Vivre la diversité : pour en finir avec le clivage eux/nous 9782897125936

258 68 2MB

French Pages 300 [292] Year 2019

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Vivre la diversité : pour en finir avec le clivage eux/nous
 9782897125936

Table of contents :
Couverture
Page de titre
Table des matières
Préface
1. Les points cardinaux de Vivre la diversité
2. Émotions : se comprendre et comprendre l’autre
3. Biais : l’inconscient et ses préjugés
4. Tribus : l’appartenance, moteur du comportement humain
5. Pouvoir : la force qui nous divise
6. Puissance : la force qui nous habite
7. Renouer les fils pour Vivre la diversité
Remerciements
Copyright

Citation preview

MÉMOIRE D’ENCRIER 1260, rue Bélanger, bur. 201 • Montréal • Québec • H2S 1H9 Tél. : 514 989 1491 [email protected] • www.memoiredencrier.com

TABLE DES MATIÈRES

Préface 1. Les points cardinaux de Vivre la diversité 2. Émotions : se comprendre et comprendre l’autre 3. Biais : l’inconscient et ses préjugés 4. Tribus : l’appartenance, moteur du comportement humain 5. Pouvoir : la force qui nous divise 6. Puissance : la force qui nous habite 7. Renouer les fils pour Vivre la diversité Remerciements

Collection VIVRE Comment vivre au milieu de tant de bruits, de solitudes, d’inégalités et de conflits ? La collection vivre propose des ouvrages pour comprendre et agir, des repères afin de réduire la distance entre les mots et les expériences de vie. Pour vivre, nous avons besoin de comprendre les mots qui disent la vie. Des mots envahissent nos expériences quotidiennes sans qu’on parvienne à les maîtriser : diversité, racisme systémique, (non) binarité, cisgenre, transidentité, validisme, politique twitter, extrême-droite, antifa, intersectionnalité, écoféminisme, trigger-warning, safe space, fake news, décroissance, égalité des chances, équité, réseaux sociaux, véganisme, vivre-ensemble. Chaque réseau crée son jargon, chaque espace construit ses propres frontières visibles ou invisibles. La fracture est telle que nous échappe le sens des mots et des choses. VIVRE

se veut une boussole pour se retrouver au milieu d’un

monde qui nous semble de plus en plus inintelligible.

VIVRE

cherche à ancrer ce qui semble abstrait, insaisissable dans le concret de la vie. vivre est un guide, un point de départ, un phare dans la nuit.

À Arion, Koda, et la génération à venir Que nos réussites vous portent Que nos erreurs vous guident

PRÉFACE

Vivre la diversité tel que présenté dans cet ouvrage aborde le débat sur le racisme systémique et la discrimination sous un angle plutôt pratique, scientifique et sensible. C’est un modèle intimement lié à mon histoire personnelle et professionnelle. Il découle de 20 ans d’engagement dans les enjeux de la diversité et de l’inclusion, d’une crise d’épuisement émotionnel survenue dans la trentaine et d’une enfance passée à faire semblant d’être blanc. Dans les Amériques, en Europe et en Asie du Sud, j’ai eu le privilège d’enseigner et de collaborer avec des milliers de personnes et de nombreux organismes qui m’ont beaucoup appris. Ces expériences m’ont amené à me questionner sur les notions de race, d’ethnicité et de culture. J’ai été impliqué dans des projets qui ont majestueusement réussi alors que d’autres ont fabuleusement échoué, sans compter tous ceux qui ont abouti quelque part entre les deux. L’encadré Cinq voies vers une meilleure cohésion raciale, ethnique et culturelle (p. 8) propose une feuille de route de base pour mieux comprendre ma démarche – le multiculturalisme, la communication interculturelle, la diversité et ses avantages pour le milieu des affaires, l’intelligence culturelle, l’antiracisme. J’y résume également ce qui me semble être les faiblesses et les forces de chaque approche. Ce sont, selon moi, autant de stratégies pour créer un environnement plus juste et équitable où les individus et les groupes se sentiraient inclus et valorisés. Au cœur de ce livre, le désir d’élargir l’horizon du « nous » tout en réduisant les sentiments qui divisent et nous éloignent des autres. Parmi les cinq voies présentées, l’antiracisme est sans doute la plus complexe et la plus controversée, car elle soulève des

questions de justice. Elle relève aussi de mon propre parcours.

Cinq voies vers une meilleure cohésion raciale, ethnique et culturelle 1. Multiculturalisme : Le partage de pratiques culturelles : cuisines, fêtes, danses, chants, arts... Bien qu’il soit facile et agréable de s’y engager, cette approche tend néanmoins vers un certain « laissez-faire » en ce qui concerne le changement social. 2. Communication interculturelle : Se familiariser avec les différents styles de communication, normes et coutumes dans un but précis. Par exemple, les Mexicains tiennent à établir de bonnes relations avant de négocier des ententes ou de discuter d’affaires. C’est par respect de l’autre que les Asiatiques évitent le regard de leur interlocuteur. Les musulmans ne tendent pas la main au sexe opposé. Ces astuces sont parfois utiles pour comprendre certaines pratiques au sein de groupes ethnoculturels. Cependant, elles sont souvent fondées sur des généralisations rigides qui renforcent les stéréotypes. 3. La diversité et ses avantages pour le milieu des affaires : Dans le cadre d’une organisation, cette approche se focalise sur les résultats et les retombées positives d’un effectif diversifié et inclusif. C’est une stratégie qui présente la diversité comme un investissement rentable, encourageant ainsi les décideurs d’y adhérer, mais elle camoufle les enjeux de la discrimination et du racisme qu’on préfère éviter. 4. L’intelligence culturelle : Plus récente, cette approche combine la communication interculturelle et les stratégies d’intelligence émotionnelle. Bien qu’elle soit encore en émergence, cette approche semble bien

fonctionner au sein d’équipes internationales collaborant à travers les frontières. Or, cette approche risque aussi d’attiser les stéréotypes nationaux et locaux, car elle met à l’écart le rôle du pouvoir systémique et ses biais. 5. L’antiracisme : Dans cette perspective, le racisme et la discrimination sont systémiques. Pour assurer l’inclusion, il faut d’abord comprendre les dynamiques de pouvoir et de privilège entre Blancs, peuples autochtones et racisés. Découlant des principes de la lutte contre l’oppression, cette approche examine de manière critique les rapports entre groupes dominants et dominés. La redistribution du pouvoir est un levier au changement social. Or, l’antiracisme et, plus globalement, les luttes contre l’oppression tendent à créer des blocages, avec des stratégies dures au ton accusateur qui infligent la honte. D’autres

approches,

telles

que

la

communication

interculturelle et la compétence culturelle, existent bien sûr. Pour certains, elles constituent même des stratégies distinctes. Tout en étant d’accord, je dirais qu’elles transforment, développent et combinent de part et d’autre des aspects des cinq voies présentées ici. Pour la simplicité, ce sont ces dernières que j’ai choisies pour points de départ.

Mon mémoire de maîtrise qui portait sur la pensée antiraciste a orienté ma carrière et ma démarche. Or, l’approche antiraciste n’est plus aussi centrale dans ma vie et dans mon travail. Vivre la diversité doit en grande partie sa forme actuelle à ce virage. L’antiracisme est une théorie politique fondée sur la prémisse suivante : il serait possible d’éliminer le racisme si l’on confrontait le

pouvoir et ses abus aux niveaux individuel et institutionnel. Pour que le changement soit significatif, il faut qu’il soit systémique. Selon cette théorie, dans une société raciste, il ne suffit pas d’être nonraciste. Une transformation réelle ne peut survenir sans une remise en question active de la discrimination sous toutes ses formes. Il faut être antiraciste. Je me suis longuement appuyé sur cette vision du monde. Elle m’a aidé à mieux comprendre ma vie comme personne racisée élevée au Canada, aux prises avec des sentiments d’infériorité. J’étais un enfant populaire et doué. Malgré cela, je faisais tout pour cacher mes origines sud-asiatiques. Cette honte, je l’apprendrai plus tard, est assez commune parmi les membres de groupes minoritaires. J’étais si assoiffé d’appartenir à la majorité blanche que j’évitais les autres enfants bruns. Il m’arrivait fréquemment de me comporter comme si j’étais blanc et je le croyais vraiment. Quand on me prenait pour un Italien ou un Espagnol, une fierté perverse me comblait. Je n’avais pas les mots pour dire, encore moins décrire, cette impression de ne pas être à la hauteur.

Note sur la terminologie Blanc renvoie aux personnes dont les racines ethniques sont associées au contexte européen. On désigne comme racisés, non blancs, personnes de couleur, celles et ceux qui appartiennent aux minorités visibles. Pour la convivialité, je me sers de ces termes de

façon interchangeable bien que le terme racisé soit privilégié aujourd’hui. Autochtone ou indigène renvoie aux peuples des Premières Nations, métis, inuits ou amérindiens. Étant les premiers habitants des Amériques, les peuples autochtones sont portés par une histoire unique, marquée par le droit à l’auto-détermination et les droits issus des traités. Les communautés autochtones sont donc distinctes des autres groupes issus de minorités racisées.

C’est seulement à la mi-vingtaine, grâce aux approches critiques de l’antiracisme et de la lutte contre l’oppression que j’ai pu donner du sens à mon expérience. Je me suis abreuvé d’innombrables rapports gouvernementaux, commissions et études qui démontraient clairement, données à l’appui, le traitement discriminatoire dont sont victimes les peuples autochtones et racisés par rapport à leurs compatriotes blancs (voir l’encadré ci-dessus). En Amérique du Nord, ces données touchent autant à l’accès à l’emploi qu’au salaire, aux soins de santé, à l’éducation et à l’équité au sein du système de justice. Il existait même un terme pour ces sentiments de honte et de rejet culturel qui me tourmentaient, enfant : le racisme intériorisé. L’abondance et la limpidité de l’information m’ont à la fois accablé et enhardi. Ce que j’ai appris m’a choqué et m’a transformé. Pourquoi personne ne m’avait parlé de discrimination systémique ? La théorie résonnait avec mon vécu. Tout à coup, je comprenais ce que je

vivais, je le maîtrisais intimement. Je me sentais puissant. J’avais trouvé, à mon insu, ma voie et ma vocation, mon identité d’éducateur et de militant antiraciste. En assumant pleinement cette posture, je me suis laissé entraîner dans tous ses pièges : le pouvoir et l’autorité qu’elle octroie, et la ferveur des nouveaux convertis qu’elle animait en moi. À 30 ans, j’avais déjà accompli beaucoup de choses : gérer des projets communautaires dans la forêt tropicale costaricaine, coordonner une initiative d’histoire orale entre des jeunes leaders du Pakistan et du Canada, mettre sur pied des ateliers de littératie économique et politique au sein de communautés défavorisées à Toronto, ma ville. J’ai été professeur fondateur d’une école alternative et j’avais investi d’innombrables heures de bénévolat au sein d’organismes communautaires partout dans la ville et ses périphéries. Mon travail et mon engagement comme éducateur antiraciste m’ont mérité la reconnaissance, dont un prix provincial pour ma contribution au développement d’un curriculum non biaisé. Or, les conséquences d’en savoir autant sur l’antiracisme et ses processus n’étaient pas toujours positives. Je voyais la discrimination, le racisme et l’oppression partout. Ce réflexe a envahi toute ma vision de la vie (dire qu’elle me paraissait sombre est un euphémisme). Nous habitions une planète morne en chute libre. Sauver le monde était une tâche imposée, ingrate et interminable. J’étais de plus en plus outré par la nonchalance et la complaisance d’une bonne partie de la société face à l’obligation d’agir dont je ne pouvais me défaire. Je priorisais mon travail et les besoins d’étrangers avant ceux de mes proches. Ils se demandaient

pourquoi j’étais si absent et si fatigué. Je manifestais, sans le savoir, les premiers symptômes d’un épuisement personnel. Par ailleurs, la communauté de justice sociale que j’admirais tant n’échappait pas aux dynamiques de pouvoir, à la toxicité et à l’égoïsme. Malgré leurs valeurs, au sein de nombreux organismes progressistes les relations n’étaient pas toujours saines. Du coup, nos dénonciations et critiques des grandes corporations et des organismes conventionnels me semblaient vides. Si nos relations étaient toutes aussi brisées, quel espoir de voir nos idéaux se réaliser et s’enraciner dans la société ? Une situation en particulier m’avait complètement désarçonné à la suite des attaques terroristes du 11 septembre aux États-Unis. Un groupe de mes camarades militants se sont mis à se chamailler et à s’envoyer des pointes durant une réunion sur l’ampleur de la tragédie et la meilleure façon d’agir. Plusieurs visions du monde – pacifiste, antiraciste, syndicaliste, féministe, antimondialiste, antipauvreté – se confrontaient dans la salle. L’ambiance, conflictuelle, surpolitisée et terriblement hostile, a vite dégénéré, alors que nous étions supposément motivés par le même idéal d’un monde socialement juste. Une frontière s’est dressée entre « nous » et « eux » dans la salle, mais nous ne la voyions pas. En moi, bouillonnaient la colère et la frustration. C’est donc elle, ma communauté ? Ces personnes qui m’inspiraient et dont la reconnaissance me tenait tant à cœur ? Si nous-mêmes étions incapables de résister à la division, qui le serait ? Ça suffit ! Déjà surmené, je me suis retiré au lieu de m’engager dans la discussion.

Entretemps, ma vie et mes relations personnelles se détérioraient. Je manquais à mes obligations envers mes proches. Le ressentiment face au monde extérieur et ses exigences me poussait à douter de tout ce que je faisais et de ce qui me motivait. Usé, corps et âme, j’ai abandonné l’engagement et l’organisation communautaire. En rétrospective, cette crise m’a sauvé. J’ai dû me prendre en main pour redécouvrir qui j’étais. Grâce à mon milieu social privilégié et à mes réseaux, j’ai pu trouver le soutien dont j’avais besoin auprès d’amis, mentors, guides, thérapeutes et collègues. J’ai déterré les comportements autodestructeurs qui minaient mes relations interpersonnelles et mon rapport à moi-même, pris conscience de vieilles blessures. J’ai retrouvé ma voie, plus confiant dans la direction que je devais prendre. Les liens entre mes choix, actions et réactions et le déséquilibre dans ma vie m’ont paru soudain plus clairs. J’ai saisi enfin cette leçon que l’on doit à bien des sages, dont Épictète et le Dalaï-Lama : nous contrôlons rarement les circonstances, mais nous sommes libres de choisir comment y faire face. Le défi était grand : débusquer la part inconsciente qui influençait ma parole et mes actes, et ses pièges. Éveillé par ces forces qui m’habitent, j’ai développé au cours des années des réflexes plus sains quant à mes choix et à la façon de gérer mes angoisses, surtout, face à des situations stressantes et chargées. Je me sentais plus vaste, plus en contrôle. La peur d’être entraîné par les vagues de l’existence ne me hantait plus autant. J’ai tiré de cette expérience une leçon fondamentale pour toute personne qui voudrait changer l’état des choses : pour créer un monde meilleur, il faut d’abord

veiller sur son propre univers intérieur, soigner les échardes que l’on porte en soi. Mon chemin vers la guérison a été une éducation. Je comprends mieux mes émotions et ce qui sous-tend certaines décisions et attitudes. La conscience de soi, la capacité de gérer ses angoisses et émotions m’ont paru si essentielles que je me suis demandé pourquoi l’éducation émotionnelle n’était pas mieux intégrée à l’action sociale et dans la société. J’ai pris une certaine distance de mes racines idéologiques antiracistes afin de m’ouvrir à d’autres perspectives. Les stratégies d’intelligence émotionnelle, la psychologie sociale, les neurosciences cognitives, l’attention aux biais implicites et la compassion enrichissaient mes recherches et ma démarche. Cette quête a donné jour à Vivre la diversité, un cadre de référence pratique, scientifique et sensible pour aborder les enjeux de la différence raciale. Comme nous le verrons dans l’ouvrage, les difficultés associées à la diversité ne relèvent pas de la connaissance. Les bonnes idées pour assurer un vivre-ensemble, où chacun se sent valorisé, ne manquent pas. Les blocages se situent au niveau des sentiments, de l’inconscient. Face à une personne racisée ou différente, c’est le soi émotif et inconscient qui réagit en premier. Or, ce sont les approches cognitives ou fondées sur la rationalité qui dominent aujourd’hui. On ne peut se fier seulement à la raison pour défaire des nœuds à caractère émotif. Aussi bien lancer un extincteur à une personne qui se noie ! Ce n’est tout simplement pas le bon outil. En rassemblant cœur et esprit, la pensée et les émotions, Vivre la diversité cherche à provoquer, sans jugement, une remise en

question. Si nous voulons éradiquer le racisme et la discrimination systémiques, nous nous devons de prêter attention à nous-mêmes. Reconnaître la nécessité de changer, en acceptant nos failles et nos biais. Les principes articulés dans Vivre la diversité se sont avérés plus pertinents pour les individus et les organismes avec lesquels je travaille, et plus faciles à intégrer sur le plan intime. Privilégier la relation à l’idéologie politique : c’est le fondement de liens harmonieux entre groupes par-delà la différence raciale. Ces enseignements, partagés avec d’innombrables personnes, éveillent la curiosité envers soi-même et les autres. Une curiosité qui permet de dompter les dynamiques qui divisent et d’imaginer un « nous » plus vaste. Vivre la diversité évoque sans détour la problématique du racisme et de la discrimination. Il demeure pourtant un livre animé par l’espoir. Pour se confronter à ces enjeux difficiles, il faut se nourrir d’optimisme. Citons les mots d’Elie Wiesel, survivant de la Shoah : « L’espoir, comme la paix, n’est pas un don de Dieu, mais un don que l’on fait les uns aux autres. »

1 LES POINTS CARDINAUX DE VIVRE LA DIVERSITÉ

CE QU’ON DIT N’EST PAS CE QU’ON FAIT Une étudiante à l’université patiente dans une salle d’attente avec deux autres étudiants, l’un est blanc et l’autre noir. Ce dernier se rend compte tout à coup qu’il n’a pas son cellulaire. Il se lève pour le chercher dans l’autre local et se bute par erreur contre la jambe de son collègue blanc. Pas un mot n’est dit, mais une fois l’étudiant noir au loin, le jeune homme blanc marmonne : « espèce de nègre épais ». Nina1 est venue pour participer à un projet de recherche. Elle ne le sait pas encore, mais l’expérience a déjà commencé, là, dans la salle d’attente. L’incident fait partie d’une étude canadoétatsunienne menée par l’Université York, l’Université de la Colombie-Britannique et l’Université Yale2. Les étudiants blancs et noirs sont des comédiens. L’objet de l’expérience ? La réaction de Nina. Trois groupes sont exposés à la scène : les « spectateurs » l’ont vue sur vidéo ; les « lecteurs » en ont seulement lu une description ; les « participants » l’ont vécue directement avec les comédiens. Invités à s’imaginer dans une situation similaire, les groupes de lecteurs et de spectateurs ont indiqué, sans surprise, qu’ils en seraient outrés. Et s’ils devaient choisir un partenaire de travail par la suite, 80 % des spectateurs sélectionneraient l’étudiant noir. Dans la même veine, 75 % des lecteurs ont privilégié l’étudiant noir comme partenaire. Ces résultats n’ont rien d’étonnant, puisque le sondage a été réalisé dans un contexte universitaire à Toronto, l’une des villes les plus multiethniques du monde. Qu’en est-il par contre des participants ? Quelle a été la réaction de Nina et d’autres du même groupe ? Combien ont-ils été à se

prononcer ou à agir contre le commentaire raciste ? On se serait attendu à un résultat plus faible. Réagir en temps réel, après tout, est plus difficile que dans une situation imaginée. Si l’on disait qu’aux alentours de 50 % des participants s’exprimeraient contre l’insulte raciste, serait-ce trop optimiste ? Quelqu’un de plus conservateur se contenterait d’une estimation de 30 %, soit trois étudiants sur dix interviendraient. Le sceptique dans la foule n’irait pas plus loin qu’une personne sur dix. Les résultats réels ? Selon Kerry Kawakami, cosignataire de l’étude, parmi les personnes qui ont vécu directement l’expérience, pas une seule n’a réagi3. De plus, durant l’entretien qui a suivi, aucune n’a signalé un malaise par rapport au commentaire. Plus troublant encore, la majorité a choisi l’étudiant blanc comme éventuel partenaire de travail. Pardon ? Oui – vous avez bien lu. La vaste majorité, plus de 70 %, préférerait collaborer avec l’étudiant blanc, même après avoir été témoin de l’incident. Ajoutons une couche : aucun des étudiants participants n’était noir. Certains étaient des Blancs, d’autres des personnes racisées ou d’appartenances ethnoculturelles diverses. Tous étaient jeunes, diplômés et habitaient une ville profondément multiraciale. Bref, un ensemble diversifié d’étudiants universitaires – s’il y avait un groupe bien placé pour sympathiser avec ses pairs et intervenir dans une telle situation, ce serait bien celui-ci. L’étude, concluent les chercheurs, démontre notre incapacité de prédire correctement nos sentiments – donc nos réactions – face à des situations imprévisibles, surtout lorsqu’elles soulèvent des

questions de préjugés et de discrimination. L’étude examinait les émotions et les comportements face à la différence raciale. Alors pourquoi les émotions sont-elles si importantes ? Cela m’amène à dresser un premier constat sur les enjeux de la diversité et de l’inclusion. Nos sentiments affectent directement nos actes4. Nos émotions nous contrôlent tout en restant invisibles. Elles orientent de manière significative nos choix et nos comportements, consciemment ou pas. Nous nous fions, soutiennent certains scientifiques, plus sur nos émotions que sur notre rationalité pour cheminer dans le monde5. Par ailleurs, la souffrance sociale (par exemple, le sentiment d’exclusion) et la souffrance physique (un coup de poing) partagent les mêmes aires neuronales. C’est pourquoi une expression agressive ou le rejet font autant mal6. Afin de confronter la discrimination et le racisme, il nous faut mieux associer ce que l’on ressent à ce qu’on pense, faire les liens entre choix et comportements. Développer la littératie émotionnelle est le premier point cardinal de Vivre la diversité.

CELUI QUI HÉSITE Content de dénicher une belle paire de lunettes dans un magasin de bonne qualité, un conseiller constate que sa prescription n’est plus à jour. La propriétaire du magasin recommande un optométriste du quartier, dont elle donne la carte d’affaires. Chez lui, le conseiller scrute la modeste carte. Le nom inscrit : Abdeiso Kiyanfar. Il hésite ; pas trop certain, tout à coup, de cette recommandation. Surgit l’image d’un vieil homme « étranger » aux compétences suspectes dans un bureau poussiéreux et désorganisé. Le conseiller dépose la carte. La journée s’écoule avant qu’il ne reconnaisse son attitude

injuste envers l’optométriste. Ce dernier avait été recommandé après tout ! Écartant son hésitation, le conseiller appelle pour demander un rendez-vous. Cette anecdote sur l’hésitation – une forme de préjugé non dit – est inspirée d’une vraie histoire aux détours intéressants. Premièrement, le conseiller est un doyen des enjeux de la diversité et des luttes antiracistes. Deuxièmement, il est d’ethnicité sud-asiatique – autrement dit, c’est un homme brun. Troisième fait intéressant, ce monsieur, c’est moi. Je partage cette histoire afin d’illustrer notre vulnérabilité aux préjugés, au racisme et aux biais. On peut en tirer aussi de précieuses leçons sur la discrimination et l’inclusion. Si la « modeste » carte portait le nom Adam Wright ou Ellen Goldstein, je n’aurais sans doute pas hésité. D’ailleurs, une recommandation ne serait pas nécessaire si cette figure inconnue avait le « bon » nom. L’enjeu ici, c’est mon hésitation – ce bref moment d’inaction. Imaginez un peu si j’avais été un cadre au département de ressources humaines évaluant un CV, dont le nom non blanc suscite des réactions négatives. Ou encore, si j’avais été le propriétaire d’un bloc-appartements, refroidi par ces noms aux sonorités étranges. Nous sommes tous des menaces à l’équité si des réticences et des préférences inconscientes guident nos décisions. Selon le projet Implicit, une collaboration entre l’Université Harvard, l’Université de la Virginie et l’Université de Washington, cette hésitation – le réflexe de réagir négativement à un nom « étranger » – relève de mes biais implicites ou inconscients7. (Un constat assez intéressant vu que mon propre nom, Shakil

Choudhury, ne correspond pas nécessairement à la norme en Amérique du Nord.) C’est là un deuxième constat sur les défis de la diversité et de l’inclusion : en tant qu’êtres humains, nous avons tous des biais qui s’expriment au quotidien sans que nous n’en soyons conscients. Comme l’a souligné Mahzarin Banaji, l’une des figures brillantes à l’origine du projet Implicit, nos biais implicites n’occupent pas la zone consciente de la pensée, mais plutôt celle, inconsciente, de l’émotion8. Invisibles pour nous, ces biais sont évidents pour ceux qui en subissent les effets. Nos préjugés inconscients, plusieurs études l’ont démontré, peuvent prédire avec précision nos comportements9. Par conséquent, le deuxième point cardinal de Vivre la diversité consiste à déterrer et à interroger les biais implicites.

D’ABORD UN VERRE Un homme, en banlieue, regarde une vidéo tranquillement. Les images plutôt mondaines et redondantes mettent en scène une personne qui boit de l’eau. Seule variation : tantôt c’est un homme blanc, tantôt il est noir ; tantôt de l’Asie de l’Est, tantôt de l’Asie du Sud. L’expérience, elle-même ordinaire, produit à l’insu du spectateur des effets particuliers. Une électroencéphalographie (EEG) enregistrant l’activité électrique de son cerveau indique aux chercheurs du Laboratoire de l’Université de Toronto à Scarborough un élan d’empathie pour ceux de la même origine10. Lorsque le spectateur reconnaît une personne de son groupe racial, son cortex-moteur s’active comme s’il buvait l’eau luimême. Or, une personne différente sur le plan racial laisse à peine une

trace sur l’électroencéphalogramme. En fait, observer une personne d’une autre appartenance raciale boire de l’eau provoque chez les participants « aussi peu d’activité que s’ils fixaient un écran vide11 ». D’où ce troisième constat sur la diversité et l’inclusion : nous ressentons plus d’empathie à l’égard de ceux qui nous ressemblent – nous en prenons soin et nous nous en soucions plus. Notre rapport à nos semblables, nos « tribus », constitue le troisième point cardinal de Vivre la diversité. L’appartenance à un groupe, nous le verrons, est un moteur-clé du comportement humain ; c’est ainsi que nous nous construisons comme personnes, que nous découvrons qui nous sommes. Par ailleurs, le favoritisme envers une tribu ethnique ou raciale dominante tend à se transformer en discrimination systémique.

AU-DELÀ DE LA TROISIÈME DIMENSION : LE POUVOIR Émotions. Biais. Tribus. Chaque élément de ce trio représente à lui seul un obstacle de taille à l’épanouissement de la diversité et de l’inclusion dans la société. Mais l’enjeu est encore plus complexe. L’impact inavoué de ces trois dimensions psychologiques mêlé aux stigmates de l’histoire, de la politique, de la colonisation, de l’économie crée – et renforce – des structures de pouvoir déséquilibrées au sein de la société. En résulte la cimentation du statut social élevé ou bas accordé historiquement à certains groupes. Autrement dit, certains auraient plus ou moins de pouvoir en fonction de leurs identités sociales – race, genre, classe, orientation sexuelle, condition physique et religion. Le statut de groupe ou le pouvoir peuvent parfois passer inaperçus dans des sociétés telles que le Canada ou les États-Unis.

Ici, l’équité et l’égalité sont valorisées, et les formes flagrantes de discrimination, surtout celles basées sur la race, sont généralement inadmissibles. Pourtant, des préjugés moins visibles persistent au sein des institutions. Leur prévalence est étroitement liée à la répartition racialisée du pouvoir. Par exemple, peu de Blancs seraient conscients des privilèges que leur confère leur nom sur le marché du travail. Dans les faits, un candidat dont le nom est blanc a 40 à 50 % plus de chance d’être convoqué à un entretien qu’un candidat dont le nom est noir ou asiatique. Avoir la peau claire vous assure un meilleur accès aux soins de santé et vous risquez moins d’être abattu par la police. Ce type de discrimination – de nombreuses études que nous examinerons dans les chapitres suivants en témoignent – est répandu et systémique. Appartenir ou ne pas appartenir à la norme raciale dans une société engendre des avantages et des désavantages invisibles. C’est le dernier point cardinal qui se dégage de Vivre la diversité : même dans les sociétés égalitaires et démocratiques, le pouvoir doit être nommé, interrogé et redistribué afin d’assurer l’équité entre les groupes raciaux. Contrairement à de vieux symboles dont les crucifix brûlés, cette forme de racisme est subtile ; pour bon nombre d’entre nous, il est difficile d’en parler. La raison est simple : elle reste cachée. On ne peut en discuter qu’à travers des données – en recueillant et analysant les expériences de milliers de personnes. Or, pour certains, ces données souvent abstraites dépersonnalisent la conversation, alors que pour d’autres, elles déclenchent – parfois attisent – leur colère en confirmant leurs expériences. Par ailleurs,

nommer ce racisme caché, c’est forcément révéler qui détient plus de pouvoir et qui en a moins, creusant du coup le fossé entre les groupes raciaux. Le débat autour du profilage racial provoqué par la mort en 2012 de Trayvon Martin, un jeune adolescent noir non armé, illustre bien le problème. Il a été tué par un homme armé de 28 ans à Sanford en Floride12. Voici ce qu’en dit l’éditeur d’un quotidien local, un Blanc : « avant cet incident, le racisme n’était pas vraiment un enjeu à Sanford... Même aujourd’hui, après ce qui est arrivé, je reste convaincu que Sanford n’est pas une ville raciste. » Le directeur d’un organisme dédié à la diversité, un homme de couleur, a répondu : « je comprends que des Blancs puissent dire cela... mais il y a des Noirs dans cette communauté qui souffrent du racisme depuis longtemps. » En 2014, une situation semblable s’est produite à la suite de la mort d’un autre jeune homme noir, Michael Brown, tué par un policier blanc à Ferguson, Missouri. Pendant des semaines, des communautés noires (et leurs alliés) ont manifesté, dénonçant sans équivoque leurs expériences d’aliénation et de persécution. Le maire blanc de Ferguson était quant à lui surpris par l’ampleur des frustrations raciales dont il ignorait même l’existence avant cette fusillade tragique qui a fait les manchettes mondiales13. Cinquante ans après le mouvement pour les droits civiques, ces deux affirmations captent l’essence de la problématique au Canada et aux États-Unis. Le racisme n’est pas un enjeu, déclarerait une personne blanche, le racisme a toujours existé, insisterait une personne de couleur.

Eux. Nous. Aux yeux de millions, un obstacle majeur les empêche d’aller jusqu’au bout de leurs rêves, et pose même une menace à leur vie. Des millions d’autres, en revanche, se demandent si le problème existe vraiment et si c’est « aussi grave que ça ». Ils proposent souvent des explications alternatives au problème. Bien sûr, aucun groupe n’est uniforme ou unanime à cet égard. Les personnes racisées ne sont pas d’accord les unes avec les autres ; pas plus que le sont les Blancs avec les Blancs. Or, selon les sondages publics, un clivage racial profond perdure sur les questions de la discrimination et des préjugés dans la société14 (voir l’encadré Les sondages sur le clivage racial, p. 27 ). Dans des cas comme ceux de Trayvon Martin et Michael Brown, les discours s’enflamment et les positions se radicalisent. Des mots blessants sont dits : Raciste ! Je déteste les Blancs. La justice blanche sera toujours contre nous. Démagogue15 ! Les Noirs sont des criminels et méritent d’être ciblés par le profilage racial... Le cycle vicieux opposant le « eux » au « nous » se répète ainsi sans fin. Il est déclenché généralement par la mort d’une personne de couleur aux mains d’une autre qui représente le pouvoir, tel qu’un policier. Citons dans cette liste tragique les noms de J.J. Harper à Winnipeg (1988), Rodney King à Los Angeles (1991), Faraz Suleman à Toronto (1996), Amadou Diallo à New York (1999), Fredy Villanueva à Montréal (2008) et Eric Garner à Staten Island (2014). Il s’agit là de quelques cas seulement dans une immense pile prouvant l’existence du profilage racial au sein du système de justice pénale en général et au niveau de l’intervention policière en particulier. Depuis les années 1970, plus d’une quinzaine de

rapports l’ont documenté pour ce qui concerne le Canada16. Au cours des 40 dernières années, cette question a été étudiée et analysée sans cesse.

Les sondages sur le clivage racial Selon les résultats d’une étude Pew, 80 % des répondants noirs considéraient après la mort par tirs de Michael Brown que le drame « soulevait des enjeux qui restent à discuter » ; seulement 37 % des répondants blancs ont fait le même constat (Drake). Le sondage a révélé aussi que 76 % des Noirs n’avaient que peu ou aucune confiance dans les enquêtes policières lancées après coup, tandis que 52 % des Blancs étaient confiants. À la suite du procès autour de la mort de Trayvon Martin, 68 % des répondants racisés se sentaient discriminés par le système de justice pénale, alors que seulement 32 % des Blancs reconnaissaient l’existence d’un biais favorable aux Blancs (Newport). Le clivage racial a persisté malgré cette nuance : l’homme qui a tué Martin était lui-même métissé, son père étant blanc et sa mère péruvienne (Fish). Références : Bruce Drake, « Ferguson Highlights Deep Divisions between Blacks and Whites in America », Pew Research Center, www.pewresearch.org, 26 novembre 2014.

Jefferson M. Fish, « What Race Is George Zimmerman ? », Psychology Today : Looking in the Cultural Mirror, www.psychologytoday.com, 13 août 2013. Frank Newport, « Blacks, Nonblacks Hold Sharply Different Views of Martin Case : Blacks More Likely to Believe Race Is a Major Factor », Gallup, www.gallup.com, 5 avril 2012.

Or, le débat public autour de cette question est un véritable désastre. Nous en discutons encore comme des néophytes débridés. Et ce n’est pas entièrement de notre faute. Il faut creuser, j’en suis convaincu à présent, plus loin que la couleur de la peau, au sens littéral et figuré. Les relations entre nous et les autres et ce qu’elles engendrent de difficultés fondamentales sont enfouies dans l’architecture de notre cerveau. Nos mécanismes neurologiques sont amplifiés par des processus de socialisation et des rapports de force divisant les groupes raciaux. Des enjeux chargés tels que le profilage racial déclenchent facilement une dynamique eux / nous, car l’émotion passe en grande partie sous le radar de la conscience, cachée même de nousmêmes. Le mode « pilote automatique » ; notre position par défaut – ce que nous ne voyons pas – nous influence énormément. Et son influence est rarement utile. Par conséquent, certaines situations, problématiques et choix tendent à se répéter encore et encore.

UNE APPROCHE SENSIBLE POUR CONFRONTER LE RACISME AUJOURD’HUI

Une fois que vous savez pourquoi le changement est si difficile, vous pouvez développer vos talents par une approche psychologiquement plus sophistiquée que la force brute. Jonathan Haidt, psychologue social, Stern School of Business17, Université de New York

Je travaille comme éducateur et conseiller sur les questions de la diversité et de l’inclusion depuis 20 ans. J’aide les organisations à réconcilier les différences et à établir un environnement de travail accueillant où les individus se sentent valorisés. Notre équipe à Anima Leadership est généralement sollicitée pour offrir une formation au personnel et aux étudiants à la suite d’un incident raciste. Nous sommes consultés dans les cas où une entente touchant aux droits de la personne nécessite une intervention. Notre équipe a également mis sur pied des formations, des programmes et des outils d’évaluation à l’usage des gouvernements des niveaux fédéral et provincial au Canada, tout en accompagnant des organismes publics et privés afin d’assurer de meilleurs résultats en matière de diversité. À l’échelle internationale, j’ai coordonné des projets de dialogue interculturel réunissant des communautés en conflit, notamment en Europe et en Amérique du Sud. J’ai longtemps cru que le racisme et la discrimination s’alimentaient surtout d’ignorance. Si nous, bons citoyens de sociétés égalitaires et démocratiques, avions accès à la « bonne » information, nous ferions de meilleurs choix, plus justes et réfléchis. Tranquillement, j’ai dû me rendre à l’évidence que la stratégie d’interpeller la raison pour changer le comportement – l’approche cognitive au changement social – avait des limites.

Comme le démontrent les vignettes qui ouvrent le chapitre, le problème est plus complexe qu’une simple question de méconnaissance. L’étude collaborative menée par les universités Yale, York et de la Colombie-Britannique est éloquente : bien que les étudiants soient jeunes, instruits et d’appartenances ethnoculturelles diverses, l’écart entre leurs réflexions et sentiments envers la discrimination et leurs actions face à l’incident raciste était significatif. L’expérience réalisée par l’Université de Toronto autour du verre d’eau indique une plus grande empathie envers ceux qui nous ressemblent racialement. Ma propre hésitation face au nom de l’optométriste met en relief des biais inconscients même chez une personne vouée à la formation et à la sensibilisation des autres aux enjeux de la discrimination et de la différence. Préférer irrationnellement l’étudiant blanc au noir. Sympathiser avec ceux de la même race. Hésiter. Avez-vous remarqué les subtilités de chacun de ces exemples ? Pas de néo-nazis ni de ségrégation ni de persécution délibérée ici. Bref, nulle part un vilain laid et facilement identifiable, aucun signe de racisme déclaré. Et pourtant, les trois exemples exposent au jour le racisme subtil – autrement dit la discrimination systémique – jumeau plus malicieux et plus toxique du racisme déclaré. Ce type subtil de racisme est peu visible, donc il est plus difficile d’en discuter. Il suffit de penser aux débats publics autour du profilage racial et toutes les fissures raciales apparues à la suite de la mort tragique de Trayvon Martin et de Michael Brown. Voilà ce qui nous empêche d’avancer collectivement. L’argument central de cet ouvrage : surmonter la discrimination systémique est la prochaine étape à franchir dans le cheminement historique et

inachevé de nos sociétés vers la justice sociale. À travers une approche globale qui ne juge pas, Vivre la diversité offre aux organismes et aux communautés un cadre de référence pour alimenter l’inclusion. Somme toute, la démarche de Vivre la diversité expose des dynamiques difficiles à cerner entre les groupes. Elle interpelle autant la tête (la connaissance) que le cœur (les émotions), les rendant plus perméables au changement constructif. Elle met de l’avant quatre questions-clés à poser face à la différence ethnoculturelle et raciale : Quel impact les émotions ont-elles ? Quel impact les biais ont-ils ? Quel est l’impact des tribus ? Quel est l’impact du pouvoir ?

EUX / NOUS ET NOTRE CERVEAU Au cœur de la dynamique « eux » versus « nous », se trouve le réflexe d’assimiler une personne à un groupe, particulièrement un groupe ethnique ou racial, plutôt que de voir l’individu18. En ce faisant, nous éprouvons moins d’empathie envers la personne et, d’une manière ou d’une autre, la déshumanisons. Les recherches à ce sujet sont « substantielles ». Nous avons tendance à percevoir ceux qui sont racialement différents à travers des stéréotypes simplistes et primitifs – comme nous le ferions pour des animaux et des objets19. Cette tendance, l’infrahumanisation ou l’objectivation, se manifeste dès que nous généralisons les caractéristiques d’un groupe, en particulier les soi-disant groupes minoritaires. (Par exemple, associer les Noirs aux singes et à la violence, ou bien

qualifier les Asiatiques de l’Est de travailleurs dépourvus d’expression et dotés d’une efficacité quasi machinale.) Considérons ce fait fondamental à cette discussion : l’esprit inconscient – son caractère automatique, réactif, émotif et intuitif – domine facilement l’esprit conscient, le domaine de la logique, du langage, de la raison et de l’abstraction20 (voir l’encadré Le cerveau et l’esprit, p. 33-34). Dans les mots de Joseph Ledoux, chercheur réputé de l’Université de New York : « la conscience tend à monopoliser l’attention... mais elle ne représente qu’une part minime de ce que fait le cerveau, et elle est l’esclave de tout ce qui s’agite en dessous21. » Comme le démontrera cet ouvrage, les biais inconscients et les processus automatiques du cerveau favorisent souvent ceux qui « se rapprochent le plus de nous ». Les taches aveugles et la discrimination latente qui en résultent deviennent systémiques contre les autres, c’est-à-dire « eux ». En souffrent les individus ou groupes qui travaillent fort, mais n’arrivent pas à avancer à cause de leur appartenance ethnoculturelle ou raciale. Nous examinerons aussi les complications exacerbées par les dynamiques de pouvoir et le statut social de groupe. Certains membres de minorités se déshumanisent tout en privilégiant les caractéristiques et valeurs des membres du groupe racial dominant. Pour mieux saisir le problème et les possibles solutions, il faut entrer en soi, creuser les émotions, tout ce que l’on ressent dans les tripes. Si nous prenions conscience du défi de taille à relever collectivement, en reconnaissions la complexité, nous aurions plus de compassion lorsque les difficultés nous semblent insurmontables et nous serions en mesure d’emprunter des voies nouvelles et plus

fructueuses vers l’équité raciale. Dans des termes scientifiques, nous devons interrompre et modifier les voies neuronales qui produisent des biais et nous nuisent collectivement22. Pour le dire en mots simples, nous devons briser quelques mauvaises habitudes en ce qui a trait à la différence raciale.

Le cerveau et l’esprit Les mots « cerveau » et « esprit » sont reliés mais ils ne sont pas interchangeables. Le cerveau renvoie à l’organe biologique enchâssé dans le crâne. « L’esprit c’est ce que fait le cerveau », d’après le neuropsychologue Rick Hanson. La neuroscience cognitive moderne reconnaît deux trames à l’esprit. La première trame, l’inconscient adaptatif, opère derrière les coulisses à l’instar d’un grand ordinateur biologique. Il est rapide, automatique, réactif, n’exige aucun effort et carbure à l’émotion. La majorité des gens sont familiers avec la deuxième trame, l’esprit conscient, qui est explicite, délibéré, fonctionne de façon séquentielle et exige de l’effort. Idées, pensées, rationalité, langage – tous ces aspects tant valorisés dans la société relèvent de l’esprit conscient. Beaucoup seraient étonnés d’apprendre que l’esprit pensant est dominé par l’esprit inconscient. Contrairement à la croyance populaire, ce n’est pas par la pensée que nous cheminons dans la vie, mais par l’émotion. Références :

Rick Hanson, Le cerveau de Bouddha : bonheur, amour et sagesse au temps des neurosciences, Paris, Pocket, 2013, p. 37. David G. Myers, « The Powers and Perils of Intuition : Understanding the Nature of Our Gut Instincts », Scientific American Mind, juin/ juillet 2007, p. 24.

BRISER LES MAUVAISES HABITUDES, EN ADOPTER DES BONNES Dire que nous sommes des êtres d’habitude est un euphémisme. Les habitudes dont je parle vont au-delà du rituel du café avant le travail ou celui d’aller au gym à des heures fixes. Notre vie est essentiellement fondée sur des habitudes : notre posture, rythme de marche, la confiance qu’on dégage, notre façon de parler, accent et nos expressions préférées, ou encore notre manière de penser, mastiquer, manger, sentir, rire, bouger, jouer ou dormir. Nous avançons en grande partie dans la vie en mode « pilote automatique ». Nous ne pensons pas trop à ce que nous faisons, nous le faisons tout simplement23. C’est à la fois la grande qualité et le défaut de notre architecture neuronale. Par exemple, les comportements appris, une fois innés (apprendre à conduire), nous permettent d’agir de manière plus efficace. Notre esprit, libéré, peut se focaliser sur des choses nouvelles et moins familières (une voiture dans la mauvaise voie) et prioriser nos actions (s’écarter pour éviter la voiture). Si nous devions consciemment et continuellement réfléchir à chaque stimulus environnant (aux gestes

mineurs et majeurs requis pour conduire), les évènements les plus élémentaires nous accableraient. Nous serions incapables de nous centrer sur ce qui importe vraiment, nous exposant potentiellement au danger. En revanche, le mode « autopilote » crée des filtres, des biais et nous réconforte avec le statu quo. C’est pourquoi il est si difficile de changer. Par ailleurs, les habitudes dépassent les individus. Partagées par un groupe – une corporation, une profession, ou une nation – les habitudes deviennent des normes sociales (ou des normes culturelles). Notre environnement nous inculque des mœurs, des comportements et des modèles de pensée. De quel côté conduire, comment se saluer (donner la main ou faire la bise), fixer ou éviter le regard (par respect ou manque de respect), les conventions vestimentaires ou démonstrations publiques d’affection. Nous sommes des êtres sociaux, nos identités individuelles sont traversées de toutes sortes de forces, dont les normes ethniques ou relatives au genre, la famille, les amis, les collègues, les communautés, la classe sociale, la religion, pour ne nommer que celles-ci. Selon un large éventail d’études, bon nombre des normes sociales restent invisibles (donner la main à un étranger) jusqu’au moment où elles sont brisées (se faire embrasser sur les joues par un inconnu)24. Quand une norme est brisée, elle soulève des émotions. L’impression de quelque chose qui cloche ; un sentiment de confusion, d’embarras ou de colère. Nous finissons par éviter des personnes spécifiques, des endroits ou des situations. Qu’elles soient apprises ou influencées par nos gènes, ces habitudes sont généralement inconscientes. Notre culture, en effet, fonctionne

comme un « logiciel », facilitant ou entravant l’interaction raciale. Cela étant dit, Vivre la diversité, en tant que cadre de référence, touche également à la dimension « matérielle ». Nous sommes, en fin de compte, biologiquement prédisposés aux biais et à la discrimination. Nous sommes programmés dès la naissance à chercher notre tribu et à distinguer entre ceux qui en font partie et ceux qui n’en font pas partie. Les biais, la peur, les préjugés sont enchevêtrés, nous indiquent les recherches, dans des processus ordinaires de perception, de classement, de mémorisation et d’apprentissage25. La dynamique « eux » versus « nous » est – du moins partiellement – inhérente à la nature humaine, semble-t-il. D’après mon expérience personnelle, c’est un bon point de départ collectif que d’accepter et admettre ce fait. Des discussions qui seraient restées taboues autour des biais, des préjugés et de la discrimination deviennent possibles. Comment évoquer les préjugés et la discrimination de manière productive si nous associons ces concepts exclusivement aux néo-nazis et aux racistes déclarés et pas à nous aussi ? Afin de renforcer la diversité, l’inclusion et l’équité, il nous faut apprendre et désapprendre un certain nombre de choses sur nousmêmes et sur les autres. La diversité et l’inclusion exigent des stratégies plus sophistiquées sur le plan psychologique. Bref, briser des générations de mauvaises habitudes raciales et en développer des bonnes. Sans comprendre les composantes matérielles et le logiciel régissant nos processus mentaux, nous ne pourrons assurer l’équité et la justice dans notre vie personnelle, professionnelle et communautaire.

L’APPROCHE DE VIVRE LA DIVERSITÉ Comprendre à la fois le cerveau et l’esprit – la dimension consciente et inconsciente est au cœur de l’approche présentée dans cet ouvrage. La psychobiologie sous-jacente au comportement humain anime les interactions raciales et les processus de socialisation. D’une part, face aux enjeux de la différence ethnique et raciale, l’approche de Vivre la diversité pose simplement la question : de quelles manières les biais, les émotions, les tribus et le pouvoir nous influencent-ils ? D’autre part, cette approche cherche à défaire le nœud eux / nous inscrit par défaut dans notre programmation en tant qu’humains. Les quatre questions soulevées par Vivre la diversité et les réponses qu’elles suscitent nous ouvrent à des perspectives plus nuancées sur ce que nous vivons et subissons. Chacune des questions peut se décliner en une série de sousquestions. Par exemple, celle qui touche aux émotions dans les situations raciales, abordée dans le chapitre 2, peut générer les questions suivantes : Qu’est-ce que je ressens par rapport à telle situation, enjeu ou groupe ? Que ressentent les autres qui sont impliqués dans telle situation, enjeu ou groupe ? Quel ton se dégage de telle situation, groupe ou enjeu ? Quel en est le caractère ? Quelle histoire émotionnelle se profile derrière cette situation, groupe ou enjeu ? Dans quelle mesure cette histoire affecte-telle encore les perspectives et les constats aujourd’hui ? Comment répondre aux besoins qui sous-tendent les sentiments des gens ?

Des questions similaires autour des biais, des tribus et du pouvoir méritent d’être posées. Le chapitre 3 met en lumière les biais implicites qui habitent tous les humains et les taches aveugles personnelles, collectives et sociales qui en résultent par rapport à la différence raciale. De tels préjugés invisibles se traduisent en des comportements qui peuvent nuire à l’équité et à l’impartialité, et dont les conséquences seraient parfois légères (une injure), d’autres fois graves (la violence et la mort). Le chapitre 4 s’attarde sur la notion de tribus. Appartenir à un groupe est un moteur du comportement humain, tout aussi puissant que la quête de nourriture, d’eau et d’abri. Nous nous construisons comme individus à travers nos interactions conscientes et inconscientes en groupe. Ces tribus se forment autour de lignes de démarcation telles que la race, l’ethnicité, la religion et le genre, créant des divisions. D’autres divisions peuvent se faire de manière arbitraire, autour d’une équipe sportive ou encore selon l’assignation des places dans un bureau. Le chapitre 5 est centré sur la notion de pouvoir et les dynamiques de pouvoir social entre groupes dominants et non dominants. J’y pose un regard critique et nécessaire sur les formes systémiques de discrimination, notamment le racisme. Les enjeux de pouvoir sont complexes ; difficile de les aborder dans un seul chapitre. Les évoquer est un exercice à double tranchant, à la fois émancipateur et accablant. Ainsi, le chapitre 6 sort des sentiers battus afin d’explorer la notion de puissance personnelle. Renforcer la résilience en développant nos qualités psychologiques et spirituelles contribue à l’épanouissement de la diversité et de l’inclusion, tout en nous protégeant de l’épuisement professionnel.

Le chapitre 7, la conclusion à cet ouvrage, rassemble toutes les composantes de Vivre la diversité.

NEUROPLASTICITÉ : MODIFIER LES HABITUDES DE L’ESPRIT Vivre la diversité met l’accent sur les habitudes, celles à briser et celles à adopter. Il est tout à fait possible de changer nos habitudes : créer de nouveaux schèmes neuronaux en transformant la façon de penser et de percevoir, grâce à des méthodes qui ont fait leurs preuves. Les indices de neuroplasticité – la capacité de modifier les structures du cerveau en fonction de l’objet d’attention et ce sur quoi on se concentre – abondent26. Tout comme le renforcement de la masse musculaire lié à l’activité physique, on peut développer des parties de notre cerveau pour créer de nouvelles habitudes et nous ouvrir à d’autres perspectives dans la quête d’harmonie raciale. Plusieurs des stratégies proposées dans cet ouvrage partent du principe, emprunté à la thérapie cognitive-comportementale (TCC) (voir l’encadré, p. 40-41), que la réflexion influe sur l’action. La TCC est un traitement fondé sur des faits observables qui existe depuis les années 1960 et dont l’approche consiste à changer les modes de pensée et les comportements problématiques27. La TCC s’est avérée efficace pour traiter un grand éventail de troubles mentaux dont la dépression, l’anxiété, les déséquilibres alimentaires, les crises de colère, le trouble de stress post-traumatique et la faible estime de soi28. Pourquoi ne pas appliquer des principes similaires aux préjugés et aux stéréotypes ? Les préjugés et les idées reçues à propos des autres sont, à bien des égards, de simples distorsions de la pensée. Modifions la pensée et le comportement suivra.

VIVRE LA DIVERSITÉ GRÂCE À DES COMPÉTENCES INTERNES ET À LA COMPASSION Le neuropsychologue Rick Hanson l’a bien dit, « il suffit de petites modifications dans son esprit pour provoquer de grands changements dans son cerveau et dans sa vie29 ». Vivre la diversité insiste sur la possibilité de changer nos modes de pensée et réflexes émotifs à l’égard des autres et de nous-mêmes, surtout ceux qui ont trait aux enjeux raciaux, et d’éviter ainsi de se laisser inconsciemment emporter par des processus et structures mentaux archaïques. C’est un travail qui exige un certain effort, mais c’est tout à fait possible. Ce que le Dr Hanson appelle « petites modifications », moi je les appelle compétences internes, car elles touchent à ce qui se passe à l’intérieur de nos têtes et de nos corps.

La thérapie cognitive-comportementale pour affronter les biais Le psychiatre Aaron Beck a développé la thérapie cognitivecomportementale au cours des années 1960 afin de traiter la dépression. On peut la résumer en quelques étapes simples : Prendre connaissance des pensées problématiques (par exemple, je suis mauvais en entrevue) qui affectent nos sentiments (une montée d’angoisse) et nos actions (j’annule l’entrevue).

Au lieu de réagir, évaluer le degré de distorsion et le caractère erroné de la pensée. (Je suis conscient de ma peur et de mon grand désir d’annuler l’entrevue. Mais c’est juste une mauvaise habitude.) Considérer des options alternatives de pensée et d’action. (Je suis capable ! Je fonce malgré tout.) Vivre la diversité s’appuie sur des principes similaires face au préjudice subtil et à la discrimination.

Ces micro-habilités nous recentrent et nous équilibrent dans des situations chargées d’émotion. Elles nous dépannent face à des controverses déstabilisantes qui attisent les divisions raciales, ethniques ou identitaires. Chaque chapitre présentera une ou deux compétences internes qui assurent des relations positives avec les autres et avec soimême. Ces compétences – conscience de soi, méditation, autorégulation (gestion de soi et de ses émotions), empathie, autoéducation (la volonté d’apprendre), capacité de gérer les relations et les conflits et de donner un sens aux choses et aux expériences – sont les composantes actives de Vivre la diversité. Développées et approfondies, elles réduisent les malaises et renforcent la flexibilité et la résilience dans les interactions avec les autres. La compassion, « l’état d’esprit qui nous rend sensibles à la souffrance des autres », est à la base de cette démarche30. La compassion est nécessaire, car la diversité porte essentiellement sur les différences. Ces lieux et aspects où nous ne sommes pas semblables et ne le serons peut-être jamais. Nous allons – devons – faire des erreurs, grandes et petites. Cela fait partie du processus

d’apprentissage. Or, on ne se sent jamais bien quand on se trompe, d’où la tendance à éviter les erreurs, les nier ou les banaliser. Le chemin vers la diversité est semé d’erreurs. Pour les surmonter, nous nous fions sur une « arme secrète » : la compassion. Tournée sur soi, la compassion apaise la voix autocritique qui juge, s’attarde sur les erreurs et les faux pas, et nous empêche d’avancer. Peu importe leur origine, couleur de peau ou identité, nous rappelle la compassion, les humains sont des créatures imparfaites. Nous sommes tous sur une courbe d’apprentissage quand il s’agit des préjugés inconscients et des dynamiques intergroupes. Accepter que c’est un processus nous évitera les blocages issus des jugements internes et externes. Si nous arrivions à saisir le caractère impersonnel des préjugés et de la discrimination – en tant que résidus d’éléments primitifs dans le cerveau – nous aurions plus de compassion envers les autres et envers nous-mêmes. Les conflits, à certains égards, sont les fruits de schèmes neuronaux qui régissent une bonne part de nos comportements « tribaux ». Cela étant dit, la part la plus importante – celle qui relève de la socialisation, des normes et des structures socioéconomiques – est adaptable. Si la part biologique n’est pas de notre faute, la part sociale est de notre responsabilité.

LE CHOIX DE SE FOCALISER SUR LE RACISME La démarche préconisée dans Vivre la diversité aurait des implications pour une variété d’enjeux d’équité, dont le genre, la classe, l’orientation sexuelle et la validité. Néanmoins, cet ouvrage s’attardera principalement sur les problématiques de race et d’ethnicité. C’est un cadre délibérément étroit. Se centrer sur un

enjeu spécifique permet de le creuser et de suivre la démarche de Vivre la diversité de manière plus globale et approfondie. Si nous cernions mieux les matrices de la différence et la tendance à nous séparer en « eux » et « nous » et ses déclencheurs, une feuille de route pour d’autres problématiques d’équité pourrait émerger. Cet ouvrage est imprégné de mon identité et de ma perspective d’homme hétérosexuel, valide, diplômé de la classe moyenne et citoyen canadien d’origine sud-asiatique. Je suis né au Pakistan de parents originaires de l’Inde avant sa partition ; des membres de la famille vivent aujourd’hui des deux côtés de la frontière, représentant à la fois l’hindouisme et l’islam. Nous avons subi les soubresauts de la migration au Canada durant les années 1970 avant de retrouver enfin la stabilité dans les années 1980. Je considère que cet ouvrage tire sa force de mon identité et de mon parcours personnel sans pour autant négliger les biais et les failles, conscients et inconscients, qui en découlent. Je ne crois pas à l’objectivité absolue ; notre vision du monde se construit à travers nos filtres personnels. Par contre, nous pourrons être plus transparents quant à nos points de départ. Je ne suis ni psychologue ni neurologue. Je me suis donc assuré de citer les recherches à la base de mes affirmations et de me limiter aux idées qui font généralement consensus au sein de ces domaines de recherche. Dans le même esprit, cet ouvrage a été lu et revu par de nombreux professionnels qui ont de l’expertise en science et en psychologie. Cela étant dit, la décision finale quant au contenu me revenait et j’en assume entièrement la responsabilité. Tout comme les conseillers professionnels dans le milieu des affaires ne pourraient se substituer aux thérapeutes et reconnaissent

les limites de leurs méthodes à cet égard, j’ai appris à respecter mes propres limites professionnelles. Cependant, j’ai dû aussi aller audelà de mon domaine d’expertise et développer une approche interdisciplinaire qui me semble pertinente à partager. C’est ma porte d’entrée. Peu importe votre propre point de départ, nous partageons la même route dans ce dialogue sur la diversité et l’équité. Cet enjeu nous concerne tous en tant qu’êtres humains – il n’y a pas de « eux ». Par contre, tout pas collectif commence par un pas individuel. La volonté de s’aventurer hors de nos zones de confort, prendre des risques et essayer de nouvelles choses. Citons le musicien de renom Yo-Yo Ma : « Tout peut s’effriter et tout risque de tomber pour différentes raisons ; il faut à ce momentlà faire acte de foi. Ultimement, face au précipice, ou bien vous avancez, ou bien vous reculez ; si vous choisissez d’avancer, il faut plonger ensemble31. » 1 Dans ces études, les prénoms sont souvent des pseudonymes. 2 K. Kawakami, E. Dunn, F. Karmali et J.F. Dovidio, « Mispredicting Affective and Behavioral Responses to Racism », Science 323, 2009, p. 276-278. 3 Shakil Choudhury, entretien avec K. Kawakami, Toronto, Université York, Département de psychologie, 18 octobre 2012. 4 Thomas Lewis, Fari Amini et Richard Lannon, A General Theory of Love, New York, Vintage Books, 2000, p. 35-65. 5 Ibid., p. 36. 6 Matthew D. Lieberman, Social : Why Our Brains Are Wired to Connect, New York, Crown Publishers, 2013, p. 39-54. 7 Mahzarin R. Banaji et Anthony G. Greenwald, Blind Spot : Hidden Biases of Good People, New York, Delacorte Press, 2013, p. 32-52. 8 M.R. Banaji et R. Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory : The Bounded Rationality of Social Beliefs », dans Memory, Brain, and Belief, D.L. Schacter et E. Scarry, éd., Cambridge, MA, Harvard University Press, 2000, p. 139-75. 9 Brian A. Nosek, Mahzarin R. Banaji et Anthony G. Greenwald, « Harvesting Implicit Group Attitudes and Beliefs from a Demonstration Web Site », Group Dynamics : Theory, Research, and Practice, vol. 6, n° 1, 2002, p. 101-115.

10 Jennifer N. Gutsell et Michael Inzlicht, « Empathy Constrained : Prejudice Predicts Reduced Mental Simulation of Actions during Observation of Outgroups », Journal of Experimental Social Psychology, n° 46, 2010, p. 841-845. 11 « Human Brain Recognizes and Reacts to Race », ScienceDaily, www.sciencedaily.com, 7 avril 2010. 12 Konrad Yakabuski, « Trayvon’s Killing Echoes an Uglier Time in America », The Globe and Mail, Toronto, 30 mars 2013. 13 Tom Blackwell, « Ferguson Mayor Says He Was Unaware of Racial ‘Frustrations’ in Community until Michael Brown Shooting », National Post, www.nationalpost.com, 26 novembre 2014. 14 Frank Newport, « Blacks, Nonblacks Hold Sharply Different Views of Martin Case : Blacks More Likely to Believe Race Is a Major Factor », Gallup, www.gallup.com, 5 avril 2012. 15 ndlt : Le terme original en anglais, race-baiter, n’a pas d’équivalent en français. Il désigne une personne qui se sert de la question raciale comme appât ou prétexte pour provoquer un conflit et attiser les divisions entre les groupes. C’est une forme de démagogie fondée sur la race. 16 Maureen J. Brown, We Are Not Alone : Police Racial Profiling in Canada, the United States, and the United Kingdom, Toronto, African Canadian Community Coalition on Racial Profiling, 2004, p. 9. 17 Jonathan Haidt, L’hypothèse du bonheur : la redécouverte de la sagesse ancienne dans la science contemporaine, Wavre, Mardaga, 2010, p. 61. 18 Feng Sheng et Shihui Han, « Manipulations of Cognitive Strategies and Intergroup Relationships Reduce the Racial Bias in Empathic Neural Responses », NeuroImage, n° 61, 2012, p. 786-797. 19 Dora Capozza, Luca Andrighetto, Gian Antonio Di Bernardo et Rosella Falvo, « Does Status Affect Intergroup Perceptions of Humanity ? », Group Process & Intergroup Relations, vol. 15, n° 3, 2012, p. 363-377. 20 David Dobbs, « Mastery of Emotions », Scientific American Mind, février/mars 2006, p. 48. 21 Ibid., p. 44-49. 22 Daniel J. Siegel, Mindsight : The New Science of Personal Transformation, New York, Bantam Books Trade Paperbacks, 2011, p. 133. 23 Ibid., p. 198-200. 24 Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, UK, Polity Press, 1991, p. 36. 25 Banaji et Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory », op. cit., p. 142-143. 26 Siegel, Mindsight, op. cit., p. 24-25. 27 Haidt, L’hypothèse du bonheur, op. cit., p. 54-56. 28 Beck Institute for Cognitive Behavior Therapy, « Cognitive Therapy Can Treat », www.beckinstitute.org. 29 Rick Hanson, Le cerveau de Bouddha : bonheur, amour et sagesse au temps des neurosciences, Paris, Pocket, 2013, p. 28. 30 Lorne Ladner, The Lost Art of Compassion : Discovering the Practice of Happiness in the Meeting of Buddhism and Psychology, San Francisco, HarperCollins, 2004, p. 14. 31 Edith Eisler, « Yo-Yo Ma : On the Silk Road, » All Things Strings, mai / juin 2001, www.allthingsstrings.com.

2 ÉMOTIONS SE COMPRENDRE ET COMPRENDRE L’AUTRE

D’HIVERS FROIDS ET DE FEMMES BRÛLÉES Les photos sur le site Internet sont séduisantes. Pour les urbains comme moi, cette splendeur pastorale propre aux villages est tout simplement irrésistible : des rivières qui cascadent à travers des forêts luxuriantes, des enfants, des chevaux et même une belle église blanche avec de hauts clochers. « Le paysage campagnard évoque un autre temps – doux après-midi d’été, lacs et ruisseaux cristallins, hivers froids et limpides dans un environnement pur » nous dit la description sur le site1. Wow ! – Attendez-moi, j’arrive ! En furetant sur le site, je tombe sur un texte qui ressemble à une charte, approuvé par le maire et six conseillers municipaux. La déclaration comprend une section intitulée « À propos des femmes ». Hmm... Intéressant. Je glisse le curseur vers le bas et me mets à lire :

Nous considérons que les hommes et les femmes ont la même valeur. À cet effet, une femme peut, entre autres : conduire une voiture, voter librement, signer des chèques, danser, décider par elle-même, s’exprimer librement, se vêtir comme elle le désire tout en respectant les normes de décence démocratiquement votées et les normes de sécurité publique, déambuler seule dans les endroits publics, étudier, avoir une profession, posséder des biens,

disposer de ses biens à sa guise. Cela fait partie de nos normes et mode de vie.

Le ton me paraît plutôt inhabituel. Qu’est-ce que c’est ? Le site d’une commune, ou bien d’un centre de ressourcement aux tendances pseudo-féministes ? C’est à la dernière phrase par contre que tout bascule :

Par conséquent, nous considérons comme hors norme toute action ou tout geste s’inscrivant à l’encontre de ce prononcé, tel le fait de tuer les femmes par lapidation sur la place publique ou en les faisant brûler vives, les brûler avec de l’acide, les exciser, les infibuler et les traiter en esclaves.

Wow. Dans quelle partie du monde peut-on à la fois vanter des hivers froids et limpides, et dénoncer dans le code de vie communautaire l’immolation des femmes ? Perplexes ? Bienvenue à Hérouxville, Canada. Population : 1200 habitants. En 2007, cette communauté de la province francophone du Québec a fait les manchettes nationales et internationales quand elle a voté le désormais infâme Code de vie d’Hérouxville. (Le code original interdisait même « la lapidation des femmes ».) Le contexte ? Aucun incident, local ou régional, de violence contre les femmes n’est à l’origine de ce code. Il semblait cibler de manière

pas trop subtile certains groupes « immigrants », spécifiquement les musulmans. Or dans cette région très blanche du pays, les immigrants (et plus largement les personnes de couleur) sont quasi inexistants. Alors d’où vient tout ça ? Ce code de vie ne répond à aucun problème ou expérience réels dans la région, encore moins au sein du village. On ne peut que spéculer sur les raisons qui pousseraient le conseil municipal à adopter des mesures aussi radicales. Laissons la question en suspens pour le moment, car les actions de cette petite ville présageaient ce qui allait se produire à plus grande échelle. Six ans plus tard, le Parti québécois, un parti fondé sur le projet d’indépendance du Québec et sa séparation du Canada et récemment élu au pouvoir dans la même province, s’est inspiré de l’exemple d’Hérouxville. Le gouvernement péquiste a proposé la Charte des valeurs québécoises2 qui faisait la promotion d’une forme extrême de laïcité au nom de la « neutralité ». Au cœur de la Charte : interdire le port de signes religieux ostentatoires, dont le foulard musulman, le turban sikh, la kippa juive et les croix chrétiennes si elles sont grandes, par le personnel de l’État comme les médecins, les enseignants, les employés de la fonction publique et des centres de la petite enfance. De plus, parmi les mesures considérées, celle de ne plus servir dans les garderies subventionnées par l’État des aliments halal ou casher, quitte à exclure les enfants de familles pratiquantes. Les individus pourraient porter des objets et des signes « discrets » – une bague ou un collier – mais les critères de discrétion restaient flous. Seule exception à la règle, les symboles catholiques, tels que

les noms de rues et les crucifix dans les espaces publics, en reconnaissance du patrimoine religieux et culturel du Québec. Les incidents de harcèlement visant des minorités ont monté en flèche. Des musulmans pratiquants, en particulier, ont été les cibles de vandalisme, de confrontations et de crachats en public3. Ces évènements ont divisé et outré les Canadiens, dont bon nombre de Québécois. Les analyses des cas d’Hérouxville et de la Charte de la laïcité proposée au Québec soulignaient généralement les préjugés antiimmigrants, l’islamophobie et l’écart grandissant entre les régions urbaines et rurales. Selon certains observateurs politiques, le recours par le Parti québécois à des tactiques politiques qui sèment la division reflétait le désespoir d’un parti indépendantiste confronté au rétrécissement et au vieillissement du bassin d’électeurs souverainistes. En mobilisant les électeurs conservateurs et des régions rurales, le Parti québécois interpellait stratégiquement les citoyens les plus attachés au patrimoine francophone et européen. L’effet de peur et son impact dans ce débat demeurent un aspect qui me semble particulièrement pertinent pour notre réflexion sur Vivre la diversité en tant qu’approche. Pourquoi est-il si facile d’éveiller la peur ? Pourquoi ceux que l’on perçoit comme des étrangers ou de cultures étrangères suscitent-ils l’angoisse, la suspicion et même la panique ? La peur – émotion souvent présente dans ces situations, mais généralement invisible – peut nous éclairer sur le rôle insoupçonné des émotions dans les interactions avec ceux qui sont, ou paraissent, différents. Examiner la peur en tant qu’élément déclencheur de la dynamique eux / nous permet d’exposer la part inconsciente de cette dynamique et d’en réduire le

pouvoir. C’est une dynamique qui nous incite à réagir au lieu de réfléchir, nous poussant forcément vers des choix parfois blessants qui nuisent à nos relations et à nos communautés. Nous aborderons également la conscience de soi, une compétence interne qui permet de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de soi afin d’adopter une posture d’action plutôt que de réaction face à la différence raciale. Pour illustrer ce point, je m’attarderai sur le code de vie d’Hérouxville. Il reste que des dynamiques similaires, souvent obscurcies par les discours politiques, se produisent à tous les niveaux du gouvernement (et des institutions).

DÉVELOPPER LA LITTÉRATIE ÉMOTIONNELLE

Les émotions font plus que colorer notre monde sensoriel ; elles sont à la racine de tout ce que nous faisons, l’origine inextinguible de chaque acte plus complexe qu’un réflexe. Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love4

Dans les années 1990, le psychologue Daniel Goleman a popularisé le concept d’intelligence émotionnelle. Une impressionnante bibliographie sur les émotions, leur fonction, leur pouvoir et le contrôle qu’elles exercent tout en restant invisibles existe désormais. Il est généralement reconnu aujourd’hui que le quotient émotionnel (QE) est tout aussi essentiel au succès des personnes et des organismes que le quotient intellectuel (QI)5.

Dans la vie quotidienne, le quotient émotionnel renvoie tout simplement à la manière dont nous nous comportons en tant qu’individus dans nos relations avec les autres. Si ça vous semble simple, méfiez-vous. Nous croyons pour la plupart que nous composons bien avec les autres et avec nous-mêmes. Lorsqu’une relation s’avère difficile, nous tendons à pointer du doigt les défauts des autres même quand nous assumons une part de responsabilité. C’est à cause de leur colère, de leur égocentrisme et de leur insécurité. Nous nous posons rarement la question si notre comportement, notre ton ou si un geste de notre part aurait contribué au problème ou l’aurait créé. Si nous admettons parfois ne pas être parfaits, nous mettons néanmoins beaucoup d’énergie à trouver la faute chez l’autre. Cet exercice d’« à qui la faute » nous empêche de voir clairement la personne. Notre histoire et nos motivations, biais et peurs inconscients – notre bagage émotionnel – nous entravent la vue. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit de diversité et de différences intergroupes. Les émotions jouent un rôle critique dans la dynamique eux / nous. Les sentiments sont à la racine de nos actions, que nous en soyons conscients ou pas. Nos décisions prennent forme en grande partie sous la surface de la conscience. D’où la nécessité de développer la littératie émotionnelle. Il existe un corpus immense d’excellentes ressources sur ce sujet. Retenons ces trois idées sur la nature inconsciente et automatique des émotions, car elles sont pertinentes pour les enjeux de la différence raciale : Approcher / éviter : nous tendons vers et évitons des éléments dans notre environnement ; c’est ce qu’on appelle le système

d’approche-évitement. Consciemment ou pas, nous nous approchons de ceux qui nous ressemblent et nous nous éloignons de ceux qui nous paraissent différents. La contagion émotionnelle : grâce au caractère contagieux des émotions et à la structure à boucle ouverte de notre système nerveux, nous sommes conçus de façon à pouvoir nous réguler les uns les autres. Le déclencheur émotionnel : le mésencéphale ou cerveau moyen, dénommé aussi le système limbique, participe au réglage de nos émotions, l’amygdale spécifiquement nous avertit des dangers présents dans notre environnement. Face à des personnes racialement différentes, des déclencheurs émotionnels puissants peuvent activer la réponse lutte-fuiteinhibition, ce qui nous empêche de réfléchir rationnellement.

APPROCHER / ÉVITER : NOS INSTINCTS DE SURVIE La nature primitive de notre cerveau est bien documentée : notre cerveau est conçu surtout pour contrer des menaces physiques et des urgences6 (voir l’encadré ci-dessous Le cerveau primitif a bien servi nos ancêtres). Cette fonction convenait à nos aïeux qui habitaient les cavernes au sein de petites tribus violentes, mais elle est plutôt problématique pour les milliards d’humains qui tentent de vivre ensemble aujourd’hui dans des sociétés étroitement reliées et globalisées.

Le cerveau primitif a bien servi nos ancêtres Du point de vue évolutif, le cerveau a été conçu pour faire face aux menaces physiques et aux urgences. On croit que

l’inclination primaire du cerveau vers une réponse lutte-fuiteinhibition assurait la survie de nos ancêtres – vivant au sein de tribus de 30 à 70 personnes et n’aspirant qu’à une fraction de notre espérance de vie – durant une époque extrêmement violente. Dans cet environnement

naturel,

les

menaces

provenaient autant des animaux et plantes dangereuses que des autres humains. La survie au quotidien dépendait de la capacité à réagir rapidement, sans avoir du temps pour réfléchir. Bon nombre de chercheurs soutiennent que les premiers humains, tout comme leurs cousins animaux, ont survécu grâce au caractère réactif, inconscient et adaptatif du cerveau. Bien que le cortex préfrontal – le cerveau pensant – ait subi une expansion significative au cours de millions d’années d’évolution, l’orientation fondamentale du cerveau vers les urgences peut encore supplanter la rationalité et la raison. Cette dimension réactive, défensive de notre câblage neuronal, nous sert moins bien dans un village globalisé de sept milliards d’habitants. Références : Daniel Goleman, Richard E. Boyatsis et Annie Mckee, L’intelligence émotionnelle au travail, Paris, Pearson, 2010. Thomas Lewis, Fari Amini et Richard Lannon, A General Theory of Love, New York, Vintage Books, 2000. Daniel J. Siegel, Mindsight : The New Science of Personal Transformation,

New

York,

Bantam

Books

Trade

Paperbacks, 2011.

À l’instar de la plupart des animaux, nos instincts de survie sont assez simples : s’approcher de certaines choses et en éviter d’autres. De manière générale, nous sommes attirés par la nourriture délicieuse, les odeurs plaisantes, les personnes amicales, les couvertures chaudes quand nous avons froid et les boissons fraîches quand nous avons chaud. En revanche, nous bondissons à la vue d’un serpent, la nourriture pourrie ou les animaux décomposés nous dégoûtent, nous éloignons la main du feu et tendons à éviter les personnes imprévisibles ou dangereuses. Les deux orientations font partie d’un mécanisme complexe qui permet de préserver un certain équilibre entre nos états émotionnel et physique7. La génétique ainsi que des facteurs sociaux et environnementaux ont contribué au développement du système d’approche et d’évitement. Ce système agit sur nos rapports avec d’autres groupes dont l’identité sert de marqueur. Nous gravitons vers ceux qui nous ressemblent le plus tandis que ceux qui sont différents inspirent une certaine réticence voire de la crainte.

L’ORIENTATION POSITIVE

NÉGATIVE,

PLUS

PUISSANTE

QUE

LA

Il importe de noter que les deux orientations ne sont pas égales : la tendance à se retirer est plus puissante que celle de s’approcher. Nous avons ce qu’on appelle un penchant négatif nous poussant à

préférer l’évitement et à retenir les mauvaises expériences même si elles sont moins nombreuses que les bonnes8. Ayant longtemps travaillé avec les gens – autant des étudiants au secondaire que des cadres en gestion – j’ai constaté qu’au terme d’un projet, par exemple, on discute plus longtemps de ce qui s’est mal passé que de ce qui s’est bien passé. C’est rarement proportionnel. Les aspects négatifs reçoivent beaucoup plus d’attention que mérité, alors qu’on survole les aspects positifs rapidement. Rick Hanson illustre ce phénomène en comparant cette tendance du cerveau à « du Velcro pour les expériences négatives et comme du Téflon pour les expériences positives9 ». Bien sûr, pas besoin d’un doctorat en psychologie pour le savoir. C’est pourquoi les campagnes politiques négatives fonctionnent si bien et les tribunes d’information, pour attirer un auditoire, mettent l’accent sur tout ce qui va mal dans le monde. Fait bien établi par la recherche, ce penchant négatif est beaucoup moins manifeste qu’une pensée consciente. C’est un sentiment subtil. Ce biais est aussi étroitement lié à la peur, considérée comme la plus ancienne des émotions10. Par conséquent, nous reconnaissons les visages craintifs plus rapidement que les visages heureux ou neutres. L’amygdale, la structure cérébrale impliquée dans le décodage des émotions, est activée si vite lorsque des visages apeurés sont affichés que ces derniers n’ont même pas besoin d’être consciemment enregistrés11. Le même effet a été observé par rapport à la diversité. La tendance négative s’accentue face à celles et ceux qui sont perçus comme différents, notamment au plan racial12.

On peut retracer cette tendance chez les premiers humains. La vigilance face au danger, à la peur, à l’agression et la négativité suscitée par des gens non familiers représentant potentiellement une menace à la survie accordaient aux humains un avantage évolutif. Nous sommes attirés par ceux qui se rapprochent le plus de nous tout en évitant ceux qui sont différents ; les recherches abondent dans ce sens comme nous le verrons dans ce chapitre et dans le suivant. Cela a une incidence sur nos choix : où vivre, travailler, s’amuser et qui accueillir dans notre réseau social. Par exemple, ma famille a vécu plusieurs années à Brampton, une banlieue au nord-ouest de Toronto qui a connu un afflux massif de Sud-Asiatiques au cours des deux dernières décennies. Ce groupe représente aujourd’hui presque 40 % de la population (en fait, la majorité, soit 60 % des habitants de Brampton, sont des personnes de couleur)13. Des gens dont les origines remontent au Pakistan et à l’Inde s’y sont installés, attirés par une ville où résident d’autres comme eux (tendre vers). C’est loin d’être unique. D’une part, des enclaves ethniques semblables – chinoise, italienne, grecque, polonaise, juive – ont toujours existé, sous différentes formes, dans les grandes villes. D’autre part, on appelle fuite blanche le phénomène de personnes blanches abandonnant Brampton et d’autres centresvilles nord-américains. Beaucoup se sentaient mal à l’aise au sein de cette diversité ethnoculturelle (éviter), choisissant de vivre au sein de communautés blanches, plus homogènes ou dans des villages en dehors de la ville (tendre vers)14.

Compte tenu de ce penchant négatif, on peut mieux comprendre pourquoi la peur de la différence a été si rapidement déclenchée dans le cas d’Hérouxville malgré le peu de contact local avec des immigrants et personnes de diverses origines. Le code de vie de la ville semble relever d’une posture défensive, d’une certaine méfiance à l’égard d’immigrants imaginés. Par contraste, le maire d’une autre petite ville québécoise – Huntington, population : 2587 habitants – a fait les manchettes en 2011 en tendant la main aux nouveaux arrivants. Il a annoncé le projet de construction d’une mosquée, d’un abattoir halal et d’un cimetière musulman afin d’attirer des immigrants diplômés et contrer ainsi le déclin de la population de sa communauté15.

LA CONTAGION ÉMOTIONNELLE QUAND LES HUMEURS DES AUTRES NOUS CONTRÔLENT

La nature ouverte de notre système limbique implique que les autres peuvent modifier notre physiologie même – en partant, nos émotions. Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail 16

Les émotions participent à toutes les dynamiques humaines, elles influencent nos interactions aux niveaux conscient et inconscient. De nombreuses expériences ont démontré que les émotions sont contagieuses. Elles peuvent être transmises d’une personne à

l’autre à la manière d’un rhume17. Notre fréquence cardiaque, pression artérielle et humeur, par exemple, tendent à se synchroniser avec celles des gens tout près de nous. Les individus qui sont émotionnellement dominants ont la capacité de transférer leur humeur à d’autres sans effort, sans relation antérieure, voire avant même qu’un mot soit dit (pour en savoir plus, voir l’encadré Les émotions sont invisibles et contagieuses, p. 58-60). Ces effets, désignés généralement par le terme contagion émotionnelle, se produisent entre amis, au sein des familles, des conseils d’administration, dans les magasins, avec des clients et des consommateurs18. Les émotions se répandent vite et facilement, affectant nos interactions dans notre vie privée, publique et professionnelle. Notre corps physique peut nous laisser croire que nous sommes des unités autonomes – des boucles fermées – entièrement séparées des autres personnes. C’est bien sûr en partie vrai (sinon on aurait des fuites de sang et de fluides partout où l’on irait), mais c’est aussi une illusion. Sur le plan neurologique, nous sommes des systèmes à boucles ouvertes19. Notre système nerveux est conçu pour se brancher à la physiologie des autres et émettre des connexions neuronales qui se confondent. Plus spécifiquement, nos émotions jouent un rôle significatif dans notre régulation biochimique. Nous sommes faits pour réguler les autres et sommes nous-mêmes régulés par les autres (pour en savoir plus, voir l’encadré L’illusion de la séparation, p. 60-62). Autre marqueur de spécificité : nous sommes également extrêmement sensibles à la souffrance sociale telle que l’exclusion

ou l’ostracisme. Citons le neurologue Matthew D. Lieberman : « Lorsque des êtres humains sont victimes de menaces ou que leurs liens sociaux sont abîmés, le cerveau réagit comme il le ferait à la douleur physique20. »

Les émotions sont invisibles et contagieuses Les émotions font partie de toutes nos interactions humaines, de façon subtile ou puissante, que l’on en soit conscients ou pas. Les exemples suivants illustrent bien leur caractère influent, parfois contagieux : Au bout d’une conversation de 15 minutes, deux participants à une étude partageaient des profils physiologiques similaires – au niveau, entre autres, de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle – bien qu’ils avaient des profils différents au début de la conversation. Cette synchronisation physiologique, que l’on appelle l’effet miroir, se produit en fonction de la puissance des émotions : presque inexistant durant des conversations neutres, subtilement lors de conversations plaisantes et de façon puissante pendant des échanges conflictuels, colériques et blessants. Trois inconnus dans une salle sont assis face à face, mais sans se parler. Des examens préalables ont déterminé l’état émotionnel de chaque participant avant le début de l’expérience. À peine quelques minutes plus tard, les trois participants partagent la même humeur, chacun synchronisant inconsciemment son état émotionnel avec celui des autres. Les résultats indiquent également que l’humeur a été transmise par la personne la plus dominante ou expressive sur le plan

émotionnel. Soulignons le fait que cet effet s’est produit entre des personnes qui ne partagent aucune histoire, ne se connaissent pas et qui ne se sont jamais parlé. Des études semblables ont examiné les interactions au sein de 70 équipes travaillant dans des industries variées, allant du milieu de la santé à la comptabilité. Après deux heures en réunion, tous les membres du groupe partageaient la même humeur. Les émotions des membres des équipes évoluaient en synchronie, indépendamment des dynamiques au sein de chaque groupe, du succès ou de l’échec de la réunion. Référence : Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 23-27.

L’illusion de la séparation : le câblage neuronal nous relie aux autres Quand nous éprouvons la sensation puissante d’être « en synchronie » avec une autre personne, c’est un exemple de résonnance émotionnelle. Cette sensation est non seulement agréable, elle peut aussi servir d’outil puissant à des chefs et à des groupes, car elle permet de soulever collectivement des émotions à des fins positives, créant ainsi de l’enthousiasme et assurant une meilleure performativité. Or, nous pouvons aussi ressentir l’effet contraire, celui de la dissonance émotionnelle. C’est l’impression d’être « en

décalage » vis-à-vis d’une autre personne ; la relation suscite un certain malaise, est criblée de maladresses et semble toujours difficile. Les chefs et groupes marqués par une dissonance significative tendent à créer des environnements toxiques où le moral bas, la productivité réduite et les congés de maladie sont un lieu commun. Au niveau biochimique et fondamental, les humains sont conçus pour se réguler réciproquement. De nombreux chercheurs ont conclu que les émotions jouent un rôle essentiel dans les interactions humaines et qu’elles sont nécessaires autant à notre bien-être qu’à la survie de notre espèce (Lewis, Amini et Lannon, op. cit., p. 66-99). Notons les exemples suivants : L’étude célèbre réalisée par Rene Spitz dans les années 1940 auprès de bébés élevés dans des institutions hygiéniques : si leurs besoins de base étaient comblés (ils étaient nourris, habillés, lavés et gardés au chaud), ils avaient accès à très peu de contacts humains (on ne jouait pas avec les bébés, on ne les portait pas et on ne les caressait pas). Ces bébés avaient des taux de mortalité incroyablement élevés comparé aux enfants moins bien nantis qui étaient portés, caressés et généralement aimés par ceux qui en prenaient soin (Lewis, Amini et Lannon). En 2003, une étude a mesuré la pression artérielle des participants pendant les cinq premières minutes de chaque interaction sociale sur une période de trois jours. Les interactions avec les époux ou épouses et les membres de la famille contribuaient à une baisse de la pression artérielle, tandis que celles avec des personnes issues de réseaux sociaux ambigus ont

provoqué la hausse la plus marquée de la pression artérielle (Holt-Lunstad, Uchino et Smith). L’Étude d’Amsterdam sur les aînés, réalisée en 2012, a révélé que les personnes âgées vivant seules étaient deux fois plus susceptibles (9,3 %) d’être atteintes de démence après trois ans que celles vivant avec d’autres (5,6 %). Il importe de noter les sentiments de ces personnes. Celles qui souffraient de solitude (13,4 %) ont développé la démence deux fois plus que celles qui ne se sentaient pas solitaires (5,7 %) (Holwerda et al.). Références : Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 69-70. Julianne Holt-Lunstad, Bert N. Uchino et Timothy W. Smith, « Social Relationships and Ambulatory Blood Pressure : Structural and Qualitative Predictors of Cardiovascular Function during Everyday Social Interactions », Health Psychology, vol. 22, n° 4, 2003, p. 388-397. Tjalling Jan Holwerda et al., « Feelings of Loneliness, but not Social Isolation, Predict Dementia Onset : Results from the Amsterdam Study of the Elderly (AMSTEL) », Journal of Neurology Neurosurgery and Psychiatry, vol. 85, n° 2, 2014, publié en ligne 2012, doi : 10.1136/jnnp-2012-302755.

L’équipe de Lieberman a été la première à illustrer que les souffrances physique et sociale se manifestent dans la même région du cerveau21. Même des expériences très brèves d’exclusion dans un contexte aussi banal qu’un jeu vidéo produisent des réactions

émotionnelles fortes, a observé Kipling D. Williams de l’Université Purdue. Les participants ont exhibé « un niveau inhabituel de détachement du groupe ou de la société, une estime de soi diminuée et une perte de sens et de contrôle sur leurs vies22 ». Cette connexion neuronale a néanmoins des avantages, c’est que la joie, la positivité, la quiétude et la rationalité sont tout aussi transmissibles entre les gens. Comme l’ont clairement indiqué les recherches sur l’intelligence émotionnelle, lorsque les individus et les groupes se sentent bien et optimistes, tout va pour le mieux, notamment la créativité, la résolution de problèmes, la productivité, ils tendent à mieux comprendre la complexité et sont plus disposés à vouloir aider et être utiles23. La part désavantageuse de notre capacité de nous réguler mutuellement concerne les émotions négatives comme la colère chronique, l’angoisse, le sentiment de futilité ; étant tout aussi transmissibles, elles risquent de nuire aux relations et de contaminer l’environnement personnel et au travail. Généralement, lorsque nous sommes contrariés, des hormones de stress sont sécrétées, et elles ne s’estompent que plusieurs heures plus tard une fois que le corps les aura absorbées. Elles ont un impact sur le repos, le sommeil et la récupération24. Dans un environnement de travail toxique, par exemple, où le conflit, la méfiance ou les relations dysfonctionnelles sont la norme, la productivité fléchit alors que les conséquences sur la santé des employés s’aggravent, exacerbant l’absentéisme et les congés de maladie. Au Canada, le coût annuel de l’absentéisme dû au stress est estimé à 3,5 milliards de dollars ; aux États-Unis ces coûts s’élèvent à 300 milliards25.

LES CHEFS DONNENT LE TON Selon les recherches sur l’intelligence émotionnelle, les chefs contribuent à l’état émotionnel des personnes26. Dans un groupe, ils agissent comme guides émotionnels. Les mots et actions des chefs ont un plus grand poids que ceux d’autres membres du groupe ; on les observe plus attentivement et on cherche plus souvent leur regard. Nous puisons nos repères chez ceux qui sont en charge. Les personnes en position d’autorité donnent généralement le ton quant au comportement approprié, surtout aux moments d’incertitude. Par exemple, les chefs qui arrivent à rester calmes durant une crise rassurent les membres du groupe. Un gérant qui laisse paraître légèrement de l’angoisse ou de l’hésitation indiquerait aux membres de l’équipe que certaines choses exigent plus de réflexion ou d’attention. Les chefs ont le pouvoir de nous inspirer, susciter notre empathie, animer notre patriotisme et notre colère en faisant appel aux armes contre un ennemi. Par conséquent, la qualité du leadership importe, car elle a des impacts positifs et négatifs sur nos vies, notamment dans un contexte marqué par les différences culturelles. Ce qui nous ramène à Hérouxville. Il y a des indices qu’André Drouin, l’un des conseillers municipaux ayant milité avec force contre l’immigration, a joué un rôle de premier plan dans le soutien au code de vie, renforçant sans doute aussi la peur. Drouin, porteparole principal de la ville d’Hérouxville sur ce sujet, s’est fait remarquer pour son franc-parler, dénonçant « l’idiotie » du multiculturalisme et revendiquant un moratoire sur l’immigration au Canada27. Il est responsable de la rédaction du code controversé, affirmant qu’il avait porté cette question à l’attention des autres

décideurs après huit ans de planification. Dans un entretien de 2011, il prétendait appartenir à un « réseau » international plus ou moins clandestin pour qui Hérouxville servait de cas d’étude afin d’élaborer une stratégie anti-migration28 (voir l’encadré ci-dessous Le pouvoir du code de vie d’Hérouxville).

Le pouvoir du code de vie d’Hérouxville ? André Drouin a agi comme porte-parole d’Hérouxville durant la tempête médiatique suscitée par le code de vie. Vétéran militaire, ses connaissances en ce qui concerne ces enjeux remontent à des affiliations autoproclamées à des groupes européens non identifiés qui, a-t-il affirmé, ont réalisé une étude « d’analyse comparée dans 19 pays » sur plusieurs années. Les résultats montrent que le multiculturalisme et les accommodements accordés aux immigrants servaient d’outils à la « transformation de la démocratie en théocratie ». Dans une entrevue publiée sur un site Internet antiimmigration, il mettait de l’avant que le fameux code de vie était le produit de huit ans de préparation et servait de cas d’étude à l’usage de ce réseau inconnu auquel il appartenait. Référence : Canadian Immigrant Report, « CIReport.ca Interviews : André Drouin », www.cireport.ca, 16 septembre 2011.29

Le biais anti-immigration de Drouin était animé par une grande passion et une grande détermination. Vu sa position de leadership à Hérouxville – il était un représentant élu de la ville après tout – Drouin aurait sans doute contribué de façon significative à la posture craintive et défensive d’évitement qui a donné jour au code de vie. Serait-il injuste de poser la question : en l’absence de Drouin, ce code de vie aurait-il vu le jour ? Ce code représentait-il vraiment les sentiments des résidents ? Ou était-ce le résultat d’une contagion émotionnelle provenant d’une figure d’autorité appuyée par quelques alliés et un programme politique, un homme dont l’attitude hautement chargée et craintive aurait guidé émotionnellement la communauté ? Il y a quelques indices que le code n’était pas en fait représentatif. En 2013, un journaliste d’un quotidien national est retourné à Hérouxville pour sonder les sentiments des résidents par rapport à la Charte de la laïcité proposée par le gouvernement québécois en place, qui semblait s’inspirer du code de vie présenté six ans plus tôt. Compte tenu de l’image projetée par Hérouxville, celle d’un village du Québec profond où l’on soutiendrait agressivement des lois assimilationnistes, les résultats de l’enquête étaient étonnamment mitigés. Si la proposition suscitait l’approbation de plusieurs, d’autres trouvaient que la charte allait trop loin en interdisant à des employés de l’État comme les médecins et les enseignants de porter un foulard ou un turban. Dans les mots de l’un des résidents : « Nous sommes en région et c’est vrai, nous ne sommes pas habitués aux foulards. Mais si vous êtes une bonne infirmière, c’est ce qui devrait

compter. C’est pas un turban ou un voile qui détermine ta compétence, c’est ce qu’il y a en dessous30. »

LES DÉCLENCHEURS ÉMOTIONNELS LE RÔLE DE L’AMYGDALE ET DU SYSTÈME LIMBIQUE Pour mieux comprendre les émotions et leurs origines, il faut revenir au cerveau. Notre cerveau aurait évolué par étapes, ce qui a donné lieu à trois sections distinctes : le cerveau reptilien, limbique et le néocortex. Du point de vue évolutif, le cerveau reptilien représente l’aspect le plus ancien et le plus primitif de nousmêmes. Il régit les fonctions automatiques telles que la respiration, la fréquence cardiaque, le réflexe de sursaut acoustique, la capacité d’avaler et tout un ensemble de tâches essentielles à la survie31. À l’instar des autres mammifères, nous avons développé le cerveau limbique, deuxième région à apparaître dans la séquence évolutive. Cette partie est responsable de la dimension de notre personnalité qui rend possibles le partage et le soin des autres. On lui doit, essentiellement, notre capacité de nourrir et de protéger nos jeunes, communiquer vocalement, jouer, vivre en communauté, éprouver de l’empathie et socialiser. La région la plus jeune en termes évolutifs est le néocortex32. C’est le lieu métaphorique de notre esprit conscient. Là où sont enracinés la réflexion, l’attention, le raisonnement abstrait, la motricité fine et le langage. Le cortex préfrontal qui se situe dans la section enchâssée par le front, derrière les yeux, est particulièrement important. C’est la région du cerveau qui déterminerait les capacités d’intelligence émotionnelle33. Le cortex préfrontal s’occupe d’une variété de fonctions exécutives : il nous

permet d’établir des objectifs, planifier et diriger nos actions, ainsi qu’orienter et inhiber nos émotions. La région limbique est en quelque sorte le quartier général des émotions. Cette partie du mésencéphale ou du cerveau moyen abrite de nombreuses structures, dont l’amygdale, qui repère constamment les menaces et déclenche le mécanisme de luttefuiteinhibition34. Rick Hanson décrit ce complexe qu’englobe l’amygdale de manière succincte :

Moment après moment, l’amygdale souligne ce qui est pertinent et important à vos yeux : ce qui est agréable ou désagréable, ce qui représente une opportunité ou un danger. Elle façonne et colore également vos perceptions, vos évaluations, vos attributions d’intention et vos jugements. Elle exerce le plus souvent cette influence sans que vous en ayez conscience, ce qui renforce son pouvoir35.

Le mécanisme de lutte-fuite-inhibition est déclenché dès que l’amygdale perçoit une menace. Cette réponse automatique supplante facilement la partie de notre cerveau qui réfléchit. Dans un tel état, nous devenons extrêmement réactifs. Ce réflexe pourrait être un atout, disons face à un serpent, en nous incitant à bondir loin du danger. Mais une telle réactivité n’est pas sans désavantages. Par exemple, l’amygdale peut se tromper de cible quand nous interagissons avec ceux qui diffèrent de nous. Il a été démontré que les relations avec des personnes d’autres appartenances raciales

tendent à activer l’amygdale, mettant potentiellement en jeu toute une cascade de sentiments inconscients et de biais36. Le penchant négatif inscrit en nous vient avec son lot de sentiments d’anxiété. Ces sentiments, à leur tour, incitent le cerveau à repérer constamment les menaces, amplifiant du coup la colère, la culpabilité, la honte, la dépression et la tristesse37. Puisque notre mécanisme de réponse automatique aux stimulations positives n’est pas aussi puissant, nous nous efforçons beaucoup plus pour ne pas perdre de vue les bonnes expériences. D’où la tendance à juger injustement les membres de groupes racisés. Bref, face à des personnes qui ne sont pas considérées « des nôtres », la réflexion s’incline fréquemment face à l’émotion. C’est d’autant plus vrai dans des situations d’incertitude, de confusion et d’angoisse. Les réponses automatiques d’uneamygdale hyperactive, attisées par les craintes de Drouin, ont sans doute eu un impact sur les membres du conseil d’Hérouxville. Faut-il s’en étonner ? Dans la foulée du 11 septembre, de ladite guerre contre le terrorisme et de toute la propagande que ces évènements ont engendrée, les stéréotypes médiatisés des peuples musulmans comme étant dangereux, arriérés, antidémocratiques, fanatiques et violents pullulaient. Avec de telles histoires autour d’un groupe de personnes vues comme étrangères sur les plans religieux, culturel et ethnique, comment ne pas s’attendre à une surenchère émotionnelle de la part des conseillers d’Hérouxville – et du reste du monde occidental, par ailleurs ? La réponse émotionnelle pousse à caser tous les musulmans (et les immigrants qui leur ressemblent) dans les catégories mentales de « menace potentielle », « sympathisant des terroristes »,

« misogyne », et « barbare ». Établir un code de vie afin de protéger sa communauté peut sembler un choix rationnel dans de telles circonstances, bien qu’il n’y avait aucune preuve d’une menace quelconque à la frontière du village. C’est pourquoi la littératie émotionnelle est si essentielle pour aborder les enjeux de la diversité et de la différence. Si nous ne nous efforçons pas de développer ces compétences consciemment, nous risquons de vivre en mode de pilotage automatique, nos choix et comportements gouvernés par des habitudes inconscientes38. Le mode de pilotage automatique nous ramène toujours à des positions par défaut qui puisent dans les stéréotypes les plus accessibles et disponibles, nous mettant constamment en garde et alimentant la suspicion. Par conséquent nous évitons ceux qui diffèrent de nous au lieu de nous rapprocher d’eux.

C’EST DIFFICILE DE PARLER DE DIVERSITÉ Compte tenu de l’impact des émotions sur les interactions humaines et les dynamiques entre les groupes, il n’est pas surprenant qu’il soit si difficile de parler de nos différences, surtout en public. J’ai été confronté à ce défi lors d’une séance de développement professionnel que je co-animais. La séance d’une journée avec un groupe de jeunes fonctionnaires publics performants ne portait pas sur la discrimination ou la diversité, mais plutôt sur l’importance du réseautage professionnel. À la suite d’une activité durant laquelle les participants ont cartographié et discuté de leurs réseaux individuels avec un partenaire, l’un des co-animateurs a demandé : votre réseau est-il diversifié ?

Un lourd silence a suivi la question. L’animateur a répété la question – et c’était encore le silence. La réaction contrastait dramatiquement avec les nombreuses réponses et la participation active déclenchées par d’autres questions durant la journée. À la fin de la séance, notre équipe d’animateurs a analysé ce qui était arrivé à ce moment précis. Ce n’était pas du tout attendu, car, somme toute, les participants parlaient beaucoup, étaient jeunes et de diverses origines. Ce groupe était sans doute le mieux outillé pour aborder la question de la diversité avec aise et compétence. Or, tous semblaient tout à coup paralysés et notre équipe cherchait à en comprendre la raison. C’était d’autant plus intrigant que cette institution publique avait reçu le prix du meilleur employeur et avait été reconnue pour sa diversité, autrement dit, les choses allaient plutôt bien. L’un des animateurs, un employé chevronné de l’organisation depuis 20 ans, a répondu sur un ton très factuel : « La diversité est un sujet très difficile au sein de notre organisation – les gens ont l’impression d’être coupables d’un quelconque méfait. Ce groupe de jeunes semble avoir capté le malaise. C’est comme si le sujet était presque un tabou. » Sentiments de culpabilité. Tabou. Les mots du vétéran de l’organisme résonnaient avec mes propres expériences. Oui, parler de ces enjeux est aussi ardu que ça. La difficulté de discuter franchement des problématiques de la diversité et de la différence n’est pas propre à une organisation ou à une région. Il y a un consensus dans ce domaine comme quoi ces défis s’inscrivent dans une lutte sociale plus large en Amérique du

Nord. Par conséquent, soit les conversations sont évitées, soit elles éclatent et deviennent vite explosives. C’est compréhensible. Après tout, évoquer la diversité et l’inclusion, c’est relever un problème à rectifier. Et ce problème n’est pas minime. Il va au-delà de la mise à l’écart d’un groupe de personnes. Il implique des mots laids (reliés à des émotions fortes) tels que la « discrimination » et le « racisme » – des mots qui ramènent à l’esprit des images de nazis et du Ku Klux Klan, et des histoires de victimes sans défense et d’agresseurs brutaux. Alors la culpabilité que ressentent les individus, les groupes et les organismes est compréhensible. Il est là le principal défi auquel nous confronte le travail sur cet enjeu.

LE LANGAGE CORPOREL : NOTRE SYSTÈME D’ALERTE C’est une évidence : les émotions s’expriment de manière à la fois explicite et implicite. Un sentiment de colère, de tristesse ou de joie doit franchir un seuil personnel avant que l’on prenne connaissance de l’émotion39. Tant que le seuil n’est pas franchi, les émotions pour la plupart demeurent inconscientes. Il est là le problème : les émotions influencent nos comportements, pensées et choix sans que nous en soyons tout à fait conscients. Cela étant dit, il y a des astuces qui permettent de rester à l’affût de ce qui se passe à l’intérieur de nous : prêter attention au langage corporel, le ton de la voix des autres et de soi-même. Les sentiments qui ne sont pas exprimés tendent à se refléter dans le corps. Par exemple, les chercheurs savent depuis un certain temps que les gens expriment leurs préjugés à l’égard des personnes racisées en s’asseyant plus loin d’elles, en évitant leur regard et en contractant

involontairement plus souvent les muscles du visage. Ces signes indiquent des niveaux élevés d’anxiété et de nervosité40. Le langage corporel inconscient est très difficile à contrôler. Il expose notre tendance à éviter (plutôt que d’approcher) les membres d’un autre groupe. Même les comédiens – dont la formation porte sur l’art de maîtriser le langage corporel – n’arrivent pas à cacher leurs préjugés raciaux. Une étude de 2009 dirigée par Max Weibuch de l’Université Tufts au Massachusetts portait sur le langage corporel de comédiens jouant dans des séries télévisées populaires. L’étude démontrait l’existence d’un biais fort contre les comédiens noirs alors que les personnages dans les séries appartenaient à la même catégorie socioéconomique41. Des extraits vidéo d’une durée de dix secondes avaient été créés sans trame sonore et en éditant les images de manière ingénieuse afin que l’appartenance raciale de l’un des personnages ne soit plus visible. Des observateurs impartiaux ont visionné les clips et ont noté le manque de langage corporel positif – sourire, hocher la tête et se pencher vers l’autre durant une conversation – dans les interactions entre les comédiens blancs et leurs homologues noirs comparés à leurs homologues blancs (pour en savoir plus, voir l’encadré Les experts du langage corporel trahis par les préjugés, p. 74-75). Nalini Ambady, l’une des co-auteurs, l’a dit franchement dans un entretien : les personnages noirs étaient « moins aimés nonverbalement que les personnages blancs42 ».

Les experts du langage corporel trahis par les préjugés Selon une étude réalisée par Max Weisbuch, Kristin Pauker et Nalini Ambady, même ceux qui maîtrisent l’art de communiquer des émotions sont trahis par ce que recèle leur corps d’émotions et de préjugés raciaux. L’équipe de recherche s’est servi de clips télévisés pour observer le langage corporel des comédiens et a identifié un fort biais anti-Noir. Les 11 téléséries populaires – dont Dr House, CSI : les experts S5, Dre Grey, leçons d’anatomie et Scrubs – ont été spécifiquement choisies parce que les personnages noirs et blancs étaient présentés comme des pairs sociaux et intellectuels. Des étudiants universitaires qui n’avaient pas vu les épisodes ont visionné des extraits de dix secondes qui montraient les interactions, tantôt entre deux personnages blancs, tantôt entre un Noir et un Blanc. Les clips avaient été modifiés de deux façons. D’abord, il n’y avait pas de trame sonore. Ensuite, seulement un comédien – toujours le Blanc – était visible. Le deuxième comédien avait été supprimé du cadre. On avait posé aux étudiants la question suivante à propos du personnage blanc qu’ils voyaient à l’écran : « Jusqu’à quel point ce personnage aime-t-il l’autre personnage avec lequel il interagit ? » Les résultats étaient unanimes.

Les choix des étudiants spectateurs (ils étaient tous blancs) étaient clairs. Quand on prenait en compte le langage corporel, les personnages noirs cachés – en dépit de leur statut social similaire – étaient moins aimés que les personnages blancs cachés, et ce, par une marge significative. (Les étudiants ne savaient pas que la race était un facteur dans cette étude.) Sourire, hocher la tête, se pencher pour mieux communiquer – ce sont tous des manifestations de langage corporel positif qui se produisaient beaucoup moins souvent lorsque les comédiens blancs interagissaient avec leurs homologues noirs comparativement à leurs homologues blancs (tous cachés). Référence : Max Weisbuch, Kristin Pauker et Nalini Ambady, « The Subtle Transmission of Race Bias via Televised Nonverbal Behavior », Science, n° 326, décembre 2009, p. 1711-1714.

De tels sentiments négatifs reflétant un préjugé anti-Noir et proBlanc dans les interactions inconscientes des comédiens ont un effet direct sur nous. Dans une autre étape de l’étude, les auteurs ont découvert que les spectateurs étaient négativement affectés par ce qu’ils voyaient. Une évaluation mesurant la présence de biais inconscients a indiqué un niveau plus élevé de préjugés favorables aux Blancs chez les étudiants après le visionnement (avec le son, le formatage et les personnages affichés normalement) de ces clips qui projetaient subtilement un biais pro-Blanc. Mettons cet effet en

contexte : selon la même étude, chacune des 11 téléséries avait en moyenne un bassin de 9 millions de spectateurs étatsuniens. C’est un indice du pouvoir énorme dont jouissent les médias à eux seuls en ce qui concerne les préjugés raciaux existants et leur renforcement. Que se passe-t-il, au juste ? Pourquoi tous ces biais exprimés à travers le corps ? Il est difficile de croire que les réalisateurs de 11 téléséries différentes auraient ouvertement et systématiquement donné à leurs comédiens blancs l’ordre de projeter sur leurs pairs noirs une certaine négativité subtile. Ce serait tout simplement bizarre. Le langage corporel négatif était-il scénarisé par les réalisateurs ? S’agissait-il d’une réaction innée de la part des comédiens blancs ? Ou était-ce une combinaison des deux ? Les chercheurs n’avaient pas de véritables réponses à ces questions. Réaliser des films, c’est ma passion, et je suis très averti du fait que l’instrument principal d’un comédien, c’est son corps. La capacité d’accéder à des réactions et à des émotions inconscientes : c’est le travail véritable qui fait l’art de ce métier. On peut soutenir, sans trop de difficulté, que l’étude reflétait les biais pro-Blancs inconscients des comédiens. Et pourquoi pas ? Les comédiens vivent dans la même société que nous. Leur travail consiste à invoquer des sentiments inconscients de manière convaincante afin d’incarner des personnages crédibles et réalistes. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, nous avons tous des biais inconscients. Les préjugés contre les Noirs ont été plus ou moins massivement assimilés par les Nord-Américains. C’est tout à fait logique que des comédiens formés pour libérer l’inconscient à

travers leur corps dévoilent ces préjugés plus facilement. Ces artistes servent essentiellement de miroirs culturels. Ils nous renvoient quelque chose de pas très beau qui vit en chacun de nous. Si nous voulons gérer plutôt que nous laisser contrôler par nos sentiments, nous devons développer un système d’alerte pour ces émotions bouillonnant sous la surface de la conscience. La conscience de soi est l’outil requis pour détecter à l’avance ces montées d’émotions. C’est en fait le fondement de toutes les autres compétences.

COMPÉTENCE INTERNE I : LA CONSCIENCE DE SOI Selon Michael Inzlicht, neurologue à l’Université de Toronto à Scarborough, « Il y a des preuves substantielles que les personnes dotées de contrôle exécutif sont capables de réguler les réponses relevant de préjugés... Les personnes qui arrivent à centrer leur attention et à gérer leurs émotions tendent à mieux réguler leurs associations stéréotypées43 ». Le contrôle exécutif renvoie aux activités effectuées par le cortex préfrontal, telles que la planification, l’évaluation, la réflexivité, le contrôle des pulsions. Et le contrôle exécutif est fondé sur la conscience de soi, le point de départ pour le développement de compétences internes44. La conscience de soi commence en prêtant attention à nos émotions et à nos besoins. Elle implique une bonne connaissance de nos forces et faiblesses, un sens fort de notre propre valeur et de nos capacités. C’est faire preuve de réflexivité, être à l’écoute de nos instincts et de nos réactions viscérales, être sensibles à l’impact que

nous avons sur les autres et sur le monde autour du nous (ainsi qu’à leur impact sur nous)45. Or, même quand nous maîtrisons bien notre soi conscient, la part inconsciente agit à notre insu comme un angle mort personnel. Si nous aspirons à une vie où s’aligneraient nos actions, nos choix et nos valeurs, il serait essentiel d’apprendre à être attentif au fonctionnement interne de l’esprit. Selon le chercheur et psychiatre Dan Siegel, développer cette connaissance intérieure – ce qu’il appelle le regard intérieur (mindsight)46 – nous aide à « nommer et apprivoiser » nos émotions, et à savoir ainsi comment les traiter de manière constructive et quand les exprimer47. Cette connaissance nous permet de contrer les grandes décharges émotionnelles qui sous-tendent les interactions entre groupes, surtout dans des conditions de concurrence ou de conflit. Ces repères auraient peut-être mieux guidé les élus à Hérouxville qui ont élaboré un code de vie inutilement incendiaire en réaction à la menace perçue – et pourtant inexistante – que représentaient les étrangers. Le processus le plus riche pour développer la conscience de soi est à ma connaissance la méditation de la pleine conscience. C’est d’ailleurs la deuxième compétence interne. Cette technique propose des exercices simples pour le cerveau, comme être attentif à la respiration, aux sensations corporelles et à la détente48.

COMPÉTENCE INTERNE 2 : LA MÉDITATION DE LA PLEINE CONSCIENCE Les préjugés et les stéréotypes sont, comme nous l’avons vu, de simples habitudes neuronales. Donc, ils sont tout à fait perméables à

la neuroplasticité : ils sont flexibles et peuvent être modifiés grâce à l’attention conscientisée. La méditation de la pleine conscience contribue à changer les habitudes négatives de l’esprit. C’est une méthode fiable qui depuis deux millénaires aide ses adeptes à développer une concentration plus ciblée49. C’est une forme spécifique d’attention qui met l’accent sur le moment présent, l’expérience au présent. La méditation de la pleine conscience nous incite à prendre conscience de ce qui se passe dans l’esprit et le corps sans réaction et sans jugement. Issue de la tradition contemplative orientale, elle est pratiquée dans le monde occidental depuis plusieurs décennies. Elle a été adaptée pour des contextes non religieux, tels que les soins de santé, la croissance personnelle, le soulagement général du stress et le développement d’aptitudes de leadership50. Dans son ouvrage, Mindsight : The Science of Personal Transformation, Dan Siegel partage les multiples bénéfices de la méditation de la pleine conscience. Elle renforce la résilience – la capacité de rebondir à la suite d’épreuves – nous invitant à faire face aux situations difficiles et à nous approcher des gens au lieu de les éviter51. De plus, du point du vue des sciences neurologiques, de nombreuses études sur les personnes qui méditent depuis longtemps soulignent que nous pouvons littéralement cultiver et épaissir les tissus nerveux du cortex préfrontal grâce aux pratiques de la pleine conscience, élargissant ainsi nos capacités cognitives et émotionnelles52. On peut se renseigner de différentes façons sur la méditation de la pleine conscience. Grâce aux enseignements de Thich Nhat Hanh, Pema Chodron et le Dalaï-Lama entre autres, les ressources

et références sont nombreuses et accessibles, sans oublier les pratiquants locaux que l’on peut rejoindre autant dans les petits que dans les grands centres urbains. Le Mindfulness Stress Reduction Program (programme de la pleine conscience pour la réduction du stress) mis sur pied par Jon Kabat-Zinn à l’école de médecine de l’Université du Massachusetts est la technique la plus rigoureusement testée que je connais. Auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, le Dr Kabat-Zinn a contribué à l’intégration des pratiques de la pleine conscience dans le secteur des soins de santé53.

D’AUTRES STRATÉGIES POUR DÉVELOPPER LA CONSCIENCE DE SOI À part la méditation, il existe d’autres stratégies pour développer la conscience de soi. Le sujet dépasse le cadre du livre ; voici, néanmoins, quelques pistes qui pourraient servir de points de départ : Prenez note de votre langage corporel et du ton de votre voix à des intervalles réguliers durant la journée. Suivez particulièrement ce qui se passe dans les moments d’angoisse, d’incertitude ou de bouleversement (poings serrés, respiration irrégulière, comportements ou pensées obsessionnels). Prenez le temps, trois à cinq fois par jour, de remarquer les changements dans votre état émotionnel. Développer un vocabulaire plus large pour décrire les sentiments primaires (la colère, la joie, la peur) ainsi que les sentiments secondaires (l’envie, le contentement, la nervosité). Identifiez les enjeux, les personnes et les situations qui déclenchent en vous la réponse lutte-fuite-inhibition, surtout en ce qui a trait aux différences raciales. Toute personne s’en va

dans un lieu décentré émotionnellement quand elle est provoquée – où allez-vous ? Inscrivez les évènements quotidiens dans un journal. Revenez sur ces évènements sur la longue durée afin d’identifier les patrons de choix, de réactions et de comportements. Sollicitez les conseils et avis de personnes de confiance. Demandez-leur spécifiquement de vous aider à prendre en compte les perspectives qui risquent de tomber dans votre angle mort personnel. Les questions qui suscitent la réflexion personnelle sur la différence raciale peuvent aussi renforcer la conscience de soi. Les questions suivantes sont inspirées de l’éducateur en compétence culturelle Randall Lindsay et de ses collègues54 : À quel groupe d’identité sociale (au niveau de la race, du genre, de la classe sociale, de l’orientation sexuelle et de la validité) suis-je rattaché ? Comment la culture ethno-raciale dominante influence-telle les institutions et les organisations dans ce pays ? De quelles façons (petites ou grandes) mon identité et mon appartenance raciale m’ont-elles aidé ou empêché d’avancer dans la société ? Dans quelle mesure l’identité sociale ou raciale avantage ou désavantage-t-elle les personnes dans mon organisation ? Comment mon identité sociale et le statut qu’elle m’octroie aux yeux des membres d’une organisation (ou dans la société) affectent-ils mon comportement et mon désir de m’accomplir ? Autrement dit, quel impact les idées reçues sur le statut ontelles sur les comportements et les motivations ? Ce n’est jamais facile d’affronter ces aspects de nous-mêmes dont nous sommes moins conscients ou qui contredisent les valeurs que nous défendons. De telles expériences risquent de soulever des émotions douloureuses telles que la culpabilité, la honte, la colère et

de provoquer des réactions défensives. C’est pourquoi l’approche de Vivre la diversité réserve une place importante à la compassion. Faire preuve de compassion envers soi-même permet de s’observer d’un œil curieux plutôt que d’un œil critique. Elle met un baume sur les piqûres et morsures de nos erreurs pour que nous ne soyons pas trop durs envers nous-mêmes. Et pourtant, elle nous empêche aussi de déroger à nos responsabilités. La compassion est fondamentale ; sans elle, nous ne pourrions pas nous centrer assez longtemps pour apprendre et désapprendre certaines mauvaises habitudes à l’égard des autres. Enfin, la clé pour développer n’importe quelle compétence, c’est la pratique et la répétition. Ça peut paraître évident, mais ça vaut quand même la peine de le dire. La persévérance est la part la plus difficile de toute tentative de rupture avec nos habitudes en vue d’en adopter des nouvelles. Si vous êtes comme moi, c’est une série imparfaite de deux pas en avant, un pas en arrière. Alors, entraînezvous à remarquer votre langage corporel et votre respiration, même s’il vous arrive de ne pas le faire pendant plusieurs jours. Posezvous continuellement la question, quelle incidence a votre identité sociale sur une situation, même si vous y pensez après coup. Pratiquez. Répétez. Pratiquez. Faites-le pour que ça devienne automatique. Reconnaître ce défi dès le début peut nous aider à traverser des périodes d’échec ou de régression sans être démoralisés. Dans ce cas-ci, « feindre la réussite jusqu’à ce que vous réussissiez » est un principe tout à fait acceptable. C’est sans doute aussi le chemin d’apprentissage le plus réaliste pour la plupart d’entre nous.

La compassion et la conscience de soi sont particulièrement nécessaires pour exposer les préjugés cachés. Dans le chapitre suivant, nous explorerons les biais qui nous habitent tous, en dépit de nos bonnes intentions et de nos valeurs égalitaires. 1 Town of Herouxville, http://welcome-to-herouxville-quebec-canada.blogspot.ca. 2 NDLT : La Charte a été subséquemment renommée la Charte de la laïcité. 3 Marion Scott, « Islamophobia Surging in Quebec since Charter, Group Says : 117 Complaints of Verbal, Physical Abuse Made between Sept. 15 and Oct. 15 Compared with 25 Total for Previous Nine Months », Montreal Gazette, 6 novembre 2013. 4 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 3. 5 Daniel Goleman, « What Makes a Leader ? », Harvard Business Review, janvier 2004, http://hbr.org. 6 Daniel Goleman, Richard E. Boyatsis et Annie Mckee, L’intelligence émotionnelle au travail, Paris, Pearson, 2010. 7 Haidt, L’hypothèse du bonheur, op. cit., p. 12. 8 Paul Rozin et Edward B. Royzman, « Negativity Bias, Negativity Dominance, and Contagion » Personality and Social Psychology Review, vol. 5, n° 4, 2001, p. 296-320. 9 Hanson, Le cerveau de Bouddha, op. cit., p. 108. 10 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 1. 11 Eunice Yang, David H. Zald et Randolph Blake, « Fearful Expressions Gain Preferential Access to Awareness during Continuous Flash Suppression », Emotion, vol. 7, n° 4, novembre 2007, p. 882-886. 12 Jennifer Eberhardt, « Imaging Race », American Psychologist, vol. 60, n° 2, février/mars 2005, p. 181-190. 13 City of Brampton Economic Development Office, « National Household Survey Bulletin #1 : Immigration, Citizenship, Place of Birth, Language, Ethnic Origin, Visible Minorities, Religion, and Aboriginal Peoples », www.brampton.ca, mai 2013. 14 San Grewal, « Brampton Suffers Identity Crisis as Newcomers Swell City’s Population », Toronto Star, 24 mai 2013. 15 Ingrid Peritz, « Quebec Mayor Tips His Cap at Francophone Muslim Immigrants », The Globe and Mail, Toronto, 17 mars 2011, p. A9. 16 Daniel Goleman, Richard E. Boyatsis et Annie Mckee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 23. 17 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 64-65. 18 Sigal Barsade, « Faster Than a Speeding Text : ‘Emotional Contagion’ at Work », Psychology Today, www.psychologytoday.com, 15 octobre 2014. 19 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 78-96. 20 Matthew D. Lieberman, Social : Why Our Brains Are Wired to Connect, New York, Crown Publishers, 2013, p. 40. 21 Ibid., p. 57-59. 22 Kipling D. Williams, « The Pain of Exclusion », Scientific American Mind, janvier/février 2011, p. 30-37.

23 Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 32. 24 Ibid., p. 21-24. 25 William Cara, « Perspective on Labour and Income : The Online Edition », Statistics Canada, vol. 4, n° 6, juin 2003. 26 Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 19-28. 27 Kevin Dougherty, « Multiculturalism ‘Idiocy,’ Charges Anti-Immigration Crusader », Montreal Gazette, 20 mai 2011. 28 Canadian Immigrant Report, « CIReport.ca Interviews : André Drouin », www.cireport.ca, 16 septembre 2011. ndlt : L’article n’est plus accessible en ligne. 29 NDLT : L’article n’est plus accessible en ligne. 30 Ingrid Peritz, « How Is the Controversial Charter of Values Going over in the Quebec Heartland ? », The Globe and Mail, www.theglobeandmail.com, 20 septembre 2013. 31 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 20-33. 32 Ibid. 33 Frank Krueger et al., « The Neural Bases of Key Competencies of Emotional Intelligence », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 106, n° 52, 2009, p. 22486-22491. 34 Haidt, L’hypothèse du bonheur, op. cit., p. 39-48. 35 Hanson, Le cerveau de Bouddha, op. cit., p. 149. 36 Jaclyn Ronquillo et al., « The Effects of Skin Tone on Race-Related Amygdala Activity : An fMRI Investigation », Social Cognitive and Affective Neuroscience, n° 2, 2007, p. 39-44. 37 Hanson, Le cerveau de Bouddha, op. cit., p. 76. 38 Siegel, Mindsight, op. cit., p. xi-xii. 39 Lewis, Amini et Lannon, A General Theory of Love, op. cit., p. 41-42. 40 Tiffany A. Ito et Bruce D. Bartholow, « The Neural Correlates of Race », Trends in Cognitive Sciences, vol. 13, n° 12, 2009, p. 524-530. 41 Max Weisbuch, Kristin Pauker et Nalini Ambady, « The Subtle Transmission of Race Bias via Televised Nonverbal Behavior » Science, n° 326, décembre 2009, p. 1711-1714. 42 Joseph Hall, « TV Clips Reveal Racist Body Language, Study Finds », Toronto Star, www.thestar.com, 18 décembre 2009. 43 Shakil Choudhury, entretien avec Michael Inzlicht, 17 septembre 2012. 44 Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 58-67. 45 Ibid., p. 59. 46 NDLT : Mindsight veut littéralement dire « vision de l’esprit ». J’ai traduit mindsight ici par « regard intérieur », une expression qu’on retrouve dans les savoirs sur la méditation de la pleine conscience citée plus loin par l’auteur et qui est destinée à la connaissance de soi. Mindsight évoque également dans le langage spirituel le« troisième-œil » ou « l’œil de l’âme ». 47 Siegel, Mindsight, op. cit., p. ix-xii. 48 Amishi P. Jha, « Mindfulness Can Improve Your Attention and Health », Scientific American Mind, mars/avril 2013. 49 Haidt, L’hypothèse du bonheur, op. cit. ; Siegel, Mindsight, op. cit., p. 60-62. 50 Daniel Siegel, The Mindful Brain : Reflection and Attunement in the Cultivation of WellBeing, New York, WW Norton et Company, 2007, p. 5-15. 51 Siegel, Mindsight, op. cit., p. 97-100.

52 Ibid., p. 86-87. 53 Center for Mindfulness in Medicine, Health Care and Society, University of Massachusetts Medical School, www.umassmed.edu/cfm. 54 Delores B. Lindsey, Richard S. Martinez et Randall B. Lindsey, Culturally Proficient Coaching, Supporting Educators to Create Equitable Schools, Thousand Oaks, CA, Corwin Press, 2007.

3 BIAIS L’INCONSCIENT ET SES PRÉJUGÉS

UN BATTEMENT DANS LA POITRINE Je sors d’une réunion et me dirige vers le métro. Bien qu’il fasse un peu froid, je suis habillé trop chaudement. Ma mallette est lourde. Je viens de quitter mon poste d’enseignant dans une école publique. C’était une réunion importante parce qu’elle pouvait potentiellement déboucher sur un contrat de diversité à long terme. Je m’approche de l’entrée du métro, plongé dans mes pensées, quand une jeune femme m’interpelle : « Savez-vous où sont les bureaux du gouvernement ? », demande-t-elle un peu agitée. Je ne le sais pas, mais je lui demande si elle a une adresse. Elle se met à fouiller dans son sac à dos. Elle a perdu son portefeuille la veille et s’en veut d’avoir à remplacer toutes ses cartes d’identité, d’assurance maladie, sans mentionner ses cartes de crédit. Elle sort l’adresse inscrite sur un petit papier, mais je n’arrive pas plus à l’orienter. Le bloc où nous sommes et le bâtiment en face sont si grands que c’est impossible de déterminer si les chiffres augmentent ou diminuent. Je lui propose quand même de l’aider à trouver le bureau. Je le fais pour deux raisons. J’ai du temps, et la mobilité est un enjeu pour elle – elle se déplace en fauteuil roulant. Elle accepte mon offre volontiers, et nous poursuivons la marche. Nous en profitons pour nous présenter et entamons ainsi la conversation. La glace est brisée si vite qu’à peine quelques minutes plus tard, nous bavardons comme de vieux amis. Natasha est une femme d’esprit, au sens vif du sarcasme et de l’autodérision ; elle est même un peu coquette.

Nous traversons une intersection. Du coup, elle s’arrête, me scrute de haut en bas, et déclare, pleine de confiance : « Shakil – je te gage que je sais exactement ce que tu fais dans la vie. » Deux pensées contradictoires me traversent : quelle présomption et j’adore son audace ! Ça correspond parfaitement à sa personnalité sociable ; c’est d’ailleurs pourquoi on a sympathisé tout de suite. Ce petit jeu me plaît finalement. En plus, j’ai une arme secrète dans la poche : l’ensemble veston et cravate plutôt conservateur que je porte. « Vas-y », lui lancé-je, « dis-moi ce que je fais dans la vie. » Natasha me scanne de nouveau et se prononce : « Tu es soit un psychologue, soit un enseignant, soit un travailleur social. » Je tombe des nues. À part l’enseignement (que je viens de quitter), s’il y avait trois métiers qui correspondaient au parcours professionnel unique que j’ai suivi, ce serait certainement ceux-ci. Je suis sidéré. Elle me toise avec satisfaction quand je lui concède la victoire. « Ouais », poursuit-elle, « par expérience, ce sont généralement les types de personnes qui prennent le temps d’aider des inconnus dans la rue... et puis, je suis moi-même une travailleuse sociale ! » Sa déclaration me fait quelque chose, un battement dans la poitrine. C’est un tressaillement subtil du corps, mais assez fort pour que je veuille l’ignorer. J’ai toujours honte de l’avouer, mais je sais exactement à quoi renvoie ce battement : je ne m’attendais pas à ce qu’elle dise qu’elle avait une carrière aussi « respectable » et de « haut niveau ». Je m’attendais à moins de sa part.

Mon étonnement masque quelque chose de plutôt laid, là au fond de mon inconscient : des préjugés à l’égard des personnes en fauteuil roulant. Sous-estimer les personnes qui ont des handicaps physiques, c’est ce qu’on appelle le validisme, et ça fait partie du programme de sensibilisation à l’inclusion et à la diversité que je développe. Ne suis-je pas censé être l’expert sur ces enjeux ?

LES BIAIS IMPLICITES : LES PRÉJUGÉS PASSENT SOUS LE RADAR

Aux tréfonds de notre subconscient, nous hébergeons tous des biais que nous abhorrons. Pire : nous agissons en fonction de ces biais. Siri Carpenter, psychologue sociale1

Le terme implicite n’est pas facile à saisir. Il renvoie à « des associations mentales qui sont si bien établies qu’elles fonctionnent de manière inconsciente, sans intention et sans contrôle2 ». Par contre, les sentiments explicites sont détectés consciemment, exprimés directement et communiqués publiquement3. Citons Mahzarin Banaji de l’Université Harvard, une chercheure de premier plan sur la notion de biais :

Les biais implicites, ce sont ces décisions qui sont prises au-delà de la conscience des gens, mais qui

s’inscrivent néanmoins dans un schème systémique. Tous ces schèmes indiquent que les individus puisent de l’information sur une personne à partir des marqueurs d’appartenance à un groupe : ethnicité, genre, orientation sexuelle, religion, culture ou langue, et ainsi de suite4.

Il suffit de dire ici que les biais implicites renvoient à une préférence cachée ou non intentionnelle envers un groupe particulier, basée sur son identité sociale, notamment la race, le genre, la classe, la validité ou l’orientation sexuelle. C’est un type de préjugé qui est exprimé indirectement, car il provient de l’inconscient. Nos croyances à propos des groupes sociaux occupent des zones visibles et invisibles de notre conscience. Le mot stéréotype désigne communément ces croyances. Il s’agit de généralisations sur un groupe, fondées parfois sur un brin de vérité, d’autres fois sur une réalité exagérée, voire même sur un pur mensonge, qui tendent, consciemment ou inconsciemment, à placer les membres d’un groupe dans une catégorie au mépris des différences individuelles. C’est percevoir une personne comme symbole d’un groupe plutôt que comme individu. Certains stéréotypes sont assez évidents et déclarés (par exemple les amants latinos, les femmes au foyer versus les hommes comme soutien de famille). En revanche, les stéréotypes implicites sont plus subtils. Ils sont exposés par les circonstances, surtout quand des croyances passées sous le radar sont tout à coup confrontées. C’est ce qui est arrivé durant mon interaction avec

Natasha. Ma tendance à sous-estimer les personnes en fauteuil roulant a été exposée.

LES BIAIS SONT UTILES C’EST L’UNE DES FONCTIONS NÉCESSAIRES DU CERVEAU Le fait que les biais soient issus des fonctions ordinaires et nécessaires du cerveau humain pourrait en étonner plusieurs. Ils sont essentiels à notre capacité de percevoir, de catégoriser, de nous souvenir et de comprendre le monde autour de nous5. Le cerveau est composé d’un réseau de 100 milliards de neurones, des cellules uniques qui constituent la majorité du système nerveux. Les neurones envoient et reçoivent des signaux électrochimiques, créant des réseaux et des circuits qui agissent comme un système de communication puissant. C’est ce qui nous permet de réguler nos corps à l’interne et de réagir à nos environnements à l’externe6. Les réseaux neuronaux commencent à se développer dès la naissance ; ils servent autant à la reconnaissance des modèles verbaux et à la formation de nos premiers mots que pour ramper, marcher, lire ou faire du vélo. Notre cerveau fonctionne par association. Nous apprenons en établissant des liens entre les choses : groupant, regroupant, jumelant des concepts. Par exemple, bon nombre de Nord-Américains ont appris à faire les associations suivantes : La crème glacée est sucrée plutôt que salée. Le marteau requiert un clou plutôt qu’un coton ouaté. Le serpent est dangereux plutôt que doux.

Chacune de ces combinaisons renvoie à un réseau neuronal spécifique. Plus est forte l’association entre deux idées, plus enraciné est le circuit neuronal. C’est la règle de Hebb dans le domaine des neurosciences : « quand des neurones s’activent ensemble, ils se raccordent ensemble7 ». Plus nous pensons, ressentons ou répétons la même chose, plus le circuit neuronal se creuse et s’implante. C’est ce qu’on appelle, essentiellement, une habitude. Ces associations sont établies et intégrées depuis l’enfance à travers les normes dites et non dites de la famille, des amis et de l’environnement social et physique. C’est ainsi que nous apprenons sur notre culture, un concept qui comprend l’ensemble des valeurs, mœurs, comportements, coutumes et visions du monde partagés par un grand nombre de personnes (il y a des interprétations plus étroites du terme ; pour un point de vue plus détaillé, voir l’encadré Définir la culture, p. 92-93). Il est possible aussi de penser aux biais autrement, en tant que filtres qui nous permettent de prêter attention aux stimuli pertinents et d’ignorer les moins importants. Selon une estimation scientifique, nous sommes exposés à près de 11 millions d’informations par seconde8. Prenons l’exemple d’une promenade à pied sur une rue achalandée. Nous sommes inondés à tout moment d’informations sensorielles – les voitures, les piétons, les couleurs, la température, les normes sociales, les odeurs, les bruits, les obstacles, les vêtements, confortables, inconfortables... Si nous devions traiter et trier chacune de ces informations sensorielles en nous servant de notre esprit conscient, nous serions complètement accablés (et probablement paralysés). Toute personne qui conduit se souvient

combien exigeantes et stressantes étaient les premières expériences d’avoir à naviguer une bête mécanique de deux tonnes en plein trafic (voir l’encadré ci-dessous).

Conduire une voiture : un défi, puis une habitude Les premiers jours et semaines de tout processus de développement de compétences sont généralement ponctués de stress, d’anxiété, de peur et de frustration en attendant de retrouver nos repères. Par exemple, dans un cours de conduite, on nous apprend à suivre une série d’étapes avant même que la voiture ne bouge. Ceinture de sécurité, rétroviseurs, pied sur le frein, une main sur le volant et l’autre sur le levier de vitesse avant de démarrer le véhicule. À ce stade, l’esprit conscient contrôle le processus, et puisqu’il ne jongle pas très bien avec les tâches multiples, cela tend à générer du stress. Les feux de signalisation, les changements de voie, la surveillance des voitures et des cyclistes dans notre angle mort ne font qu’amplifier l’anxiété. Cependant, au fil des mois et des années, l’acte de conduire devient considérablement plus facile et une multitude de facteurs sont maîtrisés de manière équilibrée et sans effort. À force de répéter les gestes, l’inconscient adaptatif prend le relais et il est absolument exceptionnel quant à gérer les tâches multiples. Une fois que cette transition du conscient à l’inconscient a lieu, une nouvelle

habitude complexe se forme, facilitant tout ce que nous faisons. Ce schème s’applique à tout processus d’apprentissage, qu’il s’agisse d’un sport, d’un instrument de musique, d’une langue ou d’un domaine d’expertise.

Heureusement, l’esprit inconscient nous a fait ce cadeau d’être un excellent jongleur de tâches. Il arrive à traiter de vastes quantités d’information à la vitesse de l’éclair : il perçoit, catégorise, enregistre et apprend tout en même temps. L’esprit conscient, quant à lui, peut seulement gérer une quarantaine d’informations à la fois et se focaliser directement sur une poignée de choses9.

Définir la culture Les

gens

se

demandent

souvent

si

les

nations

multiculturelles comme le Canada ou les États-Unis ont une culture, surtout quand on les compare avec des pays du « Vieux Monde » comme l’Italie, la France, la Chine ou l’Inde. Une telle question découle d’une interprétation étroite de la culture qui se limite aux critères de la langue, de l’ethnicité ou des identités nationales. Tous les humains ont une culture, tout en appartenant à plusieurs cultures simultanément. La culture renvoie à tous les modèles de comportement, de pensée et de manière d’être dans le monde qui sont appris et transmis de génération en génération (à l’opposé de ce qui est hérité

génétiquement). Bref, c’est notre « mode de vie ». La culture rassemble tout ce qui est valeurs, mœurs, coutumes, cuisine, langue, vision du monde, priorités, croyances, aspirations ainsi professionnelles.

que

les

limites

personnelles

et

La culture est en fait, en grande partie, un code silencieux, un consensus non dit entre un groupe de personnes. Cela étant dit, la culture n’est pas statique, elle est toujours en mouvement et change avec le passage du temps. Dans le cadre d’une génération, elle peut subir de petites ou de grandes transformations. Il y a aussi des sous-cultures, des groupes qui se démarquent à différents degrés du groupe culturel dominant. Notons, parmi les variations, les différences régionales (milieux rural et urbain), les domaines de travail (corporations, fonction publique, organismes sans but lucratif ), l’âge (les baby-boomers, la génération X ou les milléniaux). Références : J.N. Martin et T.K. Nakayama, Experiencing Intercultural Communication : An Introduction, New York, NY, McGrawHill, 2011, p. 32. Michelle LeBaron et Venashiri Pillay, Conflict across Cultures : A Unique Experience of Bridging Differences, Boston, Intercultural Press, 2006, p. 14.

Bien que le mécanisme ne soit pas encore tout à fait déchiffré, selon la théorie du lauréat du prix Nobel Daniel Kahneman et son collaborateur, Amos Tversky, les humains auraient développé des raccourcis mentaux, les heuristiques de jugement, pour gérer le vaste océan d’informations auquel ils sont exposés10. L’hypothèse veut que ces opérations mentales facilitent les jugements rapides et efficaces, assurant ainsi la survie de nos ancêtres qui distinguaient vite, par exemple, les amis des ennemis, un serpent d’une simple corde. Le rôle de ces raccourcis neurologiques est tout aussi important aujourd’hui. Ils servent de filtres, triant l’information externe afin que nous puissions retenir ce qui est véritablement pertinent. La capacité de distinguer la voie dans laquelle nous devons conduire sur la route en est une preuve, tout comme la tendance à remarquer soudainement les autres personnes qui portent le même type de manteau que nous venons d’acheter. On croit également que les heuristiques de jugement sont le mécanisme derrière l’intuition, ce que l’on appelle parfois le sixième sens11. Or, les stéréotypes et les biais implicites sont aussi des formes d’heuristiques ; il est là le problème. Dans ces cas, ils font plus de mal que de bien.

LES BIAIS SONT NUISIBLES : ILS DÉFORMENT NOTRE VISION DU MONDE

À cause des filtres pré-établis, chacun de nous voit, entend et interprète les choses différemment.

On pourrait même ne pas les voir du tout ! Howard Ross, auteur et consultant sur les préjugés12

Les raccourcis mentaux touchant aux groupes sociaux sont problématiques, car de l’information importante tend à être exclue. Comme l’affirme Howard Ross, « notre lentille perceptive nous révèle certaines choses et en cache d’autres en fonction de ce sur quoi notre inconscient est centré. Elle trie généralement les indices cueillis de manière à confirmer notre point de vue et à disqualifier celui que nous ne partageons pas13 ». Il suggère que les préjugés que nous créons ne sont pas seulement de l’ordre de la métaphore mais se présentent comme des filtres qui nous incitent à nous fixer sur certaines choses et à en ignorer d’autres. De plus, les heuristiques expéditives telles que les stéréotypes ou les biais implicites au sujet d’un groupe social peuvent conduire à mal juger les personnes et les situations et, par conséquent, à l’iniquité et à l’injustice dans la vie quotidienne (voir l’encadré Les préjugés : une menace à l’équité, p. 96-97). Voici quelques-uns des stéréotypes communs dans notre culture et les associations qui en résultent : La femme est associée à la faiblesse et à la fragilité et non à des positions de pouvoir telles que celle de directrice des finances. L’homme noir, à la criminalité ou au sport et non au métier d’ingénieur. L’immigrant, à la mauvaise maîtrise de la langue et non à une expertise en relations publiques.

De telles associations neuronales suivent la voie la plus facile, liant rapidement un certain groupe à une croyance répandue. Les stéréotypes sont essentiellement des empreintes neurologiques. Une fois suffisamment renforcées, elles résistent au changement.

Les préjugés : une menace à l’équité Selon les chercheurs Mahzarin Banaji et R. Bashkar, le fonctionnement de la mémoire et des croyances dépasse généralement le cadre de la conscience et de l’agir conscient, ce qui pourrait entraver l’équité : « Lorsqu’ils sont inconsciemment activés et utilisés, les stéréotypes menacent l’équité de deux façons directes : a) un flot constant et régulier de jugements déferle, à leur insu, entre ceux qui perçoivent ces stéréotypes et ceux qui en sont la cible ; b) ces jugements sont fondés sur des croyances au sujet du groupe social auquel appartiennent les personnes ciblées plutôt que sur leurs actes. » On peut imputer cette dynamique en grande partie à l’inconscient et à sa rapidité qui dépasse la capacité de réfléchir à une situation. L’inconscient est toujours « aux aguets ». L’une de ses tâches consiste à évaluer continuellement le monde qui nous entoure, saisir l’environnement externe afin de détecter les menaces. Par conséquent, il rend des jugements sans cesse sur toute chose, incluant les personnes. C’est potentiellement bénéfique, mais une fois les préjugés activés, ce mode de

fonctionnement pourrait s’avérer néfaste. Si ceux qui exercent des préjugés et ceux qui les subissent sont conscients des jugements entre eux, ni les uns ni les autres ne prennent nécessairement la pleine mesure de la quantité et omnipotence de ces jugements. De plus, les jugements biaisés s’alimentent clairement de croyances à l’égard de certains groupes sociaux au lieu de relever du comportement de ces groupes. Référence : M.R. Banaji et R. Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory : The Bounded Rationality of Social Beliefs », dans Memory, Brain and Belief, D.L. Schacter et E. Scarry éd., Cambridge, MA, Harvard University Press, 2000, p. 140.

TEST D’ASSOCIATIONS IMPLICITES MESURER LES PRÉJUGÉS Depuis la fin des années 1990, le projet Implicit a produit un corpus considérable de recherches sur les biais implicites. Grâce à cette initiative, nous avons une compréhension plus élargie des préjugés et de la discrimination au-delà de leurs incarnations évidentes et explicites telles que les épithètes raciales, les images de croix gammées ou les idéologies de la ségrégation. Les chercheurs du projet Implicit ont mis sur pied le Test d’associations implicites (TAI), une évaluation accessible gratuitement en ligne qui invite les participants à jumeler des mots et des groupes de personnes afin de jauger les associations qui leur viennent le plus facilement à l’esprit.

Mesurées à la milliseconde, les réponses les plus rapides reflètent les associations inconscientes les plus fortes – les stéréotypes et les intuitions. Ces associations exposent les préjugés dans toutes leurs dimensions, ce qui en fait, dans plusieurs cas, de meilleurs indicateurs de comportement que les opinions explicitement exprimées14. Des versions variées du TAI sont disponibles en ligne depuis 1998 et des millions de personnes ont déjà participé à ces tests. Des centaines d’études ont été entreprises à travers le monde à partir des résultats. Notons six conclusions principales du projet Implicit : Nous avons tous des biais implicites. Les humains ont des préférences inconscientes à propos de tout, que ce soit la race, l’âge, le genre, l’identité sexuelle ou la classe sociale15. De tels biais renvoient à « des associations bien assimilées et automatiquement activées entre qualités psychologiques et groupes sociaux16 ». Les structures familiales, les pairs, l’éducation et d’autres institutions sociales renforcent des normes culturelles dont les origines remontent pour la plupart à des préférences arbitraires. Ces normes profitent à certains groupes tout en marginalisant d’autres groupes. Par conséquent, nous préférons inconsciemment certains groupes au détriment d’autres. Nous sommes aveugles à nos biais implicites. Les associations négatives vis-à-vis divers groupes sociaux passent sous le radar de la conscience. Ce sont les « angles morts » de notre conscience. C’est pourquoi les gens sont surpris par leurs propres préjugés17. De plus, la recherche a démontré que beaucoup de groupes – voire même les chercheurs du projet Implicit – peuvent se comporter d’une manière qui contredit leurs croyances et valeurs déclarées. Les préjugés deviennent plus virulents dans des situations de prise de décision où le

temps est limité et le stress, élevé. C’est très difficile d’être éveillé à ces biais implicites, car ils sont plus rapides que la capacité d’y réfléchir18. Le degré de biais implicite varie d’une personne à l’autre. Le rapport à une catégorie sociale particulière peut engendrer des degrés de préjugés qui sont bas / inexistants, modérés ou élevés. Une même personne pourrait avoir un préjugé minime par rapport à la race tout en ayant un préjugé élevé par rapport à une autre catégorie, telle que l’orientation sexuelle. De multiples facteurs, dont la famille, la culture, le contexte social, influent sur l’importance de certains préjugés chez un individu ou dans une catégorie19. Les biais implicites prédisent le comportement. Comme l’ont révélé de manière constante les diverses études, les évaluations de préjugés implicites produites par un TAI tendent à mieux prédire les choix et les comportements à l’égard des groupes sociaux que les croyances, les affirmations, les sentiments et les réflexions exprimées20. C’est à cause de ces biais cachés que nous jugeons souvent erronément et injustement les gens. Leur impact touche autant aux simples actes de gentillesse qu’aux décisions plus substantielles, par exemple, qui aurait droit à un entretien pour un poste ou qui aurait accès à un médicament salvateur. Nous avons tendance à donner le bénéfice du doute à ceux qui nous ressemblent, tout en étant plus intransigeants envers ceux qui sont différents, surtout s’ils appartiennent à un groupe minoritaire. Aussi, les TAI prédisent mieux ce que nous ferons vraiment à l’avenir comparativement à ce que nous pensons faire. Le pouvoir d’un groupe renforce et amplifie les biais. Bien que nous possédions tous des préjugés inconscients, les effets négatifs de ces préjugés sont associés au pouvoir social d’un groupe et à son statut dans la société. Il y a des groupes dominants jouissant d’un statut élevé (les Blancs, les hommes, les hétérosexuels, les diplômés, les riches, les valides) et des groupes contraints par un statut bas (les Autochtones, les racisés, les femmes, les groupes LGBTQ, les classes ouvrières, les personnes handicapées). Les groupes privilégiés tendent à

s’entraider, alors qu’ils démontrent des degrés plus élevés de préjugés implicites envers des groupes non dominants. En fait, les groupes non privilégiés tendent aussi à favoriser inconsciemment les groupes dominants. Dans l’ensemble, ce sont surtout les groupes non dominants qui ressentent l’impact des préjugés, tandis que le capital social dont jouissent les groupes dominants leur sert de coussin protecteur21. (Nous reviendrons à la notion de pouvoir dans les chapitres 5 et 6.) Les groupes minoritaires intériorisent les biais négatifs. Les préjugés inconscients minent à la fois la confiance et le désir d’être avec son propre groupe ethnoculturel ou racial, en particulier si son identité est associée à un statut social inférieur ou non dominant. Des schèmes reviennent régulièrement dans les études, indiquant qu’au-delà de l’écart entre eux, les groupes au statut social privilégié et au statut défavorisé partagent néanmoins des préjugés implicites envers les membres de groupes minoritaires. Par exemple, d’après un échantillon de 260 000 TAI sur la race, recueillis sur une période de 19 mois, le biais pro-Blanc n’appartient pas seulement aux Blancs. Des Latinos et des Asiatiques portent également un préjugé pro-Blanc marqué22. D’autres indicateurs laissent entendre que même dans les cas où des membres d’un groupe minoritaire affirment explicitement une préférence pour leur propre groupe racial, leurs choix implicites et leurs comportements démontrent le contraire – c’est-à-dire qu’ils favorisent, en réalité, le groupe dominant23. Les TAI fournissent des données difficiles à réfuter. Des millions de personnes ont été évaluées, et la taille des échantillons est si large que les résultats ne peuvent être qualifiés d’aléatoires. Citons les chercheurs : « Au fil du temps et de centaines d’études, les évaluations d’attitudes implicites se sont avérées stables, cohérentes et fiables, prédisant les jugements et les comportements relatifs aux attitudes politiques, au vote, aux accomplissements

académiques, aux préférences des consommateurs, aux évaluations sociales, aux décisions d’embauche et aux affiliations verbales et non verbales24. » Le TAI est un outil efficace parce qu’il permet de mesurer les préjugés inconscients qui sont à la fois cohérents et difficiles à « modifier, contrôler ou dissimuler délibérément ».

AU-DELÀ DU LABORATOIRE L’IMPACT DES PRÉJUGÉS DANS LA VRAIE VIE Ramenons ces données sur les biais implicites au monde réel. Voici quelques exemples de divers domaines sociaux : le marché du travail, la santé, les services policiers et l’éducation.

LE RECRUTEMENT AU TRAVAIL : LES RÉPERCUSSIONS D’UN NOM Dans le cadre d’une étude menée en 2009 au sein du Grand Toronto, Philip Oreopolous de l’Université de la ColombieBritannique a analysé les réponses des embaucheurs à 6000 CV fictifs pour des postes dans une vingtaine de domaines professionnels, dont le marketing, le secteur financier, l’informatique et la vente25. Les CV présentaient des candidats aux qualifications similaires, sauf pour une différence : certains avaient des noms typiquement anglais, comme Greg Johnson et Emily Brown, alors que d’autres avaient des noms « étrangers », comme May Kumar, Dong Liu et Fatima Sheikh. Les résultats en ont surpris plus d’un. Les CV aux noms anglophones ont suscité 40 % plus de convocations en entrevue que

les CV aux noms indien, chinois ou pakistanais (les trois groupes retenus pour cette étude) qui présentaient pourtant les mêmes niveaux de scolarité et d’expérience de travail. Même les firmes recrutant activement des candidats d’origines diverses ont eu des résultats similaires. Une étude de CV semblable, autour de candidats aux noms aux sonorités blanches et noires, a eu lieu en 2004 aux États-Unis. Des entrevues préliminaires auprès des firmes indiquaient un réel « appétit » pour des candidats qualifiés issus de minorités raciales26. Malgré tout, les CV aux noms blancs ont engendré 50 % plus de convocations. Plus choquant encore, les candidats blancs peu qualifiés ont été invités beaucoup plus souvent en entrevue que les candidats noirs hautement qualifiés.

LES SOINS DE SANTÉ Deux cent vingt urgentologues et médecins spécialisés en médecine interne ont participé à une étude en 2007 sur les soins de santé à Boston, Massachusetts, et à Atlanta, Géorgie. Ils devaient évaluer un patient hypothétique – un homme exhibant les symptômes d’une crise cardiaque27. Les médecins avaient tous accès au même profil du patient d’âge moyen, à l’exception de la photo accompagnant le dossier, soit celle d’un homme blanc ou celle d’un homme noir. Les médecins avaient participé à un TAI et répondu à un questionnaire afin de déterminer leurs attitudes explicites au sujet des enjeux raciaux. Les chercheurs voulaient savoir si l’appartenance raciale était un facteur dans l’évaluation des patients, en particulier en ce qui concerne la thrombolyse, un traitement anticoagulant pour les crises cardiaques.

Bien que les médecins n’avaient pas exprimé une préférence explicite pour les patients blancs ou noirs, les résultats de leurs TAI disaient le contraire. Les médecins – comme d’ailleurs n’importe quel groupe arbitraire – se rangeaient dans trois catégories distinctes quant aux préjugés raciaux inconscients : soit qu’ils avaient un préjugé minimal, modéré ou élevé. Les médecins habités par des biais marqués contre les Noirs étaient beaucoup moins susceptibles de donner des médicaments anticoagulants aux patients noirs (le traitement qui correspondait aux symptômes). Malheureusement, ces résultats ne se limitent pas au laboratoire. C’est bien connu dans le domaine de la recherche médicale que les Blancs ont deux fois plus de chance de recevoir le traitement thrombolytique pour les crises cardiaques. Ce sont en fait ces statistiques sur la sous-prescription de ces médicaments salvateurs aux Noirs qui ont motivé cette recherche menée par le Dr Alexander Green et ses collègues28. Par ailleurs, de telles pratiques sont assez communes dans le milieu des soins de santé29. Traitement inéquitable, une étude de l’Institut de Médecine à Washington, DC, a révélé en 2002 des indices considérables de discrimination à l’égard des patients autochtones et des minorités raciales comparé aux patients blancs, allant des examens physiques et de la prise en compte de l’historique du patient jusqu’aux références aux traitements avancés nécessaires pour des maladies comme le cancer30.

LE PROFILAGE RACIAL DANS LES SERVICES POLICIERS

Des études ont également montré que les individus affichant des niveaux plus élevés de préjugés anti-Noirs sont beaucoup plus susceptibles de confondre des objets de la vie quotidienne comme un portefeuille ou un cellulaire avec une arme quand l’objet est dans la main d’une personne noire plutôt que blanche31. On appelle ce phénomène le biais du tireur ; c’est au cœur des préjugés raciaux implicites, particulièrement dans le contexte des services policiers. Mahzarin Banaji, experte de la problématique des préjugés, et le professeur de droit Curtis Hardin ont recensé plus de deux douzaines d’expériences sur le biais du tireur et les résultats sont éloquents32. En guise d’illustration, des participants ont été exposés à une série d’images. Ils devaient « tirer » rapidement si la personne est armée et « ne pas tirer » si elle ne l’est pas. Les résultats étaient prévisibles : les participants confondaient plus souvent un objet anodin comme une caméra et une canne de soda avec une arme quand il est porté par une personne noire et, par conséquent, « tiraient » sur des personnes non armées. Cependant, les participants étaient plus précis face à des images de personnes blanches représentées dans les mêmes circonstances, ce qui a réduit le nombre de tirs sur des Blancs non armés. Tristement, la participation d’Asiatiques, d’Hispaniques et même de personnes noires a produit des résultats similaires. C’est révélateur de la manière dont les groupes minoritaires ciblés par de tels préjugés finissent par intérioriser des croyances négatives. Plus encore, on voit les mêmes résultats parmi les policiers. Les propos de Banaji et Hardin sont sans équivoque : « Ces données ont des implications importantes pour les policiers. C’est d’autant plus le cas considérant

le recours systématique à la force – parfois meurtrière – contre les suspects non blancs comparé aux suspects blancs. »

LES PRÉJUGÉS EN CONTEXTE D’APPRENTISSAGE L’EFFET ASCENSEUR ET LA MENACE DU STÉRÉOTYPE Comme l’illustre un nombre croissant de recherches, les associations implicites sous forme de stéréotypes sont suffisamment puissantes pour qu’elles produisent des effets auto-réalisateurs au niveau de l’apprentissage et de l’éducation33. Les individus tendent à réagir à l’effet ascenseur ou à la menace d’un stéréotype soit en le confirmant soit en l’infirmant. Voici quelques exemples. Dans le cadre d’une étude importante réalisée au milieu des années 1990 à l’Université Stanford, Claude Steele et Joshua Aronson ont invité des étudiants afro-américains doués à passer l’examen GRE (Graduate Record Examinations). Le groupe de contrôle a fait l’examen dans des conditions neutres, tandis que le groupe expérimental s’est fait dire qu’il passait un test d’intelligence. Les résultats de ce groupe étaient considérablement plus bas que ceux du groupe de contrôle. La conclusion des chercheurs : le stéréotype fondé sur la croyance erronée que les Noirs seraient intellectuellement inférieurs aux autres groupes était si puissant que les étudiants ont inconsciemment produit de mauvais résultats34. Une autre recherche, centrée sur des femmes de l’Asie de l’Est et sur leur rapport à des stéréotypes autour des mathématiques, est allée un cran plus loin. Une fois introduite la généralisation voulant que « les femmes soient moins bonnes en mathématiques que les hommes », les résultats de ces femmes étaient nettement inférieurs à ceux des femmes du groupe de contrôle, qui n’avaient pas été

exposées à ce stéréotype. En revanche, lorsqu’on a évoqué le stéréotype voulant que « les Asiatiques de l’Est seraient généralement plus doués en mathématiques que d’autres groupes », éliminant pour ainsi dire « la menace du genre », les notes de ces femmes étaient meilleures que celles du groupe de contrôle. Ces données illustrent bien la menace et l’effet ascenseur des stéréotypes35.

Les stéréotypes positifs sont nuisibles aussi Effet ascenseur ou menace, les stéréotypes, notons-le, propagent des généralisations qui circonscrivent le potentiel humain ; c’est pourquoi il ne faut pas s’en servir. Les stéréotypes négatifs – le type le plus évident – font souffrir, nuisent à la performance et limitent le sens de soi. Or, les stéréotypes positifs sont tout aussi réducteurs. Ils emprisonnent les personnes dans une petite réalité d’ellesmêmes : qui elles sont censées être aux yeux des autres et non qui elles sont vraiment à leurs propres yeux. On empêche ainsi les individus d’explorer leur potentiel humain jusqu’au bout. C’est une perte pour eux, mais également pour le milieu du travail et pour tout autre environnement au sein duquel ils vivent. Si l’effet ascenseur des stéréotypes est utilisé dans le cadre de certaines études pour mieux comprendre le comportement humain, il ne devrait jamais être exploité afin

d’améliorer la performance au travail ou dans la société en général. Ce serait entièrement contraire à l’éthique.

Afin de mieux élucider cet effet dans un contexte d’apprentissage plus large au-delà de la classe d’école, une autre expérience portait sur des golfeurs blancs ; on leur avait dit qu’ils seraient comparés à des golfeurs noirs (en réalité, ce groupe n’existait pas). Avisés que l’expérience servirait à déterminer lequel des deux groupes possédait « une habilité athlétique naturelle », les golfeurs blancs ont performé moins bien que ceux du groupe de contrôle qui n’avait pas reçu cette généralisation (illustrant une menace de stéréotype). Or, lorsqu’on a expliqué aux participants blancs que l’expérience servirait à déterminer « l’intelligence » et les aptitudes stratégiques au golf, les résultats se sont visiblement améliorés (illustrant l’effet ascenseur). Cette étude a validé la présence persistante d’une croyance historiquement erronée voulant que les Blancs soient intellectuellement supérieurs, tandis que les Noirs seraient naturellement athlétiques. On retient globalement de ces études l’omniprésence des généralisations inconscientes, non seulement dans le contexte académique, mais aussi dans tous les aspects de nos vies36. Qu’il s’agisse d’effet ascenseur ou de menace, il reste que les stéréotypes font plus de mal que de bien. Ils limitent le potentiel humain (voir l’encadré Les stéréotypes positifs sont nuisibles aussi, p. 107-108).

LES BIAIS : NATURE OU CULTURE ? Que les préjugés soient inscrits dans notre biologie ou qu’ils soient le produit de notre culture et de la société est une question qui suscite toujours le débat. Le clivage « eux » versus « nous » relèvetil de la nature ou de la culture ? Un peu des deux, indiquent les recherches, mais de façons surprenantes que beaucoup d’entre nous n’auraient même pas considérées. Pour résumer, si nous naissons matériellement prédisposés aux préjugés, la société nous fournit le logiciel qui les met en opération37. Les indices du fondement neurologique des biais implicites sont assez substantiels, tout comme l’enracinement profond de la dynamique « eux » et « nous » dans des processus inconscients. Comme l’ont illustré diverses recherches, l’amygdale tend à s’activer contre une menace dès que des visages de personnes d’autres appartenances raciales passent trop rapidement sur un écran pour être saisis par l’esprit conscient. D’autres recherches centrées sur l’activité électrique du cerveau ont souligné l’attention que nous portons généralement aux personnes de notre propre race et la tendance à les prioriser. Par ailleurs, nos modes de régulation du comportement s’animent lorsque nous avons peur de faire des erreurs et que nous nous efforçons d’être politiquement corrects (pour de plus amples détails, voir l’encadré Le clivage eux / nous enraciné dans les structures du cerveau, p. 110-112). Ces signes apparaissent dès la première année de vie. Une étude réalisée en 2012 par l’Université Amherst du Massachusetts a démontré que même des bébés de neuf mois réagissent plus rapidement aux personnes dont l’appartenance raciale correspond à

celle des personnes qui prennent soin d’eux. Des nourrissons associaient plus facilement les sons émotifs avec les expressions faciales de personnes de leur propre groupe racial et distinguaient mieux leurs visages individuels38. Cela étant dit, avant l’âge de cinq mois, les bébés réagissaient à différents groupes de façon plus ou moins similaire39. D’autres préférences sont également établies au cours de cette courte période, notamment une plus grande sensibilité au genre, à la langue et aux accents des principales personnes responsables de l’enfant40. Autrement dit, bien que nous naissions sans préjugés, nous apprenons très tôt à être biaisés. Tout cela laisse croire que nous entrons dans la vie équipés de certains mécanismes neuronaux qui servent à définir et à identifier les membres de notre propre tribu.

Le clivage eux / nous enraciné dans les structures du cerveau Les recherches suivantes mettent en lumière les façons dont les réactions à la race sont inscrites dans les processus inconscients : On perçoit la race d’une personne dès qu’on voit son visage, à peine un dixième de seconde après avoir vu son image (Ito et Bartholow). L’amygdale, la structure qui surveille les menaces, s’active face aux visages de membres d’autres groupes raciaux (ou groupes externes). L’usage de photographies de personnes d’autres appartenances raciales dans le cadre de certaines expériences a provoqué des réponses au

niveau du sang et de l’oxygène qui à leur tour ont déclenché les mécanismes de l’amygdale, et ce, même si les images passaient trop vite pour être cernées par la conscience (Ronquillo et al.). Le cortex préfrontal et le cortex cingulaire antérieur – des structures associées à l’évaluation, la détection et la régulation des comportements – se mettent en action lorsque nous cherchons à éviter des erreurs au sujet de la race (c’est-à-dire lorsque nous nous efforçons à être plus sensibles ou politiquement corrects). Comme l’ont démontré de nombreuses études, ces régions sont stimulées lorsque les participants sont confrontés à des conflits entre leurs valeurs égalitaires et leurs réactions négatives automatiques aux membres d’autres groupes raciaux (Ito et Bartholow). Une série d’ondes cérébrales – dénommées, entre autres, N100, N200, P200 et P300 – sont associées à diverses réactions racistes, dont une méfiance plus marquée envers ceux qui sont différents, une attention portée aux membres du même groupe (ceux qui nous ressemblent le plus) et la motivation à renouveler ce que l’on connaît des membres de groupes externes (Ito et Bartholow). Bref, l’activité électrique du cerveau révèle que nous réagissons différemment aux personnes en fonction de nos perceptions de la différence (eux) ou de la ressemblance (nous) raciales. Références : Tiffany A. Ito et Bruce D. Bartholow, « The Neural Correlates of Race », Trends in Cognitive Sciences vol. 13, n° 12, 2009, p. 524-530. Jaclyn Ronquillo et al., « The Effects of Skin Tone on RaceRelated Amygdala Activity : An fMRI Investigation », Social Cognitive Affective Neuroscience, n° 2, 2007, p. 39-44.

Pourquoi ? Certains chercheurs, nous l’avons déjà vu, se sont focalisés sur le rôle de l’évolution afin de mieux comprendre les réactions aux différences entre groupes41. Nos ancêtres vivant dans des cavernes avaient besoin, semble-t-il, de savoir instantanément si on faisait partie de la tribu ou non. Confondre un adversaire avec un allié pouvait leur coûter la vie. C’était sans doute avantageux d’être muni d’un « système de détection des alliances » qui permettait de reconnaître immédiatement un membre de la tribu et de réagir sans hésitation par la lutte ou la fuite face à un inconnu42. Dans cette perspective, nous sommes les descendants de ceux qui, grâce à leur hyper-vigilance, ont survécu. Nos ancêtres sont ceux qui ont privilégié la prudence quitte à se tromper et à maltraiter quelques amis en les prenant pour des ennemis, plutôt que de risquer d’être maltraités. Somme toute, une part de notre biologie nous incite, semblet-il, à éviter plutôt que nous approcher de ceux que nous percevons comme différents. Cette constatation m’a terrassé. Elle contredisait ma profonde conviction que la socialisation était la seule force à considérer. Or, les prédispositions matérielles que nous fournit la biologie semblaient avoir une importance que je n’avais jamais envisagée. Revenons à présent aux recherches réalisées auprès des bébés : nous apprenons à distinguer les personnes à inclure dans le « nous » en nous exposant à d’autres et en vivant des expériences au sein de diverses sphères de contact humain. Le mode d’opération de notre « logiciel » est déterminé par la culture et le contexte. Les chapitres suivants aborderont les notions de tribu et de pouvoir ; nous nous attarderons sur la socialisation et la

discrimination systémique et leur contribution à l’établissement de normes sociales. Il suffit de dire que la nature et la culture participent toutes les deux au développement de biais inconscients, de stéréotypes et d’une intuition raciale43. Notons par contre ceci : si nos prédispositions biologiques ne sont pas modifiables, tout indique que le mode d’opération de notre logiciel l’est.

DES STRATÉGIES POUR RÉDUIRE LES PRÉJUGÉS En 2007, je me suis soumis à un TAI sur la race. Selon les résultats, j’avais une préférence modérée pour les personnes blanches au détriment des personnes noires. Ça m’a gêné, voire même dévasté. Vu mon emploi dans le domaine de la diversité et de la réduction des préjugés, de tels résultats étaient particulièrement omnipotents, ce qui a suscité en moi une profonde remise en question. Je me suis demandé si je ne devais pas tout simplement abandonner ma vocation. J’ai contemplé les résultats des mois durant, réfléchissant à leur implication et à leurs répercussions sur mon travail. À vrai dire, les données du test étaient tout à fait logiques. Sur le plan personnel, elles correspondaient à ma vie antérieure. Je suis d’une ethnicité sud-asiatique et j’ai grandi dans une petite ville du Canada. Une part de moi-même rêvait d’être blanche. J’ai tout fait pour m’assimiler et « entrer dans le décor ». Sur un plan plus large, voire social, la préférence pour la blanchitude est inscrite dans le récit collectif nord-américain. Comme l’ont souligné les diverses recherches du projet Implicit, la majorité des personnes, qu’elles soient blanches ou non blanches, ont un biais pro-Blanc. Nous

avons tous bu du même bol de punch et nos langues sont teintées de couleurs similaires. Que faire alors ? J’ai commencé par ce que je savais le mieux faire – poser des questions, lire, m’imbiber de tout ce que proposaient les nouvelles recherches, revisiter les études sur les biais implicites. Si les biais implicites étaient persistants et enracinés dans des processus inconscients, il n’en demeure pas moins qu’ils ne sont jamais fixés. C’est-à-dire qu’on peut changer la donne. Une approche en particulier, développée par le chercheur Brandon Stewart, m’a étonné par sa simplicité. Il a demandé aux participants d’utiliser un contre-stéréotype – le mot « rassurante » – chaque fois qu’ils rencontraient une personne noire et il a constaté une réduction des préjugés anti-Noir44. La stratégie de Stewart résonnait bien avec tout ce que j’apprenais à propos du fonctionnement du cerveau. Si les stéréotypes sont simplement des circuits neuronaux surexploités – et que l’association entre les personnes noires et le danger est particulièrement imprégnée dans nos esprits – alors me convaincre de ne pas faire l’association échouerait probablement. La stratégie de Stewart propose de créer un autre circuit neuronal en établissant une nouvelle association entre les personnes noires et des qualités positives. Au cours des années suivantes, j’ai fait l’expérience par moi-même, généralement en prenant le métro. Le transport en commun accorde naturellement du temps et de l’espace pour observer les gens. Je profitais de l’occasion, fermant les yeux chaque fois que je croisais une personne noire et établissant délibérément des associations positives : gentille, généreuse, philosophe, travaillante, ingénieure. Je répétais les mots tout en

imaginant les yeux fermés le visage de la personne. Confronter mon propre préjugé anti-Noir est devenu une habitude, une façon de passer régulièrement une minute ou deux de mon temps. J’ai repris le TAI en novembre 2012. Cette fois-ci, les résultats indiquaient « très peu ou pas de préférence automatique entre les personnes blanches et noires », le degré de préjugé le plus bas qu’accorde un TAI. Bien que ce ne soit pas une conclusion scientifique, loin de là, à mon avis c’est grâce à la méthode inspirée par les recherches de Stewart que j’ai pu vaincre mes préjugés antiNoir. J’ai adopté cette stratégie tout en gardant trois choses à l’esprit. Premièrement, je tentais d’élargir le nombre de catégories possibles associées aux Noirs dans ma tête, mettant l’accent sur des associations positives non stéréotypées (les stéréotypes positifs des Noirs existent aussi : athlétique, cool, bon danseur, etc.). Deuxièmement, les personnes noires sont un groupe humain comme les autres, donc il ne faut pas les réduire à une image romantique qui ne leur accorde que des « bonnes » qualités. (En revanche, je ne me suis pas mis à ajouter délibérément des qualités négatives à ma liste – la société l’a déjà assez fait pour tout le monde.) Il importe néanmoins d’être sensible à l’existence au sein de tous les groupes – au sein de tous les individus en réalité – de tout un éventail de qualités potentiellement positives et négatives. Enfin, ce processus est affreusement difficile à décrire et sans doute douloureux pour bon nombre d’entre nous à lire. Pour cela, je vous présente toutes mes excuses. Je trouve cela absolument déplorable qu’un critère aussi arbitraire que la couleur de la peau ou

l’ethnicité puisse servir à taxer des membres de la tribu humaine « d’inférieurs » ou de « dangereux ». On peut me renvoyer la critique de « poser un regard déplacé », voire même déshumanisant sur une autre personne. À vrai dire, qu’on le veuille ou non, c’est ce qui arrive constamment. Rappelons que l’inconscient absorbe sans cesse des informations de notre environnement tout en retenant celles qui renforcent les préjugés et les stéréotypes. Alors, voulons-nous le faire inconsciemment et en subir collectivement toutes les conséquences négatives ou nous engager dans cet exercice de manière positive afin d’en recueillir mutuellement les bénéfices ? En guidant consciemment notre attention, nous arriverons peut-être à défaire ces habitudes inconscientes qui entravent l’équité entre les individus et les groupes. Cette stratégie compte parmi plusieurs qui, selon les chercheurs, se sont avérées prometteuses quant à la lutte contre les préjugés. En voici sept : 1. Les modèles. Comme en témoignent diverses études, voir sous une lumière positive des personnes représentant des groupes victimes de stéréotypes négatifs tend à contrecarrer les préjugés. Par exemple, les préjugés s’estompent quand on est exposé à des modèles forts et positifs tels que Barack Obama et Oprah Winfrey ou les Canadiens Naheed Nenshi et Michaëlle Jean, ou encore lorsqu’on découvre par la lecture les contributions historiques apportées à la civilisation par les communautés arabomusulmanes45. Une autre étude révèle que les étudiants des cours de sensibilisation aux préjugés dont le professeur est noir ont fait preuve d’une réduction plus marquée de leurs biais que leurs collègues ayant un professeur blanc. (Dans le même esprit, les attitudes implicites positives envers

les mathématiques prévalaient chez les étudiantes en génie formées par une professeure plutôt que par un professeur.) 2. Motivation intérieure. La recherche nous dit que les personnes dont les actions sont motivées par le désir de ne pas juger sont forcément moins biaisées. D’après le chercheur Michael Inzlicht, les personnes portées par une volonté innée (autrement dit qui ont la conviction que la société ira mieux sans les préjugés) réussissent mieux à combattre leurs préjugés que les personnes dont la motivation est externe (provenant d’une obligation de se conformer)46. D’autres études indiquent que les personnes ayant de la volonté et un esprit porté vers la logique arrivent plus facilement à réduire leurs préjugés, parce qu’elles remarquent leurs préférences et réussissent à dompter leurs jugements à l’égard des autres47. 3. Remarquer ses contradictions personnelles. Nous affichons tous plus ou moins d’incohérences entre nos croyances déclarées et nos actions. Les personnes qui détectent leurs propres contradictions arrivent mieux à réduire leurs préjugés48. Ceux qui pratiquent la méditation le réussissent particulièrement bien. L’entraînement à la pleine conscience leur apprend à observer leurs pensées et leurs sentiments sans jugement, une technique qui les sensibilise tacitement à leurs paradoxes49. 4. Le contact entre groupes et l’amitié. S’exposer à des personnes qui sont différentes tend à diminuer l’impact des préjugés implicites50. Ce fut le cas de collégiens blancs jumelés arbitrairement à des colocataires noirs. L’amitié entre des musulmans et des chrétiens au Liban et entre des Noirs et des Blancs à Chicago a amélioré leurs attitudes implicites les uns envers les autres. Comme l’a illustré une étude en GrandeBretagne, les enfants britanniques blancs et d’origine sudasiatique avaient moins de préjugés implicites quand ils se liaient d’amitié. Une extension de la même étude a démontré que même les enfants qui n’avaient pas d’amis en dehors de leur groupe racial exhibaient moins de préjugés s’ils avaient des amis qui, eux, entretenaient des amitiés avec d’autres groupes.

5. Des plans contre les stéréotypes. Une archive importante de recherches confirme l’efficacité des contre-stéréotypes51. Comme nous l’avons déjà vu, Brandon Stewart n’avait qu’à demander aux participants de penser au mot « rassurante » quand ils croisaient des personnes noires pour observer une nette réduction de leurs préjugés anti-Noir. L’élément-clé de ce rappel, c’est qu’il invite les participants à formuler à la fois une intention et un plan pour confronter leurs préjugés52. Si la méthode n’élimine pas le stéréotype, elle diminue son impact en créant de nouvelles associations positives dans le cerveau qui, éventuellement, deviendront automatiques53. 6. Carottes et curiosité. Les stéréotypes sont des généralisations. Face à un membre d’un groupe racial différent, le cerveau a tendance à percevoir celui-ci comme symbole du groupe, plutôt que de voir l’individu. (Ce qui n’arrive pas avec les membres de notre propre groupe54.) Les chercheurs ont découvert que des questions simples autour des légumes préférés des personnes (par exemple, untel aime-t-il les carottes ?) contribuent à dompter les préjugés. La curiosité, semble-t-il, a le pouvoir d’humaniser les autres, car elle nous pousse à reconnaître l’unicité des individus au lieu de les assimiler à leur groupe55. 7. Éducation et formation. Les types de formation à la diversité et leurs résultats peuvent varier. Par contre, les effets de stratégies spécifiques, comme celles qui sont présentées plus haut, perdurent à long terme. Patricia Devine et ses collègues de l’Université du Wisconsin ont travaillé auprès de 91 étudiants non noirs, les sensibilisant au caractère implicite et impersonnel des préjugés et leur fournissant des stratégies flexibles (dont celles dans cette liste) afin de « briser l’habitude des préjugés ». D’après leurs TAI, audelà de 90 % de ce groupe avait un biais pro-Blanc au début de l’étude. Les interventions de sensibilisation se sont traduites par une baisse importante des attitudes implicites qui a duré jusqu’à 12 semaines après la formation56.

COMPÉTENCE INTERNE 3 : L’AUTORÉGULATION Toutes ces stratégies de réduction des préjugés découlent de la première compétence interne, la conscience de soi, et sont renforcées par la deuxième, la pratique de la méditation de la pleine conscience. Cela étant dit, être à l’écoute de ses émotions, besoins, motivations et comportements ne suffit pas pour briser l’habitude des préjugés. L’autorégulation (gestion de soi et de ses émotions) est nécessaire afin de gérer les sentiments difficiles qui émergent lorsqu’on déterre des préjugés. Nous apprenons de nos erreurs, et nous nous sentons forcément mal face à nos erreurs. Ce n’est pas un processus facile. Dans les mots de Michael Inzlicht :

Les erreurs sont des expériences fondamentalement désagréables, émotives. Personne n’aime les erreurs, encore moins en commettre. On se met à transpirer, la fréquence cardiaque s’accélère, les pupilles se dilatent, sécrétion de cortisol... Pourtant, les erreurs contribuent de manière importante à la capacité de maîtrise de soi. Les personnes sensibles à leurs erreurs – celles qui réagissent et s’adaptent à la suite d’une erreur – développent une meilleure maîtrise de soi et des fonctions exécutives57.

En prêtant attention, nous apprend Inzlicht, à ce que nos émotions négatives nous disent de nos propres préjugés et stéréotypes, nous arriverons à mieux nous maîtriser.

L’autorégulation (ce qu’on appelle parfois la gestion de soi), troisième compétence interne, nous permet de naviguer émotionnellement à travers le terrain miné de la lutte contre nos préjugés58. L’autorégulation, c’est la capacité d’apprivoiser les émotions et les pulsions perturbatrices, surtout dans des situations de stress. C’est assumer nos erreurs au lieu de les éviter. Faire preuve d’optimisme, s’ouvrir à des émotions positives, se comporter avec intégrité et de façons socialement désirables font aussi partie de l’autorégulation. C’est aussi savoir comment et à quel moment communiquer des émotions importantes au lieu de se contenter de les réprimer. L’autorégulation est reconnue comme la compétence interne qui « nous libère de nos émotions et les empêche de nous emprisonner59 ». J’aurais pu, durant ma rencontre avec Natasha, ignorer le battement dans ma poitrine qui m’alertait à mes préjugés négatifs par rapport à ses compétences et capacités, mais je l’ai remarqué (conscience de soi) et j’y ai réfléchi. J’ai fait face à mon erreur au lieu de l’éviter ; je devais alors gérer des sentiments d’être « une mauvaise personne ». La voix critique en moi peut être sévère et bruyante ; mon défi personnel consiste à pouvoir apprendre de mes erreurs sans m’accabler de reproches. (D’autres pourraient avoir le défi contraire : apprendre à écouter plus souvent leur voix critique et se responsabiliser.) La compassion est un aspect fondamental de ma propre pratique d’autorégulation, tout comme la reconnaissance du rôle de notre cerveau et de son architecture dans tous ces combats contre nos préjugés. C’est grâce à ces découvertes et constatations

que j’ai pu formuler une stratégie dans le métro afin de vaincre mon biais anti-Noir. Qu’on les ait nommées ou pas, nous avons tous développé des pratiques afin de gérer nos émotions dans des situations difficiles. Nous savons que nous nous sentons mieux grâce à ces stratégies même si c’est temporaire. Marcher après une dispute, on le sait, permet de se calmer. Pour d’autres, c’est plus efficace de se vider le cœur à une personne de confiance ou d’écrire dans un journal. Les stratégies de régulation constructives permettent de mettre les choses en perspective, résoudre les problèmes, se remettre des situations émotionnelles difficiles et même les prévenir. En revanche, d’autres stratégies – fumer, se gaver de nourriture ou d’alcool, ruminer de manière obsessive ou s’inquiéter – risquent d’être moins constructives. Jan Johnson de l’organisation Learning in Action Technologies, une éducatrice qui m’a initié au domaine et pratiques de l’intelligence émotionnelle, a compilé une liste utile de stratégies positives, neutres et négatives (voir l’encadré ci-dessous).

Stratégies d’autorégulation Stratégies positives (ou neutres*) Respirer / se détendre consciemment. S’entraîner physiquement et bien manger. Prendre connaissance des sensations dans son propre corps.

S’exprimer (par le biais de l’art, de la musique, de la danse, etc.). Rire et raconter des blagues. Parler à soi-même de manière positive. Avoir la curiosité et la volonté de poser des questions et d’apprendre. Aller vers les relations au lieu de les éviter.

Stratégies négatives (ou neutres*) Les dépendances de toutes sortes. Comportements à risque élevé. L’isolation auto-imposée (ne pas savoir comment demander de l’aide). Parler à soi-même de manière négative. L’auto-sabotage. Mépriser une autre personne. Se retirer ou quitter. Vouloir blâmer, saboter ou blesser les autres. Sentiments de honte excessifs. Sentiments d’impuissance et incapacité de changer la relation. * À petites doses, certaines stratégies peuvent avoir un effet négligeable. Référence : Jan Johnson, « Self-Regulation Strategies – Methods for Managing Myself », Learning in Action Technologies, www.learninginaction.com.

Les références et ressources pour s’entraîner à l’autorégulation ne manquent pas. Voici quelques questions qui pourraient servir de points de départ : Quelles sont les choses courantes qui tendent à me stresser ? Prenez en considération la maison, le travail, la famille, les finances, etc. Quelles sont les stratégies positives ou négatives qui m’aident à diminuer le stress ? Réfléchissez aux situations ou conflits de grande intensité et aussi de faible intensité. Que fais-je pour prévenir les circonstances émotionnelles difficiles qui se produisent régulièrement dans ma vie ? Quelles situations émotionnelles déclenchent en moi la réponse lutte-fuite-inhibition et comment est-ce que je compose avec elles ? Une fois déstabilisé, qu’est-ce que je fais pour retrouver l’équilibre ? Pour ce qui est de l’autorégulation dans un contexte marqué par les préjugés ou par la différence raciale, soulevons les questions suivantes : Si je me rends compte d’avoir agi consciemment ou inconsciemment en fonction d’un possible préjugé, qu’est-ce que je ressens ? Quelle est ma réaction lorsque quelqu’un corrige un commentaire que j’aurais fait sur la différence (ou m’accuse d’avoir des préjugés) ? Quels sont mes sentiments ? (Si je n’ai jamais été confronté à une telle accusation, quelle réaction et quelle émotion cette expérience susciterait-elle potentiellement ?) Quels enjeux d’identité sociale (soit la race, le genre, l’orientation sexuelle) me sentirais-je à l’aise d’aborder, lesquels provoquent un malaise ? Pourquoi certains enjeux me sont plus faciles à aborder que d’autres ?

M’arrive-t-il souvent de m’engager dans des conversations autour de la race et de la différence qui me sortent de ma zone de confort ? Quelles autres stratégies d’autorégulation m’aideraient à mieux comprendre mes préjugés ? On réussit mieux à apprendre et désapprendre des préjugés et à entamer des conversations critiques sur la différence quand on est mieux outillé pour s’autogérer. Bien que les membres de groupes dominants, dont les hommes, les Blancs, les hétérosexuels, les riches et les personnes valides, peuvent aussi être victimes de biais, ce sont les groupes non dominants qui ressentent l’impact négatif des préjugés – les femmes, les personnes racisées, les Autochtones, les personnes LGBTQ, les pauvres et les personnes vivant avec un handicap. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, faire partie d’un groupe dominant accorde un pouvoir social, un élan culturel invisible qui soutiennent les membres de ce groupe, qu’ils en soient conscients ou non. C’est le défi historique auquel la société est confrontée aujourd’hui, à savoir comment résoudre nos différences et travailler ensemble en tant que personnes de bon cœur et bien intentionnées, alors que nous avons vécu différemment l’expérience des préjugés (soit en les subissant, soit en les infligeant à d’autres). Dans la deuxième partie de l’approche Vivre la diversité, nous explorerons l’effet de l’appartenance aux tribus sur le comportement humain. 1 Siri Carpenter, « Buried Prejudice », Scientific American Mind, avril/mai 2008, p. 33-39. 2 Projet Implicit, « Frequently Asked Questions : #21 What is the difference between ‘implicit’ and ‘automatic’ ? », www.implicit.harvard.edu. 3 D.M. Amodio et S.A. Mendoza, « Implicit Intergroup Bias : Cognitive, Affective, and Motivational Underpinnings », dans Handbook of Implicit Social Cognition, B. Gawronski et

B.K. Payne, éd., New York, Guilford, 2010, p. 353-374. 4 Shakil Choudhury, entretien avec Mahzarin Banaji, Toronto, 10 mai 2013. 5 Banaji et Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory », op. cit., p. 140. 6 Hanson, Le cerveau de Bouddha, op. cit., p. 29. 7 Ibid., p. 29. 8 Timothy Wilson, Strangers to Ourselves : Discovering the Adaptive Unconscious, Belknap Press, 2004. 9 Ibid., p. 24. 10 David G. Myers, « The Powers and Perils of Intuition : Understanding the Nature of Our Gut Instincts », Scientific American Mind, juin/juillet 2007, p. 26. 11 Ibid., p. 25-30. 12 Howard Ross, « Proven Strategies for Addressing Unconscious Bias in the Workplace », Best Diversity Practices, 2008, p. 3. 13 Ibid. 14 Curtis D. Hardin et Mahzarin Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice : Implications for Personal and Professional Policy », dans The Behavioral Foundations of Public Policy, Eldar Shafir éd., Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 13-31. 15 Mahzarin Banaji et Anthony Greenwald, Blind Spot : Hidden Biases of Good People, New York, Delacorte Press, 2013. 16 Banaji et Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory », op. cit., p. 147. 17 Hardin et Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice », op. cit. 18 Banaji et Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory », op. cit., p. 142-145. 19 Projet Implicit, « General Information », www.projectimplicit.net. 20 Hardin et Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice », op. cit. 21 Dora Capozza, Luca Andrighetto, Gian Antonio Di Bernardo et Rosella Falvo, « Does Status Affect Intergroup Perceptions of Humanity ? », Group Process & Intergroup Relations, vol. 15, n° 3, 2012, p. 363-377. 22 Nosek, Banaji et Greenwald, « Harvesting Implicit Group Attitudes and Beliefs », op. cit., p. 101-115.. 23 Hardin et Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice », op. cit. 24 Ibid. 25 Philip Oreopoulos, « Why Do Skilled Immigrants Struggle in the Labor Market ? A Field Experiment with Six Thousand Résumés », Université de la Colombie Britannique, National Bureau of Economic Research et Canadian Institute for Advanced Research, juin 2009. 26 Shankar Vedantam, « See No Bias », The Washington Post, www.washingtonpost.com, 23 janvier 2005 ; voir également l’étude originale : Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan, « Are Emily and Greg More Employable Than Lakisha and Jamal ? A Field Experiment on Labor Market Discrimination », Université de Chicago, Graduate School of Business, National Bureau of Economic Research, juillet 2003. 27 Alexandar R. Green et al., « Implicit Bias among Physicians and Its Prediction of Thrombolysis Decisions for Black and White Patients », Journal of General Internal Medicine, vol. 22, n° 9, 2007, p. 1231-1238. 28 Ibid. 29 Rebecca Hagey et al. (Centre for Equity in Health and Society), Implementing Accountability for Equity and Ending Racial Backlash in Nursing : Accountability for

Systemic Racism Must Be Guaranteed to Uphold Equal Rights in Society and Promote Equity in Health, Toronto, Canadian Race Relations Foundation, 2005, p. xxi. 30 Jack Geiger, « Racial Stereotyping and Medicine : The Need for Cultural Competence », Canadian Medical Association Journal, vol. 164, n° 12, juin 2001, p. 1699-1700. 31 Carpenter, « Buried Prejudice », op. cit., p. 37-39. 32 Hardin et Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice », op. cit. 33 Banaji et Bhaskar, « Implicit Stereotypes and Memory », op. cit., p. 147. 34 S. Alexander Haslam et al., « The Social Psychology of Success », Scientific American Mind, avril/mai 2008, p. 25-26. 35 Ibid. 36 Ibid. 37 Banaji et Greenwald, Blind Spot, op. cit., p. 128-130. 38 Margaret Vogel, Alexandra Monesson et Lisa S. Scott, « Building Biases in Infancy : The Influence of Race on Face and Voice Emotion Matching », Developmental Science, vol. 15, n° 3, mai 2012, p. 359-372. 39 David J. Kelly, Paul C. Quinn, Alan M. Slater, Kang Lee, Liezhong Ge et Olivier Pascalis, « The Other-Race Effect Develops During Infancy : Evidence of Perceptual Narrowing », Psychological Science, vol. 18, n° 12, décembre 2007, p. 1084-1089. 40 Banaji et Greenwald, Blind Spot, op. cit., p. 128-130. 41 Leda Cosmides et John Tooby, « Evolutionary Psychology : New Perspectives on Cognition and Motivation », Annual Review of Psychology, n° 64, 2013, p. 201-229. 42 D. Pietraszewski, L. Cosmides et J. Tooby, « The Content of Our Cooperation, Not the Color of Our Skin : An Alliance Detection System Regulates Categorization by Coalition and Race, but Not Sex », PLOS ONE, vol. 9, n° 2, 2014, e88534, doi : 10.1371/journal.pone.0088534. 43 Myers, « The Powers and Perils of Intuition », op. cit., p. 25-31. 44 Brandon Stewart et B. Keith Payne, « Bringing Automatic Stereotyping under Control : Implementation Intentions as Efficient Means of Thought Control », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 34, n° 10, 2008, p. 1332-1345. 45 Carpenter, « Buried Prejudice », op. cit., p. 37-38. 46 Choudhury, entretien avec Inzlicht, 17 septembre 2012. 47 Carpenter, « Buried Prejudice », op. cit., p. 38. 48 Ibid. 49 J. Kang et M. Banaji, « Fair Measures : A Behavioral Realist Revision of ‘Affirmative Action », California Law Review, n° 94, 2006, p. 1063-1118. 50 Hardin et Banaji, « The Nature of Implicit Prejudice », op. cit. 51 Markus Brauer, Abdelatif Er-rafiy, Kerry Kawakami et Curtis E. Phills, « Describing a Group in Positive Terms Reduces Prejudice Less Effectively Than Describing It in Positive and Negative Terms », Journal of Experimental Social Psychology, n° 48, 2012, p. 757-761. 52 Brandon Stewart, « Bringing Automatic Stereotyping under Control : Implementation Intentions as Efficient Means of Thought Control », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 34, n° 10, octobre 2008, p. 1334. 53 Brauer et al., « Describing a Group in Positive Terms », op. cit. 54 Feng Sheng et Shihui Han, « Manipulations of Cognitive Strategies and Intergroup Relationships Reduce the Racial Bias in Empathic Neural Responses », NeuroImage, n° 61, 2012, p. 786-797.

55 Lasana T. Harris et Susan T. Fiske, « Social Groups the Elicit Disgust Are Differentially Processed in the mPFC », Social Cognitive Affective Neuroscience, n° 2, 2007, p. 45-51. 56 Patricia G. Devine, Patrick S. Forscher, Anthony J. Austin et William T.L. Cox, « LongTerm Reduction in Implicit Race Bias : A Prejudice Habit-Breaking Intervention », Journal of Experimental Social Psychology, n° 48, 2012, p. 1267-1278. 57 Choudhury, entretien avec Inzlicht, 17 septembre 2012. 58 Tiffany A. Ito et Bruce D. Bartholow, « The Neural Correlates of Race », Trends in Cognitive Sciences, vol. 13, n° 12, 2009, p. 524-530. 59 Goleman, Boyatzis et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 59.

4 TRIBUS L’APPARTENANCE, MOTEUR DU COMPORTEMENT HUMAIN

HISTOIRES DE PÊCHE La province où j’habite est dotée de magnifiques lacs de toutes les superficies. Une amie et moi prenions la route vers l’une des jolies villes pastorales situées à l’extérieur de Toronto et nous voilà tombés sur une scène inattendue. Sur une jetée s’avançant dans le lac Ontario, une douzaine d’hommes, tous d’origine est-asiatique, étaient à pêcher. Vu que ces petites villes sont généralement en majorité blanches, les pêcheurs attiraient l’attention. Entre collations, boissons chaudes et camaraderie, ils tiraient habilement de l’eau bon nombre de truites de tailles impressionnantes. Je me suis mis à bavarder avec l’un d’eux. Il m’a dit qu’ils venaient de Toronto et que la pêche était leur aventure hebdomadaire. Ce dialogue m’a émerveillé. Bien des choses avaient changé dans la province depuis mon enfance. J’ai grandi dans de petites villes comme celle-ci. À part ma famille et moi, nous voyions rarement des personnes racisées s’adonner à la pêche. Certainement pas en si grand nombre. Et ces hommes pêchaient à toutes les semaines en plus ! Incroyable cette transformation démographique et des modes de vie. Cette douce, mais importante manifestation d’intégration culturelle m’a encouragé et rempli d’espoir. Les cultures passionnées de poisson de l’est et les villes de pêche de l’ouest se rencontraient. Quelle avancée ! C’est près d’un an avant que je ne découvre le terme nipper-tipping (balance-nippon)1. C’est quoi au juste, me demandez-vous ? Eh bien, imaginez un instant un homme avec son fils de 13 ans pêchant paisiblement au bord d’un lac pittoresque. La leçon

minutieuse pour lui apprendre à bien accrocher l’hameçon. Les appâts se tortillant dans les petites mains. Imaginez les histoires de pêche d’antan, la transmission de savoir d’une génération à l’autre, et tous les moments tranquilles entre père et fils. Les deux hommes sont, à noter, d’origine est-asiatique – un détail qui s’avère important quand deux hommes blancs de la zone les abordent. Les menaces et les accusations pleuvent sur le duo vulnérable et confus du père et du fils. La situation dérape. On s’empare de l’enfant de 13 ans et il est brutalement poussé dans le lac devant son père choqué. Cette histoire est un exemple triste mais hélas vrai de nippertipping, un terme qui combine une insulte raciale contre les Est-Asiatiques avec le jeu adolescent du cow-tipping (balancevache), où des jeunes ennuyés s’amusent, paraît-il, à renverser les vaches qui dorment debout2. Difficile de prendre au sérieux une anecdote qui peut sembler aussi caricaturale. Or, ce sont des incidents chargés de racisme. Injures à caractère ethnique, harcèlement verbal, intimidation physique, violence... Pendant plusieurs années, le vandalisme et les agressions physiques étaient monnaie courante. Un incident particulièrement brutal a plongé un jeune homme dans le coma, ce qui a entraîné des lésions cérébrales permanentes. Les agressions contre les pêcheurs d’origine est-asiatique en Ontario étaient telles qu’elles ont provoqué un débat houleux en 2007. L’enjeu a fait les gros titres dans les médias nationaux et la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) a lancé une enquête préliminaire afin d’examiner le phénomène et en mesurer l’ampleur3. Les incidents se rejoignaient à plusieurs

égards : ils avaient lieu dans de petites villes régionales, à un couple d’heures de route de Toronto et ils étaient centrés sur une activité, la pêche ; les personnes ciblées étaient d’origine estasiatique (et leurs amis) et les agresseurs, des Blancs. Beaucoup d’encre a coulé sur cette crise. Les propos et points de vue se rangeaient généralement dans trois catégories. Pour certains, les incidents illustraient le racisme primaire et la fermeture d’esprit des habitants blancs des petites villes en région. Pour d’autres, les pêcheurs est-asiatiques ne respectaient pas les règles et les procédures de la pêche et provoquaient la colère légitime des résidents de la zone. Enfin, ce comportement découlerait plutôt de l’épuisement des stocks de poisson et de la concurrence pour des ressources de plus en plus limitées4. Bien que les trois arguments soient pertinents, j’aimerais aborder le phénomène sous un angle plus large. Il met en lumière la troisième composante de l’inconscient – la tendance humaine à défendre les intérêts et les membres de sa propre tribu, qu’on soit blanc, noir, brun ou autre. Si nous voulons défaire les nœuds, notamment les préjugés et le racisme, issus de notre caractère tribal, il conviendrait d’explorer d’abord leurs racines culturelles et biologiques.

LE TRIBALISME EST ENRACINÉ DANS LE CERVEAU

Nous craignons ce que notre histoire ancestrale nous a appris à craindre... les serpents, les araignées et les humains

qui n’appartiennent pas à notre tribu. David Myers, professeur de psychologie5 Nous avons une tendance innée à évaluer les risques et les menaces dans notre environnement. C’est ce qu’on appelle l’intuition du risque. Selon David Myers du Collège Hope au Michigan, les sciences psychologiques ont identifié un facteur important qui alimente notre intuition du risque : l’interaction avec ceux qui ne sont pas de notre « tribu ». L’intuition du risque serait, nous dit la théorie, un mécanisme de survie qui permettait aux humains de distinguer rapidement les membres de leur tribu des étrangers qui poseraient potentiellement une menace. Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent, la capacité d’identifier la race des personnes les plus proches de nous se développe dès la première année de vie. À force de répétition, des réseaux neuronaux se développent, laissant pour ainsi dire des empreintes raciales. Nos cerveaux n’ont pas à s’efforcer autant quand nous interagissons avec des gens qui nous ressemblent. On se sent à l’aise et confortable car tout est géré par l’inconscient. Le formatage de la division eux / nous au niveau du câblage neurologique se produit discrètement et automatiquement dans le cerveau sans encouragement externe (rappelons l’expérience avec le verre d’eau dans le premier chapitre). Le cerveau envoie des signaux de confiance et d’empathie envers les inconnus qui partagent les mêmes traits raciaux, tout en faisant fi de l’esprit conscient. Sans la présence dans la vie quotidienne de personnes d’autres origines et appartenances, des nouveaux circuits neuronaux aptes à contrecarrer les empreintes raciales ne se forment pas. « Soit tu t’en

sers, soit tu le perds », c’est la règle que suit le cerveau qui, par souci d’efficacité, tend à se débarrasser des neurones inertes6. L’effet cumulatif de la génétique et de la socialisation se traduit par des habitudes et des normes raciales.

LA RACE, C’EST DE LA SCIENCE-FICTION Cela étant dit, l’idée de tribu raciale relève de la société plutôt que de la biologie. La race est une construction sociale ; loin d’être génétique, c’est un concept inventé par les humains. La recherche scientifique a depuis longtemps démontré qu’il n’existe qu’une seule race – la race humaine – et que les variations génétiques au sein d’un même groupe sont plus nombreuses qu’entre différents groupes (voir l’encadré La race n’est pas biologique, elle est sociale, p. 133-134). Le principe voulant que certaines différences visibles, notamment au niveau de la couleur de la peau ou des traits physiques, soient par extension indicatives de l’existence de races distinctes est basé, au mieux, sur de la pseudoscience douteuse. Et pourtant, qu’on accepte le concept ou pas, la race reste un enjeu quotidien. Alors, il faut la confronter comme si elle était réelle. L’auteur et universitaire Robert Jensen a sans doute articulé le plus éloquemment la complexité de la race : « La race est une fiction qu’il ne faut jamais accepter. La race est un fait qu’il ne faut jamais oublier7. » La notion de tribu est encore plus complexe que celle de la race. Le sentiment d’appartenance à un groupe implique un large éventail d’identités sociales, dont le genre, la classe sociale, l’orientation sexuelle, l’âge, la religion, le groupe linguistique et la compétence.

Le rapport à une tribu change aussi selon le contexte et les circonstances. Au travail, les rivalités interdépartementales peuvent améliorer la performance grâce aux identités partagées à l’échelle de microgroupes (par exemple l’équipe de vente A qui surpasse l’équipe de vente B). L’identité nationale peut susciter la fierté collective et la célébration durant des compétitions internationales telles que la Coupe du monde de football ou les Jeux olympiques. En revanche, si du coup on s’investit trop dans une identité, les tribus risquent de miner la coopération et les retombées positives. La victoire ou l’échec d’une équipe sportive tend à provoquer des réactions houleuses de la part des partisans de football et même des affrontements avec les partisans adversaires et la police.

La race n’est pas biologique, elle est sociale La race est un concept complexe. La recherche scientifique a confirmé qu’il n’existe pas de races distinctes basées sur des différences biologiques ; nous appartenons tous, en fait, à la race humaine. L’idée que la race renverrait à différents groupes en fonction de soidisant traits physiques particuliers est donc une invention humaine. C’est une construction sociale qui n’a aucun fondement scientifique. La couleur de la peau qui résulte tout simplement de la pigmentation cutanée est une variable génétique microscopique. Il est possible par exemple qu’une personne noire et une personne blanche soient plus étroitement apparentées sur le

plan génétique que deux personnes blanches ou deux personnes noires. Pour discuter des différences entre les groupes, il serait plus précis d’utiliser le terme ethnicité qui renvoie à une identité partagée (pakistanaise, britannique, somalienne, juive, etc.) composée d’un ensemble de facteurs culturels, linguistiques, religieux, historiques et/ou raciaux. Si la race n’est qu’une construction sociale, il n’en demeure pas moins que c’est un enjeu important dans les sociétés aujourd’hui. C’est pourquoi il faut la confronter comme s’il s’agissait d’un fait réel. Le terme racisé est privilégié

dans

les

milieux

universitaires et militants parce qu’il rend compte du caractère social de la race. Cependant, le mot a des limites car on peut facilement soutenir que nous sommes tous racisés, les personnes blanches aussi. À vrai dire, tous les termes sont problématiques. Dans cet ouvrage, par souci de convivialité, j’utilise de manière interchangeable les termes racisé, non blanc, personne de couleur et minorité raciale ou ethnique. Référence : American Anthropological Association, « Statement on ‘Race’ », www.aaanet.org, 17 mai 1998.

Les identités raciales peuvent aussi provoquer des émotions négatives jusqu’à la violence, comme dans le cas des confrontations avec les pêcheurs d’origine est-asiatique. L’histoire nous a appris

que les tensions extrêmes entre groupes peuvent dégénérer en atrocités génocidaires. Rappelons le Rwanda, la Bosnie, l’Allemagne nazie et les tentatives d’extermination des peuples autochtones des Amériques. Les chercheurs dans les domaines des sciences sociales examinent depuis des décennies les dynamiques de groupe, d’identité et d’appartenance. Ces recherches ont donné jour à un cadre de référence qu’on appelle la théorie des identités sociales. C’est une théorie dont l’approche empirique (basée sur des faits observés) permet de mieux comprendre les dynamiques complexes qui se profilent derrière la discrimination et le racisme dans les organisations et la société en général.

LES TRIBUS, ENFANTS DE LA CULTURE

Généralement, nous ne sommes pas très conscients des règles du jeu, mais nous nous comportons comme s’il y avait un accord commun sur les règles. William Gudykunst, professeur d’études en communication humaine8 Mon neveu Zephan vit à un coin de rue de chez nous. Quand il avait autour de trois ans, je passais souvent devant sa garderie. On en a fait un rituel : si j’étais dans les parages durant la récréation des enfants, il se précipitait vers la clôture. Je me penchais à son niveau et je lui rendais visite pendant une minute ou deux, lui d’un côté de la clôture et moi de l’autre. Avant de partir, il me donnait un petit bisou sur la joue à travers les barreaux. Ça faisait ma journée.

Un jour, je me suis penché pour mon bisou rituel. Zephan s’est retiré tout à coup, déclarant joyeusement : « Pas de bisous ! » Une onde de confusion et de peine m’a traversé. J’avais remarqué un certain nombre de ses petits amis qui se tenaient derrière lui, dont quelques garçons un peu plus vieux. Il ne m’a plus jamais embrassé devant ses camarades à la garderie après ce jour. Plus tard, ma sœur m’a parlé de la nouvelle conviction de Zephan que « les garçons ne s’embrassent pas ». Il refusait même, pendant un certain temps, d’embrasser sa mère. Personne ne lui a appris à agir ainsi, ni à la maison ni à la garderie. Nous nous sommes demandé si ses pairs ou le contexte social de groupe à la garderie y étaient pour quelque chose. Les recherches actuelles sur la construction des identités de genre semblent nous donner raison : les enfants sont fortement influencés par l’identité de genre de leurs pairs ou « le club » auquel semblent appartenir leurs pairs au niveau du genre9. Certes, nos pairs jouent un rôle important dans ce processus, mais ils ne sont pas seuls. Au-delà de la socialisation, sont impliqués des mécanismes internes qui cherchent à nous définir, voire nous dire qui et ce que nous sommes. La théorie des identités sociales s’attarde sur ces dynamiques entre individus – leur identité et comportement – et groupes sociaux. Les expériences d’Henri Tajfel et John Turner, pionniers dans ce domaine, font partie d’un corpus de recherches provenant du monde entier qui, au cours des dernières décennies, ont révélé des schèmes communs dans le comportement de groupes humains10. Que l’appartenance à un groupe soit consciemment ou inconsciemment le moteur principal du comportement humain fait consensus dans les recherches aujourd’hui. Faire partie d’une tribu

permet, fondamentalement, de se situer dans le monde et réduit l’ambiguïté envers soi-même et les autres. La conception de soi – qui suis-je – découle, d’une part, de la perception de soi dans des situations spécifiques et, de l’autre, du sentiment d’appartenance à différents groupes, tantôt des grands groupes au sein de la société, tantôt des groupes spécifiques dans le milieu de travail. Nous ressentons tous une tension entre le besoin d’appartenir et le désir d’être unique. La culture, tous les modes d’être, de pensée et d’agir que nous absorbons de notre environnement ont un impact significatif sur nos identités tribales. Selon le spécialiste des communications interculturelles, William Gudykunst, la culture renvoie à une entente partagée sur les « règles du jeu », formulée discrètement dans un contexte spécifique ; c’est un ensemble de points communs réunissant un groupe relativement large de personnes11. Nous assimilons inconsciemment ces règles par le biais de sources variées, notamment la famille, les pairs, les médias, l’école et la société en général. Au fur et à mesure que cela se produit, le rôle des groupes dans notre vie devient de plus en plus inséparable de notre perception de nous-mêmes, renforçant ainsi le sens de soi. C’est ce qui est arrivé avec Zephan et ses camarades à la garderie. Faire partie de groupes sociaux représente une part importante de la conception de soi. L’estime de soi et les émotions sont associées à de telles appartenances12. Notre compréhension du genre commence à se développer très tôt. Bon nombre d’enfants dans le monde occidental, comme mon neveu, apprennent certaines règles au sujet du genre dès l’âge de trois ans. Par exemple, ils

constatent que les robes sont réservées « aux filles », tout comme la couleur rose. L’inconscient est facilement formé par l’environnement, il en tire volontiers des leçons et crée des raccourcis mentaux sur ce qui est « normal » et sur ce qui ne l’est pas. Les règles et les normes s’imprègnent en nous à travers les interactions avec la famille, les pairs, la communauté et les médias. Elles deviennent intrinsèques à notre identité comme à notre compréhension des autres autour de nous. Si on se demandait tout à coup pourquoi seules les filles pouvaient porter des robes et la couleur rose, l’esprit conscient justifierait ce comportement. Il trouverait une raison même quand il y a peu d’explications, biologiques ou fonctionnelles, pour une telle ségrégation des vêtements ou des couleurs. Cela revient au fond à un « sentiment », l’impression que c’est le bon choix. Bien sûr, il s’agit là d’un comportement appris – dans bien des cultures les hommes portent sans problème des vêtements amples qui couvrent les jambes. Il n’en reste pas moins que le sentiment de ce qui est approprié ou pas est lié à une architecture neuronale qui exige que les identités tribales soient bien délimitées. En fait au sein d’une même culture, ce qui semble bon et approprié peut changer avec le temps. Reculons une centaine d’années dans le contexte nord-américain et européen : les garçons portaient la couleur rose, considérée plus décisive et forte, tandis que les filles devaient se contenter du bleu. Par ailleurs, tous les enfants, peu importe le sexe, portaient des robes jusqu’à l’âge de six ans car c’était plus pratique13.

GROUPES INTERNES, GROUPES EXTERNES

L’identité sociale – race, genre, classe sociale et orientation sexuelle – est cette part de notre conception de nous-mêmes qui découle de l’appartenance à des groupes sociaux. Elle se construit également en distinguant les groupes internes des groupes externes, ces personnes qui à nos yeux nous ressemblent, de celles qui sont différentes. La théorie des identités sociales peut élucider les dynamiques complexes entre groupes et les alliances sociales à l’origine de controverses raciales comme celle des pêcheurs estasiatiques dans les petites villes régionales de l’Ontario.

LES GROUPES INTERNES : CEUX QUI NOUS RESSEMBLENT Les groupes internes désignent les personnes qui nous ressemblent le plus. Nous prenons soin de notre groupe interne et apprenons à socialiser avec ses membres. Nous partageons le même cadre de références quant à ce qui est « normal » en termes de communication et d’interaction. Nous saisissons inconsciemment les règles du jeu. Nous sommes plus disposés à faire des sacrifices pour notre groupe et nous n’exigeons pas toujours un retour équitable de sa part. Nous faisons preuve de générosité et ignorons plus aisément les erreurs commises par les membres de notre groupe. La vigilance envers notre groupe est aussi subtile qu’elle est puissante. Par exemple, mon « radar » personnel est plus sensible aux inconnus d’ethnicité sud-asiatique comme moi et je tends à les remarquer plus rapidement. Un réflexe que partagent mes amis juifs et homosexuels vis-à-vis leurs propres groupes. C’est cette conscience accrue des membres de leur groupe qu’ils surnomment en plaisantant le « radar juif » ou le « radar gai ».

Les groupes internes se forment autour d’identités sociales importantes, mais ils sont parfois éphémères et basés sur des critères arbitraires tels que la ville où tu habites, le sport que tu pratiques, ou même l’équipe verte ou bleue qui t’est assignée par un chercheur durant une expérience. Les données sont à ce sujet cohérentes et stables. Nous avons tendance à nous sentir naturellement bien par rapport à notre groupe interne, ce qui contribue à un sentiment identitaire positif. Nous développons par conséquent un biais pour notre groupe interne et ce biais est d’autant plus prononcé chez les membres de groupes jouissant d’un statut social privilégié. Si l’on prenait en compte les racines neurologiques des tribus, on comprendrait mieux cet attrait vers les membres de notre groupe interne, surtout quand le groupe délimite une identité sociale fondamentale, et ce qui motive cet attrait. L’immersion une vie durant dans des schémas culturels laisse des empreintes neuronales puissantes et inconscientes – nous savons intuitivement ce qui constitue un comportement « normal ». L’efficacité est un trait caractéristique des circuits neuronaux. Elle permet à l’esprit conscient de consacrer moins d’énergie à l’accomplissement d’une tâche, puisqu’il n’est pas sollicité au même degré. C’est cette même efficacité neuronale qui nous rend peu conscients et maîtres de notre comportement, de nos actions et de nos choix.

LES GROUPES EXTERNES RESSEMBLENT PAS

:

CEUX

QUI

NE

NOUS

Les groupes externes sont ces personnes que nous percevons comme différentes. Puisque nous n’avons pas été socialisés pour interagir avec des groupes externes, nous ne nous sentons pas aussi à l’aise en leur présence. Les membres de groupes externes sont « tous pareils » à nos yeux, alors que nous reconnaissons plus facilement les nuances entre les individus au sein de notre groupe. Un exemple classique ? Les traits du visage. Sans la présence de personnes est-asiatiques dans notre environnement, il nous est difficile de distinguer les différences entre les personnes d’origine vietnamienne, chinoise ou japonaise, ou encore les nuances au sein d’un groupe ethnique. Si nous ne mettons pas consciemment notre neuroplasticité à l’œuvre, nous ne développerons pas de réseaux neuronaux assez raffinés pour reconnaître ces différences ; d’où l’impression qu’ils sont « tous pareils ». Les règles autour des interactions et des relations avec les groupes externes ne sont pas toujours claires, ce qui tend à provoquer de l’angoisse, parfois consciente, d’autres fois inconsciente. Nos mécanismes innés, conçus pour chercher les schèmes familiers, cernent mal les comportements et les environnements hors groupe. Du coup, l’esprit conscient doit s’impliquer, ce qui exige de lui plus d’effort et d’énergie. Si vous avez déjà voyagé dans un pays dont vous ne maîtrisez ni la langue ni les coutumes, vous aurez sans doute déjà ressenti cet effet. C’est pourquoi la communication avec des groupes externes est souvent marquée par la frustration et la confusion, incitant l’esprit conscient à vouloir à tout prix éviter ces groupes. Tout est toujours plus exigeant quand on s’engage avec des groupes externes. Étant plus stressés, nous sommes plus sévères dans nos jugements, nous

pardonnons moins et nos attentes des groupes externes sont plus grandes. La raison ? Les normes sociales sont chargées émotionnellement et les groupes externes déstabilisent notre sens de la normalité. Une archive imposante d’études a démontré que la plupart des normes sociales deviennent visibles seulement quand elles sont brisées par le comportement d’un groupe externe (voir l’encadré Briser les normes sociales pour les rendre visibles, p. 142143). Leur conduite enfreint forcément les normes sociales acceptées ; c’est une expérience émotionnelle, particulièrement pour le groupe interne. Citons en exemple le serrement de mains – une tradition culturelle anodine en Amérique du Nord. Une « bonne » poignée de main se produit quand les corps sont éloignés de deux à trois pieds l’un de l’autre et que la main est serrée fermement en trois mouvements de haut en bas sans quitter l’autre personne des yeux. Ma socialisation m’a appris très tôt que les hommes devaient serrer fermement les mains, alors que les femmes pouvaient se permettre une poignée de main plus douce (bien que ce soit moins le cas dans le contexte de travail). Je me souviens qu’une faible poignée de main de la part d’un homme était mal vue, c’est « efféminé » (un comportement associé à un groupe externe). Bien sûr, tout dépend du contexte. Les traditions de salutation varient à travers le monde, par exemple les baisers sur les joues dans les cultures persanes et néerlandaises ou le regard indirect dans certaines cultures asiatiques. Selon des interprétations conservatrices de l’islam ou du judaïsme, on démontre le respect en s’abstenant de serrer la main ou de toucher physiquement les

personnes du sexe opposé qui ne sont pas membres de la famille. Après le 11 septembre, la simple poignée de main déclenchait des réactions anti-religieuses. Beaucoup de gens, dont des politiciens des deux côtés de l’Atlantique, étaient offusqués par des musulmans ou des juifs conservateurs qui refusaient de serrer la main à des membres du sexe opposé14.

Briser les normes sociales pour les rendre visibles Des études d’observation réalisées par des théoriciens, dont Harold Garfinkel, démontrent que bien de normes et pratiques sociales (attentes normatives) sont prises pour acquises. Elles deviennent visibles seulement quand elles sont brisées. Les gens se fient aux attentes normatives dans leurs interactions quotidiennes : se placer dans une file d’attente, garder une certaine distance durant une conversation, monter dans l’autobus et s’asseoir... Les personnes exécutent souvent ces tâches « banales » sans se poser de questions et n’en prennent conscience que lorsque les normes sont violées ou « transgressées ». Comme l’a illustré Garfinkel, rendre les scènes communes visibles c’est aussi les révéler. Un inconnu qui se tient trop proche durant une conversation peut susciter un certain malaise. Les gens sont irrités et peuvent même se mettre en colère si une personne ne respecte pas la file et se place tout de suite devant tout le monde.

Des expériences de transgression des normes qui perturbent les routines dévoilent les pratiques prises pour acquises. Dans une étude de ce type, des étudiants sont invités à agir comme s’ils étaient des locataires chez eux. Les parents ont réagi au comportement étrange et ont exigé des explications. Dans le cadre d’une autre expérience, Stanley Milgram a examiné les réactions aux intrus dans les files d’attente au métro. Ce qu’on entend par file d’attente varie d’une culture à l’autre, ouvrant ainsi une « fenêtre » à certaines situations sociales et à la manière dont des cultures diverses les interprètent. Les gens tendent à réagir aux intrusions de manière défensive ou en voulant corriger l’erreur afin de maintenir l’intégrité de la file. La pratique de la file d’attente devient du coup visible quand quelqu’un ne respecte pas les règles ; les personnes présentes tentent alors de rétablir l’ordre. Références : Harold Garfinkel et al., Recherches en ethnométhodologie, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 28-29. Stanley Milgram et al., « Response to Intrusion into Waiting Lines », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 51, n° 4, 1986, p. 683-689. George Ritzer, Ethnomethodology in Sociological Theory, 8e éd., New York, NY, McGraw-Hill, 2011, p. 397-398.

Donc, les normes sociales habituellement invisibles peuvent soulever les émotions et provoquer des controverses quand elles sont brisées. C’est possible que de telles répercussions soient aussi le fruit de l’évolution, dans le sens où elles rappelaient les membres d’une tribu à l’ordre quand ils n’étaient pas encore très nombreux. Mais c’est beaucoup moins utile dans un village global. Dans l’histoire qui a introduit ce chapitre, la réaction violente des pêcheurs blancs envers leurs pairs d’origine est-asiatique exposait les dynamiques entre groupes internes et groupes externes. Décortiquons un peu plus ce qui est arrivé : Les victimes s’identifient avec le groupe interne est-asiatique. De leur point de vue, le groupe externe désigne les habitants blancs de la zone. Les agresseurs font partie du groupe interne blanc (les habitants locaux). Pour eux, le groupe externe, ce sont les pêcheurs d’origine est-asiatique. Certaines des victimes étaient aussi des personnes blanches, car elles avaient des liens d’amitié avec les pêcheurs canadiens d’origine est-asiatique. On peut les inclure dans le groupe interne d’amis blancs des pêcheurs est-asiatiques. Leur groupe externe serait aussi celui des habitants blancs de la zone, même s’ils appartiennent tous au groupe interne plus large des personnes blanches dans la société. Étonnamment, et les victimes et les agresseurs partagent une identité sociale commune : ils sont tous membres du groupe interne des pêcheurs. Toute personne qui ne s’intéresse pas à la pêche comme activité récréative ferait partie du groupe externe. Bref, les groupes internes et externes sont des concepts relatifs, délimités par la perspective de l’individu (et du groupe). Nous sommes tous inscrits simultanément dans une variété de groupes

internes et, inévitablement, de groupes externes. Cependant, une dimension cruciale de l’histoire des pêcheurs est-asiatiques reste à examiner plus attentivement dans le prochain chapitre : le pouvoir.

Groupes dominants et non dominants Nous appartenons tous à des groupes internes ou externes qui sont relatifs les uns aux autres. Lorsque des dynamiques de pouvoir entrent en jeu, un groupe interne peut se transformer en un groupe dominant. Voici quelques exemples de groupes au statut social élevé qui jouissent d’un certain pouvoir culturel et institutionnel : Le genre : les hommes constituent le groupe interne le plus puissant en Amérique du Nord et dans le monde au niveau du genre. Ils dominent toutes les positions d’autorité et de prise de décision dans les diverses institutions sociétales (le gouvernement, le milieu des affaires, les médias, la police, etc.). Dans cette perspective, les femmes et les personnes transgenres sont des groupes non dominants ou minoritaires. La race : les membres du groupe interne dominant au niveau de la race en Amérique du Nord partagent des origines ethniques blanches et européennes et contrôlent les leviers du pouvoir dans les secteurs public et privé et des organismes sans but lucratif. Les personnes racisées et autochtones sont non dominantes et, par conséquent, proportionnellement sous-représentées dans les sphères du pouvoir social. (Ce ne serait pas difficile de soutenir que les personnes blanches dominent sur le plan global, bien qu’elles

soient démographiquement moins nombreuses que les personnes racisées et autochtones.) La validité : les personnes valides sont privilégiées nationalement et globalement ; les sociétés sont exclusivement organisées en fonction de leurs besoins. On accorde beaucoup moins d’attention et de considération aux personnes handicapées dont le statut est non dominant ou minoritaire. L’orientation sexuelle : les hétérosexuels sont le groupe interne le plus puissant en ce qui a trait à l’orientation sexuelle. Les personnes de diverses identités sexuelles appartiennent au groupe externe. La classe : le groupe dominant en matière de revenu comprend les salariés des classes moyennes et supérieures. Les ouvriers et les pauvres font partie du groupe économique externe. Référence : Lopes et Thomas, Dancing on Live Embers : Challenging Racism in Organizations, Toronto, Between the Lines, 2006, p. 263-272.

LES GROUPES DOMINANTS ET NON DOMINANTS LE DÉSÉQUILIBRE DU POUVOIR Le pouvoir social des groupes dans l’histoire a un impact sur la manière dont elle est racontée et interprétée. Les groupes internes ne jouissent pas tous nécessairement du même statut ou pouvoir au sein d’une société – c’est là un point essentiel pour comprendre les dynamiques entre groupes.

Pour des raisons historiques, socioéconomiques et politiques – la guerre, la colonisation, les normes religieuses ou culturelles, entre autres – il y a toujours eu dans la société des groupes dotés d’un statut social élevé et d’autres défavorisés par un statut social inférieur (autrement dit, des groupes dominants et non dominants). Rendre compte du rôle du pouvoir dans la controverse autour de la pêche permet de mieux saisir l’enchevêtrement des dynamiques tribales et raciales (voir l’encadré Groupes dominants et non dominants, p. 145-146).

LES DYNAMIQUES TRIBALES DANS LA CONTROVERSE DES PÊCHEURS ASIATIQUES Le groupe interne dominant dans la région où les incidents avec les pêcheurs est-asiatiques ont eu lieu est – à l’instar du reste de la nation – blanc. Ici, les personnes racisées et autochtones représentent moins de 4 % de la population15. Le groupe externe ciblé était celui des pêcheurs d’origine est-asiatique. L’enquête réalisée par la Commission ontarienne des droits de la personne a identifié un facteur contextuel : la concurrence pour des espaces et des ressources limités. Au fil du temps, il était devenu plus difficile de trouver des espaces consacrés à la pêche et à d’autres activités récréatives dans les lieux publics le long des cours d’eau, tels que les quais, les jetées et les ponts16. C’est bien possible que les pêcheurs blancs de la région ressentaient plus fortement cette concurrence que d’autres groupes. De plus en plus de gens de diverses origines se servaient de trous de pêche auparavant connus et utilisés seulement par les habitants locaux. Or, le groupe interne dominant s’est focalisé sur le groupe

externe le plus évident – les Canadiens d’origine estasiatique – plutôt que sur d’autres pêcheurs blancs qui étaient tout aussi « externes », mais moins visibles à cet égard. Le rapport de la CODP a souligné ce point :

Étant particulièrement visibles et présumés « étrangers », les Canadiennes et Canadiens d’origine asiatique peuvent également faire l’objet d’un degré de surveillance plus élevé comparativement à d’autres personnes. À titre d’exemple, les personnes faisant part, dans leur déposition, de leurs inquiétudes relativement aux pratiques des pêcheurs canadiens d’origine asiatique se servaient fréquemment d’un incident s’étant produit bien souvent de nombreuses années auparavant pour énoncer des affirmations désobligeantes à l’égard de la communauté des pêcheurs canadiens d’origine asiatique dans son ensemble17.

Plus tôt dans ce chapitre, j’avais noté le fait qu’un groupe déjà stressé tend à juger plus sévèrement les groupes externes. Les préjugés des groupes internes (ces circuits neuronaux surexploités) attisent la vigilance et les attitudes critiques envers les membres de groupes externes ; les gaffes et maladresses de ces derniers semblent plus prononcées. L’enquête a révélé que les habitants locaux étaient portés rapidement vers des généralisations négatives. Une personne locale avait conclu que les Asiatiques n’avaient aucun respect pour le Canada après avoir vu une fois un pêcheur asiatique

quitter les lieux sans ramasser ses déchets. Une autre a accusé les Asiatiques de « violer nos lacs » à la suite d’un seul incident où il aurait surpris des pêcheurs canadiens d’origine est-asiatique conserver des poissons trop petits. La CODP trouvait que certains habitants locaux blancs ne se gênaient pas d’exprimer ouvertement leur hostilité envers les Canadiens d’origine asiatique. Ils faisaient « une distinction entre les “Asiatiques” et les “Canadiennes et Canadiens”, et affirmaient que les “Asiatiques conservent tout ce qu’ils pêchent, n’ont aucun respect pour le pays, ont la réputation de tricher” et “ne respectent pas les lois et les normes du Canada en matière de bienséance” ». Pourtant l’enquête n’avait déterré aucune preuve qu’un groupe en particulier violait les lois plus que d’autres. La psychologie des dynamiques de groupe est telle que même si un pêcheur blanc laissait traîner ses déchets ou pêchait illégalement, il aurait droit à plus d’indulgence en tant que membre du groupe interne et subirait peu (ou pas) de conséquences. Notons que l’enquête n’a enregistré aucun cas de harcèlement visant des Blancs non locaux aux pratiques semblables (sauf quand ils étaient perçus comme étant les amis du groupe externe racisé). Citons l’enquête :

Dans chaque collectivité, il y a des personnes qui ne respectent pas les règlements, qui manquent de respect envers les autres ou qui enfreignent les lois. [...] Ce qui est inquiétant, c’est que des pêcheurs canadiens d’origine asiatique, du fait de leur non-appartenance visible à des collectivités relativement homogènes, fassent l’objet de

regards insistants, de manière tout à fait disproportionnée, et soient considérés comme étant plus susceptibles que les autres Canadiennes et Canadiens d’enfreindre la loi, le résultat étant que l’ensemble des pêcheurs canadiens d’origine asiatique est considéré ou traité avec hostilité18.

La majorité des habitants locaux blancs qui ont soumis des dépositions officielles à l’enquête se sont attardés sur les pêcheurs d’origine est-asiatique tout en niant que la race soit un facteur. C’est là une autre manifestation des préjugés propres aux groupes internes – on se précipite à pointer du doigt les gaffes et les erreurs des membres du groupe externe pour expliquer la montée des tensions et des agressions. Autrement dit, les groupes externes ne sont pas seulement les cibles de menaces et d’agressions, ils sont aussi responsables de la violence dont ils sont victimes. Remarquez que les personnes blanches dans l’histoire se désignent et sont reconnues comme des « Canadiens » et alors que les Canadiens d’origine est-asiatique requièrent un tiret ou une qualification, parfois ils sont même traités de « non Canadiens » par les habitants de la région. Il est là le pouvoir du groupe interne dominant : se définir comme normal, se regarder avec fierté et percevoir et définir souvent par contraste tous les autres groupes comme une menace et des rivaux. Le pouvoir de définir ce qui est « normal » fait partie de ces pouvoirs systémiques généralement invisibles au groupe dominant lui-même. Invisibles oui, mais pas sans conséquence. C’est assez dévastateur de constater qu’être blanche garantirait à une personne

un meilleur traitement dans la salle d’urgence ou encore qu’avoir un nom qui sonne anglophone ou francophone lui accorderait 40 à 50 % plus de chance d’être convoquée à un entretien pour un poste. C’est un avantage invisible, un élan qui agit constamment en faveur du groupe dominant, et influence les valeurs et les normes culturelles et institutionnelles19. Les préjugés des groupes dominants passent facilement de l’étape des généralisations et des croyances erronées à celle des hostilités déclarées envers les membres des groupes externes, comme nous l’avons vu dans le cas des lieux publics contestés par les pêcheurs. Ce type de phénomène se produit partout ailleurs dans le monde. Ici, il s’agit du groupe interne de Blancs dominants qui tentent littéralement de repousser le groupe externe de Canadiens d’origine est-asiatique dans le contexte des activités de pêche au sud de l’Ontario. Au Myanmar (l’ex-Birmanie), c’est la majorité bouddhiste qui se livre à des représailles contre une minorité musulmane20. Au Pakistan, le groupe interne de musulmans sunnites est légalement autorisé à persécuter les groupes externes de musulmans ahmadis21. Poussée à l’extrême, la manifestation ultime de la violence des préjugés de groupes internes, c’est le génocide. Le génocide rwandais de 1994 a été perpétré par la majorité hutu contre la minorité tutsie22.

COMPÉTENCE INTERNE 4 : L’EMPATHIE Catégoriser est un comportement humain normal. C’est aussi tout à fait normal de ressentir de l’anxiété et de retomber en mode pilote automatique face à des situations difficiles impliquant des groupes externes23. Cependant, les préjugés inconscients et les stéréotypes

sont destructifs, particulièrement pour les groupes historiquement non dominants. Alors comment gérer la tendance à catégoriser ? Comment réduire le clivage eux / nous qui semble découler à la fois des gènes et de la culture ? L’empathie est un bon point de départ. L’empathie, c’est faire preuve de sensibilité envers les émotions des autres, être à l’écoute de leurs sentiments, besoins, perspectives et inquiétudes. Bien que nous ne pourrons jamais vraiment « savoir » ce que vit une autre personne, ni réellement « être dans sa peau », l’empathie nous permet d’avancer pas mal loin dans cette voie. Les personnes empathiques ont le don de comprendre et de répondre aux besoins des autres, tant dans leur vie personnelle que professionnelle. Le spécialiste des émotions Daniel Goleman décrit l’empathie comme suit :

Enfin, dans un contexte de mondialisation accrue, l’empathie apparaît comme une compétence critique tant pour s’entendre avec des collègues d’horizons divers que pour commercer avec les individus d’autres cultures. Le dialogue transculturel n’est jamais à l’abri de mauvaises interprétations ou de malentendus. L’empathie est un antidote qui « branche » les individus sur les subtilités du langage du corps, ou leur permet d’entendre les messages émotionnels derrière les mots24.

Développer de l’empathie envers les autres est intimement lié aux compétences internes de la conscience de soi et de l’autorégulation. Comme l’illustre l’exemple suivant, nous pouvons être pris au dépourvu par le réflexe eux / nous subtilement et sans s’y attendre. Mais s’entraîner à en prendre conscience durant l’acte peut contribuer à élargir le cercle du « nous ».

ON NE S’EST PAS VUS EN TÊTE À TÊTE J’avais du mal à me concentrer durant une séance de dînerformation sur les techniques de collecte de fonds pour la fondation charitable du bureau. Quelque chose clochait dans les maniérismes de la gérante, Giselle, qui faisait une présentation. Ses yeux – elle les gardait presque fermés pendant tout son discours devant notre groupe de 30 personnes. Bien qu’elle se tenait droite, la tête haute et qu’elle souriait constamment, elle avait le regard fixé sur ses pieds. C’était très déconcertant, du moins pour moi. Plus je l’observais, plus je me sentais inconfortable et même un peu agité. Toute une marée de pensées me passait par la tête : Estce qu’elle sait qu’elle regarde si souvent vers le bas ? Les autres, l’ont-ils remarqué ? Bien sûr qu’ils l’ont remarqué ! Impossible de ne pas le voir ! C’est sûr qu’elle en est consciente – quelqu’un doit lui en avoir parlé avant de la promouvoir au poste de gérante. Devraisje l’évoquer ? Ai-je le droit de l’approcher ? Et ainsi de suite... Je me suis rendu compte de mon bavardage intérieur et de mon malaise. Alors j’ai pris une grande respiration et j’ai fait du ménage dans mes émotions. J’ai découvert que j’étais gêné pour elle, et que c’était assez puissant pour me donner l’envie de quitter la

présentation. Son tic inhabituel me poussait à vouloir l’éviter. J’ai remarqué également le désir de me tourner vers la personne à côté et faire du papotage sur son compte. À la place, je me suis arrêté et me suis attardé sur ce qui se passait dans mon corps. J’ai nommé silencieusement mon malaise et le désir de partir et de bavarder. Cet exercice d’autoréflexion m’a aidé à changer de vitesse, éveillant ma curiosité à l’égard de Giselle et de moi-même. J’ai enfin allumé : fermer les yeux durant une présentation était un comportement de groupe externe. De mon point de vue, elle brisait la norme sociale de ce qui constituait « une bonne présentation ». Et, comme nous l’avons déjà évoqué, briser une norme sociale est souvent une expérience chargée d’émotions. Je suis revenu sur mes interactions précédentes avec la gérante. Nous avions parlé à plusieurs reprises durant mes rendez-vous de consultation dans sa firme de comptabilité. Elle avait évité mon regard durant ces conversations aussi. J’étais cependant inconscient de la gravité de la situation jusqu’au moment où elle s’est présentée devant notre groupe. Ça m’a tout à coup frappé. Et si elle était tout simplement nerveuse et extrêmement timide ? Je n’avais pas envisagé cette possibilité, car mes sentiments d’inconfort m’empêchaient de réfléchir. Grâce à cette constatation, j’ai pu dépasser son comportement excentrique et m’ouvrir à l’empathie. Malgré sa timidité, elle se présente devant un groupe. Elle s’efforce de faire des choses qui lui sont difficiles. D’accord – ça, c’est du courage ! Des sentiments d’admiration, de compréhension

et de compassion se sont introduits, réduisant le malaise que je ressentais au départ. Je me rappelle avoir regardé autour de moi pour sonder les autres. J’ai vérifié rapidement le langage corporel dans la salle sans discerner des indices quant aux émotions de mes collègues. C’est une équipe généralement très agréable, cordiale et amicale et, comme toujours, tous semblaient écouter attentivement. Peut-être que c’était juste moi ? À la fin de la présentation, nous nous sommes tous séparés. Quelques jours plus tard, on a cité le nom de Giselle dans une conversation avec un couple de personnes. La réaction était instantanée, comme si on avait brassé une cannette de soda et qu’elle attendait le moment opportun pour exploser : « Elle est tellement bizarre ! Elle a gardé les yeux fermés tout le long ! » s’est exclamée l’une, à propos de la présentation. « Je pensais qu’elle était aveugle – je te le jure ! » a renchéri l’autre. « Comment se fait-il qu’elle est gérante ? Pour ce poste, il faudrait savoir présenter devant un public, non ? » C’était clair que je n’avais pas été le seul à remarquer son comportement. J’étais aussi tout à fait certain que leurs commentaires découlaient spécifiquement de la présentation de Giselle. Elle venait de commencer et ils n’avaient pas encore eu l’occasion de travailler avec elle directement. « Je pense qu’elle est profondément timide » ai-je avancé tout simplement, sans les juger. « Oh », répond la première personne, le visage et le ton adoucis. Apparemment, cette possibilité n’avait pas été considérée. La deuxième personne s’est éloignée en murmurant quelque chose. Je ne pourrai pas être certain de l’impact de mes mots, mais leur

langage corporel me laisse croire que mes mots avaient eu un effet. À leurs yeux, me semble-t-il, Giselle s’était transformée d’une personne « bizarre » au comportement imprévisible et difficile à interpréter en une personne « timide », un état tout à fait compréhensible qui suscite l’empathie de mes collègues. Si l’on se fiait à la réaction inconfortable partagée avec mes deux collègues, il semblerait que Giselle avait été associée à un groupe externe basé sur une certaine idée « du langage corporel préféré durant une présentation ». Nous avions tous les trois ressenti un tas de sentiments vis-à-vis de Giselle qui se sont traduits par un jugement négatif immédiat à son égard en tant que personne. Or, contrairement à mes deux collègues, j’ai pu prendre acte de mes pensées et émotions peu généreuses et déplacer quelque chose en moi (et peut-être chez mes deux collègues aussi). Comme le dit le dicton : si vous le nommez, vous l’apprivoisez. L’esprit réflexif est plus engagé lorsqu’on prête attention à ce qui se passe autour de soi. C’est ainsi qu’on arrive à évacuer les processus inconscients qui nous poussent à nous comporter moins généreusement. La curiosité fait grandir la compréhension – chez nous-mêmes et chez les autres – et l’empathie conduit à une acceptation plus approfondie des différences, surtout lors des interactions avec des membres de groupes externes.

DES OUTILS POUR FAVORISER L’EMPATHIE Les chercheurs C. Daniel Batson et Nadia Y. Ahmad de l’Université du Kansas ont proposé différentes méthodes pour nourrir l’empathie, dont les suivantes25 :

les médiums tels que les livres, la télévision, les films ou les ressources en ligne qui offrent des points de vue différents du nôtre ; les dialogues interculturels entre groupes en conflit, ainsi que les camps de paix et le partage de récits de vie personnels ; les activités de simulation de discrimination qui permettent aux participants de vivre les expériences de personnes marginalisées ; les programmes éducatifs conçus afin de renforcer les sentiments positifs à l’égard des autres. L’empathie commence par une profonde capacité d’écoute et de curiosité, à la fois pour nous et pour la personne ou le groupe avec qui nous interagissons. Les questions suivantes m’ont lancé sur la voie de l’empathie : Suis-je à l’écoute de l’autre personne ou du groupe qui s’exprime ? Quels sentiments se cachent derrière les mots qui sont dits ? Qu’est-ce que je ressens en les écoutant et quels jugements remontent en moi ? (Nommez-les.) De quelles façons ces sentiments et réactions entravent-ils la compréhension de ce qui se dit ? Comment me sentirais-je si j’étais à leur place, si je subissais les mêmes circonstances ? Comment se sentent-ils en ce moment et de quoi ont-ils besoin ? En ce qui concerne plus spécifiquement les enjeux de la race et de la différence, voici quelques questions qui me semblent utiles, surtout dans les interactions avec des membres de groupes externes : Quelles sont les identités sociales – les leurs et les miennes – impliquées dans notre interaction ?

La situation met-elle en jeu des identités dominantes et non dominantes ? De quelles façons celles-ci renforcent ou minentelles la conversation ? Si la personne ou les personnes font partie de mon groupe externe, dans quelle mesure cet aspect limite-t-il, de part et d’autre, ce que nous entendons et comment nous l’interprétons ? Suis-je conscient de mes biais, présomptions et stéréotypes durant l’interaction ? Mon manque de connaissances historiques m’empêche-t-il de comprendre la personne, le groupe ou l’enjeu ? Comment vivent-ils cette expérience de dialogue avec moi (mon écoute et mes propos) ? Quelles questions respectueuses pourrais-je poser afin de mieux comprendre la personne, le groupe, l’enjeu et les circonstances ? Et si je me mettais dans leur peau pendant une journée, qu’estce que j’apprendrais ? L’empathie fonctionne en tandem avec d’autres compétences internes telles que la conscience de soi, la méditation et l’autorégulation. Ceux qui arrivent à évaluer plus précisément les sensations au sein de leur propre corps, nous indiquent les études, par exemple les variations dans leur rythme cardiaque, sont aussi plus sensibles aux émotions des autres26. Et une connaissance plus approfondie de ce qui se déroule à l’intérieur de son propre corps est un élément clé de la pratique de la méditation de la pleine conscience. Par ailleurs, l’autorégulation est nécessaire si l’on veut s’ouvrir au pouvoir de la curiosité, surtout dans les interactions chargées d’émotions. C’est en combinant ces compétences internes et débusquant les liens entre elles que nous arriverons à débloquer la dernière

dimension inconsciente abordée par l’approche Vivre la diversité : le pouvoir. 1 ndlt : Il n’existe pas d’équivalent en français au terme nipper-tipping. Il renvoie à l’acte raciste de pousser agressivement une personne d’origine est-asiatique dans le dos pour la faire basculer dans l’eau. Le « nipper » renvoie ici péjorativement à « nippon », c’est-à-dire une personne d’origine japonaise. 2 Commission ontarienne des droits de la personne (CODP), « Conclusions préliminaires : Commission d’enquête sur les agressions contre des pêcheurs canadiens d’origine asiatique », http://www.ohrc.on.ca/, décembre 2007. 3 Ibid. 4 Ibid. 5 Myers, « The Powers and Perils of Intuition », op. cit., p. 31. 6 Norman Doidge, Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau : guérir grâce à la neuroplasticité, Paris, Belfond, 2010, p. 328-332. 7 Robert Jensen, The Heart of Whiteness : Confronting Race, Racism and White Privilege, San Francisco, City Lights Books, 2005, p. 14. 8 William B. Gudykunst, Bridging Differences : Effective Intergroup Communications, 3e éd., Thousand Oaks, CA, Sage Publications, 1998, p. 40-42. 9 Banaji et Greenwald, Blind Spot, op. cit., p. 132-133. 10 Gudykunst, Bridging Differences, op. cit., p. 40-48. 11 Ibid., p. 42. 12 Ibid., p. 14. 13 Jeanne Maglaty, « When Did Girls Start Wearing Pink ? », Smithsonian Magazine, www.smithsonianmag.com, 7 avril 2011. 14 Martin Smith, « I Cannot Shake Your Hand, Sir. I’m a Muslim and You’re a Man », The Daily Mail Online, www.dailymail.co.uk, 20 janvier 2007 ; Andy Levy-Ajzenkopf, « Deputy Mayor Offended by Handshake Snub », The Canadian Jewish News, www.cjnews.com, 14 février 2008 ; Farooq Sulehria, « And Now the ‘Handshake’ Issue », The News International, http://thenews.jang.com.pk, 18 mars 2010. 15 CODP, « Conclusions préliminaires », op. cit. 16 Ibid. 17 Ibid. 18 Ibid. 19 Shawn O. Utsey, Joseph G. Ponterotto, et Jerlym S. Porter, « Prejudice and Racism, Year 2008—Still Going Strong : Research on Reducing Prejudice with Recommended Methodological Advances », Journal of Counseling and Development, 22 juin 2008, p. 2-4. 20 Associated Press, « U.N. : Dozens of Muslims Massacred by Buddhists in Burma », www.cbsnews.com, 24 janvier 2014. 21 BBC News Asia, « Pain of Pakistan’s Outcast Ahmadis », www.bbc.com, 30 septembre 2014. 22 PBS Frontline, « The Triumph of Evil : 100 Days of Slaughter : A Chronology of US/UN Actions », www.pbs.org, janvier 1999. 23 Gudykunst, Bridging Differences, op. cit., p. 31-32.

24 Goleman, Boyatzis, et McKee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 74. 25 C. Daniel Batson et Nadia Y. Ahmad, « Using Empathy to Improve Intergroup Attitudes and Relations », Social Issues and Policy Review, vol. 3, n° 1, 2009, p. 141-177. 26 Siegel, Mindsight, op. cit., p. 60-62.

5 POUVOIR LA FORCE QUI NOUS DIVISE

LA RÉBELLION DE MARCO Marco déteste la police. On l’a encore retiré de sa communauté et embarrassé devant ses pairs. Les deux dernières fois, il s’agissait d’infractions mineures du genre : franchir les limites de la ville et gueuler un peu trop fort. Je me demande ce qu’il va faire aujourd’hui. Ira-t-il en prison ? Ce serait un autre exercice d’humiliation. La dernière fois, il s’était évadé et avait semé la pagaille dans les trois communautés voisines, criant au complot et à l’injustice. Les gens ne le regardaient même pas. Ils se contentaient de l’ignorer. Une part de moi se sent mal pour lui. Il n’a pas la moindre idée des préjugés à son sujet, ni que les chances ne sont pas de son côté. La police, alertée par des rumeurs de vente de drogue, effectue tout à coup une « perquisition et saisie » dans la communauté de Marco. On somme les résidents de se ranger dans la rue comme des criminels pendant que la police met à sac leurs humbles bâtiments et maisons. Et ce, alors que la communauté vient à peine de reconstruire à la suite des crues subites. Et encore, les gens des communautés voisines ne lèvent pas les yeux. Le sort de Marco et de sa communauté, Orangeval, tombe dans l’indifférence générale. De quoi démoraliser Marco et les résidents d’Orangeval. Je vois l’impuissance s’emparer d’eux. Marco finira par rallier d’autres à sa rébellion. Et tout va basculer. Je le sais. On aboutit toujours au même endroit. Ce n’est pas la première fois que je fais ça. Il s’agit ici d’une activité expérientielle ; son nom : Le jeu de la ville. Nous nous en servons dans nos programmes de leadership

afin de sensibiliser les participants à la distribution sociale du pouvoir dans la société. Nous y explorons les concepts de privilège – un avantage ou un statut non mérité basé sur l’identité – et son contraire, la marginalisation – lorsqu’un désavantage ou statut moindre est associé à une identité. J’ai organisé cette activité au moins une douzaine de fois dans 5 pays différents avec des jeunes adultes de 17 à 24 ans et les résultats sont toujours les mêmes. Voici le déroulement : 50 à 70 participants sont divisés en trois groupes dont les noms renvoient à des couleurs, par exemple Rougeval, Orangeval et Bleuval. On leur explique que Le jeu de la ville est une activité compétitive dont le but est de renforcer le sentiment d’équipe. L’objectif ? Développer un modèle de la ville idéale en utilisant uniquement du papier, du ruban adhésif, des ciseaux et leur imagination. Bien sûr, le but véritable de l’exercice n’est pas révélé. Dans une grande salle, on assigne à chaque équipe un espace délimité par un ruban de masquage, laissant aux membres juste assez de place pour former un cercle. Dans cet espace restreint, les membres de l’équipe doivent collaborer pour concevoir et fabriquer leur modèle de communauté idéale. Les gagnants et les perdants sont annoncés à la fin du jeu. Pour assurer le respect du protocole, des facilitateurs sont choisis parmi les pairs et invités à occuper des rôles différents. Le bureau du maire approuve les plans et les budgets et détermine le gagnant. Plusieurs personnes deviennent des policiers dont la responsabilité consiste à vérifier l’application et le respect des règles. Les équipes ont 90 minutes pour terminer la tâche. À titre de directeur de l’activité, j’explique les consignes et je veille sur le bon

déroulement du jeu. Ce que les participants ne savent pas cependant, c’est que le jeu est complètement truqué. On a déjà prédéterminé quelle communauté réussira et laquelle échouera. Dans ce cas-ci, l’équipe rouge – qui est aussi la moins nombreuse – recevra le plus de soutien. L’orange – la plus nombreuse – sera confrontée aux plus grands obstacles, et l’équipe bleue se retrouvera à mi-chemin entre les deux tant au niveau du nombre de ses membres que du soutien qui lui est accordé. Le plan et le budget des Rouges sont approuvés dès la première soumission peu importe le contenu ou la qualité, ce qui permet à l’équipe de procéder à la construction de leur maquette dès les premières 10 ou 15 minutes. Le plan des Oranges est refusé à plusieurs reprises et, par conséquent, l’équipe n’entame la construction que 30 minutes plus tard. Les Bleus doivent également se rattraper après quelques accrocs, mais pas au même degré que les Oranges. La police s’acharne très vite sur les Oranges, d’abord en les surveillant pour qu’ils ne franchissent pas la limite marquée par le ruban. Un ou deux membres sont éventuellement retirés du groupe et placés dans un coin désigné « prison ». En prison, les « briseurs de règles » sont obligés de faire des push-ups, chanter des chansons ou réciter des apologies poétiques maladroites pendant quelques minutes en guise de punition. C’est d’abord plutôt drôle, mais au bout d’un moment, ça commence à tomber sur les nerfs de ceux qui, comme Marco, sont régulièrement visés. À l’autre bout du spectre, l’équipe des Rouges reçoit des éloges pour tout ce qu’elle fait, profite d’un accès incomparable aux ressources (ruban supplémentaire, marqueurs, etc.) et elle a même droit à des visites

directes du bureau du maire. Les Bleus, quant à eux, essuient quelques revers, mais pas autant que le groupe ciblé. À titre de directeur du jeu, j’agis de façon sournoise pour maximiser le clivage entre les privilégiés et les marginalisés. Mes interactions, mots et gestes, surtout avec l’équipe victime, sont imprégnés de duplicité. Je prétends être préoccupé par les accusations de « brutalité policière » et d’« iniquité » et leur promets un suivi auprès du bureau du maire et de la police. Mais puisque le complot est déjà joué, la situation ne s’améliore pas. De temps à autre, pour faire preuve d’authenticité, je réprimande un policier ou je m’arrange pour libérer quelqu’un de la prison. Les choses vont du mal au pire plus on avance dans le jeu. Les désastres s’empilent pour la communauté victime des Oranges. Catastrophes naturelles, perquisitions de drogue, dézonage arbitraire réduisant leur espace déjà surpeuplé... Chaque fois que le groupe avance d’un pas, un incident malheureux les ramène à la case départ. Le résultat final est prévisible. La ville du groupe privilégié, les Rouges, est superbement organisée, dotée d’une infrastructure fabuleuse, avec des quartiers commerciaux et résidentiels, des hôpitaux, des écoles et des centres communautaires, sans oublier les aéroports, les parcs d’attractions et les plages. Le groupe moyen, les Bleus, a réussi à développer un modèle intéressant, mais qui n’a pas la sophistication de la ville rouge. Enfin, les Oranges, groupe ciblé et systématiquement malmené, est généralement noyé dans un marais de papiers froissés et de structures délabrées, ses membres agités et criant à la révolte.

Face aux ébats et au chaos, les observateurs de l’activité ont souvent du mal à contenir leur réaction. C’est tellement évident que c’est difficile de ne pas en rire. Alors quel est le but ? Quelles leçons sur les enjeux du privilège et du pouvoir peut-on tirer d’un exercice où tout a été si clairement manipulé ? Si ce qui se produisait était évident pour les observateurs, il ne l’était pas pour les participants. La plupart des participants ne voyaient pas ce qui se passait devant leurs yeux. C’est là une leçon fondamentale. Rappelons qu’on leur avait dit qu’il s’agissait d’une compétition. Par conséquent, ils étaient tous entièrement centrés sur la construction de leur modèle de ville idéale (autrement dit, ils vaquaient à leurs affaires, occupés par la vie, comme nous tous). L’apprentissage ne commence qu’une fois conclu Le jeu de la ville, lors des séances de retour sur l’activité. La cloche sonne, indiquant la fin du jeu, mais tous les conspirateurs restent dans leurs rôles. Le bureau du maire annonce aux groupes installés autour de leurs villes modèles l’équipe gagnante, celle en deuxième position et celle au dernier rang, le tout culminant par des hourras et des applaudissements. Pour augmenter la pression, chaque équipe est invitée à faire un petit tour des créations de leurs adversaires. Ça soulève les émotions dans une ambiance déjà chargée. La fierté rayonne des membres de l’équipe gagnante qui montrent aux autres leur ville fabuleuse, tandis que l’équipe en dernière position, prise avec son bidonville mal conçu, arrive à peine à cacher son embarras, sa honte et même sa colère.

Après le tour de ville, je pose à chacun des groupes la même question : « quels facteurs ont eu, selon vous, un impact sur votre succès et votre échec ? » Le contraste entre les réflexions de l’équipe gagnante et de l’équipe perdante est particulièrement intéressant. L’équipe gagnante dit presque toujours la même chose. Elle doit son succès à l’élaboration d’un plan, à la répartition des tâches et à l’esprit collaboratif entre les membres. L’équipe est vraiment fière de ses réalisations. Et en tant que groupe, les membres n’ont presque jamais eu l’impression d’être favorisés par le bureau du maire ou la police. Ils sont convaincus d’avoir mérité le premier prix grâce à leurs efforts et à leur travail acharné. Étonnamment, ils n’étaient souvent pas conscients de ce qui se passait ailleurs dans la salle, malgré le chaos et les malheurs qui s’abattaient sur l’équipe persécutée. La perspective des membres de l’équipe perdante, les Oranges, est généralement différente. Beaucoup se sentaient injustement ciblés et régulièrement harcelés par la police pour de petites infractions. Ils citaient les perquisitions de drogue et les catastrophes naturelles qui avaient dévasté leur communauté, anéantissant tout ce qu’ils avaient réussi à construire. Il arrive souvent que les membres du groupe se fassent des reproches : le manque de leadership et de collaboration, et les dérapages de certains de leurs membres. Puis, la grande révélation. Nous laissons tomber nos masques et nous leur avouons que le jeu était truqué. Encore une fois, les réactions étaient attendues. Le groupe persécuté éclate de joie – nous le savions ! – alors que le

groupe privilégié est découragé et souvent réduit au silence. S’ensuit une conversation riche. Nous réfléchissons ensemble à la relation entre ce jeu et la vie réelle et aux dynamiques de privilège et de marginalisation. Ayant organisé cette activité à maintes reprises, j’en ai tiré des observations transférables à d’autres circonstances. En voici trois. Premièrement, peu importe notre identité ou qui nous sommes, nous voyons rarement nos privilèges. Même dans le cas d’une activité expérientielle, comme Le jeu de la ville, où les conditions sont clairement inéquitables, les privilégiés sont aveugles au traitement préférentiel qu’ils reçoivent. Nous sommes tous à cet égard dans le même bateau : les privilèges qui semblent si évidents de l’extérieur ne le sont pas pour ceux qui en profitent. Deuxièmement, les privilégiés tendent à être centrés sur leur propre travail et leurs défis. Ils ne voient donc pas la manière dont le système récompense leurs efforts tout en empêchant d’autres d’avancer en fonction de facteurs aussi aléatoires que l’identité sociale. (N’oublions pas les études autour des CV et des biais basés sur les noms des candidats. Combien de personnes aux noms à consonance blanche seraient-elles conscientes de cet avantage significatif sur le marché du travail ?) Finalement, nous nous assurons toujours de composer des groupes diversifiés pour Le jeu de la ville. Dans la vraie vie, les membres de chaque équipe proviennent de milieux privilégiés et marginalisés à cause de facteurs comme la race, le sexe ou la classe sociale. Malgré cela, les résultats ne changent pas. Le vécu des participants dans la vraie vie n’a pas d’incidence sur le processus durant le jeu. Ceux qui sont placés dans le groupe

persécuté sont généralement négatifs, réactifs et se sentent impuissants. Ceux qui ont droit à un traitement privilégié s’engagent plus facilement dans le jeu et réussissent. Même les participants perturbateurs ou sceptiques durant le programme de leadership tendent à se calmer et à mieux se concentrer une fois placés dans le groupe des privilégiés. Qu’est-ce qui est en jeu ici ? Comment aborder cette dernière dimension – le pouvoir – fondamentale à l’approche de Vivre la diversité ? Comment le pouvoir crée-t-il des groupes dominants et non dominants dans la société, des groupes dont le privilège ou la marginalisation les confronte à des réalités et à des besoins très différents ? Les trois premières composantes de cette approche – les émotions, les biais et les tribus – soulignent nos ressemblances et similarités en tant qu’humains. Ce n’est pas le cas du pouvoir. Le pouvoir – la distribution socioéconomique et politique du pouvoir – c’est ce qui renforce les différences entre les groupes et amplifie la division entre « eux » et « nous ». Ce type de pouvoir omniprésent est l’ingrédient clé qui transforme les actes de discrimination individuels en des problèmes systémiques tels que le racisme ou le sexisme. La théorie de la dominance sociale nous fournit des outils pour mieux comprendre ces facteurs mis en jeu durant l’activité Le jeu de la ville – le privilège et le pouvoir – et leur amplification à l’échelle de la société.

LA DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE

Les chercheurs Jim Sidanius de l’Université Harvard et Felicia Pratto de l’Université du Connecticut ont réalisé des études et ont compilé des données de recherches entreprises dans divers pays du monde. Leur démarche a révélé un aspect très important des cultures, voire même de la nature humaine. Les hiérarchies sociales existent dans toutes les nations. Ces hiérarchies produisent des iniquités qui sont à l’origine de la plupart des conflits entre groupes1. Les deux chercheurs se sont inspirés d’analyses provenant de pays comme les États-Unis, le Canada, le Mexique, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède, Israël, la Palestine, le Kenya, l’Afrique du Sud, la Russie, l’Inde, la Chine, Taïwan, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le cadre de référence proposé par Sidanius et Pratto, nommé la théorie de la dominance sociale, stipule qu’un groupe dominant existe dans chaque société. Le privilège du groupe est fondé sur des critères souvent arbitraires tels que la race, l’ethnicité, le clan ou la caste, découlant de circonstances historiques, économiques et politiques dans un contexte spécifique. Aucune raison intrinsèque ou naturelle ne justifierait une telle dominance – aucun groupe humain n’a plus de capacités ou de mérites que d’autres. Et pourtant ça se produit. C’est ainsi depuis toujours. Ça fait partie, semble-t-il, de notre nature humaine. Habituellement, le groupe au sommet de la pyramide du pouvoir est doté d’un privilège automatique – un statut supérieur et non mérité fondé simplement sur l’identité de groupe. Tous les autres groupes – identifiés généralement par leur statut « minoritaire » – sont soumis à un ordre hiérarchique inférieur et subissent la marginalisation à différents degrés.

La dominance sociale repose, nous indiquent les recherches de Sidanius et Pratto, sur des variables spécifiques à chaque contexte et cohérentes à long terme. En Europe par exemple, soutiennent les chercheurs – lieu de châteaux, de rois et de paysans – la classe sociale est la force dominante au plan historique2. Bien que la race soit aussi un facteur important, elle ne l’est pas autant que la classe. Aux États-Unis et au Canada, en revanche, la race reste la force la plus persistante. La classe est un enjeu important, mais secondaire. Les sociétés soutiennent les hiérarchies de différentes façons, affirment les deux chercheurs, dont les suivantes : Actes de discrimination individuels. La discrimination institutionnelle. Les distorsions psychologiques. Les comportements autodestructeurs. Les mythes culturels. En s’appuyant sur ces cinq facteurs, examinons les enjeux du pouvoir, du privilège et de la marginalisation liés à la race.

LA DISCRIMINATION INDIVIDUELLE Le mot préjugé vient du latin praejudico, qui signifie « juger d’avance ». On l’associe souvent à une idée reçue ou à une croyance au sujet d’individus et de groupes qui peut avoir ou ne pas avoir un fondement raisonnable ou réel3. Si le préjugé renvoie à la croyance, la discrimination renvoie à l’action qui en résulte. Et c’est l’accumulation au fil des jours, des années et des générations, d’actes quotidiens de discrimination – petits et grands, conscients et inconscients – qui rend possibles le soutien et l’entretien d’un

rapport de pouvoir déséquilibré entre les groupes dominants et non dominants4. Plusieurs actes de discrimination individuels ou intimes viennent à l’esprit. Un propriétaire refuse de louer un appartement à un locataire potentiel à cause de sa race. Un policier interpelle plus souvent les conducteurs noirs que leurs homologues blancs. Le gérant d’une épicerie embauche exclusivement des femmes pour tenir la caisse. Des éducateurs et des employeurs sous-estiment les capacités des personnes handicapées. Et nous avons tous tendance à éviter le contact visuel direct avec des membres de groupes externes.

LA DISCRIMINATION INSTITUTIONNELLE Entre 2005 et 2008, je faisais partie d’un projet de dialogue interculturel aux Pays-Bas. Pendant mes séjours, j’habitais chez Hanneke, une juge néerlandaise. Nous discutions longuement des préjugés raciaux inconscients et de leur impact sur le système de justice pénale. Y aurait-il un lien entre ces préjugés et la surreprésentation des jeunes Marocains, Turcs et Caribéens, des groupes situés au bas de la hiérarchie sociale, dans le système ? Lors de l’une de nos conversations, Hanneke a partagé une observation qui a suscité chez elle une réflexion profonde depuis ma dernière visite au pays :

Quand, au tribunal, je regarde un jeune Marocain dans les yeux, je ne vois rien du tout. Mais c’est différent lorsqu’un

enfant hollandais [blanc] se présente devant moi. C’est comme si je reconnaissais quelque chose de familier dans son regard, ce que je ne ressens pas avec un enfant marocain.

La franchise et la simplicité de ses propos m’ont frappé. Ils touchaient au cœur de l’enjeu. La compassion et la compréhension nous viennent plus facilement avec ceux qui nous ressemblent. En tant que juge, Hanneke découvrait que ses décisions n’étaient pas aussi « objectives » qu’elle le croyait. L’équité était menacée par ses sentiments et son empathie pour ceux de sa propre tribu. Avant nos conversations, les biais implicites ne lui venaient pas vraiment à l’esprit. Et puisque rien n’incitait Hanneke à prendre acte de ses biais, ces derniers étaient restés cachés dans les recoins de son inconscient. Si la majorité des juges du pays étaient blancs, comme mon amie, et s’ils n’avaient jamais considéré l’existence de préjugés implicites, quelles seraient les répercussions sur l’ensemble du système de justice pénale ? C’est ainsi que la discrimination s’institutionnalise et devient systémique. Les décideurs qui occupent des positions de pouvoir tendent à faire des choix favorables aux membres de leur tribu – biais de groupe interne – généralement sans douter que leurs choix puissent être biaisés. Selon les chercheurs Mahzarin Banaji et Anthony Greenwald, la préoccupation pour les membres du groupe interne et la volonté de les aider au détriment d’autres est plus problématique que le réflexe de faire mal à des groupes externes5.

Par exemple, en 2012, un sondage réalisé par The Globe and Mail, l’un des quotidiens nationaux du Canada, a révélé que 98 des 100 juges nommés dans les dernières années par le gouvernement canadien

étaient

des

Blancs6.

Le

processus

manquait

de

transparence et les critères de sélection étaient pour le moins opaques, ce qui a exacerbé la situation et a provoqué la colère des groupes représentant des avocats racisés et autochtones. Ils dénonçaient la mise à l’écart systématique de leurs membres malgré leurs excellentes qualifications7. La discrimination institutionnelle se manifeste à travers des décisions organisationnelles qui, à long terme, entraînent consciemment ou inconsciemment une répartition disproportionnée de la richesse sociale, politique et économique au profit de certains groupes et au détriment d’autres. Nous devons nous demander si tous les groupes sociaux sont traités équitablement par les décisions et les processus institutionnels8. La réponse est sans équivoque : non. La nomination de juges n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. Des décennies de recherches ont donné lieu à une montagne de données sur les nombreuses politiques et pratiques qui favorisent les groupes dominants comparativement aux groupes non dominants. Si l’on se fie aux recherches de Sidanius et Pratto, il s’agit d’un phénomène global, observé dans tout pays où il a fait l’objet d’études sérieuses9. Si vous n’êtes pas familier avec ces recherches, les encadrés La discrimination liée au revenu et à l’emploi, Le traitement inégalitaire dans les soins de santé et Les préjugés systémiques dans le système de justice pénale soulignent certaines tendances au niveau

de l’emploi, de la santé et du système de justice. Les données exposent des schémas de privilège et de marginalisation qui se reproduisent constamment.

La discrimination liée au revenu et à l’emploi Dans beaucoup de sociétés, l’emploi à temps plein est un marqueur du passage à l’âge adulte. Un emploi stable nous permet de payer des impôts et de contribuer au bien-être de nos communautés locales et nationales. Grâce à l’emploi, nous pouvons dépenser de l’argent pour des produits et des services et ainsi nous soutenir les uns et les autres et contribuer à l’économie. Donc, c’est très important d’avoir un emploi régulier et bien rémunéré. Dans une étude de 2011, Sheila Block et GraceEdward Galabuzi ont analysé les données du recensement et ont confirmé que le marché du travail canadien est toujours « codifié selon la couleur de la peau ». Les travailleurs racisés sont considérablement désavantagés par rapport à leurs collègues blancs. Des tendances importantes indiquent que les minorités racisées ont généralement accès à des emplois plus risqués, temporaires et à faible revenu. Par exemple, les hommes racisés gagnent seulement 81 % de ce que gagnent leurs pairs blancs : 48 631 $ contre 60 044 $ pour les emplois à temps plein au cours d’une année complète. Les femmes gagnent moins que les hommes de manière générale, mais les femmes racisées se retrouvent

au bas de l’échelle salariale, gagnant seulement 64 % du salaire des hommes blancs. Et ce, bien que le taux de scolarité – notamment de diplomation universitaire – soit plus élevé chez les personnes racisées que chez les Canadiens blancs. La disparité des revenus ne touche pas que les nouveaux arrivants, elle affecte également les enfants de deuxième et troisième générations. Les personnes issues de minorités racisées qui sont nées, élevées et scolarisées au Canada accusent encore un retard considérable par rapport à leurs pairs blancs (Block et Galabuzi, p. 12). À la troisième génération, l’écart se réduit davantage chez les femmes que chez les hommes. La discrimination liée à l’emploi et au revenu soulève un enjeu intergénérationnel supplémentaire. Selon le Bureau du recensement des États-Unis, la richesse nette médiane des ménages blancs aux États-Unis était de 89 537 $ en 2011. Un chiffre 12 à 14 fois plus élevé que celui de leurs compatriotes afro-américains et latino-américains, dont la richesse nette ne dépassait pas les 6 314 $ et les 7 683 $ respectivement. Et l’écart n’a cessé de s’élargir depuis le début des années 1990. Les répercussions de telles disparités se font ressentir à long terme, car la richesse (et la pauvreté) sont généralement transmises d’une génération à l’autre. Bien que la situation financière des parents ne garantisse pas aux enfants de meilleures perspectives, c’est néanmoins un facteur important. La discrimination liée à l’emploi et au revenu joue donc un rôle essentiel dans le

maintien de la hiérarchie sociale existante et les rapports de pouvoir entre les groupes raciaux. Références : Sheila Block et Grace-Edward Galabuzi, Canada’s Colour Coded Labour Market : The Gap for Racialized Workers, Canadian Centre for Policy Alternatives et The Wellesley Centre, 2011, www.policyalternatives.ca. U.S. Census Bureau, Survey of Income and Program Participation, 2008 Panel, Wave 10, www.census.gov/people/wealth, 21 mars 2013 (US Median Value of Assets for Households, by Type of Asset Owned and Selected Characteristics : 2011).

Le traitement inégalitaire dans les soins de santé Les préjugés dans les soins de santé ont un impact majeur sur les personnes racisées. Selon une étude réalisée en 2002 par l’Institute of Medicine aux ÉtatsUnis, les AfroAméricains, les personnes d’origine hispanique et les Autochtones sont beaucoup moins susceptibles de subir une angioplastie, un pontage coronarien, une greffe rénale, des traitements avancés du cancer ou une chirurgie pour le cancer du poumon (Geiger). Cela, comparé aux patients blancs dont les antécédents socioéconomiques et de santé sont similaires au niveau de l’âge, de l’accès à des

assurances maladie, de l’éducation et de la gravité de la maladie. Même les soins cliniques de base – les examens physiques, la prise en compte de l’historique de santé et les prélèvements en laboratoire – auxquels ont accès les minorités racisées étaient de moindre qualité, a conclu le rapport. La race compte aujourd’hui parmi les déterminants sociaux de la santé, autrement dit le racisme augmente considérablement les risques de maladie (Mikkonen et Raphael). Bien que les mécanismes soient complexes (rappelons le cas des urgentologues et le rôle des préjugés implicites dans leurs décisions), il est clair que la détresse psychologique liée à la discrimination engendre des problèmes de santé allant des migraines et des maux de dos jusqu’à toucher au système cardiovasculaire et immunitaire (l’hypertension, le diabète et les crises cardiaques) (Lovell). Aux États-Unis, les Blancs ont une espérance de vie de sept ans supérieure à celle de leurs compatriotes noirs et souffrent beaucoup moins de diverses maladies telles que le cancer du sein, les maladies cardiaques, le cancer de la prostate et les troubles du système nerveux et de santé mentale (Sidanius et Pratto, p. 192). La discrimination systémique nuit à la santé des groupes non dominants dans la société, ce qui contribue au maintien des rapports de pouvoir. Si votre groupe est généralement plus malade que le groupe dominant, c’est plus difficile d’avancer dans la vie. Références :

Jack Geiger, « Racial Stereotyping and Medicine : The Need for Cultural Competence », Canadian Medical Association Journal, vol. 164, n° 12, juin 2001, p. 1699-1700. Alexander Lovell, Racism, Poverty and Inner City Health : Current Knowledge and Practices, Hamilton Urban Core Community Health Centre, 2008, www.hucchc.com. J. Mikkonen et D. Raphael, Social Determinants of Health : The Canadian Facts, Toronto, York University School of Health Policy and Management, 2010. Jim Sidanius et Felicia Pratto, Social Dominance : An Intergroup Theory of Hierarchy and Oppression, New York, Cambridge University Press, 1999.

Les préjugés systémiques dans le système de justice pénale Au Canada, plus de 15 rapports sur les relations entre la police et les groupes minoritaires ont depuis les années 1970 clairement démontré l’existence du profilage racial (Brown). Cependant, c’est seulement en 2005 qu’un premier projet de collecte de données fut ouvertement lancé à l’initiative du service de police de la petite ville de Kingston, en Ontario. Les résultats ont laissé les policiers sous le choc : les Autochtones et les Noirs étaient plus susceptibles d’être arrêtés que leurs homologues blancs (« La police

interpelle plus de Noirs »). En 2009, le chef de la police de Toronto, Bill Blair, a également admis que le profilage racial dans les services de police (Doolittle) était problématique. Il n’en reste pas moins que la plupart des autres organismes d’application de la loi au Canada et aux États-Unis hésitent à (ou refusent carrément de) reconnaître le profilage racial comme un problème systémique, se contentant de pointer du doigt quelques « pommes pourries ». Qui fait respecter les lois ? Qui est reconnu coupable d’avoir enfreint les lois ? Voici quelques statistiques sur la desserte policière : Jusqu’en 2012, même le corps de police le plus diversifié au Canada était très peu représentatif de la collectivité desservie. Moins de 25 % des employés du Service de police de Toronto étaient des personnes racisées ou des Autochtones, tandis que plus de 75 % étaient des Blancs, et ce, dans une ville où près de 50 % de la population n’est pas blanche (Diversity Report). (Cela étant dit, les pratiques de sensibilisation et de recrutement non biaisé ont eu des retombées positives. Depuis 2012, 58 % des recrues étaient blanches, 37 % des personnes racisées et 5 % des Autochtones (Diversity Institute).) En 2014, les journalistes Jeremy Ashkenas et Haeyoun Park ont analysé la représentation de personnes racisées dans les départements de police des grandes villes étatsuniennes. Les résultats étaient similaires : – À New York, 55 % des policiers étaient blancs alors que les Blancs ne représentaient que 33 % de la population. – Seulement 29 % de la population de Los Angeles est blanche. La majorité des citadins, soit 70 %, se sont

identifiés comme étant noirs, latinos ou asiatiques. Malgré cela, 40 % du corps policier est blanc. – À Houston, l’écart démographique est encore plus prononcé : 52 % des policiers étaient blancs alors que les Blancs ne représentaient que 26 % de la population. La démographie des prisons est également étroitement liée à la race : Alors que 13 % de la population américaine totale en 2010 est afro-américaine, les Afro-Américains représentaient 40 % de la population carcérale et étaient emprisonnés 5 fois plus souvent que les Blancs (Sekala). Au Canada, selon les statistiques de 2011, les Autochtones représentent environ 4,5 % de la population, mais 19 % de la population carcérale sous responsabilité fédérale est autochtone. Par ailleurs, les Noirs représentent 3 % de la population mais près de 9 % des détenus. Les Blancs, 80 % de la population générale, représentent moins de 63 % des détenus sous responsabilité fédérale (Sapers). Comme l’ont illustré de nombreuses études étatsuniennes, la peine était plus sévère lorsque les victimes de meurtre ou d’agression sexuelle étaient blanches et que l’accusé était noir, et moins sévère dans les cas où la victime et l’accusé étaient tous les deux noirs ou blancs ou quand les victimes étaient noires et les accusés blancs (Sidanius et Pratto, p. 215). Les données sont sans équivoque : les membres de groupes non dominants – qu’ils soient d’origine marocaine aux PaysBas, d’origine coréenne au Japon, d’origine arabe en Israël ou des Aborigènes d’Australie – sont victimes de

discrimination à toutes les étapes du processus de justice pénale. Cela vaut autant pour la probabilité d’arrestation que pour la gravité des accusations portées, la fréquence des condamnations et la sévérité des peines (Sidanius et Pratto, p. 202-217). Les systèmes de justice pénale à travers le monde, constatent Sidanius et Pratto, sont consciemment et inconsciemment fortement biaisés et tendent à protéger les intérêts des membres du groupe dominant. C’est sans doute difficile d’accepter que le système de justice pénale puisse de facto servir de mécanisme pour remettre les groupes « à leur place » et maintenir le statu quo. Mais lorsqu’on examine la société à travers les schèmes reproduits par des millions de personnes, on ne peut qu’arriver à cette conclusion. Références : Jeremy Ashkenas et Haeyoun Park, « The Race Gap in America’s Police Departments », The New York Times, www.nytimes.com, 4 septembre 2014. Maureen J. Brown, We Are Not Alone : Police Racial Profiling in Canada, the United States, and the United Kingdom, Toronto, African Canadian Community Coalition on Racial Profiling, 2004, p. 9. Diversity Institute, Ryerson University, « Evaluation of the Human Rights Project Charter », février 2014. Diversity Report of the Toronto Police Services, 2014.

Robyn Doolittle, « Racial Bias Exists on Police Force, Chief Says », Toronto Star, www.thestar.com, 30 septembre 2009. « Police Stop More Blacks, Ont. Study Finds », CBC News, www.cbc. ca, 26 mai 2015. Howard Sapers, Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel 2012-2013, Bureau de l’enquêteur correctionnel, www.oci-bec.gc.ca, 28 juin 2013. Leah Sekala, « Breaking Down Mass Incarceration in the 2010 Census : State-by-State Incarceration Rates by Race/Ethnicity », Prison Policy Initiative, www.prisonpolicy.org, 28 mai 2014. Sidanius et Pratto, Social Dominance.

CE N’EST PAS UN COMPLOT Dans des pays égalitaires comme le Canada et les États-Unis, la discrimination institutionnelle existe sans qu’elle soit le fruit d’un quelconque complot. Si autrefois des factions racistes s’activaient ouvertement pour limiter l’horizon des Autochtones et des personnes racisées, ce n’est même pas nécessaire aujourd’hui. La tendance inconsciente à favoriser ceux qui nous ressemblent et notre parti pris pour notre groupe interne suffisent. Tout ce qu’il faut, c’est qu’une majorité des personnes au pouvoir soit du même groupe. Dès lors, les préjugés inconscients qui privilégient cette tribu couleront comme de l’eau à travers le système.

Nous perpétuons ces préjugés sans nous en rendre compte en dépit des valeurs d’égalité et de démocratie que nous défendons haut et fort. La hiérarchie sociale est maintenue par les individus qui occupent des positions d’autorité. Ils prennent des décisions, adoptent ou appliquent des règles et des processus au sein des institutions publiques, corporations et organismes sans but lucratif, notamment les tribunaux, la police, les médias, les soins de santé, les entreprises et les organisations gouvernementales et religieuses. Bien entendu, l’identité d’une personne ne lui garantit pas à 100 % une vie de privilège, pas plus qu’elle ne condamne une autre à la marginalisation 100 % du temps. Mais la tendance à traiter injustement des personnes en fonction de leur identité est assez constante, ce qui en fait un problème social important. Elle sème la méfiance parmi les membres du groupe non dominant et déçoit les aspirations de nombreuses personnes et communautés qui travaillent fort. De plus, les préjugés et le favoritisme créent des angles morts culturels et sociaux flagrants.

DISTORSIONS PSYCHOLOGIQUES Mon histoire personnelle est marquée par le désir d’être blanc quand j’étais plus jeune, à un point tel que j’évitais les enfants d’origine sud-asiatique comme moi. On appelle racisme intériorisé la conviction erronée que mon groupe (ses normes, sa culture, les gens qui en font partie) est inférieur – c’est l’un des impacts psychologiques potentiels du pouvoir sur les membres d’un groupe non dominant. À la suite de l’activité Le jeu de la ville, quelques-uns des participants qui avaient été traités injustement ont évoqué ce

sentiment – que leur groupe manquait de leadership et d’esprit de collaboration, que leur échec était de leur faute. Une activité d’une durée de 90 minutes pas plus, et déjà le doute et l’insécurité s’enracinaient. Cet effet est connu depuis longtemps. Dans une étude célèbre remontant à 1947 aux États-Unis, les chercheurs ont constaté que la majorité des enfants noirs préféraient jouer avec des poupées blanches au lieu des poupées noires. Aux yeux des enfants noirs, les poupées blanches n’étaient pas seulement plus attrayantes et leur peau plus belle, elles étaient plus « gentilles ». Ils trouvaient la poupée noire, en revanche, laide et « méchante ». Remarquons aussi que les enfants noirs des écoles intégrées du nord préféraient davantage la poupée blanche que leurs pairs des écoles ségréguées du sud10. J’ai cité cette étude dans une conférence en 2012 qui s’adressait à des chefs de file en éducation. Un agent de liaison en matière de diversité représentant un district scolaire du sud-ouest de l’Ontario m’a confié que les observations notées en 1947 reflètent toujours la réalité aujourd’hui. En règle générale, l’école fournit aux classes de maternelle des poupées représentatives de la diversité. Les poupées blanches sont régulièrement remplacées – ce qui indique un taux d’utilisation plus élevé – tandis que les poupées de couleur semblent moins appréciées par les enfants, toutes origines confondues, et ce, même dans les écoles dont la majorité des étudiants sont racisés. Tous les groupes sont ethnocentriques, soutiendraient certains face à ces résultats – nous préférons les poupées de notre propre groupe. Ce n’est que partiellement vrai. Nous percevons et évaluons

notre groupe interne par rapport aux autres en fonction d’un facteur majeur : le pouvoir, le statut du groupe. La dominance intériorisée – la croyance erronée, consciente ou inconsciente, que les valeurs, normes, cultures et membres du groupe dominant sont supérieurs – est le revers de la médaille. Une archive substantielle de recherches a débusqué des niveaux plus élevés d’ethnocentrisme et de parti pris pour le groupe interne chez les Blancs, le groupe racial dominant, que chez les membres de groupes non dominants. Par exemple, en Amérique du Nord, le biais pro-Blanc chez les Blancs est généralement plus prononcé que le biais pro-Noir chez les Noirs ou le biais pro-Asiatique chez les personnes d’origine asiatique11. Bien que bon nombre d’études indiquent une montée des biais pro-Noirs chez les Noirs, ce virage tend à se manifester de manière explicite, à travers ce que disent les personnes sur ellesmêmes12. C’est une tendance importante, mais il reste qu’au moins 50 % des Noirs étatsuniens ont inconsciemment des préjugés anti-Noirs et pro-Blancs, d’après les tests d’associations implicites13. Et comme nous l’avons déjà vu, les biais implicites prédisent plus précisément nos comportements et choix que ce que nous disons explicitement à propos de nous-mêmes. En fait, c’est un phénomène que l’on retrouve à travers le monde : les membres du groupe au statut social inférieur tendent à entretenir une idée plus négative d’eux-mêmes que les membres du groupe au statut supérieur. C’est par ailleurs le cas parmi les Maoris de la Nouvelle-Zélande, les Juifs éthiopiens en Israël et les enfants noirs dans les Caraïbes, pour ne citer que quelques exemples14.

LES COMPORTEMENTS AUTODESTRUCTEURS Il faut examiner également nos propres choix et leur contribution aux problèmes de marginalisation. Je m’avance ici dans l’analyse de Sidanius et Pratto avec beaucoup de précaution et de trépidation. Ce n’est qu’une facette de l’enjeu ; elle peut néanmoins facilement servir de prétexte pour blâmer la victime. Tout en ayant cette mise en garde à l’esprit, nous nous souvenons tous de certains choix qui ont exacerbé une situation au lieu de l’améliorer. Je n’enseignais pas depuis longtemps quand Faith, 13 ans, m’a dit ces mots renversants : « Comme ma mère, je serai probablement sur le bien-être social. » Adolescente métisse, à l’attitude dure et au comportement imprévisible, Faith est survenue dans ma classe un beau jour printanier. Elle entrait certains matins, l’expression claire et ouverte et elle s’engageait vraiment dans l’apprentissage comme tout autre étudiant. D’autres jours, Faith arrivait en fin de matinée, pâle comme si elle n’avait pas dormi de la nuit et aboyait après moi et tous ceux qui croisaient son chemin. Parfois, elle ne se pointait pas du tout. Pour éviter la remise des devoirs, elle inventait toujours un prétexte, soit en demandant d’aller à la toilette, soit en se bagarrant avec ses camarades de classe. Au fil du temps, j’ai compris que c’étaient des stratégies pour ne pas se sentir incompétente et humiliée devant ses pairs. Durant les cours de santé et de conditionnement physique, ses questions et réponses trahissaient une trop grande familiarité avec le sexe pour son âge. Faith m’a appris, tôt dans mon parcours d’enseignant, ce qu’était l’autosabotage – le recours à des pensées ou à des actions négatives face à des sentiments et des problèmes difficiles15. Je ne

savais pas si elle réagissait à la pauvreté, au racisme, à la violence à la maison ou à autre chose. Ni la structure de la classe, ni ma formation d’enseignant ne me fournissaient des outils pour l’aider. Une chose m’était claire : ses comportements autodestructeurs l’emportaient sur ses stratégies constructives. C’est d’autant plus clair après 20 ans d’expérience en éducation et en apprentissage que ses actions négatives n’étaient pas innées. On ne peut certainement pas blâmer une enfant en début d’adolescence pour ses circonstances de vie – elle n’a choisi ni sa famille ni le contexte de sa naissance. Quand on se sent impuissant, quand on est privé dans la vie des besoins les plus essentiels, on tend à se défouler tantôt sur le monde extérieur, tantôt sur soi-même – parfois les deux. Dans une maison ou une communauté où pauvreté, racisme et violence s’entremêlent, les occasions de sombrer dans le désespoir, la négativité et l’autodestruction sont nombreuses. Ce n’est pas pour dire que l’avenir d’une fille comme Faith est clos et prédéterminé. Nos voies se sont séparées après sa graduation, alors je ne connais pas la suite de son histoire. Si on se fiait aux statistiques, ses chances ne seraient pas très bonnes. Par contre, des individus confrontés à des situations similaires ont pu surmonter leurs comportements autodestructeurs et réussir grâce au soutien offert à des moments clés. Je pense à des étudiants comme Javier Espinoza. Aujourd’hui conférencier, il partage tout ce que sa mère courageuse lui a appris, elle qui a fui son mari violent avec ses quatre enfants et a bossé pour joindre les deux bouts, en acceptant des emplois précaires dans des conditions injustes16. Il attribue son succès aussi à

l’organisme qui a soutenu sa famille et l’a hébergée ainsi qu’au mentor qui l’a guidé, l’a poussé à remettre en question la direction que prenait sa vie et qui l’a éveillé à ce que lui-même pouvait faire pour aider d’autres dans la même situation. Sans ces différentes formes de soutien, les actes d’autosabotage renforcent les tendances institutionnelles qui gardent de nombreux membres de groupes non dominants dans les marges de la société et les empêchent de réaliser leur potentiel. Javier, contrairement à ce que lui prédisaient les probabilités statistiques, a poursuivi des études universitaires. Aujourd’hui, il s’engage et contribue à sa communauté en travaillant sur la violence domestique. Comme l’illustre l’histoire de Javier, les bonnes circonstances nous offrent l’occasion de prendre des décisions individuelles et de nous aider nous-mêmes. C’est possible même si la pression culturelle ou sociale nous pousse vers des décisions autodestructrices qui nous marginalisent. Dans le domaine de l’éducation, par exemple, Sidanius et Pratto ont découvert que certains jeunes développent des attitudes oppositionnelles envers les enseignants et l’ensemble du système scolaire. Nous l’avons vu avec Marco et Le jeu de la ville : la rencontre négative avec des figures d’autorité tend à engendrer des comportements perturbateurs et le refus de se soumettre « aux règles du jeu ». Sidanius et Pratto renvoient à des recherches auprès de jeunes racisés dans des quartiers urbains où la quête de la réussite scolaire est parfois stigmatisée et étiquetée de « comportement blanc ». Les enseignants et les administrateurs scolaires suscitent la méfiance, à cause de certaines pratiques véritablement discriminatoires ou perçues comme discriminatoires.

Pour ces jeunes racisés, le rejet de la réussite scolaire est un acte de résistance contre un système d’éducation oppressif 17. Dans le cadre d’une étude longitudinale (de longue durée) entamée au milieu des années 1980, Laurence Steinberg a suivi pendant 10 ans plus de 20 000 étudiants étatsuniens du niveau secondaire. Les résultats scolaires inférieurs des Latinos et des Noirs, indique l’étude, seraient souvent attribuables à l’absentéisme, à la tendance de ne pas faire les devoirs, à être moins focalisé sur l’école et peu motivé par la réussite scolaire18. Ces données ne se limitent pas aux États-Unis. Cette dynamique entre les étudiants de groupes dominants et non dominants se reproduit à travers la planète dans des pays comme le Canada, l’Australie, le Bangladesh, la Belgique, la Tchécoslovaquie (aujourd’hui scindée en deux pays indépendants, La République Tchèque et la Slovaquie), le Danemark, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, le Kenya, le Sri Lanka et la Suède. La réussite scolaire, laissent entendre Sidanius et Pratto, dépend aussi de la conviction que le travail et l’effort, des facteurs que les jeunes contrôlent, mèneront à l’accomplissement académique19. En revanche, les étudiants réussissent moins quand ils pensent que le succès découle de facteurs qui sont hors de leur contrôle : l’intelligence innée ou les premières expériences scolaires. Curieusement, les immigrants établis depuis longtemps aux ÉtatsUnis ont plus tendance à croire qu’ils ne contrôlent pas les facteurs de réussite et par conséquent réussissent moins sur le plan académique. Bien que cette observation s’applique plus à certains groupes (les Noirs, les Latinos) qu’à d’autres (les Asiatiques, les Blancs), elle est révélatrice : les expériences de marginalisation qui

perdurent nous rendent plus vulnérables psychologiquement à des croyances négatives par rapport à nos capacités. Au-delà de l’éducation, d’après les données, l’éventail de comportements débilitants est plus large chez les membres de groupes non dominants20. Citons en exemple les taux plus élevés de consommation de drogue, de violence envers les enfants et les conjoints et une tendance plus forte à recourir à la violence extrême pour résoudre les conflits. Ces comportements, suggèrent les recherches, tirent leur origine de sentiments d’infériorité, de la haine de soi et d’actes d’agression contre soi-même. Rappelons la correspondance entre souffrance sociale et souffrance physique évoquée dans le chapitre 2. Quelques minutes d’exclusion lors d’un jeu en ligne insignifiant suffisaient pour ébranler l’estime de soi et provoquer des sentiments de perte de contrôle. Imaginez les répercussions d’expériences d’exclusion et de stigmatisation constantes amplifiées pendant des années, des décennies ou des générations. Les comportements autodestructeurs sont, en effet, directement liés et générés par la discrimination institutionnelle. Prenons l’exemple d’Alejandra, enfant d’immigrants mexicains d’un milieu pauvre. Étudiante douée, elle a réussi un programme académique rigoureux à Santa Barbara, en Californie, avec une moyenne élevée. Malgré cela, son conseiller pédagogique l’a orientée en 2008 vers un collège communautaire au lieu de l’encourager à poursuivre son rêve : celui d’obtenir un diplôme universitaire de quatre ans21. En 2007, une requête contre la province de l’Ontario pour atteinte aux droits de la personne a conduit à l’abolition des politiques de la « tolérance zéro » envers les mauvais comportements dans les

écoles, car les étudiants racisés étaient suspendus et expulsés à des taux beaucoup plus élevés que leurs pairs blancs pour des infractions similaires22. S’il me semble que les membres de ma tribu sont constamment maltraités au sein de et par le « système » et que nous nous retrouvons du mauvais côté des probabilités statistiques, je ne peux m’empêcher de céder à l’impuissance et au désespoir. Ces sentiments accorderaient une légitimité logique à de nombreux comportements autodestructeurs. Qu’est-ce qui pourrait me faire croire que je serais celui ou celle qui déjouerait le destin ? Attentes et aspirations limitées, surveillance et discipline injustes de groupes ciblés, représentation caricaturale de certaines cultures, ce sont là quelques manifestations de discrimination institutionnelle qui contribuent au comportement autodestructeur. C’est ainsi que Faith finit par s’attendre à un avenir sur le bienêtre social, qu’Alejandra se retrouve avec un diplôme collégial au lieu d’un diplôme universitaire et que des jeunes racisés des quartiers urbains s’absentent ou décrochent de l’école sans obtenir leur diplôme d’études secondaires parce qu’ils croient n’avoir aucun contrôle sur leur réussite scolaire. Bref, l’impact psychologique négatif sur les groupes non dominants est un facteur de plus qui renforce la hiérarchie du pouvoir favorisant les groupes dominants.

MYTHES CULTURELS CONSENSUELS C’est la professeure Deborah Barndt qui m’a initié au concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci à l’université. L’hégémonie, c’est le pouvoir exercé par le biais de l’idéologie, a-t-elle expliqué. Debout devant la classe, elle remue les doigts d’une main, les pointant vers

le bas comme une marionnettiste manipulant les ficelles d’une poupée. « C’est la coercition déployée d’en haut », poursuit-elle, « combinée au consentement venu d’en bas ». Les doigts de son autre main pointés vers le haut se tortillent comme de petits vers dansant au rythme des ficelles invisibles de sa main supérieure. Sidanius et Pratto, s’inspirant de Gramsci et d’autres, décrivent des sociétés où perdurent des mythes culturels partagés par un grand nombre de personnes de groupes dominants et non dominants23. Le caractère consensuel des mythes culturels renforce les hiérarchies sociales entre les groupes. Par exemple, le rêve américain – l’idée que le succès socioéconomique et politique soit à la portée de toute personne qui travaille fort – est l’un des plus vieux mythes aux États-Unis. Le revers du mythe est tout aussi omniprésent : si tu n’accèdes pas au succès économique et social, c’est parce que tu n’as pas fait assez d’efforts. La méritocratie – la conviction que n’importe quelle personne peut réussir si elle s’investit – est une valeur profondément protestante que l’on peut retracer au fondement de la nation. Cette éthique est aussi bien enracinée au Canada et remonte également à l’origine de la nation (voir l’encadré L’éthique protestante et la méritocratie, p. 191-192).

L’éthique protestante et la méritocratie La synergie entre le capitalisme et l’éthique de travail protestante dans les sociétés européennes et nordaméricaines a fait couler beaucoup d’encre. Le

protestantisme – et plus spécifiquement le puritanisme qui a émergé de l’église anglicane – fut apporté au Canada et aux États-Unis par les premiers colons. Ces valeurs ont servi de cadre moral et économique aux deux pays. Si chacun des pays a développé sa propre histoire et sa propre identité politique, les valeurs protestantes demeurent aujourd’hui fondamentales au plan culturel. L’éthique de travail protestante valorise l’effort, le sacrifice, la frugalité et la discipline. Dans la perspective calviniste, une branche du protestantisme, l’accumulation de la richesse refléterait un statut favorable au sein de la religion. S’enrichir, c’est montrer qu’on est prédestiné à cueillir les fruits du paradis. Inversement, la pauvreté et le chômage attireraient la défaveur de Dieu. Le conservatisme moderne doit en grande partie à la doctrine calviniste sa foi en la primauté de « l’individu » et en sa capacité de réussir ou d’échouer dans un marché capitaliste présumé équitable. Dans la société nordaméricaine, les individus sont censés réussir grâce au travail acharné. C’est par « paresse » qu’ils échouent. Les gens sont soit méritants, soit indignes. Ce modèle du succès et de l’échec mérités est souvent appliqué aux cultures et aux races. Cette conception de l’éthique de travail et la représentation des personnes comme méritantes ou peu méritantes tendent à créer des hiérarchies raciales où certains groupes sont perçus comme étant plus capables et méritants que d’autres. De nombreuses personnes entretiennent des préjugés à l’égard des Asiatiques

«

travailleurs

»

et

des

Noirs

ou

des

Autochtones

« paresseux » qui agissent comme des « ayants droit ». Une perspective qui racialise les politiques redistributives (le droit au bien-être social) ou qui s’oppose aux politiques correctives (l’action positive ou équitable) présume que le système est intrinsèquement équitable et que c’est l’effort individuel qui détermine si une personne est pauvre, de la classe moyenne ou riche. Références : Christopher D. DeSante, « Working Twice as Hard to Get Half as Far : Race, Work Ethic, and America’s Deserving Poor », American Journal of Political Science, vol. 57, n° 2, avril 2013, p. 342-356. George Rawlyk, « Religion in Canada : A Historical Overview », Annals of the American Academy of Political and Social Science, n° 538, Being and Becoming Canada, mars 1995, p. 131-142. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2000.

Toujours dans le prolongement du rêve américain : la croyance que les minorités racisées jouissent des mêmes opportunités que les Blancs au niveau de l’emploi, de l’éducation et du logement. La majorité des Étatsuniens en sont convaincus, nous révèlent des sondages Gallop effectués en 1997, 2007 et 200924. Une grande majorité des Blancs et environ la moitié des Noirs croient à l’égalité

des chances. Comme le soulignent Sidanius et Pratto, les croyances partagées sont plus remarquables que les différences. Cette conviction persiste malgré des preuves claires du contraire et les expériences quotidiennes qui démontrent que la discrimination institutionnelle nuit grandement aux personnes racisées en général et aux Noirs en particulier. Les personnes de couleur sont désavantagées dans de nombreux domaines de leur vie, notamment les soins de santé, l’emploi, l’éducation et la justice légale. Pourtant, la foi dans le rêve américain est toujours aussi solide : la moitié de la population racisée croit à l’égalité des chances. C’est la puissance du mythe culturel. En effet, pour beaucoup de monde, le rêve américain peut se réaliser, comme l’a prouvé de façon spectaculaire le président Barack Obama. Il a surmonté ses origines humbles et des barrières raciales et économiques et a été élu à la position la plus puissante de la planète. Son histoire et celles d’autres personnes qui ont réussi semblent avoir un impact psychologique important sur nous tous. D’une part, les histoires individuelles nous marquent et nous touchent beaucoup plus que le sort de millions de personnes sans visage25. D’autre part, l’exemple positif qu’incarne Obama contribue à légitimer consciemment et inconsciemment le sentiment que le système est intrinsèquement juste puisqu’il « y est arrivé ». Le sousentendu : c’est grâce à leurs propres forces ou encore à cause de leurs faiblesses que les personnes racisées réussissent ou échouent. Par conséquent, on ne prête pas suffisamment attention aux problèmes systémiques tels que le racisme ou la pauvreté. Il est plus facile de se souvenir des individus qui défient les statistiques.

OBAMA ET SON PASTEUR En 2008, deux évènements reliés à la question raciale ont attiré mon attention. Bien qu’ils soient très différents en termes de géographie et de contexte, les deux incidents se rejoignent au niveau du contenu. Près de chez moi, la commission scolaire de ma ville a annoncé l’établissement d’une école centrée sur les Noirs pour lutter contre les taux d’échec disproportionnés parmi les étudiants noirs. La décision controversée est le fruit de plus de dix ans de préparation. Un groupe de travail gouvernemental sur les enjeux de l’éducation réunissant des représentants de divers niveaux avait d’abord proposé l’idée. Dès qu’on soulevait la question, des débats passionnés sur la race suivaient. La décision avait réjoui les partisans de l’école, soulagés qu’ils étaient de voir se concrétiser des initiatives positives face à un énorme problème historique. Si l’expérience porte des fruits, servirait-elle peut-être de modèle pour des écoles régulières ? Les détracteurs de l’initiative, parmi eux des Noirs, étaient indignés. La « ségrégation » et le « racisme inversé » ne régleraient pas les problèmes, rétorquaient-ils. De l’autre côté de la frontière, un autre incident attirait les projecteurs. Barack Obama, avant son élection historique comme premier président noir des États-Unis, concourait toujours pour la candidature démocrate contre Hillary Clinton. Au même moment, les propos incendiaires de son pasteur de longue date – le révérend Jeremiah Wright de l’Église du Christ Trinity United à Chicago – suscitaient la controverse26. Je regardais la télévision un soir et je suis tombé sur un entretien par l’animateur conservateur Sean Hannity avec le révérend Wright autour de certaines allégations

prétendant qu’il dirigeait une église séparatiste noire27. Hannity citait directement l’énoncé de mission affiché sur le site Internet de l’église qui affirmait explicitement : L’engagement envers la communauté noire. L’engagement envers la famille noire. L’adhésion à l’éthique de travail noire... L’engagement à renforcer et soutenir les institutions noires... Le soutien d’un leadership noir qui défendrait le système de valeurs noires. Que se passerait-il, a demandé Hannity, si une église dont la congrégation était blanche avait mis de l’avant une orientation raciale similaire dans son énoncé de mission en remplaçant le mot « noir » par « blanc » ? Cette église ne serait-elle pas raciste ? La réponse du révérend, complexe (et quelque peu déroutante), référait l’animateur à la théologie de la libération. Hannity est revenu à la charge pressant son invité de répondre à la question spécifique du racisme. La discussion a dérapé, les deux hommes s’interrompant sans cesse avec des répliques à la fois défensives et agressives. Oh là, me suis-je dit, c’est ce qui passe pour un entretien de nos jours ? Le clip télévisé m’est quand même resté dans l’esprit. À mon avis, Hannity avait posé une question importante (même si je suis sceptique par rapport à ses motivations et sa sincérité. Son modus operandi tend vers le spectacle et la polémique). Le message principal de Hannity donne matière à réfléchir : « Je pense qu’en tant que chrétien... à l’époque où on en est, vous ne devriez pas séparer les fidèles selon leur race. »

Une autre invitée à la tribune a souligné que l’énoncé de mission de Trinity United ne préconisait pas la supériorité des Noirs, mais plutôt les principes d’auto-émancipation et de prise en charge de soimême – les valeurs mêmes que les conservateurs comme Hannity défendent. Quant à moi, je considérais que la question originale n’avait pas reçu une réponse suffisante. C’est d’ailleurs une question qui surgit souvent dans des contextes racialement chargés. L’argument de Hannity sous-entendait que nous vivons à une époque post-raciale où la couleur de la peau ne compte plus dans la société. Afficher sa fierté d’être noir – même sous la bannière de l’auto-émancipation – est aussi dangereux sur le plan racial que les manifestations de fierté blanche chez les membres du Ku Klux Klan. Les commentaires de Hannity, les plus puissants de l’échange, portaient la marque distinctive d’une astucieuse stratégie politique conservatrice : avancer des questions (et des solutions) simples pour répondre à des problèmes complexes. Les programmes d’action positive, conçus pour améliorer les conditions de groupes historiquement défavorisés (tels que la politique d’équité en matière d’emploi au Canada et de discrimination positive en Europe) provoquent souvent des conversations similaires. J’ai l’impression qu’une minorité de personnes trouve ces initiatives importantes et utiles, tandis qu’une autre minorité les trouve déplaisantes et discriminatoires, les qualifiant de « racisme inversé ». Le reste se situe quelque part entre les deux, dont une bonne part qui demeure incertaine quant à la nécessité de tels programmes. L’enjeu revient à cette question centrale : Dans les sociétés égalitaires

et

démocratiques,

devrait-on

traiter

les

groupes

minoritaires différemment et leur accorder plus de marge de manœuvre sur certaines questions ? Ou devraient-ils toujours être soumis aux mêmes normes et exigences que « tout le monde » ?

LA QUESTION SANS RÉPONSE Si l’on regardait les tribus par le prisme de la théorie de la dominance sociale, on verrait que dans une même société, les expériences de vie des groupes dominants et non dominants sont non seulement très différentes, mais de surcroît très inégales. Au fil du temps, les discriminations individuelle et institutionnalisée s’empilent l’une sur l’autre et se conjuguent avec des mythes consensuels puissants qui, ensemble, plongent les tribus dans des réalités psychologiques et matérielles distinctes en fonction de leurs identités sociales. Bien que cela soit difficile à accepter pour beaucoup d’entre nous, le résultat net de toutes ces dynamiques, c’est une hiérarchie raciale conçue par et pour les Blancs. Les membres de la tribu blanche, encore aujourd’hui, en bénéficient plus que leurs homologues racisés et autochtones. (Redisons-le : cela ne signifie pas que 100 % des personnes seront soumises aux diktats de leur identité racisée 100 % du temps, mais c’est le cas assez souvent pour que ce soit un immense problème social.) Puisque les groupes ne commencent pas leur cheminement social sur un pied d’égalité, ce dont ils ont besoin pour aller au bout de leur potentiel humain est forcément différent. Alors, devrait-on autoriser l’établissement d’écoles et d’églises centrées sur les besoins et les aspirations des Noirs tout en interdisant des établissements « exclusivement blancs » ? À mon avis, la réponse est un solide « peut-être que oui ».

Dans certaines circonstances, c’est vraiment nécessaire. Lorsqu’une institution locale, une église ou une école, est créée pour servir un groupe non dominant et s’engage explicitement à soutenir la « famille noire » ou les « entreprises noires », c’est pour réduire l’impact psychologique et matériel de la discrimination systémique. Les espaces sociaux où les membres de groupes non dominants interagissent avec des personnes modèles, partagent des histoires positives et où l’on tient compte de leur réalité dans les décisions institutionnelles normalisent les identités et contribuent à une meilleure estime de soi. C’est d’autant plus le cas quand les groupes non dominants participent activement à la planification et au processus de prise de décision. Pour revenir à Vivre la diversité, ces institutions ouvrent un espace pour créer de nouvelles habitudes – de nouveaux circuits neuronaux – qui réduiraient les distorsions psychologiques intériorisées à l’égard de sa propre tribu. Si j’étais blanc – la norme dans la société – ces gestes me sembleraient petits et iraient de soi. Ils font partie de mon forfait « privilèges ». Il est relativement facile de s’immerger dans des environnements où la population et les décideurs sont essentiellement des membres de ma tribu. Je peux m’attendre sans trop de risque à trouver des personnes qui me ressemblent à l’école parmi mes pairs, mes enseignants, les directeurs, les commissaires et les administrateurs. Je ne suis peut-être pas conscient du fait que mon programme éducatif est fondé sur l’histoire et les valeurs européennes blanches. À mon insu s’enracinent en moi des circuits neuronaux qui me disent que ma tribu est normale et que moi, par conséquent, je ne suis pas culturellement un étranger. Il est de

même pour l’église ou l’institution religieuse que je choisis. C’est ainsi que fonctionne le privilège dans la vie quotidienne. Être blanc, c’est avoir facilement accès à une multitude de modèles et d’histoires positives valorisant le groupe interne blanc. Ce reflet positif de soi-même se combine à un élan invisible et inconscient qui soutient l’individu dans son cheminement à travers les institutions. Il y a très peu de forces qui retiennent les personnes blanches et les empêchent de réaliser leur potentiel humain dans la société. Or, ce n’est pas le cas pour les personnes racisées et les Autochtones. Il est fondamental que la création d’un espace pour les groupes non dominants soit un acte conscient. Cette posture intentionnelle et explicitement articulée tend à déstabiliser certaines personnes. Pour la tribu dominante, cependant, la société est déjà conçue à sa mesure : les privilèges raciaux, inconscients et donc invisibles, sont pris pour acquis. À notre époque, on ne peut amalgamer une église, une école ou une organisation au Canada ou aux États-Unis « centrée sur la communauté noire » à un établissement « exclusivement blanc » ou « centré sur la communauté blanche ». Dans la réalité actuelle, les Blancs constituent la population majoritaire et occupent la plupart des postes décisionnels dans la société. Sans le chercher, si j’étais blanc, je vivrais, travaillerais, apprendrais et m’amuserais où et comme je le voudrais dans les deux pays, car les décisions qui y sont prises soutiennent consciemment ou inconsciemment mon identité. Compte tenu des séquelles du passé pro-Blanc violent de l’Amérique du Nord, il y a de bonnes raisons de se méfier des

organisations qui revendiquent aujourd’hui une « exclusivité blanche ». (Et les groupes pro-Blancs sont très différents des groupes culturels qui célèbrent leurs origines britanniques, irlandaises ou néerlandaises.) L’équilibre démographique étant en pleine mutation, il est d’autant plus important de prendre acte des changements au niveau des structures de pouvoir pour bien les gérer. Au Canada et aux États-Unis, il est généralement admis qu’au cours de la deuxième moitié du siècle, l’équilibre basculera et les Blancs deviendront une minorité. Si nous n’apprenons pas à partager le pouvoir, à quoi ressemblera la vie avec une minorité blanche agissant toujours comme groupe dominant ? Ou si nous ne tirons pas de leçons de nos expériences, la situation sera-t-elle simplement retournée, et les Blancs marginalisés ?

QUAND LES ESPACES SÉGRÉGUÉS SONT ACCEPTABLES Les filles performent mieux en mathématiques lorsqu’elles sont entre elles en classe, alors pourquoi ne pas proposer des cours réservés aux filles ou aux garçons ? Si les soins de santé régionaux axés sur les Autochtones sont plus efficaces que les établissements médicaux traditionnels, pourquoi ne pas en offrir davantage ? Nous avons toujours su qu’une même taille ne convenait pas à tous. C’est particulièrement vrai pour les enjeux raciaux. Bien sûr, je ne parle pas ici de ségrégation institutionnelle ou imposée par l’État, mais de lieux où l’on aurait le choix de s’inscrire ou non à des programmes ou à des organismes conçus intentionnellement pour répondre à un enjeu. L’option des espaces séparés peut avoir des retombées positives.

De tels environnements peuvent toutefois nourrir la haine plutôt que la guérison. C’est pourquoi j’ai répondu à la question évoquée plus haut par un « peut-être » clair et net. Si les groupes se mettaient à promouvoir la violence, la peur et l’animosité – peu importe s’ils sont socialement dominants ou non dominants – ils seraient, à mon avis, malsains, inutiles et mériteraient d’être stigmatisés.

Le port d’armes : un enjeu en blanc et noir Plusieurs incidents aux États-Unis démontrent que le port d’armes à feu en public – même quand il s’agit de simples jouets – est un droit à géométrie variable selon la race. 1. En août 2014, dans un Walmart en Ohio, John Crawford commet l’erreur tragique de prendre une carabine à air comprimé pour enfants d’une étagère – un article de magasin ordinaire – tout en parlant au cellulaire. Une vidéo de l’incident le montre tout seul dans un rayon vide à s’occuper de ses affaires, complètement pris par sa conversation téléphonique. La carabine-jouet est pointée vers le bas, le canon repose sur son pied, lorsque deux policiers armés foncent sur lui et le tuent. Crawford est noir. 2. Dans un Walmart de l’Idaho, en décembre 2014, deux hommes ivres s’insurgent dans le magasin, s’emparent d’un pistolet à balles BB de l’étagère, le chargent et se mettent à tirer à l’intérieur du magasin, menaçant le personnel et les consommateurs. Ils tirent quatre fois avant de s’évader et, peu après, ils sont arrêtés par la

police « sans incident ». Les deux hommes sont blancs (les photos, sans les noms, avaient été diffusées). 3. En novembre 2014, à Cleveland, en Ohio, une vidéo montre Tamir Rice, 12 ans, dans un petit parc en train de jouer avec une arme-jouet. Il pointe l’arme vers le vide – personne n’est aux alentours – ; un peu ennuyé, il fait des allersretours et s’amuse à botter la neige collée au trottoir. Une voiture de police roule à toute vitesse et s’immobilise à côté de Tamir. Un policier surgit et tire sur l’enfant. On voit dans une seconde vidéo la sœur de Tamir, 14 ans, courir vers son jeune frère après le tir, mais elle est aussitôt attaquée par un autre policier et menottée. Tamir et sa sœur sont tous les deux noirs. 4. Fin décembre 2014, à Chattanooga, au Tennessee, une femme de 43 ans, Julia Shields, roule en voiture dans un quartier chic. Elle porte un gilet pare-balles. Elle se met à tirer sur des personnes et des voitures au hasard, braque son arme sur un policier et sur des enfants. La police la poursuit en voiture et à pied. Elle est arrêtée sans incident ni blessure et fait face à trois chefs de tentative de meurtre au premier degré. Shields est blanche. Références : Kendi Anderson, « Woman Shoots Up Hixson Neighborhood », timesfreepress.com, 28 décembre 2014. « Cleveland Police Handcuff Tamir Rice’s Sister after Shooting 12-Year-Old—Video », The Guardian, www.theguardian.com, 8 janvier 2015. Dan Kennedy, « Update : Children Witnessed Shields’ Alleged Shooting Spree », WRCBtv.com, Chattanooga, 27 décembre 2014.

« North Idaho Briefs : Men Arrested after Wal-Mart BB Gun Incident », CDAPress.com, 26 décembre 2014. « Ohio Walmart CCTV Captures John Crawford Shooting— Video », The Guardian, 25 septembre 2014. « Tamir Rice : Police Release Video of 12-Year-Old’s Fatal Shooting— Video », The Guardian, 26 novembre 2014.

L’enjeu est alors le suivant : qui peut décider de ce qui relève ou ne relève pas de la haine et de la violence ? Encore une fois, ça nous ramène à la question du pouvoir. Qui a l’autorité d’identifier les problèmes et de proposer les solutions ? Par exemple, si des groupes non dominants se montraient critiques, francs ou en colère contre le racisme, le sexisme ou la pauvreté, ils seraient plus susceptibles que d’autres d’être perçus comme menaçants. Grâce à leurs privilèges, les membres de groupes dominants ont généralement plus de marge de manœuvre quand ils se comportent de la même façon. Par exemple, en 2010 au Nouveau-Mexique, 300 partisans du mouvement Tea Party – majoritairement blancs, conservateurs et d’âge moyen – ont affiché leur aversion pour le gouvernement fédéral étatsunien, représenté par le président Obama, en portant des armes lors d’une manifestation28. L’année précédente a compté plusieurs incidents impliquant des manifestants armés pendant des assemblées publiques présidentielles, dont une dans le New Hampshire29. Un homme muni d’un fusil chargé, fixé à sa jambe, brandissait une citation célèbre sur un panneau : « L’arbre de la liberté doit être rafraîchi de temps à autre par le sang des patriotes

et des tyrans. » La menace de violence durant ces évènements était non seulement évidente, mais clairement exprimée. Ces incidents et d’autres visant Obama ont attiré une certaine couverture médiatique et ont suscité des réactions, mais pas beaucoup. Ce n’est pas surprenant aux États-Unis. Les armes à feu sont profondément ancrées dans la société et dans de nombreux États les lois autorisent le port d’armes à feu chargées ouvertement en public (même par des enseignants à l’école)30. C’est moins convaincant de dire que la logique contextuelle et historique qui sous-tend ces manifestations n’est pas raciale. Les manifestants ont cependant été représentés comme de simples citoyens exprimant leur opposition à un gouvernement qu’ils n’ont pas choisi. Ce qui nous ramène à la question de départ : qui décide s’il s’agit ici d’une manifestation haineuse et violente ou non ? Aurait-on réagi différemment si les manifestants étaient des Noirs s’exprimant armes à portée de main contre un président blanc, comme George W. Bush ? La manifestation serait-elle considérée plus ou moins violente ? Quel regard poseraient les médias, le public ou le gouvernement sur l’incident, l’aurait-on scruté à travers le prisme racial ? La réaction publique acerbe à l’endroit du révérend Jeremiah Wright, personnage controversé à cause de ses critiques des politiques nationales et internationales des États-Unis, laisse croire que la manifestation aurait été reçue différemment. Wright était sans aucun doute un personnage franc, critique au style flamboyant. Mais il ne portait pas d’arme à feu et n’a jamais prôné ni même suggéré la violence.

Une manifestation par un groupe d’Étatsuniens noirs portant des armes à feu aurait provoqué une réaction très différente – certainement plus forte et rapide – à la fois de la part du public et du gouvernement. C’est une probabilité scientifiquement démontrable. Rappelons l’expérience autour du biais implicite du tireur : la plupart des participants tuaient erronément les Noirs non armés tout en épargnant les Blancs armés. Deux drames en 2014 ont illustré de manière horrible les conséquences tragiques de ce phénomène : la mort par balles de Tamir Rice, un adolescent de 12 ans qui s’amusait avec une armejouet dans un parc, et de John Crawford, 22 ans, qui tenait un article commun du magasin Walmart – une carabine à air comprimé pour enfants – tout en parlant au téléphone. Des Blancs qui se comportaient de façon similaire ou pire durant la même période ont été arrêtés « sans incident » (voir l’encadré Le port d’armes : un enjeu en blanc et noir, p. 200-202). C’est sans doute cette réalité sur le terrain qui a incité les manifestants, racisés en majorité, à protester contre les décès tragiques de Michael Brown et de Eric Garner – abattus dans des circonstances similaires – sans porter ou afficher ouvertement des armes. Les manifestants blancs du Tea Party, cependant, se sentaient tout à fait à l’aise et autorisés à le faire. L’enjeu ici n’est pas le port d’armes. C’est le fait que les groupes privilégiés sont souvent dotés d’un certain nombre d’acquis et de protections sur lesquels les groupes marginalisés ne peuvent pas compter.

COMPÉTENCE INTERNE 5 : L’AUTO-ÉDUCATION

L’auto-éducation (la volonté d’apprendre) est la compétence interne qui doit nécessairement accompagner toute analyse du pouvoir, des privilèges et de la marginalisation. Que cela nous plaise ou non, que nous en soyons conscients ou non, les tribus auxquelles nous appartenons, particulièrement celles qui renvoient à la race et à l’ethnicité, importent : comprendre les implications d’une telle constatation exige un certain effort personnel. Les rapports et les données sur la discrimination systémique au Canada et aux ÉtatsUnis pullulent depuis des décennies. Bien que notre expérience personnelle soit une ressource précieuse, les schèmes révélés sur la longue durée par les études comparatives de différents groupes sont tout aussi instructifs. Nous risquons de rester aveugles à nos angles morts si nous nous fions seulement sur notre vécu. Cependant, revenir sur nos expériences tout en adoptant une posture de recherche et d’apprentissage offrirait peut-être un aperçu de ce qui nous échappe. L’auto-éducation, en fait, c’est assumer personnellement la responsabilité de comprendre l’impact de la discrimination systémique sur nos communautés et nous-mêmes – qui s’en sort bien, qui en souffre, et pourquoi. C’est la moindre chose à faire si l’on tient vraiment à nos valeurs de société démocratique et égalitaire. Cela étant dit, se confronter à toutes ces informations n’est pas un simple exercice intellectuel. C’est un engagement qui soulève tout un éventail d’émotions et de réactions internes. Certaines de ces émotions sont utiles car elles invoquent l’humilité, la curiosité et la motivation, d’autres le sont moins, surtout celles qui provoquent une levée de boucliers, la culpabilité et la rage. D’où l’importance de

s’appuyer sur les compétences internes déjà évoquées, dont la conscience de soi, l’autorégulation et l’empathie, afin de naviguer à travers ce terrain miné qui à première vue peut ressembler à un exercice purement cérébral. L’auto-éducation peut prendre plusieurs formes, dont les suivantes : Se renseigner : de manière informelle et chacun selon son propre rythme, approfondir ses connaissances sur les enjeux du racisme et de la discrimination systémique afin de mieux se comprendre, comprendre sa propre tribu et se situer dans un contexte plus large. Les ressources sur ces sujets sont nombreuses et variées ; elles sont disponibles en ligne, dans les livres, les revues et les tribunes d’information traditionnelles et alternatives. Apprendre grâce à la relation : s’immerger dans des environnements et des activités qui nous exposent à des personnes d’appartenances ethnoculturelles différentes pour établir des connexions personnelles et des relations réciproques. Ces relations peuvent s’épanouir dans tous les contextes et prendre toutes les formes : au travail au sein de groupes de ressourcement pour les employés, dans le cadre d’évènements communautaires ; s’impliquer dans des organismes sportifs ou artistiques ou se rapprocher des voisins que l’on connaît moins bien... L’univers virtuel nous permet aussi de surmonter la distance physique et rend possibles différents types de liens sociaux. S’instruire : suivre des cours dans des institutions telles que les universités et les collèges.

DÉCOURAGÉS ? Il reste tant à dire sur l’auto-éducation et les compétences internes, mais soyons honnête, déjà écrire ce chapitre me pèse lourd sur le

cœur. Lorsque je me mets à l’analyse structurelle du pouvoir, deux émotions s’entrechoquent en moi : je me sens à la fois émancipé et accablé. La perspective de Sidanius et Pratto me donne de la force parce qu’elle me permet de voir ce que je ne voyais pas avant. J’ai une compréhension plus approfondie des enjeux, ce qui déclenche en moi un élan de compassion et le désir de rendre le monde meilleur. J’ai aussi le cœur lourd face à l’immensité des problèmes du racisme, de la discrimination et de l’oppression, ce qui me remplit de colère et me laisse avec un sentiment d’impuissance. Une partie de moi voudrait tout simplement laisser tomber et retourner au lit. J’ai eu beaucoup de difficulté à écrire ce chapitre sur le pouvoir, car il met en tension ma vie antérieure et la personne que je suis aujourd’hui. Dans le chapitre suivant, je partagerai les années vécues à regarder le monde à travers le prisme du pouvoir, et la négativité, la dépression et l’épuisement qui s’ensuivirent. Je partagerai également les outils qui m’ont aidé à puiser dans mes ressources intérieures et à retrouver une perspective complexe et pleine d’espoir pour que je puisse continuer à me lever le matin et aborder la journée. 1 Jim Sidanius et Felicia Pratto, Social Dominance : An Intergroup Theory of Hierarchy and Oppression, New York, Cambridge University Press, 1999. 2 Ibid., p. 61. 3 Tina Lopez et Barb Thomas, Dancing on Live Embers : Challenging Racism in Organizations, Toronto, Between the Lines, 2006, p. 269. 4 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 39-41. 5 Banaji et Greenwald, Blind Spot, op. cit., p. 140-144. 6 Kirk Makin, « Of 100 New Federally Appointed Judges 98 Are White, Globe Finds », The Globe and Mail, Toronto, 17 avril 2012.

7 Kirk Makin, « Minority Lawyers Demand Diversity among Appointed Judges », The Globe and Mail, Toronto, 8 mai 2012. 8 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 41. 9 Ibid., p. 129. 10 Ibid., p. 228-229. 11 Brian A. Nosek et al., « Pervasiveness and Correlates of Implicit Attitudes and Stereotypes », European Review of Social Psychology, vol. 1, n° 52, 2007. 12 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 229-231. 13 Brian A. Nosek, Mahzarin R. Banaji, et Anthony G. Greenwald, « Harvesting Implicit Group Attitudes and Beliefs from a Demonstration Web Site » Group Dynamics : Theory, Research, and Practice, vol. 6, n° 1, 2002, p. 101-115. 14 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 229-231. 15 Edward Selby et al., « Self Sabotage : The Enemy Within », Psychology Today, www.psychologytoday.com, 2 septembre 2011. 16 « Javier Espinoza : Turning Pain into Power », dans 5 Brave Personal Stories of Domestic Abuse, TED : Ideas Worth Spreading, http://blog.ted.com, 25 janvier 2013. 17 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 259. 18 Ibid., p. 248-249. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 256-262. 21 Rob Kunzia, « Racism in Schools : Unintentional but No Less Damaging », Pacific Standard, www.psmag.com, 8 avril 2009. 22 Commission ontarienne des droits de la personne, « Entente en matière de droits de la personne conclue avec le ministère de l’éducation sur la sécurité dans les écoles », 2005. 23 Sidanius et Pratto, Social Dominance, op. cit., p. 103-125. 24 Ibid., p. 106 ; Lydia Saad, « Black-White Educational Opportunities Widely Seen as Equal », Gallup, www.gallup.com, 2 juillet 2007 ; Frank Newport, « Little “Obama Effect” on Views about Race Relations », Gallup, 29 octobre 2009. 25 Knowledge@Wharton, « To Increase Charitable Donations, Appeal to the Heart – Not the Head », Wharton School of the University of Pennsylvania, http:// knowledge.wharton.upenn.edu, 2007. 26 Associated Press, « Obama Quits Church after Controversy », USA Today, http://usatoday.com, 1er juin 2008. 27 Hannity et Colmes, « Obama’s Pastor : Rev. Jeremiah Wright » Fox News, transcription, www.foxnews.com, 1er mars 2007. 28 Chris Dudley, « Video : Alamogordo Tea Party Protestors Pack Heat », The New Mexico Independent, 1er février 2010. 29 Lila Shapiro, « Man Carrying Semi-automatic Assault Rifle and Pistol outside Obama Event », Huffington Post, www.huffingtonpost.com, 17 septembre 2009. 30 « Missouri Approves Concealed Guns at School and Open Carry in Public », The Guardian, www.theguardian.com, 11 septembre 2014.

6 PUISSANCE LA FORCE QUI NOUS HABITE

L’ANALYSE DU POUVOIR ET SES LIMITES Il fut un temps où je m’identifiais à l’activisme antiraciste. Je baignais dans l’analyse structurelle du pouvoir et d’autres perspectives qui font écho à la théorie de la dominance sociale. Ma vision du monde était profondément imprégnée de ces analyses. C’était la perspective qui me parlait, celle que j’étudiais et que j’enseignais à mon tour. Outil puissant, cette perspective m’a permis de voir les schèmes qui m’échappaient. Avant de m’initier à ces théories de la dominance sociale, je ne réfléchissais pas à la distribution des ressources dans la société, pas plus qu’aux processus de prise de décision ; qui décidait et comment. Ceux qui négligent cette perspective risquent de passer à côté d’un certain nombre d’informations critiques sans lesquelles toute lutte pour l’équité et la justice dans le monde échouerait. Grâce à l’analyse des rapports de pouvoir, j’ai compris d’où venaient le sentiment d’aliénation et le désir d’être blanc qui me rongeaient depuis la jeunesse. Quel soulagement de savoir que d’autres avaient vécu ces expériences aussi ; que ce qui m’arrivait n’était pas de ma faute. Que ça n’avait rien à voir avec mes lacunes personnelles, mais plutôt avec nos lacunes culturelles, institutionnelles et sociales en tant qu’humains. En revanche, je ne regardais plus le monde qu’à travers cette perspective, ce qui a contribué à mon épuisement émotionnel et professionnel dans la trentaine. La théorie de la dominance sociale, l’antiracisme et d’autres théories semblables interrogent les structures du pouvoir, principalement sous un angle socioéconomique et politique. Certes, c’est une dimension extrêmement importante du fonctionnement du

pouvoir, mais ces approches ont néanmoins des limites. Les sociétés et les organisations sont extrêmement complexes ; c’est impossible de rendre compte de toutes les nuances et facettes de nos vies en se basant uniquement sur les théories du pouvoir. Prenons l’exemple d’une profession dominée par les femmes, telle que les soins infirmiers ; un homme ne pourrait-il pas y ressentir et même subir parfois la marginalisation ? Par ailleurs, dans les milieux de travail où les minorités racisées sont majoritaires ou occupent des positions d’autorité, un Blanc aurait possiblement du mal à se faire accepter et à développer un sentiment d’appartenance. Et que dire du succès phénoménal de certains individus issus de groupes non dominants, comme l’ancien président Obama, qui ont réussi à se libérer du « plancher collant » et à briser « le plafond de verre » pour atteindre le sommet ? Comment nommer, reconnaître et honorer ces expériences ? Bien que les analyses structurelles du pouvoir ouvrent la voie à la libération et à l’émancipation, comme une arme à double tranchant elles peuvent tout aussi bien nous plonger dans le désespoir. Je l’ai moi-même vécu, et parmi mes pairs engagés dans la justice sociale, une telle chute est assez commune. Nous valorisons « la pensée critique », mais cela se traduit souvent par des critiques venant exclusivement de la gauche du spectre politique. Évitez d’acheter du café, des livres et des vêtements des grandes corporations. La mondialisation, c’est mauvais. Les Jeux olympiques ne sont que du gaspillage d’argent et de ressources. Toutes les corporations médiatiques ne crachent que des opinions pro-conservatrices. Les problèmes du monde sont de la faute des hommes blancs hétérosexuels.

Nous pensons en dehors de tous les cadres. Alternatifs. Biologiques. Végétariens. Nous sommes du côté de la justice, de la morale (du moins de notre point de vue). Nous emmenons notre « perspective critique » partout avec nous. Durant les soupers, n’importe quelle phrase peut se transformer en une leçon de pédagogie politique pour les autres. Un commentaire sur la nourriture que nous mangeons (hormones toxiques dans les viandes et les légumes), le savon à vaisselle (les phosphates empoisonnent la vie marine), ou la critique de la politique traditionnelle (tous les partis politiques sont à droite). Nous pouvons critiquer et donc gâcher la fête pour tout le monde, incluant nous-mêmes. Une amie activiste féministe et antiraciste m’a avoué une fois qu’elle trouvait les rassemblements sociaux stressants. Je n’ai jamais été un introverti, mais je comprenais tout à fait son sentiment. Il m’arrivait souvent, durant les rencontres informelles en groupe, de me préparer mentalement à intervenir pour répondre aux perspectives « désinformées » des gens sur le fonctionnement du monde. Je redoutais toujours ce moment où quelqu’un dirait possiblement la « mauvaise » chose et où je serais obligé de le « corriger » – c’est épuisant ! Je ne m’en rendais pas compte, mais le pessimisme et la désapprobation étaient devenus mes compagnons. Aveugle à la négativité qui s’était emparée de moi, j’avais perdu la capacité de distinguer la critique du cynisme. Comment ne pas l’être alors que nous étions entourés de corporations de toutes les incarnations, médiatiques, politiques, agroalimentaires... C’était une mentalité de cloîtrés pris dans les tranchées du militantisme social. Nous étions une minorité et le pouvoir n’était pas de notre côté. Nous voulions

que le monde soit beau, mais nos mots et nos actions ne communiquaient que sa laideur. Comme le dit le dicton : nous trouvons ce que nous cherchons. Si nous regardons le monde exclusivement à travers le prisme du pouvoir et des théories de la dominance sociale, nous risquons de développer une vision négative et sombrer dans le désespoir. La vie était devenue grise à mes yeux. La perspective critique que j’ai épousée a fini par m’évider. Ce n’était pas le seul facteur bien sûr, mais disons que cette posture aurait gagné le trophée du meilleur acteur de soutien dans la comédie Voici ma vie ! En revenant sur mes pas aujourd’hui, je constate que notre façon de penser les choses – les lentilles que nous utilisons – s’enracine sur le plan neurologique et forme des habitudes. Lorsque nous nous servons toujours de la même paire de lunettes, par exemple celles du militantisme social et de la critique académique, nous n’avons presque plus le choix que de voir le monde ainsi. Tout comme le privilège entraîne le privilège, le contraire est aussi possible. Si nous sommes immergés dans les enjeux de la marginalisation, c’est très difficile de ne pas voir de la marginalisation partout. C’est un piège qui pourrait paradoxalement renforcer le sentiment de victimisation, alors que la perspective critique devait nous mener à l’émancipation. Ce sont, après tout, les deux revers d’une même médaille. Ces perspectives sur le pouvoir tendent à diviser le monde en tribus claires et nettes : la tribu des gens « éveillés » aux enjeux et celle des gens qui ne le sont pas. Des sous-groupes ne tardent pas à émerger : les victimes, les agresseurs et les sauveurs (nous). Ironiquement, le clivage eux / nous n’a jamais été aussi vivant que parmi nous, mes camarades de la lutte pour la justice sociale et moi.

Or, nous ne le reconnaissions pas. Nous avions beau regarder le monde depuis les hauteurs de notre vertu, notre vue était malgré tout embrumée.

LE POUVOIR SOCIAL ET LA PUISSANCE PERSONNELLE UNE APPROCHE ÉQUILIBRÉE Bien que je remette en question aujourd’hui mes orientations antérieures, je crois toujours qu’on ne peut faire fi d’une analyse structurelle du pouvoir si l’on veut renforcer la démocratie et le sentiment d’inclusion. C’est pourquoi le chapitre précédent était entièrement consacré à la théorie de la dominance sociale. Il faut déterrer les schèmes et analyser les tendances révélées grâce aux données recueillies auprès d’un grand éventail de groupes. Il est important de comprendre les façons dont le pouvoir, les institutions et les structures influencent nos choix, nos interactions et notre culture. Au fond, le but de l’analyse des rapports de pouvoir est de transformer notre conscience des normes sociales afin de provoquer un changement positif et profond. C’est un objectif que je soutiens fermement. J’ai par contre du mal à accepter qu’il s’agisse de la seule perspective valide sur le monde. Nous ne sommes pas que des rouages dans une machine. Nous sommes influencés par notre environnement, dont la famille, les amis, les organismes et la société en général, mais nous les influençons aussi à notre tour. Au moment où mon malaise avec la pensée unique grandissait, j’ai découvert le Process Work Institute (Institut de travail sur le processus), un organisme qui propose une approche plus nuancée et équilibrée sur les rapports de pouvoir. Fondé par le psychologue

jungien Arnold Mindell dans les années 1970, ce groupe a développé une expertise dans l’analyse du comportement des individus et des groupes, particulièrement dans les situations de conflit entre groupes. Selon Mindell, nous avons accès à la fois au pouvoir social et à la puissance personnelle1 (voir l’encadré Rangs et privilèges : un modèle, p. 215-216 ). Nous recevons le pouvoir social de deux sources. D’abord, du statut que nous accordent nos diverses identités sociales (la race, le genre, la classe, l’orientation sexuelle et la validité). Dénommé rang global, il renvoie au niveau de pouvoir que possède ou reçoit une personne quand elle entre dans une salle pleine d’inconnus. Autrement dit, ce sont les premières impressions conscientes ou inconscientes à son égard, souvent basées sur son apparence, sa posture, son attitude, sa façon de parler et de se présenter. Nous avons très peu de contrôle sur ces facteurs. Ils relèvent de notre corps et des circonstances de notre naissance.

Rangs et privilèges : un modèle (Arnold Mindell, Le Process Work Istitute) 1. Pouvoir social

Rang global : il dépend du contexte, il est plutôt statique, associé aux normes sociales et à des critères arbitraires (ex. race, classe/richesse, religion, genre, orientation sexuelle et validité physique). Rang local : il dépend du contexte, mais change rapidement selon les normes

locales, les valeurs, les conditions du moment, les participants, les enjeux (ex. la séniorité ou la position au sein du groupe, la soumission aux normes, la popularité/attachement au groupe, le style de communication). 2. Puissance personnelle

Rang psychologique : expérience de vie, fluidité émotionnelle, aptitudes communicatives, humour, compétences relationnelles, conscience de soi et des autres. Rang spirituel : avoir une raison d’être qui dépasse le soi, une vision, une expérience transcendantale, une connaissance de soi et de l’autre, conscience de la vie et de la mort.

Référence : Julie Diamond, « Deep Democracy : Creating Whole Systems Change », atelier organisé par Anima Leadership, Toronto, octobre 2010, http://juliediamond.net.

La deuxième source de pouvoir social provient du statut de la personne au sein de son environnement immédiat et peut changer en fonction du micro-contexte. Par exemple, le rang local d’une personne peut être très élevé au travail où elle occupe un poste de direction. Or, une fois dans une épicerie, le commis à temps partiel a

plus de pouvoir que cette personne sur les décisions. Donc le rang local fluctue selon les personnes et le contexte qui nous entourent d’un moment à l’autre. Retenons ce point fondamental : le rang local pourrait temporairement l’emporter sur le rang global. Par exemple, j’ai déjà été dans des milieux où les femmes de couleur ont le rang local le plus élevé au sein de leur organisme, et leurs paroles et actions le plus de poids, alors qu’elles sont repoussées dans la société au bas du rang global à cause de leur identité sociale. Elles ont acquis ce rang local élevé en grande partie grâce à leur expertise, leur séniorité et leur capacité à bien articuler les enjeux. Dans le même esprit, j’ai déjà surpris des hommes blancs – généralement dotés d’un rang global très élevé – entièrement désemparés, incapables de participer et de s’exprimer dans des micro-contextes, où ils étaient peu nombreux et maîtrisaient mal les enjeux. Le pouvoir social permet de rattacher le modèle de Mindell à la théorie de la dominance sociale (ma formation antérieure à l’antiracisme) car les deux perspectives cherchent à identifier les différentes relations sociales entre les groupes. L’approche de Mindell reconnaît les tribus – la race, le genre, la classe, l’orientation sexuelle, la validité, etc. – en tant que sources importantes de pouvoir. Elles peuvent aussi nous nuire. Le statut supérieur que nous devons à nos identités sociales (le pouvoir social) est aussi le plus fragile, car il provient de l’extérieur. Puisque nous n’avons rien fait pour le mériter, c’est un privilège invisible. Dans certains cas, le statut élevé qui va de pair avec un critère tel que la race ou le sexe (par exemple être un homme et blanc) peut paradoxalement susciter l’impuissance. D’abord, parce

que la personne n’est peut-être pas consciente de son pouvoir, et aussi parce que ce pouvoir ne se traduit pas toujours en un sentiment de puissance. Par ailleurs, cette qualité invisible rend la personne presque toujours vulnérable aux erreurs et aux critiques, au ridicule et même aux attaques relevant de ses privilèges non mérités (et son inconscience de ses privilèges). C’est la catégorie suivante, la puissance personnelle, qui fait le poids du modèle de Mindell. Nous la possédons tous. C’est sur cette puissance-là que se sont appuyés des héros dont Mahatma Gandhi et le Dr Martin Luther King Jr. Théoriquement, ces grandes figures ont vécu dans des contextes qui les situaient au bas de l’échelle du rang global. Bien sûr, tous les deux avaient pour point de départ un certain statut social ; ils appartenaient à la classe moyenne et ils étaient des diplômés universitaires. Cependant, à leur époque, la race était l’identité sociale déterminante. On considérait les personnes non blanches comme étant inférieures, moins qu’humaines ; et par conséquent, elles étaient souvent victimes de mépris et de violence. Gandhi, avocat de formation, était un homme brun à la voix douce qui se battait pour les droits civiques de son peuple en Afrique du Sud et en Inde contre le tout-puissant Empire britannique. King, un pasteur baptiste, était un homme noir vivant aux États-Unis durant la période intensément raciste d’avant le mouvement pour les droits civiques. Des deux individus, par contre, émanaient une force intérieure et un profond sens de la conviction, une puissance qui découlait de leurs qualités psychologiques et spirituelles. Nous devons notre rang psychologique à nos traits de caractère personnels – qui nous sommes et ce qui fait de nous des individus

uniques. Comptent parmi ces caractéristiques nos expériences de vie, nos qualités de leadership, le sens de l’humour, la conscience de soi, la facilité à communiquer, le courage, la curiosité et la conscience communautaire. La puissance personnelle dépend aussi du rang spirituel. Cette forme d’influence puise dans notre capacité à donner du sens aux choses et à nous situer dans le cadre plus vaste de la vie. Se poser et se confronter à des questions existentielles fait partie de ce processus : Quelle est ma raison d’être ? Pourquoi sommes-nous ici ? Comment faire face aux défis et aux drames de la vie ? Une connaissance approfondie de soi et des autres et l’éveil au cycle de la vie et de la mort sont aussi des marqueurs de force spirituelle. Ce rang n’est pas nécessairement relié à une religion organisée, mais il reflète généralement la capacité de célébrer la beauté de la vie tout en reconnaissant sa brutalité. Gandhi et King incarnaient cette puissance personnelle, comme d’ailleurs beaucoup de leurs pairs. Face à l’oppression raciale brutale – que ce soit sous la colonisation britannique en Inde ou sous le régime ségrégationniste aux États-Unis – ces leaders n’ont pas laissé leur rang global inférieur les arrêter. Leur puissance, qui puisait dans leur conviction, leurs qualités interpersonnelles et leur vocation spirituelle profonde, a inspiré des millions les incitant à libérer leur propre puissance personnelle pour affronter l’oppression raciale et provoquer un changement social fondamental. Cela étant dit, cette force intérieure n’est pas réservée aux figures héroïques de l’histoire. Elle appartient à Javier Espinoza de la Californie qu’on a rencontré au chapitre 5. Il a surmonté une enfance violente pour travailler plus tard auprès des femmes et des

enfants abusés. Elle appartient à l’entraîneur blanc d’une banlieue de Toronto qui a retiré son équipe d’une partie de hockey pour protester contre les injures racistes des membres de l’équipe adversaire2. Elle appartient aux passagers d’autobus dans la ville canadienne de Hamilton qui ont défendu un homme musulman face aux commentaires haineux d’un autre passager3. Bonne nouvelle alors : nous possédons tous la puissance personnelle. Mieux encore : elle peut s’épanouir et se développer. C’est l’aspect le plus encourageant du modèle de Mindell. Nous avons tous la capacité de cultiver et de renforcer notre puissance personnelle en travaillant sur soi et en développant nos capacités psychologiques et spirituelles. La puissance personnelle se nourrit de tout processus qui permet de mieux se comprendre et de comprendre nos interactions avec les autres. Grâce à cette force, la vie a un sens ; on y retrouve la joie et une raison d’être. Puisqu’elle émane de l’intérieur, elle est plus résiliente que le pouvoir social et on peut s’en servir dans différents contextes. Par ailleurs, le projet de changer les dynamiques de pouvoir social, surtout celles qui se rapportent à la race, est de longue durée. Les communautés marginalisées ne pourront pas en cueillir les fruits tout de suite. La puissance personnelle, par contre, est plus directe. Peu importe notre position dans la hiérarchie sociale, nous pourrons nous fier sur cette force intérieure pour assurer une expérience plus positive de la vie quotidienne. L’idée de développer la puissance personnelle n’est rien d’inédit. Elle nous vient en aide chaque fois que nous tentons d’introduire un petit ou un grand changement pour améliorer notre vie. C’est avec cette force que les travailleuses sociales soutiennent les femmes

dans les refuges pour femmes abusées. La puissance personnelle est aussi ce qui permet aux victimes de violence de surmonter leur expérience traumatique, guérir et avancer dans la vie. Elle est au cœur des initiatives d’innovation communautaire et de leadership de pairs conçues par et pour les jeunes. En fait, c’est la puissance des gens – leur pouvoir d’action plutôt que leur dépendance – qui rend possible tout véritable projet de changement social. L’approche de Vivre la diversité est fondée sur l’idée que la puissance personnelle et le potentiel de transformation qu’elle représente peuvent servir de catalyseurs pour un changement systémique plus large. Il y a toujours un dialogue, une tension, entre la reconnaissance de l’impact des institutions sur l’individu et de l’individu sur le système. La clé, c’est d’arriver à maintenir cette tension sans se faire piéger par la polarité « soit l’un, soit l’autre ». C’est une question d’équilibre émotionnel et intellectuel.

AVEUGLÉ PAR LE POUVOIR Développer sa puissance personnelle est essentiel pour nous tous, qu’on appartienne à un groupe racial dominant ou non dominant. La controverse qui a eu lieu à l’Université Princeton le démontre bien : En 2014, Tal Fortgang, un étudiant de Princeton, publie un article dans le journal étudiant qui est repris par la suite dans la revue Time. Il y affirme qu’il ne s’excusera jamais pour son privilège d’homme blanc. Selon lui, il doit ses accomplissements à son travail ardu et à sa propre détermination et aucun préjugé ou biais n’aurait contribué à son succès. Le ton plutôt colérique et sans remords a provoqué une avalanche de réactions à la fois de la part de ses

partisans et de ses critiques (voir l’encadré L’article de Tal Fortgang, p. 222-224). Briana Payton, une leader de l’union des étudiants noirs de Princeton, a signé une réplique reprochant à Fortgang sa méconnaissance de l’enjeu du privilège. De son point de vue, Fortgang se faisait des illusions s’il croyait vraiment ne pas avoir bénéficié des préjugés patriarcaux pro-Blancs de la société. Sa réussite n’est pas uniquement le fruit de ses efforts et de ses compétences personnelles et la méritocratie aux États-Unis, soutient-elle, n’est qu’un mythe. Le ton de Payton dans sa lettre était tout aussi indigné et sa position non équivoque (voir l’encadré La réponse de Briana Payton, p. 224 ). Ces positions polarisées sur la question de la race et du pouvoir sont assez communes. L’observateur se voit obligé de choisir une perspective ou l’autre. Or, les points de vue qui se confrontent peuvent aussi ouvrir la voie à une compréhension plus approfondie des enjeux. Si l’on osait aller au-delà du piège de « soit l’un, soit l’autre », on trouverait possiblement un brin de vérité dans les deux positions. Le chapitre précédent a étalé tout un éventail de preuves quant au caractère systémique des préjugés raciaux. Les Blancs bénéficient d’une société où leur identité sociale définit la norme. Malgré son éducation dans les institutions universitaires d’élite – ou peut-être à cause de cette éducation – Fortgang ne reconnaît pas, depuis sa position privilégiée, tous ces faits. Cependant, la position de Payton minimise aussi des preuves importantes. Il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes racisées vivent effectivement le rêve

américain et, malgré les obstacles, atteignent les plus hauts niveaux de réussite. L’observation des conflits m’a appris à porter attention à l’énergie et au ton des mots exprimés. Comme un effet miroir, certains aspects de la lettre de Fortgang se reflètent dans celle de Payton. Au-delà de leurs propos bien articulés et du ton assuré, les deux lettres trahissaient une posture défensive et condescendante, et aussi la colère, la méfiance et le sentiment d’être mal compris.

L’article de Tal Fortgang : des extraits « Surveille4 ton privilège », dit le dicton, je me le suis fait rappeler plusieurs fois cette année. Le sermon prononcé par les pontifes de la moralité me tombe impérieusement sur la tête comme un drone sanctionné par Obama visant avec la précision d’un laser ma peau rosée, ma masculinité et mon audace d’avoir exprimé une opinion fondée sur mon Weltanschauung (vision du monde) personnel... Ils me somment, dans un ton qui vacille entre l’ordre et le rappel, d’explorer comment je suis arrivé là où j’en suis et de me sentir personnellement désolé du fait que les hommes blancs semblent manipuler toutes les ficelles du monde... Je les accuse de diminuer tout ce que j’ai accompli dans ma vie et d’attribuer tous les fruits que j’ai cueillis, non pas aux graines que j’ai semées, mais à un saint patron invisible de la race blanche qui m’aurait mis la table avant même que j’arrive...

Il est là le problème d’interpeller quelqu’un pour un privilège que l’on présume avoir défini son parcours et son récit. Qu’en savez-vous de ses combats, de tout ce qu’il a dû surmonter pour arriver là où il est ? Prendre pour acquis qu’il aurait bénéficié de « systèmes de pouvoir » ou d’autres institutions fictives et conspiratrices, lui refuse la reconnaissance de ce qu’il a fait pour réussir, des choses que vous ne pourriez peut-être pas imaginer... Ce fut pour moi un véritable privilège que mes grandsparents soient venus en Amérique... Ce fut leur privilège d’immigrer dans un pays qui garantit à tous ses citoyens une protection égale sous la loi, qui ne se soucie ni de leur religion ni de leur race, mais du contenu de leur caractère... Derrière tout succès, petit ou grand, se profile une histoire que le sexe ou la couleur de la peau ne raconte pas toujours. Mon histoire ne se réduit pas à mon apparence et de prétendre que je devrais m’excuser de mon apparence est insultant... J’ai déjà surveillé mon privilège. Et je n’ai rien à regretter. Référence : Tal Fortgang, « Why I’ll Never Apologize for My White, Male Privilege », Time, www.time.com, 2 mai 2014.

La réponse de Briana Payton : des extraits

Bien que Fortgang ne soit pas responsable de la domination des hommes blancs dans la société, il devrait au moins reconnaître que cette hiérarchie sociale n’est pas une simple coïncidence et qu’elle ne témoigne pas non plus du pouvoir d’un travail ardu. Une telle explication microscopique, transposée à l’échelle du pays, laisserait entendre que dans les nombreux domaines où ils dominent, les hommes blancs auraient travaillé plus fort que la majorité des femmes et des minorités... L’affirmation erronée de Fortgang que les États-Unis sont « un pays qui garantit à tous ses citoyens une protection égale sous la loi » trahit de toute évidence son privilège. Cette déclaration ignore le fait que la clause de protection égale sous la loi ne garantit guère un traitement égal ; et la loi ne promet pas non plus que chaque violation mériterait la même attention. Les personnes de couleur en savent long sur ce que c’est d’être négligé et maltraité au lieu d’être protégé par le système judiciaire... Il y a un seul mythe ici et c’est la méritocratie... Personne ne dit que Fortgang n’a pas semé de graines, mais « surveiller son privilège », c’est simplement reconnaître que la terre qu’il a labourée était plus fertile que celle que d’autres ont travaillée. Ils auraient beau passer autant de temps au soleil et arroser leurs graines, Fortgang aurait quand même une meilleure récolte grâce à certains avantages. De plus, les combats des ancêtres de Fortgang n’enlèvent rien à ses privilèges sociaux aujourd’hui. Il n’a

pas à craindre le profilage racial ni la discrimination sur le marché du travail. Il cite une seule expérience qui se rapproche le moindrement du racisme est c’est celle de se faire traiter de privilégié. Est-ce que c’est clair ? Tu. Es. Privilégié. Ce n’est pas si grave de l’admettre. Tu ne seras pas frappé par la foudre, promis. Tu ne seras pas obligé de te repentir pour ton « saint patron de la race blanche » ou pour ta blanchitude et ta masculinité... En tant que femme noire, mon sexe et ma posent une série de défis uniques et difficiles. m’empêche pas de surveiller mon privilège. privilégiée car j’ai grandi au sein d’une famille de

race me Cela ne Je suis la classe

moyenne, je pratique la religion de la majorité et mes parents sont tous les deux présents à la maison. J’admets ces privilèges car ils me permettent de sympathiser avec les autres et de rester humble et reconnaissante. Référence : Briana Payton, « Dear Privileged-at-Princeton : You. Are. Privileged. And Meritocracy Is a Myth », Time, www.time.com, 6 mai 2014.

Selon Julie Diamond, l’une des cofondatrices du Process Work Institute, cette particularité qui caractérise leur conflit laisse entrevoir des sentiments d’impuissance5. Dénigrer la perspective de l’autre est peut-être moins l’expression d’une puissance que de sentiments

intérieurs d’impuissance. Le défoulement surgit généralement d’un lieu de faiblesse, et non pas de force. Selon la Dre Diamond :

Fortgang écrit depuis une position inférieure dans le contexte du campus universitaire. Pensons un peu à ce qui se passe dans les universités aujourd’hui – il y a une frénésie d’activisme pour la justice sociale. Beaucoup de jeunes Blancs se retrouvent dépourvus d’expérience et de capacité d’analyse à cause de leur rang [racial] élevé. Fortgang se présente comme la victime des guerriers de la justice sociale qui lui ordonnent de « surveiller son privilège ». Je ne dirais pas qu’il est bel et bien une victime, mais il écrit dans la perspective d’une personne blessée, privée de son pouvoir. Difficile de bien interpréter cette situation sans une analyse alternative des rapports de pouvoir qui aborde les enjeux du rang inférieur dans le contexte collégial. Et le rang local l’emporte souvent sur le rang global6.

La singularité du privilège, comme nous l’avons déjà vu, c’est qu’il est généralement invisible pour ceux qui en bénéficient. Ils ne se sentent pas puissants. Paradoxalement, Fortgang s’exprime comme une victime ; celle d’un système social oppressif qui veut le réduire au silence à cause de son sexe et de sa race. Le penchant humain pour la négativité renforce sa posture défensive et le centre sur sa propre histoire. Par conséquent, il ignore la réalité plus large qui a marqué tant de groupes racisés.

À l’instar de l’équipe Rouge favorisée durant Le jeu de la ville qui ne voyait pas le traitement injuste de leurs pairs de l’équipe Orange, Fortgang n’est pas conscient de son privilège. Il ne voit que ses propres efforts et son travail ardu. Il semble entièrement inconscient d’une variété d’avantages essentiels à la vie, dont un meilleur accès à l’emploi, à des soins de santé et un traitement plus juste au sein du système judiciaire. Des avantages que ses pairs racisés ont moins de chance d’avoir. Ce ne serait pas difficile de soutenir que son privilège a contribué à la diffusion de son article dans les médias sociaux et à sa publication dans la revue Time. Les préjugés systémiques s’expriment en partie à travers l’amplification des expériences d’injustice quand celles-ci touchent aux membres du groupe dominant. On accorde à ces expériences – réelles ou perçues – plus d’espace politique et on les prend plus au sérieux que celles des membres de groupes non dominants. En revanche, Payton et d’autres activistes sociaux dont le rang global est généralement plus bas à cause de leur race ou de leur genre, sous-estiment souvent leur puissance personnelle, nous dit Diamond. C’est la conséquence d’une définition étroite du pouvoir : Lorsque des activistes sociaux déclarent la guerre au privilège, ils sont au sommet de leur pouvoir. Mais ils ne le voient pas clairement. À leurs yeux, ils ne font que se défendre alors qu’ils maîtrisent parfaitement l’enjeu et dépassent de loin leurs adversaires. Ils sont puissants, articulés, informés et riches de leurs expériences. Les aider à voir leur propre puissance fait partie de la solution. Les activistes sociaux peuvent par inadvertance devenir des « experts du rang inférieur », soutient Diamond. Ils ont la capacité de

scruter, nommer et questionner la marginalisation, son mode de fonctionnement, sans tout à fait admettre ni reconnaître ces zones où ils occupent le rang supérieur et possèdent les rênes du débat. Des activistes comme Payton sont tellement focalisés sur les rapports de pouvoir inégalitaires relevant de leurs identités sociales (rang global inférieur) qu’ils ne se rendent pas compte de leur force réelle. Ils peuvent influencer, marginaliser et même réduire au silence leurs adversaires grâce à leurs aptitudes supérieures en communication et leur analyse critique du racisme (puissance personnelle supérieure). Ceux qui luttent pour le changement social, armés d’une définition étroite du pouvoir – c’était mon cas – finissent par retrouver l’injustice et ses instruments partout, opérant à tous les coins de rue. Combinons ces impressions au penchant humain pour la négativité et s’ensuit un sentiment d’impuissance qui rend très difficile tout dépassement d’une vision binaire du monde opposant victime et agresseur, opprimé et oppresseur. Il arrive souvent que les activistes sociaux ne soient pas suffisamment conscients de l’impact émotionnel et psychologique de leur lutte sur les membres du camp privilégié. Critiquer ou remettre en question le privilège d’une personne la confronte souvent à une marée d’émotions : culpabilité, honte, colère... Ces sentiments une fois déclenchés tendent à mettre le cerveau en mode réaction et bloquent la capacité de réfléchir. Dans un tel état psychologique, l’apprentissage est quasiment impossible. « Accepte ton inconfort », c’est le conseil des activistes sociaux aux privilégiés. Ce n’est pas du tout une stratégie réaliste pour des personnes qui se retrouvent en mode lutte-fuite-inhibition. À mon

avis, cette consigne ne fonctionne qu’avec une minime partie de la population (généralement les convertis à la cause). Si le but était d’aider les gens à voir leur privilège, déclencher chez eux des réactions émotionnelles ne serait pas la stratégie pédagogique la plus efficace. À vrai dire, reconnaître son propre privilège et ensuite vivre avec l’inconfort suscité par ce privilège exigerait de toute personne une puissance personnelle remarquable.

METTRE LA PUISSANCE PERSONNELLE AU TRAVAIL Bien que la voix de Fortgang soit dérangeante, je dirais qu’elle reflète l’opinion de bon nombre de Blancs généralement bien intentionnés et justes qui se retrouvent du coup déstabilisés par les enjeux de la race. Par exemple, durant l’une des formations à la diversité que je donnais, une participante m’a posé la question : allez-vous nous parler de ce que les personnes blanches peuvent faire ? J’ai peur de dire la mauvaise chose, de faire une erreur et qu’on me fasse des reproches. Elle était vraiment angoissée, vulnérable et désemparée, ne sachant pas comment avancer, en tant que Blanche, vers l’inclusion raciale. Si nous appartenons au groupe dominant, il faut puiser dans notre puissance personnelle pour affronter le fait que notre groupe représente la norme sociale et qu’il en bénéficie. Les préjugés systémiques existent et ils favorisent la tribu dominante. Les individus ont besoin de force psychologique et spirituelle pour faire face à cette découverte et à toutes les erreurs et les critiques qui accompagnent inévitablement le privilège social. Soyons clairs – ces enjeux touchent à des questions de vie et de mort. Quand des gamins jouant au parc ou des jeunes hommes

magasinant dans un Walmart sont abattus à cause de la couleur de leur peau alors que les policiers qui les ont tués en sortent indemnes, on a toutes les raisons pour céder à la colère, à la rage et même à l’irrationalité. Il est impératif de comprendre cela. Nier cette colère légitime, c’est nier notre humanité. On a besoin de puissance personnelle afin de se mettre vraiment à l’écoute de la souffrance des groupes et des individus au lieu de la minimiser ou de rejeter leur perspective par sentiment de malaise ou de culpabilité. On a besoin de puissance personnelle pour assumer la responsabilité d’améliorer les choses même si les problèmes n’ont pas commencé avec nous. Que chacun se lance sur la voie de l’apprentissage et de l’auto-éducation pour assurer des conditions plus équitables envers tous les groupes raciaux, indépendamment de leur position dans la hiérarchie sociale. Tournons la médaille et revenons à la réplique de Payton. Malgré le ton plein de reproches, sa lettre incarne la perspective de beaucoup de personnes non blanches qui se battent pour se faire entendre par une société qui tend à nier leurs expériences de racisme. Je repense à toute la douleur et la vulnérabilité que ressentait une mère noire vivant du mauvais côté du privilège social. Les yeux remplis de larmes et la voix brisée par la frustration, elle me demande : pourquoi, 40 ans plus tard, mon fils souffre-t-il des mêmes injures raciales et expériences humiliantes que j’ai vécues dans la cour d’école ? Comment se fait-il que ça arrive encore ? Si nous appartenons à un groupe non dominant ou minoritaire, il nous faut puiser dans notre puissance personnelle pour ne pas être accablés par une société déséquilibrée qui désavantage notre tribu et ne pas céder au désespoir face à l’ampleur des problèmes

auxquels nous sommes confrontés. Pour qu’elle puisse reconnaître sa puissance dans toutes ses facettes, et aborder le monde comme un lieu de possibilités tout en naviguant à travers les obstacles, Payton doit se fier à une force psychologique et spirituelle supérieure. Il faut de la puissance personnelle pour accepter que le processus de changement social soit lent, mais continuel, et qu’il dépasse la durée d’une vie. Il est également nécessaire de résister à la tentation de déshumaniser les personnes blanches et d’en faire les représentantes de leur groupe pour peindre toute une tribu de la même couleur, celle de la méchanceté ou de l’insensibilité. Quelles seraient les possibilités si des individus comme Fortgang et Payton accordaient ne fût-ce qu’un brin de légitimité à la perspective de l’autre ? S’ils mettaient leurs points de vue politiques de côté et se montraient un peu curieux l’un à l’égard l’autre ? Et s’ils partageaient leur vision forte tout en validant celle de l’autre ? Il faudrait d’abord que chacun puisse regarder l’autre personne comme un individu, non pas comme le symbole d’un groupe. Sans enlever à leurs mots leur force, voici quelques suggestions constructives pour Fortgang si jamais il voulait prendre un café avec Payton : Je me sens agressé – qu’y a-t-il dans mon comportement qui soulève ta colère ? Qu’est-ce qui m’échappe ? J’aimerais comprendre ta perspective, mais la phrase « surveille ton privilège » m’irrite énormément. J’ai travaillé fort pour me rendre jusqu’ici et on dirait que tu te centres seulement sur la couleur de ma peau et ma masculinité. Pouvons-nous recommencer, mais d’un autre point de départ ? Tu sembles me reprocher quelque chose, mais tu ne connais pas mon histoire et elle ne semble pas t’intéresser. Aide-moi à comprendre ce qu’il en est. Suis-je une menace à ton histoire ?

Et Payton pourrait entamer la conversation avec Fortgang ainsi : Écarter l’enjeu du privilège en l’assimilant à un « système de pouvoir conspiratif » m’indigne et nie les expériences que j’ai vécues. Je ne comprends pas. Pourquoi t’est-il si difficile de voir ou de comprendre ces expériences ? Bien sûr, tu as semé des graines. Moi aussi. Mais il y a tant de gens dans notre pays qui travaillent fort et arrosent et veillent sur les graines sans pour autant obtenir les mêmes résultats. Pourrons-nous examiner ça aussi ? Surveiller mon propre privilège me rapproche des autres, mais tu as réagi fortement. Pourquoi l’as-tu reçu différemment ? L’expérience m’a appris que les conversations sont potentiellement transformatrices lorsque des personnes campées sur des positions polarisées se montrent empathiques. De telles conversations ont besoin de réciprocité, en reconnaissant d’abord la perspective de l’autre personne qui pourrait réagir – et authentiquement se sentir – ainsi : D’accord, je comprends. Je n’avais pas pensé à cela. Ton expérience me paraît très difficile... Wow – je n’en avais aucune idée. Je suis désolée de ce que tu as subi. Ce type de conversation illustre la volonté d’entrer en relation avec l’autre, de confronter ensemble les enjeux de la différence.

COMPÉTENCES INTERNES 6 ET 7 : GÉRER LES RELATIONS ET LES CONFLITS Se permettre d’être vulnérable est un acte de puissance personnelle. Se mettre à l’écoute de l’autre et se laisser toucher par sa parole est un acte de puissance personnelle. S’exprimer avec honnêteté et

vérité, se défendre et défendre les gens de son côté dans une conversation est aussi un acte de puissance personnelle. Toute conversation ne devrait pas nécessairement aboutir à un milieu mou où les deux partis se sentent obligés d’accepter des « compromis » importants. Une véritable conversation amènerait à une nouvelle compréhension ou à une compréhension plus approfondie. Elle peut nous déplacer vers un autre lieu dans la relation, et à partir de ce lieu, nous pourrons prendre des décisions. Elle nous révèle l’unicité de la personne, et réduit ainsi la dépendance à des stéréotypes de membres de groupes externes. La gestion des relations, ai-je constaté par expérience, est essentielle si l’on veut négocier les enjeux du pouvoir et son impact inégal sur les groupes sociaux7. La gestion des relations est une compétence plurielle plutôt que singulière. Elle comprend la capacité d’établir la confiance, motiver, négocier et travailler avec les autres, ainsi que la capacité de faire face aux désaccords et aux conflits avec efficacité. Elle s’appuie sur les compétences internes de la conscience de soi, l’autorégulation, l’empathie et la compassion. La résolution de conflits compte parmi les aptitudes qui rendent possible la gestion des relations. Comme l’explique Diamond, « au cœur de la capacité de négocier la différence se trouve essentiellement une aptitude de résolution de conflits, car elle nous permet de naviguer à travers des intérêts, des positions et des enjeux qui ne concordent pas8 ». La diversité, au fond, est un autre mot pour différence. Négocier la différence, c’est forcément résoudre les conflits, tant au niveau du groupe qu’au niveau interpersonnel. Et nous devons également gérer des conflits internes importants, des tensions mentales conscientes ou inconscientes entre des

besoins, des motivations, des impulsions ou des désirs incompatibles vis-à-vis nos groupes internes et externes. Diamond élabore sur ce point, soulignant de manière pratique l’importance de se tromper : La diversité est semée d’incertitude et de différence ; il est impossible d’être parfait. À un moment donné, vous ferez des erreurs et vous serez confronté à d’autres. Vous utiliserez le mauvais terme, vous insulterez inconsciemment quelqu’un et on va vous corriger. Vous aurez honte – et pour certaines personnes, c’est vraiment difficile. Elles ne peuvent jamais se tromper, cela leur fait trop honte et elles se renferment. Complètement. L’une des plus grandes compétences est celle de pouvoir avouer publiquement : « Oups, je me suis trompé. » La capacité de résoudre les conflits rend possible une compréhension plus approfondie des gens, des enjeux et des perspectives. Ce processus nous révèle aussi à nous-mêmes. Paradoxalement, le conflit pourrait servir à renforcer les relations entre les personnes et les groupes et ouvrir la voie à la guérison. Ce qui importe c’est de bien gérer le conflit.

UNE RÉACTION SURPRENANTE AU TERRORISME J’ai retenu cette leçon de manière très dramatique. Je travaillais auprès de jeunes engagés sur les enjeux du racisme et de l’intégration culturelle aux Pays-Bas. Notre équipe avait été invitée à mettre sur pied un programme de leadership conçu pour le contexte néerlandais, afin d’aborder les questions difficiles du multiculturalisme, de l’immigration et de l’appartenance en Europe

après le 11 septembre. Ce dialogue interculturel s’est déroulé en 2005 dans un lieu de ressourcement à l’extérieur d’Amsterdam. Le nationalisme montait à l’époque, et déferlait une vague antimigration et anti-islam. L’année précédente, l’artiste Theo van Gogh avait été assassiné dans les rues d’Amsterdam par un islamiste radical à la suite de la sortie de son film antiislamiste incendiaire qui traitait les musulmans de « baiseurs de boucs », entre autres insultes racistes9. Selon les sondages, l’islam, l’immigration et l’intégration préoccupaient en priorité les Néerlandais depuis l’assassinat du politicien populiste anti-immigration Pym Fortuyn en 2002 (étonnant, vu que le meurtrier était un militant blanc pour les droits des animaux). Le clivage « eux » et « nous » n’avait jamais été aussi intense dans une société où les gens vivaient des réalités profondément ségréguées sur le plan racial. C’est dans ce contexte que des jeunes leaders, de 17 à 24 ans, de tous les coins du pays participaient à un programme de deux semaines focalisé sur la construction de la paix. Les participants étaient à 40 % issus de minorités racisées, tandis que 60 % étaient des Blancs ; certains s’étaient inscrits au programme, alors que d’autres représentaient des organismes. Le programme, précurseur à l’approche de Vivre la diversité, interpellait les participants tant au niveau de l’esprit que du cœur. D’une part, on leur proposait des concepts afin de démystifier et alimenter leur réflexion sur les enjeux de la race, de la discrimination et de l’intégration sociale. D’autre part, on nourrissait leurs cœurs et on les soutenait à travers des activités visant à développer la conscience de soi, l’empathie et la capacité de nommer et d’exprimer leurs émotions. L’accent était mis sur les compétences

relationnelles, dont l’écoute, la communication et la gestion des déclencheurs émotionnels. Nous avions invité les participants blancs et racisés à partager leurs expériences d’appartenance à des groupes dominants et non dominants au sein de groupes de dialogue qui prenaient différentes formes. Nous avions créé de nombreuses occasions d’échange, d’écoute et de mise en perspective des expériences des uns et des autres. La tension montait parfois durant les conversations, exposant des vécus douloureux et de profondes divisions politiques. Des deux côtés de la division raciale, surgissaient de puissants sentiments de honte, de colère, de culpabilité et de fierté. C’était la première année du programme. Malgré les nombreuses années d’expérience de notre équipe de modérateurs, nous nous sommes demandé à quelques reprises si nous avions laissé les choses déraper. Le moment de vérité, cependant, est venu de manière inattendue. C’était l’avant-dernier jour du programme, et nous venions de compléter la Journée communautaire. Les jeunes leaders avaient démontré tout ce qu’ils avaient appris en enseignant à leur tour des concepts clés aux amis, à la famille, à la communauté et aux représentants politiques. L’évènement s’était très bien déroulé. Les participants, forts de nouvelles perspectives et de camaraderie, illustraient tout le savoir acquis durant ce séjour. Ils avaient gardé la grâce et l’élégance, malgré les propos acerbes d’un politicien provocateur influent, qui cherchait à attiser l’intolérance envers les Néerlandais noirs ou musulmans. Nos jeunes rayonnaient et j’étais très fier d’eux.

Or, ce jour-là, c’était le 7 juillet 2005. La Journée communautaire s’achevait quand la nouvelle est tombée : le métro de Londres, à deux heures de vol de notre lieu pas plus, venait d’être bombardé. Le monde entier apprendra plus tard la mort de 52 civils aux mains de 4 terroristes britanniques, et on comptera 700 blessés, victimes d’attentats-suicides visant le système de transport en commun. Mais au moment de la nouvelle, nous avions encore peu de détails, seulement des images de destruction, de fumée, de mort et des suspicions qu’il s’agissait d’une attaque terroriste. Notre équipe se demandait que faire dans les circonstances. Nous étions dans un endroit plutôt isolé et avions peu d’accès aux tribunes médiatiques. De plus, la plupart des participants ne savaient même pas ce qui venait d’arriver. Nous avions peur de voir s’effriter tout le progrès des deux dernières semaines. Cet évènement risquait de tuer l’esprit même de notre rassemblement et de diviser les membres de notre communauté la veille de leur départ – quelle conclusion terrible à notre initiative. L’équipe cependant ne voyait aucun autre choix. Nous devions partager avec les participants la triste nouvelle, advienne que pourra... Nous avons réuni les 70 jeunes leaders et, avec appréhension, j’ai partagé les nouvelles de Londres. Ne sachant pas comment procéder autrement, nous avons simplement ouvert le débat aux commentaires. « C’est le 11 septembre recommencé », a laissé tomber, découragée, Rehana, une Marocaine musulmane. Tout le monde dans la salle a compris sa crainte d’un retour de bâton contre les

musulmans. Rehana pleurait ; ses pairs l’ont aussitôt entourée de leurs bras pour la consoler. Une jeune femme blanche, Ingrid, a déclaré tout à coup que sa sœur était à Londres et ne répondait pas au cellulaire. Craignant le pire, Ingrid s’est enfuie de la salle en larmes. Remarquablement, Alisha, une femme noire, l’a tout de suite suivie pour la réconforter. Je dis remarquablement parce que ces deux femmes se sont disputées pendant tout le programme, défendant chacune des positions entièrement opposées sur l’intégration des minorités raciales dans la société néerlandaise. J’étais convaincu qu’elles se détestaient. La détresse s’est emparée d’Abdul-Hamid, un ancien enfantsoldat de l’Afrique de l’Est. Il risquait de perdre sa bourse d’études dans une université d’élite, s’est-il confié, car ce sera maintenant beaucoup plus difficile d’obtenir un visa pour les ÉtatsUnis. Abdul-Hamid rêvait de participer à la reconstruction de son pays et de soutenir sa famille là-bas grâce à son éducation. Il cacha son visage dans ses mains, n’arrivant plus à retenir ses larmes. Auke, un grand homme blanc à la stature imposante, l’a soutenu silencieusement, son bras protecteur autour des épaules d’AbdulHamid. Les gestes spontanés se suivaient ainsi, sans aucune intervention de l’équipe. Les participants prenaient la parole à tour de rôle, s’écoutaient, pleuraient et se réconfortaient, les mots venant droit du cœur. C’était l’acte collectif de compassion et de guérison le plus remarquable et le plus généreux auquel il m’a été donné de participer. En parcourant les couloirs ce soir-là, j’ai vu des bougies

allumées et des participants rassemblés en petits groupes diversifiés, discutant calmement, les uns tenant les autres et se rassurant mutuellement. Il m’a fallu un certain temps pour saisir ce que j’observais. Soudain, j’ai compris : ils étaient en deuil. Le « nous » a reçu un coup, et ils en étaient conscients. Pas d’accusations ni de blâmes, sauf à l’endroit des terroristes radicalisés. Il n’y avait ni de « eux », ni de « nous » – le sentiment de perte était collectif. L’évènement tragique ne nous a pas divisés, ni par race, ni par religion, comme je le craignais. Au contraire, le drame nous a rapprochés. Ce groupe de participants a réagi comme toutes nos communautés auraient dû réagir : en faisant ensemble le deuil de nos pertes collectives. Un acte public de terrorisme a été contré par un acte communautaire de guérison. Cette expérience m’a ébloui, tout ce qu’elle a dégagé de compassion et d’apprentissage m’a profondément ému. Rien ne pouvait inverser le drame, mais ce moment a puissamment contrecarré la réponse réactionnaire qui prenait d’assaut une bonne partie de l’Europe. Si nous avions été au deuxième plutôt qu’à l’avant-dernier jour du programme, je suis convaincu que cette tragédie aurait eu un impact extrêmement négatif sur le sentiment de communauté. Le programme s’est avéré plutôt un témoignage du pouvoir des relations humaines de gérer efficacement les conflits et de développer la résilience, pourvu que la tête et le cœur soient munis des compétences nécessaires aux niveaux interpersonnel et intergroupe.

QUELQUES QUESTIONS POUR DÉVELOPPER LES COMPÉTENCES RELATIONNELLES ET LA GESTION DE CONFLITS On peut compter sur de nombreux outils, ouvrages, programmes de formation et ressources pour avancer vers une meilleure gestion des relations et acquérir des compétences de résolution de conflit. Voici quelques questions utiles pour commencer : Est-ce que je me rends généralement disponible pour aider et soutenir les autres ? M’arrive-t-il souvent de poser la question : que puis-je faire pour aider ? Quelle est la qualité de mon écoute ? Quand je pose des questions, est-ce que je veille bien aux réponses et leur prête l’attention qu’elles méritent ? Mon cellulaire, ma tablette ou mon ordinateur me distraient-ils fréquemment durant les conversations et les réunions ? M’arrive-t-il de remarquer et de saisir la communication non verbale entre les autres et moi-même, par exemple le ton de la voix, les expressions faciales, le regard, la posture et les gestes ? Si j’ai moi-même besoin d’aide et de soutien, suis-je capable de bien le communiquer aux autres ? Est-ce que je l’articule clairement ? Face à un conflit ou un désaccord, suis-je en mesure de me défendre et de défendre ma perspective ? Ou est-ce que je tends à laisser tomber ma position et mes besoins ? Suis-je ouvert à la perspective d’une autre personne ? Leur point de vue suscite-t-il ma curiosité, le désir d’en savoir plus ou ai-je plutôt tendance à durcir ma position ? Est-ce que je sollicite régulièrement l’opinion et la critique des autres ? Et est-ce que je reçois bien les commentaires (même quand ils ne sont pas sollicités) ? Suis-je suffisamment conscient de mes propres émotions et besoins dans mes relations, particulièrement durant les disputes et les situations difficiles ?

Quand la tension monte, est-ce que je réussis à bien gérer mes émotions ? Quel laps de temps me faut-il pour me recentrer et retrouver le calme et la clarté ? Dans les situations chargées ou face au choc de perspectives et d’expériences, suis-je sensible aux sentiments et aux besoins des autres ? Ai-je tendance à éviter les situations conflictuelles ? Serais-je prêt à aborder les conflits de front afin d’explorer des possibilités de résolution et d’entente ? Dans quelle mesure suis-je capable de surmonter les désaccords et de gérer des besoins conflictuels ? Revenons sur ces questions, mais cette fois-ci en les posant par rapport à l’identité sociale (la race, le genre, l’orientation sexuelle, la validité et ainsi de suite). Quelle est la qualité de mon écoute vis-àvis les enjeux d’identité sociale ? Suis-je en mesure d’entendre la perspective d’une autre personne sur la race ou sur le genre ? Les compétences relationnelles sont des marqueurs de puissance personnelle importants. Pour transformer un conflit, il nous faut dépasser notre propre perspective, afin de considérer l’enjeu de l’extérieur de notre identité sociale. Face à certaines situations cependant, le dialogue conventionnel et les compétences de gestion de conflit ne suffisent pas. Les conséquences du conflit entre groupes sont parfois si douloureuses, personnelles, directes, historiques ou complexes qu’aucune résolution claire n’est possible. Dans ce cas, le mieux que nous puissions faire, c’est de donner du sens à notre vie et à ces situations de manière constructive. Comme nous le verrons dans le dernier chapitre, donner du sens est la compétence interne qui peut nous aider à avancer quand nous nous trouvons au pied du mur.

1 L’approche du travail sur le processus et l’analyse du rang et du pouvoir s’inspirent de l’œuvre d’Arnold Mindell, auteur de The Deep Democracy of Social Forums (Hampton Roads, 2002) et de Sitting in the Fire (Deep Democracy Exchange, 2014). 2 Kate Allen, « Suspension Lengthened for Coach Who Opposed Slur », Toronto Star, www.thestar.com, 17 décembre 2010. 3 Molly Hayes, « Video : Hamilton Bigotry ‘Experiment’ Ends with a Punch », The Hamilton Spectator, www.thespec.com, 30 octobre 2014. 4 NDLT : Check your privilege en anglais, dans le sens de « contrôle », « examine », « questionne », « tempère » tes privilèges. J’ai opté pour « surveille ton privilège » car c’est l’expression qui incarne le mieux le ton vernaculaire de l’expression originale et la tentative de renverser le rapport de pouvoir, les personnes marginalisées étant souvent excessivement surveillées demandent aux personnes privilégiées de se surveiller. 5 Shakil Choudhury, entretien avec Julie Diamond, 2 juillet 2014. 6 Ibid. 7 Daniel Goleman, Richard E. Boyatsis et Annie Mckee, L’intelligence émotionnelle au travail, op. cit., p. 74-76. 8 Choudhury, entretien avec Julie Diamond, 2 juillet 2014. 9 Jon Henly, « I Feel Terribly Guilty », The Guardian, www.guardian.com, 4 novembre 2004.

7 RENOUER LES FILS POUR VIVRE LA DIVERSITÉ

IL N’EST JAMAIS TROP TARD Je présentais une conférence dans le nord de l’Ontario sur l’engagement des jeunes. La moitié des participants étaient Autochtones. Je prévoyais d’assister à la projection d’un courtmétrage sur la Première Nation de Grassy Narrows, réalisé par un groupe de jeunes qui s’étaient démarqués durant l’évènement. Mais j’ai décidé de poursuivre la conversation avec Walter, un enseignant de Grassy Narrows, entamée durant l’heure du déjeuner. J’ai bien fait de rester1. Walter m’a parlé avec tant d’amour et d’affection de sa communauté de Grassy et de son histoire qui est pourtant marquée par la souffrance et le racisme anti- Autochtone. Au cours du vingtième siècle, par exemple, le gouvernement a mené une politique autorisant l’enlèvement des enfants à leurs familles et leur placement forcé dans les infâmes pensionnats gérés par l’Église, où l’on a tout fait pour dépouiller les enfants de leur culture, de leur langue et de leurs traditions autochtones. C’étaient des institutions, nous le savons aujourd’hui, gangrenées par l’abus physique, émotionnel et sexuel. D’innombrables personnes en sont sorties à jamais fragilisées, d’autres sont mortes. Malgré tout, la communauté de Grassy Narrows a survécu. Dans les années 1960, les habitants de Grassy furent dépossédés de leurs terres, de leur mode de vie et de leurs sources traditionnelles de subsistance centrées sur la pêche, la chasse et le trappage, et ils furent déplacés pour faire place à un projet hydroélectrique. Le projet a détruit un aliment de base essentiel, les rizières sauvages, a noyé les animaux à fourrure au cœur de la micro-économie de la communauté et a inondé les lieux sacrés de

repos. Les membres de la nation de Grassy Narrows ont été forcés de vivre dans une réserve longeant un lac stagnant dont le sol infertile ne supportait ni leurs jardins ni leurs coutumes traditionnelles. Contre vents et marées, la communauté s’est adaptée et a survécu, habitant la réserve jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 1970, un déversement de mercure provenant d’une papetière située en amont de la rivière a contaminé le poisson. La pêche, moteur de l’économie locale, s’est effondrée du jour au lendemain : le taux d’emploi est passé de 90 à 10 %. Plus de 100 personnes ont succombé à la maladie de Minamata provoquée par l’empoisonnement au mercure. (En 2010, les chercheurs ont constaté que près de 60 % des habitants de Grassy, dont des individus nés bien après le déversement initial, souffraient encore de problèmes de santé liés au mercure : mobilité limitée des membres, perte d’équilibre, surdité, insomnie, maux de tête et fatigue chronique2.) Walter m’a raconté la dégringolade de sa communauté, prise dans une spirale vicieuse à la suite de choix et de décisions qui ne lui appartenaient pas. Dans un contexte ravagé par la négligence et la pauvreté, on peut comprendre pourquoi la toxicomanie, le suicide et diverses formes de violence physique et sexuelle se sont enracinés. Walter m’a décrit aussi la résistance de sa communauté et sa survie grâce aux femmes de ce remarquable peuple qui n’ont pas baissé les bras face à la toxicomanie alors que toutes les autres voies semblaient sans issue. La nation de Grassy Narrows s’est mobilisée contre la coupe à blanc sur les terres qui font l’objet d’un traité. En 2002, les membres de la nation ont lancé une campagne de blocage d’accès aux routes

de transport du bois en territoire autochtone, obligeant les grumiers à faire demi-tour au grand dam du gouvernement et des corporations. (Au moment de la rédaction de Vivre la diversité, la protestation se poursuivait. C’est aujourd’hui le blocus le plus durable de l’histoire des Premières Nations au Canada3.) Mais ce sont les derniers mots de Walter à propos des peuples autochtones et du Canada qui m’ont à jamais marqué : « Il n’est jamais trop tard, vous savez. » « Trop tard pour faire quoi ? », demandai-je. « Il n’est jamais trop tard pour réparer notre relation – il y a eu des erreurs des deux côtés. » Relation ? J’avais du mal à voir à quelle « relation » il faisait allusion. Violation de traités. Relocalisation forcée. Contamination de la terre. Génocide culturel. Abus, pauvreté, négligence. S’il y avait une personne qui avait le droit d’être en colère et d’épouser une position militante, ce serait bien Walter. Sa phrase m’a terrassé. Les larmes aux yeux, je lui ai demandé comment il avait encore le cœur de dire ces mots face à une histoire si injuste. « Il a fallu beaucoup de guérison, mon frère, beaucoup de guérison », m’a-t-il répondu doucement. J’ai encore la chair de poule en repensant à cette rencontre aujourd’hui. Walter avait réussi une chose que je n’avais pas encore tout à fait saisie. Son chemin vers la guérison lui a exigé un travail intérieur puissant qui a transformé sa perspective sur le monde. Il était toujours engagé dans le combat et la résistance, participant au blocus pour protéger la terre et les droits de sa communauté. Cela ne l’empêchait pas d’évoquer la relation. Il parlait de réconciliation

alors que beaucoup d’entre nous, dans de telles circonstances, auraient sombré dans le désespoir et la haine envers ceux qui sont responsables de notre persécution. Il avait suffisamment guéri pour voir en ceux qui, aux yeux d’autres, étaient ses persécuteurs – les Blancs, les non-Autochtones – des personnes dignes d’une relation. Il a pu, dans des conditions extrêmement difficiles, humaniser son groupe externe.

COMPÉTENCE INTERNE 8 : DONNER DU SENS À NOS EXPÉRIENCES Les recherches sur la résilience révèlent que les personnes capables de donner un sens à des situations négatives dans leur vie se remettent mieux du stress, des tragédies et des traumatismes. Dans une étude de 2008, Stephen Southwick et Dennis Charney de l’Université de Yale et leurs collègues ont travaillé auprès d’anciens prisonniers de guerre vietnamiens4. Plusieurs avaient été brutalement torturés. Selon l’équipe de recherche, dont l’expertise porte sur le stress post-traumatique, la plupart de ces anciens combattants ont trouvé des moyens pour réinterpréter leur expérience éprouvante, et en sont sortis « plus forts, plus sages et plus résilients. Ils voyaient mieux, disaient-ils, les possibilités d’un avenir, d’être en relation et d’apprécier la vie ». C’est en tirant des leçons de vie constructives de l’adversité que nous arrivons à donner du sens à nos expériences. Pourquoi ai-je vécu cette épreuve ? Quel bien pourrais-je en tirer ?5 Il est important de pouvoir réfléchir à ces questions, ainsi que le démontrent les travaux menés auprès de personnes ayant subi une perte ou un traumatisme, comme l’abus sexuel, le viol ou le décès d’un être cher.

Ceux et celles qui ont raconté leurs expériences et qui se sont posé ces questions se rétablissaient, semble-t-il, et guérissaient plus rapidement. Ils avaient aussi moins besoin de soins de santé l’année suivante que leurs pairs qui n’avaient pas fait cette réflexion. Walter avait clairement trouvé une stratégie constructive pour donner du sens aux épreuves extrêmement difficiles qui ont frappé sa communauté, notamment le racisme anti-Autochtone à la fois flagrant et subtil dont les siens ont été victimes. Il a parlé précisément du processus de guérison qui lui a permis d’atteindre un état de compassion et de pardon, et de tendre la main aux nonAutochtones. Je partage l’histoire de Walter et mes réflexions sur le sens à donner aux expériences tout en ajoutant deux précautions. Premièrement, le processus de guérison est profondément individuel et il est non linéaire. Il dépend d’un grand nombre de variables : le soutien social que reçoit la personne, l’accès aux soins de santé, les prédispositions génétiques et les niveaux de revenu et d’éducation. Dans certaines circonstances, le traumatisme est tel qu’il dépasse la personne et il pourrait même être impossible à surmonter. Il importe d’en être conscient et d’offrir de la compassion d’abord plutôt que de s’attendre à une guérison. Deuxièmement, si je partage l’histoire de Walter, ce n’est surtout pas pour laisser entendre que « le racisme est une bonne chose ». Ce serait une interprétation grossière. Le racisme est un phénomène horrible, débilitant et meurtrier aux répercussions intergénérationnelles. La persistance du racisme anti-Autochtone et anti-Noir en Amérique du Nord démontre que nous subissons encore les effets de la colonisation et de l’esclavagisme transatlantique.

Le racisme fait cependant partie de notre expérience humaine. Et pour le contrer, il nous faut accepter cette réalité et chercher à la comprendre. Les premières campagnes anti-esclavagistes datent de la fin des années 1700, autrement dit nous cheminons vers l’égalité raciale, sous une forme ou une autre, depuis environ 250 ans. Et le travail est loin d’être achevé. Parfois, plus nous en apprenons sur le racisme, plus les choses se compliquent. Nous savons à présent que la tendance à préférer le groupe interne est un trait propre à notre espèce – les homo sapiens – ancré neurologiquement en nous depuis le début, il y a environ 200 000 ans. Donc, ce que nous essayons de défaire, selon ce que vous considérez comme le point de départ, représente 200 à 200 000 ans d’histoire. Nous longeons encore ensemble cette incroyable ligne de temps. La quête d’un monde inclusif libéré du racisme est en grande partie la même pour les membres des groupes dominants et non dominants. Cependant, comme nous l’avons vu dans les deux chapitres sur le pouvoir et la puissance personnelle, les réalités quotidiennes et les défis auxquels sont confrontés les groupes dominants et non dominants peuvent être très différents, que nous soyons conscients de ces différences ou non. Par conséquent, les voies vers la guérison des divisions entre les sociétés sont forcément différentes aussi. L’histoire de Walter est celle du parcours unique d’un membre d’un groupe non dominant. Le récit suivant de Francine nous aidera à voir les choses du point de vue d’un groupe dominant.

LE PREMIER PAS VERS LA RÉCONCILIATION

Été 1990, un blocus est établi à Kanehsatà:ke, territoire autochtone des Mohawks, une nation majoritairement anglophone au sein de la province francophone du Québec, située à une heure de route de Montréal6. Voilà qu’on piétinait de nouveau les droits des Autochtones. Le scénario opposait cette fois-ci la ville d’Oka aux Mohawks qui luttaient contre le projet d’agrandissement d’un terrain de golf sur des cimetières ancestraux. Après avoir épuisé tous les recours légaux et passé une année frustrante à manifester pacifiquement sans résultat, les Mohawks se sont mobilisés pour protéger leurs terres. S’ensuivit un affrontement armé entre la communauté, la police provinciale et éventuellement l’armée qui dura près de trois mois. La situation était si grave et tendue qu’une escarmouche a éclaté à la suite d’un raid policier bâclé sur une barricade mohawk. Les coups de feu ont fusé, tuant le policier Marcel Lemay et l’arrachant à sa femme enceinte, sa fille de deux ans et sa sœur, Francine. Les images de Francine Lemay, le visage sombre, marchant derrière le cercueil de son frère de 31 ans, ont fait la une des journaux et des tribunes. Quatorze ans après la crise, deux étudiants universitaires ont sollicité l’opinion de Francine sur cet évènement historique7. Gênée de n’avoir aucune opinion à offrir, elle s’est mise à lire sur l’histoire d’Oka. Curieusement, le livre qui lui est tombé entre les mains – At the Woods’ Edge (À l’orée des bois) – donnait un aperçu historique puissant mais peu connu de Kanehsatà:ke, rédigé et autoédité par les membres de la communauté mohawk. Le récit relatait le combat des Mohawks pour survivre, malgré la violation des traités et de leurs droits territoriaux par les gouverneurs français et anglais et la trahison de l’Église qui devait détenir la terre en fiducie mais l’avait

vendue à la place8. Cette perspective sur l’histoire a laissé Francine sous le choc. Par exemple, elle a découvert que le gouvernement fédéral avait tenté de relocaliser la communauté en 1811, promettant aux familles mohawks de la nourriture pour l’hiver et des graines pour le printemps si elles se réinstallaient très loin au centre de l’Ontario. Or, une fois rendues, les familles qui s’étaient déplacées n’ont reçu que l’équivalent de deux semaines de nourriture et n’avaient d’abri que des tentes pour l’hiver. Beaucoup sont morts de faim et de maladie. Cette version de l’histoire contrastait nettement avec ce qu’elle avait appris, enfant, dans les écoles francophones. L’image des Mohawks était celle des « méchants Indiens » qui avaient soutenu les Anglais à un moment charnière de l’histoire conduisant à la conquête britannique de la région. Les Hurons, en revanche, qui soutenaient les Français, étaient les « bons Indiens ». Au-delà de cela, sa connaissance de l’histoire autochtone se limitait aux films hollywoodiens. « Ce livre a changé ma vie », a avoué Francine à un journaliste. « Ça m’a touchée droit au cœur de constater toute l’injustice, la douleur et la souffrance des Mohawks, combien ils avaient été maltraités et l’inertie du gouvernement en réponse9. » Chrétienne pratiquante, Francine s’est trouvée du coup confrontée aux contradictions et aux trous béants qui minaient ses connaissances. La même semaine, une délégation de Kanehsatà:ke visitait son église pour présenter un projet. Pendant tout l’évènement, le corps entier de Francine tremblait. Elle s’est levée avant la fin et a demandé de prendre la parole devant toute la congrégation.

« Je suis la sœur de Marcel Lemay, le policier tué à Oka. » Silence total. « Je voudrais m’excuser auprès des Mohawks pour tout ce qu’ils ont subi de traitements injustes et de racisme de la part des médias. » Mavis Etienne, l’un des négociateurs principaux durant la crise d’Oka, faisait partie de la délégation mohawk. Il s’est approché de Francine et l’a prise dans ses bras, lui offrant ses condoléances pour la perte de son frère. Pas une personne sans larmes ce jour-là dans le bâtiment.

Les répercussions d’Oka Après 78 jours de confrontations, les guerriers mohawks ont finalement déposé les armes et se sont rendus. L’assassin de Marcel Lemay n’a jamais été identifié et le terrain de golf n’a jamais vu le jour. La crise a coûté aux contribuables plus de 180 millions de dollars (sans compter les coûts de l’armée). En 1997, le gouvernement fédéral s’est procuré les terres contestées du village d’Oka et la communauté mohawk a obtenu l’autorisation d’agrandir son cimetière. Le ministre des Affaires autochtones du Québec, John Ciaccia, l’un des acteurs principaux de la crise à l’époque, a déclaré 20 ans plus tard que « toute la crise aurait pu être évitée si on avait démontré un peu de bon sens et du respect envers la communauté autochtone ». Référence :

« Oka Crisis Legacy Questioned » CBC News, www.cbc.ca, 11 juillet 2010.

C’était un moment de réconciliation d’une grande puissance et le premier de plusieurs pas que Francine ferait vers la guérison avec les Mohawks de Kanehsatà:ke. Mavis a invité Francine à participer au Sentier des prières, un rassemblement œcuménique commémorant la crise d’Oka. Elle y est allée. Le sentier aboutissait aux Pins, lieu de la mort de son frère. Prise de nausées et d’une faiblesse soudaine, Francine a insisté malgré tout à compléter la cérémonie, bien qu’on lui avait offert de quitter si elle en ressentait le besoin. Francine a décrit cette expérience ainsi : « C’était la première étape de ma guérison... Je me suis permis de faire le deuil de mon frère – pour la première fois10. » On est en 2004, près d’une décennie et demie après la mort de Marcel. Francine fréquentait désormais occasionnellement l’église de Mavis Etienne à Kanehsatà:ke. Elle a aussi pris la mesure de toutes les idées datées et les préjugés qui persistaient dans sa communauté francophone de Montréal, tels que les stéréotypes associant les Mohawks à la sauvagerie, « à la vente illégale de tabac, aux bingos et à la loterie11 ». Francine s’est engagée à traduire en français le livre At the Woods’ Edge dans l’espoir d’éduquer ses compatriotes québécois. La traduction étant son métier, Francine voulait donner d’elle-même après avoir tant reçu. Sa proposition a suscité à la fois la surprise, la joie et même un peu de malaise de la part de la communauté mohawk. Mais ils ont

accepté son offre et après neuf mois de labeur, l’édition française du livre, À l’orée des bois, a finalement paru juste à temps pour marquer le vingtième anniversaire de la crise d’Oka. « C’est comme ma contribution, ma façon de me faire pardonner pour toute la douleur que les Mohawks ont endurée au cours des siècles », a-t-elle expliqué, « le chemin vers la réconciliation commence par le savoir, l’information. Je dois donc informer les Québécois, les francophones de l’histoire de Kanehsatà:ke12. »

LE CHEMIN D’UN MEMBRE DE GROUPE DOMINANT Étant blanche, Francine devait s’engager dans un processus d’apprentissage et de désapprentissage. Tout avait commencé par sa connaissance de l’histoire. Ses professeurs lui avaient enseigné une version biaisée de l’histoire, où les Mohawks n’étaient que des sauvages, dont le rôle se limitait à prendre parti dans la lutte « plus importante » opposant deux puissances européennes dominantes. Les peuples autochtones n’ont aucune place significative dans l’histoire ou la société contemporaine, présumait-on, sauf par rapport à l’un des pays « fondateurs » du Canada. Une présomption problématique, c’est le moins que l’on puisse dire. L’enjeu ne concerne pas uniquement Francine et son contexte local bien sûr. Cette version de l’histoire est enseignée à la plupart des non-Autochtones par le biais de sources d’éducation formelles (les écoles) et informelles (actualités, films). La capacité d’écrire, de raconter et de renforcer l’histoire est une formidable manifestation du pouvoir institutionnel. Francine n’en était pas consciente avant de commencer à approfondir sa connaissance de l’histoire à travers une autre perspective.

Francine s’est appuyée sur des compétences internes clés et a franchi plusieurs étapes importantes et pertinentes pour les membres de groupes dominants. La conscience de soi : certes le chemin de Francine a commencé par la rencontre avec deux étudiants sollicitant son opinion sur Oka, mais elle avait suffisamment de conscience d’elle-même pour se rendre compte qu’elle ne connaissait pas grand-chose au sujet d’Oka. C’est là la preuve d’une grande humilité. L’autorégulation : elle a perdu son frère. Se faire demander son avis sur un incident aussi chargé d’émotion et ne pas céder au défoulement, à l’accusation ou au réflexe d’attaquer verbalement les personnes qu’elle aurait pu tenir pour responsables a exigé d’elle beaucoup de volonté et de courage. Francine aurait pu, inversement, se renfermer émotionnellement, réprimer et éviter complètement le sujet. Gérer ses émotions et son état psychologique de manière constructive lui a permis d’avancer. C’est révélateur d’un certain niveau de puissance intérieure qui l’habitait déjà. L’auto-éducation : Francine aurait pu se contenter des stéréotypes et des bribes d’information provenant des médias pour comprendre les évènements de cet été chaud à Oka. Elle avait à la place un profond désir d’apprendre. Sa curiosité allait de pair avec son ouverture à une nouvelle perspective sur l’histoire, une perspective qui remettait en question et même en cause ses racines blanches, européennes et chrétiennes. Il lui aurait été plus facile d’adopter une posture défensive, rejeter ce qu’elle lisait et chercher des informations sur Oka qui réconfortaient ses opinions et sa position. Mais elle a choisi de rester curieuse et ouverte, au lieu de réagir, ce qui témoigne de nouveau de sa force intérieure. L’empathie et la relation : le chemin de Francine aurait pu s’arrêter à l’auto-éducation, mais elle est allée plus loin. Elle s’est exprimée publiquement, faisant part de son empathie avec les luttes historiques et actuelles du peuple Mohawk. Elle a

demandé pardon, un acte puissant de réconciliation, alors que c’est elle qui avait perdu son frère. Son geste a déclenché une série d’évènements, dont des excuses de la part de représentants mohawks. Elle pouvait enfin faire véritablement le deuil de son frère. La relation a continué à s’épanouir grâce à son acte de solidarité avec le peuple mohawk. Elle a traduit en français le livre qui lui avait ouvert les yeux afin de combattre les stéréotypes et d’éduquer son propre peuple. Donner du sens aux expériences : l’assassin de Marcel Lemay n’a jamais été identifié ni traduit en justice. Francine devait trouver un sens à sa vie et à la mort de son frère. Son attachement à la tradition chrétienne l’a beaucoup aidée notamment en prenant conscience du fait qu’elle devait pardonner. En fait, elle était allée à Oka peu après la mort de son frère pour dire aux Mohawks qu’elle les pardonnait, mais il était interdit de franchir la ligne de police à ce moment-là13. Elle a reconnu plus tard que ce n’était pas une tentative authentique de pardon, mais plus un devoir chrétien. Elle n’a fait réellement le deuil de son frère que 14 ans plus tard, lorsqu’elle s’est effondrée pendant la cérémonie du Sentier des prières. Elle devait affronter ses démons, alors que les Mohawks lui offraient leur soutien et qu’elle leur tendait la main. Ses réflexions nous en disent beaucoup sur le sens unique qu’elle a pu donner à ce qui lui est arrivé, un sens qui lui a apporté une certaine consolation. « Tu ne peux pas mesurer la souffrance d’une personne. Je ne peux pas prétendre que ma souffrance est plus grande que celle des Mohawks qui ont subi des siècles d’abus » se confiaitelle, la voix réflexive, durant un entretien à la radio, « mais à travers la mort de mon frère, j’ai trouvé l’amitié14. »

LE CHEMIN D’UN MEMBRE DE GROUPE NON DOMINANT L’histoire de Walter est intimement liée à celle de Grassy Narrows. Je ne voudrais pas spéculer sur ses luttes personnelles. Mais je sais au moins qu’il a vu les possibilités et les choix de sa communauté

diminuer à cause de l’intervention ou du manque d’intervention des divers paliers de gouvernement et des effets destructifs de l’empoisonnement au mercure, du chômage et de la toxicomanie. Vivre dans une communauté qui a surmonté des défis aussi difficiles que la relocalisation forcée, la maladie de Minamata et l’anéantissement de son mode de vie traditionnel l’a certainement marqué d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement. Bon nombre des évènements négatifs qui ont secoué l’histoire de la communauté découlent de près ou de loin de facteurs externes à Grassy Narrows. Malgré cela, Walter ne ressentait aucune haine envers les Blancs ou les personnes non autochtones. Au contraire, il a évoqué la réconciliation, la guérison et la relation. Bien qu’il partage plusieurs qualités avec Francine, les siennes relèvent d’une perspective différente, celle d’un membre de groupe non dominant. Nous n’avons pas accès à l’histoire de Walter dans tous ses détails, mais nous pouvons souligner plusieurs aspects importants de sa quête personnelle. Donner du sens aux expériences : Walter devait trouver du sens à toute la souffrance endurée par sa communauté. Et pourtant, jamais n’ai-je ressenti du désespoir dans ses mots. Ses paroles étaient imprégnées d’un grand amour, d’admiration et de respect pour Grassy Narrows. Il incarnait la capacité de voir à la fois la beauté et la brutalité du monde. Mieux que quiconque, Walter reconnaissait tous les défis et les combats de sa communauté. Sa sérénité exprimait une acceptation de ce qui ne pouvait être changé. En revanche, son engagement dans la campagne de blocage et sa fierté d’avoir pu résister aux grumiers reflétaient sa volonté de se battre pour ce qui pouvait être changé. Jamais, en me parlant, n’a-t-il minimisé les luttes et les défis mais jamais non plus n’a-t-il sombré dans le désespoir.

Sa sérénité et sa sagesse m’ont laissé avec le sentiment d’avoir rencontré un véritable Aîné (bien que je ne sais pas s’il avait ce statut dans sa communauté). Une grande tradition de cercles de guérison, de cérémonies et d’autres rituels au sein des communautés autochtones a rendu possibles cette guérison et le déploiement de sa force intérieure. L’empathie et la relation : sa phrase était simple et claire : « Il n’est jamais trop tard pour réparer notre relation – il y a eu des erreurs des deux côtés. » En dépit d’une histoire injuste et de dynamiques de pouvoir économique et politique inégalitaires, Walter était prêt à assumer la responsabilité des erreurs de sa communauté dans cette relation. C’est là, aussi, un marqueur puissant de réconciliation. C’est un geste réciproque à celui de Francine qui s’est excusée auprès des Mohawks, malgré la perte de son frère. Conscience de soi et autorégulation : Grassy Narrows a été victime de nombreuses tragédies sur plusieurs générations. Il n’est pas difficile d’imaginer la colère, la rancune, la violence, le désespoir et l’autodestruction que cela pourrait provoquer chez une personne. Afin de se préserver de telles réactions, Walter avait appris à prendre acte et à gérer ses émotions, faire le deuil, s’exprimer et guérir. Cela l’a amené à mieux comprendre son propre comportement et ses propres choix et à renforcer sa capacité de s’autoréguler. Comme nous l’avons vu dans les chapitres sur le pouvoir et la puissance, la prise de conscience d’injustices historiques peut susciter la colère, des réflexes autodestructeurs et la méfiance. Pour de nombreuses personnes, ces émotions deviennent leurs principaux motivateurs. Ces mêmes sentiments de victimisation peuvent à court terme mobiliser les personnes pour une cause, mais ils servent aussi de mécanisme de défense camouflant des sentiments de chagrin et de honte plus profonds qui doivent être nommés et digérés afin de guérir. Il est clair que Walter avait plongé dans ces profondeurs et en était ressorti, ce qui exigeait une grande connaissance de soi et une immense puissance personnelle.

L’auto-éducation : Walter avait un rapport très intime avec Grassy Narrows qu’il avait réussi à situer dans un contexte plus large. Les groupes non dominants tendent à développer des perceptions négatives d’eux-mêmes – dans ce cas-ci, en intériorisant les préjugés anti-Autochtones. Par contre, se montrer curieux envers l’histoire et chercher à comprendre les forces politiques et économiques mises en jeu – autrement dit comprendre les dynamiques de pouvoir – ranimerait la compassion à l’égard de sa propre situation. Dans le cas de la communauté de Grassy Narrows, c’est facile d’imaginer le désespoir et les sentiments d’inadéquation s’installer. Or, resituer les combats dans un contexte plus large est potentiellement émancipateur. Walter possédait un certain savoir qui lui permettait de voir les aspects à la fois positifs et négatifs de Grassy Narrows. Il était capable également de reconnaître les erreurs commises par son peuple, même dans une situation tout à fait déséquilibrée, un pas de plus qui renforce la lutte contre la victimisation. Il y a bien de puissantes leçons à titrer de l’histoire de Walter et Francine sur la possibilité de surmonter avec authenticité des pertes horribles et des conflits raciaux traumatisants. Ces leçons dépassent de loin ce que j’ai pu articuler ici. Ces expériences peuvent nous inspirer plutôt que de nous servir de recettes. Les lignes directes vers la guérison et vers le sens à donner aux expériences n’existent pas. C’est un processus intimement individuel et il est souvent ardu, douloureux et incertain. Déjà de savoir qu’il faut sortir de sa peau et s’approcher des autres tout en plongeant en soi-même serait un bon point de départ. Les tensions entre groupes et les problématiques de différence raciale sont d’infinis processus d’apprentissage, de désapprentissage et de transformation. La volonté de s’engager dans ces processus s’avère souvent douloureuse, mais on peut en

cueillir des fruits de manières inattendues. Nos attitudes et notre vision du monde changeraient pour toujours, améliorant ainsi la situation pour nous et pour les autres.

INTÉGRER DE NOUVELLES HABITUDES IMPLICITES Ma partenaire Annahid et moi enregistrons notre contrat de mariage d’un côté de l’entrée de l’hôtel de ville. Compte tenu des quatre traditions culturelles et des trois traditions religieuses que rassemblent nos familles, nous décidons de procéder en plusieurs étapes avec une cérémonie « sur mesure » qui nouerait les aspects musulman, chrétien, hindou, persan, britannique, indien et pakistanais de notre union. (Oh, Canada !) Pendant des mois, elle et moi avons discuté de la meilleure façon de réconcilier les besoins parfois en conflit de nos familles, sans oublier les nôtres. Sauf pour quelques faux pas, nous réussissons assez bien le pari de ne pas perdre de vue ce qui est fondamental. Nous venons de terminer la cérémonie civile officielle à l’étage supérieur de l’hôtel de ville, la première de quatre pendant tout un mois extravagant d’évènements similaires. Une administratrice blanche dans la cinquantaine à l’accent écossais nous aide à passer à travers la paperasse et les formalités juridiques. Une fois les formulaires remplis, elle se tourne vers Annahid, et lui sourit chaleureusement en lui serrant la main : « Félicitations », déclare-t-elle, « vous êtes maintenant officiellement mariée ! » Sans manquer un pas, elle se tourne vers moi et me demande de la manière la plus naturelle et sans la moindre difficulté : « Est-ce que vous serrez la main ? » « Oui », je réponds, un peu surpris par la question.

« Eh bien, félicitations ! » renchérit-elle en me serrant la main avec la même chaleur et gentillesse. Je n’ai pas su le nom de la dame, mais l’expérience m’a marqué. Je ne parle pas de la signature de notre contrat de mariage – c’était après tout juste une procédure bureaucratique – mais de cette femme et de ce qu’elle m’a enseigné sur la diversité et l’inclusion. Je m’explique. Je remplis le formulaire en premier. Dès que Annahid « scelle l’entente », l’administratrice la félicite en lui serrant la main. Étant fonctionnaire, elle veille sans doute régulièrement sur l’inscription correcte des noms, ce qui l’amène à faire un calcul mental rapide. D’abord, elle devine par mon nom que je suis possiblement musulman, et ensuite, elle se rappelle que certains hommes musulmans ne serrent pas la main des femmes. Au lieu de se laisser déstabiliser par ces possibilités, elle affronte l’incertitude et me pose tout simplement la question : « Serrez-vous la main ? » La question me prend au dépourvu, c’est vrai, mais elle est posée sans le moindre malaise. Le langage corporel, le ton et les gestes de l’administratrice m’indiquent qu’elle sera tout aussi à l’aise si je lui réponds « non ». Son geste incarne ce qu’on appelle parfois dans l’univers de l’inclusion, de la diversité et de l’équité la règle de platine : traitez les autres comme ils voudraient être traités (ce qui diffère de la règle d’or que beaucoup d’entre nous avions apprise, celle qui nous rappelle de traiter les autres comme nous voudrions être traités). Comme nous l’avons évoqué précédemment, se serrer la main est une habitude culturelle si enracinée que nous n’y pensons pas du tout. Pour bien de gens en Amérique du Nord – dont moi-même –

ne pas serrer la main d’une autre personne provoquerait, consciemment ou inconsciemment, un certain malaise et de l’anxiété. On aime mieux éviter les sentiments associés aux erreurs et aux maladresses. Dès qu’on appuie sur les boutons de la honte, la colère et le ressentiment suivent. Les actions et l’attitude de l’administratrice illustrent bien l’intégration d’une nouvelle habitude culturelle. Et compte tenu de son âge, sa posture démontre que l’apprentissage est un processus qui dure toute la vie. Vieux ou pas, nous n’avons pas fini d’apprendre de nouveaux trucs. Elle a sûrement à un moment donné décidé qu’il est important de désapprendre une habitude bien ancrée (celle qui présume que serrer la main est « normal » pour tout le monde) et d’entamer une nouvelle pratique (celle de poser la question, au cas où le geste gênerait l’autre personne). Elle se montre ainsi accueillante envers les musulmans conservateurs spécifiquement, bien que d’autres groupes culturels partagent la même pratique. Elle a fait le choix d’être consciente d’une chose que bien d’autres prennent pour acquise. Ce pas, si subtil et pourtant si important, est au cœur de l’approche de Vivre la diversité. Pour que s’épanouissent l’inclusion, la diversité et l’équité, il faut prendre conscience des schèmes comportementaux. Se sensibiliser aux circonstances où ces tendances automatiques mineraient nos relations avec les autres, particulièrement ceux que nous percevons comme étant différents de nous.

DÉVELOPPER DES COMPÉTENCES

Alors comment rendre systématiques les compétences de l’administratrice des contrats de mariage ? En s’inspirant des quatre points cardinaux de Vivre la diversité. Voici quelques suggestions pour assurer une meilleure prise de conscience dans nos rapports avec les autres et maximiser la possibilité d’interactions inclusives et équitables. Biais : acceptons le fait que nous avons tous des biais implicites. Ces biais s’inscrivent dans des processus neurologiques normaux tantôt utiles (pour filtrer et hiérarchiser l’information), tantôt nuisibles (car ils attisent les stéréotypes et le favoritisme). En tant qu’individus, nous nous devons de surveiller nos préjugés et d’en prendre acte quand nous nous prenons en flagrant délit. Appuyons-nous sur notre esprit conscient pour détecter, décoder et atténuer l’impact des préjugés à la fois sur nous et sur ceux qui nous entourent. Rappelons que moins nous sommes conscients de nos préjugés, plus grandes sont les répercussions sur nos interactions avec les autres. Notez chez les personnes les actions et les attitudes qui suscitent des sentiments d’exclusion, afin d’émuler et renforcer celles qui favorisent l’inclusion. Servez-vous des compétences de réduction des biais abordés dans le chapitre 3. Tribus : remarquez les identités sociales et les groupes dans votre contexte, ceux qui sont au sommet du rang global et du pouvoir social et ceux dont le rang est inférieur et ont le moins de pouvoir. En tant qu’individus, nous devons prendre conscience de notre appartenance à des groupes dominants ou non dominants et scruter les types subtils et pas si subtils d’interactions entre les gens découlant de ces identités sociales. Observez les personnes ou les groupes marginaux et examinez les schèmes qui contribuent à l’exclusion de ces personnes à cause de leur identité sociale (race, sexe, classe, orientation sexuelle, validité, etc.). Prêtez attention également aux interactions positives et au comportement subtil et systémique

des personnes qui tentent de jeter des ponts par-delà les différences. Intégrez ces comportements à votre répertoire et servez-vous-en comme fondement pour avancer. Pouvoir et puissance : prenez note des dynamiques de rang et de pouvoir dans notre vie personnelle, professionnelle ou communautaire. Posons la question : à combien de groupes dominants et non dominants appartenons-nous en tant qu’individus ? Faisons l’inventaire de notre pouvoir social et de notre puissance personnelle. Comment les enjeux du rang et du pouvoir opèrent-ils dans votre milieu de travail ? Quelles sont les actions qui illustrent chez certains individus, leaders et organismes une approche positive au rang et au pouvoir et comment ces actions renforcent-elles le sentiment de communauté, d’inclusion et la diversité ? Incorporez ces pratiques afin que vous puissiez vous-même en inspirer d’autres. Aussi surveillez l’exploitation négative du pouvoir afin d’éviter ces pratiques. Entamons un dialogue sur le pouvoir et son rôle dans nos vies personnelles et professionnelles ; interrogeons-nous sur nos forces et nos faiblesses. Émotions : approfondissez votre conscience de vousmême – ce que nous ressentons individuellement d’un moment à l’autre. La conscience de soi nous ouvre grand les possibilités et les choix quant à nos actions, nos paroles et nos réflexions. Comme je l’ai mentionné au chapitre 2, toutes nos interactions sont plus ou moins imprégnées d’émotions qui nous affectent positivement ou négativement. Les émotions sont puissantes ; elles sont souvent le moteur de nos comportements et de nos choix. Moins nous sommes conscients de nos émotions, plus elles affectent notre vie. Les émotions jouent un rôle particulièrement important dans les relations avec les membres d’autres groupes – les groupes externes que l’on connaît moins inspirent davantage l’angoisse, la peur et les stéréotypes. Tenter de déterrer les biais cachés ou d’explorer les enjeux du rang et du pouvoir, c’est avancer dans un terrain miné d’émotions. Afin de renforcer la diversité et l’inclusion, il est essentiel de développer la conscience de soi et l’autorégulation afin de mieux gérer nos sentiments.

Peu importe l’angle d’approche, le résultat est toujours le même. Moins nous sommes éveillés aux dynamiques inconscientes des émotions, des préjugés, des tribus et du pouvoir, plus elles ont d’impact dans nos vies. S’entendre bien entre nous sur une planète peuplée de sept milliards d’humains exige un certain effort. Les dimensions multiples de Vivre la diversité peuvent contribuer à un meilleur vivreensemble. L’administratrice des contrats de mariage a mis en application les quatre facettes de l’approche de Vivre la diversité. Tribus : tout d’abord, elle a reconnu qu’elle devait rester sensible aux besoins des membres d’autres groupes pour bien faire son travail, particulièrement les groupes historiquement non dominants et dont les habitudes sont potentiellement différentes des siennes. Émotions : elle a maîtrisé ses émotions, préférant la curiosité à l’anxiété, à la colère ou au ressentiment face au besoin d’accommoder les autres, et elle a questionné ses propres présomptions au sujet de la poignée de main avec le sexe opposé. Elle a probablement vécu une série d’interactions moins réussies et essuyé l’embarras qui s’ensuit – c’est le cas de toute nouvelle expérience d’apprentissage – et, encore une fois, elle a su gérer ses sentiments d’échec. Au lieu d’abandonner, de dénoncer cette exigence d’accommodement ou de revendiquer « qu’ils » se conforment à « nos » normes, elle s’est montrée déterminée dans son engagement à apprendre et était suffisamment résiliente pour adopter une nouvelle façon de faire les choses. Biais : en optant pour une nouvelle approche, elle a du coup confronté son propre parti pris ou biais pour son groupe interne qui l’aurait prédisposée à décider d’avance ce qui constitue une « bonne » ou une « mauvaise » façon de féliciter une personne. Pouvoir : elle a mis le pouvoir à l’œuvre explicitement et implicitement afin d’assurer une expérience positive pour toutes

les personnes impliquées dans l’interaction, incluant elle-même. Elle a mobilisé le pouvoir que lui octroie sa position dans l’institution afin de créer un environnement et un rapport accueillants pour les groupes non dominants. Intentionnellement ou non, elle s’est servi de son identité dominante et de son rang élevé en tant que Blanche pour initier une interaction inclusive, se montrant ainsi une alliée des membres de groupes non dominants. Le travail intérieur, la curiosité, la gestion de ses émotions, la volonté d’apprendre et de faire des erreurs – tout ce qu’elle a fait afin d’établir une nouvelle façon de faire les choses – exigeaient d’elle une grande puissance personnelle. Son aise en abordant la question de la poignée de main en est la preuve. Le résultat est aussi positif pour elle qu’il l’est pour moi. Elle peut facilement s’approcher des membres de groupes externes (plutôt que d’éviter les interactions avec eux). Par ailleurs, la fluidité face à la nouveauté renforce du même coup sa puissance personnelle. Le but en fait est de changer implicitement nos habitudes. C’est un travail extrêmement subtil mais d’une importance capitale. Nos préjugés implicites et nos attitudes envers nos propres groupes internes – surtout si nous faisons partie d’un groupe racial dominant – tendent à exacerber l’iniquité et l’injustice dans la société. Qu’il s’agisse de préférences apparemment innocentes, comme le choix de s’asseoir près d’une personne plutôt que d’une autre dans le transport en commun, ou qu’il s’agisse d’enjeux graves touchant à l’accès aux soins de santé et aux forces policières qui peuvent entraîner la perte de vies, nos partis pris implicites et nos habitudes inconscientes jouent un rôle important. Vivre la diversité est une approche qui permet de nommer la discrimination systémique, et d’en discuter pour mieux la traverser. Quatre questions fondamentales pourraient servir de portes d’entrée pour aborder les enjeux qui nous échappent :

Quel impact les émotions ont-elles sur une situation, un enjeu ou au sein d’un groupe ? Quel impact les biais ont-ils ? Quel est l’impact des tribus ? Quel est l’impact du pouvoir ? Les compétences internes – la conscience de soi, l’autorégulation, l’empathie, la gestion des relations et des conflits – sont des outils essentiels qui renforcent le processus de changement. La méditation en tant que pratique permet d’approfondir les compétences internes, et c’est grâce à la compassion qu’il nous est possible de faire et d’accepter les erreurs inévitables dans toute tentative de mieux connaître l’autre.

UN DERNIER MOT Le racisme demeure un problème déterminant dans notre monde. S’y attaquer au niveau systémique est un défi plus subtil et piégé que de confronter les manifestations plus explicites du racisme. Il faut chercher à comprendre et donner du sens à ce phénomène fondamentalement horrible, injuste et parfois violent. Les thèmes reliés aux préjugés et à la discrimination me préoccupent en tant qu’enseignant, consultant et étudiant éternel depuis 20 ans maintenant. Et ils me posent toujours un grand défi. La réponse parfaite au racisme n’existe pas, mais cet ouvrage reflète ma pensée jusqu’à présent. (Et je suis certain d’avoir soulevé plus de questions que de réponses.) Quand je me retrouve dans un abîme émotionnel à la suite d’une terrible tragédie – telle que celle des attentats terroristes à Paris, survenue juste avant l’achèvement du livre (voir l’encadré Attentats

terroristes à Paris, p. 268 ), je m’efforce de replacer mon travail dans un contexte historique. Nous sommes tous ici grâce à ceux qui nous ont précédés – grâce aux défis, tribulations, erreurs et succès de nos ancêtres. Le mouvement pour les droits civiques a arraché au racisme son écorce envenimée. Par conséquent, les formes flagrantes de discrimination ne sont plus admissibles dans la société aujourd’hui. Le changement a été assez significatif pour rendre possible l’élection d’un homme noir d’origine humble au poste de président des États-Unis. Mais le travail n’est pas achevé. Peut-être serait-ce, à l’instar de la démocratie, un projet toujours en chantier. Ou une série d’étapes, de pas vers l’avant ponctués d’améliorations et de rénovations qui l’emportent en fin de compte sur les régressions. C’est une responsabilité que nos aînés nous ont léguée et c’est à nous de l’assumer. Je m’enhardis de la conviction que nous sommes une espèce qui ne cesse jamais d’apprendre. Nous avons déjà changé nos modes de pensée et nos comportements par le passé et continuerons à le faire. Nous sommes loin d’être arrivés là où nous devrions être, mais nous avons certainement dépassé l’époque de ma naissance à la fin des années 1960.

Les attentats terroristes à Paris : creuser le gouffre entre « eux » et « nous » En janvier 2015, dix journalistes – dont la majorité travaillait pour le magazine satirique Charlie Hebdo – et deux policiers

furent brutalement assassinés dans un attentat terroriste à Paris. Une chasse à l’homme massive s’ensuivit, entraînant la mort des deux assassins présumés, deux frères élevés en France qui s’identifiaient au groupe dit islamiste radical d’AlQaïda au Yémen. Selon les reportages, ils avaient agi en représailles contre les caricaturistes qui s’étaient moqués du prophète Muhammad15, figure centrale de l’islam et messager de la parole de Dieu. Des manifestations pacifiques ont eu lieu dans le monde entier sous la bannière du mot-clic « Je suis Charlie », déclenchant un débat autour de la liberté d’expression et des discussions sur la prévention de la radicalisation de la jeunesse musulmane dans les pays occidentaux. Il suffit de dire que la complexité de la question n’a fait que creuser le clivage « eux » / « nous » au lieu de l’atténuer.

En fait, je me souviens d’une conférence de Noam Chomsky qui avait eu lieu à Toronto il y a une quinzaine d’années. Quelqu’un avait posé à l’éminent penseur et icône culturelle la même question : « Le monde est-il meilleur ou pire depuis que vous avez commencé votre travail ? » Il avait autour de 70 ans à l’époque et sa réponse était non équivoque : « Oui le monde est meilleur. » Il a cité de nombreux exemples depuis son enfance, notamment le développement de vaccins qui sauvent des millions de vies chaque année, la création de structures de coopération mondiale telles que les Nations unies, les avancées en alphabétisation et l’expansion du journalisme dans

le monde, le progrès sur les questions du genre et de la race, la réduction de la criminalité dans les deux pays (le Canada et les États-Unis) et la diminution du nombre de conflits à l’échelle globale. Le public dans la salle a laissé échapper un grand soupir de soulagement. J’ai rencontré depuis d’autres personnes qui exprimaient des idées similaires, notamment Steve Pinker de l’Université Harvard, qui a beaucoup écrit sur ce sujet16, ainsi que Sa Sainteté le Dalaï-Lama17. Pour la plupart d’entre nous, cependant, c’est le contraire qui semble vrai. Épidémie de l’Ebola, attentats terroristes, cyberintimidation, le groupe État islamique, le conflit israélopalestinien, les fusillades par la police et les agressions sexuelles : les raisons de se sentir découragé, voire désespéré ne manquent pas. C’est en partie notre penchant pour la négativité qui nous joue des tours. Nos prédispositions internes et la force externe des médias mettent l’accent sur les mauvaises nouvelles plutôt que sur les bonnes nouvelles. Lorsque les évènements et la frustration face au rythme lent du changement m’accablent, je m’efforce de prendre une certaine distance et de contempler de loin ce voyage commun que nous partageons en tant qu’humains. De cette perspective, il est clair que nous avançons. La proportion de sang, de sueur et de larmes a changé. Moins de sang coule qu’au temps de nos ancêtres, mais il nous faut une quantité sans fin de sueur et de larmes pour arriver au bout de ce projet fou d’une société plus juste et équitable. La démocratie, c’est tout simplement du travail ardu. Faire face à nos préjugés et nos habitudes inconscientes est la prochaine étape à franchir collectivement. C’est la compassion qui me motive

personnellement ainsi que la constatation que mon chemin n’est qu’une petite partie d’une quête qui m’a précédé et qui se poursuivra bien après moi. Ce n’est pas une course, c’est un marathon qui durera des générations. Du moins, c’est le sens que j’ai choisi de donner à mon travail sur les enjeux du racisme, de la diversité et de nos différences. Si vous ne l’avez pas déjà fait, allez-y et plongez dans un projet personnel qui serait le vôtre et qui aurait du sens pour vous, que vous soyez racisé, Blanc, ou Autochtone. C’est mon désir le plus profond que cet ouvrage puisse vous aider à relever de manière constructive nos défis communs. Salaam. Namaste. 1 Première Nation Asubpeeschoseewagong Anishinabek, www.grassynarrows.ca. 2 « Mercury Poisoning Eff ects Continue at Grassy Narrows », CBC News, www.cbc.ca, 4 juin 2012. 3 Jody Porter, « Longest Running’ First Nations Blockade Continues », CBC News, www.cbc.ca, 3 décembre 2012. 4 Stephen M. Southwick et Dennis S. Charney, « Ready for Anything », Scientific American Mind, juillet/août 2013, p. 32-41. 5 Haidt, L’hypothèse du bonheur, op. cit., p. 161-167. 6 L’histoire de Francine et de la crise d’Oka est bien documentée dans Loreen Pindera, « A Sister’s Grief Bridges a Cultural Divide : Revisiting the Oka Standoff », CBC News, www.cbc.ca, 8 juillet 2010 ; et Loreen Pindera, « Bringing Down the Barricades », un reportage diffusé originalement dans le cadre de l’émission C’est la vie, avec Bernard StLaurent sur CBC Radio, la radio anglophone de la Société Radio-Canada en juin 2010. 7 Ingrid Peritz, « Sister of Slain Officer at Oka Makes Peace with Mohawks », The Globe and Mail, www.theglobeandmail.com, 4 juillet 2010. 8 Ibid. 9 Pindera, « A Sister’s Grief ». 10 Ibid. 11 Ibid. 12 Pindera, « Bringing Down the Barricades ». 13 Pindera, « A Sister’s Grief ». 14 Pindera, « Bringing Down the Barricades ». 15 NDLT : J’écris ici le nom du prophète tel que prononcé en arabe, Muhammad, car le nom francisé, Mahomet, tend à être associé à une représentation orientaliste de l’histoire arabo-musulmane et aux connotations négatives qui en découlent.

16 Steve Pinker et Andrew Mack, « The World Is Not Falling Apart », Slate, www.slate.com, 22 décembre 2014. 17 Ann Curry, « Dalai Lama : Humanity Is Getting Better – Video », Today Show, www.today.com, 20 mai 2010.

REMERCIEMENTS

C’est en 2015 que la première édition de Vivre la diversité a été lancée. Beaucoup d’évènements ont eu lieu depuis. Grâce au bouche-à-oreille, le livre a trouvé un public accueillant en Amérique du Nord, notamment auprès d’un large éventail d’acteurs et de leaders des secteurs de l’éducation, de la finance, du gouvernement et du droit, sans oublier les communautés et praticiens en psychologie et en méditation de pleine conscience. Alors que l’ère d’Obama semblait sonner la fin du contexte post11 septembre, la montée du nationalisme blanc et de la politique trumpiste dans les pays occidentaux replongeait de nouveau le monde dans la division. Le clivage « eux » et « nous » est à son point le plus extrême, du jamais vu depuis l’époque du mouvement pour les droits civiques il y a un demi-siècle. Que des individus et des organismes aient pu trouver, grâce à Vivre la diversité, des repères utiles pour naviguer à travers ce moment critique de l’histoire m’honore et m’émeut. J’espère que cet ouvrage pourra également servir à nos frères et sœurs francophones et j’attends avec impatience votre réponse. Mes sincères remerciements à Rodney Saint-Éloi et à l’équipe de Mémoire d’encrier pour la publication de l’édition française de Vivre la diversité. Je tiens tout particulièrement à remercier Yara ElGhadban qui a traduit ce livre avec tant de soin, de précision et d’attention aux nuances. J’ai eu l’impression de parler à une âme sœur qui saisissait ce que j’essayais de communiquer. Comme pour un enfant, ça prend un village pour élever un écrivain. De nombreuses personnes m’ont accompagné et aidé directement et indirectement pendant le processus d’écriture de Vivre la diversité.

Je voudrais remercier Amanda Crocker et toute l’équipe de l’édition chez Between The Lines, la maison qui a publié l’édition originale de Vivre la diversité en anglais. Ils ont cru au projet et à son contenu alors qu’il n’était qu’un simple argumentaire. Merci d’avoir pris des risques et soutenu un auteur inconnu, surtout d’avoir patiemment attendu ce livre bien au-delà du calendrier. Ma profonde gratitude à Mary Newberry, dont le brillant travail d’édition sur la structure et le contenu a transformé une monstruosité d’idées désordonnées en un ouvrage lisible et cohérent. J’aimerais dire toute mon appréciation également à Tilman Lewis pour la fluidité linguistique du texte original, ses révisions judicieuses et ses réponses patientes à mes questions sur les règles de grammaire, celles que je n’avais pas pris la peine d’apprendre à l’école. De nombreux lecteurs ont apporté leur contribution à mes brouillons primitifs, m’aidant à identifier ce qui fonctionnait ou non. Merci à Barb Thomas, Chris Hayward, Deborah Barndt, Indy Batth, Irfan Toor, Janet Dashtgard, Jerry Brodey, James Orbinski, Julie Devaney, Judy Rebick, Lynn Heath, Monika Choudhury, Parker Johnson, Sheelagh Davis, Sandy Yep et Steve Law. Ma gratitude aux membres de la famille Downey-Gordon, spécifiquement Dave, Debbie et Madison, mes voisins fabuleux, pour les conseils précieux sur la diffusion et la promotion du livre dans les médias. Mille mercis aux lecteurs et évaluateurs du livre qui m’ont aussi donné accès à leurs réseaux aux États-Unis, dont Robert Gass, Rinku Sen et Eddy Moore. Je dis ma reconnaissance tout particulièrement à Tonya Surman du Centre of Social Innovation,

Karen Rolston et Joenita Paulrajan du Centre for Intercultural Communication de l’Université de la Colombie-Britannique, ainsi qu’à Geraldine Paredez Vasquez et Colleen Butler du YWCA à Madison, Wisconsin. Je les remercie du soutien enthousiaste et de leur collaboration extraordinaire. Un grand salut à Julie Diamond – une perle rare – pour toutes les conversations autour des dynamiques de pouvoir, de l’activisme social et pour la validation psychologique du contenu du livre. Dans le même esprit, chapeau à Eddy Nason qui a souligné les faiblesses et pièges sur le plan scientifique, ce qui m’a obligé à revenir sur le contenu et à le retravailler. Merci également aux chercheurs qui ont fourni des informations sur leurs travaux, notamment Kerry Kawakami de l’Université York et Michael Inzlicht de l’Université de Toronto à Scarborough, ainsi que l’auteur-psychologue Rick Hanson, fondateur duWellspring Institute for Neuroscience and Contemplative Institute. Je suis profondément reconnaissant à Mahzarin Banaji de l’Université Harvard, qui a pris le temps de me rencontrer malgré son horaire impossible et qui a annoté de manière détaillée le livre. Vous êtes une pionnière et une source d’inspiration dans le domaine de la recherche sur les biais et les préjugés, mais d’abord et avant tout vous êtes une âme généreuse ! James Beaton, chef de bureau à Anima Leadership et un cher ami, est le héros clandestin de ce projet. Il a fait ce qu’il a toujours fait, c’est-à-dire gérer le travail en coulisses sans relâche et sans se plaindre, notamment en tant que chercheur extraordinaire tout en restant toujours à l’écoute de mes idées sous-développées. Un

merci du fond du cœur à celui qui a été mon bras droit pour la durée de cette aventure. Merci également à ma famille proche et solidaire pour ses milliers de petites et grandes expressions de soutien, notamment la garde des enfants, la préparation des repas et la célébration des points tournants de Vivre la diversité. Ma mère et mon père, Saeeda et Anil Choudhury, mes sœurs Bipasha et Monika, mon beau-frère Sundeep, ainsi que mes neveux Zephan et Dastan. Enfin, je suis redevable à ma partenaire, Annahid Dashtgard, tant dans la vie que dans les affaires. Tout au long de cette entreprise, elle a été la voix de la positivité, m’encourageant à écrire le livre à travers les hauts et les bas. Dans les moments difficiles, quand j’étais de mauvaise humeur et manquais de grâce, Annahid ne remettait jamais en question l’importance du projet ni le temps qu’il prenait. Elle défend le livre et son contenu avec intrépidité, mieux que je ne pourrais le faire. Merci de ta générosité et de ta patience, d’avoir tenu le fort et tendrement pris soin des enfants pendant que je m’enfermais dans ma tanière d’écrivain.

Mémoire d’encrier reconnaît l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada, du Fonds du livre du Canada et du Gouvernement du Québec par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec. Mémoire d’encrier reconnaît également l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’édition du livre, initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 : éducation, immigration, communautés, pour ses activités de traduction. Mémoire d’encrier est diffusée et distribuée par : Diffusion Gallimard : Canada DG Diffusion : Europe Communication Plus : Haïti Dépôt légal : 4e trimestre 2018 © 2018 Éditions Mémoire d’encrier inc. pour l’édition française © 2015 Between the Lines (Toronto, www.btlbooks.com) Édition originale : Deep Diversity : Overcoming us vs. Them Tous droits réservés ISBN EPUB 978-2-89712-593-6 BF575.P9C4614 2018

303.3’85

C2018-941557-6

Correction: Monique Moisan et Élise Nicoli Lecture et révision: Keira Mecheri Mise en page : Pauline Gilbert Couverture : Étienne Bienvenu MÉMOIRE D’ENCRIER 1260, rue Bélanger, bur. 201 • Montréal • Québec • H2S 1H9 Tél. : 514 989 1491 [email protected] • www.memoiredencrier.com