer un domaine dont certains se disent avec un peu d’inquiètude que ce peut être un art qui « embrouille la justice » et « déconsidère le droit »… Contentons nous ici d’une premier pas modeste… sans doute pourra-ton ensuite en faire un second, davantage osé : s’interroger sur les juges et le fait de savoir « s’ils ont des préjugés »…. Restons ici sur le terrain choisi. Le Juge qui absout ou condamne, celui qui tranche en faveur d’une des parties, fonde son droit de décider sur tout un ensemble d’étais qui peuvent se ramener à une construction autour de l’art de convaincre : ars persuasionis. Cet art inclut, au civil comme au pénal, la capacité des parties ou de l’accusé… ou des avocats, par les arguments avancés ou les preuves fournies, à persuader le juge du droit de telle ou telle partie. Selon que l’on s’adresse à un juge ou à un jury, selon que le législateur a encadré ou non le droit de la preuve, l’a laissé libre ou en a imposé les règles, ou même selon que le regard d’un avocat se révèle plus exigeant sur ce point que celui du juge qui devra décider, le sort du procès en sera affecté. Il le sera d’autant plus que, selon les époques, le jeu du doute et de la conviction, non seulement s’appuie sur des modes de preuve différents, largement étudiés en histoire du droit, mais encore hésite entre différents modes. Or cette hésitation remet en cause les affirmations les mieux admises et en particulier celles qui, aux frontières du droit de la preuve, veulent séparer le système des preuves légales de celui de l’intime conviction et tracer des frontières, géographiques celles-là, entre deux mondes de la preuve, celui du droit de common law et celui du droit franco-germanique. Or, un rapide examen des pratiques judiciaires ou du droit légiféré ou arrêté en doctrine en la matière révèle des approches plus nuancées. D’une part, en montrant que différences ou ressemblances dessinent une géographie pénale du droit de la preuve plus variée que celle généralement admise

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(ainsi de la place à accorder à des pays comme l’Aragon, les provinces basques ou la Catalogne…). D’autre part, en révélant que les transformations avérées ont été le résultat de facteurs variés, eux-mêmes préparés de longue date ou qui ont émergé à la faveur de circonstances propres à tel ou tel pays (ainsi de la place tenue par les avocats, du rôle joué par les circonstances, de celui tenu par l’équivoque entre plus ou moins coupable ou plus ou moins innocent…). Enfin, en persuadant le chercheur que la séparation entre droit civil et droit pénal masque la complexité du sujet, séparation remise en cause par des attitudes plus proches qu’on ne le retient ou ne le reconnaît généralement. On ne saurait aborder ces questions sans mesurer l’originalité et la complexité de l’histoire de la preuve en droit, d’une part et d’autre part sans cibler les interrogations majeures auxquelles la recherche devrait répondre, recherche dont on se doute ici qu’en rassemblant quelques collègues elle ne saura répondre à toutes. On sait que la preuve chez les logiciens et les mathématiciens est constituée par une démonstration permettant de déduire une proposition de prémisses qui sont des axiomes ou des propositions déjà prouvées antérieurement. Elle s’inscrit dans un système cohérent afin qu’on ne puisse démontrer une proposition et sa négation. Il n’est donc pas nécessaire que ce système axiomatique soit complet et il peut donc y avoir des problèmes insolubles ! Il ne saurait en être ainsi en droit, pour cette double raison qu’il ne peut y avoir en droit de problème insoluble (le juge doit juger !) et que la solution se trouve plus dans une argumentation (plus ou moins efficace) que dans une démonstration (contraignante). N’y a-t-il pas pour autant des sciences « proches », pour lesquelles, même approximativement, les mêmes questions se posent et les mêmes réponses sont données ? A première vue, s’il est un domaine où droit et histoire se révèlent relativement proches, c’est bien celui de la preuve. En effet, en matière scientifique, l’observation permet de prouver l’existence d’un fait et on peut, si la méthode d’investigation est mise en cause ou si la signification en est contestée, procéder à un nouvel examen par l’expérimentation : le fait est alors renouvelé. En histoire, le fait est passé et non renouvelable ! Il faut reconstituer ce qui s’est passé, ce qui est donc la tâche de l’historien et, dans bien des cas (un vol a eu lieu, un crime a été commis) aussi, la tâche du juriste. L’un et l’autre vont, pour y parvenir, en chercher les preuves. A l’image de l’historien qui reconstitue les évènements, le juge se livrera à l’interprétation des faits pour reconstituer le déroulement de ce qui s’est passé. Mais là s’arrête les similitudes car si pour un historien, qui choisit les questions qu’il se pose, il est toujours possible de ne pas répondre (et d’ailleurs pour qui, pas davantage, il y ait quelque obligation de se poser la question !), en droit, le juge peut être confronté à un fait actuel, ne possède pas la liberté de choisir les affaires qu’il aura à juger, et doit obligatoirement répondre. La recherche du fait n’est pour lui que préparatoire à la décision de justice. Pense-t-on, en outre, qu’il faut prouver, en droit, un fait seulement ? Certes non et il suffira de dire qu’au Moyen-âge, on pouvait être conduit à prouver aussi le « droit » invoqué (comme il le faut de nos jours pour une loi étrangère par exemple).

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Et le fait lui-même dont il est question n’est pas seulement le « fait-fait », c’est-àdire le fait matériel pur et simple, toujours susceptible d’être prouvé par témoins mais aussi le « fait juridique auquel est rattaché un effet de droit ». Du moins alors, les juristes espèrent-ils atteindre la vérité ? Pas davantage car en droit civil, comme le dit Carbonnier, « prouver le droit, c’est le faire apparaître au juge sinon comme vrai du moins comme probable » et la chose jugée est seulement tenue pour vérité, « pro veritate habetur ». D’ailleurs, ce qui le montre bien c’est que le juge doit juger et ne saurait attendre indéfiniment et il lui sera imputé à faute s’il en prend trop à l’aise, car ce que l’on attend de lui, c’est la fin du trouble social. Et doivent-ils toujours atteindre la vérité ? C’est-à-dire, cette « vérité approximative » ne se heurte-t-elle pas à d’autres valeurs ? Ainsi des limitations mises par le droit à la recherche en paternité naturelle ou encore les présomptions irréfragables qui « réputent » telle qualité à telle personne seulement, ou encore qui limite les preuves admises ! Sans doute ici ces valeurs qui contredisent la vérité ont-elles pour raison le souci d’apaisement ou l’évitement de troubles, mais, dans le même temps, sont-elles conformes à la valeur de justice ? Et que dire de cet « intérêt général » qui veut que l’on refuse l’administration de la preuve dans certains cas : dans le cas du secret professionnel par exemple. Peut-on, du moins, techniquement cette fois, prouver en droit, comme on prouve dans d’autres disciplines ? A première vue, on peut penser qu’en ce domaine les techniques de preuve n’auraient rien de particulier, dépendant de critères scientifiques, de règles de logique, voire de l’expérience ou tout simplement du bon sens et la définition que l’on donne de la preuve en droit ne dément pas a priori cette affirmation : « Prouver, c’est faire connaître en justice la vérité d’une allégation par laquelle on affirme un fait d’où découlent des conséquences juridiques ». Mais la preuve du fait dont parlent les juristes obéit à des règles particulières puisque, soit, un fait, même évident, peut très bien n’être pas réputé tel en droit parce qu’il doit être prouvé selon un certain mode (une convention portant sur une valeur supérieure à une certaine somme doit être prouvée par écrit, exigence vraie au civil mais non au commercial), soit, un fait n’a pas besoin d’être prouvé, parce que le droit, par une présomption, dispense le fait de preuve et autorise ou non la preuve contraire. Des « règles du jeu », inexistantes dans les sciences naturelles ou les autres sciences humaines, veulent que, dans la controverse judiciaire, le fardeau de la preuve pèse sur tel ou tel « acteur » du procès, le demandeur au civil lorsqu’il avance sa prétention, et toujours au civil, le défendeur lorsqu’il avance un moyen de défense et, au pénal, le ministère public, le tout assorti d’aménagements divers où le prévenu au pénal et le juge au civil jouent aussi un rôle. Quant à l’appréciation de la valeur de la preuve, il faut constater qu’elle diffère selon les procès et selon les juridictions. Au civil, il suffira que le juge acquiesce « en esprit » aux éléments de preuve produits (ou se plie aux exigences posées par le droit pour les dispenses de preuve – ce que sont les présomptions légales –) : c’est l’intime conviction. Mais au pénal, cet acquiescement ne suffit pas car la démarche y est inversée et le juge, en présence de preuves, doit refuser, en toute affaire, celle qui entraîne la moindre

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incertitude. Et si l’affaire est soumise à des jurés, ceux-ci devront, comme le veut l’article 353 du code français de procédure pénale, « chercher dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont fait sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense ». Cette « intime conviction », réservée au jury qui peut ainsi aller jusqu’à affirmer une vérité contraire à la réalité n’est évidemment pas admise devant d’autres juridictions pénales où la « conviction doit être l’effet d’une preuve ». Mais si les techniques de preuve dépendent des branches du droit concernées (pénal, civil ou administratif), elles dépendent également des systèmes juridiques considérés : ainsi le droit anglais de la preuve n’est pas identique à celui de droit français et, selon les époques examinées, « l’art de persuader » a traversé divers « âges » sur lesquels les recherches n’ont pas toujours apporté toute la lumière. Comme l’écrit G. Levasseur « le régime juridique des preuves pénales dans un pays donné et à une époque donnée est un produit fort complexe des traditions, de l’imprégnation religieuse, du régime politique, de la situation économique, de l’état social, du niveau d’éducation, de culture et de civisme de la population, des tendances idéologiques dominantes dans la population en question »6. Dans le droit de common law, l’oralité de l’audience, l’omniprésence des jurés, le soupçon de leur ignorance et de leur émotivité et malgré tout le souci de verdicts raisonnables, le droit au silence pour tout accusé comme la possibilité de plaider coupable ou non coupable, ont façonné un droit des preuves « technique à l’excès » (et abondant au point qu’un auteur mettait en parallèle la matière « mince continentale » et les « volumes épais » sur « the evidence »). Mais cette technique a l’avantage de limiter l’arbitraire du juge par le rejet préalable de toute preuve légalement irrecevable. Ceci s’explique par un choix de justice dominé par la « preponderance of evidence » dans le procès civil et au pénal par la condamnation seulement « beyond reasonable doubt ». Le droit de la preuve peut donc dépendre de tout un ensemble de considérations fort pratiques et en même temps fortement liées aux précautions que l’on entend prendre contre l’erreur judiciaire. C’est la conciliation entre ces exigences diverses qui fit de la preuve en droit romain un exercice lié à « l’art de persuader ». Cet art englobait, chez les Rétheurs, les présomptions comme les arguments, aussi efficaces à leurs yeux que les témoignages ou la commune renommée. D’ailleurs, on notera que les premiers « classements » officiels que l’on trouve en droit romain dans le code Théodosien de 438 puis, de manière plus logique et complète, dans les compilations de Justinien attestent d’une absence de priorité et des contradictions qui confirment (au moins) une hésitation sur leur valeur respective. Il est vrai aussi, cependant, que si le droit romain a très tôt accepté et de façon plutôt libérale, au civil, de reconnaître valeur probatoire à divers modes de preuves, ce ne fut pas sans fixer limites et conditions

6 Voir La preuve en Droit, Etudes publiées par Ch. Perelman et P. Foriers, Travaux du centre national de recherches de logique, Bruxelles, 1981.

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d’admissibilité, variables, en outre, selon les époques et selon les priorités accordées à la sécurité ou à l’équité. Bien sûr, on comprend que telle époque puisse préférer l’écrit au témoignage ou au contraire les mettre à égalité, ou préférer l’aveu ou le serment, ou au contraire en mesurer les inconvénients, variations qu’enregistrent les époques et que le droit justifie par telle ou telle considération. Ainsi, par exemple du serment, que le droit classique enfermait dans des limites assez étroites et que le Bas-Empire au contraire considérait en fait comme un des moyens les plus sûrs pour découvrir la vérité. Ainsi, également des présomptions légales auxquelles fut accordée une place croissante, faisant de certaines des présomptions irréfragables (de juris et de jure) d’autres des présomptions que l’on peut combattre par une preuve contraire (de jure). Et cette approche se retrouvait au pénal, la contrainte destinée à obtenir l’aveu, limitée à l’origine aux esclaves, témoins ou accusés, étant ici progressivement étendue pour donner au « droit de la torture » une place non négligeable. Mais, dans l’ensemble, quelle que soit la preuve, le juge restait entièrement libre, du moins si l’on ignore sur ce point les innombrables controverses ou les nuances qui viennent d’être faites. Le droit romain, en effet, disposait de ce droit d’apprécier librement la preuve : aucune exposition systématique n’est proposée des moyens qui donnent au juge la conviction de la culpabilité. Sans doute, peut-on constater que chez des avocats comme Sénèque ou Plutarque, le témoignage isolé est suspect. Mais en droit le témoignage d’un seul homme, libre et honorable vaut pleine preuve, l’aveu de l’accusé n’est pas nécessaire pour la condamnation et le juge peut asseoir sa conviction sur les seuls indices. En quelque sorte une position fondée sur cette idée que le juge, s’il doute, s’abstient de condamner (l’acquittement ne proclame pas l’innocence de l’accusé mais le non-établissement de la culpabilité) mais que sa conviction exige un examen intelligent et consciencieux des preuves, vision « éthique » de la preuve et non, comme cela sera au Moyen-âge, vision « statistique » de preuves que l’on compte et qui s’imposent au juge. Au sortir de l’époque franco-féodale, en effet, l’abandon des preuves « irrationnelles », l’interdiction progressive du duel judiciaire, la renaissance des preuves comme le témoignage, l’aveu, l’écrit et les présomptions, largement inspirées du droit romain retrouvé, permettront de renouer avec la variété qu’avait connue le droit romain mais également avec quelques principes qui en faisaient l’intérêt : la preuve à la charge de celui qui accuse et le doute qui doit l’habiter. D’où, à la souplesse qui avait prévalu, la substitution, pour plusieurs siècles, d’une classification rigoureuse des preuves fondée sur une charge de la preuve qui incombe désormais au demandeur et sur une hiérarchie contraignante fondée sur leur force probante. Passée par plusieurs stades, cette classification prendra forme vers la fin du XIIème siècle pour s’affirmer et se perfectionner au cours des siècles suivants. Construite par le droit savant romano-canonique, ce système des « preuves légales » persistera sur certains points jusqu’aux codifications modernes, voire au-delà sur certains territoires colonisés.

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Mais il est vrai que ce système fut très rapidement modifié au pénal par les exigences de la répression. En réalité, le juge, dont l’arbitraire s’était construit au cours de la même période, prit quelque distance avec la rigidité que lui imposait le droit savant. D’une part, persuadé que cette hiérarchie était trop protectrice de l’accusé, il se mit à user de la torture, faisant de ce procédé, à compter du XIVème siècle, un moyen d’obtenir un aveu, aveu qui, pour être juridiquement reconnu, devait être librement renouvelé. S’appuyant sur les textes du droit romain, mais construisant dans la pratique un système original, il fit de ce procédé la plaque tournante de la preuve pénale, en perfectionnant les règles, sous le contrôle (modeste) du législateur. Il produisait cet effet, lorsqu’au criminel, la pleine preuve n’était pas faite, de permettre, sur indices de décider de la torture pour obtenir l’aveu qui, une fois renouvelé « librement » entraînait la condamnation à la peine ordinaire, engrenage redoutable qui fit de la douleur ou de la menace de la douleur une mesure d’instruction évoluant au gré du système des preuves. Progressivement, un droit de la torture se mit en place dont l’effet fut paradoxal. Censé s’inscrire dans un système de preuves légales, la torture finit par générer des mécanismes (réserve des preuves ou règles en cas d’absence d’aveu, notamment) qui habituèrent les juges à construire leur conviction et à en user. D’autre part, considérant qu’une demipreuve l’autorisait à décider de la torture, il se mit à apprécier les indices, à les additionner et finalement à restaurer progressivement mais officieusement un système d’intime conviction, de telle sorte que ces indices considérés comme insuffisants pour condamner à la peine du crime furent « théorisés » et « combinés » dans un domaine où leur effet était censé se cantonner. Une ordonnance, la Caroline, en établira un classement, justifié par l’idée – transposable ensuite – que l’exigence d’un témoin interdirait toute efficacité à la torture et qu’il fallait « additionner » les présomptions, pratique que l’on étendra ensuite au droit de la preuve et dont se gaussera Voltaire à propos de l’affaire Calas. Cette évolution, qui se renforce au XVIème siècle pour s’affirmer aux siècles suivants, s’inscrit dans toute une série de mesures qui, des modifications introduites dans le droit de la torture à celles concernant les refus d’absoudre (plus amplement informé, mise hors de Cour, élargissements, voire pactes conclus entre juges et transactions au petit criminel entre victime et coupable) débouchent sur des condamnations à une peine extraordinaire, puis ordinaire, sur de simples indices. Cette évolution vers l’intime conviction trouva son plus sûr appui dans l’exemple du jugement par le jury en Angleterre (Brissot et Marat invitaient à s’en inspirer) mais on oublie sur ce point les évolutions identiques que révèlent d’autres pratiques européennes, dont la Catalogne fournit un corpus particulièrement riche. L’école jusnaturaliste exprimera cette idée que la preuve « est ce qui persuade l’esprit d’une vérité » (Domat) et donc l’idée d’une relativité de la certitude. Car la certitude morale qu’implique la conviction est bien (Beccaria lui-même en convient) une probabilité, une présomption de vérité. Mais persuadée que faute de ce moyen, il serait impossible de terminer les procès (car la vérité absolue ne peut être atteinte)

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et que, en conservant le système des preuves légales et la place majeure reconnue à l’aveu, on persisterait dans les erreurs de la torture, l’école de droit naturel s’en tient à cette idée de la « certitude morale », c’est à dire de jugements qui ne seront ni tout à fait justes ni tout à fait vrais. Les docteurs vont donc quant à eux établir une classification des preuves en fonction du degré de certitude qui s’y attache, insistant sur leur relativité et la prudence dont doit faire preuve le juge. Une partie de la doctrine renoue avec les mérites de la certitude morale, qui suffit seule à décider le juge. Il est donc assez logique qu’au sortir d’un 18ème siècle secoué par les erreurs judiciaires et les revendications portées par l’esprit des Lumières, l’institution de la torture en sorte condamnée et que le système des preuves légales, accusé de tous les maux, soit abandonné sur l’autel de l’intime conviction, proclamée par les lois révolutionnaires et consacré par les codes napoléoniens. Sur tous ces points, la Révolution française, établissant la liberté des preuves, donnera valeur différente à ces différentes preuves et, en laissant au juge le soin de les apprécier, fera cesser d’une manière générale toute classification de valeur. En droit pénal (mais aussi en droit commercial – où la liberté régnait déjà sous l’ancien régime – ou en droit administratif), après de longues discussions à la Constituante, on décida de supprimer toute allusion à la valeur et à la hiérarchie des preuves. L’instruction du 21 octobre 1791, complétant le code pénal de 1791, contient un long texte qui sera repris ensuite dans le Code des délits et de peines de l’An IV et dans le code d’instruction criminelle de 1808 (article 342) « ….avez-vous une intime conviction ? », principe de liberté qui a fini par s’imposer en matière criminelle comme en matière correctionnelle. Certes, au civil, le code de 1804 a maintenu le principe selon lequel le juge ne peut prendre en considération que les modes de preuve admis par la loi, tout en devant leur reconnaître la force probante que la loi a fixée. Il faut toutefois ajouter que le nombre de règles fixées par le législateur est plutôt réduit, même si certains ont pu parler du maintien d’un système de preuves légales. Mais, depuis les codes napoléoniens, la doctrine et la jurisprudence ont pris acte des transformations provoquées par le progrès des sciences et de la technique : nouveaux procédés de reproduction, expertises de toutes sortes, constats, viennent appuyer la preuve par indices. Acceptant le souci de réalisme, la doctrine et la jurisprudence se sont éloignées, au civil, du « système des preuves légales » et ont admis au pénal un début de principe de contradiction. Quant au droit civil, on a pu constater une atténuation de l’exigence de la preuve préconstituée, appuyée en cela par l’augmentation des affaires de responsabilité, domaine où justement cette préconstitution n’a aucune place. De même, la jurisprudence a introduit dans le droit positif de nouvelles règles de fond qu’elle a présentées comme des présomptions légales, ou renforcé pour d’autres le caractère irréfragable, ou encore admis la validité de conventions dérogeant aux règles de répartition de la preuve, tout ceci dans le souci de faciliter la preuve ou de venir en aide à la personne digne d’intérêt, voire au profit du débiteur, ou encore de rendre

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plus facile certaines opérations. Dans le même temps, la jurisprudence a accepté comme preuves écrites des instruments qui ne satisfaisaient pas entièrement aux prescriptions de la loi ou encore admis l’intrusion de la preuve testimoniale et par indices dans le domaine de la preuve des contrats, au point parfois de retenir comme « commencement de preuve par écrit » « l’absence ou le refus de réponse du défendeur » ! Enfin, les pouvoirs du juge au civil ont été augmentés, au point parfois que l’on a revendiqué l’institution d’un véritable « juge d’instruction civil » (institution réalisée dans certaines colonies ou protectorats à l’imitation de la procédure administrative). Si le principe, qui veut que le juge doit se prononcer « secundum allegata et probata », fonde toujours la neutralité du juge (qui ne peut appuyer sa décision sur des faits dont il aurait acquis la connaissance personnellement et qui n’auraient pas été soumis à la contradiction des parties), il est clair que celui-ci n’est pas sans pouvoir. Il peut notamment rejeter les offres de preuve pour défaut de pertinence ou écarter des débats les éléments de preuve irrégulièrement obtenus. Mais des lois plus récentes ont étendu ses pouvoirs d’initiative et d’investigation, permettant au juge d’ordonner d’office des mesures d’information (décret du 22 décembre 1958) ou d’ordonner d’office la comparution personnelle des parties (loi du 22 mai 1942). Et en particulier, dans cette faculté d’ordonner d’office l’enquête, de la placer à l’audience (décret du 22 décembre 1958), d’interpeller les témoins sur tous faits dont la preuve est admise par la loi ou de convoquer toute personne dont l’audition lui paraît utile à la manifestation de la vérité. Du reste, un auteur ne soulignait-il pas que, dans ce domaine, les règles qui caractérisent le régime de la preuve en droit civil n’étaient pas d’ordre public pas plus qu’elles ne supprimaient l’appréciation du juge, ainsi possesseur d’une liberté qu’il n’hésitait pas à comparer à l’intime conviction du droit pénal7. En matière pénale, il est bien connu que les procédés nouveaux de preuve scientifique, le développement de l’expertise, les progrès de la médecine légale ont acquis un rôle croissant dans l’analyse et l’interprétation des indices ou des constatations matérielles. Mais l’espoir d’une preuve quasi-scientifique ne peut être entièrement satisfait et les limites comme les frontières des procédés modernes (malgré de spectaculaires succès dus à l’ADN) sont-elles bien connues : détecteurs de mensonges, radars, dosages d’alcoolémie ou expertises diverses laissent ouvertes discussions et contestations. Aussi bien, faut-il encore s’en remettre au juge et accepter un degré de liberté de la preuve qui ne cesse de croître. Ainsi peut on noter que l’aveu reste « à la libre appréciation des juges » malgré les dangers qu’il recèle et qu’il est bien souvent l’un des buts premiers de l’enquête policière et l’utilisation que l’on fait du serment n’est pas toujours conforme aux règles législatives. Quant aux témoignages, la liberté est largement devenue entière : le juge peut appeler à témoigner qui il veut, il peut préférer à ceux qui ont prêté serment ceux qui sont entendus « à titre de simples renseignements ». De même, la notion d’infraction flagrante (article 53) et l’extension que l’on en fait, facilite-t-elle la preuve tout 7

R. Legros, La preuve légale en droit pénal, in Perelman et Foriers, op. cit., page 158 et s.

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comme la présomption de mauvaise foi du prévenu et la déformation de l’élément psychologique exigé par la loi donnent à la jurisprudence une liberté dont on peut s’inquiéter, malgré la présence pour la défense de droits nouveaux qui ne figuraient pas dans la code de procédure criminelle de 1810. D’une part, la loi du 8 décembre 1897, puis celle du 22 mars 1921, ont accordé à la défense et à la partie civile des prérogatives nouvelles : présence d’un conseil pour tout interrogatoire de l’inculpé et pour toute audition de la partie civile, mise à disposition du conseil du dossier avant tout interrogatoire ou confrontation, début de discussion contradictoire entre conseil et juge d’instruction, autant de tendances confirmées…ou infirmées au fil des années. La personne poursuivie bénéficie désormais dès la phase policière de la présence d’un défenseur, en même temps qu’elle peut tirer profit de la présomption d’innocence. Elle s’exprime entre autres par cette règle qu’en cas d’égalité des charges et des moyens de défense, la balance doit pencher en faveur de ces derniers. Et d’autre part, Il est tout aussi clair que la sauvegarde des intérêts de la société produit tout un ensemble de conséquences qui rompent l’égalité entre le ministère public et la défense : requête par le ministère public de mesures d’investigation, puissance de fait des services judiciaires, difficulté pour la défense de rester passive, présomptions diverses qui facilitent la preuve, qu’il s’agisse d’ajouter pleine foi aux procès-verbaux ou de ne pouvoir remettre en cause l’autorité de la chose jugée, ou encore connaissance du casier judiciaire de la personne jugée lors de l’interrogatoire en Cour d’assises. Ces différentes approches méritaient un complément consistant, pour l’essentiel, à conduire une recherche comparative entre deux approches de la preuve – celle de droit continental et celle de common law – tout en mesurant, par l’histoire, les temps d’éloignement et ceux de rapprochement entre les deux démarches. Bien des corrections auraient pu être apportées qui n’ont pas toutes été saisies. Ainsi, celle revenant sur l’image trop caricaturale d’un Moyen-Âge qui serait exclusivement « légaliste » alors que le système des preuves légales est lui-même, en doctrine ou en pratique, fortement nuancé. En témoignent par exemple les atténuations qu’y apporte la pratique coutumière ou les exceptions que lui reconnaissent les auteurs de droit savant. Celle, également, consistant à établir une « géographie pénale » des progrès de l’intime conviction avant le 18ème siècle en Europe et d’identifier les comparaisons corrigées que l’on peut faire entre les différents pays européens, en particulier entre les systèmes de common law et de « droit continental ». Ou encore, de revenir sur les choix philosophiques qui se sont exprimés dans l’histoire en faveur de l’intime conviction et les résistances qui se sont manifestées dans certains pays et de s’interroger sur les connexions entre les constructions juridiques autour de la preuve et les manières d’appréhender cette question dans les autres sciences au cours de l’histoire. En revanche, les contributions ont permis d’aborder la différence de conception que se font les magistrats et les avocats, les deuxièmes devant convaincre les premiers en mettant en avant une mesure de la preuve différente, comme le montrent déjà les approches différentes avancées par les auteurs latins (Cicéron, par

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exemple). Et également en comparant les œuvres rédigées par les avocats et les magistrats et en étudiant les plaidoiries faites ou les mémoires rédigés en faveur des accusés ou parties dans les pays d’Europe où les avocats sont (ou finissent par être) officiellement ou officieusement admis. Elles ont également permis d’étudier l’exportation dans les territoires coloniaux des systèmes de preuve et d’analyser les adaptations qui y ont été faites, ainsi que de mesurer, en droit actuel, si, comme le dit un auteur, droit civil et droit pénal sont « en réalité en profond accord », en ce sens que dans les deux systèmes la part de l’intime conviction et celle des preuves légales est rationnellement équilibrée. Les preuves légales, parce qu’il n’y a de fait probant que dans la mesure où la loi lui a conféré une force probante et que toute preuve doit être légalement rapportée, à peine d’être inefficace. L’intime conviction, parce que le juge doit être libre de faire appel à la « science ». Montpellier, en fèvrier 2012

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Sommaire Bernard Durand Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Diego Quaglioni « Facere fidem iudici ». Les juristes médiévaux et la preuve par témoins (XIIIe–XIVe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Aldo Mazzacane Argomentare a Roma nel secolo XVII: Lo ‹ Stile legale › di Giambattista De Luca . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Fabrice Desnos Convenir d’une peine avec l’accusé : les pactes catalans (XVIe–XVIIIe siècle)

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Serge Dauchy L’art de convaincre et ses limites. Ars persuasionis en matière civile dans la France d’Ancien Régime : entre rhétorique des parties et dialectique du juge . .

77

Pascal Vielfaure L’art de convaincre dans les procès politiques en France sous la Restauration selon l’avocat « Dupin aîné » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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David Gilles Convaincre de son « bon droit » : La quête de la preuve civile québécoise (XVIIIe–XIXe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Bernard Durand « Crying Settlers and crusading Judges ». L’art de persuader aux colonies . . . . 145 Mathias Schmoeckel Convaincre par l’écrit : La force des documents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Pierre Patenaude Experts négligents et « faux » scientifiques : Que faire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Jean-Paul Jean Quelle(s) vérité(s) dans le procès pénal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Liste des Auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

Introduction Par Bernard Durand Avant même « l’art de persuader », il y a certainement un art de parler au juge. Et en premier lieu un art qui doit interroger deux approches : Quand doit-on et Comment peut-on parler à son juge ? La parole ! Déjà en soi un sujet difficile ! Talleyrand disait qu’elle avait été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée… l’associer à la justice ne l’est pas moins… un autre auteur disait que la parole servait à la déguiser ! Mais on peut tout dire ou écrire de la justice en général… en revanche évoquer la parole et le juge1, c’est ajouter à la difficulté… la délicatesse ! Je crains qu’on ne voit dans cette approche un peu d’impertinence et… beaucoup de malice… car dire à propos de son juge « comment lui parler ? », c’est laisser deviner qu’on le peut… et bien sûr du procès qui vous concerne ce qui pourrait supposer que votre juge serait disposé à vous entendre hors du prétoire…. mais qu’il est délicat de le faire…. Ou difficile… et que vous avez intérêt à être attentif à ce que vous allez dire et comment vous allez le dire…Ou qu’il peut y avoir plusieurs méthodes pour le faire…. Ce qui peut signifier que selon le juge vous ne direz pas la même chose… et donc qu’en manoeuvrant habilement parler peut être utile à l’influencer… Sujet délicat ! Ah, si j’avais dit « PEUT-ON parler à son juge » ? Là la chose aurait été plus facile… parce que j’aurais d’abord donné la réponse « non » et enchaîné en première partie sur le thème « mais pourquoi vouloir lui parler ? » ce qui m’aurait permis de faire œuvre d’imagination… qui peut me reprocher d’imaginer ?… Cela ne vexe personne, ne m’engage personnellement en rien… et m’aurait permis aussi de suggérer, en deuxième partie, qu’il vaut mieux « laisser parler quelqu’un d’autre »… Et même si j’avais laissé « comment parler… j’aurais pu seulement dire… « comment parler à UN juge ? » Bien sûr, j’aurais pu faire deux parties là aussi…. Une partie sur … c’est UN juge et je lui parle de la justice en général…. Tout se passe bien… mais en deuxième partie… le sujet redevient délicat…. Je lui demande de parler à MON juge, de MON procès… et voilà que le désaccord s’installe entre nous… sur l’affaire qui me concerne, sur la manière de juger par exemple… délicat… Surtout lorsque on se souvient qu’il y a encore peu de temps notre Code 1 Ces passages sont empruntés à un article paru, sous mon nom, dans « La parole et le droit », Université de Sherbrooke, Université de Montpellier, 2009, p. 69 – 80.

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pénal, en son article 222 interdisait qu’on « inculpe la délicatesse du juge » dans ses fonctions ou à l’occasion de ses fonctions, à l’audience ou non… Outrage ! Offense ! Et le rapporteur de la commission pour le projet de loi de 1881 précisait « nous avons voulu prendre l’expression dans son acception la plus étendue…. »… Et c’est un juge qui dira s’il considère que les faits ont un caractère « qui heurte la délicatesse »… et s’il « doit venger l’honneur de son tribunal » ? Merci bien ! Pour avoir, il y a une douzaine d’année passer en revue dans un article la question de « l’Outrage et de la délicatesse du juge au 19ème siècle »2, je peux dire que les juges « sont délicats »… pas bien sûr au sens du dictionnaire « qualité de ce qui est délicat, doux, tendre »…et qui « peut-être facilement endommagé », non évidemment… et pas non plus dans le sens qu’on les « outrage », ça c’est facile à comprendre. Il ne manque pas d’hommes célèbres qui ont osé et en tout premier lieu Victor Hugo qui n’hésitait pas dans les Châtiments, après la condamnation de son fils en 1851, à traiter celui qui avait présidé l’audience de « juge abject » et l’avocat général de « rebut de ruisseau et de cuistre »… Mais « délicats », dans le sens où on ne doit pas faire comprendre à un juge qu’il n’exerce pas sa fonction de juger comme il le faudrait ou même lui renvoyer une image désobligeante… Et dans l’affaire Dubreuil en 1851, la Cour de cassation avait, toutes chambres réunies3, retenu que « toutes les expressions injurieuses qui manifestent le mépris doivent être considérées comme tendant à inculper l’honneur et la délicatesse »… La Cour de Limoges puis celle de Poitiers, sur renvoi de la Cour de cassation, avaient été plus indulgentes… considérant que dire à son juge « je vous emmerde » n’inculpait personne et ne témoignait que de la rusticité du caractère de l’accusé…. La Cour de cassation quant à elle avait considéré que « ces paroles d’une grossière saleté » étaient de nature à diminuer le respect des citoyens pour son autorité morale et pour le caractère dont il était revêtu »… Il faut dire que certains justiciables n’y allaient pas de main morte, mettant en cause la parfaite indépendance du juge en des termes peu équivoques : « Il y a des juges de paix qui pour un gigot de mouton pouvaient faire perdre ou gagner un procès », (cass.1899), ou encore : « la partie adverse lui a envoyé des œufs » (cass. 1865). Il y a ceux qui contestent le jugement en des termes osés : « voilà un jugement qui mérite d’être encadré » (cass.1854)… Et en des termes plus envoyés : « l’honneur est rayé de votre catalogue » (cass. 1825), appréciations qui se musclent parfois au point d’insulter le juge : « cornard…. Morpion… barjo », dernier terme qui, si j’en juge par l’étymologie de son anagramme – jobard -, insinue qu’il est sous l’influence de sa femme… un mari battu, en quelque sorte… les allemands ont un mot pour cela… pantofelheld… seigneur de la pantoufle !

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Outrage et délicatesse du juge au XIXème siècle, in Europäische und amerikanische Richterbilder, H.G A. Gouron, L. Mayali, A. Padoa Schioppa, D. Simon, Frankfurt an Main, Klostermann, 1996, p. 83 – 125. 3 Sirey, 1851.1.223 et D. 54.1.99.

Introduction

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Mais reste l’essentiel : « comment parler à son juge » ? Pour un historien du droit, le temps, qui permet de prendre ses distances, autorise en outre ici à faire de la question une lecture originale, car sous l’Ancien régime… Voilà… au pénal, on ne parle pas à son juge, tout est fait pour qu’on ne lui parle pas ni par soi-même, ni par la truchement des avocats qui ne sont pas admis ou que très exceptionnellement… au pénal, l’accusé ne découvre ce qu’on lui reproche que très tard et il n’a pas le pouvoir de se défendre – il parlera à la demande du juge, lorsqu’il faudra présenter les reproches à faire aux témoins ou à rappeler ses excuses péremptoires – système des preuves légales oblige – au pénal, à l’interrogatoire, il répondra par oui ou par non, il n’a pas le droit de « faire des observations »… et si l’accusé veut parler, ce sera si le crime est grave… sous la torture… sa parole alors est très écoutée… variet-il dans ses réponses ?…. ce qu’il dit correspond-il aux éléments du dossier ?…. Sa parole – ferme – est-elle dictée par l’innocence ou parce qu’il a pris des drogues ?… Il devra même, s’il a parlé pour avouer, redire « librement » tout ce qu’il a dit… et s’il ne le fait pas… il devra reparler sous la torture… Bref le pénal n’est pas le bon endroit pour évoquer la parole, sauf à parler de sa crédibilité… En revanche au civil : « Comment parler à son juge sous l’Ancien régime ? »…, là il y a beaucoup de choses à dire… le justiciable peut parler à son juge avant, pendant et après son procès… après souvent pour le louer ou pour l’insulter, tout dépend de l’issue heureuse ou non du procès, ou plutôt les deux à la fois puisqu’il y a deux parties et celle qui a perdu a, dit la tradition, 24 heures pour le maudire… pendant ? Il aura intérêt à laisser parler ses avocats ou plutôt à les laisser écrire…. Avant, il va pouvoir parler beaucoup, aller « les solliciter » même si les ordonnances expriment quelques réticences à ce qu’il le fasse – sans succès – il est de coutume de le faire et il est même de bon ton de leur faire de petits cadeaux, non pas des épices qui eux se font après – il y a même un bureau pour cela, les épices sont une taxe, non des petits cadeaux qui créent du lien et qui font, comme l’écrira Beaumarchais, que vous pourrez « être disert pendant que votre juge sera attentif », vous pourrez alors tout lui dire, lui présenter les pièces en votre possession, lui expliquer que dans son rapport, il doit prendre en compte ceci, ne pas oublier cela… de sorte que lui parler devient pour le justiciable si important que la vraie question devient plutôt… « Comment…lorsque le juge ne veut pas lui, le recevoir « comment y parvenir tout de même »… ?… Histoire de Parler…(I.)… à moins que… l’intention soit toute autre et que Parler soit en réalité totalement accessoire et que le solliciteur cherche en réalité autre chose… par exemple ne plus avoir à faire à ce juge, ne pas avoir à lui parler, à être jugé par lui… voire même que l’affaire ne puisse pas même être évoquée en justice… Histoire alors de ne pas parler (II.). I. Histoire de Parler La littérature française fournit dans ce domaine d’innombrables références. Aux dires de Dandin, dans les Plaideurs de Racine, les juges sont amplement sollicités par les plaideurs, du moins ceux qui appartiennent à l’aristocratie

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Bernard Durand Qu’est ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupée Le manteau sur le nez ou la main dans la poche Enfin pour se chauffer venir tourner ma broche Voilà comme on les traite. Hé mon pauvre garçon…

Les justiciables avaient l’habitude d’aller solliciter les magistrats et la Roche Flavin4 considérait même cette tradition comme souhaitable voulant que « les portes des magistrats fussent ouvertes dès le matin jusques au soir, hors les heurs de repas, à tous les justiciables pour les ouyr et escouter en leurs plainctes et doléances, et discours de leurs affaires et procès ». Et pour leur part, les juges, recevant demandeurs et défendeurs, considéraient que solliciter un procès n’était qu’un simple témoignage de respect et de civilité. Lamoignon, au Parlement de Paris, donnait à tous « audience favorable » et dans le Misanthrope Philinte s’étonne qu’Alceste s’obstine à ne vouloir « visiter aucun juge »… Et les juges eux-mêmes pratiquaient les sollicitations, visitant leurs collègues en faveur de parents ou d’amis voire pour eux-mêmes… ce qui d’ailleurs leur était formellement interdit par les ordonnances. Pour les particuliers, en revanche, l’usage en avait fait une loi alors même que les… lois avaient tenté de les interdire…ou plutôt d’en réduire les inconvénients, dans un langage qui laissait la place à interprétation. Ainsi d’une première ordonnance du 28 octobre 1446 qui interdisait aux magistrats de prendre ou de recevoir des informations « à part » « dont pourront être causées vraisemblables présomptions et suspicions de mal » (Tel est, écrira Beaumarchais dans un de ses mémoires, leur langage) texte suivi par bien d’autres tout au long des siècles suivants. Au 18ème siècle, la pratique en est commune au point que Brézolles écrit que les juges « mangent sans scrupule avec les parties chez le premier président » et l’affaire Tardieu, lieutenant criminel au Châtelet de Paris, rendue célèbre par Boileau, le montre « abreuvé de poulets et de dindonneaux par des rôtisseurs justiciables »… Or certains juges ne veulent pas être visités ! Et ont le soutien d’appuis célèbres… Montesquieu, Rousseau dans sa lettre à d’Alembert, La Bruyère… Comment forcer leur porte ?5

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La Roche Flavin, Treize livres des parlements de France, livre X, chap. XLII. Sur ces aspects bien connus nous renvoyons à Marcel Rousselet, Histoire de la magistrature française des origines à nos jours, Paris, 1957, tome 1, page 252. Voir également notre article : « Suspicion et récusation des juges dans le procès pénal d’Ancien Régime », in Critères du juste et contrôle des juges, Recueil de mémoires et travaux, Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, fascicule XVII, Faculté de droit, Montpellier, 1996, p. 91 – 128. 5

Introduction

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Certains justiciables font purement et simplement le siège du magistrat, cherchant à le rencontrer « pour le forcer par son opiniâtreté à signer un arrêt de la manière qu’elle le souhaitait » puis, devant son insuccès, « s’installe chez lui, avec ses coussins, pour y passer la nuit sans vouloir en sortir jusqu’à être délogée par un commissaire… Ainsi de la marquise de Sailly, faisant le siège du Président de Lesseville, et coutumière du fait. Ainsi également de Beaumarchais… et de l’affaire Goëzman, que l’on croirait toute sortie des plaideurs de Racine, avec son valet, Petitjean « franc portier de comédie » : On avait beau heurter et m’ôter son chapeau On n’entrait point chez nous sans graisser le marteau, Point d’argent point de suisse et ma porte était close

et ses solliciteurs, dont ce Chicanneau, plaideur maladif, qui loge près de son juge, cherche à le rencontrer, à défaut son secrétaire, à défaut son portier… à qui il propose du vin, remet de l’argent et n’obtient rien… Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier ne me suffirait pas pour gagner un portier

Mais revenons à la réalité ! Qui ne connaît Beaumarchais, Caron de Beaumarchais, horloger attitré de louis XV, qui trouve en 1760 un riche protecteur en la personne du banquier Pâris-Duverney, protecteur qui décède dix ans plus tard en lui léguant une somme très importante ? Mais le légataire universel de Pâris-Duverney, le comte de la Blache accuse Beaumarchais d’avoir falsifié le testament. Débouté, la Blache fait appel au moment même où Beaumarchais, s’étant battu avec le duc de Chaulnes, est envoyé en prison… commence alors « l’affaire BeaumarchaisGoëzman », du nom du conseiller au Parlement chargé de juger l’affaire que la Blache entend précipiter… Beaumarchais fait alors tout ce qu’il peut pour « solliciter »… Il écrira dans un de ses mémoires6 qu’il n’y a en cela rien de répréhensible (p. 249), que les ordonnances n’interdisent que « les fréquentations et habitudes familières avec les parties… comme boire et manger avec elles et qui est absurde de conclure de là que le juge et surtout celui qui est rapporteur doivent refuser au plaideur la satisfaction de le voir et de lui expliquer son affaire ; il est plus absurde encore de dire que le rapporteur ne doit point entendre les parties ailleurs que dans son auditoire ; il n’y a point d’auditoire pour les procès appointés et les causes mises en délibéré ; les parties ne pouvant alors être entendues dans l’auditoire sont obligées d’aller trouver le juge dans sa maison pour l’instruire. Cela s’est pratiqué de tout temps, dans tous les pays, dans tous les tribunaux et cela se pratique journellement dans les causes mêmes qui se plaident à l’audience par le ministère 6 Nous avons eu accès aux quatre mémoires et suppléments écrits par Beaumarchais par Gallica, document électronique, base de données textuelles Frantexte réalisée par l’Institut National de la Langue française, 409 pages.

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d’avocats. Malgré la discussion qui s’en fait dans le lieu de l’auditoire, les juges ne refusent point aux parties la satisfaction de les recevoir chez eux et de les entendre ; le suppliant a pour garant de cette vérité une partie des magistrats qui doivent juger le procès actuel ; ils ont eu la bonté de lui donner audience chez eu et de l’entendre lors même des plaidoiries de sa cause et ils lui ont accordé la même grâce dans le temps qu’elle en a été délibéré ». Goëzman refuse l’entrevue… mais sa femme accepte un cadeau de Beaumarchais… que Goëzman accuse de tentative de corruption… Beaumarchais va se servir de cette arme pour, dans ces quatre Mémoires entreprendre de « susciter le rire et l’indignation contre Goëzman et le Parlement ». On y trouve, abondamment développés, toutes les ambiguïtés des sollicitations ! Beaumarchais dès le début en pose les termes « La question…est de savoir si la nécessité de répandre l’or autour d’un juge pour obtenir une audience indispensable et qu’on n’a pu se procurer autrement est un genre de corruption punissable ou seulement un malheur digne de compassion ».

Et de commencer par raconter tous les efforts faits pour être mis en présence de son rapporteur, efforts entravés par la prison alors même que son adversaire « faisait plaider, sollicitait et gagnait les esprits » (p. 5). Mais il obtient du ministre la permission de « solliciter sous les conditions expresses de ne sortir de prison qu’accompagné et de n’aller nulle autre part que chez » ses juges (p. 6). Il se présente près de 10 fois chez Goëzman sans succès alors pourtant que devenu son rapporteur il le considère comme « un homme essentiel pour lui », lié par « cet intérêt pressant qui fait tout expliquer tout entendre et tout approfondir » (p. 7). A chaque fois, la portière refuse l’entrée, finissant par dire que « monsieur ne voulait voir personne et qu’il était inutile qu’il se présente davantage ». Or il reste 4 jours avant le procès ! Il tente alors par un ami de son rapporteur d’obtenir audience, apprend d’un sieur Dairolles, logé chez sa sœur, qu’un libraire (le Sieur Lejay) a ses « habitudes intimes auprès de lui et que moyennant un sacrifice d’argent l’audience lui serait promptement accordée » (p. 9). Beaumarchais apprend alors de Lejay, qui « débite les ouvrages du magistrat », que le juge accepte de répondre à des audiences parce que la femme du juge « l’a plusieurs fois assuré que s’il se présentait un client généreux, dont la cause fût juste et qu’il ne demandât que des choses honnêtes, elle ne croirait pas offenser sa délicatesse en recevant un présent »…. La somme, qui se monte à 200 Louis, fait se récrier Beaumarchais contre « la dure nécessité de payer des audiences », d’autant que jugé aux requêtes de l’hôtel en première instance, il ne lui en a rien coûté, écrit-il, pour voir son rapporteur, magistrat « aussi accessible qu’éclairé »…. Il cède et apprend qu’il doit se présenter à la porte de Goëzman, qu’on résistera mais qu’il lui faut insister… enfin, à 9 heures du soir, à l’heure incommode où l’on se met à table, « le juge parait ». La discussion tourne court : quelques pièces sont examinées. Beaumarchais, étonné selon lui des futilités des objections, finit par dire à son rapporteur « qu’il ne

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le croyait pas assez instruit de l’affaire pour être en état de la rapporter sous deux jours » (p. 13). Le juge lui répond « qu’il la connaissait assez dès à présent pour la juger, qu’elle était toute simple et qu’il espérait en rendre un compte exact à la Cour », paroles, écrit Beaumarchais, accompagnées « sur son visage des traces d’un rire équivoque »… Une deuxième audience est demandée par le truchement de l’épouse du juge qui répond qu’elle fera parvenir à son époux toutes les réponses que Beaumarchais désirera faire parvenir puis, devant les instances de Beaumarchais, fait savoir « qu’une montre enrichie de diamants » sera le sésame d’une seconde audience, la veille du procès… après toutefois que soit versés 15 Louis au secrétaire de son mari « à qui elle se chargeait de les remettre »… mais à 7 heures…. Porte close… Il semble que l’épouse n’y soit pour rien, épouse qui fait savoir que si le lendemain Beaumarchais ne peut voir son mari, tout ce que Beaumarchais a remis lui sera rendu. Dernier effort donc le lendemain mais c’est une connaissance qui parvient à voir le juge et obtient de lui qu’il rencontre Beaumarchais… porte toutefois toujours close… remise de lettres… le même jour Beaumarchais perd son procès…et Goëzman en sortant du Conseil, dit tout haut à l’avocat de Beaumarchais « qu’on avait opiné du bonnet d’après son avis »… Bref, Beaumarchais fait le « total des courses pour avoir audience » : 22 et une seule audience obtenue !!! (p. 19). S’ouvre alors le procès pour corruption, engagé par Goëzman, qui accuse Beaumarchais « de calomnier sa personne après avoir tenté de corrompre sa justice » et entraîne la rédaction des 4 mémoires… L’affaire quitte alors la question de la parole et s’étire en péripéties diverses : le libraire est « invité » à quitter le pays, madame Goëzman « part » au couvent, le secrétaire affirme qu’il n’a jamais rien demandé ni reçu… les mémoires ne nous intéressent ici que lorsque ils abordent la relation du juge au justiciable et la signification des cadeaux et sollicitation… voyons la page 40… par laquelle Beaumarchais entend démontrer la différence entre une tentative de corruption et le désir d’une audience… et la page 44 où il souligne la contradiction puérile qui consiste « à attaquer un plaideur en corruption pour avoir été forcé d’acheter de la femme de son juge des audiences à prix d’or, lorsqu’il est reçu, reconnu, avoué qu’on doit en offrir à tous les secrétaires des rapporteurs, dont le revenu serait trop borné sans la générosité des clients »… « C’est sur la main qui reçoit que la justice doit avoir l’œil ouvert et non sur celle qui donne et il est autrement plus grave de solliciter un secrétaire qui peut piéger un juge qu’une femme, totalement étrangère aux affaires traitées » (p. 46). Mais le procès, à l’extraordinaire, livre quelques pièces éclairantes, soigneusement notées par les commissaires et qui donnent tout leur poids aux dires de Beaumarchais : dans sa déposition, madame Lejay, affirme que la femme du juge lui a dit un jour « il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier » (p. 57). Et la confrontation avec Beaumarchais tourne en ridicule madame Goëzman (p. 85) tandis que la « réponse » à Goëzman par la finesse des arguments divulgués au public entraîne l’indignation contre le juge…

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Bernard Durand « Vous étiez mon rapporteur, il me fallait absolument des audiences ; on les mettait à prix chez vous. J’ai ouvert ma bourse ; on a tendu les mains. Les audiences ont été manquées ; l’argent a été rendu. Quinze louis sont restés égarés ; on s’est chamaillé ; cela s’est su parce qu’il n’y a point de mouvement sans un peu de bruit ; on en a ri, parce que la perte de mon procès n’intéressait personne ; et la dessus vous avez fait tout ce que je viens de prouver…(p. 121)…

Suivent les mémoires écrits (6 contre Beaumarchais !) (p. 135) à l’occasion desquels Beaumarchais en vient au fond de l’affaire La Blache et qui n’intéressent plus notre propos (p. 147). Ce qui nous intéresse, en revanche, c’est dans le 4ème Mémoire (p. 302), le récit qu’il fait de l’interrogatoire qu’il subit à la barre de la Cour devant une assemblée de 60 magistrats devant lesquels il est censé s’exprimer. Comment leur parler ? Alors qu’il avoue « être saisi du plus profond respect » et en même temps « le cœur subitement resserré, comme si une goutte de sang figé fut tombée dessus et en eût arrêté le mouvement ». Mais il finira par parler, faisant observer au premier président qu’il ne peut satisfaire à l’exigence de répondre par oui ou par non à des questions qui impliquent des réponses multiples, expliquant sa volonté de solliciter non par la volonté « d’instruire son rapporteur » mais par celle d’effacer les fâcheuses impressions laissées par ses adversaires, justifiant ses mémoires comme le seul moyen de se faire entendre là où les avocats refusent de rédiger des requêtes dès lors qu’elles sont dirigées contre un membre de la Cour (p. 315). A plusieurs reprises, un conseiller le questionne sur les « Mémoires et suppléments » pour savoir s’il en est bien l’auteur… sans doute trouvent-ils que quelques passages, toujours fort déférents à l’égard des magistrats, font trop appel « au public » et qu’il y a quelque malice à écrire : « Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à cinq heures pour aller au Palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ; d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croit pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publique ».

D’autant que la tirade a été précédé par un passage où, s’il reconnaît que « la Nation, à la vérité, n’est pas assise sur les bancs de ceux qui prononceront… son œil majestueux plane sur l’assemblée et c’est toujours un très grand bien de l’instruire ; car si elle n’est jamais le juge des particuliers, elle est en tous temps le juge des juges ». L’affaire vient à son terme – Goëzman est décrété d’ajournement personnel puis condamné – mais, alors que les magistrats sortent, le président Nicolai ordonne aux exempts de chasser Beaumarchais, l’accusant ensuite de « lui avoir tiré la langue en

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lui faisant la grimace » (p. 321). Finalement Beaumarchais est condamné au blâme, déchu de ses droits civils et menacé d’emprisonnement7. II. Histoire … de ne pas parler Je l’ai suggéré plus haut, toutes ces gesticulations peuvent avoir parfois d’autres visées que celles de s’exprimer et, tout au rebours, de n’avoir pas à le faire… devant le juge… devant la justice…. L’histoire de parler cache le désir de ne pas le faire, devient une histoire sans parole, soit que ceux qui sont opposés aux sollicitations dénoncent le danger de parler à son juge, soit que les justiciables malicieux cherchent tout autre chose que de… parler. En tout premier lieu, les sollicitations font douter de la justice. La Bruyère écrit que celui qui sollicite son juge ne lui fait pas honneur, car où il se défie de ses lumières et même de sa probité, ou il cherche à le prévenir, ou il lui demande une injustice »… Et ces juges qui refusent se rangent derrière cette préoccupation première, rappelée dans les harangues faites par un Domat, « rendre une justice sereine et assurer l’impartialité des jugements »…Quant à ceux qui acceptent, on peut les soupçonner d’accepter que ceux qui les visitent ne cherchent « à les mettre dans leurs intérêts », les magistrats « coquets ou galants » étant les cibles favorites : « Je ne suis pas assez laide, fait dire Dancourt à une de ses personnages, pour avoir la réputation de n’avoir pu mettre un juge dans les intérêts des personnes que je protège »… Tout le monde n’est pas le juge Popinot dans « l’interdiction » de Balzac, c’està-dire, insensible à toute les séductions et qui, sous la pression, est contraint de se récuser pour une soi-disant tasse de thé (il est parti lorsqu’elle lui a été proposée) prise avec « une femme à la mode » qui veut faire interdire son mari, croit que le juge Popinot l’y aidera et qui finit par faire intervenir le garde des sceaux pour obtenir la récusation de Popinot, récusation qu’exige le Président du Tribunal. Son neveu le décrit à Rastignac, comme un juge que « Toutes les truffes, toutes les duchesses, toutes les poulardes et tous les couteaux de guillotine seraient là dans la grâce de leurs séductions, le roi lui promettrait la pairie, le bon Dieu lui donnerait l’investiture du Paradis et les revenus du Purgatoire, aucun de ces pouvoirs n’obtiendrait de lui de faire passer un fétu d’un plateau dans l’autre de sa balance. Il est juge comme la mort est la mort ».

Quant au Président, auquel il remontre qu’il est sorti au moment où le thé était servi, celui-ci lui répond que le Garde des sceaux « en ayant parlé » cela suffit, qu’il

7 Il part en Angleterre, sur ordre du roi. Enfin, 2 ans plus tard il obtient le 6 septembre 1776 l’annulation du jugement du 26 février 1774. En 1778, un arrêt casse celui rendu dans l’affaire La Blache et celui du Parlement d’Aix prononce en sa faveur… C’est le « triomphe » de Beaumarchais.

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suffit « que l’on puisse causer de vous »… la femme de César ne doit pas être soupçonnée… Je vous demande votre récusation comme un service personnel »8. Et dans l’affaire Beaumarchais, celui-ci invoquera les sollicitations que fait un président du Parlement en faveur de Goëzman, de Nicolai, pour l’obliger à se déporter, de Nicolai dont « j’apprenais de tous côtés que non content de solliciter en faveur de M Goëzman, il parlait très désavantageusement de moi… qu’il sollicite ouvertement et journellement pour lui… » et qu’il finit par obtenir que de Nicolai s’abstienne de siéger, comme le veulent les ordonnances, celle de 1539 qui dans son article 14 défend expressément à tous présidents et conseillers de solliciter dans les Cours où ils sont officiers et celle de 1667 qui a renouvelé les mêmes dispositions (p. 208 et s.). En deuxième lieu, le danger des sollicitations se trouve dans le trouble que les réponses du magistrat peuvent entraîner dans l’esprit des justiciables. Ainsi d’un Conseiller au Parlement de Toulouse, Monsieur Jossé, dont le caractère était tellement prompt qu’à la moindre chose qui le fâchait lors de l’entretien il entrait en colère et disait « aux uns qu’ils n’avaient pas bonne cause et aux autres qu’ils perdraient leur procès s’il en était cru et à la plupart qu’ils n’étaient que des brouillons et chicaneurs et méritaient d’être condamnés à l’amende »… et la chose était si fréquente que le Parlement de Toulouse avait fini par lui faire « remontrances fort humainement en pleine chambre » d’avoir à cesser… ce qu’il fut incapable de faire, raconte Maynard9. Mais il se trouve surtout dans la malice des parties qui ne voient dans ces sollicitations que le moyen de se fournir une cause de récusation, trouvant l’occasion d’une dispute provoquée pour invoquer ensuite l’incapacité du juge à connaître du procès…Les ouvrages des arrêtistes en donnent de nombreux exemples, à commencer par ce même Jossé qui parlant trop était ensuite récusé pour « avoir donné son avis avant le temps ». Mais certains justiciables provoquent volontairement les magistrats… la marquise citée plus haut, avant de s’installer chez le magistrat l’avait d’abord insulté, ainsi que trois autres magistrats « dans l’espoir de s’en faire dire des injures »…Une autre justiciable imagine de faire solliciter son juge par une de ses proches parentes mais… « au nom de la partie adverse et en faveur de cette partie », moyennant quoi elle dépose ensuite une requête en récusation fondée sur la sollicitation…Et si le moyen échoue, l’histoire devient… sans paroles… les « exclus » s’arrangent pour faire de leur juge… leur partie… en prenant sur eux des créances… Ainsi, encore elle, de la marquise de Sailly qui acquiert par contrat du 28 mars 1705 une dette de 1293 livres sur un fils du magistrat, fait assigner ce dernier en déclaration d’hypothèque et fonde la dessus sa récusation. Cela marche parfois et quelques années plus tôt la duchesse de 8

Honoré de Balzac, l’Interdiction, La comédie humaine, Wamtere Beckers Editeur, 1976, tome VII, p. 197 – 246. 9 Géraud de Maynard, Notables et singulières questions de droit écrit jugés au parlement de Toulouse, Toulouse, 1751, tome 1, chapitre XCIV, p. 89 et s.

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Hanovre suspectant Bernard de Rezé, président en la chambre des requêtes du Parlement de Paris, de lui être défavorable prit un transport d’une dette sur lui et le fit assigner au Châtelet pour donner ensuite sa requête de récusation…Mais à trop tirer sur la corde, l’histoire sans parole se retourne contre les malicieux… les Parlements déjouent les manoeuvres et condamnent les justiciables indélicats pour « récusations injurieuses » ou pour « vexations odieuses » et la Royauté finit, par déclaration datée du 27 mai 1705, par décider que « ceux qui auront pris des transports ou cessions de droit litigieux ou non litigieux à prix d’argent sur les juges devant lesquels ils plaideront depuis le jour de leur cause… seront condamnés à des peines d’amendes pouvant aller de 200 à 1000 livres… La sanction était d’autant plus logique qu’à la très grande facilité avec laquelle sous l’ancien régime on pouvait récuser son juge – celui-ci d’ailleurs se déportant volontiers – ou le prendre à partie, à condition là encore de savoir le dire et d’éviter « immodesties, calomnies et injures », venait s’opposer les innombrables demandes infondées mais destinées à… abuser de procédés dilatoires et à ne pas avoir de juge avec toutes les conséquences que l’on imagine de retard ou de dépérissement des preuves ou même de tribunaux tout entiers obligés de se récuser ! On voit combien vouloir parler à ses juges entraîne des conséquences fâcheuses. Il vaut mieux comme le disait Domat laisser « les juges résister eux-mêmes aux affections secrètes comme aux passions ouvertes » en les laissant juger… sans leur parler… Et cependant, il faut bien les persuader de quelque façon !

« Facere fidem iudici » Les juristes médiévaux et la preuve par témoins (XIIIe–XIVe siècle) Par Diego Quaglioni Je voudrais tout d’abord remercier B. Durand et les collègues qui ont organisé ce Colloque à Sherbrooke, et qui m’ont invité à donner cet exposé. Le sujet que j’ai choisi, c’est le témoignage, c’est-à-dire une matière qui, comme on a écrit souvent, fait l’objet, au Moyen Age, d’une réglementation minutieuse, « particulièrement sur la question des incapacités », et « d’une littérature extraordinairement abondante : les deux tiers des pages consacrées aux preuves dans les ordines iudiciarii, et d’innombrables tractatus de testibus »1. La littérature a souligné surtout que le recours au témoignage s’inscrit dans le processus de « rationalisation » du jugement, en coïncidence avec la décadence du serment et l’essor d’un « système de preuves rationnelles ». On a dit souvent que les probationes plenae, qui suffisent pour décharger du fardeau de la preuve et fonder la décision du juge, consistent essentiellement dans le témoignage. Il y a désormais quarante-cinq ans, Jean-Philippe Lévy livrait un essai de synthèse sur la preuve2 : Le droit savant insiste bien sur l’importance du serment que prête le témoin : « dictum testis sine iuramento nullius est momenti » (Bartole). Mais il n’y faut voir qu’une précaution pour assurer la sincérité de ses dires […]. Le témoignage est un officium publicum, une dignitas […]. Les listes d’incapacité, en grande partie reprises du droit romain, excluent en particulier ceux qui, dépendant de l’une des parties, seraient suspects de vouloir la favoriser. Le témoin ne doit faire état que de ce qu’il sait, que de sa connaissance acquise de visu, et l’on exclut fermement ce que l’on appelle le testis de auditu, c’est-à-dire celui qui ne fait que colporter de bruits incontrôlés. Aussi le témoin doit-il « reddere rationem sui dicti », et les procès-verbaux d’enquêtes notent qu’il a été « interrogatus quomodo scit » […]. Enfin ce n’est pas le nombre des témoins qui importe, mais leur qualité et la façon, soigneusement notée, dont ils témoignent.

1 J.-Ph. Lévy, Le problème de la preuve dans les droits savants du Moyen Age, in La preuve, II, Moyen Age et temps modernes, Bruxelles, Editions de la Librairie Encyclopédique, 1965 (« Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions », XVII), pp. 137 – 167 : 150 – 151. 2 Ibid., pp. 147 – 148.

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Tout cela aurait fait partie du processus de restauration et d’organisation des preuves romaines3, dès les premiers auteurs du XIIe siècle jusqu’à la construction d’une véritable hiérarchie des preuves, qui à son tour « se double d’une hiérarchie des procès : les affaires criminelles, en raison de leur gravité, exigeront une preuve plenissima ; les procès civils ordinaires pourront être tranchés par une probatio plena normale. La probatio semiplena pourrait à la rigueur servir à la solution des affaires sommaires »4 : L’ordre dans lequel les auteurs en traitent est généralement celui de la source qu’ils commentent : Code, Digeste ou Décrétales […]. Dès les premiers auteurs du XIIe siècle apparaît un premier classement, opposant la preuve proprement dite, probatio vera, legitima, à la présomption, appelée probatio ficta ou quasi probatio. Vers la fin du siècle une autre terminologie est employée, qui va l’emporter : la preuve est qualifiée probatio plena. Elle procure au juge une plena fides. La présomption au contraire n’entraîne qu’une semiplena fides ; elle, et divers autres moyens de même force, ne sont que des probationes semiplenae. L’idée qui se trouve à l’origine de cette expression est la suivante : deux témoins font pleine preuve ; donc un seul témoin n’en procure que la moitié. Par la suite, de nouvelles complications apparaîtront : on placera la notoriété au-dessus de la probatio plena, les simples indices au-dessous de la semiplena, tandis que certains auteurs parleront de « probationes plus quam semiplenae », « minus quam semiplenae », de « quasi praesumptio » et de « praesumptio semiplena ». Ces subtilités toutefois ne se généraliseront pas. Ces « subtilités », et cette « technique à l’excès », ont donné toutefois au Moyen Age et au droit savant une étrange configuration, ou, comme B. Durand a observé dans la note méthodologique rédigée en vue de notre Colloque, une « image trop caricaturale » : l’image « d’un Moyen-Âge qui serait exclusivement ‹ légaliste › alors que le système des preuves légales est lui-même, en doctrine ou en pratique, fortement nuancé »5. 3 Voire les excellentes essais de G. Pugliese, La preuve dans le procès romain de l’époque classique, et de G. G. Archi, Les preuves dans le droit du Bas-Empire, in La preuve, I, Antiquité, Bruxelles, Editions de la Librairie Encyclopédique, 1964 (« Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions », XVI), pp. 277 – 348 et 389 – 414 ; voire aussi le rapport de synthèse de R. Feenstra, La preuve dans la civilisation romaine, dans le même volume, pp. 635 – 661. 4 J.-Ph. Lévy, Le problème de la preuve dans les droits savants du Moyen Age, cit., p. 149. 5 Voire encore, à ce propos, J.-Ph. Lévy, Le problème de la preuve dans les droits savants du Moyen Age, cit., qui écrit (p. 137) : « L’édification, et l’introduction progressive dans la pratique, du système des preuves du droit savant, en plein Moyen Age, est l’un des événements les plus importants de l’histoire de la procédure civile et pénale, et probablement de toute l’histoire juridique de l’Occident », et qui ajoute en concluant (p. 166): « Si l’on veut qualifier l’œuvre du droit savant en matière de preuves, on peut utiliser trois adjectifs : le droit savant est légaliste, il est scolastique, il est rationnel (pour ne pas dire rationaliste). Il est légaliste puisqu’il a édifié un strict système de preuves légales, sans le mot, et qu’il a abondamment légiféré sur toutes les questions de preuves, et la doctrine n’a fait que compléter et prolonger cette réglementation. Conformément aux habitudes de la Scolastique médiévale, les preuves

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Je suis d’accord avec Bernard Durand, lorsqu’il affirme que même au Moyen Age « le jeu du doute et de la conviction, non seulement s’appuie sur des modes de preuve différents […], mais encore hésite entre différents modes ». La doctrine de la preuve par témoins, enseignée par les juristes du droit commun classique, hésite elle aussi entre doute et certitude, entre logique et persuasion, et nous montre que, dans ce domaine, la séparation du système des preuves légales de celui de l’intime conviction « masque la complexité du sujet »6. Je voudrais rappeler ici Alessandro Giuliani, le juriste italien qui a abordé longuement le problème de la preuve du point de vue philosophique, historique et comparatif, dans des livres et des essais, toujours très pertinents. Giuliani à écrit sur la théorie de la preuve et sur l’apport de l’ordo iudiciarius à la logique de la controverse, en montrant que c’est justement la preuve le terrain où nous pouvons mieux observer ce « jeu du doute et de la conviction », de la logique et de la rhétorique : « Les discussions sur la preuve – écrit-il, en rappelant une dispute entre Norberto Bobbio et Chaïm Perelman – dans le domaine juridique ont montré que nous sommes confrontés à un conflit de compétence entre la logique et la rhétorique, et que les critères pour la résolution de ce conflit ne sont pas suffisamment claires. Ce conflit de compétence nous semble un point très fructueux de départ d’une recherche relative à la notion de preuve, afin de reconstruire et de déterminer les retombées de ce conflit sur la logique de la preuve en droit »7. ont été réparties en un certain nombre de degrés, avec des subdivisions. Cet esprit de classification systématique a paru par la suite inacceptable. Il porte la marque de son époque et de la formation de ses auteurs. Il est enfin rationnel sinon rationaliste puisqu’il donne la préférence à la raison sur la révélation (fait d’autant plus remarquable que des hommes d’Eglise ont pris une part essentielle à son élaboration) et à la sensation sur la raison elle-même « quia nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » : d’où la place qu’il donne au notoire et, de l’autre côté, le rejet des moyens irrationnels comme les ordalies […]. L’adoption du régime des preuves romaines et canoniques est donc une vraie révolution et le point de départ d’un nouvel essor du droit ». Bien entendu, presque chaque proposition de ce schéma interprétatif peut être très facilement bouleversée à la lumière des recherches et des débats des dernières années. Voir, pour les racines scripturaires et théologiques de la procédure en droit savant, C. Natalini, Bonus iudex, iustum iudicium. Esperienze giuridiche sulla corruzione del giudice nei secoli XII–XIII, « Studi Senesi », CXIX (III Serie, LVI) 2007, pp. 61 – 118. 6 La « complexité du sujet » est bien expliquée dans le rapport de synthèse de R. C. van Caenegem, La preuve dans le droit du Moyen Age occidental, in La preuve, II, cit., pp. 691 – 753 ; il y a aussi, peut-être, une complexité majeure, c’est-à-dire la complexité du rapport entre logique et rhétorique, ainsi qu’entre éthique et politique, droit et théologie, dans la tradition savante. Voir à ce propos D. Quaglioni, À une déesse inconnue. La conception prémoderne de la justice. Préface et traduction de l’italien par M.-D. Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003. 7 A. Giuliani, Il concetto classico di prova : la prova come « argumentum », in La preuve, I, cit., pp. 357 – 388. Voir sur l’œuvre de Giuliani (qui a malheureusement disparu en 1997) le beau portrait dessiné par N. Picardi, Alessandro Giuliani : in memoriam. L’uomo il cittadino, il maestro, avec la Bibliografia di Alessandro Giuliani, éd. par N. Picardi, A.O. Comez et F. Treggiari, tous les deux dans le volume Per Alessandro Giuliani, éd. par F. Treggiari, Pérouse, Università degli Studi di Perugia – Facoltà di Giurisprudenza, 1999, Appendice, pp. 115 – 121 et 125 – 139 (n. 65, p. 128 pour l’article rappelé ici). Voir aussi les mêmes textes in Diritto e

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Giuliani entendait principalement attirer l’attention sur l’existence d’un concept de preuve, développé par la rhétorique en étroite relation avec les problèmes et les techniques du procès grec, et destiné à exercer une influence durable sur la conduite de la science du procès en Occident. Il appelait « classique » ce concept, afin de faire la différence et marquer le contraste avec le concept « moderne », développé entre le XVIIIe et XIXe siècles par rapport au concept de science8. « Classique – écrivait-il – est la conception de la preuve comme ‹ argumentum › ; et sa formulation la plus mature est celle que Cicéron nous a donné dans ses Topiques [2, 8] : ‹ argumentum est ratio, quae rei dubiae faciat fidem › »9. A propos de cette définition, Giuliani écrit que « a) la preuve apparaît surtout dans son aspect logique d’argumentation, de ratio ; b) son domaine est celui du doute, du probable, non pas celui de l’évidence : sa caractéristique principale est le lien étroit avec le jugement, en conséquence des « implications logiques du concept de preuve »10. Pour Giuliani, « la reconstruction du concept classique de preuve n’a pas uniquement une valeur du point de vue philologique », puisqu’il faut rappeler que ce concept appartient aussi au procès justinianéen et qu’il est « enraciné dans la science européenne du procès grâce à la médiation des juristes médiévaux du XIIe et XIIIe siècles »11. Avec cette définition pénétra en Occident « une véritable logique de l’argumentation, transportée et adaptée aux exigences du procès médiéval »12. La définition cicéronienne, et plus encore la conception « classique » de la preuve comme « argumentum », ont exercé sans doute « une influence durable » sur le développement de la science de l’ordo iudiciorum et du procès en Occident. Au Moyen Age nous la retrouvons dans la définition qui accompagne les premiers Glossateurs dans la lecture des textes du Corpus du droit civil de Justinien. Accurse, dans la première moitié du XIIIe siècle13, nous en donne le meilleur exemple, en

processo. Studi in memoria di Alessandro Giuliani, éd. par N. Picardi, B. Sassani et F. Treggiari, I, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2001 (« Università degli Studi di Perugia – Pubblicazioni della Facoltà di Giurisprudenza »), pp. XVII–XXIII et XXV–XXXIX. 8 Giuliani avait déjà publié en 1961 son livre le plus important, Il concetto di prova. Contributo alla logica giuridica (réimpr. Milan, Giuffrè, 1971), et il était en train de publier La controversia. Contributo alla logica giuridica, Pavie, Università degli Studi, 1966 (« Studi nelle scienze giuridiche e sociali », 39). Giuliani alla développer ces thèmes dans l’article Prova (logica giuridica), in Enciclopedia del diritto, XXXVIII, Milan, Giuffrè, 1988, pp. 518 – 578, et dans l’essai Dalla ‹ litis contestatio › al ‹ pleading-system ›. (Riflessioni sui fondamenti del processo comune europeo), in L’educazione giuridica, VI, Modelli storici della procedura continentale, 2, Dall’ordo iudiciarius al codice di procedura, éd. par A. Giuliani et N. Picardi, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1994, pp. 205 – 219. 9 A. Giuliani, Il concetto classico di prova : la prova come « argumentum », cit., p. 358. 10 Ibid., p. 359. 11 Ibid., p. 360. 12 Ibidem. 13 Voire P. Fiorelli, Accorso, in Dizionario biografico degli Italiani, I, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1960, pp. 116 – 121.

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écrivant, au principe de son apparat aux titres de probationibus du Digeste (D. 22, 3) et du Code de Justinien (C. 4, 19)14 : In praedictis et infra dicendis, opus est probationibus : et ideo de his ponit. Et est probatio rei dubiae per argumenta ostensio. Et dicitur secundum P. a probe, adverbio probe enim agit, qui probat quod intendit.

Probo a probe : il s’agit donc, pour ainsi dire, d’une théorie du probable éthiquement orientée. Son maître, le glossateur Azon15, le compilateur de la célèbre Summa Codicis, au début du XIIIe siècle avait déjà fixé cette définition dans la rubrique De probationibus, en écrivant : « Quia in causis, que˛ instituuntur per actiones, de quibus dictum est, et per actiones, de quibus est dicendum, opus est de probationibus : audiamus de probationibus. Videndum ergo quid sit probatio, quis debeat probare, et cui, et quod debeat probari, et quando, et qualiter ». Et tout de suite écrit-il encore : « Et quidem probatio est rei dubiae per argumenta ostensio. Et forte (ut ait P.) dicitur probe, adverbio : probe enim agit, qui probat »16. C’était le premier essai d’une exposition organique du thème de la preuve et en même temps une sorte d’introduction au thème de la preuve par témoins, c’est-àdire de l’objet de la rubrique suivante De testibus. Par conséquent la définition de la preuve a une fonction d’ouverture générale au développement d’un discours sur la procédure judiciaire et sur les deux principaux moyens de preuve, mortuae vocis (c’est-à-dire par documents, per instrumenta) et vivae vocis (c’est-à-dire per testes, par témoins et par leur voix vivante)17 : Dictum est supra de proba. in genere – écrit-il dans la rubrique De testibus –, sequitur videre per species : et quia validior est viva vox, quam mortua, ut in Auth. colla. 6. de instrumentorum cau. §. si vero tale [Auth., Coll. VI, 2, 3 = Nov. LXXIII]. vel quia quod in scriptis redigitur primo coram testibus proponitur, ideo de testibus videamus, de quibus nobis hoc ordine erit dicendum, ut primo videamus a quibus debeant produci, et qui possint produci, et qualiter sint producendi, quid producti testes debeant observare, et quot necessarii, et quod sit testium officium, et quis sit effectus testimoniorum.

Nous pouvons lire presque les mêmes choses dans la rubrique parallèle De testibus, dans la Summa Authenticorum, où Azon écrit : « Quia dixi supra de instrumentorum fide, quae est probatio mortuae vocis, nunc dicit de ea, quae fit viva voce. Vel aliter, quia usus testium est necessarius et utilis, infra eodem, in prin. [Auth., Coll. VII, 2, pr. = Nov. XC] et ff. eo. l. 1. [D. 22, 5, 1] et corrumpuntur aut precio, vel precibus, ut veritatem deleant, ut infra eo. circa princ. ideo de testibus dicit. Est ergo intentio huius constitutionis circa quatuor principaliter. Primum, qui 14 Rubr. ad tit. de probationibus, C. 4, 19, in Codicis D. Iustiniani ex repetita praelectione libri novem priores, Lugduni, 1575, col. 581. 15 Voire P. Fiorelli, Azzone, in Dizionario biografico degli Italiani, IV, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1962, pp. 774 – 781. 16 Summa Azonis, Venetiis, Apud Gasparem Bindonum, 1584, In IIII. Librum Codicis, Rub. De probationibus [C. 4, 19], col. 315. 17 Ibid., Rub. De testibus [C. 4, 20], col. 320.

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testes sunt admittendi, vel non. Secundo quot. Tertio quando. Quarto qualiter producantur »18. Cette doctrine scolastique, presque toujours élaborée d’une façon casuistique, était destinée à s’imprimer longtemps dans la culture juridique et même dans la forma mentis des juristes médiévaux : il suffit de voir, entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe, le Speculum iuris de Guillaume Durand19, ou, dans le domaine de la naissante doctrine criminalistique des practici, le Tractatus maleficiorum d’Alberto Gandino20, qui n’a pas une rubrique de probationibus, mais qui nous donne la première analyse des inditia indubitata et des présomptions comme moyens de preuve dans le droit criminel21. Toutefois le traité de Gandino, au contraire de l’œuvre de Guillaume Durand, n’est jamais rappelé par les grands maîtres de l’utrumque ius du XIVe siècle. Les premiers dictionnaires juridiques enregistrent tout cela. C’est le cas du Dictionarium utriusque iuris d’Alberico da Rosciate, rédigé à la moitié du XIVe siècle, où l’avocat et juriste de Bergame, en citant les sedes materiae, C. 4, 19 et D. 22, 4, son commentaire au Digeste, la Somme d’Azon et le Speculum de Guillaume Durand, écrit : « Probatio est rei dubiae per argumen. ostensio. C. de proba. [C. 4, 19] super gl. rubricae. Et vide quod ibi dixi. ff. de proba. [D. 22, 3] super rubrica […]. Probatio. vide supra proxi. et per Azo. et alios summistas. et Spe. titu. de proba. »22. À la moitié du XIVe siècle, la conception « classique » de la preuve et la formule que les Glossateurs ont fixées dans leur tradition scolastique semblent désormais patrimoine commun de la culture juridique. Il faut que Bartole, lui aussi à la moitié du XIVe siècle, commence à exercer sa critique radicale des aboutissements de la 18

Ibid., In septimam Collationem, Rub. De testibus [Auth. VII, 2 = Nov. XC], col. 1268. Voire F. Roumy, Durand (Durant, Durandi) Guillaume, l’Ancien, in Dictionnaire historique des juristes français (XIIe-XXe siècle). Sous la direction de P. Arabeyre, J.-L. Halperin et J. Krynen, Paris, PUF, 2007, pp. 290 – 292. Cf. Speculi prima pars. Accessere additiones Ioan. Andr. Baldi, ac Henrici Ferrandat. Iurisprudentiae candidatis apprime utiles, Lugduni, 1561, De teste, foll. 108v–131v ; Speculi secunda pars…, Lugduni, 1561, De probationibus, foll. 102r–106v. 20 Voire D. Quaglioni, Gandino Alberto, in Dizionario biografico degli Italiani, LII, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1999, pp. 620 – 624. Voire aussi Id., Alberto Gandino e le origini della trattatistica penale, «Materiali per una storia della cultura giuridica», XXIX (1999), pp. 49 – 63. 21 Tractatus de maleficiis, Rubr. de presumptionibus et indiciis indubitatis, ex quibus condemnatio potest sequi, in H. Kantorowicz, Albertus de Gandino und das Strafrecht der Scholastik, II, Die Theorie. Kritische Ausgabe des Tractatus de Maleficiis nebst textkritischer Einleitung, Berlin et Lipsie, De Gruyter, 1926 (réimpr. 1981), pp. 90 – 98. 22 Alberici a Rosate Dictionarium utriusque iuris, Venetiis, 1581, ad v. Probatio, c.n.n. Voire L. Prosdocimi, Alberico da Rosate, in Dizionario biografico degli Italiani, I, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1960, pp. 656 – 657. Voire aussi, pour d’autre bibliographie sur Alberico da Rosciate et pour le mot Arguitur de son dictionnaire juridique comme « un véritable petit traité sur l’argumentation », E. Cortese, Il diritto nella storia medievale, II, Il Basso Medioevo, Rome, Il Cigno Galileo Galilei, 1995, p. 152. 19

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Glose, afin que nous puissions apercevoir des nouveautés significatives dans le domaine de la théorie de la preuve et en particulier dans le domaine de la preuve par témoins23. C’est justement Bartole, qui dans sa Lecture sur la première partie du Code, et en particulier dans son commentaire sur le titre de probationibus (C. 4, 19), accueille la formule de la Glose, « probatio est rei dubiae per argumentum ostensio », en expliquant qu’il y a ‹ ostension › lorsque l’esprit du juge est amené à croire, mais il ajoute aussi que le mot « argumentum » n’est pas référé uniquement aux explications logiques (aux ‹ mots et raisons syllogistiques ›), mais aussi aux témoins et aux documents : « Quaerit gl. Quid est probatio ? Et respondet, quod est rei dubie˛ per argumenta ostensio. Et adverte, ostensio ista dicitur fieri quando animus iudicis ad fidem et credulitatem deducitur […]. Item quod dicit argumenta, non intelligas de argumentis tantum, et rationibus sillogisticis, sed etiam de testib. Et instrumentis, ad inducendum iudicem ad fidem, ut per totum hunc titulum, et seq. Que˛rit gl. Unde dicitur probatio. Et dicitur a verbo probo »24. Par conséquent, dans sa Lecture sur la seconde partie du Digeste Vieux, en commentant la loi si duo patroni, §. item Iulianus, ff. de iureiurando (D. 12, 2, 13, § 2), Bartole écrit que le mot preuve implique tous les moyens de preuve : « Probatio enim includit, omnem modum probandi scilicet per testes, instrumenta, et confessionem, et sic tene menti »25. La doctrine de la preuve dans l’œuvre de Bartole n’a pas trouvé encore un interprète qui ait su essayer de réduire en unité la variété et la complexité des interventions du juriste sur ce thème : gloses, commentaires (en particulier les commentaires sur les titres de iureiurando, de probationibus et de probationibus et praesumptionibus, de testibus du Digeste et du Code de Justinien), mais aussi plusieurs consilia, quaestiones et tractatus que la tradition lui a attribué26. Il s’agit d’une doctrine qui, en faisant la synthèse des œuvres des grands interprètes du XIIIe 23 Voire F. Calasso, Bartolo da Sassoferrato, in Dizionario biografico degli Italiani, VI, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1964, pp. 640 – 669. Voire aussi les nombreuses contributions parues dans les deux volumes des Actes des célébrations centenaires: Bartolo da Sassoferrato. Studi e documenti per il VI centenario, Milan, Giuffrè, 1962. Pour la pensée de Bartole autour du juge et de son responsabilité voire D. Quaglioni, L’officiale in Bartolo, in L’educazione giuridica, IV, Il pubblico funzionario: modelli storici e comparativi, 1, Profili storici, éd. par A. Giuliani et N. Picardi, Pérouse, Università degli Studi, 1981, pp. 143 – 187; sur sa pensée politique cf. Id., Politica e diritto nel Trecento italiano. Il ‹ De tyranno › di Bartolo da Sassoferrato (1314 – 1357). Con l’edizione critica dei trattati ‹ De Guelphis et Gebellinis ›, ‹ De regimine civitatis › e ‹ De tyranno ›, Florence, Olschki, 1983 («Il pensiero politico – Biblioteca», 11). 24 In tit. C. de probationibus [C. 4, 19, 1], Rubr., nn. 1 – 3, in Bartolus a Saxoferrato, In Primam Codicis partem, Venetiis, Apud Iuntas, 1570, fol. 132r. 25 In l. si duo patroni, §. item Iulianus, ff. de iureiurando [D. 12, 2, 13, § 2], n. 3, in Bartolus a Saxoferrato, In secundam Digesti veteris Partem, Venetiis, Apud Iuntas, 1570, fol. 27v. 26 Sur lè problème de l’attribution à Bartole des œuvres d’autres juristes et sur le phénomène du ‹ bartolisme ›, voire F. Calasso, Bartolismo, in Enciclopedia del diritto, V, Milan, Giuffrè, 1959, pp. 71 – 74.

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siècles, comme justement Accurse, Innocent IV ou Guillaume Durand (Bartole les appelle « maiores nostri »), toutefois ouvre un panorama nouveau sur l’effort de la science juridique pour donner scientificité au procès sur une nouvelle base logique, philosophique et théologique. La civilis sapientia, le droit savant au sommet de son développement, même lorsqu’on affirme avec Bartole sa supériorité par-dessus des autres sciences, a presque perdu son autosuffisance27. Un document exceptionnel de ce processus intellectuel et doctrinal, c’est le Tractatus ou Liber testimoniorum, le traité (dans le sens médiéval d’un ensemble de quaestiones sur le même sujet) sur le témoignage et la preuve par témoins, que Bartole laissât inachevé à sa mort, en 135728. Le traité de Bartole s’écarte du chemin parcouru jusque là par la doctrine juridique, parce que l’objet de sa discussion n’est pas l’ensemble des question techniques sur l’admissibilité et la qualité des témoins, ni sur leur crédibilité en raison de leur status (ces questions étaient justement déjà résolues par la doctrine des « maiores »), mais sur leur capacité de convaincre le juge, sur l’évaluation du témoignage du point de vue de son intrinsèque possibilité de supplere in facto et donc de donner au juge la preuve (facere fidem iudici). Bartole prend pour base de son enquête le principe de la libre appréciation des preuves, établi dans le titre de testibus du Digeste, et donc il rappelle que l’autorité qu’il fallait accorder à chaque témoignage était librement déterminée par le juge, puisque dit la loi (D. 22, 5, 3, § 1) : Tu magis scire potes, quanta fides habenda sit testibus29 : Testimoniorum usus frequens et necessarius est [D 25, 1, 1] et circa personas, modum producendi, cogendi, iurandi, examinandi, publicandi multa dubia oriuntur, ad que 27 Voire sur ce thème D. Quaglioni, Autosufficienza e primato del diritto nell’educazione giuridica preumanistica, in Sapere e/è potere. Discipline, Dispute e Professioni nell’Università Medievale e Moderna. Il caso bolognese a confronto, II, Verso un nuovo sistema del sapere, éd. par A. Cristiani, Bologne, Istituto per la storia di Bologna, 1990, pp. 125 – 134. 28 Sur ce texte j’avais déjà attiré l’attention dans mon exposé sur droit et théologie chez Bartole (« Regnativa prudentia ». Diritto e teologia nel « Tractatus testimoniorum » bartoliano), présenté à la Table Ronde Théologie et Droit dans la science politique de l’État moderne (Rome, École française de Rome, 12 – 14 Novembre 1987), dont les Actes ont été publiés en 1992 dans la « Collection de l’Ecole française de Rome », 147 (on peut le lire aux pp. 155 – 170 ; mais j’avais aussi réélaboré cet essai dans mon livre « Civilis sapientia ». Dottrine giuridiche e dottrine politiche fra medioevo ed età moderna. Saggi per la storia del pensiero giuridico moderno, Rimini, Maggioli, 1989, pp. 107 – 125). En 2003 Susanne Lepsius, une élève de mon ami et collègue Gerhard Dilcher, a donné en deux volumes une édition critique du traité de Bartole, avec un très large examen de son corpus de doctrines sur le témoignage : S. Lepsius, Der Richter und die Zeugen. Eine Untersuchung anhand des Tractatus testimoniorum des Bartolus von Sassoferrato. Mit Edition, et Id., Von Zweifeln zur Überzeugung. Der Zeugenbeweis im gelehrten Recht ausgehend von der Abhandlung des Bartolus von Sassoferrato, Francfort, V. Klostermann, 2003 (« Studien zur europäischen Rechtsgeschichte », 158 et 160). 29 Liber testimoniorum, pr. e § 1, in S. Lepsius, Der Richter und die Zeugen. Eine Untersuchung anhand des Tractatus testimoniorum des Bartolus von Sassoferrato. Mit Edition, cit., pp. 233 – 234.

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declaranda presens opusculum non intendit. Postquam vero discussa sunt ad dicta testium litigantes veniunt et an dicta sufficientia sint ad probandum id quod intenditur disputationem vertunt […]. Propter que veritas sepe subvertitur, scandala oriuntur. Super hiis viri scolastici et etiam causidici remanent sitientes, quibus obviare cupit scribentis intentio […]. Testium dicta an probent, princeps certa lege non tradidit, sed ius dicenti in hec verba rescripsit : Tu magis scire debes, ut in ff. de testi. l. iii § ideoque divus [D. 22, 5, 3, § 1] quanta fides habenda sit testibus, qui et cuius dignitatis et cuius extimationis sint, et qui simpliciter visi sint dicere…

À mon avis il faut souligner l’interprétation bartolienne du mot « simpliciter », parce que le juriste rejette toute conception du témoignage comme d’un simple instrument, en doutant que la tâche du témoin soit toujours et simplement celle de rendre la perception sensible d’un fait que le juge ne peut pas connaître par soimême, par ce qu’au témoin on demande de déclarer la causa scientiae, c’est-à-dire la complexité des circonstances qui lui permettent de communiquer au juge la vérité du fait : « Testis causam sui testimonii faciat manifestam Imperator noster constituit […]. Hic manifeste docemur, quod qui causam sufficientem dicti non reddit, non simpliciter, sed malitiose loquitur vel loquitur sine plica ea simplicitate, que incidit stultitiam, que est legibus inimica. Qui vero causam sufficientem assignat, hic simpliciter hoc est pure et sine plica visus est loqui. Que simplicitas legibus est amica »30. Ainsi la discussion sur la causa scientiae permet à Bartole de donner plusieurs avis sur la nécessité d’évaluer les opérations intellectuelles du témoin, par exemple lorsqu’il est requis de rendre son témoignage sur la proprieté ou sur la valeur d’un domaine, ou de vita et moribus. Si le témoin dit : scio quia scio, « je sais parce que je sais », son témoignage ne vaut rien ; mais s’il témoigne sur le dominium, la causa exprimée dans les limites des perceptions sensibles ne suffira pas. Bartole soumet à critique le principe d’origine aristotélicienne qui veut que témoigner, c’est communiquer ses perceptions sensibles, et qui est à la base de l’exclusion de l’inférence du témoin, parce que permettre l’inférence au témoin, c’est lui permettre de se substituer au juge31. Et Bartole surenchérit en soulignant que la limitation du témoignage au fait qu’on peut percevoir c’est le droit en vigueur (« hoc iure utimur »)32 : Testes causam sui dicti reddere debent per id, quod aliquo corporis sensu percipitur, quia secundum naturam nil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu […]. Testis dixit aliquem esse dominum rei et causam non addit, quoniam nec interrogatus fuit. An eo dicto stetur ? Responsum est […] non esse standum. Quod enim traditum est valere dictum sine causa cum non interrogatur, in hiis receptum est, que aliquo sensu corporis percipiantur, ut dictum est. Dominium autem magis ab hominis ratione iudicatur quam 30

Ibid., § 2, p. 235. Cf. A. Giuliani, Il concetto di prova. Contributo alla logica giuridica, cit., pp. 181 – 182. 32 Liber testimoniorum, §§ 4 – 6, éd. S. Lepsius, cit., pp. 236 – 238.

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Diego Quaglioni sensu percipiatur. Hoc autem ad iudicem pertinet, non ad testem. Idem dicendum, si testis dixerit aliquem ebriosum vel iracundum et causam non adiecerit, cum etiam hoc sensu non percipiatur et hoc iure utimur. Sed hec contraria videntur hiis, que constituta sunt ut l. Testium Cod. e. [C. 4, 20, 3] numerationem pecunie posse probari per testes, qui viderunt. Solum enim color videtur, an autem sit pecunia vel aliud et an sit aurea vel argentea, iudicat intellectus et similiter per auditum solum vox auditur, significatio autem intellectu percipitur. Sensus enim corporis in maioribus et infantibus est nobis et brutis, illi tamen non testificantur, quoniam carent iudicio. Per aliud ergo quam per id, quod sensu percipitur, ratio reddi debet […]. Et ut hec evidentius declarentur, considerari oportet quod res quedam sensu percipiuntur, et ex hiis cum magno discursu per intellectum aliquid iudicatur, ut quem esse dominum. Nam quia vidi titulum, vidi legitimo tempore possidere, ex hiis concludo dominum esse: per modum enim cuiusdam sillogismi ad notitiam huius deducimur, et hec sunt que dicta non sufficiunt, nisi causa reddatur, per premissa que sensu percipiuntur. Quedam vero solo sensu absque discursu aliquo vel saltim cum modico percipit intellectus, ut quem possidere; et loquor de ea possessione, que facti est, quem numerare pecuniam, quem ambulare et similia. Et in hiis dictum sufficit, cum non interrogatur de causa.

Bien entendu, la doctrine de Bartole, ainsi que celle de ses prédécesseurs, vise à limiter l’arbitraire du juge, et pour ainsi dire a gouverner par science la conduite du juge dans le procès. Mais en même temps le Tractatus ou Liber testimoniorum dépasse longuement les conceptions et les formules héritées de la tradition, non seulement parce qu’il applique à la preuve par témoins les catégories aristotéliciennes (c’est l’inventio dont parle son élève Balde, vingt ans après, en s’éloignant de la doctrine de son maître parce qu’elle était trop difficile)33, mais surtout parce qu’il lie au principe de limitation du témoignage le fait qu’on peut percevoir un sens nouveau : « Dicebam hoc », écrit Bartole en rappelant son commentaire à l. nec supina, ff. de iuris et facti ignorantia (D. 22, 6, 6), « quod dicitur sensu corporis percipi, latius adsumendum, scilicet id quod per sensum ita in communem hominum notitiam deducitur, quod illud ignorare in supinam ignorantiam caderet,

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In l. edita actio, C. de edendo (C. 2, 1, 3), nn. 117 – 118, in Baldi Ubaldi Perusini Iurisconsulti In Primum, Secundum, et Tertium Cod. Lib. Com., Venetiis, 1599, fol. 97v : « De quo plene et subtiliter no. ff. de legib. l. de quib. [D. 1, 3, 32] in repetitione mea, ubi tractavi de forma redditionis causae a testib. secundum singula praedicamenta. Et fuit inventio Bar. de Saxofer. praeceptoris mei illustris ; qui illum tractatum morte praeventus reliquerat incompletum, quia ultra etiam quam Legistis expediat, cum intellectu volaverat ad ea, quae non possunt intelligi, ergo nec probari, nisi per summos viros, qui cognoscunt genus et differentias : sicut sunt vitia tacita, et virtutes quae etiam generantur ex actibus… ». Pour l’application des catégories aristotéliciennes à la preuve par témoins chez Bartole, voire Liber testimoniorum, n. 20, éd. S. Lepsius, cit., pp. 244 – 245 : « Post tractatum universalium pertinentium ad testium dicta est ad particularia descendendum. Omnis autem res super qua testis potest interrogari aut est res aliqua in actu aut in potentia ad esse. Item eorum, que sunt in actu, aut est res aliqua in intentione aut res aliqua extra intentionem. Item eorum, que extra sunt, aut est substantia aut quantitas aut qualitas aut relatio aut actio aut passio aut locus aut tempus aut situs aut habitus. Aut est aliquid compositum ex predictis vel aliquibus predictorum ».

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et ita sensuerunt, qui dictam doctrinam primitus tradiderunt »34. Bartole est déjà loin d’une vision « statistique » des preuves, et s’il n’est pas déjà projeté vers un système d’intime conviction, il est projeté vers les origines de la doctrine du procès (vers les juristes « qui dictam doctrinam primitus tradiderunt »), peut-être avec l’intention de rééquilibrer un modèle de procès désormais trop ‹ asymmétrique ›35. Cette évolution est évidente dans les Consilia, par exemple dans le consilium I, CX, inc. « Quidam Massiolus accusatus extitit per Andream », où Bartole conclut en faveur de l’accusé en soutenant la preuve constituée par deux témoins oculaires qui disent que Massiolus a blessé Andreas « ad sui defensionem », en légitime défense36 : Quidam Massiolus accusatus extitit per Andream, quod ipsum Andream percusserat cum quodam cultello ter in capite cum sanguinis effusione. modo praedictus Massiolus confessus est in iudicio praedicta fecisse ad sui defensionem, deinde examinati sunt testes quatuor super praedictis, quorum duo dixerunt simpliciter, et absolute, quod dictus Massiolus praedicta vulnera dicto Andreae intulerat non adiecta qualitate, quod ad sui defensionem. alij duo testificantur praefatum Massiolum praedicta vulnera praedicto Andreae intulisse adiecta qualitate, scilicet ad sui defensionem. interrogati quomodo sciunt dicunt, quia vidimus. Modo quaeritur, an venient absolvendus, vel condemnandus ac si probatum non esset, quod ad sui defensionem fecerit. Et videtur primo quod debeat condemnari, quasi non sit probatum, quod ad sui defensionem fecerit. nam testis debet deponere de his, quae vidit, vel sensu percepit, sed quid fieri ad defensionem non percipitur sensu, sed magis iudicio intellectus, ergo reddere causan, scilicet quia vidit, non est bona ratio. et testis non probat, ut no. Inn. in c. cum causam. extra, de test [c. 37, X, ii, 20]. Ad quod respondetur, quaedam sunt, quae non possunt percipi sensu, nisi per causas valde remotas, ut puta, quod aliquis sit dominus, et tunc est necesse, quod viderit eum acquirere dominium titu. et possidere longo tempore, et sic in his est necesse, quod reddatur causa de his, quae percipiuntur sensu expresse, et limitate, ut no. Inno. in d.c. [c. 37, X, ii, 20]. Quaedam sunt, quae percipiuntur sensu per causas propinquas, et immediatas, et in his sufficit, quod testis reddat causam per sensum, licet particulariter non exprimat ea, quae percepit per sensum. Exemplum, si testis vult probare vinum esse boni saporis, sufficit, quod reddendo causam dicat, quia gustavit, ut no. Inn. in d.c. cum causam [c. 37, X, ii, 20]. et per Iaco. de Are. in l. 2. §. idem Labeo. ff. de aqua pluvia arcen. [D. 39, 3, 2, § 7] et per 34

Liber testimoniorum, § 5, éd. S. Lepsius, cit., p. 237. Cf. In l. nec supina, ff. de iuris et facti ignorantia [D. 22, 6, 6], in Bartolus a Saxoferrato, In secundam Digesti veteris Partem, cit., fol. 142v. 35 Pour cette formulation voire A. Giuliani, Ordine isonomico ed ordine asimmetrico: «nuova retorica» e teoria del processo, «Sociologia del diritto», XIII (1986), pp. 81 – 90; et Id., L’‹ ordo iudiciarius › medioevale. (Riflessioni su un modello puro di ordine isonomico), «Rivista di diritto processuale», XLIII (II Serie), 1988, pp. 598 – 614. 36 Consilium I, CX, inc. « Quidam Massiolus accusatus extitit per Andream », n. 1, in Bartoli a Saxoferrato, Omnium Iuris Interpretum Antesignani Consilia, Quaestiones, et Tractatus, Venetiis, 1596, fol. 28r.

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Diego Quaglioni Cyn. C. de testib. l. testium [C. 4, 20, 18]. et tamen certum est, quod bonitas, et malitia saporis cognoscitur ex iudicio intellectus. tamen quia gustus est causa proxima illius iudicij, quia gustavit, dicimus talem testem plene probare. Ita igitur in proposito, licet enim facere ad sui defensionem sit aliquid, quod percipitur iudicio intellectus, tamen visus est proxima causa ipsius iudicij. nam ex eo, quod fieri vidit in rixa, cognoscit, an fecerit ad sui defensionem, vel non. ergo cum testis reddat causam sui dicti quia vidit, sufficit. Concluditur ergo, quod probatum est Massiolum ad sui defensionem fecisse. et sic debet absolvi ab accusatione praedicta, etc. Bar. de Saxof.

Et même dans les traités de la dernière période de son existence il y a des réflexions qui ont pour objet la preuve. C’est le cas du Tractatus de tyranno (probablement inachevée ainsi que le traité sur le témoignage, en 1357)37. C’est dans la dernière quaestio du traité sur la tyrannie, consacrée au tyran « tacite », c’est-à-dire occulte, que Bartole expose son concept de la preuve indirecte de ces faits que la tradition considère comme impossibles à prouver par moyens rationnels. C’est justement parmi le thème de la probatio impossibilis que Bartole arrive à démontrer qu’il y a des présomptions qui « satis ad fidem iudicem adducunt », par ce que « probare » c’est justement « facere fidem iudici »38 : Sed qualiter poterit hoc probari, cum talis sic velatus tyrannus per se non facit, in palatio raro intrat, sed suis scriptis et nunciis regimina obediunt ?

Respondeo : dura probatio est, cum quando fiunt predicta testes non vocentur. Et hoc considerans, decretalis in certo casu statuit probari potentiam alicuius per iuramentum, ut extra, de rescriptis, c. statutum, libro vi. [c. 11, VI, i, 3] Sed hoc non puto generale esse. Ibi enim iurans ex hoc solum iudicem consequitur. Ei autem contra quem iuratur nullum aliud preiudicium generatur; et ideo hoc puto aliter probandum. Sciendum est enim, quod licet quidam actus per se directo probari non possint, probantur tamen ut dixi in libro De alluvione, que licet videri non possit cum crescit, tamen ex eo quod factum est sequitur de necessitate quod flumen attulit. Item licet filii generatio non videatur, tamen pro plena probatione est, quod natus est in domo ex muliere coabitante cum viro, ut ff. de hiis qui sunt sui vel alieni iuris, l. filium [D. 1, 6, 6]. Cum enim probatio sit facere fidem iudici, ista satis ad fidem iudicem adducunt.

37 Voire les témoignages recueillies par D. Quaglioni, Politica e diritto nel Trecento italiano. Il « De tyranno » di Bartolo da Sassoferrato, cit., pp. 73 – 126. 38 Tractatus de tyranno, q. XII, éd. D. Quaglioni, cit., p. 210. La décrétale alléguée ici par Bartole permet au défendeur d’échapper à la compétence de la Cour par le serment dans les cas de suspicion légitime : « Sed et in duobus ultimis casibus, nisi impetrans de praedicto timore […], primo fidem iudici faciat saltem per proprium iuramentum, iudex ipse nullatenus in causa procedat » (c. 11, § 6, VI, i, 3].

Argomentare a Roma nel secolo XVII: Lo ‹ Stile legale › di Giambattista De Luca Di Aldo Mazzacane Il tema dell’argomentazione giuridica percorre la cultura europea fin dalle origini. È presente e vivo più che mai nei dibattiti contemporanei. Interessa giuristi, storici, epistemologi, e così via. Non si esaurisce tutto dentro il campo specialistico del diritto, ma ne chiama in causa numerosi altri. Alla metà del Novecento Chaïm Perelman lo prese tra gli oggetti principali di analisi per la costruzione delle sue teorie (peraltro, troppo spesso sfuggite all’attenzione dei giuristi). Qualche anno fa suscitò scalpore negli Stati Uniti un’intervista di Bryan A. Garner, un giurista assai noto, dedicata a illustrare in che modo, a suo avviso, dovessero scriversi i testi giudiziari e legali in genere. I suoi esempi oltrepassavano la stretta tecnica del diritto e consigliavano strategie espressive più variegate. Sempre negli Stati Uniti, il movimento di Law and Literature ha posto spesso al centro della sua attenzione il nesso tra l’« arte di persuadere » dei giuristi e le pratiche letterarie. Nel 2002 Bruno Latour, in un libro acutissimo, ma anche ironico e divertente, presentò i risultati di una ricerca, condotta con l’occhio del semiologo e dell’etnologo, sui passaggi effettivi attraverso i quali si sviluppano le argomentazioni e si giunge alla decisione nel Consiglio di Stato di Francia. Scoprì che il ragionamento tecnico è solo uno degli elementi in gioco. L’antichità greca prima, e poi la romana, collocarono l’argomentazione giuridica nell’ambito della retorica. Basti pensare, per i romani, a Cicerone e a Quintiliano. Nell’età classica del ius commune (sec. XIII e XIV) prevalse l’idea che l’argomentare in diritto equivalesse a dimostrare, e che pertanto dovesse modellarsi sui procedimenti assiomatici e deduttivi della dialettica, così come avveniva nella teologia e nella filosofia scolastica. Nel Rinascimento la questione si presentò ai giuristi in modo più problematico. Accanto al predominio dei modi neoaristotelici dei Commentatori, si fece strada il recupero, da parte dei giuristi di formazione umanistica, della retorica antica, e con essa della «mnemotecnica», l’arte di ricordare per poter esporre gli argomenti in modo ordinato ed efficace. I seguaci di Pierre de la Ramée, un filosofo ugonotto ucciso nella notte di san Bartolomeo, numerosi soprattutto in Germania, ne discussero tentando la strada di una mediazione fra dialettica e retorica. Il tema comunque era affrontato sempre in termini altamente teorici. All’opposto, nei vari trattatelli De optimo jurisconsulto della prima età moderna, che si occupavano delle virtù e dei costumi da osservare per essere un buon giurista

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(compreso il modo di vestirsi e nutrirsi, di condursi in pubblico e nella vita privata, di dividere la giornata tra lo studio e gli affari, ecc.), si accenna talvolta all’argomentazione, ma per lo più si danno consigli moraleggianti, per nulla o quasi paragonabili a ciò che chiameremmo oggi una teoria dell’argomentazione. Prevalse insomma una precettistica piuttosto ripetitiva, che tuttavia meriterebbe una indagine più approfondita, impossibile in questa sede. Prima che nell’Italia del Settecento esplodessero le polemiche ben esemplificate da Dei difetti della giurisprudenza (1742) di Ludovico Antonio Muratori e da Delle viziose maniere di difender le cause nel foro (1744) di Giuseppe Aurelio De Gennaro, lo scritto più lucido che io conosca, ispirato ad un vivo senso di concretezza e dedicato specificamente alla maniera di presentare persuasivamente le proprie ragioni in campo giuridico, è quello di Giambattista De Luca (1614 – 1683), intitolato Dello stile legale e pubblicato a Roma nel 1674. Come si addice ad uno scrittore dell’età barocca, il testo è fitto di metafore, spesso ardite, a volte assai colorite. Grazie alla sua diretta esperienza di avvocato, l’autore ci permette di gettare uno sguardo sul mondo dei tribunali di ancien régime. Un profilo suo, del suo ambiente e della cultura giuridica del suo tempo, è necessario per illuminare il quadro in cui l’opera nacque, i suoi tratti di novità e di vitalità.

I. Giambattista De Luca avvocato Giambattista De Luca era nato a Venosa, nel regno di Napoli, nell’estremo sud montuoso dell’Italia. Le sue origini erano del piccolo patriziato locale, ma riuscì a guadagnarsi il favore del principe Niccolò Ludovisi, di famiglia pontificia, che possedeva Venosa in feudo. Nel sistema di patronage delle società di antico regime era impossibile fare progressi (e denari), entrare nei circoli del potere, senza avere le protezioni appropriate. Fu soprattutto per il tramite del principe che il giovane provinciale poté entrare più tardi a Roma nella cerchia del papa Pamphili, Innocenzo X, cerchia alla quale fu poi tanto legato, da designare il cardinale Benedetto Pamphili come esecutore testamentario e da lasciargli in eredità la cospicua biblioteca ed i suoi manoscritti. Dal 1631 al 1635 compì gli studi giuridici a Napoli, ma sull’università espresse giudizi niente affatto benevoli. Erano fondati sulla consapevolezza di come volgessero ormai al tramonto la scienza giuridica legata alla stanca tradizione della scolastica tardo-medievale e la didattica corrispondente, modellata sul mos italicus iura docendi. Nelle opere della maturità ebbe occasione di ripetere spesso che a suo avviso nelle università si studiava un diritto non più aderente alla realtà degli ordinamenti, tanto che le materie più «alte» e più «nobili» in uso nel foro venivano trascurate. Per alcuni anni esercitò a Napoli l’avvocatura, frequentando i tribunali maggiori, che avevano un grande prestigio internazionale. Prese forma, frattanto, la sua cultura. Nella capitale del regno affiorava uno spirito nuovo, la «nuova scienza»

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galileiana e sperimentale, che si affermò negli anni a venire presso i circoli culturali di avanguardia, saldandosi con l’atomismo di Gassendi e con il razionalismo cartesiano. Se ne parlava nei circoli altolocati, dai quali De Luca era verosimilmente escluso: era pur sempre uno studente povero del duro Appennino. Ma dalle finestre delle accademie della Napoli spagnola, a differenza di Roma, dove si trasferì poco dopo, entrava un’aria afrancesada, ossia un’attenzione per tutto quanto venisse di Francia, che egli dové respirare. L’esperienza nei tribunali napoletani fu determinante. Attingendo alla migliore tradizione giuridica meridionale, feudistica e giurisdizionalistica, acquisì una competenza impareggiabile in queste materie. Entrò anche in rapporti con i più alti prelati della capitale e prese gli ordini minori: si pose così sotto il mantello della Chiesa cattolica, il sostegno più forte esistente per gli intellettuali nell’Italia della Controriforma. Si trasferì a Roma nel 1644, come auditore negli uffici del principe Ludovisi. Nel 1648 cominciò ad esercitare l’avvocatura in proprio e divenne in breve uno degli avvocati più celebri di tutta Italia. Sottolineò egli stesso, ritornandovi con la memoria, di aver affrontato «le migliori materie», e che avessero « qualche mistura del politico ». Di politica infatti si occupò intensamente. Nel corso degli anni, apprese sempre meglio a muoversi nel mondo difficile della Curia, dove gli interessi delle potenze si intrecciavano e si componevano con quelli di partiti e fazioni. Fu vicino al gruppo di cardinali e curiali detto lo « Squadrone volante » perché, tendenzialmente filospagnoli, non disdegnavano di spostare di volta in volta il loro appoggio secondo le convenienze. Stabilì anche legami con i vertici della Compagnia di Gesù, alla quale lo avvicinavano molti tratti della sua visione scientifica e religiosa, e partecipò attivamente all’accademia creata da Cristina di Svezia. La sua attività principale fu comunque l’avvocatura. Nel suo «studio» era riunita una biblioteca ricchissima e vi lavoravano numerosi collaboratori. Ciò spiega la mole impressionante delle scritture, edite e inedite, uscite sotto la sua firma. Nella generale decadenza delle università seicentesche, le grandi corti di giustizia e gli studi professionali dei grandi avvocati erano divenuti i centri principali della cultura giuridica. Scarso peso avevano ormai i professori, i puri «leggenti» senza esperienza dell’amministrazione e del foro, incapaci di legare la «teorica» con la «pratica». L’alto concetto che aveva dell’avvocatura lo spingeva però a polemizzare altrettanto duramente con i meri pratici, i «paglietti», come scriveva con un colorito meridionalismo in uso quasi fino ad oggi. In tutti gli scritti denunciò ripetutamente il grande «disordine dei tempi nostri»: si trascurava lo studio scientifico del diritto, non si approfondivano concetti e termini, ma ci si accontentava di servirsi superficialmente di repertori, ripetendone le formule come « pappagalli », o come « musicisti che suonino a orecchio », senza conoscere le note e le regole musicali. Si ricopiavano frasi pescate qua e là con un lavoro « tutto di schiena e niente d’ingegno ». Occorreva ben altro impegno per rientrare fra i giuristi di rango (a suo avviso, sì e no il dieci per cento di quanti praticavano il foro).

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Il loro compito infatti non consisteva soltanto nello stabilire a chi appartenesse « la vigna o il canneto ». Dovevano giudicare dell’intera vita degli uomini e consigliare « i principi e le repubbliche » nelle attività di governo. II. Il ‹ Theatrum Veritatis et Justitiae › De Luca era già innanzi negli anni quando iniziò a pubblicare le sue opere. La prima e la maggiore fu il Theatrum Veritatis et Justitiae: quindici volumi in folio, stampati a Roma dal 1669 al 1673. Un supplemento di quattro volumi si aggiunse nel 1677–’78. L’edizione fu completata nel 1680–’81 con due tomi di indici redatti da un procuratore dello studio. Agli indici ed ai sommari l’autore attribuì sempre molta importanza: agevolavano la consultazione rapida a fini pratici e formavano una sorta di massimario, che fissava concetti e dottrine. Il Theatrum fu ristampato postumo molte volte in Italia, Francia e Germania, con varie aggiunte. Composto con una scelta dei pareri stesi pro parte o pro veritate (circa duemilacinquecento, ma ne scrisse più del doppio), fissava un vasto corpo di giurisprudenza forense, fondato principalmente sulla prassi di Roma e dello Stato ecclesiastico, e in minor misura di Napoli. Rispecchiava la profonda vocazione enciclopedica manifestatasi nel Seicento in tutti i rami del sapere. Era infatti una vera e propria enciclopedia del diritto vigente (mancava il penale), tra le maggiori nell’Europa dell’età moderna e forse un unicum per le materie trattate. Sanciva un aspetto distintivo del tardo diritto comune, vale a dire la funzione di autorità « quasi come legge » assunta dalle pronunce delle corti « grandi » e dai consilia più celebri. De Luca dedicò molte pagine anche nello Stile legale a chiarire se e quanto le sentenze dei giudici e le consulenze dei giureconsulti fossero vincolanti come precedenti – una questione cruciale proprio ai fini dell’argomentazione giuridica – e a determinare il grado di autorità di ciascuna di esse. Nel sistema di « pluralismo giuridico » di antico regime la volontà dei sovrani di razionalizzare con la propria autorità gli ordinamenti, di arginare l’indipendentismo dell’aristocrazia, dei poteri corporativi e locali, e l’invadenza delle pretese ecclesiastiche, non trovò nella legislazione uno strumento efficace. Disordinata e disorganica qual era, riuscì molto meglio allo scopo il rafforzamento dei tribunali superiori di ciascuno Stato. Di qui il potere ed il prepotere di magistrati e forensi. Il regno di Napoli, che De Luca ben conosceva, era l’esempio più manifesto in Europa di « respublica dei togati ». Si aggiungeva a Roma la commistione tra funzioni laiche ed ecclesiastiche. La Rota romana però, in quanto corte collegiale suprema al tempo stesso dello Stato territoriale e della Chiesa universale, era un luogo privilegiato di intersezione e confronto di esperienze giuridiche internazionali. I magistrati che vi sedevano erano giuristi di vaglia, erano coadiuvati da una schiera di auditori competenti, e possedevano forza politica, grazie al favore del papa e al gradimento o alla designazione da parte di uno Stato italiano o europeo, cui

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dovevano la loro nomina. Le sue pronunce ebbero perciò autorità grandissima e vi fiorì intorno una nutrita letteratura. Benché inserito nell’alveo straripante di questa letteratura costituita da raccolte di consilia e di decisiones, della quale conservava contraddizioni e aporie, il Theatrum in realtà se ne discostava. Con l’avanzare dell’edizione, i «discorsi» contenuti in esso attenuarono progressivamente la connotazione casistica per dare sempre più spazio alla elaborazione concettuale ed avvicinarsi così al genere dei trattati. Il titolo scelto per la compilazione è significativo. Messa in uso nel Rinascimento italiano, la metafora del teatro era prediletta nella letteratura barocca, specie spagnola, quale immagine della irrimediabile ambiguità del reale, del suo porsi come infinito gioco di specchi e di rappresentazioni. In un mondo elitario, dominato dalle regole dell’apparenza, mettere in scena e mettersi in scena, al tempo stesso come spettatori e come protagonisti – nelle corti, nella vita pubblica, e persino nella famiglia – costituiva il principale imperativo dell’ora. Permetteva di esprimere in forme simboliche le gerarchie cetuali, l’onore del clan e dei singoli, il rango del casato, la dignità del ruolo. Recitare bene la propria parte era l’obbligo d’ogni dama e d’ogni « uomo di mondo ». La società stessa diventava allora un palcoscenico sul quale anche virtù e vizi, personificati, dovevano recitare per ammonire e ammaestrare. De Luca illustrò spesso la sua metafora: il nostro mondo «sublunare» è un teatro, un palcoscenico, sul quale gli uomini interpretano azioni comiche e tragiche, ciascuno secondo la parte che gli è assegnata. Se la reciterà bene, riceverà l’applauso, ma se farà male l’azione, ne riporterà « vergogna » tale, « che sarebbe stato molto meglio per lui che il maestro dell’opera gli avesse dato una parte più breve e più bassa ». Paragonava il processo stesso a una pièce teatrale, con un accostamento largamente scontato giacché il processo, nelle letterature occidentali d’ogni tempo (e ancora oggi), è un archetipo strutturale frequentatissimo nella costruzione di una trama scenica. Il piano dell’opera si definì man mano. In uno dei suoi più importanti « discorsi », contenuto nell’ultimo dei volumi, descrisse sommariamente quale piano aveva seguito, sottolineando come fosse stato dettato dalla frequenza con cui le materie si presentavano nei tribunali. Le collegava un ordine tematico non sempre rigoroso, ma riconoscibile nelle grandi linee. Punto fermo era che il diritto vigente non aveva più nulla a che vedere con la tradizione romanistica. In appendice al terzo volume di Supplemento era stampato il trattato Conflictus legis et rationis, rivolto a dimostrare l’infondatezza di buona parte delle regole di quel diritto, perché contrastanti con criteri di razionalità o perché desuete. L’ordine adottato era certamente asistematico. Non si snodava secondo gerarchie logico-formali e concatenazioni d’istituti. Procedeva per nuclei di aggregazione: l’esercizio del potere, la gestione dei patrimoni, le attività economico-finanziarie, il regime degli ecclesiastici, la conduzione dei processi. Non può sfuggire che

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l’elemento predominante nella scelta degli argomenti, feudistici, civilistici e canonistici, era rappresentato dal loro consistente rilievo per l’economia pubblica, degli ecclesiastici e dei casati nobiliari. È agevole cogliere un tratto di affinità con la cultura napoletana più innovatrice della seconda metà del Seicento, nella quale era emersa una particolare attenzione per i problemi della finanza e dell’economia e per la loro regolazione giuridica. Nel corso della pubblicazione del Theatrum De Luca venne maturando un progetto ambizioso, reso più esplicito nelle opere che di lì a poco scrisse in « volgare ». I materiali per la loro stesura o erano ripresi dalla compilazione maggiore, o erano trasportati dall’una all’altra. Era anche questo il segno di una determinazione nel perseguire il proprio programma di rivolgersi ad un pubblico largo, individuando di volta in volta i destinatari e variandolo a seconda dei casi: giudici, avvocati e professori (Dello stile legale, Roma 1674); la nobiltà (Il cavaliere e la dama, Roma 1675); le gerarchie ecclesiastiche e i religiosi (Il vescovo pratico, Roma 1675, Il religioso pratico, Roma 1679, Il cardinale di S. R. Chiesa pratico, Roma 1680); il ceto politico (Il principe cristiano pratico, Roma 1680). III. Il diritto in lingua italiana Dal 1673 De Luca abbandonò le attività del foro. Nello stesso anno pubblicò a Roma Il Dottor Volgare, « ovvero il compendio di tutta la legge civile, canonica, feudale e municipale nelle cose più ricevute in pratica », comprensivo di una parte penalistica, mancante al Theatrum, e indirizzato significativamente non solo ai giuristi, ma « alli Principi, et alle Repubbliche dell’Italia ». Era scritto in italiano, mentre di dottrine giuridiche si scriveva allora obbligatoriamente in latino. Ma se è vero che inventare una nuova scienza comporta sempre di rinominare i propri oggetti, bisogna riconoscere molta importanza alla decisione di scrivere per la prima volta in italiano un completo trattato giuridico. De Luca chiarì la sua scelta nel Proemio dell’opera, nello Stile legale e in un pamphlet apposito, la Difesa della lingua italiana (Roma 1675). Vi insisteva sul fatto che l’italiano non era riservato solo al « diletto » delle belle lettere, ma era anche lingua di cultura e di scienza. Riferendosi, come d’obbligo, all’esempio biblico (le leggi mosaiche) e all’antichità romana (le XII tavole), osservava come il diritto fosse stato espresso fin dalle origini nella lingua popolare di ciascuna « nazione ». Per il presente, era fin troppo evidente l’esempio dell’Inghilterra, della Spagna, in parte della Germania, e soprattutto della Francia, dove tutte le scienze erano trattate nella lingua materna. Le opere successive a stampa di monsignor Giambattista sono per la maggior parte in italiano. Lo Stile legale (e già prima il Proemio del Dottor Volgare, cui lo Stile stesso rinviava sovente) spiegò con chiarezza che la scelta linguistica intendeva fare uscire il sapere giuridico da un pericoloso isolamento disciplinare. L’espressione asciutta e precisa nel linguaggio corrente e comprensibile a tutti, né sciatta né troppo forbita,

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poteva e doveva permettere di riannodare uno scambio con la cultura viva del tempo, con la letteratura, la storia, la riflessione politica. Poteva offrire anche a chi non fosse particolarmente esperto di questioni giuridiche la possibilità di formarsi criteri propri di orientamento e di sottrarsi così alle malversazioni degli avvocati dettate da indegna avidità di denaro. Ma soprattutto poteva aiutare principi, baroni ed uomini di Stato ad impossessarsi delle nozioni necessarie a meglio governare i popoli loro soggetti. Presentare il diritto vivente in maniera più comprensibile dei faticosi trattati in latino, nella lingua corrente, giovava al bene pubblico, favoriva in un pubblico largo una formazione giuridica particolarmente necessaria ai detentori di poteri sovrani: se applicati soltanto «ai negozi politici di stato e di guerra, e niente all’amministrazione della giustizia e al governo civile», essi non fanno l’interesse dei popoli, ai quali « importa poco l’esser sudditi più d’uno, che d’un altro, ma principalmente importa, che siano ben governati con la buona e diligente amministrazione della giustizia ». La percezione della dimensione politica del diritto si nutriva in De Luca di un forte senso storico, al quale non era estranea una componente religiosa di pessimismo circa la natura del genere umano. Muoveva da una riflessione realistica sul diritto nelle società, considerato come un ordine in continuo movimento, e perciò sempre bisognoso di aggiornamenti e riforme. Il mutare delle condizioni generali e delle circostanze politiche attraverso la storia rende le istituzioni e le regole, in origine sagge ed efficaci, nel corso del tempo inopportune e « corrotte ». La sua produzione non si limitò pertanto ad intervenire su singoli istituti, ai fini di una loro migliore sistemazione tecnica. Mirò ad affrontare in radice la causa principale della crisi degli ordinamenti, costituita a suo avviso dalla grave frattura intervenuta fra teoria e pratica del diritto, sicché i professori si rinchiudevano nelle loro sottili astrazioni, e chi operava sul campo, privo di conoscenze adeguate, si affidava a espedienti, fonti di ingiustizie e di inganni. Il tema della divaricazione fra teoria e pratica era già nell’aria quando l’autore scriveva. Sarebbe esploso nei dibattiti del Settecento. Del resto, è un cruccio presente in tutte le epoche, compresa la nostra. Con una riflessione accurata sulla configurazione dell’ordinamento, quale era effettivamente «praticato», con una riflessione capace di dare un’intelaiatura concettuale alle realtà emergenti, si poteva e doveva ricomporre tale scissione e superare la falsa alternativa tra le «idealità» degli accademici e le facilonerie dei pratici. Se vogliamo sintetizzare gli aspetti di maggiore interesse di questa visione, possiamo limitarci ad alcune caratteristiche essenziali. Il tono di fondo è dato dal pessimismo di fronte ai « disordini » provocati dalla molteplicità di opinioni inconciliabili fra di loro, « male insito » nella natura del genere umano, e dall’amaro scetticismo circa la forza della ragione, i cui argomenti sono sempre « disputabili ». Poiché nel mondo non è riconoscibile «la vera e la certa ragione delle cose», si troverà sempre chi dirà « bianco e l’altro nero ». Posizioni non molto

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distanti da quelle dei gesuiti, tuttavia con timbri più forti di rigore morale e di severa religiosità. Un’affinità con i gesuiti vi è pure nel criterio del probabilismo, che però non scadeva nella casuistica e si elevava anzi a generale principio scientifico e metodologico. La giurisprudenza non è scienza del vero, – affermava, – bensì del probabile, e si misura sul metro della ragionevolezza, non già di una astratta razionalità; si misura sulla base degli effetti benefici oppure dannosi che riesce a produrre. Le leggi, le norme, le consuetudini più ragionevoli non sono tali in ogni tempo e in ogni luogo. Di qui l’esigenza per il giurista consigliere dei principi di studiare la storia e i suoi rivolgimenti: « non sarà buono e perfetto leggista quello il quale non abbia una sufficiente notizia della politica » e della natura storica degli ordinamenti. Il probabilismo insomma, il dubbio scettico sulle proposizioni di verità non messe alla prova, erano principi metodologici irrinunciabili delle scienze. Si avverte la prossimità dell’autore all’intero movimento europeo di fondazione delle moderne ricerche sperimentali, basate sull’induzione, anziché sulla deduzione, sulla rilevazione empirica dei dati, anziché sulla presupposizione di assiomi autoritativi, e sulla verifica accurata dei risultati.

IV. Progetti di riforma L’ascesa al soglio di Benedetto Odescalchi nel 1676 col nome di Innocenzo XI determinò la svolta alla quale De Luca aspirava. Consacrato sacerdote (una consacrazione alquanto tardiva), fu chiamato a servire il papa come il suo più stretto collaboratore. La competenza giuridica poteva ora tradursi in incisiva azione politica. Per un quinquennio fu l’eminenza grigia del pontificato, scalzando altri consiglieri e persino il segretario di Stato. Innocenzo ereditava una situazione disastrosa di dissesto finanziario e di crisi morale e civile dello Stato ecclesiastico. Il suo governo rappresentò l’estremo tentativo di sottrarre al declino incombente il peso politico della Chiesa simboleggiato dagli splendori rinascimentali e barocchi, e di rivitalizzare al contempo, con l’esempio del proprio rigore, una spiritualità religiosa fortemente appannata. Con una capacità di lavoro impressionante, De Luca preparò per il papa decine di memoriali e bozze di provvedimenti legislativi, perfezionò di suo pugno i decreti motu proprio del pontefice ed affiancò le iniziative riformatrici con trattati e scritture rivolte a definire la sostanza e i contorni di istituti malcerti e di snodi difettosi del sistema amministrativo. Inserito dal papa in tutte le «congregazioni» (ossia commissioni speciali per lo studio delle riforme), istituite spesso proprio su suo suggerimento, non vi fu quasi materia nella quale non intervenisse. L’intransigenza della sua azione, unita alle asprezze del carattere e ad una certa altezzosità, non gli rese facile il compito. Quando dovette occuparsi della monetazione e dell’annona di Roma, le «statue parlanti» della capitale (Pasquino, Marforio, ecc.) – ossia i resti malconci di statue antiche collocati nelle piazze, sui quali nottetempo

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anonimi polemisti affiggevano cartelli spesso ingiuriosi di critica al costume dei ceti elevati e al governo – fiorirono di versetti sanguinosamente satirici contro di lui. Nella Curia incontrò opposizioni tenaci, a volte feroci. Gli Avvisi di Roma e di altre capitali, antenati degli odierni quotidiani, riferiscono di continuo i particolari delle sue iniziative. In modo ancora più circostanziato e affidabile, gli ambasciatori delle potenze e i loro agenti presenti a Roma informarono i rispettivi governi, a Venezia, a Vienna, a Parigi e a Madrid, circa i maneggi che si svolgevano in Curia, le riforme meditate dal papa, il ruolo centrale di monsignor De Luca e la previsione della sua imminente nomina a cardinale, rinviata invece ad ogni concistoro. I dispacci conservati a Parigi sono i più preziosi. Non già quelli scialbi e superficiali dell’ambasciatore D’Estrées e del fratello cardinale, bensì quelli di un agente « infiltrato », un certo abbé Servient, che riuscì a farsi assumere come cameriere dal papa e perciò aveva accesso al suo scrittoio, alle sue camere ed anticamere. L’azione riformatrice fallì in gran parte, per l’ostilità dei gruppi conservatori, che riuscirono infine ad emarginare il temibile monsignore. Le ragioni della sua caduta furono numerose. I suoi piani di riforma coalizzarono in breve contro di lui i partiti di Curia ed i gruppi dell’aristocrazia ad essi legati. Tra i più significativi riguardo alla sua visione istituzionale e giuridica, furono i tentativi (solo in pochi casi riusciti) di abolire il « nepotismo » (ossia la consuetudine giuridica di riservare a un nipote del papa la carica di segretario di Stato, il primo ministro dello Stato ecclesiastico), di fissare entro binari rigidi ed uniformi i poteri dei feudatari, di riordinare l’amministrazione della giustizia, di regolare e limitare drasticamente le « franchigie » personali e reali degli ambasciatori e quelle dei « patentati », in specie del potentissimo Sant’Uffizio (si trattava delle esenzioni e privilegi di cui godevano immobili e famigli di diplomatici o di coloro che ricevessero apposite « patenti » dai ministeri ecclesiastici). Si può ben comprendere quali insormontabili ostacoli gli fossero opposti, coagulando una costellazione di forze avverse. Il crollo definitivo avvenne in occasione della discussione sulla riforma monetaria. Prima ancora, lo aveva indebolito la posizione assunta nella cosiddetta « querelle de la régale », ossia nel conflitto scoppiato nel 1678 tra Parigi e Roma a proposito della nomina di quattro vescovi giansenisti nelle diocesi francesi. La questione giuridica era complicatissima e investiva aspetti di principio irrinunciabili per entrambe le parti, vale a dire le prerogative del pontefice, da una parte, del re di Francia, dall’altra, nell’effettuare le nomine. Si aprì una battaglia diplomatica che durò per più di dieci anni, si infiammò per gli intrighi di corte e si alimentò di contrasti giuridici e teologici, chiamando a raccolta, sulle opposte sponde, gallicani e giansenisti e teorici del primato romano. Le numerose scritture preparate in proposito da De Luca inclinarono verso ipotesi di mediazione, che a molti apparvero inopportunamente sensibili alle ragioni francesi. Giocò nel suo atteggiamento il rigorismo religioso e morale (i quattro vescovi francesi erano figure di alta spiritualità), e soprattutto la originaria formazione giurisdizionalistica, tipicamente napoletana, che rinunciava malvolentieri a sostenere le ragioni della sovranità dei

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monarchi. I suoi rapporti col papa si raffreddarono. Benché nominato cardinale nel settembre 1681, il suo potere in Curia andò scemando. Era ormai politicamente isolato quando morì ai primi di febbraio del 1683.

V. Lo ‹ Stile legale ›: ragioni e allegazioni L’opera intitolata Dello Stile legale si rivolgeva a tutti coloro che esercitassero professioni giuridiche. La parte predominante riguardava gli avvocati, ma per alcuni aspetti toccava anche i giudici, ai quali erano riservate osservazioni specifiche. Un breve capitolo era dedicato ai professori universitari. Lo sfondo delle riflessioni era costituito dalla giurisprudenza italiana e dalla prassi soprattutto dello Stato ecclesiastico, con le sue varie, importanti corti provinciali, e con la sua Rota romana, cui guardava l’intera Europa cattolica. Le convinzioni profonde che ispiravano l’autore emergono sin dalle prime righe. De Luca iniziava il suo ragionamento smontando due cardini del modo di pensare dei giuristi: la forza stringente delle consuetudini da lungo tempo osservate; l’autorità degli antichi e dei loro esempi. Ma proprio il tempo, garante degli usi, era presentato con un volto diverso da quello dell’inattaccabile costruttore di monumenti: la sua incontenibile forza logoratrice di tutte le cose trasforma «con molta facilità» usi in origine ragionevoli in corruzione ed abuso e rende, per la varietà dei luoghi e delle circostanze, superate le opinioni e le scelte dei maestri del passato. Le riforme perciò non sono soltanto lecite, ma di quando in quando inevitabili e necessarie. E questo era appunto il caso dello stile adottato nelle produzioni forensi, scritte o presentate a voce: voti, motivi, decisioni dei giudici; consulti, allegazioni, informazioni, discorsi degli avvocati. Al giorno d’oggi molti dei consigli illustrati possono apparire spesso scontati o di mero buon senso. Non lo erano a fine Seicento: comportavano una dura critica di tradizioni tenacemente osservate dai giuristi di tutta Europa e attaccavano apertamente il loro modo sacerdotale di usare il proprio sapere nelle professioni. Il linguaggio stesso dell’autore era significativo: i paragoni frequenti e le metafore erano tutti del registro basso, non erano tratti da altezze metafisiche, bensì dal mondo dei mestieri: agricoltori, sarti cuochi, scalchi, e così via. Del resto, De Luca non si aspettava che i suoi consigli, benché «ragionevoli», potessero modificare nell’immediato abitudini invalse. Non intendeva «riformare il mondo», ma solo presentare elementi efficaci di critica, dei quali in futuro si raccogliesse il frutto. I consigli inoltre andavano accolti misurando la teoria sul terreno dell’esperienza, poiché la pratica non è sempre e dappertutto uniforme e l’esperienza concreta deve suggerire caso per caso gli adattamenti cui sottoporre le regole. Non c’è regola infatti che non patisca le sue eccezioni, specie nel diritto, il quale opera nella sfera delle verità « problematiche ». La prima regola da osservare da parte degli avvocati nelle loro scritture, che fossero in latino o in italiano, secondo quanto richiesto dal tipo di tribunale, era la

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brevità. La prolissità nasce da intelletto confuso. Non si dica con cento parole ciò che si può dire con dieci. Lo stile dello scrivere e del parlare nelle materie legali deve essere breve e stringente, «sostanzioso» e soprattutto chiaro. Una certa eleganza formale è quanto mai opportuna, ma occorre guardarsi dalla pedanteria. Per esempio, è riprovevole la tendenza a ricorrere artificiosamente a termini del diritto romano o su essi ricalcati. Si usino senza remore «le asprezze e le amarezze de’ barbarismi legali» dell’età intermedia e i termini moderni in uso nel foro, perché essi designano istituti ignoti all’antichità e per di più quelli originari latini hanno spesso cambiato significato. La composizione delle scritture deve puntare dritto alla sostanza giuridica della questione, evitando prologhi superflui, divagazioni incongrue e fuorvianti, lunghe citazioni, che sono tra i vizi maggiori dei forensi. È « sciocchissimo lo stile moderno di riempire le scritture con le parole di altri autori ». E poi i giudici non amano le scritture prolisse, che impongono loro fatica supplementare e noia. Era un malcostume diffuso per la malizia degli avvocati e l’ignoranza dei clienti quello di proporzionare i compensi al numero di « carte » prodotte. Una cura particolare va riservata all’ordine dell’esposizione. I retori hanno sempre prediletto, fin dall’antichità, un modo di procedere partendo dagli aspetti minori e dagli argomenti in contrario, per poi giungere, in una sorta di crescendo, agli argomenti a favore della propria tesi. È preferibile invece enunciare subito e in sintesi, come in frontespizio, le ragioni che sembrino le migliori, per poi svilupparle via via e concludere infine, come in appendice, con le questioni minori. Da quest’ordine l’argomentare trae molto maggiore incisività. Per non dire che è alquanto imprudente muovere, sia pure per respingerle, dalle ragioni avverse: si rischia che esse comunque rimangano impresse all’inizio nella mente del giudice, condizionando il formarsi del suo convincimento. Il tema della citazione delle autorità – l’argumentum ab auctoritate della scolastica medievale e di tutta la tradizione giuridica – era affrontato con particolare attenzione. Era infatti un tema cruciale per la costruzione dell’argomentazione giuridica ed aveva rilievo nel sorreggere il prestigio sociale dei giuristi, nel definire il carattere sapienziale del loro sapere, poiché ne dimostrava la natura esclusiva ed «arcana». Era un loro cavallo di battaglia cui non intendevano minimamente rinunziare. Non per caso, uno degli appunti maggiori sollevati dai contemporanei contro il Theatrum fu proprio la sorprendente scarsità di citazioni della dottrina. De Luca rifiutava energicamente i criteri meccanici e tassativi, il calcolo quantitativo in voga – puramente «aritmetico», egli scriveva – nell’addurre autorità pro e contra. Per esempio, nella questione connessa del richiamo alla communis opinio dei dottori – un dispositivo dottrinale creato per sottoporre a un controllo, o almeno ad un ordine, il ginepraio delle fonti normative e delle interpretazioni – liquidava con non celata ironia le sottigliezze dialettiche di coloro che si spingevano fino a distinguere tra opinione « comune, più comune, e comunissima ». La citazione di testi normativi del ius commune o dei diritti particolari è necessaria

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quando essi riguardino espressamente la fattispecie, « senza badare se siano ragionevoli o no », ed è superfluo in tal caso diffondersi in argomentazioni e « raziocinii ». Ma questo caso è puramente «ideale», perché « mai o molto di raro », salvo in qualche legge locale, se ne dà « la sua pratica e verificazione ». È dunque una « sciocchezza » di coloro che del diritto sono soltanto « infarinati » (ossia ne hanno una conoscenza superficiale e approssimativa), ma che vogliono fare i « sapientoni », quella di ripetere che i giuristi devono scrivere solo con leggi e glosse. La questione se il miglior stile sia quello di « premere nelle ragioni e negli argomenti », per così dire « raziocinando », ovvero nelle « autorità », è in effetti la più « problematica ed intricata » e riguarda sia lo scrivere a difesa, sia il giudicare, sia il consigliare. I cosiddetti « prammatici » – la parte di forensi che ha maggior seguito – segue in misura smodata il secondo criterio, con un fare più da « ciabattini » che da dottori. Ma davanti al « principe » o a una corte che agisce in via stragiudiziale in suo nome (per esempio a Roma la Segnatura e varie congregazioni cardinalizie) è di scarsa efficacia insistere nella citazione di leggi e dottrine, che tra l’altro devono presumersi a loro note, e persino di precedenti giudicati conformi. Infatti essi hanno comunque l’autorità di « derogare, o moderare, o dispensare » dalle leggi. Meglio dunque « premere nelle ragioni », purché si comprenda bene cosa per « ragioni » si intenda. Non si tratta infatti di ciò che detti il proprio « cervello » o il « lume naturale », e neppure di affidarsi all’acume dell’ingegno e all’abilità dialettica. Per ragioni debbono intendersi quelle dedotte da principi generali di diritto, dalle regole e massime della scienza, apprese con un faticoso studio teorico ed elaborate mediante rigorose operazioni concettuali. Occorre poi distinguere fra tribunali « grandi », composti da giudici collegiali tecnicamente e culturalmente agguerriti, e tribunali inferiori, con giudice unico, spesso di non eccelsa preparazione. Davanti a questi ultimi vanno addotte e illustrate autorità di legge e dottrina, poiché non sempre le conoscono a fondo, ma con misura, per non suscitare nel giudice la sensazione che gli si voglia gettare polvere negli occhi. Presso i tribunali «grandi» le citazioni di autorità devono essere ridotte al minimo e limitarsi a quelle assolutamente calzanti. In breve, fondare le proprie scritture su un collage delle autorità costituisce «il maggior disordine che sia nello stile de’ giuristi, e per il quale si è principalmente mosso l’autore a comporre il presente discorso». Non è necessario, tanto meno ragionevole, abbondare nell’allegazione di opinioni vetuste, risalenti al contesto di regimi giuridici non più vigenti, oppure che facciano al caso solo in maniera approssimativa e indiretta. Qualora opportune, le allegazioni devono essere poche e stringenti, poiché risultano insopportabili le « litanie » recitate dalla « plebe leguleica »: portarne « poche e buone, ed a proposito ».

Lo ‹ Stile legale › di Giambattista De Luca

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VI. Senso comune o eresie ? Numerose osservazioni De Luca riservava agli atti da compiersi in voce, per esempio in occasione di arringhe, discussioni ed informazioni in sedi stragiudiziali, colloqui con i giudici e con i clienti, incontri con i testimoni. Colpisce la sensibilità che l’autore dimostrava per quello che oggi diremmo il linguaggio del corpo: gesti, movenze, toni di voce, e così via. Ma vorrei concludere il mio breve intervento con un’ultima considerazione. Nell’inevitabile ossequio alla precettistica del suo tempo, De Luca si soffermava sul tema se nel giurista forense fossero necessari l’integrità morale ed i buoni costumi, e se essi avessero o meno influenza nell’argomentare in modo efficace le proprie tesi. Come è da attendersi, la risposta al quesito era positiva ed era illustrata con vari esempi. Spicca però un’affermazione fortemente ribadita e di un timbro certamente fuori dal coro: « Si deve però ciò intendere di quella integrità e bontà, la quale riguardi la professione, ed il fine per il quale sia desiderata; e però se un causidico sarà puntuale, veridico ed intero nella sua professione, ma sarà soggetto alle fragilità, e ad altri vizj personali, i quali non influiscano al fine del qual si tratta, ciò poco importerà: ed all’incontro niente importerà che sia continentissimo, divoto, e tutto spirituale, se sia poco veridico, o calunnioso, o mancatore nell’esercizio della sua professione ». Possiamo valutare simili considerazioni come frutto di semplice buon senso. Ma non v’è dubbio, a mio avviso, che distinguere così drasticamente i diversi livelli e i diversi modi di articolare il giudizio riguardante la vita morale e quella professionale; di separare l’esigenza di chiedere con intransigenza rigore nell’esercizio di funzioni pubbliche, lasciando alla coscienza dei singoli i comportamenti nella sfera privata; esercitare anche in questo campo il dubbio scettico circa la possibilità di affermare verità assolute ed universali, suonasse ad orecchie romane di fine Seicento come una autentica eresia. Nota Bibliografica – Una ristampa dello Stile legale di Giambattista De Luca, con una Premessa di G. Alpa, una Prefazione di A. D’Angelo e una Introduzione di A. Mazzacane, è edita da Il Mulino, Bologna 2010. Sui temi di carattere generale di storia della cultura giuridica, ai quali si fa riferimento nel testo, la letteratura, anche soltanto manualistica, è notoriamente vastissima. Poiché ad essi accenno in maniera estremamente sintetica, e poiché la storiografia relativa è ben nota agli studiosi, ritengo superfluo un elenco bibliografico, che risulterebbe necessariamente lunghissimo.

Convenir d’une peine avec l’accusé : les pactes catalans (XVIe–XVIIIe siècle) Par Fabrice Desnos D’ordinaire imposée unilatéralement par la partie publique, la sanction pénale peut aussi parfois être négociée avec l’accusé. Le principe est alors de persuader celui-ci de reconnaître sa culpabilité en échange d’une peine moindre. Cette solution, utilisée par la procédure pénale de common law et aménagée en France par des réformes contemporaines1, se développe en Catalogne dès le XVIe siècle. En effet, les sources judiciaires et doctrinales attestent de « pactes2 », validés par les juridictions royales, par lesquels l’accusé se soumet délibérément à une peine mitigée. Envisageant généralement un bannissement, ces ententes mettent un terme à la procédure engagée par le ministère public3 : l’accusé ne pourra plus être poursuivi pour les mêmes faits4. C’est pourquoi, outre la peine essentielle, est prévue une peine conditionnelle en cas d’inexécution du pacte. Un tel expédient est employé lorsque la preuve est incomplète alors que le juge est, plus ou moins solidement, persuadé que l’accusé est coupable ; que peut-il décider alors que les 1

V. en particulier les articles 495 – 7 à 495 – 16 du code de procédure pénale qui régissent la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. 2 Les registres consultés à l’Arxiu de la Corona de Aragó (A. C. A.) comme à l’Arxiu històric de la Ciutat de Barcelona (A. C. B.) témoignent de décisions « attento pacto voluntarie suscepto » ou « attento bannimento sponte suscepto ». On rencontre également l’expression de « transactio cum fisco ». De telles sentences se retrouvent dans le fonds de la Reial Audiència de Catalunya, juridiction suprême du principat de Catalogne, comme dans celui de la Governació, institution de gouvernement également dotée d’une fonction juridictionnelle. 3 En Catalogne, tout procès est mené par le procureur fiscal et la partie civile ne s’y joint, le cas échéant, que de manière accessoire, comme l’explique notamment l’avocat barcelonais Jaume Càncer (1559 – 1631), Variarum resolutionum iuris cæsarei, pontificii, et municipalis Principatus Cathaloniæ, Lugduni, Sumptibus Horatii Cardon, 1613, pars 1 p. 331. Cap. XX n8 45 : « In Cathalonia tamen, cum regulariter in omni crimine procedatur per inquisitionem, & processus criminales sint fisci, non partis instantis, & tantum ea accedat juvando fiscum ». Concernant la procédure criminelle catalane, V. Tomàs de Montagut Estragués / Víctor Ferro Pomà / Josep Serrano Daura, Història del dret català, Barcelona, Edicions de la Universitat Oberta de Catalunya, 2001, pp. 135 – 171. Sur le procès pénal en Castille, la référence demeure Francisco Tomás y Valiente, El derecho penal de la monarquia absoluta (siglos XVI, XVII, XVIII), Madrid, Tecnos, 1969, 2e éd., 1992. 4 On confère à cet accord l’autorité de la chose jugée, conformément aux effets d’une transaction quelconque qu’évoque notamment le fameux professeur barcelonais de droit canonique Joan Pere Fontanella (1576 – 1649), Decisiones Sacri Regii Senatus Cathaloniæ, Lugduni, Boissat et Remeus, 1668, t. 1 p. 329. Decisio CLXXIV n8 14 : « æquiparentur transactio, & res judicata quoad hunc effectum imponendi finem litibus ».

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indices s’amoncellent mais demeurent insuffisants pour soutenir une condamnation à la peine ordinaire5 ? En somme, le juge refuse d’absoudre et s’efforce de s’accorder avec l’accusé sur une peine donnée. L’assentiment à cette sanction pénale a pour contrepartie la renonciation de la partie publique à la peine ordinaire. La persuasion opère en l’occurrence à un double niveau. Tout d’abord, le juge doit être convaincu par les preuves déjà réunies que l’individu poursuivi est coupable, ne serait-ce que partiellement. Puis, chacune des parties à l’accord doit persuader l’autre de la pertinence d’une peine donnée. D’un côté, le magistrat essaye de convaincre qu’il détient suffisamment d’éléments probatoires pour qu’une peine soit justifiée et qu’il soit préférable pour l’accusé de reconnaître immédiatement sa culpabilité. De l’autre côté, l’accusé doit persuader le juge qu’une peine inférieure à celle envisagée est convenable au regard de l’admission de sa culpabilité induite par le pacte. C’est d’ailleurs parfois lui qui prend l’initiative de l’accord6. Ces pactes sont une pratique originale au sein d’une Europe où le pouvoir royal tend alors à se renforcer. Contrairement à la France, par exemple, où le roi aspire à la suppression d’un tel ordre négocié, du moins pour les crimes les plus graves7, le procédé est ici encouragé à dessein d’une justice plus efficace. Il est vrai que ce n’est pas une somme d’argent qui est versée, à titre de compensation, mais une véritable peine qui doit être subie ; d’où le développement des pactes conformément à l’affermissement de la répression pénale à l’époque

5 Des condamnations fondées sur des indices sont admises dans des hypothèses restreintes dès le Moyen Âge comme le démontrent Isabella Rosoni, Quæ singula non prosunt multa iuvant. La teoria della prova indiziaria nell’età medievale e moderna, Milano, Dott. A. Giuffrè, 1995, ou Jean-Philippe Dolt, L’évolution de l’indice dans la procédure criminelle en France, en Angleterre et en Allemagne, du monde romain à la fin du XVIIIe siècle, Thèse droit, Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, 2001. 6 A. C. B. Reial Audiència 6 A II.2 (n. p.). Par exemple, Luys Casas, accusé d’homicide commis sur son frère, proposa de se soumettre à un pacte d’éloignement de la ville de Tarragone et de sa viguerie pour une année. Parce que les preuves n’étaient pas complètes, la juridiction estima le 19 décembre 1715 que « se le puede conceder la remisión », car « consta que la calidad de este homicidio no fue proditorio » et « sería muy difícil poderse ahora hallar los testigos, que entonces hizieron su testimonio ». Les opinions politiques du bénéficiaire du pacte ne furent sans doute pas inutiles à l’acceptation de sa démarche, puisqu’il avait la réputation d’être du parti de Philippe V (Felip IV de Catalunya). Enfin, il n’était pas impossible que la mort de la victime fût davantage le fait d’une maladie que d’un mauvais traitement de la part de son frère. On trouve différents exemples dans les registres et la doctrine évoque également la possibilité que ce soit l’accusé qui propose le pacte. 7 On peut se reporter par exemple aux ordonnances de Saint Louis, en 1267, abrogeant la « mauvaise coutume » de la ville de Tournai qui permettait une paix privée pour un homicide, ou de Philippe III, en 1280, à l’encontre d’une coutume gasconne semblable. Malgré une nouvelle condamnation de ce type de procédés en 1357 par le dauphin Charles, les modes de règlement privés persistent encore au XVIIe siècle. Ces différents textes sont mentionnés par Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, « Droit fondamental », 2e éd., 2006, pp. 186 – 189.

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moderne8. Comme ailleurs, la délinquance est très marquée en Catalogne au XVIe siècle. Les richesses venues d’Amérique sont monopolisées par les Andalous9 et le banditisme s’amplifie, parfois soutenu par la noblesse qui s’évertue à maintenir la féodalité contre le pouvoir royal castillan, dont l’expansion est souvent vécue comme une intrusion10. Voie de communication avec la France, le principat de Catalogne possède en outre un relief qui offre maintes commodités aux bandits. Les pactes se sont développés à partir du XVIe siècle11, parallèlement au renouveau de l’intime conviction comme mode de preuve. En Catalogne, en effet, un individu peut être condamné à la peine ordinaire bien que le juge ne dispose à son encontre ni d’aveu, ni de deux témoignages irréprochables et concordants, mais seulement parce que le magistrat est persuadé, en sa conscience, de la culpabilité de 8 Sur l’évolution du droit catalan à l’époque moderne, on consultera en particulier Santiago Sobrequés i Vidal, Història de la producció del Dret català fins al Decret de Nova Planta, Girona, Collegi Universitari de Girona, 1978, ainsi qu’ Aquilino Iglesia Ferreirós, La creación del derecho, Una historia de la formación de un derecho estatal español, 2 t., 2e éd., Madrid, Marcial Pons, 1996. 9 À en croire Joseph Pérez, Histoire de l’Espagne, Paris, Fayard, 1996, p. 325, cette solution découle d’une réalité qui exclut la participation de certains territoires : « plus que de discrimination, il faut parler d’impossibilité matérielle. À l’époque, le marasme de la couronne d’Aragon la rendait incapable de participer à l’exploitation coloniale ; le droit s’est limité à prendre acte d’une situation de fait. La preuve, c’est qu’au XVIIIe siècle, quand la situation aura changé, les Catalans recevront sans difficulté l’autorisation de faire du commerce avec l’Amérique ». Il faut cependant noter que d’après Pierre Vilar, La Catalogne dans l’Espagne moderne, t. 1 : Le milieu géographique et historique, Paris, Le Sycomore/EHESS, 1962, pp. 534 – 535, « le si célèbre monopole castillan sur les Indes est loin d’avoir été, même juridiquement, un absolu ». 10 D’où la formule « No hi ha bandolers sense senyors », qu’expose notamment Antoni Simon i Tarrés, Catalunya moderna, in Albert Balcells et al., Història de Catalunya, Barcelona, l’Esfera dels llibres, 2006, t. 3 pp. 544 – 548 : « si el bandolerisme va arribar a tenir una extraordinària presència com a fenomen social en la Catalunya dels segles XVI i XVII va ser perquè va gaudir de la implicació i protecció d’elements de la petita i mitjana noblesa catalana i d’altres sectors amb poder del cos social ». V. aussi Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 2 : Destins collectifs et mouvements d’ensemble, Paris, Armand Colin, 1990, pp. 466 – 468, qui évoque une « ubiquité du banditisme » autour de la Méditerranée et souligne justement que « ni la Catalogne, ni la Calabre, ni l’Albanie, régions célèbres à ce titre, n’ont le monopole du brigandage ». 11 La première trace de pacte que nous ayons décelée dans les sources judiciaires date de 1500 (Cf. A. C. A. Reial Audiència 4. Libro de conclusiones criminales f8 1v), tandis que le procédé apparaît deux décennies plus tard devant la Governació qui relaxa Catherina Spinosa le 25 février 1525 « attento bannimento voluntario per eam suscepto ». Cf. A. C. A. Governació II. 83 ff8 74v-75v. Dans la doctrine médiévale catalane, seules les compositions ou les transactions pénales sont traitées, sans évoquer le procédé spécifique des pactes. V. par exemple le principal commentateur des Usatges de Barcelona Jaume Marquilles (1368 – 1451), Comentaria Jacobi de Marquilles super usaticis barchinonensis, Barchinone, Johem Luschner, 1505, ff8 178ra-179va. Sur Usatge De compositione, ou le magistrat géronais Tomàs Mieres (1400 – 1474), Apparatus super constitutionibus curiarum generalium Cathaloniæ, Barcinonæ, Sebastiani a Cormellas, 1621, t. 2 p. 37. Collatio VI. Petrus III in Curia Montissoni Cap. IV n8 2.

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l’accusé12. Par les pactes, toutefois, le juge consent à n’infliger qu’une peine mitigée parce que sa certitude est imparfaite. Le prononcé d’une peine inférieure ne repose pas sur la considération de circonstances atténuantes13, mais obéit à une logique répressive : on punit ainsi moins sévèrement, mais plus souvent et plus rapidement. Que la peine soit proposée par le juge ou l’accusé, les pactes catalans mettent en œuvre l’ars persuasionis. Se pose alors la question de la place d’un tel procédé dans l’évolution de la preuve pénale. Pour quelles raisons le juge estime-t-il qu’une condamnation est souhaitable malgré l’absence de plena probatio ? Comment, enfin, persuader autrui de la justesse de la peine, c’est-à-dire convaincre qu’elle est assez sévère, du point de vue de la victime et de la société, et qu’elle n’est pas trop rigoureuse, du point de vue de l’accusé ? Au-delà des paradigmes de justice ou de vérité absolue, ce sont bien en effet des résultats immédiats, concrets, qui sont visés. Cette optique, d’inspiration répressive, contribue indéniablement à l’assouplissement de l’ancien système probatoire. Déterminée par une conception pragmatique du procès pénal (I.), la pratique des pactes implique la considération d’une simple probabilité de vérité (II.). I. Une conception pragmatique du procès pénal Persuadé qu’une peine mitigée est une solution conforme à l’aspect répressif de sa mission, le juge impose la pratique des pactes (1.) qui se traduit par la discussion de la peine avec l’accusé (2.). 1. Une pratique imposée par le juge L’institution catalane des pactes ne repose sur aucun véritable fondement « légal », du moins, sur aucun texte qui ne lui soit propre. On pourrait songer à la fameuse constitution de Dioclétien de 293, la lex Transigere14, qui permettait de 12 Comme dans le reste de l’Europe à l’époque moderne, des condamnations interviennent à partir d’indices, mais la particularité catalane est d’admettre plus largement la peine ordinaire ainsi que des indices plus légers. Pour de plus amples détails sur ces différentes questions, V. Fabrice Desnos, Une pratique précoce de l’intime conviction. La preuve dans la procédure criminelle catalane (XVIe-XVIIIe siècle), thèse droit, Université Montpellier I, 2009. 13 Nous renvoyons sur cette question particulière à la thèse d’André Laingui, La responsabilité pénale dans l’ancien droit (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, LGDJ, 1970, en particulier pp. 171 – 346. 14 C. 2. 4. 18 : « Il n’est pas interdit de transiger ou de conclure un pactum à propos d’un crime capital, à l’exception de l’adultère ; mais dans les autres crimes publics qui n’entraînent pas une peine de sang, cela est interdit… » (traduction de Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal…, op. cit., p. 77), s’opposant au Senatus consulte Turpillien (61 p.c.), D. 47. 15. 3. 3 (Macer) : « Si ideo quis accusetur, quod dicatur crimen judicii publici destituisse, judicium publicum non est, quia neque lege aliqua de hac re cautum est, neque per senatus consultum, quo pœna quinque auri librarum in desistentem statuitur, publica accusatio inducta est ». Sur ce point, V. aussi Jean-Marie Carbasse, « Note sur les fondements civilistes du pactum pacis

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transiger sur les crimes capitaux à l’exception de l’adultère. Or, les pactes catalans s’appliquent pour leur part à toute infraction, même de peu d’importance15. Il faut également signaler une constitution catalane de 1339, adoptée sous le règne du comte-roi Pierre IV d’Aragon (Pere III el Cerimoniós). Le texte, visant le « meilleur et plus utile zèle de la justice », autorise la conclusion d’ententes pour les crimes ne faisant pas encourir la mort ou une amputation, mais aussi pour toute infraction « dont on ne parvient pas à obtenir la pleine preuve16 ». Néanmoins, cette pragmàtica est occultée par la quasi-totalité de nos sources doctrinales17 ; en pratique, elle n’est pas davantage mentionnée par les sentences avalisant des pactes. Sans doute manque-t-elle de précision pour pouvoir être invoquée en tant que telle. En effet, il n’est nullement question, dans le texte, de bannissement consenti ou de peine conditionnelle, des caractères essentiels de ce type d’accord qui seront donc définis par la pratique judiciaire. La pragmàtica n’en demeure pas moins un fondement probable de l’institution des pactes. Puisque le procédé n’est pas imposé par le souverain, quelles raisons ont alors amené les magistrats à conclure des pactes ? Pour Peguera (1540 – 161018), conseiller de la Reial Audiència19, la justification est intrinsèquement répressive : les pactes sont un moyen de condamner des médiéval », in : Auctoritas. Mélanges offerts à Olivier Guillot, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 385 – 396. 15 Les archives judiciaires attestent de pactes conclus pour des homicides (A. C. B. 6 A II.2, le 31 octobre 1715), des délits politiques (A. C. B. 6 A II.1, le 20 juin 1715), ou encore de mauvaises mœurs (A. C. B. 6 A II.1, le 23 juillet 1715). Du côté de la doctrine, Calderó, magistrat barcelonais de la fin du XVIIe siècle, explique par exemple qu’il est licite de « faire la paix » pour n’importe quel crime, sans mentionner ici expressément le procédé original des pactes. Cf. Miquel de Calderó, Sacri Regii Criminalis Concilii Cathaloniæ Decisiones, Barcinonæ, Mariæ Marti viduæ, administrata per Dominicum Tallèr, 1726, t. 1 p. 251. Decisio XXX n8 45 : « ex generali Cathaloniæ consuetudine licitum est pacem facere pro quocumque crimine ». 16 Pragmaticas y altres drets de Cathalunya compilats en virtut del cap. de cort 24 de las corts per la S.C.Y reyal Maiestat del rey don Philip nostre senyor celebradas en la vila de Montso any 1585, Barcelona, 1588, vol. 2 p. 151. (2.a C. Y. A. D. C., II, 9, 18, 7 (Lo infant en la pragmatica dada en çaragoça a II de las chalendas de Abril 1339)) : « Nuper provisionem fecisse recolimus infrascriptam. Ad notitiam vestram per præsentes deferimus, quod nos informati, &c. Cæterum intentionem nostram super præmissis vobis hujus feriæ declarantes, volumus, quod vos dictus vicarius, de vestri consilio assessoris, & præsentibus aliis superius nominatis, possitis de omnibus causis, seu negotiis quæ pœnam mortis, vel mutilationis membrorum non requirunt, & etiam de omnibus negotiis quamcunque pœnam requirentibus, de quibus plena probatio nequeat obtineri, compositiones, & avinencias pro parte nostra facere, prout melius, & utilius zelo justitiæ, & utilitate curiæ videritis expedire, provisione prædicta minime obsistente ». 17 Seul Calderó mentionne le texte royal dans une décision relative aux différentes hypothèses de rémission. Cf. Miquel de Calderó, Sacri Regii…, op. cit., t. 1 p. 278. Decisio XXXII n8 50 : « possint Officiales etiam de omnibus negotiis quamcumque pœnam requirentibus, de quibus plena probatio nequeat obtineri, compositiones facere ». 18 Pour davantage de précisions sur les auteurs cités par notre étude, V. par exemple Manuel Durán y Bas, « La escuela jurídica catalana », in : Escritos del excellentissimo señor D.

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individus de mauvaise réputation ou très infâmes relativement au crime poursuivi, des individus à l’encontre desquels le juge ne dispose pourtant pas, au regard de la théorie des preuves légales, d’éléments probatoires suffisants pour justifier une peine. Il faut, soutient encore l’auteur, purger la province des mauvais hommes20, point de vue classique formulé d’après un fragment d’Ulpien21. On retrouve ce même argument chez Amigant (1645 – 1707), lui aussi magistrat auprès de la juridiction suprême catalane, mais exposé de manière plus pragmatique. Lorsque le juge n’est pas pleinement persuadé de la culpabilité de l’accusé, il faut choisir « entre deux maux le moindre » : l’absence totale de répression ou un châtiment atténué. La seconde branche de l’alternative est retenue sans aucune hésitation car, assure Amigant, « il est meilleur de venger des méfaits par des pactes que de les laisser entièrement impunis par un défaut de preuves ». L’auteur ose même qualifier le procédé de « véritable nécessité publique22 ». Au terme de la période d’éloignement convenue, le bénéficiaire du pacte peut regagner les terres dont il était exclu dans les mêmes conditions que pour un bannissement quelconque. Aucune décision judiciaire n’est requise23. En revanche, Manuel Duran y Bas, primera serie : Estúdios jurídicos, Barcelona, Juan Oliveres, 1888, pp. 347 – 374, Guillem Maria de Brocà i de Montagut, « Autores catalanes que antes del siglo XVIII se ocuparon del Derecho penal y procedimiento criminal », in : Revista jurídica de Catalunya, Barcelona, 1901, pp. 129 – 159, ou encore Manuel J. Peláez, Diccionario crítico de juristas españoles, portugueses y latinoamericanos (hispánicos, brasileños, quebequenses y restantes francófonos), 3 vol., Zaragoza-Barcelona, Manuel J. Peláez, 2005 – 2008. 19 La Reial Audiència est la juridiction suprême du principat de Catalogne (et des comtés de Cerdagne et de Roussillon jusqu’en 1659, date du traité des Pyrénées). Créée en 1493, elle se compose de trois salles, deux civiles et une criminelle, également nommée Consell criminal et à laquelle sont rattachés quatre docteurs et trois juges de cour depuis 1599. 20 Lluís de Peguera, Practica criminalis et ordinis iudiciarii civilis, multis Regiæ Audientiæ declarationibus ornati, Barcinonæ, Iacobi a Cendrat, 1603, f8 84r-v. Cap. XII §. 15 n8 8 : « Relaxantur a carceribus plures qui voluntarie suscipiunt bannimenta extra Regnum vel Vicariam, aut suscipiunt relegationem in insulam per aliquod tempus. In quibus multoties a Regio consilio audiuntur illi, qui convici non possunt de criminibus pro quibus detinentur, sunt tamen de illis multum infamati, & alias malæ famæ, & conditionis, ut sic Respublica malis purgetur hominibus ». 21 D. 1. 18. 13 pr. (Ulpien) : « Congruit bono et gravi præsidi curare, ut pacata atque quieta provincia sit quam regit. Quod non difficile obtinebit, si sollicite agat, ut malis hominibus provincia careat eosque conquirat : nam et sacrilegos latrones plagiarios fures conquirere debet et prout quisque deliquerit in eum animadvertere, receptoresque eorum coercere, sine quibus latro diutius latere non potest ». 22 Pere d’Amigant i de Ferrer, Decisionum et enucleationum criminalium congeries seu praxis Regii Criminalis Concilii Cathaloniæ curiarum inferiorum necnon aliorum tribunalium, ecclesiasticorum, et secularium, Barcinonæ, Raphaelis Figueró, 1691, t. 2 pp. 83 – 84. Decisio XLIV n8 5. Ce juriste précise que malgré le moindre châtiment du bénéficiaire d’un pacte, « minus inconveniens est benignius per pacta scelera vendicare, quam inulta omnino defectu probationum derelinquere ; eum ex duobus malis minus eligi expediat ». 23 Miquel de Cortiada († 1691), Decisiones Reverendi Cancellarii, et Sacri Regii Senatus Cathaloniæ, Barcinonæ, Raphaelis Figueró/Typographi Domus deputationis, 1665, t. 2 p. 202. Decisio LXXXV n8 29 : « an exulatus, relegatus, bannitus, seu confinatus possit eo finito

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lorsque la peine prévue n’est pas exécutée, une décision déclarative de la rupture de ban est nécessaire pour infliger la peine conditionnelle24. La partie publique conserve cependant l’avantage, puisqu’il lui suffit de nier que le bannissement ait été observé pour transférer la charge de la preuve au bénéficiaire de l’accord. Tristany († 1714), conseiller de la Reial Audiència après avoir exercé la charge d’avocat des pauvres25, explicite cette particularité26 et précise notamment que la capture du contrevenant n’est pas nécessaire27. On notera par ailleurs que le procédé absque alia Judicis declaratione, seu licentia redire ad locum, unde fuit relegatus, bannitus, confinatus, seu exulatus ? Respondeo quod sic ». La même solution s’applique au condamné aux trirèmes à temps (Ibid. n8 30) « qui finito tempore sine alia licentia potest ab eis recedere ». 24 Lluís de Peguera, Decisiones aureæ civiles et criminales in actu practico frequentissimæ, ex variis Sacri Cathaloniæ Senatus Conclusionibus, & Responsis eorum, quæ passim in controversiam veniunt, Augustæ Taurinorum, Ioannem Dominicum Tarinum, 1613, f8 88v. Pars I Decisio XC n8 2 : « contraria sententia magis recepta est, & plures habet numero authores gravissimos, & magnæ authoritatis (…) qui tenent, quod licet non requiratur sententia, quæ irroget eam pœnam, tamen requiritur quod præcedat sententia quæ declaret talem actum factum fuisse ut pœnæ impositæ locus sit ». 25 L’avocat des pauvres doit assister les accusés n’ayant pas les moyens de se payer un conseil. Il ne peut exiger la moindre rémunération de leur part. Cf. 2.a C. Y. A. D. C., I, 1, 53, 1 (C. Barcelona. Carles. 1520) : « Statuim, y ordenam ab loatio, y approbatio de la present Cort, que lo advocat dels pobres sie tengut patrocinar, e advocar los dits pobres, ecclesiastics, religiosos, y laics, sens exigir res de aquells, per via directa, o indirecta, e que lo procurador de dits pobres, almenys una vegada en quiscun die juridic, sie tengut esser una vegada en casa del dit advocat. E que dit advovat, e procurador de pobres porten memorial de las causas dels dits pobres, qui a elles recorreran. E que los dits advocats, e procuradors dels dits pobres hajan esser almenys quiscum die del consell al mati dins la preso, ab los jutges de Cort, pera veure que occorera en las causas dels pobres presos, e que en la audientia del Portant veus de Gobernador se haja pendre informatio de la pobretat, e admettre en las causas que seran de nou per dits pobres introduidas, en casques pugan introduir, com se fa en la Reyal Audientia ». À partir de 1534, deux avocats des pauvres et deux procureurs des pauvres sont désormais rattachés à la Reial Audiència, afin que chaque plaideur puisse bénéficier d’une assistance en cas de procès entre deux indigents. 26 Bonaventura de Tristany-Bofill i Benac, Sacri Supremi Regii Senatus Cathaloniæ Decisiones, Barcinonæ, Raphaelis Figueró, 1686, t. 1 p. 504. Decisio XXI n8 5, expliquant que Maria Jordi « cum pacto promisit afirmativam, servandi scilicet exilium, ipsi incumbebat probare, quod exilium servaverat, & fisci intentio erat probata ex sola negativa, quod non servaverat pactum ». La même solution est notamment évoquée par Pere d’Amigant i de Ferrer, Decisionum et enucleationum…, op. cit., t. 2 p. 126. Decisio XLIX n8 4 : « In criminalibus etiam quando sub pacto voluntario bannimenti, aut alio simili reus extitit condemnatus pœna in casu contraventionis adjecta, Fiscus ad pœnam agens non tenetur probare contraventionem, seu violationem pacti, sufficit enim ei negare promissionem fuisse adimpletam ; nam in vim hujus negationis onus probandi adimplementum in eum qui promisit transfertur ». 27 Bonaventura de Tristany-Bofill i Benac, Sacri Supremi Regii Senatus…, op. cit., t. 1 p. 503. Decisio XXI n8 4 : « aut pœna est imposita a Judice in sententiam, & mandato exilii, cui exulatus obedivit nulla promissione per eum facta, & tunc ad incursum pœnæ non sufficit, quod sit inventus, sed requiritur apprehensio ; aut promissio per pactum fuit per exulatum facta cum juramento (ut in hoc casu) & tunc non requiritur captura, sed sufficit probatio fractionis exilii ».

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semble pareillement s’offrir aux juges de n’importe quel degré ; Amigant l’affirme et Calderó mentionne pour sa part une décision d’une juridiction inférieure qui avalise un pacte28. Il faut cependant rester prudent sur ce point. S’il est indéniable que les pactes ne sont pas réservés à la Reial Audiència29, on ne peut assurer qu’ils soient un procédé « habituel » devant l’ensemble des juridictions catalanes plutôt que des exceptions ponctuellement tolérées. Mais quel que soit son degré, tout juge entreprenant la conclusion d’un pacte doit s’accorder avec l’accusé. 2. La discussion de la peine avec l’accusé Un juste compromis doit être obtenu. Pourquoi, en effet, l’accusé consentirait-il à une sanction trop proche de celle encourue dans l’hypothèse d’une pleine preuve ? Tout en s’évertuant à persuader l’accusé par la minoration de la peine (a), le juge ne doit pas perdre de vue l’intérêt général : la peine doit aussi être justifiée au regard de la victime et plus largement de la société (b). a) Persuader l’accusé de subir une peine L’existence préalable d’un certain niveau de preuve est indispensable pour que la démarche aboutisse30. D’abord, le magistrat doit lui-même avoir la certitude, ne serait-ce que partielle, que, d’après les éléments probatoires réunis, l’accusé est coupable d’une quelconque manière de l’infraction poursuivie. Sa conviction peut reposer sur un aveu vicié, des témoins reprochables ou encore des indices matériels quelconques31. Il faut ensuite parvenir à persuader l’accusé de reconnaître directement sa culpabilité, c’est-à-dire le convaincre que l’on dispose de divers éléments probatoires à son encontre, certes insuffisants pour le condamner, mais que la découverte d’indices complémentaires est imminente et que la torture sera au besoin employée. L’accusé doit donc agréer l’existence et la force des preuves réunies par l’accusation et convenir ainsi de sa participation au délit. Il faut le 28 Miquel de Calderó, Sacri Regii…, op. cit., t. 1 p. 127. Decisio XIII n8 8, évoquant le cas de Jacint N., « delatum de violatione pacti per eum die 23 Decembris 1678 in Curia Baiuli Villæ Granulariorum voluntarie suscepti bannimenti a dicta villa, & ejus termino per tempus decem annorum, sub pœna in contrafactionis, serviendi in Regiis Triremibus, remigando per quinquenium ». 29 Comme en témoignent le fonds de la Governació conservé à l’Arxiu de la Corona de Aragó, ou l’Arxiu històric de l’ajuntament de Girona (XXI.I n8 1), contenant un formulaire manuscrit rédigé par Jaime Bergués, Formulario de Autos criminales y notas concernientes, 1768. 30 Lluís de Peguera, Practica criminalis…, op. cit., f8 84r-v. Cap. XII §. 15 n8 8, signalant l’application des pactes aux individus « qui convici non possunt de criminibus pro quibus detinentur, sunt tamen de illis multum infamati, & alias malæ famæ ». 31 Un aveu rétracté ou extrajudiciaire, de même qu’un témoin reprochable ou une mala fama ne permettent pas de condamner selon la théorie des preuves légales. Ils contribuent cependant incontestablement à forger la certitude de la culpabilité de l’accusé.

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persuader qu’il est dans son intérêt de subir une peine. Tâche délicate. Pourtant, les raisons d’acquiescer sont simples : l’accusé se soustrait ainsi à la torture et à la peine ordinaire. Se soumettre à ce procédé est donc très avantageux s’il est coupable, sauf à courir le risque d’attendre, dans l’espoir que l’accusation n’apporte pas d’éléments probatoires supplémentaires. Or, si un tel pari est tentant lorsque l’infraction est de faible importance et n’autorise pas le juge à recourir à la torture, il peut s’avérer très risqué lorsque le crime est grave. Excepté lorsque l’accusé est certain de résister aux tourments, il sera dès lors naturellement enclin à accepter la peine que lui propose le juge. La promesse d’un châtiment moins sévère est ainsi un moyen plus doux que la torture de pousser à confesser sa faute ; et l’efficacité semble certaine. La liberté dans le choix de la peine engendre une grande diversité de pactes. La peine essentielle consiste communément en un bannissement, mais il s’agit parfois d’un service dans les galères royales ou de la relégation sur une île32. Le principe est donc celui d’un éloignement dont l’étendue géographique oscille d’une ville à l’intégralité du principat de Catalogne et des comtés de Cerdagne et de Roussillon33. La durée, elle aussi, est variable, quoiqu’elle soit toujours supérieure à une année au regard des archives consultées34. La doctrine reste muette sur ce point. En ce qui concerne la peine conditionnelle, à subir en cas d’inexécution de la peine infligée à titre principal, elle se résume le plus souvent à un doublement de la durée de l’éloignement initialement consenti. On rencontre néanmoins parfois des peines pécuniaires35, de fustigation, et même une réserve de preuves36. Et quand aucune 32 La destination la plus fréquente des relégués est l’île de Majorque. V. par exemple A. C. A. Governació IV. 89 f8 5v, qui atteste d’un pacte du 27 avril 1619 par lequel Antoni Onofré Veri fut relaxé des prisons moyennant cinq années de relégation à Majorque. De même, le 20 décembre 1684, Maria Elisabeth Barò & Ortoneda fut relaxée moyennant une relégation à perpétuité sur cette île, cette affaire étant citée par Miquel de Calderó, Sacri regii…, op. cit., t. 1 p. 129. Decisio XIII n8 21. La relégation sur cette île est parfois envisagée comme peine conditionnelle. Cf. A. C. A. Governació IV. 89 f8 1r. Le 23 avril 1619, Rafael Matheu fut condamné à trois années de bannissement du principat par pacte, sous peine de relégation sur l’île de Majorque en cas d’inexécution. 33 A. C. A. Reial Audiència 37. Libro de conclusiones criminales f8 74v. Le 2 août 1607, Pere Fort accepta un bannissement de trois ans du principat de Catalogne et des comtés de Cerdagne et de Roussillon, sous peine de doublement en cas de violation du pacte ; A. C. A. Governació IV. 89 f8 101r, un pacte du 6 juin 1667 envisageait l’éloignement de la seule ville d’Aquelaba, accepté par Antoni Vidal. 34 Si le bannissement comme peine essentielle d’un pacte n’est jamais inférieur à une année, sa durée s’étend généralement de trois à cinq années. 35 A. C. A. Governació IV. 89 f8 113r. Le 14 juillet 1706, Ignarius Riera, écrivain, se soumit à un pacte prévoyant un bannissement de cinq ans de la ville de Vilafranca Pœnitens et sa viguerie. La peine conditionnelle était de payer deux cents livres. Une autre décision du 24 mai 1662 imposait par pacte un bannissement de trois ans à Joseph Mesdeu ; en cas de violation du pacte, il devrait verser la somme de mille livres et servir dans une cour (Ibid. f8 73r-v). 36 A. C. A. Reial Audiència 59. Libro de conclusiones criminales. Marc Busquets fut relaxé des prisons par un pacte du 3 février 1708 prévoyant un bannissement de la viguerie de

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peine conditionnelle n’est envisagée par le pacte, les auteurs considèrent depuis Peguera que le doublement du temps de l’éloignement est sous-entendu37. En fait, la variété des peines semble être la traduction de la diversité des situations auxquelles est confronté le juge : là où il dispose d’une preuve plus fragile, une peine moindre est prononcée. De même, la plus ou moins grande confiance allouée à l’accusé permet de se contenter d’une clause pénale symbolique ou fait exiger de plus efficientes garanties. On notera enfin que la peine conditionnelle doit être proportionnée et non irréversible. La mort est exclue par la doctrine et n’a effectivement jamais été rencontrée en pratique38. Étant parvenu à persuader l’accusé d’accepter ladite peine, le juge doit légitimer sa décision, et par conséquent sa certitude morale, vis-à-vis des tiers. b) La justification des pactes au regard des tiers Les tiers, c’est-à-dire la victime et la société, doivent eux aussi être persuadés du bien-fondé d’une peine atténuée. La victime ou ses héritiers pourraient avoir des raisons concevables de s’opposer au procédé. Pourtant, la partie civile obtient une satisfaction immédiate par la mise à l’écart d’un individu qui n’aurait peut-être jamais été condamné sans un pacte. Elle peut également être convaincue pécuniairement, puisque la conclusion d’un tel accord ne peut se faire sans l’avoir dédommagée39. Cependant, le droit pénal a aussi pour fin de corriger l’atteinte Vilafranca Pœnitens « et in casu contrafactionis probatis in suo robore remanentibus ». Cette sanction de l’inexécution du pacte démontre donc une transposition de la réserve de preuves aux pactes. Le procédé, apparu comme complément d’une mesure d’instruction, la torture, devient l’accessoire d’une condamnation. Une telle possibilité a certainement participé au déclin de la question préparatoire, car la réserve fait ici office de garantie de l’exécution d’une peine déjà infligée. 37 Lluís de Peguera, Decisiones aureæ…, op. cit., f8 88v. Pars I Decisio XC n8 3 : « Ad idem facit, quia si bannitus non imposuisset sibi pœnam pecuniariam, & ingressus fuisset terram sibi a judice interdictam, ex dispositione juris communis tempus banni sibi duplicandum esset ». 38 L’interdiction est liée au fait que « nul n’est maître de ses membres » comme l’affirment notamment Lluís de Peguera, Practica criminalis…, op. cit., f8 56r. Cap. XII §. 5 n8 14 : « nemo est Dominus membrorum suorum », ou Pere d’Amigant i de Ferrer, Decisionum et enucleationum…, op. cit., t. 2 p. 83. Decisio XLIV n8 3 : « nec eo etiam volente suæ credulitati Senatus assentiret, ne axioma per vulgatum, & in rem veluti judicatam transactum violaretur, membrorum suorum neminem esse dominum », s’appuyant notamment sur Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par J. Tricot, Paris, Librairie philosophique Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2007, p. 279. Lib. V Cap. XI : « Un homme peut assurément subir volontairement un dommage et supporter ce qui est injuste, mais il ne peut jamais consentir à être traité injustement, car personne ne souhaite cela, pas même l’homme intempérant, mais il agit contrairement à son propre souhait, puisque personne ne veut ce qu’il ne croit pas bon pour lui, et l’homme intempérant fait des choses qu’il pense lui-même n’être pas celles qu’il doit faire » et sur D. 9. 2. 13 pr. (Ulpien) : « … quoniam dominus membrorum suorum nemo videtur ». 39 Jaume Cáncer, Variarum resolutionum…, op. cit., pars 2 p. 187. Cap. XI n8 111 – 114, expliquant notamment : « judices non possunt ullo modo cum reo componere, neque reum

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portée à la société par l’infraction. Comment prétendre alors que l’équilibre soit rétabli par le pacte ; comment la collectivité pourrait-elle se satisfaire d’une peine mitigée ? La principale justification est d’assurer une justice plus efficace. La répression est notamment plus rapide, immédiate, mais il s’agit surtout de permettre de condamner. Le dilemme pour le juge40 est de sanctionner immédiatement, mais modérément, ou d’attendre dans l’espoir de prononcer la peine ordinaire. Compte tenu du déclin de la torture et de son efficacité toute relative lorsqu’elle est employée, outre le coût de la justice lorsque les procès s’éternisent et que trop d’accusés sont détenus préventivement, on conçoit aisément qu’une peine extraordinaire soit souvent préférée. Certes, la peine est moindre, mais elle est prononcée dans des hypothèses où les preuves réunies ne permettent normalement pas de condamner ou seulement, par exemple, après obtention d’un aveu par le biais de la torture judiciaire. Cette pratique demeure ainsi conforme au principe Interest rei publicæ ne maleficia remaneant impunita41. Une justification remarquable réside dans le rapprochement effectué par certains auteurs entre la possibilité pour le prince d’expulser les pestiférés et celle d’écarter ces « mauvais hommes » afin d’éviter une contagion42. Par ailleurs, la sanction quoad fiscum relaxare, nisi parte læsa satisfacta », principe repris au XVIIe siècle par le magistrat barcelonais Joan Pau Xammar, De officio judicis, et advocati, Barcinonæ, Iacobi Romeu, 1639, f8 27r. Pars I Quæstio VI n8 11 : « tum de jure communi, tum de jure Cathaloniæ, & quod judex non potest cum Reo componere, nec eum quoad Fiscum relaxare, nisi parte læsa satisfacta, & an saltem guidaticum illi dare » ; ou encore Miquel de Calderó, Sacri Regii…, op. cit., t. 1 p. 258. Decisio XXX n8 103 – 104, qui relate une affaire tranchée le 19 juillet 1659 par le Conseil criminel de Catalogne à l’encontre de Pau N., accusé d’homicide : « & vellet componere cum Fisco, noluit assentire Senatus, donec constaret proximiores occisi esse satisfactos, atvero data fuit pro sufficienti probatione attestatio duorum Religiosum Sancti Dominici, qui deposuerant Nob. Ludovicum de Areny, & Nobilem Violantem uxorem suam, & sororem, ex utroque latere, hæredemque, & proximiorem dicti Don Bernardi occisi eis pluries dixisse, nunquam querelas proposituros contra dictum Llor, imo, quod remittebant injuriam, & ita pariter vidi semper observari, quando casus evenit ». 40 En accord avec le ministère public qui renonce, par le pacte, à toute poursuite ultérieure pour les mêmes faits. 41 Sur l’adage Interest rei publicæ ne maleficia remaneant impunita, V. notamment JeanMarie Carbasse, « Ne homines interficiantur : quelques remarques sur la sanction médiévale de l’homicide », in : Auctoritates Xenia Raoul C. van Caenegem oblata : la formation du droit et ses auteurs, dir. Serge Dauchy, Jos Monballyu et Alain Wijffels, Brussel, Wetenschappelijk comité voor rechtsgeschiedenis koninklijke Academie voor wetensschappen, « Iuris scripta historica » n8 13, 1997, pp. 165 – 185 ; et « Note sur les fondements civilistes du pactum pacis médiéval », op. cit., pp. 386 – 387, soulignant l’origine du principe sous la plume des civilistes du XIIe siècle, avant que la formule ne soit reprise en 1203 par la décrétale Ut famæ (X. 5. 39. 55) du pape Innocent III. 42 C’est ce qu’affirme par exemple le magistrat aragonais Cristòfor Crespí de Valldaura i Brizuela, Observationes illustratæ decisionibus Sacri Supremi Regii Aragonum Consilii, Supremi Consilii Sanctæ Cruciatæ, & Regiæ Audientiæ Valentinæ, Lugduni, Horatii Boissat & Georgii Remeus, 1662, p. 74. Observatio III n8 13 : « ita hujusmodi mali homines, qui vitiorum, & criminum pestilenti contagio Reipublicæ pacem & quietem lædunt, etiamsi ipsa Respublica contradiceret, debent ab ejus terminis expelli, etsi opus fuerit relegari, quia est ipsi

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pénale prévue par le pacte peut être utile socialement lorsqu’il s’agit, par exemple, de ramer dans les galères royales, en particulier durant les périodes de guerre43. Il est indéniablement conforme à l’intérêt de la société de disposer de forces supplémentaires dans les trirèmes en temps de conflits, plutôt que de les détenir dans les geôles royales dans l’attente d’un jugement. Enfin, lorsque c’est l’impunité qui est envisagée par le pacte, l’objectif est alors de découvrir des complices. L’impudence du criminel échappant au châtiment mérité est ici compensée par l’opportunité d’en voir condamnés plusieurs, voire de démanteler une bande connue depuis trop longtemps pour ses exactions. Condition de formation du pacte, la conciliation de ces intérêts divergents conduit en outre à se satisfaire d’une probabilité de vérité.

II. La considération d’une probabilité de vérité Un pacte ne peut prétendre établir qu’une probabilité de vérité. Le juge est persuadé que l’accusé face à lui est coupable, mais ne dispose d’aucun moyen juridique objectif de le faire admettre, en tout cas, au regard de la théorie des preuves légales. D’une vérité absolue, on passe donc alors à une vérité relative44, en abandonnant la stricte arithmétique du système probatoire savant au profit des probabilités de la preuve libre45. En tant que manifestation du renouveau moderne de l’intime conviction (1.), le recours aux pactes se traduit par l’aménagement du déroulement de l’instruction (2.). Reipublicæ perniciosissimi sunt », argument fondé sur Lluís de Peguera, Decisiones aureæ…, op. cit., f8 12r-v. Pars I Decisio VIII, qui autorise le prince, dans l’intérêt général, à expulser une personne suspectée d’avoir la peste (V. en particulier les n8 6 – 7 : « infecti seu suspecti expellendi sunt (…). Et ideo conveniens est, propter publicam utilitatem ; quod tales expellantur. Pariter etiam respondetur secundo argumento. Nam licet quis dominio rei suæ privari non possit, hoc credimus esse verum regulariter, sed fallit quando propter publicam utilitatem esset privandus : quia tunc dominus Rex posset eum privare »). 43 A. C. A. Reial Audiència 58. Libro de conclusiones criminales (n. p.). Le 13 juillet 1695, huit accusés furent relaxés par pacte dont six moyennant la peine de ramer dans les galères. 44 Sur l’idée de relativité de la vérité judiciaire telle qu’elle est développée chez les jusnaturalistes, V. en particulier Paul Foriers, « La conception de la preuve dans l’école de droit naturel », in Recueils de la Société Jean Bodin, t. XVII, La preuve. 2e partie : Moyen Âge et temps modernes, Bruxelles, Éditions de la Librairie encyclopédique, 1965, pp. 169 – 192 : « D’où cette conséquence, que les jugements seront vrais et seront justes, mais ne seront bien souvent ni conformes à la vérité, ni conformes à la justice. C’est pourquoi l’École de Droit Naturel, essentiellement préoccuppée de valeurs morales et humaines, va s’efforcer de réduire la marge d’insécurité entre la vérité judiciaire et la vérité tout court, entre la justice judiciaire et la justice tout court. C’est pour cela, qu’elle soumet au crible de la vérification rationnelle, chacun des moyens dits de preuve et qu’elle leur donne une valeur relative, aucun mode de preuve ne permettant à coup sûr d’atteindre la vérité. De là aussi cette recherche d’une hiérarchie et cette volonté irrépressible d’accumuler les garanties en faveur de l’homme même ». 45 Il faut citer ici la célèbre formule de Jean Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, le droit public, et legum delectus, nouvelle éd., Paris, Denis Mouchet, 1723, t. 1 p. 241. Livre III Titre VI, pour qui la preuve n’est que « ce qui persuade l’esprit d’une vérité ».

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1. Une manifestation du renouveau moderne de l’intime conviction Les pactes sont une des multiples manifestations de l’évolution de la preuve à l’époque moderne46. En effet, la peine infligée découle pleinement de l’intime conviction du magistrat, non de l’obtention d’un certain niveau de preuve, intangible et préalablement établi. La pratique catalane s’inscrit donc comme une négation flagrante de la théorie des preuves légales47, puisque l’accusé reconnaît sa culpabilité et n’est pourtant pas automatiquement condamné à la peine ordinaire48. Cette déclaration, il est vrai, n’est pas assimilée à un aveu ; mais il demeure que le juge dispose de la liberté de prononcer une peine modérée, malgré l’admission par l’accusé des éléments probatoires rassemblés à son encontre. Et la négation du système de preuves objectives est plus flagrante encore lorsque c’est l’accusé luimême qui propose de se soumettre à un pacte. Une difficulté tient au fait que la conviction du juge n’est souvent qu’incomplète lorsqu’il décide d’employer un pacte. Rappelons en effet que la pleine certitude de la culpabilité permet en Catalogne d’infliger la peine ordinaire sur le fondement d’indices, parfois même dubités49. Ainsi, le juge ne peut décemment se résoudre à se contenter d’une peine extraordinaire par le biais d’un pacte qu’en l’absence des moyens de prononcer la peine ordinaire. Pourtant, la conclusion d’un pacte n’est pas seulement l’ultime recours d’un juge pour condamner, mais est aussi envisageable alors que le magistrat dispose de preuves importantes. Ces hypothèses restent néanmoins marginales. Tristany relève par exemple cette possibilité 46 Concernant les prémices de l’intime conviction dès la fin du Moyen Âge, V. notamment Richard M. Fraher, « Conviction According to Conscience : The Medieval Jurists’ Debate Concerning Judicial Discretion and the Law of Proof », in : Law and History Review, vol. 7 n8 1, University of Illinois Press for the American Society for Legal History, 1989, pp. 23 – 86, ou Giorgia Alessi Palazzolo, Prova legale e pena. La crisi del sistema tra evo medio e moderno, Napoli, Jovene Editore, 1979. 47 La théorie des preuves légales exige en principe l’aveu de l’accusé ou la conviction par deux témoins comme le rappelle encore dans la seconde moitié du XVe siècle le magistrat géronais Tomàs Mieres, Apparatus super constitutionibus…, op. cit., t. 1 p. 342. Collatio IX. Ferdinandus Rex in Curia Barcinonæ Cap. XXXV n8 172 : « Sententia enim ferri non debet nisi contra convictum vel confessum », ceci étant justifié par le décret de Gratien (C.2 q.1. c.1) : « Nos in quemquam sententiam ferre non possumus, nisi aut convictum, aut sponte confessum ». Sur la théorie des preuves légales, V. notamment Jean-Philippe Lévy, La hiérarchie des preuves dans le droit savant du Moyen Âge, depuis la renaissance du droit romain jusqu’à la fin du XIVe siècle, Annales de l’Université de Lyon, 3e série : Droit, fascicule V, Paris, Sirey, 1939. 48 Sur les conséquences de l’aveu, V. Paolo Marchetti, Testis contra se. L’imputato come fonte di prova nel processo penale dell’età moderna, Milano, Dott. A. Giuffrè, 1994. 49 Cette possibilité, en gestation chez des auteurs de la fin du XVIe siècle comme Peguera, est véritablement consacrée dès le siècle suivant par des magistrats barcelonais comme Cortiada, Calderó ou Amigant. On soulignera d’ailleurs que la charge d’avocat fiscal, longtemps exercée par ces auteurs avant d’achever leur carrière comme conseillers du Sénat du principat et de prendre la plume, a certainement influé sur leur pensée plus répressive.

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concernant un individu pleinement convaincu d’un crime par son aveu50. Le but poursuivi par le juge est alors que l’accusé révèle le nom de ses complices. Par ailleurs, nous avons rencontré une occurrence de pacte prévoyant une réserve de preuves en cas d’inexécution de la peine essentielle : les preuves conservaient toute leur force et auraient permis le cas échéant de condamner51. L’impunité est parfois même promise à un coupable52. On glisse alors de la simple considération d’une probabilité de vérité à la négation de la vérité judiciairement établie. Toutefois, cette dernière hypothèse se rencontre davantage en Roussillon après le rattachement du comté à la France consécutif au traité des Pyrénées (1659). Naturellement gêné par le droit français désormais applicable à ce territoire, le conseiller perpignanais53 Noguer († 1748) déclare néanmoins avoir observé des 50 Bonaventura de Tristany-Bofill i Benac, Sacri Supremi Regii Senatus…, op. cit., t. 1 p. 349. Decisio XII n8 7. L’accusé, Francesc Salvat, avait avoué le crime de « meurtre par traîtrise » en plus d’en être convaincu par des indices indubités. L’auteur affirme que les services rendus doivent permettre de diminuer la peine, même lorsqu’il y a des parties en instance : « non obstante partis instantia (…) prosunt servitia majorum pro minuenda pœna ». Le 2 octobre 1658, Francesc Salvat fut ainsi condamné par pacte à combattre dix ans à Milan « quia constare fecit de magnis servitiis per eum præstitis suæ Regiæ Magestati tempore turbationum Cathalonie, & sic dicto pacto mediante fuit pœna temperata ». On notera que Tristany adopte cette position de manière générale et non limitée aux pactes et justifie l’emploi d’une telle circonstance atténuante par André Tiraqueau, De pœnis temperandis, 1559, rééd. Paris, Economica, 1986, traduction par André Laingui, pp. 257 – 268. Causa XLIX (Services rendus à l’État par l’accusé ou sa famille) n8 1 (p. 259) : « on peut épargner le délinquant en raison de ses mérites ou de ceux de ses ancêtres ou de ses proches, et du bien dont l’État leur est redevable ». L’illustre conseiller au parlement de Paris allègue notamment une loi romaine (D. 49. 16. 5. 8, fragment d’Arrius Menander) prévoyant d’épargner le transfuge qui a permis de découvrir d’autres transfuges et affirmant, selon ses termes, « que lorsque quelque chose d’utile pour l’État est résulté d’une infraction, non seulement la peine peut être remise, mais on peut récompenser le délinquant alors qu’en principe les délinquants doivent être réduits à l’indigence ». 51 A. C. A. Reial Audiència 59. Libro de conclusiones criminales. Ce pacte du 3 février 1708 prévoyait comme peine principale le bannissement volontaire de Marc Busquets de la viguerie de Vilafranca. 52 Cette hypothèse peut être rapprochée de celle du sauf-conduit, concédé à un criminel pour l’inciter à venir témoigner, qu’abordent notamment Joan Pere Fontanella, Decisiones…, op. cit., t. 2 p. 595. Decisio DLXXXIII n8 7 : « immunitatem obtentam non prodesse, nisi pro præteritis culpis non pro futuris, sicut nec gratia aliqua, aut abolitio delictorum quantumvis absoluta, & generalis », ou Miquel de Cortiada, Decisiones…, op. cit., t. 2 pp. 147 – 148. Decisio LXXIII n8 13 – 14 : « Sed quia immunitas Ecclesiæ solum prodest pro delictis præteritis, non pro futuris (…). Pro ut gratia, indulgentia, aut abolitio delictorum quantumvis absoluta, & generalis prodest solum pro præteritis delictis, non pro futuris », ajoutant (p. 148 n8 15) que si des crimes graves et punissables sont commis après le sauf-conduit, il en perd le bénéfice « & puniri potest pro delictis ante impetrationem salviconductus commissis ». 53 Par l’édit de Saint-Jean-de-Luz, l’instauration d’un Conseil souverain compétent pour le ressort des comtés de Roussillon et de Cerdagne fut décidée. La juridiction siège à Perpignan. Outre la thèse (vieillie) de Paul Galibert, Le conseil souverain de Roussillon, Thèse droit, Perpignan, L’indépendant, 1904, nous renverrons, concernant la mise en place et le fonctionnement de cette institution, à Guy Clerc, Recherches sur le Conseil souverain de Roussillon (1660 – 1790), t. 1 : Organisation et compétence du Conseil souverain, t. 2 : Index biographi-

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juges encourager l’accusé à avouer ou à dévoiler des complices en lui assurant l’impunité. Selon lui, ces « pièges » sont « dignes de répréhension ». L’objection se fonde sur l’impossibilité pour ces magistrats de tenir leur promesse, même si ce sont des juges supérieurs ; seul le roi pourrait remettre la peine d’un délinquant. Cependant, ajoute Noguer, les cours supérieures « peuvent quelques fois se dispenser de la rigueur des loix et des ordonnances par des raisons particulières qui peuvent même n’être pas contraires au véritable esprit de ces mêmes loix54 ». Dans certains cas, « très rares » toutefois, concède-t-il, l’impunité peut ainsi être accordée si elle n’a « pour objet que la tranquilité publique et le bien de l’État55 ». En réalité, on rencontre surtout de telles absolutions pour des crimes politiques ou religieux. Le fonds du Conseil souverain de Roussillon, mieux connu grâce aux nombreux travaux du professeur Bernard Durand56, atteste de différentes affaires. Nous en que des magistrats et des auxiliaires du Conseil souverain, Paris, mémoire dactylographié, 1973 – 1974. 54 Archives Départementales des Pyrénées Orientales (A. D. P. O.) MSS 21 : Jean de Noguer, Traité des crimes, suivant la jurisprudence de la Cour du Conseil souverain de Roussillon, s. l., s. d. (p. 1742), f8 92v. Des interrogatoires, article 3. L’argument de pouvoir « se dispenser de suivre à la rigueur les loix et les ordonnances » est également employé pour justifier l’adoption de « règlements généraux sur tout ce qui regarde le bien de l’ordre et la suretté publique » (Ibid. f8 80r. De la compétence des juges, article 84). Selon le magistrat perpignanais, « on n’a jamais douté que ce que les cours supérieures règlent et ordonnent ne doivent faire une espèce de loy dans leur ressort ». Il affirme encore « non ambigitur senatum jus facere posse » en se fondant sur Accurse, Glossa in Digestum Vetus, coll. Corpus glossatorum juris civilis VII, Augustæ Taurinorum, ex Officina Erasmiana, 1969, f8 8rb. Sur l. 9 ff. de legibus (D. 1. 3. 9) et f8 10ra. Sur l. fin C. de legibus (D. 1. 3. 41), ou encore sur ClaudeJoseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, contenant l’explication des termes de Droit, d’Ordonnances, de coûtume & de Pratique. Avec les juridictions de France, 4e éd, Paris, Joseph Saugrain, 1754, t. 2 p. 302. Rubrique Parlement : « Les Parlements ne sont pas si astreints que les autres Juges à suivre de point en point les dispositions des Lois ; ils peuvent en certain cas, & pour de justes tempéraments, s’en écarter, de manière néanmoins qu’ils ne paraissent pas entièrement les détruire » et Guy Pape, Decisiones Magistri Guidonis Pape, Lugduni, Jacobo Dugue, 1511, f8 7vb. Quæstio XXIX, prenant l’exemple du parlement du Dauphiné : « judices superiores præsentis patriæ Delphinalis Vicem præfecti prætorio obtinentes, possunt judicare secundum conscientiam ». 55 Jean de Noguer, Traité des crimes…, op. cit., ff8 92v-93r. Des interrogatoires, article 3. Notons que l’avocat général et président à mortier du Conseil souverain de Roussillon au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles n’évoque que les transactions civiles. Cf. A. D. P. O. MSS 22 : Michel de Vilar, Decisiones notabiliores supprimi ruscinonensium senatu, f8 6. Decisio XVI. Pour sa part, le professeur et avocat perpignanais Joseph-Jean-Michel Jaume (1731 – 1809) ne se prononce ni sur les pactes ni sur les transactions (A. D. P. O. MSS 30 – 31 : Recueil des décisions du Conseil souverain de Roussillon depuis 1660, avec les motifs servant à établir la jurisprudence de la ditte Cour par ordre alphabétique). 56 Bernard Durand, « Aut nubere, aut dotare », in : Recueil de mémoires et travaux de la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, fascicule IX : Mélanges Roger Aubenas, Montpellier, 1974, pp. 281 – 293 ; « Le Conseil souverain de Roussillon et la répression de la tentative », in : Revue historique de droit français et étranger, vol. 54, Paris, Sirey, 1976, pp. 203 – 227 ; « Arbitraire de la peine et peine de mort en Roussillon », in : Confluence des droits savants et des pratiques juridiques, Actes du Colloque de Montpellier (12 – 14 décembre 1977), Milano, A. Giuffrè, 1979, pp. 91 – 120 ; « Arbitraire du

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évoquerons brièvement deux. En 1664, les autorités découvraient une conspiration visant à « restituer » Perpignan à l’Espagne. L’un des conjurés, réfugié de l’autre côté des Pyrénées, proposa alors aux juges de revenir en France et de livrer les noms de ses complices en échange de son impunité. La juridiction suprême accéda à cette demande car, selon elle, « le crime était trop énorme et les suites de trop grande conséquence57 ». De même, le 30 janvier 1683, le Conseil promit l’impunité à toute personne qui pourrait contribuer à « fournir des preuves » à l’encontre de malfaiteurs dérobant des biens dans les églises, délit alors très fréquent dans la province58. À travers ce type d’utilisations, on perçoit la confusion entre les pactes et d’autres procédés, tels que la rémission ou les commutations de peine, qui permettent effectivement d’échapper à la peine ordinaire. L’équivoque émane d’ailleurs amplement de l’imprécision des auteurs quant aux termes employés pour caractériser le procédé59. Le pacte engendre pourtant des effets distincts. Sa finalité première est d’infliger une sanction pénale, bien qu’atténuée, là où les autres procédés la suppriment purement et simplement – dans le cas d’une rémission ou d’une grâce – ou lui substituent une réparation pécuniaire – dans le cas d’une composition pénale – ou toute autre obligation – pour une transaction pénale. Enfin, le pacte n’est pas assimilable à une commutation de peine, puisque celle-ci intervient sur la peine que subit un condamné et non sur la peine seulement encourue par un accusé. Par leurs caractères propres, les pactes catalans influent ainsi sur le déroulement de l’instruction. 2. L’aménagement du déroulement de l’instruction La conclusion d’un pacte n’est pas considérée comme un procédé dangereux pour l’accusé, comme le démontre par exemple l’absence d’édiction de conditions juge et droit de la torture : l’exemple du Conseil souverain de Roussillon (1660 – 1790) », in : Recueil de mémoires et travaux de la société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, fascicule X, Montpellier, 1979, pp. 141 – 179 ; « La répression du vol sacrilège au Conseil souverain de Roussillon (Conflent et Cerdagne) », in : Conflent, Vallespir et montagnes catalanes. Actes du LI e congrès de la fédération historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon, 10 – 11 juin 1978, Montpellier, 1980, pp. 151 – 163 ; « Quelques remarques sur les circonstances aggravantes au Conseil souverain de Roussillon », in : 106e Congrès des sociétés savantes, Histoire moderne, Perpignan, 1981, t. 2 pp. 17 – 30 ; « Remarques sur la récidive en Roussillon au XVIIIe siècle », in : Revue historique de droit français et étranger, vol. 63, Paris, Sirey, 1985, pp. 39 – 55. 57 Jean de Noguer, Traité des crimes…, op. cit., ff8 92v–93r. Des interrogatoires, article 3. 58 Jean de Noguer, Traité des crimes…, op. cit., f8 93r. Des interrogatoires, article 3. La fréquence du crime est régulièrement invoquée comme fondement de la considération de l’intime conviction du juge afin d’éviter qu’un crime ne demeure impuni. 59 Les termes de pactum, remissio, ou les expressions de pacem facere, transactio ou compositio cum Fisco sont en effet souvent utilisés indifféremment au sein des développements des jurisconsultes catalans.

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de capacité60. D’ailleurs, malgré le défaut de plena probatio au regard des droits savants, la culpabilité est bien certaine selon l’intime conviction du juge confortée par la déclaration du bénéficiaire du pacte. On pourrait alors objecter qu’un accusé fragile est susceptible de consentir trop facilement à une peine alors qu’il n’a pas commis l’infraction poursuivie. En effet, bien que l’accusé innocent ne doive pas théoriquement confesser un méfait qu’il n’a pas commis, cela demeure concevable en pratique, de même qu’un aveu extorqué n’est pas nécessairement le reflet de la vérité. Une certaine contrainte psychologique peut aisément s’exercer sur un individu dans l’attente d’un jugement61 et les pactes font alors indéniablement condamner des innocents. Le point n’est cependant pas discuté au sein des sources consultées. À l’opposé du problème de l’accusé qui se soumettrait à un pacte malgré son innocence peut être formulé le reproche de ne pas punir assez sévèrement l’accusé qui est coupable. Un autre inconvénient résiderait également dans le fait de ne pas solutionner le problème constitué par le délinquant mais de le renvoyer à d’autres en se contentant de l’écarter. Ce n’est cependant pas le lieu de discuter du bien-fondé du bannissement qui se trouve en outre conforme à la logique, fort partagée à l’époque moderne en Europe, de purger la province des « mauvais hommes ». Les pactes catalans seraient ainsi un exemple de progrès de l’intime conviction conciliant la volonté répressive du juge et le propre intérêt de l’accusé62. La meilleure illustration en est que ce dernier subit une peine mitigée. D’aucuns pourraient alors affirmer que sans ce moyen, l’accusé n’aurait pas reconnu sa culpabilité et n’aurait donc subi aucune peine ; mais cette critique n’est que partiellement justifiée. Bien sûr, l’accusé ne serait pas châtié s’il n’avait pas avoué spontanément, mais il le serait néanmoins dans certains cas suite à un aveu extorqué. Il subirait alors la mort et les tourments, tandis qu’un pacte lui inflige seulement une peine mitigée et non la torture : le procédé est donc, dans ce cas au moins, préférable pour la défense. De surcroît, bien que la reconnaissance de culpabilité soit ici nettement incitée par cet espoir d’un adoucissement de la peine, le juge intimement convaincu de la culpabilité quand il propose un pacte à l’accusé 60

L’accusé, même mineur, peut passer un pacte, ainsi que le démontre le magistrat barcelonais Miquel de Cortiada, Decisiones…, op. cit., t. 2 p. 201. Decisio LXXXV n8 24. L’acte juridique doit être exécuté « etiam si sit minor qui pacto sponte, & voluntarie suscepto contravenit, condemnatur nihilominus ad pœnam pactatam ». Différentes décisions du Conseil criminel en attestent, comme le 8 juin 1598 à l’encontre de Diego del Portillo, ou le 27 mai 1605 contre Pere Belup. De même, aucun auteur n’exclut les femmes des pactes. Par exemple, Catherina Spinosa fut relaxée le 25 février 1525 « attento bannimento voluntario per eam suscepto » (A. C. A. Governació II. 83 ff8 74v–75v). 61 On pourrait même y reconnaître en droit des obligations le vice du consentement que constitue la violence. 62 Les auteurs rappellent par exemple systématiquement le principe de la présomption d’innocence ou la maxime In dubio pro reo, comme l’illustre notamment Miquel de Calderó, Sacri Regii…, op. cit., t. 1 p. 102. Decisio XI n8 11 : « In criminalibus probationes contra reum, debent esse luce meridiana clariores, & in dubio favendum est reo, & melius est nocentem absolvere, quam innocentem puniri ».

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voit sa certitude confortée juridiquement lorsque celui-ci accepte la peine. Il n’en tire pourtant pas toutes les conséquences puisqu’il écarte tout de même la peine ordinaire63. Bien que le renouveau de l’intime conviction s’explique avant tout par des visées répressives, ce phénomène a donc aussi des conséquences favorables aux intérêts de la défense comme le démontre encore la disparition programmée des tourments dans la mesure où le juge peut grâce aux pactes condamner en amont, autrement. Assurément, la torture judiciaire amorce un véritable déclin dès le XVIe siècle en Catalogne64. Des jurisconsultes comme Peguera s’évertuent à dissuader d’y recourir, en soutenant par exemple l’effet absolu de la purge des indices résultant de l’absence d’aveu malgré le recours à la question préparatoire65. 63 Sur la notion d’aveu, V. Pierre Legendre, « De confessis. Remarques sur le statut de la parole dans la première scolastique », in : L’aveu. Antiquité et Moyen Âge. Actes de la table ronde organisée par l’École française de Rome avec le concours du CNRS et de l’Université de Trieste. 28 – 30 mars 1984, Rome, Collection de l’École française de Rome, n8 88, 1986, p. 402. L’auteur évoque une intéressante définition du confessus, « celui qui tombe d’accord avec », et rappelle que son équivalent grec |lokoc_a est « la voie de l’assentiment qui conduit à cet état d’harmonie qu’on appelle un arrangement, un contrat », ceci étant la définition qu’Irnérius donne du confessus. Il explique que cette mention du contrat devient par la suite « une formule courante » permettant à Cynus de Pistoie d’affirmer « qui confitetur in judicio quasi contrahit ». 64 Par exemple, devant le tribunal de la Governació, dans le registre allant du 8 avril 1551 au 24 octobre 1561 (A. C. A. Governació I. 84), nous n’avons rencontré que vingt décisions de soumission à la torture, sur une période de dix ans. Par ailleurs, la question préparatoire disparaît de la pratique roussillonnaise dès 1737 et la question préalable dès 1743. Durant son existence, le Conseil souverain de Roussillon ne recourut ainsi que soixante-neuf fois à la torture pour presque six mille accusés, comme l’explique Bernard Durand, « Arbitraire du juge et droit de la torture… », op. cit., p. 147. Depuis 1722, la torture n’était déjà plus utilisée pour les meurtres et son emploi était déjà « tout à fait occasionnel ». Le Conseil refusa par ailleurs trente-et-une fois l’usage de la torture prononcé par un juge inférieur ou préconisé par l’avocat général. Rapportant ces chiffres aux seuls crimes dans lesquels la torture aurait légalement pu être prononcée, l’auteur confirme le déclin de ce moyen devant la juridiction roussillonnaise. La question fut ainsi employée à l’encontre de 23 personnes sur 368 accusées de meurtre et de 21 sur 956 accusées de vol, « mais là encore, tous les meurtriers et voleurs ne sont pas passibles de la question et il faudrait tenir compte de toutes les circonstances pour chaque procès ». Sur l’évolution de la torture judiciaire en Europe, V. John H. Langbein, Torture and the law of proof. Europe and England in the Ancien Régime, 1976, éd. Chicago, University of Chicago press, 2006, p. 48 : « As a result, failure to meet the high standards of Roman-canon full proof was no longer critical. The culprit could still be punished if the court were persuaded of his guilt. In this development were contained the seeds of the abolition of torture. A new system of proof was appearing that did not require confession in order to punish crime », ainsi que La torture judiciaire, sous la direction de Bernard Durand, Lille, Centre d’histoire judiciaire, 2002, ou encore Piero Fiorelli, La tortura giudiziaria nel diritto comune, Milano, Giuffrè, 1953 – 54. 65 Lluís de Peguera, Practica criminalis…, op. cit., f8 76r. Cap. XII §. 12 n8 5. V. aussi dans ses Decisiones aureæ…, op. cit., f8 76r-v. Pars I Decisio LXX n8 1 – 2, où l’auteur précise qu’un tel individu doit, de droit, être absous définitivement, comme s’il avait dit la pure vérité : « Eum qui per torturam omnia indicia contra se existentia purgavit de jure esse definitive absolvendum, tanquam si ipse puram veritatem dixisset », opinion notamment reprise par Miquel de Calderó, Sacri Regii…, op. cit., t. 1 p. 132. Decisio XIV n8 8 – 9, qui donne l’ex-

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L’explication, il est vrai, est davantage pragmatique que morale. D’autres moyens comme la généralisation du recours aux indices justifiant des condamnations, il devient inutile de s’exposer à la perte de ces éléments probatoires à cause d’un emploi de la torture judiciaire qui échouerait. Il sera par conséquent préférable de condamner directement, quitte à se contenter d’une peine mitigée. Les pactes tendent ainsi à faciliter l’instruction. * Le juge convaincu de la culpabilité de l’accusé à partir d’éléments probatoires imparfaits peut donc désormais tirer des conclusions juridiques de sa certitude morale. Certes, il doit pour ce faire, lorsqu’il choisit de recourir à un pacte, persuader autrui de la justesse de la sanction. Il n’est pas en l’occurrence le seul maître de sa juris dictio puisque la charge de la preuve ne lui incombe pas exclusivement, mais est pondérée entre lui et un accusé qui admet sa culpabilité pour faciliter la condamnation. Il s’agit cependant d’un choix de la part du juge et le pacte est donc un moyen parmi les différentes prérogatives alors attachées à son intime conviction. En somme, il s’agit d’être suffisamment persuadé par une probabilité de vérité, du point de vue du juge, défenseur de la société, et de se persuader de formuler immédiatement une vérité, du côté de l’accusé. Dépassant cette confrontation d’intérêts purement antagonistes, le compromis obtenu au terme des phases de persuasion croisées n’est pas nécessairement le plus éloigné de l’idéal de vérité. On s’en remet finalement à la conscience du juge qui, pour statuer, doit avoir la certitude – morale – de dire ce qui est le plus juste, pour parvenir à persuader les tiers que ce qu’il a dit est juste.

emple d’une décision du Conseil criminel du 8 juin 1676 en faveur de Gabriel N., relaxé car il avait vaincu la torture.

L’art de convaincre et ses limites. Ars persuasionis en matière civile dans la France d’Ancien Régime : entre rhétorique des parties et dialectique du juge Par Serge Dauchy La procédure romano-canonique, adoptée et adaptée dès le XIIIe siècle par le Parlement, a profondément bouleversé la conception de l’instance civile. Toute initiative appartient désormais aux parties, traitées sur pied d’égalité ; quant au juge, qui est de plus en plus souvent – surtout aux échelons les plus élevés de la hiérarchie judiciaire – un professionnel ayant bénéficié d’une formation universitaire, il dirige la procédure et décide, seul ou en formation collégiale, des questions de fait et de droit. La décision s’appuie désormais sur un système de preuves rationnelles, c’est-à-dire privilégiant le témoignage oral ou écrit et ouvrant de ce fait la possibilité d’un recours devant une juridiction hiérarchiquement supérieure. Façonné par la procédure romano-canonique, le procès civil se caractérise ainsi progressivement par son caractère écrit qui domine tous les stades de la marche de l’instance, de la requête introductive à la décision finale1. Ce caractère écrit de la procédure civile ne cessera d’ailleurs de se renforcer au cours des siècles et cela jusqu’à la suppression des parlements2. La technicité de la nouvelle procédure et le professionnalisme des magistrats obligent d’abord les plaideurs à avoir recours à des spécialistes qui pourront les assister ou même les représenter dans la conduite de leur procès. Par ailleurs, un 1 Voir, entre autres, R. C. van Caenegem, « History of European Civil Procedure », dans International Encyclopedia of Comparative Law, 16, Tübingen, 1973, P. Guilhiermoz, Enquêtes et procès. Etude sur la procédure et le fonctionnement du Parlement au XIVe siècle, Paris, 1892 et Ph. Godding, Le conseil de Brabant sous le règne de Philippe le Bon (1430 – 1467), Bruxelles (Mémoire de la Classe des Lettres de l’Académie royale de Belgique, collection in-88, 3e série, t. XIX), 1999, p. 315 – 464. On consultera également J. Hilaire, La construction de l’Etat de droit dans les archives judiciaires de la cour de France au XIIIe siècle, Paris, 2011, p. 67 – 92 et p. 217 – 234. 2 Cette préférence pour l’écrit, et son renforcement malgré les efforts déployés par Pussort pour favoriser, à l’occasion de la préparation de l’Ordonnance de 1667, le principe de l’oralité, est surtout liée à la pratique des épices. Cf. Ph. Duval, La genèse du Code de procédure civile de 1806. A la frontière du droit et du politique, thèse de doctorat inédite, Montpellier, 2007 et S. Dauchy, « La conception du procès civil dans le Code de procédure civile de 1806 », dans L. Cadiet et G. Canivet, De la commémoration d’un code à l’autre : 200 ans de procédure civile en France, Paris, 2006, p. 77 – 89.

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simple exposé des faits ne suffisant pas pour l’emporter, il convient également de s’adresser à des juristes expérimentés, capables d’argumenter en droit. Cette double exigence, procédurale et juridique, conduit tout naturellement les plaideurs à solliciter l’assistance d’un procureur qui, au nom de son client, mène la procédure et d’un avocat qui parle pour lui et se voit surtout investi de la mission de convaincre le juge3. Ce sont les écrits produits par ces auxiliaires de justice – pièces de procédures diverses rédigées par les procureurs et, surtout, plaidoiries, mémoires et factums des avocats – et parfois insérés en partie dans la décision finale, qui nous renseignent sur l’ars persuasionis à la fin du Moyen Age et sous l’Ancien Régime. L’art de convaincre de cette époque ne peut toutefois être appréhendé que de manière partielle. D’abord, parce que nous ne possédons que des traces écrites et souvent incomplètes de cet ars persuasionis difficile à cerner. Ensuite, parce que les sources dont nous disposons ne permettent pas de connaître avec précision les canons de cet art et les évolutions qu’il a pu subir au cours des siècles. Enfin, parce que son efficacité, c’est-à-dire son influence réelle sur la décision judiciaire, ne peut être mesurée par défaut de renseignements fiables à ce sujet, à savoir les informations qui relèvent de la motivation des décisions et du secret des délibérés. Car, l’ars persuasionis répond à une double exigence : la force de persuasion des parties ou de leurs avocats, mais également la réceptivité du juge. I. La rhétorique des parties ou l’art de convaincre La plaidoirie a pour principal objectif d’exposer les demandes ou prétentions et les défenses des parties et de présenter, à l’appui de ces prétentions ou défenses, les moyens de fait et de droit ainsi que les preuves destinés à emporter la conviction du tribunal. L’art de convaincre le juge repose donc en grande partie sur la qualité de l’argumentation qui, pour reprendre la définition de Chaïm Perelman, doit être entendue comme un échange discursif en vue de présenter et de disposer des éléments à l’appui ou contre une thèse, et cela en vue d’obtenir l’adhésion par consentement d’un auditoire4. L’argumentation se démarque ainsi de la démonstration qui, quant à elle, repose sur la présentation de faits ou de valeurs devant mener à l’affirmation d’une vérité absolue. Cette distinction entre « argumentation » et « démonstration » n’est guère opérante dans la sphère judiciaire. En effet, tout comme une mauvaise argumentation ou démonstration peut parfaitement convaincre le juge – ce qu’Aristote avait déjà démontré dans les Topiques ou dans les Réfutations sophistiques – une bonne argumentation n’emporte pas nécessairement la conviction de celui auquel elle s’adresse. C’est pour cette raison que, dans la 3

S. Dauchy / B. Auzary, « L’assistance dans la résolution des conflits au civil devant le Parlement de Paris au moyen âge », dans Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, t. LXIV/3 : L’assistance dans la résolution des conflits, Bruxelles, 1997, pp. 41 – 83. 4 Ch. Perelman / L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique, Paris, 1958 et Ch. Perelman, Le champ de l’argumentation, Bruxelles, 1970.

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sphère judiciaire, l’ars persuasionis ne se résume pas à la présentation bien ordonnée d’arguments de fait et de droit mais qu’elle s’appuie, au contraire, et cela depuis le Moyen Age, en matière civile comme en matière criminelle, sur un ensemble de techniques empruntées pour l’essentiel à la rhétorique. Car si la rhétorique se conçoit historiquement comme ars bene dicendi, selon la célèbre formule de Quintilien, et se rapporte donc avant tout à l’éloquence orale, elle peut également – comme l’a bien démontré Jean-Jacques Robrieux5 – être entendue plus largement comme l’art de persuader, et peut donc être mise en œuvre indifféremment à l’oral comme à l’écrit. Les notions-clés de la rhétorique, qualifiées par Michel Meyer d’instances oratoires6, s’appliquent ainsi, sans grande difficulté, à la plaidoirie écrite. La rhétorique est d’abord logos (kocor), c’est-à-dire un discours rationnel qui, comme le soutenait Socrate, permet de convaincre par la logique de l’exposé et de l’argumentation. Toutefois, il ne suffit pas d’aligner des arguments d’une logique implacable ; il faut également savoir séduire et, par le recours au pathos (pahor), se concilier la bienveillance de son auditoire. Enfin, l’èthos (ghor) – notion mise en avant par les rhétoriciens romains – s’intéresse aux vertus et à l’état d’âme de l’orateur et, par extension, à l’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours ou exposé. C’est la jonction de ces trois éléments (l’èthos de l’émetteur, le pathos du récepteur et le logos du message) qui permet, selon Roland Barthes7, « de prouver la vérité de ce qu’on affirme, de se concilier la bienveillance des auditeurs et d’éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause ». Depuis 1364, date du plus ancien registre dit Conseil et plaidoiries du parlement, la plaidoirie écrite se présente comme le seul « genre » de la littérature juridique à s’ouvrir très largement aux règles de la rhétorique et de l’éloquence, précisément parce que ces témoignages écrits répondent à un objectif particulier et précis : la persuasion. Pour atteindre son objectif, la plaidoirie alterne le registre discursif et le registre persuasif, mêlant narration, argumentation et rhétorique. Le registre discursif s’attache principalement à la présentation des faits, bien évidemment sous l’angle le plus favorable possible aux prétentions de celui qui les présente. Pour en attester la véracité, l’exposé peut intégrer des documents écrits ou des témoignages oraux. C’est aussi pour cette raison qu’il n’est pas rare de retrouver dans les sacs de procédure, lorsqu’ils ont été conservés, des croquis et plans, des copies de chartes, privilèges ou décisions de justice, des extraits de comptes ou des relations écrites de témoignages et turbes qui attestent une propriété, un droit, une exemption ou encore une compétence. Cet exposé factuel – même s’il peut déjà comporter une part de subjectivité ou de présentation tendancieuse – est ensuite 5

J.-J. Robrieux, Eléments de rhétorique et d’argumentation, Paris, 1993. M. Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Paris, 1998 ; M. Meyer, La rhétorique, Paris (Que sais-je ?), 2009 ainsi que O. Reboul, Introduction à la rhétorique, théorie et pratique, Paris, 1998. 7 R. Barthes, Essais critiques, Paris, 1964. 6

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complété par un ensemble de moyens persuasifs qui, en matière civile, s’articulent le plus souvent autour d’une argumentation en droit. Il convient toutefois d’observer une évolution majeure à ce propos. Au Moyen Age, et tout au long de la période qui précède la rédaction et l’homologation des coutumes, il ne suffit pas d’alléguer le droit ; il faut également attester l’existence de la coutume invoquée et en démontrer la teneur exacte. Pour convaincre le juge de la légitimité de ses prétentions, il convient donc au préalable de « prouver » le droit en ayant recours aux différents modes de preuve reconnus ou éprouvés tels que le recours à chef de sens, le record de coutume et, surtout, l’enquête par turbe qui est préconisée par l’ordonnance royale de 1270 au détriment de la preuve testimoniale et de l’enquête de droit commun8. Face à des juges royaux ou princiers formés dans les universités au seul droit savant, ce passage obligé et essentiel de toute démonstration visant à emporter la conviction de la Cour n’en demeurait pas moins très aléatoire ou tout au moins insuffisant. C’est la raison pour laquelle les avocats enrichissent leur démonstration par des allégations empruntées aux droits romain et canonique. Il est toutefois bien difficile de mesurer à quel point ces allégations – dont le nombre est souvent excessif et le rapport avec l’objet du litige fort mince – doivent être comptabilisées parmi les moyens persuasifs ou si, au contraire, elles sont à considérer comme figures de style de la rhétorique judiciaire. L’histoire de la profession d’avocat est en effet marquée par une très longue tradition de ce qu’on a appelé « la rhétorique des citations »9. Aux allégations de droit savant, citations empruntées aux textes bibliques et antiques ou aux pères de l’Eglise et autres passages recopiés chez les historiens de l’Antiquité, viendront bientôt s’ajouter, avec la découverte de l’imprimerie et le développement de la littérature juridique, des références de plus en plus nombreuses et variées à la doctrine savante et coutumière ou des précédents et arguments puisés dans les recueils d’arrêts et consilia10. Cette évolution s’observe à travers les mémoires d’avocats conservés dans les dossiers de procédure ou retranscrits dans les décisions 8 L. Waelkens, « L’origine de l’enquête par turbe », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, LIII (1985), p. 337 sq. Voir aussi J. Gilissen, La coutume, Turnhout, 1982 (Typologie des sources du Moyen Age occidental, fasc. 41) et, plus particulièrement en ce qui concerne le rôle de la jurisprudence du parlement de Paris dans la révélation et la fixation des coutumes de son ressort, P.C. Timbal, « Coutume et jurisprudence en France au Moyen Age », dans La coutume, deuxième partie, Bruxelles, 1990 (Recueils de la société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, LII), p. 227 – 232. 9 M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Reniassance au seuil de l’époque classique, Genève, 1980. Voir aussi J.-L. Gazzaniga, « Défendre par la parole et par la plume ». Etudes d’histoire de la profession d’avocat, Toulouse, 2004 ; H. Leuwers, L’invention du barreau français, 1660 – 1830. La construction nationale d’un groupe professionnel, Paris, 2006, p. 173 – 178, qui insiste sur la propension du barreau d’Ancien Régime « à vouloir se rattacher à de prestigieux ancêtres comme les orateurs d’Athènes qui, à la manière de Périclès ou de Démosthène, se sont distingués par leur art de bien parler ». 10 L. Lavoir, « Factums et mémoires d’avocats aux XVIIe et XVIIIe siècles : un regard sur une société (environ 1620 – 1760) », dans Histoire, économie, société, n8 7 – 2 (1988), p. 221 – 242.

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judiciaires et bientôt repris par l’arrestographie. Ces mémoires s’apparentent de plus en plus souvent à des traités savants sur telle ou telle question de droit, traités offrant à leur rédacteur autant d’occasions de mettre en scène les grands auteurs de la doctrine française et européenne, de nouer le débat avec les commentateurs de coutumes ou de prétendre dégager des principes généraux de la jurisprudence des cours souveraines que les recueils imprimés mettent à disposition des praticiens. Ils fournissent d’ailleurs aux avocats qui décident de se consacrer à l’arrestographie la matière première de leur entreprise. Il est en effet fréquent que l’auteur d’un recueil d’arrêts ou dictionnaire de jurisprudence reprenne in extenso et à titre d’observations ou de commentaire un mémoire que lui-même ou un confrère avait auparavant rédigé pour un client11. De nombreux mémoires et factums expriment ainsi la grande érudition des avocats sous l’Ancien Régime. Celle-ci ne se nourrit pas seulement de connaissances juridiques. Elle repose, au contraire, sur une culture vaste et variée dont atteste également l’éclectisme des ouvrages qui garnissaient à cette époque les rayonnages de leur bibliothèque12. A la fin XVIIe siècle toutefois, à mesure que les Belles-Lettres attirent les membres du barreau et que les Académies et sociétés littéraires leur ouvrent grand les portes, cette rhétorique des citations apparaît de plus en plus comme archaïque. Les praticiens s’en détournent aussi progressivement en constatant que l’accumulation des citations et autorités ne semble plus guère convaincre les juges ou engendre des effets contreproductifs. Guyot porte témoignage de ce changement en affirmant, à l’article Barreau : « il n’y a pas même un siècle… un discours au Palais n’était qu’un récit ennuyeux de faits étrangers, une abondance énorme de paroles, de citations inutiles et surtout de passages latins »13… et on peut en dire autant des mémoires et factums manuscrits ou imprimés. La critique acerbe de Guyot peut 11

Pour alimenter sa « Jurisprudence du parlement de Flandre », Georges de Ghewiet n’hésite pas à reproduire intégralement le mémoire qu’il a rédigé pour la circonstance, en précisant éventuellement que ce mémoire tiendra lieu d’observations ou en renvoyant à ses « Miscellanea » où le document se trouve consigné. Il lui arrive aussi de se servir des pièces que lui ont remises les plaideurs pour défendre leur cause (ou que lui ont transmises des confrères) afin d’alimenter ses observations. Voir les exemples cités dans V. Demars-Sion / S. Dauchy, « A propos d’un ‹ recueil d’arrêts › inédit : la Jurisprudence du parlement de Flandre de Georges de Ghewiet », dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, vol. LXXVII (2009), p. 157 – 189. 12 Ainsi, la bibliothèque de Georges de Ghewiet (1651 – 1745), avocat au parlement de Flandre durant plus de cinquante ans, dont l’inventaire fut dressé après sa mort par le libraire lillois Henry (inventaire imprimé conservé à la Bibliothèque municipale de Lille sous la cote L 88 – 558/1) : S. Dauchy / V. Demars-Sion, « La bibliothèque du juriste flamand Georges de Ghewiet », dans Bulletin de la Commission royale pour la publication des anciennes lois et ordonnances de Belgique, vol. XLVIII (2007), p. 277 – 320. 13 J.-N. Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale, 17 vol., Paris, 1784 – 1785, v8 « Barreau ». Voir, au sujet de ces allégation, A. Wijffels, Qui millies allegatur. Les allégations du droit savant dans les dossiers du Grand Conseil de Malines (causes septentrionales, ca. 1460 – 1580), 2 t., Leyde, 1985 (Rechtshistorische studies, nr. 11).

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bien évidemment être interprétée comme une simple évolution de goût et de style qui, avec le passage du baroque au classicisme, toucherait de la même manière la peinture et l’architecture que l’éloquence. Toutefois, on peut se demander si l’abandon des arguments pompiers tirés d’autorités anciennes (en particulier les glossateurs et commentateurs du droit romain) et pas toujours en rapport direct avec la question qui doit être tranchée par la Cour, ne répondrait pas aux nouvelles attentes des juges en matière d’ars persuasionis. Plutôt qu’un amas d’érudition juridique et de longues digressions historiques ou littéraires n’attendent-ils pas précision et circonspection dans la présentation des faits, rigueur et sobriété dans l’argumentation et clarté dans le raisonnement ? Un parallèle avec l’évolution de l’arrestographie semble le confirmer. Au siècle des Lumières, les arrêtistes choisissent d’initier leurs lecteurs à la science des arrêts par une présentation unitaire de la jurisprudence, délaissant l’étalage de sa diversité et de ses contradictions. Les auteurs de dictionnaires de jurisprudence – nom à présent préféré à celui de recueil d’arrêts notables – entendent, en effet, présenter les grands principes du droit français, là où leurs prédécesseurs s’attachaient dans leurs compilations à éplucher les circonstances particulières de chaque cas d’espèce. La jurisprudence des arrêts s’efface, selon l’expression de T. Le Marc’hadour, devant la jurisprudence des arrêtistes14. Cette évolution apparemment convergente que connaissent la plaidoirie écrite et l’arrêt commenté nous invite à envisager l’ars persuasionis également du point de vue du juge et à nous interroger – dans la limite des informations fournies par les sources – sur la perception que peut avoir le magistrat des techniques et moyens déployés par les avocats en vue de le convaincre… et surtout de l’efficacité de la démarche des plaideurs et de leurs conseils. II. La dialectique du juge ou les limites de l’ars persuasionis Tout acte de juger suppose qu’à la rhétorique des parties et de leurs avocats succède dans un second temps la dialectique du juge15. La dialectique judiciaire – mais est-il vraiment nécessaire de le rappeler – s’appuie sur la mise en balance d’une thèse et de son antithèse, démarche au terme de laquelle le juge doit tenter de dépasser les contradictions par l’examen des arguments respectifs et, surtout, par le raisonnement. Descartes n’affirmait-il pas qu’il n’y a pas d’autre voie pour arriver à une connaissance certaine de la vérité que l’intuition évidente et la déduction nécessaire ? Toutefois, si l’on admet, comme le soutient Spinoza, que l’intuition est supérieure à la connaissance empirique ou au raisonnement scientifique, on ne peut 14

T. Le Marc’hadour, « Arrestographie et doctrine pénale dans la France moderne (XVIIeXVIIIe siècles) », S. Dauchy / V. Demars-Sion (dir.), Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 2005 (Collection bibliographie, La Mémoire du droit), p. 255 – 281. 15 R. Colson, La fonction de juger. Etude historique et positive, thèse de doctorat, Université de Nantes, 2003.

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nier que l’art de convaincre déployé par les plaideurs influence le juge dans sa prise de décision et peut donc orienter la vérité judiciaire16. Partant du raisonnement que les juges forgent leur opinion à partir de l’argumentation développée par les parties, les praticiens d’Ancien Régime ont cru, à défaut de décisions motivées, pouvoir déduire les motifs et raisons d’une décision à partir des arguments de la partie gagnante, argumentation considérée comme la plus persuasive à défaut d’être la plus exacte. L’absence de motivation des décisions judiciaires est en effet au cœur de toute étude sur l’ars persuasionis en matière civile dans l’ancien droit. Comment, en effet, mesurer l’efficacité des techniques de persuasion mises en œuvre par les avocats ? Comment vérifier si le juge se laisse uniquement convaincre par des arguments de fait et de droit ou si les qualités rhétoriques des défenseurs entrent également en compte ? Comment, en d’autres termes, mesurer l’influence de l’ars persuasionis sur l’opinion tant individuelle que collective des magistrats si on ne connaît pas les raisons qui ont finalement conduit la Cour à trancher dans un sens plutôt que dans l’autre ? Et même si on connaissait les motifs de droit et de fait, comment affirmer que seuls ces motifs « avouables » ont déterminé les juges ? Seuls les juges ayant participé à la prise de décision, mais tenus par le secret des délibérés, pourraient fournir une réponse concluante à cette interrogation. Les avocats, en revanche, n’avaient aucun moyen de savoir s’ils avaient été persuasifs et si leur arguments et la manière de les présenter avaient convaincu la Cour… sauf à recueillir les confidences d’un juge17 ou a procéder, mais sans certitude aucune, par déduction à partir des informations fournies par la décision. Or, depuis le milieu du XIVe siècle et malgré quelques évolutions au cours des siècles, les arrêts civils du parlement de Paris – comme ceux des autres cours souveraines du royaume – font précéder le dispositif par une longue narratio reprenant la marche de l’instance, l’exposé des faits, des éléments de procédure et, surtout, l’argumentation de fait et de droit des parties. Ces informations sont, le cas échéant, complétées par les réquisitoires du Ministère public. Progressivement – et cette évolution est perceptible dans les registres civils du parlement de Paris comme dans ceux d’autres cours souveraines à partir du milieu du XVIIe siècle – l’exposé des faits et les moyens de droit, y compris ceux puisés dans la doctrine savante ou coutumière, de la partie ayant gagné le procès sont rapportés de manière exhaustive et détaillée alors que les arguments de la partie adverse ne sont que résumés succinctement. Il n’est d’ailleurs pas rare que la décision passe sous silence les arguments de la partie perdante, indiquant seulement que celle-ci a présenté des arguments contraires. Comme le souligne Jean Hilaire, la rédaction des arrêts paraît ainsi fournir une base à partir de laquelle les praticiens peuvent déduire les motifs 16

Spinoza, Ethique, trad. De C. Appuhn, Paris, 1965, 2e partie, proposition XL, scolie II, p. 115, cité par A. Guigot, Le sens de la responsabilité, Paris, 2009, p. 200 sq. 17 Ainsi, l’arrêtiste dijonnais François Perrier, qui a largement profité des confidences que lui faisait le Premier président du parlement, Nicolas Brulard, chez qui cet avocat logeait : exemple rapporté par M. Petitjean, « Regard sur l’arrestographie bourguignonne », dans Les recueils d’arrêts, op. cit., p. 98.

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de la décision. Cette base est au demeurant fiable puisque le dispositif est introduit par la formule « le tout joint, vu, considéré et diligemment examiné… », ce qui semble suggérer un lien de cause à effet entre les arguments avancés par la partie gagnante et la décision de la Cour18. Une même démarche fondée sur la déduction guide également la méthode de travail des auteurs de recueils d’arrêts imprimés. A l’origine, on ne pouvait d’ailleurs pas vraiment parler de recueils ; il s’agissait plutôt de notes privées que les auteurs réservaient à leur propre usage et sans dessein de publication. Leur objectif était simplement de garder une trace des décisions de la Cour et de la jurisprudence qu’on pouvait en dégager et, accessoirement, de contribuer à la formation des jeunes confrères qui y trouvaient matière pour étudier le droit coutumier et la procédure, matières dont les Facultés de droit ont longtemps négligé l’enseignement19. Les recueils imprimés – souvent réalisés à l’initiative de libraires et d’imprimeurs qui ont rapidement décelé dans cette nouvelle production juridique un marché économique prometteur20 – continueront longtemps à se présenter avant tout comme des instruments didactiques indispensables à la compréhension et à l’interprétation du droit coutumier et du stile de procédure locaux. Toutefois, et afin de susciter également l’intérêt des praticiens expérimentés et d’atteindre ainsi un public aussi large que possible, les auteurs et libraires insistent également dans leurs préfaces et avertissements sur un autre apport de leur entreprise, à savoir la divulgation des motifs et raisons des décisions commentées21. Voilà bien un argument de poids. Car comment pourrait-on dégager une jurisprudence des décisions, voire utiliser celles-ci comme précédents, si on en ignore les motifs ? Comme le rappelle fort justement Claude-Joseph Ferrière : « le motif étant l’âme du jugement, se servir d’un arrêt sans en rapporter le motif, c’est comme se servir d’un corps sans âme »22. Plusieurs auteurs font toutefois observer qu’il est souvent hasardeux de procéder par déduction à partir des moyens des parties et, davantage encore, des seuls arguments de la partie gagnante. Ainsi, Catellan critique sévèrement les compilateurs qui présument que les juges se déterminent uniquement à partir des moyens 18 J. Hilaire, « Questions autour de la jurisprudence des arrêts », dans Les recueils d’arrêts, op. cit., p. 27 – 28. 19 C. Chêne, L’enseignement du droit français en Pays de droit écrit (1679 – 1793), Genève, 1982. 20 J. Poumarède, « Les arrestographes toulousains », dans Les recueils d’arrêts, op. cit., p. 69 – 89. 21 Voir à ce sujet V. Demars-Sion / S. Dauchy, « La non-motivation des décisions judiciaires dans l’ancien droit français : un usage controversé », dans S. Dauchy / H. Bryson (dir.), Ratio decidendi. Guiding principles of judicial decisions, vol. 1 : Case Law, Berlin, 2006 (Comparative Studies in Continental and Anglo-American Legal History, Bd. 25/1), p. 87 – 116. 22 Cl.-J. Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique contenant l’explication des termes de droit, d’ordonnances, de coutumes & de pratique avec les jurisdictions de France, Paris, 1734, v8 Partage d’opinions.

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que leur présentent les parties et davantage encore les auteurs qui laisseraient entendre que la Cour adhère systématiquement et pleinement aux arguments de la partie à laquelle elle accorde gain de cause23. Les juges peuvent en effet se décider à partir de moyens qui n’ont pas été invoqués ; leur décision peut aussi s’appuyer sur des considérations d’équité ou de bon sens… en d’autres termes, sans lien aucun avec la science et la rhétorique de l’une ou l’autre partie. L’arrestographie flamande, œuvre de magistrats de la fin du XVIIe siècle, nous permet de passer de la théorie, et des supputations, à la réalité des pratiques judiciaires d’Ancien Régime. Parmi les recueils d’arrêts du parlement de Flandre édités en 1773 à l’initiative du libraire lillois J.-B. Henry24, deux présentent un intérêt tout particulier dans la mesure où leurs auteurs, Séraphin de Flines et Ladislas de Baralle, y proposent une analyse détaillée d’un nombre d’arrêts choisis en rapportant, outre les informations qu’on trouve habituellement dans ces recueils, également un compte rendu de la délibération de la Cour, y compris les arguments que chaque juge avait exposés à l’appui de son opinion. Ce faisant, ces ‘recueils’ semblent enfreindre et l’obligation faite aux juges de garder le secret des délibérés et l’usage de ne pas révéler les motifs d’une décision. L’initiative de J.-B. Henry – qui annonçait dans l’avertissement du premier tome de son Recueils d’arrêts du parlement de Flandres la publication des tous les recueils inédits de la période tournaisienne (1668 – 1705), mais également des recueils d’arrêts du Grand Conseil de Malines antérieurs à l’annexion de la province – s’inscrivait, en cette fin de XVIIIe siècle, principalement dans une perspective historique. Le recueil de Ladislas de Baralle – qui fut procureur général de 1691 à sa mort, en 1714, après avoir d’abord été reçu conseiller en 1688 – réunit 92 décisions, principalement des années 1689 – 1691. Quant à Séraphin de Flines – reçu conseiller le 31 octobre 1689 et décédé en exercice à l’âge de 52 ans, en 170325– il a commenté 71 arrêts rendus par la Cour entre novembre 1690 et avril 170226. Ses notes ont principalement trait à des causes qu’il avait eu à connaître au début de sa carrière parlementaire, c’est-àdire au moment où il lui semblait utile voire nécessaire de se familiariser avec le droit local comme avec la jurisprudence de la Cour ; il rapporte ainsi explicitement une quarantaine d’affaires dans lesquelles il est personnellement intervenu et dont il propose, en parfaite connaissance de cause, une analyse particulièrement détaillée. Comme de Baralle, de Flines n’énumère pas uniquement les arguments développés 23

J. de Catellan, Arrests remarquables du Parlement de Toulouse, 2 vol., Toulouse, 1705, Préface : « Bien des compilateurs peu instruits des arrests qu’ils recueillent les raportent aux questions qui étoient traitées dans le procès jugé et les présument jugées dans le sens et suivant la prétention de la partie qui le gagne ». 24 Recueil d’arrêts du Parlement de Flandres de MM. Dubois d’Hermaville, Président à Mortier, de Baralle, Procureur Général du Roi, de Blye, premier Président et de Flines, conseiller au Parlement de Flandres, 2 t., Lille, 1773. 25 Pour un biographie plus détaillée de ces deux magistrats du parlement de Flandre, cf. P. Arabeyre / J-L. Halpérin / J. Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français (XIIe–XXe siècle), Paris 2007. 26 Il convient toutefois de signaler que 55 arrêts sur 71 concernent les années 1690 – 1694.

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par les parties, y compris les grandes autorités de l’époque – auteurs français et des Pays-Bas de doctrine savante et coutumière – alléguées à l’appui des moyens de fait et des coutumes locales, mais il rapporte également les motifs de la décision27 qu’il complète souvent par des renseignements extrêmement précieux et rares, car en principe couverts par le secret des délibérés. Ainsi fait-il état de la proposition du rapporteur et des débats que celle-ci suscite parmi les juges participant à la délibération. Il énumère ensuite les arguments avancés à l’appui de la position défendue par chaque juge et il fournit enfin un exposé circonstancié des motifs qui, à l’issue des débats, ont permis l’émergence d’une opinion majoritaire. On soulignera d’ailleurs que Séraphin de Flines précise presque systématiquement le nom des juges qui ont participé aux débats et le partage des voix, détaillant, après avoir rapporté l’opinion majoritaire, également les opinions concurrentes et dissidentes. Il semble clair qu’il s’agissait, pour ces deux conseillers, de réunir des notes de travail à usage personnel et que celles-ci n’étaient nullement destinées à être livrées au public par quelque voie que ce soit. D’ailleurs, si le libraire lillois Henry n’avait pas pris l’initiative de les publier longtemps après la mort de leurs ‹ auteurs ›, en 1773, elles seraient incontestablement demeurées confidentielles. On découvre dans ces notes le rôle prépondérant du rapporteur lors des délibérations – la Cour se ralliant généralement à la solution qu’il propose – mais également la manière de procéder en cas de désaccord entre les conseillers. Toutefois, le principal intérêt de cette documentation, et donc son originalité, réside dans le fait qu’elle permet de confronter les arguments des parties – souvent consignés de manière détaillée et, du moins pour ce qui concerne la partie gagnante, exhaustive – avec les motifs de la décision, que le lecteur peut par ailleurs comparer avec les opinions concurrentes voire divergentes de certains conseillers. On y découvre ainsi comment la décision définitive se construit. On peut également y mesurer la pertinence des arguments de fait et de droit présentés par les parties et donc vérifier dans quelle mesure la rhétorique de l’avocat a convaincu les juges. Ces recueils permettent en d’autres termes, et avec toute la prudence critique requise, de soupeser le poids réel ou supposé de l’ars persuasionis déployé par les défenseurs pour convaincre la Cour. Que constate-t-on à la lecture de ces ‹ recueils › flamands ? Dans un nombre d’affaires, tout d’abord, la motivation de la Cour se calque effectivement sur l’argumentation de la partie gagnante et le rapporteur peut alors se contenter de reprendre à son compte la narration des faits, les références juridiques et les autorités telles qu’il les trouve dans le mémoire écrit de la partie qui obtient gain de cause. Dans ces cas, le commentaire de Ladislas de Baralle passe, sans transition aucune, de la présentation des arguments de fait et de droit de la partie gagnante (y compris les nombreuses références à la doctrine et à la jurisprudence) au dispositif introduit par les formules « et ainsi fut-il jugé, voici 27 De Baralle (ou est-ce l’éditeur ?) fait ainsi suivre le dispositif par un commentaire qu’il introduit par « Les motifs de l’arrêt sont les raisons suivantes », phrase que l’éditeur a choisi d’imprimer en caractères gras ; voir, par exemple, Recueil d’arrêts du Parlement de Flandres, op. cit., t. II, arrêt L, p. 107.

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l’arrêt …» ou « pour lesquelles raisons il fut ordonné… » ; tout au plus précise-t-il si la décision fut ou non rendue omnium votis. Toutefois, bien peu de contentieux (sur l’ensemble des arrêts commentés s’entend) sont tranchés conformément aux arguments de l’une ou de l’autre partie. Les deux recueils rappellent ainsi à l’envie combien il est aléatoire de s’en remettre aveuglément à ce type de déduction pour connaître les motifs de la décision et, par conséquent, combien il peut être illusoire de croire que les juges se déterminent uniquement en fonction de la force de persuasion et de conviction qu’ont pu déployer les parties ou leurs conseils. Ainsi, par exemple, au sujet d’un contentieux en matière successorale, deux sœurs avaient affirmé, en s’appuyant sur les dispositions de la coutume de la Salle de Lille, que les droits seigneuriaux n’étaient pas dus pour partages faits entre cohéritiers. La Cour leur donna gain de cause, suivant ainsi l’opinion du rapporteur, Ladislas de Baralle, qui fonda son opinion non sur la coutume mais sur « le droit romain et ce qu’enseignent les interprètes du Droit et les praticiens, en particulier d’Argenté ad Cons. Brit. [sur la coutume de Bretagne] et Dumoulin ad Cons. Paris. [sur celle de Paris] »28. Une autre cause, portant sur la division d’une dette entre coobligés, est encore plus explicite29. Robert de Flines rappelle d’abord dans son commentaire les arguments avancés par chacune des parties : l’une s’appuyait sur l’autorité d’Alciat et l’autre soutenait le contraire en invoquant Bartole. Ensuite il expose l’opinion des juges ayant participé à la délibération : le rapporteur et deux conseillers penchaient pour la thèse défendue par Alciat alors que trois autres conseillers, dont lui-même, s’étaient laissé convaincre par les arguments de Bartole. Devant ce partage des voix, le Premier président « se détermina pour la Coutume de Bergues ou Cassel qui, à son avis, décidoit la dispute entre Bartole & Alciat ». Cette opinion – dont de Flines nous dit dans son commentaire que « à présent elle me semble plus probable » – l’emporta finalement, alors que les coutumes locales n’avaient été évoquées par aucune des parties. Dans ce cas d’espère, ce ne sont pas les plaideurs ou leur avocat qui ont convaincu la Cour par leurs arguments mais, au contraire, le Premier président qui est parvenu à persuader ses confrères du bien-fondé de son argumentation. Enfin, l’arrestographie flamande prouve également que les juges peuvent se déterminer non par des moyens de droit ou par une plaidoirie brillante, mais par des considérations d’équité. Ainsi, à propos d’un différend opposant les gens de loi d’un village flamand aux vicaires généraux de l’évêché d’Ypres au sujet de l’abatage de quelques arbres entrepris dans le cimetière de la localité sans l’autorisation de l’ordinaire, les conseillers du Parlement reconnurent unanimement lors de leur délibération la pertinence des arguments juridiques avancés par les vicaires généraux, à savoir les dispositions du droit canonique par ailleurs confirmées par un arrêt du Parlement de 1688. Toutefois, et malgré le fait que tous les juges « convenoient de la disposition du Droit (alléguée par les vicairesgénéraux) », une majorité d’entre eux fut d’avis, « comme au présent procès il s’agissoit d’affaire de peu d’importance, auquel cas on peut se dispenser d’observer 28 29

Recueil d’arrêts du Parlement de Flandres, op. cit., t. II, arrêt VII, p. 19 – 20. Recueil d’arrêts du Parlement de Flandres, op. cit., t. II, arrêt LXII, p. 332.

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les formalités requises de droit… de mettre les intimés hors de Cour & de procès, sans dépens »30. Les arguments du demandeur avaient convaincu l’ensemble des juges et leurs moyens avaient été jugés pertinents, et pourtant les avocats n’avaient pas été suffisamment persuasifs pour obtenir gain de cause et faire condamner la partie adverse. L’ars persuasionis n’en apparaît que plus aléatoire. Dans la préface de sa Nouvelle bibliothèque historique et chronologique31, Denis Simon rappelle fort à propos que l’on ne doit pas ajouter beaucoup de foi aux arrêts rapportés par d’autres que ceux qui ont assisté eux-mêmes aux jugements ; et encore, souligne-t-il, « les motifs d’une décision sont souvent fort différents entre les ‘opinians’ parce que les uns se laissent persuader par une raison vraisemblable, les autres s’arrêtent uniquement au droit ou au fait ; celui-ci décide suivant la rigueur du droit, l’autre suivant l’équité ; l’un consulte l’autorité et l’autre se règle par le bon sens ; l’un ne peut revenir de sa première prévention et l’autre se rallie vite à l’opinion d’autres… » sans oublier, conclut-il, « que souvent une cause n’aura pas été défendue par les meilleurs moyens parce qu’on néglige le droit pour appliquer des traits de belles lettres ». La persuasion est un art aléatoire qui ne tend qu’à fournir à la Cour, et à chaque juge qui la compose, les éléments qu’on estime les plus favorables à faire émerger l’opinion qu’on espère ; elle doit, en d’autres termes, préparer le terreau le plus propice à son éclosion. En aucun cas, en revanche, l’ars persuasionis ne peut offrir une quelconque certitude que cette opinion l’emportera finalement. L’argumentation de fait et de droit – y compris les allégations d’autorités ou de précédents (le logos), les qualités rhétoriques et stylistiques de la plaidoirie (le pathos) et même la renommée ou la notoriété du défenseur professionnel (l’èthos) – ne constitue que le point de départ d’un processus dialectique au terme duquel un juge se forgera sa propre opinion ou, en cas de collégialité, une opinion majoritaire pourra se dégager parmi les juges. Toutefois, que cette décision s’impose d’emblée et à l’unanimité ou qu’elle soit, au contraire, le résultat d’un rapprochement patient d’opinions à l’origine divergentes, rien ne prouve dans un cas comme dans l’autre que la décision résulte principalement de l’ars persuasionis de la partie gagnante. Pour que cet art atteigne ses objectifs, la conviction et la qualité argumentaire ne suffisent pas ; il faut aussi et surtout que le juge y adhère voire qu’il estime le but recherché équitable ; et donc qu’il veuille bien se laisser convaincre.

30

Recueil d’arrêts du Parlement de Flandres, op. cit., t. II, arrêt LXXIX, p. 192 – 193. Il fut toutefois précisé « défenses néanmoins aux gens de Loi de faire à l’avenir aucune vente d’arbres dudit cimetière sans la permission de l’ordinaire ». 31 D. Simon, Nouvelle bibliothèque historique et chronologique des principaux auteurs et interprètes du droit civil, canonique et particulier de plusieurs états et provinces, Paris, 2 vol., 1692 – 1695.

L’art de convaincre dans les procès politiques en France sous la Restauration selon l’avocat « Dupin aîné » Par Pascal Vielfaure André-Marie-Jean-Jacques Dupin, dit Dupin « aîné », est un personnage atypique de la vie politique et judiciaire française du XIX8 siècle qui a œuvré au cours de plusieurs régimes, en qualité d’avocat, puis de procureur général près la Cour de cassation à partir de 1830, tout en occupant de hautes fonctions politiques (député, président de la Chambre des députés, de l’Assemblée Nationale puis sénateur sous le Second Empire). Considéré comme un brillant jurisconsulte, docteur en droit de la Faculté de Paris en 1806, il est aussi l’un des premiers avocats au barreau de Paris. Lorsqu’il décède, à 82 ans, il est toujours en fonction à la Cour de cassation1. Pourtant et paradoxalement, malgré une carrière longue et prestigieuse, à ce jour il n’y a pas d’étude d’ensemble sur Dupin2. Si le jeune avocat Dupin « aîné » s’oriente d’abord vers les affaires civiles (à la fin de son activité d’avocat en 1830, il aurait été consulté dans près de 4000 affaires3), il devient dès le début de la Restauration l’un des avocats les plus en vue dans les affaires politiques et de presse4. Il passe surtout pour avoir « révolutionné » le style de la plaidoirie discutant sur les faits et surtout « cherchant à faire appel à

1

Notice de F. Brami, Dictionnaire historique des juristes français, XII8-XX8 siècle, PUF, Quadrige, 2007, p. 281. 2 Sinon le travail entrepris par l’auteur de la notice précitée, Frank Brami : « Le dernier des grands juristes gallicans : Dupin Aîné (1783 – 1865). Etude sur le gallicanisme au XIXe siècle », sous la direction de Mme A. Lefebvre-Teillard. Nous avons évoqué Dupin aîné à deux reprises, d’une part dans notre thèse : P. Vielfaure, L’évolution du droit pénal sous la monarchie de Juillet… soutenue à l’Université Montpellier I en 1998 et publiée aux P.U.Aix-Marseille en 2001. Mais aussi dans un article : Entre « ordre public et liberté ». Approche de l’activité du ministère public sous la monarchie de Juillet, in Staatsanwaltschaft, Europäische und amerikanische Geschichten, V. Klostermann, Franfurt am Main, 2005, p. 401 – 420. 3 Notice de F. Brami, op. cit. 4 C’est ce que relève L. Leuwers : « Pendant la Restauration, les causes politiques sont une tribune pour les avocats libéraux Barthe, Berville, Mauguin ou Mérilhou. A Paris, le plus connu est sans doute Dupin qui s’engage dans la défense des anciens officiers de l’empereur et de journalistes, ou dénonce le poids des jésuites et de la congrégation ». L’invention du barreau français, 1660 – 1830, Paris, EHESS, 2006, p. 322 – 323.

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l’équité des magistrats et des jurés »5. Servi par un art oratoire certain, brillant dans l’art de l’improvisation, Dupin a manifestement marqué son temps. Les remarques de ses biographes (Ortolan pour l’essentiel6) sont élogieuses, mais sa carrière politique a quelque peu terni son image. Dupin couvert d’honneur par son « patron », le roi Louis-Philippe, n’a pas hésité, après la chute de celui-ci en 1848, à servir la seconde République puis le second Empire. Certes, il démissionne de ses fonctions de procureur général près la Cour de cassation lors du vote du texte prononçant la confiscation des biens de la famille d’Orléans, mais il reprend ces fonctions quelques années plus tard, finissant sa carrière comme sénateur de l’Empire et toujours à la tête du parquet de la Cour de cassation. On reproche aussi à Dupin la faiblesse de son œuvre théorique, les critiques sur cet auteur mettant en avant l’absence de manuel ou traité. On relève tout de même un ouvrage essentiel dans le domaine du droit pénal : ses Observations sur la législation criminelle, publiées en 1821. Cet ouvrage met l’accent sur les lacunes et rigueurs de la législation pénale napoléonienne, dont certaines seront corrigées lors de la réforme du 28 avril 18327. On lui doit notamment, outre ses plaidoyers, réquisitoires et discours de rentrée, une quinzaine de publications regroupées dans un ouvrage intitulé Opuscules de jurisprudence et destiné aux étudiants en droit8. Dans l’ensemble de son œuvre, Dupin fait preuve d’une certaine liberté de ton que l’on retrouve parfois dans son activité de magistrat9. Mais c’est en qualité d’avocat au cours de la Restauration qu’il a donné toute la mesure de son « art de persuader ». Et c’est dans le domaine sensible des procès politiques et de presse que cet art est porté à son paroxysme. C’est cet art que l’on s’efforcera de restituer ici ; d’où l’intérêt d’aborder quelques unes des affaires les plus célèbres plaidées par Dupin « aîné », en laissant avant tout la parole à ce défenseur hors pair. La lecture de ses mémoires10, mais également de ses plaidoyers confirment l’importance du personnage et la réalité de ses qualités d’avocat, et pour ce qui concerne notre sujet,

5

Notice de F. Brami, op. cit. Ortolan, qui lui doit beaucoup, a écrit une : « Notice biographique sur M. Dupin, procureur général de la Cour de cassation », en 1840. 7 Sur ce point nous renvoyons à notre thèse précitée. 8 Dupin, Opuscules de jurisprudence, Paris, A. Durand, 1851. Cet ouvrage comprend notamment un discours sur la « Profession d’avocat » prononcé par Dupin au début de son bâtonnat, une « Réflexion sur l’enseignement et l’étude du Droit », un article sur la magistrature « Des magistrats d’autrefois, des magistrats de la révolution, des magistrats à venir », son discours de réception à l’Académie française : « De l’improvisation » et son mémoire « Libre défense des accusés » que nous présentons ci-dessous. 9 Cf. notre article précitée sur le ministère public sous la monarchie de Juillet, « Entre ordre public et libertés… », en particulier la deuxième partie, p. 414 et ss. 10 Dupin, Mémoires, Paris, Plon, (4 tomes publiés de 1855 à 1861). Le tome premier est consacré aux « souvenirs du barreau ». Dupin, Réquisitoires et plaidoyers et discours de rentrée, Paris, (dix tomes publiés de 1836 à 1852). 6

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son art réel de persuader juges et jurés11. Dupin a, en outre, dans ses écrits, exposé sa manière de plaider et donc mis en évidence cet art de persuader, qui suppose acquise la « libre défense des accusés ». Ce principe, défendu et exposé pendant et après le procès du maréchal Ney qui est un échec pour la défense (I.), conditionne la possibilité pour l’avocat de convaincre les juridictions de la justesse de la cause défendue dans les affaires politiques et de presse (II.). I. Dupin et le procès du maréchal Ney ou le difficile apprentissage de l’art de convaincre Le parcours exceptionnel de Michel Ney élevé au rang de maréchal en 1804 et sa fin tragique sont largement connus, de même que le procès du maréchal Ney12. On ne reviendra donc pas ici sur les faits de la cause, ni sur le détail du déroulement de la procédure. Il s’agit moins de présenter le procès, que d’insister sur le rôle joué – ou qu’il prétend avoir joué – par le jeune avocat Dupin, qui participe à son premier grand procès politique. Dupin en tirera, surtout, une notoriété plus grande encore qui sera entretenue par la publication du mémoire sur « la libre défense des accusés » (2.). 1. Persuader les juges : une « mission impossible » pour la défense ? En se ralliant aux Bourbons en 1814, le maréchal Ney est fait pair de France et Louis XVIII le charge d’arrêter Napoléon de retour de l’île d’Elbe. On sait comment Ney se déclara pour l’empereur, avec son armée, en mars 1815. Après Waterloo, il se cache, mais est découvert et arrêté. Traduit devant un conseil de guerre, Ney sera finalement jugé par la Chambre des pairs. Condamné à mort, il est fusillé à Paris le 7 décembre 1815. Devant ces juridictions, Ney est assisté par un célèbre avocat, Pierre-Nicolas Berryer, qui associe son fils et Dupin à la défense. Ce dernier note dans ses mémoires : « Cette affaire fut la première et la plus grave de toutes, tous les journaux ultras réclamant une répression sanglante ». D’où la remarque du jeune avocat qui donne la mesure de la tâche à accomplir « non seulement il fallut 11 Ainsi que le souligne D. Soulez Larivière, Paroles d’avocats, Hermann, coll. Savoir : culture, Paris, (1994), 2010 : « L’éloquence n’est point un échange intellectuel : c’est par l’intermédiaire des sensibilités que les intelligences communiquent. C’est à la sensibilité qu’il faut porter nos coups. N’a-t-on pas comparé l’intelligence parmi l’inconscient à un tremblant fanal dans un océan de ténèbres. Comprenons enfin qu’on ne saurait persuader sans émouvoir et qu’il faut, avant d’exiger les déterminations logiques, réduire les résistances obscures de l’inconscient, de façon que l’éloquence ne soit plus un exercice littéraire, un jeu de l’esprit, mais une entreprise de la volonté, passionnée à la fois et clairvoyante, ardente et disciplinée », p. 76 – 77. 12 Voir notamment, P. Bastid, Le procès du maréchal Ney, in Les grands procès politiques de l’histoire, p. 249 – 260. et la présentation de J. P. Royer, Histoire de la justice en France, PUF, 3ième éd., 2001, p. 503 – 508.

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défendre l’accusé, mais les avocats eurent aussi à se défendre eux-mêmes »13. Traduit d’abord devant un conseil de guerre, que le pouvoir a eu du mal à composer14, la première question qui se pose aux défenseurs de Ney est celle de la compétence. Elle est particulièrement importante dans ce procès, puisqu’on a souvent, par la suite, reproché aux défenseurs de Ney d’avoir décliné la compétence du conseil de guerre15. Après la condamnation à mort et l’exécution de Ney, on a soutenu que jamais les frères d’arme du maréchal ne l’auraient condamné. Dupin indique dans ses mémoires que sur cette question l’attention du maréchal et de sa famille a été attirée. Mais madame la maréchale aurait déclaré que le vœu de son mari était de décliner la compétence des conseils de guerre et de demander le renvoi devant la cour des pairs. En effet, le maréchal Ney, fait pair de France lors de la première Restauration, avait cette qualité au moment des faits reprochés. L’exclusion prononcée par ordonnance du 24 juillet 1815 ne pouvait s’appliquer rétroactivement. Le déclinatoire de compétence, fondé sur l’article 34 de la Charte de 181416 qui accorde un « privilège » de juridiction aux pairs, est plaidé par Berryer. C’est un argument qui est accueilli avec un certain empressement par le conseil de guerre. Dès le lendemain, une ordonnance (datée du 11 novembre) traduit Ney devant la Cour des pairs. Mais le texte vise non pas l’article 34 de la Charte, mais l’article 33 qui dispose : « La chambre des pairs, connaît des crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l’Etat qui seront définis par la loi ». Ce simple visa annonce aux défenseurs un procès particulièrement difficile. Comme le remarque Dupin, en citant la vieille expression du lieutenant criminel Ayrault, « on voulait juger l’affaire à la chaude », d’où les difficultés pour les avocats d’obtenir des délais afin de préparer la défense. Et d’où cette réponse vive de Dupin au procureur général Bellart qui refuse tout délai : « Accusateur ! Vous voulez placer sa tête sous la foudre, et nous, nous voulons montrer comment l’orage s’est formé ! »17 Et un délai de quelques jours fut accordé pour la préparation de la plaidoirie. C’est Berryer qui s’y attelle, Dupin rédigeant plusieurs mémoires, armes essentielles pour convaincre et les pairs et le public.

13

Mémoires, op. cit., tome 1, p. 31. Voir le procès du maréchal Moncey destitué et condamné à subir trois mois d’emprisonnement par ordonnance du 29 août 1815 pour avoir refusé de présider ce conseil. Selon Dupin, (Mémoires, op. cit., tome 1, p.64), la destitution de Moncey est restée sans effet et il est rentré à la Chambre des pairs en mars 1819. Cf. également J. P. Royer, Histoire de la justice, op. cit., p. 505. 15 Odilon Barrot notamment : « Ces avocats lui inspirèrent la fatale idée de récuser une juridiction que le sentiment de l’honneur, la solidarité de gloire et de danger, lui rendaient inévitablement favorable ». Mémoires posthumes d’Odilon Barrot, Paris 1875, 3ième éd., tome 1, p. 44 – 45. 16 Qui prévoit « qu’aucun pair ne peut être arrêté que de l’autorité de la chambre et jugé par elle en matière criminelle ». 17 Mémoires, op. cit., tome 1, p. 37. 14

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Le premier mémoire de Dupin paraît juridiquement bien fondé : il soutient que la Cour des pairs ne peut juger le maréchal avant qu’une loi n’ait réglé la procédure à suivre. Il faut rappeler ce qu’est la « cour des pairs »: il s’agit de la chambre des pairs, dont la fonction est essentiellement législative, mais qui a reçu dans trois articles de la charte une compétence judiciaire18. Or aucun texte n’est venu préciser la procédure à suivre devant cette juridiction, qui se réunit pour la première fois dans ce cadre là. A priori donc, le défaut de loi organisant le fonctionnement et la procédure à suivre devant la Cour des pairs, ainsi que définissant les infractions à lui soumettre est capital. C’est sans compter sur la situation politique qui impose une répression pour l’exemple. Les arguments développés par la défense sont donc « politiquement irrecevables »19. Si le second mémoire en défense de Dupin semble plus délicat encore à imposer, les défenseurs comptent néanmoins être entendus. Il s’agit d’appliquer à leur cause une convention militaire du 3 juillet 1815 et le traité du 20 novembre 1815. D’une part, la convention de Paris contient une amnistie formelle en faveur des personnes, « quelles qu’eussent été leurs opinions, leurs fonctions et leurs conduite ». Quant au traité, il prévoit qu’aucun individu né dans les pays cédés ou restitués ne pourrait être inquiété ni troublé dans sa personne « à cause de sa conduite ou de ses opinions politiques ». Là encore, dans un contexte moins troublé, ces deux arguments auraient pu être deux armes pour convaincre les juges. Comme on l’a dit, c’est l’avocat Berryer qui plaide et après trois heures de plaidoirie, il demande une pause, annonçant qu’à la reprise de l’audience il examinera les dispositions des traités et convention pour en tirer une fin de nonrecevoir contre l’accusation. Selon la version présentée par Dupin, dans ses mémoires, l’annonce faite par Berryer « jette l’émoi au milieu des pairs »20. Et pendant que la défense s’est retirée (donc hors la présence de l’accusé et de ses conseils), les pairs discutent entre eux sur le point de savoir s’il faut laisser la défense invoquer la convention de Paris et le traité. Estimant qu’il s’agit là d’un moyen préjudiciel, la cour décide que les défenseurs ne sont pas recevables à le présenter. Alors qu’ils sont encore dans leur salle de repos Berryer et Dupin apprennent la décision de la Cour. C’en est fini de la défense, c’en est fini du procès, c’en est fini pour le maréchal Ney. Lorsque l’audience reprend, Berryer poursuit la plaidoirie prévue, lorsqu’il aborde la convention de Paris, il est interrompu par le procureur Bellart puis par le Chancelier. Berryer invoque ensuite le traité du 20 novembre, Sarrelouis, la ville natale du maréchal Ney n’étant plus en terre française, il doit en bénéficier. Mais ne croyant désormais sans doute guère à cet argument, le maréchal s’écrie noblement : « Je suis Français et je mourrai

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Article 33, 34 et 55 de la Charte de 1814. Nous renvoyons, pour comparaison, aux procès jugés par la Cour des pairs sous la monarchie de Juillet, Partie 1 titre 2, Chapitre 2 de notre thèse précitée. 20 Mémoires, op. cit. tome 1, p. 40. 19

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Français »21, et il fait ensuite lecture de la protestation rédigée hâtivement par Dupin : « Jusqu’ici, ma défense a paru libre, mais je m’aperçois qu’on l’entrave à l’instant. Je remercie mes défenseurs de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils sont prêts à faire encore ; mais j’aime mieux n’être pas défendu du tout que de n’avoir qu’un simulacre de défense. Eh quoi ! je suis accusé contre la foi des traités, et l’on ne veut pas que je les invoque! J’en appelle à l’Europe et à la postérité »22. Condamné à mort, le maréchal est exécuté le 7 décembre 1815. Après la chute des Bourbons en juillet 1830, l’affaire du maréchal Ney revient sur la scène politico-judiciaire, par le biais d’une pétition déposée devant la chambre des députés, demandant que les cendres du maréchal Ney soient transférées au Panthéon et qu’il lui soit élevé un monument aux frais de l’Etat. Dupin, alors député, intervient à la chambre pour soutenir cette proposition, en ajoutant que la meilleure réparation c’est la révision et la cassation de l’arrêt qui l’a condamné. Et de rappeler le moyen essentiel, qui a vicié le jugement : la défense n’a pas été libre. La requête en révision, déposée par la veuve du maréchal, sera néanmoins rejetée (en raison de l’opposition des anciens pairs, et sur la base de l’argument selon lequel cela créerait un précédent fâcheux …)23. Mais le gouvernement de Louis-Philippe, tout en refusant d’accueillir le principe de la révision, affirme que la convention de Paris protégeait le maréchal Ney… et donc que la Restauration, enchaînée par un traité avait violé le respect dû à la foi jurée. Dans le même temps, Louis-Philippe nomme le fils aîné du maréchal Ney, pair de France24. 2. La leçon du procès : la nécessaire « libre défense des accusés » A l’occasion du procès du maréchal Ney, Dupin a rédigé un mémoire, repris par la suite et réédité sous la Restauration, intitulé : « Libre défense des accusés ». Dans ce mémoire, Dupin commence par remarquer que l’avocat défend les intérêts pécuniaires de ses clients dans les affaires civiles, mais qu’il doit aussi « se préparer à défendre la liberté, l’honneur, la vie des accusés en matière criminelle »25. Dans cette « tâche » difficile, l’avocat « doit, avant tout, se bien pénétrer de cette l’idée, que la défense des accusés, sans cesser d’être respectueuse, doit essentiellement être libre ; que tout ce qui la gêne empêche qu’elle ne soit complète, et par la même compromet le sort de son client ».26 Certes les « luttes » avec les magistrats sont 21

Ibid. p.43. L’autographe de la protestation est publié dans les Mémoires, ibid. p. 42. 23 Cf. notamment notre article : « La perception de l’erreur judiciaire par le législateur français (1808 – 1946) », in Error iudicis, V. Klostermann, Franfurt am Main, à la page 332. 24 Celui refusa de siéger pendant dix ans. Ce n’est que 38 ans après l’exécution qu’un monument fut solennellement inauguré à la mémoire du Maréchal Ney, le 7 décembre 1853, sous le règne de Napoléon III. 25 « Libre défense des accusés », dans Opuscules de jurisprudence, op. cit. p. 563. 26 Ibid. 22

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rares, mais Dupin avoue qu’il avait, en rédigeant ce mémoire, « principalement pour objet de réfuter l’erreur d’hommes passionnés qui avaient eu l’imprudence d’avancer, que des avocats ne pouvaient pas défendre des accusés de crime d’État, sans se rendre, pour ainsi dire, leurs complices ! »27. Suit l’exposé de principes essentiels, qui doivent être observés dans l’exercice de la justice et en particulier de la justice criminelle. En premier lieu, « ne pas juger sans entendre ». Dupin développe en citant la constitution de l’an III, mais en se référant également aux saintes Écritures. Personne ne peut être condamné sans avoir été entendu, c’est là une maxime qui ne comporte pas d’exception, « s’il en était autrement pourquoi, – s’interroge Dupin – celui qui a commis un assassinat au milieu d’une place publique (…), à la vue d’un grand nombre de témoins ne serait pas tué sur l’heure ? »28. Ne jamais condamner personne sans, au préalable, l’avoir entendu est une règle « de droit naturel ». On ne doit pas agir comme en Turquie précise Dupin, pays qui applique la maxime expéditive : « aussitôt pris, aussitôt pendu ». Et Dupin d’ajouter que « Dieu lui même, dont la connaissance embrasse tous les temps, qui lit au fond de nos consciences […] nous offre des applications de cette règle ». Et de se référer à la genèse : la faute d’Adam est connue de Dieu, « que ne l’en punissait-il aussitôt ? Mais non ; il l’appelle, il l’interroge sur le fait même de sa désobéissance, et sur les motifs qui ont pu l’y porter: Adam ubi es ? Quid fecisti ? Quare hoc fecisti ? ». Et Dieu procède de même avec les villes de Sodome et Gomorrhe : « Je descendrai et je verrai si la clameur qui s’est élevée contre ces villes est bien fondée, ou s’il en est autrement, afin que je le sache ». Pour l’avocat, le dessein de Dieu est clair, il s’agit de « nous instruire qu’on ne doit jamais juger un homme, quelque coupable qu’il soit ou qu’il paraisse, sans l’avoir entendu… ».29 Ce principe essentiel de la défense étant entendu, afin qu’il ne soit pas stérile, l’accusé doit pouvoir s’entourer d’un défenseur. Le « choix du conseil » est le second principe présenté par Dupin. Les règles de la procédure sont claires : l’accusé doit choisir un défenseur, à défaut le juge doit en désigner un d’office. La question posée par Dupin ici est celle du libre choix du défenseur. Il demande à ce que l’accusé puisse se choisir un conseil librement. Or, l’article 295 du code d’instruction criminelle (CIC) restreint ce choix30. Et la Restauration, loin d’avoir supprimée cette restriction, l’a reprise en 1822 : les avocats inscrits aux tableaux des cours royales peuvent seuls plaider devant elles31. Ils ne peuvent plaider hors du ressort de la cour près laquelle ils exercent, qu’après avoir obtenu, sur l’avis du 27

Ibid. p. 564. Ibid. p. 566. 29 « Libre défense des accusés », dans Opuscules de jurisprudence, op. cit. p. 567. 30 « Le conseil de l’accusé ne pourra être choisi par lui, ou désigné par le juge que parmi les avocats ou avoués de la cour royale ou de son ressort, à moins que l’accusé n’obtienne du président de la cour d’assises la permission de prendre pour conseil un de ses parents ou amis ». 31 Art. 39 de l’ord. du 20 nov. 1822 sur la profession d’avocat. 28

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conseil de discipline, l’agrément du premier président de cette cour, et avec l’autorisation du garde des sceaux. Cette disposition est vivement critiquée par Dupin, qui estime que cette précaution est: « injuste, injurieuse, inutile et impolitique »32. La question du libre choix des défenseurs sera à nouveau soulevée sous la monarchie de Juillet, notamment lors du le procès d’avril 1834 devant la chambre des pairs33. Choisir un conseil est une chose, encore faut-il pouvoir communiquer librement avec lui. C’est le troisième point développé par l’avocat. « Comment se fait-il, s’interroge Dupin qu’un prévenu ou accusé, – donc ces individus en attente de jugement –, quoiqu’il ait la faculté de communiquer avec leurs parents n’ait pas encore celle de communiquer avec leur conseil »34. Le motif avancé par les pouvoirs publics est que l’instruction doit être secrète. Pour Dupin, ce principe était en vigueur sous l’ancien droit, mais la Révolution a transformé la procédure, le décret d’octobre 1789 a astreint, le juge instructeur d’instruire à charge et à décharge. Certes, si avec le Code d’instruction criminelle, l’instruction est redevenue secrète, il n’en demeure pas moins que l’instruction doit se faire à charge et à décharge ; à charge les juges et procureurs rassemblent les indices et preuves de culpabilité ; à décharge, pour Dupin, il faut laisser à l’accusé « déployer une activité semblable ».35 Donc puisqu’il est détenu, c’est à son conseil d’œuvrer. Ce qui suppose la présence de l’avocat lors de la phase d’instruction. On le sait, en France il faudra attendre les réformes de la IIIe République pour que cette idée reçoive un commencement d’application (Loi Constans de 1897). L’argument des détracteurs est le suivant : « si on laisse pénétrer les conseils près de l’accusé, ils lui indiqueront les moyens de se justifier ; si on leur permet de présenter des défenses ab ovo , ils étourdiront le juge de la prétendue innocence de leur client, et à les entendre, il n’y aura pas un qui puisse être mis en accusation ». Dupin compare cet argument avec cette réplique d’un capitaine suisse qui, après une bataille, était chargé de faire enterrer les morts. « Il faisait jeter les corps, pêlemêle dans une large fosse, quand un de ses subordonnés lui fit remarquer que certains corps que l’on jetait donnait des signes de vie. Et le capitaine répondit : bah ! Si on voulait les croire, il n’y en aurait pas un de mort ! »36. Et l’avocat de remarquer à partir de cette anecdote que « l’humanité commande plus de ménagements à ceux qui enterrent et à ceux qui accusent »37. Si l’avocat ne peut pas voir son client pendant cette phase du procès, encore fautil, lorsqu’il y est autorisé, qu’il puisse communiquer avec lui librement (i. e. sans 32

« Libre défense des accusés », dans Opuscules de jurisprudence, op. cit. p. 570. Epoque à laquelle Dupin, procureur général, est proche du pouvoir. cf. notre thèse précitée, p. 302 et ss. 34 Ibid. p. 571. 35 Ibid. p. 573. 36 Ibid. p. 573. 37 Ibid. p. 574. 33

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témoin). « Comment un accusé qui a eu quelque tort, nous dit Dupin, pourra-t-il en faire l’aveu à son conseil en présence de gendarmes, qui l’oreille tendue et les yeux ouverts » iront répéter, et peut être interpréter et donc déformer les « demi-mots » entendus !38 Bien entendu la défense ne doit pas, et à plus forte raison, cesser d’être libre à l’audience. C’est le quatrième principe soutenu par l’avocat parisien en ces termes :« Le caractère du juge est de se montrer doux et patient, il tient la balance entre l’accusateur et l’accusé, entre le crime et la peine » (…) son devoir est de demeurer impassible et de rechercher la vérité »39. Là encore Dupin fait appel aux textes sacrés, en rappelant l’épisode de Caïn. Dieu, nous rappelle Dupin, l’interroge: « Qu’avez vous fait de votre frère. Caïn : je ne sais pas : suis-je gardien de mon frère. A cette réponse insultante, Dieu n’entre point en courroux, il continue ses questions: Caïn qu’avez vous fait ? ». Pour Dupin, le juge doit lui aussi, à l’image de Dieu, être patient. Il doit écouter jusqu’aux moindres circonstances de la justification. Et Dupin de conclure, citant à nouveau Ayrault : « Dénier cette défense serait un crime, la donner, mais non pas libre, c’est tyrannie »40. Dupin note que souvent des présidents répètent : « vous avez toute latitude de vous défendre, mais… et de mais en mais la défense se retrouve accablée de restrictions et d’interruptions qui évidemment troublent l’avocat ». Pour Dupin, ces interruptions sont contraires au devoir des juges. Certes, la loi prévoit que le président avertit le conseil de l’accusé qu’il ne doit rien dire contre sa conscience, ou contre le respect dû aux lois, et « qu’il doit s’exprimer avec décence et modération », mais cela n’autorise pas un président à interrompre à tout propos l’avocat dans sa plaidoirie. Dupin termine sur une remarque qui n’a rien perdu de son intérêt : « L’indulgence pour les défenseurs est d’autant plus nécessaire dans nos tribunaux modernes, que souvent les accusés sont défendus d’office par de jeunes stagiaires… »41. Le dernier paragraphe de ce mémoire, intitulé « apologie des avocats », est une référence directe au procès du maréchal Ney : « tout ce que nous avons dit de la nécessité de la défense, non-seulement dans l’intérêt des accusés, mais aussi dans l’intérêt de tous, absout assez les avocats des reproches injustes que leur a quelquefois adressés l’ignorance ou l’esprit de parti. Loin qu’on doive s’étonner de voir les avocats se vouer à la défense des accusés, il faudrait plutôt s’étonner s’ils refusaient de les aider de leur ministère. Et non seulement on ne peut pas leur savoir mauvais gré du zèle avec lequel ils s’y emploient, mais on doit reconnaître qu’en cela ils font preuve d’humanité, d’attachement à leur devoir et d’amour pour la justice »42. 38

Ibid. p. 575. Ibid. p. 576. 40 Ibid. p. 577. 41 Ibid. p. 582. 42 Ibid. p.590. 39

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Si les défenseurs de Ney n’ont pas réussi à convaincre les pairs et faire appliquer ces principes essentiels de justice devant une « juridiction » essentiellement acquise à la cause ultra royaliste et réclamant donc « vengeance », il n’en demeure pas moins que les procès du maréchal Ney marque, pour Dupin, un tournant majeur dans sa carrière d’avocat. Il se fera dès lors l’avocat des maréchaux et généraux d’Empire, et multipliera les interventions dans les procès politiques et de presse. En effet, Ney n’est pas le seul maréchal défendu par Dupin, même s’il reste le plus célèbre. Comme il le souligne lui même, Dupin aîné a reçu, quelques années plus tard, le nom « d’avocat des maréchaux » dans une lettre du maréchal Mac Donald43, à l’occasion de la défense des titres des Maréchaux. Sous la Restauration, ceux-ci avaient continué de porter les titres d’honneur et de victoire dont Napoléon Ier les avait décorés, bien que ces titres rappellent des lieux qui avaient cessé de faire partie du territoire français. En 1827, un incident éclate lors d’une réception à l’hôtel de l’ambassadeur d’Autriche, l’un des anciens maréchaux de Napoléon est annoncé non par son titre mais sous nom de famille, le maréchal blessé, refuse d’entrer dans le salon et l’affaire fait grand bruit dans les milieux parisiens. « Chacun ressentit ce fait, nous dit Dupin, comme une véritable injure adressée à la France »44. Dupin publie alors un article dans le journal Le Constitutionnel, puis à la demande de plusieurs maréchaux (le duc de Dalmatie, le duc de Trévisse, le duc de Tarente…), il rédige une requête à Charles X et les maréchaux ont, par la suite, conservé leur titre conformément à la charte constitutionnelle. II. Dupin et l’art de la persuasion réussie dans les procès politiques et de presse A partir d’une solide clientèle civile et de la notoriété supplémentaire que lui offre le procès Ney, Dupin se voit confier des procès politiques importants. Il n’est pas ici question d’en faire l’inventaire, mais de mettre en exergue cet art de persuader dans quelques procès, classés par l’avocat soit dans la catégorie des procès politique (1.), soit dans celle des délits de presse à caractère politique (2.). 1. Dupin, avocat de professeur et confrère libéraux Parmi les « procès politiques » dans lesquels Dupin est intervenu, deux retiennent particulièrement l’attention en raison notamment de l’originalité des délits poursuivis et de la relative notoriété des personnes en cause : l’affaire Bavoux et l’affaire Isambert. François-Nicolas Bavoux, professeur suppléant à la faculté de droit de Paris en 1806, puis juge au tribunal de la Seine, se voit confier en 1819 le cours de procédure civile et de législation criminelle. 1819 est une année agitée au sein de l’université. 43 44

Mémoires, tome 1, p. 81. Ibid.

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Comme le souligne C. Lecomte, l’ordonnance du 24 mars, qui crée de nouvelles chaires45, « inquiète le corps enseignant majoritairement traditionaliste »46. Dans ce contexte difficile, Bavoux donne donc ses leçons de droit criminel. A plusieurs reprises, en juin, son cours se termine dans le tumulte sous les applaudissements et sifflets de son auditoire, si bien que le Doyen Delvincourt prend la décision de le suspendre. L’agitation n’étant pas limitée à Bavoux, l’école de droit ferme et les examens sont différés. Ce qui n’aurait pu être qu’un incident universitaire devient une affaire d’Etat. Le professeur Bavoux en fait les frais. L’accès au cours est empêché le 1er juillet 1819 par une trentaine de gendarmes, des étudiants sont arrêtés. Le professeur Bavoux est poursuivi pour avoir (selon le Doyen) incité dans ses cours à la désobéissance aux lois47. Un débat a lieu à la chambre des députés devant laquelle le Doyen reçoit l’appui des conservateurs et des doctrinaires.48 Quoiqu’il en soit, Bavoux est traduit devant la cour d’assises sur la base de la loi du 26 mars 1819, qui attribue à cette juridiction la répression des cris séditieux et discours injurieux. Cette compétence est évidemment une chance supplémentaire pour la défense : on ne plaide pas devant des juges professionnels avec les mêmes chances de succès que devant les jurés dans ce type d’affaire. Dupin est chargé de la défense avec un autre ami de l’accusé (Persil). Sa stratégie est simple, il organise la défense en deux temps : avant la plaidoirie il fait publier un mémoire (observations préliminaires) par différentes autorités, qui tend à prouver, que depuis toujours, « sous l’ancien régime, comme depuis la révolution, les commentateurs et écrivains ont usé avec une grande liberté du droit de critiquer les lois, les coutumes, les ordonnances, et d’en accuser tantôt le fond tantôt la forme, tantôt le texte, tantôt les motifs »49. Donc Bavoux, en critiquant certaines dispositions des lois en vigueur, n’a fait que son « travail », il n’a pas « excédé les bornes dans lesquelles ce droit critique avait pu s’exercer dans tous les temps »50. Comme le souligne Dupin, reste une autre difficulté à lever : « qu’avait réellement dit Bavoux ? » Dans cette seconde phase de la défense Dupin va habilement plaider contre l’accusation, aidé sans doute par l’habileté de Bavoux. Le ministère public avait fait poser des scellés sur la porte du cabinet de travail du professeur et par la suite avait fait saisir les cahiers de notes avec lesquels Bavoux venait faire son cours. Jusque là rien de bien exceptionnel, si ce n’est que ces 45 Dupin note qu’avec la création des chaires de droit public, de droit naturel et de droit des gens, « l’enseignement promettait de devenir ce qu’il doit être dans un gouvernement constitutionnel », Mémoires, op. cit., tome 1, p. 179. 46 Notice sur Bavoux, Dictionnaire historique des juristes français, XII8-XX8 siècle, op. cit., p. 54. 47 Il aurait, en outre, traité son Doyen de brigand, selon C. Lecomte, ibid. 48 Notamment de Royer Collard selon C. Lecomte. Le débat a lieu à la chambre des députés et non à « l’Assemblée nationale » comme le mentionne par erreur la notice sur Bavoux, Ibid. 49 Mémoires, op. cit., tome 1, p. 181. 50 Ibid.

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cahiers vont servir de base à l’accusation. Or, les notes sont en plusieurs endroits raturés, donc illisibles, (des passages manifestement les plus importants), ce qui évidemment embarrasse le procureur. Dupin dans ses mémoires ironise: « Mais quel malheur ! Sur plusieurs pages, là où la nature du sujet avait dû entraîner plus naturellement le professeur, d’énormes ratures n’avaient pas permis à l’accusation de pénétrer toute la pensée du rédacteur ! »51. Les ratures ont-elles été faites avant ou après les leçons ? Il est probable que le professeur a dû pénétrer dans son bureau, par une porte dérobée, masquée par une armoire mobile, et donc sans que les scellés ne soient brisés !52 Manifestement le procureur Bellart s’est fait duper et Dupin peut, sans risque, donner toute la mesure de son art. Le procureur a beau tenter de sauver son accusation, l’affaire est tournée en ridicule par l’avocat. A plusieurs reprises, le procureur fait mine de s’interroger : « le sieur Bavoux se laissait-il aller à cet endroit à un relâchement de morale sur des actions répréhensibles ? On n’en sait plus rien, la rature a tout détruit. (…) Au recto du folio 5, le professeur devenait-il en cet endroit trop hardi ? Un rature empêche de le savoir ». Le procureur va plus loin en commentant le feuillet 6 : « il y a une grosse et longue et illisible rature. Que contenait cette dernière page ? Sûrement des choses dont l’audace de l’auteur lui-même s’est effrayée… Mais ce n’est plus qu’une simple conjecture, la rature interpose son voile officieux et impénétrable ». Et là Dupin bondit : « Eh bien ! S’il est impénétrable, comment pouvez-vous former ne serait-ce qu’une simple conjecture ! »53. La défense ruine définitivement l’accusation, en faisant témoigner des étudiants qui ont soutenu leur professeur lors des événements. Car, comme le font valoir les avocats, le délit poursuivi est celui de provocation à la désobéissance aux lois dans des discours publics, donc il ne peut être constitué « que par ce qu’avait dit le professeur et non par ce qu’il avait écrit chez lui ». Selon la narration de Dupin, les témoins défilent, répondant à la même question : « avait-il entendu M. Bavoux professer le mépris ou la désobéissance aux lois ? » Après plusieurs réponses négatives, le président lassé de poser la question finit par dire à Dupin : « que ne la faites-vous vous même? » Et Dupin note dans ses mémoires : « je posai donc la question, avec une constance qui, amenant toujours la même réponse, détruisait radicalement l’accusation »54. Sans surprise, le professeur Bavoux est acquitté. Il est réintégré dans ses fonctions de professeur suppléant, mais il ne reprendra pas ses cours55. 51

Ibid. Dans ses mémoires Dupin ne lève pas le voile, mais se délecte en évoquant cette hypothèse fort probable : « quel bon tour en ce cas joué à l’accusation !… », ibid. 53 Ibid. p. 182. 54 Ibid. 55 Néanmoins, en publiant ces « Leçons de droit criminel », il n’a pas manqué de revenir sur cet épisode judiciaire : cf. « avertissement », p. 1. Elu député libéral en 1828, il devient préfet de police au moment de la révolution de juillet, puis est nommé conseiller à la cour des 52

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Après le procès Bavoux, on ne peut s’empêcher d’évoquer l’affaire Isambert, avocat à la Cour de cassation qui n’hésite pas à soutenir libéraux et républicains dans différents procès sous la Restauration56. C’est sans doute cette étiquette politique qui lui vaut, en 1826, un procès dans lequel Dupin va, une fois de plus, faire la démonstration de son talent57. Des arrestations ayant eu lieu par de simples agents de police, en dehors de tout mandat de justice, Isambert, avocat à la Cour de cassation, rédige un article dénonçant ces « arrestations arbitraires », comme autant d’atteintes à la liberté individuelle. Le ministère public considère la doctrine exposée par Isambert comme « une provocation à la rébellion et à la désobéissance aux lois ». En conséquence, Isambert et les deux journaux qui l’ont publié (La Gazette du palais et le Journal du commerce) sont poursuivis devant le tribunal de police correctionnelle de Paris. Du côté de la défense, on retrouve des noms prestigieux aux côtés de Dupin (Chauveau-Lagarde le président du conseil de l’ordre des avocats à la Cour de cassation, Odilon Barrot, Dalloz, Macarel). Pour convaincre les magistrats, Dupin organise sa défense sur une double proposition : « 1/ on doit obéir sans réserve à tout ce qui est légal, 2/ on peut résister sans crime à tout ce qui est arbitraire ». Les journaux incriminés sont défendus par Ledru et Barthe. Ce dernier dans sa plaidoirie ayant fait l’éloge d’Isambert, le président du tribunal l’interrompt : « il me semble maître Barthe, que cela ne tient pas à votre cause ». Alors Dupin, dans un mouvement qui fait sa force, se lève en rétorquant : « si cela ne tient pas à la cause, cela tient au client. La cause d’Isambert est celle de tout le barreau, et quand il s’agit d’un tel prévenu, nous nous écrions tous : « non pas seulement innocence à Isambert ! Mais honneur à Isambert ! »58. La réplique provoque les applaudissements de l’assistance, nombreuse. Et Barthe poursuit en indiquant qu’il était dans sa cause, parce que son client (le Journal du commerce) avait dû avoir confiance dans la signature et le caractère de Me Isambert. Malgré ces interventions le tribunal condamne Isambert à 100 francs d’amende. Quoique légère, cette peine n’est pas acceptée par l’avocat. D’une part, car le comptes, il décède quelques jours avant la chute de la monarchie de Juillet fin janvier 1848. Selon la notice précitée de C. Lecomte. 56 Selon la notice écrite par J. L. Halpérin, Isambert (1792 – 1857), d’abord reçu à l’école normale supérieure, étudie le droit et devient en 1818 avocat aux Conseils du roi et à la Cour de cassation. Conseiller à la Cour de cassation dès août 1830, il exerce plusieurs mandats de députés. Il est également membre de l’assemblée constituante en 1848 et finit sa carrière à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Il est également connu pour son œuvre en histoire du droit (notamment son Recueil général des anciennes lois françaises (420 – 1789)). 57 Le plaidoyer prononcé devant le tribunal a été publié sous le titre : La liberté individuelle ou plaidoyer et réplique prononcés par M. Dupin Aîné, Avocat, aux audiences des 5 et 9 décembre 1826, dans la cause de Me Isambert, Paris, Baudouin Frères, 1826. Il est indiqué dans la préface : « Tous ceux qui ont entendu le célèbre avocat se sont accordés à dire, et les journaux ont répété, que jamais dans aucune cause, il ne s’était élevé à tant de hauteur, et n’avait déployé autant de maturité et de sage énergie », p. I. 58 Mémoires, op. cit., tome 1, p. 235.

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tribunal méconnaît le principe défendu dans son article, d’autre part parce que cette condamnation, bien que minime, était susceptible d’entraîner des poursuites disciplinaire contre Isambert, avec le risque de perdre sa charge d’avocat à la Cour de cassation59. D’où l’appel, examiné en mars 1827 devant les 1ère et 5ième chambres réunies de la Cour royale de Paris, présidées par Séguier. Dupin élève le débat, non seulement il se prévaut de la consultation des barreaux60, mais surtout il s’attache à flatter habilement les magistrats : « On ne peut se dissimuler, Messieurs, c’est ici la lutte de l’arbitraire contre la loi, la vieille querelle entre la justice et la police, aujourd’hui ranimée. Que prétend celle-ci ? Elle veut se faire octroyer par vous une espèce de charte; elle vous demande d’étendre par arrêt des attributions qu’elle ne pourrait tenir que de la loi, si une loi osait jamais les lui confier ! » , à savoir s’arroger des droits sur la liberté individuelle des citoyens, hors le cas de flagrant délit. « Ainsi messieurs –poursuit Dupin-, en revendiquant un droit qu’elle n’a évidemment pas la police voudrait indirectement vous faire abdiquer un droit que certainement vous avez : celui de protéger la liberté des personnes et les droits des citoyens ».61 Les magistrats étant les protecteurs les plus efficaces de la vie de l’honneur et de la propriété des citoyens, Dupin exhorte les conseillers à ne pas « abandonner les justiciables à la merci des agents de police ». Après avoir remis chacun à sa place, élevé les magistrats en rempart contre l’arbitraire, Dupin ajoute un argument logique : « si vous condamnez aujourd’hui comment pourrez vous demain réprimer une arrestation arbitraire, alors que vous aurez dans votre arrêt consacré sa légalité ». Après trois heures de plaidoirie, une foule d’avocats se précipite autour de Dupin pour le féliciter, Isambert l’embrasse et aurait prononcé, selon son avocat, ces mots : « mon cher ami, quoique innocent, on se consolerait de payer un tel plaidoyer par une condamnation ! ».62 Mais le procès n’est pas terminé, l’avocat général doit intervenir, il le fait avec modération, reconnaissant que les considérants du jugement de première instance donnaient à la police un droit trop absolu. Mais, tout en condamnant les motifs, il maintient le dispositif de la condamnation. La réplique de Dupin finit par emporter la conviction : « le citoyen sera-t-il rebelle, si prêt à obéir en tout à la loi, il a seulement résisté à la violence ou à l’arbitraire dont il s’est vu menacé ? En un mot il y a-t-il ou non des limites au droit de priver un citoyen, même momentanément de sa liberté ? ». Poser ainsi la question ne pouvait entraîner qu’une réponse favorable des magistrats. L’arrêt rendu le même jour, sans aller aussi loin que la doctrine d’Isambert63, rappelle que si les agents de la force publique ont le droit de saisir sur la voie publique les délinquants ; ce n’est qu’à la 59 60

238. 61

Ce qui n’était pas une simple conjecture si on en croit Dupin, Mémoires, tome 1, p. 237. 35 consultations signées par 360 avocats ont approuvé la doctrine d’Isambert, ibid. p.

Ibid. p. 237. Ibid. p. 239. 63 Comme le souligne l’avocat, ibid. 62

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charge de les conduire immédiatement devant l’officier de police judiciaire. En conséquence, Isambert et les journaux sont déchargés des condamnations prononcées contre eux. La presse, et notamment la Gazette du palais, s’empresse de souligner l’importance de l’arrêt. Mais la presse gouvernementale, ne reproduit que partiellement la décision en oubliant le mot « Immédiatement », preuve nous dit Dupin « que l’arrêt a déplu à la police, parce qu’il met un terme à son arbitraire »!64 2. Dupin, avocat de la presse Rien de surprenant à retrouver Dupin défenseur de la presse libérale dans ce qu’il appelle lui même « les procès politiques de la presse »65 et dont le procès Isambert est déjà une illustration, même si Dupin ne défendait aucun des quotidiens en cause. Dupin avocat du Constitutionnel n’a rien que de très logique, plus originale, mais tout autant efficace, est son intervention en faveur du Journal des débats à la fin de la Restauration. a) L’affaire du Constitutionnel Le célèbre journal est poursuivi en 1825 pour avoir, dans une série d’articles, cherché à porter atteinte au respect dû à la religion de l’Etat. Comme le remarque Dupin dans ses mémoires66 : « la religion n’était nullement intéressée dans ce procès de tendance », et « si le journal inculpé était suspendu, l’ultramontanisme seul en retirerait tout le fruit parce qu’il profiterait du silence imposé à la presse d’opposition, pour établir ses doctrines sans contradiction et réaliser ses plans sans rencontrer d’obstacles ». Pour défendre efficacement le quotidien, Dupin a dû distinguer la « cause du prétexte », « l’apparence de la réalité » autrement dit « isoler la cause sainte de la religion que le Constitutionnel a toujours embrassé, des illusions du fanatisme qu’il a seul combattu ». Le second point qui fait débat est l’introduction dans l’Etat de corporations, d’ordres religieux et de congrégations non autorisées et même prohibés par les lois. Selon une stratégie éprouvée, Dupin estime que c’est là la question la plus grave et décide, pour mieux la faire ressortir, de la séparer du procès et de la présenter dans un mémoire particulier dans lequel il fait valoir qu’aucun ordre, corporation… ne peut se former dans l’Etat sans la permission expresse de la puissance publique. Mais c’est dans son plaidoyer devant les 1ère et 3ème chambres réunies de la Cour royale de Paris, qu’il donne une nouvelle fois la mesure de son talent67. La 64

Ibid. p. 241. C’est le titre de la deuxième partie du tome 1 des mémoires de Dupin, op. cit. 66 Ibid. p. 210. 67 Plaidoyer de M. Dupin, pour le Constitutionnel prononcé à l’audience de la Cour royale…, Paris, Baudouin, 1825. 65

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particularité de cette affaire tient à ce que l’avocat s’implique plus personnellement et plus fortement qu’à l’accoutumée. Reprenant l’accusation point par point, dans sa généralité d’abord et dans le détail ensuite, il s’efforce de convaincre les magistrats, dans une longue plaidoirie, que le procès fait au Constitutionnel est un « procès de tendance », c’est-à-dire selon la définition de Dupin « un genre d’accusation réprouvé par tous les criminalistes, qui crée une manière de délit avec quarante fractions de non- délit »68. Le problème, dans cette accusation, est le flou de la loi, que Dupin exploite habilement. Refusant de faire « querelle à la loi », il préfère s’en remettre au juge qu’il invite à apprécier politiquement cette « accusation politique »69. Ces prolégomènes terminés, Dupin aborde la discussion de l’accusation. Il dénonce d’abord le fait que les articles mis en cause « ont tous été tronqués, mutilés, isolés des phrases qui les expliquent et des raisonnements qui les justifient ». En clair, la pensée de ses clients a été « travestie »70. D’où la volonté de rétablir la présentation dans son intégralité des articles incriminés : le Constitutionnel « défendra ses articles tel qu’il les a faits, et non pas tels que le réquisitoire les a façonnés ».71 Avec un certain tact, Dupin distingue ensuite l’acte d’accusation (rédigé par le procureur général Bellart) et le réquisitoire de l’avocat général. Dupin relève que les auteurs ont trouvé que le premier était tantôt « contre la foi », tantôt « contre la loi ». En revanche, il se plait à souligner que le réquisitoire « s’est annoncé d’une manière plus douce au milieu de nous »72. Et Dupin de rendre hommage à la fois au ton et au talent de l’avocat général. Mais loin de s’adonner à la flatterie inutile, il entame une stratégie de défense particulièrement efficace : il s’agit pour lui de démontrer que le réquisitoire s’est « séparé » de l’accusation et par là même d’en « démontrer la faiblesse »73. A son début, l’acte d’accusation « paraît tout à fait rassurant », Dupin y relève ces mots : « le peuple laisse la voix des désorganisateurs se perdre dans le désert… ». Mais alors, se demande-t-il non sans ironie, « pourquoi un procès de la presse ? Pourquoi tant de bruit pour réprimer des écrivains dont la voix se perd dans le désert ? »74. Dupin poursuit sur le même ton pour déduire de l’acte d’accusation que « les ennemis de tout ordre ont changé de plan ». L’avocat reprend alors ces mots au procureur général Bellart : « ils ne se sont plus attaqués à la monarchie, parce qu’elle est dans nos mœurs… ; c’est la religion qui, dans leurs noirs complots, est devenue l’objet de leurs attaques ». Et 68

Ibid. p. 11. « Comme l’application en est absolument laissée à l’appréciation du juge, je crois que le juge aura cette discrétion de penser que l’application d’une pareille loi se modifie nécessairement par les circonstances », ibid. p. 12. 70 Ibid. p. 13. 71 Ibid. 72 Ibid. p. 14. 73 Ibid. p. 15. 74 Ibid. 69

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l’avocat a beau jeu de noter « l’étrange raisonnement » du parquet : les ennemis de l’ordre ne s’attaquent plus à la monarchie parce qu’elle est dans nos mœurs, « la religion y est-elle donc moins enracinée ? Et serions nous devenus moins religieux à mesure que nous sommes devenus plus monarchiques ? »75. Après ces traits piquants, Dupin aborde le fond. Quoiqu’il en soit de cette accusation maladroite, « est-ce attaquer la religion que de signaler les abus qui la déshonorent ? N’est-ce pas plutôt la défendre. (…) sera-t-il donc défendu de séparer la cause sainte de la religion, (…) d’avec la tendance profane au pouvoir temporel, imaginée par les sectateurs de l’omnipotence ultramontaine ? »76. A partir de l’expression « écrasez l’infâme » écrite dans un des articles incriminés, et très largement utilisée par l’accusation, Dupin insiste : ce mot « n’a jamais été dit de la religion. Employée en ce sens, cette parole serait impie, criminelle, abominable, subversive de tout ordre social, et, loin de la défendre, je la condamnerais le premier. Mais c’est du fanatisme qu’on a dit ‹ écrasez l’infâme › ! ». Abordant ensuite les journaux mis en cause, Dupin ne peut s’empêcher de relever que le reproche que l’on fait au Constitutionnel c’est d’être un des plus anciens organes d’opposition. Certes, ces journaux (l’accusation vise aussi le Courrier) sont dénoncés « pour leur tendance coupable à porter atteinte au respect dû à la religion de l’Etat » et ici, reconnaît Dupin, « l’accusation prend une teinte légale puisqu’il existe une loi qui érige la tendance… en une sorte de délit »77. Sur l’appréciation de cette « tendance » Dupin se dit « plein de confiance dans la justice de [sa] cause et dans l’impartialité de la cour ». Il s’implique personnellement, en affirmant aux magistrats : « Vous reconnaîtrez constamment en moi l’homme religieux et le sujet fidèle (…) c’est un catholique qui plaidera devant vous. Libre de toute association, secte, ligue ou parti, je ne suis ni à Apollon, ni à Céphas, mais à Dieu »78. Mais Dupin ajoute : « je n’oublie pas non plus que je suis Français, avocat en cette première cour du royaume, pour y parler librement, en toute conscience et vérité »79. Le décor et les acteurs ainsi « plantés », Dupin dénonce l’accusation en rappelant les mots de Molière : « quelques injures qu’on puisse dire à un innocent, on craint de le défendre lorsque la religion y est mêlée ».80 Il jette ensuite ses

75

Ibid. p. 16. Ibid. p. 17. 77 Ibid. p. 21. 78 Ibid. p. 22. 79 Ibid. 80 « L’imposteur est toujours à couvert sous ce voile, l’innocent toujours opprimé, et la vérité toujours cachée », ibid. p. 24. 76

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arguments81 pour démontrer que « la religion n’est pas blessée par la juste censure de ceux qui la dégradent »82. La cour royale convaincue, abonde dans son sens, visant même la déclaration de 1682, comme loi de l’Etat et entérinant le choix du gallicanisme contre l’ultramontanisme. b) L’affaire Bertin, rédacteur en chef du Journal des débats La particularité de ce procès tient à ce que la personne poursuivie et le journal (Journal des débats) ne sont pas des opposants au régime, il ne font pas partie des libéraux qui critiquent certaines actions des gouvernements de Louis XVIII et de Charles X ; au contraire, ce sont de fidèles soutiens des Bourbons. Traduit en justice comme coupable d’offense envers le roi et d’attaque à la dignité royale, pour un article du 10 août 1829 dans le journal des débats terminant par: « Malheureuse France: Malheureux roi ! », Bertin est condamné à 6 mois de prison en première instance. Cet article, écrit en réaction à l’apparition du ministère Polignac le 8 août 1829, annonce une fin de règne difficile pour Charles X. L’arrêt de la Cour royale de Paris qui connaît en appel de l’affaire en décembre 1829, est attendu avec intérêt et le compte rendu du procès sera publié avant la fin de l’année. L’auteur y remarque, dans la préface, que de toutes parts la presse était persécutée. » Or, les magistrats savent depuis longtemps « qu’avec la liberté de la presse, il y va de toutes nos libertés ». En effet, si l’on fait disparaître du monde politique « le droit d’examen, le droit naturel de dire son opinion sur la chose publique (…) il n’y a plus de constitution possible, plus de peuple libre, (…) plus de citoyen ».83 Heureusement que vous pour faire valoir ces droits, il y a les avocats et Dupin est présenté dans ce procès comme « un orateur simple et vrai, fort de la raison commune et du bon sens populaire. (…) Homme de barreau, homme de tribune, citoyen comme nous Me Dupin a parlé au nom de tous, pour lui et pour

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Dupin insiste sur quatre points : 1/ « on ne déverse pas le mépris sur les choses de la religion, lorsqu’on montre que telle chose n’est pas de la religion, mais du fanatisme et de la superstition, choses que la religion condamne expressément. 2/ On ne déverse pas le mépris sur les personnes de la religion, en signalant la conduite anti-religieuse de quelques ecclésiastiques. 3/ Le Constitutionnel n’a jamais provoqué à la haine contre les prêtres en général (…) 4/ il a blâmé des actes qui lui ont paru blâmables, mais il ne faut pas dire qu’il ait propagé contre les prêtres des milliers d’accusations fausses, lorsque, recherchant une tendance dans la multiplicité des articles, on en a incriminé seulement trente quatre. De telles hypothèses sont déjà ce qu’il y a de plus propre à décréditer une accusation », ibid. p. 25 – 26. 82 De même remarque Dupin « l’éloge d’une brave armée est-il affaibli par la censure de quelques lâches mis à l’ordre du jour ? La magistrature en corps se croit-elle insultée lorsqu’on déclame contre la vénalité, la corruption, la bassesse, la complaisance pour le pouvoir, et ce qu’on pourrait appeler l’obséquiosité ? Le barreau s’émeut-il parce qu’on joue l’Avocat Patelin ?, ibid. 83 Procès de M. Bertin Aîné, rédacteur en chef du Journal des débats…, Paris, 1829, p. V.

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nous »84. La force de Dupin dans ce procès est d’avoir su s’appuyer sur le public, un public nombreux et au final séduit : « tout était là, tout, mouvement, passion, chaleur, noble fierté ; la foule pensait comme l’orateur, l’orateur parlait comme aurait parlé la foule ». Et après la réplique de Dupin, « il n’y eut pas dans le tribunal une âme de citoyen qui ne fut convaincue »85. Bel hommage rendu à l’avocat ! Comment celui-ci a-t-il procédé pour démonter l’accusation, dans une contexte politique tendu ? Dupin rappelle d’abord ce qu’est le Journal des débats : un quotidien qui « s’honore, à juste titre, de n’avoir jamais varié dans son amours pour les Bourbons et son dévouement aux intérêts de la Restauration »86. Mais il ajoute une précision notable : ce journal est certes l’organe des royalistes, mais des royalistes « doués de patriotisme et de discernement ». Qu’est-ce à dire ? Pour Dupin, il s’agit de ces royalistes qui ont compris que « désormais le trône ne pouvait trouver de solides appuis que dans l’alliance sincère et franche de l’autorité légitime avec les libertés constitutionnelles »87. Autrement dit, il faut lire que ceux qui ont été nommés en août 1829 pour composer le ministère, ne font pas partie de ces royalistes là ! D’où le mot de l’avocat : l’article incriminé du Journal des débats est « un cri d’alarme et de douleur (…) un cri proportionné à son amour pour le roi et au danger dont il a jugé la France menacée »88. Il est vrai que, pour une partie de la population, les ministres choisis par Charles X représentent les émigrés qui ont combattu dans les armées étrangères et ont versé le sang français. Ils sont aussi associés et la réaction « ultra » des années 1815 – 1816. Une fois cette situation rappelée, Dupin peut développer son argumentation pour convaincre la cour de réformer le jugement de première instance. Le premier argument est éminemment politique. Il consiste à dire que l’article incriminé a été rédigé « à chaud », sur le coup de l’événement. « Je ne sais pas, – dit l’avocat – si dans cette précipitation, cette émotion si vive ressentie (…) la plume du rédacteur [a] mal servi sa pensée […] mais ce qu’il y a de certain, ce que mon client a toujours affirmé (…) c’est que jamais intention ne fut plus pure que la sienne »89. L’objectif de Dupin est de démontrer que jamais Bertin n’a voulu offenser la personne du roi et de le faire passer progressivement du statut d’accusé à celui de victime : « victime d’une accusation toute politique, indiquée par ce nouveau ministère qui y voit une leçon à donner à ces prédécesseurs »90. Il est vrai que Bertin a ressenti une profonde injustice à l’annonce de sa condamnation à six mois d’emprisonnement. Et Dupin l’exprime tout haut : « De toutes les accusations invraisemblables dont un honnête 84

Ibid. p. VII. Ibid. 86 Ibid. p. 14. 87 Ibid. p. 14. 88 Ibid. 89 Ibid. p. 15. 90 Ibid. 85

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homme puisse être injustement chargé, s’il en est une à laquelle M. Bertin ne devait pas jamais s’attendre, c’est assurément celle d’offense à la personne de son roi Charles X »91. La seconde partie de son argumentation est plus juridique. Il s’agit pour l’avocat de démontrer que le jugement n’a pas fait une correcte application des délits visés dans la poursuite. Reprenant les deux délits – offense envers la personne du roi et attaque contre la dignité royale et l’autorité constitutionnelle du roi – l’avocat soutient que les premiers juges n’ont pas appliqué la qualification légale de ces délits. Le jugement évoque « l’offense envers le roi » et non envers « la personne du roi », il parle d’attaque contre la dignité royale, mais omet de conclure sur l’attaque contre l’autorité constitutionnelle. Sur le premier délit, le jugement paraît le plus contestable et Dupin entreprend de démontrer que les premiers juges se sont fourvoyés dans leur motivation. En effet, ils ont d’abord souligné que « la personne du roi et inviolable et sacrée ». Là Dupin ne s’empêcher un clin d’œil politique : « Oui – dit-il – la personne du roi est inviolable, oui sa personne est sacrée », mais elle est sacrée en elle-même, par le seul fait de l’avènement à la couronne, indépendamment de leur sacre proprement dit92. « Oui, poursuit Dupin, l’attaque à l’inviolabilité de la personne du roi et est un délit grave », mais il ne s’agit pas de cette incrimination ici et les premiers juges n’avaient pas à confondre. L’offense à la personne du roi ne peut être constituée que dans certaines conditions. L’avocat plaide que ce ne sont pas toute imputation, toute allégation déplaisante que la loi a voulu atteindre, mais « seulement des cas d’offense et d’offense dirigée contre la personne »93. Après ce rappel du droit, reste à la défense à l’appliquer aux faits de la cause. Dupin démontre point par point que l’article incriminé n’est pas punissable94. En effet, le journaliste ne met en cause que les ministres, pas le roi. Appliquant la même méthode au second délit95 et après une 91 Ibid. p. 16, (souligné par nous). Plus loin dans sa plaidoirie, il proclame : « Ne voyons donc au fond de ce procès que le dépit des ministres seuls qui, sous couleur de venger la personne du Roi soi-disant offensée, la dignité royale méconnue, la prérogative menacée, n’ont réellement voulu venger que leur propre injure, intimider la presse constitutionnelle, et créer le silence qui seul pourrait leur sembler la paix ». Ibid. p. 40. 92 Evoquant le sacre Dupin a ce mot : « Cette pompeuse cérémonie a pu, dans des temps d’ignorance et de superstition être mal à propos considérée comme une collation de la couronne et du pouvoir royal, mais dans des siècles mieux éclairés sur l’indépendance du pouvoir civil », le sacre est un acte « purement religieux », ibid. p. 18. 93 Ibid. p. 19. 94 Reprenant la phrase de l’article : « Ainsi le voilà encore une fois brisé ce lien d’amour et de confiance qui unissait le peuple au monarque », Dupin conteste la version du parquet en ces termes : « Si l’écrivain parle d’un lien brisé, il ne l’impute point au Prince ; il nomme à l’instant même ceux qu’il faut en accuser : ce sont ceux qui viennent encore de se jeter entre la France et son Roi… », ibid. p. 20. 95 « L’article que je défends n’a rien contesté au Roi. Le rédacteur sait très bien que le Roi a le droit de choisir ses ministres, comme il l’entend, parmi tous ceux de ses sujets qui ont la

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vive réplique au réquisitoire du ministère public, Dupin finit par emporter la conviction de la cour96. Dans ses mémoires, Odilon Barrot, que l’on ne peut soupçonner de complaisance à son égard, a écrit de Dupin, que porté d’abord vers le professorat, il n’a toutefois pas pu obtenir de chaire à la faculté : « Les concours sont si intelligents – écrit le chef de l’opposition dynastique sous la monarchie de Juillet – qu’il se vit préférer des hommes qui n’avaient pas la centième partie de son érudition et surtout de son esprit, un des plus vifs, des plus prompts, qui aient jamais brillé dans le monde des affaires »97. Dupin, travailleur infatigable, a toujours préparé avec soin ses plaidoiries, mais a su aussi faire évoluer le style de la plaidoirie. Sur la manière de plaider, il remarque dans ses mémoires qu’il est possible de rédiger, apprendre et réciter sa plaidoirie avec naturel comme le faisait Hennequin. D’autres orateurs lisaient leur texte presque avec le même entraînement qu’une improvisation (et de citer Martignac à la chambre des députés). Dupin avoue que cela lui était impossible. Sa solution : parler à partir de notes brèves. « Comme mon genre consistait dans la dialectique plus que dans les ornements du style, il me suffisait que mes raisonnements, après avoir été fortement médités, fussent méthodiquement et logiquement classés ; comme ces corps qu’on échelonne pour la bataille, mais avec des interstices qui leur permettent de se mouvoir, d’ouvrir comme de resserrer leurs rangs, et de faire au besoin des changements de front. (…) cette méthode est certainement celle qui convenait le mieux à mon genre d’esprit, à ma vivacité, et parfois à ma brusquerie »98. Jeune avocat, avoue-t-il, il expliquait les faits avec peu de mots, d’une manière sèche, aride… et arrivait ensuite au droit. Mais les juges paraissaient peu touchés. « Les vieux avocats, au contraire, épluchaient leur fait (…) combattaient le droit avec l’équité et soignaient surtout le chapitre des considérations ». « Je m’aperçus, écrit Dupin, de l’effet que cela produisait sur l’esprit des magistrats ; ils sont hommes, ils ont aussi, même à leur insu, des passions et de la sensibilité »99. Et Dupin d’ajouter : « messieurs d’appel se considéraient surtout comme des juges d’équité avant d’être les interprètes de la science ». D’où le changement de méthode de Dupin, que nous avons perçu dans les procès présentés, qui supprime une grande capacité requise pour exercer des fonctions publiques. (…) Aussi il n’a pas signalé le nouveau ministère comme une composition inconstitutionnelle et illégale, mais (ce qui est bien différent) comme une composition funeste ». ibid. p. 27. 96 Le considérant principal des juges d’appel n’est toutefois pas exempt de critique à l’égard de l’article : « Considérant que si les expressions de l’article incriminé sont inconvenantes et contraires à la modération qu’on doit apporter dans la discussion des actes du gouvernement, elles ne constituent pas les délits de d’offense à la personne du Roi, et d’attaque à la dignité royale », ibid. p. 57. 97 Mémoires… op. cit. p. 15. 98 Mémoires, op. cit., tome 1, p. 6. 99 Ibid. p. 9.

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partie de ce qui tient à l’érudition, la réservant pour les mémoires et consultations, et s’attache à donner à sa discussion « une marche plus serrée, plus rapide et plus vive, où les raisons [sont] présentées dans leur substance et leur énergie plutôt qu’avec des développements lourds et ennuyeux »100. En développant une méthode « plus nerveuse et plus rapide » qui a remplacé la diffusion de l’ancien Palais, Dupin a marqué la profession d’avocat et, incontestablement, ces conseils, bien que la plaidoirie ne soit plus, en France, aussi usitée qu’au XIXe siècle, restent d’une étonnante modernité.

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Ibid.

Convaincre de son « bon droit » : La quête de la preuve civile québécoise (XVIIIe–XIXe siècle)1 Par David Gilles La preuve, selon Domat, est « ce qui persuade l’esprit d’une vérité »2. Elle constitue, par voie de conséquence, la base de tout procès et la condition sine qua none de l’apparition d’une certaine vérité dans le cadre du débat juridique. Toutefois, il n’existe pas une vérité absolue au regard de la preuve, mais tout au contraire, le choix qui est fait d’un type de preuve dans un système juridique donné est le reflet des fondements et des évolutions du système dans son ensemble. Dans le contexte canadien, cette réalité est particulièrement vraie en matière de procédure civile, car il s’agit, comme la démontré largement Jean-Maurice Brisson, d’un droit mixte qui a fortement évolué, depuis le moment de la Conquête jusqu’à la codification de 18663. La preuve vise à différents résultats : elle peut être le résultat de l’instruction, le moyen de cristalliser un fait ou consister dans une démonstration destinée à convaincre le juge de la véracité d’un fait afin qu’il impose la reconnaissance de ce qui est dû à chacun. La nature des preuves admissibles dans le débat judicaire influe donc sur la capacité de persuasion, et il existe un lien direct entre la nature de la preuve et les destinataires de la vérité judiciaire, qu’ils soient juges, jurés ou opinion publique. Fonder un système sur la preuve testimoniale ou sur la preuve écrite bouleverse bien évidemment l’art de la persuasion qui en découle. Ainsi, Domat soulignait que « (…) la force des preuves par écrit consiste en ce que les hommes sont convenus de conserver par l’écriture les souvenirs des choses qui sont se passées et dont ils ont voulu faire subsister la mémoire, pour s’en faire des règles, ou avoir la preuve perpétuelle de la vérité de ce que l’on écrit »4. Si, comme le soulignait P. Ricoeur, la vérité est plurielle malgré nos aspirations à la 1

Par David Gilles, Professeur de droit, Université de Sherbrooke, Canada. L’auteur tient à remercier Mme Édith Guilhermont pour sa contribution à cette recherche et ses remarques judicieuses et M. D. Létourneau pour sa participation à cette recherche. 2 J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, nouvelle édition, revue corrigée et augmentée des troisième et quatrième livres du Droit public par M. de Héricourt, des notes de M. de Bouchevret sur le Legum Delectus, de celles de MM. Berroyer et Chevalier, anciens avocats au Parlement, chez Savoye, 1756, L. III, Titre VI, préambule, p. 245. 3 Voir J.-M. Brisson, La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867, Montréal, Éd. Thémis, 1986. 4 J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, op. cit, Livre III, Titre VI, sect. II, préambule, pp. 248.

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rendre singulière5, la vérité judiciaire est intimement liée à la preuve, puisqu’un fait non prouvé peut-être nié qu’en à son existence même : sans preuve il n’y a point de droit comme l’exprime l’adage idem est non esse et non probari. Soulignant cette réalité, Henri Levy-Bruhl, cristallisait le lien absolu entre la preuve et la décision judiciaire, dont elle constitue l’âme6. Le débat judiciaire repose par son essence même sur l’établissement préalable des faits, construit sur des preuves, dont il faut évaluer le rapport à la vérité. Comme l’affirmait Domat, la preuve légale est bien autre chose que la preuve scientifique, « (…) car dans les sciences toutes les vérités qu’on peut connaître ont leur nature fixe et immuable, et sont toujours les mêmes nécessairement, et indépendamment du fait des hommes et de toutes sortes de changement »7. Le principe de précaution doit donc être mis de l’avant dès qu’il s’agit d’évaluer une preuve8, et il en est de même lorsque l’historien du droit se doit d’établir les fondements systémiques d’un ensemble procédural. L’application de la règle de droit dépend ainsi de l’établissement préalable des faits mais la raison d’être de la preuve est avant tout de persuader l’auditeur d’une vérité. Ainsi, dans la perspective d’Henri Levy-Bruhl, la preuve judiciaire s’adresse bien davantage aux justiciables qu’aux tribunaux. Comme le soulignait le doyen Carbonnier, il s’agit, à travers la preuve, de convaincre tant les juges que l’opinion publique, ou – et c’est déjà beaucoup – à tout le moins les jurés, amenés à évaluer celle-ci. Cela est encore plus vrai dans notre droit actuel où la preuve se veut scientifique9. La logique de la preuve se trouve donc entre Charybde et Sylla, refléter une certaine vérité factuelle, et constituer l’outil d’une nécessaire persuasion. Cela est particulièrement vrai lorsqu’on se penche sur l’évolution de la preuve civile au Québec. Le droit de la preuve civile s’est développé au Canada et dans la Province de Québec sans véritable ligne force10, au gré des modifications et des agrégations des

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P. Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, éd. Seuil, 1955, pp. 156 – 182. H. Levy-Bruhl, La preuve judiciaire : étude de sociologie juridique, Paris, éd. Marcel Rivière, 1964, p. 12 et sq. 7 J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, op. cit, Livre III, Titre VI, sect. II, préambule, pp. 248. 8 Voir A. Flückiger, « La preuve juridique à l’épreuve du principe de précaution », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLI-128 j 2003, mis en ligne le 11 novembre 2009, consulté le 14 février 2010. URL : http://ress.revues.org/385. 9 Ainsi, en matière de filiation, le doyen Carbonnier estimait qu’il « ne suffira pas que les juges devenus experts ou capables d’entendre les experts, soient convaincus par la nouvelle démonstration scientifique, il faudra aussi que soit convaincue par elle, et sans effort, l’opinion publique, à commencer par le prétendu père lui-même » ; J. Massip / G. Morin / J.-L. Aubert, La réforme de la filiation, 3e éd., Répertoire du Notariat Defrénois, préface de J. Carbonnier, 1976, non paginé. 10 Voir J.-C. Royer, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2008, pp. 3 et sq. 6

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différents modèles juridiques11. Ce développement anarchique avait été reconnu par F. Langelier dès la fin du 19e siècle : « Il n’y a pas partie de ce droit (le droit canadien) plus canadienne que celle qui contient les règles de la preuve. En matière civile, le fond de ces règles est l’ancien droit français. En matière commerciale, au contraire, c’est le droit anglais qui sert de base. Mais les règles de ces deux droits ont été modifiées par un grand nombre de statuts passés, soit par la législature de l’ancienne province de Québec, soit par le parlement de l’ancienne province du Canada, soit par la législature de la province actuelle de Québec. Notre droit sur la preuve n’est donc ni le droit français ni le droit anglais, pas plus en matière commerciale qu’en matière civile »12.

Dans le droit récent, il figure encore comme l’enfant pauvre de la doctrine et même le législateur, selon les mots d’Henri Kélada, s’est montré « avare »13 lorsqu’est venu le temps d’inclure au sein du code civil les dispositions appelées à régir le droit de la preuve en matière civile et commerciale. Les différences culturelles entre les droits de tradition romano-germanique et les droits de common law sont évidentes en ce qui concerne ce domaine de la preuve, notamment concernant la preuve pénale14. La common law se fixe sur les règles de procédure, afin d’établir la bonne méthode pour trouver « la vérité » lors de l’audience. Les règles de preuve sont donc en common law nombreuses et détaillées, afin que les parties puissent se confronter par des interrogatoires. Les pays de tradition romano-germanique mettent au contraire l’accent sur la preuve écrite et sur les règles relatives à l’admissibilité de la preuve, alors que les pays de common law se focalisent sur le principe de l’oralité. Au cœur des deux modèles juridiques de la preuve civile qu’implantés dans la colonie se trouvent des points d’ancrage distincts. Pour le modèle français, l’ordonnance de Moulins de 1566, montre une forte réticence à valider la preuve testimoniale et la prohibe pour les

11 Voir F. Langelier, De la preuve en matières civile et commerciale, Montréal, éd. C. Théoret, 1895, pp. iii-iv et W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in Civil and Commercial Matters », The Canadian Bar Review, vol. 21, 1953, p. 1000. 12 F. Langelier, De la preuve en matières civile et commerciale, op. cit., pp. iii-iv. 13 H. Kélada, La preuve civile. Législation, jurisprudence et doctrine, Wilson et Lafleur, 1986, p. 9. 14 La procédure de pre-trial discovery s’est ainsi affirmée dans la tradition de common law. Il s’agit d’une phase d’investigation de la cause préalable au procès qui fait obligation à chaque partie de divulguer à l’autre partie tous les éléments de preuve pertinents au litige dont elle dispose par différents moyens (déposition sous serment, question écrite, mise en demeure de communiquer des documents, y compris ceux qui lui sont défavorables. La raison d’être de cette procédure est de garantir l’égalité entre les parties, et d’abréger un procès en permettant l’élimination de certains points qui ne sont pas véritablement contestés. La plupart des pays de tradition romano-germanique au contraire ne connaissent pas de procédure similaire à la discovery de la common law, et n’obligent pas les parties à produire des preuves avant l’audience ; voir S. Lavallée, La preuve civile, 4e éd., éd. Yvon Blais, Cowansville, 2008, para. 28 – 35.

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transactions importantes15. L’ordonnance civile de 1667 – enregistrée et adaptée à la colonie – pose un ensemble de preuves formalistes et rétablit pour partie la preuve orale. C’est cet instrument qui introduit dans le droit canadien la séparation du droit de la preuve entre les matières civile et commerciale16. En ce qui concerne le droit anglais, deux périodes sont à souligner. Avant la révolution de 1688, la liberté de la preuve est quasi-totale17 à l’exception de l’adoption du Statute of Frauds en 1677 qui interdit la preuve orale pour certaines ventes de marchandise et qui vise à réformer le laxisme antérieur en matière de règles de témoignage, à réduire les coûts encourus et éviter le parjure18. Lors de la Glorieuse révolution de 1688 – 1689, plusieurs modifications interviendront en matière de preuve, le système accusatoire et contradictoire s’affirmant définitivement au cœur de la tradition britannique, et contrebalançant largement les effets de l’inexistence de la preuve judiciaire stricto sensu. On va connaître tout au long des XVIIIe et XIXe siècles au Québec une lente évolution qui va caractériser un régime relativement original de la preuve civile, même s’il trouve ses fondements principalement dans le droit français d’Ancien régime. À travers ces deux siècles d’évolution procédurale, on peut décliner l’art de la persuasion dans la pratique judiciaire canadienne sous des prismes fort différents. Il apparaît tout d’abord sous la forme d’une persuasion administrative qui apparaît au sein de la correspondance générale adressée aux instances métropolitaines. Ensuite, il s’agit de convaincre les institutions britanniques et l’opinion publique, canadienne et anglaise, du bon choix du système juridique. Ici, le débat sort pour partie de l’arène judiciaire pour gagner le terrain politique, mais il porte encore pour partie sur les modalités de preuve. De plus, s’ajoute alors un choix qui apparaît comme cornélien et politique : l’introduction du jury en matière civile et l’influence de cette pratique sur la procédure judiciaire et l’art oratoire. Enfin, une fois les fondements posés, l’évolution d’une procédure civiliste – sous l’influence du droit britannique – donne naissance à un droit de la preuve originale codifié en 1866, dont les mécanismes et la structure recèle une forte mixité. Le débat sur la preuve et la procédure portait, avant la Conquête britannique, essentiellement sur les adaptations – nécessaires ou réalisées de facto – de 15 Cette réticence se retrouve dans la pratique quotidienne des juridictions métropolitaines ; voir F. Pitou, « L’usage de la preuve au siège ordinaire de Laval au XVIIIe siècle », B. Lemesle (ss. dir.), La preuve en justice de l’Antiquité à nos jours, Rennes, PUR, 2003, pp. 191 – 209. 16 W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., p. 1013. 17 C’est notamment le cas devant les juridictions d’Equity et la Court of Chancery. L’absence de restriction à l’admissibilité d’une preuve permettait à cette juridiction de recevoir des témoignages écrits et secrets, l’absence de formalisme en cette matière lui laissant la possibilité de corriger les erreurs des parties ; S. Lavallée, La preuve civile, op. cit., para. 32. 18 W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., pp. 1014 – 1015.

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l’ensemble normatif français au contexte de la colonie. C’est essentiellement l’ordonnance de 1667 et son application au Canada qui fait l’objet de débats. De concert avec l’intendant, le procureur général Collet est l’auteur de plusieurs propositions qui visent à affiner l’application de l’ordonnance de 1667 et les textes adoptés afin d’acclimater celle-ci au contexte de la Nouvelle-France19. C’est Martin de Lino, Conseiller du Conseil supérieur, qui engage le fer le premier en faisant plusieurs observations relatives aux « difficultés qui se rencontrent dans l’exécution de certains articles des ordonnances de 1667, 1669 et 1681 ». Il relève, entre autres, le problème des délais accordés pour faire dresser l’inventaire des biens d’une succession, ainsi que ceux accordés au défendeur pour faire élection de domicile et nommer un procureur, qui ne sont pas adaptés à la colonie. Il dénonce également des difficultés dans la production de pièces justificatives dans les procès et l’obligation pour les curés d’envoyer la grosse et la minute des registres d’état civil. Dans le droit fil de cette perspective, il critique les dates inadaptées des sentences et jugements, de même que les amendes imposées à ceux qui perdent leur appel. Très spécifiquement, il relève la difficulté pour la colonie d’établir la preuve écrite de l’engagement des matelots par contrat ou par rôle d’équipage. Il considère que « l’inexpérience des praticiens et des huissiers » jointe « au contrecoup qui survient par les saisons sont causes qu’on ne peut pas suivre toujours l’ordonnance à la lettre, et qu’il croit qu’il serait absolument nécessaire d’y remédier et qu’on pourrait y faire quelques modifications, la faire surseoir à son entrée (…) »20. Collet, procureur général du Conseil supérieur, écrit le 14 novembre 1714, une lettre au ministre portant essentiellement sur les critiques « injustifiées » de Lino au sujet de l’ordonnance de 1667. Les deux protagonistes mêlent alors dans le débat, à la fois la procédure civile et la procédure criminelle. Collet relève alors, sans le citer nommément, que de Lino « (…) lui reproche d’insérer avant ses conclusions les motifs sur lesquels il s’appuie, faisant valoir (l’inobservation) de l’ordonnance de 1670 ». Il conteste alors énergiquement les critiques de son collègue : « Je viens d’apprendre qu’un conseiller du Conseil supérieur a fait des observations sur les difficultés qu’il trouve dans l’exécution de certains articles de l’ordonnance de 1667 et qu’il les a envoyées à votre Grandeur. Sur quoi, je crois devoir vous dire, Monseigneur, que la première proposition que j’en ai vu et qui tend à montrer que l’art. 1er du titre 7 ne peut être exécuté dans ce pays, parce que l’auteur a parlé d’une matière qu’il n’entend pas, je ne

19 « J’ai eu l’honneur de conférer avec Monsieur Bégon, d’un dessein que j’ai conçu pour faciliter en ce pays l’exécution de l’ordonnance de 1667, du règlement du 1er novembre 1678 fait pour l’exécution de cette ordonnance et de l’édit du roi du mois de juin 1679 qui a confirmé ce règlement aux exceptions y contenues » ; 30 octobre 1715, lettre de Collet, procureur général au Conseil supérieur, au ministre ; Archives Canada (AC), MG1-C11 A (Correspondance générale), bobine no. F-35, vol. 35, fol. 242 – 245v., fol. 242v. 20 5 novembre 1711, résumé d’une lettre de Martin de Lino avec commentaires, AC, MG1C11 A, bobine no. F-32, vol. 32, fol. 254v.

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sais pas le surplus de ses propositions mais votre Grandeur verra l’erreur de la première par le mémoire que j’ai aussi l’honneur de lui envoyer »21.

Il justifie alors son action et son interprétation de l’ordonnance relativement à la motivation de ses conclusions par une volonté pédagogique, qui met en avant son ars persuasionis face à des conseillers qu’il juge peu aptes à saisir toutes les subtilités des arcanes juridiques. « Je dirai encore à votre Grandeur qu’en vue de mieux remplir mon devoir et faire sentir aux juges les points décisifs dans les questions un peu difficiles, j’ai observé, lorsque j’ai donné des conclusions par écrit, d’insérer immédiatement, avant mes conclusions, les motifs sur lesquels je m’étais déterminés. J’en ai plus de peine, mais je ne crois pas devoir l’épargner quand il s’agit du bien de la justice »22.

Si on comprend bien l’utilité d’une telle motivation, il faut bien constater qu’elle est perçue par de Lino comme une manière de biaiser la liberté des conseillers, en apportant des motivations écrites auxquelles ils ne pourraient s’opposer par leur connaissance insuffisante du droit. Il fonde toutefois son argumentation sur l’ordonnance criminelle23, ce qui ouvre la porte à la contre attaque de Collet. Ce dernier rétorque que : « (…) cette ordonnance n’est que pour les matières criminelles et elle ne parle point des Procureurs Généraux. L’ordonnance de 1667 qui est pour la matière civile n’a aucune disposition sur cela. Et ce même conseiller convient que quand je prends des conclusions de vive voix, je peux en dire toutes les raisons. Je vous supplie Monseigneur de me prescrire vos intentions sur ce point afin que je m’y conforme. Je dois aussi avertir votre Grandeur qu’il n’y a point de livres dans le Conseil quoiqu’il d’eût y en avoir suivant les ordonnances »24.

De manière générale, Collet souhaite dans son action résoudre les difficultés rencontrées au Canada relativement à la procédure civile. Il estime que les Canadiens, « connaissant mal l’ordonnance de 1667 et les règlements et édits qui ont modifié certaines dispositions (…) », sont la proie des praticiens et de « ceux

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14 novembre 1714, lettre de Collet, procureur général du Conseil supérieur, au ministre, critique injustifiée d’un conseiller au sujet de l’ordonnance de 1667, AC, MG1-C11 A , bobine no. F-34, vol. 34, fol. 367v-368v, fol. 367v. 22 Ibid., fol. 368. 23 « Cependant, un conseiller a prétendu que je devais donner mes conclusions toutes simples. Il est vrai, Monseigneur, que par l’article 3 du Titre 24 de l’ordonnance criminelle, il est dit que le procureur du Roi ou de la seigneurie ne pourront pas mettre dans leurs conclusions les raisons sur lesquelles, elles seront fondées » ; ibid. En effet, l’ordonnance criminelle, dans son article 3 du titre 24 établit que « les conclusions seront données par écrit et cachetées et ne contiendront les raisons sur lesquelles elles seront fondées » ; D. Jousse, Nouveau commentaire sur l’ordonnance criminelle du mois d’août 1670, Paris, chez Debure, 1763, p. 427. 24 14 novembre 1714, lettre de Collet, procureur général du Conseil supérieur, au ministre, op. cit., fol. 368v.

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qui ont l’esprit processif »25. Toutefois, globalement, les aménagements visent essentiellement comme le soulignait S. Dauchy, « à réduire le formalisme et la rigueur des règles de procédure afin de pouvoir trancher les litiges plus rapidement et à moindre coût »26, sans qu’un véritable modèle local de preuve se fasse jour. C’est la Conquête britannique qui oblige à marquer une orientation propre à la colonie dans la formalisation de l’ars persuasionis, en caractérisant les avantages et les inconvénients des deux modèles de preuve (I.) ainsi qu’en modelant un régime original mettant en exergue des solutions propres au Bas-Canada (II.). I. La défense de son droit : l’ars persuasonis au profit du choix d’un système juridique Les termes de la Proclamation royale de 176327, faisant suite au Traité de Paris qui cède définitivement la province aux britanniques28, s’avèrent relativement sévères pour les nouveaux sujets de sa Majesté. Elle semble avoir été rédigée sans tenir aucun compte de la réalité particulière de la colonie du Québec, peut-être en raison du fait qu’elle s’applique également à trois autres colonies, soit la Floride orientale, la Floride occidentale et l’île de Grenade. Toutes les règles suivies en Nouvelle-France paraissent avoir été abrogées du fait de la Proclamation, malgré la composition francophone de plus de 95 % de la population. En outre, des lois anglaises empêchent les Catholiques – soit la quasi-totalité d’entre eux – d’exercer les fonctions de conseillers du gouverneur, de juge ou de député, entre autres. Si la religion catholique est conservée, les britanniques imposent le « serment du test », la définition de nouvelles frontières et la perte du droit français. La volonté affichée de Londres est d’assimiler la colonie, même si sur le terrain, de profonds aménagements atténuent cette réalité. En matière civile, le gouverneur et ses conseillers créent deux tribunaux qui sont également compétents lorsque le montant en litige excède dix livres, qui, pour l’un – la Cour du banc du roi – statue sur la base de la common law et l’autre – la Cour des plaids communs – sous prétexte de statuer 25 15 juin 1717, délibération du Conseil de Marine sur un mémoire de Collet, procureur général du Conseil supérieur, AC, MG1-C11 A, bobine no. C-2385, vol. 37, fol. 291 – 294. En conséquence de quoi, il propose soit de faire valider « tous les actes, contrats et procédures sur licitations ou adjudications par décret jusqu’en l’année 1710 inclusivement » ou de rédiger un projet d’ordonnance qui remplacerait l’ordonnance de 1667 sur la procédure civile et les règlements subséquents. Toutefois, la réponse du Conseil de la Marine s’avère peu encourageante. Celui-ci refuse la première proposition et, reporte le projet d’ordonnance sine die ; Ibid., fol 294. 26 S. Dauchy, « La réponse du conseil souverain de Québec au problème des délais de procédure (1663 – 1703) », Van Rhee R. (dir.), The Law’s Delay : Undue Delay in Civil litigation, Maastricht, 2004, pp. 83 – 93, p. 87. 27 « Proclamation royale », 1763, A. Shortt / A. Doughty, Documents concernant l’histoire constitutionnelle du canada (1759 – 1791) (ci après D.C. I.), Ottawa, Mulvey, 1921, vol. 1, p. 136. 28 Ibid., p. 83 et sq.

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en équité, juge sur la base des anciennes lois françaises. Dans ce cadre, le choix de la base normative revenait alors au demandeur par la saisine qu’il faisait de la juridiction29. 1. La quête d’un droit de la preuve propre à la colonie La question du droit applicable agite alors assez fortement les esprits une fois le régime civil mis en place. Les réactions et les discours sur le choix normatif à faire ne se font pas attendre. Du côté des élites et des juristes, on s’oppose, même au sein des administrateurs britanniques, sur les normes à appliquer. Londres se montre sensible à la question et initie plusieurs rapports et enquêtes permettant d’affiner la perspective. L’enjeu est de taille. Faut-il rétablir (du moins officiellement) le droit français, ou faut-il favoriser une lente assimilation des populations, notamment par le passage à la pratique de common law ? Dans la « Pétition des habitants français au roi au sujet de l’administration de la justice », les nouveaux sujets de sa Majesté, les canadiens français, demandent le maintien des normes anciennes30 ainsi que l’utilisation de la langue française, afin de permettre un meilleur fonctionnement de la justice : « En effet, que deviendrait le Bien général de la colonie, si ceux, qui en composent le corps principal, en devenaient des membres inutiles par la différence de la Religion ? Que deviendrait la Justice si ceux qui n’entendent point notre Langue, ni nos Coutumes, en devenaient les juges par le ministère des Interprètes ? Quelle confusion ? Quels frais mercenaires n’en résulteraient-ils point ? De sujets protégés par Votre Majesté, nous deviendrons de véritables esclaves (…). Ce n’est point que nous ne soyons prêts de nous soumettre avec la plus respectueuse obéissance à tous les règlements qui seront faits pour le bien et avantage de la Colonie ; mais la grâce que nous demandons, c’est que nous puissions les entendre »31.

Une double revendication s’affirme. Celle de la protection des « Coutumes de nos pères » et celle de la compréhension du droit. Ce discours va même jusqu’à protéger les juristes français face aux praticiens d’origine britannique et aux jurés anglais, les signataires de la Pétition identifiant la sauvegarde du droit français à la protection des praticiens locaux, revendiquant par la même la possibilité d’avoir recours à la médiation afin d’échapper aux coûts prohibitifs de la justice. Ils considèrent que les jurés anglais, par leurs revendications cherchent « à changer tout de suite l’ordre de la Justice et son administration », ces derniers souhaitant : 29 « Ordonnance du 17 septembre 1764 établissant des cours civiles », D.C. I, op. cit., vol. 1, p. 180. 30 « Il nous a paru de même par la façon dont la justice nous a été rendue jusqu’à présent, que l’intention de Sa majesté était que les Coutumes de nos pères fussent suivies, pour ce qui était fait avant la Conquête du Canada, et qu’on les suivit à l’avenir, autant que cela ne serait point contraire aux lois d’Angleterre et au bien général » ; « Pétition des habitants français au roi au sujet de l’administration de la justice », D.C. I., 1921, p. 195 – 196. 31 Ibid., p. 197.

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« (…) faire discuter nos droits de famille en langues étrangères, et par là, nous priver des personnes éclairées dans nos coutumes, qui peuvent nous entendre, nous accommoder et rendre justice à peu de frais en faisant leurs efforts pour les empêcher même de conseiller leurs patriotes pour la différence de religion (…). Nous supplions Sa Majesté (…) de conserver les notaires et avocats dans leurs fonctions, de nous permettre de rédiger nos affaires de famille en notre langue, et de suivre nos coutumes, tant qu’elles ne seront point contraires au bien général de la colonie, et que nous ayons en notre langue une loi promulguée et des ordres de Votre Majesté. Dont nous nous déclarons, avec le plus inviolable respect »32.

D’un côté, les membres anglophones du grand jury se plaignent du « grand nombre » de cours inférieures. Ils ajoutent que l’admission de jurés catholiques « constitue une violation manifeste de nos lois et de nos libertés les plus sacrées », même s’ils précisent par la suite avoir contesté uniquement le fait que ces individus soient autorisés à juger des litiges opposant des protestants33. Pour leur part, les jurés francophones remercient le gouverneur d’avoir reconnu « la nécessité d’établir une juridiction où les Nouveaux Sujets puissent trouver un asile pour y être jugés, de français à français suivant les usages anciens et dans leur langue »34. Quelques mois plus tard, une pétition signée par des francophones dénonce l’emprisonnement préalable des défendeurs « à des frais considérables, ruineux tant pour le débiteur que pour le créancier ». Ils ajoutent : « (…) nous avons vu toutes les affaires de famille, qui se décidaient ci-devant à peu de frais, arrêtés par des personnes qui veulent se les attribuer, et qui ne savent ni notre Langue ni nos coutumes et à qui on ne peut parler qu’avec des Guinées à la Main »35.

Les francophones poursuivent les revendications concernant le coût de la justice et l’application du droit français aux affaires civiles : Ils demandent à êtres jugés « suivant les lois et coutumes et ordonnances, sous lesquels ils sont nés, qui servent de base et de fondements à leurs possessions et font la règle de leurs familles ». Ils trouvent « la manière différente de procéder quant à la forme, et quant au fond dans les affaires Civiles » et le « prix exorbitant des salaires exigés par les gens de lois » ont causé « la ruine d’un nombre considérable de familles »36. En décembre 1773, le rétablissement du droit de la Nouvelle-France est à nouveau réclamé dans une 32

Ibid., p. 198. « Représentation du jury d’accusation de Québec » (1764), D.C. I, op. cit., p. 187 (no 1) et p. 191 – 192. 34 « Protestations des jurés français au sujet des représentations susmentionnées », D.C. I, op. cit., p. 191. 35 Ils font également état de leur « amertume » devant les quinze jurés anglais qui, « soutenus par les Gens de Loi », veulent les « proscrire comme incapables d’aucune fonction […] par la différence de Religion ; puisque jusqu’aux Chirurgiens et Apothicaires (fonctions libres en tout Pays), sont du nombre » ; « Pétition des habitants français au roi au sujet de l’administration de la justice » (1765), D.C. I, op. cit., p. 196 – 197. 36 « Pétition pour obtenir le rétablissement des lois et coutumes françaises », D.C. I, op. cit., p. 399. 33

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pétition, de même que l’octroi de tous les « droits et privilèges de citoyens anglais »37. Le Parlement britannique adopte l’Acte de Québec en juin 177438. Ce texte rétablit le droit du clergé catholique de percevoir la dîme (art. 5) et remplace le « serment du Test », exigé des titulaires de fonctions officielles, par une formulation permettant aux catholiques de s’engager (art. 7). Il remet en vigueur les règles appliquées en Nouvelle-France pour « toute contestation relative à la propriété et aux droits civils » (art. 8), à l’exception des terres concédées en franc et commun socage (art. 9). La liberté de tester est introduite en se conformant aux règles de forme anglaises ou à celles qui étaient appliquées en Nouvelle-France (art. 10), constituant une dérogation fort large au maintien des normes françaises39. L’Acte de Québec figure à bien des égards comme une concession faite aux canadiens français. Il est alors perçu comme une violation de la Proclamation royale qui promettait la mise en place d’un système d’essence britannique aux colons anglais qui choisissaient de s’établir dans la province. Ainsi, certains britanniques implantés dans la colonie signent dès novembre 1774 une pétition demandant l’abrogation du texte, essentiellement pour des raisons, religieuses40, commerciales et pénales : « […] les lois du Canada […] nous sont complètement étrangères, nous inspirent de la répulsion comme Anglais et signifient la ruine de nos propriétés en nous enlevant le privilège du procès devant jury »41. C’est en effet autour de la

37

« Pétition des sujets français », D.C. I, op. cit., p. 491. Sur cette question, voir H. Neatby, Quebec, The Revolutionary Age, 1760 – 1791, Toronto, McClelland and Stewart, 1966, Ph. Lawson, The Imperial Challenge, Quebec and Britain in the American Revolution, Montréal et Kingston McGill-Queen’s University Press, 1989. 39 Pour ce qui concerne le droit public et le droit pénal et criminel, c’est la tradition de common law qui est affirmée, conformément au système mis en place à la conquête (art. 11). L’article 12 du texte confie le pouvoir législatif à un conseil dont les membres sont choisis par le Conseil privé du roi. Il dispose d’un pouvoir fiscal fort limité, restreint aux travaux publics de nature locale réalisés par un district ou par un bourg (art. 13). Le pouvoir royal conserve néanmoins le pouvoir de constituer des tribunaux civils, criminels et ecclésiastiques et d’y nommer des juges (art. 17). Ce dernier pouvoir est étroitement encadré par l’Acte de Québec, dont le régime de ce point de vue perdurera jusqu’en 1791. Ainsi, par exemple, une ordonnance qui porte sur une question religieuse ou qui prévoit la possibilité d’imposer soit une peine d’emprisonnement de plus de trois mois, impliquant un châtiment corporel, doit être approuvée par le Conseil privé du roi, à Londres (art. 14). Voir L. Huppé, Histoire des institutions judiciaires du Canada, Montréal, Wilson et Lafleur, 2007, p. 168 – 174. 40 À la suite de ces plaintes, des instructions confidentielles seront adressées au nouveau gouverneur en janvier 1775, prévoyant des dérogations aux principes proclamés l’année précédente, dont la mise en tutelle du clergé catholique par le gouverneur « Instructions au Gouverneur Carleton », art. 20 – 21, D.C. I, op. cit., p. 578. 41 Ils demandent essentiellement la disparition de l’Habeas corpus en matière criminelle, ainsi que le pouvoir du Conseil d’imposer des amendes et des peines d’emprisonnement : « Pétitions pour obtenir l’abrogation de l’Acte de Québec », ibid. p. 571 ainsi que « Pétition aux Lords », p. 574 et « Pétition aux Communes », p. 575. 38

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question de l’art oratoire et de la possibilité d’avoir recours au jury que la problématique de la preuve et de la procédure va faire débat de 1774 à 1791. 2. Le débat autour de la preuve : comment appréhender le témoignage? Une des premières questions qui se pose, après la Conquête, est de mettre en place un système où, certes la vérité doit triompher, mais surtout dans lequel chaque partie membre de l’une des deux communautés, les nouveaux et les anciens sujets de sa Majesté, obtienne le sentiment que justice est faite, son « bon droit » reconnu. Mais pour ce faire, encore faut-il tomber d’accord sur le droit qui doit être appliqué et sur les formes que doivent prendre les différentes causes soumises au nouveau système juridique. La question ne se pose pas pour le droit criminel, le choix du droit criminel britannique étant clairement affirmé dès 1759. On trouve, en faveur de la mise en place d’un système à dominante française en matière civile, outre la population canadienne française dans sa majorité, les gouverneurs successifs de la province, Murray et Carleton, ainsi que deux magistrats londoniens, Grey et York, chargés d’un rapport sur le système juridique de la colonie. De l’autre côté du prisme, se trouve la communauté des marchands britanniques installée à Québec, le board of trade londonien ainsi que Masères, un juriste britannique qui va faire beaucoup pour promouvoir la mise en place d’un système à dominante britannique pour les questions civiles. La question se pose naturellement des moyens de convaincre dans le cadre d’une cause civile. Et pour convaincre, il est nécessaire avant tout d’utiliser un medium commun, il faut se faire comprendre à la fois des juges, des parties que l’on représente mais aussi des membres des jurys, puisque la procédure du jury est implantée tant en matière civile que criminelle à partir de 1764. C’est d’abord Francis Masères, procureur général de la Province de Québec, qui rédigeant un brouillon de rapport adressé au Comte d’Hillsborough pour le compte du Gouverneur G. Carleton, ouvre les hostilités sur ce point en traitant à la fois de la formation des juges et des avocats mais aussi de la langue utilisée et des connaissances nécessaires pour agir dans ce système judiciaire en formation. Si les juges doivent être anglais, inscris au barreau depuis 5 ans, Masères estime qu’ils doivent avoir une connaissance suffisante de la langue française42. Il ajoute que :

42

F. Masères, « Brouillon d’un rapport préparé par l’honorable gouverneur en chef et le Conseil de la province de Québec pour être présenté à sa très excellente Majesté le Roi en son Conseil, au sujet des lois et de l’administration de la justice de cette province », D.C. I., op. cit., vol. 1, p. 334. Ce rapport, n’ayant pas satisfait Guy Carleton, ne sera pas adressé par ce dernier. Un autre rapport sera rédigé et adressé au secrétaire d’État de Sa Majesté pour l’Amérique. Figure à sa suite, dans les documents constitutionnels publiés en 1921, une « Critique du rapport du Gouverneur Carleton sur les lois de la Province par le Procureur Général Masères », D.C. I., op. cit., vol. 1, p. 350 et sq.

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« [pour] (…) leur permettre de saisir plus promptement les dépositions des témoins français qui seront fréquemment interrogés devant eux et de se rendre compte de la portée des anciennes lois et coutumes que Votre Majesté croira à propos de maintenir ou de remettre en vigueur dans cette contrée, nous croyons qu’il serait opportun d’adjoindre à chacun desdits juges un assesseur ou assistant dans la personne d’un avocat canadien, pour les aider à juger les causes. Ces assesseurs canadiens ne devront avoir ni droit de suffrage ni autorité leur permettant de prononcer des jugements conjointement avec les juges anglais ; ils ne feront qu’assister lesdits juges en leur communiquant leurs opinions et leurs avis et ceux-ci seront seuls investis du pouvoir de décider finalement. En dépit du rôle subordonné d’assistants et de conseils qui leur serait confié, cette méthode d’avoir recours aux avocats canadiens, serait considérée par tous les nouveaux sujets de votre Majesté comme une marque de la grande indulgence de Votre Majesté à leur égard, et plusieurs d’entre eux auxquel ce projet a été communiqué lui ont déjà accordé leur entière approbation »43.

La procédure décrite insiste sur la place de l’écrit, sans qu’une confiance absolue lui soit octroyé. Il décrit à la suite la procédure, où le demandeur peut déposer une déclaration ou plainte, écrite en français ou en anglais. La plainte sera « ensuite lue au juge en pleine audience afin que celui-ci décide si les motifs de l’action sont suffisants ou non, et aucun mandat de comparution ne sera lancé avant que le juge ne l’ait approuvé »44. Lorsque le défendeur comparaît, il doit produire une réponse écrite en français ou anglais, après quoi : « (…) le juge interrogera ensuite lui-même les parties sur les faits à l’égard desquels lesdites parties sembleront ne pas s’entendre et qui lui paraîtront devoir exercer une influence sérieuse sur la décision à rendre, et l’interrogatoire avec les réponses des parties devrait être écrit par le juge, ou par le greffier de la cour sous la dictée du juge. Après s’être rendu compte des faits importants pour la décision de la cause, à l’égard desquels les parties ne pourront s’entendre, il devra lui-même exposer ces faits par écrits et déclarer qu’il est nécessaire de s’assurer par des témoignages si ceux-ci sont vrais ou faux, puis demander aux parties si l’une d’elles ou toutes les deux désirent qu’il ait recours à un jury pour s’enquérir de l’exactitude de ces faits ou qu’il examine lui-même les témoins et les autres preuves »45.

Il semble donc ici que ce soit la vérité qui est recherchée, davantage que la conviction. Mais l’obligation de l’unanimité parmi les jurés génère, selon Masères, un risque de parjure. En fait, la persuasion de certains jurés vis-à-vis de leurs collègues peut pervertir, selon le juriste britannique, le processus dans une large proportion, une minorité agissante pouvant faire ainsi basculer l’apparition de la vérité judiciaire d’un côté plutôt que l’autre : « La majorité des jurés ainsi choisis devraient avoir le droit de rendre le verdict ; la règle actuelle qui requiert pour cela que les jurés soient d’un avis absolument unanime est évidemment absurde et contraire à la nature ; entre autres mauvais effets qui en résultent, il 43

Ibid., p. 334. Ibid., p. 335. 45 Ibid., p. 336. 44

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en est un très sérieux qui consiste dans le parjure dont quelques jurés se rendent coupables dans une cause sur trois ou quatre qu’ils sont appelés à juger. En effet, on constate au moins une fois sur trois ou quatre une réelle divergence d’opinion entre les jurés et quelques-uns adoptent l’avis des autres contre leur propre jugement et contrairement à leur serment de rendre un verdict conforme aux témoignages, ce qui équivaut, à notre sens, à rendre un verdict d’après leur manière d’apprécier ces témoignages. Il est aussi arrivé quelques fois que la petite minorité des jurés, par sa ténacité, a fini par avoir raison de la grande majorité »46.

Ainsi, la règle de l’unanimité qui gouverne la décision des jurés montre que l’art de la persuasion n’a pas perdu toute son efficience, et que l’appréciation des témoignages, l’appartenance communautaire, la langue et les talents du plaideur jouent, à des degrés divers, un rôle crucial dans l’ars persuasionis, la vérité judiciaire semblant somme toute devenir une chose fort relative: « Cet état de choses démontre la nécessité d’une réforme, particulièrement dans un pays où les divergences naturelles et ordinaires d’opinion qui doivent se produire souvent entre les jurés seront probablement aggravées par suite de préjugés de race et de religion. S’il faut que douze hommes soient d’accord pour établir la véracité d’un fait, il sera nécessaire d’avoir recours à un jury composé de vingt trois membres. Mais une simple majorité des membres du jury suffirait peut-être pour répondre aux besoins de la justice en matière civile »47.

Masères souligne ensuite le risque qui existe pour la vérité et la justice de voir les jurés confondre les questions de droit et de fait. Il remarque que : « (…) lorsque la chose se produit, soit par suite de l’ignorance ou du manque de discernement des jurés ou par suite de parti pris ou de partialité de leur part, il est certain qu’elle constitue une injustice réelle pour la partie perdante qui possède le droit, conformément aux lois d’Angleterre, de faire décider les points de droit dont dépend la cause, par les habiles et savants juges nommés par Votre Majesté pour présider vos cours de justice et de faire décider les questions de fait concernant la cause, par un jury composé d’honnêtes francs-tenanciers du voisinage »48.

Le juriste britannique affirme enfin la force du témoignage durant l’audience, rejetant la pertinence de l’affidavit, ce qui fait montre d’une confiance dans l’exercice de l’interrogatoire par les avocats des parties afin de convaincre le jury mais aussi de faire triompher une certaine vérité, idéologie fort présente dans la tradition des prétoires britanniques : « Les témoins interrogés au cours du procès devraient l’être viva voce en pleine audience, en présence des deux parties ou de leurs procureurs ou de leurs avocats, et ils devront subir un contre-interrogatoire si la partie adverse le juge à propos. Il ne devrait pas être permis à ces témoins de produire leur déclaration au moyen de dépositions écrites ou d’Affidavits faits privément, pas même dans les procès qui ont lieu sans jury, excepté lorsque les deux 46

Ibid., p. 337. Ibid. 48 Ibid. 47

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parties y auront consenti, ou lorsque le juge, en s’appuyant sur des raisons très sérieuses qui seront exposées et discutées en pleine audience, ordonnera qu’il en soit ainsi »49.

Face à ces considérations, plusieurs pétitions de sujets d’origine française, sans balayer spécifiquement le domaine de la procédure, demandent « la conservation de nos anciennes lois, coutumes et privilèges, dans leur entier, (et qui ne peuvent être changées ni altérées sans détruire et renverser entièrement nos titres et nos fortunes), est une grâce et un acte de justice que nous espérons de la bonté de Sa Majesté »50. Le principe de la conservation du droit français est assez rapidement affirmé par certains juristes chargés d’enquêter sur l’attitude à adopter vis-à-vis des traditions juridiques françaises. Ainsi le Rapport d’avril 1766 du Procureur Charles Yorke et du solliciteur général William Grey prend clairement le parti du maintien du droit français accompagnant en cela l’attitude adoptée par les administrateurs de la colonie puisque tant Murray que Carleton mettront en place un système permettant, dans la pratique, de maintenir l’application du droit français pour les personnes et les biens51. Ils ajoutent même que, concernant les questions de dettes, promesses, contrats et conventions, il existe des principes et des mécanismes communs à la common law et au droit civil, ce qui justifie largement le maintient de ce dernier, une logique commune semblant gouverner, à travers les systèmes, l’ars persuasionis : « À l’égard de toute action personnelle intentée pour dettes, promesses, contrats et conventions, en matière commerciale ou autre et pour des torts propres à être compensés par des dommages intérêts, (il ne faut) pas perdre de vue que les principes essentiels de la loi et de la justice sont partout les mêmes. Les formes concernant la procédure et le procès et peut-être jusqu’à un certain degré, les règles rigoureuses de la preuve peuvent varier, mais les juges de la province de Québec ne pourront matériellement commettre d’erreur contre les lois anglaises ou contre les anciennes coutumes du Canada, si dans les cas cidessus, ils tiennent compte de ces maximes essentielles »52.

Le procureur général londonien Marriott, dans un long mémoire qui tente de faire un certain nombre de propositions pour la mise en place d’un système judiciaire viable pour la colonie, s’intéresse à son tour à la question de savoir comment persuader les juges de son bon droit. Le procureur écrit ainsi : 49

Ibid., p. 338. « Mémoire des pétitionnaires Français ci-dessus pour appuyer leur pétition », D.C. I., op. cit. vol. 1, p. 493. 51 « Il n’y a pas une maxime de droit coutumier plus certaine que celle qui déclare qu’un peuple conquis conserve ses anciennes coutumes jusqu’à ce que le conquérant introduise de nouvelles lois. On ne peut entreprendre de changer subitement les coutumes établies dans un pays sans avoir recours à l’oppression et à la violence ; c’est pourquoi les conquérants sages, après s’être assurés de la possession de la conquête, agissent avec douceur et permettent à leurs sujets conquis de conserver toutes leurs coutumes locales inoffensives de leur nature et qui ont été établies comme règle à l’égard de la propriété ou qui ont obtenu force de lois » ; W. Grey / Ch. Yorke, « Rapport du Procureur Général et du solliciteur général au sujet du gouvernement civil du Québec » (14 avril 1766), D.C. I., op. cit., p. 226. 52 Ibid., pp. 226 – 227. 50

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« Il peut être à propos de permettre que toutes les plaidoiries aient lieu en français ou en anglais dans toutes les cours, à l’option des parties indistinctement, et il devrait être connu dans une semblable contrée que les parties peuvent plaider pour elles-mêmes. Il serait aussi bon de confirmer expressément certaines parties de l’article VI concernant les procès verbaux et les règles de pratiques des cours françaises établies dans la colonie le 7 novembre 1668. Une telle mesure ferait cesser les plaintes des canadiens au sujet des dépenses occasionnées par les procès et donnerait satisfaction aux habitants sans heurter les praticiens. De la sorte, les parties pourraient trouver un praticien habile et le charger de plaider leur cause si elles sont en état de le payer, sinon il n’est que juste qu’il leur soit permis d’exposer leur propre version à leur façon »53.

Il souligne, un peu plus loin, les préoccupations que peut générer la pratique juridique dans la colonie : « Mon expérience professionnelle m’a convaincu qu’il est absurde de tenter d’appliquer les termes et les formes propres à un système de lois à la pratique d’un autre système et qu’il en résulte de la confusion : les règles de procédure d’une part étant incompatibles avec les principes d’autre part ou avec l’affaire en question elle-même, il en résulte un manque de rapport tel que le fait de juger conformément aux lois d’un pays en adoptant les règles de procédures suivies dans un autre, équivaut à commettre une injustice sous le prétexte de faire du bien, et constitue un acte tout aussi absurde et ridicule que celui qu’un tailleur commettrait en prenant des mesures d’habit avec un quart de cercle de marine »54.

Il est impossible, selon lui, de faire coexister à la fois une logique procédurale britannique et un corpus juris français. La mixité du système n’a pas ses faveurs et il entend maintenir dans sa totalité le système juridique en place, en appuyant les praticiens britanniques sur la doctrine et les juristes canadiens français afin de les initier aux règles de forme issues de l’Ancien droit français : « La forme et la rédaction anglaise des plaidoiries et des mandats se prêtent mal à la phraséologie des lois civiles françaises et il est important de considérer jusqu’à quel point il sera nécessaire de suivre d’autres parties de la procédure française si la loi française concernant la propriété civile doit servir de droit coutumier dans cette province. Je conçois que cette tâche devra être confiée au savoir, à la discrétion et à l’expérience des juges qui auront pour les assister le barreau et les praticiens canadiens et il pourra être décrété qu’aucun jugement ne sera suspendu pour une simple omission de forme dans les procès civils »55.

Le procureur mène ensuite une réflexion sur la preuve elle-même et la possibilité d’avoir recours aux deux grandes formes de preuves civiles, l’écrit et le témoignage. Il stigmatise alors le recours à l’affidavit, dont il redessine les contours : « La pratique de faire une preuve privément sous forme d’affidavit devrait être condamnée, à moins que les parties n’y consentent, que la cour ne l’ordonne pour des raisons spéciales ou que la nécessité n’en soit démontrée par une motion du Conseil. L’injustice commise 53 J. Marriott, « Rapport de l’avocat général James Marriott sur un Code de loi pour la Province de Québec, Londres » (1774), D.C. I., op. cit., p. 448. 54 Ibid., p. 449. 55 Ibid., p. 449.

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par l’audition des parties dans leur propre cause, et la pratique de baser des décisions uniquement sur des affidavits ont eu de trop fâcheux résultats pour négliger de donner à ces sujets une attention spéciale, surtout si la personne qui fait le premier affidavit n’a pas le privilège de répliquer à celui qui est produit en réponse au sien. Dans la pratique habituelle, telle que je la conçois, un semblable procédé ne peut que maintenir en vigueur le subterfuge et le parjure »56.

Il prend appui sur la réflexion de Masères afin de modifier le domaine sensible des différends portant sur les dettes qui, dans le modèle britannique, peut mener à la prison, peine ignorée du modèle juridique français : « M. Masères propose que, dans les cas de dettes pour un certain montant (qui devra être considérable), le demandeur ayant produit une allégation ou plaidoyer concernant les biens et effets du défendeur, celui-ci devrait être tenu de produire un compte-rendu exact et assermenté de ses biens et effets. Une telle mesure pourrait paraître bien sévère dans un grand nombre de cas et je crois que la situation du pays décidera de l’opportunité de l’adopter ou de la rejeter ; en outre, un compte rendu semblable ne devra être exigé que pour des raisons spéciales qu’il appartiendra aux juges de considérer »57.

Le choix de l’affidavit semble donc ici devenir un outil certes utile mais fallacieux, tendant au subterfuge et au parjure. Mais le procureur est conscient que la prohibition d’une telle preuve serait peu pratique et il conçoit qu’il soit nécessaire, au détriment d’une pure vérité peut-être, d’aménager un exercice différent de la preuve. Il développe ensuite, sur le recours au témoignage, un long propos en matière d’appel, où il confie, à la suite de Masères, un rôle important au juge dans la conduite de la procédure et dans l’évaluation des témoignages58. Ce faisant, il montre toute la complexité de la procédure face à ces deux communautés attachées à leurs propres langues, cultures juridiques, leurs propres praticiens… : « Masères propose qu’aucune audition de témoins n’ait lieu lorsque la cour d’appel connaîtra des affaires renvoyées devant elle, que les erreurs de procédure seulement soient rectifiées, qu’un nouveau procès soit accordé s’il y a lieu et que le perdant puisse dans ce cas réclamer un nombre double de jurés ; en outre, que la méthode de procéder en première instance, à l’égard de causes civiles, soit comme suit dans les cours de droit coutumier : la plainte sera lue devant le juge en pleine audience et si celui-ci décide qu’il y a matière à intenter une poursuite, ce n’est qu’alors que l’assignation sera délivrée. Si la plainte est jugée fondée, elle devra ensuite être enregistrée comme archive et si le défendeur ne comparait pas ou si des raisons plausibles sont produites pour le justifier de ne pas comparaitre il sera condamné par la cour à payer les frais occasionnés par le retard causé au procès, puis une nouvelle assignation sera délivrée et si le défendeur néglige d’obéir à cette deuxième assignation, jugement sera rendu par défaut »59.

Pour bâtir un ars persuasionis pertinent, il faut donc mettre en place les cadres de procédure permettant l’exercice d’une langue commune, ou du moins la 56

Ibid., pp. 451 – 452. Ibid., pp. 451 – 452. 58 Ibid., p. 454. 59 Ibid. 57

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possibilité pour les deux parties et leurs procureurs de conduire le procès dans une langue dont ils ont la maîtrise. À cet enjeu de la langue s’ajoute la problématique du jury et de l’absence d’une telle tradition dans la population canadienne française. Afin de pallier le manque d’enthousiasme des canadiens français à assurer leurs fonctions de juré, il est alors nécessaire, selon Marriott, d’assurer une mixité des jurys et une rémunération des jurés : « La réponse à la plainte sera rédigée en français ou en anglais et devra être ajoutée au dossier ; le juge pourra interroger lui-même les parties, afin de décider s’il sera nécessaire d’entendre d’autres témoignages ; si le juge décide qu’il est nécessaire d’entendre d’autres témoignages et que le procès doit avoir lieu, celle des parties qui demandera un jury devra payer les frais requis à cette fin et si les deux parties en ont fait la demande, elles seront de parts égales dans les frais. Si le litige a lieu entre un sujet originaire d’Angleterre et un Canadien le jury devra être mixte si l’une ou l’autre des parties la demande et chaque membre du jury devra recevoir cinq schellings car l’on rapporte, et cette information provient de bonne source, que les canadiens se plaignent de l’obligation de remplir la charge de juré dans les procès civils ; cette tâche est pour eux un fardeau et les détourne de leurs occupations. Bien qu’ils aiment assez à être jugés par des jurés, ils n’aiment pas à remplir les fonctions de jurés sans rémunération »60.

Après ces réflexions, le choix de l’Acte de Québec est fait par les institutions britanniques, et rétablit officiellement le droit français pour les personnes et les biens, en introduisant certaines règles britanniques, au premier rang desquelles la liberté testamentaire. L’ordonnance de 1667 est donc rétablie, en principe telle qu’appliquée dans la colonie avant la Conquête. Des pétitions provenant des colons britanniques demandent alors la suppression de l’Acte de Québec, la pression se faisant d’autant plus forte que des sujets loyalistes commencent à s’implanter dans la colonie en provenance des colonies nord-américaines du sud. Dans les instructions de Carleton on insiste sur l’établissement des cours et d’un mode « équitable pour administrer la justice civile et criminelle dans toute l’étendue de la province (…) »61, sur la protection de la liberté individuelle comme principe fondamental de justice dans tout gouvernement libre et sur la pertinence d’aménager ponctuellement un système juridique dont la base est le droit français d’avant la Conquête mais auquel peuvent être ajoutées certaines dispositions britanniques : « En effet, si d’une part, c’est notre bienveillante intention, conformément à l’esprit et à la portée dudit acte du parlement, d’accorder à nos sujets canadiens l’avantage d’avoir recours à leurs propres lois, usages et coutumes dans toutes les contestations concernant les titres de terres, les tenures, la transmission, l’aliénation, l’hypothèque et l’arrangement relatifs à la propriété immobilière et le partage de la propriété mobilière de personnes mortes sans avoir fait de testament, d’autre part, il sera du devoir du Conseil législatif de bien considérer lorsqu’il s’agira d’élaborer les ordonnances qui pourront être nécessaires pour l’établissement des cours de justice et la bonne administration de la justice, si les lois anglaises, sinon entièrement, du moins en partie, ne devraient pas servir de règle dans tous 60 61

Ibid. « Instructions à Carleton », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 583.

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les cas d’actions personnelles au sujet de dettes, de promesses, de contrats et de conventions en matière commerciale ou autrement et au sujet des torts qui doivent être compensés par des dommages-intérêts, surtout si dans les procès de quelque genre qu’ils soient, nos sujets nés-britanniques de la Grande-Bretagne, d’Irlande ou de nos autres colonies qui résident à Québec ou qui iront s’y fixer, ou qui y auront placé des capitaux ou y posséderont des propriétés, sont demandeurs ou défendeurs dans tout procès civil de cette nature »62.

Une cour du banc du roi, trois cours des plaids communs sont alors créées63 où l’ordonnance civile de 1667 doit en principe être appliquée. Mais une adaptation est prévue là encore afin d’assurer une meilleure justice et de répondre aux difficultés connues dans la colonie jusqu’à présent : « 18. Attendu que l’on s’est fréquemment plaint jusqu’à présent de grands retards et de procédures irrégulières dans les cours de justice de plusieurs de nos plantations et que nos bons sujets ont beaucoup souffert de cet état de choses ; et qu’il est très important pour notre service et le bien être de nos plantations, de rendre en tout lieu la justice d’une manière expéditive et régulière et de supprimer effectivement tous les désordres, retards et pratiques irrégulières dans l’administration de la justice, nous enjoignons particulièrement de vous appliquer avec beaucoup de soin à faire rendre impartialement la justice dans toutes les cours que vous êtes et serez autorisé à présider et à ce que dans toutes les autres cours établies ou à être établies dans notre dite province, tous les juges et les fonctionnaires d’icelles s’acquittent de même de leurs devoirs respectifs sans délai ni partialité »64.

La réponse, prenant la forme d’une nouvelle « Pétition des marchands pour obtenir l’abrogation de l’Acte de Québec », réaffirme l’hostilité des colons britanniques à la tradition juridique française, et réclame un retour à la lettre de la Proclamation de 1763. Clamant leur surprise et leur répugnance à appliquer l’Acte de Québec, les marchands britanniques demandent son abrogation pure et simple : « En effet, ils se sont vus soudainement privés du procès par jury, cet inestimable privilège de la constitution anglaise qui constitue un rempart contre l’injustice et l’oppression ; et en même temps, des avantages des lois commerciales d’Angleterre si sagement élaborées pour donner de l’impulsion au commerce et à l’industrie et si généralement connues et comprises. D’autre part ils se sont trouvés dans l’obligation d’avoir recours aux lois du Canada qui sont à peine, sinon du tout comprises par qui que ce soit dans la province et qui consistent principalement en des injonctions de circonstance émanées de temps à autres des gouverneurs français »65.

La « sujétion aux lois arbitraires » qui en découle est insupportable aux marchands britanniques. Si leur vision du droit français est pour le moins subjective, réduisant le corpus normatif émanant de l’intendant et du Conseil à des « injonctions de circonstances », cette pétition reflète la difficulté et la nécessité 62

Ibid., p. 584 Ibid., p. 586. 64 D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 587. 65 « Pétition des marchands pour obtenir l’abrogation de l’Acte de Québec », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 682. 63

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de convaincre les anciens sujets de Sa Majesté de l’efficience des normes françaises rétablies par l’Acte de Québec. En 1775, une lettre du juge en chef Hey reflète une vision pour le moins pessimiste de la colonie et insiste pour une introduction des règles de droit britanniques en matière de commerce, sans quoi le commerce risquerait de disparaître totalement, selon ses dires66. Il voit dans l’attitude des seigneurs et du clergé le principal frein à l’introduction des normes britanniques : « Le peu de relation que j’ai eu avec eux au Conseil ne m’a pas permis de me rendre compte de leurs capacités ou de leur modération ; ils ne c‘dent à aucun argument si plein de force et de justice qu’il soit et ne veulent consentir à aucune modification de leurs anciennes lois, surtout en matière commerciale. J’insiste sur la nécessité de faire des modifications à ce sujet, de façon à favoriser les marchands anglais auxquels nous sommes redevables de presque tout le commerce qui se fait dans la province et sans lesquels celleci, sauf quelques articles en quantité peu considérable, deviendrait en somme une colonie où il ne se ferait pas de commerce »67.

Malgré cette hostilité, la voie est tracée par les administrateurs britanniques. Une série d’ordonnances en janvier, février, mars et avril 1777 du gouverneur Carleton pose ainsi le cadre juridique du système juridictionnel, de la procédure et de l’établissement de la preuve devant les juridictions de la colonie : « Art. 5. Si dans la déclaration et la réponse ou dans les autres plaidoiries que la cour pourra juger à propos de permettre ou d’ordonner, les parties diffèrent essentiellement dans leur exposé des faits, la cour devra établir les faits essentiels à la décision de la cause et ordonner au greffier de les prendre par écrit, car elle devra avoir recours à des preuves à cet égard et fixer pour entendre les témoignages, un jour que les parties jugeront à propos de désigner. Art. 6. Dans toutes les causes où il y aura des témoins à entendre, ceux-ci seront interrogés et contre-interrogés viva voce en pleine audience, à moins que les juges ne croient, pour de bonnes raisons, devoir s’écarter de cette règle dans des cas particuliers. Les réponses des témoins seront prises par écrit par le greffier et conservés parmi les archives de la cour »68.

Face à l’affirmation du droit français en matière de procédure, un aménagement est toutefois introduit et fera figure de cheval de Troie de la pratique britannique dans le droit de la province : il s’agit de l’article 7 de l’ordonnance du gouverneur Guy Carleton du 25 février 1777 qui substitua les règles de preuve anglaises aux règles de preuve françaises en matières commerciales : 66 « Quel ne sera pas l’étonnement de Votre Seigneurie en apprenant qu’un Acte adopté uniquement pour favoriser les Canadiens et élaboré pour répondre à leurs désirs et à leurs besoins est devenu le principal sujet de leur mécontentement et de leur aversion. Le vœu général semble indiquer qu’il faille des officiers anglais pour les commander en temps de guerre et des lois anglaises pour les régir en temps de paix ; vœux qu’ils savent impossible de réaliser, quant aux officiers (du moins pour le moment) et quant aux lois, je comprends leur intention de n’avoir ni lois ni gouvernement d’aucune sorte » ; « Le juge en chef hey au Lord Chancelier », Québec, 28 août 1875, D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 657. 67 Ibid., p. 657. 68 « Ordonnance pour réglementer la procédure dans les cours de judicature civile de la province de Québec », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 672.

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«Art. 7. Pour établir la preuve des faits, en matière commerciale, l’on aura recours dans toutes les cours de juridiction civile dans la province de Québec, aux règles régissant la preuve prescrites par les lois anglaises »69.

La preuve civile trouvera ainsi ses sources à la fois dans le droit privé anglais et français, une architecture juridique s’esquissant à partir de 1781 et permettant l’affirmation d’un droit de la preuve original. Toutefois, les quinze ans qui séparent la Conquête de l’Acte de Québec ont bien permis une permanence du droit français, les autorités locales cautionnant cet état de fait, de même que les juridictions britanniques. Le conseil législatif, en 1780, témoigne clairement de cette réalité: « Il faut également observer que, dans l’Acte de Québec, toutes causes concernant les droits civils et la propriété intentées devant les tribunaux de cette province, doivent être décidées suivant les lois et coutumes du Canada, lois et coutumes que les juges actuels des cours des plaids communs pour les districts de Québec et de Montréal étudient et appliquent depuis quinze ans »70.

Ce qui est préoccupe essentiellement les législateurs de la province à cette date, c’est la sécurité juridique, et la fin de l’incertitude qui plane sur le système juridique et institutionnel de la province. Ils montrent alors une forte réticence à toute nouvelle réforme71, et réclame une stabilité du modèle juridique, même si celui-ci est mixte. Les contingences militaires, politiques et diplomatiques se trouvent à l’esprit des membres du Conseil, qui veulent avant tout laisser les ferments séditieux de l’autre côté de la frontière : « Nous devons, en plus, ajouter qu’en notre qualité de Conseil législatif notre règle de conduite a eu pour objet de prendre les mesures qui nous semblaient les plus propres à attacher cette province à Sa Majesté et à la conserver sous la dépendance de la Grande Bretagne. Nous nous rendons compte que les lois et coutumes du Canada pourraient et devraient subir quelques modifications, mais nous appréhendons que, vu l’état critique où se trouve présentement l’empire britannique en Amérique des innovations dans la province pourraient être inopportunes. Et nous regrettons que notre devoir envers le roi nous impose l’obligation de faire part à Votre Excellence des préjudices causés à son service par les bruits, mis en circulation chaque été, tendant à faire croire que des changements seront apportés au mode d’administration des affaires de la province.

69

Ibid., p. 673. « Opinion du Conseil législatif sur l’instruction de juillet 1779 », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 700. 71 « Les présentes ordonnances établissant des tribunaux pour l’administration de la justice furent élaborées et rendues d’après les 14ème et 15ème instructions de Sa Majesté au gouverneur de la province et elles s’y conforment, en tant que le permettent les conditions locales. Et l’expérience a démontré qu’elles répondaient aux fins louables que l’on avait en vue, tandis que le changement projeté qui permet à la même personne de présider en la cour d’appel et d’y avoir voix délibérative dans des causes qu’elle aurait préalablement décidées dans les tribunaux inférieurs, aurait pour effet de diminuer incontestablement cette confiance que le peuple doit avoir en l’administration impartiale de la justice, confiance si nécessaire à la paix et à la tranquillité de la société » ; ibid. 70

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Ces rumeurs jettent l’inquiétude dans l’esprit du peuple et fournissent des prétextes plausibles aux émissaires des colonies révoltées et aux autres ennemis de l’État d’insinuer qu’il n’y a rien de stable et de permanent sous un gouvernement anglais, que l’acte de Québec – produit de l’esprit de générosité et de tolérance qui distingue un âge et une nation éclairés – était le fruit d’une politique intéressée et qu’on l’abrogeait aussitôt que seraient réalisées les fins visées par son adoption »72.

Si une certaine stabilité résulte de ces évolutions successives sur les différents modèles de preuve, une forte mixité s’affirme donc et cette tendance ira crescendo au XIXe siècle73 obligeant chaque praticien à analyser de manière critique à la fois les autorités françaises mais aussi les autorités britanniques. En effet, ni les unes ni les autres ne fournissent une direction sûre. Langelier illustre par exemple cette tendance à travers l’art d’interroger les témoins : « En Angleterre, dès qu’un témoin a été interrogé par une partie, ne fût ce que sur le fait le plus insignifiant, son adversaire peut s’en emparer, et lui faire subir un interrogatoire sur tous les faits de la cause. Chez nous au contraire, nous avons adopté la règle suivie aux États-Unis, et lorsqu’une partie a interrogée un témoin produit par elle, la partie adverse ne peut lui poser de questions que sur ce qui a fait le sujet de l’interrogatoire qu’il a déjà subi »74.

Il n’est donc pas nécessaire, sur ce point, de suivre la tradition juridique française d’un Danty par exemple75. Il faut bâtir une doctrine autonome à la province, puisant ses sources dans les autorités de la tradition de common law comme de la tradition civiliste. II. L’évolution de la preuve civile dans un contexte de mixité juridique C’est à travers une forte perméabilité à différentes traditions juridiques que le droit de la preuve se construit à partir de 1780, le choix étant fait de mêler subtilement les deux sources du droit dominantes dans la colonie, mettant en place un alliage qui se veut le meilleur des deux mondes.

72

Ibid., pp. 700 – 701. Comme le souligne Langelier, à la fin du XIXe siècle, contrairement à la pratique française, ce sont les avocats, qui interrogent les témoins dans la pratique bas-canadienne, le juge ne leur posant des questions « que par exception, pour obtenir des éclaircissements sur des réponses déjà données » ; F. Langelier, op. cit., p. iv. 74 F. Langelier, op. cit., p. v. 75 Voir M. Danty, Traite´ de la preuve par témoins en matière civile (…) avec plusieurs nouvelles questions tirées des plus célèbres jurisconsultes, & décidées par les arrêts des cours souveraines et des observations sur l’article 55 de l’ordonnance de Moulins, & sur le titre vingtième de l’Ordonnance de 1667 (…), 1715, Paris, chez François Montalant. 73

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1. La cristallisation de la mixité et l’affirmation de l’ars persuasionis vis-à-vis des jurys civils L’ordonnance concernant les procédures des tribunaux du 10 avril 1780 réaffirme le caractère mixte de la preuve et l’enjeu que constitue l’établissement des jurys au Bas-Canada. Dans une lettre à Evan Nepean, le sous-secrétaire d’État au « Home Office »76, datée du 22 octobre 1784, Hugh Finlay77, diligent avocat des intérêts des marchands britanniques et juge sévère de l’instruction des canadiens78 se fait le zélateur actif de la mise en place du anglais dans la colonie, caractérisant ainsi l’enjeu de l’ars persuasionis en matière civile dans le système juridique postérieur à l’Acte de Québec : « Le Conseil législatif a maintes fois refusé d’instituer des jurys dans les causes civiles. Il n’y a pas, dit le peuple, de juge sur le banc capable de décider en matière commerciale 76 Baronnet et membre du Conseil Privé du Royaume-Uni en 1804, Evan Nepean mènera une carrière honorable au sein de l’administration coloniale de Georges III, et terminera sa carrière comme gouverneur de Bombay ; voir A. Atkinson, « Beating the bounds with Lord Sydney, Evan Nepean and others », Australian Historical Studies, vol. 25 – 9, oct. 1992, pp. 217 – 219. 77 Celui-ci, arrivé à Québec en 1663, va jouer un grand rôle comme administrateur, notamment dans la mise en place d’une administration postale à l’échelle de la colonie. Nommé en octobre 1764, juge de paix pour le district de Québec, il fut nommé le 25 septembre 1765 au Conseil de Québec. « Finlay se fit rapidement l’avocat de la communauté des marchands britanniques, qui s’opposait souvent au gouverneur, et il appuya de façon particulièrement véhémente la demande de ce groupe visant à appliquer le droit anglais dans la colonie (…) ». Nommé en 1775 au Conseil législatif, Finlay s’opposa à de nombreuses mesures formulées dans l’Acte de Québec. Finlay plaida notamment « en faveur de l’introduction du jugement par jury dans certains types de causes, mais la majorité du conseil, ainsi que Carleton, s’opposèrent à la mesure ». Il renonça à cette proposition pour la durée de la guerre. « Pendant la session de 1784, ce fut l’un des partisans les plus en vue de Hamilton. Ils obtinrent la réintroduction de l’habeas corpus dans le système judiciaire de la province, lequel était suspendu depuis 1774 ». En 1785, Finlay demanda au Conseil législatif (Gazette du Québec, 18 août 1785) que fussent établis le jugement par jury dans certaines causes civiles, « l’introduction du droit de commerce anglais et de la théorie anglaise des preuves dans les actions en dommages-intérêts ainsi que l’inscription dans les dossiers judiciaires de l’allocution du juge aux jurés ». Toutefois, le French party dirigé par Adam Mabane ne permis que le recours limité au jugement par jury. Finlay, un des rares membres du conseil, selon Ian K. Steele, « assez consciencieux pour étudier le droit », rejetait la coutume « qu’adoptaient la plupart des conseillers de prononcer un jugement selon l’équité. Il voulait limiter le nombre des membres en cour aux conseillers qui étaient bilingues et prêts à siéger régulièrement » ; I. K. Steele, « Hugh Finley », Dictionnaire Biographique du Canada (D.B.C.), vol. V, University of Toronto Press et les Presses de l’université de Laval, 1983, pp. 154 – 156. 78 Ceux-ci sont jugés ignorants, sans instruction, ne sachant pas lire, plongés dans les ténèbres par les prêtres. Seules les femmes canadiennes jouissent sous sa plume d’une appréciation avantageuse. Il considère que « le sexe féminin dans ce pays a un inestimable avantage sur les hommes sous le rapport de l’instruction. Les sœurs de la Congrégation, ou sœurs grises, ainsi appelées, sont établies dans les paroisses rurales ici et là, pour enseigner à lire, écrire, coudre et tricoter des bas ; il n’y a que quelques religieuses de cette communauté. Elles sont les plus utiles de tous les ordres religieux au Canada »: « lettre de Hugh Finlay à Nepean, 22 octobre 1784 », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 730.

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aussi bien qu’un jury composé de marchands, de même est-il absolument impossible que le sujet obtienne justice de juges non versés dans la connaissance des lois sous ce système anti-commercial et mal interprété de la coutume de Paris, sans l’intervention des jurés. Le jury est un droit de naissance du citoyen anglais. Pourquoi refusez-vous des jurys facultatifs ? demande un ancien sujet. – Parce que, répondent les juges, ils sont trop onéreux pour le peuple. – Non, réplique l’anglais, les jurys ne sont pas à charge là où les cours siègent en sessions régulières; mais ici vous avez des sessions hebdomadaires aussi désavantageuses que préjudiciables, puisque, par leur fréquence, elles tendent à priver les sujets d’un procès par jury, droit dont le citoyen anglais ne peut jamais se départir et que Sa Majesté, dans la 13e instruction a fortement recommandé »79.

Ainsi, les anciens sujets de sa Majesté et les marchands britanniques dont Finlay se veut le porte parole, considèrent que le système établi dans la province souffre d’une trop grande influence des juges qui ont montré une réticence à introduire les jurys, y voyant vraisemblablement une perte de leurs pouvoirs et une institution qui dévie l’art de la persuasion des juges vers les notables : « Mais les juges, qui ont eu beaucoup d’influence auprès des gouverneurs, ont réussi à nous empêcher d’avoir des jurys dans les cours civiles, car on considère ceux-ci comme un frein pernicieux au pouvoir judiciaire. On a fait observer que les hommes ne désirent pas plus de pouvoirs que leur en donne la loi à moins de vouloir s’en servir. L’absence de jurys pourrait être vivement ressentie dans les procès pour dommages intérêts »80.

Le recours au procès par jury dans les causes civiles trouvera un opposant farouche dans la personne du Gouverneur Haldimand. Il faudra attendre son remplacement par le lieutenant gouverneur Hamilton au printemps 1785 et l’adoption de l’ordonnance de 1785 pour voir le retour de cette procédure. Là encore, le clivage entre les anciens et les nouveaux sujets apparaît clairement. Les nouveaux sujets, les canadiens français, adressent ainsi une réponse à la pétition de 1784, imprimée à 200 exemplaires par Fleury Mesplet81, où ils abordent à nouveau la question du jury sous un angle économique cette fois-ci, ajoutant à la question identitaire une certaine revendication de classe : « Art. VII. Demandé. Que dans les cours de juridiction, il soit accordé des jurés à la demande des Parties. Répondu. Que cet article est entièrement en faveur du Riche, contre le Pauvre. Si ce sont des jurés ordinaires, pauvre que deviendront vos familles, lorsqu’il vous faudra laisser vos travaux, une partie de l’année, pour aller décider des causes qui ne vous regardent en rien? Vous vous plaignez déjà d’être obligés de les interrompre, lorsque vous êtes appelés pour les affaires criminelles, ce qui arrive six fois l’année. Que sera-ce donc, lorsque vous serez obligés d’assister à toutes les audiences? Quelqu’un dira peut-être que cela se fait à 79

Ibid., p. 732. Ibid. 81 Celui-ci, imprimeur et journaliste, fera beaucoup pour le rayonnement culturel des canadiens français au moment de la Conquête et de la guerre avec les États-Unis, notamment par la création de la Gazette de Montréal ; Voir C. Galarneau, « Fleury Mesplet », D.B.C., op. cit., vol. 4, 1980, pp. 575 – 577. 80

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Londres, qu’en conséquence on le peut faire dans ce pays. Que ce quelqu’un compare le nombre de citoyens de Londres, se montant à trois cent mille hommes environ, avec douze cents, tout au plus, que vous êtes dans cette ville et ses faubourgs. Pour lors il verra que vous serez obligés de vous trouver 250 fois à l’audience, contre une fois que se trouve le citoyen de Londres. Jugez par là si vous avez d’autre métier à faire et que deviendront vos familles. Si ce sont des jurés spéciaux (en conséquence payés) que est le pauvre qui pourra lutter contre un riche oppresseur, détenteur de son bien, qui pour l’écraser, demandera des jurés (qu’on ne pourra lui refuser) ne sera-ce pas mettre le pauvre dans l’alternative d’abandonner sa cause, ou se voir totalement ruiner, s’il vient à succomber. On se plaint des frais qu’entraîne la Justice. Qui pourra y suffire lorsqu’il faudra y joindre la paie de douze jurés? N’est-ce pas fermer la porte du Sanctuaire de la Justice à l’indigent »82.

Malgré ces craintes, les autorités semblent s’orienter, dans une ébauche d’acte, vers le rétablissement du mode de procès par jury dans les affaires civiles, dans un souci d’équité et de meilleur fonctionnement de la justice, en décidant néanmoins de rémunérer les jurés, ce qui avait pour effet de restreindre cette procédure aux plus fortunés : « Et attendu qu’il y a tout lieu de croire que l’institution du procès par jury dans les causes civiles dans ladite province de Québec, quand l’une des parties en litige le demandera, comme cela s’y faisait depuis le mois de septembre de l’année de grâce mil sept cent soixante quatre jusqu’au premier mai de l’an de grâce mil sept cent soixante quinze, contribuerait grandement à l’administration équitable et impartiale de la justice dans ladite province ; en conséquence, l’autorité susdite ordonne aussi que, à partir du premier jour de septembre de l’année de grâce actuellement en cour 1785, ladite méthode de procès par un jury de douze bons et honnêtes citoyens sera de nouveau établie dans toutes les actions civiles devant les cours de justice, toutes les fois que les deux plaideurs, ou l’un d’eux, le désireront, mais jamais autrement »83.

L’ordonnance instituant « les procès par jury dans les affaires commerciales et les injures personnelles devant être compensées en dommages intérêts » cristallise ces orientations84. Cette ordonnance du 21 avril 1785 (25 Georges III, ch. 2) doit dans un premier temps demeurer en vigueur jusqu’à la fin de la session de 1787. Elle pose le cadre du recours aux preuves civiles et au jury. Les règles de preuves, quant à elles, sont le reflet de ces choix et d’une lente évolution durant laquelle on introduit un certain nombre de règles britanniques dans la preuve civile d’origine majoritairement française. L’Ordonnance de 1785, introduit les parties du Statute of Frauds de 1677 relatif au droit commercial au Québec, à l’exception de certaines 82

« Objections à la pétition de novembre 1784 », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 746. « Et afin que les citoyens choisis pour servir en qualité de jurés remplissent ce devoir avec plus de satisfaction, chacun d’eux recevra, comme indemnité pour sa présence et le dérangement subi, la somme d’une demi piastre espagnole ; ce montant leur sera payé immédiatement en cour, après qu’ils auront prononcé leur verdict, par la partie qui aura demandé cette forme de procès ou – si les deux parties l’ont désiré – par les deux plaideurs également » « Ébauche d’un projet d’acte du parlement à l’effet de mieux assurer les libertés des sujets de sa majesté dans la province de Québec », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 757. 84 « Ordonnance instituant les procès par jury », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 765 et sq. 83

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règles françaises spécifiques en matière commerciale. Elle introduit contre les débiteurs d’une dette supérieure à 10 livres sterling et qui souhaitent quitter la Province le capias ad respondendem85. Elle vise à organiser le recours au jury selon un spectre relativement large : « IX. Que tous et chaque particulier, qui auront des procès dans chacune des cours des plaidoyers communs fondées sur dettes, promesses, engagement et conventions, concernant le commerce seulement, entre négociants et négociants et entre marchands et marchands réputés et connus comme tels, suivant la loi, et aussi concernant les injures personnelles qui doivent être compensées en dommages, pourront à l’option et choix de l’une des parties, avoir et obtenir qu’elles seront plaidées devant un corps de jurés pour avoir un verdict, tant pour déterminer le fait qui doit être établi, dans telles actions de commerce, que pour constater les dommages dans celles d’injures personnelles »86.

Ce sont donc bien les jurés qui détiennent alors le pouvoir, qui doivent être l’objet de la persuasion, et l’on retrouve la logique identitaire ou culturelle, qui vient colorer de manière significative cette institution : « Pourvu toujours que l’opinion de neuf des douze jurés qui en composeront le corps, soit suffisante pour faire le rapport d’un verdict, et que le dit verdict, ainsi fait et rapporté, sera tenu comme légal et effectif, à toutes fins et à tous égards, comme si les douze jurés avaient été unanimes en opinion. Et le greffier de la Cour écrira les noms des jurés sur le registre de la Cour dans chaque cause, où les verdicts pourront être rapportés, comme ci-dessus. Pourvu aussi que dans tous tels procès ou actions, qui seront entre les sujets de Sa Majesté nés dans la Grande-Bretagne, Irlande ou colonies et Provinces en Amérique, les jurés, en tels cas, seront composés de sujets nés, comme, il est dit ci-dessus ; et que dans tous procès ou actions entre les Canadiens et nouveaux sujets de Sa Majesté, les jurés seront composés de tels Canadiens et nouveaux sujets ; et que dans tous procès et actions entre les Canadiens ou nouveaux sujets, les jurés seront composés d’un nombre égal de chacun, s’il en est requis par l’une des parties, dans aucun des cas ci-dessus mentionnés »87.

L’introduction du jury en matières commerciales et pour les injures personnelles est donc à l’initiative des parties et, si le montant réclamé excède 50 livres, neuf jurés peuvent rendre le verdict. La logique de conviction se trouve au cœur de cette introduction procédurale, puisque le jury est de la « nationalité » ou appartenant au groupe identitaire des parties, mais dans le cas ou l’une des parties est canadienne et l’autre anglaise, alors le jury est de mediatate linguae, c’est-à-dire moitié composé de jurés anglais et moitié de jurés français88, sans qu’il soit déterminé s’il s’agit d’appartenance ethnique ou de véritable connaissance de la langue. Outre cette

85 « Le débiteur incarcéré peut donner caution pour son élargissement et dans ce cas le demandeur a droit après jugement à un capias ad satisfaciendum qui a pour effet de libérer les cautions » ; E. Lareau, Histoire du Droit Canadien, depuis les origines de la colonie jusqu’à nos jours, Montréal, A. Périard, 1889, 2 vol., vol. 2, p. 166. 86 « Ordonnance instituant les procès par jury », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 768. 87 Ibid. 88 E. Lareau, Histoire du Droit Canadien, op. cit., vol. 2, p. 166.

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introduction du procès par jury en matière civile, l’ordonnance de 1785 insère dans le droit commercial de la colonie les règles de preuve du droit anglais : « X. Dans la preuve de tous faits concernant les affaires de commerce, on aura recours dans toutes les cours de juridiction civile en cette Province, aux formes admises, quant aux témoignages dans les lois anglaises »89.

Dans cette volonté d’organiser l’ars persuasonis, l’ordonnance de 1785 adopte une posture prudente et adaptée au contexte de la colonie. Si les serments sont réservés aux personnes dans l’incapacité de se présenter devant la cour, les preuves écrites et les témoignages sont au cœur de la procédure. L’art oratoire est toutefois encadré, et les formes du plaidoyer sont restreintes90. Ainsi, les formes anglaises sont adoptées quant à la preuve des affaires commerciales91 et, en l’absence de jury, la preuve est écrite ou orale devant la cour92. On trouve cette adaptation des règles de preuve à l’échelle de tout le territoire du futur Canada93. Si le cœur du système de la preuve civile subsiste dans son âme française pour la Province de Québec, les insertions de la tradition britannique sont nombreuses. Ainsi, ce sont les lois britanniques qui organisent le choix et les récusations des jurés : « XX. Que toutes récusations et exceptions contre les listes ou contre quelque juré particulier qui y sera mentionné, seront faites et jugées, cour tenante, conformément aux lois d’Angleterre. Que les jurés qui serviront comme jurés spéciaux, comme il est dit cidessus, et qui seront tirés de la première liste, auront et recevront deux shillings et demi chacun pour chaque verdict qu’ils feront et rapporteront en cour avant qu’ils le délivrent. Et les jurés de la seconde liste auront et recevront un shilling pour chaque verdict de la manière ci-dessus »94.

Le shérif est le maître d’œuvre de la liste des jurés, que le greffier organise en deux ensembles, le premier composé de ceux qui peuvent légalement être jurés

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« Ordonnance instituant les procès par jury », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 768. Ibid., p. 769. 91 M. Morin, « La perception de l’ancien droit et du nouveau droit français au Bas-Canada, 1774 – 1866 » dans H. Patrick Glenn (dir.), Droit québécois et droit français : communauté, autonomie, concordance, Cowansville, Éd. Yvon Blais, 1993, p. 4. Pour un aperçu des règles de preuve en droit anglais, voir M. Morin, Introduction historique au droit romain, au droit français et au droit anglais, Montréal, éd. Thémis, pp. 267 – 269 et pp. 314 – 316. 92 E. Lareau, Histoire du Droit Canadien, op. cit., vol. 2, p. 166. 93 Ainsi, dans ce qui sera une partie de l’Ontario et des États-Unis, le district de Hesse, des règles de procédure et preuve particulières sont adoptées à compter de 1789, afin d’accommoder les différentes communautés ; voir M. Morin, « Quand Toronto faisait partie de la Province de Québec : les débats entourant la common law et les institutions britanniques de 1774 à 1791 », Communication présentée au 29e Congrès annuel de l’Association des juristes d’expression française de l’Ontario, tenu à Québec le vendredi 15 août 2008, p. 21 et sq. Papyrus http://hdl.handle.net/1866/2533. 94 « Ordonnance instituant les procès par jury », D.C. I., op. cit., vol. 2, p. 769. 90

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spéciaux et les autres95. Si l’adoption du Code de procédure civile de 1807 en France est sans influence sur le droit de la preuve civile dans la Province de Québec, celui-ci ayant déjà pris une forte autonomie au regard de ses racines hexagonales, l’insertion de normes d’origines anglaises s’affirme tout au long du XIXe siècle, jusqu’à la codification de 1866. 2. Une preuve civile sous influence britannique : en quête de la « meilleure preuve » Les différentes évolutions constitutionnelles sont de peu d’influence sur le droit de la preuve civile, mais le maintien du substrat civiliste est rappelé très régulièrement, comme c’est le cas dans l’Acte d’Union de 184096. Néanmoins, la perméabilité de la colonie britannique aux évolutions procédurales anglaises existe bel et bien, malgré la permanence du fait juridique français. On peut parler, comme l’a fait un auteur récemment, d’une culture de l’amalgame97. Une certaine latence peut-être néanmoins remarquée entre l’évolution des normes procédurales en Angleterre et leur introduction dans le système canadien. Il en est ainsi du Statute of Frauds Amendment Act généralement appelé Lord Tenterden’s Act (9 Geo. IV, c. 14) adopté en 1828 en Angleterre et qui clarifie et complète la restriction à la preuve testimoniale créée par le Statute of Frauds de 1677 qui interdisait notamment la preuve verbale de certaines ventes de marchandises (29 Charles II, c. 3). Ce n’est qu’en 1845 que la loi canadienne relative à la preuve rend applicable le Lord Tenterden’s Act au Québec98 alors que, par exemple, il est introduit dès 1834 dans la législation de la colonie de Nouvelles Galles du Sud (Australie)99. Prolongeant donc 95

Comme le souligne E. Lareau, la première est essentiellement composée des négociants et marchands, les listes étant renouvelées au mois de juin de chaque année. Il y a une amende de 5 livres pour le juré qui se refuse à comparaître. « Les membres du Conseil de Sa Majesté, les officiers des cours, des douanes, l’officier naval, les particuliers employés dans le service du bureau des poste, les médecins et chirurgiens et les officiers employés dans le service militaire sont exempts de servir comme jurés » ; E. Lareau, Histoire du Droit Canadien, op. cit., vol. 2, p. 167. M. Morin relève quand à lui que « les jurés potentiels doivent posséder un immeuble ou occuper un logement d’une valeur annuelle d’au moins 15 livres par année » et « comme en Angleterre, les commerçants sont inscrits sur une liste séparée. De cette manière, ils peuvent être nommés membres d’un jury « spécial »; celui-ci sera constitué lorsque la valeur du litige excèdera cinquante livres ou « dans toutes les causes qui paraîtront compliquées à la Cour » ; M. Morin, « Quand Toronto faisait partie de la Province de Québec », op. cit., p. 17. 96 J.-C. Royer, La preuve civile, op. cit., p. 33. 97 J.-P. Garneau, « Une culture de l’amalgame au prétoire : les avocats de Québec et l’élaboration d’un langage juridique commun (tournant des XVIIIe et XIXe siècles) », Canadian Historical Review, n. 88, 2007, pp. 113 – 148. 98 8 Vict., c. 31. 99 Par le Written Memoranda Act 1834, qui, reprenant Lord Tenterden’s Act, adapte celuici au contexte de la colonie : « And whereas it is expedient to adopt and apply the said recited Act of Parliament in the Administration of Justice in New south Wales Be it therefore enacted by His Excellency the Governor of New South Wales with the advice of the Legislative

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la législation du XVIIe siècle, Lord Tenterden’s Act affirme l’importance de la preuve écrite dans les matières civiles100 et fut adopté pour modifier et prolonger le Statute of Frauds de 1677101. Par la suite le Common Law Procedure Act de 1854 donne aux parties en matière civile la possibilité de choisir le jugement par jury, même si durant le reste du siècle, la proportion des plaideurs ayant recours à ce type de procédure déclinera régulièrement102. La codification de 1866 s’étend au droit de la preuve et vise à unifier dans un même code le droit civil et commercial, sans transformer la substance des règles antérieures, mais de manière à clarifier et cristalliser le droit de la province103. Il Council thereof That the said recited Act of Parliament and every clause revision and enactment therein contained shall e and the same is and are hereby adopted and directed to be applied in the Administration of Justice in the said Colony and its Dependencies in like manner as other Laws of England are therein applied and as if the same and every part thereof had been repeated and re-enacted in this Act or Ordinance » ; cf. New South Wales Law Reform Commission, Report 57 – Community Law Reform Program: Fourteenth Report – Representations As To Credit, 1988, chp. 2. 100 La section 6 édicte que la représentation de tout « character, conduct, credit, ability, trade, or dealings of any other person » doit être faite par un écrit signé par le représenté pour rendre cette représentation exécutoire : « No action shall be brought whereby to charge any person upon or by reason of any representation or assurance made or given concerning or relating to the character, conduct, credit, ability, trade, or dealings of any other person, to the intent or purpose that such other person way obtain credit, money or goods upon [sic]3, unless such representation or assurance be made in writing, signed by the party to be charged therewith » ; 9 Geo. IV, c. 14. 101 La section 4 de celui-ci permettait à un défendeur poursuivi pour le non-respect d’un des contrats énumérés de gagner sa cause s’il démontrait que l’exigence de l’écrit n’avait pas été respectée. Elle prévoyait que : « And be it further enacted that from and after the said 24th day of June [1677] no action shall be brought whereby to charge any executor or administrator upon any special promise, to answer damages out of his own estate; or whereby to charge the defendant upon any special promise to answer for the debt, default or miscarriages of another person; or to charge any person upon any agreement made upon consideration of marriage; or upon any contract or sale of lands, tenements or hereditaments, or any interest in or concerning them; or upon any agreement that is not to be performed within the space of one year from the making thereof , unless the agreement upon which such action shall be brought, or some memorandum or note thereof shall be in writing, and signed by the party to be charged therewith, or some other person thereunto by him lawfully authorized » ; 29 Charles II, c. 3. 102 En 1861, l’article 18 du Chapitre 82 des Statuts refondus reproduit la loi de 1858 et deviendra la source de l’article 2260.5 du Code civil du Bas-Canada (C.c.B.C.). La même année, la loi canadienne de 1845 reprenant Lord Tenterden’s Act devient le chapitre 67 des Statuts refondus de 1861 (10 & 11 Vict., c. 11, S.R.C. 1861, c. 67) et constituera le fondement de l’art. 1235 C.c.B.C aboli lors de l’adoption du C.c.Q. en 1991 : « Art. 1235. Dans les matières commerciales où la somme de deniers ou la valeur dont il s’agit excède 1 000 $, aucune action ou exception ne peut être maintenue contre une personne ou ses représentants sans un écrit signé par elle dans les cas suivants : […] 4. De tout contrat pour la vente d’effets, à moins que l’acheteur n’en ait accepté ou reçu une partie ou n’ait donné des arrhes », Code civil du Bas Canada, Ottawa, Malcolm Cameron, 1866. 103 « Dans ce chapitre correspondant au Code français, les règles du droit civil, modifiées par les ordonnances et la jurisprudence de l’ancienne France, ont été suivies assez à la lettre, et ces dernières ont servi de base aux articles maintenant adoptés en tant qu’elles font partie de

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semble d’ailleurs que la jurisprudence antérieure à la codification était d’appliquer indifféremment les règles britanniques, et notamment la règle de la meilleure preuve, aux affaires civiles et commerciales104. Toutes les règles se trouvent donc rassemblées dans le même texte, unifiant ainsi les règles de preuve sous 43 articles généraux105. Cette volonté d’uniformiser se trouve exprimée notamment à l’art. 1206 du C.c.B.C106. : « Art. 1206. Les règles contenues dans ce chapitre s’appliquent aux matières commerciales comme aux autres, à moins qu’elles ne soient restreintes expressément ou par leur nature ».

S’attachant aux sources du droit du Bas Canada107, les commissaires du Code civil du Bas Canada108 édifièrent un droit civil rationalisé en s’appuyant largement sur le Code civil français de 1804109 dont la structure fût largement reprise. La loi de 1857110, initiant le processus de codification, oblige les commissaires à citer les autorités sur lesquelles ils s’appuient pour formuler une disposition111. Toutefois, notre droit. Les changements néanmoins, dont quelques-uns ont été introduits par des statuts et dont d’autres sont le résultat d’une jurisprudence formée par l’expérience, sont si considérables qu’il est impossible d’adhérer strictement à la méthode et aux principes qu’on trouve dans le code français. Les commissaires se sont, en conséquence, efforcés de rendre dans une forme aussi concise que possible les règles fondamentales sur cette matière, embrassant dans leurs articles non seulement celles du droit civil, mais encore les changements et additions qui ont surgi des sources mentionnées plus haut » ; Rapport des codificateurs du Code civil du Bas Canada, vol. 1, 1865, p. 31. 104 L. Ducharme, « La règle de la meilleure preuve », Cahiers de droit, vol. 27, n. 5, 1962 – 1963, pp. 25 – 37, p. 27. 105 W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., pp. 1001 – 1002. 106 J.-C. Royer, La preuve civile, op. cit., p. 36. 107 L’inventaire des sources revêt une importance particulière pour les commissaires qui doivent établir, avant de codifier, le droit en vigueur au Bas-Canada. Sur cette question, voir : S. Normand / D. Fyson, « Le droit romain comme source du Code civil du Bas-Canada », Revue du Notariat, vol. 103, 2001, p. 87. 108 Sur l’historique du Code civil du Bas-Canada et l’importance que la codification a prise au Québec, voir : F. Parker Walton, Le domaine et l’interprétation du Code civil du BasCanada, (intr. et trad. M. Tancelin), Toronto, Butterworths, 1980, pp. 35 – 49 ; A. Morel, « La codification devant l’opinion publique de l’époque », Livre du Centenaire du Code civil (I), textes réunis par Jacques Boucher et André Morel, Montréal, P.U.M., 1970, p. 27 ; M. Broodman / J. E.C. Brierley / R. A. Macdonald, Quebec Civil Law. An introduction to Quebec Private Law, Toronto, Edmond Montgomery Publication, 1993, pp. 5 – 74. 109 « (…) quant au fond, il est ordonné que le code à faire se composera exclusivement de nos propres lois. Ce qui est loi en force doit y être inclus ; ce qui ne l’est pas doit en être exclu et peut tout au plus être proposé comme altération admissible » ; Deuxième rapport des commissaires, Code civil du Bas-Canada, Québec, G. E. Desbarats, 1863 – 1865, p. iv. 110 Cf. Acte pour pourvoir à la codification des lois civiles du Bas-Canada, S.P.C., 1857, c. 43, notamment les articles 6 et 7. 111 S’appuyant sur son héritage, la codification de 1866 vise toutefois à une modernisation du droit privilégiant le libéralisme économique, comme le souligne S. Normand, « La codification de 1866 : contexte et impact », P. Glenn (dir.), Droit québécois et droit français :

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leur rôle n’est pas à mésestimer, et nombre des innovations comprises dans le Code civil du Bas Canada sont à porter à leur crédit. La plupart des règles des articles 1203 à 1245 concernant la preuve sont inspirés par le Code Napoléon et de la tradition civiliste antérieure à la Conquête. Cependant, plusieurs dispositions trouvent leurs origines, pour tout ou partie, dans le droit britannique. Ainsi, l’article 1204 est la formulation de la règle de la meilleure preuve de common law, alors que l’article 1234 repose tant sur la tradition civiliste que sur les mécanismes de common law. L’article 1205 fixe le rapport de la preuve testimoniale avec les autres preuves. Ainsi, l’aveu judiciaire rend inutile tout autre preuve (art. 1245), l’aveu extra judiciaire est un fait qui se prouve d’après les règles ordinaires (art. 1244)112. Le C.c.B.C innove et déroge aux systèmes anglais et français stricto sensu en faisant de la preuve par témoin une exception113, bien qu’il soit prévu plusieurs justifications et recours au témoignage (cf. art. 1233 – 34 C.c.B.C.). Enfin, l’article 1204 importe formellement la règle de la meilleure preuve dans le droit québécois114, sous l’influence de la pratique et de la doctrine britannique, notamment Greenleaf et Taylor115. Emblématique de cette mixité de l’art de la preuve civiliste au Québec, la règle de la meilleure preuve est une insertion d’essence britannique dans le régime civiliste. Comme le soulignait Léo Ducharme, la meilleure preuve devrait être normalement, à la lecture de cet article, « celle qui est susceptible d’engendrer la plus grande certitude »116, et donc, de facto, être la preuve la plus à même de persuader le juge.

communauté, autonomie, concordance, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 43 – 62. Pour une analyse de cette évolution, voir : M. Morin, « La perception de l’ancien droit et du nouveau droit français au Bas-Canada, 1774 – 1866 », dans P. Glenn (dir.), Droit québécois et droit français, op. cit., p. 1. Pour une analyse du contexte de la codification, outre les articles de Sylvio Normand et de Michel Morin déjà cités, voir essentiellement l’ouvrage de B. Young, retraçant l’évolution de la logique codificatrice jusqu’en 1866 ; B. Young, The Politics of Codification. The lower Canadian Civil Code of 1866, Montréal, Kingston, London et Buffalo, Osgoode Society for Canadian Legal History and Mc Gill-Queen’s University Press, 1994. 112 « Nothing is more apt to embarrass and retard the administration of justice than the existence of different laws for different classes of persons or transactions, and such differences should be avoided unless dictated by an evident and almost general utility » ; W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., pp. 1000, 1002. 113 Ibid., pp. 1015 – 1017 ; Voir également C.-E. Dorion, De l’admissibilité de la preuve par témoin en droit civil, thèse droit, Laval, 1894. 114 Art. 1204 C.c.B.C. : « La preuve offerte doit être la meilleure dont le cas, par sa nature, soit susceptible. Une preuve secondaire ou inférieure ne peut-être reçue, à moins qu’au préalable il n’apparaisse que la preuve originaire ou la meilleure ne peut être fournie ». 115 W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., p. 1017. 116 L. Ducharme, « La règle de la meilleure preuve », op. cit., p. 25.

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Lors de la codification des dispositions relatives à la procédure civile en 1867, la mixité procédurale s’affirme. Ainsi, les règles concernant l’enquête et l’administration de la preuve testimoniale, sont principalement influencées par le droit anglais dans leur formulation et leur logique, mais elles découlent dans leur filiation de l’Ordonnance civile de 1667117. Ayant puisé pour partie aux mêmes sources, un rapprochement est donc possible entre certaines dispositions procédurales du C.c.B.C et le Code Napoléon, comme c’est le cas par exemple de l’article 1233 du C.c.B.C. et de l’article 1348 du Code de 1804. Le droit de la preuve civile tel que codifié en 1866 doit relativement peu à la jurisprudence proprement québécoise, rares sont les causes qui mettent en relief des difficultés portant sur celle-ci118, la question de la mixité du droit étant l’enjeu principal de ces causes119. La cause Joseph Neveu et al. vs de Bleury (7 mars 1861), en appel de la Cour supérieure de Montréal et portant sur la valeur d’un reçu portant la simple marque d’une croix en présence de deux témoins éclaire cette problématique. En l’occurrence, la doctrine française « moderne » de cette époque, portant sur le droit napoléonien, semble imposer le rejet d’une telle preuve. Par une analyse historique et de droit comparé, les juges vont considérer au contraire, qu’au regard de la pratique propre de la colonie et du droit britannique, une telle preuve doit être acceptée : « The modern jurist of France, writing under a system of law wich, as to the point under consideration, is in effect the same as the ordinance of 1667, treat as invalid a signature made by a mark. Our Legislature, knowing the ordinance of 1667 to be a part of our law, and having in view promissory notes signed by a mark, have treated such notes as being valid, and as giving the payee a right of action ; thus in effect adopting the English doctrine, as to what constitutes a signature. And now that the courts here are called upon to determine as to the validity of the same signature, to another class of instruments, I think it is our duty to follow the doctrine acted upon by our own Legislature, rather than that laid

117 W. S. Johnson, « Sources of the Quebec Law of Evidence in civil and Commercial matters », op. cit., p. 1013. 118 La Cour supérieure de Montréal le 28 mai 1859, dans une affaire Ouimet & al. vs Senécal & al., réaffirme par exemple fort classiquement le principe selon lequel personne ne peut-être témoin dans sa propre cause ; Strachan Bethune / John Sprott Archibald / John Stuart Buchan / William Hey, The lower Canada jurist, Montréal, John Lovell ed., vol. 3, 1860, p. 179. 119 L’affaire Carden et al. vs Finley et al., le 30 avril 1859 est assez symptomatique des difficultés à gérer ce droit mixte. Dans cette affaire, les juges considèrent qu’un témoignage ne constitue pas une « preuve légale et suffisante » du paiement d’une dette de deux cents piastres. L’une des parties avait plaidé qu’il ne s’agissait pas d’une transaction commerciale et que donc la loi anglaise ne pouvait s’appliquer en l’espèce, le droit français seul étant efficient, celui-ci rejetant le témoignage comme preuve de paiement. La cour estime que les règles de droit britanniques ne peuvent jouer qu’à titre subsidiaire, conformément à la logique de l’ordonnancement juridique de la Province ; The lower Canada jurist, op. cit., vol. 3, 1860, pp. 232 – 233.

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down by the modern French Courts and Jurists ; however willing we should have been, under other circumstances, to take them as our guides »120.

En 1865, la Cour du Banc de la Reine statue dans une affaire de succession où intervient la difficile preuve d’une fraude, les deux parties sont à nouveau amenées à invoquer les deux régimes de preuves, les lois françaises et les lois anglaises, afin de faire valoir leurs droits respectifs. Le juge Meredith, citant essentiellement la doctrine britannique sur la question (Taylor, On Evidence notamment) affirme que : « The English rules of evidence have not the force of law here with respect to cases such as the present ; and it seems to me that a French lawyer, not acquainted with the English rules as to the giving notice to produce papers, would hardly think it possible to object to the course pursued in this case by the plaintiffs, which seems to me as fair, and as well calculated to promote justice, as any that could have been pursued »121.

Si dans une affaire Guérin vs. Mathe122, la Cour supérieure se trouve être peu formaliste, et accepte, dans les questions de simple contrat, une certaine variation entre les allégations et la preuve, c’est encore la mixité du droit de la preuve qui apparaît après la codification, dans une affaire James Douglas et al. vs Thomas Ritchie et al. (1874) devant la Cour du Banc de la Reine. Il était question ici d’une vente de thé livrée par les vapeurs transatlantiques. Aucun écrit n’établissait la transaction en contravention flagrante de l’article 1235 du C.c.B.C.123. S’appuyant sur les commentateurs du Code Napoléon (Troplong et Marcadé), et sur l’analogie de l’art. 1793 avec celui-ci, le juge Tashereau dissident défend une interprétation stricte et littérale de l’article 1235, afin de rejeter la prétention des parties à remplacer par un interrogatoire sur faits et articles l’écrit exigé par 1235, le refus de répondre par la partie adverse pouvant être alors invoqué comme formant une preuve équivalente à un écrit signé par elle. Les juges majoritaires, s’appuyant sur la jurisprudence britannique et le Statute of Frauds de 1677 ainsi que sur l’interprétation conjointe de 1233 et 1235, résolvent l’apparent conflit entre les deux dispositions du C.c.B.C. en faisant primer les autorités jurisprudentielles britanniques et en écartant, dans cette cause, la logique de l’art. 1235 au profit de l’art. 1233. L’enjeu n’est toutefois déjà plus là, et par la codification, le droit de la preuve civile a acquis une autonomie qui perdurera à travers le temps. 120 En appel de la Cour supérieure de Montréal (7 mars 1861), The lower Canada jurist, vol. 6, 1862, pp. 151 – 156, p. 152. 121 Samuel Herriman et Ux. vs. Samuel Richard Taylor, 1er juin 1865, The lower Canada jurist, vol. 19, 1866, p. 259. 122 Guérin vs. Mathe, Montréal, 30 janv. 1871, The lower Canada jurist, vol. 15, 1871, p. 253. 123 Le juge Tashereau, dissident, relevant que l’article 1235 est la « reproduction assez approximative » du Statut de Charles II, ch. 3, sect. 17, souligne que, selon les commentateurs anglais de celui-ci, il faut que l’écrit soit signé par la partie que l’on prétend obliger, contienne toutes les conditions essentielles et ne laisse rien aux dangers et éventualités d’une preuve testimoniale pour le contredire ou le modifier dans des parties importantes, [afin de] prévenir les fraudes et parjures » ; James Douglas et al. vs Thomas Ritchie et al., 20 juin 1874, The lower Canada jurist, vol. 18, 1874, p. 275.

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III. Conclusion Si les premiers temps de l’affirmation de ce régime mixte de preuve laissent ainsi certains contemporains penser à une « mascarade »124 juridique à la fin du XVIIIe siècle, le droit de la preuve civile trouve assez rapidement une dynamique mixte à même de répondre aux spécificités de la colonie, sans heurts majeurs. Comme l’affirme S. Lavallée, le droit de la preuve au Québec est encore actuellement l’héritier de cette forte mixité qui s’est affirmée au XIXe siècle. Mettant en œuvre un cadre général de preuve légale, mais une procédure accusatoire et contradictoire, les articles 2803 à 2874 du Code civil du Québec puisent à la fois dans leurs racines principalement françaises mais aussi anglaises125. Plusieurs règles d’exclusion d’origine anglaise sont appliquées, la règle de la meilleure preuve ou du ouï-dire étant, de ce point de vue, emblématiques. Si jusqu’à une période récente, le juge prenait garde de remplir un rôle trop actif dans la conduite de l’enquête, les tribunaux ont interprété restrictivement les prohibitions de la preuve testimoniale, de la preuve secondaire et du ouï-dire et largement les exceptions à ces règles afin de faciliter la preuve des droits subjectifs126. Gabriel, un auteur français du 19e siècle, liait la question de la preuve et de la vérité, en distinguant clairement le rôle du raisonnement : pour lui, « La vérité est ce qui est ; c’est l’objet de nos recherches. La raison est un instrument, un flambeau à l’aide duquel nous travaillons à trouver ce qui est. Ainsi, transporter à la raison la notion que nous avons de la vérité, c’est abuser des mots, et confondre deux idées toutes différents. Le raisonnement est la principale opération de la raison ; elle ne parvient à la connaissance de la vérité que par la conséquence juste et nécessaire que le raisonnement déduit d’un principe vrai »127. Il ajoute, « Pourquoi préférons nous la mauvaise route qui nous égare de la bonne qui nous aurait conduit au but? Parce que la raison, cette lumière naturelle qui est en nous, est faible, bornée vacillante, imparfaite, et que souvent, au lieu d’éclairer, elle éblouit. ». Au regard des débats sur la preuve dans le contexte québécois, nous pourrions ajouter que la raison est également contingente des traditions juridiques et des manières d’envisager notre identité juridique qui font que nous sommes naturellement attachés à nos manières de révéler la vérité ou de convaincre notre interlocuteur, en oubliant parfois que cet ars persuasionis transcende l’espace et le temps, et rapproche plus qu’il n’éloigne. Il ne faut ainsi pas oublier, malgré la diversité des systèmes, que, comme l’affirmait Domat, « il y a cela de commun à toutes sortes de vérités, que la 124 Voir J.-P. Garneau, « Une masquerade de Jurisprudence Françoise? Droit civil et pratique judiciaire dans la province de Québec à la fin du XVIIIe siècle », B. Garnot (dir.), Normes juridiques et pratiques judiciaires du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2007, p. 431 – 440. 125 S. Lavallée, La preuve civile, op. cit., para. 48 – 51. 126 Ibid. 127 M. Gabriel, Essai sur la nature, les différentes espèces, et les divers degrés de force des preuves, Toulouse, éd. Gaunes, 1824.

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vérité n’est autre chose que ce qui est : et connaître une vérité, c’est simplement savoir si une chose n’est ou n’est pas, si elle est telle qu’on dit, ou si elle est différente »128.

128 J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, op. cit, Livre III, Titre VI, sect. II, préambule, pp. 248.

« Crying Settlers and crusading Judges ». L’art de persuader aux colonies Par Bernard Durand L’art de parler à un juge est de nos jours affaire d’avocat, du moins en principe. A lui de lui « parler », de présenter les arguments utiles au procès et à sa partie. Celleci, dans la majorité des cas, ne saurait le faire efficacement, enfin sauf à dire ce qui peut le toucher en dehors des questions de droit. C’est affaire d’époque ! Autrefois sous l’ancien Régime on pouvait parler à son juge, lui offrir quelques cadeaux, c’était affaire de « délicatesse ». Mais le « persuader » implique autre chose car cela peut signifier que l’on est capable de le convaincre et d’user des arguments de droit – ou autres – qui atteignent leur cible. On disait qu’un bon avocat devait connaître son droit. Mais on ajoutait que pour être un grand avocat il fallait connaître son juge ! Pas de honte à cela, car « connaître », ici, signifie savoir de lui ce qui est capable de le toucher, de le convaincre. Ce n’est plus affaire d’époque mais affaire « d’hommes » et de lieux. Placé en situation coloniale, sous les « tropiques » ou non, un avocat pouvait être confronté à des situations différentes de celles qu’il avait l’habitude d’affronter en métropole. Tout pouvait y être différent et en premier lieu le magistrat, placé luimême devant des situations délicates et dont on se demandait alors si sa connaissance du droit lui était plus utile que la connaissance des populations qu’il avait à juger. Voyons ce que dit du magistrat français au début du 20ème siècle, un officier d’administration du commissariat des troupes coloniales1 : « Arrivant dans une colonie dont il ne connait ni le droit, ni la population, ni la langue, habitué aux idées précises des codes européens, il se plie difficilement aux fluctuations d’une législation coutumière ». Ajoutons à cela ses préjugés, inhérents à sa qualité d’européen, le climat qui émousse l’énergie, la puissance de travail réduite, la difficulté à se mettre au niveau « moral » des justiciables, et vous avez tous les ingrédients réunis pour que soit posée la question : aura-t-il toute la science et l’impartialité désirables ? Ne sera-t-il pas enclin à se parer du droit écrit qu’il connait au détriment du bon sens ? Ne faut-il pas placer à ses côtés un juge indigène ? Et surtout, ne vaut-il mieux pas confier le soin de juger à un administrateur plutôt qu’à un magistrat de profession, l’administrateur étant meilleur connaisseur des mentalités, moins sensible à la lettre des textes, plus capable d’analyser une situation politique ? 1

J. Vernier de Byans, Condition juridique et politique des indigènes, Paris, 1906, p. 230.

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Situation « politique » ? Cela veut dire décider selon l’opportunité du moment ? La faire prévaloir sur l’idée de justice ? Se « persuader » que dire le droit, dans telle circonstance, n’est pas bienvenu ? Et « juger » en tenant compte d’autres choses que des preuves et par là même se laisser persuader que malgré les preuves accablantes il faut acquitter ? Ou qu’il faut les mesurer à l’aune du justiciable ? Ne faut-il pas le faire lorsqu’on juge des indigènes et tenir compte de leur « rusticité » ? Ou, lorsque l’un de ces derniers est en conflit avec un colon, tenir compte d’autres considérations, sociales ou économiques ? Certainement et tous les magistrats coloniaux savent également que les circonstances, en droit pénal, sont là pour cela ! Et qu’ils peuvent tenir compte des valeurs de civilisation pour atténuer une peine. Ne faut-il pas également prendre conscience de circonstances « du moment » en appréciant les tensions et en mesurant l’effet futur de la décision ? Mais jusqu’où aller, c’est en dire, tout en étant un juge « humain », capable d’être « juste » mais de savoir aussi, comme le disent les juristes anglais, dispenser le « mercy », jusqu’où accepter que les jurys acquittent en retenant non des éléments de preuve mais des considérations de caste, de classe, de race ? Tout cela est connu et une discussion fort intéressante avait eu lieu au Congrès de sociologie coloniale dans sa séance du 11 août 1900 qui opposa M. Girault et M. Marchal, partisans de l’administrateur juge et MM. Piepers, le Hénaff et de Lamothe, partisans des magistrats de carrière. Ces derniers évidemment ont mis en avant le principe de la séparation des pouvoirs, écarté par les autres par la constatation qu’il est inconnu de ces populations et que l’urgence est de pacifier et non de juger, ce qui est un premier élément de persuasion. Le jugement doit tenir compte du maintien de l’ordre : « toute condamnation, dit Girault, prononcée par un européen contre un indigène a des conséquences politiques dont il est impossible de faire abstraction ». Que fera un magistrat, qui juge d’après la loi et d’après sa conscience, au risque d’ignorer les conséquences de son jugement ? Equité contre sens « pratique ». Mais répondent les autres, le pouvoir exécutif a le droit d’agir sur le ministère public « dans des cas déterminés, pour empêcher ou prescrire des poursuites », moyen suffisant pour tenir compte des préoccupations politiques. D’ailleurs, nous y reviendrons occasionnellement, les relations entre magistrats, investis par le Gouvernement local et sous son contrôle, et Administration peuvent témoigner parfois de ces pressions, même si tout conflit entre eux n’est pas nécessairement lié à une question de procès, les magistrats ayant tendance à opposer leur « indépendance » en toute occasion de conflit, même totalement étranger à la question. Equité, mais jusqu’où ? Et jusqu’où un magistrat colonial se laissera-t-il persuader, au delà de l’application d’un droit dont on dira tout de suite, pour ne plus y revenir, qu’il est mal connu, parfois incohérent et que la jurisprudence dont il dispose est parfois erratique. Et persuader par qui ? Par les avocats de la défense ? Par le dossier en sa possession ? Par le Ministère public ? Par les interprètes ? Par le

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Gouverneur et ses suggestions ? Par l’émotion soulevée et les opinions des journaux ? Par les pressions qu’exercent les colons ? Par l’opinion publique ?2 J’ai pensé qu’il fallait, à côté de communications sur le droit savant de la preuve, qu’une place soit faite à une justice qui n’a pas les assises des justices européennes et qui s’exerce sur des territoires où le droit lui-même est souvent mal connu, en luimême ou par des magistrats dont la mobilité est telle qu’ils peuvent difficilement en assimiler les innombrables modifications selon les colonies. Qu’il fallait s’intéresser à ces sociétés où, contrairement à l’unité sociologique, même relative, qui règne en métropole, se révèlent des justiciables qui ne sont ni politiquement égaux, ni juridiquement soumis à un même droit, qui ne relèvent pas des mêmes juges mais qui, s’affrontant au pénal, vont être également jugés… à moins que… Et parce que cette rencontre se tient ici au Québec, que nous comparons Common Law et droit des pays d’Europe et que les historiens britanniques ont bien plus que les français travaillé sur ces questions, j’ai voulu saisir l’occasion de nourrir ma réflexion à l’aide de quelques uns de ces travaux. Leurs auteurs, traitant des colonies britanniques – Crown colonies ou futurs dominions – pour la période 1830 – 1939 ont très largement mis le doigt sur les efforts des juges anglais pour résister à un art de persuader qui déborde règles de procédure et droit de la preuve. Résister parce que, certes comme partout ailleurs, se persuader impose d’apprécier le mieux possible des situations pour lesquelles l’application du droit reste prioritaire mais dont on voit bien également qu’elles peuvent imposer une autre manière de réfléchir. Il s’agit seulement alors pour les justiciables de convaincre le juge qu’il doit y être attentif et c’est à lui alors de décider s’il les accepte ou les refuse (I.). Mais les situations coloniales font également naître les conditions dans lesquelles la décision sera rendue. Or, la colonie est par excellence le lieu ou la dépendance des juges est grande, soumis qu’ils sont à l’autorité du Gouverneur, du Procureur général, qui peuvent les déplacer ou obtenir leur renvoi. Sans doute les juges anglais sont-ils sur ce point en meilleure situation que les juges français par exemple, mais ils restent cependant, plus aisément qu’en Angleterre, soumis à des pressions grâce auxquelles l’art de persuader ressemble à l’art « d’influencer » (II.). Et lorsque les juges ne répondent pas à ces attentes, lorsque la tension est telle dans un pays où les oppositions religieuses, raciales, économiques et autres sont exacerbées, on perçoit alors que la résistance du juge déplait, que les décisions qu’il rend sont désapprouvées et que, faute d’avoir pu le persuader ou l’influencer, le moment est venu de le combattre (III.). I. Persuader les juges Posons d’abord quelques jalons qui dessinent, en les différenciant, les situations des colonies britanniques pour en retenir quatre. En premier lieu, le fait que 2 Processo penale e opinione pubblica in italia tra Otto e Novecento (a cura di Floriana Colao, Luigi Lacché et Claudia Storti, Bologne, 2008.

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certaines colonies de peuplement exacerbent les relations entre communautés, les immigrés réclamant des droits politiques (vote, jury) qu’ils refusent aux indigènes ou aux « colored ». Ajoutons d’ailleurs à cela que le peuplement reflète un écart entre la « culture » de la métropole représentée par les juges britanniques (libérale, cultivée et aristocratique) et les immigrés (souvent « ruffians », dominateurs et « démocrates »). En deuxième lieu, les relations sociales et juridiques entre les deux communautés ne sont pas les mêmes selon que l’on se trouve en face d’une colonie « tenue » par des fonctionnaires ou qui a développé des contacts de travail comme dans les plantations ou encore qui est bâti sur des mécanismes agricoles. En troisième lieu, notons que dans certains pays, le jeu de l’administration indirecte laisse totalement indépendants les juges indigènes, qui jugent selon leur droit ou leurs coutumes sans intervention d’un magistrat anglais. Enfin, retenons que les juges anglais, qui peuvent être experts en droit, venus de métropole, ou au contraire « lay judges », et qui sont souvent créoles et « settlers », peuvent ne pas avoir les mêmes relations avec les colons et les indigènes qu’ils sont censés juger. Voilà quelques aspects élémentaires auxquels il faudrait en ajouter d’autres. Par exemple, le fait qu’un juge colonial britannique n’a ni les mêmes références juridiques qu’un juge français, par exemple, qu’il s’inspire des cases – lesquels ?- qu’il peut s’entendre avec le jury sur la qualification de l’acte et négocier, selon ce qui sera décidé, la peine qui sera encourue. Et pour terminer, disons que, s’il n’est pas comme le juge français aussi dépendant des autorités de la colonie ni aussi « amovible », il peut comme lui être « démissionné ». Confrontés à des sociétés considérées comme « primitives » ou « archaïques », les juges eurent, à l’époque coloniale, à respecter les coutumes sauf à dire un droit valorisé par les « principes de la civilisation française » ou à rejeter les coutumes en invoquant, pour les juges britanniques, le principe de « repugnancy ». Mais, dans ce domaine où le juge n’affronte que les conflits entre indigènes, la seule question à résoudre – quoique délicate – est celle du conflit de valeurs. De sorte que de ces conflits entre valeurs découle un doute permanent qui va de celui qui voit certains magistrats s’interroger sur l’inadaptation des règles françaises (« cela ne marche pas nécessairement ») tout en s’inquiétant de savoir si les règles coutumières peuvent encore «être efficaces » ? Or les questions qui sont posées aux magistrats ne sont évidemment pas des questions qui, en soi, mettent directement l’accent sur des valeurs mais qui, au travers des questions de droit posées, peuvent le pousser à les évoquer lui-même ou à s’interroger sur celles que portent les questions de droit. Au travers du droit de la famille, du droit de la propriété, du droit des contrats ou du droit des sûretés et des contradictions qu’il décèle entre les règles coutumières et les règles du code civil, ou les principes républicains, tout un cheminement peut le conduire à chercher leur fondement et à mettre en avant leur pertinence au regard d’une « Justice » qu’il est censé rendre. Il cesse alors, à la différence du rôle qu’il joue en métropole, d’être seulement interprète d’une règle législative appliquée à un cas précis mais porteur lui-même de possibilités multiples, ne serait que parce que la « loi coloniale », absente ou imparfaitement précise d’ailleurs, doit être

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confrontée à des situations imprévues. Un champ très large s’offre à lui : il peut être imbu de l’idée qu’il faut coûte que coûte que le droit du Code pénètre les populations ou au contraire être persuadé qu’un autre droit est nécessaire. Et, bien sûr, tout un ensemble de positions peuvent se glisser entre ces deux extrêmes, selon l’état des populations concernées (« attendu, dira le jugement, que les…. sont dans un état primitif reconnu »), le domaine concerné (« attendu que le droit de la famille est intimement imprégné de religion et qu’il faut en respecter.. »), la volonté affichée (« attendu qu’on ne saurait tolérer plus longtemps des pratiques d’un autre âge.. »). Dans ce cas, le juge se persuade, ou « on » le persuade, qu’il doit accepter ou rejeter l’idée qu’il est « juste » de reconnaître d’autres valeurs de civilisation que les siennes, voire d’adapter son droit aux conditions nouvelles des installations. Car les colons aussi, de leur côté, peuvent être confrontés à des exigences nouvelles, liées aux conditions de vie qui sont les leurs et qui veulent donc, en l’absence d’une législation adaptée, que le juge accepte de modifier le droit qu’ils sont censés suivre. Ainsi par exemple pour des colons transplantés sur des territoires frontières où les données économiques, démographiques ou autres imposent des changements. Ainsi des femmes, théoriquement soumises au droit de Common law, mais qui, parce que peu nombreuses ou investies de charges nouvelles, se verront appliquer d’autres règles parce qu’elles doivent être mieux protégées ou autorisées à plaider ou à disposer d’une part successorale plus importante ou à exercer des droits de propriété plus forts, bref à être soumise – à leur bénéfice – à un droit nouveau que leur dispense le juge. Mais autre chose est l’affrontement qui nait entre deux personnes relevant de droits différents et, en particulier, lorsque une infraction a été commise au détriment d’un « autre » justiciable. Entrent alors en jeu une opposition entre les deux droits même si, en proclamant la volonté de libérer de l’ignorance et d’apporter la civilisation aux populations des pays conquis, la colonisation britannique au 19ème siècle a martelé son souhait de diffuser les bénéfices « of English law » partout. Et l’un des principes le plus souvent proclamé a été de dire que « le droit était égal pour tous les individus, que tous étaient également égaux devant ses « blâmes » et que tous pouvaient également réclamer sa protection. Ces principes avaient été établis pour l’Empire à la fin du 18ème siècle, dès 1774, dans le « Cas » Campbell v. Hall lorsque Lord Mansfield avait déclaré que « an Englisman in Ireland, Minorca or the Plantations has no privilege distinct from the natives ». Principes qui seront encore rappelés un siècle plus tard mais que les Cours de justice ont eu le plus grand mal à mettre en œuvre. C’est qu’intervient ici une autre « persuasion », faite de tentatives pour refuser un témoignage, mettre en avant un préjugé, fournir une explication inspirée d’une « connaissance que l’on a de l’autre » et surtout mettre en doute la « vérité » ou la

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« force » d’une preuve. Ainsi, en Australie, en Nouvelle-Galles du Sud3, avant 1876, le témoignage d’un aborigène non converti au christianisme n’est pas admis en Cour parce que son système de croyance n’inclut pas les concepts « d’être suprême » ou « du pouvoir de punir et de récompenser après la mort ». Ceci s’explique, il est vrai, par l’exigence du serment, exigence qui rend nécessaire ces références. L’exclusion à la preuve fonctionne comme empêchement d’accéder à la justice et en 1841, un missionnaire soulignait que, à moins d’admettre leur témoignage, il ne voyait pas comment « on pouvait les protéger ou leur rendre justice ». Toutefois, refusé en procès devant la Cour, le témoignage d’un aborigène pouvait être pris en compte devant le Gouverneur, exerçant sa prérogative de « mercy ». Le témoignage était pris en compte et reçu comme « persuasive and credible » dans des circonstances extrajudiciaires de « justice frontière » (cas R. v. Fitzpatrick and Colville 1824). Le Gouverneur y avait considéré que « Bullwaddy (l’aborigène) avait donné un clair et distinct compte rendu du meurtre »… « which removed every doubt in my mind ». Reste qu’en justice le principe de l’inadmissibilité avait été affirmé en 1805 par un Judge-Advocate. Il avait argué que, selon la loi anglaise, le peuple aborigène était « incapable » d’apparaître dans un procès criminel, d’une part parce ce que leur témoignage ne vaut rien, n’étant tenu par « any moral or religion » et d’autre part parce que incapable, faute de comprendre la langue et sa signification, de se prononcer sur « guilty » ou « non guilty », affirmation plusieurs fois rappelée en justice. Quant aux tentatives pour les admettre officiellement, elles furent un échec, le Colonial Office refusant les projets de statuts et ce malgré les observations que cela éviterait des conflits entre blancs et noirs dans les « régions frontières ». Mais en 1839, Burton, à la Cour Suprême, oriente différemment la question dans un « draft Bill », décidant que le jury doit se prononcer, sous sa responsabilité, sur la crédibilité du témoignage d’un aborigène. En outre, on commence à se dire que la notion « d’intérêt » est un critère plus valable que la question du serment et les journaux commencent à s’agiter sur la question. Et surtout l’affaire Wilkes, à Sidney, va remuer les foules et déclencher un débat sur la preuve : ne vaut-il pas mieux un faisceau de « circumstancial evidence » rapporté par plusieurs personnes et qui permettent d’établir des connexions que la preuve d’une seule personne disant avoir vu et sur laquelle on peut avoir un doute. Si on refuse ces circonstances, c’est l’impunité assurée4. 3

L’article sur « The problem of Aborigenal evidence in early colonial New South Wales » de Nancy E. Wright in Law, History, Colonialism. The Reach of Empire, ed. by Diane Kirkby and Catherine Coleborne, Manchester University Press, 2001. 4 L’Affaire Wilkes va inspirer Charles De Boss : « Fifty Years Ago : An Australian Tale » qui, dans le livre 3, en 1857, évoque dans une nouvelle la question du témoignage aborigène. Il y note que leur exclusion n’a rien à voir « avec leur connaissance, leur honnêteté ou leur compétence ». Et il dit que c’est par ce défaut de preuve que certains, dont Wilkes, échappent à leur condamnation. De Boos agit là comme « a popular agent advocating law reform »…. Ses ouvrages ont contribué à la réforme de 1876 (Evidence Further Amendment).

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II. Influencer les juges Les magistrats dans les colonies ont quelque compte à rendre aux autorités coloniales. Non seulement ils sont, nous l’avons dit, placés sous l’autorité des Gouverneurs et Procureurs généraux par leur statut même, mais les décisions qu’ils prennent – et c’est d’ailleurs une des raisons qui les a mis sous leur autorité – peuvent, bien que justes du point de vue du droit, contredire le maintien de l’ordre. Ils doivent en permanence se souvenir que les jugements ou arrêts qu’ils rendent doivent aussi « pacifier ». Jusqu’où d’ailleurs peuvent-ils se désintéresser de l’effet que leurs décisions vont produire ? On trouve maints exemples de décisions dont on voit bien qu’elles ont cherché à donner satisfaction à quelque « intérêt supérieur » dès lors surtout que les enjeux dépassaient le cadre d’enjeux individuels. On l’a vu souvent lors des conflits mettant en jeu de forts intérêts économiques ou impliquant des communautés étrangères. Ainsi par exemple lors des débats portant sur la manière de concilier droits des concessionnaires du domaine et liberté du commerce au Congo (affaire Holt ou Cookson) ou encore à l’occasion des conflits opposant les droits du domaine et les missions étrangères. Consignes sont alors données parce que le Foreign office a fait valoir les inconvénients qu’il y aurait à ne pas respecter d’autres impératifs, d’ailleurs prévus par des accords internationaux. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les lois sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’ont pas été introduites aux colonies, sauf à Madagascar par un décret de 1913 qui l’a adaptée non sans laisser en suspens toutes sortes de questions. D’où l’irruption sur scène du juge qui va s’employer à trouver des solutions, puisque toutes les propositions de réformer le texte s’avérèrent vaines jusqu’en 1939. Et qui eut à dire clairement jusqu’où l’administration des domaines pouvait aller dans ses revendications. Ce fut ainsi le cas pour la question des donations faites aux missions qui depuis 1896, n’ont pas d’existence légale mais qui tiennent une grande place dans la colonie : n’ayant pas la personnalité morale, les donations sont donc nulles. Mais qu’il s’agisse du comité consultatif contentieux des colonies ou du gouverneur Gallieni on les traite comme si on les reconnaissait. De fait, le Gouverneur lui-même a signé plusieurs conventions avec ces mêmes missions. Mais en 1909, une demande d’immatriculation d’une propriété appelée « Immaculée conception » est frappée d’opposition au motif que le demandeur ne pouvait ester en justice « en qualité de représentant d’une mission qui n’avait pas d’existence légale ». Sur le tribunal et la Cour d’appel, le Gouverneur général Picquié renchérissait en rappelant que « les missions françaises et étrangères, qui ne sont d’ailleurs nullement autorisées, n’ont aucun statut légal et sont simplement tolérées, tolérance rendue obligatoire en quelque sorte par suite des clauses de la déclaration de Zanzibar du 5 août 1890 ». On était désormais sur le terrain du droit ! Mais comme faire en sorte que, « sans les reconnaître on puisse ne pas les méconnaître » et afin d’éviter que les interférences entre administration, politique et diplomatie n’en viennent à faire exploser la marmite malgache, « justice » soit tout

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de même rendue et que les appétits du Domaine n’en viennent à revendiquer comme terres vacantes et sans maître les biens de ces missions qui n’existent pas ? Jusqu’en 1912, des arrangements furent trouvés, tantôt en exhibant le droit traditionnel et les droits de propriété antérieurs à 1895 (L’immaculée conception en bénéficia, les biens ayant été « régulièrement acquis par ceux qui les détiennent ») ; tantôt en reconnaissant l’existence en Europe de Sociétés civiles et immobilières, propriétaires des immeubles possédés en pays de mission (ce fut le cas pour les biens de la mission protestante française au travers de la SCI des Missions évangéliques dont le siège était à Paris et qui devint l’instrument légal de toutes les opérations immobilières de la Mission) ; tantôt en reconnaissant « une personne interposée », choix osé sur le seul plan du droit lorsqu’une enquête démontrait que cette personne était en fait… un missionnaire. Mais la pratique s’imposa et l’administration ferma les yeux. Mais en 1912, l’administration des domaines se mit à reprendre l’offensive soit pour revendiquer l’immatriculation d’un ensemble de biens appartenant à des personnes interposées, soit pour douter de la capacité de l’administration à contracter avec des « corporations » anglaises et norvégiennes dont la finalité était d’évidence l’aide aux Missions. Les juges firent la démonstration de leur « savoir faire politique » pour débouter l’administration. Dans deux arrêts successifs datés du 29 avril 1914 (arrêt Roblet) et 14 octobre 1914 (arrêt Fontanié), les magistrats, avec des trésors d’ingéniosité, déboutèrent les domaines, n’hésitant pas à prendre le contre-pied de leur propre jurisprudence pour se référer, par une exégèse acrobatique, à celle du tribunal de Tamatave. Quant aux contrats des « corporations », c’est le procureur général lui-même qui démontra que les corporations étaient des associations, non prohibées par la loi de 1834 et qu’il suffisait de faire disparaître des statuts l’allusion à l’aide aux missions. Le gouverneur, ennuyé, suivit son avis et l’administration, à la réflexion, demanda qu’on lui envoie les dossiers pour « solutionner les affaires ». Mais il est d’autres exemples pour lesquelles on perçoit que des pressions plus fortes existent, entraînant parfois une résistance plus grande des magistrats, parce que la question posée n’est pas liée à un problème général appelant des réponses de « droit » mais se trouve être seulement un cas particulier dont les répercussions posent un problème de « justice ». Et cette résistance, à l’évidence, devient une gêne pour les autorités. Stefan Petrow5 a montré combien la position d’un juge – et sa carrière – peuvent être menacées dès lors que son comportement trouble les objectifs économiques et sociaux du gouvernement ou que cela dérange le pouvoir du lieutenant-gouverneur. « Pardonné quand il est dans les rails, détesté quand il dérange », ainsi en est-il du juge Montagu, dont la carrière commence par des éloges et se termine par un renvoi. Il est en 1830, à la nomination du Gouverneur Arthur, « puisne judge » en Tasmanie et donc 2ème juge à côté de Pedder, jugé trop 5 « Moving in an ‘Excentric Orbit , the Independance of Judge Algernon Sidney Montagu in Van Diemen’s Land », 1833 – 1847 par Stefan Petrow.

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lent comme Chief Justice. La presse, très présente, le perçoit comme « populaire » « à l’esprit indépendant » « honnête et déterminé » et espère qu’il sera « un juge humain n’oubliant pas de tempérer la justice « with mercy ». Mais progressivement, le regard change. On reproche au juge ses déclarations intempestives y compris contre les journaux (licentious and degradate state of the Press) et ses décisions trop sévères. A plusieurs reprises sa sévérité le fait accuser « d’arbitraire » et « d’oppressif », privant les justiciables d’un « fair open and impartial trial ». Et une affaire contre un barrister le voit contredit par le Privy Council. Il s’en prend aux jurys, aux autres juges, prend position contre des Acts, entre en conflit avec l’attorney general (qu’il prend de haut) et le lieutenant-gouverneur (dont il conteste les décisions, législatives ou judiciaires, lui reprochant sur ce dernier point de réduire les condamnations prononcées) en les accusant d’incompétence ou d’illégalités, mêlant appréciations professionnelles et personnelles, de sorte que les conflits finissent par donner de la justice une mauvaise image et par remonter jusqu’au Colonial Office. L’affaire gagne les bancs des Communes où William Gladstone justifie « the amoval » en disant que « dans les colonies, la relation entre le Gouvernement et les juges différaient de celle en Angleterre : l’indépendance des juges n’existe pas dans les colonies ». Au vrai, cette affirmation est excessive et les juges coloniaux, comme le dit le Colonial Office, doivent donner des avis « indépendants » et que leur rôle n’est pas d’être « subservient to lieutenant-governor or Legislative Council Secretary of State ». De même, s’ils peuvent être démis de leurs fonctions et ne sont en poste que « during pleasure » et non pas « good behaviour », leur mise à l’écart est une chose grave qui ne peut se faire qu’avec circonspection et après justifications auprès d’un Gouvernement et un Colonial Office, soucieux de l’indépendance des juges. Démis tout de même en 1849, il obtient en 1850 dans les Falklands un poste de « resident Magistrate », puis en 1854 il est « Registrar of deeds » et Master of the Court of Records, Clerck of the Crown et Registrar of the court of Chancery en Sierra Leone où il termine comme Chief Justice. Mais il peut aussi se faire que les pressions exercées sur les juges soient également mal perçues par les autorités elles-mêmes. En observant les cas étudiés par Martin Wiener6 on peut questionner les manières dont on cherche à influencer les juges et à lui imposer ses vues ? Ainsi d’une affaire survenue au British Honduras en 1934. Thurman Eugene Gantt, forestier, tue d’un coup de fusil, un de ses employés noirs qu’il avait surpris en train de fouiller sa maison. Dans les années 1930, la colonie a connu une immigration américaine, venant des Etats du sud et constituée de colons perçus comme fortement racistes. Or, l’accusé, américain du sud, va dire que le coup était accidentel, que le fusil n’était que pour se protéger… mais les témoins noirs soutiennent que le coup a été dirigé vers la victime et est parti à la suite d’un échange d’insultes, la victime lui ayant dit qu’il n’avait pas peur de lui. Intégré aisément au milieu britannique qui le soutient (lors du procès un juge fédéral d’Alabama a fait valoir son bon caractère), il est aussi « soutenu » par le jury 6 An Empire on Trial, Race, Murder and Justice under Britisch Rule, 1870 – 1935, Cambridge, USA, 2009.

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qui fait savoir au juge (mais la demande, remise à un adjoint, ne parvient pas à ce dernier), que si, comme le juge l’avait mentionné dans sa sommation, le jury retournait un verdict de « manslaughter », le juge en retour ne le condamnerait qu’à une peine « lenient », peu sévère. La missive n’étant pas remise, le Chief justice condamne Gantt à la prison à vie. La femme de Gantt et ses amis s’emploient alors à faire tomber le verdict en faisant agir les plus hautes autorités. Le consul américain à Belize visite Gantt en prison où il est le seul blanc et demande de meilleures conditions en mettant l’accent sur sa santé ! Il suggère de l’envoyer dans une prison américaine, ce qui fera faire des économies à la colonie et l’avocat soutient que si le jury avait su cela (à savoir que le juge le condamne comme il l’a fait), il ne l’aurait pas reconnu coupable. De son côté Gantt écrit au Secrétaire d’Etat américain et au Président Franklin D. Roosevelt tandis que le juge fédéral prend langue avec un sénateur de l’Alabama qui, lui, saisit le Département d’Etat pour que l’ambassadeur à Londres intervienne auprès du Foreign office qui à son tour se tourne vers le Colonial Office ! Les américains suggèrent que peut être le jugement peut être revu en raison d’ « improprieties » et annulé. Il semble que le Colonial office se soit fâché. Après consultation du juge, il demande au Foreign office de répondre aux américains que « le Secrétaire d’Etat n’a pas le pouvoir d’ordonner un deuxième jugement ou d’interférer dans le verdict de ce cas et que l’aurait-il, il devrait s’en dispenser », membre de phrase que le Foreign office crut bon d’omettre dans sa réponse. Les américains demandent alors si le Gouverneur peut réduire la sentence. A ce stade, il semble que le Colonial office et le Foreign office soient disposés à faire quelque chose. S’il est impossible de l’envoyer dans une prison américaine (ce qui serait vu comme une insulte pour la souveraineté britannique), du moins peut on envisager une réduction de peine et un envoi dans les prisons d’Angleterre. Jusque là, la politique locale ne s’en est pas mêlée…. Mais un mouvement a pris naissance à Belize qui mobilise les chômeurs. Manifestes et meetings contestent le gouverneur. La classe des riches marchands organise des grèves. Le leader est arrêté et le Gouverneur considère que ce n’est pas le moment de déplacer Gantt (dont il faudra de toutes façons payer l’incarcération où qu’il soit). Il refuse d’adoucir la sentence, les deux mesures pouvant provoquer des protestations incontrôlables et une mutinerie. Il demande à ce qu’on n’ajoute pas aux difficultés de la colonie. Le Colonial office fait savoir au Foreign office que ce n’est pas le moment d’une lettre officielle, que les époux Gantt, âgés, sont certes dignes d’intérêt, que la justice doit suivre son cours et que « il n’y a pas à faire de distinctions entre les blancs et les noirs au British Honduras » et qu’un traitement de faveur pour un blanc serait impopulaire et conduirait à des émeutes… mais que le nouveau Gouverneur pourrait à son arrivée donner son pardon ou réduire la sentence. Le message fut transmis à l’ambassade américaine qui le transmit aux partisans de Gantt comme le meilleur arrangement possible. Deux après, l’Ambassade américaine saisit le nouveau Gouverneur qui jugea la demande prématurée et n’y donna suite qu’un an plus tard. Quoiqu’en Angleterre les condamnés américains soient plus sévèrement condamnés, il faut tenir compte du fait que la dimension de l’économie et la

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pénétration américaine a joué un rôle au Honduras mais l’idée d’une égale justice a été démontrée et préservé l’autorité britannique. Mais c’est dans un domaine bien plus réduit que peuvent se présenter les efforts faits par les justiciables, dans l’arène même des tribunaux. Ils illustrent alors les contradictions de la loi face aux enjeux politiques et sociaux, en particulier en droit pénal lorsque, victimes ou coupables, chaque catégorie de justiciables considère, au nom du droit, que le droit ne lui est pas fait ? Et, dans les colonies britanniques, la pierre d’achoppement entre juges et colons est le choix que doit faire le juge d’un procès avec ou sans jury, sachant l’existence de ce préjugé que « quelle que soit la force de la preuve jamais un jury ne condamnera un blanc qui a tué un indigène ». Une série d’affaires survenues dans les îles Fidji en illustrent la dimension sensible et les efforts faits par les colons pour exiger la réunion du jury. Des pétitions nombreuses contiennent la demande que les jurys soient étendus : « au nom de quel droit, sommes-nous privés de ce droit insaisissable ? ». Ainsi d’une affaire, survenue en janvier 1877, dans cette colonie. Un planteur nommé Patrick Scanlon frappe un jeune îlien, venu des Salomon, qui a fui son employeur. Scanlon racontera qu’il l’a surpris chez lui, armé de deux lances. Il le laisse agoniser toute la nuit. Il est arrêté et inculpé de meurtre. La situation dans l’île n’est pas au mieux entre colons et Fidjiens, mais le Gouverneur et le Chief Justice veillent à faire respecter l’égalité et « l’ambiance » est tendue quand le procès de Scanlon s’ouvre. Il est décidé que ce sera un procès par jury. L’avocat de Scanlon cherche par tous les moyens à atténuer la responsabilité de l’accusé. Il défend même l’idée que la victime est morte de maladie ou qu’elle a été tuée par les Fidjiens durant la nuit, sans évidemment pouvoir prouver quoi que ce soit. Le juge, quant à lui, reproche à Scanlon d’avoir « taking the law into his own hands » car aucune raison n’existait pour tuer, que ce soit pour protéger un bien ou une vie. Il dit quand même au jury que s’il trouve trop sévère de juger pour meurtre il peut juger pour homicide involontaire (manslaughter). Mais le jury acquitte en invoquant la légitime défense. Le magistrat fait savoir sa désapprobation mais il se voit reprocher par les autorités d’avoir accepté le jury, sachant bien qu’il ferait tout pour ne pas condamner. De sorte que, par la suite, des cas semblables amènent le même magistrat à refuser le jury ce qui lui permet de condamner. Les colons assaillent alors le Privy Council et le Colonial office d’appels des décisions et le magistrat lui-même demande qu’un texte… écarte officiellement le jury. En 1880, avec le procès d’un planteur (Chippendall) ayant tué un employé polynésien (trop lent au travail, il l’a frappé), le juge Gorrie pour manslaughter décida de nommer trois assesseurs blancs, dont le verdict ne serait pas obligatoire pour lui. Les assesseurs trouvèrent que la victime était morte 10 jours après et qu’elle ne l’aurait pas été si elle n’avait pas eu une pneumonie. Les journaux s’en mêlent et le père de « l’accusé » un clergyman en Angleterre publie un pamphlet dénonçant la persécution de son fils et persuade un député de l’opposition de poser une question aux communes. Le Colonial office demande des explications et le Gouverneur répond que toute cette agitation n’a qu’un but c’est d’empêcher que les cas de meurtre d’indigènes soient

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punis et de jeter le discrédit sur les fonctionnaires et de les menacer de la haine populaire s’ils s’avisent de faire leur travail7. Terminons par quelques exemples empruntés au Kenya. Le Kenya, sous contrôle britannique dès 1895 et placé sous le Colonial Office en 1905 a été largement peuplé d’européens, ambitionnant d’en faire « a white man’s country » quoique évidemment largement « outnumered » par les indigènes et même les indiens immigrants. D’un côté les blancs ne considèrent pas les autochtones comme civilisés et veulent leurs terres, de l’autre la population indigène ne cesse de croitre. La « marmite » bout autour des « terres » et du « travail » entre blancs et « autres » et entre colons et autorités, et même parfois au sein de chacun de ces groupes. Mais, le point central est bien le travail sur les terres, entre fermiers blancs et employés noirs, et le fait que la « police » du travail est exercée sévèrement par les blancs, souvent avec excès. Déjà, plusieurs affaires, au début du siècle, avaient impliqué des colons (enlèvement d’indigène pour le travail, coups, meurtre..). Les juges les avaient condamnés mais tout avait été mis en œuvre pour faire réformer la sentence : erreurs de procédure et campagnes de presse, appels, interventions auprès du Colonial Office et du Privy Council, agitations, pétitions. Un journal, le African Standard, est en tête du mouvement. Intervenant sur une affaire, il met en cause le jugement, affirme que la « community of white men » n’acceptera pas que cela se reproduise, dénonce le salaire d’un juge « qui n’est pas familier avec la vie dans une colonie », soutient que le Indian penal Code n’a rien à faire dans ce pays et réclame son abolition. Pour les colons, l’application pure et simple de la common law est un « droit inaliénable » et doit remplacer ce système qui ne prévoit de jury que pour les cas très graves mais n’exige pas l’unanimité. On met en cause la jeunesse et l’inexpérience des juges. Le journal ne laisse pas passer quelques semaines sans se focaliser sur les procès et les juges. Ces efforts réussissent. Au fil des années et des procès, quelques modifications sont introduites ou quelques critiques à nouveau formulées. Une ordonnance de 1906 décide que les européens seront en droit de réclamer un jury, devant les Court of session, dont les membres seront anglais ou américains. En 1907, à la suite d’une affaire dans laquelle, cinq blancs avaient fouetté des noirs qui auraient insultés leurs femmes, de nouvelles protestations fusent. Ils ont été arrêtés, condamnés (à un mois de prison pour un et quelques jours pour les autres), sans jury, l’inculpation portant sur « assemblée illégale » (d’autres européens s’étaient rassemblés pour assister à la chose). On en prit prétexte pour revenir sur le Code, l’absence de droits, l’offense faite en emprisonnant les coupables avec des noirs et pour souligner des 7 En 1880 un membre du Conseil législatif est condamné pour avoir frappé une fidjienne de 17 ans à six jours d’emprisonnement « with hard labour ». Le juge Taylor est mis en cause pour avoir « outragé un English gentleman en le faisant travailler sur les routes avec des prisonniers fidjiens » et le condamné persuade ses amis de couper toute relation avec lui et sa famille. Taylor juge que c’est une tentative pour intimider un magistrat dans ses fonctions ». Sur intervention du Gouverneur, Mason et ses amis s’excuseront.

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« jugements » « politiques » » et « illégaux » puisque sans jury. Dans une autre affaire en 1911, un fermier tue un « voleur » et invoque la protection de ses biens à un moment où les vols se multiplient. Il le reconnait. Mais le jury de huit blancs l’acquitte. Le Colonial Office demande qu’appel soit fait et sur l’avis que ce serait inefficace, le Secrétaire d’Etat demande qu’on déporte Cole. Le Gouverneur ne le fait qu’après avoir trainé les pieds pendant des mois. Les colons vont quand même dénoncer l’arbitraire de la déportation. Une autre fois, le « Leader of British east Africa » parlera de « Blind class préjudice ». En 1914 une ordonnance décide que seul les blancs sont qualifiés pour être jurés (bloquant ainsi les indiens) et qu’ils n’ont pas besoin d’être propriétaires ou de « literacy requirement ». Mais le verdict devra être prononcé à l’unanimité. III. Combattre les juges Il est clair que les juges trop mobiles ou ceux qui sont étroitement impliqués dans la vie locale ne posent que peu de problèmes aux autorités. Mais qu’un juge se décide à « rendre la justice » ou plutôt à la « rétablir » au risque d’apparaître en « crusading judge », il entraîne alors une partie de la population à dépasser le stade de « crying settlers » et à se transformer en « justiciers » dénonçant l’(in)justice rendue et à exiger le départ du juge. Pareilles mésaventures sont survenues un peu partout que ce soit en Tunisie, où les « Jeunes-Tunisiens » ont dénoncé l’incapacité de certains juges à rendre la justice ou dans les colonies britanniques où les « blancs » ont exigé et obtenu leur départ. Il faut verser au débat les difficultés générées par l’opposition irréductible des colons à ce que les indigènes soient traités au même titre que les « blancs », opposition appuyée par des campagnes de presse qui désignent à la vindicte des colons tous ceux – gouverneurs, résidents, administrateurs, juges – qui apparaissent comme « négrophiles ici ou arabophiles là » et qui rend difficile les réformes les plus souhaitables. On prendra pour premier exemple la Tunisie, certes protectorat mais justement parce que protectorat, car elle a été de fait gouvernée par le Résident, préparant les « décrets du bey » que celui-ci n’avait plus qu’à signer : « gouverner au nom du Bey de haut en bas », telle est la formule de Cambon et le système qu’il légua à ses successeurs, un régime, comme on le dira, « entaché d’insincérité initiale ». Non seulement chaque révolte est l’occasion pour les colons – qui ont peur – d’exprimer la demande d’une répression « démentielle » mais encore l’affirmation que « si on protège les arabes nous n’avons plus qu’à nous en aller ». D’où deux populations qui répètent des récits « pleins de haine et de fiel » où éclate « l’incompatibilité des deux races ». Les journalistes y vont de leurs chroniques, soit pour faire état de paroles à l’emporte pièce émanant de colons, soit pour exprimer leurs exigences tandis que les résidents prennent le pouls des opinions sous couvert « des intérêts agricoles et commerciaux ». Le chroniques sont remplies de reproches : incapacité

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du Quai d’Orsay, mollesse de la résidence, dénonciations contre les autorités ou accusations de despotisme, demandes de « rappel », voire menaces envers un résident « de le renvoyer en France s’il n’obéissait pas à leurs injonctions », bref une presse de combat, à quelques exceptions près, ne connaissant que le vae victis et l’invective contre « tous les autres » : siciliens, italiens, juifs… ». L’administration y est décrite comme étant « timorée, défaillante, contaminée par la propagande indigène, veule et stérile »… En 1905, une thèse de droit, affirmait que le « parti agrarien » a été le souverain maître en Tunisie au dessus des chefs de service, au dessus du résident lui-même »8. Certains juges se sont trouvés confrontés à une opposition farouche pour avoir rempli seulement avec honnêteté leurs fonctions. Mais d’autres ont subi le même sort pour avoir, en revanche, fait beaucoup plus en cherchant « par une discrimination positive » à redresser en faveur des plus fragiles les situations juridiques. Aux premiers semblent appartenir quelques juges dont l’histoire a retenu les noms : Ainsi, John Walpole Willis au New South Wales en 1843, Benjamin Boothby dans la South Australia en 1867. Mais surtout, concentrés aux Bahamas, Powles, Yelverton, Austin, démis pour n’avoir pas voulu céder aux colons ou démissionnaires parce que lassés de se battre. Aux Bahamas, où les lois sont les mêmes pour les blancs et les noirs mais où les 5000 blancs dominent 70 000 habitants, anciens esclaves noirs et colored, favorisés qu’ils sont politiquement par un large degré de self government en pratique : franchise, élections, legislative council, c’est-à-dire « a caucus of white merchants and landowners ». Ce fut d’abord Powles qui essaya de remettre de l’ordre… mais à la suite d’un procès il est accusé d’avoir refusé à un blanc ses droits pour des raisons religieuses… Il s’en va… Un autre juge Austin est débordé par les attaques diverses (on l’accuse d’avoir condamné à tort quelqu’un) et il finit par démissioner… son successeur, Yelverton, contrairement aux espoirs, n’est pas plus facile. L’affaire s’aggrave et les 3 juges démis (powles, Austin et Yelverton) dénoncent la cabale contre l’administration de la justice et la corruption du « gouvernement ». S’ensuit une campagne de dénigrement à laquelle les juges répondent mais finissent par céder. Du reste, le sort fait à ces juges n’épargne pas certains gouverneurs, obligés devant les pressions à retirer une proposition de loi, pris qu’ils sont entre deux feux9, d’une part les Indiens qui affirment être défavorisés (on ne pend jamais un blanc, ce qui est faux) et d’autre part, les « Anglo-indiens » qui pensent de même et en font même un poème pour dire que là où l’indien est acquitté ou paie une modeste amende, le blanc est envoyé en prison ! Cette ambiance délétère explique les dimensions extrêmes que peuvent prendre les décisions les plus logiques. Ainsi pour le lieutenant-gouverneur du Bengale, Charles Elliott, qui en 1892 constate que des acquittements par jury se multiplient et en fait l’observation à la High Court de Calcutta… qui se plaint au Vice-roi. Elliott décide alors de prendre une « notifi8 9

C.-A. Julien, « Colons français et Jeunes-Tunisiens », R.F.H.O.M, 1967. Un exemple est extrait de Wiener, sur l’Inde (India : the Setting).

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cation » pour ôter aux jurys les « offences » les plus sérieuses, y compris riot et murder. Il estime qu’on a introduit en Inde de manière irréfléchie le jury, qui s’est étendu partout, avec le résultat que les jurés sont trop faibles avec les personnes d’un statut social élevé ou appartenant à des hautes classes, outre qu’ils ne sont pas insensibles aux pressions et à la corruption. Ce fut un concert de protestations de toutes parts. La classe politique indienne qui a plaidé depuis des années pour l’extension du jury dénonce « un grand pas vers le despotisme ». Les journaux vantent le jury comme « one of the most fundamental principles of the English Constitution ». Les juges deviennent des héros salués par la presse indienne. Les blancs lâchent le gouverneur, jugeant que même si la décision ne les concerne pas, c’est un dangereux précédent. Le Lieutenant-Gouverneur renonce et retire sa notification. On l’accusera ensuite de faire pression pour obtenir plus de « convictions » et de provoquer des tortures par la police. L’affaire ira jusqu’à l’India Office. Mais d’une deuxième espèce relèvent les juges qui se persuadent que leur rôle doit les amener beaucoup plus loin et qu’ils doivent compenser les inégalités en rendant une justice en faveur des plus fragiles, au risque de ne pas même appliquer le droit et d’user de procédures leur permettant de « forcer l’équité ». A ce titre, la personne du juge Gorrie symbolise mieux que tout autre le crusading Judge ! Successivement magistrat dans plusieurs colonies (Île Maurice, Fidji, Trinidad, Tobago)10, il a été un juge peu commun (mais pas unique), qui avait des vues sociales et avait été inspiré par le libéralisme de Cobden et de Bright. Dès le début, Il s’est affirmé comme appliqué à servir les intérêts des « sujets », persuadé que l’Empire britannique était potentiellement une force de progrès et de justice. Hostile au pouvoir des gros propriétaires terriens, fortement influencé par le mouvement anti-esclavagiste, il juge que ces nouveaux libres devaient être protégés contre ceux qui pourraient les oppresser et qu’ils devaient bénéficier de la même protection du droit, plaidant pour leur avancement social et économique. On comprend qu’il considère que les noirs sont inégaux avec les blancs car incapables de les concurrencer à égalité à cause des désavantages d’éducation, de culture et de position de classe… Et cette infériorité lui faisait penser que ces populations avaient un besoin spécial de protection par le canal des gouvernements coloniaux et des tribunaux de l’Empire, vision paternaliste enraciné dans les réalités coloniales : « au regard de cette infériorité générale actuelle, c’est le droit des juges de se tenir à leur côté quand il sent qu’ils sont oppressés par les blancs et cela pour rétablir la balance « fairly » entre les deux races ». L’impérialisme protégera les « natives », développera leur capacité, et les rendra prospères, dès lors que l’Empire est gouverné « by justice, benevolence and a high sense of moral purpose ». Sa carrière va être en harmonie avec ses idées et partout il cherchera à redresser les torts au point que, nommé dans un nouveau poste, il finit par y être discrédité avant même d’y arriver. Ce fut le cas dans les Leeward Islands (chapelet d’îles 10 Bridget Brereton a consacré un ouvrage au juge John Gorrie (Law, Justice and Empire, The Colonial Career of John Gorrie 1829 – 1892).

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comprenant Antigua, Dominica, Virgin Islands, St Kitts-Nevis, Montserrat et d’autres petites îles dans les Caraïbes) où les gazettes le prennent pour cible… il y constatera les maux de la justice, qu’il attribue à ces « lay », c’est-à-dire des juges non spécialistes, « landowners, merchants », liés aux élites locales, incompétents, et se heurtera à eux, en continuant ses actions en faveur des noirs et des pauvres. De 1886 à 1889 il poursuivra cette action en leur faveur à Trinidad. Son arrivée en 1886, perçue comme celle d’un « bull in a China Shop », y déclenche une opposition farouche… Son prédécesseur, Sir Joseph Needham, a eu la réputation de donner la priorité à sa plantation et de pratiquer une justice lente et à deux vitesses, en faisant un moyen d’oppression. Mais Gorrie est très différent. Faisant feu de tout bois, il entre même en conflit avec le corps médical tout entier (qu’il accuse de faire payer lourdement les pauvres et « d’être une partie insatisfaisante des institutions de l’île » au point que le medical board qu’il a suggéré de dissoudre s’en plaint au Secrétaire d’Etat). Et à la police comme aux militaires, il reproche des faux témoignages lorsque l’un d’entre eux est concerné (would swear that black is white if necessary to defend their own body of men). Il entre aussi en conflit avec les avocats qu’il accuse d’obstruer la justice. Tout cela jouxte à Trinidad les divisions de classe et de race et il s’en prend à des jurés, prompts à acquitter un des leurs. On finira par l’accuser de laisser affecter ses actes judiciaires par « ses vues sociales et politiques ». Il se heurte également à l’Attorney général à qui il reproche (à tort) de ne pas faire le travail que fait le Procureur Général à Maurice et le gouverneur luimême finira par être contre lui, fatigué des plaintes et peut être aussi des gazettes qui disent qu’il y a deux autorités dans l’île, le gouverneur appointé par la Couronne pour administrer le gouvernement et un chief justice « appointé par lui-même »…. Mais Gorrie va accélérer les procès, modifier la procédure pour permettre aux habitants pauvres et peu éduqués d’accéder plus facilement à la justice, réduire les coûts et supprimer les formalités inutiles. Il va surtout prendre deux mesures qui vont faire l’objet de critiques : d’une part, recevoir les plaideurs en privé et d’autre part permettre de plaider « in forma pauperis », deux pratiques qui vont être commentées dans la presse locale. Plaider in forma pauperis, (elles passent de 15 entre 1879 – 1885 à 195 entre 1886 – 1888) c’est inciter les populations à porter leur plainte et les recevoir « in chambers », c’est les conseiller dans des affaires qu’il va ensuite juger ! Evidemment certains journaux approuvent, constatant que beaucoup de ces affaires témoignent des pratiques abusives exercées par les gros propriétaires sur les paysans : Contrats non écrits, absence de paiements à la fin du contrat… Les condamnations pleuvent et les planteurs commencent à propager l’idée que devant le juge « le planteur est toujours « the villain » et le « paysan » « an innocent victim » et que cette manière de fonctionner va détruire toute l’économie de l’île, basée sur la culture de « cocoa et coconuts ». Evidemment, tous ceux qui sont visés dénoncent ses accusations « gratuites », le ton avec lequel elles sont fulminées, leur répétition. Les pétitions contre lui affluent, qui montrent qu’elles émanent de la classe des marchands et des planteurs. Il est vrai qu’il a aussi ses admirateurs qui l’acclament, mais il est en conflit avec le Gouverneur au sujet d’une déclaration par

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laquelle il a dit son hostilité à un projet d’ordonnance sur les contrats agricoles, ajoutant que si le texte était adopté, les contractant pourraient s’adresser à la Cour et obtenir justice… et dans ses autres activité sociales, il montre à chaque fois qu’il est le « « juge de tous ». En 1889, il se retrouve aussi Chief Justice à Tobago, unie désormais à Trinidad, où il trouve une situation sociale quasi identique et des relations tendues entre métayers/laboureurs et Planteurs, mais aggravée par une crise qui frappe la canne à sucre. La première session voit la répétition de ses actions (forma pauperis et audition in chambers et comment négocier les honoraires des avocats) et la plupart des affaires sont tranchées en faveur des métayers au grand dam des planteurs qui se plaignent de ne pas même être écoutés. Le résultat y est identique, les métayers pensent qu’ils ont enfin un juge qui les écoute et les planteurs accusent Gorrie de dire qu’ils sont les oppresseurs ce qui a pour effet d’accroitre « l’insolence » et « l’impolitesse » du « prolétariat rural ». Ils dénoncent la « Gorrie Mania » qui amplifie l’agitation. On l’accuse de « negrophilism » qui met en danger la paix sociale. Le colonial office décide que le Gouverneur enverra à Tobago un puisne judge et non Gorrie pour tenir une nouvelle session (on parlera de ‘Gorrie Exclusion Bill’). Il va se défendre en Angleterre et explique qu’il a toujours rendu une impartiale justice pour toutes les races et conditions des sujets de la Couronne mais tous ceux qui savent combien les préjugés sont forts dans les colonies d’ancien esclavage ne s’étonneront pas que, en étant juste, on s’expose à des attaques proportionnelles en aigreur au succès de ce travail. Il déclarera : « Ils ne se plaignent pas parce que le juge est injuste mais parce que leurs intérêts sont en jeu, que la justice leur déplait et parce que ils désapprouvent le fait que « coolies, negroes, natives or wathever the humble class » puisse recevoir la même mesure de justice qu’eux-mêmes ». Il obtient gain de cause et retourne à Tobago où il poursuit son action, y ajoutant des déclarations qui annoncent une modification des règles du métayage, ce qui est toucher la « plantocratie » à la prunelle de l’œil. Elle va l’accuser de causer du désordre, d’interrompre le travail dans les champs, de suivre les plaignants individuellement « in chambers », de prononcer des condamnations excessives et des « dommages » trop élevés, d’ignorer les opinions judiciaires précédentes, minant ainsi la réputation de la justice. La création d’une Commission sur le métayage tourne à son désavantage mais le Colonial Office désavoue le rapport de la Commission qui avait conclu au maintien des règles. Cette victoire de Gorrie va faire de lui le symbole d’une justice « for the poor black ». En 1891, ses adversaires saisissent l’opportunité de ce qu’un juge du bench, Cook, est perçu comme ivrogne, pour déclencher une enquête. Une commission vient d’Angleterre avec pour charge de se prononcer sur Cook et sur « la manière dont la justice est rendue ». Et la commission met en cause Gorrie, l’accusant de « négliger les règles positives de droit et de pratique et établissant des usages conduisant à de graves dysfonctionnements ». Quelques irrégularités sont retenues pour quelques affaires : quelques plaignants étaient connus du juge, il a accordé in forma pauperis sans les préliminaires nécessaires conformes aux règles de la Cour,

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y compris en sachant que ceux à qui il l’accordait ne pourraient pas fournir la preuve de leur pauvreté, ne fait pas payer les taxes à certains, use d’un « intemperate conduct and language in court ». La commission jugera que le « first duty of judges as of other citizens is to obey the law »… et que les charges « of perverse disregard of the facts of the case and of law » sont bien fondées. La commission ne retient contre Gorrie aucun motif personnel sinon qu’il a été poussé par un « desire to do justice » mais l’administration de la justice dans une colonie ne peut pas être placé « on a satisfactory footing »… qu’il faut que la justice soient rendues pour toutes les classes qui doivent avoir confiance et cette confiance n’existe pas maintenant… alors que son besoin est bien fondé ». Il veut aller se défendre au Colonial Office et au Privy Council, prend un congé pour santé, de toutes façons suspendu jusqu’à la décision que rendra « the Highest authority »… il meurt en 1892… Conclusion La persuasion dans les colonies accuse des traits pour le moins originaux. Certes on y retrouve les outils bien connus, en usage en métropole, partagée qu’elle est entre les hésitations qui peuvent habiter le juge, l’acharnement dont peuvent faire preuve les justiciables, l’habileté des avocats et les nombreuses circonstances qui peuvent aider à nuancer la décision. Mais, sauf à imaginer des juges sensibles à l’idée de classe, on peut estimer que l’homogénéité de la société en atténue les effets, sans que des tensions particulières se manifestent de manière forte. Le droit, en outre, y est suffisamment fixé pour que le juge, s’appuyant sur lui, joue efficacement son rôle d’interprète. Mais dans les territoires colonisés, la persuasion accuse aussi d’autres traits. D’une part, les incertitudes tenant au droit offrent aux justiciables un champ relativement ouvert de discussion. En effet, dans les possessions britanniques, si l’on s’en tient aux principes, il est de règle que le droit colonial a retenu qu’ont été introduits « les principes de la common law », les doctrines de l’équité ainsi que les « statutes » d’application générale qui sont en vigueur en Angleterre ». Mais ces lois et principes ont été modifiés, par exemple celles qui concernent la preuve ou la procédure, pour s’adapter aux conditions locales, ce qui s’est fait très souvent. Mais, en même temps, que nulle part ailleurs un tel droit n’a été autant codifié que le droit colonial, nulle part non plus il n’a conduit a autant de difficultés d’interprétation, en particulier toujours pour les lois de procédure et de preuve, abondantes pour les colonies et pourtant parfois obscures de sorte qu’il est admis que le juge peut rechercher « l’esprit » des principes généraux et des doctrines de la common law… D’autre part, la question du jury pose également, entre les communautés et pour leurs relations, une autre occasion de contestation. Le procès par jury a été introduit très vite après l’établissement de l’administration coloniale dans les colonies et en particulier après l’English Jury Act de 1870. Il faut que le jureur ait plus de 21 ans et moins de 60 ans, qu’il soit capable de parler et de comprendre la langue anglaise et qu’il ne soit pas infirme de corps et d’esprit ou interdit pour d’autre raison juridique (comme failli, par

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exemple). Mais beaucoup de cas qui, en Angleterre, relèvent d’un juge et d’un jury relèvent seulement dans les colonies d’un « magistrate »… ou d’un juge sans jury. Les raisons avancées, pour qu’un jury fonctionne, sont la « prevalence of literacy among the people », l’homogénéité sociale et culturelle des communautés, l’absolue impartialité du jury obtenue par la relation impersonnelle avec l’accusé. L’acceptation par le juge ou son refus, le choix qu’il peut faire de préférer des assesseurs qu’il choisit lui-même, peut donc déboucher, dans un procès, sur des issues très différentes. C’est une occasion de débat supplémentaire et par conséquent une occasion supplémentaire de contestations. Enfin de multiples raisons sociologiques tenant à la démographie, à l’histoire de la région, aux modes de production, aux mentalités… peuvent interférer dans les procès qui opposent des justiciables appartenant à deux communautés différentes. Il ne s’agit plus seulement alors de persuader le juge mais de faire en sorte qu’il épouse des mentalités, qu’il soutienne une communauté contre l’autre, dans une approche passionnelle. S’ouvre alors la porte de tous les abus : pressions que fait une population pour que l’emporte ses préjugés, mais également utilisations que fait l’autre communauté qui se « victimise », autant d’attitudes qui placent les juges en situation d’oublier que chaque cas est unique. C’est sans doute la leçon qu’il faut tirer de ces cas pour lesquels le juge opte pour une démarche collective, se lançant dans l’arène, luttant avec les journaux, oubliant l’écoute individuelle. Refusant d’être artisan d’un ordre collectif, il devient à l’opposé acteur d’une mission dont il s’investit, parce qu’il voit, selon lui, le législateur trop peu présent, les autorités trop complices, les dommages trop criants, les injustices trop fréquentes. Il s’expose alors à être accusé de pervertir la fonction de juger et de manquer à un des principes les plus souvent répétés de la justice anglaise : « il ne suffit pas que la justice soit rendue ; il faut qu’elle soit vue être rendue ». Dans le même temps, il contribue à poser une question mal résolue : la situation coloniale qui peut manifester une recherche de justice permet-elle vraiment de faire que la justice rendue soit juste ?

Convaincre par l’écrit : La force des documents* Par Mathias Schmoeckel I. Introduction L’art de persuasion divise le champ des preuves en deux catégories. Avec certaines preuves, il faut argumenter sur leur crédibilité, d’autres preuves sont valables sans discussion. L’exemple d’un raisonnement nécessaire est la véracité du témoin. Par contre, on ne discute pas une preuve par ADN. Tous les indices élaborés par la criminalistique médico-légale et introduits au tribunal sont automatiquement valables : le cheveu de l’accusé trouvé à l’endroit du meurtre prouve sa présence ; il ne faut plus la discuter. Apparemment, le teste d’ADN ne ment pas. Il faut tout de même avouer la possibilité d’une erreur du médecin, dans le cas où cela serait commis par négligence. De cette manière, l’exclusion de discussion n’est pas une nécessité mais dépend d’une évaluation générale, c’est-à-dire de la culture. Dans ce cas donné, il démontre à quel degré une société se fie aux sciences et à ses résultats. Dans le Ius Commune, qui n’admettait pas de preuves par indices dans les cas graves, la confession était le fondement le plus important pour les sentences1. Cette force particulière amena Johann Samuel Friedrich Boehmer, un juriste allemand du XVIIIe siècle, à déclarer la confession comme « reine de la preuve »2. On peut même se poser la question s’il y avait la possibilité d’argumenter sur la crédibilité d’une confession. Parfois, les juges et les auteurs ne se sont pas souciés de la véracité de la confession, mais ils donnaient l’idée d’un automatisme de la * Une version allemande plus annotée sera publiée parmis les mélanges en honneur de M. Knut Wolfgang Nörr, ZRG KA 127 (2010). Je remercie beaucoup stud.jur. Sarah Riedo pour la correction de la version française. 1 Cf. Gerd Kleinheyer, Zur Rolle des Geständnisses im Strafverfahren des späten Mittelalters und der frühen Neuzeit, dans: A. Hollerbach (Ed.), Beiträge zur Rechtsgeschichte. Gedächtnisschrift für Hermann Conrad, (Rechts- und Staatswiss. Veröffentlichungen der GörresGesellschaft), Paderborn etc. 1979, pp. 367 – 384, pp. 377 sqq.; concernant la notoriété v. Mathias Schmoeckel, Excessus notorius examinatione non indiget. Die Entstehung der Lehre der Notorietät, dans: O. Condorelli (Ed.), Panta rei. Studi in onore di Manlio Bellomo, Catania 2004, t. 5, pp. 133 – 163 = Rivista Internazionale di Diritto comune 14 (2003 [2005]), pp. 155 – 188. 2 Johann Samuel Fridericus Boehmer, Observationes selectae ad Bened. Carpzovii JC Practicam Novam Rerum Criminalium imperialem saxonicam, Frankfurt a.M. 1759, q. 114, p. 49: ,,Superest nobilissima species, & quae regina probationum dicitur, confessio delinquentis propria, sive quod ultro, sive quod per tormenta elicita fuerit.”

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confession à la condamnation. La notoriété renforçait surtout cette impression, car après une confession, la condamnation n’était considérée plus que comme déclaratoire3. Ce n’est que quand la notoriété se perdit au cours des Temps Modernes, que la confession devint une preuve au sens propre. Mais dans tout les cas, l’évaluation de la confession dépendait seulement du juge, surtout quand il avait torturé l’accusé personellement. De cette manière, il était quasiment impossible de discuter avec les juges sur la crédibilité de la confession. J’en déduis deux catégories de preuves : il y a des preuves, même des preuves très concluantes comme les témoins, sur lesquelles il faut discuter pour établir leur valeur. Mais, on trouve également des preuves sur lesquelles toute discussion est exclue. Vu son effet sur le procès, cette dernière catégorie est la plus forte, parce qu’elle influence le jugement sans que les juges ou les parties puissent diminuer sa portée par discussion. Dans cette perspective, j’aimerais bien discuter avec vous de la force probante des documents dans le droit du Moyen-âge4 et dans celui des Temps Modernes. Quant aux Temps Modernes, il est nécessaire de se concentrer sur quelques pays. J’ai choisi l’Italie vue la position importante des auteurs de Jules Clare jusqu’au Mascard, Menochius et Farinacci. En outre, l’Histoire française qui est déjà assez bien connue. Enfin pour terminer, le droit saxon, souvent un peu plus moderne en Allemagne grâce à l’influence de la Réforme protestante. Il servira comme critère de comparaison. Jean-Philippe Lévy dessinait dans sa thèse de 1939 un portrait qui montrait la faiblesse des documents comme preuves5. Il citait l’adage répandu aux temps des glossateurs, disant qu’il fallait mieux croire la voix vivante d’un témoin que la voix morte d’un instrument6. Chez les commentateurs, l’étonnement sur ce moyen de preuve semblait même plus fort, parce qu’on répétait souvent l’adage que la preuve par la peau d’une bête morte serait quasiment un miracle juridique7. Pour Lévy, ces 3

Cf. Kleinheyer (n. 1), pp. 377 sqq.; Schmoeckel (n. 1), pp. 133 – 163. Peter Landau, Die Anfänge der Prozessrechtswissenschaft in der Kanonistik des 12. Jahrhunderts, dans : O. Condorelli/F. Roumy/M. Schmoeckel, Der Einfluss des kanonischen Rechts auf die europäische Rechtskultur, t. 1, Cologne/Weimar/Vienne 2009. 5 Jean-Philippe Levy, La hiérarchie des preuves, Paris 1939, p. 86. 6 Rodoicus Modicipassus, Ordo „Olim edebatur“, dans: G. Tamassia/G. Palmieri, Scripta anecdota glossatorum, t. 2, Bologna 1892, pp. 213 – 248, § 375, p. 236, Bernardus Papiensis, Summa decretalium, ed. Th. Laspeyres, Regensburg 1860 réimpr. Graz 1956, II.13, 45 : „quia constat vocem vivam mortua digniorum“; cf. aussi les références chez Levy (n. 5), p. 88 concernant Otho Papiensis et Placentine. 7 Innocent IV., Comm. ad X 2.22.15 n.1, fol. 279vb/ 280ra; cf. Lévy (n. 5), p. 102. V. aussi Antonius De Butrio, Tractatus de notorio, dans: Tractatus universi iuris, Venice 1584, t. IV, fol. 50 sqq., art.1 n.11, fol. 50va: „Instrumenti probatio est mere positivi iuris miraculo et iuris artificio introducta.”; Panormitanus, Comm. ad X 2.22.10 n.13, fol.121ra: „quod probatio per instrumentum est supernaturalis, et contra ius, ut credatur [dans le texte: crescatur] pelli animalis mortui. Sed probatio, quae fit per duos testes, est naturalis secundum ius divinum et humanum: ergo haec est praeferenda.” 4

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deux phrases courantes de l’époque démontraient le méfis général des juristes face aux documents8. Doutant de la crédibilité d’un témoin, le juge pouvait contrôler ses réactions lors de son témoignage. Toute hésitation ou rougissement pouvaient trahir ses émotions et cela aidait à déterminer la crédibilité du témoignage. Par contre, cette déposition sous forme écrite ne pouvait plus être mise en doute. Moins négative, la thèse d’Yves Mausen attestait aux documents face aux témoins une certaine égalité9. Aujourd’hui, j’aimerais vous convaincre de la force probante d’un document, nettement supérieure non seulement aux témoins, mais aussi aux autres moyens de preuves du droit commun. Concentrons-nous sur la force probante des documents. Tous les problèmes du contenu d’un document, de sa rédaction et de toute autre participation nécessaire à l’édification du document doivent être laissés de côté. Cependant, un défaut dans ces présuppositions rendait tout de même le document nul. De cette manière, ces défauts étaient importants pour contester la validité d’un instrument. En outre, il fallut introduire la distinction entre « instruments publics » et « privés ». Les instruments publics sont des documents avec une certification ou une authentification par une autorité publique, par exemple un notaire. Par contre, les documents privés sont des écrits d’une ou plusieurs partie(s)10. Une certaine irritation était provoquée par le fait qu’un instrument signé par trois témoins était considéré comme « public », mais pour autant que les trois témoins vivaient encore11. Quand la mort laissait moins de trois témoins vivants, ce document n’était plus qu’un instrument privé12. Mais ce problème s’est perdu au fil du temps. Afin de grouper les sources, je commencerai avec les « ordres judiciaires » jusqu’à Guillaume Durand. En suite, je discuterai des contributions des canonistes, pour conclure avec la tradition des légistes. II. Moyen Âge 1. Les ordres L’ordre « Tractaturi de iudicii » de Walter de Coutances, écrit à Paris vers 1165/ 613, utilise le terme « public » au sens large : tous les écrits du juge étaient aussi 8

Levy (n. 5), p. 103 sq. Yves Mausen, Veritatis adiutor. La procédure du témoinage dans le droit savant et la pratique française (XIIe–XIVe siècles), Milan 2006, pp. 711 ssq. 10 Tancred de Bologne, Ordo iudiciarius, ed. F.C. Bergmann, Göttingen 1842 réimpr. Aalen 1965, III.13: De exhibitione instrumentorum et fide ipsorum, § 2, p. 248 ssq. V. aussi Winfried Trusen, Zur Urkundenlehre der mittelalterlichen Jurisprudenz, dans: P. Classen (Ed.), Recht und Schrift im Mittelalter, Sigmaringen 1977, pp. 197 – 219, 206 sqq. 11 Cf. Trusen (n. 10), p. 209. 12 Trusen (n. 10), p. 209. 13 En suivant la datation de Landau, Die Anfänge der Prozessrechtswissenschaft (n. 4), pp. 7 – 23. 9

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publics que les documents du notaire qui travaillait à ses cotés14. Un tel écrit s’appelait « instrumentum publicum et forense »15. Déjà ici, la collaboration d’un notaire aux côtés du juge était considérée comme normale et même nécessaire16; un tribunal ne fonctionnait pas sans son tabellion. Cependant, si un notaire travaillait régulièrement dans les cités d’Italie septentrionale, les documents n’étaient plus rares, inouïs ou même douteux, mais des phénomènes quotidiens. Est-ce que les juristes se méfiaient d’une chose habituelle ou est-ce que l’adage de la prévalence de la voix vivante résultait d’une tradition ancienne dans la pratique des cours ? Peut-être, aimait-on juste cette belle expression, tirée de la Novelle 76 c.3, qu’on ne pouvait pas omettre. On trouve souvent cette citation dans les chapitres sur les témoins ; quand les auteurs discutaient des documents, cette phrase était oubliée. Walter de Coutances la cite pour conclure que les témoins sont seulement plus convaincants que le document, quand tous les témoins d’un contrat contredisent l’instrument. Au fond, sa position était très en faveur du document. Vers 1180, Rodoicus Modicipassus, dans son ordre « Olim edebatur », répétait cette fameuse phrase mais admettait en même temps que témoins et documents avaient la même force probante, surtout quand un juge avait certifié l’instrument17. On trouve cette position aussi chez d’autres auteurs comme Damasus18. Par contre, on trouve l’opinion de Lanfranc de Crema qui ne voulait pas accepter de mettre en doute un instrument public, sauf quand il pouvait être considéré comme suspect19 – cette opinion de Lanfranc fut encore rejetée par la majorité des juristes de l’époque20. Il faut admettre qu’Innocent III – qui se trompait dans quelques las spectaculaire sur l’authenticité d’un document – préférait la preuve par témoins21. Dans la décrétale « Cum Ioannes Eremitae » la déposition des témoins s’imposait contre la preuve écrite de l’autre partie22. Mais cette autorité était moins influente que le pensait Lévy. Avec Tancrède de Bologne, on retrouve l’opinion de Lanfranc de Crema, que certains instruments sont toujours concluants sans discussion23. 14 Walter de Coutances, Tractaturi de iudiciis, ed. K. Gross, Incerti auctoris ordo iudiciariu, pars prima, Innsbruck 1870, pp. 87 – 158, 123 c. 14. 15 Walter de Coutances (n. 14), § 3, p. 124. 16 Cf. Trusen (n. 10), p. 208. 17 Modicipassus, „Olim edebatur“,(n. 6), § 375, p. 236. 18 Damasus, Summa de ordine iudiciario, ed. L. Wahrmund (Quellen zur Geschichte des römisch-kanonischen Processes im Mittelalter, t. II.1), Innsbruck 1926, c. 58, p. 42: „Parem enim vim habent testes cum instrumentis“. 19 Ioannes Andreae, Glose marginale dans Gl. Ord. ad X 2.22.10, Venice 1572, fol. 471a. 20 Hans-Peter Glöckner, Cogitationis poenam nemo patitur (D. 48.19.18), Francfort-sur-leMain 1989, p. 113 sq. 21 X 2.22.10 (Innocence III., a. 1206 – 1209, Po 3872, 4Comp 2.8 un). 22 Cf. Mausen (n. 9), p. 728 sq., Levy (n. 5), p. 89. 23 Tancrede de Bologne (n. 10), III.13, § 5, p. 253.

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« Solis publicis instrumentis vel alio modo authenticatis, prout superius dictum est, vel privatis, in casibus supra dictis, fides adhibenda est sine aliquo alio adminiculo, dummodo instrumentum illud appareat sine vituperatione, rasura vel cancellatura, quae possint suspicionem inducere. »

Le document autorisé, sans manipulations évidentes, formait désormais une preuve prouvée. Seulement un rasage du parchemin ou une rature visible autorisait dorénavant le juge et l’adversaire de le mettre en doute. Certes, il y avait une vive discussion sur l’étendue de cette position : était-il suffisant que le témoin de l’instrument mette l’instrument et son contenu en doute ou avait-on besoin de deux, trois ou quatre témoins24 ? Cette question classique fut présentée surtout par Bartholomaeus Brixiensis dans ses « Quaestiones dominicales »25. C’est une controverse fameuse dans laquelle quelques auteurs étaient en faveur de la preuve testimoniale, d’autres par contre se montraient comme partisans des documents. Si l’une des parties produisait la preuve de deux témoins valables et que l’autre partie disposait d’un instrument public, le juge avait selon Tancrède le droit de choisir26 – l’arbitrium iudicis : « in hoc casu discretus iudex considerare debet, quod eorum magis conveniat naturae negotii et quod magis verisimile videtur, et secundum illud sententiam proferat. »

Dans ce cas, il s’agissait d’une question familiaire. Les témoins étaient plus concluants, par contre avec les contrats et les faits passés depuis longtemps, les instruments devaient être préférés. Guillaume Durand affirmait la crédibilité des instruments publics sans réexamen27. Seule sa manipulation autorisait à en douter28. Même si la doctrine admettait une force probante égale entre les deux moyens de preuve, le document était beaucoup plus sûr que le témoignage, car l’adversaire pouvait toujours mettre en doute le témoin, par son art de persuasion. 2. Le droit canonique Innocent IV chercha à trouver les raisons de la crédibilité des documents. Il souligna l’importance de la formalité du cachet utilisé par le juge et surtout par les notaires. Ainsi, il n’était plus important de savoir si le juge, le notaire ou les témoins 24

Cf. Tancrede de Bologne (n. 10), III.13, § 6, pp. 254 sq. Guillaume Durand, Speculum iudiciale, Bâle 1574, réimpr. Aalen 1975, II.II De instrumentorum editione, § 8 Restat n. 10, p. 657. L’expression („quaestio dominicalis“) provient de Bartholomaeus Brixiensis, Aurei quaestiones dominicales ac venerabiles nec non brocardica, Venice 1508, dans: Secundum volumen Tractatorum diuersorum, fol. 53r-79v, q. 47, fol. 62ra. 26 Tancrede de Bologne (n. 10), III.13, § 6, p. 255. 27 Guillaume Durand (n. 15), II.II De instrumentorum editione, § 8 Restat n. 1 f, p. 656. 28 Guillaume Durand (n. 15), II.II De instrumentorum editione, § 8 Restat n. 1 f, p. 656. 25

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du document étaient encore vivants ou non29. La combinaison de la position publique de celui qui apposait les scellés au document et de la formalité était décisive pour lui30. Selon Innocent, on pouvait s’opposer au document seulement si tous les témoins vivaient encore et contestaient son contenu31. Dans ce cas, il incombait à d’autres témoins de prouver la vérité de l’objet. Si un témoin voulait nier sa présence lors de la fabrication du document, il avait besoin des preuves luce clarior, sinon le document restait valable32. De cette manière, on pouvait plutôt nier la présence des témoins lors de l’acte authentique que la véracité du contenu. C’était juste la durabilité de l’instrument qui contribuait à son valeur, parce que les témoins pouvaient changer le contenu et l’articulation de ses dispositions33. « magis secura & indubitata est probatio scripturae, quae immutari non potest, quin appareat. Sed lingua testium satis mutabilis, & labilis est. »

Apparemment, l’objet de son argumentation était de prouver que la force probante du document était supérieure face aux témoins. Innocent influença beaucoup les autres canonistes de l’époque. Hostiensis se concentra également sur l’autorité du juge et du notaire, à laquelle selon lui participaient les documents issues. Afin de prouver le contenu d’un instrument faux, il exigeait au moins trois témoins – pour montrer que cela était plus important34 – Comparé aux deux témoins nécessaires pour une preuve pleine – preuve normale – la contradiction du document était plus difficile. Jean d’Andrée suiva plus clairement Innocent IV, parce qu’il trouvait le souvenir humain faible et la tradition documentaire beaucoup plus certaine et efficace35: « melior & efficatior, & securior est probatio scripturae, quam testium; hac scilicet quia tenor scripturae omnino certus est, quia scriptus, nec de facili immutari potest […] sed lingua testium satis est mutabilis, & uariabilis, memoria hominis labilis ».

Pour Jean d’Andrée, le document était plus durable et stable, parce que l’instrument restait le même, tandis que les témoins pouvaient modifier leurs dépositions et leur mémoire pouvait changer. Chaque document comportait, selon lui, la présomption de vérité et surtout de l’assistance des témoins nommés dans 29

Innocence IV., Commentaria super libros quinque Decretalium, Francfort-sur-le-Main 1570 réimpr. Ann Arbour 2008, à X 2.22.1 n. 2, p. 273v, à X 2.22.2 n. 1, p. 274v. 30 Innoncence IV. (n. 19), Commentaria à X. 2.22.7 n. 2, p. 277r. 31 Innoncence IV. (n. 19), Commentaria à X. 2.22.7 n. 2, p. 278r. 32 Innoncence IV. (n. 19), Commentaria à X. 2.22.7 n. 2, p. 278v. 33 Innoncence IV. (n. 19), Commentaria à X. 2.22.7 n. 2, p. 278v. 34 Hostiensis, Lectura, Venice 1581 réimpr. Turin 1965, à X 2.22.10 n. 10, fol. 118ra; cf. Mausen (n. 9), p. 741 sqq. concernant la Glose et sa réception. 35 Ioannes Andreae, In secundum decretalium librum novella commentaria, Francfort-surle-Main 1581 réimpr. Goldbach 1997, à X 2.22.10 n. 9, fol. 171va.

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l’instrument36. On devrait toujours interpréter en faveur de sa validité37. De cette manière, on ne pourrait jamais dire que la voix vivante est meilleure comparé à la voix morte38. 3. Le droit civil La prévalence du document sur les témoins devena encore plus claire grâce aux légistes. Pourtant, Azzon attesta encore de l’équivalence entre témoin et document39, et suivant la Glose Bartole, refusa d’attribuer au notaire un rôle plus grand que celui du témoin40. Mais il voula suivre l’opinion de Niccolò de Mattarellis qui voulait laisser la décision en tous cas au juge. Cela signifiait une fin à la tentative de trouver quelques règles fixes de prévalence. Pourtant, comme le personnage du notaire doit être honnête et digne de foi comme celle du juge, Bartole en déduisit qu’en cas de doute le juge devait décider avec le document : « in dubio statur instrumento »41.

Balde suiva l’influence d’Innocent IV plus clairement que Bartole encore, en le répétant quelques foix par la voie du Speculum. Selon lui, le notaire comme servus publicus formait une autorité42 dont les documents avaient une crédibilité même supérieure aux documents scellés43. 4. La formation du notaire Ainsi, on voit dès les premiers ordres, une tendance claire à ranger le document au-dessus du témoin. Les attestations citées par Lévy étaient de beaux adages qui, peut-être grâce à leur célébrité, ne pouvaient pas manquer. Mais depuis la fin du 12ième siècle, le notaire était présent dans les fores italiens et ses documents étaient fréquents dans le commerce. Le 4ème concile du Latran de 1215 prévoyait que dans tous les tribunaux, deux notaires devaient authentifier les actes juridiques44. Cela nous mena à constater l’existence et l’importance croissante des archives des

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Ioannes Andreae (n. 35), à X 2.22.10 n. 7, fol. 171rb. Ioannes Andreae (n. 35), à X 2.22.10 n. 7, fol. 171rb: « imò in dubio, ut ualeat, est benigna interpretatio facienda. » 38 Ioannes Andreae (n. 35), à X 2.22.10 n. 7, fol. 171rb. 39 Azzon, Lectura super codicem (Corpus Glossatorum Juris civilis, 3), Paris 1577 réimpr. Turin 1966, à C. 4.21.15, p. 295. 40 Bartole, Commentaria ad C. 4.21.15 n. 2, s. l. 1520 réimpr. Rome 1996, n. 14 fol. 151rb. 41 Bartole (n. 40), fol. 151ra. 42 Balde, Ad tres priores libros decertalium commentaria, Lyon 1585 réimpr. Aalen 1970, à X 2.22.1. n. 4, fol. 212rb. 43 Balde (n. 42), à X 2.22.2 n. 2, fol. 212vb. 44 Trusen (n. 10), p. 208. 37

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tribunaux45. Plus important encore, on avait les archives municipales et les archives des notaires avec lesquelles on pouvait certifier l’existence et le contenu des documents46. Au nord des Alpes, l’usage de l’écrit devenait également fréquent47. A la fin du 13 siècle, on trouve une règle générale mise en vers. Il fallait noter tous les événements pour empêcher de les oublier. Ainsi, il fallait dresser les documents et y apposer les scellés. Cela imposait un risque de falsification, surtout si on inventait des témoins qui n’avaient jamais participé à un tel acte48. Pour cette raison, on aggrava les peines pour les notaires en cas de fraude49. De plus, on leur demanda de jurer leur allégeance. On exigeait un serment promissoire50. Les notaires papales étaient obligés d’indiquer tous les documents faux trouvés dans leur office. Comme ça, on pouvait commencer à développer une foi publique dans les actes notariés51. ème

Même les premiers ordres traitaient les documents comme un moyen de preuve très respecté. Mais avec le temps, ce prestige augmenta encore. Avec Innocent IV, on constata que les juristes donnaient une présomption en faveur du document. Cette règle était importante : si le juge devait se fier au document en cas de doute, celui-ci constituait une autorité supérieure face au témoignage. Les historiens discutaient de la force probante des documents vis-à-vis du nombre nécessaire de témoins pour contredire les instruments. Comme on avait besoin au moins de 3 ou 4 témoins pour démentir un instrument, cela nous amena, à mon avis, aussi à admettre la supériorité du document comme preuve. 45 Trusen (n. 10), p. 210; Gigliola Di Renzo Villata, Per una storia del notariato nell’Italia centro-settentrionale, dans: M. Schmoeckel/W. Schubert (Ed.), Handbuch zur Geschichte des Notariats der europäischen Traditionen, Baden-Baden 2009, pp. 15 – 64, 24. 46 Cf. Petra Koch, Die Archivierung kommunaler Bücher in den ober- und mittelitalienischen Städten im 13. und frühen 14. Jahrhundert, dans: H. Keller/Th. Behrmann (Ed.), Kommunales Schriftgut in Oberitalien. Formen, Funktionen, Überlieferung, Munich 1995, pp. 19 – 69, 66 sq. 47 Cf. Jan A. Van Houtte, dans: H. Kellenbenz (Ed.), Handbuch der europäischen Wirtschafts- und Sozialgeschichte, t. 2, Stuttgart 1980, p. 94; Gerhard Dilcher, Oralität, Verschriftlichung und Wandlungen der Normstruktur in den Stadtrechten des 12. und 13. Jahrhunderts, dans: H. Keller etc. (Ed.), Pragmatische Schriftlichkeit im Mittelalter. Erscheinungsformen und Entwicklungsstufen, Munich 1992, pp. 9 – 19; Tobias Herrmann, Anfänge kommunaler Schriftlichkeit, Siegburg 2006, pp. 354; Simon Teuscher, Erzähltes Recht. Lokale Herrschaft, Verschriftlichung und Traditionsbildung im Spätmittelalter, Francfort-surle-Main/New York 2007, pp. 308, 316. 48 Cf. les exemples dans Harry Breslau, Handbuch der Urkundenlehre für Deutschland und Italien, t. 1, Leipzig 1912, pp. 16 sqq. 49 Tilman Schmidt, Der ungetreue Notar, dans: Fälschungen im Mittelalter, t. II, Hanovre 1988, pp. 691 – 711, 698 sq.; Di Renzo Villata (n. 45), p. 25. 50 Tilman Schmidt (n. 49), pp. 698 sq. 51 Cf. Manlio Bellomo, Notarius in suo officio delinquens. Ricerca su un testo inedito di Guillaume de Ferrières e Betrand de Déaux, dans: Siculorum gymnasium n. s. 31 (1978), pp. 213 – 223.

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Si on se souvient de l’ars persuasonis nécessaire quant aux témoins, la vraie force des documents devenait claire. Ce troisième argument me semble le plus fort : comme il fallait constater la crédibilité de la personne du témoin et sa déposition, la valeur du témoignage pouvait bien être mise en doute par l’adversaire. La rhétorique pouvait être très utile en ces cas. Par contre, le document, autant qu’on ne trouvait pas de trace d’une manipulation, constituait une preuve prouvée, quasi irréprochable et décisive. Ici, on n’avait pas la chance de nier ou de diminuer sa force probante à l’aide de l’art de persuasion. III. Temps Modernes 1. L’Italie L’étude des autorités italiennes sur le droit de la preuve aux Temps Modernes semble plutôt un échec. On ne trouva que rarement des explications sur la force probante des documents. Jule Clare n’en dit pratiquement rien52, sauf dans le contexte de la falsification. Chez Mascard, on trouve par contre une décision claire : « Crimen probari non potest per instrumentum »53

Il s’agit surtout de l’aspect du praticien. Apparemment, ces auteurs de la pratique criminelle n’étaient pas intéressés par les documents. On peut supposer qu’ils ne jouaient pas un grand rôle devant les fors criminels54. Avant la naissance de la criminalité commis en col blanc, les documents servaient peu dans les cas d’homicide ou de vol. Mais, si on ramasse toutes les constatations sur les documents, comme l’a fait Jodocus Stimpel dans son « Compendium Mascardi », on peut fabriquer une autre vision de la preuve par documents : si ceux-ci sont confirmés par le notaire et scellés, ils ont une crédibilité supérieure. Aussi, en Italie, ils étaient considérés comme preuves prouvées, comme l’affirme Menochius55 : « Instrumentum publicum dicitur probatio clara & probata »

Les règles juridiques n’avaient pas beaucoup changées, mais ces praticiens la perdaient un peu de vue à cause de la focalisation sur la pratique criminelle.

52

On ne trouve que la phrase : « delicta non potest probari per instrumentum » : Iulius Clarus, Liber Quintus siue practica criminalis, Venice 1640 réimpr. Goldbach 1996, lib. 5 §.fin. q. 54, p. 455 n. 1. 53 Josephus Mascardus, De probationibus, Francfort-sur-le-Main 1619, t. 1, concl. 461 n. 1, p. 458, v. aussi concl. 500 n. 1, p. 494 : « Delictum regulariter per instrumentum non probetur ». 54 Cf. Mascardus (n. 53), concl. 461 n. 4, p. 458: „nullo modo probetur per instrumentum“. 55 Jacobus Menochius, De praesumptionibus, conjecturis, signis, et indiciis, Genève 1724, l. 1 q. 65 n. 8, p. 81.

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2. La France Bien que Cujaz constata que témoins et documents avaient la même force probante56, on retrouve chez Domat une prévalence claire des documents : « Les preuves écrites sont les plus fortes »57

L’histoire législative de la France est déjà assez bien connue. En 1453, une ordonnance exigeait une accusation, c’est-à-dire un procès criminel pour contester la validité d’un acte notarial. De cette manière, il était impossible de le mettre en doute lors d’un procès civil. Il fallait toujours une sentence criminelle sur la falsification alléguée. L’ordonnance de Moulins de 1566 interdisait, dans son art. 53, toutes les preuves contraires à un document. Tous les contrats dont la valeur surpassait 100 livres devaient être documentés. Désormais, dans les procès civil, tous les cas importants pouvaient être prouvés par instruments. À nouveau, l’office du notaire formait la raison d’une force probante extraordinaire, comme l’affirme Jousse. Pour Merlin, le notaire était devenu un « officier public », en lequel il fallait avoir confiance58. On voit la tradition du droit commun, mais on voit également la législation française qui trouva un moyen pour assurer les preuves dans un négoce important. En même temps, la nécessité de la documentation rendait obligatoire les aides du notaire. Tout ce qui était aussi important pour les individuels devait être assuré et confirmé par l’autorité. Pour l’Etat, c’était un moyen efficace de contrôler les affaires privées et le commerce. 3. La Saxe Les auteurs sur le Reichskammergericht comme Mynsinger59 et Gaill60 confirment la réception du Ius Commune aussi dans l’Empire. Cela vaut également pour 56

229. 57

Jacques Cujaz, Opera omnia, in decem tomos distributa, t. 2, Naples 1758, à C. 4.21, p.

Jean Domat, Les Loix civiles dans leur ordre naturel, Paris 1756, III. tit. VI. sect. II, p. 248 ; v. aussi p. 249. Cf. en outre Laurent-Henri Vignaud, Le conseiller Peiresc (1580 – 1637) et les témoignages sur le « monstre marin » de Belle-Île : pratiques savantes et habitudes judiciaires en regard les unes des autres, dans : B. Garnot (Ed.), Les témoins devant la justice. Une histoire des statuts et des comportements, Paris 2003, pp. 297 – 307, 302. 58 Philippe Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e edition Bruxelles 1825, t. 2, art. Authentique (acte), pp. 165 – 167, 165 : « La raison pour laquelle on prend une confiance particulière aux actes émanant d’un officier public, c’est parce qu’il est reconnu pour un homme de probité, incapable de rien certifier qui ne soit conforme à la plus exacte vérité ; et cette confiance est fondée sur ce que le souverain, appréciateur du mérite et du talent de ses sujets ne lui aurait point donné d’emploi dans l’ordre public, s’il n’avait eu un témoignage de ses mœurs et de sa capacité ; témoignage qui se fortifie encore par le serment qui précède sa réception. » 59 Joachim Mynsinger À Frundeck, Singularium observationum imperialis camerai centurae VI, Wittenberg 1658, cent. 4 obs. 74, p. 345.

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la Saxe. Mais dans ce cas, les auteurs protestants différaient considérablement dans la description de la matière. Cela commenca avec le déclin de la différence entre instrument public et privées. Tous les actes étaient regardés comme preuves supérieures. Le cas principal était constitué par les livres paroissiaux, dans lesquels les pasteurs inscrivaient toutes les naissances, mariages et morts. Ces « Kirchenbücher » formaient un mémoire public61, bien que le pasteur ne fut pas considéré comme représentant du prince. Non seulement les documents issus d’un notaire, d’un juge ou d’un autre représentant du souverain étaient regardés comme instruments publics, mais aussi toutes les affirmations issues par les curés. En plus, on attribuait même au brevet du commerçant une force probante supérieure62, ceci pouvait servir comme moyen de preuve dans tous les cas commerciaux. On affirma cette position aussi aux marchands juifs, bien qu’il ne s’agissait que d’une probatio semiplena ici63. On trouva partout des archives, chez les autorités comme chez les individuels auxquels on attribuait un grand respect64. C’était plus qu’un goût de la vie ordonnée et documentée. Cela constituait un moyen pour le souverain d’organiser et de contrôler son pays. De même, les sujets trouvaient dans cet exemple la manière de conduire les affaires domestiques. De cette manière, on trouva un respect profond pour le document dans la Saxe. Pour Matthäus Wesenbeck à la fin du 16ième siècle, le document portait en soi la présomption d’être vrai, conforme aux formalités et complet65. « Magis enim tùm creditur instrumento, quam testibus instrumentariis, [Iul. Clar. in pract. Crim. §.falsum. 15&53 n.17]. Cùm instrumentum sit probatio probata & non probanda, […]. »

En bref, « lettres passent témoins » ou en allemand : « Briefe sind besser als Zeugen »66, cela décrivait bien le droit de la France et de l’Allemagne protestante. Un bref regard sur la Bavière de Kreittmayr confirme que cette position saxonne

60

Andreas Gaill, Practicarum observationum deß Hochlöblichen Cammer=Gerichts, Munich 1673, II obs. 71 n. 1, p. 252. 61 Justus Henning Boehmer, Ius ecclesiasticum protestantium, t. 1, Halle-sur-la-Saale 1738, à X 2.22, § III, p. 1243, § VII, p. 1246, § II, p. 1242. 62 Boehmer (n. 61), à X 2.22, § X, p. 1252. 63 Boehmer (n. 61), à X 2.22, § X, p. 1252. 64 Boehmer (n. 61), à X 2.22, § III, p. 1243, § VII, p. 1246, § II, p. 1242. 65 Matthäus Wesenbeck, In Pandectas iuris civilis et Codicis Iustinianei libros Commentarij: olim Paratitla dicti, Francfort-sur-le-Main 1619, à D. 22.6 De fide instrumentorum (tit. IV C. 4.21) n. 6, p. 514. 66 Johann Friedrich Eisenhart, Grundsätze der deutschen Rechte in Sprüchwörtern, Helmstedt 1759, p. 485.

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décrite ici ne s’y trouvait pas67. Pour Kreittmayr, comme pour Jule Clare, les documents n’aidaient pas à prouver les délits criminels68. En ce qui concerne les archives, cette nouvelle manie des archives est décrite comme typique des pays protestants, surtout luthériens. De cette manière, il n’est plus surprenant de trouver une déférence profonde pour les archives et ses documents dans la Saxe, le pays de Luther et Melanchthon. 4. L’influence de la confession Evidemment, on peut constater une influence de la religion. La Saxe luthérienne développait un respect particulier pour les archives. Du souverain au simple sujet, l’archive constituait le moyen d’organiser la vie méthodiquement, de mettre la vie en ordre69. Dans cette approche, les documents archivés servaient à prouver qu’on menait une vie immaculée et permettaient de remplir tous les offices transmis à une personne. De cette manière on voit qu’une phrase clef de Luther, « sola scriptura »70, assume une importance juridique, surtout dans le champ des documents. La comparaison avec la Bavière et l’Italie met en relief cette approche particulière. Cependant en France, l’importance grandissante des documents n’était pas due à la religion. Ici, on trouvait plutôt l’influence de la législation royale. Pour le 17ème et 18ème siècle, le système juridique français était plus systématisé à mon avis que dans les autres pays. Peut-être, peut-on dire que nulle part d’ailleurs on ne trouve une administration aussi élevée qu’en France. L’obligation de se procurer des documents ne facilitait pas seulement les procès des individuels, mais augmentait en même temps la chance du gouvernement de s’informer et enfin de contrôler le public. IV. Conclusions 1. La documentalité Ni l’importance des documents, ni la scripturalité de la culture européenne des Temps Modernes étaient nouveaux, on les avait déjà trouvés importants au MoyenÂge. On a également constaté que pour les états naissants, l’usage de l’écrit était important pour rendre son organisation plus efficace et imposante sur les sujets. 67 V. p. ex. Wiguläus Xaverius Aloysius Kreittmayr, Anmerkungen über den Codex iuris Bavarici judiciarii, Munich 1813, II § 18, p. 202. 68 Wiguläus Xaverius Aloysius Kreittmayr (n. 67), p. 202. 69 Cf. le terme allemand „Hausbücher“ dans B. Studt (Ed.), Haus- und Familienbücher in der städtischen Gesellschaft des Spätmittelalters und der Frühen Neuzeit, Cologne/Weimar/ Vienne 2007; Barbara Schmid, Das Hausbuch als literarische Gattung. Die Aufzeichnungen Johann Heinrich Wasers (1600 – 1619) und die Züricher Hausbuchüberlieferung, dans: Daphnis 34 (2005), pp. 603 – 656, 650. 70 Cf. Johannes Burkhardt, Das Reformationsjahrhundert. Deutsche Geschichte zwischen Medienrevolution und Institutionenbildung 1517 – 1617, Stuttgart 2002, pp. 47 sq.

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Pourtant, on ne décrit pas correctement cette évolution si on regarde seulement l’aspect de la suppression du peuple. Les documents servent également à gérer librement la vie et de s’armer contre une contrainte par concurrent. Celui qui s’est muni du document nécessaire gagne le procès. De cette manière, la suppression d’état est contrebalancée par la possibilité d’une libération. Plus important, cette possibilité créée par les documents favorise l’homme prudent, perspicace et bien organisé. L’avènement du document impose alors un changement d’habitude. L’homme doit s’organiser avec les moyens établis par l’Etat naissant, il doit prévoir les risques possibles et les chances réalisables avec l’aide du notaire. Toute la vie doit être gérée dans cette perspective et l’homme doit s’accorder à cette nouvelle existence. Michel Foucault, dans son cours magistral à l’Institut de France en 1979, a parlé d’un tel changement de l’homme dont le destin est désormais de se conformer à l’Etat. Il a mis en relief qu’il ne s’agissait pas seulement d’un changement de droit, de politique ou d’économie, mais qu’il s’ensuivait une modification nécessaire de l’homme même. Pour dénommer ce changement de mentalité, il parlait de la « gouvernementalité »71. Ainsi, se concentrant sur l’essor des documents, on peut parler d’une « documentalité » pour accentuer qu’il ne s’agissait pas seulement d’un changement du droit de la preuve, mais de la vie humaine et des mentalités. Ce n’est que dans la langue allemande que j’ai trouvé un adage approprié : « Von der Wiege bis zur Bahre : Formulare, Formulare » (« Du berceau jusqu’à la bière : formulaires, formulaires »). C’est devenu normal, quotidien ; à peine peut-on s’en rendre compte. Cela constitue quand même un progrès culturel énorme. Comme probatio probata l’instrument valait devant le tribunal, toute discussion était interdite. C’est pour ça que les documents sont si utiles et – en conséquence – si habituels. La preuve par document ne règne-t-elle pas seulement nos vies comme la preuve la plus importante dans la vie quotidienne ? Pensons au passeport sans lequel aucun de nous ne serait présent. 2. La reine des preuves L’instrument, pour autant qu’on n’y voyait pas une manipulation, était considérée comme preuve prouvée. L’utilisation d’un témoin, la réception d’une confession et l’acceptation d’un indice n’étaient pas possible sans contrôler la crédibilité de ces moyens de preuve. Au Moyen-âge, on trouva encore la discussion sur le fait de savoir combien de témoins étaient nécessaire pour contredire un document. La force probante n’en résultait pas clairement.

71 Cf. Michel Foucault, Sicherheit, Territorium, Bevölkerung. Geschichte der Gouvernementalität I (trad. par C. Brede-Konersmann/J. Schröder), Francfort-sur-le-Main 2006, p. 164.

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Ce terme de probatio probata indique l’interdiction de toute discussion, c’est-àdire du recours à l’art de persuasion. Cela distingue la preuve écrite des autres catégoriquement. Cette particularité indique à mon avis – bien qu’il soit un peu caché par la coutume – sa force probante supérieure vis-à-vis des autres moyens de preuve. Si on veut, on pourrait parler d’une « reine de la preuve » sécrète, plus importante et forte même que la confession72.

72

Boehmer, Observationes selectae ad Bened. Carpzovii (n. 2).

Experts négligents et « faux » scientifiques : Que faire ? Par Pierre Patenaude II semble bien que la plupart des erreurs judiciaires aient été dues à des expertises erronées. Nous ne reviendrons pas ici sur les malheureuses affaires Marshall, Morin et Sophonow dont nous avons tous eu connaissance et qui furent suivies d’un nombre impressionnant de publications1. Nous nous arrêterons plutôt à la présence étonnante d’expertises douteuses ou même pire, « fumistes », devant les tribunaux. Nous profiterons de la présente présentation pour mettre aussi les juristes en garde contre la négligence ou encore le non-professionnalisme de certains témoins-experts. Enfin, nous présenterons la grille d’analyse permettant de se prémunir contre les incompétents ou faux scientifiques qui se présentent au prétoire. En 1993, un livre était publié aux États-Unis, portant le titre Galileo’s Revenge2. On y trouvait l’analyse de décisions jurisprudentielles, rendues suite à des expertises frauduleuses, suite à des témoignages de fumistes, que des juges naïfs, crédules, avaient gobés. À la lecture de ce volume, un premier réflexe peut subvenir : penser que de telles réalités abracadabrantes ne peuvent exister qu’aux États-Unis. Mais la lecture de la jurisprudence canadienne prouve qu’on n’échappe malheureusement pas à cette triste situation. Voilà pourquoi il importe de se prémunir contre les « fausses » sciences, ou, à tout le moins, garder une approche critique pour bien connaître la valeur des résultats de l’utilisation d’une nouvelle découverte dite scientifique. Voilà donc le droit confronté à l’afflux massif d’experts fondant leur témoignage soit sur une théorie scientifique tout à fait nouvelle ou encore sur l’usage d’une technologie innovatrice. Que doivent alors faire le plaideur ou le juge? Tout d’abord, établissons que nous mettons de côté la science ou la technologie dont les assises sont établies, pour concentrer cette étude sur celles, nouvelles, dont les bases ne sont pas encore généralement reconnues. 1

Lire : Rapport sur la prévention des erreurs judiciaires. Groupe de travail du Comité FPT des chefs des poursuites pénales, Sept. 2004. http://www.justice.gc.ca/fra/min-dept/pub/pejpmj/tdm-toc.html et : Michel F. Denis, La prévention des erreurs judiciaires, Développements récents en droit criminel, Barreau du Québec, 2006. 2 Peter W. Huber, Galileo’s Revenge : Junk Science in the court room, Basic Book, 1993, 288 p.

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Premièrement, il est maintenant clairement établi, dans les juridictions de Common Law, que le juge peut déclarer inadmissibles les preuves issues de certaines de ces théories ou techniques scientifiques non encore fortement établies s’il est convaincu que leur valeur probante est surpassée par leur effet préjudiciable3 : la fiabilité est un élément essentiel de l’admissibilité. Mais, admettons, aux fins de la présente conférence, que la preuve est admise. Alors le plaideur de la partie adverse [ordinairement la défense] doit en contester sa valeur devant le juge des faits; quelle grille d’analyse le juriste doit-il suivre pour ce faire? Cette question est aussi pertinente pour ceux qui sont en défense ou en poursuite : ils ou elles doivent s’assurer de la validité des techniques qui appuieront leurs arguments, ou de celles présentées par leurs adversaires. La valeur d’une expertise dépend de trois facteurs : en premier lieu, de la validité de son principe fondamental. Il peut, en effet, se présenter des expertises reposant sur des assises fragiles, ou même sur de la fumisterie4 ; en second lieu, de la fiabilité de l’appareillage ou de la technique utilisée; enfin de la qualification des techniciens et du respect des règles de leur art. Les tribunaux américains furent les premiers à élaborer une grille d’analyse pour juger les deux premiers facteurs; ils élaborèrent quatre paramètres à prendre en considération : (1) Voir si la théorie et la technique à la base de la preuve présentée ont été mises à l’essai, expérimentées et si elles sont trompeuses et crédibles; (2) S’assurer qu’il y a eu évaluation par les pairs; qu’il y a eu publication relative à cette nouvelle « science »; (3) Prendre connaissance du taux d’erreur inhérent à ladite technique ou « science »; (4) Voir s’il y a un certain consensus de la communauté scientifique quant à la valeur de la technique et quant à la théorie fondamentale.5 Cette grille d’analyse fut subséquemment incorporée au droit canadien par la Cour suprême du Canada dans les affaires R. c. Mohan6, R. c. J.-L.J.7 et R. c. Trochym8. 3 R. c. Mohan [1994] 2 RCS 9 ; R. c. J.-L.J. [2000] 2 RCS 600 [pléthysmographie pénienne] ; R. c. Trochym [2007] 1 RCS 239 [témoignage posthypnotique]. 4 R. c. J.-L.J. (supra) [évaluation phallométrique] ; Corporation professionnelle des médecins c. Bortz [1987] RJQ 96 [médiumnité] ; R. c. Nielsen [1985] 16 ccc (3d) 39 [unicité des empreintes de pieds]. 5 Daubert c. Merrel Dow Pharmaceuticals Inc. 509 US 579 (1993); Kumho Tire Co. Ltd c. Carmichael (1998) 1998 119 S. CT. 1167. 6 R. c. Mohan [1994] 2 RCS 9. 7 R. c. J.-L. J [2000] 2 RCS 9. 8 R. c. Trochym [2007] 1 RCS 239.

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Arrêtons-nous à chaque paramètre, pour en comprendre le sens : (l) l’expérimentation Une théorie scientifique qui n’a pas été soumise à l’expérimentation demeure… une théorie! Pas d’essai, pas de valeur. Pourquoi? Tout simplement parce qu’une hypothèse qui n’a pas fait l’objet d’expérimentation ne peut avoir un taux d’erreur connu, ne peut donc avoir de force probante. Dans les affaires Montani et Medvedew, alors qu’on a condamné les accusés sur la foi d’une expertise spectrographique (identification visuelle de la voix), l’expert, le Dr Tosi, avait témoigné à l’effet que l’empreinte vocale était unique à une personne. Or, il s’est avéré subséquemment que ses seules expériences avaient porté uniquement sur quelques étudiants de son université… Voilà un exemple de preuve qui n’aurait pas dû être admise ou à tout le moins qui aurait dû être mieux contestée. (2) l’assurance qu’il y a eu évaluation par les pairs Pour être crédibles, les résultats de l’utilisation d’une nouvelle technique ou science doivent résulter de moyens ayant été évalués par des savants autres que le concepteur. Cette analyse critique doit normalement avoir été publiée dans des livres ou revues soumis à un comité de lecture. Le plaideur doit enquêter : dans les affaires Montani et Medvedew, le Dr Tosi alléguait que sa méthode avait reçu l’aval de l’International Voice Identification Association. Or, subséquemment, on apprit que ladite association n’était composée que dudit Dr Tosi et de quelques policiers… (sic)! D’ailleurs, subséquemment, le National Research Council jugeait que la technique du Dr Tosi n’avait pas atteint le degré de reconnaissance nécessaire pour lui permettre l’accession aux tribunaux. (3) prendre connaissance du taux d’erreur inhérent Le Laboratoire d’expertises judiciaires et de médecine légale est, depuis quelques années, soumis à un concours inter-laboratoires. Or, pendant les années où les résultats de ce concours furent connus, il apparut que la balistique et l’expertise d’écriture eurent un taux élevé d’erreurs. Depuis, on garde secrets les résultats annuels… Il demeure que certaines techniques d’analyse sont plus faillibles que d’autres. Le plaideur doit en être conscient. Plus la science est nouvelle, plus la technique est innovatrice et plus le juriste doit prendre connaissance du taux d’erreur inhérent à celle-ci, quitte à consulter d’autres experts dans le domaine. (4) le consensus de la communauté scientifique Consensus n’est pas synonyme d’unanimité. On trouve toujours un sceptique dans quelque domaine scientifique que ce soit. Mais par consensus, on entend une majorité qualifiée de scientifiques renommés.

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Mais, me direz-vous, ce n’est pas tous les jours qu’une nouvelle science fait son entrée devant les tribunaux et que les juges doivent faire office de « gardebarrière ». Vous avez raison. Néanmoins, il peut arriver souvent que, grâce à une découverte, une science établie soit utilisée avec une technique toute nouvelle et plus exacte, allègue-t-on, ou tout simplement plus rapide. Alors, la grille d’analyse redevient pertinente. Prenons un exemple : il y a quelques années de cela, alors que l’expertise d’ADN n’était pas aussi développée au Québec qu’elle ne l’est aujourd’hui, on sentit le besoin d’obtenir des résultats rapidement et, dans ce but, la Direction des laboratoires d’expertises judiciaires et de la médecine légale du ministère de la Sécurité publique du Québec dépêcha un de ses spécialistes en Allemagne, porteur d’échantillons de la substance corporelle pour que, là, un laboratoire expérimenté en une nouvelle technologie d’amplification confie à un de ses analystes la tâche d’effectuer l’expertise. Fort heureusement, la Couronne n’eut pas besoin de cette preuve – mais si elle l’eût présentée, la défense aurait été en droit d’exiger la preuve de la fiabilité de cette nouvelle technique. Il aurait alors fallu faire venir témoigner le concepteur de cette nouvelle technique ainsi que les techniciens qui l’avaient utilisée. Le ministère aurait-il eu les moyens financiers pour le faire? Y a-t-il place ici pour une anecdote relative à la non-fiabilité d’une technique? Le 4 octobre 1991, la Cour du Québec fut saisie du cas du policier Michel Laflamme, de Sainte-Foy, poursuivi pour vitesse excessive. Or, ledit policier était, depuis déjà plusieurs années, radariste et, à ce titre, il avait arrêté plusieurs de ses concitoyens. Ce jour-là, il était l’accusé! Il fit alors valoir, avec succès, que les radars utilisés par les agents de cette municipalité étaient des TRIBAR, achetés pour un prix dérisoire, et inaptes à quantifier exactement la vitesse. Le juge Ringuet lui donna raison9. Mais combien d’accusés avaient été condamnés auparavant? Revenons à des affaires plus sérieuses : dans les affaires Montani10 et Medvedew11, les accusés furent condamnés sur la foi d’une expertise en identification visuelle de la voix. Pourtant, à l’époque, de sérieuses critiques étaient soulevées et le National Research Council conclut que cette technique n’avait pas atteint le degré de validité spécifique pour lui permettre d’accéder au prétoire12. Les juges avaient-ils été trop réceptifs? Les avocats de la défense négligents? Ces causes laissent songeur… Et que dire maintenant de la valse-hésitation des tribunaux face à la preuve obtenue au moyen du détecteur de mensonge, finalement jugée ici inadmissible au

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La Presse, 5 octobre 1991 ; pour les radars, voir Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous [1992] RJQ 1483 (CA). 10 R. c. Montani (1974) 6 CR (N.S.) 339 (Ont. Prov. CT). 11 R. c. Medvedew (1979) 6 CR (3d) 185 (Man. C.A.). 12 National Research Council, On the theory and Practice of Voice identification, Washington, National Academy of Science, 1979.

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criminel13 mais admise au civil14. Quant aux États-Unis, une bonne moitié des États la jugent recevable alors que les autres la rejettent15. Alors, digne de foi ou non?…16 Et que ferons-nous lorsqu’arriveront en cours les résultats de techniques analogues telles que l’analyse des ondes cérébrales pour détecter les « secrets » cachés du cerveau [Brain fingerprinting]? Mais, c’est finalement le troisième facteur qui fait les délices des plaideurs : l’étude de la qualité des laboratoires, et de la qualification de l’expert, des techniciens et analystes. L’étude de ce troisième facteur serait trop longue pour le présent exposé, Nous nous limiterons donc à vous présenter quelques exemples éloquents. Le premier, provenant des États-Unis. La chaîne de télévision CBS, dans le cadre de l’émission 60 minutes, rapportait le 28 mai 2003 le scandale causé par le Laboratoire de police scientifique de Houston, au Texas. Là, un dénommé Sutton avait été condamné à 25 ans de prison sur la foi d’une analyse d’ADN pratiquée par ce laboratoire. Constatant de nombreuses carences au niveau des experts du laboratoire, on fit procéder à une contre-expertise. Il s’avéra que la première avait été erronée. Conséquemment, le Département de police de la ville de Houston fit faire une évaluation indépendante de son laboratoire et il s’avéra qu’en effet, on y avait de nombreux problèmes : personnel non qualifié, contamination des éléments incriminants, pressions exercées par les policiers-enquêteurs, etc. Le laboratoire fut tout simplement fermé et les condamnations, fondées sur des preuves présentées par ces pseudo-experts, réévaluées. Encore une fois, nous nous posons des questions. Qu’avaient négligé les avocats des défendeurs dans les 350 cas devant être réévalués? Manque de préparation? Négligence dans l’analyse des rapports ou dans l’étude de la conformité scientifique dudit laboratoire? Avaient-ils exigé des contre-expertises? Avaient-ils contesté le professionnalisme desdits experts? Nous pouvions lire récemment dans le Canadian Society of Forensic Sciences Journal une étude qui établissait un taux effarant d’erreurs dans l’identification génétique effectuée par une entreprise ontarienne spécialisée dans la recherche de

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R. c. Béland [1987] 2 RCS 398. Hotel central (Victoriaville) c. Cie d’assurance Reliance Inc. JE98 – 1363 (C.A.) ; Cie d’assurance Reliance Inc. c. Hotel Central (Victoriaville) JE99 – 682 (C.A.) ; Cie d’assurance Missisquoi c. Giguère JE 99 – 683 (C.A.) ; Léo Ducharme, L’Administration de la preuve, 4e édition, 2010, Wilson & Lafleur, p. 391. 15 Faigman et al., Modern Scientific Evidence, St-Paul, Minnesota, West Publishing, 1997, 3 vol. 16 Pierre Patenaude, L’expertise en droit pénal, Éd. Yvon Blais, 2003, 275 p. aux pp. 121 à 135. 14

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paternité17. Comme quoi même la science la plus performante peut donner des résultats erronés lorsque la mécanique utilisée est défaillante! Qu’est-ce à dire, sinon que l’avocat de la partie adverse doit avoir une approche critique face à la preuve « forensique », même lorsqu’à première vue, celle-ci semble quasi infaillible, et même lorsque présentée par une sommité. À titre d’exemple de bon travail d’un avocat, voyons l’affaire civile Berthiaume c. Val Royal La Salle18 dans laquelle le juriste découvrit que l’experte de la partie adverse, professeure titulaire dans une université prestigieuse du nord-est des ÉtatsUnis, avait fondé son expertise uniquement sur les résumés d’articles ayant paru sur son ordinateur. Le juge Hurtubise écrivit au sujet de ce témoin, qu’elle avait : « L’habitude de citer à l’appui de ses opinions nombre d’articles dont elle n’avait lu que les résumés apparaissant sur ordinateur et forcément incomplets »

Et le juge de commenter : « Se contentant de repérer de la sorte peut dénoter une habileté technique mais certes pas une démarche scientifique sérieuse et achevée… Nous déplorons et dénonçons cette attitude irresponsable de la Dre Sherman. À vrai dire, la Cour a perdu confiance en ce témoin… »19

Le juge nous affirma avoir envoyé copie de son jugement au doyen de ladite « experte ». Et vlan…! Après tous les exemples que je vous ai apportés, inutile d’insister sur la nécessité du contre-interrogatoire de l’expert et, parfois, de faire effectuer une contreexpertise. Nous avons, il y a quelques années, eu le privilège de travailler souvent avec les experts et administrateurs du Laboratoire d’expertises judiciaires du Québec (à Montréal), de séjourner plusieurs jours au FBI National Academy (Quantico, Virginie), de visiter les laboratoires de l’État français (Écully), ceux de Scotland Yard (Londres – Home Office Forensic Science Service) et de donner des conférences à l’Institut de police scientifique et de criminologie de l’Université de Lausanne (Suisse). Partout, il y eut une constante : l’assurance que lesdits laboratoires, étant soumis à des normes strictes d’excellence, qu’en conséquence, aucune bavure ne pouvait y être commise. Pourtant, partout, on nous indiqua les bévues commises dans les laboratoires des pays voisins et les erreurs judiciaires qui en découlèrent. Nous retournâmes donc dans chaque institution avec ces informations et nos appréhensions furent partout confirmées… Bref, il peut sortir des résultats erronés même des meilleurs laboratoires! Le plaideur doit garder un esprit critique et scruter attentivement toute expertise. 17 John S. Waye, DNA Paternity Testing in Canada : Laboratory Errors and the need for minimum standards (1998) 231 Can. Soc. Forens. SC. J. 169 – 175. 18 Berthiaume c. Val Royal La Salle [1992] RJQ 76 (C.S). 19 Ibid., à la page 162.

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Donc, pour les lecteurs étrangers qui pourraient, à la lecture du présent texte, s’imaginer qu’on peut trouver de tels dérapages en Amérique seulement, la lecture des affaires Guilford Four et des Birmingham Six en Angleterre, Gregory, en France, Dutroux en Belgique, pour ne citer que celles-là, pourrait être instructive. En terminant, j’aimerais vous laisser un sujet à réflexion : les juges, pour la plupart formés exclusivement en sciences humaines, sont-ils aptes à jauger la validité d’expertises pointues? Nous n’avons pas le temps dans le cadre de cette courte intervention de tenter d’y répondre. Mais, dès 1929, une académie internationale de criminalistique avait vu le jour à Vienne. On prévoyait, à l’article 2 de ses statuts « que l’académie internationale combattra l’empirisme dans le domaine de la criminalistique et de la technique policière » et, à l’article 37, la possibilité d’instituer une commission de surexperts pour analyser la valeur de certaines techniques. Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale sonna le glas de cette académie. Ne serait-il pas temps de la recréer?

Quelle(s) vérité(s) dans le procès pénal ?1 Par Jean-Paul Jean Il n’est pas habituel d’ouvrir un séminaire d’historiens en traitant de la période contemporaine. Partir des débats d’aujourd’hui pour une remise en perspective historique constitue pourtant la méthode adoptée dans notre ouvrage consacré aux évolutions et ruptures du droit pénal sur deux siècles2. Le procès pénal dans sa finalité, ses modalités, son rapport à la vérité constitue un objet sans doute déjà largement étudié, mais ses évolutions au cours du temps nécessitent de revenir sur quelques points, et d’abord sur quelques précisions sémantiques significatives. Les mots sont importants : un procès se termine par le prononcé d’un arrêt, ce qui signifie que le débat relatif aux preuves et aux probabilités est arrêté. En conséquence intervient immédiatement le verdict (la vérité-dite). Mais cette vérité judiciaire doit être remise en contexte, a fortiori dans les procès à vocation historique. Si la question des liens entre justice et histoire a été abondamment traitée en France ces vingt dernières années, en particulier à l’occasion des procès Barbie, Touvier et Papon, qui venaient terminer un « cycle », on peut aujourd’hui sereinement s’interroger sur les rapports entre justice, mémoire et histoire, en s’appuyant sur la matière constituée par les grands procès intervenus depuis la Seconde Guerre Mondiale3. Après avoir rappelé les repères essentiels du débat entre juristes et historiens, nous proposerons un éclairage sur la contribution de la justice à l’écriture de l’histoire, pour l’examen des mêmes faits à des moments historiques différents. Il restera enfin à s’intéresser au rapport tout à fait particulier de la justice à la vérité, pour voir dans quelle mesure des approches interdisciplinaires sont possibles.

1 Ce texte reprend pour l’essentiel un article publié par l’auteur dans la Revue Tracés, ENS Lyon, Hors-série, A quoi servent les sciences humaines, novembre 2009 pp. 61 – 74. 2 Un droit pénal postmoderne ? Evolutions et ruptures contemporaines, M. Massé / J.-P. Jean / A. Giudicelli (dir.), PUF, 2009. 3 Pour une approche juridiquement détaillée sur plusieurs points, nous renvoyons à J.-P. Jean, Crimes contre l’humanité, les décisions françaises, in Juger les crimes contre l’humanité 20 ans après le procès Barbie (P. Truche dir.) ENS Editions 2009, pp 75 – 98.

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I. Repères pour un débat entre juristes et historiens Quelques rappels peuvent être rapidement effectués, avant de mettre en évidence une question particulièrement sensible dans cette problématique, celle des phénomènes générationnels4. 1. L’approche historique dans un cadre judiciaire L’écriture de l’histoire d’une Nation n’est pas univoque. Même si le travail historique vise à établir des faits, leur analyse, leur mise en perspective exprime une multiplicité de points de vue, voire une lecture politique de l’histoire. Pour illustrer ce propos, il n’est qu’à évoquer les positionnements relatifs aux mutins de la guerre de 1914 ou à la guerre d’Algérie. Le procès joue un rôle particulier à chaque changement de régime, pour délégitimer le régime précédent et légitimer le suivant. Vichy a ainsi mis en place le procès de Riom puis le procès Mendès-France. A la Libération, la mise en place de la Haute cour de justice, des Cours de justice et des Chambres civiques5, les procès Pétain, Laval, Maurras… ont joué le même rôle6. Mais il convient de sortir d’une vision trop franco-française. Lorsque l’on écrit l’histoire française, on écrit aussi l’histoire d’autres peuples. L’histoire judiciaire de la répression des émeutes de Madagascar et du procès de Tananarive dans l’immédiat après-guerre permet d’illustrer concrètement le propos et de mesurer le rôle essentiel du politique par rapport à celui que joue la justice. La répression des émeutes de Madagascar et d’une rébellion indépendantiste qui a duré 21 mois à compter de mars 1947 fait partie des épisodes trop peu connus de l’histoire de la décolonisation. Les populations malgaches subissaient le travail forcé et le racisme d’une communauté européenne importante (350.000 sur 4 millions d’habitants) qui s’était rangée derrière Vichy. Le code de l’indigénat permettait à l’administrateur d’infliger des peines de prison pour certains délits, en

4 Barbie, Touvier, Papon : des procès pour la mémoire, J.-P. Jean / D. Salas (dir.), Paris, Autrement, 2002. Voir aussi Vérité historique, vérité judiciaire, Droit et société, LGDJ, n8 38, 1998 ; Le Débat, n8 102, nov.-déc. 1998. 5 Anne Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791 – 1958, Paris, Grasset, 2008. 6 Pour une remise en perspective historique des procès politiques : Jean-Pierre Royer et alii, Histoire de la justice, Paris, PUF, 4ème édition, 2010. Sur la période de Vichy : Alain Bancaud, Une exception ordinaire, la magistrature en France (1930 – 1950, dans La justice des années sombres, Association Française pour l’Histoire de la Justice, La Documentation française, 2001 ; La justice de l’Epuration à la fin de la seconde guerre mondiale, Association Française pour l’Histoire de la Justice, La Documentation française, 2008.

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particulier le non-paiement de l’impôt et de rendre la justice en cumulant ainsi tous les pouvoirs7. En 1946, les prestations et les peines de l’indigénat sont doublées, règnent la corruption, le marché noir et la misère populaire. L’éveil à la politique par l’élection des premiers députés malgaches du MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache) correspond à l’abolition du travail forcé, de l’indigénat et de la justice indigène, et à la montée de l’indépendantisme. L’insurrection qui commence le 29 mars 1947 est une jacquerie paysanne, concentrée sur l’Est de l’île où les meurtres sont accompagnés de pratiques rituelles qui effraient les européens. Les Français reprennent l’initiative en juillet 1947 avec l’arrivée de bataillons nordafricains, pour faire tomber le dernier bastion rebelle en novembre 1948. Des méthodes particulièrement brutales sont utilisées par l’armée française pour la « pacification », et des crimes de guerre sont commis – exécutions sommaires, tortures, villages brûlés, mitraillage dans des wagons, rebelles jetés d’avions… En 1948, le Haut-commissaire Pierre de Chévigné évoque le chiffre de 80.000 à 100.000 morts. En 1951, François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer, plus prudent, avance devant l’Assemblée nationale le chiffre de 15.000 morts. Les historiens estiment aujourd’hui entre 30 et 40.000 le nombre de morts, dont 10.000 directement liés à la répression et plus de 20.000 dus à la malnutrition et à la maladie. La répression judiciaire fut sévère puisque les tribunaux militaires condamnèrent 865 malgaches, dont 44 à la peine de mort, et les tribunaux de droit commun 4.891 dont 129 à la peine de mort. Au total, 20 ont été mises à exécution. Le grand procès de l’insurrection, celui des responsables du MDRN qui n’étaient pourtant pas à l’origine des émeutes, se tint devant la Cour criminelle de Tananarive de juillet à octobre 1948. Des observateurs d’organisations de juristes proches du parti communiste et du mouvement anticolonial assistèrent à ce procès politique qui s’engagea dans d’étranges conditions. L’Assemblée nationale avait autorisé la levée de l’immunité de trois députés de Madagascar, MM Raseta, Rabemananjara et Ravoahangy pour atteinte à la sûreté de l’Etat, qualification non passible de la peine de mort. Le Haut-commissaire Chevigné demanda que, sur 17 condamnations déjà prononcées pour d’autres faits et faisant l’objet de recours en grâce, quatre exécutions soient effectuées. « A la veille du procès des parlementaires pour lequel j’ai pris les dispositions nécessaires pour garantir l’ordre, les quatre exemples demandés faciliteraient grandement ma tâche. Si le procès s’ouvrait sans que ces 7

La loi du 28 juin 1881, votée pour une période transitoire de 7 ans, et régulièrement prorogée, confère un cadre législatif aux infractions spéciales à l’indigénat. Le gouverneur peut juger les actes graves mettant en péril la sécurité publique, lui laissant une très large marge d’appréciation. Les administrateurs et leurs délégués peuvent juger des délits spécifiques aux indigènes : désobéissance, irrespect à l’égard des autorités, refus de payer l’impôt ou de travailler. Il n’a été mis fin à ce régime d’exception que par le décret du 22 décembre 1945. Isabelle Merle, Un code pour les indigènes, L’Histoire, n8302, octobre 2005, p 44. Sur la justice coloniale, Bernard Durand in Histoire de la justice, op. cit.

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exemples n’aient été faits, la puissance d’intimidation de l’autorité française sera grandement diminuée », écrit-il8. Le recours en grâce est rejeté par Vincent Auriol, après avis du Conseil supérieur de la magistrature, contre Ratsizafy et Rakotondrabé qui sont exécutés le 19 juillet. Or Rakotondrabé était aussi poursuivi dans le procès des parlementaires qui s’ouvrit trois jours plus tard. Le 22 juillet 1948, à l’appel du nom de l’accusé, le procureur général Lucciardi présenta l’acte de décès du fusillé en demandant de constater l’extinction de l’action publique à son encontre, soulevant l’indignation de la défense. Les aveux obtenus sous la torture, des éléments nouveaux apportés par l’accusation en cours d’audience ajoutèrent encore à la polémique. Le 29 septembre, le procureur général requiert en soulignant que « le procès que vous allez juger marquera une étape importante dans l’histoire de Madagascar et dans celle de l’Union française. Il enseignera aux générations futures qu’un groupe d’ambitieux, à la faveur de libertés publiques accordées par la France aux populations d’Outre-mer, a voulu abattre par la violence le drapeau tricolore qui flottait sur ce pays depuis plus de cinquante ans pour le remplacer par un drapeau blanc à coins rouges9 ». Le jugement rendu le 4 octobre prononce 6 condamnations à mort, dont celles des députés Raseta et Rabemananjara, M. Ravoahangy étant condamné aux travaux forcés à perpétuité comme deux autres accusés, sept autres personnes étant condamnées à des peines à temps, et dix-sept acquittées. La décision n’est quasiment pas motivée, aucun fait constituant une charge n’étant précisé contre un quelconque des accusés, les condamnations étant rattachées à une responsabilité collective. Un débat s’engagea parallèlement à l’Assemblée nationale et à la Cour de cassation. Les parlementaires avaient en effet levé l’immunité parlementaire mais pour des faits retenus sous une qualification qui ne permettait pas de prononcer la peine de mort. La chambre criminelle était aussi saisie de cette question, ainsi que de plusieurs causes de nullité, dont le fait qu’un témoin avait servi d’interprète pour un autre témoin, ce que l’article 322 du code d’instruction criminelle retenait comme cause expresse de nullité, même dans l’hypothèse où l’accusé avait consenti à cet acte. Le 30 juin 1949, la Cour de cassation valida cependant la procédure, estimant que l’identité du témoin et de l’interprète n’était pas légalement établie, alors même que le compte-rendu sténotypique établissait le contraire. Elle précisa, en outre, que 8

Jean-Marc Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la France, Paris, Grasset, 1966, en particulier « L’affaire malgache », p. 49 s. 9 Ibid., p 25. L’avocat de la partie civile, Me Mollet-Vieville, la veille, avait dit : « La colonisation est un des grands faits permanents et nécessaires de l’histoire de l’espèce humaine. Elle est un des moyens de formation et de cheminement de la civilisation transmettant aux uns les acquis des autres et permettant la création de synthèses nouvelles…Dans quelle mesure un peuple colonisé peut-il par la guerre chasser ceux qui sont venus lui apporter leur science et leur culture ? Dans quelle mesure ceux-là ont-ils le droit d’imposer leur présence et leurs lois à l’encontre d’un mouvement d’indépendance ? », ibid., p. 26.

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même si cela avait été vrai, l’audition postérieure comme témoin de l’interprète ne constituait pas une cause de nullité. Sur la question de l’immunité, la Cour de cassation estima que les faits fondant la condamnation étaient visés dans la requête du procureur général à l’Assemblée et que les qualifications avaient pu ultérieurement évoluer, l’Assemblée n’ayant pas requis la suspension des poursuites10. Les parlementaires s’inclinèrent et la loi du 31 juillet 1953 se conforma à la jurisprudence la Cour de cassation : « Toute levée d’immunité est limitée aux seuls faits visés dans la résolution adoptée par l’Assemblée qui l’autorise ». Une solution politique fut ensuite trouvée puisque les recours en grâce des six condamnés à mort furent admis le 15 juillet 1949 par le président de la République. Leur peine fut commuée en réclusion à perpétuité, soit la peine qu’ils encouraient pour l’inculpation visée dans la demande de levée de l’immunité parlementaire ; avant que, par le jeu des commutations et remises de peine, puis d’une loi d’amnistie, tous les détenus recouvrent progressivement la liberté, les derniers en 1957. 2. Le phénomène générationnel Le travail de mémoire sur ces évènements et ces procès doit se mesurer à l’aune de chaque époque et de chaque génération. Il est fréquent qu’une génération veuille oublier, une autre voulant savoir. Sur la vision de la période 1939 – 1945, nous avons d’abord vécu sur une mémoire « motrice » (la Résistance en France, l’antinazisme en Allemagne) qui a été mythifiée et qui n’a pas eu besoin de la justice pour cela, sinon sur une courte période à la Libération à travers les procès des collaborateurs. Est venu ensuite le temps de la mémoire « blessée » des victimes du génocide. La Shoah, l’incommensurable crime de masse, porte en elle un appel à des rites collectifs de purgation du passé et la scène judiciaire tient une place dans ces mécanismes, relayant et amplifiant le travail des historiens. Ce travail sur la mémoire implique donc d’intégrer complètement le phénomène générationnel. Chaque génération réinterprète l’histoire à partir des mêmes faits mais d’une historiographie qui progresse. Le risque de l’histoire contemporaine est donc d’aller trop vite et de céder à la tentation d’une vision « morale ». L’histoire est une reconstruction et son interprétation est toujours à resituer dans deux contextes : celui des faits évoqués, celui des débats contemporains au moment où on les évoque. 10 Les pressions sur les magistrats étaient fortes pour éviter la révision du procès. Paul Coste-Floret, ministre de la France d’Outre-mer, au retour d’un voyage à Madagascar avait ainsi déclaré dans Le Figaro du 10 mai 1949 que «[ce procès] a produit un effet des plus salutaires. Il faut, surtout dans les possessions d’Outre-mer, pratiquer évidemment la justice, mais, quand c’est nécessaire, montrer son autorité. Cependant la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée. Si elle se voyait dans l’obligation de révoquer le jugement du point de vue juridique, cela produirait un effet moral des plus regrettables sur les indigènes » ; propos dont il contesta ensuite l’exactitude, voir Jean-Marc Théolleyre, Ces procès qui ébranlèrent la France, op. cit., p. 73.

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Il existe un autre risque important, celui des épiphénomènes médiatiques qui, appliqués à la justice pénale, peuvent nous faire entrer dans une instrumentalisation de la scène judiciaire, qui est un lieu facile à investir lorsque l’on se pose en victime et que l’on met en cause une personnalité, autour d’une réalité spectaculaire, à partir d’une pièce d’un dossier ou d’un document d’archive. A travailler trop vite et trop tôt, d’énormes risques sont pris. La confrontation entre le point de vue de l’historien, qui a travaillé sur les archives, et celui d’un témoin qui a partiellement reconstruit son passé, est souvent difficile. C’est pourquoi il ne faut pas mélanger journalisme et travail historique, parole d’un témoin et sources écrites, pièce d’un procès judiciaire et vérité historique. S’il existe une loi et des règles sur l’ouverture des archives, c’est bien pour limiter ces dérives. Pour éviter de telles dérives dans les débats historico-politiques, quelques repères, sinon quelques barrières, peuvent être posés par le droit. Par exemple, le champ du crime contre l’humanité ne doit pas être utilisé comme une simple arme d’opportunité médiatique. Il existe une différence juridique, voulue par les législateurs successifs, entre « crimes contre l’humanité » et « crimes de guerre ». Ainsi, le débat autour de la torture et des massacres en Algérie doit être circonscrit dans ce cadre. Le « crime contre l’humanité » a pour conséquence l’imprescriptibilité, alors que le « crime de guerre », comme tout autre crime, peut ne plus être poursuivi au bout d’un certain temps, par l’effet non seulement de la prescription mais aussi de l’amnistie. C’est le cas de la guerre d’Algérie11, comme de nombreux conflits armés, qui se sont terminés par une solution politique entre les protagonistes. Cette volonté légitime d’apaisement est en contradiction avec le nécessaire travail de mémoire des victimes, qui s’exprime donc sous d’autres formes, dont la revendication de procès publics pour le châtiment des criminels. Le risque d’anachronisme doit être particulièrement souligné comme conséquence logique de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Maurice Papon par exemple a été jugé 55 ans après les faits qui lui étaient reprochés. Jean-Noël Jeanneney ose une comparaison permettant une remise en perspective : 55 ans d’écart, c’est comme si les mutins de 1917 avaient été jugés juste après mai 68, comme si Dreyfus, Esterhazy et Zola avaient été jugés au début des années 1950…12 Ces temporalités différentes expliquent la difficulté de remise en contexte. Au moment du jugement, on connaît « la fin de l’histoire ». Ainsi, en ce qui concerne les décrets spéciaux du 17 mars 1956 transférant les pouvoirs aux juridictions militaires et leurs conséquences judiciaires, André Rousselet, ancien chef de 11 Deux décrets du 25 mars 1962, suite aux accords d’Evian prévoyant expressément que chacun des pays ne poursuivrait plus les crimes commis par les ressortissants de l’autre, ont amnistié toutes les infractions commises avant cette date. L’ordonnance référendaire du 14 avril 1962 est venue conforter ces décrets. La loi du 17 juin 1964 a porté à nouveau amnistie en l’étendant aux faits d’insoumission, et une loi du 23 décembre 1964 a aussi amnistié les crimes commis par l’OAS. 12 Jean-Noël Jeanneney, Peut-on juger sans anachronisme ?, dans Barbie, Touvier, Papon, op. cit., p. 71 – 76.

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cabinet de François Mitterrand alors garde des Sceaux le souligne avec véhémence : « En 1954, comme durant les années suivantes, nul ne pouvait prévoir le déroulement du drame algérien. Une réplique de François Mitterrand me vient à l’esprit. Comme un auteur ami lui racontait une histoire, il l’interrompit: « Commencez par la fin! » Tout devient tellement plus simple, en effet, quand on connaît l’issue… De quel singulier privilège, dont les acteurs étaient privés, les critiques d’aujourd’hui ne disposent-ils pas!13 L’historiographie a aussi beaucoup progressé et l’on peut comprendre l’ensemble du phénomène dans une vision globale. Mais nombre de documents, d’éclairages a posteriori n’étaient pas accessibles aux acteurs au moment où ils prenaient leur décision. D’où l’importance des témoignages de contemporains, pour une remise en situation, comme lors du procès Barbie. A ce propos, la place de l’historien dans le procès est déterminante. Henry Rousso14 exprime parfaitement la difficulté de l’intervention des historiens, convoqués comme Robert Paxton15 ou Marc-Olivier Baruch16, en qualité de « témoins » – ce qu’ils ne sont pas, puisqu’ils interviennent en réalité comme « experts » pour resituer les faits dans un univers reconstruit17. H. Rousso estime que les procès historiques n’auront rien apporté sur le plan scientifique, tandis que Jean-Noël Jeanneney pense qu’ils auront fait beaucoup sur le plan pédagogique. Bertrand Poirot-Delpech juge, quant à lui, que la parole de survivants et des familles de victimes a pu constituer la meilleure arme contre le révisionnisme, pour une prise de conscience collective. Le juge, en matière pénale, ne peut par définition statuer que sur des faits passés18, parfois lointains certes, mais rarement sur de telles durées. Le juge peut aussi connaître de procès pénaux longtemps après le décès des personnes poursuivies, comme dans le cas des procès en révision ou en réhabilitation, au nom de l’erreur judiciaire. Mais cette utilisation de la scène judiciaire dans le débat 13

Le Monde, 10 mai 2001. Henry Rousso, L’expertise des historiens dans les procès pour crime contre l’humanité, dans Barbie, Touvier, Papon, op. cit., p. 58 – 70. 15 Robert Paxton, La France de Vichy 1940 – 1944, Paris, Seuil, coll. Points, 1974. 16 Marc-Olivier Baruch, Servir l’Etat français, L’administration de la France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1996. Le juge d’instruction aurait par exemple très bien pu nommer M-. O. Baruch comme expert, à partir des documents figurant au dossier, sur l’organisation de la préfecture de la Gironde et les modalités de prise de décision. Entendu comme expert, il aurait pu s’appuyer à l’audience sur son rapport et ses annexes (article 168 du code de procédure pénale) ce qu’il n’a pas pu faire en tant que témoin, l’oralité étant un principe du témoignage judiciaire. Depuis le procès Papon, l’article 309 du code de procédure pénale a été modifié et, après la déposition orale spontanée du témoin, le président peut l’autoriser à s’aider de documents pour continuer son audition. 17 Sur cette problématique, l’article de référence est celui du regretté Yan Thomas, La vérité, le temps, le juge et l’historien, dans Le Débat, n8102, 1998, p. 17 – 36. 18 Même si on lui demande aujourd’hui de plus en plus d’être le juge de la prédiction, se prononçant ainsi par la rétention de sûreté sur l’avenir du condamné pour éviter une éventuelle récidive. 14

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sur la mémoire historique ne va-t-elle pas connaître des dérives, comme cela a commencé avec la demande en révision de la condamnation de Mata-Hari ? La dernière spécificité du débat historique dans le procès tient à son cadre juridique. Devant le juge, comparaît un individu, selon une procédure très réglée. Ce ne sont pas un nazi, un milicien, un haut fonctionnaire de Vichy qui ont été jugés. Mais trois hommes, Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon, condamnés pour leurs actes personnels, qui ont été estimés coupables de faits précis qualifiés juridiquement de crimes. 3. Conséquence des phénomènes générationnels sur les analyses des magistrats et des historiens Les phénomènes générationnels expliquent sans doute pour partie l’évolution de la définition de la conception du crime contre l’humanité. Les magistrats de la chambre criminelle de la Cour de cassation, en définissant le crime de l’humanité depuis leur première décision en 1985 ont voulu tarir à la source un contentieux susceptible de nuire aux intérêts de la France, à savoir d’éventuelles poursuites pouvant être engagées contre des Français pour des crimes commis dans le cadre des guerres de décolonisation, en particulier en Indochine et en Algérie. Il fallait donc que le crime soit commis « pour le compte d’une puissance de l’axe », ce qui a abouti à des acrobaties juridiques. Ainsi, l’arrêt du 27 novembre 1992 de la Cour de cassation a permis de juger Paul Touvier comme complice et d’éviter la prescription en relevant que les crimes de Rilleux perpétrés par le chef de la Milice de Lyon l’avaient été à l’instigation de la Gestapo. La justice a ainsi fait une interprétation historique erronée puisqu’en réalité Touvier et ses miliciens, voulant venger la mort de Philippe Henriot, ont agi de façon autonome par rapport aux Allemands19. Cette décision renvoyant Paul Touvier devant la cour d’assises des Yvelines pour y être jugé venait annuler le très controversé arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris du 13 avril 1992, qui avait prononcé un non-lieu en sa faveur, au motif que le gouvernement de Vichy n’avait pas pratiqué une « politique d’hégémonie idéologique ». Cet arrêt avait procédé par affirmations très connotées sur le rôle de Vichy, en particulier la théorie du Pétain bouclier. Les magistrats de la Cour de cassation qui ont rendu les décisions dans l’affaire Touvier appartenaient à la génération de Français qui ne voulaient pas rouvrir les plaies du passé20. De plus, ils appartenaient à un corps professionnel qui a subi les humiliations successives de la part du pouvoir exécutif sous l’Occupation, à la Libération puis pendant la guerre d’Algérie, en plus de la dépendance politique 19

Henri Rousso / Eric Conan, Vichy : un passé qui ne passe pas, Folio Histoire, 1996. Pierre Péan, Une jeunesse française. François Mitterrand (1934 – 1947), Paris, Fayard, 1994, a raison de montrer combien ce dernier symbolisait cette génération, lui qui, devenu président de la République, n’a jamais voulu, et pour cause, rouvrir le débat sur Vichy et a imposé à sa majorité parlementaire, en 1982, l’amnistie des généraux rebelles en Algérie. 20

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confortée par le gaullisme. Sylvie Thénault, dans sa thèse sur la justice pendant la guerre d’Algérie, qui a rencontré certains d’entre eux et vu de nombreux dossiers, met en évidence l’importance de ces phénomènes21. Cette question générationnelle a été déterminante aussi pour la création du syndicalisme dans la magistrature et l’émancipation progressive des juges à partir des années soixante-dix22. Ce phénomène de génération est le même que celui que connaissent les historiens, en France comme en Allemagne, entre ceux qui ont connu l’Occupation et la génération d’après-guerre. On peut évoquer ainsi la mise en cause, pendant le procès Papon, de Henri Amouroux pour sa collaboration au journal vichyste « La Petite Gironde ». Ou encore, en Allemagne, l’impact en 1996 du livre de Goldhagen « Les bourreaux volontaires de Hitler », qui a profondément touché la jeune génération, et provoqué une immense vague d’accusation contre les grands parents. II. Deux éclairages particuliers sur la contribution de la justice à l’écriture de l’histoire 1. Le Conseil d’Etat et la responsabilité de Vichy Le 16 juillet 1995, lors de la commémoration des rafles du Vél d’hiv’, Jacques Chirac, président de la République, a assumé une rupture générationnelle en affirmant que « l’Etat français a, ce jour-là commis l’irréparable ».Le Conseil d’Etat a tiré les conséquences de cette décision politique dans son arrêt du 12 avril 2002 qui a condamné l’Etat français à supporter pour moitié la charge du montant des condamnations prononcées en faveur des parties civiles lors du procès de Bordeaux. Il a estimé que la responsabilité de l’Etat républicain était engagée du fait des actes du régime de Vichy établissant une discrimination fondée sur l’origine juive des individus, par-delà les fautes personnelles directement imputées à Maurice Papon. Cet arrêt a constitué une rupture dans la jurisprudence traditionnelle du Conseil qui, jusque-là, s’appuyait sur l’ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine, qui fondait la doctrine gaulliste du mythe du « gouvernement de fait », parenthèse dont la République ne pouvait assumer la responsabilité. Depuis, dans un avis rendu le 16 février 2009, le Conseil d’Etat s’est prononcé d’une façon globale sur la responsabilité de l’Etat dans la déportation résultant des persécutions antisémites pendant la seconde guerre mondiale, et estimé que les actes et agissements de l’Etat ayant concouru à la déportation de personnes considérées comme juives par le régime de Vichy constituaient des fautes et engageaient sa responsabilité. La réparation appelait une indemnisation individuelle des victimes ainsi qu’une reconnaissance solennelle de la responsabilité de 21 Sylvie Thénault, Drôle de justice. Les magistrats pendant la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte 2001. 22 J.-P. Jean, Le regard porté sur les magistrats ayant siégé dans les juridictions d’exception pendant l’Occupation, dans La justice des années sombres : 1940 – 1944, op. cit., p. 237 – 246. Sur l’évolution de la magistrature d’après-guerre, J.-P. Jean, in Histoire de la justice, op. cit.

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l’Etat et du préjudice collectivement subi, étant précisé que les différentes mesures prises successivement depuis la fin de la seconde guerre mondiale, tant sur le plan indemnitaire que symbolique, avaient réparé, autant qu’il était possible, l’ensemble des préjudices. 2. Les poursuites contre René Bousquet Le procès de Vichy qui aurait sans doute eu le plus de sens dans les années quatre-vingt-dix, celui de René Bousquet, n’a pu avoir lieu du fait de son assassinat le 8 juin 1993, alors même que l’instruction était terminée. Il aurait été pourtant particulièrement intéressant de pouvoir comparer le procès Bousquet de 1949 avec celui qui aurait dû avoir lieu à partir de tous les éléments accumulés sur la collaboration, les accords Bousquet-Oberg, la rafle du Vél’d’Hiv…. On constate aujourd’hui avec étonnement que René Bousquet est venu témoigner très sereinement en 1953, lors du procès des Allemands Oberg et Knochen, tout comme on a pu voir Maurice Papon dans l’immédiat après-guerre intervenir pour éviter des sanctions à des magistrats bordelais. Et pourtant, nombre d’éléments qui auraient pu constituer des charges dès la Libération étaient déjà connus. Ainsi, dans le dossier Bousquet de 1949 devant la Haute Cour de justice ayant abouti à son acquittement figuraient tous les éléments qui, cinquante ans plus tard, auraient à l’évidence entraîné une lourde condamnation, en particulier son rôle dans les rafles de 1942 et 1943. C’est donc bien le regard de la société et des juges sur ces mêmes faits qui a changé. L’acte d’accusation, peu documenté, du procureur général près la Haute Cour de justice pour les faits d’indignité nationale et d’actes de nature à nuire à la défense nationale occulte nombre d’éléments du volumineux dossier d’instruction, notamment une chemise consacrée à son rôle dans les arrestations massives de Juifs23. Le 23 juin 1949, René Bousquet fut acquitté pour les faits d’envoi en zone libre d’une mission allemande pour détecter les postes de radio clandestins, et condamné par la Haute Cour de justice à cinq ans de dégradation nationale uniquement pour son appartenance au gouvernement de fait, mais immédiatement relevé de cette peine pour les actes accomplis en faveur de la Résistance. Mais en 1949, la France était en pleine reconstruction, la guerre froide avait commencé, ce n’était plus le moment de purger une période que beaucoup voulaient oublier. La mémoire enfouie du rôle de Vichy dans la déportation des juifs de France allait commencer à ressortir vingt ans plus tard. III. Vérité judiciaire et vérité historique La recherche de la vérité apparaît comme une finalité première du procès. Mais derrière cette évidence se cachent bien d’autres réalités. La vérité judiciaire, comme la vérité historique, est relative et évolutive. 23

Dossier 3 W 88 – 95 au Centre Historique des Archives Nationales.

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1. L’établissement de la vérité judicaire L’office du juge est de rechercher et de connaître la vérité, d’éviter l’erreur judiciaire, à partir de trois postulats : la vérité existe, elle peut être connue, il est juste de la dire. 29 articles du code de procédure pénale utilisent le mot vérité. Les plus souvent utilisés sont l’article 81 qui fonde en termes très généraux les pouvoirs du juge d’instruction : « Le juge d’instruction procède à tous actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité. Il instruit à charge et à décharge », et l’article 103 : « Les témoins prêtent serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ». Mais la technique judiciaire, la logique de fonctionnement du procès pénal ne constituent pas forcément les méthodes les plus adéquates pour parvenir à l’établissement de la vérité. La logique binaire du procès pénal aboutit à savoir si l’on condamne une personne déterminée, poursuivie sous une qualification juridique spécifique pour un fait précis, commis à un moment précis. Ce, sans que soient intervenues des choix politiques d’oubli, comme une loi d’amnistie, et dans un cadre procédural d’établissement des preuves après un débat contradictoire, qui aboutit à une décision fondée sur la seule intime conviction des juges. Essentiellement en matière criminelle, les choix historiques du législateur se sont effectués à partir de la peur de l’erreur judiciaire, d’où la volonté d’affirmer la présomption d’innocence, le bénéfice du doute – mieux vaut un criminel en liberté qu’un innocent incarcéré. La méthode de décision est au service de cet objectif. Jusqu’à la loi du 15 juin 2000 qui permet l’appel devant une cour d’assises, la vérité se formalisait par une seule décision. Désormais une seconde décision peut remettre en cause la première, via l’instauration de l’appel. Ce n’est pas une majorité simple qui définit la vérité de la culpabilité, mais une majorité qualifiée des 2/3, soit 8 voix sur 12 en première instance et 10 sur 15 en appel24. Si 9 personnes sur 15 votent pour la culpabilité, la vérité publique est « non coupable » sans que l’on ne sache rien du vote qui reste secret. Ce choix démocratique a passionné les révolutionnaires, notamment les mathématiciens et leurs calculs de probabilité, au premier rang desquels Condorcet. Le cadre procédural ne permet, quant à lui, de rechercher la vérité que dans le respect des principes du procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme), dont les droits de la défense, le contradictoire, la loyauté dans l’administration de la preuve. … La vérité ne peut pas être établie à tout prix. L’accusé a le droit de mentir, de ne rien dire. C’est à l’accusation d’apporter la 24 Sauf en cour d’assises spéciale, composée de magistrats professionnels, en matière de terrorisme et de trafic international de stupéfiants, où la règle de la majorité simple s’applique (art. 698 – 6 CPP). Depuis la loi du 10 août 2011, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, cette règle de la majorité des deux-tiers s’applique à des compositions de jury modifiées. 6 jurés en première instance et 9 en appel – ce qui a pour conséquence en première instance qu’ il n’ est plus necessaire d’ avoir la majorité des jurés pour emporter condamnation puisque trois juges et trois jurés suffisent, ce qui emporte le poids des professionnels.

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preuve de la culpabilité. Les progrès historiques ont permis progressivement l’interdiction du recours à la torture, à l’hypnose, au « sérum de vérité ». Si le modèle inquisitoire et la recherche de l’aveu en garde à vue constituent encore des réalités, le fait de pouvoir recueillir des preuves par des éléments objectifs externes, comme l’ADN, les écoutes téléphoniques, les informations numérisées, le croisement des fichiers informatisés, font évoluer très rapidement les modes d’établissement de la vérité dans nombre d’affaires. Des affaires jugées sont remises en cause grâce aux expertises ADN et permettent d’éviter des exécutions capitales aux USA. La justice évolue, pour les affaires estimées les moins importantes, vers un mode de gestion de plus en plus automatique, voire « négocié » sur la sanction, au détriment de la vérité, pour permettre un mode gestion simplifié qui évite les recours25. Cette conception anglo-saxonne fait désormais partie du paysage français, notamment à partir de la procédure de « plaider-coupable » (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité) introduite par la loi du 9 mars 2004. Dans cette logique utilitariste, plus que l’émergence de la vérité, c’est le résultat qui compte, en fonction des intérêts respectifs des acteurs. Le système du pleabargaining produit mécaniquement des erreurs judiciaires sinon acceptées, du moins subies par des innocents et leurs avocats, de peur de risquer une peine très lourde en cas de poursuites effectuées par l’attorney retenant un maximum de charges, dans un système de peines automatiques pour les récidivistes26. Le débat se focalise alors sur la stratégie judiciaire concernant principalement le jury et l’administration de la preuve. On peut aboutir ainsi, dans l’affaire O. J. Simpson, à une vérité pénale et à une vérité civile, à un acquittement au pénal avec un jury majoritairement noir et à une condamnation au civil avec un jury majoritairement blanc. 2. Eléments de réflexion interdisciplinaire autour du concept de vérité Il a été suffisamment évoqué que la vérité judiciaire répondait à sa logique propre et n’était pas la vérité scientifique ou la vérité historique. Mais des éléments communs recoupent les trois approches qui doivent s’enrichir les unes des autres. Les progrès dans les instruments de connaissance, comme l’identification par l’expertise ADN, peuvent changer une réalité. Il en est de même sur les recherches des causes de la mort, comme les évolutions des recherches épidémiologiques sur les syndromes du bébé secoué ou la mort subite du nourrisson. Des innocents ont été condamnés et des coupables acquittés sur la base d’expertises invalidées ultérieurement comme en Grande-Bretagne du fait d’un expert qui détenait un quasimonopole en la matière. 25

J.-P. Jean, Le système pénal, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2008. Antoine Garapon / Ioannis Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Paris, Odile Jacob, 2003. 26

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On connaît l’apport de l’ouverture de nouveaux fonds d’archives, comme les archives allemandes conservées à Moscou. Pour la période de Vichy, l’historiographie a considérablement progressé. Mais le principe de l’autorité de la chose jugée empêche un nouveau procès sur la base des nouvelles informations, sauf procédure en révision au titre de l’erreur judiciaire, utilisé très exceptionnel après le filtre de la Cour de cassation (art. 622 s CPP). La différence est donc considérable avec les historiens, qui peuvent améliorer la connaissance de la réalité des faits au fur et à mesure du recueil des données disponibles. Les sources judiciaires ont souvent constitué la base de travaux de recherche historiques. Peut-être trop exclusivement dans certains cas, tant le croisement des sources est fondamental. On peut relever aussi que des sciences dures, comme la médecine, ont mis en place une méthode de délibération qui s’inspire du procès, la conférence de consensus, qui offre le cadre d’une expertise collective sous tous les angles d’un problème pour une délibération éclairée. Pour la révision des lois bioéthiques, qui impliquent des choix moraux fondamentaux, il est proposé des jurys de citoyens éclairés représentant toutes les tendances de l’opinion, pour fournir tous les éléments sur les points que le législateur aura à trancher. L’expérience des commissions d’historiens (ainsi celles conduites par René Rémond, Henry Rousso, Jean Mattéoli) sont toujours éclairantes, mais parfois critiquables quand les historiens se prennent pour des juges (à propos de la mise en cause des époux Aubrac dans l’arrestation de Jean Moulin à Caluire) ou que des contemporains des mis en cause constituent des jurys d’honneur (appel de Maurice Papon à Maurice Druon). Par delà le problème des méthodes, le principal danger qui menace les deux communautés, celle des juges comme celle des historiens, n’est-il pas celui de l’immédiateté médiatique, la pression concomitante de l’opinion publique et des groupes de défense d’intérêts particuliers, la montée de l’émotion au détriment de l’argumentation, de l’image au détriment de l’écrit, de la polémique au détriment du raisonnement ? Le juge, tout comme l’historien, a besoin de la distance et du temps. La justice et l’histoire ont besoin de professionnalisme, d’éthique et de sérénité.

Liste des Auteurs Serge Dauchy, Directeur de Recherches, Université de Lille II Fabrice Desnos, Docteur en Droit, ATER à l’Université de Lille II Bernard Durand, Professeur émérite à l’Université Montpellier I David Gilles, Professeur à l’Université de Sherbrooke Jean-Paul Jean, Avocat général près la cour d’appel de Paris, Professeur associé à l’Université de Poitiers Aldo Mazzacane, Professeur à l’Université Frédéric II de Naples Pierre Patenaude, Professeur émérite, Université de Sherbrooke Diego Quaglioni, Professeur, Université de Trento Mathias Schmoeckel, Professeur Université Friedrich-Wilhems, Bonn Pascal Vielfaure, Maître de Conférences à l’Université Montpellier I