Pierre Geoltrain ou comment faire l'histoire des religions? Le chantier des origines, les méthodes du doute et la conversation contemporaine entre les disciplines 2503523412, 9782503523415

Ce volume est dédié à la mémoire de Pierre Geoltrain, fondateur de la chaire des " origines du christianisme "

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Pierre Geoltrain ou comment faire l'histoire des religions? Le chantier des origines, les méthodes du doute et la conversation contemporaine entre les disciplines
 2503523412, 9782503523415

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PIERRE GEOLTRAIN

ou COMMENT« FAIRE L'HISTOIRE» DES RELIGIONS ?

BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

128

Série Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses sous la responsabilité de Moharnrnad Ali Arnir-Moezzi N°2

~ BREPOLS

CENTRE D'ÉTUDES DES RELIGIONS DU LIVRE

PIERRE GEOLTRAIN

ou COMMENT «FAIRE L'HISTOIRE »DES RELIGIONS ?

LE CHANTIER DES « ORIGINES », LES MÉTHODES DU DOUTE ET LA CONVERSATION CONTEMPORAINE ENTRE LES DISCIPLINES

Simon C.

Sous la direction de et Isabelle ULLERN-WEITÉ

MrMoUNI

~ BREPOLS

La Bibliothèque de ! 'École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de! 'École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-vingt volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l' École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérise les études menées à l'EPHE, la collection Bibliothèque de !'École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'EPHE, anciens élèves de l'École, chercheurs invités ... ).

© 2006, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. AU rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/200610095160

ISBN 2-503-52341-2 Printed in the E.U. on acid-free paper

INTRODUCTION

DU "VOL DES ANCÊTRES" À LA "SOLITUDE DU LIVRE" ... Simon Claude MIMOUNI École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses Isabelle ULLERN-WEITÉ Centre d'Études des Religions du Livre

Ce volume fut initié avec Pierre Geoltrain, lorsqu'après son départ de l'École Pratique des Hautes Études, il accepta de co-animer un séminaire inter-institutionnel de troisième cycle, à la Faculté Protestante de Paris. Ce séminaire était consacré à la question de déterminer le moment social et les modalités discursives d'une émergence peut-être initialement littéraire du christianisme au sein du judaïsme. Il s'agissait, là, de croiser les approches de l'histoire et de la philosophie sur un dossier de recherches que P. Geoltrain avait déjà œuvré à inscrire entre histoire et sémiotique. Toutefois, cette collaboration fut bientôt soutenue et mise en écho du côté de l'École Pratique des Hautes Études, autour d'un des séminaires de la direction d'études « Origines du christianisme ». Si notre premier projet collectif, rassemblant les différents acteurs de ces lieux de recherche et d'enseignement en dialogue (présents dans ce livre en plus de ceux qui s'y sont joints progressivement), fut de préparer un hommage surprise pour l'ami et le maître, très tôt, à cause de l'interrogation historique et épistémologique qui nous occupait, nous avons choisi de l'y associer. En effet, cette question se situe au carrefour de la réception informelle de la recherche de P. Geoltrain. Elle reprenait, pour les interroger en associant ce dernier à l'examen, certains de ses travaux réédités ici et, surtout, son introduction à un volume d'articles paru en 2000. En mettant à l'épreuve leurs modèles d'analyse et les questions historiographiques quelque peu suspendues que ces travaux semblaient induire, il s'agissait de mesurer plus conceptuellement le phénomène discursif et rédactionnel pragmatique qui allait donner le corpus néotestamentaire, au fond à la manière d'une production d'une forme de vie scripturaire issue de formes de vie religieuse simultanées (d'un point de vue historique et critique - philosophique-, ce genre de formalisation idéale typique se révèle en effet inséparable de son contenu comme de son historicité conflictuelle; il ne peut donc s'agir d'une formalisation conçue a priori, en détachant artificiellement le concept de l'économie historique). Le décès brutal de Pierre Geoltrain au printemps 2004 a suspendu ces recherches en mettant fin à l'interlocution amicale qui les soutenait. Mais elle n'a bien sûr arrêté ni la recherche, ni la réception distanciée de son travail, encore moins la conversation amicale elle-même, à présent posthume. Désormais orphelin, comme tout livre, ce livre témoigne d'autre chose encore que de ses circonstances de fabrication, savoir un enseignement cordial jamais distinct de la recherche et de l'interrogation critique qu'il sert essentiellement. Il vient également attester, par la diversité pluraliste de ses contributions au final, le contexte empirique et bien hétérogène du travail en sciences humaines, histoire et philosophie comprises. Il 7

Simon Mimouni, Isabelle Ullern-Weité

en manifeste les conditions partiellement dialogiques et critiques, mêlant au fond, sur le motif actuel de la trop sensible question religieuse, les différents registres des discours culturels contemporains en dépit de ce qu'il revient traditionnellement à la science de les distinguer. De la sorte, la fidélité à l'ami et au maître retourne à l'histoire, c'est-à-dire à l'historicité contemporaine dans laquelle elle se trouve engagée, au point de participer autant à la démarche scientifique qu'à la construction difficile d'un discours civil de la modernité. Cette civilité en suspens naît, comme une recherche d'orientation par la pensée, de la confrontation récurrente de la démarche de la raison avec les pressions sociales déformant, dans l'espace public, les questions culturelles qui font de cet objet d'étude un objet vif, quel qu'en soit l'angle d'approche. Ainsi, les sociétés sécularisées et multiculturelles contraignent-elles démocratiquement les sciences humaines à osciller interminablement entre« le vol (moderniste) des ancêtres» et« la solitude (pensive) du livre » ...

* Sans doute à l'instar de bien de ses collègues les plus proches, Pierre Geoltrain considère que l'histoire n'est pas une science, mais «une tentative de science» qui «fréquente inlassablement les sources», et qu'elle sait travailler seulement «sur des chaînes d'hypothèses », reconstituées à partir des discours qui attestent et ordonnent le passé selon la pensée qu'ils en ont eue. Elle n'est pas non plus une discipline unifiée, mais recouvre « une pluralité de démarches, de méthodes, de visées ». Aussi l'institution d'une chaire comme celle des «origines du christianisme» inscrit-elle à ses yeux un champ d'études, académique et pérenne, où chaque historien, toutefois, enseigne bien plus la recherche même et le sens pluraliste incertain de l'historicité qu'il ne reconstitue l'histoire, comme érudition ou comme objet; a fortiori dans le cas de la rupture moderne déterminante entre la pensée religieuse et la science universitaire, illustrée par la section des sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études. Dans ces limites institutionnelles mais artisanales et conversationnelles contrastées de la recherche, s'il est encore une «tâche de l'historien», elle serait d'éviter de« réduire la reconstitution du passé à des séries d'enchaînements de causalité» ; elle serait plutôt de s'interroger méthodiquement sur la possibilité d'établir un rapport d'exactitude et de pertinence entre « le passé et le réel ».

À partir de ce positionnement épistémologique peut-être sceptique, proposé par Geoltrain, l'histoire des religions - et particulièrement l'histoire de «la dissidence juive »que fut le moment d'émergence du christianisme - pose de nouveau la question de préciser comment on aborde un phénomène à distance toujours rétrospective de l'histoire, en tant que cela n'est qu'une reconstruction inlassable, seulement probable. Et, certes, la culture de pensée issue notamment de la religion chrétienne et de la pensée juive porte sa propre tradition historiographique, exégétique et théorique jusqu'au seuil d'une histoire contemporaine qui est celle de son dépassement et de sa diffraction inéluctables. Voilà qui invalide peut-être, en raison, la question même d'une« origine» du christianisme. À n'en pas douter, pour cet historien, cette religion n'est fondamentalement qu'une dissidence, donc une émanation ambivalente et pérenne du judaïsme scripturaire.

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Introduction

* Dans la mesure où le travail proposé par Pierre Geoltrain se déployait sur différents registres de la réflexion exploratoire et critique porté par sa singularité propre, nous avons choisi de les formaliser au moyen de l'organisation du livre, c'est-à-dire de la conversation amicale qui ne s'est pas arrêtée. Le présent volume est en conséquence construit en trois parties assorties d'une échappée. Toutefois, il est important de spécifier que les voix singulières des chercheurs dont les contributions se prêtent à ce dialogue excèdent, pour chacune, cette mise en forme. Ce qui charpente une rencontre, à la manière d'une orientation proposée comme un sens commun régulateur, ne saurait enclore les propos y passant : lire les fragments rendra à l'ensemble son éclatement dynamique, réel - là est l'hommage. La première partie : « L'histoire comme un geste artisanal et comme enseignement de la recherche même, aux limites de l'historiographie savante», consacrée aux travaux exploratoires de cet historien, explicite sa conception pratique de l'historiographie ; les deux suivantes en développent les points d'appui. La deuxième partie : «Les chantiers de l'histoire», naturellement centrale, est constituée des chantiers par quoi l'on «fait l'histoire», en lien avec la représentation historiographique devant, aux yeux de Geoltrain, servir de support commun aux recherches sur« les origines du christianisme » : les chantiers del' Antiquité hellénistique et romaine tout d'abord, du judéochristianisme en son sein ensuite, puis de l'histoire longue de la religion (judéo- mais romano-) chrétienne en occident, considérée comme« son destin» anthropologique et culturel. Comme au Séminaire, une échappée littéraire: «Contrechamps», rend hommage à l'esprit de tolérance du savant secrètement impétueux, à la finesse de l'érudit ou son idéal renaissant d'une "politique de l'amitié" concertante sous les auspices d'une bibliothèque partagée. La dernière partie : « Conversation entre les disciplines », illustre la conversation rigoureuse entre les disciplines sur quoi cette épistémologie, peut-être, se fonde pragmatiquement. Quant à la postface de Pierre Legendre, elle échappe volontairement à l'ensemble en saluant son dédicataire.

* Au filigrane de ce recueil décidément porté par les divers dialogues noués qui le précèdent, le suivent et l'excèdent, il ressort peut-être - au lecteur d'en juger - une méditation exploratoire sur la fidélité, la critique et la transmission, comme dialectique un peu retenue entre la captation et l'émancipation ... Sans doute, l'histoire même empêchant la rémission du brisé de la transmission par la « reprise » ... Ce que dit la philosophie est fort vrai. La vie se comprend en regardant vers l'arrière, mais il ne faut pas oublier qu'elle doit être vécue en regardant vers l'avant. C'est pourquoi la vie n'est jamais compréhensible au sein de la temporalité, étant donné qu'à aucun moment nous ne pouvons atteindre la tranquillité qui permettrait d'assumer la position dirigée vers l'arrière. S. Kierkegaard, note de 1843.

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PREMIÈRE PARTIE

L'HISTOIRE COMME GESTE ARTISANAL ET COMME ENSEIGNEMENT DE LA RECHERCHE MÊME AUX LIMITES DE L'HISTORIOGRAPHIE SAVANTE

HUIT ARTICLES DE PIERRE GEOLTRAIN SUIVIS D'UNE ÉTUDE DE I. ULLERN WEITÉ

Cette première partie est consacrée au travail de Pierre Geoltrain : huit de ses articles, représentatifs de ses chantiers de recherche et de ses recours théoriques ou critiques sont réédités avec son accord. Suit une contribution d'Isabelle Ullern-Weité qui en propose une réception reconstructive. La.finalité n'est que d'engager la poursuite de la recherche enseignée, de l'offrir aux équipes de recherche actuelles qui continuent autour de la direction d'études des« Origines du christianisme» à !'École Pratique des Hautes Études. Par les entretiens accordés aux éditeurs comme à certains contributeurs de ce livre - notamment lors d'un travail de séminaire de troisième cycle qu'il a co-dirigé à la Faculté Protestante de Paris de 2001 à 2002 -, Pierre Geoltrain aura participé à sa constitution. 12

LE VOL DES ANCÊTRES OU COMMENT PROCÉDER À UNE CAPTATION D'HÉRITAGE*

1. Présentation Les ethnologues et les juristes voudront bien excuser l'emprunt que fait ce titre à des concepts qui leur appartiennent. Ils expriment bien, en effet, ce que Nietzsche appelait « une farce inouïe », à savoir la manière dont le christianisme - pour se distinguer du judaïsme dont il n'est, au départ, qu'une dissidence - s'est emparé des Écritures juives, puis des grands ancêtres d'Israël, à commencer par Abraham pour finir avec tous les prophètes. Une première voie consistait à interpréter les écrits juifs comme annonce et préfiguration du messie chrétien. Une deuxième permettait d'inscrire le christ et ses disciples dans la succession des prophètes dont les traditions juives racontaient qu'ils avaient été rejetés, persécutés et, pour certains, mis à mort. Une troisième voie, enfin, allait jusqu'à attribuer aux prophètes juifs eux-mêmes une révélation explicite du messie chrétien. L 'Ascension d'Ésaïe et les Paralipomènes de Jérémie en sont deux exemples connus : ces deux prophètes meurent, l'un scié, l'autre lapidé, pour avoir révélé la vision qu'ils auraient eue du Fils de Dieu. Le Cinquième livre d'Esdras, dont nous donnons ciaprès la traduction, ne fait pas mourir Esdras en martyr, mais métamorphose le prêtre (et scribe) juif en prophète chrétien, chargé d'annoncer sans lamentations inutiles pourquoi et comment Israël doit être totalement dépouillé et disparaître, ses fils étant privés de descendance et« leurs noms effacés de la terre ».Texte aussi violent dans son antijudaïsme qu'il est mièvre dans sa description du nouveau peuple censé remplacer l'ancien; texte lourd de conséquences aussi, comme on sait, puisque lu plus que les autres du fait de sa présence dans la Vulgate. Texte très court qui ne comporte que deux chapitres, 5 Esdras 1 n'est pas une véritable apocalypse. Il relève plutôt, par son style, de la littérature prophétique biblique : appelé à transmettre au peuple un message divin, le prophète parle au nom de la divinité, tantôt sous forme d'oracles, tantôt en rapportant les visions dont il aurait été le témoin.

*Note des éditeurs: Cette traduction de 5 Esdras a été initialement publiée dans /'Annuaire de /'E.P.H.E., Section des sciences religieuses, t. 103 (1994-1995), p. 17-32. Précision d'I. Ullem-Weité: également inscrit dans l'entreprise collective (AELAC) de traduction française de deux volumes d' Écrits apocryphes chrétiens, ce travail de P. Geoltrain établit l'articulation méthodique de son travail philologique en histoire - jamais interrompu, depuis ses premiers travaux historiques à Strasbourg (avec M. Philonenko, alors son condisciple) comme sous la direction d' A. Dupont-Sommer à la quatrième section de l'E.P.H.E., puis en passant par Je moment sémiotique-, avec l'apport de sa collaboration avec Pierre Legendre (cf. ici la postface). Cette présentation de 5 Esdras renvoie donc simultanément à chacun des autres articles ici repris, en même temps qu'elle s'inscrit dans une continuité progressive et fidèle de ses travaux d'« histoire des idéologies» et d'analyse des« pratiques discursives» comme du« discours religieux» (également en écho à la lecture foucaldienne de« l'ordre du discours», entretien avec l'auteur, 2003). Voir notamment : P. Geoltrain, F. Schmidt, «Pour une histoire des idéologies juives et chrétiennes », dans F. Châtelet (dir.), Histoire des idéologies, tome 1: Des mondes divins jusqu'au 8" siècle, Paris, 1978, p. 213255 ; J. Delorme, P. Geoltrain, «Le discours religieux», dans J. C. Coquet, Sémiotique. L'école de Paris, Paris, 1982, p. 103-126; P. Geoltrain, «Lettre à Sarah. Sur la diversité des corpus», dans Tiers-testament: diversité des écrits intertestamentaires, Cahiers bibliques n° 29, Foi et Vie 5 (1990), p. 3-9. 1 Voir M. Geerard, Clavis apocryphorum Novi Testamenti, Turnhout, 1992. 5 Esdras y figure sous le n° 318.

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Pierre Geoltrain

Notre apocryphe se donne pour auteur Esdras, en exil au pays des Mèdes sous le règne d 'Artaxerxès, et laisse clairement apparaître les deux messages dont le prophète aurait été chargé. Dans une première partie (1, 4-2, 9), un long rappel des infidélités et désobéissances d'Israël aboutit à l'annonce de la décision divine: Dieu abandonne définitivement son peuple qui l'a lui-même abandonné et attribuera à un autre peuple le patrimoine d'Israël. Dans une seconde partie (2, 10-48), le peuple choisi pour l'avenir est exhorté à vivre dans la joie et à pratiquer la solidarité fraternelle la plus élémentaire, sans même craindre la mort puisque la résurrection est assurée. Une vision finale illustre la récompense des fidèles rassemblés au dernier jour sur le mont Sion. La fonction de ce texte - chrétien à l'évidence - est claire. Elle ne consiste pas seulement à interpréter en un sens chrétien les textes de la Bible juive, ce qui est le souci de la plupart des auteurs chrétiens. Elle a plutôt pour but de transformer Esdras, le prêtre et scribe de l'écrit biblique, en un prophète annonçant le rejet total d'Israël au profit d'un autre peuple auquel sont attribués le royaume de Jérusalem, les patriarches, les prophètes ainsi que toutes les promesses. Avec ce nouvel Esdras, un prophète au moins aurait donc annoncé non pas la venue du Christ, mais celle du peuple chrétien, issu du paganisme, et s'en serait réjoui2. L'origine de 5 Esdras reste obscure. Son texte ne nous est parvenu qu'en latin, en deux recensions nettement distinctes 3 • Il est exclu qu'il ait été composé en hébreu ou dans une autre langue sémitique et très douteux qu'il soit traduit du grec. En effet, les sémitismes ou les hellénismes qu'on pourrait invoquer en faveur de ces hypothèses sont le propre des traductions bibliques. Or notre auteur est familier du texte biblique, dont il reprend les mots et les expressions au delà des simples allusions. De plus, il connaît au moins certains apocryphes de l'Ancien Testament (Baruch certainement, peut-être le livre de la Sagesse ou celui de Tobit) et est de toute évidence un bon lecteur de 4 Esdras, ce pseudépigraphe juif tenu en tel honneur chez les chrétiens qu'il trouva place, en traduction latine et en appendice, dans les manuscrits de la Vulgate. C'est probablement à lui que 5 Esdras emprunte le cadre fictif de l'Exil, à lui qu'il répond en écartant toute idée de rétablissement d'Israël, comme lui qu'il figure Jérusalem sous les traits d'une mère éplorée ou qu'il construit la scène du rassemblement sur le mont Sion4 • En tout cas, les scribes chrétiens ne s'y sont pas trompés qui, dans tous les manuscrits en notre possession, ont recopié 5 Esdras, soit avant 4 Esdras, soit à la fin de 4 et 6 Esdras 5• Dans les deux cas, le lecteur était Orienté, soit par avance, soit après coup, vers une lecture chrétienne de l'œuvre juive6 •

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Voir 2, 33 et la note. Voir la Note sur le texte. 4 Comparer 4 Esd 3, 1 et 5 Esd 1, 3; 4 Esd 12, 46-48 et 5 Esd !, 24-25 4 Esd 9, 38-41 et 5 Esd 2, 2-4; 4 Esd 13, 35-50 et 5 Esd 2, 40-43. 5 La numérotation des écrits attribués à Esdras est, depuis l'antiquité, un problème complexe. En effet, la Septante, la Vulgate et maints manuscrits latins utilisent déjà trois systèmes de numérotation différents. Les éditions imprimées depuis le XVI' siècle et jusqu'à nos jours n'ont fait qu'aggraver les confusions possibles. On trouve un tableau synoptique clair, dû à B. M. Metzger, dans J. H. Charlesworth (éd.) The Old Testament, 1, Apocalyptic Literature and Testaments, Londres, 1983, p. 516. Pour le rapport étroit qui lie dans les manuscrits les quatrième, cinquième et sixième livres d'Esdras, voir infra. "De là vient l'idée, répandue jusqu'à l'époque moderne, que 4 Esd était l'œuvre d'un juif converti au christianisme; voir la préface de Dom Calme!, republiée par Migne, Dictionnaire des apocryphes, Paris, 1856, 3

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Le vol des ancêtres

Tous ces éléments et le fait que notre auteur connaisse un état du texte biblique dans les leçons des vieilles versions latines7 , conduisent à situer la rédaction de 5 Esdras en Occident latin. Que ce soit en Afrique, à Rome, en Espagne ou en Gaule, le christianisme latin comptait dans ses rangs des clercs érudits, capables d'écrire un tel "à la manière de", pour conforter leur vision de l'histoire. Quant à la date, compte tenu de l'histoire des débats entre juifs et chrétiens, on peut avancer que le texte de 5 Esdras a dû être écrit dans la seconde moitié du deuxième siècle ou au début du troisième. La première citation de notre apocryphe n'est pas antérieure au cinquième siècle 8 et son utilisation liturgique 9 est difficilement datable. La Vulgate latine, qui a été pendant des siècles le texte biblique de référence pour l'Église d'Occident, a assuré une large diffusion de notre apocryphe. Elle place à la fin du Nouveau Testament, à la suite del' Apocalypse, et traite comme un ouvrage unique de seize chapitres - sous le nom de Quatrième livre d'Esdras - trois textes qui doivent être distingués : - une apocalypse juive que nous connaissons comme telle par des traductions en d'autres langues. Ce sont les chapitres 3 à 14, que la critique nomme 4 Esdras; - un écrit chrétien qui occupe les chapitres 1et2. C'est notre apocryphe, qu'on appelle ordinairement 5 Esdras ; - un écrit apocalyptique, présent dans les chapitres 15 et 16, auquel on a donné le nom de 6 Esdras. Ces trois textes nous sont intégralement transmis par huit manuscrits qui témoignent de l'existence de deux recensions plus ou moins différentes 10 : - l'une, dite recension« espagnole», représentée par six manuscrits 11 - l'autre, dite recension« française», représentée par deux manuscrits 12 • La recension« espagnole» transmet les trois textes dans l'ordre 4 Esd, 6 Esd, 5 Esd; la recension« française», dans l'ordre 5 Esd, 4 Esd, 6 Esd. On considère généralement le texte de la recension « espagnole » comme antérieur à celui de la recension « française ». Nous choisissons cependant de donner la traduction du manuscrit Sangermanensis - l'un des deux témoins de la tradition «française» qui est le plus ancien manuscrit connu. Quelques leçons significatives de la recension « espagnole » sont données dans les notes.

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On nomme ainsi une tradition manuscrite antérieure à la Vulgate latine et qui nous est également accessible par des citations d'auteurs latins anciens. ' On la trouve dans les Acta Silvestri, œuvre anonyme et légendaire concernant Sylvestre I", évêque de Rome de 314 à 335. 9 Voir 5 Esd 2, 34 et la note. 10 Voir par exemple la note sur 5 Esd 1, 1-3. 11 C = Complutensis, IX' ou X' siècle. Madrid, Biblioteca de la Universidad Central ; M = Mazarinaeus, XI' ou XII' siècle. Paris, Bibliothèque Mazarine ; N = Bruxellensis, XII' siècle. Bruxelles, Bibliothèque royale ; E = Epternachensis, XI' siècle. Luxembourg, Bibliothèque Nationale; V = Abulensis, XI' ou XII' siècle. Madrid, Biblioteca Nacional ; L = Legionensis, xu' siècle. Leon, Real Colegiate de San Isidoro. 12 S = Sangermanensis, daté de 821/822. Paris, Bibliothèque Nationale ; A= Ambianensis, IX' siècle. Amiens, Bibliothèque communale.

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Pierre Geoltrain

II. Bibliographie 1. Éditions

R. L. BENSLEY, The fourth Book of Ezra, « Texts and Sudies, III, 2 », Cambridge, 1895 (introduction de M. R. JAMES). R. WEBER - B. FISCHER, Biblia Sacra juxta vulgatam Versionem, Stuttgart, 1983, 2, p. 1931-1934. 2. Traductions

M.- J. LABOURT, «Le cinquième livre d'Esdras »,Revue Biblique, 17 (1909), p. 412-434. M. ERBETTA, Gli Apocri.fi del Nuovo Testamento, Turin, 1981, 3, p. 317-331. B. M. METZGER, dans J.-M. CHARLESWORTH (éd.), The Old Testament Pseudepigrapha, 1. Apocalyptic Literature and Testaments, Londres, 1983, p. 516-559. L. MoRALDI, Apocri.fi del Nuovo Testamento, Turin, 1986 (cf note 8), 2, p. 1917-1938. H. CousIN et al., Quatrième livre d'Esdras, Lyon, 1987, p. 9-12. H. DuENSING -A. de SANTOS ÜTERO, dans W. SCHNEEMELCHER (éd.), Neutestamentliche Apokryphen in deutscher Übersetzung, 2. Apostolisches, Apokalypsen und Verwandtes, Berlin, 1989, p. 581-590. 3. Études

D. De BRUYNE, «Une lecture liturgique empruntée au 4e livre d'Esdras », Revue Bénédictine, 25 (1908), p. 358-360. A. CEPKE, « Ein bisher unbeachtetes Zitat aus dem fünften Buche Esra », Conjectanea neotestamentica, 11 (1947), p. 179-195. L. BROU, « Le 4e livre d'Esdras dans la Liturgie hispanique et le Graduel romain "Locus iste" de la messe de la Dédicace», Sacris Erudiri, 9 (1957), p. 75-109. A.-M. DENIS, Introduction aux pseudépigraphes grecs de l'Ancien Testament, "Studia in Veteris Testamenti pseudepigrapha" 1, Leyde, 1970, p. 194-200. J. DANIÉLOU, « Le 5 Esdras et le judéo-christianisme latin au second siècle», Ex orbe religionum, (G. Widengren Festschrift), 1 ("Studies in the History of Religions" 21), Leyde, 1972, p. 162-71. H. STEGEMANN, « 5 und 6 Esra-Buch », Jüdische Schriften aus hellenistisch-romischer Zeit, 3, Gütersloh, 1973. G. N STANTON, « 5 Ezra and Matthean Christianity in the Second Century »,Journal of Theological Studies, N. S. 28 (1977), p. 67-83. R. A. KRAFT, « Ezra' Materials in Judaism and Christianity », Aufstieg und Niedergang der romischen Welt. Geschichte und Kultur Roms im.Spiegel der neueren Forschung, 2,19,1 (1979), p. 119-136. M. E. STONE,« The Metamorphosis of Ezra: JewischApocalypses and Medieval Vision», Journal of Theological Studies, N.S. 33 (1982), p. 1-18. R. A. KRAFT,« TowardsAssessing the Latin Text of '5 Ezra'; the 'Chritian' Connection », The Harvard Theological Review 79 (1986), p. 158-169. T. A. BERGREN, «The 'People Coming from the East'» in 5 Ezra 1 : 38 »,Journal of Biblical Literature 108, 4 (1989), p. 675-683. T. A. BERGREN, Fifth Ezra. The Text, Origin and Early History ("Sepuagint and Cognate Studies" 25), 1990. P. GEOLTRAIN, « Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes. L'exemple de 5 Esdras », Apocrypha 2 (1991 ), p. 17-30.

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Le vol des ancêtres

III. Cinquième livre d'Esdras - Traduction 1 1 Second livre d'Esdras le prophète - fils de Sareus, fils d' Azareus, fils de Salame, fils de Sadoch, fils d' Acitob, 2 fils d' Achias, fils de Finees, fils d'Heli, fils d' Amerias, fils d' Azieus, fils de Marimoth, fils d' Ama, fils d'Ozias, fils de Borith, fils d' Abisseus, fils de Finees, fils d'Eleazar, 3 fils d' Aaron de la tribu de Levi - qui fut captif au pays des Mèdes sous le règne d'Artaxerxès, roi des Perses.

Message du Seigneur à son peuple

4 La parole du Seigneur me fut adressée qui disait : 5 « Va et annonce à mon peuple ses crimes et à leurs fils les iniquités qu'ils ont commises envers moi, pour qu'ils les racontent aux fils de leurs fils. 6 Car les péchés de leurs parents se sont accrus parmi eux : ils m'ont oublié et ont sacrifié à des dieux étrangers. 7 N'est-ce pas moi qui les ai fait sortir de la terre d'Égypte, de la maison de servitude? mais eux m'ont dédaigné et ont méprisé mes projets. 8 Quant à toi, secoue la chevelure de ta tête et jette sur eux tous les maux puisqu'ils n'ont pas obéi à ma loi: c'est un peuple indiscipliné. 9 Jusques à quand les supporterai-je, eux à qui j'ai accordé tant de bienfaits ? 10 Pour eux, j'ai renversé de nombreux rois, j'ai frappé Pharaon avec ses serviteurs et toute son armée. 11 Devant eux j'ai anéanti toutes les nations, en Orient j'ai dispersé le peuple de deux provinces, Tyr et Sidon, et j'ai tué tous leurs adversaires. 12 Toi donc, parle-leur ainsi: "Voici ce que dit le Seigneur. 13 C'est moi, oui, c'est moi qui vous ai fait passer la mer et vous ai montré des routes abritées là où il n'y avait pas de chemin. Je vous ai donné Moïse pour chef etAaron pour prêtre. 14 Je vous ai procuré la lumière par une colonne de feu et j'ai fait parmi vous de grandes merveilles. Mais vous, vous m'avez oublié, dit le Seigneur. 15 Voici ce que dit le Seigneur tout-puissant: La caille vous a été un signe, je vous ai donné un camp pour votre protection, et là, vous avez murmuré. 16 À la ruine de vos ennemis, vous n'avez pas célébré de triomphe en mon nom, mais jusqu'à présent encore, vous murmurez. 17 Où sont les bienfaits que je vous ai accordés ? Dans le désert, lorsque vous aviez faim et soif, n'avez-vous pas crié vers moi, disant: 18 'Pourquoi nous as-tu amenés dans ce désert pour nous faire périr ? il eût mieux valu pour nous servir les Égyptiens que de mourir dans ce désert.' 19 J'ai eu pitié de vos gémissements et je vous ai donné la manne en nourriture ; vous avez mangé le pain des anges. 20 Quand vous aviez soif, n'ai-je pas brisé le rocher et les eaux n'ont-elles pas coulé en suffisance? À cause de la chaleur, je vous ai couverts de feuilles d'arbres. 21 Je vous ai donné des terres fertiles en partage ; j'ai rejeté les Chananéens, les Férézéens et les Philistins devant vous. Que dois-je faire encore pour vous, dit le Seigneur ? 22 Voici ce que dit le Seigneur tout-puissant : Au désert, lorsque vous étiez au bord du fleuve amer, assoiffés et blasphémant mon nom, 23 je n'ai pas envoyé le feu en échange de vos blasphèmes, mais en jetant du bois dans l'eau, j'en ai fait un fleuve d'eau douce. Le Seigneur abandonnera son peuple

24 Que ferai-je pour toi, Jacob? Tu n'as pas voulu m'obéir, Juda! Je me transporterai vers d'autres nations et je leur donnerai mon nom pour qu'elles gardent mes préceptes. 25 Puisque vous m'avez abandonné, moi aussi je vous abandonnerai. Lorsque vous me demanderez miséricorde, je ne serai pas miséricordieux envers vous. 26 Lorsque vous m'invoquerez, moi, je ne vous exaucerai pas, car vous avez souillé vos mains de sang et vos pieds ne traînent pas pour commettre des homicides. 27 Pour ainsi dire, ce n'est pas moi que vous avez abandonné mais c'est vous-mêmes, dit le Seigneur. 28 Ainsi parle le

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Seigneur tout-puissant : Ne vous ai-je pas prié comme un père prie ses fils, une mère ses filles, une nourrice ses petits, 29 pour que vous soyez un peuple pour moi et moi un dieu pour vous, vous pour moi des fils et moi pour vous un père ? 30 Je vous ai rassemblés comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes. Que ferai-je donc maintenant pour vous? Je vous rejetterai de devant ma face. 31 Quand vous me présenterez des offrandes, je détournerai de vous ma face, car vos jours de fête, vos néoménies et vos circoncisions chamelles, je les ai rejetés. 32 Moi, j'ai envoyé vers vous mes serviteurs les prophètes : vous les avez reçus en les tuant et en déchirant leurs corps ! je demanderai compte de leur sang, dit le Seigneur. Un peuple qui vient

33 Ainsi parle le Seigneur tout-puissant : Votre maison est déserte ; je vous rejetterai comme paille au vent. 34 Vos fils n'auront pas de progéniture, parce qu'ils ont avec vous dédaigné mon commandement et fait ce qui est mal devant moi. 35 Je livrerai vos maisons à un peuple qui vient, à ceux qui croient sans m'entendre; ceux à qui je n'ai pas montré de signes feront ce que j'ai prescrit. 36 Ils n'ont pas vu les prophètes mais se souviendront de leurs faits antiques. 37 J'atteste la grâce du peuple qui vient dont les petits enfants exultent de joie ; sans me voir de leurs yeux charnels, ils croiront pourtant, par l'esprit, ce que j'ai dit. 38 Et maintenant, père, regarde en rendant gloire et vois le peuple qui vient de l'Orient. 39 Je leur donnerai pour chefs Abraham, Isaac et Jacob, Osée et Amos et Michée et Joël et Abdias et Jonas 40 et Nahum et Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie, qui est aussi appelé l'ange du Seigneur. La veuve abandonnée

2. 1 Voici ce que dit le Seigneur : C'est moi qui ai fait sortir ce peuple de la servitude ; je leur ai donné des commandements par mes serviteurs les prophètes. Ils n'ont pas voulu les écouter mais ont rendu vains mes projets. 2 La mère qui les a engendrés leur dit. 'Allez, mes fils, car je suis veuve et abandonnée. 3 Je vous ai élevés avec joie et je vous ai perdus avec deuil et tristesse, parce que vous avez péché devant le Seigneur Dieu et que vous avez fait le mal devant moi. 4 Mais maintenant, que ferai-je pour vous? car je suis veuve et abandonnée. Allez, mes fils, et demandez miséricorde au Seigneur.' 5 Pour moi, père, je t'appelle comme témoin pour la mère des fils qui n'ont pas voulu garder mon alliance, 6 pour que tu les livres à la confusion et leur mère au pillage et qu'ils n'aient pas de descendance. 7 Qu'ils soient dispersés parmi les nations et que leurs noms soient effacés de la terre puisqu'ils ont méprisé mon alliance. 8 Malheur à toi, Assur, qui caches les injustes chez toi! Nation mauvaise, souviens toi de ce que j'ai fait à Sodome et Gomorrhe 9 dont le sol gît sous des blocs de poix et des monceaux de cendres : ainsi traiterai-je ceux qui ne m'ont pas écouté, dit le Seigneur tout-puissant." » Nouvelle mère, nouveaux enfants

10 Voici ce que le Seigneur dit à Esdras : «Annonce à mon peuple que je leur donnerai le royaume de Jérusalem que je devais donner à Israël. 11 Je reprendrai la gloire de ceuxlà etje donnerai à mon peuple les tentes éternelles que j'avais préparées pour les autres. 12 L'arbre de vie aura pour eux une odeur de parfum ; ils ne travailleront ni ne se fatigueront. 13 Demandez et vous recevrez, demandez que vos peu de jours soient abrégés. Déjà le royaume est préparé pour vous : veillez ! 14 Prends à témoin, prends à témoin le ciel et la terre : j'ai omis le mal et créé le bien, car je suis vivant, dit le Seigneur. 15 Mère,

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embrasse tes fils, élève-les avec joie comme la colombe, affermis leurs pieds, car je t'ai choisie, dit le Seigneur. 16 Je ressusciterai les morts de leurs tombes, je les ferai sortir de leurs tombeaux parce que j'ai reconnu mon nom en eux. 17 Ne crains pas, mère de ces fils, car je t'ai choisie, dit le Seigneur. 18 Pour t'aider, je t'enverrai mes serviteurs Isaïe et Jérémie: suivant leur conseil, j'ai sanctifié et préparé pour toi douze arbres chargés de fruits variés, 19 autant de sources d'où coulent le lait et le miel, et sept immenses montagnes portant la rose et le lys : de quoi je remplirai de joie tes fils. 20 Rends justice à la veuve, juge en faveur du pupille, donne à l'indigent, protège l'orphelin, habille celui qui est nu. 21 Soigne celui qui est brisé et faible, ne te moque pas du boiteux, protège l'estropié et conduis l'aveugle à la vision de ma clarté; 22 préserve dans tes murs le vieillard et le jeune homme. 23 Quand tu trouveras des morts, confie-les au sépulcre en les signant et je te donnerai la première place dans ma résurrection. 24 Arrête-toi et reposetoi, mon peuple, car ton repos viendra. 25 Bonne nourrice, nourris tes fils, affermis leurs pieds. 26 Aucun des serviteurs que je t'ai donnés ne périra, car je les rechercherai parmi les tiens. 27 Ne t'agite pas lorsque viendra le jour de l'affliction et de l'angoisse : les autres pleureront et seront tristes, mais toi, tu seras joyeuse et dans l'abondance. 28 Les nations te jalouseront mais elles ne pourront rien contre toi, dit le Seigneur. 29 Mes mains te couvriront pour que tes fils ne voient pas la géhenne. 30 Réjouis-toi, mère, avec tes fils, car je te délivrerai, dit le Seigneur. 31 Souviens-toi de tes fils morts, car moi, je les sortirai des cachettes de la terre et je leur ferai miséricorde, car je suis miséricordieux, dit le Seigneur tout-puissant. 32 Embrasse tes enfants jusqu'à ce que je vienne et annonceleur la miséricorde, car mes sources débordent et ma grâce ne fera pas défaut. » Mission d'Esdras

33 Moi, Esdras, j'ai reçu, sur le mont Horeb, l'ordre du Seigneur d'aller vers Israël; quand je fus venu à eux, ils m'ont repoussé et ont rejeté le commandement du Seigneur. 34 C'est pourquoi je vous dis, nations qui écoutez et comprenez : «Attendez votre pasteur, il vous donnera le repos éternel ; car il est tout proche celui qui arrivera pour la fin du monde. 35 Soyez prêts pour les récompenses du royaume, car une lumière perpétuelle brillera pour vous durant l'éternité du temps. 36 Fuyez l'ombre de ce monde, recevez la réjouissance de votre gloire. Moi, je rends publiquement témoignage à mon sauveur. 37 Recevez le dépôt du Seigneur et réjouissez-vous en rendant grâce à celui qui vous a appelés aux célestes royaumes. 38 Levez-vous, dressez-vous et voyez le nombre de ceux qui sont désignés au banquet du Seigneur. 39 Ceux qui se sont détachés de l'ombre de ce monde ont reçu du Seigneur de splendides tuniques. 40 Reçois ta part, Sion, et réunis les tiens vêtus de blanc, qui ont accompli la loi du Seigneur. 41 De tes fils, que tu désirais, le nombre est complet ; demande au Seigneur souverain de sanctifier ton peuple qui a été appelé dès le commencement. » Vision d'Esdras

42 Moi, Esdras, j'ai vu sur le mont Sion une grande foule que je n'ai pu compter et tous louaient ensemble le Seigneur par des cantiques. 43 Il y avait au milieu d'eux un jeune homme de haute taille, plus élevé qu'eux tous, qui posait des couronnes sur leurs têtes ; et il les surpassait en dignité. Quant à moi, j'étais saisi d'émerveillement. 44 Alors, j'interrogeai un ange:« Qui sont ceux-ci, Seigneur?» 45 L'ange me répondit:« Ce sont ceux qui ont déposé la tunique mortelle et ont pris l'immortelle tunique, eux qui ont confessé le nom de Dieu ; à présent ils sont couronnés et reçoivent des palmes. » 46 Je dis à l'ange : «Qui est ce jeune homme qui leur met des couronnes et leur remet des palmes 19

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dans les mains?» 47 Il me répondit: «C'est le Fils de Dieu qu'ils ont confessé dans le monde. » Pour moi, je me mis à glorifier ceux qui se sont dressés courageusement pour le nom du Seigneur. 48 L'ange me dit alors : «Va, annonce à mon peuple quelles grandes merveilles du Seigneur Dieu tu as vues. » IV. Cinquième livre d'Esdras -Annotations (les notes renvoient aux chapitres et versets du texte.) 1. 1. Second livre d'Esdras : Selon les mss de la recension« française», cet apocryphe est dit second (ms S) ou troisième (tris A) et même quatrième livre (Vulgate clémentine). Les mss de la recension « espagnole » ne donnent pas de numérotation en début de texte. Voir la note sur 2, 48. 1-3. Cette généalogie s'inspire pour l'essentiel d'Esd 7, 1-5, avec l'adjonction de trois noms (au début du verset 2: Achias, Finees, Heli), tirés de 1 S 14, 3. La recension «espagnole» porte seulement: Esdras, fils de Cusi. Cusi est le nom du père de Sophonie (voir So 1,1). - Sous le règne d'Artaxerxès: mention conforme au texte biblique; selon la recension« espagnole»: aux jours du roi Nabuchodonosor. 5. Voir Is 58, 1. 6. Les versets 6 à 33 sont un tissu de réminiscences et d'allusions scripturaires. - ils ont sacrifié à des dieux étrangers : voir Dt 8, 19. 7 .... moi qui les ai fait sortir ... de la maison de servitude: voir Dt 5, 6. 10. Voir Ex 14. 11. ... en Orient: l'auteur laisse apparaître son point de vue d'Occidental, oubliant que l'Esdras qu'il met en scène est au pays des Mèdes (verset 3). - ... deux provinces, Tyr et Sidon : on trouve chez les prophètes de nombreuses condamnations portées contre Tyr (voir Is 23, 1-8; Am 1, 9-10; Za 9, 2-4) ou contre Tyr et Sidon réunies (voir Ez 26-28; J1 4, 4-8). Notre texte considère ces villes comme des provinces, ce qui peut dénoter la méconnaissance de la réalité géographique chez un Occidental ou sa fréquentation des textes évangéliques (voir Mc 3, 8 : le pays de Tyr et de Sidon ; Mt 11, 22-23 ; Le 10, 1314 ). 13. Voir Ex 13, 21 ; 14, 29; Sg 14, 3. 14. Voir Ex 14,19-20; Nb 8,14-15; Sg 18, 3. 15. Voir Ex 16, 13; Nb 11, 1. 16. Voir Ex 16, 2. 18. Voir Ex 16, 3. 19. Voir Ex 16, 13 -18. - Vous avez mangé le pain des anges: voir Ps 78 (77), 12-27; 106 (105), 7-14; Sg 16, 20. 20. Voir Nb 20, 2-13. 22-23. Voir Ex 15, 22-25. On remarque que, si l'auteur énumère bien les grands épisodes de l'histoire d'Israël au désert, il ne suit pas l'ordre dans lequel ils sont rapportés par le texte biblique. 24. Voir Os 6, 4. 26. Lorsque vous m'invoquerez : voir Jr 11, 11. - Vous avez souillé vos mains de sang : voir Is 1, 15. - Vos pieds ne traînent pas : Is 59, 7-, Pr 1, 16 ; 6, 18.

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29 .... pour que vous soyez un peuple pour moi et moi un dieu pour vous: voir Jr 24, 7; 30,22 ;31,33;Éz14, 11. 30 .... comme une poule rassemble ses poussins: voir Mt 23, 37; Le, 13, 34. 31. Ce verset est une paraphrase d'Is 1, 13-14, moins la mention du sabbat à laquelle est substituée celle des circoncisions charnelles - sans doute une manière de rappeler qu'il existe une circoncision du cœur, déjà proclamée par les prophètes (Jr 4, 4; 9, 25. Voir Rm 2, 29) - La recension« espagnole » présente un texte encore plus polémique : ... les jours de fêtes et les néoménies, les sabbats et les circoncisions, je ne vous les ai pas ordonnés. Autant dire que la Tora n'a pas été donnée par Dieu à Moïse ... Cette critique du judaïsme dans la recension« espagnole » se poursuit plus violemment encore dans les versets suivants. 32. Voir Mt 23, 34-35 ; Lv 11, 49-50. Recension« espagnole» : J'ai envoyé vers vous mes serviteurs les prophètes : vous les avez reçus en les tuant et en déchirant les corps des apôtres ! Ainsi crée-t-on arbitrairement une lignée qui fait des apôtres chrétiens les successeurs des prophètes juifs assassinés. 33. Au début de ce verset, trois mss de la recension «espagnole» (M, N et E) témoignent d'un développement qui accuse le peuple juif d'avoir tué Jésus - ou Dieu même, puisque c'est lui qui parle: «Voici ce que dit le Seigneur tout-puissant: Et en dernier lieu, vous avez jeté les mains sur moi, poussant des cris devant le tribunal du juge pour qu'il me livrât à vous. Vous m'avez reçu comme un criminel, non comme un père qui vous a délivré de la servitude, et, suspendu au bois, vous m'avez livré à la mort. Voilà l 'œuvre que vous avez accomplie. C'est pourquoi le Seigneur dit : Que mon père revienne avec ses anges et qu'il juge, entre moi et vous, si je n'ai pas exécuté l'ordre de mon père, si je ne vous ai pas nourris, si je n'ai pas fait ce que mon père m'a ordonné ;je combattrai en justice contre vous, dit le Seigneur. Voici ce que dit le Seigneur tout-puissant: Votre maison est déserte, etc ... » Peut-être s'agit-il d'un écho de la parabole des vignerons meurtriers (voir Mt 21, 33-47; Mc 12, 1-12; Le 20, 9-19). Il demeure que la manière dont cette diatribe est menée équivaut à une accusation de déicide, même si le mot n'est pas écrit. L'ensemble (versets 7-32) des références aux critiques faites au peuple d'Israël par les prophètes - et encore aggravées en ce verset 33 - J?résente bien des similitudes avec les improperia (les « reproches » faits aux Juifs) que l'Eglise romaine prononçait, au cours des siècles et naguère encore, lors de l'office du Vendredi saint. - Votre maison est déserte: voir Jr 22, 5-6; 7b 14, 4. - Comme paille au vent: voir Jr 13, 24. 35-36. Comparer Jn 20, 22. 37. J'atteste la grâce du peuple qui vient : autre leçon, selon la recension« espagnole » : Les apôtres attestent... Ceux-ci sont donc inscrits dans la succession des prophètes (voir 2, 32 et la note). - ... les petits enfants exultent: voir Mt 11, 25 ; Le 10, 22. - ... sans m'avoir vu: voir 1P1, 8. 38. Et maintenant, père, regarde: Dieu s'adresse à Esdras qui est le père du peuple. - ... en rendant gloire: littéralement, avec gloire. - Vois le peuple qui vient de l'Orient: le salut vient traditionnellement de l'Orient (voir Ba 4, 36-37 ; Is 41, 2 ; 46, 11). De plus, vu de l'Occident lointain où 5 Esdras a probablement vu le jour, le peuple des chrétiens a bien l'Orient pour origine. Mais il est aussi possible que l'auteur de notre apocryphe ait eu à l'esprit le mythe des tribus perdues dont 4 Esdras, qui lui sert de modèle, raconte qu'elles partirent au-delà de !'Euphrate, loin vers l'Orient, et qui devront donc revenir de l'Orient, après la victoire du Fils envoyé par Dieu pour délivrer les fidèles (voir 4 Esd 13, 39-50). Le nouveau peuple viendrait alors prendre la place des tribus exilées. Ce peuple 21

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qui vient se voit attribuer pour chefs les Patriarches et les Prophètes, autre manière de dire que les chrétiens se les approprient. Les douze petits prophètes sont cités ici dans l'ordre de la Septante. Entre les Patriarches et les Prophètes, les mss de la recension « espagnole » intercalent Élie et Hénoch, les deux grands personnages dont la tradition juive attend le retour, puiqu'ils ne sont pas morts mais ont été enlevés au ciel. Ces mêmes mss donnent, dans un curieux désordre, une liste incomplète de onze petits prophètes (Aggée n'y figure pas). 40. Malachie, qui est aussi appelé l'ange du Seigneur : Malachie signifie en effet «mon messager» (voir Ml 3, 1). Selon la recension« espagnole», Malachie et douze anges avec des.fleurs: voir 3 Baruch 12, 1-5, où des anges portent dans des corbeilles des fleurs qui sont les mérites des justes. 2. 1. Moi qui ai fait sortir ce peuple de la servitude: voir 1, 7 et la note. 2. Cette mère, c'est Sion-Jérusalem; voir Baruch 4, 11.12.19 dont notre apocryphe s'inspire dans les versets 2 à 4. Voir également en 4 Esd 9, 39 - 10, 59 la vision de la femme en deuil, figure de Sion, devenue ici une veuve abandonnée. 5. Pour moi, père, je t'appelle comme témoin ... : c'est le Seigneur qui s'adresse à Esdras considéré comme père du peuple par ses fonctions de prêtre et de prophète: il est appelé à témoigner contre son propre peuple. 6-7. Redoutable conséquence du témoignage du prophète qui doit entraîner la disparition d'Israël ! Si 5 Esd, comme on l'admet, a été rédigé au second siècle et après 135, l'allusion à la dispersion, à l'absence de descendance, à l'effacement des noms montre que, pour notre auteur, l'exil n'est plus un châtiment provisoire mais une extinction définitive. Sans doute cela fut-il l'interprétation d'un bon nombre de chrétiens qui ne retenaient des prophètes que la litanie des «infidélités d'Israël», oubliant l'affirmation de la foi juive dans la pérennité de l'alliance et l'attente d'une Jérusalem nouvelle où Dieu rassemblerait les justes. Notre écrit arrache à Israël son élection pour l'attribuer aux chrétiens par la voix même d'un prophète juif. 8-9. Sur le mode des imprécations contre Assur et avec l'exemple de Sodome et Gomorrhe (voir So 2, 9-13), c'est Israël qui est visé: voir les versets 10 et 11 dans lesquels Israël est complètement dépouillé de ses prérogatives terrestres et célestes. 11. Les tentes éternelles : voir Le 16, 9. 12. L'arbre de vie: voir Gn 2, 9; Ap 2, 7; 22, 2. 13. Demandez que vos peu de jours soient abrégés: comparer Mc 13, 20. - Déjà le Royaume est préparé pour vous : voir Mt 25, 34. 15. En 4 Esd 10, 25-27, la femme en deuil se transforme en Jérusalem glorieuse; en 5 Esd, la veuve abandonnée, contrainte à laisser partir ses fils, ne se métamorphose pas mais disparaît, laissant la place à une autre mère choisie par Dieu et promise à la gloire en la personne de ses fils. 16. Voir Ez 37, 12; Dn 12, 7; 4 Esd 7, 32. Notre apocryphe paraît réserver la résurrection aux seuls fidèles (voir 2, 23.31). 18. Pour t'aider, je t'enverrai mes serviteurs Isaïe et Jérémie: ces deux grands prophètes, qui n'avaient pas été nommés en 1, 39, sont aussi des adjuvants de notre auteur qui s'en inspire fréquemment. Ezéchiel n'est pas convoqué. En revanche, la recension « espagnole » mentionne Daniel avec Isaïe et Jérémie. Au total, le peuple qui vient - le peuple des chrétiens - s'empare l'une après l'autre de toutes les grandes figures du passé 22

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d'Israël, désormais condamné à sortir de l'histoire. - Douze arbres : ils symbolisent peutêtre les douze apôtres qui prennent la place des douze tribus d'Israël. 19. Le lait et le miel: voir Dt 31, 20. 20-21. Rends justice à la veuve ... protège l'orphelin : voir Is 1. 17. - habille celui qui est nu: voir Is 58, 7; Tb 1, 17; Mt 25, 36. 23. Ensevelir les morts est un des actes traditionnels de la piété juive (voir Tb 1, 1718 ; 2, 3-8). Le signe dont il faut marquer les morts est-t-il destiné à les faire reconnaître comme des fidèles au jour de la résurrection (voir 2, 26 et 31) ? Le texte donné par la recension« espagnole »va dans ce sens : Quandje trouverai tes morts, je les ressusciterai ; je regarderai les signes et je leur donnerai la première place dans ma résurrection. 24. Ton repos viendra: voir Jos 1, 13-, He 4, 8-11. 26. Voir Jn 17, 12. -Je les rechercherai parmi les tiens : littéralement, du nombre qui est le tien (de numero tua). 27. Voir Jn 16, 20. 31. Voir 1Hén61, 5. 33. Le mont Horeb: autre appellation du mont Sinaï dans certaines traditions du Pentateuque. Recevant l'ordre divin sur cette montagne, le prophète Esdras est comme un nouveau Moïse. Moïse avait donné une loi à son peuple; Esdras l'avait restaurée et exigé le renvoi des femmes étrangères, c'est-à-dire païennes, (voir Ne 8; Esd 10). C'est aussi lui, disait-on, qui avait reconstitué la loi et les Écritures juives (voir 4 Esd 14, 18-50. Notre apocryphe s'empare de la figure d'Esdras pour en faire - bien avant la venue du Christ, puisque le cadre fictif de 5 Esd transporte le lecteur sous le règne d'Artaxerxès -, un nouveau Moïse favorable aux chrétiens. Outre le rejet d'Israël, il aurait donc annoncé un peuple issu des nations païennes, peuple appelé« à fuir l'ombre de ce monde» dans l'attente d'un royaume céleste. Notre apocryphe métamorphose le nouveau Moïse en anti-Moïse. 34. Plusieurs formulations liturgiques ont été tirées du texte de 5 Esdras, notamment des versets 34-37 et 45 de ce chapitre. En voici quelques exemples dans la liturgie de l'Église romaine : Donne-leur le repos éternel, Seigneur: et qu'une lumière perpétuelle brille sur eux (Introït et graduel de la messe des morts): 5 Esd 11, 34-35; Une lumière perpétuelle brillera sur tes saints, Seigneur (Commun des apôtres et des martyrs pour le temps pascal) : 5 Esd 11, 35 ; Recevez la réjouissance de votre gloire ... rendant grâces à Dieu qui vous a appelés aux célestes royaumes (Introït de la messe du mardi de Pentecôte): 5 Esd H, 36-37; À présent ils sont couronnés et reçoivent des palmes (Commun des apôtres): 5 Esd 11, 45. 35. Une lumière perpétuelle brillera pour vous: voir Is 60, 19-20; Ap 21, 23; 22, 5. 37. Recevez le dépôt: voir 1Tm6, 20; 2 Tm 1, 12. 14. - Celui qui vous a appelés aux célestes royaumes : voir 1 Th 2, 12. 38. Dans les versets 38 à 45, notre auteur s'est inspiré d'Ap 6-7. - Ceux qui sont désignés: ou ceux qui ont été marqués d'un signe (signati): voir 11, 23 et la note; Ap 7, 4. 40. Sion, qu'elle soit Jérusalem terrestre ou céleste, demeure le lieu de rassemblement pour la fin des temps et le jugement dont l'apocalyptique juive a dressé le cadre (voir, par ex., 4 Esd 13, 33-38, et 47-50). Pour 5 Esd, Sion n'est qu'une autre manière de désigner

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«la mère du peuple qui vient». - Vêtus de blanc: voir Ap 3, 4-5 ; 6, Il; 7, 9. Comparer Pasteur d'Hermas, Similitudes, VIII, 2, 3. 41. De tes fils .. . le nombre est complet : les textes apocalyptiques font allusion à l'existence d'un nombre d'élus ou de justes qui doit être atteint pour que vienne la fin. On n'en révèle jamais le chiffre, mais ce nombre inconnu est invoqué pour calmer l'impatience des justes qui désirent la venue du jugement (voir 4 Esd 4, 35-36 ; Ap 6, 11 ). En déclarant que le nombre est complet, 5 Esd signifie que la fin est là. 42. Tous louaient ensemble le Seigneur par des cantiques: voir Ap 7, 10-12. 43. Un jeune homme de haute taille ... qui posait des couronnes sur leurs têtes: voir Pasteur d'Hermas, Similitudes, VIII, 2, 1 ; IX, 6, 1. Comme dans les peintures des catacombes ou sur les mosaïques, la taille du Christ, plus grande que celle des autres personnages, manifeste sa prééminence. 45. Et reçoivent des palmes: voir Ap 7, 9. 47. C'est le Fils de Dieu: telle est la révélation à laquelle veut conduire ce petit livre et qu'il ne livre que dans une ultime vision, à la suite d'une série de substitutions et de précisions calculées : un peuple en remplace un autre, une mère en remplace une autre, un personnage masculin enfin prend la place de la« bonne mère». Il est d'abord appelé «pasteur» (2, 34), puis« sauveur» (2, 36), apparaît sous les traits d'un jeune homme (2, 42) et est finalement nommé par son titre: le Fils de Dieu. L'apocalyptique juive n'avait pas hésité à nommer ainsi le Messie (voir, par ex., 4 Esd 7, 28-29). C'est un des éléments qui permet à l'auteur de 5 Esdras de construire sa fiction: l'annonce du christianisme par un prophète juif sans que soit jamais prononcé le nom de Jésus. - Je me mis à glorifier ceux qui se sont dressés courageusement pour le nom du Seigneur : cette phrase, qui ne figure pas dans la recension «espagnole», est sans doute un ancien témoignage du prestige dont jouissaient les témoins de la foi (les martyrs) dans l'Église ancienne. 48. Les mentions finales des manuscrits sont aussi diverses que les options choisies pour la place à donner à l'ouvrage dans le corpus des écrits esdrassiens. Par exemple :fin du second livre d'Esdras (S) ;fin du troisième livre d'Esdras (A) ;fin des livres d'Esdras le prophète (C) ;fin du livre d'Esdras le scribe (M).

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«ABRAHAM NOTRE PÈRE » ET LE PROBLÈME DE LA FILIATION

Mon propos a pour origine une recherche menée, dans le cadre de notre Centre*, sur les problèmes d'identité tels qu'ils se sont posés aux premières communautés chrétiennes. Celles-ci ont dû construire leur identité car elles en étaient dépourvues au départ. La question de leur identité se pose donc d'abord sous forme négative, comme un manque à combler, comme un déficit. C'est en premier lieu un déficit d'ethnicité: dès la première génération les chrétiens ne sont plus tous d'origine juive : ils ne constituent ni une nation, ni un peuple, ni même un clan. C'est ensuite un déficit de mémoire, puisque le début absolu de leur histoire communautaire est la reconnaissance de Jésus comme messie. Leur mémoire s'est constituée autour de l'événement fondateur, la mort et la résurrection du Christ, puis s'est développée en s'arrogeant le passé et la mémoire du judaïsme qu'elle réinterprète en déployant, selon Nietzsche, « cette farce philologique inouïe à propos de l'Ancien Testament. Je pense à la tentative d'enlever l'Ancien Testament aux Juifs avec l'affirmation qu'il ne comporte que des enseignements chrétiens et qu'il appartient aux chrétiens en tant qu'ils sont le véritable peuple d'Israël alors que les Juifs l'auraient tout simplement usurpé »1• Toutes les sociétés érigent des monuments de mémoire par des récits fondateurs, des traditions orales ou écrites, des chroniques ; elles établissent la carte de leurs lieux de mémoire. Les générations y puisent tour à tour leur propre mémoire, la reconstituent pièce à pièce 2• Dans les sociétés de culture écrite, les divergences peuvent même s'y donner libre cours par le jeu des interprétations ou des lectures diverses, voire opposées. La généalogie est un des monuments essentiels de la mémoire collective : « Des contemporains s'affrontent par passés interposés en se choisissant leurs ancêtres. Le sens de la tradition s'inverse alors, elle devient une rétrospective camouflée: ce sont les fils qui engendrent leurs pères pour justifier les changements réels qu'ils apportent au système existant »3. La figure d'Abraham dans les premiers récits chrétiens est quasi emblématique de cette situation. Nous avons choisi de l'aborder sous l'angle de la filiation et dans une perspective anthropologique. Nous ne reprendrons donc pas l'histoire de l'exégèse

* Note des éditeurs : Réédition d'une communication initialement faite au symposium «Figures bibliques: herméneutiques juive et chrétienne», organisé par l'Université hébraïque de Jérusalem en avril 1990, et préalablement publiée dans la revue d'un centre de recherches de l'E.P.H.E., «Centre d' Analyse pour !'Histoire du Judaïsme Hellénistique et des origines Chrétiennes», dirigé à l'époque par P. Geoltrain, J.-C. Picard et F. Schmidt, Canal-infos 7 (1990/1991), p. 11-23. Précision d'I. Ullem-Weité: ce travail, essentiel aux yeux de son auteur (entretien 2003), renvoie intégralement et fondamentalement à la longue collaboration de P. Geoltrain au laboratoire de P. Legendre à l'E.P.H.E., ainsi qu'aux travaux de ce dernier sur les structures occidentales de la filiation. La postface de Pierre Legendre à ce volume s'en fait également l'écho,« La solitude du livre. Réflexions sur !'Emblème monothéiste». 1 Morgenrote, Aphorisme 84, cité par H.-J. Schoeps, Paulus, 1959, p. 248. 2 Voir Nouvelle Revue de Psychanalyse, 15 (1977), livraison intitulée Mémoires; Traverses 40 (1987). ' J. Pouillon, «Plus ça change, plus c'est la même chose», Nouvelle Revue de Psychanalyse 15 (1977), p. 208. 25

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des textes essentiels concernant Abraham pas plus que nous ne nous risquerons dans l'analyse psychologique de leurs auteurs, thèmes maintes fois traités. Nos propos seront donc brefs et résolument problématiques: ils aboutiront moins à des conclusions qu'à des questions.

1. Parenté, filiation, alliance de mariage Avec les travaux de Lévi-Strauss notamment4 et à partir de structures tout à fait élémentaires, l'anthropologie a mis à jour le système qui organise les relations de parenté dont les ethnologues avaient fait en partie l'inventaire. Ces recherches ont permis, en précisant la terminologie et avec l'idée qu'il doit y avoir une unité de la famille humaine à travers ses façons de penser la parenté, d'établir cette règle fondamentale : aux prohibitions de l'inceste, présentes, dit-on, dans toutes les cultures, sont toujours liées des injonctions de mariage hors du cercle étroit de la famille, donc des échanges par le don des femmes. Il y a, dans tout système de parenté : - un système (ou une théorie) de la filiation qui place la famille au centre de la parenté (relation des parents aux enfants) ; - un système (ou une théorie) de l'alliance que l'anthropologie s'est trouvée dans l'obligation de formuler pour rendre compte de la nécessité d'entrer en relation d'échange par le mariage. Pour désigner cette fonction centrale d'alliance, on dira avec L. Dumont qu'il s'agit «d'alliance de mariage». Les formes en sont multiples et nous ne nous y arrêterons pas mais elles illustrent toutes la règle selon laquelle un homme ne peut obtenir une femme que si un autre homme lui cède sa fille ou sa sœur. Ces règles générales sont bien connues et fournissent des outils d'analyse extrêmement précieux. Elles conduisent toutefois à se poser d'autres questions, y compris sur les structures élémentaires. Par exemple : qu'est-ce au juste que la relation de :filiation ? On naît fils (ou fille : filius utriusque sexus, écrivait Isidore de Séville), fils d'untel, mais on peut aussi le devenir par adoption. Comment un groupe social raconte-t-il la :filiation ? Quelle représentation s'en fait-il? On n'a jamais autant travaillé sur les systèmes de parenté que dans ces dernières décennies, et nous nous en trouvons infiniment mieux informés sur les Inuit et les habitants des Iles Trobriand. Mais pour la période antique qui nous occupe, aucune enquête de terrain ne nous est accessible. Seuls les textes nous parlent et sans doute y trouvons-nous un autre geme d'intérêt. Car ils nous disent ce qu'est leur mise en scène de la :filiation, le montage du lien généalogique qu'ils effectuent. Ils nous livrent le discours qu'une société tient sur elle-même quant à la :filiation. II. Abraham et la filiation

Il est presque anecdotique de relever, tout au long des récits qui nous narrent la geste des patriarches et leur généalogie, ce qui relève du système de l'alliance matrimoniale. Les règles sont celles du mariage préférentiel. On le contracte à l'intérieur du clan (mispâhâh ), c'est-à-dire la famille élargie, si possible avec la cousine parallèle patrilatérale qui est la plus proche parente5 . Mais Sara est-elle la sœur, la demi-sœur ou la cousine

C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté 2, Paris-La Haye, 1967. E. Zonabend, «De la famille. Regard ethnologique sur la parenté et la famille», Histoire de lafamille 1, Paris, 1988, p. 15-75. 5 A. Lemaire,« Mariage et structure socio-économique dans l'ancien Israël», Production, pouvoir et parenté dans le monde méditerranéen, Paris, 1981, p. 133-148.

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« Abraham notre père » parallèle patrilatérale d'Abraham ? On ne saurait trancher. Au moins est-elle sa parente extrêmement proche. Isaac, en décalage de génération étant donné l'âge de ses parents, épouse la fille de son cousin parallèle patrilatéral. Quant à Jacob, puisque son père était fils unique, il ne peut avoir de cousine parallèle patrilatérale et épouse ses deux cousines croisées matrilatérales. Peut-être cette endogamie clanique était-elle plus strictement appliquée pour le fils aîné qui devait hériter de la majeure partie (les deux tiers) des biens paternels. L'endogamie ethnique, en revanche, nous est présentée comme une pratique généralisée, à moins que l'insistance avec laquelle on en parle ne laisse supposer que la règle était souvent enfreinte. De la « mésaventure de Sichem », pour reprendre l'expression de J. Pitt-Rivers qui a fait une remarquable analyse de cet épisode 6, au renvoi des femmes étrangères au retour de l'ExiF, c'est un motif constant du récit biblique, les exceptions illustres ne faisant que confirmer la règle. On voit même se renforcer les interdits exogamiques dans les textes esséniens. Le livre des Jubilés (30, 7-10) assimile le fait de donner sa fille (ou sa sœur) en mariage à un étranger au don de son enfant à Moloch. Le père (ou le frère) sera lapidé et la femme sera brûlée (peine prévue par la Tora pour la fille du prêtre qui se prostitue). Le Rouleau du Temple (57, 15-17) exige du roi lui-même la plus stricte endogamie. De fait, l'alliance matrimoniale à l'intérieur du patrilignage semble poser moins de problèmes, au départ de cette histoire mythique des origines, que l'assurance d'établir, en la contractant, une filiation : la filiation est quelque chose de fragile, d'incertain et de menacé. Si nous suivons les textes concernant la naissance d'un fils dans la maison d'Abraham tels qu'ils nous sont donnés à lire dans la diachronie du récit, c'est-à-dire comme un tissu de traditions manipulées pour constituer cette histoire particulière (Gn 15-22), plusieurs traits retiennent l'attention: 1) le système d'alliance matrimoniale dans lequel s'inscrit Abraham ne suffit pas à lui assurer une descendance. Pour qu'elle le soit, il faut l'intervention du Destinateur, détenteur de tout pouvoir. Confirmation lui est donnée de la promesse qui lui avait été faite dès son départ de Haran et son arrivée en Canaan (Gn 12, 3-7, 13, 15): il aura non seulement une postérité mais aussi un pays. Abraham tient cette promesse pour ferme et vraie. Un sacrifice rituel d'alliance scelle ce contrat. Naissance d'Ismaël, fils d' Agar, la servante égyptienne ; 2) une seconde parole du Destinateur confirme à nouveau la promesse. La circoncision est ordonnée pour tous les mâles du clan comme signe somatique del' alliance. Soulignonsle : à chaque génération, la circoncision de tout enfant mâle, par sa référence à l'alliance contractuelle passée entre le Destinateur et l'ancêtre devient un lieu d'ouverture à l'interprétation. L'origine de la pratique de la circoncision est obscure: rite de puberté ou d'initiation au mariage, ou symbole de l'offrande des prémices du nouveau-né 8• Bien des sociétés la pratiquent sans l'expliciter et il est difficile de la faire rentrer dans un système lorsqu'elle ne peut être mise en relation avec d'autres pratiques parallèles, sur le sexe féminin par exemple. Le judaïsme en a donné et en maintient une herméneutique :

" J. Pitt-Rivers, Anthropologie de /'honneur. La mésaventure de Sichem, Paris, 1981. 7 Néhémie 10, 31. ' J. Morgenstern, «The "Bloody Husband" (?) (Ex 4, 24-26) once again », Hebrew Union College Annual, XXXIV, 1963, p. 35-70. C. Lévi-Strauss,« Exode sur Exode», L'Homme, 106-107 (1988), p. 13-23.

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on n'est inscrit dans l'ordre généalogique que par référence à plus que la généalogie, parce que la filiation ne consiste pas seulement à occuper une place dans une chaîne biologique ; 3) Abraham apprend que ce n'est pas Ismaël mais un fils de Sara qui héritera de l' Alliance passée avec lui. L'intervention du Destinateur vient donc valoriser la relation matrimoniale privilégiée : la filiation doit s'inscrire dans le système de parenté; 4) Isaac naît de Sara. Puis vient le jour de l'Aqedah9 • Sur l'ordre du Destinateur, Abraham lie son fils pour le sacrifice puis le délie. Peu importe ici l'origine du récit (souvenir d'une polémique contre l'antique coutume d'immoler son aîné?). Ce qui est en jeu entre le père et le fils, dans cette scène où Abraham assure à la fois la fonction généalogique et celle du sacrifiant, c'est la mort de l'un comme de l'autre : celle du fils, s'il n'était pas délié, et celle du père en tant que père puisque, s'il ne déliait pas, il renoncerait à sa descendance et romprait ainsi le cours de la filiation à peine commencée. Ce mythe signifie aussi la naissance d'un interdit, d'une limite imposée à la toute puissance du père par le seul détenteur de la pleine modalité du pouvoir, ce Destinateur auquel s'est référé Abraham et qui dit : offre mais ne tue pas 10 • On peut se risquer à dire, de manière trop simple sans doute, que dans ces récits fondateurs, la filiation ne fonctionne par rapport au système général de la parenté que parce qu'une parole extérieure au système, mais en relation d'interprétance avec lui, le fait fonctionner. Comme si les possibilités de choix, ouvertes en d'autres sociétés par la pratique exogamique, se trouvaient ici transférées dans un discours qui exploite toutes les virtualités du système (le choix de la filiation pouvant ainsi se porter sur le cadet plutôt que surl' aîné) et qui laisse un espace de jeu pour l'herméneutique à laquelle les interprètes juifs n'ont d'ailleurs pas cessé de se livrer. «Fables juives» et« interprétations folles» diront les chrétiens 11 • C'est pourtant ce « montage » de la filiation abrahamique qui a été une des armatures du judaïsme et de sa mémoire à travers les générations, et lui a permis de penser son identité dans sa relation à l'autre proche: au sein de ~a descendance abrahamique, Israël s'affirme au milieu de ses voisins, fils d'Ismaël ou d'Esaü.

III. Paul, Abraham et la filiation Se réclamer d'Abraham en tant que héros de la foi, ce n'est pas entrer dans une problématique de la filiation etje ne retiendrai, parmi les textes chrétiens qui traitent de la filiation abrahamique, que les plus anciennes attestations pauliniennes. 1. Dans !'Épître aux Galates Dans !'Épître aux Galates, écrite en 56, l'argumentation de Paul est développée dans un contexte de violente polémique. Des « missionnaires » semblent être allés visiter les communautés fondées par lui pour presser les nouveaux convertis de pratiquer la Loi de

E. Yassif, The sacrifice of Isaac. Studies in the Development of a literary Tradition, Jérusalem, (sans date). H. J. Schoeps, op. cit., p. 144, 152. 10 On lira avec le plus grand intérêt les pages que Pierre Legendre consacre à cet épisode dans Le crime du caporal Lortie, Traité sur le Père, (Leçons VIII), Paris, 1989. 11 Novelle 146 de Justinien. Cf P. Legendre, «"Les Juifs se livrent à des interprétations insensées", Expertise d'un texte», dans A. J. & J. J. Rassial (dir), La psychanalyse est-elle une histoire juive ?, Colloque de Montpellier, Paris, 1980, p. 93-113.

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« Abraham notre père » Moïse et, en tout cas, la circoncision. Aussi Paul fait-il référence àAbraham en le détachant tout naturellement de la Loi (la circoncision est la porte d'entrée dans l'observance de la Loi), en écartant totalement le fait que la circoncision est liée, dans les textes fondateurs, à Abraham en signe de l'alliance qui fonde sa filiation. Le terme "circoncision", qui est au cœur du conflit, comme on le voit avec le mot lancé aux fauteurs de troubles(« Qu'ils aillent jusqu'à se faire châtrer», Ga 5, 12), n'est jamais prononcé à propos d'Abraham. Les raccourcis de la démonstration n'en sont pas moins saisissants: - Abraham eut foi en Dieu et cela lui fut compté comme justice ? Donc les croyants sont fils d'Abraham (3, 6-7) ; - toutes les nations seront bénies en toi ? Donc les croyants sont bénis avec Abraham (3, 8-9) ; - la promesse a été faite à Abraham et à sa descendance ? Descendance étant un singulier, le sperma d'Abraham, c'est le Christ (3, 16-17) ; - enfin, après avoir opposé loi et foi, Paul court-circuite la filiation abrahamique : «Vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ. Baptisés en lui vous l'avez revêtu et si vous lui appartenez, vous êtes ... la descendance d'Abraham et ses héritiers selon la promesse» (3, 26-29). Pourquoi donc faire ce détour par Abraham si la foi au Christ suffit au chrétien pour être fils de Dieu ? Le discours paulinien joue des deux arguments : on peut être, par la foi au Christ, inscrit dans une filialité divine et l'on peut être, par la même foi, inscrit au bénéfice de la filiation abrahamique. Mais cette dernière est alors complètement métaphorisée. 2. Dans /'Épître aux Romains Un an plus tard, dans l' Épître aux Romains, Paul reprend à peu près la même démonstration : l' Abraham de la foi, l' Abraham de la promesse à qui une descendance est assurée, mais il y ajoute cette fois l' Abraham de la circoncision pour en tirer argument. La foi qui fut comptée comme justice à Abraham est antérieure à sa circoncision et, sans doute pour éviter toute confusion qui ferait de cette circoncision une œuvre conforme à la loi, Paul précise qu'elle lui fut donnée comme sceau de la justice qui vient de la foi. Ainsi Abraham, homme de foi avant comme après sa circoncision, devient-il le père de tous les croyants, circoncis comme incirconcis. Cette paternité toute « spirituelle » évacue définitivement le moindre rapport avec un système de filiation. Mentionnons encore dans cette même lettre une allusion certaine, mais discrète au récit de l' Aqedah : « Dieu n'a pas épargné son propre fils (tou idiou uiou ouk epheisato) » (8, 32), qui reprend les termes même de Gn 22, 16 (LXX). De l'Épître de Barnabas à Augustin et de Clément d'Alexandrie à Ephrem, bien des Pères ont vu dans l' Aqedah le type de la Passion du Christ ou dans le Christ« l'Isaac de l'Évangile». Ce n'est sûrement pas par crainte d'un parallèle osé entre les rôles de Dieu et d'Abraham ou de Jésus et d'Isaac que Paul n'a pas exploité ce récit. Mais comme le judaïsme célébrait les mérites du geste d'Abraham, le risque était trop grand que le héros de « la justice qui vient de la foi » ne soit perçu comme le héros de « la justice qui vient des œuvres » 12 .

12 F. J. Leenhardt, «Abraham et la conversion de Saul de Tarse», Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse 3-4 (1973), p. 345.

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3. De la mémoire et de l'épuisement d'un système De ce trop rapide survol du traitement paulinien de la filiation abrahamique on peut tirer deux observations. L'une concerne la mémoire, l'autre l'épuisement d'un système. a. La mémoire comme détournement Paul est un Juif, venu à la foi chrétienne. Il est, lui, au bénéfice de la mémoire d'Israël, en même temps qu'il est, comme il le rappelle, « Hébreu, fils d'Hébreu, de la tribu de Benjamin», c'est-à-dire inscrit par naissance dans la filiation abrahamique. Tel n'est pas le cas des chrétiens d'origine non-juive vers lesquels il se veut envoyé. En tentant de prouver que la voie ouverte par Jésus peut être greffée dans ce que les récits fondateurs disaient d'Abraham,« Paul donne aux jeunes communautés un document d'état-civil » 13 • Il rattache leur présent au plus lointain passé, à l'origine des origines. Il met aussi en œuvre le processus de détournement du patrimoine juif pour forger une mémoire et une identité chrétiennes. b. La filiation métaphorisée à l'excès Nous avons relevé que, dans le système de parenté considéré, le jeu des alliances de mariage était restreint tandis que pour la filiation, il n'y a démarrage et poursuite du système que par l'intervention du Destinateur. Dans le privilège donné à l'alliance contractuelle, celle qui opère des choix à l'intérieur du système, on peut voir un espace d'interprétation de toutes les possibilités du système de filiation. Mais si, comme le fait Paul, on dévalorise en même temps le système en jouant tantôt la lettre contre l'esprit, tantôt l'esprit contre la chair, on conduit le système à l'extinction : la filiation abrahamique s'évanouit par excès de métaphorisation. Cela n'a d'ailleurs aucune importance pour le christianisme car déjà la question du fils et de la filiation se jouent pour lui ailleurs.

IV. Filiation et fratrie Les écrits chrétiens animeront encore, après Paul, le débat sur la filiation abrahamique, mais de manière plus polémique. Il ne s'agit plus pour eux de faire entrer les chrétiens dans la filiation abrahamique, mais de dénier à Israël le droit à invoquer la paternité d'Abraham. Les évangiles attribuent à Jean-Baptiste la parole «Ne dites pas en vousmêmes : nous avons Abraham pour père, car, de ces pierres, Dieu peut susciter des enfants àAbraham »(Mt 3, 9; Le 3, 8) et le quatrième évangile (Jn 8) met en scène Jésus refusant aux Juifs, qu'il affronte dans le temple, le droit de se dire« descendance d'Abraham» bien qu'ils le soient: «Vous avez pour père le diable». On ne peut imaginer de formule plus violente à opposer à la revendication de la paternité abrahamique. Cependant, c'est à un niveau plus profond que s'opèrent les transformations du côté du christianisme. Quelques éléments suffiront à en donner un aperçu. Ils tournent autour des questions de la filiation divine, de l'adoption et de la germanité. 1. Filiation divine Les premiers écrits chrétiens affirment que Jésus est le fils de Dieu, dès le plus ancien texte, vers l'an 51, dont on reconnaît généralement l'origine paulinienne (1 Th 1, 10). Laissons de côté la question de savoir comment, à partir des textes juifs, messianiques ou

13

Ibid., p. 350.

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« Abraham notre père » non, bibliques ou non, et de lectures diverses de ces textes, on peut, philologiquement ou historiquement, expliquer l'origine et le développement de cette croyance en la filiation divine du messie. Tout bon ouvrage sur la christologie du Nouveau Testament comporte un chapitre sur le sujet qui est, en général, le dernier du livre et comme son couronnement. Constatons simplement les faits. La première génération chrétienne confesse déjà JésusMessie-Fils de Dieu.Mais comment Jésus est-il ou devient-il fils ? À cette question, les réponses sont diverses et complexes.L'une des premières sans doute est donnée par Paul dans le fameux texte de Rm 1, 3-4, où beaucoup d'exégètes ont retrouvé la trace d'une antique confession de foi : « [ ... ] son fils, descendant de David (kata sarka), établi fils de Dieu avec puissance (kat a pneuma hagiosunes ), à partir de (ou après) la résurrection ». On voit que la filiation généalogique et patrilinéaire est présente. Par David, elle remonte à Juda, Jacob et Abraham, mais ce n'est pas elle qui assure la filiation divine. Cette dernière est donnée avec la résurrection ; au moins celle-ci est-elle le signe que Jésus est fait fils de Dieu. D'autres écrits auront tendance à reculer (ou à anticiper) cette quasi adoption à la transfiguration ou au baptême de Jésus. On voit même réapparaître la tentative généalogique dans les évangiles de Matthieu et de Luc, inscrivant la descendance abrahamique de Jésus par David et Joseph pour Mt et faisant remonter sa filiation divine par Joseph, David, Abraham et Seth, « fils d'Adam, fils de Dieu » pour Le. Dans un tout autre contexte, l' Épître aux Hébreux célèbre au contraire l'absence nécessaire de toute généalogie possible. Enfin, on sait qu'une partie du christianisme ancien, le judéochristianisme stricto sensu, a toujours refusé cette mise en scène de la filiation divine et considéré Paul comme « l'homme ennemi » pour en avoir été le promoteur. Quoiqu'il en soit, c'est la filiation divine directe, sil' on peut dire, qui l'a historiquement emporté au point que, par delà les grandes querelles christologiques, sa reconnaissance sous la forme« Jésus est le fils de Dieu» est devenue la pierre de touche de l'appartenance à la foi et à la communauté chrétiennes. Une des plus importantes conséquences, pour notre propos, en est la quasi disparition du père, en tant que père dans le système de filiation, c'est-à-dire de Joseph. La mère et les frères de Jésus ont encore une place dans les évangiles bien que la référence au système de parenté soit elle-même remise en cause : «Qui sont ma mère et mes frères?» (Mc 3, 33 et parallèles). Mais, pour ce qui est de Joseph, ceux qui disent de Jésus:« C'est le fils de Joseph» sont des lecteurs qui ne savent pas ou ne peuvent pas croire que Jésus n'est pas le fils de Joseph, mais le fils de Dieu (Le 4, 22 et parallèles). La littérature apocryphe chrétienne a tenté de redonner quelque rôle à Joseph, mais en vain14 • 2. L'adoption Nous trouvons une christologie quasi adoptianiste chez Paul. C'est en tous les cas en termes d'adoption qu'il exprime le passage de la filiation divine du Christ au bénéfice des chrétiens. On sait que le lexème uiothesia est inconnu des LXX et des textes juifs en langue grecque, alors qu'on le trouve, dès le second siècle A.C. dans des inscriptions de

14 La duplication des personnages ou des récits est souvent révélatrice d'une médiation qui tente de transformer une contradiction initiale. Un épisode des récits de la Passion en est un exemple. D'après les quatre évangiles, la foule de Jérusalem aurait eu à choisir entre Jésus et Barabbas. Ce dernier, selon Mt 27, 16, aurait eu pour nom Jésus Barabbas. L'homonymie entre les deux personnages fonctionne comme un signal : dans le double, la contradiction est à la fois voilée et dévoilée. Le choix ne serait pas à faire seulement entre Jésus, héros positif et Barabbas, héros négatif, mais entre Jésus-fils de Dieu (il se reconnaît comme tel devant le Grand Prêtre, Mc 14, 61-62) et Jésus-Barabbas, c'est-à-dire Jésus-fils du père.

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Priène et de Rhodes par exemple. Paul prend donc appui sur cette pratique de l'adoption, si répandue dans le monde hellénistique et romain en particulier, mais totalement absente, aujourd'hui encore, des usages du judaïsme. Les textes sont connus (Ga 4, 4-6 ; Rm 8, 15 et 23 ; cf Ep 1, 5) : Dieu a envoyé son fils, né d'une femme, afin que les croyants reçoivent l'adoption. C'est« l'esprit de l'adoption» qui permet au croyant de dire:« Abba, Père». Le fils est l'aîné d'une multitude de frères (Rm 8, 29) ce qui n'est pas sans conséquences pour la façon dont la communauté chrétienne a forgé son image 15 • 3. La germanité Aucun chrétien ne pouvait se dire « fils de Jésus » ni le revendiquer pour père. S'ils sont tous fils de Dieu par adoption et grâce à ce« frère aîné» , qui est le Fils par excellence, ils sont donc tous frères et sœurs indépendamment de toute relation de parenté généalogique. S'il y eut sans doute au départ une réapparition de la parenté de Jésus avec l'installation de Jacques, «le frère du Seigneur», à la tête de l'Église de Jérusalem, cette tentative dynastique ne se perpétua pas. La communauté chrétienne s'est en effet constituée et a perduré, comme d'autres organisations sociales, en ne jouant que sur un terme des relations de parenté, à savoir la germanité (relations entre enfants, entre frères et sœurs). Une parole mise dans la bouche de Jésus le confirme: «Nul n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs, à cause de moi et de l'Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maison, frères, sœurs, mère, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle » (Mc 10, 29-30). La seule personne qu'on ne retrouve pas, sans même que ce soit au centuple, c'est un père. Si l'on y regarde de près, cette disparition du père fait du groupe chrétien qui se constitue une cellule familiale (mère, frères, sœurs, enfants) dans laquelle la génération devient impossible en raison de l'interdit de l'inceste. Pour que cette cellule, figure de la communauté, puisse durer, il faut donc qu'elle recrute ses membres à l'extérieur d'ellemême (comme l'on fait d'autres communautés à l'époque et depuis). À tout le moins peuton dire que ni sa fondation ni sa perpétuation ne peut se rattacher de façon quelconque à une lignée généalogique. On n'est plus« fils de ... », mais« frère de ... » 16 •

*** Revenons à l'histoire. Les chrétiens se sont mariés: la fin des temps n'est pas venue et ils ont procréé. Ils ont rétabli dans les diverses aires culturelles le système de parenté et la filiation patri ou matrilinéaire. Mais il reste quel 'idéal de virginité, la limitation des rapports sexuels à l'engendrement, la tendance à l 'encratisme, le « principe célibataire » ont été des constantes de l'histoire du christianisme. Si elles ne sont pas seulement explicables par cette transformation qui, dans

15 Dans son éloge d'Israël, Paul met en tête de tous les privilèges des Israélites ... l'adoption (Rm 9, 4). C'est une manière de souligner la prééminence du choix sur le système généalogique. Mais il n'est pas indifférent que la notion de choix soit exprimée en terme d'adoption: les fils d'Abraham et de Jacob ne seraient ce qu'ils sont, depuis les origines, qu'au bénéfice de !'adoption (qu'ils ne pratiquent pas) alors qu'ils fondent leur identité sur leur appartenance à une lignée ininterrompue. "L'emploi métaphorique de ce vocabulaire de la parenté peut aller jusqu'à l'extrême. Paul n'hésite pas à dire d'une épouse chrétienne qu'elle est unefemme-sœur (1Co9, 5). La Genèse racontait déjà qu'Abraham pouvait dire de Sara, sa femme et sa parente extrêmement proche : «C'est ma sœur ».

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« Abraham notre père » les textes fondateurs, déconstruit le système de filiation et établit une fratrie symbolique, elles ont du moins été marquées par elle, dans la mesure où toutes les générations se sont référées à ces textes. En tous cas, revendiquer Abraham pour père était devenu caduc : il y avait un chemin inédit pour énoncer: «Je suis le fils de ... » dans cette querelle d'identité entre Juifs et chrétiens autour de la figure d'Abraham.

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REMARQUES SUR LA DIVERSITÉ DES PRATIQUES DISCURSIVES APOCRYPHES. L'EXEMPLE DE 5 ESDRAS

1. Le continent apocryphe et ses frontières* Les écrivains chrétiens et notamment les auteurs inconnus de la littérature chrétienne dite apocryphe étaient d'abord de grands lecteurs de textes. Ils lisaient évidemment les textes en usage dans les communautés chrétiennes, qu'il s'agisse de la Bible juive (!'«Ancien Testament» des chrétiens) en ses diverses versions, ou des textes chrétiens, tant ceux qui deviendront plus tard canoniques que ceux qui ne seront pas retenus par le canon chrétien. Mais ils connaissaient aussi, partiellement au moins, cette autre littérature juive dite pseudépigraphique ou intertestamentaire. Ces dénominations sont certes peu pertinentes : la première nous vient des grandes publications traditionnelles des corpus de cette littérature, de Fabricius à Charlesworth 1, mais on sait qu'une bonne part des écrits canoniques juifs ou chrétiens sont eux-mêmes des pseudépigraphes ; la seconde est historiquement approximative et idéologiquement marquée. Peu importe au demeurant : il s'agit de cette production littéraire de tous genres provenant de milieux juifs, et du mouvement apocalyptique en particulier, qui ont tenté de réorganiser l'univers culturel du judaïsme depuis le ne siècle avant notre ère jusqu'au ne siècle après. Ces textes juifs ne sont pas seulement lus par les auteurs chrétiens. Ils sont aussi recopiés et traduits en diverses langues par des scribes chrétiens. C'est par leur intermédiaire que cette littérature nous était parvenue pour l'essentiel2 jusqu'à ce que les découvertes faites dans les grottes de Qoumrân nous livrent, outre des ouvrages totalement ignorés, la forme la plus ancienne que nous possédons de certains textes déjà connus. Les auteurs chrétiens se trouvent donc en possession d'un patrimoine littéraire juif qui dépasse de loin le corpus des écritures juives finalement retenu comme faisant autorité et la littérature apocryphe chrétienne apparaît d'abord comme un phénomène de continuité d'écriture. Ses auteurs partagent avec leurs devanciers juifs cette conviction que la révélation et l'inspiration ne s'arrêtent point et surtout que la révélation qui se poursuit doit être mise par écrit. Cette familiarité de la littérature apocryphe chrétienne avec la littérature pseudépigraphique ou apocryphe juive pose d'ailleurs quelques problèmes à ceux qui, dans une entreprise d'édition de textes, ou de traduction de ces textes, se trouvent devoir constituer un corpus. Si depuis des siècles, les érudits ont pris l'habitude de bien séparer

•Note des éditeurs : Cet article est initialement paru dans Apocrypha 2 (1991), p. 17-30. Toute la bibliographie référée ici en notes renvoyait alors à la « Bibliographie générale» établie pour le premier numéro de la revue Apocrypha 1 (1990), p. 13-67. Ces deux premiers numéros portaient Je titre de La Fable Apocryphe I & II. Surie rapport historiographique de Pierre Geoltrain à« la Fable», voir dans ce volume (part. Contrechamps) l'analyse qu'en propose I. Ullern-Weité, «Le "plaisir de la Fable" ou la représentation des discours selon la liberté». 1 J. A. Fabricius, Codex Pseudepigraphus Veteris Testamenti, Hamburg, 1722-23; J. H. Charlesworth (éd.), The Old Testament, 1, Apocalyptic Literature and Testaments, Londres, 1983 et The Old Testament Pseudepigraphia, 2, London, 1985. 2 Voir M. D. Herr, «Les raisons de la conservation des restes de la littérature juive de l'époque du second Temple », Apocrypha 1 ( 1990), p. 219-230.

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ces deux ensembles littéraires 3 la question des frontières entre les deux reste posée. Dans les pratiques actuelles de l'édition, le cas de !'Ascension d'Jsaïe en est une illustration. A. Dupont-Sommer et M. Philonenko 4 publient sous le titre de Martyre d'Jsal'e une traduction des chapitres 1, 2, 3 partiellement et 5 de !'Ascension d'Jsaïe, en prenant soin de marquer par des italiques les passages attribuables à l'auteur chrétien del' Ascension, soit près du tiers du texte qu'ils donnent. J. H. Charlesworth5 donne la traduction complète sous le titre de Martyrdom and Ascension of Isaiah. Le Corpus christianorum, Series Apocryphorum, de son côté, s'apprête à publier l'édition, la traduction et le commentaire de l'ensemble du texte. Celui-ci figure donc à la fois dans un corpus de textes juifs et dans un corpus de textes chrétiens, avec d'excellentes justifications dans les deux cas. On pourrait également citer l'exemple de !'Apocalypse grecque d'Esdras ou de !'Apocalypse de Sedrach qui sont tantôt comptées parmi les pseudépigraphes juifs6, tantôt comme apocryphes chrétiens (Corpus Chistianorum Series Apocryphorum ).

Il. Le traitement de l'héritage et l'appropriation chrétienne Le traitement différent d'un même texte par les éditeurs de corpus scientifiques n'est que le reflet du phénomène de continuité d'écriture que nous avons relevé. Les auteurs chrétiens ont en leur possession un immense héritage littéraire, dont les pseudépigraphes. À des fins théologiques, mais aussi de catéchèse ou de polémique, ils ont fait leur la Bible juive qui était leur référence écrite naturelle, puisque les premiers d'entre eux étaient juifs avant d'être chrétiens. Ils ont mis en place tout un dispositif herméneutique qui leur permettait de revendiquer les Écritures juives comme système de référence pour leur nouvelle foi. De façon semblable, un travail d'appropriation a été fait par certains d'entre eux sur des ouvrages pseudépigraphiques. En tentant d'emaciner leur foi au Christ dans tous les textes qu'ils connaissaient, ils ont cherché à inscrire leur histoire, encore à ses débuts, dans une histoire bien plus ancienne, à combler leur déficit d'identité7 à fonder leur mémoire collective en la greffant sur la mémoire juive réinterprétée. Pour adopter cet héritage, il fallait l'adapter et cela se fit de bien des manières. L'une d'entre elles consiste à jouer sur la lecture des textes de manière qu'en lisant ou en entendant lire un texte du patrimoine juif, le lecteur ou l'auditeur chrétien puisse en saisir, ne seraitce que fugitivement, le caractère prophétique, l'aspect préfiguratif ou symbolique, bref à christianiser la lecture de ce texte. Pour ce faire les pratiques sont diverses, parmi lesquelles les interpolations ponctuelles et les additions sont les plus courantes. Dans tel texte juif mettant en scène le messie, il est quelquefois tentant, pour un scribe chrétien qui le recopie, de souligner qu'il ne peut s'agir que du messie chrétien. C'est ainsi que la version latine de 4 Esdras 7, 28, dans une description de la révélation du messie pour une durée de quatre siècles, précise : « mon fils Jésus », alors que toutes les autres versions donnent les leçons « mon fils le messie », ou « mon messie », ou « le

3 Voir J.-C. Picard,« L'apocryphe à l'étroit: notes historiographiques sur les corpus d'apocryphes bibliques», Apocrypha 1 (1990), p. 69-117. 4 A. Dupont-Sommer - M. Philonenko, Écrits intertestamentaires, Paris, 1987. 5 J. H. Charlesworth, The Old Testament Pseudepigraphia 2, op. cit. 6 Ibid. 7 Voir J.H. Charlesworth, «Christian and Jewish Self-Definition in light of Christian Additions to the Apocryphal Writings », Jewish and Christian Self-Definition 2 : Aspects of Judaism in the Greco-Roman Period, Philadelphia, 1981, p. 27-55; P. Geoltrain, Annuaire de l'EPHE, Section des sciences religieuses, t. XCIV (1985-86), p. 453.

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messie de Dieu ». La comparaison entre les versions, quand on les possède, ou entre les manuscrits d'une même version, permet de déceler cette modification du texte qui n'est qu'un procédé d'appel au lecteur. Les manuscrits grecs des Testaments des Douze Patriarches fournissent maints exemples du même procédé8 • Mais il est d'autres cas. Les copistes chrétiens ont eu parfois la main plus lourde et chargé les textes juifs de longues additions qui anno~cent Jésus, les douze apôtres, la Vierge Marie, Pilate, Hérode, le meurtre de Jacques et d'Etienne, comme on peut le constater dans les deux recensions slaves des mêmes Testaments 9 • Nous ne nous attarderons pas sur ces faits connus qui alimentent pourtant encore bien des débats sur l'étendue plus ou moins grande des interpolations chrétiennes dans les textes juifs. Il est un type de pratique discursive différente dont le but est le même : faire lire un texte juif que le christianisme adopte, en en fournissant une interprétation chrétienne. Nous prendrons pour exemple le travail fait par l'auteur de 5 Esdras (deux courts chapitres de caractère chrétien évident) à partir de 4 Esdras (douze chapitres dont l'origine juive est certaine).

III. 5 Esdras et l'appropriation chrétienne de 4 Esdras 4 Esdras est une apocalypse juive dont l'original sémitique est perdu comme l'est sa version grecque, supposée par la critique. Elle ne nous est parvenue que dans des traductions en plusieurs langues orientales (syriaque, éthiopien, arabe, arménien, géorgien) et en latin. Tous les manuscrits de ces versions sont l 'œuvre de scribes chrétiens. 4 Esdras a été tenu en tel honneur depuis l'antiquité qu'il figure dans les manuscrits de la Vulgate. Or la version latine a seule cette particularité de joindre aux douze chapitres de l'œuvre juive, deux textes d'origine chrétienne, comportant chacun deux chapitres (4 Esdras 1-2 et 15-16 dans le texte de la Vulgate) que la critique moderne nomme respectivement 5 Esdras et 6 Esdras. 5 Esdras a vraisemblablement été écrit au second siècle ou, au plus tard, au cours du troisième. On possède huit grands témoins latins du texte de 5 Esdras que la critique, depuis Bensley, classe en deux recensions, l'une franque, l'autre espagnole, qui présentent maintes divergences entre elles 10 • Le texte se présente comme une petite apocalypse attribuée au prophète Esdras, dont la généalogie sacerdotale est donnée par la recension franque. Par un appel divin, le prophète est envoyé pour reprocher au peuple ses forfaits et impiétés, lui rappeler les bienfaits constants dont il a été l'objet, lui annoncer enfin sa ruine et sa dispersion parmi les nations. La mère qui a enfanté ce peuple, veuve et délaissée, se lamente sur ses fils. Puis Esdras reçoit une seconde mission : annoncer à un autre peuple que l'héritage d'Israël lui est donné et que toutes les promesses lui

8 M. Philonenko, «Les interpolations chrétiennes des Testaments des Douze Patriarches et les manuscrits de Quoumrân », Cahiers de la Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse 35 (1960), p. 59. ' R. H. Charles, The Greek versions of the Testament of the Twelve Patriarchs, Oxford, 1908, p. 257-294. '"L'édition de R. L. Bentley, The Fourth Book of Ezra ("Texts and Studies'', III, 2), Cambridge, 1895, est toujours à consulter, notamment pour son étude des chapitres additionnels (Introduction, p. XXXIX-LXXX). Depuis la rédaction de cette communication, l'ouvrage magistral de Th. A. Bergren, Fijih Ezra. The text, Origin and Early History ("Septuagint and Cognate Studies", 25), Atlanta, Georgia, 1990, XVI, est devenu la référence indispensable pour toute étude de 5 Esdras. (Note des éditeurs : Voir également, dans ce volume, la «Bibliographie» donnée au 2' paragraphe de la présentation, traduction et annotation de 5 Esdras, P. Geoltrain, « Le vol des ancêtres ou comment procéder à une captation d'héritage »).

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sont transmises. La mère de ce peuple nouveau n'a rien à craindre et peut élever ses fils dans la joie. Les temps d'épreuve passeront et les récompenses divines les attendent déjà. Esdras fait le constat de l'échec de sa mission auprès d'Israël et s'adresse alors aux païens, leur recommandant d'attendre leur pasteur qui leur donnera le repos éternel. L'apocalypse s'achève sur une vision d'Esdras: sur le mont Sion, une immense multitude est rassemblée, louant le Seigneur. Un jeune homme de haute taille, le fils de Dieu luimême, dépose une couronne sur la tête de chacun, en récompense pour avoir confessé le nom de Dieu. Un ange charge Esdras d'annoncer ces merveilles du Seigneur. La fonction de ce texte est claire - faire d'un Prophète juif un prophète chrétien, qui annonce le rejet total d'Israël au profit d'un autre peuple à qui sont attribués le royaume de Jérusalem, les patriarches, les Prophètes ainsi que toutes les promesses. Esdras est devenu un Esdras chrétien et il n'est pas indifférent que ce petit ouvrage attribué à cet Esdras christianisé soit joint, dans la tradition manuscrite latine, à 4 Esdras. Car ils' en est inspiré et certains de ses thèmes en sont au moins une discrète évocation. 1) 4Esdras a pour cadre fictifl'exil à Babylone. Il n'est pas sûr qu'il faille lire, comme le font souvent les commentateurs, dans l'évocation de la prise de Jérusalem en 587 sur laquelle s'ouvre le livre, un symbole obligé d'une autre chute de la ville, que ce soit celle de 70 ou de 135 de notre ère. La question posée à Dieu par Esdras et qui revient sans cesse : « pourquoi nous as-tu livrés aux mains de tes ennemis ? jusques à quand resteronsnous dispersés?» témoigne bien plutôt du travail d'une mémoire de l'exil qui n'en finit pas, d'un Exil-au-long-cours, selon l'expression de J.-C. Picard, d'une interrogation du judaïsme sur les conditions de la fin possible de l'exil et sur celles de la restauration d'Israël ; interrogation à laquelle l'historiographie juive a tenté de répondre 11 • Si 5 Esdras, comme nous le pensons, a été rédigé au cours du second siècle et probablement après 130, l'allusion à l'exil dont les Juifs sont à nouveau frappés opère un retournement complet de cette conscience de l'exil puisque l'exil n'est plus un châtiment dont on peut espérer la fin, une dispersion provisoire, mais l'extinction définitive d'Israël, rejeté pour jamais: Puisque vous m'avez délaissé moi aussi je vous délaisserai. Même si vous me demandez miséricorde, je ne vous ferai pas miséricorde. Voici ce que dit le Seigneur Tout-Puissant Votre demeure est déserte. Je vous chasserai comme le vent la paille. Vos fils ne procréeront plus parce qu'ils ont avec vous négligé mon commandement et ont fait le mal devant moi.

(5 Esdras l, 25. 33-34) Livre-les à la confusion et leur mère au pillage et que leur postérité ne soit plus. Qu'ils soient dispersés parmi les nations, que leurs noms soient effacés de la terre puisqu'ils ont méprisé mon alliance.

(5 Esdras 2, 6-7) 11 Voir J.-C. Picard,« Les clous d'Esther. L'historiographie juive de l'époque perse et le rouleau d'Esther », Canal-Infos 5 (1988), p. 10-41.

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Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes 2) En interpellant Dieu, le prophète de 4 Esdras reconnaît les infidélités d'Israël envers son Seigneur et ses commandeme nts. Mais, dit-il, l'impiété n'est pas le propre d'Israël. C'est le fait de l'humanité toute entière puisque, dès Adam, le mal est au cœur de l'homme: Tu donnas la Loi à la race de Jacob et les commandements à la postérité d'Israël. Mais tu n'ôtas pas d'eux le cœur mauvais pour que ta Loi portât du fruit en eux. Car c'est le cœur mauvais qu'il portait qui fit désobéir Adam le premier: il fut vaincu et toute sa descendance avec lui. Cette plaies' est perpétuée. (4 Esdras 3, 19-22) Aussi bien les païens sont-ils encore pires qu'Israël. Seul Israël a connu Dieu, seule la tribu de Jacob a cru à l' Alliance (voir 4 Esdras 3, 29-32). L'infidélité d'Israël n'entraîne donc pas la rupture de l' Alliance. Aucun pécheur, certes, n'échappera au châtiment divin, mais, au temps fixé, Dieu suscitera un messie, renouvellera le monde, fera apparaître une Jérusalem nouvelle où se rassembleron t les justes.C'est ce que décrivent les trois dernières visions de l'apocalypse et le prophète peut répondre à ses compagnons d'infortune qui se désespèrent : Prends confiance, Israël, Ne sois plus attristée, maison de Jacob, car le Très-Haut se souvient de vous et le Tout-Puissant ne vous oublie pas pour toujours. (4 Esdras 12, 46-47) Dans 5 Esdras, au contraire, la longue histoire des manquements d'Israël envers son Dieu s'achève par la rupture del' Alliance qui passe à un autre peuple, «le peuple qui vient» : Je livrerai vos demeures au peuple qui vient, ceux qui croient sans m'entendre, ceux à qui je n'ai pas montré de signes et qui feront ce que j'ai prescrit. Ils n'ont pas vu les prophètes mais ils se souviendront de leur patrimoine. J'atteste la grâce du peuple qui vient, dont les enfants exultent de joie ; sans me voir de leurs yeux de chair, ils croiront en esprit ce que j'ai dit. Et maintenant, père, regarde et vois ce peuple qui vient de l'Orient, eux à qui je donnerai la seigneurie d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, d'Osée, d' Amos et de Michée, de Joël, d' Abdias, de Jonas, de Nahum et d'Habacuc, de Sophonie, d' Aggée, de Zacharie et de Malachie qui est aussi appelé ange du Seigneur. (5 Esdras 1,35-40) Voici ce que dit le Seigneur à Esdras : «Annonce à mon peuple que je leur donnerai le royaume de Jérusalem que j'étais disposé à donner à Israël. Je prendrai pour moi la gloire et je leur donnerai les demeures éternelles que j'avais préparées pour ceux-là». (5Esdras2, 10-11)

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L'élection arrachée définitivement à Israël est attribuée aux chrétiens. Plus aucun espoir n'est laissé. Il est même possible qu'en décrivant ce peuple qui vient de l'Orient, l'auteur de 5 Esdras ait à l'esprit le mythe des tribus dont 4 Esdras 13, 39-50 nous raconte qu'elles partirent au-delà de !'Euphrate, dans un voyage d'un an et demi, loin vers l'Orient et qui reviendront donc d'Orient après la victoire du Fils envoyé par Dieu pour délivrer les fidèles 12 • En effet, si la prophétie du rassemblement final des justes à Jérusalem mentionne en 1 Baruch ceux qui viennent du levant et du couchant (1 Baruch 4, 36-37 ; 5, 5-6), ce peuple qui vient seulement de l'Orient s'explique difficilement. En revanche, on verrait assez bien 5 Esdras installer le nouveau peuple chrétien dans le rôle des tribus fidèles revenant d'Orient 13 • 3) 4 Esdras 13, 1-52 nous rapporte un songe d'Esdras et nous en livre une interprétation. Un être qui ressemble à un homme monte de la mer, vole dans le ciel et voit se rassembler contre lui une multitude innombrable. Il se taille une grande montagne du haut de laquelle il extermine ses assaillants par un flot de feu sortant de sa bouche. Puis, descendant de la montagne, il appelle à lui une multitude pacifique. Dieu explique à Esdras que ce personnage est son Fils et qu'à son apparition toutes les nations se ligueront contre lui. Mais, se tenant sur le mont Sion, le Fils les convaincra d'impiété et les détruira par son décret. La multitude pacifique, ce sont les tribus revenant de leur exil au-delà de !'Euphrate. Là encore, 5 Esdras 2, 42-47 nous semble s'inspirer de 4 Esdras en racontant une vision d'Esdras : sur le mont Sion, un jeune homme de haute taille, le fils de Dieu luimême, récompense une multitude de fidèles « qui ont confessé le nom de Dieu et confessé le fils de Dieu dans le monde». Mais c'est pour dire une toute autre chose. La rivalité n'est plus entre Israël et les nations qui se rassemblent contre le Fils, mais entre Israël et les chrétiens. Israël étant désormais hors-jeu, la scène n'est plus une scène de jugement - la condamnation d'Israël est déjà prononcée-, mais une scène de récompense dans laquelle le fils de Dieu chrétien remplace le fils de Dieu juif et le peuple nouveau succède à la multitude pacifique des Juifs pieux. 4) En 4 Esdras 9, 39-10, 59, le prophète voit apparaître une femme en deuil qui pleure la mort de son fils. Esdras tente de lui dire que son deuil est peu de chose auprès du malheur dans lequel est plongé le peuple. Soudain la femme est transfigurée, pousse un grand cri et Esdras voit alors, à la place de la femme, une imposante cité. L'ange Ouriel explique alors : la femme, c'est Sion; la mort de son fils, c'est la ruine de Jérusalem; la cité bâtie est la manifestation de la splendeur glorieuse de Sion, rien moins que la cité du Très-Haut, non faite de main d'homme. Cette vision est pour le prophète un message d'espoir. Cette mère en deuil, qui est Sion, 5 Esdras s'en inspire, mais c'est pour donner un autre sens à ses lamentations. S'agissant des enfants d'Israël, La mère qui les a enfantés leur dit : «Allez, mes fils, car je suis veuve et délaissée. Je vous ai éduqués avec joie et vous ai perdus avec deuil et tristesse, parce que vous avez péché devant le Seigneur

12 Voir P. Geoltrain, « Quatrième livre d'Esdras », traduction, présentation et annotation, dans A. DupontSommer, A. Philonenko, op. cit., p. 1458, note 42. 13 Voir, depuis cette communication, T. A. Bergren, «The People Coming from the East in 5 Ezra 1,38 », Journal of'Biblical Literature, 108/4 (1989), p. 675-683.

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Dieu et vous avez fait le mal devant lui. Or à présent, que ferai-je pour vous ? Car je suis veuve et délaissée». (5 Esdras 2, 2-4)

Cette mère veuve et privée de ses fils ne subit, elle, aucune transfiguration. La Sion affligée ne se transforme pas en cité céleste. Sion laisse aller ses enfants perdus sans rien pouvoir pour eux. 5 Esdras dresse face à elle la figure de la mère du peuple qui vient recueillir l'héritage : Mère, embrasse tes fils, éduque-les avec joie, comme la colombe, affermis leurs pieds, parce que je t'ai choisie, dit le Seigneur. Je ressusciterai les morts de leurs lieux, je les ferai sortir de leurs tombeaux, parce que j'ai reconnu mon Nom en eux. Ne crains pas, mère de ces fils, puisque je t'ai choisie, dit le Seigneur. Je t'enverrai comme aide mes serviteurs Isaïe et Jérémie, sur le conseil desquels j'ai sanctifié et préparé pour toi douze arbres chargés de fruits variés, et tout autant de sources qui répandent du lait et du miel, et sept montagnes immenses ayant des roses et des lys : je comblerai de joie tes fils. (5 Esdras 2, 15-19) À cette mère-là, tout est donné : joie, élection, promesse de secours, assurance de protection et du salut final, car, dit Dieu, « mes sources débordent et ma grâce ne fera pas défaut » (2, 32). Ces mêmes sources sont taries pour la mère d'Israël, la grâce a été refusée à ses fils et c'est le visage de cette mère délaissée qui vient recouvrir le visage de la femme en deuil de la vision de 4 Esdras. Ces quelques exemples prouvent que la reprise d'énoncés, de situations ou de thèmes n'est pas une simple réminiscence ni la reproduction élémentaire d'un modèle. En l'occurrence, il s'agit d'un montage polémique qui indique comment s'approprier une mémoire en la réinterprétant pour écrire sa propre histoire. Comment un lecteur chrétien, lisant 5 Esdras, ne verrait-il pas modifiée sa lecture de 4 Esdras? Car ce ne sont pas deux écrits lointains, perdus dans des collections littéraires différentes. Leur proximité dans les manuscrits laisse plutôt penser que la constitution du corpus esdrassien de la tradition latine n'est pas un effet du hasard.

IV. La constitution d'une collection esdrassienne et la place de 5 Esdras La version des Septante comptait deux livres d'Esdras : 1 Esdras, souvent dénommé Esdras grec, compilation de deux chapitres de 2 Chroniques et du livre canonique d' Esdras auquel est ajouté le récit des trois pages de Darius qui illustre la sagesse de Zorobabel. 2 Esdras, constitué par les deux livres canoniques d'Esdras et de Néhémie. La tradition latine élargit cette collection d'écrits attribués à Esdras. Elle nomme: 1 Esdras, le livre canonique d' Esdras, 2 Esdras, le livre canonique de Néhémie, 3 Esdras, l' Esdras grec de la Septante, 4 Esdras (dans lequel elle inclut les deux textes chrétiens que sont 5 et 6 Esdras) et y ajoute l'apocalypse juive en la numérotant. 41

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La tradition manuscrite latine n'est pas unanime et, sans entrer dans le détail des huit grands témoins qui nous donnent le texte complet de 5 Esdras, on constate que: - la Vulgate compte 4 livres d'Esdras, tels qu'on vient de les énumérer; - plusieurs manuscrits latins ont constitué un « Pentateuque d'Esdras » en comptant : 1 Esdras pour les livres canoniques d' Esdras et de Néhémie, 2 Esdras pour les deux chapitres qui constituent 5 Esdras, 3 Esdras pour l' Esdras grec de la Septante, 4 Esdras pour l'apocalypse juive d'Esdras, 5 Esdras pour les deux chapitres qui constituent 6 Esdras ; - les deux grands manuscrits de la recension franque, le Sangermanensis et l'Ambianensis, témoignent de cet essai de constituer un Pentateuque d'Esdras: l'un et l'autre placent 5 Esdras avant 4 Esdras et 6 Esdras après celui-ci; - les six grands témoins de la recension espagnole présentent les textes dans l'ordre 4 Esdras, 6 Esdras, 5 Esdras. Certains manuscrits indiquent à l'œil du lecteur le passage d'un ouvrage à l'autre par des initiales de plus grande taille, au moins pour le début de 5 Esdras. Deux manuscrits donnent un texte continu sans aucun signe de coupure. On voit donc que, dans tous les cas, 4 Esdras et 6 Esdras forment un tout, mais que, dans la pratique d'une lecture continue ou suivie des écrits esdrassiens, 5 Esdras est lu soit avant, soit après 4 Esdras. Dans les deux cas, le lecteur est orienté, soit par avarice, soit après coup vers une lecture chrétienne de l'œuvre juive. Au moins les clefs de cette lecture lui en sont-elles données par cette stratégie englobante. La collection d'écrits attribués à Esdras dans la tradition latine n'est donc pas seulement un phénomène comparable à ces collections d'écrits que réunissent les pseudépigraphes juifs ou les apocryphes chrétiens: littérature des Testaments, par exemple (d'Adam, d'Abraham, des Trois Patriarches, des Douze Patriarches, etc.) ou des évangiles, actes, lettres ou apocalypses attribués à tel ou tel apôtre. En s'acheminant vers la constitution d'un Pentateuque d'Esdras1 la tradition latine rendait hommage à cette fonction fameuse d'Esdras reconstituant les Ecritures (4 Esdras 14) et délimitant un corpus; elle confortait son rôle de nouveau Moïse dans lequel 4 Esdras avait installé son héros. Mais, du même coup, elle contribuait aussi à confondre dans l'Esdras éponyme deux personnages incompatibles : le scribe prophète et visionnaire de 4 Esdras qui exerce sa mission pendant une trentaine d'années à Babylone où il meurt et d'autre part le scribe prêtre du livre canonique d' Esdras qui, un siècle plus tard, agit en Palestine. Certains Pères ont fait la confusion et la tradition a eu tendance à attribuer au scribe prêtre une des fonctions du scribe prophète: la reconstitution des Écritures 14 • Le récit qui nous rapporte cette dernière en 4 Esdras 14 marque sans doute moins une réserve face à la fermeture d'un canon de vingt-quatre livres (fermeture d'ailleurs très hypothétique aux yeux des historiens 15) que la volonté d'affirmer, en face de la tradition orale dont se réclamait les milieux rabbiniques, l'existence et la pérennité d'une tradition écrite riche et volumineuse (soixante-dix livres).

14 Voir J.-D. Kaestli, «Le récit de IV Esdras 14 et sa valeur pour l'histoire du canon de 1' Ancien Testament», dans J.-D. Kaestli-0. Wermelinger, Le canon de l'Ancien Testament, Genève, 1984, p. 71-102. "Voir R. Rentdorf, Introduction à l'Ancien Testament, Paris, 1989, p. 481 : «La thèse assez répandue selon laquelle un "synode" à Yabneh aurait entrepris, vers 1OO après J.C., de fixer le canon est sans fondement historique. »

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Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes

Dans la longue durée de l'écriture apocryphe, Esdras n'a pas cessé d'être un auteur éponyme très prisé 16 • Au delà des ouvrages les plus répertoriés (voir J. H. Charlesworth, 1983, cité note 2), le nombre d'écrits attribués à Esdras s'est développé, jusqu'aux opuscules astrologiques ou magiques et aux calendriers des jours fastes et néfastes qui sont conservés en grec, en latin ou en éthiopien, les fonctions et les rôles d'Esdras éponymes se diversifiant en conséquence. De ces brèves remarques, on peut retenir que, dans l'étude des relations entre apocryphes juifs et apocryphes chrétiens, on ne doit pas se contenter de constater des parallèles littéraires. La communication entre eux est souvent de nature plus étroite et plus subtile. Dans le cas qui nous a retenu, le rapport polémique entre les textes se révèle déterminant pour situer historiquement la production du texte apocryphe chrétien et mesurer son influence éventuelle sur les comportements communautaires. On soulignera également l'importance, dans l'étude des traditions manuscrites, de la place et de l'ordre des textes. Que lisait-on à côté de tel ouvrage? L'ordre n'est pas toujours dû au hasard du travail des scribes et ce peut être un élément de première importance pour apprécier la fonction qu'on a voulu leur donner ou qu'ils ont prise naturellement. On aura noté aussi que la mise en place de procédés de relecture chrétienne d'un écrit juif dès la période antique - en l'occurrence 5 Esdras relisant 4 Esdras et donné à lire en même temps que lui - a certainement pesé d'un grand poids sur les pratiques de lecture des apocryphes jusqu'à l'époque moderne. Enfin, on aura remarqué la multiplicité des pratiques discursives apocryphes : interpolations ponctuelles, additions brèves ou longues, reprises de thèmes pour les détourner, stratégie de relecture par proximité ou jeu d'un texte englobant sur un texte englobé, par la constitution de collections de textes. Autant de pratiques, tantôt discrètes, tantôt marquées.

16 Voir P. Dinzelbacher, «Die Vision Alberichs und die Esdras Apokryphe », Studien und Mitteilungen zur Geschichte des Beriedikfiner Ordens, 87 (1976), p. 435-442; art.« Esdras Apokryphen »,dans Lexicon des Mittelalters 4, 1, 1987, col. 12-13.

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QOUMRÂN, ANTHROPOLOGIE D'UN SITE

Le programme général du CANAL, « Histoire et anthropologie des communautés juives et chrétiennes»*, a toujours fait de Qoumrân et de ses écrits un des passages obligés de nos recherches. Dès cette année, nous entreprenons l'étude anthropologique du site pris en lui-même et dans sa comparaison avec d'autres sites afin de le sortir de son isolement. Deux raisons nous incitent à le faire. C'est d'abord la publication intégrale de l'archéologie de Qoumrân mise en chantier par! 'École Biblique et Archéologique Française. À son achèvement dans quelques années, cette œuvre immense sera un événement scientifique de première importance. Nous ne cherchons pas à anticiper sur les résultats de ces travaux en cours. Peut-être apporterontils quelque élément nouveau ou modifieront-ils telle interprétation particulière. Sans doute préciseront-ils, par leurs minutieuses analyses, la place des objets dans des séries et affineront-ils les typologies et les datations par comparaison avec le matériel trouvé depuis sur d'autres sites ; au mieux feront-ils percevoir une évolution des techniques. Nous ne pouvons le savoir encore. Laissons nos collègues archéologues mener à bien leur tâche. Mais, de notre côté, préparons-nous à accueillir le fruit de leur labeur. En effet, tout ce qui est déjà connu depuis les dernières fouilles, il y a plus de trente ans, soulève tant de problèmes que nous jugeons qu'il est temps de revenir aux questions les plus simples : celles qui doivent être posées sur les conditions de vie à Qoumrân. La seconde raison est que le consensus relatif qui a régné un certain temps sur l'interprétation globale de l'histoire du site et de son occupation est remis en cause de divers côtés en faisant fi des réalités concrètes. Si certains, naguère, ont peut-être rêvé Qoumrân à partir des lieux, d'autres laissent aujourd'hui courir leur imagination sans tenir compte de la matérialité du site et des objets qu'il a livrés. Il faut donc repartir des problèmes les plus élémentaires et dans une perspective anthropologique : il n'y a pas d'"homo qoumranicus", mais des hommes qui ont choisi de s'installer et de vivre à Qoumrân.

* Note des éditeurs: Contribution issue d'un séminaire de travail, initialement publiée dans la revue du centre de recherches de l'EPHE, «Centre d' Analyse pour !'Histoire du Judaïsme Hellénistique et des origines Chrétiennes» (CANAL), dirigé à l'époque par P. Geoltrain, J.-C. Picard et F. Schmidt, Cana/-infos 7 (1990/1991), p. 24-26. Précision d'l. Ullern-Weité (suite à un entretien avec l'auteur, 2003): Il s'agissait, aux yeux de Pierre Gcoltrain, d'engager une relecture pratique du dossier quoumrânien, à distance des problèmes philologiques, de l'excès d'attention porté aux interprétations textuelles, et leurs impasses d'alors. L'anthropologie invoquée ici n'est en rien structuraliste, contrairement à ce que pouvait laisser supposer la tendance régnant dans les autres publications du Canal. Elle se fonde au contraire sur un geste tout à fait historien (classique) du recours à l'archéologie, également à une lecture sociale de la topographie, et elle s'appuie simplement sur l'imagination recréatrice : en effet, Geoltrain recourt ici à sa connaissance des paysages, comme tout archéologue historien le fait, ou tout historien aussi, qui tente de reconstituer les liens entre les traces attestées. Dans la mesure où il s'agit d'une référence qu'agrée Geoltrain (et qu'il a lu, entretien avec l'auteur, 2003), on se reportera à P. Ricœur, La mémoire, /'histoire, l'oubli, Paris, 2000, le chapitre 1 de la II' partie (Histoire, épistémologie : 1. phase documentaire: la mémoire archivée) p. 181-230, et notamment« l'espace habité», p. 183 s. 45

Pierre Geoltrain

1. Le site

Ruine de Qoumrân : c'est ainsi que les gens du pays ont désigné le site, du nom du wadi tout proche. Mais aucun texte ne nous dit comment les occupants du site le nommaient dans l'antiquité. Pourtant donner un nom à un lieu qu'on habite, à un établissement que l'on fonde, est partout et toujours un acte capital. Qoumrân un non lieu? En y venant, ses occupants sont «allés au désert», disent-ils. Qoumrân, un désert? Sans communication avec le reste de la Judée ? Si la terrasse marneuse au pied de la falaise semble l'isoler dans un cadre austère, la source de Feshka, à 3 km au sud, fait verdir le rivage. Au nord, Jéricho et sa riche oasis est à deux heures de marche. À l'ouest, par les pistes du désert de Juda, on peut joindre facilement Jérusalem. Qoumrân, un non désert? Est-ce un lieu clos ou un lieu ouvert ? On y habite « dans des camps » : le site s'étend sans doute sur plusieurs kilomètres, depuis les grottes au nord jusqu'à Aïn Feshka au sud. Qu'est-ce qu'un site de ce type et qu'elles en sont les limites matérielles ou symboliques ? Comment l'habiter, l'aménager? II. Vivre à Qoumrân

Pour y vivre, il faut de l'eau, il faut se nourrir, donc cultiver et/ou faire de l'élevage. Il faut fabriquer les objets quotidiens. Mais on meurt aussi à Qoumrân. L'eau, l'agriculture, la poterie, la mort, seront donc d'abord l'objet de nos premiers questionnements. L'eau: système d'adduction etruissellements annexes. Bassins, citernes, réservoirs qui représentent un immense cubage théorique. Le système, il y a 20 siècles, pouvait-il les remplir au moins une fois par an, ce qui ne semblerait plus possible aujourd'hui ? Conservation de cette eau qui croupit, même couverte; pour quels usages? La source de Feshka, eau vive et si proche : quel rapport entre ces deux possibilités d'approvisionnement? L'agriculture: que pouvait-on cultiver? Où? Avec quelles techniques? Récolter et enserrer la récolte : où stocker et comment conserver? Autosuffisance ? Échange-t-on (et quoi)? Ou achète-t-on à l'extérieur? Avec qui fait-on commerce? Le vin entrait-il à Qoumrân ? Cultivait-on la vigne ? Élevait-on des bêtes, lesquelles, pour quel usage ? De la culture à la cuisine: cuire la galette ou le pain. Cuisine-t-on pour l'ensemble ou par groupes? La poterie: elle abonde. D'où provient l'argile? Quelles techniques de fabrication? Une ou plusieurs? Tourner (la main des potiers) et cuire: four permanent et fours occasionnels. Lampes à huile : où s'approvisionnait-on en huile? Les jarres : près de 175, dans les seules grottes. Toutes fabriquées sur place? Divers type de jarres : à usage multiples ou différenciés ? Certaines jarres fabriquées uniquement pour recevoir des manuscrits ? Quelle proportion peut-on établir entre la vaisselle « collective » et la vaisselle individuelle ? II. La mort

Le cimetière ou les cimetières? Tombes plus nombreuses que les 1200 annoncées. Insuffisance du nombre de tombes fouillées (une cinquantaine). Apparence extérieure semblable, mais ensevelissements différents : lits de brique protégeant le corps, mais cercueils de bois en certains cas. Orientation nord-sud, en général, mais exceptions.

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Qoumrân, anthropologie d'un site

Présence de squelettes de femmes et d'enfants. Plus important : excepté leur orientation, presque toujours nord-sud, ces tombes sont du même type que les tombes bédouines. Si ou puisque ce sont des tombes juives, comment expliquer cette brusque rupture dans le mode de sépulture ? Une équipe de quelques chercheurs du CANAL qui connaissent les lieux et les textes se met au travail. Elle dialogue avec des anthropologues, des archéologues et des éditeurs de textes de Qoumrân. Son but, en posant toutes ces questions pour ne retenir que les seules pertinentes, est d'apporter une dimension anthropologique au débat qui ne manquera pas de s'instaurer.

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LE DISCOURS RELIGIEUX*

1. Un bref historique 1 Le lecteur s'étonnera à bon droit du titre de ce chapitre qui semble délimiter le discours religieux comme un monde particulier pour la sémiotique générale. Précisons donc d'emblée que la sémiotique du monde religieux n'est pas une sémiotique à part et que sa problématique n'est pas différente de la sémiotique littéraire ou gestuelle, par exemple. Cela dit, il n'en reste pas moins que la littérature religieuse est longtemps apparue comme un domaine plus ou moins réservé. Relevons deux raisons parmi d'autres qui contribuent à maintenir cette image. La «religion» souffre de la révérence (faut-il dire de la méfiance) des littéraires à son égard. En effet, le corpus biblique possède depuis des siècles son cortège de spécialistes dans lequel on n'est guère admis si l'on n'y a pas fait son cursus. D'autre part, l'analyse de ces textes peut avoir des implications plus ou moins directes au sein de sociétés religieuses constituées et bien vivantes dont ils sont la référence: voilà un risque que chacun n'est pas prêt à courir. Il n'est que plus remarquable de voir combien les premiers travaux de sémiotique ont trouvé en France un écho favorable dans le monde de l'exégèse biblique. Comme l'a remarqué A.-J. Greimas, il y a eu là une « rencontre inattendue » et un « mariage de raison » contracté dès les premiers jours2 • Mais il faut aussi reconnaître que cette rencontre s'est faite alors que l'exégèse se trouvait dans une sorte d'impasse. Après vingt siècles de relectures et d'herméneutique, après cent ans d'un formidable travail philologique et historique, les exégètes avaient et ont encore à remuer, pour l'étude du plus petit détail d'interprétation, une masse considérable d'informations et de documents périphériques, à la suite de quoi ils se retrouvent finalement démunis et contraints de dire ce qu'ils pensent du texte et non ce que dit le texte ; entre plusieurs pistes, un critère leur manque presque toujours pour choisir autrement que par sensibilité au texte ou par intuition. Le fait est rarement grave dans la mesure où la lecture est guidée par toute une histoire de !'exégèse, mais il est significatif d'une conception qui règne encore sur la pratique générale. L'histoire récente de la critique biblique est sans doute un autre élément qui explique les bons rapports de la sémiotique avec l'exégèse. Avec un peu de recul, on est frappé de voir que tous les efforts entrepris depuis les années 20 dans l'école de l'histoire des formes, de l'histoire de la tradition ou de celle de la rédaction étaient susceptibles de faire basculer d'un coup l'exégèse vers la conception d'une science de la littérature. Tous les éléments en ont été plus ou moins nettement manipulés par les artisans de la Formgeschichte en particulier, mais on n'a pas pris garde qu'on travaillait avec des outils linguistiques périmés, hérités

* Note des éditeurs : article rédigé en collaboration avec Jean Delorme initialement paru dans J.-C. Coquet (éd.), Sémiotique. L'école de Paris, Paris, 1982, p. 103-126. Nous avons gardé la mise en forme initiale des notes et références bibliographiques, annoncée par les auteurs en ces termes : « nous renvoyons par leur numéro aux ouvrages collectifs et revues cités dans la bibliographie en fin d'article, et par le nom de l'auteur aux ouvrages et articles recensés. » 1 L'adjectif« religieux», dans le titre de l'article, est ici pris dans un sens étroit par rapport à l'histoire des religions en général. On traitera essentiellement du discours religieux judéo-chrétien en Occident. 2 Cf [4], p. 227. 49

Jean Delorme, Pierre Geoltrain

du x1x siècle. On reste confondu en constatant que les travaux de K. L. Schmidt, Dibelius et Bultmann ont pu se construire en ignorant ce qui se faisait dans le même temps chez les formalistes russes par exemple. Quoi qu'il en soit, la théorie sémiotique s'est présentée à un certain nombre d'exégètes, de langue française en particulier, comme le mode original de connaissance dont ils avaient besoin, eux qui ne manquaient pas de sources de connaissances particulières. La sémiotique leur permettait, non seulement une meilleure utilisation de leur outillage, déjà très affiné, mais encore et surtout de resituer leur discipline dans une problématique littéraire plus générale. Enfin elle reposait d'une façon toute nouvelle, aux interprètes et aux théologiens, la question du sens et de la visée herméneutique. La Bible, texte qui fut le plus travaillé dans toute l'histoire de la littérature et corpus qui réunit les genres les plus divers, a donc été très vite l'objet d'approches sémiotiques, tantôt du fait des sémioticiens, intéressés par cet objet exceptionnel et tantôt du fait des exégètes, intéressés par ce nouveau métalangage. Dès 1967 des équipes d'analyse se réunissent où sont mêlés les uns et les autres, porteurs de questions réciproques, En 1969, le congrès del' A.C.F.E.B. 3 à Chantilly rend public le dialogue entre les deux disciplines (cf Bibliographie l.). Depuis, rencontres et échanges se sont multipliés, abordant petit à petit tous les aspects théorique et pratique de la sémiotique, tandis que des groupes de recherche, comme le groupeA.S.T.R.U.C. 4 à Paris, puis le C.A.D.l.R. 5 à Lyon, donnaient, parallèlement aux séminaires des Hautes Études, un lieu d'initiation puis de recherche en sémiotique biblique à l'intention des jeunes exégètes (Une recherche en sémiotique religieuse est également poursuivie à Veanderbilt University, sous l'impulsion de Daniel Patte; un bulletin [« Structuralist research information»] offre toute la documentation centrée sur la recherche sémiotique et linguistique.). Enfin on notera ce fait assez rare qu'une vulgarisation de bon niveau s'est produite rapidement par divers relais au point qu'aujourd'hui tout lecteur peut trouver en France un lieu où s'initier à l'analyse sémiotique par le biais de l'analyse des textes bibliques. 0

II. Problèmes communs de sémiotique Plutôt qu'un bilan, forcément incomplet, des analyses récentes de discours religieux, nous présenterons quelques uns des problèmes rencontrés. Des problèmes communs de la sémiotique trouvent là des conditions propices à leur élucidation. Des problèmes particuliers sont posés par le caractère sacré reconnu à certains textes et par le rapport que le discours religieux entretient avec eux. Les analyses ont porté surtout sur les Évangiles. C'est d'eux principalement qu'il sera question ici. D'autres domaines sont évoqués en terminant.

l. Dans les Évangiles L'analyse structurale avait avantage, à ses débuts, à s'intéresser à des textes courts. Or, les Évangiles abondent en mini-récits dotés jusque dans la mémoire culturelle d'une autonomie suffisante pour être considérés comme des unités de signification. Ce sont

3 Association Catholique Française pour les Études Bibliques. • Sigle reproduisant le nom d'un médecin de Louis XV qui s'était intéressé à l'exégèse biblique et aussi jeu de mots sur "A(nalyse) STRUC(turale)". 5 Centre pour l 'Analyse du Discours Religieux.

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Le discours religieux donc des fragments qui ont fait l'objet des premières analyses et fourni les premières entrées vers les structures du récit évangélique6 • Le problème de leur extraction et de leur rapport au contexte restait à préciser et les hypothèses proposées pour le corpus évangélique considéré comme texte à plusieurs variantes attendaient leur validation par l'analyse minutieuse de toutes ses séquences. Elles l'attendent encore, mais des progrès ont été réalisés dans cette direction. Les Évangiles, en effet, ne manquent pas d'unités intermédiaires où des micro-organisations s'intègrent en des structures de rang supérieur : série de paraboles en un discours comme Matthieu 13, suites narratives à épisodes comme la Passion ou Marc 6**, avec un jeu de conversion des fonctions et des valeurs quand on passe d'une séquence à son inscription dans le récit englobant. L'élargissement de l'espace d'analyse a permis d'éprouver l'instrumentation méthodologique adaptée pour la prise en charge de l'ensemble d'un livre.

Formes littéraires et typologie des discours Les séquences complexes qu'il est possible de délimiter dans les Évangiles ne s'accommodent pas de la problématique des genres ou des formes littéraires qui, dans les études exégétiques, fit éclater les livres en petites unités, considérées comme indépendantes d'abord, puis reliées secondairement par un fil rédactionneF. Quand ils' agit d'un« récit» prolongé en« dialogue», d'une« controverse» intégrant une« parabole» ou un « récit de miracle », les critères linguistiques et stylistiques de distinction des formes littéraires perdent de leur pertinence : la signification se noue en des relations sous-jacentes aux formes discursives d'expression et de communication sociale. À partir de ce niveau profond, et non des classifications culturelles des textes, il devient possible de caractériser certains types de fonctionnement des discours, de décrire par un certain nombre de traits différentiels des catégories de textes comme les « récits de guérison » et les «récits paraboles » 8 • Ces textes que la recherche historico-critique se doit de séparer pour les soumettre à son épreuve, deviennent comparables. Leurs différences portent principalement sur leur rapport au récit englobant et sur la compétence interprétative qu'ils y instaurent ou mettent en question ; le caractère « réel » qui affecte les miracles et non les paraboles, spontanément comprises comme histoires « fictives », provient des relations distinctes 9 que les unes et les autres entretiennent avec le récit qui les assume . Les phénomènes d'intégration et de transformation des formes discursives les unes dans les autres et le problème, classique en exégèse, de la formation d'un genre nouveau qui marie les formes littéraires les plus variées, doivent être redéfinis dans ces perspectives. L'organisation narrative L'enchâssement de micro-séquences dans un macro-récit se prête à l'étude de la complexification des modèles narratifs. Dans le récit de la Passion, par exemple 10 , divers sous-programmes, où les rôles actifs reviennent successivement à Judas, à Pierre, à Pilate, tentent une médiation entre les deux programmes qui opposent les autorités juives et Jésus et se nouent de telle manière que la réussite de l'un passe par la passivité de son Çf [7]. Note des éditeurs: Se reporter à !'Annuaire de l'EPHE, Section des sciences religieuses pour ces années 70/80, à partir du moment ou Geoltrain est titulaire de la direction d'études « origines du christianisme». Et voir, dans ce volume, la dédicace de C. Combet-Galland (partie Contrechamps). 7 Cf Delorme (a). 'Çf Combet (a); Almeida (b) et (c). 'Cf [4], chap. V. '"Cf Chabrol (b) et (c); Marin (b), (c) et (d); Bucher (c). 6

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Jean Delorme, Pierre Geoltrain

sujet opérateur (Jésus) et par la réussite de l'autre. Cette structuration suppose, sur la dimension cognitive, un dispositif de véridiction dont nous reparlerons. Elle produit des figures assez particulières d'un contrat (à travers les citations d'Écriture, la scène de Gethsémani, le cri sur la croix, les moqueries des adversaires), qui préside à la suspension du vouloir du sujet, comme si le contrat portait sur lui-même et non sur le programme à réaliser. De là, une concentration narrative exceptionnelle. Par le jeu des sous-programmes, le pivot du récit peut se déplacer vers les problèmes de modalités et de compétence des sujets. On l'a montré pour une section de Marc (6, 3053)11, où la lecture enregistre une suite d'épisodes imprévus et où les miracles semblent s'additionner. La cohérence est assurée par la récurrence d'une même forme narrative qui met en balance deux programmes d'usage. Plusieurs fois de suite, l'un, celui des disciples, échoue tandis que l'autre réussit, mais sans que son sujet opérateur (Jésus) soit l'opposant des disciples ni qu'il affronte un quelconque anti-pouvoir. Cette forme indique que les compétences opposées se situent sur deux plans de valeurs différentes, ce qui exige, pour passer de l'un à l'autre, un faire interprétatif qu'à chaque étape du récit les disciples n'arrivent pas à réaliser. Ainsi s'explique l'enchaînement de l'affaire des pains pour nourrir la foule et de la marche sur la mer. L'absence de reconnaissance de Jésus à la suite de la première est soulignée par la reconnaissance secrète que représente la prière solitaire de Jésus sur la montagne; elle appelle une manifestation de l'être de Jésus, représentée par la marche sur l'eau. Mais celle-ci ne fait que démontrer l'incapacité interprétative des disciples, alors qu'au début de la séquence, leur compétence était reconnue (6, 30). L'ensemble se lit comme une tentative d'instauration d'un contrat: un sujet (apôtres), dont la compétence sur un programme se trouve virtualisée, se voit proposer un programme qui engage de nouvelles valeurs et qu'il ne parvient pas à comprendre. Cette dramatisation d'un problème de modalité se prolonge dans la suite du livre de Marc. La dimension cognitive du récit La complexification des programmes narratifs, dans les deux exemples précédents, ne va pas sans transformations cognitives. À partir de ce que font les personnages, un écart s'instaure entre eux d'après leur savoir. C'est le ressort dramatique d'un Évangile comme celui de Marc. Les consignes répétées de silence sur les actes ou l'identité de Jésus(« le secret messianique» étudié par l'exégèse) n'en sont que l'une des manifestations; elles demandent une exploration systématique des rapports entre les événements de l'ordre des choses ou des corps et les événements de l'ordre de la connaissance. La question: «qui suis-je ? »,posée par Jésus aux disciples au milieu du livre, cristallise une exigence d'interprétation inscrite à chaque page. Le récit se réfléchit lui-même et déroute le lecteur qui s'attendrait à voir se succéder les épreuves qualifiante, principale et glorifiante. Le contrat ne s'éclaire qu'à la fin, tandis que le problème de la reconnaissance est posé dès les premiers mots du texte, qui renvoient à la communication d'un savoir, d'une « bonne nouvelle » (Mc 1, 1) et distribuent des espaces cognitifs bien définis et différents (!'Écriture citée, le savoir de Jean, celui de Jésus, Mc 1, 2-11). Le faire interprétatif est dramatisé, entre autres, par les paraboles. Celles-ci représentent, a-t-on dit,« une forme maximale du problème du sens 12 ».Elles aménagent l'émergence du sens, le passage d'un sens offert à un autre à déchiffrer qui éclaire le premier et sans lequel la parabole devient énigme. Leur usage est programmé par celle du semeur : un

''Cf [4), chap. II. 12 Cf Cohen p. 159; cf Marin (e) et (h); Mellon; Maréchal ; Almeida (b).

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Le discours religieux

récit est transcodé dans un autre («le grain, c'est la parole») si bien que le discours parabolique parle de sa propre communication et dit de la parole-grain, non le contenu, mais l'opération sur les auditeurs qui deviennent destinataires-sujets ou s'absentent. Même quand ce n'est pas aussi explicite, le récit-parabole offre, à distance de son contexte d'écoute, une fiction où les rôles et les valeurs sont redistribuées de telle manière qu'une instance critique s'exerce vis-à-vis du monde des auditeurs. L'interprétation n'est pas simplement exigée, elle est mise en route. L'auditeur qui entre dans le jeu s'entraîne à une autre manière de voir et acquiert un savoir-faire à appliquer dans le monde« réel» figuré par le récit englobant 13 • Les récits de miracle importent eux aussi à la transformation du savoir. Les transformations corporelles ou cosmiques racontées risquent d'accaparer l'attention, alors qu'il s'agit pour le demandeur et/ou le bénéficiaire de s'établir par le savoir et le désir à un autre plan de valeurs, celles du programme global dont Jésus est le sujet compétent. Le savoir se dédouble et le« croire» ou la« foi» marque le passage d'un savoir à l'autre. Le miracle peut alors apparaître comme la sanction de la foi, ou comme une opération pour reconnaître la valeur des valeurs, leur conformité avec celles du récit évangélique dans son ensemble 14 • La véridiction L'importance de la dimension cognitive recommande les Évangiles pour l'étude des mécanismes textuels de la véridiction. Le récit de la Passion est exemplaire à cet égard 15 • Deux procès, devant les autorités juives et devant Pilate, mettent en scène une quête de vérité, qui demande elle-même à être discernée en vérité. Le procès juif oppose deux savoirs (de Jésus, des autorités) dont chacun recatégorise les rôles et les valeurs de l'autre. Quand Jésus déclare son être (Mt 26, 6364 et parallèles) et en annonce le paraître(« vous verrez le Fils de l'homme ... »), cette déclaration est reçue comme prétention fausse et attentatoire à la divinité. Pilate intervient en tiers et dispose d'un savoir qui le rapproche du lecteur(« il savait qu'ils l'avaient livré par jalousie», selon Matthieu et Marc), mais qu'il s'affronte (Luc, Jean) ou non (Matthieu, Marc) au savoir juif, il finit par s'inscrire sur leur programme: il n'y a pas de médiation entre les deux véridictions opposées. Entre temps, le texte multiplie les indices d'une reconnaissance implicite, non-sue de ses propres acteurs : témoins qualifiés de « faux» qui se trouvent avoir dit vrai, échange des valeurs de brigand et d'innocent entre Jésus et Barabbas, inversion de l'intronisation royale dans les cris de la foule et la scène herméneutique A vérité

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Distanciation et appartenance Mais à peine esquissée, la quête de la distanciation est comme suspendue et une autre «élaboration» vient s'inscrire dans la suspension du programme. 2. Le discours de la découverte : la deuxième élaboration Le sujet s'exprime très ouvertement par le «je» et le« moi», relayés à plusieurs reprises par un« on » collectif, principalement devant les verbes au futur : le sujet propose et l'actant collectifrelève le sujet dans la prise en charge du programme. Mais pour l'établissement du programme, le sujet est solitaire, aussi bien positivement, par opposition à l'ensemble de ses devanciers(« pour mon propre compte»,« ma propre réflexion », «pour moi», «je propose»), que négativement, par le désir du dialogue, manifesté à plusieurs reprises et qui signifie l'absence momentanée de communication. Sujet solitaire, il est doté d'un pouvoir-faire, exprimé par le vocabulaire de la tentative «je tente », « une tentative », « cette tentative ») et d'un vouloir-faire repérable dans la décision - négative : refus del' alternative, et positive : dépasser!' alternative- qui conduit au« choix» de l'instrument capable de mener à bien ce dépassement. Le choix est une rupture et un indice vraisemblable de l'entrée en scène du discours de la découverte. Autant le discours référentiel, bien que soumis au faire interprétatif de l'énonciateur, se donnait comme la « description » du travail d'un actant collectif, autant le discours du sujet choisissant se présente avec la marque du vouloir individuel. Ce vouloir modalise un faire de type scientifique : «le choix d'une problématique», donc l'art et la science de formuler un problème, mais la problématique est aussitôt qualifiée de « dominante ». Il semble que, du même coup, la notion de choix et la modalité du vouloir soient très atténuées, comme si la problématique s'imposait de l'extérieur au sujet. D'où vient cette domination, où règne-t-elle ? Le texte est muet sur ce point, mais on apprend par la suite que référence est faite aux sciences du texte. Il reste que le raccourci « cette problématique dominante est celle du texte» voile sa référence à l'univers des sciences pour donner comme raison du choix et donc du vouloir du sujet une précision, non sur l'autorité de la problématique mais sur sa seule valeur heuristique: «La problématique du texte réintroduit une notion positive ... productive de la distanciation. » La distanciation, qui était jusque-là à la fois la condition nécessaire pour obtenir un statut scientifique, et une condition inacceptable pour l'herméneutique (car elle est« la déchéance qui ruine le rapport fondamental» de l'appartenance), se révèle brusquement être, grâce à« la problématique du texte», sur laquelle aucune information n'est encore livrée, un terme modalisable : distanciation aliénante vs distanciation productive ~ ~ interdit la communication vs permet la communication Le sujet a « découvert » le texte comme « paradigme de la distanciation dans la communication». Le programme est ici en partie dévoilé, aussi rapidement que nettement : exercer un faire scientifique sur le texte, c'est aborder la distanciation sous son aspect positif. La proposition paradoxale « communiquer dans et par la distance » va permettre - mais cela est du non-dit- de donner à l'herméneutique le statut d'objectivité, objet de la fameuse quête occultée jusqu'ici. Pourtant, communiquer par la distance est un énoncé qui

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Pierre Geoltrain

recouvre une contradiction qui n'est pas (pas encore) résolue et n'est pas logiquement plus supportable que la conjonction : distanciation V appartenance, inverse de la fameuse « alternative insoutenable ». Ruse ou loyauté de l'énonciateur, c'est ici son discours de découverte dans lequel il se donne comme sujet auteur d'un choix, esquisse la solution, propose une méthodologie, alors que la problématique du texte, parce qu'elle est« dominante», s'impose à lui et pourrait bien être le Destinateur du« Je» à qui elle fournit un nouvel objet de recherche. Cependant, le sujet n'accepte pas tel quel ce programme ; il se propose à lui-même un faire scientifique qui consiste à« élaborer la notion de texte ».Nous sommes donc devant une seconde« élaboration »,comparable à celle que nous avons soulignée précédemment, mais qui lui est préliminaire : il faut commencer par élaborer la notion de texte avant de pouvoir élaborer le problème herméneutique, ce qui confirme notre analyse du discours programmatique comme virtuel, long à mener. Après le coup de foudre de la découverte commencent les patients travaux ... Pour mener à bien ces travaux, le sujet se donne alors un nouveau programme: dénombrement de cinq thèmes, et justifie sa taxinomie (cf le dernier paragraphe).

IV. Remarque finale L'énonciateur se confond avec le sujet tout au long du texte, nous l'avons dit, mais s'affirme plus fortement dans son discours de découverte et dans l'énoncé du programme qui en découle : «je propose d'organiser», «il m'a semblé», «j'appelle», «je vois ». Or nous avons remarqué que la « problématique dominante » pouvait être le véritable Destinateur du sujet. Dans le processus qui mène à l'élaboration de la notion de texte, le sujet donne à nouveau le sentiment qu'il agit en pleine autonomie, proposant des thèmes et les organisant dans une libre découverte. Pourtant, lorsqu'on lit les cinq courts chapitres dans lesquels chacun des thèmes est traité, on peut constater que fonctionne un nouveau discours référentiel qui convoque Saussure, Hjelmslev, Benveniste, Austin et Searle autour du thème « effectuation du langage comme discours » ; Granger et Wimsatt autour de l'« effectuation du discours comme œuvre structurée»; Frege, Husserl, Heidegger autour de« l'œuvre de discours comme projection d'un monde», etc. La« problématique dominante» et «l'élaboration de la notion de texte» ont donc à voir avec un actant collectif, auteur d'un faire cognitif, non mis en scène dans les premiers paragraphes où le sujet-énonciateur propose son choix. Le sujet ne s'inscrira pas cette fois comme anti-sujet mais prendra cet actant collectif pour adjuvant**.

**Note I. Ullem-Weité : pour un complément d'information sur ces questions déterminantes pour la scientificité propre aux sciences humaines, on se reportera à des ouvrages comme ceux de (par ordre chronologique de leur parution initiale, afin de suivre l'évolution des débats) J. Bouveresse, La parole malheureuse. De /'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, Paris, 1971 ; M. Meyer, Logique, langage et argumentation, Paris, 1982; S. Laugier, Du réel à l'ordinaire. Quelle philosophie du langage aujourd'hui?, Paris, 1999; J.-M. Salanskis, Modèles et pensées de/ 'action, Paris, 2000 ; O. Abel, L'éthique interrogative. Herméneutique et prob/ématologie de notre condition langagière, Paris, 2000.

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Distanciation et appartenance

La question se pose de savoir si la science actuelle (l'ensemble des auteurs convoqués) n'est pas en réalité le Destinateur du sujet alors que l'énonciateur fait« comme si» elle était son adjuvant***.

••• Note l. Ullem-Weité : dans Je contexte explicite de débat et recherche où se trouve alors Pierre Geoltrain, outre J. Bouveresse et M. Meyer (op. cit. supra, note précédente), voir les travaux de M. de Certeau, menés de 1975 à 1978 et publiés dans L'invention du quotidien, (1980), Paris, volume 1, 1990, notamment Je paragraphe« L'expert et le philosophe», p. 19-23 du chapitre consacré au« langage ordinaire», à partir des pragmatiques anglo-saxonnes du langage (évoquées, ici, à partir du contexte ricœurien et sémiotique), inspirées de la philosophie de Wittgenstein. Sur cette importante question du sujet dont Geoltrain souligne avec acuité l'effacement dans une critique qu'il renvoie, en réalité, au discours herméneutisant des sciences sociales (sujet de l'ouvrage où figure son analyse) plutôt qu'à la philosophie ricœurienne, voir, depuis, M. Frank, Qu'est-ce que le néostructuralisme ? De Saussure et Lévi-Strauss à Foucault et Lacan, ( 1984), Paris, 1989 et A. Renaut, L'ère de /'individu: contribution à une histoire de la subjectivité, Paris, 1989.

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POUR UNE HISTOIRE DES IDÉOLOGIES JUIVES ET CHRÉTIENNES ANTIQUES* CONDITIONS ET LIMITES D'UNE HISTOIRE DES IDÉOLOGIES JUIVES ET CHRÉTIENNES ANTIQUES

L'histoire des idéologies est à la fois conditionnée et limitée par la nature et l'ampleur de la documentation propre à la période et à l'espace considérés. Dans sa définition de l'histoire des idéologies, G. Duby1 dégage les grandes orientations d'une recherche en tenant compte du matériel documentaire propre au médiéviste. Tel projet ambitieux mais non irréalisable pour celui-ci restera totalement hors de portée de l'historien du judaïsme ancien ou du christianisme primitif; ainsi pour l'historien du Moyen Âge la tâche consiste à mesurer « les concordances et les discordances qui en chaque point de la diachronie s'établissent entre trois variables : d'une part entre la situation objective des individus et des groupes et l'image illusoire où ceux-ci ont trouvé réconfort et justification; d'autre part entre cette image et les conduites individuelles et collectives2 ». Que sait-on de la situation objective des individus et des groupes constituant le judaïsme de la Palestine et de la Diaspora, ou celle des Premières communautés chrétiennes ? Que sait-on, en dehors des périodes de crise (notamment à Jérusalem celles de 167-164 ou de 63 avant notre ère, celles de 70 ou de 135 après notre ère) des conduites individuelles et collectives? Peu de chose, bien trop peu en tout cas pour que l'on puisse espérer mesurer les relations qui unissent ces trois variables en chaque point de la diachronie. Seules sont relativement connues. de l'historien les images dans lesquelles les individus et les groupes ont trouvé justification de certaines de leurs actions. Quelles sont donc les conditions et les limites d'une histoire des idéologies juives et chrétiennes ? Il n'y a pas d'histoire des idéologies sans mise en relation des formes idéologiques étudiées avec l'histoire politique, économique et sociale, sans recherche des articulations entre ces différentes histoires qui chacune ont leur continuité ou leur rupture propres, leur propre tempo. Or, force est de reconnaître que pour la période hellénistique et romaine - et plus encore pour les siècles antérieurs, - la documentation permettant de suivre les transformations profondes qui ont affecté l'économie et la société palestiniennes est loin d'avoir l'ampleur et la diversité - pourtant toute relative - de celle dont on dispose pour l'Égypte par exemple à pareille époque. Il serait vain d'espérer analyser les activités d'un domaine de Judée - comme celui que pouvait avoir un Flavius Josèphe - ou de saisir la spécificité d'un village de Galilée comme unité socio-économique, avec la même précision que pour le domaine d' Apollonios ou le village de Kerkeosiris dans le Fayoum. Rien d'équivalent en Palestine à ce que l'ou peut connaître en certaines contrées

* Note des éditeurs: initialement paru dans F. Châtelet (éd.), Histoire des idéologies, Tome 1 : Les mondes divins jusqu'au Vlll' siècle, Paris, 1978, p. 213-255 [en collaboration avec F. Schmidt]. Noter qu'il s'agit d'un des rares articles nettement historiographique de P. Geoltrain, avec celui sur « le destin du paulinisme » également repris dans ce volume. 1 G. Duby,« Histoire sociale et idéologies des sociétés», dans J. Le Goff -P. Nora (dir.), Faire de l'histoire. 1: Nouveaux problèmes, Paris, 1974, p. 147-168. 2 Ibid., p. 159. 91

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d'Égypte sur les différents types de contrats qu'un Zénon était susceptible de passer avec les gens qui travaillaient sur le domaine qu'il administrait, sur les conditions de travail, la production et les ventes, sur les rapports avec les fonctionnaires locaux et l'administration centrale, sur les corvées et la fiscalité, sur la juridiction publique et privée, toutes choses qu'il est possible de connaître en Égypte grâce à la richesse des archives comportant contrats, lettres d'affaires ou correspondance familiale, comptes, lois, circulaires, pièces de registre d'impôt ou de procès, toute une documentation chiffrée, permettant souvent de suivre dans le temps le rythme de la production, les exigences de l'administration et leurs conséquences dans les rapports sociaux. Pour la Palestine au contraire, l'historien se trouve dans la nécessité d'appréhender la réalité économique et sociale par la médiation de textes qui, le plus souvent, ne renvoient de cette réalité qu'une image tronquée, indirecte et floue. Pourtant, en dépit des défaillances de la documentation, l'entreprise n'est pas désespérée. Il est possible de remédier à cette situation en élargissant notablement le champ de la recherche et en resituant la Palestine dans l'ensemble du Proche-Orient ancien. À cet égard les travaux des historiens soviétiques sont particulièrement suggestifs ; en particulier le débat sur les formations économiques et sociales, qui requiert un examen de la nature de la propriété et du régime foncier, des rapports du producteur direct aux moyens de production, des formes d'organisation du travail, des modes d'appropriation du sur-travail par la corvée ou la fiscalité, etc., ce débat implique que la recherche soit menée sur des bases suffisamment larges dans le temps et dans l'espace. Un livre récent de Mouza Raskolnikoff contribue à faire connaître ces travaux souvent ignorés en France, en montrant toute l'importance del' apport de la recherche soviétique ( 1917-1965) à l'histoire des classes sociales dans le monde hellénistique et romain3 • S'attachant notamment à l'étude du monde hellénistique, ces historiens ont posé le problème de savoir si ce qu'ils appellent l' « hellénisme » constituait une période de transition au sein de la formation économique et sociale esclavagiste. Tandis qu'en marge de ces recherches soviétiques, d'autres chercheurs 4 examinent dans quelle mesure il y a eu passage pour certaines sociétés hellénisées d'Orient d'une formation de type « asiatique 5 » à une formation esclavagiste. C'est donc dans ce cadre élargi que doivent être menées les recherches sur l'histoire économique et sociale de la Palestine. On voit que cette manière de présenter l'histoire des idéologies est directement tributaire de la représentation marxiste de la formation sociale structurée en trois instances : la base économique, le juridico-politique et l'idéologie. Mais il faut se garder de transposer, de façon mécanique, aux sociétés pré-capitalistes un schéma et des outils d'analyse élaborés à partir de l'étude de la société occidentale du xrx< siècle.

3 M. Rakolnikoff, La recherche en Union soviétique et/ 'histoire économique et sociale du monde hellénistique et romain, Strasbourg, 1975. 4 Cf notamment les travaux de Heinz Kreissig, «L'esclavage à l'époque hellénistique », Recherches internationales à la lumière du marxisme, 84, 3, 1975 (Formes d'exploitation du travail et rapports sociaux dans l' Antiquité classique, p. 99-109) ; et du même auteur, Die soziale Zusammenhiinge des judiiischen Krieges ; K/assen und Klassenkampf im Paliistina des 1. Jahrhunderts v.u.Z. ("Schriften zur Geschichte und Kultur der Antike", 1), Berlin, 1970. Cf aussi P. Briant, « Remarques sur Laoi et esclaves ruraux en Asie Mineure hellénistique », dans Actes du colloque 1971 sur /'esclavage ("Annales littéraires de l'Université de Besançon"), Paris, 1973, p. 93- 133. Cf enfin les Actes du colloque 1973 sur l'esclavage ("Annales littéraires de l'Université de Besançon"), Paris, 1976, et en particulier la contribution de H. Kreissig : «L'esclavage dans les villes d'Orient pendant la période hellénistique», p. 237-255. 5 Sur la notion de mode de production asiatique, cf M. l. Finley, L'économie antique, Paris, 1975, p. 223-225.

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En effet l'économie est un concept étranger à la pensée antique 6• Il serait donc vain d'attendre de nos sources qu'elles nous livrent une documentation chiffrée permettant d'établir des statistiques du type de celles qui servent à l'histoire économique moderne; il serait également illusoire d'attendre des sources bibliques, de Philon d'Alexandrie, de Flavius Josèphe ou de la Michna qu'ils nous révèlent quelque traité ou principe d'économie au sens où nous entendons le mot aujourd'hui. « Il est évident que les Anciens pratiquaient l'agriculture, qu'ils faisaient du commerce, qu'ils produisaient des objets manufacturés, qu'ils exploitaient des mines, levaient des impôts, émettaient des monnaies, déposaient et prêtaient de l'argent, faisaient des bénéfices ou devaient renoncer à leur entreprise. De plus, ils discutaient de leurs activités entre eux et dans leurs écrits. Ce qu'ils ne firent pas en revanche, c'est combiner toutes ces activités spécifiques en une unité conceptuelle »7• Cette remarque, que M. I. Finley fait à propos de la Grèce et de la Rome anciennes, s'applique également à l'ancien Israël et à la Palestine de l'époque hellénistique et romaine. Dans les sociétés modernes, l'économie constitue un tout régi par ses propres lois ; au contraire dans les sociétés précapitalistes, et notamment les sociétés anciennes, l'économie, loin d'être autonome est intégrée, embedded dit K. Polanyi 8, à des institutions non économiques. Le Temple de Jérusalem, trésor de l'État, centre du culte où siège le Sanhédrin à l'époque romaine, est un exemple particulièrement significatif de l'inextricable entrelacement de l'économique dans les institutions juridique, politique et religieuse. En bref, contrairement aux sociétés capitalistes où l'économie est tout à la fois déterminante et dominante, en société pré-capitaliste, l'économie, touj,ours déterminante, n'est jamais dominante. Il faut donc se garder de confondre «l'outillage mental de l'époque étudiée par l'historien moderne et l'outillage scientifique dont il dispose »9 • Ainsi des concepts d'ordre et de classe sociale: l'un appartient aux systèmes de représentations de la Rome ancienne, il permet d'établir une classification de la société sur (les critères juridiques et politiques (par exemple l'ordre équestre ou sénatorial); tandis que l'autre, le concept de classe sociale au sens marxiste du terme, fait appel à des critères économiques étrangers aux catégories anciennes. Aussi, avant de représenter et de mettre en mouvement les conflits de classes, de décrire les systèmes de représentations propres à chacune d'elles, faudra-t-il passer de l'image qu'une société se donne d'elle-même sur des critères non économiques, à une classification des groupes sociaux qui prenne en considération la place qu'occupe chacun d'eux dans les rapports de production. Ainsi les difficultés que rencontre d'emblée l'historien des idéologies juives et chrétiennes antiques sont, d'une part, l'insuffisance de la documentation économique et sociale, à laquelle il peut remédier en élargissant le champ de la recherche et, d'autre part, la nécessaire et incessante critique à laquelle il doit soumettre ses instruments de travail, afin de les adapter toujours mieux à l'analyse de son objet propre.

'Ibid., p. 15-39. 7 Ibid., p. 20. ' Cf K. Polanyi et C. Arensberg, Les systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie (préface de M. Godclier), Paris, 1975. 9 J. Batany - Ph. Contamine - B. Guenée - J. Le Goff,« Ordres et classes», dans D. Roche et C.E. Labrousse (éd.), Colloque d'histoire socialf, Saint-Cloud, 24-25 mai 1967, Paris, 1973, p. 87; et aussi M.!. Finley, op. cit., p. 41-76.

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1. L'apport de la sémiotique à l'histoire des idéologies juives et chrétienne 1. Une documentation atemporelle

Dans le monde juif et chrétien, les textes de référence, les Écritures, produit de sociétés économiquement et politiquement structurées en des lieux et des temps précis, en sont venus à fonctionner comme textes normatifs, dotés d'une atemporalité qui fonde leur universalité : le texte est la Parole de Dieu elle-même, éternellement vraie dans le hic et nunc du lecteur croyant. Parallèlement à la difficulté due aux lacunes documentaires évoquées plus haut, une autre difficulté se présente donc : une documentation essentielle que nous avons la possibilité d'analyser se trouve déconnectée de ses conditions de production. Certes, les patientes reconquêtes de l'histoire et de la critique littéraire ont permis de resituer bon nombre de textes bibliques dans un contexte relativement assuré encore que souvent très large. Il demeure que, par exemple, nous ne savons pas grand-chose des auteurs de ces écrits, des catégories sociales auxquelles ils appartenaient ; beaucoup de ces textes, à commencer par les Évangiles, peuvent être dits « pseudépigraphiques ». En parlant de « milieux d'origine » ou d' « écoles », la critique reconnaît le problème sans pouvoir le résoudre. Pour une histoire des idéologies, l'apport d'une théorie sémiotique dans l'analyse du discours est donc d'une importance certaine. En effet, l'approche sémiotique - déjà largement répandue-, de ce type de littérature ne ressent pas les faits que nous venons de rappeler comme des obstacles, mais bien plutôt comme la condition même de son exercice. Assurée sur ses bases linguistiques, la sémiotique aborde cette production littéraire comme un discours ou une série de discours homogènes constitués dans des langues particulières et, en démontant ce discours, elle met à jour la cohérence du langage qu'il tient sur les hommes et le monde, et le système de représentations repérable aussi bien à travers le voilé et le présupposé que dans l'assertion transparente. Le sémioticien, accoutumé à travailler dans la synchronie, se sent à l'aise et se distingue des commentateurs ou historiens aux discours trop souvent subjectifs ou valorisants. Il vise à ne mettre en œuvre, dans son analyse, que des outils de type lin~uistique, parfaitement adaptés à cet objet linguistique qu'est le texte, appelé Parole ou Ecriture. En renonçant, dans un premier temps et par méthode, à prendre en charge tout ce qui est hors du texte, son avant et son après, il se trouve dans les conditions nécessaires pour l'analyse de représentations structurées qui ne livrent pas d'emblée leurs liens avec les structures politiques, sociales et économiques qu'elles recouvrent. , Il faut enfin préciser que le caractère atemporel des Ecritures que leur a conféré leur statut de texte normatif, s'il semble les éloigner de tout référent historique quant à leur milieu de production, les en rapproche au contraire du fait même de leur utilisation comme texte de référence. En effet, le texte biblique, au cours des siècles, a été sans cesse lu et commenté dans des pays et des cultures les plus différents. Produit en milieu juif, aussi bien pour la Bible chrétienne que pour la Bible hébraïque, il a été constamment réutilisé dans des contextes fort divers. Pour nous en tenir aux premiers siècles, les exégèses juives d'un Philon ou d'un Hillel, les exégèses chrétiennes d'un Origène ou d'un Augustin représentent d'immenses efforts pour réactualiser le texte biblique dans des formations sociale qui évoluent (diaspora hellénistique, Palestine romaine, empire d'Orient, Occident latin). Là encore, en se plaçant au plan plus général des sociétés de discours (structures d'expression possible et limitée d'une société déterminée, son champ d'expression culturelle) que constituent ces formations sociales, la sémiotique permet

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l'appréciation des écarts et des réajustements. Notamment dans le domaine de l'histoire des mots, elle est à même de montrer comment l'investissement sémantique d'un lexème, dans la même langue mais à une époque différente ou chez des auteurs différents, porte la trace d'une modification profonde du système de représentations.

2. Une production idéologique La Bible juive, le Canon chrétien et, les textes anciens à notre disposition sont, par définition, des productions idéologiques, des discours de représentations. On y trouve certes d'innombrables allusions à des situations politiques ou à des groupes sociaux, mais on ne quitte jamais le plan de la représentation. Qu'il s'agisse de la royauté davidique, de l'exil à Babylone, de Hérode ou de Pilate, des conditions de recrutement et de travail ou du salaire de la main-d'œuvre, tous ces personnages, événements ou éléments sont intégrés dans un discours qui, en apparence descriptif, est en réalité axiologique, valorisant les uns et dévalorisant les autres dans un agencement général qui tend à prouver, à persuader, ou à décider le lecteur à choisir et agir. Pour ne prendre qu'un exemple, quel rapport y a-t-il entre la figure du pharisien dans les Évangiles et le pharisien du 1°' siècle en Palestine ? Sans doute y en a-t-il peu, mais qu'importe au récit : le pharisien y est dans un rôle d'antitype ou d'opposant, évident et nécessaire. On voit ici encore l'intérêt d'une pratique sémiotique. Travaillant le texte seulement, se tenant donc au seul niveau de l'instance idéologique, elle évite déjà de prendre pour des données du domaine socio-économique, par exemple, ce qui n'est que représentation de ce domaine. De façon plus positive, l'analyse du discours permet de fonder sur des phénomènes de type linguistique, démontrables dans la matérialité du texte, les affirmations générales avancées sur l'idéologie 10 • L'étude des phénomènes d'énonciation est typique à cet égard. Comment, par exemple, analyser le phénomène de l'autorité des Écritures, indépendamment de toute considération dogmatique? On reconnaîtra d'abord que l'énonciateur premier est toujours donné comme étant la divinité elle-même et que l'énoncé (le texte biblique) est investi des qualifications de l'énonciateur. C'est le rapport détaillé entre les qualifications de l'un et de l'autre, établi par le texte lui-même, qui fonde l'autorité du texte et fait également de lui une puissante incitation à l'action.« L'idéologie interpelle les individus en sujets», ditAlthusser 11 ; la traduction sémiotique de ce concept d'interpellation est l'inscription du lecteur dans le système énonciatif du texte, c'est-àdire le passage du lecteur dans la position de destinataire de l'énoncé en même temps que la reconnaissance par ce lecteur de l'énonciateur (ou destinateur). L'analyse du système énonciatif d'un texte montre donc par quels procédés celui-ci « interpelle » le lecteur, comment il le contraint à devenir le destinataire d'un énoncé qui désormais lui parle et lui dicte des comportements.

"'Cf A. J. Greimas, Du sens, Paris, 1970, p. 103-114; Sémiotique et sciences sociales, Paris, 1976. Et dans une perspective différente de celle de A. J. Greimas, voir les travaux suivants qui prennent en considération, au-delà de l'énoncé, l'instance du discours, c'est-à-dire en particulier l'étude linguistique des conditions de production du texte et l'étude de sa fonction idéologique: D. Maldidier-C. Normand-R. Robin,« Discours et idéologie: quelques bases pour une recherche», Langue française, 15, septembre 1972, p. 116-142; R. Robin, Histoire et linguistique, Paris, 1973, p. 20-29, 79-122 ; M. Pêcheux - C. Fuchs,« Mises au point et perspectives à propos de l'analyse automatique du discours», Langages, 37, mars 1975, p. 7-80. 11 L. Althusser, «Idéologie et appareils idéologiques d'État (notes pour une recherche)», dans Positions, Paris, 1976, p. 110.

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2. Action des structures économiques et sociales sur les systèmes de représentations 1. À propos d'un livre récent: la question du mode de production de l'ancien Israël

À titre d'illustration du premier volet de l'histoire des idéologies, dont l'objet est de montrer comment les modes de représentations sont déterminés par la réalité sociale, voici sommairement réslJ!llées les deux premières parties de l'ouvrage de F. Belo, Lecture matérialiste de l'Evangile de Marc 12 • Pour l'auteur, la société de l'Israël ancien se caractérise par une forme particulière du mode de production asiatique, qu'il appelle « subasiatique ». L'un des apports les plus importants de ce livre tient selon nous au recours à cette notion de mode (la production asiatique: on nous permettra d'en donner ici une brève définition 13 ). Chez Marx, la possession commune du sol (absence de propriété foncière privée) et l'apparition d'une structure de classes sont les deux caractéristiques fondamentales des sociétés de type« asiatique». Dans ces sociétés, l'individu n'est pas propriétaire du sol; il n'en est que le possesseur, que cette possession soit héréditaire ou non. Le véritable propriétaire foncier, c'est la communauté; et c'est l'appartenance à la communauté qui fait de l'individu un possesseur de la terre. D'autre part, ces sociétés doivent leur structure particulière à la nécessité de créer par de grands travaux les conditions de la production. Ces grands travaux d'intérêt collectif dépassent par leur ampleur les possibilités des producteurs directs et même des communautés particulières; aussi entraînent-ils l'apparition d'un pouvoir centralisé, d'une administration qui prend en charge leur organisation. Le plus souvent Marx illustre son propos par l'exemple des travaux d'irrigation sans lesquels l'agriculture, sous certaines conditions climatiques, reste impossible. Pour s'en tenir au Proche-Orient ancien, tel est le cas de l'Égypte ou de la Mésopotamie, avec leurs travaux de canalisation, d'assèchement, d'irrigation artificielle. Mais le pouvoir de fonction de cette « unité rassembleuse », de cette administration qui centralise et coordonne les tâches des communautés particulières, ne tarde pas à se transformer en un pouvoir d'exploitation. Des fonctionnaires d'État sont chargés du prélèvement du sur-travail, sous forme de participation aux grands travaux, d'impôts ou de rente: il y a apparition d'une société de classes. C'est désormais l'État, personnifié par le roi ou le pharaon, qui devient le propriétaire éminent du sol; les communautés n'en ont plus que la possession. Dans le mode de production asiatique au sens strict du terme, l'État intervient donc directement dans l'économie. Cependant M. Godelier suppose l'existence d'une autre forme de mode de production asiatique, n'impliquant pas l'intervention directe de la classe dominante dans les conditions de production. Dans cette seconde forme, elle « intervient indirectement en prélevant à son profit un surplus en travail ou en produits», à l'occasion notamment du

12 F. Belo, Lecture matérialiste del 'Évangile de Marc. Récit - pratique - idéologie, Paris, 1974. La recherche de F. Belo a été poursuivie par M. Clévenot, Approches matérialistes de la Bible, Paris, 1976. 13 On trouvera les textes des pères fondateurs du marxisme sur le mode de production asiatique dans le volume du Centre d'Études et de Recherches Marxistes, intitulé : Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine (préface de M. Godelier), Paris, 1973. Cf en outre, également au C.E.R.M., Sur le« mode de production asiatique» (préface de J. Suret-Canale), Paris, 19742 ; et dans les Recherches internationales à la lumière du marxisme, 57-58 (1967), un recueil d'articles traduits en français et précédemment publiés à l'étranger, principalement en U.R.S.S. et dans les pays de l'Est, intitulé« Premières sociétés de classes et mode de production asiatique» ; enfin, K. Wittfogel, Le despotisme oriental, Paris, 1964, et l'avant-propos de Pierre Vidal-Naquet, p. 7-44.

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contrôle des échanges commerciaux. Et Godelier de souligner la nécessité d'élaborer une typologie des diverses formes de ce mode de production, « avec ou sans grands travaux, avec ou sans agriculture 14 ». Cette typologie a été esquissée par Guy Dhoquois 15 qui appelle « subasiatique » la seconde forme de ce mode de production, et en donne la définition suivante : « La classe État n'agit directement qu'au niveau des rapports de production( ... ). Elle ne fait que contrôler les échanges et accaparer une bonne partie du surproduit. Elle peut aussi développer le commerce, susciter des circuits d'échanges supplémentaires qui peuvent être à long rayon d'action, donner naissance à un artisanat spécialisé, etc. Elle assure surtout, par le prélèvement du surproduit, les conditions de sa propre reproduction »16 • F. Belo suppose que le mode de production de l'ancien Israël est une forme de « subasiatisme ». Il s'agit là d'une hypothèse extrêmement suggestive ; mais la démonstration reste à faire. La Palestine est en grande partie une région de dry-farming, ou culture à sec, comme la Grèce et les pays de la ceinture méditerranéenne : les grands travaux d'irrigation ne sont donc pas une condition indispensable à la production agricole. Sil' on reste dans le cadre de l'hypothèse du mode de production asiatique ou d'une forme apparentée, la question se pose alors de savoir quelle est la fonction sociale de l'État à l'époque royale. D'autres travaux d'intérêt collectif peuvent nécessiter l'intervention d'un pouvoir central et contribuer ainsi à l'apparition d'une société de classes. J. Chesneaux suggérait: «Le contrôle de la rotation des terres, l'entretien des routes et le contrôle de leur sécurité ( ... ) ; la protection militaire des villages contre les raids des nomades ou les armées d'envahisseurs étrangers ; la prise en charge directe par l'État de certains secteurs de production industrielle, qui dépassaient les possibilités des communautés villageoises, par exemple dans le domaine des mines ou de la métallurgie (fonte d'État 17). » À l'époque royale, il ne semble pas qu'il y ait intervention de l'État directement, au niveau des forces productives. Peut-on parler de grands travaux fondant le pouvoir d'exploitation d'une classe-État? La corvée a pour objet l'entretien des voies de communication, l'entretien des fortifications et autres dispositifs militaires : on peut en déduire - ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse de travail- que la fonction propre de l'État est relative à la guerre, aux échanges internationaux. Quand l'État intervient, c'est indirectement, plus au niveau des rapports de production qu'à celui des forces productives. Une étude plus approfondie de la fonction sociale de l'État devrait donc permettre de préciser si le mode de production de l'Israël ancien s'apparente ou non à quelque forme du mode de production asiatique. De même un examen attentif du statut de l'« esclave hébreu 18 » pourrait apporter quelques éléments permettant de différencier le mode de production de !'Israël ancien de celui du type grec ou romain. En effet, Youri Semenov 19 a montré, par une analyse des sociétés sumérienne, babylonienne et égyptienne, qu'entre le statut d'esclave et celui de

14 Cf M. Godelier, «La notion de "mode de production asiatique" et les schémas marxistes d'évolution des sociétés », dans Sur le « mode de production asiatique », C.E.R.M., Paris, 1974, p. 86-88. "G. Dhoquois, Pour l'histoire, Paris, 1971, p. 67-121. "'Ibid., p. 69. 17 J. Chesneaux,« Le mode de production asiatique; quelques perspectives de recherche», dans Sur le« mode de production asiatique», C.E.R.M., Paris, 1974, p. 26-27. 18 On trouvera la documentation relative à« l'esclave hébreu» dans R. de Vaux, Les institutions de l'Ancien Testament, 1, Paris, 1961, p. 125-140. 19 Y. Semenov,« Le régime socio-économique de l'Orient ancien», Recherches internationales à la lumière du marxisme, 57-58 (1967), p. 196-218.

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producteur libre, il y a place pour une catégorie intermédiaire qu'il propose d'appeler les «asservis». Il semble quel'« esclave hébreu» puisse entrer dans cette catégorie : asservi temporairement, il peut être propriétaire de quelques moyens de production ; il peut avoir une maison, une famille, un lot de terre à exploiter à son compte ; son asservissement n'est donc pas total, il peut effectuer diverses transactions, transmettre un héritage à ses enfants, voire vendre la terre qu'il exploite ; il est issu de la population locale : toutes choses qui différencient l'esclave hébreu de l'esclave étranger. Youri Semenov a appliqué ces critères à Sumer, à la Babylonie et à l'Égypte pour distinguer le mode de production de ces sociétés de type asiatique du mode de production des sociétés esclavagistes. Ainsi une étude plus approfondie de la fonction sociale de l'État, du statut de l'esclave hébreu, ajoutons encore l'examen du régime foncier et du vocabulaire de la propriété dans l'ancien Israël, devraient permettre d'éprouver les hypothèses de F. Belo et de poursuivre la recherche qu'il a entreprise. Dans la deuxième partie de son livre, F. Belo tente de mettre en évidence certaines oppositions dans les modes de représentation propres à la formation sociale de l'ancien Israël, dans lesquelles il voit la traduction à l'instance idéologique d'un antagonisme de classes. C'est ainsi qu'à partir d'une relecture des textes législatifs, il est amené à isoler et à opposer deux systèmes, l'un organisé autour des catégories de la pureté et de la souillure; l'autre autour des catégories du don et de la dette. Alors que le système de la souillure est dominant dans les textes relevant de la tradition sacerdotale, le système de la dette est dominant dans les traditions élohiste et deutéronomiste. Le système de la souillure vise à prémunir la société contre toute forme de violence «biologique» : la stérilité, la pourriture, la mort. Pour mettre à l'abri le corps social contre de telles agressions, ce système va s'efforcer de« tracer une frontière entre espace pur et espace impur » ; il va isoler des espaces (que F. Belo désigne symboliquement par «table»,« maison»,« sanctuaire») à l'intérieur desquels on sera soustrait à ce type de violence. Cette législation, telle qu'elle apparaît principalement dans le Lévitique, s'organise donc autour de l'opposition entre ce qui est pur, prescrit, et ce qui est souillé, prohibé. Par exemple, la fusion du même avec le même, dans l'ordre sexuel (une région de l'espace «maison»), est prohibée: c'est l'interdit de l'inceste, de l'homosexualité (Lv XVIII). Ou bien encore dans l'espace «table», c'est la fusion d'éléments incompatibles qui sera proscrite par les instructions du Lévitique concernant les animaux : ces instructions « servent à distinguer ce qui est impur de ce qui est pur, et les animaux qui se mangent de ceux qui ne se mangent pas» (Lv XI, 47)**. Enfin ce dispositif culmine dans les prescriptions relatives au sanctuaire, où la violence codifiée du sacrifice mené selon les règles de pureté rituelle (Lv 21-22) met à l'abri de la violence sauvage de l'inorganisé et de l'informe. Les agressions dont le système de la dette vise à préserver la société sont d'une autre nature, non plus biologiques mais sociales : il s'agit de défendre le corps social contre lui-même et contre les agressions des sociétés extérieures. Ce système, tel qu'il apparaît principalement dans le Deutéronome, s'organise autour de l'opposition entre le don (prescrit) et la dette (prohibée). La «table» désigne ici le champ des rapports économiques entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas ; dans ce système,

**Note des éditeurs : pour comparaison, puisqu'elle-même se réfère aux travaux de F. Schmidt sur ce point, voir dans ce volume (3' partie), F. Smyth-Florentin, «Le licite et l'illicite ou la scolopendre dans la marmite».

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le régime de la propriété vise à maintenir une certaine égalité dans la possession des biens, dans la répartition des richesses. C'est par exemple la dîme triennale remise« au lévite, à l'étranger, à la veuve et à l'orphelin» (Dt XXVI, 12); ou le droit de glanage et de grappillage (Dt XXIV, 19-21); ou encore l'institution de l'année sabbatique (Dt XV, 1-18). De l'espace «maison» relèvent l'ensemble des prescriptions visant à resserrer les liens du groupe au niveau du clan, de la tribu, du peuple, et à le prémunir contre toute forme de relation avec les « nations » idolâtres. Ce sont en particulier les règles régissant les rapports de parenté et la prohibition des alliances matrimoniales avec ceux des« nations» (Dt VII, 1-4). Enfin dans l'espace« sanctuaire», l'opposition du don et de la dette recouvre l'opposition entre le culte de Yahvé et celui, strictement interdit, des dieux étrangers (Dt XII, 2-7). Le système de la dette se résume dans le concept d' Alliance entre Dieu et son peuple ; et au cœur de cette Alliance, le Décalogue (Dt V, 6-21) constitue la somme des prescriptions et des interdictions de ce système législatif. Les textes législatifs du Pentateuque sont donc parcourus par deux traditions opposées, qui ont chacune leur logique propre. L'une, le système de la souillure, ayant pour fonction de prémunir la société contre une violence d'ordre biologique, se rapporte à des agressions de type naturel, qui se présentent comme irréductibles. L'autre, le système de la dette se donnant pour fonction de mettre à l'abri la société contre toute forme de violence qu'exerce le groupe à l'encontre de lui-même ou qui le menace del' extérieur, se rapporte à des contradictions d'ordre social, donc réductibles. Le système de la dette est dominant dans le document élohiste et le Deutéronome, qui expriment la tradition théologique du Nord de la Palestine. Après la chute du royaume d'Israël en 721, les habitants qui se sont réfugiés dans le royaume de Juda ont emporté cette tradition au Sud. Les documents jahviste et sacerdotal, dans lesquels le système de la souillure est dominant, témoignent au contraire de la tradition théologique du Sud. Le premier provient des milieux proches du sanctuaire de Jérusalem et de la cour salomonienne; l'autre résulte de l'activité rédactionnelle des prêtres, entreprise durant l'exil à partir de matériaux principalement judéens et jérusalémites. F. Belo interprète cette opposition entre ces deux systèmes, qui parcourt non seulement le Pentateuque, mais aussi les écrits prophétiques, comme la traduction à l'instance idéologique d'un antagonisme de classes. Le système de la dette s'insère dans un courant antimonarchique qui s'est développé dans les communautés au détriment desquelles s'est exercé le pouvoir d'exploitation de l'État subasiatique; encore tout empreint des principes régissant l'ordre social antérieur, ce système vise à freiner le mouvement de différenciation sociale qu'a entraîné l'avènement de la royauté. Au contraire, le système de la souillure s'inscrit dans un courant favorable à la monarchie qui s'est développé dans les milieux de l'administration et des prêtres constituant la classe dominante de l'État subasiatique ; en affirmant la primauté de l'irréductible, ce système contribue à affermir l'ordre social instauré par la monarchie et à consolider la position de la fraction dirigeante sur l'ensemble du corps social. Au retour de l'exil, la classe sacerdotale, en procédant à la rédaction définitive du Pentateuque à partir de l'ensemble des documents yahviste, élohiste, deutéronomiste et sacerdotal, va se rendre maîtresse du texte de la Torah, et assurer la prééminence du système de la souillure sur celui de la dette : ainsi, conclut F. Belo, se trouve inscrit et pérennisé un pouvoir de classe dans le texte biblique.

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Abordant ensuite l'analyse de la société palestinienne au rer siècle de notre ère 20 , l'auteur pose la question suivante : le subasiatisme demeure-t-il le mode de production dominant, ou bien l'époque hellénistique et romaine est-elle une période de passage au mode de production esclavagiste? En effet, l'insurrection maccabéenne au ne siècle av. J.-C., la guerre juive de 66 à 73 de notre ère, et plus tard la seconde guerre juive sous Hadrien, apparaissent comme diverses manifestations particulièrement aiguës d'une même crise: celle qu'entraîne l'entrée de la Palestine dans le monde grec et romain. Ces diverses manifestations peuvent être interprétées comme la répercussion à l'instance politique des mutations d'ordre économique et social qui bouleversent le Proche-Orient méditerranéen. À ces mutations correspond pour l'instance idéologique toute une série de transformations dans les modes de représentations les plus divers. Sans doute certaines atteintes portées aux modes de représentations traditionnels sont-elles ressenties comme étant particulièrement intolérables ; le refus de l'hellénisation, la lutte contre les tendances représentées par Jason et Ménélas, la stupeur et l'indignation suscitées par «l'abomination de la désolation21 » sont quelques-unes des formes idéologiques par lesquelles les Maccabées ont pris conscience de la crise. Mais, en même temps, tout un travail se fait en profondeur : de nouveaux modes de représentations se substituent progressivement aux anciens ; ces transformations se manifestent notamment par le surgissement de !'Apocalypse, par le foisonnement des espérances messianiques, par une nouvelle représentation de la mort, l'ancienne conception du Sheol faisant place à l'idée de résurrection22 • L'objet de l'histoire des idéologies juives est alors de rendre compte des relations qui unissent ces transformations à celles qui apparaissent dans les conditions de production économique et les rapports sociaux. De façon beaucoup plus générale, l'histoire des idéologies pose encore le problème suivant : existe-t-il une certaine permanence dans la manière dont sont orchestrés les mêmes thèmes idéologiques dans des sociétés éloignées dans le temps ou l'espace, mais caractérisées par le même mode de production ? Autrement dit, le présupposé suivant lequel l'instance idéologique est déterminée par les conditions économiques impliquet-il qu'à tel mode de production corresponde telle forme idéologique plutôt que telle autre? Ion Banu23 a tenté de préciser en quoi les représentations dominantes dans des formations sociales de type esclavagiste, comme la Grèce posthésiodique, diffèrent des représentations dominantes dans des sociétés de type asiatique comme la Mésopotamie, l'Egypte ou la Chine anciennes. Pour l'auteur, les systèmes de représentations mentales des formations sociales esclavagistes tendent à opérer une coupure radicale entre nature et société; la traduction théôlogique de cette coupure est l'apparition du concept de transcendance absolue de la divinité. Au contraire, la mentalité de type asiatique établit un terme médiateur entre nature et société: le thème de la nature modifiée par l'homme; ce qui se traduit au plan théologique par l'idée d'une continuité entre l'humanité et la divinité. J.-P. Vernant et J. Gemet ont mené une étude comparée de la Grèce et de la Chine

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F. Belo, op. cil., p. 93-126. Cf. 1 M, 1, 54. 1 22 Comparer cette transformation de la représentation juive de la mort en une période de profonde mutation à l'infrastructure avec M. Voyelle, Mourir autrefois, Paris, 1974 ; après avoir décelé une évolution irréversible dans les attitudes devant la mort aux XVII' et XVIII' siècles, !'auteur pose la question de savoir« quel est le rôle des conditionnements socio-économiques ou démographiques » dans cette mutation (p. 233-234). 23 I. Banu, « La formation sociale "asiatique" dans la perspective de la philosophie orientale antique »,dans Sur le« mode de production asiatique», C.E.R.M., Paris, 1974, p. 285-307. 21

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du vie au ne siècle24 dont les conclusions sont proches de celles de 1. Banu. En Chine, écrit J. Gemet, «l'ordre ne peut être qu'immanent au monde», à la séparation radicale entre le monde des hommes et le monde des dieux qui s'est opérée en Grèce, s'oppose la démarche chinoise qui est tout autre : « Les Chinois ont [ ... ] naturalisé le divin et se sont fermé ainsi l'accès à toute forme de pensée transcendante. »25 Quelle conclusion tirer de ces recherches pour l'étude des transformations qui affectent les thèmes idéologiques d'une société qui passe d'une forme d'asiatisme à l'esclavagisme, comme c'est le cas de la Palestine ancienne selon F. Belo ? En particulier, à l'époque hellénistique et romaine, le caractère transcendant de la divinité, étrangère au monde ou n'y intervenant que par la médiation des anges, a été très fortement accentuée en comparaison de l'ancienne conception du Dieu d'Israël, maître de l'histoire, qui se révèle à son peuple : faut-il mettre en relation cette transformation avec les conclusions de 1. Banu, suivant lesquelles la mentalité des sociétés « asiatiques » aurait tendance à se représenter la divinité comme immanente au monde, alors que la pensée grecque mettrait l'accent sur la transcendance de la divinité? En dépit de leur extrême généralité et bien que leur formulation repose sur plusieurs hypothèses non vérifiées, ce sont là autant de questions dont l'histoire des idéologies ne peut faire l'économie pour cette période de profondes mutations qu'est le tournant de notre ère. 2. Organisation sociale et représentation aux origines du christianisme Une particularité essentielle de l'histoire du christianisme vient de ce qu'il est né en Palestine, mais s'est très rapidement développé dans le monde gréco-romain. Nous évoquerons ici les termes d'une problématique dont l'étude serait à faire en prenant en compte l'ensemble de la documentation disponible. 1. Au début de l'ère chrétienne la société palestinienne est depuis longtemps en crise. On a signalé précédemment comment se présentait, dans l'ordre économique, le difficile passage d'un mode de production à un autre. D'autre part, la situation politique est sans cesse bouleversée depuis l'insurrection maccabéenne. Qu'on songe aux multiples pouvoirs qui ont été successivement installés en Palestine en l'espace d'un siècle ! Depuis l'intervention romaine en - 63, la population et en tout cas ses classes dirigeantes, est déchirée entre des partis favorables ou hostiles à l'occupant et au pouvoir qu'il maintient en place. Il existe un discours chrétien qui donne sa représentation de la situation palestinienne : les Évangiles, les Évangiles synoptiques notamment, qui racontent à leur manière les événements des origines. Quelle que soit la date que l'on fixe à leur rédaction, ces récits reflètent clairement un état de crise et inscrivent leur héros, Jésus, en opposition avec les structures socio-politiques établies. Jésus, en effet, est présenté comme se rangeant toujours au côté des exclus du corps social juif, qu'il s'agisse des pauvres (exclus du monde économique), des malades (certaines atteintes les excluant de l'ordre social et religieux) ou des non-juifs. Cette attitude entraîne de sa part une rupture avec ceux qui détiennent l'autorité: le pouvoir politique (Hérode Antipas traité de« renard» Le XIII, 31) et les partisans de Hérode présentés comme ses adversaires résolus (Me 111, 6), l'autorité religieuse (hostilité du corps sacerdotal), le savoir des maîtres (rupture avec

24 J. Gernet - J.-P. Vernant,« Histoire sociale et évolution des idées en Chine et en Grèce du VI' au Il' siècle avant notre ère», dans J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 83-102. 25 Op. cit., p. 90.

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les pharisiens dès l'origine). Le motif de la condamnation de Jésus, l'arrêt de mort et l'exécution marquent le sommet et la fin de ce conflit. Des questions se posent alors. Quels sont les rapports à établir entre la crise économique et politique que traverse le judaïsme palestinien et les causes du conflit entre Jésus et les autorités, c'est-à-dire l'annonce de la venue d'un monde autre où les valeurs seront bouleversées? L'attitude subversive attribuée à Jésus et le discours qui lui est prêté sont-ils liés à une modification perceptible des rapports sociaux ? Au contraire, sommesnous seulement en présence d'un discours prophétique dans un pays où fermente l'utopie messianique ? On se gardera de répondre sans un examen attentif de toutes les données et l'on évitera d'extrapoler hâtivement des modèles qui ont fait leurs preuves pour d'autres périodes historiques. 2. Dans le monde gréco-romain, la situation est tout autre. L'historien peut s'interroger sur la continuité du monde romain. Par exemple, le passage de la république à l'empire est certainement le témoin d'une crise juridico-politique et aura de graves conséquences sur les rapports des chrétiens avec Rome (les premières grandes persécutions organisées sont consécutives au refus de rendre un culte à l'empereur). Mais aux yeux des docteurs chrétiens, Rome apparaît comme une organisation stable. Ils saluent comme un signe divin la coïncidence entre l'essor de l'empire depuis Auguste et la propagation de l'Évangile à travers le monde. Dès le n° siècle, Méliton de Sardes évoque pour Marc Aurèle « ... la philosophie [chrétienne] qui a été nourrie avec l'empire et qui a commencé avec Auguste »26 et Origène célèbre en ces termes la providence divine : «Au temps de Jésus, la justice se leva et la plénitude de la paix, qui avaient leur origine dans sa naissance. Dieu prépara les peuples à recevoir sa doctrine et fit qu'ils furent tous assemblés sous la seule autorité de l'empereur romain ... Jésus naquit, comme on sait, sous le règne d' Auguste qui, réunissant la grande majorité des hommes vivant sur terre en un seul empire, en avait fait, pour ainsi dire, un seul peuple. »27 Ce qui était raconté comme un bouleversement dans la situation palestinienne est donc exprimé comme une harmonie dans l'empire. Le phénomène est d'autant plus intéressant que le christianisme, en se répandant dans le monde romain, apparaît plutôt comme un corps étranger, comme un éparpillement de cellules non intégrées dans la société hiérarchisée ; on le voit bien dès les premières persécutions. Par ailleurs, son recrutement s'est d'abord fait dans les couches sociales les plus humbles.« Il n'y a parmi vous ni beaucoup de sages, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille», écrit Paul aux chrétiens de Corinthe (1 Co 1, 26). Or, dès cette époque, le christianisme tient, par la bouche du même Paul, un double discours. L'un proclame la libération qu'apporte le salut et qui bouleverse les distinctions reçues : «Il n'y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, il n'y a plus l'homme et la femme ; car tous vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ» (Ga 3, 28). Ce premier discours semble porter la trace du caractère subversif de certaines instructions évangéliques. Mais il est prononcé dans une société autre dont le mode de production et l'ordre social sont différents. Est-ce la raison pour laquelle on voit naître un second discours qui exprime un acquiescement aux structures de la société romaine ou, à tout le moins, évite qu'elles soient subverties? « Que chacun de vous demeure dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé. Étais-tu esclave quand tu as été appelé? Ne t'en soucie pas; au contraire, alors même

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Eusèbe, Histoire ecclésiastique, IV, XXVI, 7. Origène, Contra Celsum, II, 30.

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que tu pourrais te libérer, mets plutôt à profit ta condition d'esclave. Car l'esclave qui a été appelé est un affranchi du Seigneur. De même, celui qui a été appelé étant libre est un esclave du Christ» (1 Co 7, 20-22). Et ailleurs: «Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur... Esclaves, obéissez à vos maîtres d'ici-bas avec crainte et tremblement, d'un cœur simple, comme au Christ» (Ep 5, 22; 6, 5). Il est vrai que maris et maîtres doivent aussi entrer dans des relations nouvelles marquées par l'amour et non l'autorité. D'autre part, entre ces exhortations maximales et minimales, il existe certes un lien, théologique en l'occurrence, qu'une étude récente de M. Bouttier met bien en relief2 8 . Mais pour l'histoire des idéologies, il y a là encore matière à recherche. Quelle est la part de l'infrastructure dans cette représentation imaginaire de la société chrétienne, par rapport aux autres phénomènes, bien connus des historiens, comme l'attente du prochain retour du Christ et de la fin des temps, phénomènes qui pouvaient rendre inutile toute tentative de transformation sociale, à la veille des événements eschatologiques ? Les structures sociales et la vision de l'unité politique de l'empire ont-elles pesé si lourd que toute espérance n'a plus été pensée qu'en termes« spirituels»? Ou bien la constitution d'un nouveau type de relation à l'intérieur des communautés chrétiennes est-elle un reflet significatif des conflits sociaux et économiques ?

3. Action en retour des systèmes de représentations sur les réalités sociales Si les systèmes de représentations sont déterminés par les conditions économiques et sociales, ils peuvent avoir aussi une action en retour sur les comportements politiques et l'organisation sociale; c'est ce que nous appelons le second volet de l'histoire des idéologies. À titre d'exemple, nous allons tenter de répondre aux questions que voici. 1. Idée de «nation» et sentiment d'appartenance au peuple juif chez Philon d'Alexandrie La diversité d'attitudes des Juifs face à Rome, durant la période qui s'étend de l'entrée de Pompée à Jérusalem en 63 avant notre ère à la prise de cette ville par Titus en 70 de notre ère, a-t-elle été fonction de la diversité des représentations que tel groupe social ou tel courant religieux se faisait de son appartenance au peuple juif? A-t-elle été fonction aussi de l'idée qu'on se faisait ici et là de la nation juive? Certaines représentations religieuses, et notamment celles relatives à l'avenir eschatologique du peuple d'Israël, n'ont-elles pas dicté des comportements fort di vers devant la situation créée par l'emprise de plus en plus pesante de Rome sur la Palestine ? Aussitôt posées, ces questions font naître bien des difficultés. La première tient aux mots. Ainsi dans une étude de ce genre, il faudrait se garder d'accorder au mot« nation», par lequel on traduit habituellement le grec ethnos, le sens qui lui est donné le plus souvent aujourd'hui, celui de communauté politiquement organisée, établie sur un territoire défini. Suivant qu'il est employé par un Juif de la Diaspora comme Philon d'Alexandrie, par un historien de la Palestine romaine comme Flavius Josèphe, ou dans un contexte visant une époque où les Juifs de Palestine constituaient une communauté politiquement autonome comme dans les Livres des Maccabées, le terme ethnos sera investi de significations très différentes. Il n'y a pas d'histoire des idéologies sans histoire des mots. D'autre part, le déséquilibre de la documentation contribue fâcheusement à multiplier les difficultés de la recherche. En effet, il est rare que l'on soit informé à la fois sur la 28

« Complexio oppositorum »,New Testament Studies, 23, 1, octobre 1976, p. 1-19.

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représentation qu'un groupe donné se faisait de son appartenance au peuple, et sur le choix politique que ce groupe a été amené à prendre face à l'occupation romaine. Ainsi que sait-on de la pratique politique du milieu dans lequel la littérature apocalyptique juive a été rédigée et diffusée ? Depuis les découvertes de Qumrân, nombre d'historiens du judaïsme attribuent une origine essénienne à des textes comme les Psaumes de Salomon, le Quatrième livre d'Esdras ou !'Assomption de Moïse; cependant dès qu'il s'agit de préciser le comportement politique des Esséniens pendant les différentes périodes de crise que connut la Palestine romaine, en particulier en 66-73, on en est réduit aux conjectures. A l'inverse, si Flavius Josèphe nous informe de façon relativement précise, bien que partiale, sur le rôle tenu par le mouvement zélote dans la résistance juive à la domination romaine, aucun écrit zélote ne nous fait connaître quelles ont été leur doctrine politique, leurs motivations théologiques, leurs utopies. Enfin la tâche est encore compliquée par le fait que lorsqu'il est possible de déceler des modes de représentations contradictoires se traduisant par des formes d'action irréductiblement opposées, il est souvent malaisé de préciser la place respective qu'occupent dans les rapports de production ces différents groupes qui s'affrontent tant au niveau idéologique que politiquement. Après avoir souligné les difficultés, il ne saurait être question ici de faire davantage que poser le problème dans toute sa généralité et tenter d'esquisser quelques directions de recherche. On se limitera donc à examiner en quoi le comportement politique de Philon d'Alexandrie, lors des événements de 38-40, a été fonction de l'idée qu'il se faisait de son appartenance au peuple juif et de la définition qu'il donnait de l'unité juive. On a choisi de présenter la position d'un Philon, citoyen romain, notable et porte-parole de la communauté juive d'Alexandrie, parce qu'elle se situe à l'opposé de celle des zélotes, ces Juifs de Palestine en qui Flavius Josèphe ne voulait voir que des « brigands » ; dans le paragraphe suivant, on étudiera un thème particulier de l'idéologie nationale des zélotes : ainsi pourrons-nous mesurer l'écart qui sépare l'expression du sentiment national aux deux extrémités du judaïsme du 1°' siècle de notre ère. Lorsque Philon utilise le mot ethnos pour désigner la communauté à laquelle il appartient, il la définit comme étant composée des douze tribus 29 , c'est-à-dire non seulement par les tribus constituant l'ancien royaume du Sud, mais aussi les tribus du Nord, considérées comme dispersées, « perdues » depuis la chute de Samarie et la déportation. Puisqu'il inclut les Juifs de la dispersion, le mot ne peut donc désigner uniquement une communauté au sens moderne du terme nation, politiquement organisée et établie sur un territoire défini. Loin de désigner les seuls Juifs de Palestine, l' ethnos chez Philon est un ensemble qui recouvre les Juifs de Palestine et ceux de la Diaspora. L' ethnos juif est innombrable, il peuple la terre entière : car pour Philon les établissements de la Diaspora sont autant de colonies 30 fondées par des Juifs ayant quitté le territoire de Judée incapable de contenir la multitude de la population31 . N'étant ni politique ni territoriale, qu'est-ce qui constitue l'unité de l'ethnos? Bien que les Juifs soient innombrables et dispersés de l'Orient à l'Occident où ils résident en diverses patries, une métropole unique scelle l'unité de leur peuple : «Ils considèrent

29 Cf Philon d'Alexandrie, De specialibus legibus 1, 79; De praemiis, 57. '"Cf In Flaccum, 46; Legatio, 281. " Sur le thème de la multitude, de la « polyanthropie » du peuple juif interprété comme la réalisation de la promesse faite à Abraham en Gn 12, 2, cf De migrationeAbrahami, 53-54; voir aussiLegatio, 214, 226; Quod omnis probus, 75.

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comme leur métropole (rnêtropolin) la Ville Sainte où se trouve le temple sacré du Dieu Très-Haut, mais ils tiennent pour leurs patries (patridas) respectives les régions que le sort a données pour séjour à leurs pères, à leurs grands-pères, à leurs arrière-grands-pères et à leurs ancêtres plus lointains encore, où ils sont nés et ont été élevés »32 • En outre, tous les membres de l' ethnos sont unis entre eux par ce que Philon appelle la« parenté suprême»: «La parenté suprême (ê anôtatô suggeneia) consiste dans une citoyenneté unique (politeia rnia), une loi identique (kai nornos o autos) et un Dieu unique (kai eis theos) à qui tous les membres de l' ethnos ont été dévolus 33 • » Par «citoyenneté unique », il faut entendre ici la citoyenneté juive qui est supérieure à la citoyenneté particulière conférée par l'appartenance à telle ou telle patrie34 • Une commune référence à la métropole, une seule citoyenneté, une seule loi, un seul Dieu : voilà donc sur quoi est fondée l'unité de l'ethnos. Mais pour désigner la communauté à laquelle il appartient, Philon utilise encore un autre mot, celui de genos, souvent traduit par « race ». Voyons quelle position occupent respectivement ces deux termes dans le champ sémantique. Abraham, après avoir quitté sa terre, sa parenté et la maison de son père, est devenu« le chef d'un autre ethnos, le chef d'un autre genos [ ... ]. Car cet homme est assurément un ethnarque et un génarque, lui d'où a poussé comme d'une racine un plant [ ... ] qui a nom Israël3 5 • »Comment rendre compte de cette double qualification d'Abraham comme père fondateur de l' ethnos et du genos ? Il ne faudrait pas en conclure que les deux notions sont synonymes. Car le patriarche est génarque en tant qu'il donne naissance à Isaac: l'appartenance au genos implique une commune ascendance ; elle est prouvée par les généalogies. Mais Abraham est ethnarque en tant qu'il a rompu avec son pays, sa parenté, pour apprendre qui est le Dieu incréé et Père. Autrement dit, Abraham est le chef de l'ethnos en tant qu'il est lui-même premier prosélyte et père des prosélytes36 • Les prosélytes sont donc exclus du genos, mais inclus dans l'ethnos. Alors que le genos ne constitue pour Philon qu'une communauté restreinte fondée sur la parenté transmise« par les ancêtres et par le sang 37 », l'ethnos au contraire est fondé sur la« parenté suprême», c'est-à-dire cette commune référence au Dieu unique, à une même loi conférant une commune citoyenneté. On le voit, le mot ethnos chez Philon ne contient pas l'idée de communauté politiquement organisée ni celle de communauté établie sur un territoire défini ; ce terme ne désigne pas davantage une communauté fondée sur l'ascendance. Partant de cette représentation que se faisait Philon de son appartenance au peuple juif, peut-on analyser quels furent les choix et les comportements politiques auxquels cette représentation a pu le conduire ? À la suite de violents incidents qui opposèrent, en 38 de notre ère, la communauté grecque d'Alexandrie à la communauté juive, celle-ci décida d'envoyer auprès de Caligula une ambassade conduite par Philon. Les deux principaux problèmes à résoudre étaient celui des droits civiques que revendiquaient les Juifs d'Alexandrie, et celui des synagogues qui étaient fermées depuis le refus des Juifs à y dresser des statues de l'empereur, comme l'exigeait Flaccus, le préfet d'Égypte. Arrivée à Rome en 40, l'ambassade cherche vainement à obtenir une audience auprès de Caligula, lorsque parvient une nouvelle

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In Flaccum, 46. De specialibus legibus, IV, 159. 34 Cf Legatio, 194. 35 Quis rerum divinarum heres, 278-279. 36 Cf De specialibus legibus, !, 52. 17 De specialibus legibus, !, 317. 33

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consternante: l'empereur a prescrit que sa statue soit érigée à l'intérieur du Temple de Jérusalem, dans le Saint des Saints. L' ethnos juif, dont se réclament Philon et ceux dont il est le porte-parole, n'étant une entité ni politique ni territoriale, le fait que la Judée soit placée sous la domination romaine demeure sans conséquence sur ce qui constitue l'unité du peuple juif. Tel qu'il est formulé, le sentiment d'appartenir au peuple n'est nullement contradictoire avec les déclarations et les marques de loyalisme à l'endroit de l'empereur que multiplient Philon et le groupe social auquel il appartient. Par exemple ceux-ci reconnaissent, dans le sacrifice offert quotidiennement au Temple à l'intention de l'empereur, la preuve de l'estime dans laquelle Auguste tenait le peuple juif: n'était-ce pas Auguste qui« a fait une fondation pour l'offrande à perpétuité d'holocaustes quotidiens, en prenant sur ses revenus personnels, comme prémices au Dieu Très-Haut, sacrifices qui s'accomplissent encore maintenant et qui seront toujours accomplis 38 » ? Cette cérémonie quotidienne était perçue de façon tout à fait différente au sein du mouvement zélote : elle fut supprimée en 66, à l'initiative d'Éléazar, fils du grand-prêtre Ananias 39 • Aussi, lorsque survient une difficulté, l'attitude de ceux qui se font de leur appartenance au peuple une idée semblable à celle de Philon, sera de négocier avec Rome. Pour ceuxlà, la négociation demeure la démarche normale, tant du moins que les exigences de l'empereur restent conciliables avec leur définition de ce qui constitue l'identité du peuple juif. Mais que surgisse un conflit qui mette en contradiction l'attachement à l'empire et l'appartenance au peuple, alors disparaissent toutes possibilités de transaction. Ce seuil critique fut atteint lors de la prétention de Caligula à ériger sa statue dans le Temple. Cette nouvelle, « qui mettait en danger non plus une partie du peuple juif, mais globalement la nation tout entière40 », fait passer les affaires d'Alexandrie au second plan. Car « en quel endroit serait-il permis par la loi divine ou la loi humaine que nous dépensions en vain tant d'efforts à prouver notre qualité d' Alexandrins, quand persiste le danger qui menace un droit de citoyen d'une valeur plus universelle, celui de citoyen juif? Avec la suppression du Temple, en effet, il est à craindre que le nom commun à toute la nation ne soit complètement effacé sur l'ordre de cet agitateur prétentieux41 • » Une telle décision est la conséquence logique du principe suivant lequel l'appartenance à la métropole prime l'appartenance à telle ou telle patrie particulière. Le conflit d'Alexandrie mettait en cause l'existence de cette communauté, mais non point celle de l'ethnos dans son ensemble. Au contraire, pour Philon, porter atteinte à la métropole, c'est saper l'un des fondements même de l'unité juive. Ainsi, deux des principaux thèmes idéologiques qui ont déterminé le comportement politique de Philon et du groupe social dont il est le porte-parole, lors de la crise des années 38-40, sont, d'une part, l'idée que la communauté est fondée sur une commune référence à un seul Dieu, une seule loi, une seule citoyenneté et non sur une organisation politique établie sur un territoire défini, et, d'autre part, la primauté accordée à la métropole sur les patries particulières. Le premier thème dicte une attitude loyale envers l'empire et autorise la négociation en cas de conflit ; le second thème indique une des limites que les Juifs de la Diaspora ne sauraient franchir sans prétendre concilier l'inconciliable.

38

Legatio, 157. Cf Flavius josèphe, Guerre des juifs, II, 409-417. 40 Philon d'Alexandrie, Legatio, 184. 41 Ibid., 194.

39

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2. La réécriture del 'histoire est incitation à l'action : la disparition de la.figure de Pinhas comme modèle zélote chez Flavius Josèphe S'agissant d'étudier des sociétés qui confèrent à un texte une place aussi éminente que celle que les Juifs ou les premiers Chrétiens donnent à leur Bible respective, les nouvelles traductions, les nouvelles exégèses, les réécritures de l'histoire sont à compter parmi les tout premiers objets de l'histoire des idéologies: en effet, l'histoire de l'histoire (celle des représentations qu'un milieu se donne de son propre passé), l'histoire de l'exégèse et celle des traductions sont toutes trois actualisantes; elles impliquent une prise de conscience du décalage entre telle image mentale et telle forme de la réalité sociale, décalage qu'elles visent à masquer ou à ajuster ; la réécriture de l'histoire ou la relecture du texte biblique par une nouvelle traduction ou une nouvelle exégèse peuvent être motivées par le souci de conforter son appartenance au groul?e, d'affirmer la légitimité de sa filiation avec les pères fondateurs, de trouver dans !'Ecriture la justification de telle pratique sociale différenciant ce groupe de tel autre. Toutes trois donc dictent des comportements. À ce titre, elles relèvent toutes trois de l'histoire des idéologies. Voyons comment réécrire l'histoire, c'est aussi proposer des modèles pour l'action; comment la représentation que se donne de son passé tel groupe social est susceptible d'avoir un effet en retour sur l'évolution de la vie politique et des rapports sociaux. La Judée était soumise aux Séleucides depuis 197; le Temple de Jérusalem avait été pillé par Antiochus IV Épiphane en 169 ; le décret abolissant les pratiques juives et instaurant le culte de Zeus Olympien dans le Sanctuaire avait été promulgué en 167. Tandis que nombre de Juifs se soumettent aux mesures royales, un prêtre, Mattathias, va prendre avec ses fils l'initiative de la révolte. Ils quittent Jérusalem et se réfugient à Modîn. À l'arrivée des officiers d' Antiochus IV chargés d'imposer l'apostasie, Mattathias proclame publiquement que lui et les siens n'écouteront pas les ordres du roi, qu'ils ne dévieront de leur religion ni à droite ni à gauche. «Comme il terminait ce discours, un Juif s'avança aux yeux de tous pour sacrifier sur l'autel de Modîn, selon l'ordre du roi. À sa vue le zèle de Mattathias s'enflamma (ezêlôsen) et ses reins frémirent ; une juste colère monta en lui, il courut et l'égorgea sur l'autel. Quant à l'homme du roi, qui obligeait à sacrifier, il le tua sur-le-champ, et renversa l'autel. Il fut embrasé de zèle (ezêlôsen) pour la loi comme l'avait été Pinhas envers Zimri fils de Salou. Puis Mattathias se mit à crier d'une voix forte à travers la ville : « Que tous ceux qui ont le zèle de la loi (pas o zêlôn tôi nomôi) et qui soutiennent l'alliance me suivent! » (I Macc. II, 23-27). Ainsi, d'après la tradition rapportée par le Premier Livre des Maccabées, les insurgés se réclamaient de Pinhas et trouvaient dans ce modèle antique la justification scripturaire de leur résistance armée à l'occupant séleucide. C'est encore le zèle de la loi et l'exemple de Pinhas que Mattathias invoque à la veille de sa mort dans son testament à ses fils : « À vous maintenant, mes enfants, d'avoir le zèle de la loi, et de donner vos vies pour l'alliance de nos pères» (I Macc. II, 50), et après avoir évoqué les figures d'Abraham et de Joseph, Mattathias ajoute: « Pinhas, notre père, par son zèle ardent (en tôi zêlôsai zêlon) a reçu l'alliance d'un sacerdoce éternel» (I Macc. II, 54). Le geste du prêtre Pinhas est raconté dans le livre des Nombres (Nb. XXV). Les Israélites s'étaient unis aux filles de Moab et avaient sacrifié aux dieux étrangers. Aussi Dieu ordonna-t-il à Moïse de faire mettre à mort les pécheurs. « Et voici que l'un des fils d'Israël amenant une Madianite, arriva au milieu de ses frères; et cela sous les yeux de Moïse et de toute la communauté des fils d'Israël ( ... ). À cette vue le prêtre Pinhas, fils d'Éléazar, fils d' Aaron, se leva au milieu de la communauté; prenant une lance, il suivit l'israélite dans l'alcôve et les transperça tous les deux, l'israélite et la femme, dans

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l'alcôve de cette femme» (Nb. XXV, 6-8). En tuant Zimri, en« brûlant de la jalousie» même de Dieu, Pinhas réussit à détourner la colère divine des fils d'Israël. Dans leur lutte armée contre Rome, au Ier siècle de notre ère, les zélotes se réclamaient eux aussi de Pinhas42 • Le sentiment d'ardeur zélée, d'attention jalouse, qui animait Mattathias comme Pinhas, est inscrit dans le nom même des insurgés du Ier siècle ; avec l'animosité qui lui est coutumière lorsqu'il parle de ses anciens adversaires, Flavius Josèphe commente ainsi le nom des Zélotes : «Ils s'étaient donné ce nom à eux-mêmes, comme si c'était la pratique du bien et non les entreprises les plus criminelles qui était l'objet véritable de leur zèle (zêlôsantes) 43 • » Le mot hébreu correspondant au grec zélotes est qanna'im. Il désigne d'abord une catégorie d'hommes pieux qui veillaient jalousement dans le Temple à la stricte application de la loi. Ainsi lit-on dans la Michna (Sanhedrin IX, 6), que les qanna 'im ont le droit de mettre à mort ceux qui se rendent coupables de certaines infractions à la loi et notamment « celui qui a des rapports avec une Araméenne ». Ce droit à l'exécution sommaire est celui-là même que s'était arrogé Pinhas sur la personne de Zimri. Puis le nom de qanna 'im, de zélateurs, a été pris pour équivalent de siqarin, sicaires44 : le premier terme désignant dès lors les membres du parti zélote en tant qu'ils veillent jalousement à ce que la loi soit strictement appliquée, le second les désignant en tant qu'ils vont jusqu'à faire usage du poignard (sica, en latin) pour atteindre cette fin. Ainsi la référence à Pinhas est-elle brandie comme un drapeau. Pour la cause zélote, ce drapeau qu'ils reprenaient des Maccabées, était le signe des victoires que pouvait accomplir le zèle pour Yahvé. Ne souffrir aucun empiétement d'aucune sorte à la toutepuissance de Yahvé, ne tolérer à aucun prix qu'un autre pouvoir vienne de quelque façon contrebalancer le sien: c'est cela devancer la jalousie de Yahvé. Car payer un impôt à César, c'est reconnaître sa domination sur une nation qui ne se veut d'autre maître que Dieu. D'où le refus zélote à toute emprise de Rome sur la Judée. Pinhas, ce drapeau encore paré du prestige de la victoire maccabéennee, incite à prendre les armes, et assure les partisans du soutien actif et total de Dieu à leur cause. Le point de vue de Flavius Josèphe était tout autre45 • Ayant eu l'occasion d'aller à Rome vers 64, alors qu'il avait vingt-six ans, il revint de ce voyage fort impressionné par la puissance romaine : « À mon arrivée, écrit-il46 je trouve déjà les premières agitations révolutionnaires et beaucoup d'esprits s'échauffent à la perspective del 'insurrection contre Rome. Je m'employai donc à calmer les agitateurs et tâchai de les faire changer d'idée en leur mettant sous les yeux à qui ils allaient s'attaquer: ils n'étaient pas de taille avec les Romains non seulement pour l'expérience de la guerre, mais aussi pour la chance. Qu'ils n'aillent pas tête baissée et de manière absolument folle exposer aux pires dangers leurs patries, leurs familles et leurs propres personnes. »Pour les modérés, dont Josèphe se fait le porte-parole, l'adversaire n'était que Florus, le procurateur; il s'agissait d'obtenir que

42

Cf M. Hengel, Die Zeloten, Leyden, 1961, pp 152-175. Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, IV, 161 ; VII, 268-270. 44 Cf les Abot de R. Nathan, première version, chap. VI et seconde version, chap. VII (p. 20 de l'édition Schechter). Sur les différentes appellations des zélotes et les différentes tendances au sein de ce mouvement, cl V. Nikiprowetzky, «La mort d'Éléazar fils de Jaïre et les courants apologétiques dans le De Bello Judaïco de Flavius Josèphe », dans Hommages à André Dupont-Sommer, Paris, 1971, pp. 461-490 et surtout la note 1, p. 465-470. 45 Cf Ja préface de P. Vidal-Naquet,« Flavius Josèphe ou du bon usage de la trahison», à la traduction de La guerre des Juifs par P. Savine!, Paris, 1977, p. 7-115. 46 Flavius Josèphe, Autobiographie, 17-18. 43

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Rome conduise une politique moins oppressive en Judée, mais non de remettre en cause le statut politique de la province. Il fallait« conserver la Judée aux Romains, et aux Juifs leur Temple et leur métropole47 • Pour les zélotes au contraire l'adversaire principal n'était pas Florus, mais César: leur objectif, c'était la libération nationale. Flavius Josèphe réécrit l'histoire du passé de son peuple de telle façon que le récit apparaisse comme une justification des choix politiques propres au groupe social auquel il appartient et au côté duquel il s'est trouvé pendant la guerre de 66 à 70. Voyons donc, à partir de l'exemple de Pinhas, à quelle finalité répond le retravail que Josèphe opère sur les sources qu'il utilise. Examinons d'abord comment l'historien relate le soulèvement de Mattathias. Le récit du Premier Livre des Maccabées, (Il, 1-70) est la source dont Josèphe se sert pour la rédaction des Antiquités juives (XII, 265-286) 48 • Or, il ressort de la comparaison de ces deux textes que l'historien a supprimé toute référence à Pinhas, dont pourtant Mattathias se réclamait, on l'a vu, en I Macc., II, 26 et 54. De même toute allusion au thème du« zèle pour la loi » a été supprimée dans ce passage des Antiquités juives. En revanche, dans le discours que Josèphe fait tenir à Mattathias sur son lit de mort, un thème nouveau apparaît qui est étranger au testament de Mattathias tel qu'il est rapporté dans le Premier Livre des Maccabées ; le père exhorte ses enfants à la concorde : «Je vous conjure surtout de rester unis (omonoein) » (Antiquités juives, XII, 283). Or ce thème de 1'union, qui est propre à Josèphe, se comprend bien davantage si on le rapporte aux événements de 66-70, que par référence au soulèvement des Maccabées contre les Séleucides. En effet, pour Josèphe, les principaux responsables de la catastrophe de 70 sont les Zélotes ; ce sont eux qui ont affaibli les forces juives en les divisant et en livrant le pays à la guerre civile ; lorsqu'il décrit la chute de Jérusalem, Josèphe résume son accusation en ces termes : « La sédition prit la Ville, et les Romains prirent la sédition49 • »Le mot d'ordre d'union dans la bouche de Mattathias doit être mis en relation avec l'accusation de division, dont l'historien rend responsables les zélotes ; on commence donc à entrevoir comment les modifications que Josèphe fait subir à ses sources visent à accréditer l'idée que loin d'être des libérateurs, des héros de l'histoire juive, les zélotes se sont placés aux antipodes des Mattathias et des Pinhas. Une autre constatation va dans le même sens que la précédente : dans le discours qu'il tient lui-même en 70, aux pieds de la muraille de Jérusalem, pour prouver par les exemples du passé que les assiégés ne doivent attendre aucun salut de l'usage des armes, Josèphe fait silence sur l'insurrection victorieuse des Maccabées. Il passe directement de la défaite des habitants de Jérusalem assiégés par Antiochus IV en 169 au nouvel échec qu'ils subirent en 63, lorsque Pompée faisait le siège de la ville50 • Ce silence de l'historien prouve assez l'importance qu'attribuaient les zélotes et leurs partisans à cette période de l'histoire juive: ils puisaient dans l'évocation de ce passé la certitude de n'être pas abandonnés par leur Dieu; leur détermination au combat s'en trouvait renforcée. Enfin, dans les Antiquités juives 51 , Josèphe paraphrase longuement l'épisode de Pinhas rapporté dans le livre des Nombres (XXV). Parmi les transformations apportées au texte

47

Guerre des Juifs, 11, 421. Dans la section parallèle de la Guerre des Juifs (I, 36-37 pour l'épisode de Mattathias), Josèphe dépend de Nicolas de Damas et non du Premier Livre des Maccabées. 49 Guerre des Juifs, V, 257. 50 Guerre des Juifs, V, 390, 394-395. 51 Antiquitésjuives, IV, 131-158. 48

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biblique, citons d'abord la suppression du discours de Yahvé à Moïse (Nb., XXV, 11-13). Or, dans ces versets, Dieu accorde à Pinhas et à sa descendance une alliance qui « leur assurera le sacerdoce à perpétuité, puisqu'il s'est montré jaloux pour son Dieu et qu'il a fait le rite d'absolution pour les fils d'Israël ».Autre transformation : le long discours que Zimri tient à Moïse, dans les Antiquités juives, constitue une addition par rapport au texte biblique : « Quant à moi, déclare Zimri à Moïse, tu ne me feras pas suivre tes ordonnances tyranniques; car tu n'as fait autre chose jusque maintenant, sous prétexte de lois et de culte divin, que de nous asservir et de te donner le pouvoir par tes méchants artifices, en nous privant des agréments et des franchises de la vie qui appartiennent aux hommes libres et sans maître (... ). Oui, c'est une femme étrangère, comme tu dis, que j 'ai épousée; c'est de moi que tu apprends mes actes, c'est d'un homme libre. » 52 Ainsi non seulement Josèphe fait silence sur le « Zèle pour Dieu » de Pinhas, mais en outre, il fait de Zimri une figure se dressant contre le régime tyrannique instauré par Moïse, et protestant contre toute atteinte portée à la liberté. Or, le mot d'ordre de liberté était un mot d'ordre zélote. Ce sont eux qui considéraient le recensement, l'impôt, le sacrifice quotidien au Temple à l'intention de l'empereur comme autant d'entraves à la liberté. Pour eux, se soumettre à Rome, c'est reconnaître un autre maître que le seul Dieu des pères. En prêtant ce mot d'ordre de liberté à Zimri, Josèphe le détourne du sens que lui donnaient les zélotes : liberté devient alors synonyme de licence. L'intention polémique de l'historien est de faire de Zimri, et non de Pinhas, le prototype des zélotes. Il y a donc convergence dans le sens des transformations apportées par Josèphe à ses sources. Ces diverses modifications ont pour effet de déposséder les zélotes de leur modèle, de priver leur action de toute racine historique. Cette réécriture de l'histoire inscrit la condamnation de tout choix politique de type zélote dans le récit du passé d'Israël; en revanche elle incite les lecteurs juifs à régler leur conduite future sur le modèle de celle de Josèphe lui-même et du groupe social auquel il appartient. La référence tant maccabéenne que zélote à Pinhas implique une certaine conception de l'indépendance nationale, un sentiment jaloux de l'identité du peuple juif. Cette attitude mentale est antithétique de celle que pouvait avoir un Philon d'Alexandrie : elles entraînent l'une et l'autre des choix et des comportements politiques radicalement opposés.

3. Le discours paulinien sur l'autorité et sur le travail Au long de l'histoire, le discours chrétien a servi de référence aussi bien aux entreprises les plus contestataires qu'au maintien de l'ordre socio-politique établi. Il faut croire qu'il a conservé dans ses écritures et donc perpétué par la lecture qui en est constamment faite, à la fois une idéologie subversive et une idéologie d'acquiescement que refléteraient les instructions données aux chrétiens dans l'empire. La réunion dans un même corpus d'exhortations contradictoires permet une ambiguïté certaine au niveau des comportements. Mais il est d'autres exemples qui montrent à quel point l'incitation à l'action est tributaire d'un système de représentations. L'instruction sur les autorités. Dans le court mais célèbre texte de l' Épître aux Romains, XIII, Paul justifie l'obéissance due au pouvoir par cette formule:« Car il n'y a d'autorité (exousia) que par Dieu et les autorités qui existent sont établies par lui.» Une étude de la notion d' exousia montrerait que Paul ne fait que reprendre ici une organisation

52

Antiquitésjuives, IV, 145-149.

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du système des modalités propre au monde sémitique. Le pouvoir appartient à la divinité et l'homme n'a par lui-même d'autre pouvoir que l'exousia qui lui est donnée en vue d'agir conformément à ce que la divinité attend de lui ; s'il ne le fait pas, il court à sa destruction. Dans le domaine juif, il existe même une classe d'anges chargés de suivre l'exercice que fait l'homme de l'exousia qui lui est déléguée. C'est pourquoi l'autorité a pour finalité «le bien» (Rom., XIII,4) ; il suffit donc de faire le bien pour n'avoir rien à craindre des autorités. Or cette représentation a pesé du poids que l'on sait dans toute l'histoire du christianisme. Sans aller jusqu'à l'époque de Luther ou à la période contemporaine, il suffit de constater que tous les Pères de l'Église et tous les martyrs, au plus fort des persécutions, se sont conformés à ce principe d'un oui à l'État53 • Au moment même où le refus de reconnaître le caractère divin de l'empereur aurait dû entraîner à dire non à l'État, les chrétiens n'ont cessé de voir dans l'autorité de l'État, incarné dans César, une émanation de l'autorité divine. L'empereur n'est pas un dieu mais son pouvoir lui vient de Dieu. Sous la tyrannie de Domitien, Clément Romain écrit: «C'est toi, Maître, qui leur as donné le pouvoir et la royauté [ ... ] afin que, connaissant la gloire et l'honneur que tu leur as départis, nous leur soyons soumis et ne contredisions pas ta volonté » (Lettre aux Corinthiens, 61). Dans les circonstances les plus difficiles, puisqu'il y allait de sa vie en refusant d'adorer César, le chrétien ne cesse de prier pro salute imperatorum, renforçant ainsi, par une étrange connivence, le pouvoir qui l'anéantit. L'instruction sur le travail. Le christianisme a été confronté dans l'empire à une société esclavagiste radicalement différente de celle qui l'avait vu et fait naître. Lorsque Paul déclare: «Il n'y a plus ni esclave, ni homme libre», il est clair qu'il n'annonce pas l'abolition de l'esclavage dans le monde romain, mais la reconnaissance, dans la communauté chrétienne, d'un nouveau type de rapports entre membres de conditions sociales différentes, qui sont tous réconciliés avec Dieu. L'incitation à l'action ne s'exerce donc que dans le cercle limité des chrétiens baptisés. S'il y a bouleversement, -et l'on peut à bon droit considérer que c'en est un-, il ne touche pas à l'ordre de l'État esclavagiste. Dans un cas précis, Paul va plus loin encore et, pour inciter des chrétiens au travail, se fonde à la fois sur une représentation apocalyptique de l'histoire et sur une représentation des rapports entre apôtre et fidèles calquée sur la dialectique du maître et de l'esclave. Certains membres de la communauté de Thessalonique, en effet, vivaient de façon « désordonnée »et abandonnaient leur travail (II Thess., III, 6-12), pensant sans doute que la proximité de la fin des temps les affranchissait de cette contrainte. Selon Paul, ces gens anticipent une situation finale, sans tenir compte des moments intermédiaires, décrits sous forme apocalyptique (II Thess., II). En écartant toute possibilité d'anticipation, l'apôtre enjoint aux fidèles de se remettre au travail et sa lettre apparaît comme un plaidoyer pour le maintien, dans la communauté chrétienne, de la répartition des rôles sur laquelle est fondé le système de production. Paul insiste d'autre part sur le droit qu'il a, en tant qu' apôtre, de ne pas travailler (c'est aussi le droit du maître par rapport à l'esclave), droit qu'il se refuse à utiliser. Les fidèles, par contre, se conduisent comme s'ils possédaient ce droit qu'ils n'ont pas (pas plus que l'esclave ne l'a). Le renoncement de l'apôtre à son droit théorique contraint le fidèle à une pratique du travail. Si le maître travaille, l'esclave peut-il ne pas travailler? Si le droit du privilégié devenait la règle commune, c'est un autre ordre qui serait instauré, celui du Royaume. Or, le temps n'en est pas encore venu.

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Cf H. Rahner, L'Église et l'État dans le christianisme primitif, Paris, 1964, p. 39-47.

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L'idéologie mise en œuvre ici n'est certes pas indépendante de la structure socioéconomique existante, mais elle vient en même temps lui fournir de nouvelles assises. L'appareil mythologique au nom duquel il est demandé aux fidèles de ne pas remettre en cause l'ordre présent appartient à une représentation du monde et du temps typiquement juive (venue de l'impie, règne de l'injustice avant la victoire finale et le retournement eschatologique); mais cette représentation vient renforcer l'organisation sociale qui règle les rapports de production dans la société romaine. On voit là à l'œuvre une idéologie du travail qui perdurera comme incitation à l'action à travers toute l'histoire de l'Occident. D'autres exemples, tout aussi importants, viendraient confirmer l'importance des retombées idéologiques sur le comportement, en particulier politique, des chrétiens. Mentionnons en particulier la représentation chrétienne du Messie, dans les textes pauliniens et johanniques notamment, qui fait de lui un être céleste, fils de Dieu, incarné, en Jésus qui, par sa mort, accomplit le sacrifice définitif et réconcilie les hommes et le monde avec la divinité. Cette représentation exclut toute possibilité d'accord avec la conception juive du Messie et a entraîné au moment de la seconde guerre juive (132135) des options politiques irréductiblement antagonistes. Les communautés chrétiennes dispersées dans l'empire romain se désintéressaient des espérances en quelque réalisation historique du messianisme juif et des perspectives de libération nationale qui s'offraient à nouveau au peuple d'Israël à la veille de la guerre de 132-135. En particulier les chrétiens ne reconnaissaient pas en Bar Kochba le Messie que saluait Rabbi Aqiba. Justin souligne en ces termes les implications politiques de ces divergences entre messianismes juif et chrétien : « Dans la dernière guerre de Judée, Bar Kochba, le chef de la révolte, faisait subir aux chrétiens, et aux chrétiens seuls, les derniers supplices s'ils ne reniaient et ne blasphémaient pas Jésus-Christ» (Première Apologie, 31 ). Cependant, la représentation chrétienne du Messie, cohérente en elle-même, ne pouvait être tirée d'emblée des textes de la Bible juive. Dès les épîtres pauliniennes (avant 65) et le livre des Actes (avant 90), les textes juifs sont utilisés par les auteurs chrétiens de façon polémique contre les représentations juives. En faisant un choix dans ces textes, en regroupant les textes favorables en florilèges, en créant un canon dans le canon, en utilisant les versions grecques plutôt que le texte hébraïque, en pratiquant une relecture qui contraint l'interlocuteur juif à refuser ce terrain de discussion ou à y être convaincu d'erreur, la polémique chrétienne a mis en place progressivement une représentation idéologique du judaïsme dont les conséquences dans le comportement immédiat et ultérieur des chrétiens ont été celles qu'on connaît. Élaborée progressivement, cette mise en place devient clairement perceptible au !1° siècle, notamment dans l'œuvre de Justin. Ainsi, les instructions pauliniennes sur l'autorité et le travail, la représentation du Messie sont quelques-uns des thèmes idéologiques qui ont puissamment contribué à façonner les pratiques sociales et politiques des communautés chrétiennes.

*** L'histoire des idéologies juives et chrétiennes requiert donc des instruments d'analyse très divers. Elle doit être attentive aux acquis de la sémiotique textuelle et de l'analyse du discours ; elle doit suivre la recherche de ces disciplines neuves dont les résultats et les outils sont constamment remis en question par de nouveaux approfondissements théoriques. Les conclusions de l'histoire économique, des analyses sociologiques lui sont également indispensables. Loin de pouvoir se suffire de la seule documentation écrite, elle doit tenir le plus grand compte des données de l'archéologie, qui est elle aussi une science en pleine transformation.

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D'autre part, l'histoire de ces idéologies doit nécessairement travailler sur un domaine très vaste, car elle peut être amenée à comparer des système de représentations propres à des formations économiques et sociales éloignées dans le temps et dans l'espace, mais surtout parce qu'il n'y a d'histoire des idéologies que dans la longue durée. Par souci de clarté, nous avons donné de l'histoire des idéologies juives et chrétiennes une présentation en deux volets : détermination des systèmes de valeurs par les structures économiques et sociales et action en retour des premiers sur les secondes. Dans les différentes illustrations, on a retenu des oppositions tranchées et des conflits nettement marqués. Une telle présentation a quelque chose de statique, voire de dogmatique, qui n'est pas sans faire fi du caractère complexe et changeant du réel. Il faudrait mettre tout cela en mouvement; situer avec plus de précision les systèmes de pensée dans la réalité et la diversité sociale : ainsi pendant les événements de 70, les prêtres sadducéens n'épousaient pas tous uniment la cause et les intérêts des notables : un sentiment très vif de l'identité nationale incitait certains d'entre eux à se ranger aux côtés des zélotes; l'attitude de Josèphe n'est nullement représentative de celle de l'ensemble des pharisiens: ainsi le comportement d'un Rabbi Aqiba, lors de la seconde guerre juive, partisan irréductible de l'insurrection et reconnaissant en Simon Bar Kochba le Messie, s'inscrit dans un courant d'opposition pharisienne à l'empire. Avant 70, le conflit qui oppose le judaïsme orthodoxe à la communauté chrétienne de Jérusalem se présente comme un conflit de nature idéologique; mais de quel antagonisme social est-il l'expression? Cependant, au milieu du 1°' siècle, à une époque où les communautés chrétiennes ne sont encore qu'une branche parmi d'autres du judaïsme hétérodoxe, il serait erroné d'opposer en bloc idéologie juive et idéologie chrétienne Il faudrait encore analyser les institutions - Temple ou Sanhédrin, synagogues ou «maisons d'étude», familles ou organisations communautaires - qui ont contribué à la reproduction de certaines attitudes mentales, à leur diffusion du haut en bas de la hiérarchie sociale, indépendamment des clivages de classes qui ne sont point imperméables. Retracer les grandes lignes d'une histoire des idéologies juives et chrétiennes serait donc une entreprise prématurée. Il n'était possible ici que d'esquisser une problématique, de jeter les bases d'un questionnaire. Les exemples développés pour illustrer tel ou tel aspect de la recherche n'ont pas tant la prétention d'aboutir à des conclusions indiscutables que d'exposer une démarche. Car l'histoire des idéologies ainsi définie, pour ce domaine particulier du Monde antique plus encore que pour d'autres, est une histoire en train de se faire.

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PIERRE GEOLTRAIN OU LES EXPLORATIONS SCEPTIQUES D'UN ARTISAN DANS L'INSTITUTION : L'HISTOIRE COMME CHANTIER, OUVERTURES MÉTHODIQUES ET CONVERSATION ENTRE LES DISCIPLINES Isabelle ULLERN-WEITÉ Centre d 'Études des Religions du Livre

L'idée qui me paraît la plus importante chez Musil, c'est l'idée que l'histoire a besoin d'une direction, mais qu'elle n'a pas besoin d'un but, d'un telos [. ..}. Dans le meilleur des cas, on peut essayer de planifier la trajectoire qui mène de l'étape 'n 'à l'étape 'n+ J '[ .. .}; à l'étape 'n+ J ', il se sera sans doute produit des événements tels que la situation nous apparaîtra d'une manière complètement différente et qu'aura alors lieu un changement de direction [. ..} [Musil oppose aux grandes philosophies de l'histoire] l'idée que l'histoire suit un chemin comparable au parcours du promeneur sans but[. ..} on.finit tôt ou tard par aboutir là où on n'avait nulle intention d'aller, bien qu'à chaque étape du parcours, on ait pu avoir des raisons d'aller de tel endroit à tel autre. Cela me paraît une description très pertinente du cours de l'histoire, bien plus réaliste que ce qu 'un postmoderne appellerait « les grands récits », appuyés sur des idées comme celle du sens, du progrès, del 'émancipation, etc. Musil pense donc - etc 'est là l'essentiel - qu'on peut tout à.fait abandonner l'idée d'un but.final sans renoncer pour autant à donner un sens à ce qui se passe[. ..} Musil dit explicitement que sa conception est anti-héroïque et petite-bourgeoise. C'est une théorie des petites causes, des petits changements et des petits progrès [. ..} Il faut vraiment concevoir ce qui nous arrive comme une aventure dans laquelle nous sommes engagés [. ..} une des choses qui rendent la vie intéressante et excitante quand on n'a pas de téléologie, c'est-à-dire quand on ne croit à aucune «fin en soi», ni dans l'histoire ni dans la vie individuelle, c'est justement la curiosité pour la suite : un peu comme quand on lit un roman, on a envie de savoir comment ça va continuer[. ..} S'il peut y avoir un progrès moral, ce qui n'est pas sûr, il est.fait, comme tous les progrès, en même temps des pertes auxquelles on est particulièrement sensible, et de gains que l'on n'aperçoit peut-être pas encore.

J.

BouvERESSE,

Le philosophe et le réel, 1998.

Je me réjouis simplement de ce que pour une fois, on n'attende pas trois générations pour faire l'essai sur les textes bibliques d'une méthode inaugurée sur des textes profanes. Ne croyez pas pour autant qu'elle va réconcilier le monde moderne avec la foi ! [. ..} Guignebert était à son époque un meilleur historien du christianisme que bien des savants chrétiens. Les sens d'un texte peuvent être trouvés par un non-chrétien, bien sûr, il peut n'en rien.faire, tandis qu'un croyant.fera quelque chose d'un sens qui aura été trouvé par un autre[ ...} Mais nous voulons un effort d'objectivation dans la méthode[ ...} Je pense que les essais de lecture que nous avons faits étaient vraiment des essais de lecture, et de découverte d'un texte, comme je découvre le fil du récit dans un roman ou une histoire, pas plus [. .. }Nous découvrons alors une herméneutique, nous n'en faisons pas ; nous dégageons

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Isabelle Ullern-Weité

une interprétation, nous n'interprétons pas [. ..} ; c'est précisément ce qui peut être contesté. Mais en disant cela, nous ne nions en rien la nécessité de /'interprétation, tant personnelle que communautaire. P.

GEOLTRAIN,

Entretiens en équipe de recherches bibliques, 1970.

I. Saisir "le scepticisme de la méthode" en rapportant l'interrogation historique à la réflexion que peut aussi reprendre la philosophie

l. L'intention en contexte En préparant ce volume, nous avions l'intention de proposer une bibliographie commentée des principaux travaux de Pierre Geoltrain avant d'introduire aux articles ici réédités', afin d'en souligner ou systématiser les ouvertures empiriques et méthodiques, également visibles au fil des compte rendus de sa direction d'études, dans !'Annuaire de l'EPHP. Toutefois, ce serait fausser la perspective de cette démarche en sa discrétion particulière que de l'enclore dans une brève chronologie, artificielle si on la réduit à un parcours de carrière (du CNRS à l'EPHE) ou bien à une liste de titres attestant des centres d'intérêt, des hasards et des mises en chantier. Pire : ce serait réduire le rapport réflexif immanent au temps de tout historien. Et ce serait nous éloigner de la complexité, comme de l'interaction dont l'histoire se trame à différentes échelles, que d'aller d'un« début» à une «fin» de séquence. Ceux-ci n'existent pas plus que n'est réelle l'« évolution» uniforme des méthodes ou de l'épistémologie des sciences humaines qu'ils auraient accompagnée ou épousée au temps de l'après 68. Ce que nous vérifierons au passage: Geoltrain, en effet, est, en son domaine, contemporain à la fois de l'essor de l'histoire sociale des idéologies (critique marxiste ou "matérialisme historique"), de l'anthropologie structurale, et du "tournant langagier" (dans sa version sémiotique initiée par Greimas au sein de ce qui fut appelé« l'école de Paris», en vis à vis avec celles de Constance, de Prague, de Francfort, d'Italie, etc. 3). En outre, ainsi que voulait initialement l'attester ce volume, son travail ne s'est pas arrêté au sortir de !'École (ah, la retraite !). Il s'est aussitôt poursuivi en un autre lieu de recherches que l'EPHE 4 , lieu où il renoua avec la question paulinienne (récurrente chez ce chercheur) : entre l'impossible biographie de Paul, la résistance de son discours épistolaire à la théorisation théologique, et le destin déterminant du paulinisme5 . De la 'Je remercie particulièrement Marianne Carbonnier, Corina Combet, Jean-Daniel Dubois et Simon Mimouni pour leur aide dans ce travail de relecture. 2 Voir, notamment à partir de 1974, lorsque Pierre Geoltrain n'est plus l'assistant d'Oscar Cullmann, mais a pris sa suite à la direction d'études des origines du christianisme, Annuaire EPHE, Section des Sciences religieuses, t. LXXXIll, 1974/1975 et années suivantes. 3 Voir, dans un volume auquel P. Geoltraincollabora, J.-C. Coquet,« L'école de Paris», dans J.-C. Coquet (éd.), Sémiotique. L'école de Paris, Paris, 1982, p. 5-64. 4 Voir l'introduction à ce volume. 5 Sur Paul, voir notamment P. Geoltrain, «Notes sur la connaissance de Dieu chez l'apôtre Paul», Foi & Vie 4 (1965), Cahiers bibliques n° 3, p. 465-481, «Paul et le destin du paulinisme», dans D. Flusser - P. Geoltrain - E. Schillebeeckx, Saint Paul, présenté et mis en images par E. Lessing, Paris (simultanément publié en allemand, Paulus, Freiburg), 1980, p. 241-260 de l'édition française (article repris dans ce volume); et les recensions d'ouvrages consacrés aux épîtres pastorales ou à Paul, dans la Revue d'Histoire des Religions 42 (1962), p. 257-259 ; 180 (1971); p. 175-178 et p. 195-196. Voir aussi sa traduction de la« Première épître aux Thessaloniciens » dans la Traduction Œcuménique de la Bible, Le Nouveau Testament, Paris, 1972. Dans ce volume, la contribution philosophique de O. Abel (3' partie) est un écho à ce travail, conduit sur ce dossier dans différents séminaires de la Faculté Protestante de Paris, depuis 2000.

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sorte, ce travail qui se sera, sans concession intellectuelle, constamment affirmé contre la théologie en histoire des religions, demeure en relation fidèle avec les milieux d'études et de compagnonnage dans lesquels Pierre Geoltrain évoluait simultanément6. Commencé avec son accord, ce volume continue au présent la conversation nouée par l'enseignement de la recherche, à quoi la mort des individus ne met pas fin. «L'individu en tant que tel peut sans doute ne pas transmettre le savoir-faire [l'érudition] acquis au cours de son existence. [Ceux-ci] adhèrent étroitement au sôma physique, qui n'est pas transmissible héréditairement. Mais ce qu'il exprime de lui-même dans son œuvre [quelle qu'elle soit], est incorporé au langage ou à l'art et se perpétue avec eux »7• Il y avait donc dans cette première intention bibliographique quelque chose de platement antihistorique, de réduction de la biographie intellectuelle présente qu'elle regarde, et comme une trahison, de surcroît, du geste proposé par l'historien dans son séminaire, lequel renvoie au débat toujours constitutif de sa discipline : l'histoire, à ses yeux, n'est ni un enchaînement de données et de faits, ni une systématique bien ordonnée parmi d'autres en concurrence. Mais elle est une interrogation sempiternelle d'un réel composite et interactif. Entre interactions sociales contemporaines et jeu des longues durées, en amont comme en aval d'un point d'approche toujours posé, ou agi, entre ordre du discours et travail sur les représentations, l'histoire advient telle une interrogation irréductible à l'univocité illusoire d'un discours ; elle résiste à toutes les assurances conventionnelles, même les plus érudites. Cela suppose une attitude de résistance particulière si, de surcroît, le geste est plus empirique que théorique ou que systématique : comme une protestation immanente aux conventions de la recherche (dont il était fier, à peine en privé 8), une manière de se tenir en retrait dans le geste même de la collégialité scientifique, au point de ne pas affirmer trop sa voix singulière sans doute ; c'est là le prix du travail interdisciplinaire qui reste, en sciences humaines plus qu'ailleurs ?, la marque exploratoire des années consacrées aux contestations de ce que François Dosse appelle non sans ironie paritaire les empires « du sens ». 2. Le geste de l'historien En effet, avant de tenter en ces pages un redéploiement plus dialogique que rétrospectif des travaux de Pierre Geoltrain en histoire des « origines du christianisme »,nous devons reconnaître ce geste de modestie récurrente qui fait tenir la réflexion historique par un scepticisme ordinaire et critique, très logique dans son rapport précis aux textes, aux discours, aux pratiques - c'est-à-dire très logique dans son rapport détaillé au langage

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P. Geoltrain a toujours collaboré avec les milieux exégétiques laîques, notamment protestants, traditionnellement très ouverts aux approches historico-critiques, et particulièrement durant les années de l'essor œcuménique et barthien des Équipes de recherches bibliques (les « ERB »), ensuite irriguées par le premier déploiement de l'application de la sémiotique aux littératures bibliques (tournant des années soixante-dix, puis années quatrevingt) ; voir au moins la série des« Cahiers Bibliques» supportée par la revue protestante parisienne Foi et Vie, dont le numéro 13 (1974) p. 73-3, consacré à une« Introduction à l'analyse structurale», avec un article général de C. Combet, également contributeur à ce volume (partie «Contrechamps»): «Introduction à la méthode de A. J. Greimas», et l'analyse de P. Geoltrain, «Les noces à Cana. Jn 2, 1-12 ». F. Smyth-Florentin, autre contributeur de ce volume (3' partie), est également partenaire des années « ERB », quant à elle initialement plus marquée par l'anthropologie de J.-P. Vernant que par le structuralisme greimassien toutefois. 7 Citation adaptée de E. Cassirer, « La "tragédie" de la culture », dans Logique des sciences de la culture, 1942, Paris, 1991, p. 223. 8 Conversation téléphonique du printemps 2004, durant la relecture concertée de ce travail.

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comme à sa performativité historique : car Geoltrain ne cesse de traduire et commenter des textes, au point de préférer cela à toute synthèse. Indiquer ce geste, ce qu'il signifie pour l'histoire même, consiste à relever comment il se maintient délibérément à distance des grandes édifications historiographiques ou critiques aussi bien qu'à distance de toute définition théorique de la religion ou "du" religieux. Cela nous conduira au registre de cet article comme à la seule forme de réponse possible à cet enseignement : une tentative d'incursion philosophique immanente à la réflexion historiographique. Précisons, s'il le faut: pas plus en ces pages que dans l'ensemble de ce volume, il ne s'agit d'une quelconque (et toujours un peu ridicule) laudatio d'élèves ou collègues reconnaissants, en dépit des liens d'amitié et d'écoute sans discrimination de tout un chacun que Pierre Geoltrain sait précieusement cultiver. Au contraire, il s'agit d'approcher par les coulisses, l'envers de l'histoire9, le travail tout en finesse offert d'un enseignant et d'un chercheur. C'est-à-dire qu'il s'agit de tenter une estime par l'ordinaire quotidien, collégial de la recherche pluridisciplinaire qui, seule, édifie sempiternellement l'histoire comme discipline. Ce qui est moralement visé dans une telle fidélité éthique, donc critique, à ce geste exploratoire enseigné, c'est une intention fondamentale, elle-même éthique et critique, dont ce travail serait historiquement porteur, acteur, témoin : dans un contexte particulier parmi les contextes d'une époque, où un historien singulier, individu parmi les individus incertains d'aujourd'hui 10 , a pu les inscrire ou les porte, d'une manière qui lui est propre tout en épousant l'historicité, la civilité et« la tâche de l'historien »li qu'il conçoit lui aussi comme un « métier »12 au fond plus ordinaire et austère qu'héroïque 13 - un métier d'équipe (au point, reconnaît-il, d'avoir souvent fait passer bien des tâches avant celles de la publication régulière, même si les conditions de coulisse des laboratoires et le bénévolat éditorial exigé par ce métier, n'expliquent pas tout). 3. La réponse dialoguée: entre histoire et philosophie Le propos tout local de cet article n'est donc pas lui-même historique (à moins que l'on n'invente l'histoire du contemporain?!), il n'est en tous les cas pas d'un historien, à la différence de l'article, en ce même volume, de Simon Mimouni aux côtés duquel - et de tous les autres ici -, il entend simplement contribuer au dialogue de la recherche. Ces pages ne sont qu'une réponse à son tour exploratoire, sans ambition autre, une sorte de réflexion sur le vif d'un contexte sociohistorique savant que l'on rapportera de son statut aux intérêts qui l'animent, un dialogue au temps présent entre deux modes de réflexion dont les rapports ont changé: la philosophie et l'histoire 14 • C'est pourquoi il ne sera question ni de synthèse théorique ni de gouverne épistémologique mais de la modestie plus ultime, c'est-à-dire plus légitime, des voix orientées vers la question historique. Car la pratique historienne vive de Geoltrain se fait en dialogue. Et si l'historien parle à la troisième

Titre du numéro thématique dirigé par P. Bimbaum, «L'envers de l'histoire», dans Critique 632-633 (2000). Robert Musil, le hasard, la moyenne et /'escargot de /'histoire, Combas, 1993. "Fameuse conférence berlinoise de W. von Humboldt, 1821. 12 M. Bloch, (tl 944), bien sûr, son ouvrage posthume, initialement édité par L. Febvre en 1949. 13 J'adopte ici, pour une sorte de 'micro storia' épistémologique, la position que J. Bouveresse indique pour la philosophie dans l'avant-propos à La demande philosophique, sa leçon inaugurale du Collège de France, Paris, 1996, p. 9-11 ; et je dédie cette perspective à Jean-Daniel Dubois. "I. Ullem-Weité, «Entre les voix: histoire, philosophie, littérature», Idées. Revue de philosophie 12 (2003), p. 53-74.

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'° J. Bouveresse, L'homme probable.

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personne, le philosophe peut se faire l'écho de la conjugaison des voix qui atteste des modes interactifs de la réflexion comme des modes biographiques et intersubjectifs de l'historicité sociale et intellectuelle 15 • En m'appuyant sur une page de biographie (plutôt que de bibliographie) intellectuelle et professionnelle contemporaine, j'y tresserai en oblique un témoignage indirect en première personne - il sera toutefois réinscrit dans l'analyse car je ne raconterai pas l'enseignement reçu, ni ses conversations parallèles, mais ferai indéniablement appel à ma propre mémoire et ma propre compréhension en situation, en même temps que bien d'autres sources plus essentielles seront consultées. Le but, toutefois, de ce « mélange » réflexif des registres analytique et narratif est de nourrir en premier lieu le débat pluridisciplinaire constructif de la recherche selon l'histoire, en indiquant la conversation érudite et pensive dont il se fonde: c'est une conversation aléatoire mais constante, à échelle culturelle et civile, le plus souvent indirecte d'une position l'autre ou d'une discipline l'autre. C'est une conversation en général décalée dans les temporalités d'un contemporain extensif. Et c'est une conversation certie dans le labeur discret des études de détail et de traverse qui sont le véritable contrepoint pratique de la vie intellectuelle aux conditions de la modernité, en laquelle les grandes synthèses symboliques ne sont plus ni possibles ni légitimes 16 • En effet, à l'encontre du grand Marrou, historien de l' Antiquité par excellence quand commence son travail, Geoltrain, historien d'une énigme en sa réalité antique et textuelle, privilégie l'histoire comme quête et comme déchiffrement plutôt que comme connaissance, plutôt que comme transhistoricité plus encore (pas de défense de la « civilisation » chez Geoltrain). Citons Marrou, bien sûr, c'est-à-dire non le chrétien engagé civil mais l'historien épistémologue averti, l'inventeur de l' Antiquité tardive, le promoteur d'une patristique renouvelée, avant d'en venir au contraste que forme, à demi en retrait vis à vis de ce genre de travaux, le propos bien plus retenu d'un Geoltrain - qui lui, à l'instar de ce que Ricœur prône en philosophie 17 , n'a jamais considéré que l'historien devait inscrire la question chrétienne, à leurs yeux éthique (c'est-à-dire personnelle et socioculturelle: ni théologique, ni culturelle en un sens antérieur à une sécularisation irrémédiable), dans la question historienne : Nous dirons connaissance et non pas, comme d'autres, "recherche" ou "étude" (bien qu'en ce sens d"'enquête" soit le premier sens du mot grec historia), car c'est confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche: nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir; l'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer 18 •

15 S. Cavell, Un ton pour la philosophie. Moments d'une autobiographie, Paris, 2003 (A Pitch of Philosophy. Autobiographical Exercises, 1994) ; J. Habermas, «L'unité de la raison au sein de la pluralité de ses voix», dans La pensée postmétaphysique. Essais philosophiques, Paris, 1988, p. 153-186 (1987). 1 " J. Habermas,« La modernité, un projet inachevé», dans Critique 413 (1981), p. 950-967 (1980). 17 Voir P. Ricœur, «Condition du philosophe chrétien» (recension de l'ouvrage de R. Mehl, du même titre, 1947), dans la Revue du Christianisme Social 9-10 (1948), p. 551-557 (repris dans Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, 1994, p. 235-243). Il convient de comparer attentivement de P. Ricœur, «Le Chrétien et la civilisation occidentale » (Cahiers du Christianisme social 5 (1946), repris dans Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique 76-77 (2003), p. 23-36), avec l'entreprise de H.-I. Marrou, publiée sous le pseudonyme de H. Davenson, Fondements d'une culture chrétienne, Paris, 1934; chez le premier le rapport entre histoire et « idéal » est contrafactuellement éthique, tandis que chez Je second, il est transhistorique et moral. Je remercie Rodica Chelcea, doctorante de S. Mimouni à l'EPHE, pour ses indications sur cet ouvrage de Marrou. 18 H.-l. Marrou, De la connaissance historique, Paris, 1954, p. 30 de l'édition 1975.

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Il ne s'agit pas de dialectiser à nouveau «l'histoire et la vérité», ni d'opposer la recherche à la connaissance ou l'inverse, mais de comprendre la cohérence et l'exigence du scepticisme comme une réception de l'histoire-même (époque, Zeitgeist, contemporain), lorsque ce scepticisme faible (sans prétentions radicales ni anti-cognitives) anime l'interrogation historique, en se pliant à la fragile condition langagière de l'humanité 19 • Faute de voir cela, on ne comprend pas de quelle aporie procède la question historiographique que Geoltrain a su voir dans le domaine des origines du christianisme : s'il n'écrit pas à son tour une histoire ou ne réécrit pas, en exposant ses résultats de recherche, cette histoire antique particulière en deçà de sa transhistoricité emblématique usée, c'est qu'à distance serrée de la fameuse analyse de Paul Veyne20 , la réflexion méthodique sur le« comment en écrire! 'histoire »21 est devenue l'interrogation historique même, le style parcimonieux de la recherche, son cheminement et non sa résolution (fut-elle, elle ne demeure que provisoire).

II. La question historique vs la rationalisation savante de l'histoire en historiographie Tout d'abord, Pierre Geoltrain résiste en permanence aux conclusions fermées, à ce qui ressemblerait plus à un résultat qu'à une anticipation déjà retenue sur la recherche à poursuivre 22 ; en un mot : il résiste, en son domaine, aux synthèses historiographiques. De fait, il n'en commet aucune, privilégie sans doute la relecture d'autrui, bref, publie peu et collabore, souvent, voire : de préférence?, à des articles écrit à quatre mains 23 • Il convient d'y voir, bien sûr, l'effet parfois terrible des conditions académiques de travail des chercheurs: l'on est formé à la recherche mais pas au professionnalisme qu'elle demande en soutien (monter des projets, gérer des équipes, des budgets, faire tenir des services administratifs, etc. : est-là la source de bien des infantilismes aux coulisses de la recherche? de bien des ratées pragmatiques de la pensée ou de l'érudition? Il faudra peut-être se le demander un jour de manière plus ancrée dans les conditions mêmes

19 Par scepticisme, entendons ce qu'en a fait le philosophe américain de Harvard, Stanley Cavell; voir au moins E. Domenach, «Stanley Cavell, une autre histoire du scepticisme», dans Esprit, juin 1998, p. 81-97 (suivi d'un entretien avec le philosophe), et S. Laugier, «Stanley Cavell, la renaissance du scepticisme au 20' siècle», dans Le Magazine Littéraire 394 (2001), p. 53-55. 20 P. Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, 1971. 21 Titre de la préface que P. Geoltrain accepta de faire pour Gallimard, à un recueil d'articles de divers historiens, initialement publiés dans la revue Le monde de la Bible : « Les origines du christianisme : comment en écrire l'histoire», dans P. Geoltrain (éd.), Aux origines du christianisme, Paris, 2000, p. I-LVII; les pages ici citées entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cet article. 22 C'est une figure récurrente de son style que l'on trouve dès les années du CNRS, par exemple, dans une publication éditant une conférence de 1967 qui annonce le programme de l'année 1967/68: «Ces lignes sont simplement destinées à indiquer les lignes principales de travail de l'année prochaine( ... ) Pour résumer (sic!) le travail de l'année à venir, disons ce que l'exégèse de Mt 24-25 nous conduira à étudier», P. Geoltrain, «Notes sur Matthieu 24-25 »,dans Foi & Vie 5 (1967), Cahiers Bibliques n° 5, p. 26 et 35. 23 Notamment P. Geoltrain - F. Schmidt, « Pour une histoire des idéologies juives et chrétiennes », dans F. Châtelet (éd.), Histoire des idéologies, t. I: Des mondes divins jusqu'au 8' siècle, Paris, 1978, p. 213-255; J. Delorme - P. Geoltrain, «Le discours religieux», dans J.-C. Coquet, Sémiotique. L'école de Paris, Paris, 1982, p. 103-126 (articles tous deux repris ici); P. Geoltrain - J.-C. Picard-A. Desreumaux, «Avant propos. La Fable pour tout dire», Apocrypha (1990) 1, p. 7-12 ; J.-C. Picard -A. Desreumaux - P. Geoltrain, «La Fable, du texte à l'image», Apocrypha 2 (1991), p. 11-16; F. Bovon - P. Geoltrain (éd.),« Avant-propos» et «Introduction générale», dans Écrits apocryphes chrétiens, t. I, Paris, 1997, p. XI-LVIII.

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de possibilité de l'enseignement-recherche, même si la question, certes, est loin d'être inabordée ou nouvelle 24). Combien de fois l'on mesure qu'à un moment donné, seule la solitude est productive, tout au moins un certain rythme du retrait dans l'action performative- mais l'Académie n'est plus la forme idoine à cette pensivité du monde!, ni à son écriture (sans doute trop idéalisée quand on parle « d'écrire l'histoire » ). Toutefois, la lecture des travaux parcimonieux de Geoltrain laisse aussi comprendre qu'en deçà d'une interrogation littéraire ou d'écriture vive, indéniablement en suspens, de l'histoire (nous y reviendrons, cela remonte au fond à l'intuition historienne croisée du plébéien et de l'aristocrate postrévolutionnaires, au seuil de la modernisation savante et politicienne de la question historique25 ), c'est bien d'abord sa conception immanente et méthodique de la discipline qui gouverne cette réserve (où nous voyons littéralement la trace de la lecture de Veyne) : Chacun sait que l'histoire est la science du particulier [ ... ] [Elle] ne consiste pas à établir des "faits historiques" donnés pour "objectifs". À chaque opération faite (collection de sources documentaires, étude de chacune d'elles, regroupement, synthèse partielle, etc.), l'historien intervient, fait des choix et donc écarte des éléments, interprète ... Bref, il construit l'objet qu'il étudie et il cherche à comprendre (p. LVII).

Science du particulier, ou encore « tentative de science », ou encore « ensemble de disciplines dépendants les unes des autres » comme il le réexposait récemment26 , l'histoire ne doit pas sa prétention à la validité à un positivisme factualiste, bien qu'elle doive toujours rendre compte à plusieurs registres et plusieurs voix de ce qui a eu lieu et fut, le passé, à partir des sources disponibles (en quoi elle reste positive mais non positiviste 27 ). Mais elle doit cette prétention à la validité au fait qu'il lui revient d'expliciter la manière dont elle produit techniquement son objet (cette fois au sens que Marrou donne à la technè, un art, un artisanat érudit), en fouillant dans les sources, au rebours des strates archéologiques, des corpus ou des bibliothèques établis, donc en justifiant ses choix par la compréhension qui doit en résulter. Cet impératif de justification simultanée à l'exposition des analyses qui peuvent en découler contraint l'écriture de l'histoire à se faire méta-discours,

24 Sans revenir aux tentatives équivoques de sécession universitaire (sur cela, voir J. Bouveresse, Le philosophe chez les autophages, Paris, 1984), ni ne s'attacher qu'à la chronique désabusée d'un David Lodge (Smal/ World, Toronto, 1995), voir au moins, en termes cognitivo-politiques : la préface de M. Abensour - P. J. Labarrière à A. Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire (1851 ), Paris, 1994, et A. Renaut, Les révolutions de /'université. Essai de la modernisation de la culture, Paris, 1995. 25 Voir A. Thierry, Sixième Lettre sur /'Histoire de France : « Sur les trois grandes méthodes historiques en usage depuis le Seizième siècle», Paris, 1827, et P. de Barante, «Préface» à /'Histoire des Ducs de Bourgogne de la maison de Valois, Paris, 1824. 26 En mai 2003, lors d'une des séances du séminaire de 3' cycle« Pour une émergence littéraire du christianisme » qu'il a co-animé avec M. Carbonnier-Burkard, C. Combet-Galland et I. Ullern-Weité, à la Faculté Protestante de Paris, de 2001 jusqu'à sa mort brutale en 2004. Voir, dans ce volume, les contributions de ses collaboratrices. 27 Par exemple, dans une discussion à propos des« guérisons et miracles »rapportés dans les récits évangéliques, P. Geoltrain explique dans Foi et vie 3 (1970), Cahiers bibliques n° 9, p. 112 (Entretiens):« Pendant des siècles d'apologétique, on a tenté d'expliquer les miracles pour prouver qu'ils avaient pu avoir lieu. Si vraiment on explique ce qui est considéré dans le kérygme chrétien comme un miracle, ce n'est plus un miracle, il perd son sens, n'est plus un signe. On essaie de lire un événement autrement que celui qui livre cet événement à travers le texte. Expliquer une guérison élémentaire d'une maladie pas très grave est possible, mais cela ne donne pas le sens que cette guérison a dans le texte ».

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Je veux dire que notre génération s'interroge beaucoup plus sur le "comment" (comment les choses se passent et s'organisent) que sur le "pourquoi"28 . Où nous retrouvons aussi la participation de Geoltrain à l'analyse sémiotique du discours des sciences sociales 29 , quand le premier structuralisme linguistique procédait encore d'une position plus critique que déconstructive 30 . Indéniablement, l'ancrage philologique et la précédence donnée à la compréhension pour l'opération historique qui précède son écriture doivent ce qu'il faut bien appeler leur orientation herméneutique explicite à cette philologie moderne issue de l'érudition 31 0 collectionneuse sur laquelle se déploya l'historisme européen du début du x1x siècle radical (où l'herméneutique n'a rien à voir avec ce que son "tournant" philosophique aura fait d'elle, à partir de la lecture heideggerienne de Dilthey, puis le déploiement que lui donnera Gadamer32 ). Car l'historien del' Antiquité demeure d'abord philologue. Il se doit« à la fréquentation assidue des sources» (sic). Et c'est en interprète de toute donnée possible qu'il collabore avec l'archéologue, vient lire des sites d'occupation des sols, des climats et des territoires comme il déchiffre des discours - ainsi que le montre l'article sur Qumrân réédité ici. Prétendre lire un site consiste à se méfier du « faux réalisme » (sic) de l'archéologie: là encore, la donnée ne nous est pas accessible à l'état brut, notre capacité à en rendre compte, les images dont nous dépendons culturellement influent sur notre perception de l'espace, en nous livrant le vocabulaire et la grammaire pour nos déchiffrements. À bien des égards, l'histoire est un voyage quand elle se ressource à l'archéologie et Geoltrain, sur les traces des grands voyageurs modernes, n'échappe pas à l'appel si français de l'Orient inscrit dans la littérature qui s'en est nourrie - au filigrane, son enseignement est toujours agrémenté de bien de ces pages littéraires : non par lyrisme mais par reconnaissance et distanciation vis à vis des regards épiques ou romanesques à travers lesquels nous relisons immanquablement les grands sites du passé, et par eux inscrits dans la mémoire d'une érudition collective : chaque fois à réapprendre (et faire apprendre : l'historien est-il un éducateur?). À la différence du sensualisme de Renan toutefois 33 , Geoltrain ne cherche nulle vérité sensible et spirituelle dans le rapport au

"P. Geoltrain, Foi et vie 3 (1970), Cahiers bibliques n° 9, p. 121 (Entretiens). 29 Sa contribution est reprise dans ce volume : P. Geoltrain, « Distanciation et appartenance : la notion de texte (analyse d'un article de Paul Ricœur: le rapport du sujet au discours savant)», dans A. J. Greimas - P. Landowski (éd.), Analyse du discours en sciences sociales, Paris, 1979, p. 169-176. '"Voir au moins F. Dosse, Histoire du structuralisme. 1. Le champ du signe (1945-1966), Il. Le chant du cygne (1967 à nos jours), Paris, 1995. 31 Voir : M. Gauche!,« Avant-propos »et« L'unification de la science historique »,dans Philosophie des Sciences Historiques. Le moment romantique, Paris, 2002, p. 7-8 etp. 9-38; D. Thouard, Critique el herméneutique dans le premier romantisme allemand, Lille, 1996 ; B. Binoche, Les trois sources des philosophies de l'histoire (176411798), Paris, 2000; H. Wismann, séminaire« Philosophie et sciences humaines», sur le double moment "Humboldt" et "Droysen", Paris, EHESS, 2002 / 2003. 32 C. Berner,« Herméneutique générale, herméneutique universelle», dans La philosophie de Schleiermacher. Herméneutique, dialectique, éthique, Paris, 1995, p. 9-46. Toutefois, l'amplitude épistémologique exacte de ce qui est évoqué ici, si l'on veut bien s'y attarder, doit être appréhendée dans les termes posés par le travail de recherche collégial édité dans N. Zaccaï-Reyners, Explication - compréhension. Regards sur les sources et l'actualité d'une controverse épistémologique, Bruxelles, 2003. 33 P. Simon-Nahum,« Ernest Renan. Histoire du christianisme, histoire des religions», dans Y.-M. Hilaire (éd.), De Renan à Marrou. L'histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), Lille, p. 41-42.

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paysage 34 même s'il le voit non sans émotion amicale à l'œuvre chez certains de ses collègues, durant des séjours méditerranéens. À la manière plutôt d'un stratège sur le champ de bataille ou d'un gradé responsable de la survie de ses hommes 35 , il y tente la mesure expérimentale ou l'estime géophysique du réel devant contrebalancer le travail de nos représentations:« En somme, l'histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire toujours de la guerre» (Péguy, Clio). Cette dialectique entre la représentation et la perception au rebours, entre l'érudition et l'expérimentation quasi biographique (assumée par l'historien au titre de ses propres expériences et limites) sert exactement à nier toute réduction de la matière historique à la règle de causalité comme à la prégnance d'une vérité essentielle ou à nier encore toute réduction du temps à la chronologie. L'exemple souvent cité en appui est la question de ce qui peut déclencher un événement comme une guerre ou une bataille : tel général romain demandant à l'augure si la bataille peut être engagée et jetant les volatiles à l'eau «pour qu'ils boivent» puisque tel était le signe attendu. Cette preuve par l'ironie que Geoltrain1 aime à répéter en séminaire n'est pas une démonstration par l'absurde mais bien le recours à l'austérité sceptique: l'action (entre décisions et pratiques) comme l'événement s'inscrivent dans un faisceau dont l'historien peut tout au plus démêler les lignes majeures en les distinguant des mineures. Mais on reste tôt ou tard saisi par le paradoxe historique. À l'instar de Ricœur encore, devant« les flammes de Budapest», Geoltrain articule la méthode à l'éthique en entendant regarder les situations historiques, leur relativité interne et leur long cours simultanément, en ne « se pressant pas de résorber les événements pour être instruit par eux [ ... toujours ] il faut passer de l'émotion absolue à la considération relative ». 36 Simultanément, cette position tient tout autant au domaine antique singulier dont cet historien pragmatique a la charge, savoir une période à laquelle seules l'histoire stratifiée de sa construction rétrospective ou de sa transmission traditionnelle nous donnent accès. À partir de ce constat indépassable, nous devons formaliser, en suivant son propos à cet égard, les trois registres problématiques qtü s'imposent à toute entreprise historique (et que Simon Mimouni reprend, à sa manière propre, dans ce volume) : - un registre empirique, d'abord, où ce dont se réclame le discours néotestamentaire et chrétien (la nouveauté, en l'occurrence) n'apparaît historiquement pas hors de lui; - un registre critique ensuite, où l'historien (ici, de l'antiquité judéo-chrétienne et romaine) doit travailler au rebours de l'héritage occidental dont l'histoire procède, en même temps qu'il lui revient d'élucider les procédures au long cours de l'héritage dont elle participe ; - enfin, au sillage immédiat de la question difficile de l'héritage, un registre plus fondamental qui affronte la nature du phénomène historique interrogé, et qui nous

34

P. Geoltrain: «Ces disciplines excluent tout investissement sentimental», Foi et Vie 3 (1970), Cahiers Bibliques n° 9, p. 122 (Entretien). " Ce n'est pas seulement, en nous appuyant sur ce qu'il racontait au café du séminaire - lieu commun par excellence du travail intellectuel (parisien) ! -, faire appel à l'expérience biographique de la guerre chez un homme solidaire de sa génération comme de sa citoyenneté, ayant donc répondu à l'appel déchirant en Algérie, 1 mais c'est aussi rattacher l'histoire à l'une de ses veines principales, savoir« l'art de la guerre». Sur ce rapport du savant à son siècle, en un geste similaire, se reporter à l'œuvre de Raymond Aron, bibliographie notamment dans l'édition posthume de ses Leçons sur /'histoire, par S. Mesure, Paris, 1989, p. 457-458. 16 P. Ricœur, « Le paradoxe politique» (Esprit, mai 1957), repris en 1955 dans Histoire et vérité, Paris, édition de 1964, p. 260 (la troisième et dernière édition date de 1967, avec des ajouts, réimpr. 1990).

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détermine aussi les uns par rapport aux autres, entre culture et société, ou civilisation et action37 • L'histoire du christianisme est une histoire longue ; l'histoire del' Antiquité, enchâssée en celle de l'histoire romaine (voir le propos de J. Scheid en ce volume), une vaste histoire. Infinies sont, en outre, les traditions culturelles (littéraires, esthétiques, juridiques) propres à l'occident qui nous y relient rétrospectivement, même de manière complexe, diverse et stratifiée dans le temps (sécularisation et modernisation comprises). En dehors de toute acculturation-et-reconstruction critiques propres au discours de la modernité, si l'une ou l'autre perspective historique scientifique circonscrit rigoureusement le premier christianisme (celui de toutes les sources contemporaines des futurs écrits néotestamentaires d'abord) dans l'aire à laquelle il appartient initialement et si l'une ou l'autre se penche sur un moment d'émergence locale, quasi insaisissable aux yeux de l'histoire politique de Rome comme à ceux del 'histoire sociale du judaïsme hellénistique, les problèmes s'amoncèlent d'emblée à ce premier niveau empirique: en lieu et place d'une fondation ou d'une création, l'historien du christianisme ancien n'observe, pour une période donnée, qu'un ensemble de phénomènes ponctuels, fort divers. En les mettant en relation, il constate héritages et modifications, continuités et changements, permanences et transformations - voire de véritables métamorphoses -, mais, de son point de vue d'historien, il ne se trouve jamais devant une novation radicale (p. II).

C'est là que la prudence empirique de Geoltrain s'explique ou s'applique au plus près de la question historique qu'il traite: concernant« l'essentiel de la toute première histoire du christianisme», nous n'avons «d'autre information que celle des documents littéraires produits par le christianisme lui-même» (p. 1) 38 • Derrière l'argument premier, infiniment ressassé, de la nature littéraire, donc fragmentaire de la documentation à disposition (rien sur d'autres types de données sociohistoriques, en effet, en dehors des représentations du monde et des convictions qu'attestent les écrits évoqués) 39 , se tient, d'abord, la question historique savante. Si Geoltrain n'a cessé de décaler les origines du christianisme à l'intérieur de l'histoire du judaïsme hellénistique (en rappelant les lectures dont il procède40 ), ce n'est pas seulement parce que son travail a été initialement marqué par le séminaire de Dupont-Sommer et l'étude des littératures

37 Sur la question de l'héritage, construite à partir d'une redisposition philosophique de la question culturelle occidentale (à partir de son "déclin" du XX' siècle), je me réfère aux travaux de S. Cavell sur R. W. Emerson (dans l'ordre des parutions originales, en plus du Ton pour la philosophie, op. cit. supra) : Une Amérique encore inapprochable. De Wittgenstein à Emerson, Combas, 1991 ; Conditions nobles et ignobles. La constitution du perfectionnisme moral émersonien, Combas, 1993 ; Statuts d'Emerson. Constitution, philosophie, politique, Combas, 1992, p. 7-38. 38 Au séminaire doctoral et postdoctoral de son successeur, nous voici de nouveau confrontés à la chose : je dédie ce paragraphe aux doctorants Hélène Cillières et Benoît Baloge ! 39 Sur ces « défaillances de la documentation», voir notamment P. Geoltrain - F. Schmidt, « Pour une histoire des idéologies juives et chrétiennes», op. cit., p. 213-214, reproduites supra, p. 91-92. 40 P. Geoltrain, « Quelques lectures juives et chrétiennes des premiers versets de la Genèse, de Quoumrân au Nouveau Testament», dans A. Caquot (éd.), In Principio. Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris, 1973, p. 47-60; «De l'apocalyptique juive aux apocalypses chrétiennes (1978 I 79 & 1979 / 80) », Annuaire EPHEISR, tome 88 (1979/80), p. 337-339; «Permanence et actualité (de Gn 3) »,dans Un homme, une femme, un serpent. Approches intertestamentaires, Foi et Vie 6 (1981), Cahiers bibliques n° 20, p. 78-81 ; «Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes. L'exemple de 5 Esdras», Apocrypha 2 (1991), p. 17-30; «Le vol des ancêtres ou Comment procéder à une captation d'héritage »,Annuaire EPHE/SR, tome 103 (1994-1995), p. 17-32 (les deux derniers étant repris dans ce volume).

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juives hellénistiques41 (dont l'essor est récent). C'est parce que le rapport entre judaïsme et christianisme, rapport initial et conflictuel éminemment, lui paraît surchargé de ces torsions idéologiques, c'est-à-dire langagières, des représentations issues des pratiques discursives 42 , torsions récurrentes, fabuleuses, plus ou moins catastrophiques dont il faudrait enfin nous défaire : cela va des chronologisations abusives 43 au déni récurrent des sources 44 , en passant par la réduction du dit juif au non-sens 45 • Énigme historique on ne peut plus que cette histoire longue de l'antijudaïsme chrétien devenu culturel, où le cadet se retourne, capte la généalogie et renie le conflit interne par lequel il a émergé pour ressortir, migrant, dans un univers culturel excentré de son orbe pourtant fondamentale 46 • Nous verrons au paragraphe suivant que l'autre question formant tête de Janus avec la première, à partir de la nature fragmentaire et littéraire de la documentation initiale pour le christianisme comme de cette interaction pratique et terriblement équivoque entre le discours et la représentation, est celle du langage. En ce sens, Geoltrain est aussi le contemporain du travail de Jean-Pierre Faye sur « les langages meurtriers », «le siècle des idéologies» et« la déraison antisémite »47 , dont ils auront vu de très près sans aucun doute les ravages. Et, sans rien céder, en résistant décidément à l'emphase moraliste qui conventionnalise la mémoire du siècle vingt, c'est plus ultimement à cette ambivalence profonde de la nature du phénomène sociohistorique que répond le scepticisme réflexif du chercheur-enseignant.

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P. Geoltrain, Philon d'Alexandrie, Traité de la vie Contemplative, Sémitica, 1960 ; « Esséniens et Hellénistes », Theologische Zeitschrifl 15 (1959), p. 241-254 ; «Une vision de l'histoire dans le judaïsme intertestamentaire », dans F. Christ (éd), Oikonomia. Heilsgeschichte. Cullmann zum 65ten Geburstag, Hamburg, 1967, p. 26-31; «Quatrième Livre d'Esdras », dans M. Philonenko -A. Caquot (éd.), Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p. 1395-1370; «Lettre à Sarah. Sur la diversité des corpus», Foi et Vie (1990) 5, Cahiers bibliques n° 29, p. 3-9; sans compter les recensions sur ce thème pour la RHPR 40 (1960), p. 200-202, 41 (1961), p. 224-226, 42 (1962), p. 259-260, ou dans Theologische Zeitschrift 15 (1959), p. 134-135 et 241-254, 16 (1960), p. 62-64, durant les années strasbourgeoises et de camaraderie avec un Marc Philonenko notamment ... 42 Voir !'article, ici repris, « Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes », op. cit. 43 Selon que le « Nouveau » remplace !'«Ancien», ce qui est un point de vue chrétien, légitime en ce monde religieux mais qui ne devrait plus avoir de sens érudit courant. Geoltrain ne cesse de fustiger la fabrication pseudosavante de la « Bible Gallimard» (sic), courant de l' «AT» au «NT» en passant par l '« intertestamentaire » : là se mêlent exactement motifs encore religieux et érudition sans rigueur empruntée aux sciences des religions. Les chercheurs qui, même à titre gracieux, collaborent à cette entreprise luxueuse à peu de frais ne devraient-ils réagir? Cela permettrait enfin de cesser certaines luttes mal placées et de distinguer entre une légitimité religieuse propre, interne à tel ou tel monde, et la responsabilité civile des chercheurs et des médias dans la construction d'une culture commune contemporaine. En constitution laïque comme en culture sécularisée postreligieuse, ce n'est pas les religions (ni les groupes, etc.) qu'il convient d'incriminer au titre usé d'idéologie : ce sont, de jure, les sujets de droit. Voilà comme on établit la« concorde d'État» (libelle anonyme de 1599) en civilité ... Voir !. Ullern-Weite, « Éthique protestante et instance du sacré : un rapport contemporain entre religion et modernité, à la lumière de la distinction historique entre la visée politique de la pacification et la visée morale de la civilisation», conférence à l'Université d' Automne de Guebwiller des 27-30 octobre 2003, «Religions et Modernité» (présentation et résumé sur le site de !'EN de Strasbourg), inédit, 20 pages. 44 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de /'universalisme, Paris, 1997, un exemple de lecture philosophique de Paul qui ignore même l'histoire de la pensée au niveau des édifications conceptuelles auxquelles les textes antiques sont soumis. 45 P. Legendre, « "Les juifs se livrent à des interprétations insensées". Expertise d'un texte »,dans J. & J. Rassial, La psychanalyse est-elle une histoire juive?, Paris, 1981, p. 93-113. 46 Ce qu'attestent le cas Marcion et la mise en place canonique du corpus néotestamentaire. 47 J.-P. Faye, La déraison antisémite et son langage, Paris, 1993, Le siècle des idéologies, Paris, 1996 et Le langage meurtrier, Paris, 1996.

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En effet, l'invention dix-neuviémiste des « ongmes du christianisme» contraint doublement l'historien: à la contradiction des traditions d'un côté, à l'énigme de l'autre. C'est là, à la suite de ce que Marcel Gauchet appelle « le moment romantique » de l'édification républicaine de «la philosophie de l'histoire» en France, l'impulsion de !'École Pratique en histoire des religions, qui oppose la critique au mythe48 au seuil de la fameuse querelle moderniste française 49 - dont Loisy fut un des acteurs emblématiques si souvent lu et cité par Geoltrain 50 • Or, la question posée ici n'est pas celle qui procéderait ou continuerait la querelle moderniste et l'on se trompe de problème si, de manière superficielle, l'on oppose encore confiictuellement la théologie à l'histoire, la religion à la science. Pour Geoltrain, tout tient foncièrement à la nature d'une documentation qui résiste à une historiographie dont la religion ni l'institution politico-culturelle qui en procèdent ne sont précisément plus la perspective y donnant accès. Forclusion (cf P. Legendre) ou dépassement, la sécularisation même est en passe de se déplacer dans notre réflexion contemporaine51 . Tout d'abord, l'élucidation du rapport philologique aux sources est indispensable parce que ses propres narrativité et syntaxe littéraires ont fourni au christianisme antique la trame de toute historiographie traditionnelle des origines chrétiennes : Les auteurs chrétiens [ ... ] n'avaient pas pour souci de léguer à la postérité une documentation de caractère historique, mais de témoigner de la foi qui était la leur et il a toujours été plus aisé de raconter l'histoire de la foi chrétienne, dans les diverses formes qu'elle a pu prendre, que de rendre compte historiquement de la naissance du christianisme. (p. I)

Il y a donc ce discours de la foi quis 'interpose entre l'historien moderne et contemporain et la reconstitution d'un phénomène si ancien fait de phénomènes ponctuels, composites, et dont les interactions à court, moyen ou long terme demandent autant de déchiffrement que les documents par lesquelles elles nous sont indirectement accessibles (Mais là, il ne faut pas ignorer ce qu'apprennent les historiens du «temps présent» qui se heurtent aux traditions locales de l'histoire récente, qui se heurtent à la vérité des témoins 52 et s'y affrontent tout comme le fit la critique au mythe: c'est donc que la question tient à l'histoire moderne, à ses prétentions simultanément savantes et civiques - que l'on dit politiques). En ce sens, poser la question« des origines» revient à se heurter à ce (ceux) qui les proclame(nt) tandis qu'elles n'auraient pas lieu hors le(ur) discours, dont celui de l'historiographie a d'abord procédé - à cet égard, les analyses de Momigliano restent incontournables53 • Ce que nous indique Geoltrain est que le problème, même politique (normatif), de l'historiographie savante qui tient au démarcage vis à vis de toute histoire religieuse est

F. Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique. XVI' -XIX' siècle, Paris, 1994. É. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, 1962. 50 Voir F. Laplanche, «De Loisy à Guignebert »,dans Y.-M. Hilaire (éd.), De Renan à Marrou. L'histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (J 863-1968), op. cit., p. 57-72 ; C. Langlois- F. Laplanche (éd.), Autour d'un petit livre. Alfred Loisy, cent ans après, EPHE, section des Sciences Religieuses, Paris, 23-24 mai 2003 - à paraître dans cette série. 51 J. C. Monod, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Paris, 2002. 52 A. Wieviorka, L'ère du témoin (1998), Paris, 2002; par exemple, J.-J. Fouché,« Le Centre de la mémoire d'Oradour », Vingtième siècle 73 (2002), p. 125-137 (mais voir tout le dossier thématique« mémoire et histoire » de ce numéro de la revue). 53 A. Momigliano, « L'historiographie païenne et chrétienne au IV après J.C. »,dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 145-168.

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d'ordre logique et non d'ordre polémique, même si, au filigrane, la question politique, c'est-à-dire institutionnelle, fera retour (nous y viendrons). On constate en effet que Geoltrain n'a jamais recouru à la donnée religieuse pour traiter des origines du christianisme, au contraire : la question historique est à ses yeux critique en ce qu'elle est laïque (académique), séculière et littéraire (formelle) - c'est en ce sens qu'il se réfère autant à Momigliano qu'au travail d' Auerbach sur «la représentation de la réalité »54 • En la déchiffrant dans les écrits juifs et chrétiens anciens, l'historien ne cherche pas tant l'histoire de la littérature que l'histoire des rapports au réel que la littérature atteste et participe à édifier (ce qui excède un simple «effet de réel» rhétorique, qu'on ne s'y trompe pas) : On retiendra sans doute que faire l'analyse structurale d'un récit, ce n'est pas rechercher "le" sens du texte, comme on le fait dans une explication classique de texte, mais décrire comment l'homme, par l'écriture, donne sens aux choses55 • Il n'en reste pas moins que cette indifférence totale des structuralistes à l'histoire pose des questions d'ordre philosophique. Il faudra qu'un jour on résolve ce problème de la redescente à l'histoire après l'analyse structurale, à moins qu'on assiste à la naissance d'une culture qui se passerait complètement de la référence à la diachronie [ ... ] La sémantique structurale dégage l'unicité des structures mentales de l'humanité, qu'il s'agisse d'une tribu africaine, de Balzac ou de la Bible ... mais est-ce assez56 ?

Ainsi, pour Geoltrain, l'histoire des religions reste une histoire comparative des civilisations et des pensées, au double regard de certaines structurations qu'atteste le langage d'une part et des mouvements diachroniques, d'autre part, dans lesquels s'inscrivent les sociétés, leur travail de «métamorphose culturelle» (sic). Aussi, et c'est important, l'histoire des religions est générale au sens où elle ne participe que secondairement aux sciences des religions. C'est-à-dire qu'elle est «une histoire des idéologies juives et chrétiennes » - elle n'est pas épistémologiquement une théorie ou une science du phénomène religieux pris en soi. Et cette histoire générale, émancipée de toute obédience traditionnelle (quelle qu'elle soit), cherche à rendre raison d'un phénomène sans s'inscrire à l'intérieur de ce que ce phénomène porte au cours des siècles. Une telle extériorisation réflexive (car portant sur les moyens, les conditions langagières du "faire l'histoire" au passé) relève bien de la critique des idéologies, de la logique d'une critique qui demeure toutefois en interaction avec ce qui est mis à distance, à cause de l'érudition et de la prégnance des représentations ou de l'imaginaire. Précisions ce qui fut échangé avec lui : en réalité, c'est ce niveau de "prégnance" performative du langage qui aurait demandé une clarification épistémologique ; mais, ici, le positionnement aurait dû devenir plus théorique, plus systématique. Or, au vu du positionnement historique de Geoltrain comme de ses pairs, et au vu du contexte linguistique dominant, les recherches menées interdisciplinairement - séminaire de Greimas, notamment - ne permettaient sans doute pas de trouver ce dégagement philosophique qu'un Certeau, par exemple, cherchera vers la philosophie du langage ordinaire de Wittgenstein (sans aller, lui non

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E. Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, 1968. P. Geoltrain, «La violation du Sabbat. Une lecture de Marc 3,1-6 »,dans Foi et Vie 3 (1970), Cahier bibliques n° 9, p. 70. 56 P. Geoltrain, Entretiens, op. cit. Nous soulignons. 55

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plus, à un positionnement théorique proprement épistémologique57 ). En le voyant, par l'érudition, sensible à cette interaction avec l'univers que Ricœur, dans La métaphore vive, rapporte à la fonction référentielle du langage, on peut dire que Geoltrain n'a jamais totalement épousé la position métacritique stricte de l'anthropologie structurale, et qu'il n'a jamais participé ensuite à la dé(con)struction de la fable. Au contraire. Se distancier n'est pas invalider mais dépasser ou déplacer pour reprendre ou, tout au moins, donner à reprendre. À son tour, remontant plutôt aux sources de l'historiographie républicaine, Geoltrain reconduit, pour l'histoire du site des origines du christianisme, le geste historiographique des Thierry, Guizot, Cousin, Quinet et Michelet: c'est au rebours de l'évidence généalogique dépassée (donc de toute ecclésiologie et de toute théologie) qu'il convient de réécrire l'histoire en cherchant d'autres points d'appui dans la longue durée, dont celui de l'histoire sociale - de même que ce fut au rebours de la généalogie royale que l'on récrivit l'histoire nationale longue de la France comme histoire de son «peuple ». Et le déchiffrement des «lieux de mémoire», sous la direction de Nora porte encore ce projet, fut-ce au delà de toutes les désillusions. C'est pourquoi, invitant ses étudiants à lire Nora ou Furet et d'autres, c'est-à-dire à s'informer de l'actualité générale de l'historiographie au delà des dossiers spécialisés (eh bien, non, cela ne va plus de soi dans un parcours ordinaire d'études spécialisées), Geoltrain vient interroger la fabrication du «mémorial littéraire» qu'auront édifié les juifs et prosélytes (païens) chrétiens de seconde génération, à partir de ce dont ils disposaient préalablement pour comprendre leur propre historicité : Les Écritures étaient un gisement de mémoire disponible dans lequel a puisé la mémoire vive, dans un premier temps, pour enrichir son récit. Ensuite, un travail continu de la mémoire scripturaire, décelable par le nombre des références explicites ou allusives, se fait tel, qu'un véritable système d'interprétation se met en place, dont on voit qu'il ne peut être persuasif que pour des interlocuteurs possédant la même mémoire scripturaire. Seuls des Juifs étaient à même de saisir l'argumentation: Jésus, ses paroles et ses actes, mais surtout sa mort infamante et sa résurrection sont la réalisation d'un programme prophétiquement annoncé. Jésus devenu christ et Seigneur, est l'accomplissement des Écritures [ ... ] [au terme de deux premiers siècles] les chrétiens, bien implantés dans l'Empire, n'ont pas encore réalisé leur unité. Ils n'ont pas définitivement réglé leurs rapports avec le judaïsme. La plus grande réussite du christianisme, c'est sa littérature. Le christianisme s'est construit en construisant sa littérature. C'est le grand œuvre de ces générations-là. Elles ont inventé le genre "évangile", fabriqué leur histoire en l'écrivant, copié, imité et élevé un véritable mémorial littéraire, légué aux générations suivantes qui, par la lecture, remplissent leur devoir de mémoire, mais que l'historien doit visiter pour faire valoir le droit de l'histoire» (p. XX, LVII).

En guise d'origines, voici la fabrication d'un mémorial littéraire dont la visite acribique, critique et réflexive est notre seul recours inactuel. Cette extériorité inévitable de l'histoire (extériorité vis à vis de l'événement unique en soi, événement au sens large, comme vis à vis de la prétention à la transhistoricité qui s'y relie), nous place rétrospectivement face à ce que le passé nous laisse de lui-même

57 En témoigne M. de Certeau, L'invention du quotidien (J 980), Paris, 1990, dans le tome 1. Arts de faire, le l" chapitre de la !"partie, sur« un lieu commun: le langage ordinaire», p. 13-30. I. Ullem-Weité, «En braconnant philosophiquement chez Certeau. Des usages de l'historicité contemporaine à la réinvention ordinaire de la civilité», Revue de théologie et de philosophie 136 (2004), p. 347-366.

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inaccessible. Elle n'est conflictuelle qu'en nous-mêmes : en ce qu'elle nous contraint à interroger les évidences qui ne nous portent qu'à demi et prédisposent inévitablement les questions que nous sommes capables de porter au monde. Interroger est en cela une réflexion forgée comme une émancipation dans la réception même. En cela, nous sommes contraints à l'énigme, entre fidélité et critique, entre reconnaissance et liberté. La question « des origines » est d'abord celle de savoir si telle est la question, et à quelles conditions. Telle est l'attitude du sceptique. Dès lors, le refus de toute synthèse historiographique, de la part de Geoltrain, se révèle porter le problème de la logique dont elle se validerait. Écrire l'histoire des « origines » du christianisme ne peut consister en les paraphraser de quelque manière que ce soit. En outre, la cohérence néotestamentaire est seconde par rapport aux écrits qu'elle regroupe, comme elle l'est par rapport aux écrits qu'elle élimine en estompant leur commun disparate initial, et polémique: c'est là qu'est venu se placer l'ouverture du « continent apocryphe » assortie de la contestation d'un ordre univoque et irrévocable des corpus 58 . Irréductibles à toute gravitation biblique ou néotestamentaire, les écrits apocryphes chrétiens ouvrent les recherches sur une histoire sociale excédant ce qui fut circonscrit par l'édification canonique du Nouveau Testament59 • Pas d'histoire de Jésus ou de biographie non fragmentaire de Paul, pas d'histoire des premiers apôtres ou des premiers disciples donc, encore moins une histoire "doctrinale" ou "ecclésiale" anachronique. En même temps, le phénomène historique n"a pas lieu en vérité dans ce qui est raconté : il ne se tient pas dans un ordre "objectivement" réaménagé de ce qui est raconté. De ce point de vue, tout travail synoptique est illusoire car il ne renvoie qu'aux discours tenus sur les éléments de la comparaison synoptique, discours dont la logique reste religieuse. Pas de Restauration d'aucune sorte en la matière. A fortiori, le travail de recomposition rédactionnelle reste hypothétique. Et de ce point de vue, Geoltrain ne fournit de synthèse que celle, seconde, des «chaînes d'hypothèses » (sic) sur lesquelles l'histoire tâche d'avancer en adaptant ses méthodes et ses analyses. Car les auteurs autant que les personnages principaux demeurent inconnaissables en dehors des traditions pseudépigraphes ou apologétiques - ce qui ne revient pas à nier leur historicité et nul n'est en droit de mettre arbitrairement en doute ce que disent les sources ; le scepticisme n'est pas un négationnisme, Geoltrain maintient donc la question historique de Paul et de Jésus. Quant à recourir au long terme pour caler le moment où quelque chose d'autre émerge qui se détachera de son milieu initial, soit l'on remonte sur l'histoire du judaïsme - «terre promise et mirage »60 - et le christianisme s'efface, ne devenant que l'une des mouvances juives qu'il fut d'abord au cours du premier siècle avéré; soit l'on continue l'histoire, et le christianisme se manifeste à travers des données institutionnelles et culturelles qui ne procèdent que de l'interprétation conflictuelle et de la transformation lente de données initiales, toujours déjà transmises par ce montage de traditions composites qui s'interpose entre l'émergence judéo-chrétienne et son apparition sur la scène sociopolitique de l'histoire antique. N'en déplaise à Pierre Chaunu qui s'appuie sur l'histoire longue du christianisme pour réfuter la prudence de Geoltrain61 , ce n'est pas nier ou dévaloriser cette

"P. Geoltrain, «Lettre à Sarah ... »,op. cit. Voir aussi l'article de son amie F. Smyth, «Le conflit, le canon ou la règle», Autretemps. Cahiers d'éthique sociale et politique 53 (1997), p. 49-53. 59 F. Bovon - P. Geoltrain, « Introduction générale » aux Écrits apocryphes chrétiens 1, op. cit. ""P. Geoltrain, «Avant-propos» à Philon d'Alexandrie, Traité de la vie Contemplative, op. cit., p. 5. 61 P. Chaunu, «L'aventure des premiers chrétiens (recension d' Aux origines du christianisme) »dans Le Figaro du 7 /3 / 2001.

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histoire longue que rendre rigoureusement compte de l'évidence artificielle (et néanmoins légitime) qui est posée entre le site« des origines» et le christianisme ancien lui-même. D'ailleurs, c'est bien en France que l'histoire de l'Église, si bien servie par Fliche, est classiquement tenue pour une histoire générale tandis que les autres nations européennes la tiennent encore pour une discipline théologique 62 • Autrement dit, la question de la synthèse historiographique, pour le domaine des origines du christianisme, revient à se demander à quelle rationalité en acte et au long terme simultanément rapporter l'ensemble des phénomènes locaux par quoi une période initiale du christianisme devient finalement manifeste. Le refus de synthèse historiographique de Geoltrain énumère inlassablement les rationalités qui ne conviennent pas (plus) : raison théologique (religieuse), raison théorique (doctrinale ou métaphysique), raison institutionnelle ( ecclésiologique ou dogmatique), raison traditionnelle (observante ou culturelle), autant d'orientations dont la pensée historique issue de l'historisme et des Lumières qui l'ont précédé sait ne pouvoir procéder sans s'illusionner ou se contredire. Car, pour autant que l'histoire maintient son ancrage empirique et technique (artisanal) premier, il s'agit de rendre compte de la séquentialité des événements comme du disparate des phénomènes relevés, sans illusion mais sans verser non plus dans un relativisme généralisé qui, au fond, nie l'histoire même, son processus historique énigmatique - puisqu'il n'est ni le temps physique 63 , ni le temps mécanique (cause/ effet) 64, ni le temps biologique65 , ni le seul temps des représentations ou de l'imagination66 • Faute de quoi la mémoire ne viendrait pas décliner l'oubli, et se réduirait à la fiction, tandis qu'il lui faut bien rendre compte de ce qui a eu lieu ou fut agi, des vainqueurs comme des oubliés, des stabilisations comme de l'entropie, des surrections comme des institutions ... Et le dernier livre de Paul Ricœur, que cela agace ou pas les historiens qui se lassent de ces investigations philosophiques sur leurs territoires - aura renoué ces questions en y revenant aussi bien à partir des explorations de Bergson et de Halbwachs qu'au regard de nos problématiques contemporaines les plus blessées d'une impossible mémoire collective désormais 67 • Nous allons regarder l'esquisse de Pierre Geoltrain au regard de ce fondement difficile del 'intelligence de l'histoire comme réflexion de la réalité (ici, au passé, de surcroît, si ce paradoxe est au moins pensable ou appréhensible ), tout en engageant alors la conversation avec lui, afin de poursuivre ce qu'il ébauche, mais en prenant acte de ce qu'il déplace et indique, aussi, comme voie à refuser. Il est certes toujours moins excitant ou prestigieux de n'indiquer que ce qui est impossible ou impertinent, mais, d'un point de vue sceptique à la fois érudit et critique, le minimum que l'on doive faire est peut-être simplement d'éviter les égarements le plus possible. Voir la discussion entre É. Poulat, M. Tardieu, C. Lepelley, F. Laplanche, Y.-M. Hilaire , P. Simon-Nahum, M.-L. Guillaumin, D. Thouard, dans Y.-M. Hilaire (éd.), De Renan à Marrou. L'histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), op. cit., p. 77 (précision de É. Poulat). 63 J. Bouveresse, « Les "énigmes du temps"», Essais Ill. Wittgenstein & les sortilèges du langage, Marseille, p. 189-234. 64 J.-M. Ferry, La question de l'histoire. Nature, Liberté, Esprit, Bruxelles, 2001, l'introduction. 65 « mais écrire la vie est une autre histoire», P. Ricœur La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, 2000, dernière page (non numérotée), en hommage aussi à V. Jankelevitch qu'il cite à la première page (non numérotée) - cité 62

MHO. Sur ce point, le débat de P. Ricœur avec H. White (Temps et récit 1, Paris, 1983, p. 228-239, Temps et récit 3, Paris, 1985 p. 220-226, ), et 1' ouvrage de ce dernier, Metahistory. The Historical imagination in X!Xth Century Europe, Baltimore et Londres, 1973, furent étudiés au séminaire de P. Geoltrain, en 1988 / 89. 67 P. Ricœur, MHO, p. 112-163 et 512-517. 66

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III. L'aporie littéraire de l'écriture de l'histoire, pour l'heure une aporie culturelle Il demeure qu'à partir de ces impossibilités historiographiques successives, la question du « comment en écrire l'histoire » est une question vive : Geoltrain, en tous les cas, à la différence de ce qui fut possible pour les historiens conquérants de la science morale après la Révolution, au regard de la littérature ambitieuse de leur époque (Hugo, Balzac ... ), n'a pas trouvé ou n'a pas voulu trouver de solution poétique à ce problème de l'invention d'un style littéraire pour l'histoire, qui corresponde à la mise à distance contemporaine des narrations ainsi qu'à la culture démocratique (si différente de l'héroïsme classique). Voilà un problème majeur que ni lui en son domaine, ni Ricœur en philosoJ?hie n'auront problématisé, tout en exprimant la conscience nodale qu'au fond ils en ont. A moins qu'à partir de la littérature de notre époque, entre le byzantinisme et la trahison des clercs, entre la Clio de Péguy et la Recherche de Proust, entre la subversion surréaliste et la révolution poétique, entre Barthes et le Nouveau Roman, c'est-à-dire à partir de ce qu'un Musil choisit massivement d'affronter68 , il n'ait été tout à coup impossible de chercher de ce côté une solution stylée à l'étrange défaite de l'historiographie moderne et nationale, soit de la culture démocratique et républicaine - incapable, convenons-en, de reprendre et transformer pour son propre compte le flambeau non seulement de l'érudition, mais aussi de la pensée religieuse dont notre contemporain procède en niant la seconde et suresthétisant aveuglément la première. Il y aurait encore une impasse de cette dialectique négative inscrite dans les débats constitutionnels et la loi de la laïcité69 autant que dans le mirage de l'esthétisme philosophique70 • Indéniablement l'historiographie des origines du christianisme porte là une double aporie politique et littéraire : culturelle autrement dit, selon que la culture se déplacerait ... À y regarder de près, pour l'heure, entre l'absolu littéraire et l'esthétisme ontologisant, à distance également des ouvertures théologiques qui, elles aussi, ont identifié ce problème71 , on saura gré à Geoltrain de n'avoir pas suivi les voies heidegeriennes du poststructuralistes. Geste second posé sur la prudence et le doute en la matière, le scepticisme assumé peut conduire à n'écrire pas l'histoire quand on sait que, de cette manière, on la « fait ». Geoltrain, en « se limitant à quelques points essentiels pour une histoire qui reste problématique » (p. XXVI), préfère indiquer comment elle fut écrite en même temps que ces écritures nous disent comment elle fut vécue, d'emblée fichée dans la stratification complexe du temps, même si Geoltrain ne problématise pas cela au delà du constat qu'il en dresse avec acuité : pas de reconstitution, même partielle, qui ne soit aléatoire ; constant entrelacement, dans les [ ... ] écrits, d'un passé raconté et d'un présent interprétatif; narration très construite mais déconnectée des lieux, qui joue des effets de réel dans une temporalité décalée ... On dirait d'une représentation théâtrale dont les scènes successives ne dévoilent pas la véritable

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Voir la lecture de L'homme sans qualités de Robert Musil par J. Bouveresse, L'homme probable, op. cit. M. Gauche!, La religion dans la démocratie, Paris, 1998 ; P. Bouretz, La République et l'universel, Paris, 2000. 70 À l'encontre de cette tendance, J. Habermas,« La philosophie et la science font-elle partie de la littérature?», dans La pensée postmétaphysique, op. cit., p. 243-264. " P. Gisel, « Ouverture, la postmodernité, mise en place et enjeux » et« Résonances et mise en perspective. La théologie en condition postmoderne», dans P. Gisel-P. Evrard (éd.), La théologie en postmodernité, Genève, 1996, p. 11-23 et405-427.

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intrigue, tandis qu'un chœur intervient pour lui donner sa cohérence en scandant: «Voici comment il faut comprendre ! » À la scène finale, l'historien s'arrête; il reconnaît la foi en la résurrection de Jésus comme un fait d'histoire, mais la résurrection même échappe à l'histoire. Au moins peut-il dire que si le message est clair, sa mise en récit, pourtant destinée à fonder les témoignages, reste problématique (p. XXII). Au creux du rapport à la mise en scène du passé, qui fait lien avec son propre posthumat, la question du temps reste, sans doute, d'autant inexplorée que Geoltrain succède à Oscar Cullmann à l'EPHE, dont la théologie anti-bultmannienne (anti-herméneutique) était une théologie de l'histoire à partir d'une réflexion sur le temps (résolument non heideggerienne aussi) 72 . Sur ce point, Geoltrain est oralement explicite, intransigeant73 : il convient de défaire l'histoire de tout lien transhistorique ou métaphysique avec la théologie. Exit donc la question du temps, fut-ce un paradoxe pour l'historien, ce n'en est stratégiquement pas un pour le philologue-historien rigoureux du messianisme paulinien ou de la pensée mémoriale des évangélistes74 • Par cette mise en perspective littéraire d'une histoire des idéologies ou des mentalités comme histoire des croyances, laissant le croire (le religieux "en soi") échapper vers sa propre logique en débat (théo-logie), l'histoire des origines du christianisme se détache définitivement des prétentions abusives de l'historisme (de la théologie de l'histoire, encore représentée par son prédécesseur à l'EPHE, ou de la science positive qui prétendrait, en histoire, rendre compte du surnaturel !75 ) autant qu'elle se libère de l'économie herméneutiste de l'exégèse historico-critique. Et l'on sait combien cette dernière imprègne encore la philologie des sources ou l'histoire des littératures chrétiennes. Et l'on sait combien de théologiens sont encore la majorité des historiens des origines du christianisme. C'est là le contexte académique contrasté, et légitime, des recherches contemporaines comme des débats épistémologiques qui doivent l'animer. C'est au sillage de ses contemporains, des Nora, Foucault et Certeau, que Geoltrain vient tendre les origines comme un lieu de mémoire disponible à quiconque aujourd'hui : un livre ouvert, assorti d'autres livres et désenchaîné de tout autel, réinvesti entre« La Fable» et «L'ordre du discours». Nous reste à vérifier comment le langage toutefois évite de partir dans le risque révisionniste : car tout n'est pas que représentation ni fable - d'autant que la Fable, chez Certeau mise en perspective d'histoire des croyances, n'est visible que dans la confrontation (la plus périlleuse) des discours et des points de vue, ainsi que nous l'aura définitivement montré son analyse de La possession de Loudun 76 •

72 O. Cullmann (1902/1999), voir notamment Le Christ et le temps: temps et histoire dans le christianisme primitif, Neuchâtel, 1947. 73 Entretien avec lui autour de cette question et durant les préparations du séminaire de la Faculté Protestante, Paris, 2000 à 2004, également lors de la venue, là, du théologien Pierre Gisel dont la contribution d'alors figure en ce volume. 74 Aucun lien non plus avec les réflexions d'un Pierre Bonnard sur l'anamnèse, exégète universitaire de Lausanne, inspirant les milieux biblistes protestants (dont Geoltrain est familier), mais aussi collaborateur (comme Geoltrain) à l'entreprise de la« Traduction Œcuménique de la Bible»; voir D. Marguerat - J. Zumstein (éd.), La memoire et le temps. Mélanges offerts à Pierre Bonnard, Genève, 1991. 75 On connaît bien des tentatives «d'explication» médicales des miracles évangéliques ou des signes johanniques. Voir, supra, note 19, la remarque de P. Geoltrain sur les miracles. 76 M. de Certeau, présentation de La possession de Loudun, Paris, 1" édition : 1970.

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IV. Le dialogue entre les méthodes ou les disciplines aux confins de la culture comme métamorphose: l'aventure et la résistance au filigrane de l'analyse du discours L'avers de la prudence historienne de Geoltrain est son accueil constant aux innovations méthodiques ou épistémologiques dont certaines décennies récentes n'ont pas été avares, peu s'en faut7 7 • Quand le scepticisme se tient en histoire comme une exploration aux limites, le dialogue entre les disciplines se fait exploration aux marges ou aux remous des sciences humaines ou du siècle. Rien de plus précieux que cette économie complexe de la recherche qui sollicite la rigueur mais n'y réduit pas la fécondité des variations imaginatives. À entendre bien des participants à son séminaire comme à remonter à mes premiers souvenirs, le plaisir du texte n'avait d'égal que la vivacité des échanges qui s'y tenaient, où l'histoire du temps présent avait sa place au même titre que le déchiffrement plus difficile de tout contemporain en interaction avec d'autres, selon ce difficile dialogue des cultures dont se trame aussi l'histoire 78 • Entrons un moment dans l'effervescence des chantiers de l'histoire, c'est-à-dire aux points de rencontre entre les points de vue. Nous y ferons le détour par des questions ouvertes à ce séminaire et toujours d'actualité dans la recherche interdisciplinaire. Deux parmi les chantiers au long cours conduits au séminaire de l'EPHE, attestent la manière dont la recherche pratiquée par Geoltrain attrape les sujets d'étude dans leur complexité, en même temps que leur examen permet de souligner une ligne de difficulté affrontée par lui comme par ses collègues et, plus généralement, par les sciences humaines : cela se passe au moment où (devant le pragmatisme anglo-saxon, pour ce qui est du continent) le structuralisme révèle l'enjeu de la question du langage, à travers celle des recours méthodiques les plus exigeants jusqu'à un registre fondamental de compréhension des phénomènes sociohistoriques ou des phénomènes d'humanité. Ces chantiers sont liés dans la mesure où tous deux sont conduits par Geoltrain et ses collaborateurs à partir du travail sémiotique sur les textes et les corpus. Mais l'un des deux poursuit actuellement sa course d'une manière désormais tout à fait détachée de son impulsion sémiotique, c'est celui de l'étude des littératures apocryphes chrétiennes (nous finirons par le second chantier, en revenant à la position singulière de Pierre Geoltrain). Certes, il s'agit aussi d'un chantier de recomposition des sources pour l'histoire des origines du christianisme, lié à un ensemble de découvertes (ou de travaux d'édition) documentaires remarquables. Et le travail historique d'un Geoltrain, parmi tant d'autres, y voit une continuité naturelle. Toutefois, c'est au prix d'un certain nombre de questions critiques pointées à partir du structuralisme mais laissées en suspens, au bénéfice pour l'heure de recherches historicophilologiques plus empiriques. Comme le souligne notamment Jean-Daniel Dubois, il convient d'abord de reconstituer les bibliothèques de sources, d'étudier en détail les mouvances écartées par l'essor de l'hérésiologie antique auxquelles des sources donnent un accès direct inestimable, sans négliger les pratiques rituelles indiquées par les pratiques discursives, alors on arrive aux enjeux fondamentaux des conflits, aux questions portant sur les modalités du rapport au divin et leur effectivité subjective79 • Sans aucun doute, il y

77 Voir, par exemple, la« Préface »de P. Geoltrain à J. Lambert, Le Dieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéismes, Paris, 1995, p. 9-10. 78 J.-M. Ferry, La question historique, op. cit., p. 21. 79 J.-D. Dubois, «Les recherches sur la gnose séthienne et les origines chrétiennes», communication à la table ronde du Groupe Européen de Recherches Interdisciplinaires sur le Christianisme des Origines organisée par S. C. Mimouni, «Question sur les sources du christianisme des origines», Paris, EPHE, 19-20 juin 2003.

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a là un rythme de la recherche lié à la capacité de "digestion" des déplacements en histoire contre lequel il serait vain de s'insurger. C'est même l'interaction temporelle qui nous y soumet, par le jeu des générations et la recomposition des écoles de recherche à quoi la pensée n'échappe surtout pas. Les historiens sont gens ordinaires, d'autant que nous dépassons l'héroïsme nécessaire aux grandes figures de l'Histoire81 • Tant la liberté ne se fonde que sur la capacité à recevoir et recommencer, au pas à pas chaque fois singulier de la réflexion distanciée du monde auquel, simultanément, elle appartient. Cependant, dès l'origine de la mise en place du chantier des écrits apocryphes chrétiens, la position de Geoltrain nous donne accès, au travers de ce déplacement de la recherche du normatif à l'apocryphe, à une interrogation contrapuntique qu'il y maintient précisément par son art sceptique de la mise en doute et del' esprit de finesse. Ce que nous gagnerons à reconnaître au moment même où nous devenons capables de remettre en dialogue son enseignement, c'est-à-dire son invitation permanente à la recherche. Le chantier des apocryphes chrétiens

À l'occasion du centenaire de l'École Pratique, le lancement de l'étude des littératures apocryphes chrétiennes donne lieu à un véritable progralillile épistémologique de travail historique et comparatif sur les pratiques discursives, initié autour des origines du christianisme colillile de l'histoire du christianisme ancien, un peu à distance de l'étude des littératures juives abusivement dites intertestamentaires : «transformer un 81 ancien objet d'érudition en en un nouvel objet pour "faire de l'histoire" » • Programme enthousiaste, il définit un champ d'investigations empiriques de manière extensive (mord sur le Moyen-Âge, déborde les aires orientales et occidentales), en caractérisant certains registres auxquels les écrits apocryphes chrétiens dans leur diversité indéfinie, les aires et les périodes multiples auxquels ils renvoient, donnent accès : les « pratiques discursives » pour le registre langagier ; les « conservatoires ethnographiques » pour le registre spatial et synchrone des sociétés ; la « postérité » littéraire et iconographique des apocryphes dans la longue durée pour le registre temporel ; enfin l'histoire des corpus, pour le registre cognitif ou paradigmatique (?) d'une histoire des savoirs. Ce programme est tel toutefois que l'éclatement des domaines de recherches, à partir du décentrement décisif et irrévocable des sources néotestamentaires, n'a d'égal que celui des approches méthodiques et historiographiques possibles, soudain convoquées dans leur disparité exhaustive. En outre, le contexte international du chantier fait se rencontrer d'emblée des écoles, des institutions ou des traditions historiographiques dissemblables, sans proposer aucun appui pour réguler la confrontation des perspectives, des points de vue, des présupposés et des attentes (d'autant désormais que les recours théoriques connaissent un net désinvestissement dans les sciences historiques). Cette ouverture maximale conduit à une matière transhistorique et hétérogène empiriquement intenable : la revue internationale Apocrypha affiche un objectif quasi universaliste d'étude socioculturelle de l'apocryphité, se voulant ouverte et écrite par tous ceux qui, dans leurs disciplines propres ou depuis les lieux de leurs de recherches particulières, trouveront des raisons de s'associer durablement ou de participer

80 A. Desreumaux - J.-C. Picard- P. Geoltrain, « Apocrypha. Le champ des apocryphes», présentation de la revue Apocrypha, op. cil. (noter l'élan simultané des « nouveaux champs de ! 'histoire », analyse dans J. Boutier (éd.), Passés recomposés. Champs et chantiers de /'histoire, Paris, 1995. "' Voir J. Bouveresse, op. cit., supra, note 1O.

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ponctuellement à l'œuvre commune: redonner les dimensions réelles et dessiner enfin la stature véritable de ces monuments qui, longtemps et de bien des manières, façonnèrent les imaginaires, les mentalités et les espaces de vie de tant de sociétés et de culture. Au même moment, ce premier avant-propos, auquel Geoltrain participe, rappelle tout de même au filigrane le geste historico-philologique dont cela doit procéder dès lors que l'histoire exhume l'oubli au rebours des traditions qui l'ont orchestré: Le retour aux gisements documentaires et le redéploiement qui en résultait, firent mesurer l'ampleur du "reste" [le non canonique] qu'on avait laissé dans l'oubli ou qu'on y renvoyait82 • Dès lors et par ce défaut de régulation épistémologique, le bénéfice nettement laissé à l'éclatement de la documentation et de l'investigation empirique renvoie les chercheurs au détail parcimonieux du pas à pas de l'acribie philologique. Ce sera le programme patiemment redessiné del 'introduction au premier volume d' Écrits apocryphes chrétiens 83 , qui se présente en refusant de créer un nouveau corpus puisqu'il s'agit au premier chef de détacher le « continent apocryphe » de sa gravitation canonique moderniste. L'éclatement des écrits est donc le signe du respect des sources. Chacun renvoie à un petit monde ou un réseau oubliés ou méconnus : On voudrait pouvoir décrire pour le lecteur contemporain, avec le plus de précision possible, les conditions de réception en leur temps de chacun des écrits apocryphes. C'est une entreprise le plus souvent impossible[ ... ] Les apocryphes ont été pendant des siècles le terreau nourricier de l'imaginaire chrétien84 • Où l'on retrouve tous les motifs, presque systématisés, de la résistance à la synthèse de la part de Geoltrain, au bénéfice du plaisir de l'exploration infinie,« aux risques de la liberté »85 ! Le premier risque de l'aventure, c'est celui d'une conception directement objective de l'apocryphité. Le second, déjà constaté, celui de la dérégulation épistémologique du comparatisme comme del' empirisme. Comme telle, l 'apocryphité, c'est-à-dire l'ensemble des écrits apocryphes exhumés ou revalorisés, se présente en effet comme un univers, tout au moins si l'on prend dans les mains la bibliothèque d'archives exhumées comme formant un seul bloc transtemporel, voire atemporel, valorisé pour lui-même "contre" la tradition moderniste 86 • La tentation est grande d'entrer "en soi" dans cette intertextualité qui échappe aux régulations et fait signe vers les pratiques sociales plus ordinaires ou vers un libre jeu de l'imaginaire. Comme on subvertit l'institution par la promotion du social ou de la marge en rejouant la tradition contre la norme, nous affleurons au geste postmoderne. Or, cette intertextualité, pour être appréhensible par la recherche, doit être d'emblée définie au niveau sémiotique qui l'a inventée. C'est également là que Geoltrain et ses pairs, en maintenant le geste historico-philologique de l'histoire des interprétations, écartent la tentation néostructurale d'une intertextualité ou d'une interculturalité

"A. Desreumaux - J.-C. Picard - P. Geoltrain, «Avant propos. La Fable pour tout dire », op. cil., p. 11. '3

Voir au« Contrechamps», dans ce volume, ce que "la Fable apocryphe n'est pas".

"Écrits apocryphes chrétiens I, op. cil., p. LI, LVI. Noter aussi P. Geoltrain, Présentations, notes et traductions de 5 Esdras et de 6 Esdras, dans Écrits Apocryphes Chrétiens 1, p. 633-656 et 657-670. " Écrits apocryphes chrétiens I, op. cit., p. XXI '6

J.-C. Picard, «L'apocryphe à l'étroit: notes historiographiques sur les corpus d'apocryphes bibliques»,

Apocrypha 1 (1990), p. 69-117.

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anthropologique infinie87 , au sein du geste comparatif toutefois judicieusement accueilli par les origines du christianisme. En effet, notons le d'emblée suite à ce que nous avions remarqué quant à l'ancrage herméneutique méthodique initial de la philologie, Geoltrain, à la suite de Greimas et d'autres, et contre la proposition d'une Julia Kristeva notamment, a toujours opté pour une conception pragmatique et finie de l'intertextualité88 : celle-ci ne procède pas d'une rhyzomatique interminable, quasi métaphysique et labyrinthesque, de la langue et de ses jeux de renvois internes, mais ne fonctionne que d'un texte l'autre, même s'ils sont nombreux à entrer en résonance. L'intertextualité stricte renvoie à l'étude des pratiques discursives qui l'orchestrent, pratiques stratifiées mais sémantiquement et sémiotiquement repérables dans des aires et des périodes de la langue89 • Et Geoltrain, en collaboration avec Jean Delorme notamment, dans un de ces articles (réédité en ce volume) sémiotiques dont les propositions n'ont, à mon sens, pas été épuisées, ne cesse de montrer que la prise en compte de tous les registres de l'économie langagière du « discours religieux » juif et chrétien antique est une entreprise bien plus réaliste (et pratique pour un philologue) que ne l'est la saisie nécessairement aléatoire d'un monde totalisant, supposé radicalement autosuffisant de la langue (déconnecté de toute pratique des sujets, a fortiori si on recourt à une « fonction symbolique » grammaticalement rattachée à la sémiotique de manière trop imprécise, parce que cela se fait au détriment de l'axe actantiel, pragmatique, sujet! verbe 90) : Si leur statut normatif donne aux Écritures un caractère atemporel qui semble les éloigner de toute référence précise à leur milieu d'origine les conjoint en fait à de multiples référents historiques justement parce qu'elles sont utilisées comme texte de référence. Sans cesse lu et commenté dans les cultures les plus diverses, le texte biblique est constamment réutilisé dans des contextes historiques fort différents. Les exégèses juives et chrétiennes des premiers siècles représentent d'immenses efforts de réactualisation du texte biblique dans des sociétés qui évoluent constamment. La sémiotique permet de mesurer les écarts et les réajustements qui apparaissent dans ces formations sociales qu'elle considère d'abord comme des sociétés de discours. Jusque dans l'histoire des mots, elle peut montrer comment

M. Frank, Qu 'est-ce que le le néostructuralisme? De Saussure et Levi-strauss à Foucault et Lacan (1984), Paris, 1989. " Voir l'article « Intertextualité » dans J. Courtès - A. J. Greimas, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, 1979/1986 (2 volumes). " P. Geoltrain, « Remarques sur la diversité des pratiques discursives apocryphes », op. cil. 90 Entrer dans le détail des tentatives théoriques de J.-C. Picard auxquelles se réfèrent cette ouverture excède cet article autant que son propos (cf J.-C. Picard, «Les trois instances, symbolique, narrative et idéologique. Propositions d'analyse», Cahiers bibliques n° 15, Foi et Vie 75/4 (1976), p. 12-25; et la reprise posthume de diverses de ses publications, Le contient apocryphe : essais sur les littératures juive et chrétienne, Turnhout, 1999). En outre, principalement grâce à une érudition littéraire précieuse et un esprit toujours en éveil, prompt à mettre en valeur la richesse des textes tout en dénichant d'indéniables potentialités du langage, ce collaborateur et ami de P. Geoltrain, de F. Schmidt et de leurs autres collaborateurs a laissé une forte marque personnelle dans les travaux du séminaire et des laboratoires de recherches de l'EPHE qui liaient les directions d'études sur Je judaïsme et Je christianisme antiques (voir notamment la nette inflexion du travail du séminaire «sur le texte évangélique» (Annuaire EPHE /SR, t. LXXXII, 1975/76, p. 221) puis sur« l'organisation du discours évangélique», à partir de sa participation active, Annuaire EPHEISR, t. LXXXVI), 1977 / 78, p. 313-315). Si les explorations herméneutiques sont foisonnantes et anthropologiquement fécondes au sillage du comparatisme dumézilien notamment, !'étayage théorique, en revanche, est resté en deçà de ce que la théorie sémiotique exigeait pour qu'on l'infléchisse en direction d'une critique culturelle, nécessaire mais encore en attente. Tout au moins, avant son décès prématuré, c'est bien Jean-Claude Picard qui aura montré cette nécessité. '7

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l'investissement sémantique d'un lexème, dans une même langue mais chez des auteurs différents ou a des époques différentes, porte la marque d'une transformation des systèmes de représentation91 .

Dans cette perspective où le discours, considéré dans sa cohérence fonctionnelle, donne accès à l'histoire pragmatique de la pensée et des savoirs liés aux pratiques socioreligieuses, la sémiotique reconduit le philologue au sens de l'interaction temporelle (et non exclusivement normative) del' exégèse, donc, plus largement, à celui des systèmes historiques d'interprétation (et pas seulement d'ailleurs des représentations) dont les cultures procèdent; histoire infinie mais inassurée d'avance, interactive ou dialogique, au sens généalogique mais aussi critique de la transmission et de la réception conflictuelles des textes normatifs et des lectures qui y donnent accès ou s'en déploient92 • Ce qui aura été ici écarté, c'est bien une esthétisation de l'histoire dont témoignent par exemple les travaux d'Umberto Eco et ses références à Borges, bien sûr. Ce chantier continue son chemin : plusieurs pistes de recherche répondant à ces risques sont, les unes engagées, d'autres en suspens. La dérégulation du débat épistémologique - c'est-à-dire du débat où l'historien rend compte de son rapport cognitif (donc moral93 ) aux sources comme des compréhensions qu'il en a - est avérée avec le recul des recours théoriques du xx0 siècle. Mais, philologiquement, le travail d'archivistique a tout de suite commencé: c'est donc lui qui constitue le terrain commun minimal de la collaboration internationale et pluridisciplinaire des chercheurs, sur fonds du savoir-faire séculaire de l'érudition classique. De cette manière, et sans qu'on ait à l'expliquer nécessairement car c'est une contextualité donnée, on voit comment une discipline se maintient par l'expérience et l'inertie de pratiques éprouvées ; en quoi l'histoire savante est bien un métier moderne dont la synergie entraîne aussi les individus qui peuvent (ou non) l'entraîner. La critique des traditions dont elle procède exhume et requalifie, en l'occurrence les littératures apocryphes, donc un ensemble documentaire par défaut, et qu'il convient de restituer en l'état des provenances qu'on lui connaît, tout en reconstruisant simultanément une bibliothèque pertinente d'archives, rien moins, à l'encontre des transmissions, relégations et régulations canoniques, dogmatiques mais aussi érudites et antiquaires pluriséculaires. Commence alors aussi un travail de réajustement culturel contemporain des corpus : le théologien peut intervenir et prendre acte du déplacement, ce que fait Pierre Gisel notamment lors d'un deuxième colloque des apocryphiens 94 • Ainsi, l'historien n'échappe pas lui-même à l'interaction culturelle; à chacun de déterminer son angle de participation.

J. Delorme - P. Geoltrain, «Le discours religieux», op. cit., p. 117. P. C. Bori, L'interprétation in.finie. Écriture, lecture, écriture (1987), Paris, 1991. 93 Pour le dire simplement, au sillage du cognitivisme kantien, mais aussi habermasien, le lien entre connaissance et morale est un lien de régulation en raison : la démarche moderne de connaissance est assujettie à une exigence de cohérence, de non-contradiction. Cela suppose que jamais la connaissance ne procède d'un point de vue qu'elle ne peut adopter, qui est hors de sa portée (point de vue "cosmique" ou radical ou divin). A fortiori, s'il s'agit de chercher à connaître les phénomènes humains, dont nous-mêmes procédons, il est idéalement illégitime de prétendre connaître autrui. Nul« soi» ne le peut, fut-il excellement scientifique, car l'être humain n'est à lui-même jamais ni un objet ni un moyen. Dès lors, la démarche de connaissance ne se fonde que réflexivement et que moralement. " P. Gisel, «Apocryphes et canon : leurs rapports et leurs statuts respectifs. Un questionnement théologique», Apocrypha 7 (1996), p. 225-234. 91

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C'est ce que fait également Simon Mimouni95 , au sillage de la position historienne de critique des traditions tenue par Geoltrain à qui il succède à l'EPHE : en prenant acte de la question culturelle, montrant à juste titre son amplitude théologique incontournable, pour s'en détacher aussitôt. Il prend simultanément acte du débat historico-critique entre Junod et Schneemelcher sur la définition des corpus d'un côté, de la proposition théorique de Picard de l'autre pour une apocryphité conceptuelle, subsumant la matière qu'elle recouvre pour graviter autour du scripturaire. Tout en suivant le détachement philologique et historique de la gravitation canonique défendu par Junod (lui, en termes d'histoire littéraire aussi, voir la reprise bienheureuse de ces questions par P. Piovanelli en ce volume), Mimouni réaffirme que l'apocryphité n'a de sens que si on la maintient comme une histoire des pratiques textuelles d'une part, précisément liée à des bibliothèques qu'il convient de reconstituer. Et il se place, d'autre part, délibérément à distance de toute tentative de conception paradigmatique (transhistorique) de l'apocryphité, comme celle esquissée par Picard96, écartant en cela tout recours théorique du sein du geste empirique de l'histoire, de ses méthodes comme de son épistémologie. L'histoire est une pratique, un art. .. Tout en agréant à ce positionnement, de fait, rigoureusement historique au sens de ces techniques philologiques par quoi s 'édifie l'histoire savante, on peut cependant poursuivre le dialogue interdisciplinaire et noter, mais alors philosophiquement et non historiquement ou épistémologiquement (à la manière dont Geoltrain appelle la philosophie pour évoquer le problème de l'articulation entre une épistémologie du synchrone et le sens historique de la diachronie), qu'il serait en réalité vain de croire à une démarcation aussi définitive de la question culturelle contemporaine. Non seulement, la constitution des bibliothèques d'archives n'échappe pas au débat de leur pertinence culturelle envisagée du point de vue qui, à un moment ou un autre, les constitue97 , fut-ce un point de vue historique (or, celui-ci ressortit tout simplement au discours philosophique de la modemité98 , il convient de l'assumer comme tel, dans les limites du contemporain). Mais encore la tension entre apocryphe et ce qui ne l'est pas (qui varie selon le sens que les cultures donnent à l'apocryphité, ainsi il diffère entre le judaïsme et le christianisme comme le rappelle Mimouni) s'avère en soi une tension herméneutique, interprétative: liée à la pratique de l'interprétation comme pratique cognitive et morale. Rien n'interdit dès lors de réfléchir philosophiquement, c'est-à-dire du point de vue du conflit des interprétations et des modèles de pensée dont nous disposons aujourd'hui, à une conception herméneutique et critique de l'apocryphité, précisément aussi comme «concept transversal aux religions du livre »99 , en dialogue avec l'histoire ; mais sans verser en rien dans une théorisation idéologique d'un paradigme anhistorique pour un comparatisme sans frontière ni pertinence ; et sans entrer non plus dans un point de vue théologique ; donc en ouvrant le débat contemporain qui frappe à la porte. Cette réflexion ne porterait pas sur une conception de la matière apocryphe - laissons-la en effet à ses

95 S. C. Mimouni, «Du détournement de l'objet au profit du sujet (Présentation critique des numéros 6 et 7 d'Apocrypha) », Revue des Sciences Religieuses 73 (1999), p. 109-118 et« Le concept d'apocryphité dans le christianisme ancien et médiéval. Réflexions en guise d'introduction», dans S. C. MIMOUN! (éd.), Apocryphité. Histoire d'un concept transversal aux religions du livre, Tunrhout, 2002, p. 1-30. 96 S. C. Mimouni, op. cit., dans S. C. Mimouni (éd.), Ibid., p. 8-12. 97 P. Ricœur, MHO, «L'archive», p. 209-224. 98 J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences (1985), Paris, Gallimard, 1988. 99 !. Ullern-Weité, «Pour une compréhension de la signification apocryphe dans le "continent scripturaire"», Apocrypha 6 (1995), p. 235-278.

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économies propres auxquelles les historiens nous donneront progressivement meilleur accès - (d'où la reprise, par Piovannelli, d'un questionnement herméneutique, en un sens méthodique, interprétatif ouvert). Mais elle pourrait porter de manière seconde sur nos capacités interprétatives contemporaines. Où l'historien, à titre individuel, figure au même titre que le philosophe et le théologien et tout autre, qui affronterait la question de déterminer comment reprendre le legs du passé, sans nostalgie ni outrecuidance. C'est encore de l'histoire, reconduite toutefois, en passant par les enjeux fondamentaux puis au delà, de la science à l'impulsion de connaître, alors considérée aussi au sens commun (dont les historiens relèvent aussi) 100 • De la sorte, un troisième aspect résiste à la démarcation, pourtant légitime, de l'historien, entre étude historique et réflexion contemporaine - et libre à chacun de marquer les limites de ses investigations-, c'est celui déjà abordé avec la notion d'intertextualité, savoir la question culturelle elle-même. L'évoquer à la suite de ces débats, et pour revenir au point de vue de Geoltrain, nous rappellera, s'il le fallait au terme de ce détour apocryphe, l'actualité en cours dans laquelle ses recherches collégiales s'inscrivent : un inachèvement constitutif de la question historique, mais aussi de toute interrogation. En effet, à l'instar de l'esthétisation ou non de l'intertextualité, l'enjeu sous-jacent à ces discussions à plusieurs registres critiques (philosophique, théologique, historique) nous renvoie à un conflit des conceptions ou plutôt des approches du registre de la culture, qui resteraient en l'occurrence cohérentes avec la perspective historique, notamment celle liée d'une part à l'étude des origines du christianisme, d'autre part à la théorie sémiotique - puisque c'est là ce que Geoltrain nous enseigne. Ne nous y trompons d'abord pas, le lyrisme du lancement des études apocryphes tient à ce que ces historiens (Geoltrain, Desreumaux, Picard et leurs proches collègues de l'EPHE) répètent le geste de l'historiographie romantique qui consiste à promouvoir l'histoire sociale contre l'histoire d'une institution invalidée, ici non pas celle de la monarchie, mais celle du christianisme ecclésial et doctrinal.'Il y a déjà en cela un déplacement de la question culturelle, pris dans la ferveur d'une recherche qui se sent aborder un "nouveau monde" : Or, ce reste délaissé est à lui seul un univers. S'il apparaît d'abord comme un ensemble de traditions manuscrites aussi luxuriantes que touffues [... ] ce reste si vaste, si riche d'histoire, si animé des mentalités de peuples et de langues qui y ont déployé leurs architectures et exercé leurs anamorphoses successives, invitait à un renversement : on devait désormais chercher l'apocryphicité 100 là où son histoire longue et foisonnante lui avait donné vie, sans la contenir plus longtemps dans les limites où des raisons autres qu'historiennes avaient pris l'habitude de la tenir enfermée. Les littératures apocryphes devenaient alors un cadre trop étroit: il fallait ouvrir résolument le champ à la Fable apocryphe [ ... ] pour rendre aux plaisirs de la Fable et aux appétits d'histoire un monde oublié : celui du continent apocryphe 102 •

Toutefois, au moment d'aborder à ce «continent apocryphe», Geoltrain le définit discrètement par« le plaisir de la Fable», c'est-à-dire par son économie fonctionnelle et non par sa substance :

I. Ullem-Weité, «Entre les voix ... »,op. cit. Ce fut le premier terme employé, barbarisme d'abord forgé sur le terme antinomique de «canonicité», auquel on a finalement substitué celui, étymologiquement juste, d' apocryphité, attesté par le Dictionnaire de la Langue Française (1877) d'Émile Littré, Paris, 1957, tome 4 (le tome 1 offre la« Préface» de Sainte Beuve). 102 A. Desreumaux - J.-C. Picard- P. Geoltrain, «Avant propos. La Fable pour tout dire», op. cil., p. 11-12. 100



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Il me contait les apocryphes. J'y prenais un plaisir extrême qu'aucune littérature ne m'avait fait connaître à ce point: le plaisir de la fable pour tout dire. Mais où retrouverai-je aujourd'hui ces histoires? Où sont nos conteurs d'antan 103 ?

Comme dans le geste de Shéhérazade, le rapport à l'imaginaire est celui de la dégustation reçue, offerte ou partagée, du détour ou des reports de la pesanteur normative (nostalgique, périlleuse ou autre) que cela permet, bref d'une pratique imaginaire et mémoriale libre, pas de ce qu'elle rapporte, conte ou métamorphose directement. Ce faisant, il se maintient au niveau second de l'historiographie retenue ou contenue qu'il a toujours adoptée. La culture, la métamorphose des cultures, allant d'une frontière l'autre et non dans un monde sans frontière (illusoire continent révélé, que cet apocryphos), est une pragmatique écrite et lue réciproquement dans l'histoire (pour elle). Elle n'est pas la littérature même, ni sa Gradiva ni ses récits exclusivement, mais ce dont elle procède et ce à quoi elle renvoie : la condition langagière de l'humanité, des individus qui la tissent ; l'inaccessible et, en cela, fantastique passé compris. Comment renouer avec le passé ? Et comment le faire sans recourir au récit mais à la réflexion de l'histoire !? Par quelle nostalgie inlassablement déjouée l'historien édifie-t-il des Tombeaux austères aux gestes défuntes de l'humanité ? « Sombre fidélité pour les choses tombées» ... (Péguy citant Hugo, Clio).

V. De la littérature à l'histoire, son hiatus et le rapport illocutoire au langage

Le chantier des lectures sémiotiques. L'autre chantier que nous devons évoquer s'intéresse, lui, aux sources normatives pour les origines, savoir «le texte évangélique», à partir de celui « selon Marc » 104 . Il s'inscrit en simultanéité avec le travail d'un groupe sémiotique lyonnais, le Centre pour l' Analyse du Discours Religieux. En postface à une des publications collectives du CADIR sur les« signes et paraboles», A. J. Greimas synthétisait d'ailleurs les éléments et les enjeux critiques et théoriques (théorie du langage) pour une étude sémiotique du discours évangélique, dont on retrouve certains fortement mis en avant dans le travail historique de Geoltrain : non seulement cette ouverture pragmatique potentiellement féconde (restée sans doute inexploitée) sur le langage, due à l'analyse actantielle, mais encore ce constat nodal sur lequel nous allons revenir : [à la différence du « discours conservateur, représenté par le conte merveilleux russe, par exemple», ou du «discours mythique, qui ne vise qu'à surmonter les contradictions»], le discours évangélique [ ... ] investit les schémas du carré sémiotique de deux catégories incompatibles non pour dissoudre leur antinomie, mais pour aménager le passage permettant de fonder une nouvelle deixis axiologique [ ... ] La lecture de l'Évangile met en lumière l'existence de deux mondes entre lesquels la communication paraît impossible, non parce qu'ils s'opposent carrément mais parce qu'ils ne parlent pas le même langage 105 •

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Sur les Mémoires de Léon Traig, voir au « Contrechamps », dans ce volume. P. Geoltrain, «Origines du christianisme», Annuaire de l'EPHE /SR, de (19776 / 77) à (1978 / 79); voir aussi P. Geoltrain, «La violation du sabbat. Une lecture de Marc 3,1-6 »,Cahiers Bibliques n° 9, Foi et Vie 3 (1970), p. 70-90. 10s A. J. Greimas (EHESS), «Postface» à Groupe d'Entrevernes (CADIR), Signes et paraboles. Sémiotique du texte évangélique, Paris, 1977 («Préface» de J. Geninasca, Zürich), p. 236-237. 104

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Tel est bien, semble-t-il, l'économie langagière d'un hiatus historique récurrent, tenant peut-être à ce que le terme moderne d'origines servit aussi à recouvrir. On voit exactement où va se tenir le travail de Ricœur sur La métaphore vive (Paris, Le Seuil, 1975, contemporain de son dialogue avec Greimas), selon que la métaphorisation tient les incompossibles en les liant dans un autre monde. En revanche, Geoltrain reste dans l'histoire même, son déchiffrement laborieux contraint à ses aléas. Il note alors la même chose à partir de son cycle d'études marciennes, mais il l'analyse en termes sociohistoriques : Au delà des énoncés, les modalités doivent être constituées en système qui représente un niveau autonome et analysable, révèle une organisation imaginaire du monde et permet d'établir une première typologie culturelle. Le système des modalités s'inscrit alors dans le champs d'études des institutions 106 •

Telle est la méthode sémiotico-philologique (herméneutique méthodique et critique) et son application historique, en termes marxistes alors d'histoire des idéologies (orientation pratiquée par Geoltrain, notamment durant sa collaboration avec son assistant F. Schmidt), qui nous indique déjà que le «retour à l'histoire» (c'est-à-dire de l'épistémologie synchrone à la compréhension diachronique) portera sur la registre politico-juridique, selon quel 'imaginaire est toujours capté et régulé à partir d'une inscription pérenne dans ce qui édifie les sociétés selon des économies dramatiques 107 • Cela donne un repère et permet le jeu comparatif suivant, entre des pratiques discursives évaluées à partir de leur rapport à l'institution dominante de l'imaginaire qui caractérise telle ou telle société : après enquête dans les textes sémitiques, nous avons constaté dans le texte de Marc une opposition entre deux systèmes. L'un, dont l'abandon est conseillé, est le système habituel de l'échange (famille patrilinéaire et matrilocalité), l'autre, dont l'adoption est proposée, un système de don [ ... ] Ainsi est proposée une nouvelle institution dans laquelle les mêmes termes ne recouvrent pas les mêmes relations et qui deviendra la communauté chrétienne qui ne parvient à se maintenir que dans la persistance du système qu'on désire rejeter 108 •

Le paradoxe du discours évangélique est donc qu'il contredit le monde dont il procède et propose d'en vivre un autre qui toutefois ne peut advenir qu'à partir du monde invalidé. Faut-il insister d'avantage sur le hiatus dramatique dont, au sein l'histoire du judaïsme de la période hellénistique et romaine, procède l'émergence du messianisme apocalyptique qui identifie Jésus au messie (christos)? Telle est bien, non pas tant l'énigme factuelle que l'économie aporétique (énigmatique en cela) dont procède le discours« des origines du christianisme », qui vise un monde à venir avéré à la condition de la négation du monde en cours hors lequel cette annonce n'a pas lieu d'être. Dialectique négative? Économie de refoulement ? Avenir d'une illusion ? Messianisme sans issue ? Prémices d'une mystique juive? ... Toujours est-il que Geoltrain n'a, pour sa part et sémiotique

P. Geoltrain, Annuaire EPHE /SR, t. LXV (1976 / 1977), p. 319 De cette même appréhension procède le travail sur le conflit de Simon Mimouni, qui m'a invitée à travailler et faire une« Présentation critique de l'étude de Simmel sur "le conflit" (1908) comme forme de socialisation (de production de vie sociale) » au Séminaire interdoctoral européen "Judaïsme et christianisme ancien" (EPHE/ CERL), coorganisé par J.-D. Dubois, A. Le Boulluec et S. C. Mimouni, sur« Le conflit religieux interne externe dans l'antiquité: rhétorique, hérésiologie, histoire de l'exégèse», séance du 21 novembre 2002, manuscrit et bibliographie inédits. ""P. Geoltrain, Annuaire EPHE /SR, t. LXV (1976 / 1977), p. 320. 106

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oblige, pas développé de recherches sur le type d'économie de rédemption 109, d'économie subjective110 que suppose un tel rapport paradoxal entre l'économie divine et celle de l'humain; pas plus qu'il n'a opté, déthéologisation et antiherméneutisme obligent, pour une réflexion sur le temps (pourtant constitutive de l'histoire 111 , mais aussi de ce phénomène 112). En ce sens, d'ailleurs, sa modernité historienne est initiale et bien marquée, sans doute, par le contexte français : elle a plus d'accointances sceptiques avec le modernisme (et la fameuse querelle inaboutie qui en procéda) qu'elle ne procède de l'élan théologico-politique de l'entre-deux guerres européen. Aussi sa question historique récurrente est remarquablement cohérente, aux conditions de l'étude des pratiques discursives qui sont celles de son épistémologie philologique (en lien avec une conception critique du langage): elle semble relever de ce qu'il faut bien comprendre et rendre compte, d'un point de vue historien, à savoir la manière dont l'aporie n'est pas un commencement, ni une nouveauté, mais un échec, rejeté par ce qui va devenir le judaïsme tout en devenant néanmoins rétrospectivement un fondement pour une histoire ultérieure, alors proprement chrétienne. Rétrospectivement parce qu'il aurait pu ne rien advenir. Même le passé reste aléatoire en lui-même. Deux ordres de phénomènes lui paraissent livrer des pistes d'appui historiographique pour cela, d'un côté le phénomène de génération seconde que constitue le moment de l'écriture évangélique, de l'autre, le phénomène de réception à contretemps du paulinisme, puisque les épîtres connaissent une brève disparition avant que l'on ne voie fleurir leur réception ici et là. Souligner cela ne procède, on le voit, en rien d'une hypothèse herméneutique (comme elle l'est à partir de l'analyse kérygmatique de Bultmann 113) mais bien de l'observation du destin littéraire initial des sources documentaires. À partir de ce constat et compte tenu de la méthode pratiquée pour édifier l'historiographie, Geoltrain doit encore affronter une autre difficulté, qui tient à la question du langage, question moderne, difficulté contemporaine pour l'historien comme pour le philosophe. Tout d'abord, si l'on étudie les pratiques discursives selon l'histoire et que l'on se tourne vers le passé de cette manière, on est alors cruellement confronté à l'anachronisme fondamental du rapport au passé autant qu'au hiatus dans le rapport des mots et de nos phrases au réel : la communication langagière se brise - mais, ce brisé serait après tout sa condition même. En effet, Geoltrain, en revenant à la nature fragmentaire de sa documentation, à son propre rapport rétrospectif à l'historicité, établit précisément le constat de la nécessité où elle nous place d'avoir à les déchiffrer et les

T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, 1951, p. 230. !. Ullern-Weité, «Retour sur "le sacré": instance pour le sujet ou pour l'intersubjectivé? Une question que pose la philosophie aux sciences sociohistoriques », dans ce volume. 111 W. Benjamin, «Sur le concept d'histoire», repris dans Œuvres 111, Paris, p. 427-443 (1940 / 1942) et H. Wismann, séminaire sur Walter Benjamin, EHESS, Paris, 2002 / 2003. 112 Pour le coup, voir S. C. Mimouni, «Les judéens et les Grecs chez Paul de Tarse à partir d'une lecture de Giorgio Agamben », intervention au Séminaire Interdoctoral EPHE - CERL «Judaïsme et christianisme ancien» coorganisé par J.-D. Dubois, A. Le Boulluec et S. C. Mimouni, séance du 15 mai 2003, «Le conflit religieux interne externe dans l'antiquité : rhétorique, hérésiologie, histoire de l'exégèse». 113 À cause d'une discussion entre eux dont la fécondité reste méconnue, comparer la manière dont Picard opte pour la solution bultmannienne dans le rapport d'une mémoire vive à une mémoire morte, donc pour une philologie de type exégétique, dans J.-C. Picard, «Mémoire des origines chrétiennes »,introduction à F. Bovon -H. Koester, Genèse de l'écriture chrétienne, Turnhout, 1991, (à noter que le nom de la collection,« Mémoires Premières», est dû à Pierre Geoltrain, je le sais par Jean-Daniel Dubois), et l'analyse de la fabrication du «mémorial littéraire» de P. Geoltrain, «Les origines du christianisme: comment en écrire l'histoire», op. cit. 109 110

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comprendre au rebours du temps, c'est-à-dire au risque de la contradiction de l'histoire savante qui, elle, tient compte de l'inactualité: Dans le monde juif et chrétien, les textes de référence, les Écritures, produits de sociétés économiquement et politiquement structurées en des lieux et des temps précis, en sont venus à fonctionner comme des textes normatifs [note IUW : Legendre dit« emblématiques »,cf. la postface à ce volume], dotés d'une atemporalité qui fonde leur universalité[ ... ] L'approche sémiotique de ce type de littérature ressent [cela] comme la condition même de son exercice. Assurée sur ses bases linguistiques, la sémiotique aborde cette production littéraire comme un discours ou une série de discours homogènes constitués dans des langues particulières et, en démontant ce discours, elle met à jour la cohérence du langage [ ... ] La Bible juive, le Canon chrétien et les textes anciens à notre disposition sont, par définition, des productions idéologiques, des discours de représentation. On y trouve certes d'innombrables allusions à des situations politiques ou à des groupes sociaux, mais on ne quitte jamais le plan de la représentation [ ... ]tous [les] personnages, événements ou éléments sont intégrés dans un discours qui, en apparence descriptif, est en réalité axiologique, valorisant les uns et dévalorisant les autres dans un agencement général qui tend à prouver, à persuader, ou à décider le lecteur pour agir 114 • Ce rapport persuasif au lecteur n'est tant pas une fabrication littérale ou symbolique d'un «lecteur idéal» (littéralement prônée par la "narratologie biblique"), qu'elle ne ressortit plutôt à l'économie illocutoire du langage, c'est-à-dire à sa fonction: il nous met en communication dans l'ordre du discours mais sur fond de l'énigme de la réalité, du rapport naturel au monde aussi bien qu'entre "nous". En même temps, c'est de cette manière qu'il nous fournit un monde de sens commun (une Lebenswelt) à partir duquel commencer à nous entendre 115 • Or, l'historien ne peut se soumettre à cet illocutoire de sa documentation. D'un point de vue philosophique, on dira qu'il ne le peut, non pas tant au nom de sa position scientifique de distanciation critique, mais d'abord à cause du temps, car ces sources sont un discours vivant du passé dont le passé nous sépare autant que nous en sépare le phénomène historique des transformations culturelles liées au dialogue entre les générations et les sociétés. Telle est la traduction philosophique, c'est-à-dire ordinaire, de l'énigme historique (cognitive ou savante) des origines du christianisme. Mais comment en écrire cependant l'histoire ? ... On ne comprend pas la perspective adoptée, en ce sens, par Geoltrain si l'on n'évoque pas aussi son amicale collaboration avec Pierre Legendre à l'EPHE.

VI . La résistance comme fidélité à l'institution et comme obstination 'malgré tout' - Combattre le scepticisme en l'affrontant Lors d'une soirée d'hommage de ses collègues de l'EPHE en mai 2003 116 , Geoltrain les remercie en même temps qu'il remercie tout particulièrement l'institution elle-même, celle

114 Voir P. Geoltrain - F. Schmidt, « Pour une histoire des idéologies juives et chrétiennes », op. cit., p. 218221. 115 J. Habermas, «La rationalité de l'entente. La rationalité de la communication explicitée par la théorie des actes de parole» et« Le réalisme après le tournant de la pragmatique linguistique» dans Vérité et justification, Paris, 2001, p. 43-77 et p. 263-313 (pagination sans les notes) (1999). 11 " Table ronde du Groupe Européen de Recherches Interdisciplinaires sur le Christianisme des Origines, «Question sur les sources du christianisme des origines» organisée à l'EPHE, Paris, les 19-20 juin 2003, par S. C. Mimouni, à laquelle il participait.

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qui demeure et le doit. Il rappelle alors combien d'étudiants de toutes origines nationales il vit passer dans son séminaire, précisant qu'à ses yeux la plupart venait sans savoir qui avait en charge la direction d'études «origines du christianisme». Peu importait, ditil, car c'est elle qui représente le champ de recherches historiques original, et pionner encore, ouvert par l'École Pratique: ce champ comprend en lui-même la mise à distance de toute souveraineté théologico-politique sur l'institution érudite et savante et, donc plus fondamentalement, sur le geste initial de l'interrogation historique que la République, au cours de l'histoire, est venue protéger et promouvoir à son tour, aux conditions de la modernité puis de la démocratie. Ce n'est pas seulement tout le gaullisme résistant du jeune républicain socialiste éduqué sous la tourmente du siècle xx qui se manifeste dans cette fière et modeste fidélité, c'est simultanément sa compréhension de l'histoire. Le jeu pérenne dans lequel s'inscrivent les discours et les pratiques discursives est celui de l'institution, sans laquelle il n'y a ni convention ni subversion, ni frontière ni marge, ni fidélité ni émancipation. Et c'est en ce sens qu'à l'instar de son article sur« le vol des ancêtres », sa contribution tout à fait legendrienne sur la filiation (issue d'un colloque à Jérusalem où il s'agissait d'abord de jouer la carte de l'anthropologie levi-straussienne précisait-il), démonte la manière dont le discours paulinien travaille la référence au fondement abrahamique d'Israël (stricto sensu sujet de la Loi 117), pour le défaire de son système initial de filiation, au bénéfice d'une généalogie spirituelle et métaphorique par la foi, qui autorise ensemble (et chacun selon sa spécificité) les Juifs et les « païens » à devenir« fils de Dieu», au nom du« Fils» par excellence selon que le messie, christos, n'est en rien une figure généalogique mais une figure fraternelle. Ce travail constitue, pour Geoltrain, aussi bien la culture chrétienne d'un rapport moral au monde qui prône une fraternité éthique, l'idéal de virginité et !'encratisme (tout en s'accommodant d'une réalité étrangère à cette perspective contrefactuelle), en même temps qu'il rend potentiellement possible l'institution apostolique : la constitution politique de cette dernière permet, mais plus tard et pas de manière assurée au préalable, de construire à terme une chrétienté, c'est-à-dire un monde où la culture religieuse idéale est emblématisée par le discours pontifical: alors nous abordons à l'anthropologie dogmatique de Pierre Legendre. De cette manière, Geoltrain revient sobrement à l'histoire à travers la cohérence du langage et conjugue la synchronie avec la diachronie, non par principe logique ni théorique mais par le geste attentif de l'intelligence des discours. Le dialogue entre les cultures y apparaît comme un jeu pérenne de conflits, de transformations et de perte sempiternels. Demeure aussi, par cette lecture, la querelle d'identité entre Juifs et chrétiens, à hauteur de l'échec paulinien qui n'a pas instauré le judéo-christianisme 118 éthique qu'il a cependant conçu - en plein conflit bien sûr avec les judéo-chrétiens -, comme on conçoit un enfant qui meurt ... S'interrogeant l'un l'autre - dans ce volume - sur le même phénomène et le même genre de phénomène, au registre de notre aporie culturelle, le théologien fait écho à ce démontage en notant que la déconstruction de la mémoire occupant le lieu de l'origine appelle une généalogie (Pierre Gisel, infra, p. 353),

m Je remercie Liliane Vana pour ses précisions et conversations toujours instructives. S. C. Mimouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998 et S. C. Mimouni (éd.), Le judéo-christianisme dans tous ses états. Actes du colloque de Jérusalem 6-10 juillet 1998, Paris, 2001 (contenant P. Geoltrain, «Le roman pseudoclémentin depuis les recherches d'Oscar Cullmann »,p. 31-38). Jl8

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tandis que le commentateur canoniste contemporain ajoute un hiatus supplémentaire au conflit judéo-chrétien, écrit comme un péril dans notre rapport moderne à l'institution de l'intersubjectivité, savoir : le processus de déperdition du fondement socialisé, autrement dit de déperdition du rapport à I' Ancêtre, métaphore du rapport à la mort, dans la civilisation d'Occident (Pierre Legendre, infra, p. 389).

Face à eux, l'historien se tait et n'aborde pas au déchiffrement du contemporain - serait-ce qu'à l'instar du vieux Ricœur il ait finalement jugé que ce« contemporain est indescriptible » ? - : On ne choisit pas ses contemporains. On fait son chemin à travers une série de paysages philosophiques en négociant à droite et à gauche pour continuer droit devant soi. II faut maintenir le cap tout en naviguant à vue [ ... ] Ce qui est peut-être perdu pour toujours et qu'on n'a sans doute jamais eu, c'est le consensus [ ... ] Le contemporain est indescriptible. Je ne sais pas dans quel temps je vis. Déjà sont contemporaines, dans le même espace, plusieurs générations successives 119 •

Qu'importe, ou plutôt: c'est ainsi; «revenons à l'histoire», où Geoltrain comme son aîné Raymond Aron, continue de pratiquer les classiques en les apportant aux rives tumultueuses et calmes (cette étrangeté) du contemporain : À la fin du mois de juin 1940, à l 'Olympia Hall de Londres, le premier ordre du jour lu aux volontaires de la France Libre se terminait par la fameuse formule de Tacite,« Il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer». J'y vis alors, j'y vois encore, la devise de la révolte, toujours vaincue et toujours triomphante - la révolte de la conscience 120 •

La mémoire, l'histoire et l'individualisation ordinaire ? La question que cette démarche singulière nous offre à réfléchir et que nous lui réadressons comme une lettre en retour aux siennes, est la suivante (puisqu'elle n'est pas celle d'une grande réflexion culturelle que, pourtant, au séminaire, on brûlait d'aborder enfin tant les pistes y invitaient) : par quel rapport particulier, singulier, interindividuel, l'histoire se fait-elle rapport inactuel mais performatif aux discours vivants du passé? C'est peut-être chez Péguy, le« mécontemporain »,dans son essai littéraire finalement plus philosophique qu'il n'y paraît (tout au moins ce serait à montrer), que l'on trouve un ébauche de problématisation de cela. Lorsque, dans Clio donc, il évoque la vieillesse de l'histoire, sa plus que vieillesse, non pas sa «jeune vieillesse » mais celle « qui se perd dans la nuit des temps », et qu'il en arrive, plus loin, répondant à Michelet pour le contredire en traduisant Bergson, à évoquer un autre rapport entre l'histoire et la mémoire que ceux auxquels le passage du xxe siècle au suivant nous a accoutumés ; notamment par la relecture ricœurienne récente de Halbwachs, plutôt que par le seul jeu des « lieux de mémoire» revisités par la critique historique ou plutôt que l'exploitation impérative du« devoir de mémoire » 121 • Or, si Geoltrain honore inlassablement (et rituellement) les P. Ricœur, Entretien avec F. Ewald, dans Le Magazine Littéraire 390 (2000), p. 26. R. Aron, «L'avenir des religions séculières» (Londres, 1944), repris dans le volume« Raymond Aron (1905-1983) Histoire et Politique» de Commentaires 28 / 29 (1985), p. 383. 121 Dans le même sens, à partir de l'historiographie stricto sensu, voir F. Bedarida, «Histoire et mémoire chez Péguy », Vingtième siècle 73 (2002), p. 101-110, fait suite à un article sur« Une invitation à penser l'histoire : Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli», Revue historique 619 (2001). 119

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mémoriaux (comme ces historiens face aux ruines de l'Europe, tel Nora, tel Koselleck), par sa propre personne il indique lui aussi cet autre rapport à la « mémoire vive » que celui du «droit de l'histoire», que celui même de la «mémoire littéraire», le rapport de l'anecdote incorporée, du plaisir de la fable sans lequel la conversation entre les disciplines comme celle dont le recherche se trame n'aurait ni chair ni saveur. Péguy : La mémoire et l'histoire forment un angle droit. L'histoire est parallèle à l'événement, la mémoire lui est centrale, axiale. L'histoire glisse pour ainsi dire sur une rainure longitudinale le long de l'événement; l'histoire glisse parallèlement à l'événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoires' enfonce et plonge et sonde dans l'événement [ ... ] En somme, )'histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire toujours en guerre. L'histoire est toujours un amateur, la mémoire, le vieillissement toujours un professionnel. L'histoire s'occupe de l'événement mais elle n'est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement ne s'occupe pas toujours de l'événement mais il est toujours dedans.

L'on commence à entrevoir ce paradoxe selon lequel, non seulement c'est la science qui est l'amateur de l'histoire, mais qu'il faut vieillir à Clio, par l'incorporation, non la parturition mémoriale des discours vivants du passé, en même temps que notre mémoire est bien l'instance paradoxale de l'éternelle jeunesse, la nôtre si fragile, et si intempestive toujours, inscrite comme« un viatique pour l'éternité» (Jankélévitch). Ce vieillissement est alors ce par quoi l'individu rejoint l'historien (et ses contemporains) et le transforme en un jeune homme au labeur qui ne cesse, labeur métamorphosé par le plaisir du texte, l'art de la lecture et son esprit de finesse. Faire une recherche, faire des recherches, mots voluptueux ; tout pleins, tout gonflés de promesses ultérieures. J'ai tant prescrit de recherches, j'en ai tant fait faire à ces jeunes hommes, mes jeunes hommes, qu'il fallait bien que j'en vinsse à mon tour à en faire encore une moi-même. Sombre fidélité pour les choses tombées. Après ce sera peut-être ma fin. Mots voluptueux tout pleins de mémoires, tout pleins de souvenirs, tout gonflés des anciennes promesses, des voluptés anciennes, des anciennes promesses (à développement) ultérieures. Je me croirais encore au temps de ma vieillesse. D'autres se croiraient encore au temps de leur jeunesse. Mais je suis si vieille que ma vieillesse même se perd dans la nuit des temps[ ... ] Nous savons bien que s'il fallait épuiser la littérature d'un homme et d'un sujet avant d'en écrire, avant d'en enseigner, avant d'en traiter, avant d'en faire un livre, un cours, une conférence, une note même pour les Archiv et une imperceptible notule, avant d'en penser même, s'il fallait aussi et encore plus épuiser la réalité d'une question, hein, ça nous mènerait loin. Nul ne verrait jamais le bout de rien. N'est-ce pas, il faut se faire une raison. Charles Péguy, Clio, dialogue de l'histoire et de l'âme païenne

(1909, 19lt 1917).

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DEUXIÈME PARTIE

LES CHANTIERS DE L'HISTOIRE

Cette deuxième partie, au centre du présent ouvrage, constitue les chantiers de /'histoire, sans relation nécessaire entre eux bien que tous afférents, ici, à l'histoire religieuse, c'est-à-dire à /'histoire socio-culturel/e infiniment décentrée de /'occident, en ses composants bigarrés, irréductibles les uns aux autres. Ainsi, ces travaux apposés des amis et collègues de Pierre Geoltrain - hommage pudique à son refus de la paresse et de la confusion qui interrogeait les transformations des modalités du « legs» chrétien (sic) - montrent combien l'histoire échappe inlassablement aux réflexions reconstructives de /'histoire. À ce registre, il conviendrait de réviser et rouvrir sans cesse les dossiers, qu'ils soient anciens ou nouveaux dans l'ancien même. C'est en écho à cette dispersion scientifique del 'histoire des religions, de ses points de vue, méthodes et centres d'intérêt, que la postface du livre répond, par /'hypothèse d'un contrepoint anthropologique de l'histoire symbolique qu'est « la fabrique de l'homme occidental» (Pierre Legendre). Et ce double dialogue, dissonant, virulent à bien des égards entre l 'empirie et la structure, entre les "faits sociaux" et leurs significations institutionnelles, entre l'échappée du réel et la quête de la raison occupait entre autres le séminaire de Geoltrain. Les onze contributions qui suivent évoquent donc des chantiers disparates issus de notre rapport complexe à /'Antiquité, au Moyen Âge, à la Réforme, comme à la question religieuse et son inéluctable dissolution moderniste ; continuité, recouvrement, rupture ou reprise savante rétrospective. Chaque chantier dit sa modalité propre : il peut s'agir d'un problème de source (Serge Barde!), d'une relecture de la documentation (Luigi Cirillo) et son élargissement (Jacques-Noël Pérès), du rappel comparatif d'histoires parallèles (Stéphane Ruspoli), mais encore ils 'agit de rendre justice aux acteurs oubliés de /'histoire (Liliane Vana), à des économies négligées de l'histoire sociale (J.-D. Dubois, Matthieu Smyth), enfin à des thématiques pérennes del 'histoire morale de notre modernité classique (Marianne Carbonnier-Burkard). Parmi ces contributions, les trois premières spécifiquement marquent une pause et se penchent un instant sur la signification contemporaine possible de leur propre chantier : une pause épistémologique sur certains retours insidieux de la théologie en histoire du christianisme (Simon C. Mimouni), une pause critique sur la religion romaine et les dangers de l'anachronisme idéologique (John Scheid), enfin une formalisation herméneutique de l 'apocryphité comme modalité combinatoire de la transmission culturelle (Pierluigi Piovanelli).

LES ORIGINES DU MOUVEMENT CHRÉTIEN ENTRE 30 ET 135. AUTRES RÉFLEXIONS ET REMARQUES Simon C. MIMOUNI École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuses

L'écriture de l'historien devrait emprunter son style à celui du puzzle inachevé, laissant au lecteur le soin de compléter le tableau en se contentant de le guider à travers références et insinuations diverses. Dans ces notules et apostilles offertes à Pierre Geoltrain, je voudrais poursuivre un dialogue intellectuel et scientifique commencé en 1984, année de notre première rencontre, qui a été décisive à bien des égards - un dialogue soudainement interrompu de manière irrémédiable ... Je le ferai sur le mode amical de la discussion à bâtons rompus comme nous en avions l'habitude, à plusieurs de ses élèves ou fidèles, après ses séminaires, le mercredi à midi, dans un café du quartier latin tout proche de la Sorbonne. Avant d'entrer dans le vif du sujet traité ici, des réflexions fragmentaires sur les origines du christianisme, je voudrais présenter quelques propos, fragmentaires également, qui permettront de me situer dans une matière très hautement théologique et peu ou pas historique. Dans ces propos, fort théoriques, je voudrais préciser de manière succincte d'où je viens et d'où je parle, d'un point de vue intellectuel s'entend, ainsi que confier quels sont mes "repaires" d'historien, autrement dit je vais livrer quelques unes de mes "lectures" marquantes - d'où le ton de la confidence que je vais adopter dans cette sorte d'avantpropos ainsi que dans mes remarques et réflexions reposant sur Michel Foucault.

Avant-propos Je vais partir del' événement Jésus qui, comme on le sait, a laissé des traces durables 1 : elles demeurent, en effet, bien vivantes aujourd'hui dans les communautés religieuses qui se réclament de lui. Je vais essayer de montrer, en soulignant les exigences mêmes de la recherche historique, comment et pourquoi, chez certains auteurs, la recherche du Jésus historique débouche sur un Jésus fictif et partiel. De fait, les portraits que l'on trace aujourd'hui de Jésus - très nombreux, trop nombreux - sont moins importants que les problèmes qui les sous-tendent. Les réponses données par ceux qui s'interrogent sur Jésus sont moins importantes, comment ne pas le constater, que les questions qui les mènent à ces réponses. Or, les réponses qui sont données dépendent en grande partie des présupposés que l'on a, et que

1 Pour

ce faire, je vais m'appuyer sur un article de G. Rochais,« Jésus : entre événement et fiction», Lumière et Vie 248 (2000), p. 7-18, qui est aussi intéressant que remarquable.

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l'on ne questionne pas suffisamment - et tout d'abord, de la conception que l'on se fait de la recherche historique: notamment des sources et des méthodes que l'on dispose pour étudier le Jésus de l'histoire. On reste étonné, par exemple, que les historiens qui se penchent sur le Jésus de l'histoire ne précisent jamais, sauf en de très rares exceptions, leur conception de la recherche historique, ni n'en indiquent les exigences et les limites - aucun discours épistémologique, à la rigueur une déclaration de foi comme c'est le cas dans le livre récemment traduit en français de Justin Taylor sur les origines du christianisme2• Pourtant, il est hautement nécessaire de définir le métier d'historien dans lequel doit s'insérer toute recherche sur le Jésus de l'histoire. Ce métier consiste habituellement à poser des questions sur l'homme, l'homme d'aujourd'hui, et à tenter d'y donner réponse en considérant des traces, provenant d'une étape antérieure, qui ont pu influencer le comportement de la société actuelle, sa vision du monde. Généralement, l'historien n'appréhende la réalité que de manière partielle : de ce fait, il doit avoir pleine conscience des servitudes qui pèsent sur lui, ainsi que des limites de ses sources et de ses méthodes - de même que du bagage technique et logique dont il est l'héritier. Aux vestiges du passé, l'historien pose des questions, selon ce qu'il est lui-même, car« l'histoire est inséparable de l'historien» (H.-1. Marrou). Répondant à des problèmes surgis de son présent, il interroge les traces du passé en étant captif de lui-même : autrement dit, il est enraciné dans un milieu social, politique, national, culturel qui l'a modelé. De ce fait, il infuse dans son œuvre des contenus affectifs, intellectuels et idéologiques. C'est pourquoi, dans l'idéal ou l'absolu, le chercheur devrait faire état de toutes ces contraintes, notamment en fournissant à ses lecteurs un exposé détaillé de son itinéraire intellectuel et en produisant un texte à la fois narratif et explicatif. Quoi qu'il en soit, l'histoire est censée demeurer capable d'élaborer une connaissance réelle de l'homme du passé, dans toute sa richesse et sa complexité, même si elle demeure forcément parcellaire - elle permet d'atteindre sur des points limités une connaissance vraisemblable. L'histoire relève des certitudes propres aux sciences de la pensée : toujours conditionnées par les acquisitions progressives dans le domaine inventorié. De ce fait, «la certitude historique n'est jamais qu'une vraisemblance qu'il ne paraît pas raisonnable, qu'on n'a pas de raison suffisante, de contester» (H.-I. Marrou). Autrement exprimé, la recherche historique ne peut mettre en œuvre que du « pensable » et, si elle s'interroge sur le Jésus de l'histoire, elle peut en construire une représentation au moins fragmentaire. Mais parce qu'elle est précisément lacunaire et limitée, parce qu'elle est dépendante de la personnalité de l'historien, cette recherche sur le Jésus de l'histoire ne peut jamais être normative, injonctive, quels que soient le poids de l'institution qui la porte et la qualité des chercheurs. C'est une des raisons pour lesquelles le Jésus construit par les « chercheurs renouvelés » ne peut être normatif, parce que la recherche historique en elle-même est trop aléatoire et repose dans ce cas précis sur des présupposés faux en partie. On appelle «chercheurs renouvelés» (c'est-à-dire ceux constituant ce que l'on appelle la« quête renouvelée») qui sont à distinguer des« prétendus chercheurs» (c'està-dire ceux constituant ce que l'on appelle la« troisième quête»), expressions que l'on doit à R. W. Funk, le fondateur du Jesus Seminar, les nombreux «critiques engagés», américains pour la plupart, qui ont produit des ouvrages sur le Jésus de l'histoire, parmi

2

Cf J. Taylor, D'où vient le christianisme ?, Paris, 2003, notamment p. 11.

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lesquels on peut citer E. P. Sanders, D. C. Allison, B. Chilton, J. D. Crossan et bien d'autres. Selon R. W. Funk, les « chercheurs renouvelés », par opposition aux «prétendus chercheurs », sont ceux qui peuvent être définis à partir des trois critères suivants : (1) distinguer entre le Jésus de l'histoire et le Jésus de la tradition; (2) utiliser les sources canonisées au même titre que les sources apocryphisées; (3) ne pas mettre à l'abri de l'investigation historique les revendications chrétiennes, quelles qu'elles soient, au sujet de Jésus - autrement dit, le chercheur pour qui rien dans le credo ou le dogme chrétiens ne peut être remis en cause est un« prétendu chercheur» (ainsi R. E. Brown et J. P. Meier, des théologiens exégètes et historiens catholiques de grande qualité, sont classés dans cette dernière catégorie !) 3• Ces considérations amènent des remarques : les expressions « troisième quête » et « quête renouvelée » ne sont pas claires. La « troisième quête » est une expression qui a été forgée par N.T. Wright en 1988 pour caractériser un type particulier de recherche sur le Jésus de l'histoire, celle qui considère Jésus comme un prophète eschatologique annonçant le Royaume de Dieu depuis longtemps attendu. Quelques auteurs ont par la suite étendu l'expression à toutes les études alors en cours sur le Jésus de l'histoire - et c'est ce sens que l'expression a gardé depuis lors, d'où son ambiguïté: sont donc regroupés sous cette dénomination des auteurs très différents qui ont peu ou prou en commun. Il serait sans doute plus exact de parler de « troisièmes quêtes » au pluriel, où même de nébuleuses avec plusieurs axes de recherche, tant les points de vue et les résultats divergent - seuls le temps (les années 1980-1985) et l'espace géographique (les États-Unis et le Canada anglophone) justifient un tel regroupement. Enfin, observons que contrairement à la « troisième quête » qui a cherché à « différencier» Jésus du judaïsme de son temps et du christianisme naissant, la recherche récente a mis l'accent d'une façon générale sur la judaïté de Jésus et en a exploré les significations et les conséquences. En définitive, on gagnerait à éviter de telles catégorisations qui brouillent les pistes plus qu'elles ne les éclairent... Revenons au propos initial : il est bien à craindre, en effet, que certaines des thèses avancées par les «chercheurs renouvelés», étant donné la faiblesse de l'argumentation historique sur laquelle elles reposent et les présupposés qui les sous-tendent, ne durent pas plus longtemps que « la colle du ruban adhésif» - une expression que j'emprunte à Gérard Rochais. La recherche historique traite avec des éléments de probabilité et ne devrait pouvoir ni générer ni détruire la foi - dans le meilleur des cas, elle pourrait informer la foi. Dans le domaine qui nous intéresse ici, la tâche réelle de la recherche historique est d'éclairer la période ancienne du mouvement chrétien pour les croyants et les incroyants qui s'y intéressent. La recherche historique qui vise à détruire la foi manque son but, comme celle qui prétend la fonder: la recherche se doit d'être désintéressée et ne pas servir à fortifier des points de vue que l'on s'est donnés, des a priori. Il est courant d'affirmer que le christianisme, comme le judaïsme, sont des religions historiques, en ce sens qu'ils s'appuient sur des événements historiques et que leurs

3 On trouve une excellente présentation de ces questions chez D. Marguerat, «La "troisième quête" du Jésus de l'histoire », dans P. Gilbert - C. Theobald (éd.), Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, Paris, 2002, p. 105-139.

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Écritures saintes empruntent souvent un schéma narratifhistorique4 • En réalité, il convient d'avouer que, p~ndant longtemps, l'histoire savante, faite il est vrai bien souvent par des hommes d'Eglise, a paru conforter les doctrines enseignées. Mais l'histoire s'est sécularisée ou laïcisée : de nouvelles méthodes sont apparues, notamment une analyse critique des textes les plus sacrés a mis à mal bien des certitudes. La question qui pourrait alors se poser est : Les religions historiques reposeraient-elles alors sur rien du point de vue de l'histoire et cela ne remettrait-il pas en cause leur vérité ? La seule manière de répondre à cette question est de bien définir les domaines respectifs de l'histoire et de la religion et de se prémunir contre tout danger de confusion. Sans compter que l'on confond bien souvent, trop souvent, histoire et temps - des concepts qui ne devraient être considérés, en aucun cas, comme identiques : le christianisme comme le judaïsme sont des religions dans le temps, c'est-à-dire qu'elles évoluent dans un temps donné, qui doit être évalué entre un temps passé, un temps présent et un temps futur ... L'histoire, c'est tout autre chose: il s'agit d'une «science» de la pensée qui étudie, justement dans le cas présent, ce qui est arrivé d'un point de vue religieux ... Si la foi repose sur les réalités historiques concernant les figures fondatrices comme Moïse ou Jésus, il y a de quoi être inquiet pour les croyants se réclamant de ces figures. Raison pour laquelle, les théologiens devraient moins s'occuper d'histoire et plus de spiritualité, de mystique ou autre ... Autrement dit, la foi gagnerait à ne pas s'intéresser de manière exagérée à l'histoire. En revanche, il convient de reconnaître que la dette des historiens actuels à l'égard de leurs prédécesseurs catholiques et protestants qui ont élaboré l'érudition historique des xvu 0 -xvm 0 siècles, est grande, même si l'enjeu de leurs savants travaux a été à la fois de montrer quelle a été la véritable Église, celle de Rome ou celles issues de la Réforme, et de restaurer l'idéal primitif sans nécessairement s'intéresser d'ailleurs à Jésus de Nazareth dans son historicité -pour cela, ils l'ont fait, on le sait, au moyen d'une critique de textes de plus en plus fine. Passons maintenant à la confession : quels sont les présupposés qui conditionnent ma recherche historique? Disons qu'ils sont essentiellement d'ordre épistémologique et méthodologique, et nullement d'ordre idéologique - comme on le pense parfois. Je vais essayer de m'expliquer en partant de quelques remarques sur la conception de l'histoire telle qu'on la retrouve dans l'œuvre de Michel Foucault, lesquelles conduiront à quelques réflexions sur l'histoire fondées sur une lecture partielle de L'archéologie du savoir - un ouvrage hautement symbolique. Observons en préliminaire que l'œuvre qui a le plus profondément marqué les historiens depuis les années 1960 est sans aucun doute celle de Michel Foucault. Pourtant dans le même temps, ils n'ont guère cesser de manifester, par des réserves expresses et plus encore par leur silence, la difficulté et le désarroi éprouvés devant une démarche à la fois familière et lointaine. Les malentendus ont en effet été nombreux entre M. Foucault et les historiens, français surtout: c'est que ses ouvrages, contrairement aux historiens de !'École des Annales, ont mis au jour des configurations provisoires, des découpages nouveaux, montrant ainsi des pratiques et des discours qui produisent une autre réalité 5 • Je m'appuie ici sur Y. Krumenacker, «Histoire, historicisme et foi», Lumière et Vie 248 (2000), p. 39-48, même si, pour défendre à tout prix le rapport histoire/foi, l'auteur crée de toute pièce un historicisme qui n'est pour lui qu'une manière de qualifier le positivisme. 5 Cf les remarques de J. Revel,« Foucault Michel, 1926-1984 »,dans A. Burguière (éd.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris, 1986, p. 290-292. Cf aussi l'interprétation très «historienne» de P. Veyne, «Foucault révolutionne l'histoire», dans Comment on écrit /'histoire, Paris, 19782, p. 383-429. 4

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Quelques remarques sur la conception de l'histoire dans l'œuvre de Michel Foucault En reprenant l'expression de R. G. Collingwood, on peut se demander quelle« idée de l'histoire» se retrouve dans l'œuvre de M. Foucault. R. G. Collingwood, dans son livre The Jdea of History, retrace la conception de l'histoire telle qu'elles' est développée en Occident, c'est-à-dire telle qu'elle se reflète dans l'écriture de l'histoire 6 • Dans cet ouvrage, R. G. Collingwood, un historien malheureusement trop peu connu en France dont les travaux n'ont pas été encore traduits, cherche à développer l'idée de l'histoire en esquissant les étapes qui ont contribué à former la conscience historique occidentale. Selon lui, l'élaboration et la discussion du rapport entre les différentes conceptions de l'histoire peuvent se décrire en ces termes : pour comprendre le développement de la conscience historique, il faut expliquer comment un présent donné s'est interrogé sur son rapport au passé - ainsi, les réponses que tel présent apporte à cette interrogation constituent sa conception ou son « idée » de l'histoire. La suite de réponses que R. G. Collingwood reconstitue décrit l'évolution de la conscience historique occidentale telle qu'elle se reflète dans l'écriture de l'histoire en Occident, de ses efforts pour rendre compte de son passé - cette suite elle-même fait partie de la conscience historique : autrement dit, la conscience historique occidentale est constituée de cette suite de réponses. Pour R. G. Collingwood, l'histoire de l'histoire nourrit nécessairement l'intérêt que l'on porte à l'histoire, servant ainsi à contribuer aux développements historiographiques. Raison pour laquelle, il y a un lien intime et direct entre la conception de l'histoire occidentale et son écriture de l'histoire. Pour comprendre la conception de l'histoire dans l'œuvre de M. Foucault, il importe, comme le propose R. Fillion, de passer par R. G. Collingwood car ce dernier est celui qui a établi un lien entre la philosophie et l'histoire 7 • Or, comme on le sait, la question de savoir si M. Foucault a été philosophe ou historien a souvent été posée. Les livres de M. Foucault semblent certes relever de l'histoire, mais leur contenu semblent pourtant relever aussi de la philosophie. Lors d'une discussion avec un groupe d'historiens, à propos de son livre Surveiller et punir: naissance de la prison 8, M. Foucault précise: « Mes livres ne sont pas des traités de philosophie ni des études historiques ; tout au plus, des fragments philosophiques dans des chantiers historiques »9 - autrement dit, il paraît se situer au point de contact de le théorie philosophique et de la pratique historiographique. De ce fait, on peut dire, avec R. Fillion, que l'œuvre de M. Foucault se situe là où R. G. Collingwood a situé la double tâche de la philosophie de l'histoire : (1) démontrer comment l'histoire est possible ; (2) investiguer comment l'histoire comme telle affecte ou informe la conception occidentale de la philosophie - car pour l'historien anglais, la philosophie, comme expression ultime de la pensée, doit composer avec les problèmes précis tels qu'ils se présentent. Pour mettre en évidence la conception de l'histoire telle qu'on la retrouve de manière diffuse dans l' œuvre de M. Foucault, il est possible, en suivant la ligne tracée par R. Fillion, de faire appel aux quatre questions identifiées par R. G. Collingwood comme cadre de base pour comprendre philosophiquement le rapport à l'histoire en Occident. Ces quatre questions concernent la nature de l'histoire, son objet, sa méthode et sa valeur.

" R. G. Collingwood, The Idea ofHis tory, Oxford, 1946. 7 R. Fillion, «L'idée de/ 'histoire chez Michel Foucault», Science et Esprit 55 (2003), p. 23-34. 8 M. Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, 1975. 9 Cf M. Foucault, Dits et écrits, Paris, 1994, vol. IV, p. 21.

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La nature de l'histoire

M. Foucault a laissé plusieurs noms pour caractériser la nature de ses enquêtes historiques : archéologie ou archivistique, généalogie, problématisation. On a beaucoup insisté sur les continuités et les discontinuités de ces diverses conceptions : de fait, les différents noms signalent différents niveaux d'enquête historique. En tant qu'archéologue ou archiviste, M. Foucault s'est situé au niveau des énoncés: le travail d'archéologie conceptuelle auquel il s'est consacré n'a pas été d'abord celui d'interpréter ou de comprendre, mais plutôt celui d'étaler, d'étayer ces énoncés, ces discours. Selon Gilles Deleuze, le Foucault archéologue ou archiviste serait en fait un cartographe, qui aurait pour tâche non pas de discerner un sens secret ou caché mais de rendre évidentes les constellations de sens qui se cristallisent sous son regard 10 • En cela, M. Foucault rejoint les autres historiens qui travaillent en renouvelant la conception traditionnelle de l'enquête historiographique, ceux que l'on a nommé les «nouveaux historiens », les héritiers de l'École des Annales. Mais d'archéologue ou archiviste, M. Foucault est devenu aussi généalogiste: en ce sens, qu'il en est venu à se préoccuper plus explicitement de son rapport au présent. L'enquête n'est plus seulement attentive aux choses dites dans le passé, mais cherche à démontrer comment ce passé est dissimulé ou camouflé dans les discours justificateurs du présent: c'est-à-dire qu'il y a reconnaissance chez Michel Foucault du travail de l'historien se situant dans un contexte social qui le permet et le limite. La généalogie demeure une enquête archéologique ou archivistique mais il ne s'agit plus simplement de l'écouter: il faut la faire effectivement entendre et montrer comment le savoir se situe aussi au niveau des relations de pouvoir et des corps ainsi inscrits. L'enquête historique devient alors pour Foucault une enquête intéressée qui cherche à problématiser le rapport au passé. Il n'est pas question de refuser ou de chercher à délégitimer les savoirs se donnant comme« vrais »,mais de faire jouer ces autres savoirs qui existent aussi et se concrétisent dans les interstices de la pensée contemporaine. Ces autres savoirs posent en fait des questions devenues pertinentes face au procès même de leurs disqualification par les savoirs établis, de sorte que l'on doit faire face à ce que l'on peut appeler une lutte d'intelligibilité : il s'agit là de discussion à dimension militante et engagée de la pensée de Michel Foucault. L'objet del 'histoire

Pour Foucault, comme pour tous les historiens, l'histoire a pour objet les actions faites parles êtres humains dans le passé: il se préoccupe de l'agirhumain tel qu'il est manifeste au niveau des pratiques discursives et des pratiques non discursives. La contribution de M. Foucault à la compréhension du travail historique consiste à montrer - selon Paul Veyne - comment les objets particuliers qui motivent les recherches des historiens « ne sont que les corrélats des pratiques » : autrement dit, toujours selon P. Veyne, « ce qui est fait, l'objet, s'explique par ce qui a été le faire à chaque moment de l'histoire» et« c'est à tort que l'on s'imagine que le faire, la pratique, s'explique à partir de ce qui est fait » 11 • Ainsi, ce que l'on appelle les objets de l'histoire sont en fait le fruit, ou, si l'on préfère, la cristallisation de ce que font les êtres humains. C'est ce que M. Foucault a démontré en discutant de ces objets que l'on nomme la« folie» ou encore la« sexualité». En parlant

10

11

G. Deleuze,« Un nouvel archiviste», dans Foucault, Paris, 1986, p. 11-30. Cf P. Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, 19782, p. 218-219.

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des travaux de M. Foucault, P. Veyne dit que ce que fait voir cet auteur dans ses livres, ce en quoi consiste son objet, c'est non seulement l'agir humain, mais cet agir vu dans sa rareté 12 • Tout le travail historien de M. Foucault peut se comprendre comme un effort pour faire voir, entendre, apercevoir ce qu'en fait on ne voit pas, n'entend pas, n'aperçoit pas.

La méthode de /'histoire Michel Foucault, en lecteur convaincu de F. Nietzsche, n'admet que des interprétations, mais toutes ces interprétations sont produites par des pratiques qui sont caractérisées par la rareté. Pour bien respecter la rareté, M. Foucault propose de cerner les pratiques interprétatives qui « circulent» à un moment donné au moyen d'une conception du pouvoir, ou plutôt il utilise cette notion de pouvoir pour relier ces pratiques qui sinon pourraient apparaître comme trop dispersées et sans intérêt. Foucault est redevable à d'autres pour sa méthodologie particulière: notamment à Georges Dumézil et à Georges Canguilhem 13 . Mais ce qui lui revient en propre est le développement de cet« instrument conceptuel» qu'est le pouvoir, une sorte de« grille d'intelligibilité» pour comprendre la dynamique relationnelle des pratiques historiennes : une dynamique qui, par le biais de l'expression même de l'intention explicite à travers les projets, configure un présent qui leur échappe. C'est ici que Foucault le philosophe interroge Foucault l'historien. Il tente d'ouvrir le chantier historique en y insérant ses fragments philosophiques, c'est-à-dire des questions qui ne présument pas des réponses définitives ni complètes mais qui permettent de «penser autrement». Pour bien comprendre cette expression, il convient de reprendre le passage où elle se trouve et dans lequel Foucault explique sont rapport à l'histoire et à la philosophie : «Les études qui suivent, comme d'autres que j'avais entreprises auparavant, sont des études d'histoire par le domaine dont elle traitent et les références qu'elles prennent; mais ce ne sont pas des travaux d'historien. Ce qui ne veut pas dire qu'elles résument ou synthétisent le travail qui aurait été fait par d'autres; elles sont- si on veut bien les envisager du point de vue de leur pragmatique - le protocole d'un exercice qui a été long, tâtonnant, et qui a eu besoin souvent de se reprendre et de se corriger. C'était un exercice philosophique: son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement » 14• Pour M. Foucault, la critique philosophique doit rejoindre le travail historiographique, notamment en abandonnant ses visées transcendantales et métaphysiques : « Elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique- et non pas transcendantale - en ce sens qu'elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d'événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu'elle ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu'il nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être,

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14

Cf P. Veyne, Comment on\crit l'histoire, Paris, 19782 , p. 204. Cf M. Foucault, L'ordre du discours, Paris, 1974, p. 73-74. Cf M. Foucault, L'usage des plaisirs, Paris, 1984, p. 16-17.

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faire ou penser ce que nous sommes, faisons et pensons » 15 • On retrouve là ce souci de s'inscrire dans le faire non seulement afin de comprendre, mais aussi pour contribuer à l'effort d'actualiser les possibilités d'un présent certes constitué mais sans fixité. La valeur de histoire M. Foucault voit la valeur de l'histoire en ce qu'elle permet de se déprendre de soimême - autrement dit, elle réside dans la connaissance de soi, dans la connaissance de l'homme, non pas en général mais en particulier. Il montre ainsi à quel point, on est pris dans l'histoire et qu'il est donc impératif d'en prendre conscience afin de s'en «déprendre». La conscience historique de M. Foucault est en fait une «déprise», soit d'une conscience trop complaisante face au déroulement de l'histoire, soit d'une conscience qui croit la maîtriser et la diriger. Il s'installe toujours dans l'histoire, dans son présent historique, contingent, changeant. Il le fait, non pas pour s'y fondre mais pour contribuer, à sa façon, par son travail, à une méfiance de soi: c'est-à-dire une méfiance qui, par son travail critique, par son travail d'intelligibilité archéologique et généalogique, transforme le nécessaire en possible, le naturel en normalisé, l'inévitable en contingence - bref, toutes choses auxquelles on doit faire face avec courage et lucidité. Pour rompre ce dialogue impromptu, il convient de citer Arlette Farge qui a été la collaboratrice de Michel Foucault: «Le passé est composé; mais il se décompose et se recompose constamment par morceaux et invente un présent qui reste indécidable » 16 • Quelques réflexions sur l'histoire fondées sur une lecture partielle de L'archéologie du savoir de Michel Foucault

Le seul livre entièrement théorique de Michel Foucault, où il propose une explication de ses concepts et une généralisation de sa méthode, est L'archéologie du savoir17 • Depuis un certain temps, l'histoire de la pensée, de la philosophie, de la littérature - bref l'histoire des connaissances - semble multiplier tous les hérissements de la discontinuité, alors que durant longtemps l'histoire proprement dite, l'histoire tout court, a semblé effacer, au profit des structures sans labilité, l'irruption des événements. Avec M. Foucault, disons pour faire bref que l'histoire, dans sa forme traditionnelle, entreprend de « mémoriser » les monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes, souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu'elles disent - autrement exprimé, de nos jours, l'histoire, c'est ce qui transforme les documents en monuments, et qui déploie une masse d'éléments qu'il s'agit d'isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relation, de constituer des ensembles : l'histoire de nos jours tend à la description intrinsèque du monument. Une telle situation a conduit au cours de ces deux derniers siècles (x1x 0 et xx sortent /Ill invisible//// de ton fils/// son amour//// à la connaissance//// ils accomplissent ta volonté nom de Jésus le Christ[ ... ]. [NH XI, 2]

Malgré ces disparités, un autre thème sotériologique, lié à la théologie du Nom, est commun à un grand nombre de ces prières: l'action de grâce pour la« gnose du Nom» dont parlent 1 Clément, 59, 3, le Martyre de Polycarpe 14, 1 et !'Anaphore de Barcelone en reprenant le texte de Clément (Did., 9, 3 et 10, 2 se bornent à rendre grâce pour le don de la connaissance). Cet aspect un peu abstrait de la théologie de l'illumination n'a pas été retenu au sein de l'euchologie latine dont la commémoraison du mystère pascal exploite avant tout le thème de l'envoi du Christ par le Père. Toutefois, la théologie du Nom n'en est pas absente, surtout au sein de la tradition liturgique latine défunte qui était propre à la Gaule et à l'Espagne. Une prière eucharistique gallicane de style très archaïque, recueillie au vm 0 siècle dans les Sacramentaires gélasiens mixtes francs 41 , en témoigne : Vraiment il est digne et juste que nous te rendions grâce, Dieu éternel et tout-puissant, par ton fils Jésus-Christ notre Seigneur; lui par qui le nom saint et béni de ta majesté est toujours glorifié et loué à tous les confins de ta création, depuis l'Orient jusqu'à l'Occident42 •

En revanche, la liturgie romaine, lourdement remaniée à partir du début du v0 siècle, n'est pas très riche à cet égard43 •

III. «Une eucharistie légitime en ton nom» En Occident, la théologie du Nom a surtout laissé sa trace au sein de l'oraison post mysterium, c'est-à-dire de l'épiclèse eucharistique concluant l'anaphore (comme son intitulé l'indique). Cette oraison, conservée dans le Missale Gothicum, 154 (un sacramentaire gallican copié dans l'orbite de Luxeuil vers 700) 44 et dans les livres tolédans (des rx 0 et xc siècles) 45 , mérite que l'on s'y attarde: [ ... ] en te suppliant de daigner infuser ton Esprit Saint sur ces offrandes, pour que ce soit pour nous une eucharistie légitime en ton nom celui de ton Fils et de ton Esprit Saint[ ... ].

41

Voir, par exemple, le Liber sacramentorum Engolismensis, éd. P. Saint-Roch, Turnhout, 1987 ("CCSL" 159C), § 1461. 42 Voir aussi la première demande des orationes paschales du Missale Gallicanum Vetus (Cod Vat. Palat. lat. 493), éd. L. C. Mohlberg, Rome, 1958 ("REDSMF" 3), § 138: Respice, domine, ecclesiam tuam quae admirabile nomen tuum Iota terrarum orbe concelebrat ... 43 Le canon romain reçu en Irlande et en Angleterre antérieurement aux réformes de Grégoire le Grand (t 604) comporte un Hanc igitur dont la leçon quam tibi ojferimus in honorem nominis tui n'a pas été retenue dans le tex/us receptus, voir V. L. Kennedy, «The Pre-Gregorian "Hanc igitur" », Ephemerides Liturgicae 50 (1936), p. 349-358. 44 L. C. Mohlberg, Missale Gothicum (Vat. Reg. lat. 317), Rome, 1961 ("REDSMF" 5). 45 M. Férotin, Le Liber Mozarabicus Sacramentorum et les manuscrits mozarabes', Rome, 1995 ("Biblioteca Ephemerides Liturgicae" 78), § 854.

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On sera attentif à la locution caractéristique ut fiat nabis eucharistia legitima in tua filiique tui nomine et spiritus sancti que l'on trouve aussi dans Missale Gothicum, 57; et sous des formes un peu différentes dans d'autres sacramentaires, comme dans l'épiclèse du Fragment Bickell, 3 (Gaule septentrionale, vme siècle)46 :fiat no bis eucharistia legitima [. ..}in nomine patris etfilii et spiritus sancti; ou dans cette post mysterium des Messes de Mane, un sacramentaire franc palimpseste du vue siècle47 : [ ... ] que ce soit pour nous une eucharistie légitime [ ... ], afin que, nous tous, chaque fois que nous prenons part à ce pain et à ce calice, nous recevions un renfort de la foi et d'un amour sincère, l'espérance tranquille de la résurrection et de l'immortalité éternelle, en ton nom celui de ton Fils et de ton Esprit Saint[ ... ] [Messes de Mane, 65].

Mais, d'autres formulations ont existé, tel ce «que ce soit pour nous une eucharistie pure et légitime au nom de ton Monogène», de l'épiclèse de la messe de la Vigile pascale hispanique (Liber Mozarabicus Sacramentorum, 607 48 ). La tournure de ces locutions laisse même penser que cet unigeniti tui « binitaire », comme le filiique tui et spiritus sancti trinitaire, sont des ajouts. Compte tenu de la longue fidélité de l'euchologie latine au théocentrisme, la formule primitive devait être quelque fiat nabis eucharistia legitima in tua nomine (adressé au Père) à l'exemple de cette prière, copiée au vre siècle, du fragment euchologique palimpseste Saint-Gall, Stiftsbibl. 908, 149 : Maintenant, nous t'en supplions Père très indulgent, par l'invocation de ton Nom et l'infusion de ton Esprit Saint, fais que, entre toutes les créatures, ces créatures che. L'extrême disponibilité du don le touche au lieu où il va se donner, se perdre lui-même, au lieu de sa mortalité, au lieu de sa singularité la plus vive et de sa solitude, là où il n'y a plus de comparaison avec autrui. La plus belle œuvre d'amour, la solidarité avec les pauvres, y est moins que jamais révolue, elle est cependant suspendue un instant, car Jésus, comme tout homme, est devant l'heure de sa mort, lui, le Pauvre. La scène touche au plus concret, au plus corporel, mais le don, à l'image du parfum qui se répand, s'amplifie de signification symbolique. La fête pour les sens, odorat et toucher, qu'est la profusicr1 d'un parfum de prix, devient le lieu d'une fête pour la signifiance.

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Les deux adjectifs qui qualifient le parfum gagnent de la résonance, ils dépassent l'objet, déportent leur effet de sens sur la relation que l'objet autorise. Ils sont métaphoriques. Le premier (pistikè) a pour racine le mot même de la foi : le parfum est fiable, il est sans mélange, pas truqué, pas frelaté. Le parfum est pur, mais c'est surtout l'offrande qui est authentique, alors même que la générosité semblait engagée à perte. Elle est une perte pure, qui suscite la confiance, qui soutient la foi. Le second adjectif (polutélès) qualifie la dépense comme somptueuse, mais plus littéralement il signifie à visée multiple. Le geste de la femme n'entre pas dans une interprétation univoque, il est lisible sur plusieurs registres, geste d'amour, d'hommage, onction royale, reconnaissance messianique ... Jésus le reçoit au plus profond de lui-même, dans sa pauvreté essentielle d'homme qui va vers la mort.

3. La perte heureuse Déjà quand Jésus accorde à son destin, à l'heure de Dieu, le geste osé de la femme - en fait le bon moment pour sa sépulture-, mais plus encore quand l'évangile profite de la résonance de ce petit épisode avec l'histoire entière de Jésus, qu'il raconte, la dimension métaphorique des figures s'accentue. Le vase est brisé comme le pain au dernier repas, puis le corps à la mort, seront rompus. Le parfum est répandu comme le vin puis le sang seront versés. Ainsi la perte du nard annonce celle du corps de Jésus. Mais doublement, car l'histoire a deux versants. Jésus sera perdu dans la mort d'abord, à la croix, mais son corps sera perdu une seconde fois, bien que tout autrement, au matin de Pâques quand la tombe ouverte se révélera vide. Ainsi dans la profondeur de ce simple récit, le geste de la femme de Béthanie s'offre, à son insu, pour interpréter non seulement la mort mais encore la résurrection de Jésus. En effet, le parfum qui se diffuse est bien métaphore aussi de la diffusion du message pascal. Au tombeau, le corps perdu fera place à la nouvelle heureuse, à répercuter : il n'est pas ici, il est ressuscité, allez dire à ses disciples qu'il les précède en Galilée, sur les chemins d'humanité (16, 7). Ici, Jésus anticipe, de son vivant, l'accueil de l'ultime hommage que les femmes à la tombe ne pourront lui rendre, faute de corps. C'est en tant que vivant qu'il est oint. L'impertinence sémantique del' ensevelissement accompli à table fait de la femme une « métaphore vive » ! Son geste singulier sonne si juste pour Jésus qu'il en voit la portée universelle: il annonce que mémoire sera faite de la femme partout où l'Évangile sera proclamé. À l'image de l'acte de cette inconnue et de l'interprétation qu'en retour Jésus offre à tant d'excès, tant d'égard, l'évangile est le témoignage d'un sens reconnu à la perte, la nouvelle heureuse du corps de Jésus à jamais perdu mais qui appelle hors du tombeau le corps vivant de ses témoins. L'écriture évangélique peut y trouver son style : une écriture poétique qui, comme la femme, vienne del' extérieur, brise le cercle des convenances, cueille hors saison le bon moment, fasse acte de ce qu'elle a, en surabondance, reste en appel d'interprétation. Antonio VIVALDI (1675-1741), Concerto n° I en do mineur, largo - Flûte sopranino

III. La pierre déjà roulée 1. L'inaugural Pour le dernier hommage au crucifié, le troisième jour n'est pas le bon moment. Le corps est absent. Le soleil déjà levé, en ces premières heures du premier jour de la semaine, le sabbat passé, trois femmes se rendent au tombeau. Elles relèvent le trio des 300

D'une nudité à l'autre: un thème de l'évangile de Marc

disciples qui ont abandonné. C'est d'ailleurs à leur seul regard, à distance, sur la croix puis sur la tombe, qu'a tenu la fidélité. Le trajet d'aller au tombeau, pour un geste ultime d'onction funéraire, est accompagné d'une parole interne, une question: qui roulera la pierre ? Mais le « déjà accompli » de la réponse de Dieu prévient tout effort humain : la pierre est déjà roulée, comme le soleil est déjà levé. La démarche du dernier adieu s'en trouve retournée, le final se renverse en inaugural. À la place du cadavre enveloppé d'un linceul, couché dans la tombe, les femmes voient un jeune homme, vêtu de blanc, assis à droite : à la mort, à l'état terminal, s'oppose la vie, jaillissante, divine, puissante. Le jeune homme leur fait voir qu'il n'y a rien à voir, «il n'est pas ici», mais rappelle la parole de rendez-vous, déjà dite à ses disciples de son vivant ; elle a traversé la mort : « il vous précède en Galilée, c'est là que vous le verrez. » Qu'elles en portent la mémoire ! Junker Jacob van EYCK, Doen Daphne d'over schoone maeght, variation n° 2 - Flûte soprano

2. Les trois mouvements de la pierre Le récit de Marc ne représente pas d'apparition du ressuscité, mais trois mouvements suggèrent cette radicale nouveauté de vie ; curieusement, ils sont condensés dans le déplacement de la pierre - qui fermait le tombeau, bouclait la mort sur elle-même lorsqu'elle est roulée. Comme si la pierre dans le récit fonctionnait en métonymie de la scène de la résurrection tout entière. La pierre est roulée vers le haut, - invraisemblable, mais d'autant plus signifiant-, elle est soulevée, comme le soleil est levé et comme les femmes, à leur arrivée au tombeau, lèvent les yeux. Trois fois le texte dessine ce mouvement vers le haut, pour la pierre, pour le corps, pour le cosmos. La résurrection fait lever le monde. La pierre est aussi roulée hors de l'entrée du tombeau, comme les femmes sortent du tombeau, mais, extrêmement effrayées, bouleversées, sont aussi comme jetées hors d'elles-mêmes, de leurs repères, de la mort qui est en elles. Venues en femmes aimantes pour l'onction de leur mort, ce sont elles qui sont expulsées de ce ventre de la mort, exposées à une nouveauté de vie qui les démunit. La résurrection met dehors. Le troisième mouvement est d'éloignement, la pierre est roulée loin du tombeau, comme les femmes fuient, désorientées, mais le dos tourné à la mort, à la tombe. Ces trois mouvements restent suspendus à la parole qui ne sort pas de la bouche, au rendez-vous qui n'oriente pas la course. Les figures d'affects sont nombreuses, elles signalent qu'un sens neuf cherche à percer, qu'un monde veut poindre, mais cela fait d'abord déferler l'angoisse. La nouvelle brûlante ne passe pas les lèvres. Idem, variation n°3 - Flûte soprano

3. La.fracture du récit Elles sortirent et s'enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toute tremblantes et bouleversées ; elles ne dirent rien à personne, car elle avaient peur. (16,8).

On comprend qu'un récit d'évangile qui se termine ainsi fasse peur, on comprend la suite ajoutée au deuxième siècle, qui adoucit l'abrupt, qui, comme un pont, fait passer de la tombe au monde entier, du silence à la parole proclamée partout, de la fuite à la mission, de la peur à l'accompagnement de signes divins (16, 9-20). Mais en se coupant là, le récit conjoint son acte d'écriture à la scène représentée. Comme le tombeau est ouvert mais vide, il se suspend sur le vide, il coupe sa parole sur 301

Carina Combet-Galland

le silence des femmes, il lâche son lecteur quand les femmes fuient. Mais il est ouvert, il contient la promesse du rendez-vous en Galilée, hors des temps de l'énoncé, hors du racontable peut-être. Pareille fin est d'ailleurs préparée par le premier mot de l'évangile, archè, commencement - Commencement de la bonne nouvelle de Jésus, le Christ. .. Comment finir un commencement ? Un commencement ne reste-t-il pas par définition inachevé? La fracture du récit n'est pas finale seulement, elle se répercute en de multiples petites fins où la narration se suspend sur un affect et son impact corporel, étonnement, effroi, tremblement stupéfaction, crainte ... L'évangile tout entier est un grand récit mais brisé. Ainsi peut-il glisser le commencement en chacun de ses fragments. Partout l'effraction, l'éclat. Le parcours prend l'intensité d'une genèse, ou la genèse adopte la forme d'un parcours qui multiplie les départs. Junker Jacob van Eyck, Doen Daphne d'over schoone maeght, variation n°2 - Flûte soprano

4. Un lieu de renvois La fin courte, coupée de l'évangile est alors tout entière lieu de renvoi. La fuite des femmes exclut que le rendez-vous en Galilée se réalise à la fin du récit, elle renvoie alors au début de l'évangile, où Jésus paraît en Galilée, elle renvoie à la lecture à recommencer de l'évangile, elle refait commencer la bonne nouvelle. La peur des femmes, qui perturbe toute destination, met leur corps en déroute, rend leur parole captive, semble les projeter hors du cadre de l'énoncé, dans l'espace de l'énonciation; les lecteurs doivent-ils alors suppléer à leur mutisme, risquer à leur place une parole, ou serrés au plus près par la narration, sont-ils à leur tour contraints d'affronter l'angoisse quand le récit les lâche? Enfin le silence des femmes renvoie au lieu où la parole accomplie l'a précédé: à la confession du soldat romain devant la croix : «Vraiment, celui-ci était fils de Dieu ! » (15, 39). Le récit est ainsi précédé de ce qui le dépasse. Comme la proclamation sortie du tombeau de Gérasa précède et dépasse le silence du tombeau pascal (5, 20 et 16, 8). La résurrection est toujours prévenante, elle épaule, elle permet de traverser la mort. Ne peut-on alors reprendre pour l'évangile de Marc, avec sa coupure finale, ce mot de Roland Barthes pour les Pièces brèves de Webern, en musique : « Quelle souveraineté il met à tourner court ! »2 Idem, variation n° 4 - Flûte soprano

2

Roland BARTHES par roland barthes, Paris, 1975, p. 98. Dans cette autobiographie à la troisième personne, le fragment sur « Le cercle des fragments» propose des expressions très suggestives pour la forme brisée du récit de Marc et la valeur de commencement qu'elle soutient. R. Barthes met en avant l'asyndète et l'anacoluthe comme figures de style, figures de l'interruption et du court-circuit; la parataxe, comme jeu de bouts rimés ; le procédé de l'addition, plutôt que l'esquisse, pour répondre au goût du premier, du détail; la méthode de l'ouverture abrupte, séparée, rompue, le départ de quelque chose dont le germe vient partout, non comme une pensée mais comme une frappe, non comme une sagesse ou une vérité mais comme une musique, non comme un développement mais comme une haute condensation, un ton, un timbre. Le fragment est comme l'idée musicale d'un cycle, où chaque pièce se suffit et cependant n'est jamais que l'interstice de ses voisines, c'est, dit-il, peutêtre Schumann qui a le mieux compris et pratiqué l'esthétique du fragment qu'il appelle intermezzo.

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D'une nudité à l'autre: un thème de l'évangile de Marc

IV. La résurrection, entre« pourquoi ? » et« vraiment!» (15, 33-39) Si la résurrection se dérobe à un point d'orgue, si elle n'est pas montrée en récit d'apparitions, on peut la lire déjà dans un écart, inexplicable, entre deux cris : mon Dieu, mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné?/ Vraiment, cet homme était fils de Dieu! Le récit de la crucifixion, en sa sobriété intense - récit d'un supplice infâme, écrit aussi comme une relecture des Écritures - laisse, après les trois heures de ténèbres sur la terre entière, toute la résonance à trois cris. Le cri du milieu est lâché par Jésus quand il expire. Il n'est accompagné d'aucun signe au Golgotha. Mais l'évangile raconte qu'il se répercute dans le Temple où le rideau se déchire irréparablement. Dieu quitte dès lors son lieu de sainteté pour un dernier exil, pour ne plus se laisser reconnaître ailleurs que dans le crucifié. Ainsi l'évangile s'écrit-il entre deux déchirures, celle des cieux au baptême, par où passe la voix de Dieu qui reconnaît en Jésus sa joie, son fils bien-aimé, et celle du rideau du Temple à la mort, par où les païens même accèdent à la présence et à la parole de Dieu. Aux deux bords du cri d'expiration, deux autres cris tendent la scène. Ils ne se replient pas l'un sur l'autre. Un «pourquoi?», un «vraiment! ». Le vraiment ne répond pas au pourquoi. Le pourquoi n'est pas la cause du vraiment. L'inadéquation entre eux porte la trace d'un événement qui ne se raconte pas, mais qui brise la suite logique des raisons et des conséquences. Un blanc s'interpose en effet, qui décale deux voix: la voix forte de Jésus en croix, qui adresse à Dieu un «pourquoi ? » sans réponse, par lequel il s'abandonne au Dieu qui l'abandonne, et la voix du militaire romain face à la croix, qui pousse un cri de reconnaissance que rien n'explique. Dans l'écart on peut deviner le souffle de la résurrection. Que la filiation se donne à lire dans l'abandon laisse penser le miracle! À part les démons en leur savoir fou et possesseur, le centurion païen est le seul de tout l'évangile à confesser le fils de Dieu. Sur ses lèvres, l'évangile place les mots même du Dieu qui, au baptême (1, 9-11) puis à la transfiguration (9, 3-9), a reconnu son fils. Dans la mort la plus nue, sous les ténèbres, dans le silence même de Dieu, il a vu le signe de Dieu. Il est entré dans sa vérité. Celle-ci ne s'est pas imposée dans le face à face de la transfiguration, elle n'aura pas lieu dans une post-face éblouissante d'apparitions pascales. Sans mémoire - sans madeleine, ou plutôt sans pain ni vin pour déclencher la mémoire-, sans chant du coq comme à Pierre (14, 72), sans Écritures pour préparer son chemin (1, 2-3), rien ne peut lui revenir, alors tout lui advient. Il ne dispose de rien, alors les mots de Dieu se proposent. Il engage toute sa personne en un présent de vérité - « vraiment ! » -, il recueille en sa parole le révolu - « cet homme était » -, il a d'un regard transpercé la mort et vu l'altérité divine-« le Fils de Dieu. »De sa reconnaissance il a couvert la nudité du crucifié et y a découvert sa propre vérité3 • Sans doute peut-on passer, mais peut-être est-ce l'affaire de toute une vie, des «pourquoi ? » sans réponse, sur l'abandon, sur la fin, sur la mort, mais tout aussi bien

3 Une phrase de Paul Ricœur, La mémoire, /'histoire, l'oubli, Paris, 2000, p. 47, a, par son intensité, cristallisé cette lecture: «Mais le petit miracle de la reconnaissance est d'enrober de présence l'altérité du révolu.» Le petit miracle de la reconnaissance fait bien sûr allusion à la madeleine de Proust. C'est au livre de P. Ricœur aussi, dans des pages où il reprend Michel de Certeau (p. 471-480 en particulier) que je dois la réflexion finale sur le geste de l'historien comme un geste de sépulture(« tenir l'opération historiographique pour l'équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture», p. 476).

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Carina Combet-Galland

sur l'origine (pourquoi m'as-tu choisi? pourquoi m'as-tu abandonné?) à la parole de reconnaissance ; on peut laisser tomber le vieux vêtement des « pourquoi ? » aveugles et naître à nu, d'être reconnu ... Toute l'écriture de l'évangile n'est-elle pas ce cri de reconnaissance, n'a-t-elle pas mis à la clé de sa partition l'émerveillement qui adopte: «Vraiment, celui-ci était. .. » ? Ainsi la résurrection ne résout pas l'histoire racontée, elle la travaille tout entière, elle en donne la tonalité. Si faire de l'histoire, c'est honorer les morts du beau geste de la sépulture, mais si l'histoire narrative, poétique, de l'évangile honore un mort absent de son tombeau, ne faut-il pas que son écriture soit toujours à nouveau trouée par un éclat, que la résurrection y fasse brèche? Comme un cri de bonheur qui ne s'épuiserait jamais à fracturer le malheur. .. Junker Jacob van EYCK, Doen Daphne d'over schoone maeght, variation n° 1 - Flûte soprano

V. Lejeune homme nu (14, 51-52)

Sans doute le lecteur de l'évangile est-il provoqué, déstabilisé et remis au monde par la tension entre deux séries de personnages, ceux qui suivent et ceux qui viennent de face. Hans Martin LINDE (1930), Miirchen n° 5 - Flûte sopranino

Ceux qui suivent, comme les disciples, doivent toujours à nouveau (palin) se lever, reprendre le chemin, découvrir leur savoir en miettes; toujours à nouveau s'arracher aux possessions et aux arrivées, se laisser dépouiller des réussites, même religieuses, s'interroger. Et ceux qui viennent de face, les personnages épisodiques, aussitôt (euthus) donnent la juste réponse, en impromptu, la voix accordée on ne sait où, puis disparaissent de la trame narrative. La tension peut se focaliser en couples : la femme de Béthanie oint celui qui va mourir quand Pierre refuse que son Christ, l'Oint de Dieu, prenne le chemin de la passion (14, 3-9 et 8, 27-33), le centurion confesse quand Pierre renie (15, 39 et 14, 66-72), Simon de Cyrène porte la croix quand Judas trahit et livre (15, 21 et 14, 4346), Bartimée voit clair et bondit quand Jacques et Jean s'aveuglent et veulent s'asseoir (10, 46-52 et 10, 35-40) ... Ainsi l'évangile prend-il un rythme scandé, saccadé, haletant, en systoles et en diastoles, tout en contractions et relâchements, comme pour un travail d'accouchement, une mise au monde. Idem

Les deux séries de personnages se croisent un instant, dans la figure fugitive, propre à Marc, d'un jeune homme nu (14, 51-52). Il suit Jésus quand tous les disciples qui suivaient ont abandonné et fui. Vêtu d'un seul drapé de lin, il le lâche comme un linceul quand on veut l'arrêter avec Jésus et s'enfuit nu. Ici l'évangile porte au plus loin, ou serre au plus près, son intention théologique : dans la fuite même, dans la perte de tout pouvoir jusqu'à celui de suivre Jésus livré, la fidélité est interprétée comme impossible à l'homme, Mais comme perte d'un vêtement de mort, elle apparaît du même coup comme pur don de Dieu - une grâce. Le récit fait un clin d'œil. Dans la tombe ouverte, un autre et même jeune homme, assis à la place du corps absent, brille de blancheur. Comme s'il voulait signifier que l'angoisse de tout homme nu devant la mort, Dieu l'avait déjà habillée de sa lumière. Dans cette 304

figure dernière, on voit se toucher, une fraction de seconde, le temps d'un envoi, le oui de Dieu (la voix retrouvée du Père qui dit oui à son fils crucifié en ouvrant son tombeau), mais aussi le fils lui-même, transfiguré, habillé d'une même blancheur, l'humanité enfin, défaite de son vieux vêtement, pouvant aller dans l'éclat de sa vérité, à nu. Un jeune homme le suivait, n'ayant qu'un drapé de lin sur le corps. On l'arrête. Mais lui, lâchant le linceul, s'enfuit, nu. Junker Jacob van EYCK, Doen Daphne d'over schoone maeght, thème - Flûte basse

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SI ESTHER M'ÉTAIT CONTÉ ... Sarah VAJDA Écrivain, Paris

Voici venu le temps de dédier au Maître, livré entier à la compagnie de la voyageuse de la nuit1, ce Plaisir à Esther, in memoriam seulement. Débarquée au Séminaire dans la ferme intention de découvrir les fondements du catholicisme français, son enseignement a reconduit vers la Bible de ses pères une marrane française qui, à l'instar de ses ancêtres d'Espagne, priait pour Sainte Esther, haute patronne des israélites en voie de disparition. A lui, cet hommage d'un cancre, réponse tardive à sa Lettre à Sarah sur la diversité des corpus 2, sous le signe le plus convenable à l'enseignement qu'il dispensa : l'ironie dont Barthes faisait la distance établie par l'écriture, détachement appliqué par l'excès des mots à la manie poisseuse de souffrir, méthode que Pierre Geoltrain, avec une efficace jamais démentie, appliqua d'une égale ferveur et au corpus apocryphe et au texte révélé.

** Il était une fois, dans un lointain royaume, la plus belle princesse qui se puisse voir à mille lieues à la ronde, la plus exquise créature jamais conçue au pays des contes : Blanche Neige était un peu couarde, Peau d'Âne orgueilleuse, Aurore facile à tromper et Cendrillon désirait fort aller au bal. Sur son berceau, à foison, les fées avaient versé plus de vertus que nécessaires. Ses charmes sans pareil passaient pour le miroir d'une âme d'exception. Mille et un jours n'auraient suffi à épuiser le catalogue de ses grâces et des qualité de son cœur. Non seulement l'enfant était belle, teint pâle et pourtant ensoleillé, chevelure de jais, lèvres douces et brillantes comme rosée à matines, mais de surcroît, bonté, douceur, obéissance cohabitaient dans cette âme dénuée de vanité, toute de simplicité et de pureté tissée. Tôt orpheline, ainsi l'exige la conteuse tradition, la fillette fut confiée à un oncle. Quel oncle encore ! Charitable, le cœur empli de piété sans bondieuserie ni excès, attaché à l'étude, il ne dédaignait pourtant point le monde et ayant, d'aventure su, menacée, la vie du Maître de ce pays, l'avertit, le sauva, sans demander payement d'un tel acte. L'enfant devint la plus merveilleuse des jeunes filles. Or, il arriva que le Maître du royaume, Prince des mers attenantes et commandant des monts alentour, conçut contre son épouse une grande colère et exigea que sa femme fut répudiée. La dame, dit-on de source autorisée, avait refusé de paraître à une fête. Il ordonna donc que fussent conduites devant lui toutes les jeunes filles sans époux et sans tache du royaume. Notre petite princesse se plia aux volontés souveraines de son oncle et du Tyran, refusant néanmoins de se parer pour l'occasion. Le souverain, comme entré dans une volière, avait vu, des jours durant, virevolter jusqu'au vertige toutes les étoffes, les soieries, les gemmes et les joyaux de l'Orient, quand Elle parut ceinte d'un fin diadème, diaphane dans la pâleur d'une tunique virginale, ornée de sa seule pudeur.

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La préface de R. Barthes à Vie de Rancé, Paris, 1965, porte ce titre. P. Geoltrain, «Lettre à Sarah. Sur la diversité des corpus», Foi et Vie (1990) 5, Cahiers bibliques n° 29, p. 3-9. 2

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Sans hésiter, le Roi des Rois, sur sa fragile personne, posa sa couronne et son nom. Or, Esther, c'était son nom, était juive. L'oncle, ayant refusé de s'agenouiller devant Aman le grand Vizir d' Assuérus le Basileus perse, le Ministre-tout-puissant réclama contre le peuple orgueilleux un génocide général qui lui fut sur l'heure accordé. L'oncle rapporta la chose à sa nièce qui, après avoir longtemps prié l'Éternel hors de son temple, couvrit de cendres ses cheveux, orna sa taille d'un cilice et vint, en suppliante, réclamer à son royal époux la grâce de ses frères. La Tradition rapporte que cette grâce lui fut, sans hésitation et sur l'heure, accordée. En un jour, les impies furent défaits. Une fille a permit ce miracle qu'un Dieu avait autorisé. Par la grâce de ce conte, nous aussi qui avons été des petites filles juives en diaspora, nous avons eu notre Fée des Lilas, notre fée bleue, notre enchanteresse, notre douce magicienne ! En effet, ce conte parfait qui charma nos enfances ne figurait pas au répertoire de Mère L'Oye, mais se dissimulait dans l'austère testament que l'on dit fort ancien, à la section des « Livres historiques», un peu après la Chronique des Rois d'Israël. Jean Racine en fit le canevas d'un long poème dramatique que les demoiselles de Saint-Cyr récitèrent au Roi qui avait révoqué l'édit de Nantes, appauvri son beau royaume, traqué sans répit les messieurs de Port-Royal et leurs belles oblates, qui, jusqu'à la dernière, refusèrent de signer certain Formulaire (quoi que la fable enseigne que certaines d'entre elles savaient à peine lire), et commit, offusqué par l'un ou l'autre, de nombreux internements dont sa seule vanité faisait tout l'arbitraire. Oh ! Ce n'était pas là un acte militant ou révolutionnaire, mais l'expression de deux raisons distinctes, celle-là dite d'État et celle de Poésie3 • Le même déséquilibre apparent soutient le corpus racinien et le biblique, par la présence d'une presque enfant sauvant, sans avoir combattu de haute lice, son pays, sa Nation. La nature de ce texte, son statut en quelque sorte, s'exprime dans le nom de la fête au cours de laquelle la Synagogue rappelle la geste, le miracle, le mystère, l'efficace que dire ? d'Esther. Pourim signifie les sorts. Les enfants que nous fûmes entendirent magie. Pour jamais Esther demeure fée, mêlée au merveilleux chrétien par l'intervention de Charles Perrault avant même de connaître le nom et l'existence d'une forme: la tragédie biblique. Nous avons nous aussi notre Enfant et les Sortilèges, notre Oiselle bleue et Notre fille au cheveux de jais. Je n'ignore pas le sort fait à ce titre par les doctes rabbis ou herméneutes qui, penchés sur son front enfantin, ont tâché de résoudre ce mystère4 • Attachée précisément à ne le pas résoudre, je me livrerai, entière, au plaisir de ce texte princeps, confondu avec sa traduction en alexandrins par Jean Racine qui choisit d'en faire, avant la souffrance et la mort, son antépénultième escale en Tragédie.

Il conviendrait de comparer Esther à Antigone, au rebours des lectures politiques de la tragédie en philosophie, inaugurée par un certain Hegel en sa« Phénoménologie », avant que ce mythe ne soit au siècle suivant supplanté parŒdipe. 4 Talmud. Quand Raman a tiré au sort pour fixer la date de la destruction des juifs de Perses et que c'est tombé sur le mois d' Adar, il s'est réjoui et a dit: «Le dé a été jeté et a désigné le mois de la mort de Moïse». C'est donc le mérite de Moïse qui aurait par ce coup de dé qui jamais n'abolit le hasard intercédé pour les juifs de Perse et non celui d'Esther: les rabbins ne pouvaient laisser à la seule beauté le soin d'accomplir un tel miracle. Voir cependant, dans G. Dorival (dir.), David, Jésus et la reine Esther. Recherches sur le psaume 21 (22 TM), Louvain, 2002, la traduction par P. Cassuto des« Textes rabbiniques sur le Psaume 21 (TM 22) »,p. 165-225 qui attestent une autre envergure traditionnelle d'Esther. 3

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Si Esther m'était conté

** Si, longtemps, la critique, autorisée par les mémorialistes du grand Siècle, ont vu en Esther une pièce de patronage, un exercice spirituel offert aux demoiselles de Saint-Cyr5, un gage à madame de Maintenon, contre Picard, Roland Barthes a détruit ce préjugé : Il y a dans Esther, un personnage scandaleux, c'est Aman. Ce traître ne fait pas partie de la grande association légale qui unit les juifs, Esther, Mardoché et Assuérus dans la conscience suprême de leurs Droits. Dans ce nouvel univers providentiel, Aman vient de la tragédie, celle qu'ont habitée autrefois, Taxile, Pyrrhus, Néron et Ériphile. Par exemple, comme Néron sous Agrippine, Aman est immobilisé sous le regard de Mardochée. Mardochée l'obsède, obscurcit à ses yeux tout l'univers, lui enlève toute saveur, mais comme Ériphile, il a choisit librement son aliénation: sa haine pour Mardochée n'a pas pour mobile une rivalité de race ou de fonction (comme cela sera le cas entre Mathan et Joad): il le hait d'une façon toute pure. Comme Ériphile aussi, face à la famille juive, il est l'orphelin - «Dans les mains des Persans, jeune enfant, apporté ... [II, l.] » - et l'intrus, doublement étranger comme Amalécite et Macédonien. Il s'est fait - «J'ai su, de mon destin, corriger l'injustice. [II, 1.] » -, il ne reconnaît pas la loi du Sang ; sa trahison n'est en somme, une fois de plus, que le nom renversé de sa libération. En fait Aman ne veut qu'une chose: être reconnu. Dans cette cour où la gloire laisse toujours apparaître un ressort économique, Aman n'a qu'un mobile, la volupté de l'honneur. Un seul être le refuse: Mardochée. Mardochée est un regard qui dit non, et il y a entre lui et Aman le même rapport qu'entre Dieu et la créature à qui il refuse sa grâce: c'est cette frustration même qui enchaîne Aman à Mardochée: comme les héros de l'ancienne tragédie profane, il refuse de fuir, de quitter la tragédie6 .

Réinscrivant Esther au giron de la tragédie, il l'installe à nouveau au cœur de l'enfance: en féerie. Le monde réconcilié, l'immobilité rétablie, le Passé renoué, l'infidélité abolie ont pour prix cette sujétion au Père-Prêtre et Chef de peuples. Esther n'est pas seulement un divertissement circonstanciel; elle est la promotion véritable de l'enfance, confusion triomphante de l'irresponsabilité et du bonheur, élection d'une passivité délicieuse, savourée par tout un chœur de vierges-victimes, dont les chants à la fois louanges et plaintes, forment comme le milieu - sensuel - du bonheur racinien 7 •

Rendue à Esther, sa double place en tragédie et en féerie, atrocement paganisée, christianisée, ensorcelée, poétisée, mesurons un instant sa portée séculière au delà du carnaval des enfants juifs en temps de mi-carême ! Car cette fée nous libérait, plus sûrement que Hanouka des sapins, des vitrines des grands magasins de l'hystérie gentille. Les Sorts nous offraient, à nous qui fûmes des israélites françaises nées entre Diaspora

C'est Je cas de la sévère préface de Raymond Picard à Esther (Paris, 1950) p. 825 «Esther, Aman, Assuérus, Mardochée sont des personnages sans épaisseur, qui, sans souvent, n'arrivent pas à dissimuler la trame du récit biblique sur lequel ils sont tissés. [ ... ] » ; ou encore « Il est étrange que les contemporains aient admiré Esther pour les mêmes raisons semble-t-il, que les autres tragédies. » Et Picard de rappeler le sûr jugement du grand dramaturge M. de Voltaire« tout cela, sans intrigue, sans action, sans intérêt, déplut beaucoup à quiconque avait du sens et du goùt » 6 R. Barthes, Sur Racine, dans Œuvres Complètes, t. I, Paris, 1995-1996, p. 1069-1070 (1963). 7 Ibid, p. 1071. 5

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et République, consolation. Ces sorts valent ce que valent les charmes chargés de nous reconduire quelque jour en un monde désenchanté. Giraudoux a remarqué ceci : Les deux pièces catholiques, Esther et Athalie, s'expliquent par le catholicisme de Louis XIV et non par celui de l'auteur. Elles ne sont d'ailleurs pas catholiques, elles sont israélites et jamais Racine n'a plus approché la vérité antique - biblique dans l'espèce - que dans la description de cette grandeur et de ce réalisme des juifs dont peut-être il n'a pas connu un exemplaire8 .

Bien entendu, les juifs méprisent à demi cette Esther francisée et les doctes critiques, s'ils lui trouvent des accents poétiques, la jugeront inférieure à Bérénice ou à Phèdre. Sans doute l'est-elle. Aussi son intérêt se trouve-t-il ailleurs, en cette place singulière qu'elle occupe dans la Bible déjà, sentier de fortune, sur le chemin tracé de !'Histoire où, Racine l'a saisie, diptyque de Bérénice,.

** Ces deux pièces dessinent le même visag'e, la même ombre portée. Par deux fois, en ce siècle galant, ce visage, cette ombre auront eu le nom de Marie Mancini, une des petites Mazarines qui eut la folie de se croire - peut-être le fut-elle ? - aimée du jeune Roi. Destin tragique et ô combien romanesque que celui de cette presque reine, exilée de Versailles, chassée de France, interdite à jamais dès 1687 du territoire, condamnée sans répit à la retraite religieuse, en ce siècle où l'ordre faisait la chasse aux insoumises, aux cris de «Au couvent, au couvent ! », après que la grande Mademoiselle avait, en une guerre en dentelles, fait donner les canons contre son frère et maître ! Chose que Marie Mancini admirait si fort qu'en son imprudente jeunesse, elle le dit à la cour! De ce propos, on raconte, qu'au lieu de causer sa disgrâce, il attira l'attention du jeune Monarque! Esther est un beau conte. Quand Bérénice fut l'hommage d'un poète 9 au réel: l'éloge de la souffrance vive et du renoncement au rêve. Rome ou la raison d'État, interdirent, deux fois, que dis-je mille fois, à Titus d'épouser Bérénice et à Louis de convoler avec Marie Mancini. Les maîtres du monde n'épousent ni des étrangères sans nom ni des aventurières, comme princes et bergères ne s'accordent qu'en songe, les va nus pieds jamais, ne marient de princesses. Et celle-là, Marie, pour jamais demeure, au Royaume de France, l'étrangère. Souvenons-nous du début des Mémoires du Cardinal de Retz. À propos de Mazarin, il note « comme un Juif il portait le nom de la ville d'où il venait. » Rappelons-nous encore son insistance à nommer le frondé, non pas le Cardinal, ou Mazarin, mais Le Mazare. Esther et Marie sont toutes deux des nièces ! Et si Esther, secrètement, contre le règne annoncé de madame de Maintenon, unissait en Poésie ceux qu'avait désunis Bérénice? Écho du: «Vous êtes Roi, seigneur, et vous pleurez 10 »,le «Esther, que craignez-vous? Ne suis-je pas votre frère 11 ? Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère? Vivez, le sceptre d'or, que vous tend cette main, Pour vous de ma

'J. Giraudoux, Littérature, Paris, 1994, p. 31 (1941). ' Je laisse de côté Corneille dont Marie Mancini préférait Le Tite et Bérénice à celui du jeune rival pour ne m'attacher qu'à Racine. 10 Marie Mancini préférait les deux hémistiches cornéliens : «Adieu, Seigneur, je pars. -Ah ! Madame, arrêtez.» 11 Cette assez curieuse formule (qui appelle la comparaison avec Antigone) se trouve chez Louis-Isaac Le Maistre de Sacy (Paris, 1759, avec approbation et privilège du Roy, rééd. par P. Sellier, 1990), pas dans la traduction de Louis Segond (Genève, Paris, 1910, 1946), qui sont les deux traductions françaises de la Sainte Bible dont je dispose.

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Si Esther m'était conté clémence est un gage certain.[ ... ] reconnaissez la voix de votre époux? Encore un coup, vivez et revenez à vous. » Sous les traits de la jeune Esther brune revient le visage jugé d'abord ingrat de la nièce de Mazarin, illuminé par les rayons du Soleil. À elle, Louis n'a pas dit« Croyez-moi (chère Marie] ce sceptre, cet Empire, Et ces profonds respects que la terreur inspire, À leurs pompeux éclats mêlent peu de douceur( ... ] Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce, Qui me charme toujours et jamais ne me lasse. » Ainsi Esther, pure obéissance entre les mains de Dieu, pénètre, parée des ors du sérail dans la chambre bleue de l'hôtel de Rambouillet, et avec elle, la dissimulation au cœur du texte, par un jeu sur le titre Isthar (cachée) dévoilant en contre-jour ce qu'aveugle le Soleil : l'absolue tyrannie, que dévoilera l'historiographie du grand siècle et la lecture posthume de Monsieur de Saint-Simon. Racine, qui avait commencé sa course vers le zénith avec Bérénice, coiffant au poteau son vieux rival, choisit de revenir sous la lumière de l'astre, avec Esther la dissimulée, la discrète. En filigrane, plus terrible qu' Assuérus «qui a régné depuis les Indes jusqu'à l'Éthiopie, sur cent vingt-sept provinces», Louis XIV, satrape, Basileus, Tyran, maître du Temple, et lui faisant face, plus terrifiante encore l'absence de Dieu sur le royaume, le silence de Dieu qui jettera la France, un siècle plus tard 12 , dans l'abîme. Au regard du temps, Esther n'est plus seulement l'italienne haïe, étrangère, aventurière, nièce de Mazarin qui devient Reine de France, c'est aussi la face d'ombre de Versailles, la peinture d'un règne où nul, sans trembler, ne peut paraître ou ne pas paraître devant la face d'un Monarque souverain, au règne plus inique que celui d' Assuérus même, plus barbare que le plus barbare des Maîtres, puisque à aucune Esther le maître n'a tendu son sceptre. Au Refuge, à l'envi, les Protestants jouèrent la pièce, rêvant que le ciel quelque jour clément leur envoie une jeune fille capable de fléchir le cœur d'un Roi, de l'adjurer de ne pas laisser revenir le temps des galères et des dragonnades, des pogroms, en un mot l'âge de la terreur, des conversions forcées et du déracinement. Esther, c'est encore l'envers d'une tapisserie qui dit les riches heurs où madame de Sévigné fut disgraciée et monsieur de Grignan, son gendre, envoyé au loin, parce que la Marquise s'était refusé à abjurer son amitié pour Fouquet et que la jeune duchesse n'avait pas cédé aux avances de Louis. En définitive, il n'y a que la littérature qui gagne. Saint-Simon, La Fontaine, Madame de Sévigné, Racine même, furent fidèles à Fouquet et l'éclat de leurs vers recouvrent de la vertu Amitié les ors palis de Vaux-LeVicomte.

** Certes, Esther, la figure et le mythe a tout pour plaire à un siècle où les femmes ont été des héroïnes avant de devenir des objets de jouissance libertines et des matrones malheureuses, en deuil du roman, des bourgeoises adultères qui pourtant avaient parfois élu leur époux. La concomitance est extrême. Aux enfants juifs, particulièrement aux filles, accoutumées à apprendre que Jephté, sans moufter avait sacrifié sa fille à Dieu, sans qu'une agnelle, à sa place ne parut et qui ne pouvaient guère s'identifier à la Sarah de quatre-vingt ans édentée et chenue, pas plus qu'à Rachel condamnée à attendre sept ans que Jacob servit Laban et l'épouse, seconde, ni même à Judith, meurtrière d'honneur, Esther a été et demeure une consolation, échappée du sombre Testament, où elles n'apparaissent que comme mères, épouses, sœurs. Trop jeunes encore pour goûter l'histoire de Suzanne, elles trouvaient et trouvent en Esther un repos inattendu. Plus tard, en diaspora, pour consoler leur plainte, écho à la terrible prière du matin:« Je te remercie de m'avoir faite 12

Esther est jouée pour la première fois en 1689.

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selon ta volonté», quand le garçon fanfaronne:« Je te remercie de m'avoir fait homme», elles se tournent, une nouvelle fois, vers Esther et les vers de Racine leur offre une prière sans pareille. Au lieu des quelques lignes laconiques, le poète a brodé, tissé des vers que certaines n'ont pas oublié:« Non, non ne souffre pas que ces peuples farouches, ivres de notre sang, ferment les seules bouches qui, dans tout l'univers, célèbrent tes bienfaits et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais[ ... ]» Esther offrait aux enfants nées après le grand pogrom nazi, après Vichy, une inscription française, par le chemin de la poésie. En compagnie d'Esther, renaissait l'orgueil, la possibilité même de la séduction. Ces enfants n'ignoraient pas que les plus belles aussi avaient été gazées comme des cloportes et que toutes celles qui étaient revenues avaient là-bas, pour jamais, perdu l'usage de la beauté et de la grâce. D'ailleurs une telle conversation eût parut obscène, qu'elles tenaient entre elles parfois sans bonheur et avec une joie sans mélange avec Racine. Esther témoigne encore, au retour de chaque Pourim, du chimérique pouvoir des enfants que contredisent les différents chœurs de l'opéra de Brundibar chanté à Theresienstadt par de successifs chœurs d'enfants, partis jusqu'au dernier, en fumée. D'ailleurs, jamais l'histoire juive ne connut de tel happy end! Tragique, désolée, sinistre, Esther, brechtienne jusqu'au bout des ongles, constitue l'exception; Auschwitz, les enfants le pressentent, demeure la règle 13 • Et ce dérèglement systématique du temps, ce déni de l'histoire littéraire, cette offrande aussi involontaire qu'imprévue, ce cadeau, offert aux petits juifs de France, vint, par hasard, par un poète de cour, historiographe du Roi. Un coup de dé jamais ... Aporie, point aveugle, la littérature est un fil de la vierge où, d'aventure, des âmes se posent. Le mystère de la consolation qu'elle apporte n'obéit pas aux règles précises ·définies sans répit par les herméneutes, professeurs ou maîtres de vie 14 • C'est précisément parce que Racine ne veut rien enseigner, parce qu'il laisse entendre la modulation des Psaumes sans les raidir sous l'explication et qu'il confond sans vergogne Esther avec Shéhérazade ou Marie, que son personnage est porte-grâce ! Pour la première fois, dans le saint Livre, le merveilleux juif ne porte pas la mort (Racine a gommé le massacre final des «ennemis des juifs»). Certes, la chose ne fut point délibérée : ces passages ne figurant pas dans les Fragments retenus par Le Maître de Sacy, qu'importe ! ils n'y sont pas ! Un coup de dés, toujours. Esther demeure, hapax, même au cœur du merveilleux hébraïque : pas un Dibbouk où une fiancée folle hurle la lutte des classes au cœur des minorités même, pas La juive de Tolède, répétition du Juif Süss : un conte à dormir debout, lisse et doré sur tranche, où Dieu se fait promesse tenue et apparaît ex machina pour punir le traître et enchanter l'ordinaire minoritaire !

** Hors la littérature, à quoi sert le mythe d'Esther? Peau d' Âne aide à croire en soimême au fond du gouffre, Blanche-neige, à craindre les femmes vieillissantes, Aurore, à attendre le Prince qui délivre du mal, Cendrillon, à rêver qu'un jour finiront les années dures, Esther à se croire fille-fée, sauveuse de peuple. La figure Esther diffère-t-elle de celle de la bergère de Domrémy? Esther n'est sans doute qu'une Jeanne, sacrant juif

13 L. Strauss, «Pourquoi nous restons juifs. La foi et !'histoires juives peuvent-elles encore nous parler?», dans Pourquoi nous restons juifs, Paris, 2002, p. 13-57 (1962). 14 Où la Littérature, toujours, échappe aux "herméneutiques" les plus savantes - salut, en passant, à certains camarades du « Séminaire avec Geoltrain » : J.-C. Picard, «Les "clous" d'Esther. L'historiographie juive de l'époque perse et le rouleau d'Esthern, Canal-infos 5 (1988/1989), p. 10-41.

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Si Esther m'était conté

un roi goy ! Quant à Jeanne, Barrès, lecteur de Michelet, le savait : elle était une fée ... Esther, répondant à l'injonction de Mardochée qui lui-même répond à Dieu, s'en va, sans frayeur, délivrer, non pas Orléans, mais les juifs de Suse et d'Ecbatane, ceux d'Inde et d'Éthiopie déjà - créatures improbables dont le retour miraculeux en Israël d'ailleurs tient aussi du conte -, délivrer les proscrits de cent vingt sept provinces, est-ce là une fable fort éloignée de celle de cette vierge en armure mandée par un Archange pour sauver le Royaume de France? Si Esther, plus souvent, à la mode de Racine, était conté ... voilà qui unirait Les Familles spirituelles de France 15 • [ ••• ]

** Pour Jean-Pierre Winter aussi qui, en lieu et place, du texte biblique me fit apprendre et réciter, un matin d'Adar déjà lointain, à mes camarades des E.I., la prière d'Esther de Jean Racine (1, IV) ...

15 C'est là le titre d'un ouvrage de Maurice Barrès consacré au sacrifice héroïque et consenti des trois familles spirituelles de France, la catholique, la juive et la protestante, à la patrie française, édité à Paris, 1917. Livre à parti duquel, il abjure l'antisémitisme de raison prôné au long de la trop fameuse Affaire et qui, désormais, le prive du lectorat maurrassien pour lequel, selon la célèbre formule de Léon Daudet « Même mort pour la France, un youpin reste un youpin. » À propos de ce livre, Montherlant notera, au commencement de « Un petit juif dans la guerre» (un des récits qui forment l'ensemble Mors et Vila paru en 1927): «Dans nos milieux, on croyait que les juifs ne se faisaient tuer que dans les articles de Barrès. »

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LE PLAISIR DE LA FABLE OU LA REPRÉSENTATION DES DISCOURS SELON LA LIBERTÉ Isabelle ULLERN-WEITÉ Centre d 'Études des Religions du Livre

Il me contait les apocryphes. J'y prenais un plaisir extrême qu'aucune littérature ne m'a fait connaître à ce point; le plaisir de la Fable, pour tout dire. Mais où retrouverai-je aujourd'hui ces histoires ? Où sont nos conteurs d'antan ? Léon Traig, Mémoires, Paris, s. d., cité par Pierre Geoltrain, Paris, 1990. Qui n 'invente pas ne se souvient pas non plus Paul Ricœur, 1946.

En choisissant de citer l'érudit moderne et inconnu Léon Traig, en exergue anagrammé à une introduction savante au travail de relance collective des études sur les littératures apocryphes chrétiennes', Pierre Geoltrain, sans doute, indiquait trois portes de tempérance possibles à l'enthousiasme scientifique des années post ou néo-structurales. Comme Alice de Caroll, il nous replace devant le choix de la bonne porte à ouvrir, et l'on peut, comme Mister Jack de Tim Burton, quitter un pays de fête traditionnelle pour un autre, voire mêler, entre apocryphe et fantastique, les éléments dont chacun se compose. Sans doute, comme ses contemporains, Geoltrain oscille entre les choix possibles, goûte à chacun, les combine ou les tend l'un par l'autre et, selon la formule, l'histoire prend avec plaisir ou inquiétude des accentuations paradoxales (non sans éprouver ce qui donne son goût aux cauchemars, comme on s'étonne obstinément du renversement haineux des mondes). Et, parmi ses contemporains, sans doute se résout-il à l'inachevé ou la réserve, faute de frayer l'émancipation du retour au texte, c'est-à-dire à l'acte en lui celé, décelé, de la signification toujours livrée à l'histoire, donc à ceux qui l'habitent et y marchent. Quand il redevient un homme ordinaire, l'historien se tait peut-être devant une histoire impossible après la chute des monuments; il use des détours de l'enquête en chemin et suspend son geste aux carrefours où la certitude culturelle de la pensée se dilue.

I. La littérature, pour tout dire en histoire La Fable, mystique ou apocryphe, exploration Certeau oblige, toujours excède la critique même de l'ordre du discours, chère aux années Foucault. Ici, en réalité donc en citant à rebours, le chercheur se défausse d'une épistémologie régnante et remonte aux écrivains modernes, à leur art pseudonyme consommé de jouer aux grandes orgues des

' P. Geoltrain - J.-C. Picard -A. Desreumaux, «Avant-Propos. La Fable pour tout dire», dans Apocrypha 1 (1990), p. 7.

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Isabelle Ullern-Weité

genres de discours, le meilleur moyen moderniste de traverser les querelles en gardant cap et raison. Quand l'érudition prime la spécialisation, Léon Traig est contemporain de Loisy autant qu'il !'est de Péguy (Pour le curieux à venir, ces Mémoires Anthumes et posthumes sont classés dans des inedita parisiens, comme en regorge la bibliothèque privée du «marcheur» : celle des voix patiemment écoutées et relues dont se compose l'unique et précieuse érudition de toute vie). Pour tout dire, selon Geoltrain, l'histoire moderne reste classique quand elle s'ouvre aux sources apocryphes2 • En deçà du métadiscours théorique des années soixante-dix et de la quête plus récente de nouveaux champs à conquérir pour des sciences versées en expertise (depuis le désenchantement du monde), le rapport aux sources se fonde pour l'histoire en littérature. Non qu'il soit poétique, mais hors de l'art de bien lire et de bien suivre les variations rhétoriques de la langue, en remontant à sa syntaxe et ses mots, donc hors le travail nécessaire de l'imagination reconstructive, en raison, point de salut critique réel pour l'historiographe : Le catalogue des livres que je devais lire et extraire était énorme; comme je n'en pouvais avoir à ma disposition qu'un très petit nombre, il me fallait chercher le reste dans les bibliothèques publiques. Au plus fort de l'hiver, je faisais de longues séances dans les galeries glaciales de Richelieu et, plus tard, sous le soleil d'été, je courais dans un même jour, de Sainte-Geneviève à !'Arsenal, et de !'Arsenal à l'Institut[ ... ] Les semaines et les mois s'écoulaient rapidement pour moi, au milieu de ces recherches préparatoires [ ... ] où l'esprit planant en liberté au dessus des matériaux qu'il rassemble, compose et recompose à sa guise, et construit d'un souffle le modèle idéal de l'édifice que, plus tard, il faudra bâtir pièce à pièce, lentement, laborieusement. En promenant ma pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, et qui me présentaient, pour ainsi dire à nu, les temps et les hommes que je voulais peindre, je ressentais quelque chose de l'émotion qu'éprouve un voyageur passionné à l'aspect du pays qu'il a longtemps souhaité de voir et que, souvent lui ont montré ses rêves 3 •

L'historien au travail est d'abord un infatigable lecteur (et, sans aucun doute, les sources orales ou testimoniales du xxe siècle ne changent rien à l'affaire4 : il convient toujours de lire, pour interpréter, expliquer et comprendre une situation d'où l'acte de signifier se détache, s'y étant forgé en visant sa mise à l'œuvre). L'historien, au métier, est avant toutes choses un collectionneur acharné à qui seule sa propre imagination littéraire permet de s'orienter, au sein de l'opération systématique de l'édition des sources (quelles qu'elles soient). C'est elle, l'imagination planant en reconstruction anticipée, plaisir de la Fable et son modèle idéal, qui permet de représenter ce qui manque entre les sources et que, peut-être, recèlent les contes disparus avec !'oralité d'antan. L'opération historiographique est ainsi cognitive autant que méthodique, variant à l'infini sur un schème régulier mais libre qu'il convient d'expliciter en même temps que les écarts qu'il

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Saluons la reprise de ce questionnement, déjà salué par Geoltrain, dans les mains expertes de P. Piovanelli, « Qu'est-ce qu'un "écrit apocryphe chrétien" et comment ça marche ? Quelques suggestions pour une herméneutique apocryphe », dans la deuxième partie de ce volume. 3 A. Thierry,« Préface» à Dix ans d'études historiques (Paris, 1830), cité d'après la réédition de M. Gauche!, Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, Paris, 2002, p. 57-58. Je remercie Simon C. Mimouni et les étudiants de la Faculté des Lettres de l'Institut catholique de Paris de m'avoir reconduite à ce classique en m'invitant à l'enseigner. 4 A. Wieviorka L'ère du témoin, Paris, 1998. 5 Relire W. von Humboldt, La tâche de l'historien (1821/1822), Lille, 1985, p. 67-87 et E. Cassirer L'idée de /'histoire. Les inédits de Yale et autres écrits, Paris, 1988, et la présentation de F. Capeillères.

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Le plaisir de la fable

autorise en s'y révélant 5• C'est pourquoi Geoltrain, parmi ses pairs adoptés et comme eux, à son tour, n'aura cessé de servir des textes, de les présenter et de les lire, s'arrêtant au seuil du commentaire: où commence l'histoire en quittant l'exégèse, c'est-à-dire la philologie amoureuse, qu'on se le dise 6• Pour l'historien, quelle que soit sa spécialité, le retour à la Fable est un retour à cette dimension littéraire cognitive propre à l'histoire moderne, en rien esthétique et si peu rhétorique (oratoire ou convenue), que les historiens du xrxe siècle, particulièrement en France, ont ajouté à son essor philosophique du xvm