Un roi en quête d'auteurité : Alphonse X et l'Histoire d'Espagne, Castille, XIIIe siècle 9782917623275, 2917623276

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Un roi en quête d'auteurité : Alphonse X et l'Histoire d'Espagne, Castille, XIIIe siècle
 9782917623275, 2917623276

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Un roi en quête d’auteurité

Alphonse X et l’Histoire d’Espagne (Castille, XIIIe siècle)

Corinne Mencé-Caster

DOI : 10.4000/books.esb.260 Éditeur : e-Spania Books Année d'édition : 2011 Date de mise en ligne : 10 janvier 2011 Collection : Studies ISBN électronique : 9782919448234

http://books.openedition.org Édition imprimée Nombre de pages : 276   Référence électronique MENCÉ-CASTER, Corinne. Un roi en quête d’auteurité : Alphonse X et l’Histoire d’Espagne (Castille, XIII e siècle). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : e-Spania Books, 2011 (généré le 28 novembre 2019). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782919448234. DOI : 10.4000/books.esb.260.

© e-Spania Books, 2011 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Études • 2 Collection dirigée par Georges MARTIN

Publié avec le concours d’AILP (GDRE n° 671 de CNRS) Couverture : Bibliothèque nationale de France, ms. Fr. 342, f° 150. Crédits : BnF, Paris. Paris, SEMH-Sorbonne, 2011

CORINNE MENCÉ-CASTER

Un roi en quête d’auteurité Alphonse X et l’Histoire d’Espagne (Castille, XIIIe siècle)

Les Livres d’e-Spania

À mes parents À Eddy, Nora et Kinvi

REMERCIEMENTS

Ce travail n’aurait jamais vu le jour sans les précieux conseils, les critiques constructives, les encouragements et la sollicitude de Georges Martin, que nous tenons à remercier chaleureusement. Il sait ce que nous lui devons. Merci aussi à toute notre famille, en particulier à Juliette, Henry, Eddy, Maguy, Hervé, Chantal, Laurie et Cindy, à nos deux enfants Nora et Kinvi, pour le temps que nous leur avons pris et pour la patience infinie dont ils ont fait preuve à notre endroit, tout au long de cette préparation. Merci à Malissa… Merci enfin à Cécile Bertin et à Maurice Belrose pour leurs encouragements, leurs conseils avisés et leur disponibilité jamais démentie.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Les recherches contemporaines, d’essence structuraliste, dissimulent mal, au travers des déclarations fracassantes sur la « mort de l’auteur » ou des détours terminologiques savamment orchestrés, la nostalgie qui les anime : celle de la question du sujet. La déconstruction d’un tel sujet, menée à bien de Freud à Derrida, en passant par Barthes ou Foucault, a remis en cause l’existence, moins du sujet lui-même que de son absoluité. Jacques Lacan1 reconnaît ainsi qu’il s’agit, non pas de nier le sujet mais de manifester sa dépendance en le pensant dans sa relativité. Dans cette perspective, le sujet littéraire se trouve, lui aussi, amputé de sa toutepuissance, et son rapport à l’individu – dont il ne devient rien moins qu’une variable, un possible –, se voit alors modifié. C’est donc à la faveur de ce réexamen des rapports entre « individu » et « sujet » que prend place, dans la critique contemporaine, la réflexion sur l’auteur, laquelle cherche à poser en termes fonctionnels, et non plus seulement anthropologiques, la définition d’une « entité » qui apparaît désormais plus « générique » que « spécifique ». On en vient ainsi à reconnaître que « la mort de l’auteur » n’a d’autre sens que la mort d’une certaine conception de l’auteur, et notamment de ses fondements anthropologico-historiques, laquelle mort se trouve corrélée à la naissance d’un lecteur critique, co-auteur du « sens », et donc de l’œuvre2. Est ainsi appelé le réexamen de ce concept, à partir d’une perspective qui tienne compte tout autant de l’individuation de l’œuvre que de l’individualité de son producteur.

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Jacques LACAN in : Michel FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un auteur ?, Dits et écrits (19541975)(1994), 2 t., Paris : Gallimard, 2001, 1, p. 848 : « Deuxièmement, je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent ; et tout particulièrement, au niveau du retour à Freud, de la dépendance du sujet par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire, et que nous avons tenté d’isoler sous le terme de ‘signifiant’ ». 2 Il nous paraît très important d’indiquer que nous donnons ici au mot « œuvre » son sens commun de « texte », sans prendre part à la redéfinition qu’en propose Roland BARTHES lorsqu’il l’oppose au texte : cf. Roland BARTHES, « De l’œuvre au texte », in : Le bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984, p. 71-80. En revanche, lorsque nous parlerons d’« œuvre médiévale », nous ferons nôtre la définition qu’en propose Paul ZUMTHOR, Essai de poétique médiévale, Paris : Seuil, 1972, p. 73 : « Le terme d’« œuvre » ne peut donc être pris tout à fait dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il recouvre une réalité indiscutable : l’unité complexe mais aisément reconnaissable, que constitue la collectivité des versions en manifestant la matérialité ; la synthèse des signes employés par les « auteurs » successifs (chanteurs, récitants, copistes) et de la littéralité des textes. La forme-sens ainsi engendrée se trouve sans cesse remise en question ». Pour d’éventuels rapprochements entre les deux définitions du mot « œuvre » au Moyen Âge, cf. n. 9.

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Comment résister alors à l’envie de mettre en relation cette provocante déclaration de la « mort de l’auteur », avec la proclamation, chère à de nombreux médiévistes, de « l’absence de l’auteur » ? Point de départ de ce travail de recherche sur la problématique de l’auteurité3, à définir comme un mode de rapport à l’écriture, enraciné dans la « créativité », ce rapprochement curieux mais attendu entre deux univers apparemment irréductibles l’un à l’autre, a pourtant un même point d’ancrage : une interrogation sur la validité d’un concept – celui d’auteur – ayant valeur d’évidence. Que l’on proclame la « mort » ou « l’absence » de l’auteur, on pose inévitablement la question de la pertinence d’une définition fondée en priorité sur le rapport de « propriété » entre une instance biographico-historique et un texte, entre un individu et une œuvre. Il nous a ainsi paru utile d’entamer une réflexion sur les conditions de possibilité d’une approche pertinente de l’auteurité dans le discours historiographique alphonsin. Le corpus choisi – l’Histoire d’Espagne d’Alphonse X – l’a été en raison de son positionnement frontalier (et donc ambigu), entre une historiographie en langue latine et une historiographie en langue vernaculaire, où un monarque, menacé dans sa souveraineté, s’assume tout à la fois comme roi, comme sujet du roi, comme historiographe et comme artisan langagier. Il nous a semblé que dans ce jeu de rôles où un sujet royal s’invente une autorité d’historiographe dans une langue frappée elle-même d’illégitimité, se jouait tout à la fois le rapport à l’autorité de la tradition, à l’écriture, au mode d’être « historiographe » au XIIIe siècle, et que, ce faisant, émergeait une instance auctoriale « originale », porteuse de « fonctions-auteur »4 nouvelles. C’est sans doute que le milieu du XIIIe siècle, en Castille, marque un tournant pour l’historiographie royale. L’écriture en « roman », l’« accaparement de

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Il nous paraît important de préciser que nous empruntons le terme « auteurité » à Michel ZIMMERMAN (dir.), Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris : École des Chartes, 2001, p. 9 : « Depuis une ou deux décennies, on assiste à un véritable renversement de perspective. Historiens, hagiographes, diplomatistes, littéraires, iconographes s’intéressent à l’écriture médiévale. Leur démarche s’enracine dans une analyse nouvelle des concepts d’auteur/auteurité et de création et de leur adaptation à la réalité médiévale. Ainsi s’élabore une science des œuvres propre à l’époque médiévale, qui amène à reconsidérer certaines réalités longtemps négligées ou dévalorisées […] ». 4 Michel FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un auteur ?…, p. 826 : « [l]a fonction-auteur est donc caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société ». Puis, p. 831 : « la fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l’univers des discours ; elle ne s’exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d’individus peuvent venir occuper ».

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l’autorité d’écriture 5 » par le roi Alphonse X signalent un point de rupture, favorable à une évolution des « formes-auteur »6 traditionnelles. Ces mutations, favorables à la constitution d’une nouvelle instance auctoriale, dont le point d’ancrage est l’individu empirique Alphonse X, perçu comme « sujet » historiographe non conventionnel mais ancré cependant dans la tradition historiographique, obligent à interroger un concept aussi problématique que celui d’auctoritas, afin de voir quelle assise effective il permet, dans un tel contexte, de donner à celui d’auteurité. À cet égard, le récent colloque qui s’est tenu autour de la problématique de l’« auctor » et de l’« auctoritas » ne pouvait que baliser efficacement le terrain. La théorie foucaldienne de la fonction-auteur, telle qu’elle est définie dans la célèbre conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » nous servira de point de départ, car l’appréciation de l’auteurité comme extérieure, ne serait-ce qu’en partie, à l’individu empirique permet précisément de jeter, entre les positions des structuralistes et les allégations des médiévistes, un certain nombre de passerelles. Il en découle une approche de l’auteur qui se fonde moins sur une problématique de l’attribution que sur une problématique de l’individuation logique (de l’œuvre), fondée elle-même sur une conception du texte comme nonclôture, comme somme inachevée de variantes actualisées ou en gestation, qui réalisent un parcours intertextuel. Lorsque, à propos du roman médiéval, Roger Dragonetti écrit : [l]’écrivain n’est donc jamais le maître de l’instance d’énonciation, ni même des énoncés du discours qu’il remet en mouvement […] » et qu’il en vient à affirmer que « [l]e texte se donne à lire dans une écriture sans auteur 7

révèle-t-il un positionnement tellement différent de celui d’un Barthes dans sa définition de l’intertexte comme étant : […] tout le langage antérieur et contemporain qui vient au texte, non selon la voie d’une filiation repérable, d’une imitation volontaire,

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Georges MARTIN, « Le pouvoir historiographique (l’historien, le roi, le royaume. Le tournant alphonsin) », Histoires de l’Espagne médiévale, Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale, Paris : Klincksieck, 11, 1997, p. 123-136. En particulier, p. 133-134. 6 Nous empruntons l’expression « forme-auteur » à M. FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un auteur ?…, p. 829 : « Il me paraît, par exemple, que la manière dont la critique littéraire a, pendant longtemps, défini l’auteur –ou plutôt construit la forme-auteur […] ». Cette expression, qui fonctionne comme variante combinatoire de celle « fonction-auteur » semble être requise quand il s’agit d’appréhender la « fonction-auteur » comme « forme » construite à partir d’un certain nombre de règles. Auparavant, il avait pris soin d’expliquer en quoi consistent ces opérations : « Toutes ces opérations varient selon les époques et les types de discours. On ne construit pas un « auteur philosophique » comme un « poète » ; et on ne construisait pas l’auteur d’une œuvre romanesque au XVIIIe siècle comme de nos jours ». 7 Roger DRAGONETTI, Le mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris : Seuil, 1987, p. 42.

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mais selon celle d’une dissémination –image qui assure au texte le statut non d’une reproduction, mais d’une productivité8 ?

Selon ces approches, le texte, appréhendé dans une dynamique de l’écriture et de la récriture faisant du patrimoine « intertextuel » commun, le seul vrai référent, brouille le rapport à l’instance empirique de « production » qui s’efface pour laisser parler ce que ces théoriciens dénomment la « productivité » jamais démentie du texte. Paul Zumthor adopte un positionnement voisin puisqu’il fait de la Tradition l’unique référent. Pour ce faire, il manifeste d’abord l’incertitude liée au nom et au statut du scripteur médiéval : Jusque dans le cours du XIVe siècle un très grand nombre de textes restent […] anonymes. Lors même qu’un nom, par « signature » ou par la tradition des copistes, y est attaché, il s’agit le plus souvent de prénoms si fréquents dans l’onomastique, Pierre, Raoul, Guillaume, que l’on ne peut en tirer grand-chose. […] [L]es cas douteux abondent. Encore arrive-t-il qu’on distingue mal entre auteur, récitant et copiste, comme dans le cas de Turold qui signa le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland9.

Il laisse ensuite entendre que la figure de l’auteur se donne le plus souvent comme absente du texte10. Cette absence est, en fait, à interpréter comme absence dans l’œuvre de toute référence à la réalité empirique (dont l’individu fait partie), ainsi que l’écrit Zumthor : [C]es obscurités ne sont pas l’effet de la seule épaisseur des siècles qui nous séparent des hommes ainsi dissimulés : elles tiennent aussi à quelque caractère spécifique des textes, à une décentration du langage dans la pratique qui les produisit. Prenant l’exemple du Roman de la rose, il déclare alors : « tout est vu, connu, de l’intérieur de cet Amant sans figure, intégré au texte au point que

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Roland BARTHES, « Texte (théorie du) », Encyclopaedia Universalis, 1995, p. 370-374, p. 372. 9 P. ZUMTHOR, Essai de poétique…, p. 64. On peut ajouter à titre complémentaire les extraits suivants tirés de : P. ZUMTHOR, Langue, texte, énigme, Paris : Seuil, 1975, p. 166 : « Quelles que soient en effet les circonstances qui ont prévalu dans la transmission des diverses parties de l’ensemble littéraire médiéval, celui-ci apparaît à nos yeux comme une poésie presque totalement ‘objectivée’: je veux dire, dont le sujet nous échappe ». Il n’est pas inutile toutefois de comparer cette présentation avec celle de R. BARTHES, « De l’œuvre au texte », in : Le bruissement de la langue…, p. 77 : « [L]e Texte peut se lire sans la garantie de son père ; la restitution de l’intertexte abolit paradoxalement l’héritage. Ce n’est pas que l’Auteur ne puisse ‘revenir’dans le Texte, dans son texte ; mais c’est alors, si l’on peut dire, à titre d’invité ; […] sa vie n’est plus l’origine de ses fables, mais une fable concurrente à son œuvre […] du même coup la sincérité de l’énonciation, véritable ‘croix’ de la morale littéraire, devient un faux problème : le je qui écrit le texte n’est jamais, lui aussi, qu’un je de papier ». 10 Ibid., p. 69 : « Le texte exprime-t-il quelque chose de l’individu-auteur, ou ne contient-il que des essences ? […] Pourtant, ce texte est dit par Quelqu’un […]. L’auteur a disparu : reste le sujet de l’énonciation, une instance locutrice intégrée au texte et indissociable de son fonctionnement : ‘ça’ parle ».

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s’abolit toute référence à autre chose que la tradition qu’actualise celui-ci11.

Ainsi, à l’horizon du texte, se trouve projetée la Tradition, laquelle se présenterait dès lors comme le véritable sujet. Dans ces conditions, l’auteur ne saurait être saisi comme créateur individuel, puisqu’il ne serait qu’un des supports variables, objectivé par une Tradition, apport invariable qui l’absorberait en quelque sorte dans un jeu de renvois infinis. Il apparaît que les productions textuelles du Moyen Âge, de par ces réticences bien connues quant au statut délicat du sujet et de l’individu, soient plus réceptives que tout autre, à une approche de « l’auteur » qui ne soit pas seulement psychologique ou biographique, encore que Jean-Pierre Vernant12, en faisant remonter la naissance de la personne et la prise de conscience de l’intériorité chez les saints hommes autour des IIIe et IVe siècles, invite à une position plus nuancée. L’un des travers de la pensée traditionnelle de l’auteur, dénoncé par les épigones de Bakhtine et Kristeva, est précisément son assimilation ipso facto à l’individu, lequel est dans le même temps confondu avec le sujet. Dans sa célèbre conférence, Michel Foucault se propose de renverser la démarche habituelle qui fait de l’individu le point d’origine de l’auteurité pour lui substituer une réflexion sur les conditions d’émergence d’un sujet qui, s’inventant dans et par le processus d’ordonnancement discursif, réinvente du même coup l’individu, et possiblement la structure de la « forme-auteur » qu’il a travaillée. À la suprématie d’un « je », perçu comme tout-puissant, Foucault préfère envisager une « pluralité d’ego » dont la dispersion témoigne de la menace que l’inventivité inhérente à l’écriture fait peser sur l’unité de l’individu. Comme le dit si bien Henri Meschonnic, « il y a à faire la différence entre individu et sujet, on ne peut pas nier qu’ils partagent des choses, qu’il n’y a pas de sujet sans individu, même s’il peut y avoir un individu sans que tous les sujets soient là »13. Le sujet ne saurait donc être qu’un des possibles de l’individu, le discours représentant, par ailleurs, une des modalités par lesquelles l’individu peut être appelé à se constituer en un sujet différent. En conséquence, lorsqu’on confond individu et sujet, on élude la dimension inventive du discours, laquelle n’est autre que la capacité de l’individu à devenir un certain sujet en vertu du pouvoir reconnu à l’écriture de produire des espaces autres où se dessinent de nouveaux rapports à soi, aux institutions, à la société. Mais, étant aussi un lieu de coercition, régi par des lois génériques et formelles, le discours est à saisir également comme un espace contraignant où le sujet doit assumer sa propre impuissance.

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P. ZUMTHOR, ibid., p. 170. Jean-Pierre VERNANT, « L’individu dans la cité », in : Sur l’individu, Paris : Seuil, 1987, p. 35-37. 13 Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, Paris : Verdier, 1995, p. 205. 12

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On retrouve ainsi l’ambiguïté constitutive du mot « sujet » : alors que l’étymon subjectum renvoie à ce qui est soumis, subordonné à un autre (le sujet du roi par exemple ou l’« effet-sujet » de Lacan), le sujet est aussi à saisir comme « agent » (cas du sujet cartésien). Le sujet est donc tout à la fois celui qui agit et celui qui est agi, ou selon Meschonnic « le théâtre, la fable, et l’acteur d’une action qu’il domine et ne domine pas, et qui le domine […] »14. Penser l’auteur autrement que comme individualité créatrice dont le lieu d’ancrage est le réel empirique, revient alors à le penser comme sujet dominant et dominé, sujet divisé inscrit dans une dynamique de reproduction et d’invention dont le discours est le lieu propre. Procédant à l’historique des critères de définition usuels de l’auteur, Michel Foucault relève quatre traits définitoires pertinents pour la critique moderne, lesquels, précise-t-il, ne se distinguent guère des modalités de définition de l’authenticité selon saint Jérôme : l’auteur comme « certain niveau constant de valeur », comme « champ de cohérence conceptuelle », comme « unité stylistique » et enfin, comme « moment historique défini et point de rencontre d’un certain nombre d’événements »15. Il conclut alors que : [la fonction-auteur] n’est pas définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur, mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d’individus peuvent venir occuper 16.

Dans la perspective de Foucault, l’auteur, loin d’être seulement un moment de l’origine du texte, est aussi une construction rationnelle de l’interaction interprétative d’un lecteur avec un texte. En ce sens, il constitue une référence de l’aval et doit être aussi rapporté au temps de la lecture. Ainsi, « l’auteur-enchair-et-en-os »17, le sujet référentiel en quelque sorte, n’est pas l’unique sujet du sens, puisque précisément ce sens qui lui échappe partiellement, lui donne à se découvrir autre. L’instance textuelle construite par le lecteur se substitue alors au moins en partie à l’individu réel. Pour autant, un lien se maintient entre l’instance empirique et cette instance interne par le truchement de la reconstruction de cette dernière comme « pluralité d’ego » dont il est souhaitable de tenter le repérage et l’identification. L’intérêt d’une telle approche pour un corpus tel que le nôtre est indéniable car elle permet de toute évidence de mieux comprendre comment et pourquoi un monarque lettré a pu croire au pouvoir de ré-invention du discours au point de faire de celui-ci une véritable cellule dialogique de (ré)-conciliation avec ses

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Ibid, p. 199. M. FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un… ?..., p. 829-830. 16 Ibid., p. 832. 17 Nous empruntons cette expression très suggestive à Niels BUCH-JEPSEN qui la tient luimême de R. BARTHES : « Le nom propre et le propre auteur », Une histoire de la « fonctionauteur » est-elle possible ?, Actes du colloque de l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, Saint-Étienne : Université de Saint-Étienne, 2001, p. 52. 15

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sujets. C’est, en effet, sans doute parce que l’individu empirique Alphonse X avait conscience de cette capacité de négociation du « soi » offerte par le discours qu’il prit le parti de lui confier cette mission de négociation avec les autres. Une analyse du parcours de constitution de la figure royale virtuelle, dans l’entier de la production discursive alphonsine, permettrait d’en suggérer les permanences et les écarts, et de les interpréter comme remise en cause incessante d’un tumultueux rapport à « soi » et aux « autres ». Il faudrait, pour cela, être à même de déceler les lieux discursifs d’affleurement privilégiés de ces divers « ego » et d’en effectuer le tracé conduisant alors à l’esquisse d’une hypothèse d’« Auteur Modèle »18 (ou Virtuel), comme « intenté du texte », plutôt que comme stratégie parfaitement contrôlée par un « sujet-moi » plein. Mais si cet « Auteur Modèle », produit par le discours, nous intéresse, c’est aussi parce que sa configuration discursive engage un pari non seulement sur la construction d’un sujet royal, mais aussi sur celle d’une nouvelle « formeauteur » historiographique. En présentant la « fonction-auteur » comme une spécification de la fonctionsujet, Foucault prône une approche dynamique de l’instance auctoriale comme « instance en devenir qui dépend du devenir du sujet »19, lequel sujet présuppose toujours l’individu. C’est là tout l’intérêt d’articuler ensemble les trois notions : individu, sujet, auteur. L’individu qui entreprend de produire un discours (historiographique par exemple) crée une certaine figure de « sujet historiographe », laquelle conforte ou déplace la figure validée de « l’auteur historiographique » telle qu’elle se construit à une époque donnée. C’est l’œuvre20 dans sa singularité ou son caractère conventionnel qui fonde ou non de nouvelles règles de construction de la « forme-auteur », au sein d’un champ discursif particulier. Une remarque cependant : Nous sommes parfaitement consciente des nombreuses réserves formulées à l’encontre de l’approche fonctionnaliste, en raison notamment du discrédit qu’elle semble faire peser sur les concepts d’intention de l’auteur, de sujet créateur, etc. Qu’il soit bien clair que la démarche qui nous guide ici est tout autre, dans la mesure où elle considère précisément la fonction-auteur comme la meilleure hypothèse heuristique permettant de penser le sujet qu’est l’auteur, au lieu de servir à établir l’évidence de son absence. En effet, tant qu’on s’obstine à concevoir « l’auteur » uniquement comme l’individu posé à l’extérieur de l’œuvre, on valorise d’emblée l’individualité (comme spécificité), là où il conviendrait d’interroger d’abord la généricité. De fait, quand c’est celle-ci qui 18

Voir Umberto ECO, Lector in fabula (1979), M. BOUHAZER (trad.), Paris : Grasset, 1985. 19 Arnaud BERNADET, « L’historicité de l’auteur : une catégorie problématique », in : Une histoire de la « fonction-auteur… ? , p. 17. 20 Il faut entendre ici par « œuvre », une « forme-sens » constituant sans doute une version parmi d’autres disponibles, mais que nous choisissons cependant de dénommer « œuvre » pour manifester qu’elle est malgré tout analysable comme « tout-organique ».

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se présente, on en vient à clamer l’absence de l’auteur. Avec l’hypothèse de la fonction-auteur, la démarche se trouve inversée puisque c’est à partir du rapport (conventionnel ou original) qu’un individu instaure à une « forme-auteur » existante qu’on en arrive en fin de parcours à le caractériser comme « sujet ». En conséquence, l’intérêt d’une telle approche réside surtout dans sa puissance critique et l’on verra qu’elle nous coduira à questionner, sur le fond et sur la forme, un certain nombre de concepts qui tiennent jusqu’alors lieu d’« évidences », et ce, en privilégiant essentiellement leur rationalité fonctionnelle. Ainsi pour déterminer ce qui est au fondement de la « fonctionauteur », au Moyen Âge, dans le discours historique, il nous reviendra de « sérier » précisément ce qui la rapproche et la distingue des diverses autres fonctions que la critique définit traditionnellement à partir des termes « scribe », « compilateur », « commentateur », « auctor21 », comme si ces termes allaient de soi. Ce faisant, nous serons amenée à définir le « contenu » qui est affecté à ces fonctions, c’est-à-dire à nous interroger sur ce qui fait qu’un individu ait pu être appelé « scribe », « compilateur » ou « auctor » alors même que la définition de ces fonctions, en termes notamment de délimitation, pose problème. On l’aura compris : il nous intéressera moins ici de catégoriser des individus que de définir des formes d’intelligibilité de l’inventivité de l’écriture médiévale. Seulement comment penser cette inventivité dans une culture où le primat reconnu à la Tradition semble d’emblée l’invalider ? Il y a, en effet, une sorte de contradiction à reconnaître les scripteurs – autres que les auctores – comme de simples media de la tradition-transmission (tradere) et à postuler dans le même temps une évolution des « formes-auteur ». Cette contradiction, somme toute apparente, est vite levée lorsqu’on oppose l’écriture comme imaginaire à l’écriture comme résultat. Le postulat d’une écriture de la reproduction domine l’écriture comme « praxis », mais pas comme « résultat ». Il en résulte une « créativité » toujours agissante, qui constitue dès lors le versant le plus opératoire de notre réflexion car elle nous permet d’articuler la réécriture, qu’elle institue comme paradigme, à une « fonctionauteur » créatrice, ou plutôt re-créatrice, elle-même partiellement indexée à une fonction récitative22. Il nous a semblé ainsi utile, d’un point de vue heuristique, de postuler, pour le Moyen Âge, l’existence de deux fonctions parallèles : la « fonction-auctor » (qui jouerait au Moyen Âge le rôle dévolu à la « fonction-auteur » dans les discours littéraires « contemporains ») et la « fonction-auteur » (à redéfinir pour l’adapter aux spécificités du Moyen Âge).

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Nous conservons ce terme « latin » qui n’a guère été traduit, même si le terme « aucteur » semble être disponible dans la terminologie critique française. Voir Fabienne POMEL, « La fonction-auteur » dans le Roman de la Rose de Jean de Meun : double jeu de la consécration et de l’esquive », in : Une histoire de la « fonction-auteur »…, p. 90-106. 22 Par « fonction récitative », nous entendons une fonction de citation, de répétition du discours d’un auctor, fonction généralement dévolue à l’actor.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Notre idée est que cette « fonction-auteur » (au sens où Foucault l’entend) est en gestation au Moyen Âge, mais qu’elle reste prisonnière en quelque sorte de la « fonction-auctor », quoique d’autres fonctions apparemment distinctes, telles la « fonction-compilateur », lui fournissent les moyens de sa libération. Ainsi indexée à une poétique de la paraphrase, à comprendre comme poétique de la reformulation, cette « fonction-auteur » (qui est et n’est pas la fonctioncompilateur) ne peut s’analyser indépendamment des « fonction-lecteur » et « fonction-traducteur-(ré)-énonciateur » auxquelles elle se doit, au vu notamment de notre corpus, d’être référée. En effet, le statut même de l’écriture médiévale comme écriture collective et continuée23 articule très vigoureusement la problématique de « l’écriture » à celle de la lecture, tout « scripteur » devant d’abord être vu comme « lecteur » du texte qu’il se propose de continuer d’écrire en le récrivant. Ainsi, la réécriture fait sans cesse du lecteur le « co-auteur » d’un texte qui s’ouvre ainsi constamment à la multiplicité des significations qui enrichissent, contredisent, amplifient le possible sens originel. Au « sens » de la première réception, s’adjoignent les « significations » des réceptions suivantes où l’œuvre est comprise en fonction, non plus de son propre contexte de réception, mais en référence au contexte du « lecteur ». D’où la prégnance de la réécriture. On retrouve donc bien cette idée, chère à Foucault et aux tenants du poststructuralisme, d’une instance auctoriale à penser, non comme seule origine du texte mais aussi comme hypothèe de lecture. Seulement la praxis de la réécriture qui fonde le rapport du scripteur médiévale à l’écriture fait de c tte interprétation interactive d’un lecteur avec un texte moins une hypothèse qu’une « thèse » que ce scripteur cherche à valider en la construisant dans et par cette écriture de la continuité, qui devient ainsi celle de la discontinuité, écriture de l’entre-deux en quelque sorte. Comment définir l’auteurité, à partir du modèle de (voire sans doute malgré) l’auctoritas, dans un texte qui, à l’instar de l’Histoire d’Espagne, se présente comme « compilation », c’est-à-dire comme remise en mouvement des énoncés par une « main » qui n’est pas première, et, qui comme tel, pose le problème de l’exercice de la fonction « créatrice », ou à tout le moins, recréatrice, liée à l’imaginaire de cette fonction ? La « fonction-compilateur » parvient-elle, dans le contexte propre à l’Espagne du XIIIe siècle, à postuler de nouvelles règles de construction de la « forme-auteur » historiographique ? Quels en sont alors les mécanismes principaux ? Quel auteur historiographique en résulte-t-il ? Dans quelle mesure ces nouvelles fonctions renvoient-elles alors à des « positions-sujets » permettant d’identifier un « ego » royal, sur la base d’une hypothèse d’Auteur Modèle ?

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M. ZIMMERMANN, Auctor et Auctoritas…, p. 11 : « L’écriture continuée.- Nous devrons nous intéresser à la genèse de l’œuvre médiévale, œuvre continue et collective que l’on a pu qualifier d’œuvre à plusieurs mains ».

Pre miè re partie Prob lé matiqu es

Genèses de l’auteurité : auctoritas, auctor, actor

INTRODUCTION

Refusant toute fausse évidence, nous chercherons à examiner les conditions de possibilité d’une pensée de l’auteurité (à partir du postulat de la « fonctionauctor ») dans le contexte de la culture médiévale. Il nous appartiendra de dégager les concepts opératoires à partir desquels le concept d’auteurité prend sens et s’élabore. Parmi eux, celui d’auctoritas acquiert une importance particulière puisqu’il est précisément ce qui tout à la fois le fonde et le limite. L’auctoritas1 renvoie à l’autorité énonciative maximale dont un texte peut bénéficier. Elle délimite un ensemble de discours « autorisés » attribués à un sujet écrivant, désigné par le terme d’auctor. L’auctor, accessible au travers d’un nom, est le scripteur qui fait autorité et qui, produisant un énoncé attesté, et donc, porteur de vérité, participe au grand dessein de Dieu, auctor suprême. L’auctor (encore appelé « auctor authenticus »2), comme le souligne Antoine Compagnon « s’agrège à la tradition »3 et n’existe finalement que par cette tradition qui le subsume, en devenant sa véritable identité. Il n’empêche que « [t]oute la puissance de l’auctoritas tient à son éponyme »4 et que la force de cette énonciation, référée à un sujet reconnu, contraint toutes les autres énonciations à n’exister que dans la latence de celle-ci. Or, ces énonciations, diverses, flottantes, jugées sans doute insignifiantes, produites par des sujets anonymes identifiés comme « actor », « scholasticus doctor », voire « autor », sont le creuset d’une pensée de l’auteur, si l’on en revient à l’origine démiurgique du terme. C’est en effet, dans l’entre-deux de la tradition et de l’innovation que s’est généré un espace favorable à l’émergence d’une « fonction-auteur » telle que la définit Michel Foucault, laquelle, comme on le verra, reste liée aux notions de « créativité », « originalité », « rénovation », etc. Dans ces conditions, ladiscrimination « auctor » / « auteur », loin d’être anodine, signale une hiérarchie des textes et des scripteurs, qui ne peut être comprise que si elle se trouve rapportée à l’idéologie de la signifiance au Moyen Âge. C’est, à partir d’une conception verticale de la relation entre Dieu et les hommes, entre le langage et les choses, que se dessinent très clairement les fondements d’une telle culture.

1

Antoine COMPAGNON, La seconde main, Paris : Seuil, 1979, p. 218 : « L’auctoritas est une phrase d’un discours théologal répétée dans un autre discours théologal. Ainsi définie, la liaison qu’elle établit dans la chaîne patristique semble de type symbolique ; elle relierait exclusivement deux textes T1 et T2. Le mot, par son histoire, trahit cependant qu’il en est autrement. L’auctoritas est une citation nécessairement référée à un auteur ; sans cela sa valeur est nulle ». 2 Ibid., p. 219. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 218.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Le roi comme figure médiatrice y occupe une place à part. C’est pourquoi l’œuvre « encyclopédique » d’un monarque comme Alphonse X, soucieux de fonder en droit la souveraineté royale en la libérant de toute sujétion à l’égard du pouvoir de l’Église et de la Noblesse, ne pouvait que retenir notre attention. Comment, en effet, à partir des rôles énonciatifs disponibles dans l’« imaginaire sémiotique »5 médiéval, caractériser la posture énonciative d’un roi qui eut pour ambition de rassembler et d’ordonner l’entier du « savoir » de son temps comme il entendait contrôler l’ensemble de ses sujets ? Compilateur acharné, Alphonse X, si l’on en croit l’« imaginaire sémiotique » que nous nous attacherons à décrire, « écrit majoritairement les mots des autres », et donc n’est pas à proprement parler « auctor ». Chercheur infatigable de « savoir », législateur, traducteur, roi, il s’affiche cependant dans une position en surplomb qui cadre mieux avec la posture énonciative d’auctor qu’avec les diverses autres que le Moyen Âge s’est efforcé de répertorier et de « verrouiller ». Cette ambiguïté de statut dont la production alphonsine dans son ensemble porte la trace, suffit à expliquer le soin que nous avons pris à la replacer dans le contexte culturel de l’Occident du XIIIe siècle. Seule, en effet, une approche « élargie » de l’œuvre alphonsine est en mesure de témoigner de son positionnement original à l’intérieur d’un champ dont elle contribue à remodeler de façon significative la structuration. Il nous a donc paru important d’articuler notre réflexion à une interrogation sur la problématique des postures énonciatives possibles du scripteur médiéval. Nous croyons en effet que seul un examen attentif des contraintes sémiotiques qui pèsent sur ce scripteur peut éclairer les conditions d’émergence d’une auteurité telle que celle dont l’œuvre alphonsine, par ses ambitions totalisantes (ou totalitaires), et donc émancipatrices, témoigne. Une auteurité qui s’est d’abord affirmée en tant que conscience critique à l’égard des auctores, avant que de revendiquer un territoire propre : celui d’un système « épistémologique » où autorités morale et énonciative (auctoritas), politique (« dominium » ou « imperium »), cognitive (« sapientia ») étaient de toute évidence appelées à fusionner. L’hypothèse heuristique d’une « fonction-auctor » se justifie alors pleinement quand elle se trouve rapportée à un univers sémiotique où l’auteurité était privée de tout statut propre, alors même qu’elle ne cessa jamais de « grignoter » en creux l’espace dévolu à l’auctoritas. Penser la fonction-auctor revient de fait à engager une réflexion sur la généalogie de l’auteurité ou fonction-auteur, comme étape finale d’un processus d’humanisation du sens et de l’écriture, dont la reconnaissance de l’auctoritas humaine avait été le premier jalon. C’est en ce sens que la production alphonsine nous apparaît comme un lieu originaire possible de l’auteurité, mais entendons-nous bien, d’une auteurité

5

Nous empruntons cette expression à G. MARTIN, « L’hiatus référentiel (une sémiotique fondamentale de la signification historique au Moyen Âge), Histoires de l’Espagne …, p. 43.

INTRODUCTION

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comme non-lieu sémiotique, à cheval entre une auctoritas toute-puissante et un statut d’actor qui s’assortit mal de l’arrogance politique et énonciative d’un monarque lettré. Nous chercherons à manifester l’intérêt qu’il y aurait à mettre en perspective l’œuvre alphonsine à partir de cette problématique de l’auteurité, par la mise en évidence d’un certain nombre de contradictions ; ainsi, l’entre-deux a(u)ctorial dans lequel se meut Alphonse, pris entre les exigences de son ambitieux programme politique et les contraintes propres à l’« imaginaire sémiotique » médiéval.

CHAPITRE PREMIER

PROBLÉMATIQUES D’ÉCRITURES AUCTORITAS ET POSTULAT DE LA CONDITION ÉCRIVANTE AU MOYEN ÂGE

Auctoritas, auctor, fonction-auctor La problématique de la délégation de l’auctoritas divine Dans l’objectif de mieux situer la production alphonsine dans le contexte culturel et intellectuel où elle prend place, il convient d’engager une brève réflexion sur la problématique de la délégation de l’auctoritas divine. Nous espérons ainsi pouvoir éclairer que le rapport de l’« intellectuel »1 médiéval à l’écriture est tout entier régi par une conception de l’univers comme tout hiérarchiquement ordonné, où chaque élément est à la place que lui a assignée le Créateur, selon son degré de perfection. Puisque tous les hommes ne disposent pas des mêmes capacités d’entendement et de sagesse, il convient donc de s’en remettre à des « médiateurs » symboliques, aptes à déchiffrer, par la délégation d’auctoritas dont ils disposent, le langage que Dieu adresse aux hommes. Ces médiateurs sont dits « auctores ».

L’homo interior comme instance de médiation Le primat de la sagesse théorique : rappels La problématique de la délégation de l’auctoritas divine ne peut se comprendre véritablement que si elle est rapportée à la conception médiévale du monde comme tout hiérarchiquement ordonné. En soumettant, par la traduction qu’il livre des œuvres du pseudo-Denys l’Aréopagite, mais aussi par son propre système théorique, la pensée médiévale à l’influence du néo-platonisme, Scot

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Nous nous fondons sur la définition qu’en donne Alain de LIBÉRA, Penser au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1991, p. 9-10 : « Comme l’a récemment rappelé Mariateresa Beonio BROCCHIERI, le mot ‘intellectuel’ (intellectualis), appliqué à l’homme, n’avait pas de signification au Moyen Âge. C’est, comme on dit, une création récente qui, pour l’essentiel, remonte au XIXe siècle et à l’affaire Dreyfus. Pour un historien, cependant, l’expression a sa légitimité médiévale, premièrement, dans la mesure où on peut identifier au Moyen Âge un type d’homme auquel le terme peut s’appliquer et, deuxièmement, dans la mesure où l’on peut faire correspondre à ce type un groupe d’hommes précis : les professionnels de la pensée, maîtres, litterati, clercs ». Voir aussi Jacques Le GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1985.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Erigène2 ouvrit la voie à cette conception. Selon un tel ordre, la place de chaque élément est déterminée par son degré de perfection ou par celui de son espèce : « par un double mouvement, dont la description embrasse toute l’histoire du monde, cet univers sort de Dieu et y retourne […] »3. Dès lors, le désir de savoir se confond avec l’amour de Dieu. Il en découle l’idée d’un univers théophanique, ouvrant la moindre connaissance sur toutes les autres : le corollaire en est que tous les savoirs concourent à un seul et même objectif, la connaissance de Dieu. La domination de la théologie, comme savoir chrétien unitaire, s’explique alors aisément puisque, étant langage de Dieu, le monde s’exprime, en premier lieu, à travers les Écritures. Ce « livre de la vie » écrit par Dieu dont parle l’Ancien Testament, le chrétien doit être en mesure de le lire et de le comprendre. Religion du livre sacré, le christianisme se situe donc résolument du côté du savoir, mais inversement ce savoir ne s’éclaire que s’il se trouve rapporté à l’approfondissement de la foi, à la formulation de la doctrine. Or, cette aptitude au « savoir » n’est pas dévolue à tous, car elle suppose un long apprentissage et des « techniques » appropriées. Les besoins de l’exégèse biblique suffisent donc à légitimer la place importante que les Pères de l’Église ont accordée aux arts libéraux, comme source incomparable d’une solide formation culturelle et intellectuelle, allant même jusqu’à les considérer comme une « invention divine »4. Ce savoir profane, subordonné à la « science sacrée », et dont la dialectique est une branche, constitue dans la classification qu’Hugues de Saint-Victor propose dans son Didascalicon5 les sciences « logiques » (grammaire, rhétorique, dialectique) et les sciences « théoriques » (théologie, mathématiques, astronomie et musique) qui étudient la vérité6. Pour bien comprendre l’Écriture,

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Jean Scot ERIGÈNE, De Divisione naturae, J.-P. MIGNE (éd.), in : Patrologie Latine, 122, coll.865-866. 3 Étienne GILSON, La philosophie au Moyen Âge. De Scot Érigène à G. d’Occam , Paris : Payot, 1930, p. 12-13. 4 Pierre RICHÉ, Écoles et enseignement dans le Haut Moyen Âge, Paris : Picard, 1989, p. 2728 : « Au début du Ve siècle, saint Augustin voulant définir dans le De doctrina christiana les principes de la science sacrée et tout particulièrement ceux de l’exégèse, rappela l’intérêt des arts libéraux considérés comme une invention divine ». Grégoire Le Grand, Commentaire sur le premier livre des Rois, V, 84. CCL 144, p. 470, à la suite de saint Augustin, n’hésite pas à proclamer l’utilité des arts libéraux : « Dieu tout-puissant a mis cette science séculière dans la plaine, pour nous faire monter les degrés qui nous vers les hauteurs de la divine Écriture. Il a voulu que nous en soyons instruits avant de passer aux choses spirituelles […] ». 5 Hugues De SAINT-VICTOR, Didascalicon, de studio legendi, Charles BUTTIMER (éd.), Washington, 1939. La classification d’Hugues, outre les sciences « théoriques » et « logiques » comporte les sciences « pratiques » (morale, économie ou science domestique, et politique), les sciences « mécaniques » (différents arts et techniques : armurerie, agriculture, médecine, chasse…). 6 Il est intéressant de comparer la classification du savoir selon Hugues de SAINT-VICTOR avec les divisions de la physique telles qu’elles furent élaborées par Aristote. Ce philosophe propose en effet un système conscient dont il rappelle les perspectives à plusieurs reprises dans Les topiques, l’un des traités composant l’Organon, dans la Métaphysique et dans la Physique. Les sciences, selon lui, se répartissent en trois sous-ensembles : les sciences théoriques (ou

PROBLÉMATIQUES D’ÉCRITURES

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l’intellectuel chrétien devait être solidement formé en grammaire, maîtriser l’art de la rhétorique et de la dialectique, connaître le latin, le grec, et si possible l’hébreu, avoir des connaissances en arithmétique, etc. Ces disciplines, en rapport avec les verbes « discere » (apprendre) et « scire » (savoir) constituent alors le fondement d’une culture intellectuelle qui considère que tout doit se soumettre à la théologie, « science du divin ». Il est clair que l’on apprend d’abord pour mieux connaître Dieu. C’est pourquoi la manière dont les « intellectuels » médiévaux ont pensé la Nature est tout à fait significative de ce primat du « théologique », puisque selon la définition qu’en donne Aristote7, la physique est jusqu’au XIIIe siècle, une cosmologie, une théorie générale d’un univers soumis à Dieu. Ainsi, d’après la métaphysique des Chartrains, le « kosmos » est l’ouvrage qui témoigne, par opposition au chaos originel, de l’ordre divin comme ordre du tout. A cette Nature organique, véritable « force » (« vis ») inhérente aux choses, est dévolue une fonction médiatrice ainsi qu’en témoigne le Dragmaticon de Guillaume de Conches. Cet intérêt pour la Nature dont l’harmonie esthétique émeut particulièrement un Alain de Lille par exemple, s’enracine dans le principe augustinien d’un monde organisé par Dieu « ordine et mensura ». Gouvernée qu’elle est par les lois du Nombre, la Nature apparaît comme la manifestation de la perfection formelle, de la juste proportion. En ce sens, elle exprime la beauté musicale de l’univers, l’ordre divin. C’est pourquoi elle n’a pas manqué d’être perçue comme un livre ouvert où l’homme peut lire les bienfaits, la volonté et la puissance de son Créateur. Tel est bien ce qu’affirme un Neckam : le livre de la nature a été écrit pour l’homme afin de l’aider à accéder au salut.

théorétiques), qui visent le savoir pur, la recherche spéculative du vrai. Ces sciences se subdivisent en fonction de la nature de leur objet : les mathématiques étudient le nombre, la figure et le mouvement comme des abstractions, la physique étudie les mêmes notions mais selon la perspective du principe interne (phusis) qui les meut, la théologie (ou métaphysique) a pour objet l’Être en tant qu’être, séparé et immobile. Les sciences poétiques dont l’objet est de produire des œuvres extérieures au sujet connaissant (œuvres de l’artiste, de l’artisan…). Les sciences pratiques dont le but est de diriger l’action du sujet (morale, politique). Par ailleurs, il existe une autre « discipline » qui est moins une science qu’une propédeutique à toute science qui est la logique, à laquelle on rattache la poétique, la rhétorique, science de l’éloquence et des arts. Il faut aussi prendre en compte l’importance de la dialectique comme art de raisonner à partir de prémisses probables 7 A. de LIBÉRA, Penser au…, p. 20 : « De fait, dans le Moyen Âge occidental, le nom d’« Aristote » couvre un ensemble théorique, doctrinal et littéraire où les écrits authentiques du Stagirite sont soit enveloppés, structurés, pré-interprétés par la pensée « arabe », soit débordés, détournés, amplifiés par une multitude d’apocryphes où les philosophes de terre d’Islam ont fait culminer leur propre culture scientifique – qu’ils l’aient élaborée à partir des données de l’Antiquité tardive ou tirée de leur propre fonds. Le corpus aristotélicien où les médiévaux ont fixé leurs efforts et leurs aspirations n’était pas celui d’Aristote, c’était un corpus philosophique total, où toute la pensée hellénistique, profondément néo-platonicienne, s’était glissée parfois subrepticement ».

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

L’encyclopédie8 ou somme est donc conçue comme un speculum libri (le livre du livre), en ce qu’elle cherche à reproduire cette perfection de la forme qui caractérise la Nature et dont le cercle – dans lequel la circonférence est parfaitement égale – est le paradigme. Somme ou cercle de toutes les connaissances généralement ordonnées du haut vers le bas, l’encyclopédie se veut le reflet d’une vision systémique de la Création. Elle témoigne, en ce sens, à travers l’ordre de la nature qu’elle entend reproduire, de la conscience métaphysique de l’unicité absolue de Dieu. Cette capacité d’émerveillement face à la Nature est d’abord un acte de foi. À travers le « thème de l’ordonnance polyphonique de l’univers »9 s’affirme l’absolue confiance du chrétien en un Dieu dont la Nature est le reflet ontologique. Les diverses classifications du savoir que le Moyen Âge a retenues sont en prise directe avec cette conscience aiguë d’une réalité spirituelle et intellectuelle, jugée souvent seule digne d’intérêt. Ces taxinomies peuvent nous paraître arbitraires (comment par exemple des disciplines aussi variées que la théologie, les mathématiques, l’astronomie, la musique ont pu, dans le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor, être répertoriées dans une même « classe » ?) tant qu’on ne les ramène pas à leur foyer d’irradiation : la conscience métaphysique de l’unicité absolue de Dieu, que nous évoquions précédemment. La théorie de l’« homo quadratus »10, synthèse des cosmologies naturaliste et pythagoricienne, manifeste la volonté d’exprimer la conscience de cette unicité en des termes mathématiques, c’est-à-dire à partir d’une esthétique de la proportion comme principe d’une harmonie esthétique dont le Père (première personne de la Trinité) est la cause efficiente. Comme l’explicite remarquablement Umberto Eco : Dans la théorie de l’« homo quadratus », le nombre, fondement de l’univers, en vient à revêtir des significations symboliques fondées sur des séries de correspondances numériques, qui représentent tout aussi bien des correspondances esthétiques11.

C’est précisément cette confluence des principes ontologiques, éthiques et esthétiques qui explique les correspondan es symboliques qu’un saint Augustin 12

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L’intérêt de l’encyclopédie est donc aussi de fournir un savoir sur les choses qui ne relèvent pas des « disciplines scolaires ». Les Etymologiae en constituent à cet égard un paradigme car elles ouvrent droit de cité aux arts mécaniques qui figurent dès lors dans la classification retenue par le Didascalicon. 9 Umberto ECO, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, M. JAVION (trad.), Paris : Grasset, 1997, p. 39. 10 Cette théorie repose sur une analogie entre le cosmos (macrocosme) et l’homme (microcosme). U. ECO, Art et beauté…, p. 65, rappelle que « [l’] origine s’en trouvait dans les doctrines de Calcidius et de Macrobe, de ce dernier surtout (In somnium Scipionis II, 12) qui rappelait que : Physici mundum magnum hominem et hominem brevem mundum esse dixerunt. Le cosmos est un homme de grande taille, l’homme faisant figure de cosmos en réduction ». 11 Ibid. 12 SAINT AUGUSTIN, De ordine, in: Opera, éd. W.M GRENN (trad.), Corpus Christianorum, 29, 1970.

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a pu établir entre l’harmonie inhérente à l’honestas, l’harmonie des nombres et la perfection du cercle, lesquelles à leur tour rendent tout aussi bien compte de la cohérence d’une science « théorique » organisée autour de « disciplines » pour lesquelles la loi du Nombre est le référent majeur et l’ordre de Dieu l’objet ultime. Mais cette science théorique n’est elle-même possible que si elle s’assortit d’une méthode rigoureuse qui trouve sa source dans les enseignements du trivium mais aussi d’une certaine connaissance « encyclopédique » du monde (notamment pour élucider le sens historique de la Bible). La perméabilité naturelle des « disciplines » qui contient en germe le postulat de leur indispensable articulation, se comprend aisément lorsqu’elle est rapportée à la conception théophanique de l’univers qui la sous-tend : toutes concourent en effet à en assurer le déchiffrement, la lecture. Seulement toutes n’ont pas la même valeur opératoire. En se fondant sur l’idée augustinienne de l’homo duplex (homme intérieur et extérieur), il apparaît très clairement que l’homo exterior reste en marge du chemin qui mène à la sagesse vraie. En effet, si l’on ne peut nier que dans la Cité de Dieu13, Augustin reconnaît que l’homo exterior peut réaliser des merveilles, il n’en demeure pas moins qu’il manifeste une réticence certaine à l’égard des arts mécaniques (« technè ») trop attachés au sensible, à la main de l’homme, pour mettre sur la voie de la Vérité. La conséquence en est que, dans la conception augustinienne, seul l’exercice de l’intelligence abstraite conduit à la sagesse. Savoir et sagesse sont inexorablement liés et si, comme on l’a dit, l’intelligence et l’art de l’homme sont à célébrer dans leur entier, c’est à l’homo interior, formé aux disciplines de la pensée, à la raison, aux arts libéraux, qu’il appartient d’entreprendre cette recherche spéculative du vrai, dont la Lecture du Livre est la clef de voûte. Dans tous les cas, il est question de fonder la doctrine chrétienne, c’est-à-dire d’édicter les principes d’une sagesse, en empruntant le plus souvent à la dialectique ses méthodes. C’est pourquoi les chemins de la sagesse philosophique, notamment dans le sillage de Platon et des néoplatoniciens tels Plotin, ont généralement été parcourus par les Pères de l’Église. Ces derniers ont tenté de mettre en valeur l’harmonie ou encore la complémentarité de la philosophie et de la théologie, en conciliant sagesse philosophique et sagesse divine. Avec un présupposé d’importance : seul le Dieu des chrétiens qui s’est révélé dans la Parole qu’il a adressée aux hommes peut conduire à la sagesse véritable. Les Saintes Écritures constituent donc le double testament de cette sagesse dont l’épine dorsale est le Christ. Dans ces conditions où la référence christique (réelle ou symbolique) est la seule référence de l’éducation, le théologien devient la figure même de l’homo interior.

13

SAINT AUGUSTIN, La cité de Dieu, 2 t., L. MOREAU, J.Cl ESLIN (trad.), Paris : Seuil, 1994, 2.

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La supériorité de l’homo interior L’articulation extrêmement forte entre savoir « théorique » et sagesse révélée circonscrit une place vide, qui ne peut plus être celle du Philosophe (au sens platonicien), puisque la théorie de la Grâce, centrée sur la figure christique, crée un fossé infranchissable entre la foi et la philosophie (même si celle-ci peut aider celle-là). Dans ces conditions où le savoir forme une boucle – il vient de Dieu, révèle Dieu et est même capable de rendre « divin » – et conformément à ce qu’en dit saint Augustin, le désir de savoir se confond alors avec l’amour de Dieu. On retrouve ici la posture de saint Anselme14 selon laquelle comprendre sa foi (et donc se mettre en quête du savoir) c’est se rapprocher de la vue même de Dieu. La spéculation philosophique n’est pas gratuite. Comme le laisse entendre saint Bonaventure15, seule la science sacrée peut expliquer le destin de l’homme, car elle seule peut comprendre que l’homme est venu de Dieu selon un projet d’amour, qu’il trahit certes, mais que la Rédemption réussit à redresser en éclairant l’itinéraire du retour vers Dieu. La quête du savoir (théorique) est déjà « retour vers Dieu », « chemin de sagesse », puisqu’elle fonde la science sacrée qui est rempart de cette sagesse, laquelle, déjà révélée aux hommes dans les Saintes Écritures, demeure cependant « cachée », indirecte, non accessible au premier regard. C’est que l’Écriture, plus sans doute que tous les autres éléments du cosmos marqués au sceau de l’Intelligibilité, est le signe d’une vérité supérieure16. Paul Zumthor17 rappelle ainsi que le Livre saint, microcosme qui reproduit à son échelle l’organisation de l’univers, signifie Dieu de façon exemplaire. Comme tel, le comprendre revient à saisir le Discours que Dieu adresse aux hommes, c’est-à-dire la Révélation de la Sagesse qui est elle-même, on l’a vu, sagesse révélée. Seulement en s’inscrivant dans l’écriture, la Parole divine s’est obscurcie : elle demande à être déchiffrée, interprétée pour mettre à nu la vérité de son message. Comment comprendre par exemple la dimension figurative de l’Ancien Testament par rapport au Nouveau sans une herméneutique adaptée à la complexité de son objet ? Il en découle que la pensée chrétienne est par essence interprétative. L’exégèse constitue son appareillage méthodologique, son régime de parole.

14

Michel CORBIN (éd.), « Monologion », in : L’œuvre d’Anselme de Cantorbéry, 10 t., Paris : Cerf, 1986 ss, 1. 15 SAINT BONAVENTURE, Itinerarium mentis in Deum, A. SEPINSKI (éd.), in : Opera Theologica selecta, Florence : Quaracchi, 1964, 5. 16 Jean SCOT ERIGÈNE, « De Divisione… », coll. 865-866 : « Nihil enim visibilium rerum corporaliumque est, ut arbitror, quod non incorporale et intelligibile significet ». Comme le rappelle Jean HUIZINGA, L’automne du Moyen Âge, J. BASTIN (trad.), Paris : Payot, 1989, p. 7 : « Le Moyen Âge n’a jamais oublié que toute chose serait absurde si sa signification se bornait à sa fonction immédiate et à sa phénoménalité, et qu’au contraire par son essence, toute chose tendait vers l’au-delà ». 17 Ces considérations s’inspirent de P. ZUMTHOR, « Le livre et l’univers », in : Amor librorum, Amsterdam, 1958, p. 19-37, et plus particulièrement, p. 29-35.

PROBLÉMATIQUES D’ÉCRITURES

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Michel Foucault formule ainsi son rôle : […] l’exégèse, qui écoute, à travers les interdits, les symboles, les images sensibles, à travers tout l’appareil de la Révélation, le Verbe de Dieu, toujours secret, toujours au-delà de lui-même18.

Dans les différents types de compilations qu’ils sont amenés à produire, les Pères de l’Église expriment la valeur qu’ils concèdent au commentaire, qu’ils tiennent généralement pour un « idéal ». Si Antoine Compagnon a pu parler à ce propos de « machine à écrire théologale »19, c’est pour souligner le principe de répétition qui est au cœur même de la philosophie du commentaire. Si celui-ci peut être tenu pour un « métalangage » de la Bible, c’est en raison d’un champ d’application qui couvre l’entier des écrits bibliques, même si, au Moyen Âge, l’Ancien Testament, à l’exception des textes pauliens, en est le lieu d’exercice privilégié. La lecture du texte biblique s’accompagne de toute une série de « gestes interprétatifs », élémentaires (la scolie) ou très élaborés (le tome). Quel que soit leur degré d’érudition, ils témoignent d’un travail de déchiffrage du sens comme acte d’appropriation d’un texte par un lecteur qui sépare, trie, résume, reformule, dans l’objectif de comprendre et d’interpréter. Cette « politique générale du commenter »20 suffit à expliquer la densité du « discours théologal »21 qui témoigne, à son tour, du questionnement toujours ouvert du texte biblique, véritable « labyrinthe » (si l’on en croit saint Jérôme) dont la complexité est accrue par les sylves patristique et scolastique. Cette centralité du Livre, doublée de sa distorsion sémantique par rapport au réel explique donc tout à la fois la prééminence accordée au savoir théorique et la médiation de l’Église comme relais indispensable entre Dieu et les hommes. En effet, cet « obscurcissement » de la Parole constitue un danger pour le « lecteur » non « initié », c’est-à-dire non « appelé ». Indiquons simplement qu’au sens étymologique, le terme d’Église (ekklèsia) signifie « appel », « convocation ». Dieu, par le don de sa grâce, fait appel à des ministres qui ont en charge de recueillir sa Parole et de perpétuer son message en évitant toute dérive interprétative. L’Église comme Institution devient donc le garant de la Vérité du message, de cette sagesse de l’Évangile qui est sagesse de Dieu dans son secret et que Celui-ci choisit de révéler, par l’intermédiaire de l’Esprit Saint, à ceux qu’Il a choisis. Tel Paul sur la route de Damas.

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M. FOUCAULT, Naissance de la clinique, Paris : P.U.F., 1972, Préface, p. 12. A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 163. 20 A. COMPAGNON, La seconde…, p. 163. 21 Ibid., p. 170 : « Ainsi, contre les Juifs qui n’ont pour texte premier que l’Ancien Testament, contre les gnostiques qui, eux, rejettent l’Ancien Testament et ne reconnaissent que tout ou partie de ce qui sera bientôt le Nouveau, le discours théologal se définit en son début par la considération de deux ensembles concurrents de l’Écriture. Origène, sur la base de cet axiome, est, dans la première moitié du IIIe siècle, le ‘véritable créateur de l’exégèse scientifique dans le monde chrétien’, comme l’écrit Gustabe Bardy, c’est-à-dire le fondateur du commentaire ou du discours théologal ». 19

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Le Moyen Âge retiendra surtout l’idée d’une organisation hiérarchique de l’Église, comme pendant de l’organisation hiérarchiquement ordonnée d’un monde dans lequel la place de chaque être est définie par son degré de perfection. L’importance concédée aux prophètes, puis aux auctores, l’étroite surveillance exercée sur les modes de diffusion du « savoir » pour enrayer, à l’intérieur même des monastères, le péché de la vaine curiositas en instaurant des circuits d’une parfaite visibilité, la stricte répartition des tâches au sein des scriptoria, enfin le risque inhérent à l’entreprise même du « commentaire » de l’Écriture…, tous ces modèles d’autorité témoignent d’une défiance à l’égard d’un savoir, jugé dangereux s’il n’est pas efficacement contrôlé. Contre les dérives possibles liées à l’hermétisme de l’écriture, se mettent donc en place toute une série de stratégies visant à assurer une adéquation des « tâches » et des « statuts », fondée elle-même sur le postulat d’une homologie entre ordre « social » et ordre du savoir22. Il appartient aux seuls « initiés », c’est-à-dire aux hommes qui ont reçu le bon entendement, de redresser le sens et de maintenir ainsi la rectitude du message. Cette épistémologie du savoir comme « trésor caché »23 renvoie donc au savoir comme pouvoir : pouvoir de la sagesse si la distorsion est correctement perçue par le « récepteur », pouvoir de la perversion si elle est au contraire mal perçue. Cette problématisation du rapport de l’homme au monde selon le mode de la distorsion induit donc celle de la nécessité de la médiation symbolique, avec l’espoir permanent d’atteindre une forme d’adéquation de la pensée aux choses en dehors de toute distorsion. Cette volonté de prévenir les dérives trouve son accomplissement dans « l’acte de naissance de la tradition sous son aspect réglementaire » ou « praescriptio proprietatis »24. C’est à l’Église et à elle seule qu’il revient désormais d’exercer un droit de regard sur l’orthodoxie du discours théologal, à partir des deux « tours » de contrôle que sont l’Écriture et la Tradition, laquelle comprend les décisions des conciles et les décrétales. En établissant la liste des Écritures divinement inspirées, l’Église, initialement seule institution médiatrice entre Dieu et les hommes, indiquait que

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Francisco RICO, Alfonso el Sabio y la General Estoria. Tres lecciones, (1972), Ariel : Barcelone, 1984, p. 133 : « En el universo jerarquizado […] los niveles de saber corresponden en principio a los niveles estamentales. De ahí que sea doctrina repetida la que otogaba (o exigía) a la condición real la ciencia y el entendimiento máximos ». 23 Bernard DARBORD, « Pratique de la paraphrase dans El conde Lucanor », in : L’activité paraphrastique en Espagne au Moyen-Âge, Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 1415, 1989-1990, p. 111-112 : « […] le savoir est un trésor caché. Ne doit le découvrir qu’un petit nombre de sages ou même personne, si l’humanité ne le mérite pas ». 24 A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 214. On peut citer également ce passage très éclairant : « Tertullien réplique aux hérétiques afin de réfuter leur prétention au commentaire de l’Écriture : ‘Ce domaine m’appartient, je le possède d’ancienne date, je le possédais avant vous ; j’ai des pièces émanant des propriétaires auxquels le bien a appartenu. C’est moi qui suis l’héritier des apôtres […]. Quant à vous, ce qui est sûr, c’est qu’ils vous ont toujours déshérités’ ».

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le Temps de l’Écriture (correspondant au temps de la Révélation) était aboli. Elle ouvrait, ce faisant, un second Temps, celui de la Lecture qui est aussi écriture mais cette fois, écriture des hommes, exégèse. Gérard Leclerc, dans l’ouvrage qu’il consacre à L’histoire de l’autorité dresse le constat de cette coupure entre deux univers scripturaux qui, quoique en étroite connexion, semblent irréconciliables : Toute écriture, après la clôture du Canon des textes authentiquement inspirés, ne peut être, par définition, qu’énonciation purement humaine, et donc, nécessairement, décalée par rapport à la transcendance de ces derniers. La clôture du Canon instaure la scission irréversible entre les Ecritures et le commentaire, entre le texte et l’exégèse, entre l’Enoncé absolu, parole de Dieu, et les énoncés immanents produits par des hommes ordinaires25.

Nous verrons précisément, comment, entre le XIIe et le XIIIe siècle, l’inscription du texte scripturaire, sera progressivement envisagée dans sa dimension « humaine », c’est-à-dire, à partir de la reconnaissance d’un « sujet » humain, « causateur » du texte. De sorte que la fracture entre les Écritures et le commentaire sera bien moins grande qu’il n’y paraissait de prime abord.

La progressive prise en compte de l’auctoritas humaine Allégorie et auctoritas humaine : un conflit latent Nous partirons d’une observation de Bernard Cerquiglini pour tenter de comprendre pourquoi une réflexion sur l’auteurité doit nécessairement s’articuler à une analyse des spécificités du « texte » médiéval, et partant de celles du postulat de la condition écrivante à l’époque : On comprend que le terme de texte soit mal applicable à ces œuvres. Il n’est qu’un texte au Moyen Âge. À partir du XIe siècle, note Du Cange (c’est-à-dire à l’heure du plein développement de l’écrit), textus désigne de plus en plus exclusivement le codex Evangiliorum : tiste, en français, attesté vers 1120, puis refait en texte (c’est un mot savant), signifie « livre d’évangile ». Ce texte, c’est la Bible, parole de Dieu, immuable, que l’on peut certes gloser mais non pas récrire. Énoncé stable et fini, structure close : textus (participe passé de texere) est ce qui a été tissé, tressé, entrelacé, construit ; c’est une trame26.

L’écriture sainte est donc tenue, dans un premier temps, pour langage de Dieu, écrit de sa main, par l’intermédiaire d’une plume humaine27. Qu’on évoque le deuxième verset du Psaume (44, 2) qui fait autorité en la matière : « Ma langue est la plume d’un scribe qui écrit vélocement »28.

25

Gérard LECLERC, Histoire de l’autorité. L’assignation des énoncés culturels et la généalogie de la croyance, Paris : P.U.F., 1996, p. 94. 26 Bernard CERQUIGLINI, Éloge de la variante, Paris : Seuil, 1989, p. 59. 27 Cf. Chapitre 2, Première Partie. 28 « Lingua mea calamus velociter scribentis… ».

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Dans ces conditions, l’allégorie, par le truchement de laquelle le Moyen Âge a pensé la question de l’intention, institue clairement la quête d’un sens « déposé » directement par l’Auteur des choses, sens qu’il s’agit de retrouver sous la « lettre ». La distinction « lettre » / « esprit » posée par saint Paul, et reprise par saint Augustin, à travers la distinction « voluntas » / « scriptum »29, est au fondement de l’aventure spirituelle du sens. Si celle-ci se fonde sur la lettre, la lettre n’en est que le point de départ puisque c’est la lecture spirituelle qui constitue le véritable enjeu de toute entreprise exégétique. Quelles en sont les conséquences sur la manière même d’aborder l’auctoritas humaine ? Nous sommes, de toute évidence, obligée de postuler, au Moyen Âge, mais aussi dans toute l’histoire de l’herméneutique, un conflit latent entre reconnaissance d’une auctoritas humaine et allégorie. En effet, si l’attention de l’exégète est entièrement tournée vers la catégorie spirituelle du sens, alors il ne reconnaît aucune pertinence au scripteur (sacré ou profane) qui a écrit le texte, puisque l’exégèse qu’il mène cherche le sens sous la lettre. Or, le scripteur « humain » est celui qui a inscrit la signification littérale, ou pour reprendre une terminologie d’inspiration augustinienne, la signification charnelle ou corporelle. De fait, dès lors qu’on néglige celle-ci, on est amené à ne pas tenir compte du rôle de scripteur dans l’inscription du texte, et à s’intéresser uniquement à l’auctoritas divine30.

Le rôle des prologues C’est avec les prologues des commentaires sacrés et profanes, qui reprennent des schémas venus de l’Antiquité, qu’apparaît, entre les XIIe et XIIIe siècles, une reconnaissance, d’abord timide, puis plus ferme ensuite, du rôle du « scripteur » humain dans l’inscription du texte sacré ou profane. Il ne s’agit pas ici de reprendre dans le détail, une argumentation qui a déjà été menée ailleurs31, mais 29

A. COMPAGNON, Le démon de la théorie, Paris : Seuil, 1998, p. 59-60 : « Saint Augustin reproduira cette différence de type juridique entre ce que veulent dire les mots qu’un auteur utilise pour exprimer une intention, c’est-à-dire la signification sémantique, et ce que l’auteur veut dire en utilisant ces mots, c’est-à-dire l’intention dianoétique. Dans cette distinction entre l’aspect linguistique et l’aspect psychologique de la communication, sa préférence va conformément à tous les traités de rhétorique de l’Antiquité, à l’intention, privilégiant ainsi la voluntas d’un auteur par opposition au scriptum du texte. Dans le De doctrina christiana (I, XIII, 12), Augustin dénonce l’erreur interprétative qui consiste à préférer le scriptum à la voluntas, leur relation étant analogue à celle de l’âme (animus), ou de l’esprit (spiritus), et du corps dont ils sont prisonniers. La décision de faire dépendre herméneutiquement le sens de l’intention n’est donc, chez saint Augustin, qu’un cas particulier d’une éthique subordonnant le corps et la chair à l’esprit ou à l’âme (si le corps chrétien doit être respecté ou aimé, ce n’est pas pour lui-même) ». 30 Nous suivrons tout au long de ce chapitre la posture d’Antoine Compagnon telle qu’elle est développée dans son cours électronique sur l’auteur. 31 Marie-Dominique CHENU, « Auctor, actor, autor », in : Bulletin du Cange, Archvium latinitatis Medii Aeui, 1927, 3, p. 81-86. Voir aussi A.J. MINNIS, Medieval Theory of Autorship : Scolastic literary attitudes in the later Middle Ages, London : Scolar Press, 1984. Ou encore A. J. MINNIS, A.B SCOTT, Medieval Litterary Theory and Criticism, Oxford : Clarendor Press, 1988. Voir aussi A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 217-233.

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d’en souligner les articulations utiles à notre propos. Nous serons, ainsi, conduite à distinguer trois types de prologues. Le premier modèle, d’origine profane, est apparu dans les commentaires de Virgile, avec pour paradigme l’introduction aux Églogues attribuée à Donat au IVe siècle. Dans les deux parties qui constituent le prologue, l’attention se porte d’abord sur « l’avant » de l’œuvre (« ante opus ») avant que de se fixer sur « l’intérieur » de l’œuvre elle-même (« in ipso opere »). Dans un cas (« ante opus »), on s’intéresse au titre, à la vie du poète ou cause et à l’intention, dans l’autre (« in ipso opere »), trois objets sont pris en compte : les parties (le nombre de livres), l’organisation (l’ordre des livres) et, en dernier lieu, l’explication. On peut remarquer que la prise en compte de la « vie du poète » peut être l’amorce d’une ébauche de biographie, et donc, d’un certain intérêt pour « l’homme ». Le second type de prologue, qui caractérise les commentaires de Scot Érigène (IXe siècle), présente une série de sept questions, inspirées de la topique rhétorique : « qui, quoi, pourquoi, de quelle manière, quand, où, par quels moyens ». La question qui nous intéresse, au premier chef, est celle qui est en relation avec le « qui », puisqu’elle porte sur la persona, sur le scripteur, et indique donc un intérêt à l’égard de celui-ci. Sous sa forme abrégée, ce modèle de prologue ne comporte généralement que trois éléments : persona, locus, tempus. Quoique d’origine profane, comme le précédent, ce modèle s’applique aux textes sacrés : il est très employé dans les commentaies de la Bible de Hugues de Saint-Victor au XIIe siècle, mais on ne le retrouve guère par la suite, car, tout comme le modèle décrit précédemment, il est délaissé pour un troisième type. Le troisième et dernier modèle dont nous rendrons compte, procède de Boèce et de son commentaire de l’Isagogè de Porphyre. Il est organisé autour de six rubriques : « operis intentio », « utilitas », « ordo », « nomen auctoris », « titulus », « ad quam partem philosophiae ». En réalité, ce modèle, souvent réduit à trois ou quatre rubriques : « intentio », « ordo », « auctor » ou « materia », « intentio », « pars », « utilitas » se répand largement au XIIe siècle, jusqu’à devenir dominant, dans toutes les disciplines. Ces six ou sept rubriques (si on tient compte de la seconde structuration) ne sont pas loin de constituer une « théorie du texte ». Avec le « nomen auctoris », sont abordées les questions d’authenticité et d’attribution, ou une brève vita auctoris. Mais c’est surtout l’« operis intentio » qu’il faut interroger pour déterminer la place qui est faite dans cette « théorie » à l’auctoritas humaine. En fait, c’est le sens intentionnel du texte, plus important que la lettre, qui est visé ou sa finalité (« finis ») : finalité didactico-morale pour les poètes profanes, spirituelle pour les textes sacrés. Peu importe les objectifs subjectifs et individuels du « scripteur » qui a inscrit le texte. Il est évident, quel que soit le type de prologue, que le principe de la recherche du sens reste l’allégorie : sens spirituel de la Bible, mais aussi le sens voilé sous l’integumentum chez les auteurs profanes, comme dans la tradition de l’Ovide moralisé, où des sens chrétiens sont révélés dans les Métamorphoses.

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Cependant, l’intérêt progressif qui est manifesté pour le « scripteur » humain, pour sa vie, annonce déjà la remise en cause du primat de l’interprétation allégorique du texte sacré ou profane. Désormais, avec l’intérêt qui s’affirme envers le sens littéral, ce « scripteur » ne sera plus seulement vu comme une simple « main » qui écrit sous la dictée de Dieu.

Signification littérale et auctoritas humaine : l’émergence de l’auctor Si, comme on a cherché à le montrer, les prologues des commentaires peuvent être tenus pour le berceau d’une certaine genèse de l’auctoritas humaine, c’est sans doute parce que s’y sont développées des réflexions qui dessinent une « théorie du texte » et de la signification. L’intérêt accordé à l’intentio operis ou intentio auctoris (qu’il faut comprendre dans un premier temps, comme « intention de l’auteur divin ») témoigne, on l’a vu, à travers la quête incessante d’une signification allégorique, de l’obsession d’une signification celée dans le texte même, laquelle invalide l’auctoritas humaine comme référence obligée du texte. Pourtant, un changement s’amorce au XIIe siècle avec Hugues de SaintVictor, qui dans son Didascalicon entreprend de dénoncer les excès d’une exégèse souvent trop résolument allégorique. Renvoyant à la doctrine officielle de l’allégorie développée par saint Augustin dans sa Doctrine Chrétienne32, il rappelle que, dans les écrits humains, la signification est portée par les mots, à la différence de la Bible où cette signification, aussi inscrite dans les choses, est allégorique. Seulement la Bible renferme également un sens littéral lié à la signification des mots, qu’il faut respecter en redonnant au sensus auctoris, (c’est-à-dire cette fois, à l’intention de l’auctor humain, par opposition à l’auctor divin), toute sa place. Or, en référer à l’intention de l’auctor humain revient à reconnaître que ce dernier joue un rôle dans l’inscription du « sens » du texte sacré. Pour saint Thomas33, le sujet du discours biblique, est tout à la fois un auteur inspiré (cause instrumentale) et Dieu ou le Logos (cause principale). Cette timide prise en compte de l’intention de l’auctor34 (humain) se retrouve plus nettement formulée chez Abélard. Dans le Sic et non35, ce dernier s’appuie sur les conflits d’interprétation entre les auctoritates pour engager une réflexion sur la part de la responsabilité humaine dans l’inscription du texte sacré. En montrant le caractère faillible de l’interprétation humaine (même les Pères de l’Eglise peuvent se tromper, saint Augustin lui-même l’admet), Abélard révèle

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SAINT AUGUSTIN, « De doctrina christiana », in : Opera, I. MARTIN (éd.), CC32,

1962. 33

SAINT Thomas d’AQUIN, « Summa theologiae », in : Opera omnia, II, 2, qu. 49, Rome, 1882-1906 (éd. Française dite de la « Revue des Jeunes »), Paris : Desclée, 1925. 34 Par « auctor », nous entendrons désormais « auctor humain ». 35 Pierre ABÉLARD, Œuvres complètes, J.P Migne (éd.), Patrologie latine, t. 178.

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que l’inspiration divine ne contrôle pas l’entier de l’inscription du texte sacré, ce qui revient à dire que l’auctor humain y joue aussi un rôle. Cette reconnaissance, encore diffuse au XIIe siècle, s’affirme plus nettement au XIIIe siècle, à la faveur du développement d’une nouvelle herméneutique, fondée sur l’avènement du prologue, de type aristotélicien. Le recul de l’exégèse allégorique explique sans doute cette évolution. Le prologue aristotélicien, se décomposant en quatre rubriques qui correspondent aux quatre causes principales36 qui régiss nt toutes les activités et toutes les évolutions, propose une nouvelle articulation de cette théorie émergente de l’« auteur ». La causa efficiens nous intéresse plus directement car, représentant ce qui fait être le texte, elle définit l’auctor comme celui qui s’exprime dans le sens littéral en y manifestant en outre ses qualités de style (causa formalis). En se présentant comme la force motrice qui fait advenir le texte, l’« auteur » humain qu’est l’auctor conquiert sa place à côté de l’auctor divin, ce qui conduit à une reconnaissance de deux catégories (humaine et divine) d’auctores. Mais, question pertinente, « comment faut-il, mot à mot, faire la part du Logos et celle de l’homme ? »37. L’auctoritas divine qui constituait l’objectif ultime des allégoristes est relayée par l’attention plus soutenue, désormais portée au sens littéral des textes, et par voie de conséquence, aux qualités de style et de structure qui varient selon les auctores. C’est alors qu’on assiste véritablement à la genèse d’une auctoritas humaine qui vient se superposer, dans les textes bibliques, à l’auctoritas divine. Dieu, cause efficiente primaire, reste certes le garant de l’auctoritas du texte, mais il s’appuie sur l’auctor (humain), cause efficiente seconde pour « faire être » textuellement cette auctoritas. Le rapport de l’auctor humain à l’auctor divin suppose donc un « enchâssement » d’auctoritas : l’auctor humain s’exprime dans le sens littéral et sa conformité à la vérité divine fait de ce sens, inscrit dans la lettre, le support du sens allégorique. Inspiré par l’esprit divin, il détient donc aussi, quoique à un niveau inférieur, le pouvoir de signifier : ses mots sont le signifiant des choses, langage de Dieu. Saint Bonaventure fait ainsi ressortir que l’auctor, en tant qu’être inspiré, possède une intention qui lui est propre (causa finalis) et qui s’exprime dans le sens littéral. Le développement d’une exégèse littérale correspond alors à cette quête du sensus auctoris qui devient ainsi la porte d’accès aux autres sens. La signification des mots fonde dès lors la pertinence de l’interprétation littérale. En définitive, l’auctor humain, mû et moteur (movens et mota), s’adosse lui aussi à une cause première (Dieu), moteur non mû (movens et non mota) qui assume la pleine responsabilité de la doctrine contenue dans le texte. En ce sens, il peut être vu comme un opérateur, un instrument. Seulement comme Dieu n’a pas écrit le livre de sa main et que ce sont les mots propres de cet auctor qui

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ARISTOTE, La physique, Pierre PELLEGRIN (éd. et trad.), Paris : Les Belles Lettres (Flammarion), 2000. 37 A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 203.

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investissent le texte et en instituent le sens littéral, c’est son intention qui y est contenue, même si celle-ci, le croit-on du moins, reste conforme à l’inspiration divine. De fait, l’auctor jouit aussi, au sein même de sa soumission, d’une certaine indépendance. Deux critères fondent alors l’auctoritas, laquelle, précisons-le, se définit d’abord comme autorité « éthique ». S’agissant du discours scripturaire, le critère pertinent, c’est bien entendu, l’authenticité des textes qui doivent être non apocryphes. Concernant le discours théologal, c’est la valeur, à savoir, la garantie de conformité à la vérité chrétienne, par opposition notamment aux fables qui servent d’exemples de grammaire, et aux textes profanes en général. C’est pourquoi il est important de souligner les liens qui unissent auctoritas, auctor et exégèse biblique ou discours théologal. Antoine Compagnon38 a très bien rappelé comment : Un discours théologal, s’il se soumet lors de son énonciation au contrôle de la tradition, s’intègre ensuite à la tradition dont il constituera un maillon. Pendant le moyen âge, les écrits des auteurs religieux consacrés Pères de l’Église sont réputés faire partie, à plain droit, de la tradition ; ils la composent au même titre que les décisions conciliaires, et l’Église unanimement réunie a parfois approuvé, très officiellement et explicitement, certaines de leurs interprétations. Une telle ratification est un triomphe pour le discours théologal, qui prend le relais du texte qu’il récrit jusqu’à se substituer presque à lui39.

Après la fixation du Canon biblique, l’écriture de l’homme va donc se déployer essentiellement sur le plan de l’exégèse biblique tel que décrit précédemment. Il faut préciser néanmoins que la découverte d’un « sens chrétien » chez des poètes profanes comme Ovide permet aussi de définir un corpus de textes autorisés, sorte de Canon profane40. Ce sont les auctores de l’Antiquité qui viennent s’agréger en quelque sorte aux auctores chrétiens que sont les Pères de l’Église.

38

A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 210-217. Ibid, p. 216. 40 Ernst Robert CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris : P.U.F, 1956, p. 409. A propos du Canon : « Si l’on examine le catalogue que Conrad [de Hirschau] donne des auteurs, on s’aperçoit que les quatre premiers […] constituent une classe à part, ils sont une lecture pour les débutants. Les six suivants sont les poètes chrétiens [saint Augustin, saint Grégoire, saint Jérôme, Prosper, Arator, Prudence]. Suivent trois prosateurs parmi lesquels Boèce, puis les poètes païens [Caton, Cicéron, Lucain, Virgile, Stace, Salluste], sauf Térence remplacé par Ovide. Si nous déduisons de ces vingt et un auteurs les quatre premiers, il en reste dix-sept, six poètes chrétiens et huit poètes païens, un prosateur chrétien et deux païens. Visiblement on s’est efforcé de faire l’équilibre entre les deux. C’est là un plan très étudié : avec ce qu’il y a de mieux dans le canon chrétien et dans le canon païen, on a constitué un canon médiéval. Il demeurera l’ossature des catalogues très étendus du XIIIe siècle. » 39

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Le diktat de l’auctor Il est donc évident que l’auctor se définit, en priorité, comme le « scripteur » qui garantit la vérité, et qui, parce que ses écrits sont respectés et crûs, jouit d’une grande autorité. Dans la perspective étymologique du Moyen Âge, perspective, comme chacun sait, très prégnante, auctor était essentiellement rattaché à augere (accroître, augmenter). L’auctor est un auteur de poids, qui continue la Tradition en s’y insérant ; c’est pourquoi, l’auctoritas est, d’abord, un extrait d’un auctor, une « sententia digna imitatione ». La meilleure traduction du terme « auctor » serait sans doute celle de « garant ». Pourtant, quand on s’interroge sur cette fonction de « véridicité » qui est attachée aux écrits de l’auctor, on est bien obligé de reconnaître qu’elle découle d’une reconnaissance qui n’a pu venir qu’après coup, c’est-à-dire après l’exercice d’une fonction qu’on pourrait qualifier d’« énonciative », pour manifester à quel point elle est inséparable du « sujet de l’énonciation » qui l’assume. En ce sens, s’arrêter uniquement au statut de « garant » de l’auctor reviendrait à saisir le processus de reconnaissance de l’auctoritas, à rebours, et à privilégier la sanction de la Tradition, au détriment de l’acte même d’énonciation du sujet, alors que cet acte constitue ce grâce à quoi a pu s’exercer cette sanction. C’est cette logique inversée qui a conduit Benveniste41 à tenir pour problématique l’assimilation entre auctor et « accroissement du savoir », alors que pour toute une tradition de philologues, qui remonte sans doute à Conrad de Hirschau42, l’auctor est celui qui « augmente le savoir ». Déduisant que le sens premier de augeo n’est point celui d’« augmenter », Benveniste s’appuie sur la racine aug- qui, en indo-iranien désigne « un pouvoir d’une nature et d’une efficacité particulières, un attribut que détiennent les dieux », pour postuler que le sens premier de augeo serait moins « augmenter » que « promouvoir », « prendre une initiative », « produire en premier ». Dans ses emplois anciens, augeo désigne l’acte créateur qui est le fait des dieux et des puissances naturelles, mais non pas des hommes, puisqu’il s’agit notamment de produire hors de son sein. Dérivé d’augere, on trouve auctor, nom d’agent de augere, mais également en latin augur, dérivé du thème européen issu de augere et qui signifie en latin classique « augmenter ». Augur désigne généralement la « promotion » que les dieux accordent à une entreprise et qui est rendue visible par un présage. Cette idée d’un pouvoir d’accroissement divin se retrouve dans l’adjectif augustus. Dans cette perspective, traduire augeo par « augmenter » revient à promouvoir un sens faible, voire dérivé, car « l’augmentation » dont il est question procède en réalité de cette « création » d’un quelque chose qui s’ajoute

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Nous renvoyons pour cette analyse dans son entier à Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 t., Pouvoir, droit, religion, Paris : Minuit, 1969, 2, p. 148151. 42 Conrad De HIRSCHAU, Dialogus super auctores, HUYGENS (éd.), Paris, 1960.

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au déjà-là et « l’augmente ». Tel est le pouvoir de la parole prononcée ave autorité et qui fait exister la loi. L’auctor est donc celui qui détient ce rare pouvoir « créateur » et qui, du fait de ce pouvoir, peut et doit être tenu pour le garant de l’œuvre qu’il fait advenir en la « produisant à l’existence ». José-Luis Diaz valide, semble-t-il, pareille hypothèse lorsqu’il met en avant l’inhérence de la fonction créatrice : Rappelons simplement que le mot [auteur] vient de « augeo », qui signifie « augmenter », avec l’idée que cet « augmen » est, non un simple ajout, mais une donation nouvelle et fondamentale, une création, de celles qui changent de fond en comble le monde. De là l’idée initiale que l’acte de « l’auteur » s’apparente à celui de Dieu, voire que l’auteur par excellence est l’auteur de cette œuvre suprême qu’est la « Création ». En d’autres termes, la notion d’auteur insiste donc, si l’on prend garde à son étymologie, sur […] la fonction créatrice ou, si l’on préfère, la fonction « heuristique » 43.

Diaz souligne ainsi que la fonction d’autorité qui, à l’origine, n’était qu’une fonction connexe de celle de « création », est devenue, au fil du temps, la fonction définitoire, par excellence de l’auctor : [l’auctor] […] n’est pas celui qui engendre à nouveaux frais un monde, mais celui auquel toute une tradition immémoriale de respect, une longue chaîne d’allégeances a donné statut d’autorité44.

Au Moyen Âge, les scripteurs reconnus comme auctores sont nécessairement anciens et ne peuvent pas assumer cette fonction heuristique : ils sont, au contraire, gardiens d’un patrimoine déjà constitué, et donc figé. Leur véritable rôle est d’être des instances de légitimation, des modèles que les scripteurs « modernes » se doivent d’imiter. Une certaine circularité – apparente, à tout le moins –, se crée : un texte de valeur doit avoir été écrit par un auctor. Or, les auctores n’écrivent plus et les scripteurs « modernes » ne peuvent pas être appelés auctores. Quel est donc le statut de ces scripteurs « modernes » ? Comment se dénomment-ils ? Qu’ont-ils le droit d’écrire ?

L’hypothèse heuristique de la fonction-auctor Du point de vue du principe « éthique » dont nous venons de rendre compte, la culture médiévale est à percevoir essentiellement comme culture de la copie et de la tradition. Il existe des gardiens des patrimoines « éthique », linguistique et littéraire, des modèles de littérarité qu’il convient d’« imiter ». La copie se présente comme le mode idoine d’appropriation des modèles reconnus. L’un des objectifs de la reproduction des textes canoniques profanes est de promouvoir une meilleure maîtrise du latin classique, et plus généralement du « style ». D’où

43

J.L. DIAZ, « La notion d’‘auteur’ », in : Une histoire de la « fonction-auteur »…?, p. 169-

170.

44

Ibid., p. 170.

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l’importance, déjà mise en exergue, du trivium45 dans la formation de l’intellectuel mais aussi le primat d’une esthétique de la répétition, dont le discours théologal est l’exemple paradigmatique. En ce sens, le scripteur médiéval est d’abord vu comme celui qui écrit à l’ombre des modèles, l’écriture médiévale étant elle-même appréhendée comme une ‘manuscriture’, c’est-à-dire selon Daniel Poirion, comme « une activité, une production qui reste attachée à la main qui écrit, par le bras, à l’épaule d’un “auctor” »46. Qui a donc le droit d’énoncer ? En paraphrasant Michel Foucault, on pourrait dire qu’au Moyen Âge, la parole « authentique » (car « authentifiée ») « ne peut pas venir de n’importe qui ; sa valeur, son efficacité, ses pouvoirs thérapeutiques eux-mêmes, et d’une façon générale son existence comme parole [authentique] ne sont pas dissociables du personnage statutairement défini qui a le droit de l’articuler »47. La parole « authentique » ressortit, de toute évidence, aux discours des auctores, ce qui crée une dichotomie entre ces discours considérés comme prouvés et les autres. Foucault tient que, au Moyen Âge, seuls les discours scientifiques entrent dans la première catégorie et ont donc besoin d’être marqués du nom de leur auteur, les discours littéraires étant au contraire « reçus, mis en circulation, valorisés sans que soit posée la question de leur auteur »48. Cette distinction reste infondée si elle ne se trouve pas rapportée au statut même des discours plutôt qu’à leur « genre », catégorie difficilement appréciable à cette époque49. Ainsi, il semble que la ligne de partage véritablement pertinente soit celle qui s’effectue entre les discours de « fiction » (fabula) et les discours ayant prétention à la

45

É. GILSON, La philosophie…, p. 33 : « Si modeste que fût demeuré le niveau des études et si chancelant que fût le sort de la civilisation depuis la renaissance carolingienne, la pratique du trivium et du quadrivium n’en était pas moins devenue traditionnelle : dans certains pays, même, elle s’imposait comme une nécessité. […] À l’intérieur même de l’Église on rencontrait déjà certains clercs, dont les dispositions d’esprit inclinaient à la sophistique, et qui s’étaient pris d’une telle ardeur pour la dialectique et la rhétorique qu’ils faisaient volontiers passer la théologie au second rang ». 46 Daniel POIRION, « Écriture et réécriture au Moyen Âge », in : Littérature, 41, 1981, p. 117. 47 Ibid. 48 M. FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un auteur ?, p. 827 49 M. FOUCAULT, « Sur l’archéologie des sciences, Réponse au Cercle d’épistémologie », Dits et écrits, 2, p. 729-730, fait lui-même remarquer le caractère arbitraire des découpages habituels : « Il ne faut pas non plus tenir pour valables les découpages ou groupements dont nous avons acquis la familiarité. On ne peut admettre telles quelles ni la distinction des grands types de discours ni celles des formes ou des genres (science, littérature, philosophie, religion, histoire, fictions, etc.). Les raisons sautent aux yeux. Nous ne sommes pas sûrs nous-mêmes de l’usage de ces discours dans le monde de discours qui est le nôtre. À plus forte raison quand il s’agit d’analyser des ensembles d’énoncés qui étaient distribués, répartis et caractérisés d’une tout autre manière : après tout, la ‘littérature’ et la ‘politique’ sont des catégories récentes qu’on ne peut appliquer à la culture médiévale, ou même encore à la culture classique, que par une hypothèse rétrospective, et par un jeu d’analogies nouvelles ou de ressemblances sémantiques […] ».

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vérité (historia)50. Ainsi il conviendrait plutôt d’opposer « discours de fiction » et « discours de vérité ». Les discours de « fiction » qui ne peuvent en aucun cas se revendiquer de la Vérité divine n’ont pas besoin d’être « reçus comme prouvés » : ils peuvent donc fonctionner sur le mode de l’anonymat, lequel anonymat préserve en quelque sorte d’une possible indignité, leur producteur empirique. En revanche, tous les discours (historiques, théologiques, scientifiques…) ayant vocation à rendre compte de l’univers phénoménal, ont à fournir un certain nombre d’indices de fiabilité, parmi lesquels le « nom d’auctor » qui fonde leur recevabilité. Pourtant, quel que soit le régime du discours, le problème de la responsabilité auctoriale reste partout posé, et partant, celui de son esquive : c’est pourquoi, contrairement à ce qu’allègue Foucault, les discours dits « littéraires » ont, eux aussi, pour être « reçus » au Moyen âge, joué le jeu de la citation et de l’exemple, en se mettant à l’abri derrière les auctoritas51, même s’ils étaient, de fait, moins contraints que les autres. C’est ce qui explique sans doute que Fabienne Pomel, à la suite de Roger Dragonetti, parle du « diabolisme latent de la fonction-auteur »52 avant que d’évoquer « le spectre de la culpabilité et du châtiment qui semble attaché à cette fonction »53. Il en ressort que tout le poids (l’image n’est pas que suggestive !) de la responsabilité auctoriale incombe, ainsi qu’on l’a dit, aux auctores, lesquels sont dès lors les seuls à ne pas se dérober à cette fonction. Leurs discours qui répondent aux principes d’élection et de désignation se trouvent donc référés à un nom d’« auctor ». Il faut alors bien distinguer entre les noms d’« auctor » et les « noms propres » affichés par certains textes. Si le « nom d’auctor » renvoie à celui qui est tenu pour le « créateur » de l’œuvre, le « nom propre » (qui n’est pas un « nom d’auctor ») dénote seulement une des autres positions énonciatives (telle celle de scriptor que nous envisagerons plus avant). C’est pourquoi Paul Zumthor continue à parler d’anonymat alors même que le texte exhibe une référence propre.54.

50

C. De HIRSCHAU, Dialogus super auctores …, p. 24 : « Fabula ficta est, non facta ». F. POMEL, « La fonction-auteur » dans le Roman de la Rose de Jean de Meun : double jeu de la consécration et de l’esquive », Une histoire de la « fonction-auteur… ?, p. 89-106. F. Pomel montre ainsi comment Jean de Meun cherche à esquiver la responsabilité auctoriale : « Le jeu de masques, par lequel Jean de Meun semble à la fois médiatiser et mettre à distance la fonction-auteur tout en la mettant en scène, peut se lire comme une esquive de la responsabilité auctoriale. Il s’agira de recenser rapidement les principaux procédés de cette esquive et de voir sur quelles figures la responsabilité est déplacée ». Un peu plus loin, on peut lire : « Le texte établit donc une distinction entre l’aucteur (celui qui endosse la responsabilité d’un discours et en cautionne la vérité) et le récitant (celui qui cite, répète le discours de l’aucteur). […] Le jeu de l’intertextualité permet donc de multiplier les instances auctoriales et, en définissant la fonctionauteur du texte comme une fonction de récitation, de disperser et de relativiser la responsabilité du discours ». 52 Ibid, p. 91. 53 Ibid. 54 Cf. Introduction, n. 6. 51

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Zumthor souligne par là qu’un texte porteur d’une signature n’est pas pour autant un texte « auctorié » au sens où nous l’entendons actuellement. En effet, si, suivant Foucault on considère que, de nos jours, « […] à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d’où il vient, qui l’a écrit, à quelle date, en quelle circonstance […] »55, il faut alors reconnaître que le mécanisme d’attribution ne vise qu’un nom propre et un seul, le nom du « créateur » unique et véritable. Or, au Moyen Âge, le nom qui se trouve associé à un texte peut tout à fait référer simplement au « scripteur » qui a copié le texte, etc. De fait, il serait abusif de croire que la présence d’un nom propre au-devant d’un texte médiéval permet instinctivement de rompre avec la problématique de l’anonymat. C’est uniquement lorsqu’un nom d’« auctor » figure sur le texte qu’il en va ainsi : seul un tel nom élimine la référence à une instance autre, en jouant par lui-même le rôle d’autorité garante ou de modèle initial. De sorte qu’il existe une homologie entre les discours marqués, au Moyen Âge, du nom d’un « auctor » et ceux qui, dans nos sociétés contemporaines, indexés à un unique nom propre, sont dits par Foucault « pourvus de la fonction-auteur ». Ce n’est donc pas le nom propre en tant que tel qui discrimine un discours comme pourvu ou non de la fonction-auteur, mais le rapport de « propriété » qui peut être posé entre ce discours et le nom auquel il se trouve référé. Dans ces conditions, il convient d’introduire une variante à la théorie foucaldienne en posant que, au Moyen Âge, seule la « fonction-auctor » s’avère véritablement pertinente, la « fonctionauteur » occupant précisément un non-lieu sémiotique. En paraphrasant Foucault, on pourrait être ainsi amené à dire que, dans la civilisation médiévale, il y avait « un certain nombre de discours […] pourvus de la fonction [« auctor »] », à côté d’autres qui en étaient « dépourvus »56. Ainsi, « […] le fait pour un discours d’avoir un nom d’[auctor], le fait que l’on puisse dire « ceci a été écrit par un tel », ou « un tel en est [l’auctor] », indique que ce discours n’est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s’en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais qu’il s’agit d’une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut »57. Tel est bien, semble-t-il, ce qui, dans la culture médiévale, signe la fracture entre les textes « auctoriés » et les textes « anonymes » (nous y incluons ceux porteurs d’un nom qui n’est pas assimilable à un nom « d’auctor »). Les discours pourvus de la fonction-auctor sont perçus comme crédités d’une autorité éternelle, tandis que les autres relèvent de « la parole qui […] passe ». On comprend dès à présent le souci alphonsin d’assurer par une politique énonciative la pérennisation de son projet. C’est ce statut de garant dont jouit l’auctor qu’explicite José-Luis Diaz quand il met en évidence le lien entre fonction « créatrice » et fonction « véridictoire » :

55

M. FOUCAULT, Qu’est-ce qu’un… ?, p. 828. Ibid, p. 826. 57 Ibid. 56

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[Le fait] « [d]’avoir exercé dans un passé immémorial la fonction heuristique [entendons créatrice], […] donne [à l’auctor] le droit d’être éternellement une instance juridique de véridiction : c’est là sa manière, marquée par l’Histoire, d’exercer cette fonction d’autorité spirituelle qu’est la fonction symbolique58.

Il est donc clair que, le long du parcours, un renversement a lieu qui dépossède la « fonction-auctor » de sa virtualité « créatrice », de son origine démiurgique, au profit de celle de caution de la vérité. C’est ce « retournement » de sens qui explique sans doute que le vocable auctor se soit maintenu, à côté de cet autre, « actor », dont nous postulons précisément qu’il avait fait sien le sème « créativité » que le premier ne contenait plus.

Pertinence du postulat de l’auteurité : actor et fonction-auteur Qu’est-ce qu’un actor ? Les scripteurs qui ne sont pas considérés comme des auctores sont généralement dénommés actores (qui vient de agere-agir), encore que la terminologie soit loin d’être transparente59. On peut néanmoins considérer qu’à l’actor est reconnue une fonction récitative60, en ce qu’il lui revient surtout d’imiter les écrits de l’auctor, de les répéter, de les reproduire, sans que lui soit donné le droit d’y introduire des idées nouvelles. Une première approche de la définition de l’actor peut se faire moyennant l’analyse des quatre rôles énonciatifs que distingue saint Bonaventure61.

58

J.L. DIAZ, « La notion d’‘auteur’ »…, p. 170. A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 218 indique ainsi que le Code de Justinien n’établit pas de distinction entre les trois termes disponibles « auctor, actor, autor » : « La notion pertinente que […] le Code de Justinien institue, est celle d’auteur : auctor, actor, ou autor qui, en un sens très éloigné de son origine démiurgique, désigne celui qui a qualité juridique et institutionnelle pour faire une œuvre, même si cette qualité ne lui est reconnue qu’après coup ». Le caractère mouvant de ces désignations est aussi mis en relief par Monique PAULMIER-FOUCART, « L’actor et les auctores. Vincent de Beauvais et l’écriture du Speculum Majus », Auctor et auctoritas…, p. 153 : « [Vincent de Beauvais] se donne lui-même le nom d’« actor » (que les copistes transformeront souvent en « Auctor »), et il apparaît que sous cette dénomination dans le corps du Speculum majus à égalité avec les centaines d’auctoritates, d’auctores qui sont soigneusement signalés en rubrique à l’intérieur de la colonne de texte ». 60 Par « fonction récitative », nous entendons une fonction de citation, de répétition du discours d’un auctor. 61 Nous nous référons ici au prologue du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par saint Bonaventure, et plus spécifiquement à la quatrième question qui constitue un texte fondamental sur l’auteur du temps de la scolastique : Libri I, II, III, IV Sententiarum, in : Opera Theologica selecta, t. I-IV, L.M Bello (éd.), 1934-1949. Voir aussi Opera omnia, Florence QUARACCHI (éd.), 10 vols., 1882-1892, I-I. Il convient de consulter également sur F. VAN STEENBERG, La philosophie au XIIIe siècle, Paris : Louvain, 1966. Nous nous inspirons pour notre analyse de : A. J. MINNIS, Medieval Theory of authorship…, A. J. MINNIS, A. B 59

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Rôles énonciatifs et condition d’actor Nous partirons des quatre rôles énonciatifs (« scriptor », « compilator », « commentator », « auctor »), identifiés par Bonaventure et dont un – celui d’auctor – nous est déjà bien connu. Nous insisterons donc sur les trois autres, nous contentant, pour le moment, de reprendre à la terminologie de Bonaventure, et de discriminer les attributions propres à chacun de ces rôles, dans l’« imaginaire sémiotique » médiéval. • « Scriptor » Pour Bonaventure, le scriptor a pour tâche de recopier sans modifier. Puisqu’il écrit les mots des autres, il est généralement vu comme celui qui exécute la fonction la plus servile, étranger qu’il est à l’éclosion d’un sens dont il se contente d’effectuer la fixation. En ce sens, la copie est perçue comme un acte purement mécanique, puisqu’elle suppose l’enregistrement passif d’un dit antérieur, consigné dans un document écrit. Sa vertu procède précisément de cette attention scrupuleuse à la lettre du texte d’autrui, censée fortifier l’âme en l’attachant comme malgré elle à l’esprit du texte62. Selon saint Bonaventure, le scriptor écrit les mots des autres sans ajouter ou changer rien. Il est au service du magister qui lui ordonne de « copier », l’accomplissement de cette tâche servile étant pour lui un moyen idoine d’honorer la place que Dieu lui a assignée en ce Monde, et en conséquence, sur l’échelle du savoir. • « Compilator » Le compilator choisit et rassemble différents textes, réunit des extraits, dans des buts divers (pédagogiques, spirituels, intellectuels). Rappelons que l’idée même de « compilation » implique un acte de « réunion » de divers textes choisis. Elle suppose aussi celle de « reproduction » d’une matière déjà constituée. Le compilator s’appuie donc, sur les travaux des scriptores qui l’ont précédé et ont rendu possible son travail par la reproduction des textes qu’ils ont effectuée. Le compilator est en effet totalement tributaire de ces « copies », de ces « reproductions » : c’est pourquoi, vu comme qui rassemble la matière d’autrui et non la sienne, il est reconnu implicitement, à l’instar du scriptor, comme qui écrit les mots des autres, même si a priori on ne se prononce pas directement sur la suspension de sa compétence énonciative.

SCOTT, Medieval Literary Theory and Criticism,… ; A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 155-230. 62 Marcus Aurelius CASSIODORE, Institutiones 1, 2 et 3, Oxford : Mynors, 1937, p. 76 : « Parmi les ouvrages des mains, celui pour lequel j’avouerai une préférence, c’est le travail des copistes, pourvu qu’il se fasse avec une scrupuleuse exactitude ; car, en relisant les divines Ecritures, ils enrichissent leur intelligence, ils multiplient par la transcription les préceptes du Seigneur. Heureuse application, étude digne de louanges : prêcher par le travail des mains, ouvrir de ses doigts des langues, porter silencieusement la vie éternelle aux hommes, combattre par la plume et l’encre les suggestions du diable ! […] Mais que les scribes ne mêlent pas au bon texte des erronés en se trompant de lettres, que le correcteur peu cultivé ne fasse pas d’erreurs ».

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Bernard Guenée souligne la difficulté qu’il y avait à « trouver des scribes compétents en nombre suffisant »63 pour « copier les extraits repérés »64 manifestant de la sorte la sujétion du texte compilé à ses textes-sources. Monique Paulmier-Foucart insiste également sur cette dimension de reproduction en définissant la compilation comme « une succession organisée de textes venus d’ailleurs, pris aux auctores »65. Georges Martin évoque aussi, dans un premier temps, l’acte de compiler comme un exercice de reproduction, même s’il nuance fortement sa position par la suite66 : Compiler, c’est d’abord reproduire. Et j’entends ce mot au sens qu’il tient du phénomène dominant de la compilation : la reproduction, non de documents, mais de textes historiques constitués (d’historiogrammes). La démarche relève de contraintes techniques […]. Elle ressortit sans doute aussi à des impératifs mentaux : le respect des autorités et de l’écrit –de la lettre, qui faisait corps avec le savoir et, derrière lui, avec les faits. […] 67.

Les données nous manquent pour retracer dans le détail la stricte répartition des tâches ainsi que leur déroulement chronologique. Car qu’est-ce qui est copié en définitive ? Les textes sélectionnés dans leur entier ? Les passages qui ont retenu l’attention du compilator ?68 Les choses s’obscurcissent et révèlent l’opacité d’un système. Quoi qu’il en ait été, il n’est pas abusif de considérer qu’au compilator, est assigné un domaine d’application à cheval sur « l’esprit » du texte et sur sa « lettre », puisque le principe même de l’extraction relève d’une opération sémantique liée à la lecture. Le compilator est au-dessus du scriptor dans la hiérarchie du savoir puisqu’il « fabrique » quelque chose. • « Commentator » Le commentator s’introduit dans le texte mais exclusivement pour expliquer, exprimer le sens qu’il a perçu. L’étymologie de « commentari » nous met en relation avec le lexème mens qui signifie « esprit ». Le commentator s’intéresse donc à « l’esprit » du texte mais dans l’objectif d’en déployer le sens (il suffit de se référer au verbe latin « explicare », en relation de parasynonimie avec le

63

B. GUENÉE, Histoire et culture historique…, p. 110. Ibid. 65 M. PAULMIER-FOUCART, « L’actor et les auctores … », p. 145. 66 Nous développerons ces aspects dans la Deuxième Partie, Chapitres 1 et 2. 67 G. MARTIN, « Compilation (cinq procédures fondamentales) », Histoires de l’Espagne…, p. 107. 68 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 110 : « Pour mener à bien une grande œuvre, un historien avait besoin d’être aidé et il n’est pas étonnant que, pendant longtemps, les plus savants travaux soient sortis des scriptoria monastiques. Le maître d’œuvre, ou même simplement des collaborateurs en qui il avait confiance, repéraient dans les archives les documents ou, dans les livres, les passages qui leur semblaient intéressants. Ils les marquaient d’un notandum, d’un notanda ou de la petite main à l’index tendu dont les lecteurs médiévaux attentifs couvraient si souvent les marges de leurs livres ». 64

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déponent « commentari »), et non celui d’établir le support textuel de ce sens. Antoine Compagnon indique ainsi : Dans le vocabulaire traditionnel de l’herméneutique catholique, le commentaire est une forme particulière du texte scripturaire, terme qui serait le meilleur équivalent du discours théologal, dans son extension […]69.

Du point de vue de l’imaginaire, le commentator, dont la figure paradigmatique est l’exégète, a pour champ d’action le « sens », puisque le commentaire, comme dimension majeure de l’activité d’écriture70 est tenu pour une fonction connexe de la lecture. Le commentator questionne le texte et lui propose ses réponses. Celles-ci, même quand elles se veulent répétition de l’original, simple explicitation qui cherche à en redoubler la signification (amplificatio), sont toujours, ne serait-ce qu’en partie, interprétations propres71. Dans cette perspective, le commentaire serait un surplus de texte, et donc de sens, et il n’est guère surprenant qu’il ait, dans sa forme première de glose, lors de la phase de développement du codex, investi les marges72. Cependant, quoiqu’il se présente comme un corps étranger, un ajout, la proximité sémantique qu’il vise avec un énoncé – source qu’il dit répéter, en fait plus une excroissance de ce dernier qu’un texte autonome73. C’est pourquoi, selon saint Bonaventure, le commentator écrit les mots des autres et aussi les siens, mais il n’expose pas sa doctrine propre, ce qui fait que son dire reste placé sous l’autorité d’un autre. Il s’agit, en effet, par le commentaire autorisé, d’assurer une garantie de conformité à la vérité en évitant toute dérive interprétative. Cette exigence d’orthodoxie explique que le

69

A. COMPAGNON, La seconde…, p. 162. M. FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966, p. 55 : « Savoir consiste donc à rapporter du langage à du langage. A restituer la grande plaine uniforme des mots et des choses. À tout faire parler. C’est-à-dire à faire naître au-dessus de toutes les marques le discours second du commentaire. Le propre du savoir n’est ni de voir ni de démontrer mais d’interpréter. Commentaire de l’Ecriture, commentaire des Anciens […]. On ne demande pas à chacun de ces discours qu’on interprète son droit à énoncer une vérité ; on ne requiert de lui que la possibilité de parler sur lui ». 71 Nous souscrivons ainsi à l’affirmation de G. LECLERC, Histoire de l’autorité…., p. 109, quand il affirme que « à son corps défendant, le commentateur apporte du nouveau par rapport au texte ». 72 Ibid, p. 103 : « Le livre, sous la forme nouvelle du codex, avec sa mise en page aux quatre marges, invite, pourrait-on dire, au développement de scolies, d’annotations, de commentaires. En principe, gloses et annotations sont bien séparées du texte, clairement disposées dans les marges. Elles ont un tout autre statut symbolique que le texte proprement dit. Mais dans certains cas, la séparation n’est pas claire et nette, le lecteur du texte glosé peut se méprendre sur leur statut. ». 73 A. COMPAGNON, La seconde…, p. 215 : « Saint Augustin, dans le De doctrina christiana, précise le système de régulation qui est désormais celui du discours théologal : l’Écriture d’une part, de l’autre, la tradition qui comprend les décisions des conciles et les décrétales ou regulares papales. […] La tradition n’est plus un symbole, ni même une regula fidei, mais tout un corps de textes, un code contraignant ; et le discours théologal aura pour fonction de le valider ». 70

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commentator puisse être perçu comme un auctor en herbe. Comme l’explique Antoine Compagnon : La théologie n’est pas n’importe quel métalangage, parce que la Bible n’est pas n’importe quel langage-objet, la distinction en l’occasion pertinente n’étant pas, parmi les discours théologaux, entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie, mais, parmi les discours qui prennent leur départ de la Bible, entre celui qui n’est pas théologal et celui qui l’est, et qui, partant, sera soumis au critère de l’orthodoxie. […]74.

C’est à l’Église, propriétaire de l’Écriture, qu’il appartient d’instituer un discours comme théologal et son scripteur comme « commentator authenticus ». Mais puisque le « commentator authenticus » est finalement celui qui a su répéter le « déjà-là », le commentator, si l’on s’en tient à l’imaginaire dominant, s’apparente tout à la fois au compilator qui choisit et rassemble ce qui a déjà été constitué et au scriptor qui « copie » ce qui a déjà été écrit. Les définitions de ces diverses postures codifiées, à l’exception de celle d’auctor (et encore, faut-il nuancer) révèlent, en toute clarté, le postulat d’interdiction qui pèse sur l’« énonciation », à omprendre comme « originalité ». Ce postulat nous amène ainsi, à la suite de Gérard Leclerc, à poser une différence entre l’écriture comme « reproduction manuelle du texte » et l’écriture comme « production intellectuelle d’un énoncé propre »75, ce qui institue d’emblée une différence entre « texte » et « énoncé » ainsi qu’entre les divers « scripteurs » impliqués. Examinons d’abord le sens à assigner au terme « texte » quand il est question de « reproduction du texte ». Le scriptor qui a en charge cette tâche, reproduit la lettre. Il s’agit alors, dans cette perspective, de considérer, selon un processus métonymique, que le texte se confond avec sa lettre, c’est-à-dire avec l’ensemble des signes de l’alphabet, qui forment progressivement des unités de rang supérieur, mots et phrases76. Si le vocable « texte » est pris dans son acception quasi exclusive de « lettre », le terme d’« énoncé » est donc à saisir, pour sa part, comme « esprit » du texte, c’est-à-dire comme sens. Cette partition – utile d’un point de vue heuristique –, relève bien d’un imaginaire puisqu’il est évident que le « sens » du texte est contenu dans sa « lettre ». Nous en revenons ainsi à la valeur hautement significative77 de la lettre, valeur des plus symboliques pour qui

74

Ibid. Ibid., p. 103. 76 P. ZUMTHOR, Langue, texte…, p. 16 : « […] les lettres se joignent en une ligne, dévoilant progressivement le sens à mesure que sont constitués les mots : qu’est-ce là, sinon la reproduction de la procession créatrice elle-même, qui de l’un engendre le multiple, de l’être les existences, de l’Intelligible la matière et les formes ? ». 77 Ibid. : « Le fondement du texte, l’unité de base qui, entre le VIIe et le Xe siècles, est sentie comme à la fois conceptuelle et réelle, comme la prise de contact ultime avec la vérité des choses, c’est la lettre.[…] l’œuvre maîtresse qui domina [l]a pensée [du haut Moyen Âge], les Etymologiae d’Isidore de Séville, refaites par Raban Maur vers 850, enseignent-elles la valeur significative éminente de la lettre, index rerum :non point par un pur symbolisme abstrait, mais 75

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n’ignore pas l’importance de plus en plus grande concédée, à partir du XIIe siècle au sens littéral, porte d’accès aux divers autres sens possibles78. Pourtant, c’est sur cette partition (« lettre » versus « esprit ») qu’il semble possible de se fonder pour poser une catégorisation des scripteurs, selon qu’ils ont pour champ d’action la « lettre » ou « l ’esprit ». Cette distinction reproduit, jusqu’à un certain point, la manière dont l’homme de lettres médiéval percevait l’activité des différents scripteurs, selon un modèle hiérarchique qui reléguait les « scripteurs » de la « lettre » au rôle d’exécutants (actores), soumis à l’intervention fondatrice et modélisante des « scripteurs » de l’esprit (auctores). Avec une ambiguïté fondamentale : où situer exactement le compilator sur cette échelle, avec en toile de fond, ces deux questions naguère formulées par Michel Zimmermann : « Quels sont les mots qui désignent au Moyen Âge l’activité créatrice ? […] La langue latine contourne-t-elle l’obstacle en appelant notre « auteur » d’un autre nom qu’auctor ? »79. Telle est bien une manière pertinente de poser le problème.

Historiographie du XIIIe siècle et « imaginaire sémiotique » : mise au point terminologique et conceptuelle Nous ferons de la distinction des rôles énonciatifs opérée par saint Bonaventure la base de notre réflexion, considérant qu’elle dessine une « théorie du texte » en rendant compte, pour tout « scripteur », d’un investissement possible du rôle générique d’actor. S’il est relativement rare qu’un « scripteur » se désigne lui-même comme « scriptor », « compilator » ou « commentator » – le couple terminologique vraiment pertinent étant plutôt celui « auctor/actor »

en vertu d’une puissance liée au geste d’écrire, à la prise de possession qu’est la lecture. Litteratura se réfère à littera comme signatura à signum : elle dénote le réel ultime impliqué par la lettre, dans sa matérialité, comme la signature par le signe majeur que constitue la présence de quelque sujet engendrant le texte. […] Pour l’homme de ce temps, un tel signe a la même valeur désignatrice, précise, que pour nous, un chiffre ». 78 Il suffit de se reporter à la théorie de l’allégorisme telle qu’elle est expliquée par : Edgar de BRUYNES, Etudes d’esthétique médiévale, 2 t., Paris : Albin Michel, 1998 (1946), 1, p. 672673 : « Pour les exégètes, l’allégorisme est avant tout une technique théologique qui sert à découvrir sous le sens immédiat des Ecritures des vérités d’un ordre supérieur qui y sont cachées dans la juste mesure qui convient. […] les Latins qui feront loi au cours du Moyen –Age, un Cassien, un Bède, un Raban Maur énumèrent le sens historique, tropologique, allégorique, anagogique. […] Depuis saint-Augustin et tout le long du XIIIe siècle, la Bible vaut avant tout par le sens historique et immédiat des réalités qu’elle raconte ou des préceptes qu’elle expose ». Cette théorie est, en fait, sous-tendue par une théorie du signe : Tzvetan Todorov en offre une analyse remarquable dans Théories du symbole, Paris : Seuil, 1977, p. 34-58. Il est très utile également de se reporter à l’étude de Paul ZUMTHOR dans Essai de poétique médiévale (« Poésie et signification »), p. 108-134 ainsi qu’à M. FOUCAULT, Les mots et les choses (« La prose du monde »), Paris : Gallimard, 1966, p. 32-59. On peut, pour mieux aborder cet « imaginaire sémiotique » du scripteur médiéval, se référer à la monumentale étude d’Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale, les quatre sens de l’écriture, Paris : Cerf, 1959-1964, 4 vols., mais aussi au lumineux article de Georges MARTIN, « L’hiatus référentiel (une sémiotique fondamentale de la signification au Moyen Âge) », p. 43-56. 79 M. ZIMMERMANN, Auctor et auctoritas…, p. 13.

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qui définit d’ailleurs plus à un statut qu’à un rôle –, il est, en revanche, assez aisé d’identifier des « scripteurs » qui remplissent des rôles énonciatifs répondant aux définitions indiquées. Il faut donc prendre garde à ne pas confondre « rôle énonciatif » et « sujet du rôle », ce qui n’est jamais évident. Concernant le champ de l’historiographie, il existe des sujets qui sont identifiés comme « historien », « théologien » ou « maître » (magister). Il est évident que l’« historien » (qui est souvent, à ses débuts, un moine) ne jouit pas du même statut que le « maître » et n’a donc pas les mêmes prérogatives. Une équation facile consisterait alors à assigner, sans autre analyse, à l’historien le rôle énonciatif de scriptor et au maître, celui d’auctor. Mais les choses sont loin d’être aussi évidentes. Dans le contexte de l’historiographie castillane, pré-alphonsine, du XIIIe siècle, le « maître » qui est généralement un homme d’Église, s’assimile à un « maître d’œuvre ». Il a en charge la conception du « programme historiographique80 », c’est-à-dire le contrôle de l’entier de l’élaboration de la compilation historique, généralement commanditée par un monarque. Quel(s) rôle(s) remplit-il ? Et comment désigner ce rôle ? Dans la perspective de l’élaboration d’une compilation historique, le travail était essentiellement organisé autour de deux axes : la sélection d’extraits (excerptio) qui étaient « copiés » par des scriptores et leur « réunion » (collectio) dans un ensemble. Les verbes compilare, contextere et recolligere qui sont en vigueur dans tout l’Occident médiéval81 renvoient, il est vrai, explicitement à ces charges de « sélection » et d’« assemblage » par lesquelles Bonaventure définit le compilator, et de façon sans doute plus implicite, à celle de « déploiement » ou d’« actualisation » du sens qui fonde le travail du commentator. Si par « historiographe », on entend un magister, ce « titre » dénote un statut, plus qu’un rôle énonciatif. Ce magister, au cours de son travail d’élaboration de la compilation, peut être amené à remplir simultanément ou successivement, les divers rôles énonciatifs répertoriés par Bonaventure. Il peut ainsi tenir le rôle énonciatif de scriptor s’il « recopie » les mots des autres sans les modifier, de compilator s’il choisit et rassemble des extraits, de commentator s’il lui revient d’éclairer le sens d’un passage, d’auctor (certes clandestin), s’il se risque à faire dire du nouveau aux auctores. Dans le cadre de l’historiographie alphonsine, il faut ajouter le rôle de « traducteur » (translationem) sur lequel nous aurons à revenir de façon très attentive, parce qu’il va avoir des incidences importantes sur le rôle de compilator, tel qu’il est défini dans la « théorie » de Bonaventure. Ainsi, dans le contexte du travail en atelier qui caractérise la production historiographique sous Alphonse X, le seul rôle énonciatif de compilator se

80

Voir Première Partie, Chapitre 2. Voir B. GUENÉE, « L’historien par les mots », in : Le métier d’historien au Moyen Âge. Etudes sur l’historiographie médiévale, Paris : Publications de la Sorbonne, 1977, p. 1-17. Voir aussi du même auteur : Histoire et culture historique…, p. 211-214. 81

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subdivise en une multitude de sous-rôles : « trasladador », « ayuntador », « emendador », « glosador »… hiérarchiquement organisés, et susceptibles d’être occupés, soit par un seul sujet, soit par plusieurs82. De sorte que ce rôle tend, à l’instar de celui d’auctor, à s’assimiler à un statut. Ếtre magister reviendrait donc à jouir du statut de compilator et à remplir minimalement le rôle « validé » (« choisir et rassembler » la matière des autres) correspondant à ce statut. Il n’empêche que le problème de la désignation, et donc de la perception de soi en tant que scripteur reste posé pour le magister-compilator. Ce dernier se définit-il au travers d’un « rôle énonciatif » majeur (compilator…), de plusieurs (compilator, commentator…), d’un statut (actor, auctor…) ? De toute évidence, un « historiographe »83 de la stature de Rodrigue de Tolède, voire de Luc de Tuy, ne saurait, si l’on se réfère à la définition qu’en propose saint Bonaventure, occuper un seul rôle, ni se définir au travers d’un seul d’entre eux. C’est plutôt dans la « conjointure » des divers rôles qu’il aurait à définir son statut. S’interrogeant sur « l’univers sémiotique dans lequel l’historiographe pensait sa pratique »84, Georges Martin propose de « [distinguer] d’abord nettement l’historien […] du théologien ou du maître 85 ». Si « l’humilité de […] statut [du moine], l’étroite surveillance dont il fait l’objet de la part de l’abbé ou du monarque, […] l’asservissent, en théorie, à la fonction de scribe »86, il en va tout autrement du maître ou du théologien qui peuvent prétendre tous deux à une certaine liberté énonciative, caractéristique, si l’on en croit Conrad de Hirschau, du statut d’auctor. Considérons les exemples des deux « historiographes » les plus représentatifs de l’historiographie pré-alphonsine : Luc de Tuy et de Rodrigue de Tolède et cherchons à les car ctériser dans leurs rôles et dans leurs statuts. On peut d’emblée noter que tous les commentateurs du De rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède87 sont unanimes à reconnaître en ce dernier un « maître d’œuvre » qui impose puissamment sa marque à la matière qu’il reprend aux autres en la retravaillant. Ce n’est pas un hasard si Georges Martin évoque les écrits de Luc de Tuy, « modèle » sans doute le plus immédiat de Rodrigue de

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G. MARTIN, Les juges de Castille. Mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris : Klincksieck, (Annexes des Cahiers de Linguistique Hispanique Médiévale, 6), 1992, p. 327 : « Les cloisons fonctionnelles, cependant, n’étaient pas étanches : si l’activité de certains se limitait à la traduction, d’autres –moins nombreux, plus compétents– menaient de front, ou alternativement, les trois pratiques fondamentales : traduire, agencer, capituler. Cela supposait une hiérarchie, où la fonction d’emendar dominait toutes les autres ». Voir aussi Gonzalo MENÉNDEZ PIDAL, « Cómo trabajaron las escuelas alfonsíes », N.R.F.H., 5 (4), 1951, p. 363-380. 83 Que faut-il entendre exactement par là ? 84 G. MARTIN, « L’hiatus référentiel… », p. 43. 85 Ibid., p. 51. 86 Ibid. 87 Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Rodericus Ximenius de Rada. Historia de Rebus Hispaniae, Corpus Christianorum, C. M., 72, Turnhout : Brepols, 1987.

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Tolède, en termes « d’effacement et de conviction, d’obéissance et de résolution qui coïncident dans un dévouement sans faille aux autorités »88 alors que pour Rodrigue, il met l’accent sur « une extrême liberté de traitement et d’écriture »89 comme marque d’une « personnalité sûre de sa science et de son talent »90. Il n’est pas étonnant que face aux textes-sources qu’il manipule et quoiqu’il fasse preuve d’une attitude de respect à leur égard, Rodrigue « les reprend le plus souvent de très haut, ajoutant, déplaçant, et surtout : imposant résolument sa lettre au texte qu’il prétend transcrire » 91. On voit donc, au travers de cette analyse, que loin d’assumer un rôle de scriptor ou de compilator, Rodrigue, quoiqu’il ait sans doute « écrit les mots des autres », choisi et rassemblé une matière qui n’était pas directement la sienne, semble se conformer parfaitement à la définition de l’auctor selon Conrad de Hirschau, ce qui revient à dire qu’il écrit aussi ses propres mots, en jetant donc un regard critique sur ceux des autres. Dans ces conditions, et en se référant aux désignations latines disponibles, il semblerait que ce soit le terme tractare qui soit le plus apte à rendre compte dans leur ensemble, des diverses « actions » que Rodrigue déploie, parce que ce terme englobe la conception intellectuelle et la mise en œuvre. Pascale Bourgain signale ainsi que c’est un verbe qui « est extrêmement fréquent, surtout à propos des auteurs dignes étymologiquement de ce nom, ceux qui font œuvre magistrale et scientifique » 92. Elle précise également qu’« il fait couple avec le substantif tractatus, au sens technique, et aussi avec tractator, rapproché de doctor et opposé à exceptor […]93. Le terme compilator pourrait-il admettre ce contenu implicite, si on considère qu’il est en mesure de faire référence à toute une série d’opérations (translationem, tractatum, excerptio…) qui induisent une part de créativité et d’autorité ? La difficulté vient de ce que la terminologie latine disponible tend à prendre en compte uniquement les pôles extrêmes de l’activité d’« écriture », considérant en quelque sorte qu’un « scripteur », soit « crée » (auctor), soit « récite ou copie » (actor). Il en découle que les rôles de scriptor, compilator, commentator qui renvoient à des pratiques très différentes sont mis sur le même plan, au regard de la « créativité ». C’est donc la polarité qui se développe autour des termes auctor et actor qui explique l’« aplatissement » du terme compilator sur

88

G. MARTIN, Les juges…, p. 204. Ibid., p. 259. 90 Ibid., p. 260. 91 Ibid., p.259. 92 Pascale BOURGAIN, « Les verbes en rapport avec le concept d’auteur », Auctor et auctoritas…, p. 362. Elle précise (p. 363) ainsi que « tractare peut renvoyer à l’action de l’auteur [auctor ?] en train de travailler : « Expedita namque egregie intentionem tractantis seorsum extrinsecus posita summa futuri operis… » et plus nettement encore, chez Sigebert de Gembloux, décrivant la colombe qui vole au-dessus de la tête de Grégoire le Grand au travail : « super caput Gregorii tractantis sedentem ». 93 Ibid. 89

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le terme actor, « aplatissement » qui rend alors ce terme peu apte à exprimer la dimension novatrice de certaines pratiques, telle que celle que Rodrigue met en œuvre, par exemple, dans le De rebus. Or, l’examen de cette « pratique », par l’écart qu’elle exprime entre le contenu notionnel attribué, dans l’imaginaire, au rôle de compilator et l’interprétation qu’en fait Rodrigue, montre la nécessité de prendre en compte, outre l’« imaginaire sémiotique » médiéval, l’imaginaire « auctorial » du scripteur, c’est-à-dire la « conscience auctoriale » qu’il a de lui-même. Il ne faut pas oublier alors de considérer que la conscience auctoriale que le scripteur a de lui-même, dépend à son tour de son statut « social » et donc, de l’autorité institutionnelle qui lui est attachée. Il nous paraît évident alors de postuler que la mise en place d’une démarche critique à l’égard des textes-sources tout autant que le degré de représentation du scripteur dans son texte seront d’autant plus manifestes que ce scripteur jouit d’une réelle autorité énonciative, elle-même en prise avec l’autorité institutionnelle. Point n’est besoin d’épiloguer sur la disparité existant entre le modeste statut d’évêque de Tuy de Luc (et encore moins celui de simple chanoine au monastère de Saint-Isidore) par rapport à celui, extrêmement prestigieux, d’archevêque de l’illustre ville de Tolède dont jouit Rodrigue, pour comprendre leur rapport nécessairement différent à l’acte « énonciatif » qu’est la compilation. Le rôle de la « collectio » comme paramètre discriminant mérite alors d’être pris en compte. De Luc qui dispose d’un éventail de sources relativement modeste à Rodrigue qui manipule les riches fonds des Archives de la Cathédrale de Tolède, sans oublier Alphonse X lui-même qui parvient à collecter un nombre encore plus important de documents historiques constitués ou non, et souvent extrêmement récents, il est clair que l’autorité institutionnelle dont bénéficie le « scripteur » joue un rôle déterminant dans l’accessibilité aux sources dans les modes de gestion de celles-ci (mise à disposition de scribes, possibilité ou non de traduction in extenso des sources importantes, etc.), mais aussi, dans le rapport que le scripteur entend instaurer avec elles. En ce sens, la question de la « désignation » du rôle énonciatif s’avère sans doute moins pertinente que celle de la « perception », au travers d’un statut, de ce rôle énonciatif par un scripteur, souvent pris au piège des mots. C’est pourquoi nous sommes amenée à considérer que toute réflexion sur les « mots » propres à « l’imaginaire sémiotique » de l’historiographie médiévale ne peut faire l’économie d’une problématisation pertinente du rapport entre « imaginaire auctorial » du scripteur et « imaginaire sémiotique » dominant. Or, que nous disent les « historiographes » sur la façon dont ils se « perçoivent », par rapport à la pratique d’« écriture » qui est la leur ? Dans quelle mesure les « mots » qu’ils emploient éclairent-ils cette pratique ?

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Dans l’étude qu’il consacre aux rapports entre « histoire » et « chronique » au Moyen Âge94, Bernard Guenée soumet à notre attention un exemple intéressant, qui date du XIIe siècle. Voilà ce qu’il rapporte : […] en 1126, dans le prologue de l’œuvre anonyme que l’on appelle traditionnellement, mais stupidement la chronique de Saint-Maixent, l’auteur déclare : « Hunc Julius Florus auctor sive collector vocavit Flores Historiarum idcirco quia eundem ordinavit a Nino primo rege Assiriorum et ab Abraham usque ad nativitatem Christi. Sed quia ab hinc usque ad nostrum tempus collectus est, Cronicam Omnium Temporum vocitamus » 95.

Il nous semble utile de formuler deux observations : d’une part, on peut se demander si la conjonction « sive » pose une stricte relation d’alternative (Julius Florus est soit « auctor », soit « collector ») ou s’il est possible qu’elle postule une certaine équivalence entre les termes « auctor » et « collector ». Dans tous les cas, il importe de retenir que le terme auctor n’interdit pas un entourage cotextuel que l’on croirait propre au terme collector (« Flores historiarum », « collectus »), que nous assimilons ici à celui de compilator, auquel recourt Bonaventure. On peut cependant indiquer rapidement que « collector » (qui renvoie à collectio) met l’accent sur l’acte de rassembler, c’est-à-dire sur le nouvel ensemble produit, tandis que « compilator » (qui vient du bas latin pilare), insiste sur l’extraction (excerptio), c’est-à-dire sur ce qui a été pris à autrui. D’autre part, la « possible » proximité sémantique des deux lexèmes tend à indiquer que le terme auctor n’est pas toujours à prendre dans son sens « fort », et que la « théorie » médiévale de l’auteur, si l’on admet avec Barthes qu’il en existe une, est, de toute évidence, complexe et contradictoire. Il n’est pas impossible non plus que des copistes soient intervenus, volontairement ou non, pour transformer en « auctor » ce qui, à l’origine, figurait sous la forme « actor ». Monique Paulmier-Foucart signale ainsi, à propos de Vincent de Beauvais qu’il « se donne lui-même le nom d’« actor » (que les copistes transformeront souvent en « auctor ») » 96. Mais elle précise également : […] et il apparaît sous cette dénomination dans le corps du Speculum majus à égalité avec les centaines d’auctoritaes, d’auctores qui sont soigneusement signalés en rubrique à l’intérieur de la colonne de texte97.

L’exemple de Vincent de Beauvais, qui a en charge de rassembler l’entier du savoir disponible, et qui comme tel, se présente comme le « compilateur des compilateurs », nous intéresse à un double niveau. D’abord, parce qu’en se

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B. GUENÉE, « Histoire et chronique. Nouvelles réflexions sur les genres au Moyen Âge » in La chronique et l’histoire au Moyen Âge, Actes du colloque des 24 et 25 mai 1982, Paris : Presses de la Sorbonne, 1986, p. 3-12. 95 Ibid, p. 7. 96 M. PAULMIER-FOUCART, « L’actor et les auctores… », p. 153. 97 Ibid.

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désignant comme actor98, il nous permet d’établir une certaine corrélation entre le travail de collector ou compilator et le statut d’actor. Ainsi, il semblerait que le terme « actor » soit le plus indiqué pour rendre compte de la position qu’occupe « ce lector du couvent, qui est le médiateur entre la production intellectuelle de tous les siècles passés et le frère prêcheur qui a vocation au savoir […] »99. Le parallèle est évident avec les « historiographes » que sont Luc de Tuy, Rodrigue de Tolède ou les rédacteurs alphonsins qui constituent, eux aussi, à leur façon, des médiateurs entre le savoir historique ancien ou plus récent et le « public » de leur temps. Ils pourraient donc être désignés comme actores si l’on considère avec Monique Paulmier-Foucart que « la fonction de l’Actor est […] une médiation entre ce qu’il est bon de retenir et ce qui n’est pas nécessaire ou qui est dangereux […] »100. Mais ensuite, et nous en venons à notre second point, il convient de s’interroger sur le contenu exact à donner à ce terme dans la mesure où, tout en se déclarant «, Vincent de Beauvais agit comme un « auctor » : Ce médiateur, ce premier lecteur qui choisit pour les autres, ce legens-lector, c’est Vincent de Beauvais lui-même, qui, malgré les formules rhétoriques d’humilité habituelles, prend pouvoir de sélectionner les textes, de les abréger, de les mettre dans un certain ordre, et donc finalement de donner autorité, d’« autoriser » 101.

En se fondant sur cette possible fracture entre l’« horizon de sens » que doit convoquer le lexème « actor » et l’univers des pratiques que s’autorise le « sujet » qui s’auto-désigne de la sorte, il n’est pas vain de considérer que la « désignation », par la fonction topique qu’elle était amenée à remplir, a pu constituer un « abri » idéologique, une « position de principe », plus qu’une réelle « assignation » permettant d’identifier les rôles énonciatifs qui s’y trouveraient impliqués. C’est ce qui explique sans doute que les « scripteurs » aient cherché à désigner davantage leurs pratiques qu’à identifier leur rôle ou leur statut. Rodrigue de Tolède, par exemple, commente sa pratique, moyennant les termes « compilavi », « contexendam », « recolligere »102…, qui renvoient, ainsi qu’on l’a déjà précisé, à la terminologie habituelle, et donc disponible pour évoquer la compilation. Alphonse X, dans le prologue de l’Histoire d’Espagne, qui est une 98

Ibid, p. 154 : « L.A. cap.3 : ‘Interdum etiam ea que ipse vel a majoribus meis, scilicet modernis doctoribus, didici vel in quorundam scriptis notabilia repperi, nomine meo id est Actoris intitulavi’ ». 99 Ibid., p. 152. 100 Ibid., p. 157. 101 Ibid. 102 J. FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Rodericus Ximenius de Rada. Historia de rebus Hispania, p. 3-4 : « […] ex libris beatorum Isidori et Ildephonsi […] et aliis scripturis, quas de membranis et pictatiis laboriose investigatas laboriosus compilavi […], ad historiam Hispaniae contexendam, quam sollicite postulastis… » ; […] prout ex antiquis libris et relatione fideli recolligere potui, ego Rodericus indignus cathedrae Toletanae sacerdos, stilo rudi, et sapientia tenui […] sollicitus compilavi […] ».

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« traduction » en castillan, légèrement remaniée de celui du De rebus, n’est pas moins avar de « confidences » sur sa pratique, puisqu’il se contente d’employer les verbes « ayuntar », « tomar de » qui peuvent être tenus respectivement pour les équivalents castillans des termes latins recolligere et excerpere. Toutefois, le terme « componer » qu’il emploie, probablement comme équivalent du verbe latin componere est de nature à nous éclairer quelque peu sur le regard qu’Alphonse portait sur sa propre pratique, c’est-à-dire sur l’« imaginaire auctorial » qui l’habitait. Si on admet un rapport d’équivalence sémantique entre le verbe castillan « componer » et le verbe latin componere, on est fondé à considérer, surtout si on tient compte du complément qui l’accompagne, à savoir, « libro », qu’Alphonse X avait le sentiment d’avoir œuvré à la mise en place harmonieuse, à l’organisation d’un « tout ». Le verbe componere est apte, en effet, à désigner toutes les opérations d’« arrangement », de « mise en ordre », de « composition ». On trouve, par exemple, sous la plume d’Horace, « res gesta componere », et sous celle de Cicéron, « verba componere ». De sorte que l’on peut aussi tenir « componer » pour un équivalent du verbe latin ordinare, lequel n’est pas sans exprimer, surtout si l’on se réfère au substantif, ordinatio, une part d’autorité. Ce ne sont là pourtant que des indices. L’examen des termes qu’Alphonse X utilise pour désigner les « historiographes » des textes-sources qu’il a consultés pour « composer son livre », s’avère-t-il plus fructueux ? On peut remarquer, dans l’Histoire d’Espagne103 notamment, que les « auteurs » des textes-sources sont généralement désignés, soit par leurs seuls noms (« Orosio », « Lucan(o) », « Plinio » etc.), soit par les noms accompagnés d’un verbe décrivant l’acte accompli (« E sobresto dixo Lucan que fiz est estoria »104, soit par des périphrases (« los sabios que estorias fizieron »105, los que escriuieron las estorias dAffrica e de Roma »106), soit au moyen de termes génériques qui renvoient à l’acte d’écrire (los escriuidores de las estorias107) ou à l’époque d’écriture (los antigos108), avec néanmoins dans ce dernier cas, une référence implicite à l’auctoritas109. Autrement dit, avec ce système de désignation générique et périphrastique, il se révèle difficile de reconstituer la perception exacte qu’Alphonse avait du statut exact de ces scripteurs, puisqu’il ne recourt pas à des termes qui font sens par rapport aux modèles latins. On peut néanmoins, en s’appuyant sur les catégories qui semblent émerger, tenter une approche définitoire. On en viendrait ainsi à distinguer, d’un côté, les « sages »

103

Nous appréhendons ce texte à travers la version qu’en donne Ramón MENÉNDEZ PIDAL, Primera Crónica General de España, 2 t., Madrid, Gredos, 1955, 1. Pour les rapports entre l’Histoire d’Espagne et la Primera crónica general (désormais P.C.G), voir chapitre 2 de cette Première Partie. 104 P.C.G, p. 73. 105 Ibid, p. 20. 106 Ibid., p. 44. 107 Ibid., p. 145. 108 Ibid., p. 225. 109 Pour le traitement en détail de ces questions, voir Deuxième Partie, Chapitre 3, 1.1.2.

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(« sabios ») et les « Anciens » (« antigos »), historiens et poètes, détenteurs sans aucun doute de l’auctoritas. De l’autre, on pourrait trouver des « faiseurs » de chroniques et d’histoires (parmi lesquels Rodrigue de Tolède par exemple110) à propos desquels Alphonse ne se prononce pas directement, puisqu’ils ne sont pas des « anciens ». Toutefois, on peut penser que, bien qu’ils ne soient pas tenus pour des auctores au même titre que les « anciens »111, ils ont quand même droit à une reconnaissance. D’une part, parce que leurs noms figurent aux côtés de ceux des auctores, d’autre part, en raison du fait que leurs œuvres sont placées sous l’autorité de rois, qui sont des « ascendants » d’Alphonse. Quoi qu’il en soit, Alphonse semble, de toute évidence, plus préoccupé par la dénotation de leur « rôle » que de leur « statut », ce qui s’explique aisément quand il apparaît que cette liste de « scripteurs de l’Histoire » est finalement placée sous la domination écrasante du « roi-historiographe » qu’il est, et qui a a composé, non pas une « histoire » ou une « chronique », mais un « livre ». Ce sont, en effet, ces deux éléments définitoires qui semblent pertinents : « rey » et « libro »112 comme si, de leur étroite association, dépendait le destin de l’historiographie espagnole, le reste n’ayant été qu’une parenthèse vite refermée. De fait, le recours à une terminologie topique, générique, et somme toute, très imprécise n’est nullement anodin : il permet, en présentant « pêle-mêle » les prédécesseurs d’Alphonse, de détourner l’attention vers cette figure singulière dont l’identité individuelle, l’identité sociale, l’ambition affichée (« compusiemos este libro de todos los fechos… »), clairement « exhibées » annoncent déjà, à bien des égards, une écriture « arrogante ». Il permet aussi, d’inscrire une certaine duplicité, et donc de taire, de dissimuler, les éventuelles pratiques novatrices tout autant que les possibles « annexions » de statut. Cette terminologie peut donc être considérée comme un repli, ou comme on l’a déjà dit, un abri idéologique. Cette duplicité (« un terme en cache un autre ») nous situe alors au cœur même de notre réflexion et nous encourage à rendre compte des « rôles » et des « fonctions » qui sont assumés par un individu ou alors plusieurs individus à la fois, plutôt qu’à chercher à désigner les individus mêmes qui remplissent ces rôles et ces fonctions. Considérant ainsi qu’on n’est pas scriptor, compilator, commentator… en soi, nous tiendrons que les termes scriptor, compilator… renvoient, moins à des « sujets » qu’à des constructions « rationnelles » de « figures » qui sont ensuite interprétées, selon les opérations qu’elles ont mises en œuvre comme figures d’actor ou d’auctor. Nous voulons dire par là que peu importe finalement qu’un « scripteur », à travers le rôle énonciatif de scriptor, compilator ou commentator qu’il remplit, 110

P.C.G, p. 4 : « […] et tomamos de la cronica dell Arçobispo don Rodrigo que fizo por mandado del rey don Ffernando nuestro padre […] ». 111 Mais dans la mesure où ils ont travaillé sous le patronage d’un roi, la manière même de poser le problème est différente. Voir Chapitre 3 de cette Première Partie. 112 P.C.G, « Prologo », p. 4 : « E por end Nos dos Alfonso, […] rey de Castiella, de Toledo, de […], mandamos ayuntar quantos libros […] et tomamos de la cronica […] et compusiemos este libro […] ».

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se désigne comme actor (ou ne se désigne pas), s’il construit, dans son énoncé, une « figure » (ce que Foucault appelle un « être de raison ») qui rend possible la détermination du statut qu’il revendique, à travers la (re)-construction (ou déconstruction) qu’il opère du rôle « validé ». En retour, il est évident que la « construction » qu’il opère de ce « rôle » a des répercussions importantes sur le contenu « idéel » qui se trouve attribué à ce dernier dans l’« imaginaire sémiotique » dominant, tout autant que sur l’« étanchéité » des frontières qui le sépare des autres rôles disponibles. Nous nous intéresserons donc, en priorité, aux « constructions » textuelles des rôles énonciatifs « validés », ce qui se justifie pleinement dans un contexte où les scripteurs, tenus de parler sous le contrôle de l’auctoritas, préféraient recourir, la plupart du temps, à une terminologie topique, susceptible de masquer leurs éventuelles positions dissidentes. C’est pourquoi nous serons conduite, par la suite, à opposer rôles énonciatifs « validés » et positions « dissidentes ». C’est, en effet, en postulant, au sein de la catégorie d’actor, un conflit latent entre « rôle énonciatif » et « construction textuelle de ce « rôle » », que nous espérons pouvoir manifester comment les actores s’y sont pris pour assumer « clandestinement » la fonction « créatrice » que ne pouvaient plus remplir les auctores. Dans la mesure où les termes latins de scriptor, compilator et commentator étaient fort peu employés par les « historiens » médiévaux, nous préférerons, dans la suite de notre travail, parler de « scribe », « compilateur », et éventuellement « commentateur », termes sur lesquels tout un chacun peut s’entendre. En revanche, nous garderons le terme auctor qui est passé tel quel à la postérité, ainsi que le terme actor, difficilement traduisible, étant donné la polysémie du terme français « acteur », et les connotations d’oralité qui se trouvent attachées au terme de « récitant », qui pourrait être disponible.

Actor et fonction-auteur Actor et auctor Nous avons déjà souligné la sorte de circularité que provoque le déni d’énonciation qui caractérise la condition écrivante de l’actor : puisque l’œuvre d’un auctor a de valeur et se doit d’être lue et qu’inversement une œuvre de valeur est nécessairement celle d’un auctor, le « scripteur » moderne qu’est l’actor semble d’emblée exclu du « circuit » de la créativité énonciative. Comment dès lors, par-delà cette hégémonie de la tradition et de l’autorité, et confronté à un « imaginaire sémiotique » aussi répressif, faire accepter des idées nouvelles, réussir à adopter une démarche critique, en bref, écrire « ses propres mots », énoncer sa propre pensée ?

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Dans la logique foucaldienne qui préside à la définition de la « fonctionauteur », la dimension de créativité qui était, on l’a vu, originellement au fondement de la condition d’auctor, est très prégnante, quoique sous-jacente113. Si, comme on l’a dit, les auctores ont été progressivement « dépossédés » de la fonction heuristique et que les autres scripteurs n’ont pas le droit de l’exercer, faut-il alors en conclure que cette fonction « créatrice » était condamnée à disparaître ? Puisqu’il est évident que la réponse ne saurait être positive, il faut donc admettre que ce sont les scripteurs « modernes », c’est-à-dire les scripteurs dénués de toute autorité, qui ont pris en charge clandestinement cette fonction « créatrice », grâce à laquelle a été assuré le renouvellement de la pensée et du sens au Moyen Âge. Si l’on veut donner une certaine assise à l’idée selon laquelle c’est l’actor qui prend le relais de la fonction « créatrice », il faut alors, dans le même temps, revenir quelque peu sur la définition qui a été proposée de l’auctoritas comme norme herméneutique qui garantit la conformité à la doctrine, pour l’identifier également comme « abri idéologique », permettant aux actores de faire dire du nouveau aux auctores. Le recours à l’auctoritas devient alors un moyen « commode » et relativement sûr d’introduire des idées nouvelles sans pour autant proposer de « noms » nouveaux. L’actor est donc à percevoir tout à la fois comme celui qui écrit à l’ombre des modèles et comme celui qui, se prévaut de cette ombre, pour faire valoir ses propres idées. La distinction auctor/actor est moins radicale qu’il n’y paraît, l’actor étant un auctor en devenir, ou dans notre perspective, un auteur au sens moderne. La question qui se trouve donc posée est celle des conditions de possibilité d’un discours critique sur l’auctoritas et la tradition, discours qui serait susceptible de favoriser l’émergence d’un certain nombre de positions énonciatives dissidentes, dérivées des rôles validés et dont la spécificité consisterait à « exister » sans « être ».

De la latence d’un discours critique sur l’auctoritas En réalité, il est difficile d’engager un tel débat sans revenir à la problématique de l’articulation des rapports entre théologie et philosophie, entre foi et raison. L’examen de telles relations constitue un point d’observation privilégié pour approcher avec pertinence la manière dont le Moyen Âge a

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Cette dimension de « créativité » inhérente à la fonction-auteur transparaît dans certaines affirmations de M. FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 828-829, comme par exemple celle-ci : «Mais les discours « littéraires » ne peuvent plus être reçus que dotés de la fonction auteur : à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d’où il vient, qui l’a écrit, à quelle date, en quelles circonstances ou à partir de quel projet » (p. 828) ou encore : « sans doute, à cet être de raison [qu’on appelle l’auteur], on essaie de donner un statut réaliste : ce serait, dans l’individu, une instance « profonde », un pouvoir « créateur », un « projet », le lieu originaire de l’écriture ».

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cherché à légitimer, au moyen d’un discours rationnel, c’est-à-dire possiblement critique, le discours dogmatique. L’analyse des rapports entre philosophie et théologie114 permet, à n’en pas douter, de mieux comprendre le « chassé-croisé » du « dogmatisme » et de l’« analyse dialectique ». Ainsi, même si elles sont à percevoir comme des disciplines spécifiques, philosophie et théologie sont généralement cultivées par les mêmes auteurs, la théologie étant en droit inspiratrice de toutes les disciplines et donc de la philosophie. Jusqu’au XIe siècle, se développe une philosophie chrétienne d’inspiration patristique115, qui se caractérise par une volonté manifeste d’accorder raison et foi, à partir de la « christianisation » du platonisme et du néo-platonisme, « adaptés » aux dogmes116. Saint Augustin ne signalait-il pas que traiter de philosophie c’était exposer les règles de la vraie religion ? Dans cette perspective, la raison qui s’assimile à la philosophie (dialectique) n’a pas d’autre objet que d’inciter le chrétien à donner un sens à ce qu’il croit, et notamment en l’aidant à interpréter l’Écriture. Au XIe siècle, ce consensus entre la raison et la foi est loin d’être partagé par tous. La dialectique devient alors la cible de violentes critiques de la part de théologiens qui considèrent fort dangereuse l’application de la philosophie à la théologie117. On renoue ainsi avec l’hostilité à la culture classique manifestée par certains rigoristes du Ve siècle118. La controverse entre dialecticiens et nondialecticiens119 est habilement résolue par saint Anselme120 qui adopte une position originale : s’il reconnaît avec fermeté que la foi est le premier donné du chrétien, il ne se montre pas du tout défavorable à l’entreprise dialectique, tant 114

Il ne serait pas inopportun d’y ajouter l’« histoire », vu son lien étroit avec la théologie, mais pour des raisons liées à l’organisation de notre exposé, nous choisissons de la traiter séparément. 115 Comme le fait justement remarquer Pierre RICHÉ, Écoles et enseignement…, p. 27 : « Malgré tout ce qui opposait culture païenne et christianisme, les Chrétiens de l’Antiquité tardive ont accepté l’éducation classique et les valeurs humanistes qu’elle présentait. Tout en mettant en garde les fidèles contre l’immoralité des textes profanes, tout en rappelant que le culte des muses ne devait pas les détourner du culte du vrai Dieu, les Pères de l’Église, qui eux-mêmes avaient été formés sur les bancs de l’école romaine ont rassuré les consciences chrétiennes. 116 SAINT AUGUSTIN, « De doctrina christiana », G. COMBES (trad.), 39 et 40, Œuvres de saint Augustin, Paris, 1949, t.11, p. 327-333, 2 : « Ceux qu’on appelle philosophes et tout spécialement les platoniciens, s’ils ont émis par hasard les idées vraies et conformes à notre foi, il faut non seulement ne pas les craindre mais le leur réclamer pour notre usage, comme à d’injustes possesseurs. 117 Voir É. GILSON, La philosophie…, p. 33-40. 118 C’est le cas notamment du rédacteur de la collection canonique : Statuta Ecclesiae antiqua qui interdit aux évêques tout commerce avec la culture païenne. Voir Charles MUNIER, Les « statuta Ecclesiae Antiqua », Paris, 1960. 119 En fait, la problématique augustinienne est rapportée à des structures dialectiques qui cherchent à corriger la tendance de l’époque qui voulait, tantôt porter tout à la foi en accordant à l’Écriture un caractère absolu, et tantôt porter tout à la raison en fondant l’Écriture par les moyens de la raison. 120 SAINT ANSELME, « Monologion », L’œuvre d’Anselme…Une traduction plus ancienne de P. ROUSSEAU a paru aux éditions Aubier, Paris, 1947. Voir aussi Pierre GILBERT, Dire l’ineffable. Lecture du « Monologion » de saint Anselme, Paris : Cerf, 1984.

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que celle-ci reste entièrement soumise aux Saintes Écritures. Ainsi, « on ne comprend pas afin de croire, mais on croit au contraire afin de comprendre 121 ». Seul l’établissement d’une stricte hiérarchie entre les deux disciplines (et non l’évacuation pure et simple de la dialectique) constitue une solution raisonnable. Le XIIe siècle retiendra la leçon en mettant la philosophie à la place qu’elle mérite : ainsi Jean de Salisbury122, adepte du moyen platonisme, rappelle que la spéculation philosophique n’est pas un jeu désintéressé puisqu’elle se confond avec l’amour de Dieu. Le vrai philosophe est celui qui use de ses connaissances théoriques pour vivre pleinement la doctrine qu’il enseigne. Le caractère polémique de ces relations témoigne d’une angoisse cachée chez les « rigoristes », ardents défenseurs d’un dogmatisme pur et dur, de l’avènement d’une crise d’autorité comme conséquence directe d’une démarche critique à l’égard des textes de la tradition. En ce sens, la position des partisans de la « raison » quoique, a priori, plus osée, plus audacieuse, doit être évaluée à sa juste mesure. En plaçant d’emblée la dialectique sous l’autorité de la théologie, ils ne cherchaient rien moins qu’à prévenir le risque d’une « désacralisation » des auctores, tout en s’octroyant le droit au jugement, au raisonnement. Ils restaient, de fait, dans une logique de justification de l’autorité et du dogme. En effet, tant que la tradition demeure le détenteur légitime du sens, selon le principe de la non-contestation des commentateurs « consacrés », il ne s’avère guère possible de voir émerger un discours contre l’auctoritas. Il n’empêche que la prise de position en faveur d’un discours « critique » (fût-il un discours de renforcement du dogme) témoigne d’une volonté de préserver un attribut humain essentiel : la faculté de juger, d’exercer un « esprit » critique tout en restant dans le cadre de la loi. Cette posture ambiguë explique pourquoi la tradition n’a jamais constitué un frein réel à l’avènement d’une pensée émancipatrice dont témoignent, par exemple, en matière de théologie, les écrits d’un Abélard ou la démarche critique d’un Vincent de Beauvais123. Elle permet aussi de comprendre la tension

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La formule latine correspondante est : « crede ut intelligas, et intellige ut credas ». Voir É. GILSON, La philosophie…, p. 42. 122 Jean De SALISBURY, Polycraticus, Turnhout : Brepols, K. S. B KEATS-ROHAN (éd.), 1993. Elève d’Abélard, il fait siens les enseignements de son maître pour qui la dialectique a pour utilité principale l’éclaircissement des vérités de la foi et la réfutation des Infidèles. Comme le résume É. GILSON, La philosophie…, p. 76 : « Le sentiment très vif du rôle apologétique de la philosophie qui se fait jour chez Abélard n’est pas un trait qui lui soit personnel. D’autres esprits au XIIe siècle sentent quel profit la religion peut tirer d’une intelligente collaboration avec la spéculation philosophique et d’une utilisation prudente des doctrines anciennes ». 123 Monique PAULMIER-FOUCART, « L’actor et les auctores… », p. 152 : « Il est en tout cas difficile de croire que Vincent de Beauvais accorde encore au Décret une autorité réelle ; mais alors, pourquoi l’intégrer au Libellus apologeticus, juste après avoir dit avec force la nécessité de reconnaître la valeur des auteurs païens, après avoir hardiment défendu l’intérêt des apocryphes, après avoir dit que « j’ai voulu » constituer ma propre liste hiérarchisée d’autorités ? […] Quoi qu’il en soit, la tension existe à l’intérieur même du prologue du Speculum majus, et l’ambiguïté n’est pas levée, au contraire, entre l’autorité théorique d’un décret pontifical ancien et une pratique de fait, revendiquée et accordée au lector en fonction directe de sa liberté de

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qui existe entre l’autorité théorique de la tradition et la pratique de fait, ou pour en revenir plus directement à notre problématique, entre l’imaginaire auctorial du scripteur (c’est-à-dire la « conscience auctoriale » qu’il a de lui-même) et « l’imaginaire sémiotique » qui le domine en lui assignant d’office une place dans la hiérarchie « énonciative » en fonction du rôle qu’il est censé remplir. En effet, si l’imaginaire sémiotique dans lequel le scripteur pense sa « pratique » le contraint à s’identifier à l’un des rôles énonciatifs pré-établis, la pratique d’écriture qui en résulte n’est pas pour autant exempte de dissidences. Tout dépend en fait, ainsi qu’on le verra, du référent auquel le scripteur décide d’articuler sa « pratique » : son propre imaginaire auctorial ou celui auquel l’imaginaire en vigueur le rattache de fait. Nous voulons dire par là qu’un scripteur qui accomplit un acte de copie s’assumera comme « scribe » s’il se borne dans sa pratique à respecter les limites imposées par ce qu’il conviendrait d’appeler la définition « idéelle » du rôle de scribe dans l’imaginaire dominant. Celle-ci repose par exemple sur l’interdit absolu d’actualisation d’une quelconque compétence énonciative. Il est évident que le scripteur qui transgresse cet interdit, déconstruit le rôle de « scribe » même s’il continue d’être perçu au travers de ce rôle, tel qu’il est défini de façon idéelle dans l’imaginaire. En procédant à l’examen critique de la taxinomie des « postures » dissidentes, nous chercherons à jeter les bases d’une réflexion visant à établir la pertinence de la notion de « position » énonciative. Cette notion nous semble opératoire parce que sa polysémie nous permet de l’exploiter sur deux axes majeurs124 : « celui d’u e « prise de position »/ « celui d’un ancrage dans un espace conflictuel (on parle d’une « position » militaire) »125. Se positionner, c’est, en effet, investir la structuration établie d’un champ avec une posture que l’on se confère, indépendamment des découpages déjà répertoriés. Il s’agit en conséquence d’un acte délibéré qui ne peut se satisfaire d’une topique des lieux, enraciné qu’il est dans un imaginaire qui relève de la topologie. Il n’empêche que le scripteur ne peut totalement ignorer ni les rôles énonciatifs validés par la tradition ni la hiérarchie qui les ordonne, ne serait-ce que parce que la position qu’il choisit d’occuper le situe toujours entre deux positions concurrentes, sachant par ailleurs qu’il est des positions plus ouvertes (et donc plus stratégiques) que d’autres. Mais la possibilité qui lui reste toujours offerte d’habiter le champ à sa façon en le restructurant lui octroie une liberté au sein même d’un univers qui pourrait paraître répressif. Cette possibilité justifie donc pleinement notre décision de postuler, pour le Moyen Âge, aux côtés de la « fonction-auctor », définie en priorité comme

jugement raisonné. La juxtaposition des deux listes d’autorités, celle de Gélase et celle de Vincent de Beauvais, montre que, si la loi existe et est répétée, elle ne fonctionne pas, ou plutôt qu’il y a son propos une grande liberté d’interprétation, exercée par celui qui a acquis sa capacité de juger ». 124 Nous suivons en cela Dominique MAINGUENEAU, Le contexte de l’œuvre littéraire (Énonciation, écrivain, société), Paris : Dunod, 1993, p. 68. 125 Ibid.

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fonction autoritaire, légitimante, une « fonction-auteur » qui, elle, serait à appréhender comme fonction (re)-créatrice126, surgie au creux de la condition écrivante d’actor.

Positions dérivées : dissidences Si donc une possible théorie de l’auteur au Moyen âge se fonde sur la reconnaissance de quatre rôles énonciatifs, pouvant être en réalité répartis en deux grands domaines de compétences (celui de la reproduction d’énoncés et celui de la création d’énoncés), la pratique d’écriture assure entre ces domaines une grande perméabilité, en offrant, on l’a dit, à chaque scripteur la possibilité d’investir le champ à partir d’une « prise de position » propre. C’est pourquoi l’appréhension de ces compétences en termes « fonctionnels »127 nous paraît plus rentable que celle privilégiant une logique de l’individu, laquelle tend à cloisonner (« le scribe », « le compilateur »…) ce qui gagnerait à être pensé ensemble. Nous verrons ainsi qu’une « position » peut être à cheval sur deux ou plusieurs rôles énonciatifs validés. Elle se définit par sa capacité à rendre compte de la construction toujours ouverte d’un « être de raison » (qu’on pourra appeler avec Michel Foucault, fonction-auteur ou sur ce principe fonciton-scribe ou fonction-compilateur…) à partir de critères virtuellement disponibles mais non nécessairement actualisés de la même façon à chaque fois. C’est ainsi que la fonction-compilateur, selon les critères mobilisés pour sa construction, pourra s’apparenter tantôt à la fonction-scribe, tantôt à la fonction-commentateur, etc. Dans les pages qui suivent, nous chercherons à mettre en évidence que les trois rôles énonciatifs – scriptor, compilator, commentator – se ramènent à une seule et même fonction qui nous semble devoir être appréhendée comme fonction-lecteur (+/-(ré)énonciateur). Selon le degré d’actualisation de la fonction-(ré)énonciateur, cette fonction-lecteur est appelée à s’identifier ou non à la fonction-auteur, telle que la décrit Michel Foucault, en regard des textes contemporains. Nous pourrions ainsi au terme de notre parcours opposer à une « fonctionauctor », instance d’autorité, pleinement légitimée, une « fonction-auteur » qui serait à définir comme instance de récitation et d’invention128. Mais auparavant il convient de tenter un descriptif schématique des attributions qu’annexent les positions dissidentes, ce qui nous conduira, bien entendu, à revenir brièvement sur celles qui sont au fondement des rôles énonciatifs validés, en mettant l’accent sur le non-dit, c’est-à-dire les

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Voir « Pertinence du postulat de l’auteurité », section 2 de cette même partie. Nous n’ignorons pas les réserves qui peuvent être formulées à l’encontre de l’approche « fonctionnaliste » que nous n’adoptons qu’en raison de sa rentabilité heuristique pour notre propos. En parlant de « fonction-scribe », « fonction-compilateur », etc., nous pouvons saisir les scribe, compilateur…moins comme des « individus » que comme des rôles, des fonctions, des « constructions » relevant d’opérations complexes et imprévisibles, toujours susceptibles de lancer un défi à la stricte codification du contenu des rôles « validés » dans l’imaginaire. 128 Voir M. ZIMMERMANN, Auctor et auctoritas…, p. 7-14. 127

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présupposés implicites. En procédant ainsi, il nous sera plus aisé de comprendre pourquoi ce que nous avons résolu d’appeler les fonctions-scribe/-compilateur/commentateur peuvent être subsumées sous la seule et même fonction « lecteur (+/- (ré)-énonciateur) ». La fonction-scribe129 ● Elle se construit à partir des compétences suivantes : - une compétence de lecture - une compétence d’écriture ● Les positions conformes au rôle énonciatif validé se fondent sur les présupposés suivants : - Une conception de la lecture comme « déchiffrage » - l’absence de projet d’écriture, soit une conception de l’écriture comme « copie », reproduction de la « lettre » du texte. - la suspension de la fonction critique, c’est-à-dire une sujétion totale à la « lettre » et donc à l’« esprit » du texte reproduit. ● Les positions dissidentes130 procèdent de : - l’actualisation d’une compétence de lecture critique - l’actualisation d’une compétence énonciative131, à partir de laquelle la compétence d’écriture se décline en compétence de récriture, ou interventionnisme » (suppressions, ajouts). La fonction-compilateur ● Elle se construit à partir des compétences suivantes : - Une compétence de « collecte » de la documentation - Une compétence de lecture - Une compétence de sélection de la matière - Une compétence de « montage » de la matière

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Nous adoptons cette « présentation » schématique pour mieux souligner les éléments de comparaison que nous voulons faire ressortir. 130 Nous opposons « positions validées » et « positions dissidentes » par rapport au référent qu’est l’« imaginaire sémiotique » médiéval. Une position sera jugée d’autant plus dissidente qu’elle actualisera un nombre important de compétences non prévues par la position validée. 131 G. LECLERC, Histoire de l’autorité…, p. 104 : « La lecture du copiste est bon gré mal gré interprétation. Involontairement par ses erreurs, intentionnellement par ses gloses et ses interpolations, le copiste est un auteur en puissance. La lecture du copiste suppose une compréhension du texte, du sens de l’énoncé. ». Voir aussi Jean ROUDIL, « Le vouloir-dire et le dit », in : Cahiers de linguistique hispanique médiévale, Paris : Klincksieck, 1993-94, p. 132 : « Du remaniement délibéré à l’inattention fautive, quelque chose est en jeu qui redonne vie à l’inscription inerte, la langue miroite et prend dans son piège le copiste qu’elle institue en sujet ». G. LECLERC, Ibid., p.103-104, en est parfaitement conscient : « Le travail du copiste est de reproduire textuellement. […] Mais son rôle peut être plus important. […] La copie médiévale permet la glose, la scolie, le commentaire, dans les marges mêmes du texte recopié ou lu. […] En principe, gloses et annotations sont bien séparées du texte, clairement disposées dans les marges. Elles ont un tout autre statut symbolique que le texte proprement dit. Mais dans certains cas, la séparation n’est pas claire et nette, le lecteur du texte glosé peut se méprendre sur leur statut […] Il s’agit pour leur ‘auteur’ — pour le copiste énonciateur — de faire passer, d’introduire, d’accréditer des idées nouvelles, éventuellement hérétiques ».

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● Les positions conformes au rôle énonciatif validé se fondent sur les présupposés suivants : - la sacralisation des textes-sources qui constituent la « matière » - le postulat de l’« invariance » de la matière - la mise en forme de la matière Il n’est pas explicitement fait mention d’une compétence énonciative, comme s’il s’agissait d’un simple « copier-coller ». ● Les positions dissidentes procèdent : - du filtrage des autorités qui sont « évaluées », ce qui suppose l’actualisation d’une fonction critique de contrôle, en surplomb - de l’actualisation d’une compétence de lecture « anachronique » : le textesource est lu à travers le prisme du présent. - de l’actualisation d’une compétence énonciative visant à réélaborer de façon significative le contenu des textes-sources avec pour corollaire la création d’un texte nouveau132. La fonction-commentateur ● Elle se construit à partir des compétences suivantes : - une compétence de lecture - une compétence d’interprétation - une compétence d’écriture ● Les positions conformes au rôle énonciatif validé se fondent sur les présupposés suivants : - la soumission à la doctrine du texte, c’est-à-dire une interprétation conforme à l’intention de son auteur, ce qui implique un postulat de lecture « herméneutique » - une écriture raisonnée (au sens rhétorique) : exposition, argumentation ● Les positions dissidentes procèdent de : - l’exercice d’une lecture « anachronique » - la dérive interprétative, c’est-à-dire la production d’une paraphrase non acceptable d texte. À travers cette visualisation des « attributions » de chacune de ces fonctions, il apparaît que toutes trois se définissent par rapport à la fonction-lecteur, dont les modalités de construction dépendent en réalité du postulat de lecture : lecture-déchiffrage, lecture herméneutique, lecture anachronique. Selon la posture de lecture choisie, la fonction-(ré)énonciateur qui est connexe de la précédente peut, soit s’actualiser ou non (fonctions-scribe/-compilateur), soit s’actualiser automatiquement pour produire un discours qui est ou n’est pas une paraphrase acceptable du discours premier (fonction-commentateur). En conséquence, ces trois fonctions peuvent être subsumées dans la fonctionlecteur/ (+/)- ré-énonciateur qui se confond globalement, comme on tâchera de le démontrer, avec la fonction-auteur.

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G. MARTIN, « Compilation… », p. 113 : « À l’évidence, la réunion des oeuvres implique la production d’un texte nouveau, différent de ses sources ; il apparaît ici qu’elle peut constituer en soi un premier degré de renouvellement du sens ».

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Jusqu’à quel point ces rôles validés et ces diverses positions dissidentes peuvent-ils rendre compte de l’imaginaire auctorial d’Alphonse X ? En quoi les prises de positions alphonsines dans le champ politique déterminent-elles ses prises de position dans le champ énonciatif, comme corrélat nécessaire de la souveraineté politique « pleine » (ou « hyper-autorité ») qu’il entend exercer ? Rappelons, en effet, que si, au départ, le « théologien » était le détenteur légitime de l’auctoritas, appelé qu’il était à exercer presque sans partage cette fonction de médiation, l’expansion des monarchies au XIIe siècle a rapidement posé le problème de la définition exacte de la royauté, avec comme question connexe, celle de la légitimité du monarque quant à l’exercice d’une auctoritas directe, c’est-à-dire non déléguée par l’Église. La problématique des fondements de l’autorité énonciative était posée, le roi se dressant désormais face à la traditionnelle figure du « théologien-auctor » comme possible figure rivale.

CHAPITRE DEUXIÈME

PROBLÉMATIQUES ALPHONSINES ENJEUX POLITIQUES ET ENJEUX ÉNONCIATIFS

Introduction Nous ne reviendrons pas sur la réputation de roi lettré d’Alphonse X car c’est elle qui justifie l’appellation de « Roi Sage » sous laquelle il est passé à la postérité. Elle est donc bien connue. Nous dirons simplement qu’en mettant en lumière l’étroite imbrication du savoir et de la sagesse, ce qualificatif exprime d’emblée la posture épistémologique d’un monarque qui voulut faire du « savoir » la clef de voûte d’un système politique ordonné selon la loi de Dieu, et donc empreint de sagesse. En conséquence, c’est tout à la fois la nouveauté de l’articulation entre « savoir » et « politique » et sa résolution pragmatique qui semblent devoir ici retenir notre attention, toutes deux induisant une remise en cause des modèles dominants. En partant de la conception encyclopédique du savoir chez Alphonse, laquelle, on peut s’en douter, est en prise avec celle de l’Occident du XIIIe siècle, nous chercherons à montrer que l’architecture théorique qui la soustend et dont les fondements sont de toute évidence « théologiques », ne prend sens que par rapport aux prolongements politiques qu’elle admet tacitement. En construisant ce vaste système du « savoir », Alphonse X chercha surtout à manifester la parfaite homologie existant entre la conception « théophanique » de l’univers qui domine au XIIIe siècle et l’interprétation politique qu’il entendait donner de cette dernière. En ce sens, si Alphonse X fait figure d’exception, c’est moins, ce nous semble, en vertu de l’ambition totalisatrice qui gouverne la réalisation de son œuvre, qu’en raison de la singularité du modèle d’autorité par rapport à laquelle celle-ci s’ordonne et qui vise à faire du roi le seul dépositaire de l’autorité légitime (qu’elle soit spirituelle, énonciative, cognitive, politique). En ce sens, le problème qui est posé est bien celui de l’articulation de ce modèle d’autorité « concentrique » aux modèles existants.

Perspectives alphonsines Encyclopédisme alphonsin et pensée encyclopédique En qualifiant naguère d’« encyclopédique » le XIIIe siècle, Jacques Le Goff invitait implicitement à le tenir pour un pur produit de l’essor culturel des XIe et

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XIIe siècles, lequel devait logiquement aboutir à la vaste entreprise de recensement et de mise en ordre du savoir, plus connue sous le nom d’encyclopédie1. Comment résister alors à l’envie de qualifier Alphonse X d’« homme » pleinement « de son temps », tant l’ampleur de l’œuvre qu’il a produite tout au long de son règne témoigne de cet « esprit encyclopédique » ? Un simple coup d’œil à la production alphonsine suffit à manifester son inscription dans un champ couvrant quasiment l’entier du savoir disponible à cette époque : Histoire, Droit, Astronomie (ou Astrologie), Musique (à travers ses cantigas), Miroirs du Prince (à travers la littérature sapientiale). Cette répartition « disciplinaire » ne doit pas masquer la cohérence et la finalité d’un projet dont les fondements restent théologiques, même s’il est vrai que la dimension « métaphysique » y prend sens surtout en regard de sa mise en perspective « politique ». Dans un XIIIe siècle marqué par la pénétration des thèses aristotéliciennes, il n’est pas surprenant que « métaphysique » et « politique » 2 se soient disputé le titre de « philosophie première ». On peut à cet égard rappeler que l’importance accordée dans le péripatétisme à la « science politique » induit un nouvel équilibre entre « sciences théoriques » et « sciences pratiques », selon une économie qui n’est pas réductible à celle du platonisme. Or, l’influence de ce dernier, perceptible notamment à travers la vigueur de l’augustinisme, lui-même héritier du néo-platonisme de Plotin et Porphyre, continue d’être vive : la lutte entre l’Empire et la Papauté, la volonté affichée de délimiter clairement le territoire de la royauté par rapport aux pouvoirs papal et impérial constituent autant d’indicateurs d’une réflexion théologico-politique, encore fortement tributaire de la philosophie de l’histoire (qui est déjà philosophie politique) augustinienne. Il est certain qu’Alphonse X, par sa double qualité de roi et d’« aspirant » à l’Empire ne pouvait manquer d’être sensible à ce genre de problématiques, d’autant que le défi de la Reconquête plaçait l’Espagne au cœur même d’un débat plus large touchant à la « mission » particulière qui, dans le plan divin, était dévolue au peuple espagnol et singulièrement à son « seigneur naturel ». Dans ces conditions, le Prince3 qu’était Alphonse, n’eut de cesse de rechercher

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Il faut prendre en compte, notamment à partir du XIIe siècle, et dans le prolongement d’œuvres encyclopédiques telles que celles d’Isidore de Séville (Étymologiae), de Bède le Vénérable (De rerum natura) et de Raban Maur (De rerum naturis), l’émergence d’une « science de la nature ». Honoré d’Autun, dans son Imago mundi s’inspire de ses prédécesseurs pour décrire l’essence d’un monde en perpétuel mouvement. Guillaume de Conches (Philosophia mundi) et Alexandre Neckam (De natura rerum) énonce des théories similaires. Cet effort « encyclopédique » atteint sans doute son apogée au XIIIe siècle avec le Speculum mundi de Vincent de Beauvais. 2 L’emploi des guillemets vise à attirer l’attention sur un terme, celui de « politique » qui arrive tardivement, demême que l’ouvrage, la Politique d’Aristote. Nous y recourons néanmoins car la « réalité » qu’il désigne jouit d’une réelle assise, en vertu notamment de l’émergence et de l’affirmation, au XIIIe siècle, des jeunes États. 3 Du latin « princeps », premier. Il désigne depuis Auguste le détenteur du pouvoir souverain (celui qui a à la fois de l’auctoritas et de la potestas).

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dans les divers événements propres à son règne mais aussi plus largement à son époque, les signes manifestant à la face du monde son statut de Vicaire de Dieu, à la croisée des « temps intérieurs et extérieurs » 4. C’est donc en tenant compte de ces divers paramètres que nous nous proposons d’envisager maintenant les rapports très étroits qui, dans la pensée alphonsine, valent d’être établis entre « encyclopédisme », « métaphysique » et « politique ». La problématisation effectuée autour de ces trois notions permet de comprendre ce qui est au fondement de l’« esprit encyclopédique » alphonsin. Il s’agit en effet aux yeux d’Alphonse de manifester que le roi, empereur en son royaume, est par nature le plus apte à diriger la cité terrestre, et qu’il détient donc non seulement la potestas (pouvoir pratique de gouverner et d’administrer) mais aussi l’auctoritas (primauté théorique, d’essence divine). Ce qui revient à poser que l’ordre de la royauté s’insère naturellement dans l’harmonie divine de l’univers qui, à son tour, fonde sa légitimité. En ce sens, aimer le roi, le respecter c’est donc aimer l’ordre voulu par Dieu pour l’homme. L’unité de la cité n’est alors rien moins que conformité à l’ordre naturel. Alphonse X n’aura de cesse de le marteler, au travers d’une œuvre qui devait transposer, dans l’univers des « mots », la problématique de l’autorité telle qu’elle se posait à lui dans l’univers des « choses ». L’entier de l’entreprise encyclopédique d’Alphonse X peut donc, on l’a dit, être vu comme volonté de manifester le rapport d’homologie existant entre l’ordre naturel et l’ordre politique. Alphonse entend ainsi, par le truchement de son œuvre conférer une assise théologico-philosophique à un pouvoir royal qu’il souhaite libre de toute entrave à l’égard des autres possibles contre-pouvoirs que sont l’Église et la noblesse. Ce qui frappe d’em lée dans l’œuvre d’Alphonse X, c’est une structuration qui mime celle de l’encyclopédie tout en s’interdisant ce qui, en réalité, caractérise celle-ci : l’assemblage du savoir dans une totalité organique. A la verticalité de l’organisation encyclopédique des connaissances, généralement ordonnées du haut vers le bas, Alphonse X oppose l’horizontalité de multiples sommes (somme juridique, somme astronomique, somme historique, somme « sapientiale »…) dont la réunion forme un ensemble qui, par la complexité de sa structure et la densité de ses informations, se présente comme le Miroir du miroir, c’est-à-dire comme Encyclopédie des encyclopédies. Alphonse X se poserait-il alors en suprême auctor ? Une chose est sûre : à la différence d’un Isidore de Séville ou d’un Vincent de Beauvais, Alphonse cherche moins à intégrer les disciplines à un parcours du savoir5 conforme à l’ordre « ascendant » défini par les sciences libérales – ce qui

4

G. MARTIN, Les Juges de Castille…, p. 335 : « L’Espagne est ainsi portée à la croisée des temps intérieurs de ses deux grands acteurs ethno-politiques (Maures et chrétiens) et, extérieurs, de l’empire et de la papauté ». 5 Qu’on évoque Isidore de Séville, Étymologies, 3, 41, Patrologie latine…, 71, justifiant le caractère ordonné, au sens le plus autorisé, de l’organisation de son ouvrage qu’il conclut sur les disciplines mathématiques : « Cependant l’ordre de ces sept sciences profanes fut conduit jusqu’aux astres par les philosophes pour que par eux les âmes embarrassées par une sagesse

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suppose une lecture de la continuité6 (et donc, l’intégration des diverses « sciences » au sein d’un même ouvrage), qu’à circonscrire d’emblée des parcours autonomes de « savoir » qui soient tout à la fois alternatifs et successifs. Celui des sciences dites « pratiques », organisées autour du Droit et de l’Histoire et celui des sciences « théoriques » où dominent les ouvrages d’Astronomie et de Sapience. Mais à leur tour ces sciences pratiques renferment une dimension théorique qui invalide cette tentative de délimitation7. Auquel cas la ligne de partage, tout à la fois intérieure et extérieure à un seul et même ouvrage est plus difficile à établir. Quoi qu’il en soit, la non-linéarité du parcours de lecture qui est ainsi présupposée justifie le principe de la dispersion du savoir dans des sommes distinctes, même si le principe des vases communicants reste de mise. Il nous paraît évident qu’à travers la structuration qu’il adopte, Alphonse X entend refléter l’approche aristotélicienne d’une Nature à qui, outre une intelligibilité, est reconnue une dimension sensible, et donc des fins proprement naturelles. C’est en ce sens que le choix alphonsin de produire une encyclopédie « éclatée » nous semble pouvoir être interprété comme le signe d’une mutation dans l’ordre du savoir, mutation qui remet en cause précisément la conception augustinienne (issue elle-même du néo-platonisme) faisant des sciences conquérantes ou phronèsis (dialectique, mathématiques, musique…) le seul chemin vers la sagesse chrétienne. Avec Alphonse, lecteur d’Aristote, la sagesse pratique qui s’incarne dans le savoir juridique notamment et qui est au fondement de l’harmonie politique du royaume, est aussi une voie moyenne vers cette sagesse.

La double mise en scène d’un roi législateur et philosophe Pour Aristote, il ne saurait être question de réduire la quête de la sagesse à la seule recherche spéculative du vrai, même si la vie théorétique qui se confond avec la sagesse théorique (sophia) en représente le couronnement. Ainsi tout en incitant l’homme à ne pas se limiter à l’action (praxis), Aristote reconnaît la possibilité d’une quête dont le terme pourrait être la possession de la seule sagesse pratique (ou phronèsis). De fait, il réorganise en profondeur le schéma platonicien de la sagesse8. En séparant les sphères de l’activité théorique de

séculière soient détournées des choses terrestres et pour qu’elles se consacrent à la contemplation des choses d’En-Haut ». 6 C’est ainsi par exemple que Gossuin de Metz, dans son Image du monde somme son lecteur de respecter l’ordre de lecture, ce qui montre bien que l’encyclopédie n’est pas encore un ouvrage de consultation. 7 Qu’on pense en effet aux traités législatifs où l’énoncé de la loi s’assortit généralement de son fondement juridique. 8 Lambros COULOUBARITSIS, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris : Grasset, 1998, p. 286 : « [Platon] parle de sagesse (sophia) et de sagesse propre à la science (phronèsis), en y associant la sagesse éthique (sôphrosynè) ». L. Couloubaritsis précise par ailleurs, p. 341 : « Chez Platon, le terme phronèsis exprime davantage la science ou un savoir

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celles de l’action proprement dite qui vise le bien propre de l’agent et le bien commun, sphères représentées par deux formes de sagesse, l’une pratique, l’autre théorique, et en faisant de la première la condition de la seconde, le Stagirite ménage une place de choix au savoir pratique. Il ouvre ainsi la voie à la reconnaissance d’une forme de sagesse, qui, quoique ne relevant pas de la science divine, peut en servir les desseins. Par conséquent, c’est bien l’autonomie du « politique » par rapport au « théologique » qui se trouve ici fondée. Comment s’inscrit alors dans un tel schéma une réflexion sur la royauté ? En se fondant sur de telles prémisses, Thomas d’Aquin défendra l’idée d’un roi enraciné dans un royaume bien de ce monde, dont le gouvernement nécessite le déploiement d’une tout autre sagesse que celle des choses divines9. La prudentia regnativa n’est pas essentiellement religieuse, tandis que c’est justement par elle que le roi se rend le plus semblable à Dieu. De fait, il est légitime que le roi, pour bien gouverner, s’appuie sur une sagesse pratique, fondée sur la connaissance des choses humaines. Aristote ne préconisait pas autre chose quand il affirmait qu’« être vertueuse pour une cité n’est en rien le fruit du hasard, mais de science et de choix réfléchi 10 ». La nécessité d’une « science politique » 11 correspond donc à celle d’édicter des lois positives qui soient en accord avec les lois naturelles. En effet, dans l’unité de la cité envisagée conformément à l’ordre naturel, le roi doit procurer au peuple qu’il éduque à la vertu une vie sans dommage, explicitement conçue comme participation à l’ordre divin. En devenant la règle même du gouvernement royal, l’ordre naturel fonde la légitimité d’un roi choisi par Dieu en raison de sa vertu, puisque la nature ordonnée à la grâce ne saurait s’accommoder d’un roi impie. Seulement comme la foi ne suffit pas à gouverner les hommes selon leur bien naturel, le roi a besoin d’une formation sérieuse. Dans la perspective aristotélicienne, c’est au philosophe, auteur de traités éthiques et politiques au sens étroit, qu’il appartient de lui donner cette formation. Le philosophe est alors pressenti comme le législateur de la cité (puisqu’il est en fait le formateur des législateurs)12.

scientifique, ce qui est rejeté par Aristote dans son Éthique, en mettant effectivement en valeur une sagesse pratique [qu’il appelle phronèsis] à une sagesse théorique (sophia). 9 Voir Thomas d’AQUIN, Tractatus de rege et regno ad regem Cypri, Stanislas Edouard FRETTÉ (éd.), in : Thomae Aquinatis opera omnia, Paris, 1875, Opuscula varia (16). Cf. également Étienne GILSON, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas, Vrin : Paris, 1962. 10 ARISTOTE, Les Politiques, P. PELLEGRIN (trad.), Paris : Garnier-Flammarion, 1990, 7, 13, 1332a, p. 492. 11 Cf. G. MARTIN, « Alphonse X et la science politique. Septénaire, 1-11 (suite) », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 20, 1995, Paris : Klincksieck, p. 7-34. 12 Voir ARISTOTE, Les politiques…, p. 28 : « Ainsi se détache fortement une figure, qui va dominer toute l’éthique et toute la politique aristotéliciennes, la figure du nomothète, du législateur. […] Sans doute Aristote retrouve-t-il là l’une des images les plus prégnantes de l’imaginaire collectif des Grecs : le législateur, en effet, surtout quand il est fondateur de cité, a toujours eu pour eux une stature quasi divine […] ».

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Un simple examen de la production juridique alphonsine suffit à manifester que le roi s’y met en scène comme législateur13, ce qui suppose qu’il concentre en sa personne royale l’autorité dévolue, dans le schéma aristotélicien, au Philosophe, c’est-à-dire à un tiers. La faible rentabilité de la distinction roiphilosophe dans la perspective alphonsine implique alors que le roi n’a nul besoin du philosophe, soit parce qu’il conteste l’autorité qu’Aristote a choisi d’accorder à cette figure, soit parce qu’il s’estime lui-même philosophe. En réalité, il s’agira pour Alphonse, le long d’une œuvre juridique qui souligne les inflexions d’une pensée, trop souvent en décalage avec son réel castillan, d’ouvrir le contenu notionnel du terme « roi » sur celui de « philosophe-législateur ». L’évolution que connaît le concept de « royauté » entre le XIIe et le XIIIe siècle favorise largement un tel dessein, puisque sous l’effet conjugué de la pénétration du droit romain et de l’aristotélisme, le roi, perçu comme empereur en son royaume, acquiert une réelle autonomie par rapport au prêtre, en ce qu’il es reconnu apte à conduire chacun de ses sujets à la perfection de sa nature raisonnable. Défenseur convaincu de la théorie des deux glaives14, Alphonse X participait de la conception de l’origine divine du pouvoir royal : Vicarios de Dios son los Reyes cada uno en su reyno, puestos sobre las gentes para mantenerlas en justicia e en verdad quanto en lo temporal, bien assi como el Emperado en su Imperio 15.

Aussi a-t-il toute légitimité à déclarer dans le Miroir du droit : Nos dixiemos de suso que feziemos leys a pro de nuestras tierras e de nuestros regnos e mostraremos muchas razones por que conuiene que las feziessemos16.

Il revendique ainsi, de par son statut, le droit de légiférer, lequel droit se trouve en réalité assimilé à une prérogative royale. Il est ainsi amené à évoquer les qualités qui doivent être celles du Législateur (« fazedor de las leyes ») : El faze or de las leys deue amar a Dios e temer e tenerle ante sus ojos cuando las feziere porque las leys que feziere sean conplidas e

13

G. MARTIN, « Alphonse X de Castille, roi et empereur. Commentaire du premier titre de la Deuxième partie », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23, Paris : Klincksieck, 2000, p. 332 : « Pour Alphonse, au moment où, à la suite du For royal et du Miroir du droit – tous deux achevés et promulgués en 1254 ? – , peut-être comme remaniement de ce dernier, il met en chantier les Sept parties, c’est-à-dire le code de droit civil le plus important de la chrétienté occidentale depuis le Liber augustalis, c’est, avant tout, légitimer par un antécédent juridique prestigieux la prérogative royale de révoquer, de créer et d’interpréter la loi. Il y avait belle lurette que le roi exerçait en León et en Castille un pouvoir de création et de contrôle de la loi et du droit, à travers notamment, la concession, la révision et la confirmation des fors. Ferdinand III, père d’Alphonse X, avait favorisé la formation de juristes à l’université et contribué à l’harmonisation juridique du territoire. Le droit royal n’en restait pas moins borné par la coutume, la jurisprudence des fazañas, la tradition des fors locaux ». 14 Ibid. 15 Siete Partidas, éd. Real Academia de la Historia, 1807, II.1.5. 16 Gonzalo MARTÍNEZ DÍEZ (éd.), Leyes de Alfonso X.I. Espéculo, Ávila : Fundación Sánchez Albornoz, 1985, I.i, 103.

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derechas. E deue amar justicia […] E deue seer entendudo por saber departir el derecho del tuerto, e aperçebido de razon para responder çiertamiente a los que la demandaren 17.

L’importance accordée à l’entendement et à la raison souligne très précisément que le roi est par nature le plus apte à occuper cette fonction législatrice dans la mesure où il est dans son royaume comme la raison dans l’âme. On trouve dans la conception alphonsine de la royauté des points de convergence avec l’interprétation de la souveraineté royale chez saint Thomas d’Aquin18, laquelle est à rechercher dans l’homologie platonicienne19 entre l’individu et la cité. En établissant une tripartition des fonctions dans la cité, parallèle à la tripartition des fonctions de l’âme (constituée de la partie concupiscible, de la partie irascible et de la partie rationnelle), régies dans les deux cas par les mêmes vertus, Platon faisait en effet correspondre à la classe dirigeante des magistrats, la fonction de la raison avec comme vertu la sagesse. Dans cette perspective, le roi, au sommet de la hiérarchie, et doté de toute évidence de l’entendement maximal, doit prendre en charge le destin de la cité des hommes. Qui plus est, et dans le prolongement de la logique platonicienne, la concorde et l’harmonie ne peuvent régner dans la cité que si chacune des classes accomplit sa fonction. En terres chrétiennes, il en découle que les fauteurs de trouble qui contestent l’autorité du roi sont doublement coupables : en l’empêchant de remplir correctement sa fonction, non seulement ils contreviennent à la paix du royaume, mais de plus contrarient l’insertion du royaume dans l’harmonie divine de l’univers. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les arguments qu’Alphonse X avance dans le prologue du Livre du for des lois20 (qui se confond globalement avec la Première Partie) pour manifester la gravité de ces actes jugés délictueux : E por ende nos, el sobredicho rey don Alfonso, entendiendo e ueyendo los grandes males que nascien e se leuantauan entre las gentes de nuestro sennorio por los muchos fueros que usauan en las uillas e en las tierras, que eran contra Dios e contra derecho, assi que los unos se judgauan por fazannas desaguisadas e sin razon […] tolliendo a los reyes su poderio e sus derechos e tomandolo pora si lo que non deuie seer fecho en ninguna manera 21.

C’est, selon une optique similaire qu’il convient d’appréhender la volonté alphonsine de « redresser » les lois mauvaises en vigueur, comme lois contre nature. L’influence d’Aristote est ici très nette car Alphonse X, réformateur

17

Ibid, I.i.4, p. 104. Cf. G. MARTIN, « Alphonse X de Castille… », p. 342-345. 19 Cf. PLATON, La République, Robert BACCOU (éd.), Paris : Garnier-Flammarion,1966, Livre X. 20 Fernando GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa medieval castellana, 2 t. Madrid : Cátedra, 1998, 1, p. 513 : « El códice en el que figura este epígrafe, el ms. Add. 20787 de la British Library, representa una primera versión (A), un proyecto cerrado de legislación del que hoy sólo se conserva este primer libro que viene a coincidir,en lo sustancial, con lo que fue luego la Partida Primera ». 21 Ms Add. 20787, 3-4: ibid, p. 517. 18

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convaincu, n’eut de cesse de doter la Castille de lois excellentes, ce qui n’est pas sans rappeler le propos du Livre IV des Politiques où Aristote évoque les deux sortes de situations que le législateur aura à affronter : a constitution de lois nouvelles (fondation d’une cité nouvelle) ou l’action réformiste (révision de lois existantes). Dans le second cas lié à la révision, il est surtout question des cités dotées d’un type de régime politique adapté mais ayant malgré tout dévié de leur forme droite. C’est précisément dans l’objectif de conjurer un tel péril qu’Alphonse X décida de promulguer le For Royal, code unitaire visant à remplacer les divers fors particuliers existants, lesquels par leur manque de cohésion ne pouvaient, selon lui, délimiter un ensemble législatif cohérent. En conséquence, ils contrevenaient gravement à l’unité du royaume, c’est-à-dire à sa paix et à son bon état. S’il en allait ainsi, c’est que ces « lois » n’étaient pas dérivées de la loi naturelle, et qu’elles n’étaient donc pas conformes à l’ordre divin. C’est ce que laisse entendre Alphonse X : E por end Nos, don Alfonso, […] entendiendo que la uilla nombrada […] non ouieron fuero fasta en el nuestro tiempo e iudgavasse por fazañas e por alvedrios departidos de los omnes et por usos desaguidos e sin derecho, de que uienen muchos males e muchos daños a los omnes e a los pueblos22.

La fonction législative telle que la conçoit Alphonse, récepteur attentif d’Aristote, a pour objectif premier de mettre en adéquation le royaume avec la finalité qui lui est dévolue, à savoir la vertu qui doit conduire à la sagesse politico-éthique. On retrouve ici la figure du nomothète chère à un Aristote comme facteur de la vertu par l’institution de bonnes lois, mais aussi comme responsable du bonheur ou du malheur de ses concitoyens. C’est pourquoi il revient seul au roi d’assumer cette mise en chantier législative : Onde conuiene a rey, que a de tener sus pueblos en justicia e en derecho, que faga leyes pora que los pueblos sepan como an de beuir e las desabenencias e los pleitos que nacieran entre ellos que sean departidos de manera que los que mal fizieren reciban pena e los buenos biuan seguramient23.

Cet accaparement de la fonction législative par le roi doit donc être compris comme le signe d’une volonté forte de mise en ordre du royaume, à partir d’une architecture juridique qui, entre 1254 et 1270, va transformer le paysage législatif existant. L’importance qu’y acquièrent le droit romain et le droit canon vaut d’être soulignée, d’autant qu’elle manifeste l’étroite imbrication entre métaphysique-théologie, droit, histoire. Jean-Philippe Genet nous permet de l’apprécier quand il écrit : […] en tant que droit de Rome qui est à la fois le siège de l’Église universelle et celui d’un Empire (désormais plus ou moins théorique

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Gonzalo MARTÍNEZ DÍEZ (éd.), Leyes de Alfonso XII. Fuero Real, Ávila : Fundación Sánchez Albornoz, 1985, p. 184-185. 23 Ibid.

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ou mythique) auquel on prête dans les textes une sorte de supralégitimité législatrice, le droit romain apparaît comme l’instrument de la volonté divine, et sa liaison organique avec le droit canon n’est pas seulement technique mais aussi, dirions-nous, « idéologique »24.

Le surcroît de légitimité accordé au droit romain procède de sa qualité de loi positive droite car fidèlement dérivée de la loi naturelle, ainsi que le souligne sa liaison intime ave le droit canon. De fait, légiférer en se fondant sur un tel droit revient à doter d’emblée les « lois » de son royaume d’une autorité qui tire sa légitimité de sa conformité à l’ordre naturel. Les Parties et le Septénaire s’en souviendront qui intègrent plus largement que le Miroir, le droit canon, afin de s’octroyer également les faveurs d’une Église toujours prompte à rappeler au roi ses devoirs envers Elle. Il nous semble donc possible d’approcher l’œuvre « juridique » d’Alphonse selon un double niveau, interne à chacune des composantes. Un niveau « pratique » où, à travers des promulgations de « fors » ou de « code législatif » (qu’on songe au For Royal, au Miroir du droit et aux Sept Parties), Alphonse X vise la transformation législative de son royaume. Un niveau théorique où il est question d’expliquer et de justifier le bien-fondé de ce programme de mise en conformité « juridique » du royaume, au moyen d’arguments d’essence « théologique ». La notion de « mise en conformité » nous servira de guide en nous permettant d’établir la manière dont s’articulent dans la philosophie politique alphonsine la nature et la grâce, avec leurs arrière-plans aristotélicien et augustinien. C’est bien, en effet, de philosophie politique qu’il s’agit si on entend par là une réflexion qui vise à mettre en place un savoir spécifique sur un certain nombre d’éléments (Ex : la nature du royaume, l’origine du pouvoir royal, les prérogatives du roi, les fondements de la loi, etc.) en rapport avec l’essence même de la polis. Tout remonte à l’œuvre augustinienne, fondatrice de la philosophie de l’histoire/politique, La Cité de Dieu. En posant qu’il n’est de royaume digne de ce nom que la Cité Céleste où les hommes vivent selon la loi de Dieu et développent donc la vertu, Augustin admettait tacitement que seuls les prêtres étaient en mesure d’administrer la Cité. L’« augustinisme politique », à travers notamment Isidore de Séville et Grégoire VII, postule que l’Église tient les deux « glaives », ce qui revient à dire qu’il n’est pour l’État d’autre droit naturel d’exercer un pouvoir que ceux de protection et du service de l’Église. La nature déchue de l’homme fait que si une harmonie est possible en ce monde, elle l’est seulement par l’écho qu’y trouve la parole de Dieu, par la voix du prêtre, la principale vertu politique étant la piété. Le Prêtre, dans l’augustinisme politique, apparaît comme la figure politique par excellence. Mais dans l’exercice qui découle de cette prérogative, il rencontre un problème majeur : il n’a pas de souveraineté directe sur les

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Jean-Philippe GENET, La mutation de l’éducation et de la culture médiévales, 2 t., Paris : Seli Arslan, 1, p. 130.

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royaumes terrestres. Ce sont les rois qui occupent cette place. Suivant la logique augustinienne, ces derniers (nature déchue) ne vivent pas sous le règne de la grâce de Dieu et ne sauraient être donc que des tyrans. En effet, si l’Église est appelée à diriger le peuple, le roi ne saurait que le « corriger » : il détient seulement un pouvoir violent du corps, et non celui d’organiser la cité selon la loi de la raison divine. Or, avec la diffusion de la philosophie politique d’Aristote qui met en avant la nature politique de l’homme et donc, la cité comme fait de nature, une contradiction majeure, déjà pressentie à la fin du haut Moyen Âge, voit le jour : comment concilier, en effet, la royauté comme ordre de nature et comme pouvoir violent ? Une évolution d’importance se dessine alors dans la pensée « augustiniste », représentée par exemple dans le discours d’un Alcuin : s’il est vrai que l’existence politique est l’effet de la déchéance de l’homme, il n’est pas moins certain que le rôle du roi dont la nature est ordonnée à la grâce, est d’imprimer aux hommes la vertu qui l’attache au Sacerdoce. Dans ces conditions, en plus du pouvoir naturel et violent du corps, est attribué au roi le pouvoir de conduire les hommes sur la voie du salut. La noblesse neuve ainsi conférée à la royauté pose progressivement le roi en modèle de vertu, la royauté devenant elle-même la manifestation de la disposition de la nature à la vertu. Il en découle que la légitimité du roi s’enracine tout autant dans cette disposition de la nature qu’elle tient à l’autorité du Pape. Quoiqu’il procède de la chute, le politique en constitue dans le même temps le remède, en s’insérant dans l’harmonie divine de l’univers. Dans l’unité de la cité envisagée conformément à l’ordre naturel, ce sont des fins proprement naturelles qui échoient au gouvernement du roi, indépendamment de toute eschatologie. Point d’importance qui concentre tout l’enjeu de la philosophie politique alphonsine telle qu’elle se donne à lire dans sa littérature juridique certes, mais aussi dans toutes les autres, à savoir, les littératures historiographique, sapientiale, « scientifique » (Astronomie) : la légitimation d’un champ d’exercice de la compétence royale autonome par rapport à l’autorité du sacerdoce et à celle des « vassaux » sur lesquels s’étend naturellement son « empire ». Alphonse X consacre, il est vrai, l’essentiel de ses efforts à justifier la vocation naturelle du roi à être « empereur en son royaume » par la continuité existant entre l’ordre politique de la royauté et l’ordre de la nature tel qu’il est voulu par Dieu pour l’homme25.

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G. MARTIN, « Alphonse X de Castille… », p. 335-336 : « La nature fondamentalement spirituelle de la royauté est du reste reliée aux notions de justice, de vérité et de droit dans le remploi de l’étymologie bien connue, fondée sur Paul (Timothée, 1re, 6, 15) et sur l’Apocalypse (19, 16) : ‘Le roi a pris son nom de notre Seigneur Dieu, car de même qu’il est dit roi sur tous les rois, par quoi [ceux-ci] ont pris leur nom, et qu’il les gouverne et les maintient à sa place sur terre pour faire justice et droit, [les rois] sont tenus de maintenir et de garder en justice et en vérité les hommes de leur seigneurie’ (loi 6, fol. 5r°b). C’est là peut-être l’expression la plus forte d’une affirmation répétée à satiété au long des lois consacrées au roi et néanmoins absente

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C’est en ce sens que doit être comprise l’obsession alphonsine de l’étymologie. Presque tous les commentateurs l’ont souligné : Alphonse X énonce non seulement un discours sur les « choses » mais aussi sur la « nature des choses », prolongeant par ce biais la tradition étymologique isidorienne. En s’efforçant de définir le concept de « roi »26 par exemple, Alphonse X ne cherche pas seulement à « prédiquer », il entend surtout exhiber le rapport entre la chose et sa nature manifestée par le « mot ». Cette intuition d’une continuité qui unit l’homme à l’origine de la nature, déchiffrable dans l’ensemble des mots prend sens, on l’a vu, par rapport à la vision unitaire de la Création q i la soustend, et qui se révèle par le nom de chaque chose. Tout « écrit » dès lors concourt à ce même projet où s’unissent philosophie de l’histoire, philosophie politique et métaphysique. Si, moyennant la littérature juridique, Alphonse cherche à démontrer que la loi positive droite ne saurait être édictée que par celui qui est âme d’un royaume enraciné dans la loi divine, par sa production historiographique, il entend précisément manifester que cette « potestas » trouve sa légitimité dans une « auctoritas » dont le lieu originaire se confond avec celui de l’Humanité dans sa marche vers le salut. Le rôle de la littérature sapientiale, qui se situe à la croisée des deux formes précitées, se comprend alors aisément. C’est ce qu’explicite Hugo Bizzari : après avoir avancé l’hypothèse que « le surgissement de l’intérêt pour la littérature sapientiale et son développement coïncident avec le début du mouvement de codification castillane »27, il conclut : La reforma jurídica que planeó Alfonso X con el Fuero Real y el Espéculo debía ir acompañada de una reforma de las costumbres de la realeza y de la clase nobiliaria. Para eso, se tradujeron y compusieron colecciones sapienciales que, sobre esta base, reafirmaran la autoridad monárquica. […] Dentro de ese nuevo plan, las colecciones sapienciales entraron como fuentes del Derecho, en un código que incorpora el « humanismo medieval » 28.

La loi comme forme de sagesse29 pratique est préfiguration de la sagesse théorique que le roi-législateur possède comme attribut interne, et qu’il doit de celles traitant de l’empereur : la nature spirituelle de la royauté certes, mais aussi la procession divine de la justice royale ». 26 Espéculo, éd. cit., II.i.1, 116 : « Naturalmientre el rey es cabeça de su reino e es ayuntamiento de su pueblo e uida e assentamiento d’ellos para fazer auer a cada uno el lugar que.l’ conuiene e guardarlos en uno que non se departan, e es muro que los anpara que non reçiban daño de los de fuera, e es mantenedor de los menores que non perezcan, e es apremiador de los mayores que non sean soberuios, e es eforçador de los mezquinos que non enflaquezcan, e referidor de los acuçios para fazer mal… ». 27 Hugo BIZZARRI, « Las colecciones sapienciales castellanas en el proceso de reafirmación del poder monárquico (siglos XIII y XIV) », Cahiers de Linguistique Hispanique Médiévale, 20, Paris : Klincksieck, p. 46 : « el surgimiento del interés por « lo sapiencial » y su desarrollo coincidió con el inicio del movimiento de codificación castellana ». 28 Ibid, p. 46. 29 Ibid., p.41 : « En Bocados del oro el signo del hombre sabio es respetar y seguir la ley : « La sabiduria es créer en Dios e guardar la ley » ; « E dixieron a Loginem : Que ganaste de la tu sabencia ? E dixo : Que fago de grado lo que he de fazer, e non por premia de ley ».

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s’évertuer, par sa vertu, de transmettre au corps social. Dans sa transposition alphonsine, le nomothète aristotélicien, par sa prédisposition et son amour pour la sagesse, ne se distingue guère du roi-philosophe platonicien. Si par les lois qu’il conçoit, le législateur (ou fazedor de leyes) est appelé à acheminer les autres hommes vers la sagesse, il faut tenir alors que celle-ci constitue un de ses att ibuts. Dans la Première Partie, on peut lire en effet : Muy grande es a maravilla el pro que adusen las leyes a los homes : ca ellas muestran a conoscer a Dios : e conosciendole, sabran en que manera lo deben amar e tener30.

En conséquence, la qualité première du législateur est d’être un « sage », c’est-à-dire un médecin de l’âme. Dans la République de Platon, c’est bien l’amour comme aspiration à la sagesse qui caractérise le philosophe, et c’est encore cette disposition amoureuse qui fait du philosophe le citoyen le plus apte par nature à gouverner la cité. D’où l’idée commune à Platon et Aristote (malgré des divergences importantes dans ses modalités d’application) que seule la possession d’une science adéquate rend possible une action politique authentique. Si pour Platon (et les « augustinistes ») les sciences th oriques sont l’unique voie d’accès à la sagesse, pour Aristote, les sciences « pratiques » qui mènent à la phronèsis (sagesse pratique) constituent une voie moyenne, à partir de laquelle il s’avère possible de s’engager sur le chemin de la recherche spéculative du vrai (ou sagesse théorique). Dans l’architecture du savoir alphonsin, la littérature sapientiale comme forme de philosophie morale pourrait représenter le savoir éthique subordonné au savoir politique qui, lui, s’incarnerait de façon préférentielle dans les traités de Droit et d’Histoire. En réalité, les traités juridiques et les œuvres historiographiques constituent, eux aussi, ainsi qu’on le sait, des traités éthiques, en ce qu’ils ont une finalité pratique en relation avec la préservation de la paix et de l’unité dans le royaume. Tous trois fondent la possibilité d’une « science politique » sous laquelle ils se subsument et qui se présente, ainsi que l’indique Aristote lui-même, comme « fin qui sera le bien même de l’homme ». Mais alors que dans la philosophie d’Aristote considérée dans son ensemble, cette prééminence de la politique ne va pas sans poser quelques problèmes, notamment dans ses rapports avec la « métaphysique », dans le système de pensée alphonsin, le primat du politique ne prend sens qu’en liaison avec la conscience métaphysique de l’unité d’un Dieu qui permet à l’homme, par l’exercice de la politique, d’exprimer la disposition de la nature à la grâce. C’est pourquoi dans l’œuvre alphonsine, le « savoir pratique » possède toujours ce qu’il conviendrait d’appeler une « extension théorique » dont la finalité est de rappeler, en se fondant sur la parfaite homologie existant entre l’ordre prescrit par le roi et l’ordre voulu par Dieu pour l’homme, la singularité de la place d’Alphonse dans l’Univers.

30

Sept parties, éd. cit., Partie I, I.10, 12.

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Pouvoir politique et enjeux énonciatifs Pouvoir et sagesse Cette place n’est pas assimilable à celle de n’importe quel autre roi : le prologue du Livre des Croix est à cet égard éloquent. Alphonse y revendique, sur le plan du savoir, de l’entendement et de la raison, une position en surplomb qui justifie le modèle particulier d’« hyper-encyclopédisme » qu’il propose et sur lequel nous reviendrons plus avant : Onde nostro señor, el muy noble rey don Alfonso, rey d’España, fijo del muy noble rey don Ferrando et de la muy noble reina doña Beatriz, en qui Dios puso seso et entendemiento et saber sobre todos los príncipes de su tiempo […] 31.

En effet, une telle prééminence qui l’apparente au roi Salomon contribue à organiser la royauté selon un axe hiérarchique dont Alphonse est le sommet et le savoir, le point médian. Il en découle que cet « empereur des rois », véritable prophète du savoir, est voué par nature à en être un foyer d’irradiation, un canal de transmission, non seulement pour ses sujets mais aussi pour le reste du monde, (ou pour le moins de l’Occident) : [Alfonso] siempre se esforço de alumbrar et de auiuar los saberes que eran perdidos al tiempo que Dios lo mando regnar en la tierra 32.

Le désir de savoir comme amour de Dieu, hérité de la philosophie platonicienne, imprègne la conception médiévale du savoir. En réalit , l’Occident médiéval ne fait que reprendre le projet d’encyclopédisme chrétien formulé par saint Augustin, dont le mot d’ordr est la transmission des « vestiges » de l’héritage gréco-romain. Plaçant, comme on l’a vu, la foi au centre de tout savoir, Augustin en appelle à une plus grande connaissance de la nature en vue d’une meilleure compréhension de l’Écriture. De fait, celui qui possède le savoir est tenu de le transmettre33, pour éviter que ce dernier ne se perde. La perte du savoir, dont le livre caché est la métaphore, instaure un parcours de restitution de la mémoire humaine, à partir de la récupération de manuscrits oubliés ou dissimulés. Dieu choisit un « restaurateur » afin de lui confier l’insigne mission de collecter toutes les connaissances disponibles et de les diffuser. Dans cette perspective, Alphonse X se présente comme l’ordonnateur d’un savoir humain

31

Libro de las cruzes, 1a, 13-19. Ibid., 19-25. 33 Cf. E. R. CURTIUS, La littérature européenne…, p. 160 : « Très répandu est également le topos ‘posséder le savoir oblige à le transmettre’. On peut en retrouver l’expression antique chez Théognis de Mégare (769), Horace (Odes, II, 2, 1) et Sénèque (Ep, 6, 4). Chez Caton, poète gnomique on trouve la maxime suivante (IV, 23) : Disce, sed a doctis, indoctos ipse doceo : Propaganda etenim est rerum doctrina bonarum. La Bible offrait beaucoup de passages utilisables en ce sens : ‘Mais si la sagesse demeure cachée et que le trésor ne soit pas visible, quel fruit tirera-t-on de l’un et de l’autre ?’ (Ecclésiastique, 20-32) ». 32

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que sa position d’« élu de Dieu » lui permet de brasser et d’organiser à grande échelle, ainsi qu’en témoigne l’intense activité de ses ateliers. Le Secret des secrets34 , bref traité sapiential, peut nous servir de guide dans la représentation qu’Alphonse se fait de sa personne royale. La mise en scène de deux figures modèles, l’une du sage – Aristote −, l’autre du roi – Alexandre − figures qui se croisent à l’intérieur de l’espace textuel, inscrit la problématique de l’origine (Alexandre qui apprend) et de l’achèvement de la quête du savoir (Aristote qui enseigne). Émerge très clairement l’idée d’un apprentissage du savoir, et donc d’une conquête progressive de la sagesse, même si paradoxalement celui-là qui la reconnaît est le même à se réclamer d’une sagesse comme don de l’Esprit Saint : E por ende aprende el saber, ca en aprendiendolo faz’ omne servicio a Dios. E todo omne que fabla en saber es tal como el que alaba a Dios. E el saber es dono que dio « sanctus spiritus »35.

Pour Alain de Libéra, cette thèse « d’une croissance du savoir, d’un progrès, d’une construction graduelle de la pensée et de la sagesse »36 remonte aux philosophes arabes. Inspirées par Aristote mais exprimées par Al-Kindī dans le premier chapitre de sa Philosophie première, ces idées exigent : […] qu’on aille chercher la vérité où qu’elle soit, même chez des philosophes d’autres nations et qui parlent une autre langue, qu’on l’adapte au temps et qu’on la fasse arabe37.

Cet « appétit de savoir » qui dépasse les frontières linguistiques, ethniques…, Alain de Libéra l’impute à « l’effet de l’arabisme sur l’intellectualité médiévale »38. Il est intéressant de remarquer qu’à peu de choses près c’est ce que fait Alphonse quand il réunit dans ses studii des traducteurs et des érudits de toutes confessions pour assurer aux chrétiens l’intelligibilité de textes écrits en langue arabe ou autre. En transmettant la pensée des philosophes grecs « arabisés » en latin, Alphonse X poursuit donc son projet de diffuser le savoir, en occupant tout à la fois, sur le plan d’une sémiotique narrative, les rôles de destinateur et de destinataire. S’il est vrai que « l’encyclopédisme militant » d’Alphonse comporte une dimension éducative à l’égard de ses grands sujets, il n’en reste pas moins qu’il est aussi le récepteur de sa propre quête sapientiale. Car le sage qui a reçu le savoir doit faire fructifier cette vertu cognitive, selon l’enseignement de la parabole des talents dans le Nouveau Testament. C’est à cette seule condition qu’il pourra espérer le salut dans l’Autre Monde : Los sesos son donadios de Dios e los saberes ganalos ome pora si. Este mundo es pasaje para el otro mundo. Pues el que guisa en el

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Sur le Poridat, voir F. GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa…, p. 273-285. H. KNUST (éd.) « Flores de filosofía », in : Dos obras didácticas y dos leyendas, Madrid : Sociedad de Bibliófilos Españoles, 1878, p. 3-83, p. 74. 36 A. de LIBÉRA, Penser au Moyen Âge…, p. 140. 37 Ibid. 38 Ibid. 35

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todo lo que es menester para el camino, es seguro de non pasar los peligros que otros pasan39.

Ainsi, si les ouvrages juridiques et historiographiques s’adressent en priorité aux « sujets » d’Alphonse, les collections sapientiales et les manuels d’Astrologie sont d’abord destinés au roi lui-même, en pleine quête d’un savoir qu’il entend ensuite transposer dans des sommes à l’attention de ses sujets. Ce n’est pas un hasard si le Lapidaire fut rédigé très précocement alors qu’Alphonse était encore infant ou que la traduction des collections sapientiales précéda généralement ou fut concomitante à la rédaction des traités juridiques. Tout semble indiquer qu’Alphonse y cherchait des modèles d’autorité, de gouvernement, de savoir capables de l’aider à forger ses propres systèmes épistémologique et idéologique. Si on considérait le savoir comme un cercle, il est clair qu’Alphonse X en revendiquerait le centre, lui qui chercha par tous les moyens à manifester qu’il était un point focal du plan divin, de la Révélation de Dieu dans le temps humain. La problématique de la lecture du Temps est donc essentielle dans la saisie de l’architectonique alphonsine du savoir, à tel point qu’elle pourrait en constituer la clef d’accès la plus pertinente. En se fondant sur cette logique, il apparaît que les traités historiques, juridiques, astronomiques se distribuent sur l’axe du Temps40 selon les trois grandes catégories du présent, du passé et du futur, avec comme ambition d’éclairer la position d’Alphonse dans le plan divin dont le temps humain est la Révélation. Reprenant le thème de l’inscription dans l’histoire de la prophétie messianique, Alphonse X, fidèle à la représentation linéaire du temps chrétien, associe le monde de la mémoire au monde de l’éternité. Dans ce dispositif notionnel, le passé, le présent et l’avenir sont corrélatifs, le temps étant coextensif à l’espace dans un monde objectif conçu comme dynamique. Le présent, le maintenant du temps est corrélé à l’ici spatial : la fonction dévolue aux ouvrages juridiques est précisément d’établir cette corrélation entre l’ordre de la loi positive, contingente, humaine, et l’ordre de la loi divine, immuable et éternelle, par la médiation d’une figure qui, assurant le transit d’un ordre à un autre, transforme le présent ponctuel de la loi humaine en présent gnomique de la loi royale « divinisée ». À l’énonciation historique de la loi, dans l’espace-temps de la Castille du XIIIe siècle correspond donc son énonciation exemplaire dans l’espace-temps de l’éternité divine. C’est pourquoi à l’énoncé de la loi dans sa contingence41 sont généralement associées des définitions qui

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Mechthild CROMBACH (éd.), Bocados de Oro, Bonn : Romanisches Seminar del Universität, 1971, 51, 11-12 ; 52, 12-14. 40 Il est évident qu’il s’agit ici d’une chronologie symbolique. 41 Espéculo, IV, iii.4, 262 : « Mas primeramientre dezimos del merino mayor que a de guardar el regno o la tierra sobre que fuer’ puesto de robos e de furtos e todas malfetrias […] E otrossi a de guardar las eglesias, que ninguno non las quebrante nin las queme nin las derribe nin las entre por fuerça […] ».

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visent à manifester que les prescriptions se fondent sur la nature même des « objets » concernés42, c’est-à-dire sur une réalité non contingente. Cette articulation du ponctuel et du gnomique, caractéristique des énoncés juridiques, dans la mesure où elle concentre dans l’ici-maintenant le passé et le futur, n’est pas sans effet sur la représentation des énoncés du passé, objet des ouvrages historiques. Puisqu’il n’y a de mémoire que du présent, le passé est corrélatif à un ailleurs rétrospectif que l’on voudra d’autant plus lointain que son enracinement dans un « autrefois-là-bas » contribuera à inscrire le sujet royal alphonsin dans un réseau de relations ininterrompues qui l’institue comme unique héritier direct, et donc légitime, de l’auctoritas (par opposition à la potestas). En ce sens, le récit du passé, en étalant selon une suite d’éléments cosmogoniques et anthropogoniques les éléments qui constituent le présent, ne fait que dévoiler la structure, la répartition de ce présent, dominé par une figure royale messianique (« messie » en grec se dit christos) car annoncée et attendue. Alphonse X dans le Septénaire en fait clairement état : E por ende, nos, don Alfonso […] señor heredero, primeramientre por la merçet de Dios, e después por derecho linaje […] cuyo nombre quiso Dios por la su merçet, quiso que se començasse en A e se feneçiesse en O, en que ouiesse siete letras, segunt el lenguaje de España, a semejança del su nombre43.

Cette conscience d’une « prédestination » ressortit à une topologie dans laquelle l’espace géopolitique castillan, projeté dans l’espace symbolique d’une géographie des représentations de la royauté, définit le pouvoir alphonsin comme un invariant. Dans la perspective du récit historique comme récit généalogique, la puissance royale est définie a priori comme le pouvoir de décider des termes dans lesquels la réalité peut être traduite. Le problème est non seulement celui de la représentation du pouvoir mais du pouvoir de la représentation. Il s’agit de dessiner une nouvelle représentation cartographique de la Castille qui permette de repenser le territoire de la royauté comme espace messianique. Dans ces conditions, le conte de Borges « Ruinas del Mapa habitadas por Animales »44 qui développe l’idée de la carte comme parabole de la représentation peut nous aider à mieux cerner les enjeux de ce qui n’est rien moins qu’une allégorie du pouvoir. Un parallèle peut être alors esquissé entre l’empereur qui ordonne à son cartographe de tracer la carte du territoire impérial, non tel qu’il est mais tel que lui en tant qu’empereur se la représente, et

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Ibid, II.xiv.1, 163 : « Corte dezimos que es logar o son los mayores señores assi como apostoligo o enperador o rey o otro grant señor, e a nonbre corte por todas estas razones : la una porque es logar o se deuen catar todas las sobejanas de los malos fechos, ca y es la espada de la justiçia del señor con que se corta ; la otra razon por que a nonbre corte es esta, porque se legan y todos las conpanas que an de guardar e de onrar e de ayudar al señor de la corte, e otrossi es llamada corte porque es y el señor mayor cuyo es el cuidado de la corte dado de guardar la tierra en paz e en derecho ». 43 Kenneth H.VANDEFORD (éd.), Setenario, Barcelona : Crítica, 1984, 7, p. 18-26. 44 Juan Luis BORGES, « Ruinas del Mapa habitadas por Animales », in : El hacedor, Madrid : Alianza Editorial, 1979.

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Alphonse X qui s’invente une Castille45 et une généalogie conformes aux dimensions de sa représentation de la royauté (impériale ?). Il en découle que cette visée hyperréaliste, par laquelle le présent concentre et abolit le futur, implique que ce dernier ait pour corrélat un « ailleurs » prospectif, ressenti d’autant plus proche que l’ici le contient déjà en germe. Dès lors, l’intérêt alphonsin pour la science astronomique (ou astrologique) s’explique aisément lorsqu’elle est rapportée à cette conception du temps comme temps de la mémoire du présent, qui est lui-même temps de la mémoire de l’éternité. La mémoire du futur, déjà disponible, peut être captée dans l’ici-maintenant et constituer une révélation sur la conduite de l’existence, à partir de laquelle il s’avère possible d’anticiper la connaissance des événements : Et cuando quisieres saber cuando acaecera al hombre ocasion de muerte o de enfermedat o de llagas o alguna d’estas cosas atales que acaecen al hombre, para mientes en su nacencia et cata el signo de su acendent46.

Le vrai sage est alors celui qui dispose d’une maîtrise parfaite des diverses mémoires du temps, et qui vit moins dans le temps de l’attente que dans celui de la révélation, ce qui suppose qu’il soit à même de substituer constamment à la « littérarité » des choses et des événements leur « sens » caché. Le sage est donc celui qui accomplit pour lui-même et pour les autres un travail d’exégèse infini, en raison de l’entendement maximal dont Dieu l’a doté : expliquer l’ordre du monde en redressant le « sens » d’une narration qui se déploie selon des distorsions permanentes, telle est sa mission. Précisément, cette vérité profonde qui est dissimulée au cœur des récits bibliques, mais aussi dans la Nature, ne peut être dévoilée que par des initiés. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si ce savoir tombait entre les mains de néophytes, il pourrait être pour eux une occasion de chute. Perçu en effet dans leur seule littéralité, ces récits seraient susceptibles de pervertir l’éducation du non-initié et d’être une source de dépravation morale. Telle est l’orientation du message d’Aristote à son disciple Alexandre : Pues pensat en sus palabras encerradas con la manera que sabedes de mi et entenderlo edes ligera miente, pero non çerré tanto sus poridades si non por miedo que non caya mi libro en manos de omnes de mal sen et desmesurados, que sepan de lo que merescen

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Alphonse X poursuit, en lui imposant certains « aménagements » le processus déjà initié par Rodrigue de Tolède, et sur lequel nous aurons à revenir. Voir à ce propos : G. MARTIN, « Fondations monastiques et territorialité. Comment Rodrigue de Tolède a inventé la Castille », in : Patrick HENRIET (dir.), Représentations de l’espace et du temps dans l’Espagne des X-XIII siècles. 1. La construction des légitimités chrétiennes, Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation médiévales, Lyon : ENS-Éditions, 15, 2003, p. 243-261. 46 Lloyd KASTEN, Lawrence B. KIDDLE (éd.), Libro de las Cruzes, Madrid-Madison : CSIC, 1961, 148b, 52-55 ; 149a, 1-2.

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nin quiso Dios que lo entendiessen, que yo faria grant traicion en descobrit poridat que Dios me mostro 47.

Cette épistémologie du savoir caché, associée à la nécessité déjà évoquée de transmettre le savoir tout autant qu’à celle d’accroître ce dernier, distribue des rôles qui sont, par définition, réversibles. Tout maître, en quête d’un savoir plus profond, est à tout moment susceptible d’être l’élève d’un plus sage que lui, de même que ce plus sage a tiré lui aussi profit de sa rencontre avec un autre maître, selon un processus infini. Si Alphonse, à travers son « encyclopédisme militant » participe de fait de cette course au savoir, il se présente bien plus volontiers comme celui qui met ce « savoir » à la disposition des autres, par la série de manuscrits dont il fait réaliser (ou réalise lui-même) la traduction ou la compilation. Contrôlant par les productions textuelles qu’il ordonne la mémoire du savoir passé, présent et à venir, il est tout à la fois le modèle du « sage » (le philosophe Aristote) et celui du disciple qui a assimilé les enseignements de son maître (le roi Alexandre). Alors Alphonse X, figure d’auctor ? Roi-philosophe, Roi Sage, Alphonse X entend donc, sur les pierres de cette sagesse, bâtir un royaume où règnent la vertu, l’harmonie et la concorde. Si les idées qu’il défend sont largement répandues dans la culture occidentale de son siècle, il n’en demeure pas moins que « […] nul avant Alphonse X de Castille n’avait directement pris en charge leur énonciation dans un code royal »48. Pour mettre en application ces idées, Alphonse n’a pas d’autre choix que de diffuser la vertu dans le corps social car, si l’on en croit Aristote, le bonheur dépend de la vertu qui elle-même est le produit d’une bonne éducation. Dans ces conditions, une nouvelle place se dessine pour le roi-législateur-philosophe, celle du pédagogue qui ne doit plus « celer » le savoir mais le dévoiler, le « redresser » en le rendant accessible au plus grand nombre. Au cœur de ce projet prennent place, on peut s’en douter, les traités éthico-politiques que sont les ouvrages juridiques et historiques. Dans la représentation du monde qui est ici en cause, comment organiser le savoir reçu (le roi étant d’abord récepteur du savoir qu’il est ensuite appelé à transmettre) en savoir conçu pour que le discours des auctores puisse mordre à distance sur des lecteurs du XIIIe siècle qui n’en partagent pas nécessairement les valeurs (culturelles, idéologiques, …) ? Tel est l’enjeu d’un programme d’éducation qui, en raison des postulats de l’imaginaire sémiotique qui organise la condition écrivante, ne peut se constituer qu’en s’adossant aux dires des auctores, c’est-à-dire sur le mode d’une soumission plus ou moins avouée au modèle de l’auctoritas, dont témoigne l’imaginaire de la compilation. Comment concilier alors un modèle politique qui prône la fusion de toutes les formes d’autorité et les modèles d’autorité énonciative prégnants, lesquels

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Lloyd KASTEN (éd.), El Poridat de las poridades, Madrid : Seminario de Estudios Medievales Españoles de la Universidad de Wisconsin, 1957, 32, 6-11. 48 G. MARTIN, « Alphonse de Castille… », p. 339.

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assignent des rôles selon une hiérarchie qui, non seulement est étrangère à cette vision totalisante mais tendrait de plus à faire d’un Alphonse X qui s’affiche comme auctor, un simple « actor » ? Le problème qui est posé et que nous chercherons à résoudre tout au long de ce travail est bien celui de la nécessité de postuler une auteurité comme moyen de penser une « position » énonciative qui se situe dans l’entre-deux de celles d’auctor et d’actor. Mais ce statut d’auteur ne se confond-il pas alors avec celui de compilateur ? Dans ces conditions, être compilateur, serait-ce tout simplement être auteur ?

Corpus de référence Les analyses antérieures ont mis en évidence la nécessité de problématiser les notions d’« autorité », de « rôle énonciatif », à partir des hypothèses concurrentes de « fonction-auctor » et « fonction-auteur ». Il s’agit maintenant d’aller plus loin en examinant, au travers d’un texte précis, l ’Histoire d’Espagne, la manière selon laquelle ces concepts s’articulent à une pratique d’écriture – celle du roi Alphonse X –. Si cet examen présente un intérêt, c’est d’abord parce que, s’agissant d’une compilation historique, il nous offre l’occasion d’apprécier la relation qui s’instaure entre un scripteur, des textessources et un « texte-cible », c’est-à-dire la manière dont s’articulent, à l’intérieur d’un champ énonciatif qui est celui de l’historiographie, le rapport entre auctoritas et auteurité. Seul l’adossement à un corpus de référence peut, en effet, permettre de mesurer l’écart pressenti entre le rôle énonciatif « affiché », en l’occurrence pour Alphonse X, celui de compilateur49, et la position réellement assumée, guère éloignée sans doute de celle d’auctor si l’on tient compte de la posture politique en surplomb de ce monarque qui se sentait investi par Dieu d’une mission particulière. Le problème qui se pose est précisément celui des relations difficiles, voire contradictoires, entre le statut de « compilateur » qui est en lien avec celui d’actor et le statut d’auctor revendiqué par Alphonse X, lequel statut suppose précisément que l’on s’affranchisse d’un tel lien. Confronté à une « œuvre » qui présente le double avantage d’être une compilation historique écrite en langue vernaculaire et un des premiers textes en castillan signé par une autorité institutionnelle qui s’assume, en outre, comme « autorité d’écriture », comment définir les paramètres en fonction desquels dégager la position énonciative qu’occupe effectivement Alphonse X, pris entre sa conscience d’être un auctor et l’imaginaire sémiotique qui, parce qu’il fait œuvre de compilation, lui assigne la place de « compilateur-actor » ? Comment déceler les indices qui pourraient légitimer le postulat d’une écriture de l’auteurité, et donc, la « prise de position » d’Alphonse comme « auteur », à l’intérieur du champ énonciatif de l’historiographie ?

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Il suffit de se référer au Prologue de l’Histoire d’Espagne.

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C’est l’Histoire d’Espagne qui constituera, dans le cadre de cette étude, notre corpus de référence. Avant d’aller plus avant, il convient sans doute de préciser que cet intitulé recouvre généralement la compilation historique entreprise par Alphonse X, vers 1270, et qui demeura inachevée. En conséquence, et même si tout porte à croire que du vivant d’Alphonse X, le brouillon de l’Histoire d’Espagne fut établi dans son entier50, par Histoire d’Espagne, on entend seulement la version rédigée sous Alphonse X et officiellement reconnue par lui comme définitive. Le premier tome de l’édition de Ramón Menéndez Pidal : Primera crónica general de España, et les 51 premiers chapitres du second tome renferment le texte de cette version. De fait, seule une partie de la Première Chronique générale d’Espagne peut être confondue avec l’Histoire d’Espagne. Les deux tomes constitutifs de l’édition pidalienne se fondent, en effet, sur deux manuscrits d’époques différentes – le manuscrit Y-i-251 (dit E1) et le manuscrit X-i-452 (dit E2) de la Bibliothèque de l’Escurial. Ainsi, le premier tome et les 51 premiers chapitres du second tome (jusqu’au chapitre 616) relèvent en réalité d’un manuscrit royal alphonsin E*53 qui, dans sa forme primitive, incluait le manuscrit E1 et un manuscrit dit E2 (a). Le reste du second tome est basé sur le manuscrit E2. Or, si le manuscrit E* est un codex de l’atelier royal alphonsin54, il n’en est pas de même de E2, qui date de l’époque post-alphonsine55.

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Diego CATALÁN, De Alfonso X al conde de Barcelos, p. 25 : « La Crónica General de España habría sido ordenada y escrita toda ella, aunque sólo en forma de ‘borrador’, bajo la dirección de Alfonso X ». 51 Ibid., p. 21 : « El códice escurialense Y-I-2, bautizado por Menéndez Pidal con la sigla E, vol I, termina en ese capítulo 565 y es sin duda un manuscrito regio alfonsí » et p. 24 : « El códice E1, escrito por varios amanuenses en la corte de Alfonso X, sirvió de texto base a la edición Menéndez Pidal de esta primera mitad de la Crónica General de España. Los restantes manuscritos que abarcan esta parte de la crónica no ofrecen variantes de gran importancia. […] El resto de la Crónica General, relativo a la historia posterior a la destrucción de España ya no llegó a concluirse bajo Alfonso X ». 52 Ibid., p. 30 : « Aunque X-i-4 no es un códice alfonsí como Y-i-2, puesto que se manuscribió después de 1289, es sí un códice regio, escrito, al parecer, para la cámara de Sancho IV y, desde luego, fue concebido como segunda parte de E1, según indica una nota inicial en que se hace referencia al otro volumen (Primera Crónica2, p.XXV) Por eso, Menéndez Pidal lo llamó ‘volumen II° del manuscrito E’ y lo tomó como base de la segunda mitad de su edición ». 53 Ibid., p. 48 : « El códice regio alfonsí de la Crónica General, en su forma originaria a la cual llamaremos E* (=E1 + E2 (a)) incluía la historia de la España neogótica restaurada en Asturias y León, a continuación de la historia del reino godo toledano, sin hacer entre ambas división alguna especial. Esta ‘Estoria de los Godos’ alfonsí se interrumpía bruscamente, al finalizar un cuaderno, en medio del reinado de Alfonso el Casto ». 54 D. CATALÁN, De la silva textual al taller historiográfico alfonsí, Madrid : Universidad de Madrid, 1997, p. 33-34 : « Entre todos los manuscritos de la Crónica general de España que conocemos el más venerable por su factura es, sin duda, el códice escurialense Y-I-2, tradicionalmente designado con la sigla E1, que abarca desde el comienzo de la Estoria de España hasta el fin del reinado del último rey godo, Rodrigo, y la ‘destrucción’ de España por la invasión árabe ». Voir aussi ibid., p. 33-42. 55 Cf. n. 4.

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Ces éléments d’identification se révèlent d’une importance capitale pour notre propos. Si nous voulons en effet engager une réflexion sur la problématique de la construction de l’auteurité et de l’auteur historiographique dans le discours alphonsin, au XIIIe siècle, il s’avère extrêmement déterminant de travailler sur un ensemble textuel répondant à une seule et même logique de « fabrication du discours » et dominé par une seule et même instance de contrôle et de régulation, et, il s’agira précisément de l’établir, de locution. En restreignant le corpus désigné sous l’appellation Histoire d’Espagne aux textes effectivement rédigés sous Alphonse X (soit les 616 premiers chapitres de la Première Chronique Générale), nous avons donc l’assurance de définir un ensemble discursif de « facture alphonsine ». Ce critère ne suffit pas pourtant à asseoir la cohérence de notre corpus car s’il en était ainsi, on pourrait considérer que ce dernier pourrait tout aussi bien intégrer l’autre production historiographique alphonsine, à savoir, la Générale Histoire. Si c’est, en effet, le critère « facture alphonsine » qui est opératoire, pourquoi ne pas élargir notre corpus à cette compilation, d’autant qu’elle fut mise en chantier presque en même temps56 que celle de l’Histoire57 ? Inés Fernández-Ordóñez nous offre un éclairage intéressant lorsqu’elle écrit : Si bien tanto la « General Estoria » como la « Estoria de España » fueron producto del mismo esfuerzo historiográfico, las dos compilaciones son muy distintas entre sí. Su comparación descubre la existencia de líneas de trabajo divergentes dentro de las colaboradores historiográficos alfonsíes, sobre todo en lo concerniente al modo de « dar forma » al concepto alfonsí de la Historia 58.

Elle en vient ainsi à opposer deux « façons d’écrire l’histoire 59 », perceptible dans le traitement des sources, les méthodes de traduction, les procédures de combinaison. Dans ces conditions, il apparaît clairement que la Générale Histoire et l’Histoire d’Espagne ressortissent à deux projets différents, qu’il s’agirait de traiter séparément, d’autant que l’écriture « accumulative » qui caractérise la Générale Histoire s’oppose en quelque sorte à l’écriture « sélective » qui définit l’Histoire d’Espagne. Inés Fernández-Ordóñez ne ditelle pas à ce propos que : Obra selectiva [la Estoria ], y no acumulativa como la General Estoria, combina con agilidad todas sus fuentes, en vez de concatenarlas […]. Los estoriadores responsables de la Estoria de España impusieron su idea de la historia sobre los materiales que aprovecharon, mientras que la sumisión de la General Estoria a la

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Inés FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las Estorias de Alfonso X el Sabio, Madrid : Istmo, 1992, p.74 : « […] cabe aducir todo un conjunto de datos que nos inducen a sospechar que la General Estoria estaba en proceso de redacción cuando se escribieron las primeras páginas de la Estoria de España ». 57 Nous nous réservons le droit de désigner l’Histoire d’Espagne simplement par l’Histoire. 58 Ibid., p. 97. 59 Id : « dos modos de historiar ».

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auctoritas de las fuentes impidió en parte, que cumpliese sus 60 aspiraciones compilatorias ?

Le champ historiographique pré-alphonsin : état des lieux L’Histoire d’Espagne nous intéresse, en priorité, parce qu’elle signe un certain nombre de déplacements, de déconstructions, favorables à l’émergence d’une « forme-auteur ». C’est pourquoi il convient de « dresser » un état des lieux du champ historiographique au sein duquel l’Histoire, autour des années 1270, prend place, pour mieux apprécier la rupture qu’elle va y instaurer.

Le savoir historique au Moyen Âge : rappels L’histoire61 n’apparaît guère, avant le XIIIe siècle, comme une discipline véritablement autonome. Il suffit pour s’en convaincre de noter que la Bible, dès lors qu’elle est lue littéralement, représente le livre d’histoire le plus important. « Historicus », rappelons-le, signifie « littéral ». N’oublions pas que les deux parties de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) sont considérées, sous l’influence de la lecture d’Origène, comme deux expositions essentielles du plan de la création divine, l’une (Ancien Testament) étant exprimée symboliquement, l’autre (Nouveau Testament) historiquement. Avant le XIIe siècle, l’interprétation allégorique l’emporte largement. Il convient de rappeler que l’histoire a d’abord existé en tant que science auxiliaire62. Avant de devenir une discipline autonome, elle fut perçue dans l’Antiquité et une partie du Moyen Âge, comme une ramification de la morale et du droit. Jugée édifiante par les exemples qu’elle propose, son utilité ne fut

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Ibid., p.117. Nous envisageons l’histoire comme « discipline » sans entrer pour le moment dans une argumentation intra-générique visant à opposer les diverses formes (annales, chroniques, histoire) qu’elle pouvait revêtir. 62 Il n’est pas inutile de rappeler qu’à cette époque, et sans doute bien longtemps après, l’Histoire et le Droit se trouvaient naturellement, à côté des trois disciplines de base, intégrés au trivium. Ainsi l’Histoire participait de la « science grammaticale » selon une vieille tradition qui remonte à l’Antiquité, tandis que le Droit constituait un prolongement de la rhétorique, ellemême très liée à la grammaire. Raban Maur (XIe siècle), suivant en cela Isidore dans ses Étymologies, définit la grammaire comme « l’art d’interpréter les poètes et les historiens ». Les grammairiens, rappelle Pierre RICHÉ, Écoles et enseignements, p. 252, « puise[nt] dans la bibliothèque des textes d’historiens antiques (César, Salluste…), juifs (Flavius, Joseph), chrétiens (Eusèbe, Orose…) et modernes (Grégoire de Tours, Bède) ». Le Droit qui fonctionne en association avec la rhétorique dont il est perçu comme une ramification, servait essentiellement de « tribune » aux rhéteurs. Comme le souligne Pierre RICHÉ, « [l]e métier d’avocat s’apprend d’abord dans les écoles littéraires, puis se perfectionne dans les écoles de droit62 ». Il précise également (p. 258) « La lecture des historiens permet aux élèves d’enrichir leur érudition, de collectionner les exempla, les anecdotes sur les hommes illustres, de connaître l’origine des peuples et des institutions ». Voir aussi B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 1843. 61

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jamais remise en cause même si elle n’acquit pas facilement le statut de science autonome, en raison de son enracinement dans le « particulier ». L’histoire médiévale est héritière de la tradition latine : Pères de l’Église, Eusèbe de Césarée, Cassiodore, Orose, Isidore et Bède63. Tant que triompha le néo-platonisme, le faible degré de réalité et d’existence, attribué au monde de la Création induisait une virtualisation de ce dernier telle qu’il n’y avait guère de place pour le développement d’une « historicité » humaine. Il faudra attendre la pénétration de l’aristotélisme (théorie des quatre causes) pour limiter les excès de la toute-puissance de l’interprétation allégorique. Désormais, dans un univers séparé de son Créateur où l’homme est en mesure d’exprimer des idées qui ne soient pas directement manifestées par Dieu, « l’histoire » comme récit simple et vrai (qui doit être lu au sens littéral) apparaît. C’est donc avec Honoré d’Autun que l’historicité de l’homme prend une dimension nouvelle, que certains membres de l’école de Saint-Victor exploiteront à fond. Ainsi Hugues insiste sur la nécessité d’une triple lecture de l’Écriture en généralisant la théorie des quatre sens : historique et littéral (celui de l’Historia scholastica de Pierre le Mangeur) pour connaître la « gesta dei », allégorique pour en dégager la structure théologique, et enfin tropologique ou morale. Il inaugure une lecture littérale de l’histoire aussi rigoureuse à ses yeux que celle de la nature. Avant de s’aventurer dans l’interprétation allégorique, il rappelle qu’il convient de prendre la pleine mesure du « sensus historicus » (sens littéral) : « historiquement parlant, Jérusalem n’est rien d’autre que cette cité sise en Palestine » 64. Consigner par écrit les événements historiques équivaut alors à rendre compte de cette volonté divine qui s’exprime à travers eux. Dans un univers mental dominé par la conception d’un savoir chrétien unitaire, l’histoire65 est placée sous la dépendance de la théologie. Le récit historique comme « narratio rei gestae », en restituant aux mots leur sens premier, dénote le phénomène qui est langage de Dieu aux hommes. Il n’est donc pas étonnant que l’histoire ait progressivement occupé, au Moyen Âge, une place de choix dans la mesure où, en prise directe avec les réalités d’en haut et celles d’en bas, elle témoigne de cette inscription dans le temps humain de la révélation de Dieu. La chronographie chrétienne, conformément au schéma élaboré par saint Augustin et diffusé par Grégoire le Grand – temps d’avant la Loi, temps de la Loi, temps de la Grâce – absorbe tous les temps. Avec le

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J.P GENET, Mutations…, p. 180, n. 3 : « Le fond de la culture historique latine vient d’Eusèbe de Césarée […], qui est l’auteur d’une Histoire ecclesiastica, traduite en latin par Rufin, ainsi que d’une Chronica, traduite en latin par saint Jérôme ; d’une Vita constantini ; de Paul Orose […] qui écrit après le sac de Rome en 410 son Historia adversus paganos ; de Cassiodore […] qui regroupe dans son Historia Tripartita des traductions d’auteurs grecs […] ; d’Isidore de Séville et de sa Chronica majora ; de l’Anglo-saxon Bède, auteur d’une Historia ecclesiastica, détaillant la christianisation de l’Angleterre ». 64 Ibid., p. 19. 65 Pour la distinction entre « histoire », « chronique », « annale », voir « Déplacement générique ».

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christianisme, tout est histoire et l’adoption de la doctrine évémériste66 ne peut que le confirmer. Dans ses Étymologies, saint Isidore exploite remarquablement ce principe en situant sur un même plan, et parfois au sein d’un même lignage, les héros de la mythologie classique et les protagonistes de l’Histoire Sainte (juges, prophètes, patriarches). L’intérêt médiéval pour l’histoire universelle67 se comprend dès lors parfaitement. Il s’agit, en récupérant la tradition mythologique et les récits qu’en ont donné les poètes grecs et latins, de manifester une continuité depuis le récit biblique de la Création, à travers laquelle le temps présent est héritier du temps ancien qui, lui-même, est déjà porteur du temps futur. Cette continuité explique pourquoi le récit historique médiéval relève surtout de la compilation. Si comme le signale Curtius, « pour le Moyen Âge, découvrir la vérité68, c’est d’abord « recevoir » l’enseignement des autorités traditionnelles […] »69, alors la première démarche de l’historien est bien de construire son « histoire » à partir des différentes sources reconnues « authentiques ». La vérité du récit historique se confond avec l’authenticité des sources que le « compilateur » a utilisées : en ce sens, la démarche de l’historien ne se distingue guère de celle du théologien70 qui sépare l’authentique et l’apocryphe pour

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Evémère De MESSINE (330-250 a.J.C) a écrit en grec un livre intitulé Anagraphè hierá dans lequel il expose sous forme allégorique son interprétation rationaliste de la religion grecque. Il affirme que les Dieux de la mythologie grecque n’étaient que de simples humains qui furent divinisés par l’admiration populaire. 67 J. P. GENET, Mutations…, p. 180 : « L’histoire s’intègre dans le cadre général que lui fixe le christianisme, celui de l’économie générale du salut, de la création du monde et de la chute d’Adam qui ouvre l’histoire de l’humanité souffrante, jusqu’au Jugement Dernier. Il est d’ailleurs possible de calculer les dates de la création et celle de la fin du monde à partir des indications fournies par la Bible, notamment les nombreuses généalogies qu’elle contient […] ». 68 J. A. CABALLERO LÓPEZ, « Desde el mito a la historia », in : Memoria, mito y realidad en la historia medieval, Logroño : Instituto de Estudios Riojanos, 2003, p. 35-36 : « Es Heródoto, en la segunda mitad del siglo V a.J.C, quien emplea por vez primera la palabra ‘historia’ (historíe), concretamente en el proemio de su obra. La palabra está relacionada con la raíz indoeuropea *wid- que significa ‘ver’ […]. En griego, esta raíz aparece en ideîn ‘ver’ y eidénai ‘saber’. A través del sustantivo (h)ístor, que significa etimológicamente ‘quien sabe algo por haberlo visto’, ‘árbitro’, se formó historía […] con el significado de ‘indagación’, ‘averiguación’ y, de ahí, el de ‘resultado de la investigación, relato de la averiguación’ que es el más conocido para nosotros. El ‘historiador’ venía a ser, pues, un testigo, alguien que había visto lo que contaba ; y un ‘investigador’ o buscador de la verdad, aquel cuya experiencia y aplicación intelectual le permitían poner orden en los hechos y establecer su certera relación causal ». 69 E. R. CURTIUS, La littérature…, p. 508. 70 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 134 : « Au temps où la science historique n’avait pas encore conquis son autonomie, il n’est pas étonnant qu’elle n’eût pas encore construit un système critique qui lui fût propre. Elle s’était contentée d’adopter celui qu’avait mis au point, au XIIe siècle, la théologie et le droit triomphants. Elle s’appuyait sur des autorités. Les historiens du Moyen Âge ne critiquaient pas des témoignages, ils pesaient des témoins. Leur démarche critique partait tout naturellement de la distinction fondamentale entre les sources qui avaient de l’autorité, et celles qui en manquaient, se construisait sur l’opposition fondamentale entre les sources authentiques et les sources apocryphes ».

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construire son argumentation. Si, à cette identité des modèles d’autorité de l’histoire71 et de la théologie, on ajoute leur vocation naturelle à rendre compte de l’aventure du Verbe dans le monde pour formuler ensuite une interprétation eschatologique72, il est clair que l’histoire, à l’instar des « sciences de la nature » se présente, au moins jusqu’au XIIe siècle, plus comme une ramification de la théologie que comme une « discipline » à part entière. Ce n’est pas un hasard si les Vies des saints et les récits de miracles étaient considérés comme des ouvrages historiques à part entière, ainsi qu’en témoigne Bède le Vénérable quand il classe ses récits hagiographiques avec son Historia ecclesiastica gentis Anglorum.

Structuration générique du champ historiographique pré-alphonsin Il convient sans doute de poursuivre notre analyse par une brève réflexion sur les genres historiques au Moyen Âge, car, comme le rappelle justement Bernard Guenée : Toute œuvre médiévale en général, et toute œuvre historique médiévale en particulier, se situe dans un genre, et ne peut être jugée et comprise que par rapport aux lois de ce genre73.

Il importe non seulement de pouvoir « reconstituer » la structuration générique du champ historiographique à partir des données que les textes livrent, mais aussi de s’interroger sur la manière dont les « historiens » médiévaux percevaient le champ, son organisation et leur positionnement à l’intérieur de ce dernier74. En un mot, il s’agit d’être « le plus attentif possible aux conceptions et aux intentions des historiens du Moyen Âge eux-mêmes »75. Si, comme le précise Bernard Guenée, l’historien médiéval dut au départ choisir entre deux genres, un majeur − l’histoire76 − l’autre mineur − la chronique −77 il fit très rapidement face à une confusion de deux genres, avec, en

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On peut dénombrer trois modèles principaux d’autorité : j’ai vu (vidi), j’ai entendu (audivi) qui renvoient à l’étymologie même du mot « histoire », j’ai lu (legi). Le dernier modèle qui est lié aux sources écrites remonte à l’affirmation de saint Paul dans son Épître aux Romains (15, 4) : « Quaecumque enim scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt ». Ces sources, qui parce qu’elles sont écrites, ont déjà une valeur intrinsèque se voient créditées d’un surplus de valeur, par l’inscription d’un nom d’auteur « authentique ». 72 C’est le sens anagogique qui permet une telle interprétation. Voir l’excellente synthèse de G. DAHAN, A.VAUCHEZ (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, 1997. 73 B. GUENÉE, « Histoire et chronique. Nouvelles réflexions… », p. 3. 74 Ibid : « Or, il me semble, en bonne méthode, que pour bien comprendre une œuvre médiévale, il faut d’abord savoir dans quel type d’œuvre l’auteur lui-même entendait se situer ». 75 Ibid. 76 Ibid., p. 5 : « L’histoire donne un récit plus ample ». 77 Ibid., « La chronique se caractérise par la brièveté, mais d’autre part et d’abord par le souci de donner la suite des temps ».

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outre, un renversement hiérarchique qui donna, dès le XIIe siècle, à la chronique ses véritables lettres de noblesse78. Il s’ensuit que : La distinction entre les deux formes eusébiennes de l’histoire et de la chronique est de plus en plus floue, et dans la mesure où les deux mots d’histoire et de chronique continuent à désigner deux réalités différentes, un historien du XIIe siècle est tout aussi fier d’avoir écrit une chronique qu’un historien, deux ou dix siècles plus tôt, pouvait se vanter d’avoir écrit une histoire. Composer une histoire avait été le rêve de l’histoire antique ; compiler une chronique est devenu le rêve de l’érudit médiéval79.

Il faut donc tenir que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, moment où Alphonse X entreprend la rédaction de l’Histoire d’Espagne, la distinction histoire-chronique n’a plus aucune pertinence. Bernard Guenée note, à cet égard, que « au XIIIe siècle, il ne semble plus y avoir qu’un genre historique, dit chronica en latin et chronique en français »80. Les œuvres de Luc de Tuy et de Rodrigue de Tolède qui constituent les deux textes majeurs de l’historiographique castillane, juste antérieurs à l’Histoire d’Espagne, rendent-elles compte de cette neutralisation des deux termes ? L’une, en effet, celle de l’évêque de Tuy intitulée « Chronicon mundi » se prononce, semble-t-il, en faveur du vocable latin « chronica », tandis que l’autre, rédigée par l’archevêque de Tolède, affiche, serait-on tenté de dire, sa préférence pour le terme « historia », son titre étant historia de rebus Hispanie sive historie gothica. Faut-il en conclure que, dans ces deux textes écrits à moins d’une dizaine d’années d’intervalle, le choix de l’une ou l’autre de ces formulations est indifférent ? Autrement dit, faut-il croire que pour les compilateurs que furent Luc de Tuy et Rodrigue de Tolède, les termes « chronica » et « historia » étaient réellement interchangeables ? Un premier élément de réponse nous est sans doute donné par l’argument de la filiation transtextuelle. Il a souvent été dit que le Chronicon mundi de Luc de Tuy n’est qu’une « reproduction » plus élaborée de la Chronica d’Isidore de Séville, du moins pour ce qui est de son livre premier. Ainsi, dans l’introduction de son édition du Chronicon, Emma Falque écrit : Libro I : Es la crónica de San Isidoro, de la que se incluye el prólogo y el colofón, con añadidos, tomados de la Historia escolástica de Pedro Coméstor. Se sigue el orden de las edades del mundo 81.

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Ibid., p. 8-9 : « Mais si les historiens s’avouent de plus en plus volontiers auteurs de chroniques, c’est aussi que cette chronique qu’ils écrivent a acquis un des traits fondamentaux qui faisaient la noblesse de l’histoire : de simple notation d’événement, la chronique est devenue récit. Sans doute s’articule-t-elle sur la suite des dates (alors que le récit de l’histoire suit les temps mais ne donne pas de dates), mais la simple notation brève d’événements est devenue récit ». 79 Ibid., p. 9. 80 Ibid., p. 10. 81 Emma FALQUE (éd.), Chronicon Mundi, Turnhout : Brepols, 2003, Corpus Christianorum LXXIV, Introduction, p.XXII.

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La quasi-identité attribuée aux deux textes82 renvoie bien au projet de Luc de Tuy d’écrire une chronique universelle (« chronicon mundi ») et de se situer dans la tradition initiée par Eusèbe de Césarée, dont Isidore de Séville est l’une des figures paradigmatiques83. Bernard Guenée précise ainsi : Nous concevons ces œuvres comme des œuvres autonomes, mais pour leurs auteurs et pour les contemporains, c’était une pierre de plus à une œuvre commune dont les fondations avaient été jetées par Eusèbe de Césarée, et qui ne demandaient aucune justification, aucune explication supplémentaire, et donc aucune préface84.

Et Francisco Rico, de souligner : « La historiografía universal en la Edad Media europea no puede disociarse de los Cánones Crónicos »85. De fait, le Chronicon, par son titre, tout autant que par sa structure et son contenu86, manifeste son intention d’actualiser l’œuvre historique d’Isidore de Séville87, mais dans une perspective universaliste qui le conduit, dans un premier mouvement, à partir de la Création du monde et à embrasser la terre entière. Pour sa part, le De rebus de Rodrigue de Tolède semble d’emblée s’inscrire dans une logique distincte. La restriction apportée par le génitif « Gothorum » nous éloigne, en effet, semble-t-il, de la préoccupation d’universalité, inscrite dans le génitif « mundi ». En ce sens, le De rebus Hispaniae paraît revendiquer une filiation directe avec l’Historia Gothorum d’Isidore, puisqu’il s’agit pour l’Archevêque de

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G. MARTIN, Les juges de Castille…., p. 204 : « Le premier livre du Chronicon mundi reproduit avec de très substantielles interpolations, la Chronique universelle d’Isidore et traite donc des six âges du monde de la Genèse au règne de l’empereur Héraclius 1er ». 83 B. GUENÉE, « Histoire et chronique… », p. 6 : « Une chronique au contraire est presque toujours conçue comme une continuation de la chronique d’Eusèbe-Jérôme. J’emprunte la phrase suivante à l’étude très intéressante, et encore inédite, de Monique Paulmier-Foucart et Mireille Schmidt-Chazan sur « La datation des chroniques universelles en France aux XIIe et XIIIe siècles » : « La Chronique d’Eusèbe, que Jérôme met à la disposition du monde latin en la traduisant, sert de point de départ incontesté et de modèle à toutes les chroniques universelles du Moyen Age. Jérôme lui-même la continue jusqu’en 379. Après lui, Hydace (ad annum 468), Prosper d’Aquitaine (468), le comte Marcellin (518 et 534), Cassiodore (519), Victor Tonnonensis (581), Jean de Biclair (590), Marius d’Avenche (581), Isidore de Séville (627), Bède le Vénérable (725)…reprennent et poursuivent le récit dans un cadre équivalent ». 84 Ibid. 85 F. RICO, Tres lecciones…, p. 22. 86 Voir E. FALQUE (éd.), Chronicon Mundi, « Introduction », p. XVI-XXV. 87 Ibid, « Praefatio », p. 6 ; 47-54 : « Astrictus preceptis gloriosissime ac prudentissime Yspaniarum regine domine Bernegarie, que ut cronicorum libros a beato Ysidoro et a quibusdam aliis peritis de ystoria regum Yspanorum et quorundam aliorum editos sibi scriberem imperavit […]. Nos uero ad libros chronicorum a doctores Hispaniarum Isidoro editos manum mittimus, secundum etiam qosdam alios Hispanorum Regum § aliorum qurundam seriem prosequendo praeceptis gloriosissimae Hispaniarum Reginae dominae Berengariae omni desiderio desiderantes fideliter satisfacere ».

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Tolède de prolonger le projet isidorien d’écrire une histoire « locale »88, en reprenant à son compte la thèse néo-gothique. S’il est vrai que Luc de Tuy, en dépit de son projet de réaliser une chronique universelle, finit par faire une place très importante à l’histoire d’Espagne, donc à une histoire locale89, et que Rodrigue de Tolède ne parvient pas à « oublier le cadre œcuménique dessiné par les premiers historiens chrétiens »90, il n’en reste pas moins que les projets initiaux de chacun de ces deux compilateurs diffèrent, en ce qu’ils s’enracinent dans des imaginaires distincts : imaginaire de la chronique universelle pour Luc de Tuy, imaginaire de l’histoire particulière d’un peuple pour Rodrigue de Tolède. Dans ces conditions, il n’est pas infondé de tenir que le choix des termes « chronique » ou « histoire » n’est pas réellement indifférencié puisqu’il renvoie à un positionnement historiographique précis, en rapport avec les deux voies ouvertes par l’historiographie isidorienne : histoire universelle (chronica) ou histoire locale (Historia Gothorum). La formulation du titre trahirait ainsi la nature de l’infratexte tenu pour fondateur par le compilateur, au moment d’entreprendre la réalisation de son propre texte. C’est ce qui explique que ce choix ne préjuge en rien du résultat effectif de la production : il faut distinguer le modèle qui sert de prototype et le produit, qui peut être en décalage avec lui, ou plutôt avec son contenu « idéel ». Cette notion de « modèle » est à approfondir, car elle est en mesure de nous renseigner sur la structuration du champ historiographique, en nous aidant à répondre à une question essentielle : comment définir le corpus historique préalphonsin ? Ce corpus, précisons-le, est à définir, non en fonction de nos propres catégorisations mais en tenant compte de la manière dont l’historien médiéval envisageait les contenus mêmes de son « discours »91. Soit, si on esquisse un

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F. RICO, ibid., p. 26 : « Y, a su vez, la Historia Gothorum sitúa bien la posición de los protagonistas en el ámbito universal, sin invadir dominios historiográficos ajenos. El loor de España con que se abre la obra certifica que Isidoro pretende escribir una historia nacional […] ». A propos de la préface du De rebus, G. MARTIN, Les juges…, p. 260 écrit : « […] Rodrigue présente son œuvre comme une modeste contribution à la « renommée (du) peuple et à la gloire (de la) majesté » du roi. […] Passant par l’histoire sainte, il introduit le thème de l’histoire des peuples et des Espagnes pour en venir enfin à son livre, dont il rappelle le patronage, expose les principaux centres d’intérêt (calamités infligées à l’Espagne par le déferlement des peuples, origine et exploits des rois espagnols) […] ». 89 Ibid., p. 27 : « […] la historia universal [pecará] de provincianas conclusiones nacionales ». 90 Ibid : « La historia nacional pecará de excesivos preliminares universales ». p. 35 : « No resultaba fácil, bien se ve, olvidar el ámbito ecuménico […] dibujado por los primeros historiadores cristianos”. 91 G. MARTIN, Les juges…, p. 17 : « ‘Discours historique’ ai-je dit. L’expression […] désigne d’abord […] une formalisation du savoir, pourvue d’une thématique, d’une fonction et des moyens d’expression qui lui sont propres. Elle me permet ensuite de coiffer deux modalités de l’histoire que la recherche et l’enseignement ont toujours séparées : l’histoire « scientifique » (l’historiographie) et l’histoire « poétique » (la geste). […] Contiguë à cette question, mais plus profonde, celle du « légendaire », l’objet de mon analyse n’étant pas historique par la réalité

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classement conforme à nos schèmes actuels, globalement, des matériaux théologiques92, hagiographiques, « historiographiques », poétiques. Le corpus historique pourrait donc être vu comme un ensemble de textes extrêmement dense incluant la Bible, les textes patristiques, les textes poétiques latins, le corpus « historiographique » isidorien (à qui nous attribuons ici une valeur de texte fondateur), le corpus « historiographique » post-isidorien, la geste. C’est dire que trois grands ordres de questions s’imposent. D’abord celui du rapport que chacun des textes dits historiques entretient avec la Bible et le corpus patristique (quelles relations directes ou indirectes existe-t-il par exemple entre le Chronicon et les textes de saint Paul, saint Augustin ?). Ensuite, celui du rapport que chacun de ces textes établit avec le système isidorien (et avec les propres infratextes de ce dernier), ce qui renvoie à la problématique du choix du modèle – « local » ou « universel » – mais aussi à son mode d’investissement. Pensons à Luc de Tuy qui prétend réaliser une chronique universelle, sur le modèle de la Chronique universelle isidorienne mais a du mal à assumer jusqu’au bout un tel projet. Enfin, le dernier grand ordre de questions tient au rapport, dans le corpus « post-isidorien », entre les deux séries de textes ainsi déterminées (les textes qui s’ancrent dans le « particulier » : – le De rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède – et les textes qui s’enracinent dans l’« universel » : le Chronicon mundi de Luc de Tuy) mais aussi, à l’intérieur d’une série, entre les textes qui lui sont constitutifs : dans la série chronique (« locale » ou « particulière »), par exemple, il faut poser la question des rapports entre la Chronique dite d’Alphonse III, la Historia silense, la Chronique des vingt rois et le de Rebus, mais aussi entre les chroniques et les annales castillane et tolédane notamment. Dans la série « chronique universelle », il convient de réserver une place particulière à l’examen des rapports entre les textes « hispaniques » et les autres (par exemple entre le Chronicon d’Hydace, celui de Jean de Biclare et le Chronicon mundi de Luc de Tuy), sachant que les chroniques arabes sont loin de constituer une branche à part93. Il faut tenir compte également du fait que la production d’un texte nouveau est susceptible à tout moment de réorganiser le champ dont la structuration se voit alors irrémédiablement modifiée. Que penser de l’irruption du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais94 dans le champ de l’historiographie du

qu’il recouvre mais par l’historicité qu’on lui a prêtée. Aussi se trouvera-t-on en présence d’un pur discours ». 92 La distinction entre théologie et philosophie n’est pas toujours pertinente au Moyen Âge, dans la mesure où la théologie absorbe en fait le discours philosophique. Ainsi saint Bonaventure explique que la philosophie doit être soumise à la théologie. 93 I. FERNÁNDEZ-ORDOÑEZ, Las estorias…, p. 23 : « La historia Arabum funciona como una más de las fuentes que completan la información sobre lo acaecido en ese reinado cristiano ». 94 Le Speculum maius du dominicain Vincent de Beauvais représente sans doute la plus complète encyclopédie du XIIIe siècle. Elle s’inscrit dans la tradition isidorienne des Etymologies, est héritière du mouvement naturaliste du XIIe siècle et introduit le savoir nouveau de la science gréco-arabe. Ses trois parties Naturale, Doctrinale Historiale furent compilées probablement entre 1240 et 1250. Le Speculum historiale qui nous intéresse plus spécifiquement

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Moyen Âge occidental, œuvre aux ambitions totalisatrices et qui prétend réunir l’entier du savoir historiographique de l’époque ? Il convient, par ailleurs, de ne pas négliger le fait que la plupart de ces textes n’entretiennent pas un rapport immédiat avec les corpus de référence cités mais qu’ils y accèdent par le truchement d’une compilation. Ainsi Georges Martin souligne que « le Chronicon de Luc […] constitue la trame du De rebus Hispaniae »95, ce qui indique que nombre d’informations du De rebus ont été reçues à travers le Chronicon (en particulier pour ce qui est du livre IV). L’Histoire d’Espagne va donc survenir à l’horizon d’un champ historiographique constitué par un entrelacs de textes d’une extrême densité mais qui s’articule néanmoins, s’agissant de l’historiographie produite en Espagne et en Castille, autour de trois « modèles » majeurs – les deux histoires isidoriennes, le Chronicon de Luc de Tuy et le De rebus Hispaniae –, travaillés, il est vrai, par leurs nombreux infratextes. Concernant les « modèles » extérieurs, il est certain que l’œuvre de Vincent Beauvais à laquelle Alphonse X a eu accès96, a dû contribuer à modifier sa perception du champ historiographique, par la proposition d’un « modèle » qui ne faisait plus du binôme « universel/local » son axe majeur mais tendait à se définir en relation avec une nouvelle redistribution des rôles et des statuts, où la démarche critique de l’historien prenait toute sa place.

comprend 31 livres, 3793 chapitres et cite plus de 150 auteurs et œuvres. Il retrace la « geste » de l’humanité en marche vers son salut, depuis la Création jusque vers les années 1244 ou 1254 selon les versions de l’ouvrage. Il existe des traductions française, flamande, allemande, castillane, catalane de l’ouvrage. 95 G. MARTIN, Les juges…, p. 259. 96 Ibid., p. 332. Georges MARTIN reconnaît le Speculum historiale comme « une des sources modélisantes de l’Histoire ». Il précise, par ailleurs, p. 398, n. 98 : « Lorsque les références sont précises (nom de l’auteur, titre de l’œuvre, livre, chapitre), elles viennent en règle de Vincent de Beauvais […]. Sur l’utilisation par les compilateurs alphonsins, du Speculum historiale comme canevas de l’histoire romaine et comme source pratique intermédiaire : J. Gómez Pérez, « Fuentes y cronología en la Primera crónica general de España », R..A B.M, 67 (2), 1959, p. 615-634, Louis CHALON, « Comment travaillaient les compilateurs de la Primera crónica general de España », Le Moyen Âge, 82 (2), 1976, p. 289-300.

CHAPITRE TROISIÈME

DÉPLACEMENTS ALPHONSINS VERS L’AUTEURITÉ

Dans le champ historiographique castillan du XIIIe siècle, déjà occupé par les œuvres de Luc de Tuy et de Rodrigue de Tolède, l’Histoire constitue un texte à part, une forme spécifique qui vient modifier la trame générique usuelle, en se donnant précisément pour un texte écrit par celui-là même à qui elle devrait être destinée. L’accaparement de l’« autorité d’écriture » par le roi signe, en effet, une rupture avec la tradition historiographique antérieure : ce n’est plus le monarque, le seul destinataire du récit, selon le principe du speculum principis, mais bien l’aristocratie laïque et religieuse qui se voit instituée en « récepteur » de l’histoire royale. Par ailleurs, le choix d’écriture en langue vernaculaire contribue fortement à renforcer la distorsion, en mettant en jeu ce qui pourrait sembler être une contradiction : la langue officielle de l’autorité – le latin – se voit délaissée par le détenteur symbolique de l’autorité institutionnelle – le roi – au profit du castillan. Ce double déplacement, loin d’être anecdotique, représente un indicateur de changement important. Il manifeste, en effet, un renouvellement des modalités de construction de la « forme-auteur » historiographique, dont le signe le plus patent est sans doute la re-structuration qu’il impose au champ de l’historiographie. Nous insisterons sur deux points : le déplacement générique et le déplacement linguistique.

Déplacement générique : le rôle de la sous-fonction collecteur La sous-fonction collecteur comme fonction cardinale Dans quel type d’œuvre, Alphonse X entendait-il se situer lorsqu’il mit en chantier l’Histoire d’Espagne autour des années 1270 ? Revendique-t-il de façon explicite la soumission à des modèles ? Comment a-t-il nommé, considéré son ouvrage ? Un simple examen du prologue de l’Histoire suffit à révéler que les termes « cronica » et « istoria » semblent avoir tous deux la faveur d’Alphonse, même si, en réalité, le vocable « istoria » fonctionne comme terme générique, ainsi qu’en témoigne le syntagme « libros de estorias » :

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E por end Nos don Alfonso […] mandamos ayuntar quantos libros de istorias en que alguna cosa contassen de los fechos dEspanna, et tomamos de la cronica dell Arçobispo don Rodrigo […], et de la de Maestre Luchas, Obispo de Tuy, et de Paulo Orosio, et del Lucano, et de sant Esidro el primero, et de sant Alffonsso, et de sant Esidro el mancebo, et de Idacio Obispo de Gallizia […] et de Dion que escribio la estoria de los godos, et de Pompeyo Trogo, et dotras estorias de Roma las que pudiemos auer que contassen algunas cosas del fecho dEspanna, et compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della, desdel tiempo de Noe fasta este nuestro 1.

Quand il est question pour Alphonse d’évoquer sa propre production, c’est, en revanche, le terme « libro » qui est requis. Faut-il voir, à travers ce choix lexémique, l’expression d’une stratégie d’évitement visant à contourner les termes « cronica » et « istoria » disponibles, parce que, précisément, ils s’avèrent impuissants à dénoter la nouvelle forme historiographique émergente ? La question ne saurait manquer d’être troublante, pour qui connaît les multiples références du Moyen Âge latin au symbolisme du livre : « livre de l’expérience », « livre de la nature » qu’évoque, par exemple, Alain de Lille au XIIe siècle. La prégnance de l’imaginaire spéculaire qui s’incarne dans l’écriture et la métaphore du livre et qui est manifestée dans les expressions « speculum » et « natura rerum » ou leurs équivalents, s’affirme largement au XIIIe siècle, siècle, on l’a dit, « encyclopédiste » par excellence. Le terme « speculum » utilisé systématiquement par Vincent de Beauvais et qui figure souvent dans les prologues des encyclopédies renvoie ainsi à l’encyclopédie comme miroir de la nature. Dans ces conditions, les « rédacteurs » expriment en toute conscience que leur écriture encyclopédique se fonde sur l’explicitation de la nature et/ou des propriétés des choses. Ils affirment de la sorte que l’encyclopédie est le miroir de toutes les connaissances humaines parce qu’elle rassemble en son sein l’entier du savoir disponible. Identifier son écriture comme portant sur les choses de la nature, c’est donc implicitement manifester ce qu’il conviendrait d’appeler un « esprit de somme ». C’est en ce sens que l’encyclopédie peut être vue comme livre du livre, « speculum libri ». N’est-ce pas ce qu’affirme, à quelques nuances près, Alphonse X lorsqu’il écrit : « compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della, desdel tiempo de Noe fasta este nuestro » ? Sur la base de ces divers éléments, il semblerait donc que l’emploi du vocable « libro » soit signifiant et qu’Alphonse X, à l’instar de Vincent de Beauvais, se situe dans une logique qui invalide la distinction « histoire universelle/ histoire locale » pour lui préférer un système fondé sur l’« imaginaire spéculaire » de l’encyclopédie2. Voyons ce qu’il en est plus précisément, à travers l’analyse des

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P.C.G., p. 4. À propos de la pratique des compilateurs alphonsins, G. MARTIN, Les juges…, p. 332, écrit : « Leur pratique se caractérise d’abord par une aspiration à appréhender la totalité d’un savoir, à épuiser, quelles qu’en soient la provenance et la nature, l’information portant sur l’histoire d’Espagne : tout recueillir, tout assimiler dans l’œuvre royale, tel est l’impératif premier ». 2

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« déclarations d’intention » alphonsines au seuil de son œuvre, c’est-à-dire dans le prologue.

Le prologue Ce prologue, qui se présente de prime abord comme une « traduction » de celui de Rodrigue de Tolède, se détache de son « modèle » dès lors qu’il est question de présenter la figure qui a « commandité » et « réalisé » l’ouvrage. Il est manifeste qu’Alphonse X met, d’entrée de jeu, l’accent sur l’effort de documentation sans précédent qui fut accompli dans l’élaboration de la compilation que constitue l’Histoire d’Espagne : Nos don Alfonsso, por la gracia de Dios rey de Castiella, de Toledo, de Leon, de Gallizia, de Seuilla, de Cordoua, de Murcia, de Jahen, et dell Algarue, ffijo del muy noble rey don Fernando et de la reyna donna Beatriz, mandamos ayuntar quantos libros pudimos auer de ystorias en que alguna cosa contassen de los fechos de Espanna […]3.

Il importe de souligner que cette valorisation de la sous-fonction collecteur est étroitement associée au statut « institutionnel » d’un « mandant » qui n’est autre que le roi lui-même. Ce dernier s’affirme tout à la fois comme « autorité de commande » (« mandamos ayuntar ») et de « réalisation »4 (on lit un peu plus loin « compusiemos este libro »). L’insistance sur le « statut » est avant tout un moyen pour le monarque de rappeler avec hauteur sa vocation énonciative naturelle. C’est, en effet, son autorité institutionnelle qui lui assure un accès facile et, surtout, inégalé jusquelà, à une documentation de type « encyclopédique ». On retrouve la figure déjà évoquée du roi, collecteur par nature d’un savoir qu’il est ensuite appelé à recevoir et à transmettre, avec, en plus, l’affirmation de cette position en surplomb, manifestée sans ambages dans les expressions à valeur absolue telles que « quantos libros », « todos los fechos que fallar se pudieron »… Il apparaît clairement alors qu’en se fondant sur une qualification d’ordre institutionnel, Alphonse vise, en réalité, à définir ceux qui sont pourvus d’une réelle légitimité énonciative. Soit donc tous ceux qui, à son instar, disposent de l’autorité institutionnelle.

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P.C.G., p. 4a. G. MARTIN, « Alphonse X ou la science politique… », p. 85 : « Ce phénomène est plus affirmé encore dans l’Histoire d’Espagne, puisque la distinction entre commanditaire et réalisateurs porte seulement sur les préparatifs de l’œuvre – ‘[…] nous avons ordonné que fussent réunis autant de livres d’histoire que nous pûmes nous procurer…’ — tandis que la composition elle-même est présentée, soit comme relevant directement du roi, soit comme comptant celui-ci parmi ses acteurs : ‘[…] et nous avons emprunté à la chronique de l’archevêque Rodrigue, …et à celle de maître Luc, évêque de Tuy, et à Paul Orose,…et à d’autres histoires de Rome que nous avons pu obtenir qui racontassent quelque chose du fait de l’Espagne, et avons composé ce livre…’. Sur le terrain de la production historique, on voit donc le roi continuer d’assumer solitairement l’autorité de commande, mais s’investir également (d’une part ?) de l’autorité de réalisation ». (Souligné par nos soins). 4

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Il n’est pas anodin par ailleurs que le premier auteur cité soit Rodrigue Jiménez de Rada (« el Arçobispo don Rodrigo »), tenu pour un historien légitime, en ce que sa chronique fut « ratifiée » par un roi qui n’est autre que le propre père d’Alphonse. Il s’agit donc pour Alphonse X de produire une définition du discours historique légitime, en marquant solennellement le passage d’une ligne qui instaure une division fondamentale entre un avant et un après du discours (et donc du savoir) historique. Cette coupure pose une différence entre les discours qui disposent d’une autorité énonciative légitime et les autres. Elle consacre ainsi une différence entre l’historien comme « homme » et l’historien comme « institution ». De fait, Alphonse X procède, dans le prologue, à ce qui s’apparente à une cérémonie d’« investiture » du discours historique. La dimension symbolique des actes d’investiture a été abondamment commentée5. On peut souligner leur impact sur la représentation de l’objet « investi », « institué », qui se voit re-défini. En effet, instituer, c’est assigner une essence, une compétence6. En définissant l’autorité énonciative de l’historien comme institutionnelle, directement (la sienne propre) ou par délégation (par exemple, Rodrigue de Tolède qui l’assume pour Ferdinand III), Alphonse X ne dit pas « le discours historique est » mais « le discours historique doit être « institutionnalisé » pour être », de sorte qu’il ne puisse être possible d’en donner une meilleure définition. Tout se passe comme si, par cet acte d’investiture, il était demandé à ce discours d’être enfin à la hauteur de sa fonction « sociale » en devenant un véritable « instrument politique ». Il est certain que cette fonction atteint son point culminant quand c’est le roi lui-même qui assume l’autorité énonciative de façon immédiate. Sans disqualifier les autres discours historiques qui ont eu lieu avant (il déclare constituer son propre discours à partir d’eux), Alphonse X, « filtrant ainsi la population énonciative potentielle »7 qui pourrait se présenter après ou encore simultanément, définit le profil idéal de l’historien. Mais, ce faisant, il place du même coup sous la tutelle de son autorité toute-puissante l’ensemble des discours produits, revendiquant ainsi l’autorité de l’entier d’un champ8 dont il remanie la structuration. Comment le texte du prologue de l’Histoire témoigne-t-il de la déconstruction du champ, opérée par la démarche alphonsine ?

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Voir à ce propos Pierre BOURDIEU, Langage et pouvoir symbolique, Paris : Fayard, 1982, p. 175-186. 6 Ibid., p. 179. 7 D. MAINGUENEAU, Le contexte de l’œuvre…, p. 77. 8 G. MARTIN, Les juges…, p. 332 : « En s’instituant comme compilation, en se donnant à percevoir comme une imbrication d’autorités filtrées par une imbrication d’autorités filtrées par une autorité suprême, le texte issu de l’atelier royal représente sans relâche un rapport de domination ».

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S’il a pu être établi que le texte de Rodrigue de Tolède représente la trame essentielle de l’Histoire d’Espagne9, trame sur laquelle vient se greffer le Chronicon, Alphonse X, dans son prologue, s’attache moins à établir le caractère direct de cette filiation que la parenté institutionnelle qui lie son Histoire au De rebus Hispaniae. Mais en dépit de ce « lien sacré », le De rebus, à l’instar des autres sources citées, est lui aussi soumis à une certaine disqualification : il est ainsi caractérisé par son incomplétude, puisqu’il lui est implicitement reproché de ne pas avoir pu (ou su) réunir la totalité du savoir disponible : « mandamos ayuntar quantos libros pudimos ayuntar de ystorias en que alguna cosa contassen de los fechos d’Espanna ». L’Histoire d’Espagne vient donc combler un manque, mais dans ce lieu liminaire du prologue, propice à l’inscription de topiques de tous genres, la liste des sources (déclarées) ne constitue pas un réel indice quant à la manière de circonscrire cette absence. Seule la formulation – « quantos libros/en que alguna cosa contassen » – qui invalide d’emblée la distinction histoire « locale »/histoire « universelle », pourrait éveiller quelque soupçon sur la nature exacte de la position qu’Alphonse X entend occuper dans le champ historiographique. Comment ne pas y voir, en effet, l’expression d’une transgression « générique », d’un refus de se soumettre aux « canons » qui régissent implicitement le champ ? En reconnaissant que les faits relatifs à l’Espagne sont disséminés un peu partout, Alphonse X ne signifie-t-il pas que l’articulation du champ historique autour des critères « universel /local » est non pertinente ? N’érige-t-il pas alors la sous-fonction collecteur en fonction cardinale ?

Le déplacement du « modèle isidorien » En effet, au XIIIe siècle, dans la péninsule Ibérique comme dans le reste de l’Europe, l’Histoire connaît un essor prodigieux : en Castille, si la première moitié du siècle est dominée par une historiographique en langue latine10, la seconde se caractérise au contraire par le développement d’une historiographie en langue vernaculaire11. Parfaitement mise en lumière par nombre d’historiens et sémiologues12, cette « explosion historiographique » correspond à

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Ibid. : « Du reste : pourquoi, vis-à-vis du De rebus, qui fait la base textuelle de l’Histoire pour la période gothique et post-gothique, et qui avait digéré le texte de Luc, avoir systématiquement rétabli le Chronicon […] ? » 10 Il s’agit bien évidemment du Chronicon mundi de Luc de Tuy et du De rebus Hispaniae de Rodrigue de Tolède 11 Il est clair que nous évoquons ici les deux productions alphonsines : la Générale Histoire et l’Histoire d’Espagne. 12 Voir en particulier J.P. GENET (dir.), L’histoire et les nouveaux publics dans l’Europe médiévale (XIIIe-XVe siècles), Actes du colloque international organisé par la Fondation Européenne de la Science à la Casa de Velásquez, Madrid, 23-24 avril 1993 : Paris : Publications de la Sorbonne, 1997.

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l’affirmation des identités « nationales » qui cherchent à se constituer une mémoire collective13. Il nous appartient pour l’heure de montrer comment Alphonse X, dont la figure domine l’historiographie castillane de la seconde moitié du XIIIe siècle, sut tirer parti du modèle bipartite isidorien en voyant précisément dans l’histoire locale un moyen de manifester l’étroite articulation entre l’histoire de l’humanité, perçue comme progressive révélation de Dieu, et l’histoire d’un peuple particulier, partie prenante de cette aventure sacrée. L’idée en est simple, d’autant que nous l’avons déjà, au seuil de ce chapitre, évoquée. Pour mener à bien sa « geste », Dieu a besoin de « vicaires », qui sont des élus capables de l’aider dans la réalisation de ses plans divins. Ces figures exemplaires, placées généralement à la tête d’un peuple non moins prédestiné, ont donc un rôle particulier à jouer dans l’histoire du salut. On voit bien quels avantages Alphonse X, roi, pouvait attendre d’une telle articulation. Ainsi, tout en prétendant réaliser une histoire locale, Alphonse X, à la différence de ses « modèles » les plus directs – l’Historia Gothorum de saint Isidore et le De rebus de Rodrigue Jiménez de Rada −, qui font remonter l’origine de l’Espagne à celle du peuple goth, lui en assigne une, beaucoup plus ancienne, qui se confond en réalité avec celle du Monde, selon Augustin et par la suite, Grégoire le Grand. Avec Alphonse, l’histoire « locale », dans ses ambitions d’universalité, devient un moyen de déployer l’hispanité aux confins mêmes de l’univers. Inversement l’histoire universelle comme histoire sacrée ne peut qu’aboutir à ce peuple choisi (celui d’Espagne ou des Espagnes) à qui il a été confié, par la Reconquête, l’expulsion des Infidèles. De fait, c’est la problématique de la définition même des « Espagnols » et de « l’Espagne » qui est posée et résolue d’une certaine façon, et avec elle, celle de la légitimité du seigneur naturel depuis lequel cette histoire nous est contée. Ce qui caractérise la « prise de position » de l’Histoire d’Espagne dans le champ de l’historiographie, c’est la subversion intentionnelle du modèle isidorien, à partir d’un jeu savamment orchestré sur la porosité des frontières entre « histoire locale » et « histoire universelle ». C’est l’acception même du signifié du terme « local » qui se voit redéfinie. Inversant la tendance visant à contempler l’universel à travers le prisme du particulier, l’Histoire d’Espagne s’applique, au contraire, à ouvrir le local sur l’universel, en repoussant très loin l’origine des Espagnols. Le meilleur moyen pour y parvenir est de toute évidence de procéder à la reconstruction d’un passé prestigieux, qui s’enracine au plus profond des origines. Ces mythologies sont opératoires parce qu’elles exaltent une conviction, extrêmement forte au Moyen Âge : celle de l’absolue suprématie de l’ancienneté, et partant, de la légitimité de la chose transmise et de l’héritage. Un peuple (et partant, un souverain) était d’autant plus sûr de son assise, qu’il pouvait faire valoir l’ancienneté de son sol, de sa population et de son institution

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Voir J. Ángel SESMA MUNÕZ, « La creación de la memoria histórica, una selección interesada del pasado », Memoria, mito y realidad…, p. 13-32.

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(la monarchie). Alphonse X établit ainsi la continuité d’une filiation qu’il fait remonter à l’origine même du monde, pour en exhiber la double légitimité : légitimité spirituelle puisqu’en tant que roi, il lui importe aussi de rappeler son statut de vicaire de Dieu sur terre, légitimité « politique » puisque sa généalogie prestigieuse le consacre comme fils de Jupiter et, par conséquent, comme « rex Romanorum ». De fait, l’Histoire met à mal la structuration « générique » du champ, non en revendiquant une nouvelle dénomination générique mais en déconstruisant un des deux types existants. Redéfinissant la catégorie du « local », elle lui assigne ainsi une essence autre que celle qu’avait postulée Isidore, Rodrigue de Tolède et bien d’autres14. En récusant la logique qui préside à la séparation du « local » et de l’« universel », elle s’attaque aux contenus plus qu’à la forme, ce qui a pour effet de la maintenir ancrée dans une tradition « générique » qu’elle contribue pourtant à bouleverser. Cette ambiguïté s’explique : Alphonse X est partagé entre la nécessité de s’inscrire dans une continuité (ce qui lui impose de rattacher sa production à un « genre » déjà bien connu, celui de l’histoire locale) et celle de porter l’Espagne aux confins du monde (ce qui le contraint à réinventer le mythe de l’origine des Espagnols, en faisant correspondre cette origine à celle de l’Humanité, comme dans les chroniques universelles). Il lui revient donc de tresser les fils de l’histoire d’Espagne telle qu’elle a été conçue jusque-là avec ceux de l’histoire universelle pour réaliser un ancrage originaire capable de l’ériger en héritier légitime de la potestas et de l’auctoritas. Ce qui revient à jouer des deux « formes-auteur » validées pour en construire une troisième qui se caractérise par son positionnement frontalier et son ambition totalisatrice.

L’atelier et le rituel historique : mise en place d’un système critique On voit comment les déterminations « génériques » ne sauraient être tenues pour un simple cadre contingent. Un « auteur » quel qu’il soit ne place pas son œuvre dans un genre. C’est le sens de l’œuvre qui le conduit au contraire à privilégier tel ou tel autre type d’investissement générique. L’investissement générique est donc indissociable du contenu des œuvres. C’est parce qu’Alphonse veut légitimer le nouvel ordre politique qu’il entend fonder, qu’il a besoin d’afficher une autorité sans faille enracinée dans une origine immémoriale dont il a su néanmoins retrouver la mémoire. Or, seule sa position institutionnelle lui permet d’accomplir un tel haut fait, en lui garantissant l’accès à un savoir total. L’ambition encyclopédique

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Voir J. A. MARAVALl, El concepto de España en la Edad Media, Madrid : Centro de Estudios Constitucionales, 1997, p. 30. Voir aussi F. RICO, Tres lecciones…, p. 37 : « […] y frente a uno y otro [Luc de Tuy y Rodrigo de Toledo] se ensancha considerablemente el marco de lo hispano, hasta extenderlo en verdad de mar a mar ». Ou encore, p. 38 : « […] de los 616 capítulos que Alfonso dio por válidos, 341 se dedican a la historia de Roma, y entre ellos son inmensa mayoría los « relatos que originariamente nada tienen que ver con [Hispania] ».

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alphonsine, on l’a dit, ne prend sens que par rapport à cette problématique de la redéfinition de l’autorité « politique » comme autorité tentaculaire qui absorbe toutes les autres, et en particulier, l’autorité cognitive et énonciative. Désormais, le roi, c’est non seulement celui qui gouverne mais aussi (voire surtout) celui qui concentre en sa personne ces diverses formes d’autorité. L’attention portée à l’autorité cognitive et qui renvoie, ainsi qu’on l’a vu, à la dimension métaphysique du savoir comme porte d’accès à la sagesse divine, suffit à expliquer que la sous-fonction collecteur se voie érigée en fonction cardinale. C’est, en effet, parce qu’il est en mesure de brasser, et surtout d’ordonner un vaste savoir (de nature encyclopédique) qu’Alphonse X peut se poser en « sage » et revendiquer, au même titre que les ministres de l’Église, l’autorité spirituelle, grâce à laquelle il est l’héritier direct et légitime de la potestas divine. Dans ces conditions, on comprend bien que l’émergence de la production énonciative alphonsine soit inséparable de l’existence d’ateliers royaux15. Ces ateliers qui pourraient être tenus pour un entourage contingent des énoncés historiques que sont l’Histoire et la Générale histoire, représentent en réalité une des composantes essentielles de leur rituel d’énonciation. L’atelier royal n’est pas, en effet, un simple lieu « technique », sorte de ruche où bourdonneraient des « exécutants » affairés par les travaux à accomplir. Il est partie prenante du positionnement esthétique du récit historique alphonsin. Le principe de la répartition des tâches, du fonctionnement en parallèle, et donc d’une spécialisation du travail permet le brassage d’un volume de données bibliographiques beaucoup plus important et favorise donc un exceptionnel effort documentaire. Surtout le fait de pouvoir disposer d’œuvres traduites dans leur entier, facilite le repérage des fragments qui énoncent des versions divergentes, et favorise une refonte en profondeur des différents textes-sources (glose, assemblage, révision). Le « borrador compilatorio » dont parle Diego Catalán illustre l’ampleur et la précision du travail qui pouvait être mené depuis la simple juxtaposition de « versions » concurrentes jusqu’à l’élaboration d’une « texture » d’une extrême cohérence, où l’historien donnait à voir sa version ou celle qui lui paraissait digne d’être retenue. L’atelier excitait donc la démarche critique de l’historien, car il plaçait constamment ce dernier, eu égard à l’étendue des sources qu’il lui offrait la possibilité de compulser, dans la situation du juge qui doit trancher entre des versions concurrentes (souvent aussi plausibles les unes que les autres). Grâce à cette expérience de la « varietas » ou « dissonantia », l’historien était en mesure de forger un véritable système critique, qui le conduisait non pas nécessairement à choisir la version des sources les plus autorisées mais celles des sources les

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Ces ateliers sont organisés autour d’une stricte répartition des tâches entre diverses équipes dont on a pu établir les fonctions : traduction, assemblage, amendement, glose, mise en rubrique. Voir à ce propos Gonzalo Menéndez PIDAL, « Cómo trabajaron las escuelas alfonsíes », N.R.F.H, 5 (4), 1951, p. 363-380, D. CATALÁN, « El taller historiográfico alfonsí. Método y problemas en el trabajo compilatorio », Romania, 84, 1963, p. 354-375.

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plus conformes à son idéologie16. Il pouvait aussi « tresser » deux ou plusieurs versions pour donner naissance à la sienne propre. Ce travail critique était de toute évidence stimulé par la structure même du travail en équipes qui ne pouvait que favoriser l’échange, la concertation, la « disputatio » c’est-à-dire l’argumentation, et donc le raisonnement. Raturer sans cesse, revenir en arrière, recommencer jusqu’à rencontrer la syntaxe et la formule adéquates. Cette démarche critique est essentielle pour comprendre la manière particulière dont les compilateurs alphonsins ont investi le rituel historique. La prétention alphonsine consiste à « montrer » son propre discours historique surgissant du haut d’une « tour de contrôle », qui n’est autre que l’atelier royal, perçu comme lieu d’accumulation, de sélection et d’ordonnancement critique du savoir historique dominant. Cette « hyper-auctoritas », corrélative d’une conception encyclopédique de l’Histoire, elle-même reliée à la démarche hautement critique que nous évoquions, relève d’une prise de position dans le champ de l’historiographie castillane du XIIIe siècle. En disant qui elle est (et donc ce qu’elle n’est pas), l’historiographie alphonsine délimite sa propre place dans un espace générique qu’elle vise du même coup à réorganiser. Elle établit sa propre identité dans le champ en se démarquant précisément des autres discours qu’elle place sous son contrôle et son autorité toute-puissante. Il peut sembler curieux à cet égard qu’un texte qui se construit autour d’un tel questionnement et qui vise « l’institutionnalisation » du discours historique, délaisse la langue de l’institution, de l’auctoritas par excellence – le latin – pour lui préférer une langue vernaculaire. Ne faut-il pas y voir un moyen de faire coïncider ce que « dit » le texte (je fonde une nouvelle autorité) et ce qu’il fait dans son énonciation (je récuse un ordre ancien dont le symbole est le latin : je fonde un nouvel espace textuel dominé par le castillan) ?

Déplacement linguistique « Castellano derecho » : Imaginaire de langue et « reconstruction cognitive » Nous avons évoqué la manière de transgression que constitue le mode d’investissement « générique » en cherchant à établir que le compilateur ne se contente pas de placer son œuvre dans un « genre ». On considérera de même que la façon dont une œuvre gère la langue fait partie du sens de cette œuvre, et non pas d’un choix contingent, extérieur à la signification de l’œuvre elle-même. Le choix du castillan comme langue « administrative » a déjà été abondamment commenté. La traduction du Liber iudiciorum, sous Ferdinand III, en représente en quelque sorte le point de départ. Le Fuero Juzgo, de son nom

16

Voir Georges MARTIN, « La compilation (cinq procédures…) », p. 118-121 (en particulier).

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castillan, en vigueur au royaume de León ainsi qu’à Tolède, devait être ensuite concédé à des villes andalouses, parmi lesquelles Cordoue en 12417. Mais c’est véritablement durant le règne d’Alphonse X que le phénomène atteint sa réelle ampleur : l’entier de la production livresque issue des ateliers alphonsins est rédigée dans la langue vernaculaire qu’est le castillan. Divers arguments ont été avancés pour expliquer le choix de cette langue d’écriture, qui signe concurremment l’abandon du latin : désir d’atteindre un lectorat plus large, volonté de fonder une autorité « civile » enracinée dans une langue autre que le latin – langue par excellence de l’autorité « religieuse », aptitude du castillan à répondre aux nouveaux besoins d’expression…18 Si certains de ces arguments semblent ténus (ainsi par exemple la visée d’un lectorat plus ample, dans un contexte où le pourcentage de lecteurs potentiels étaient de toute évidence peu susceptible d’évoluer), d’autres paraissent plus recevables, tel par exemple le souci de fonder une nouvelle « auctoritas » à partir d’une langue qui, contrairement au latin, ne serait pas solidaire de l’auctoritas ancienne, liée à l’Église. Il nous paraît, pour notre part, extrêmement important d’envisager le problème du déplacement linguistique, tel qu’il est posé dans le contexte alphonsin, en relation avec ce que Pierre Bourdieu dénomme « l’économie des échanges linguistiques »19. La posture de ce sociologue est claire : […] il s’agit de montrer que s’il est légitime de traiter les rapports sociaux – et les rapports de domination eux-mêmes – comme des interactions symboliques, c’est-à-dire comme des rapports de communication impliquant la connaissance et la reconnaissance, on doit se garder d’oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs. Bref, il faut dépasser l’alternative ordinaire entre l’économisme et le culturalisme, pour tenter d’élaborer une économie des échanges symboliques20.

Dans ces conditions, la décision alphonsine de faire du castillan la langue du nouvel ordre politique qu’il entend fonder, doit être analysée comme une « prise de position » en faveur de l’imposition d’une langue légitime. Diverses études attestent la concomitance de la genèse de la langue officielle et de la constitution

17

Voir Corinne MENCÉ, Fuero Juzgo (Manuscrit Z.III.6 de la Bibliothèque de San Lorenzo de El Escorial), Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris XIII (déc. 1996), 3 t., Lille : A.N.R.T., 1997, 1. 18 C’est l’argument qu’avance indirectement Julio VALDEÓN BARUQUE, Las raíces medievales de Castilla y León, Valladolid : Ámbito Alarife, 2004, p. 135 : « El castellano surgió simultáneamente a otras variedades romances, procedentes asimismo del latín, como el leonés o el navarro-aragonés. No obstante el romance castellano, al decir de los historiadores de la lengua, demostró tempranamente su madurez, superando arcaísmos y adoptando, por el contrario, formas claramente innovadoras ». 19 P. BOURDIEU, Langage et pouvoir…, p. 60-89. 20 Ibid., p. 60-61.

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de l’État moderne. Ce rapport de solidarité se conçoit aisément dès lors que la problématique de la « langue officielle » est abordée selon une optique constructiviste et non plus « naturaliste ». En devenant la langue « institutionnelle » de l’appareil politique alphonsin, le castillan bénéficie automatiquement de toute une série de conditions grâce auxquelles va se réaliser sa codification, par des scripteurs qui, placés sous le regard du roi, ont tout autorité et toute légitimité pour écrire, et inventer une écriture. Or, curieusement, alors qu’il faudrait insister sur la dimension symbolique de cette « légitimation » qui va de pair avec l’imposition d’un système de normes réglant les pratiques linguistiques et sociales, la tendance actuelle est de battre en brèche l’idée selon laquelle Alphonse X aurait œuvré à la « normation » de la langue castillane. Nous voudrions, dans les pages suivantes, montrer qu’il n’en a pas pu en être autrement. Pour ce faire, il convient dans un premier temps de revenir sur l’expression si controversée de « castellano derecho »21 ou « drecho ». Dans la synthèse qu’il opère quant à l’histoire des interprétations de l’adjectif « derecho », Juan Ramón Lodares22 oppose deux postures : l’une, « dialectologico-historique », incarnée en priorité par Ramón Menéndez Pidal, Rafael Lapesa et Rafael Cano Aguilar, en vertu de laquelle le terme « derecho » serait à comprendre comme indicateur de normalisation d’une langue de « synthèse » entre le castillan et les autres variétés dialectales proches23. Le credo de cette posture pourrait être constitué par l’affirmation suivante de Cano Aguilar : […] la acción lingüística de Alfonso X, en consonancia con lo enunciado en el pasaje del ‘castellano derecho’, parece haberse producido sobre la estructura de la frase, la claridad expresiva, la eliminación de repeticiones innecesarias o poco afortunadas de acuerdo con su gusto ; pero en esta « normalización » de elementos concretos que no eran estrictamente castellanos : muy lejos, estaba, pues, el Rey de cualquier actitud purista […] 24.

21

Antonio G. SOLALINDE, « Intervención de Alfonso X en sus obras », Revista de Filología Española, 2, 1915, p. 287 : « Et despues lo endreço et lo mando componer este rey sobredicho ; et tollo las razones que entendio que eran soueianas et dobladas, et que non eran en castellano drecho ; et puso las otras que entendio que complian, et quanto en el lenguaje endreçolo el por si se ; […] ». Précisons que cette citation est tirée du prologue de De las XLVIII figuras de la VIII esfera. 22 Juan Ramón LODARES, « Las razones del « castellano derecho » », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 18-19, Paris : Klincksieck, 1993-1994, p. 313-334. 23 « Fue R. Menéndez Pidal quien imprimió un nuevo giro a la interpretación y subrayó la importancia de la cita al identificar en el « castellano derecho » un modelo linguístico normativo al que obedecerían el rey y sus colaboradores. Al tratar de definirlo […] concibió la idea de una lengua integradora : un idioma que madura sin reparos y selecciona lo que considera oportuno de otras variedades gemelas ». Voir à ce propos : Ramón MENÉNDEZ PIDAL, « De Alfonso a los dos Juanes. Auge y culminación del didactismo (1252-1370) », Studia hispanica in honorem R. Lapesa, Madrid : Gredos, 1972, 1, p. 63-80. 24 Rafael CANO AGUILAR, « La construcción del idioma en Alfonso X el Sabio », Philologia Hispalensis, 4, 2, 1989, p. 463-473.

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La seconde posture, dont Niederehe25 pourrait être tenu pour l’initiateur et Juan Ramón Lodares pour l’un des plus ardents défenseurs, considère que : […] la expresión « castellano derecho » podría estar refiriéndose a un asunto muy distinto del habitualmente considerado (sea dialectal, sea normativo, sea estilístico) pues cuadraría muy bien en el ámbito de ciertas tareas en las que se empeña un traductor medieval, quien posee una percepción idiomática y una escala de valores y prioridades frente a los hechos lingüísticos propias de su época. […] 26.

De sorte qu’il est surtout question à travers la « “derechura” castellana » de : […] demostrar la capacidad del español como lengua recta y autorizada, tan útil para captar la naturaleza a través de las palabras, de adivinar la razón de nombres tan estrictamente como cualquier otra lengua sabia 27.

De fait, la remise en cause de la théorie de la « normation » est liée à la corrélative promotion de ce qu’il conviendrait d’appeler la théorie de l’« intellection », telle qu’elle se trouve formulée par un Lodares. Cette théorie qui s’articule à une « philosophie intellectualiste »28 considère avant tout la langue comme un « objet d’intellection »29, même si dans le même temps elle reconnaît en Alphonse X, moins un grammairien qu’un homme politique. S’il est clair que, dans la perspective alphonsine, le savoir et le pouvoir ne sauraient être traités séparément – le savoir devenant « l’émanation même du pouvoir politique »30 –, il n’en reste pas moins que selon la théorie de l’intellection, l’intérêt alphonsin pour le langage est analysé essentiellement en relation avec l’axe du savoir31. En ce sens, il s’avère difficile de considérer, en un seul et même mouvement, le langage comme « objet d’intellection » et comme instrument d’action et de pouvoir. Pourtant, les deux réalités sont loin d’être incompatibles. C’est pourquoi, tout en souscrivant à l’interprétation que Lodares propose de l’expression « castellano derecho », il nous paraît difficile de ne pas interpréter dans le même temps ce désir ferme d’Alphonse de mettre en adéquation le castillan avec la réalité extra-verbale comme une volonté (consciente ou non) de « reconstruction cognitive », de « conversion de la vision du monde » de ses

25

Hans-Josef NIEDEREHE, Alfonso X el Sabio y la lingüística de su tiempo (trad. de Carlos Menches), Madrid : SGEL, 1987. 26 J. R. LODARES, Las razones…, p. 316. 27 Ibid., p. 322. 28 Ibid., p. 59. 29 Ibid. On peut préciser que J. R. LODARES, ibid., p. 317 évoque la « preocupación casi exclusiva [de] la suficiencia o intelectualización del español […] ». 30 Ibid., p. 333 : « En los prólogos de los tratados astronómicos alfonsíes suele reiterarse una idea : las obras se traducen para mayor gloria de Dios, y consecuentemente, del rey que promueve la traducción. […] de modo que los saberes pierden valor en sí mismos y pasan a ser, esencialmente, sustento y emanación del poder político ». 31 J. R. LODARES, ibid., p. 334 : […] lo que se alaba y se fomenta en esa parte del prólogo [del libro de la esfera] son las potestades de un poder real basado en los saberes […] ».

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contemporains, corrélative d’un travail de normalisation des habitus linguistiques. Il nous semble précisément que l’idée selon laquelle une langue digne de ce nom doit être en mesure, à travers ses mots, de capter la « nature » des choses, appelle une problématisation de ce concept de « nature », qui est à appréhender dès lors comme construction de l’esprit. Car si, selon Alphonse, une langue est d’autant plus sage qu’elle sait expliquer le lien entre « nature » et « mot », elle l’est aussi quand elle est capable de manifester le rapport entre la « nature » et « l’ordre politique » qui s’exprime, non seulement à travers les choses mais aussi dans les mots. De fait, si les procédures définitoires et étymologiques constituent « une exposition verbale de pouvoirs », elles sont aussi à identifier comme des modes de ‘naturalisation’ du nouvel ordre socio-politique qui est en gestation, lesquels ont pour objet d’en masquer la dimension idéologique. C’est parce que toute description (qu’elle soit étymologique ou autre) est en soi une prescription, un mode de montrer et de faire voir, qu’il ne saurait être question d’ignorer la dimension prescriptive inhérente à la mise en relation des mots et des choses. Le fait qu’Alphonse X « se contente » de reprendre à son compte un savoir étymologique hérité de la tradition32, ne doit pas masquer l’enjeu véritable d’une pratique qui vise, en réalité, à la « naturalisation » de l’ordre social, d’autant que ce savoir, transposé dans une langue vernaculaire, subit une décontextualisation. Il s’agit, par le recours à une rhétorique de la scientificité, de présenter comme naturel ce qui relève, au moins en partie, d’une (re)construction propre à un système. Un exemple significatif, tiré du Septénaire, nous est donné par Lodares, lorsqu’il évoque l’interprétation qu’Alphonse donne du signifié de son propre nom33, en relation avec celui de son père. De même l’origine étymologique qu’il attribue au nom « España »34, indépendamment de la tradition antique et isidorienne, témoigne d’une certaine pratique subversive de l’étymologie qui nous autorise à l’envisager comme procédure de « reconstruction cognitive ». L’étymologie, autant que la définition, est donc tout à la fois ce qui « installe » le castillan dans une tradition d’autorité, et ce qui permet à Alphonse X de faire reconnaître un nouveau discours d’autorité, avec son nouveau vocabulaire politique, ses termes d’adresse et de référence et la

32

J. R. LODARES, « El mundo en palabras (Sobre las motivaciones del escritorio alfonsí en la definición, etimología, glosa e interpretación de voces », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 21, Paris : Klincksieck, 1996-1997, p.111 : « Alfonso X no es, por tanto, ningún pionero al preocuparse de estos aspectos en sus compilaciones históricas o en obras de otro carácter ; sin lugar a dudas, es uno de los primeros que lo hace en una lengua vernácula y acaso recurra a este método más que otros ; pero es una práctica corriente de la historiografía medieval y, mejor que práctica, instrumento imprescindible […] para ningún autor medieval hay saber sin etimología, sin conocer la razón de sus nombres no hay vía posible para conocer las razones del mundo ». 33 Ibid., p. 114 34 Ibid., p. 115.

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représentation du monde social qu’il véhicule et qui est liée aux intérêts de sa vision de la royauté. En ce sens, l’expression « castellano derecho » renvoie dans le même temps à la conformité entre « res » et « verba » et au processus de « ré-formation » mentale qu’implique cette mise en adéquation. Le rôle de la « traduction » vaut alors d’être souligné car la tâche première du traducteur est sans doute de permettre l’expression dans sa culture d’origine de ce qui, jusqu’alors, n’avait jamais été formulé.

Le rôle de la « traduction »35 Nombre des théoriciens de l’approche socio-linguistique de la traduction ont souligné que le changement de langue (au sens matériel du terme) est corrélatif d’un changement de réalité interlocutive, d’une nouvelle actualisation socioculturelle et historique. C’est dans cette perspective que la notion d’« original »36 est elle-même à problématiser car elle serait plus la somme des différents états interprétatifs d’un texte qu’un modèle invariable, puisqu’« il n’existe pas, dans le temps, de pivot immuable d’où la compréhension se révélerait stable et définitive »37. C’est parce que le lecteur du texte traduit ne pourra jamais le lire comme le ferait le lecteur de « l’original », depuis ses propres présupposés culturels, que le traducteur a un devoir de fidélité envers son lecteur. La traduction requiert donc que l’agent qui l’accomplit puisse se mettre à la place de l’Autre, ce qui suppose qu’elle « n’est pas seulement affaire de mots [mais] […] d’abord une définition de l’Autre social »38. José Ortega y Gasset évoque en ces termes la dynamique de l’échange interlocutif dans le cadre de la traduction : « o se trae el autor al lenguaje del lector, o se lleva el lector al lenguaje del autor »39. Et le langage de l’« auteur » de la traduction, ne joue-t-il aucun rôle ? Les choix de traduction qu’il opère ne constituent-ils pas un indice de la médiation de son langage propre ? Si, comme l’affirme Jean Peeters, « traduire revient à […] affirmer, et justifier par là même une manière d’exister linguistiquement en tant qu’elle n’en est pas une autre »40, alors il convient de reconnaître que cette médiation existe, et que, sous son masque neutre et anhistorique, la traduction est toujours

35

Nous reviendrons sur ce rôle de façon plus approfondie dans la deuxième partie de ce travail, en dégageant notamment le caractère impropre de ce terme. 36 Voir Corinne MENCÉ-CASTER, « De la compilation et de la traduction comme stratégies scripturales d’un entre-deux auctorial », Penser l’entre-deux. Entre hispanité et américanité, Actes du colloque international tenu à la Martinique (10-11 mars 2005), Publications APHMCEREAH, 2005, p. 49-64. 37 Georges STEINER, Après Babel ; une poétique du dire et de la traduction (1975), Paris : Albin Michel, 1978, p. 234-235. 38 Jean PEETERS, La médiation de l’étranger (une sociolinguistique de la traduction), Artois : Presses Université, 1999, p. 81. 39 José ORTEGA Y GASSET, « Miseria y esplendor de la traducción », Obras completas, 5, Madrid : Revista de Occidente, 1951, p. 448-449. 40 J. PEETERS, ibid., p. 128.

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confrontation d’au moins deux histoires interlocutives, deux imaginaires linguistiques distincts, ceux du traducteur et du lecteur de la traduction. Fernando Lázaro Carreter, dans « Sobre el “modus interpretandi” alfonsí » révèle cet impact de l’imaginaire du traducteur en montrant comment Alphonse X se prononça en faveur d’une innovation lexicale extrêmement contrôlée : […] la aceptación de vocablos cultos (helenismos y latinismos), si bien abundante en los casos de falta de equivalencia castellana, fue contrarrestada por una actitud casticista que sólo puede interpretarse como hostilidad a la innovación 41.

Selon la définition sociale qui est donnée de l’Autre, c’est-à-dire de l’interlocuteur, le traducteur va investir un certain sens dans le vocabulaire et ainsi mettre à jour sa propre perception de l’identité de cet interlocuteur. Dans cette perspective, l’« acharnement » étymologique et définitoire alphonsin peut se lire aussi comme un aveu de la personnalité d’un Autre, jugé a priori fort contestataire et qu’il faut convaincre par des arguments de type « naturaliste ». En ce sens, manifester l’adéquation des mots et des choses, c’est non seulement conférer une légitimité à la langue mais aussi aux options de « traduction » et de « définition » qui ont été choisies et qui, à la faveur de cette procédure de légitimation, sont présentées comme une nécessité naturelle . L’oblitération de cette dimension idéologique de la traduction par l’analyste a pour principale conséquence le rejet de l’idée de normation, alors qu’elle est connexe de celle d’intellection. Considérons avec José Perona l’exemple du titre XXXIII de la Septième Partie. Après avoir montré que ce titre XXXIII était une traduction de la Summa Azonis, glose de l’œuvre justinienne, Perona en vient à déduire que le titre XXXIII est un « dialogue entre [les] langues » latine et espagnole. Il conclut alors que : De ahí que en los comentarios o glosas, que cierta tradición llamó de forma incorrecta amplificatio, se introduzcan las cosas, la referencia a las realidades de España o las explicaciones didácticas, al servicio de unos receptores que debían ir acomodando su lengua y su visión del reino y la realeza a la teoría boloñesa del poder real42.

Les nombreuses définitions qui émaillent le texte43, si elles visent à instaurer un rapport de conformité entre « verba » et « res », ont surtout pour objet de

41

Fernando Lázaro CARRETER, « Sobre el ‘modus interpretandi’ alfonsí », Ibérida, 6, 1961, p. 98. 42 José PERONA, « De rerum et verborum significatione : el título XXXIII de la Séptima Partida y la Summa Azonis », Homenaje al profesor Lapesa, Murcia : Universidad de Murcia, 1990, p. 189. 43 J. PERONA, ibid., p. 175 : « Y dado que siempre [los traductores de las Partidas] traducen, en la metalengua de la definición, el indefinido quid, todas las definiciones de las SIETE PARTIDAS constan de este esquema QUE COSA ES…, con lo que la identificación de RES/VERBA se mezcla en la ‘realidad legal’ y en la ‘metalengua’ ».

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« produire et imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents » 44, avec pour enjeu « la formation et la ré-formation des structures mentales ». Il faut donc voir dans cet emprunt d’un langage de la nature « que cosa es… », l’expression d’un projet définitionnel qui est à percevoir comme programme normatif « que cosa debe ser… ». Peu importe, en ce sens, que les définitions données ne soient pas « créées » ex nihilo par Alphonse, mais traduites depuis un autre texte, une autre langue, un autre contexte : en les adoptant (et éventuellement en les adaptant), Alphonse révèle qu’il adhère à leur contenu idéologico-sémantique, et surtout, qu’il les juge nécessaires à un fonctionnement optimal de son projet politique. Ainsi, le simple fait de proposer des définitions de vocables aussi courants que « muger », « varon », « ciudad », « familia », etc. témoigne bien chez Alphonse d’une conscience aiguë qu’il n’y a pas de mots « innocents », et que les « noms que l’on dit communs, travail, famille, mère, amour, reçoivent en réalité des significations différentes, voire antagonistes […] »45, qu’il faut réguler par un discours de la légitimité, capable d’en imposer une définition normative. Il n’est donc pas inutile de rappeler que, lorsqu’on passe du latin au castillan, ce n’est pas seulement le « signifiant » qui change (Ex : le passage de « rex » à « rey ») mais aussi le « signifié » tout autant que le référent qui lui est associé. Georges Martin, dans l’étude qu’il a consacrée à la tradition textuelle de la légende des juges de Castille, a parfaitement montré comment les imaginaires de la royauté que reflètent les textes de la chaîne sont distants les uns des autres, voire antinomiques46. Si, entre les textes de Luc de Tuy et de Rodrigue de Tolède, écrits tous deux en latin, se joue un processus de traduction intralinguale47 au cours duquel les mots, incessamment rapportés à l’histoire interlocutive respective des deux compilateurs, sont toujours susceptibles de prendre deux sens antagonistes, entre leurs textes et celui d’Alphonse, ce processus se voit doublé d’un exercice de traduction interlinguale, avec tous les changements de paramètres interlocutifs qu’il suppose. Sous la plume

44

P. BOURDIEU, Langage et pouvoir…, p. 187. Ibid., p. 63. 46 G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 213-229 ; p. 274-295 ; p. 353-383. 47 Parler de « traduction intralinguale » revient à considérer que le medium commun qu’est censée être la langue ne garantit pas le sens des mots du producteur vers le récepteur, ce qui fait que des interprétations divergentes sont toujours possibles. Voir Georges Steiner, Après Babel…, p. 17 : Après Babel stipule que la traduction est, formellement et pragmatiquement, implicite dans tout acte de communication, dans l’émission et la réception de tous les modes de sens, que ce soit dans le sens sémiotique le plus large ou dans des échanges plus spécifiquement verbaux ». Comme le dit Jean PEETERS, La médiation…. p. 44 « Il s’ensuit qu’échanger verbalement dans la même langue ou traduire entre des langues mutuellement étrangères revient toujours à se poser comme différent des autres et à rapporter le vocabulaire étranger à celui que l’on possède et qui est façonné par son histoire interlocutive ». 45

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d’Alphonse X, les vocables « rey », « ley »48… reçoivent, soit des acceptions nouvelles, soit des définitions explicites jusque-là informulées, qui sont en rapport avec l’idéal alphonsin de la royauté, de la noblesse, etc. Georges Martin nous en donne un exemple avec la notion d’« amour »49 comme « opérateur imaginaire de l’intégration politique qui a assimilé les régimes de dépendance aux relations de parenté »50. Précisément, la traduction – qu’elle soit intralinguale ou interlinguale –, en créant l’impression d’une équivalence de terme à terme, à partir du jeu de l’équation entre mots ou langues (il suffit de se référer à l’expression problématique de « traduction littérale ») masque cette dimension polysémique inhérente au langage. Il en découle que les divers interlocuteurs impliqués dans l’échange croient parler la même langue, entendons ici, le même langage, ce qui garantit une forme de consensus pratique entre des locuteurs généralement dotés d’intentions et d’intérêts différents, voire divergents. Or, le pari alphonsin consiste justement à déjouer l’illusion apparente de l’unité du langage ordinaire en se proposant de réaliser cette unité, par un appareillage définitionnel qui vise à assigner aux noms dits communs des significations qui vaillent pour l’ensemble des membres de la communauté. Autrement dit, renonçant à un langage neutralisé, il cherche à forger un langage politique monosémique, par lequel il espère créer un consensus qui ne repose plus sur « l’effet idéologique d’unification des opposés »51 consécutif à la pseudo-neutralité de la langue, mais sur une stricte régulation du « sens commun », en accord avec ses propres intentions et intérêts royaux. Craignant que ses (grands) sujets n’engagent dans le processus de restitution du sens la diversité de leurs instruments d’appropriation symbolique, Alphonse X cherche à « court-circuiter » la « polysémie inhérente à l’ubiquité sociale de la langue légitime », en lui opposant la monosémie propre au lieu social depuis lequel il parle. On voit tout l’intérêt que l’opération de « verrouillage sémantique » pouvait tirer de la mise en relation de la « nature » et du « langage », l’argument étymologique jouant le rôle de codificateur du système. Il n’est pas anodin, par ailleurs, que ce discours métalinguistique s’enracine dans un contexte juridique : Benveniste faisait justement remarquer que les mots qui, dans les langues indo-européennes, servent à dire le droit sont issus de la racine dire52. S’appuyant sur cette remarque, Bourdieu note que « le dire droit, formellement conforme, prétend par là même […] à dire le droit, c’est-à-dire le devoir être »53.

48

Cf. Première Partie, Chapitre 2, « La double mise en scène d’un roi législateur et philosophe ». 49 Voir G. MARTIN, « Amour (une notion politique) », Histoires de l’Espagne…, p. 169206. 50 Ibid., p. 205. 51 P. BOURDIEU, Langage et pouvoir…, p. 63. 52 É. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions…, p. 49. 53 P. BOURDIEU, Langage et pouvoir…, p. 65.

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De fait, la codification dont il est question est moins « stylistique », « orthographique » (même si elle est en gestation aussi) que « sémantique », c’est-à-dire « mentale » et « idéologique ». La langue est ainsi perçue comme un outil méthodologique devant permettre d’assurer l’identification entre la pensée alphonsine et la production d’un « citoyen » nouveau. La construction idéelle du castillan comme langue réformatrice des structures mentales ne présuppose alors aucune pureté linguistique – pouvant conduire à une intolérance à l’égard des diverses variétés dialectales en présence –, puisque précisément le castillan n’est pas l’origine du processus mais son terme. Ainsi que le note très justement José Perona, « Desde la prosa alfonsí, « el lenguaje de Castilla » es, sensu strictu, una lengua. Antes era, si acaso, sólo una literatura »54. Le « castillan » se constitue au départ, en se définissant négativement par rapport aux grandes langues de civilisation que sont alors le latin, le grec et l’arabe, et non en relation d’opposition avec les variétés dialectales péninsulaires. Ce qui se joue dans un premier temps, c’est bien un conflit pour l’accaparement du pouvoir symbolique, entre une langue vernaculaire qu’il s’agit de « modeler » et des langues de prestige déjà constituées. Il est indéniable que, par la suite, du fait de la « population linguistique » potentielle pour un tel rôle, s’est engagée une compétition entre les langues vernaculaires disponibles. Le castillan occupait, de toute évidence, sur le plan stratégique, une place de choix : l’expansion du territoire castillan à la faveur de la Reconquête, l’unification des royaumes de Castille et de Léon, les projets impériaux du monarque Alphonse X qui prétend également au titre de seigneur naturel des Espagnes sont, au XIIIe siècle, au fondement d’une géographie des représentations où la Castille figure comme lieu cardinal de la symbolique du pouvoir « central »55. Si l’on en revient aux rituels d’institution, on pourrait dire qu’Alphonse X, par un acte politique délibéré, consacre le castillan comme langue en disant : le castillan est une langue, sous-entendu, une vraie langue. Et il cherche à le montrer en procédant à cette mise en adéquation entre « mots » et « choses », à travers laquelle se joue la crédibilité de cette langue vernaculaire comme idiome « plein ». Mais, par cet acte d’investiture au moyen duquel il fait « connaître et reconnaître, une différence »56, il consacre une séparation définitive entre le castillan et les autres langues vernaculaires, une différence qui ne peut se comprendre que si elle se trouve rapportée à l’efficacité symbolique des rites d’institution, c’est-à-dire au « pouvoir qui leur appartient d’agir sur le réel en

54

J. PERONA, « De rerum et verborum… », p. 190. Inés FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las estorias…. p. 23-24: « Tampoco admite estructuralmente la Estoria de España el imperium de los reyes de otros reinos cristianos peninsulares. Es la monarquía astur-leonesa y los reyes de León y Castilla quienes poseen la herencia indivisible de los derechos godos al señorio de las Españas. De acuerdo con esa idea, nunca se cita, ni siquiera como sincronía adicional, el año de reinado de los reyes navarros, aragoneses y portugueses ». 56 Pierre BOURDIEU, Langage et pouvoir…, p. 178. 55

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agissant sur la représentation du réel »57. De par cette « cérémonie », le castillan se voit, aux yeux des divers récepteurs, « investi » d’une autorité qui le rapproche du latin et l’éloigne irrémédiablement des autres parlers vernaculaires. Le tour de force alphonsin que nous avons choisi d’aborder sous l’angle du « déplacement linguistique » consiste précisément en une « transgression des limites de l’ordre social et de l’ordre mental »58 qui tendaient à séparer les langues légitimes des langues qui ne l’étaient pas, et ce faisant, les pouvoirs légitimes de ceux qui ne l’étaient pas. Si, parmi les attributs dont Alphonse X veut doter le « castillan » se trouve justement cette capacité de mise en conformité des mots et des choses, c’est parce qu’une bonne part du prestige du latin reposait sur son identification comme langue de l’auctoritas, dépositaire de la vérité. En attribuant au castillan le même pouvoir de pénétration de l’essence des choses, Alphonse manifeste que la division opérée entre « langues non légitimes » et « langues légitimes » est infondée. Ce n’est pas le latin, comme réel de langue, qui domine le castillan, mais le latin, comme imaginaire de langue et de culture. En travaillant à enraciner le castillan dans un univers culturel et savant, Alphonse X révèle qu’il a bien compris que le véritable enjeu concerne les représentations du réel, et non le réel lui-même. Dans ces conditions, le déplacement linguistique du latin vers le castillan se trouve corrélé à un déplacement des imaginaires de l’autorité et de la puissance, d’un lieu originaire ancien (auctoritas) vers le lieu d’une nouvelle origine (auteurité). De fait, en énonçant dans la langue castillane comme s’il s’agissait d’une langue déjà autorisée, Alphonse X fait surgir à l’existence ce par quoi il énonce, c’est-àdire une langue, et conséquemment, un nouvel imaginaire porteur de représentations du monde, elles aussi inédites. C’est parce que la représentation que l’on a d’un objet contribue à la réalité de cet objet, que les énoncés prédictifs ont le pouvoir de faire advenir ce qu’ils énoncent. En créant un nouveau modèle de représentation du castillan qui s’assimile à celui du latin, Alphonse X contribue à créer dans le même temps une nouvelle représentation de la Castille, de son seigneur naturel, de l’imaginaire socio-historique qui leur est associé. Autrement dit, il se fonde sur le pouvoir structurant des mots pour modifier le programme de perception de ses sujets et faire que ceux-ci, réalisent, par leur consentement à la ré-formation mentale qui est en jeu, son programme politique. L’exploitation des mots « españoles », « España », « señor natural », « amor »,… sur laquelle nous reviendrons plus avant, est particulièrement significative de cette puissance constructrice d’un verbe qui veut enchanter et séduire, en faisant voir et en faisant croire. Pierre Bourdieu notait à juste titre que : On ne devrait jamais oublier que la langue, en raison de l’infinie capacité générative, mais aussi, originaire, au sens de Kant, que lui confère son pouvoir de produire à l’existence en produisant la représentation collectivement reconnue, et ainsi réalisée, de

57 58

Ibid. Ibid., p. 176.

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l’existence, est sans doute le support par excellence du rêve de pouvoir absolu 59.

Il est clair que le déplacement que signe, dans la tradition historiographique castillane, l’usage d’une langue vernaculaire, s’inscrit dans un programme qui vise à « convertir » des propriétés sociales (ou culturelles) en propriétés de nature et prétend imposer l’appréhension de l’ordre établi comme naturel. Lorsqu’il expose sa nouvelle définition de la « royauté », et concurremment, de la « noblesse », Alphonse X veut exprimer ce qui n’est rien moins qu’un rapport de force sous forme d’un rapport de sens60, et c’est ce déplacement qui lui rend l’explication étymologique si nécessaire. La prégnance de l’étymologie dans le programme politique d’Alphonse X témoigne de sa conscience aiguë de l’incapacité notoire des mots et de leur pouvoir de faire advenir un ordre nouveau s’ils ne sont pas prononcés dans un cadre qui garantit « la croyance dans [leur] légitimité et [dans celle] de celui qui les prononce, croyance qu’il n’appartient pas aux mots de produire »61. En ce sens, il ne suffit pas seulement à Alphonse X de disposer du pouvoir de fait, il veut aussi fonder ce pouvoir en droit afin de se prémunir contre toute concurrence, à l’intérieur du champ politique. C’est pourquoi il ne lui est sans doute pas indifférent d’accaparer aussi l’« autorité d’écriture ».

Déplacement de l’« autorité d’écriture » Lorsque Georges Martin évoque les « deux traits de sémiologie pragmatique »62 qui caractérisent ce qu’il dénomme le « tournant [historiographique] alphonsin », il désigne, en fait, « l’accaparement par le roi lui-même de l’autorité d’écriture » et « l’abandon du latin au bénéfice du castillan »63. Il convient sans doute de signaler d’emblée les enjeux qui se dissimulent derrière cette « prise » autoritaire d’écriture. En effet, si on a pu parler à juste titre, notamment au XIIIe siècle, du « pouvoir historiographique », c’est bien parce que, parmi les instruments de production symbolique, que sont les appareils idéologiques, l’historiographie « officielle », comme « récupération » et mode de mise en mémoire de tout un peuple, figure en bonne place.

59

Ibid., p. 66. Michel de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris : Gallimard, 1975, p. 13 : « D’une part, le pouvoir doit se légitimer, affecter à la force qui le rend effectif une autorité qui le rende croyable. D’autre part, le rapport entre un « vouloir faire l’histoire » (un sujet de l’opération politique) et l’« environnement » sur lequel se découpe un pouvoir de décision et d’action, appelle une analyse des variables mises en jeu par toute intervention qui modifie ce rapport de forces, un art de manipuler la complexité en fonction d’objectifs, et donc un « calcul » des relations possibles entre un vouloir (celui du prince) et un tableau (les données d’une situation) ». 61 Ibid, p.210. 62 G. MARTIN, « Le pouvoir historiographique… », p. 128. 63 Ibid. 60

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Produite jusqu’alors par un « corps de spécialistes » religieux (parmi lesquels on trouve Luc de Tuy et Rodrigue de Tolède par exemple), sous Alphonse X, la production du système symbolique de l’historiographie se voit confiée, dans l’espace de l’atelier royal, à un corps de producteurs spécialisés et laïcs, placé directement sous l’autorité et le regard du roi64. Si dans les deux types de configurations, la personne royale constitue l’« autorité de commande », dans le second cas uniquement, l’« autorité de commande » dévolue au roi s’assortit d’une mainmise sur l’« autorité de réalisation » et sur l’autorité d’« écriture » également.

Le « programme historiographique » Une première approche de la problématique de l’autorité d’écriture, dans l’historiographie pré-alphonsine, peut être menée en se fondant sur la question du « programme historiographique », dans le cadre de l’historiographie préalphonsine. Nous empruntons, en la transposant, cette expression à Robert Favreau qui, l’employant en rapport avec le domaine de l’art, parle de « programme iconographique » : C’est aussi le problème de l’historien de l’art : qui commande l’œuvre, qui fournit le programme iconographique, qui le réalise ? On sait qu’il y a généralement commanditaire et artiste. La question fondamentale reste : qui fournit le programme iconographique ?65

Dans l’historiographie pré-alphonsine, on admet généralement que le roi, commanditaire de l’œuvre historique, détient l’« autorité de commande ». Il n’est pas inintéressant de se demander jusqu’à quel point le commanditaire d’une chronique (par exemple Bérangère de Castille ou Ferdinand III) pouvait être considéré comme le « fournisseur » du « programme historiographique ». Lorsque Bérangère s’adresse à Luc de Tuy et qu’elle lui commande la réalisation d’une œuvre assemblant « les écrits des experts de l’histoire des rois espagnols depuis Isidore de Séville », s’arroge-t-elle une fonction autre que celle de commanditaire ? S’il est certain que l’intérêt renouvelé des souverains envers l’historiographie est à corréler à la prise de conscience de « l’importance de l’histoire pour l’assise imaginaire de la royauté », doit-on considérer cette visée comme relevant du « programme » ? Il semble d’autant plus difficile de trancher qu’il paraît logique de tenir que le choix même du « maître d’œuvre » relevait déjà sans doute d’une certaine démarche de connivence idéologique. N’oublions pas, en effet, qu’au travers du texte historique, l’historien se devait d’offrir au monarque un « miroir » où celui-ci (tout autant que ses descendants) pouvait engager une réflexion critique sur le pouvoir, tout en se contemplant lui-même tel qu’il était en quelque sorte « réfracté » par le regard de l’historien. Le choix par le commanditaire d’un « homme d’Église » comme maître d’œuvre n’était 64

Voir G. MARTIN, ibid., p. 129-132. Robert FAVREAU, « Commanditaire, auteur, artiste dans les inscriptions médiévales », Auctor et auctoritas…, p. 59. 65

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donc pas innocent, puisqu’il lui garantissait tout à la fois l’inscription de son texte dans une tradition d’autorité66 et le respect d’un certain schéma « éthique ». Si l’on en croit les propos que rapporte Luc de Tuy, les consignes de Bérangère sont, à cet égard, fort claires, puisqu’elle lui demande explicitement, non seulement de rassembler les écrits des auctores, mais aussi de concevoir un speculum principis. Dans le cas de figure que nous venons de décrire, il semble bien que l’historien ait disposé de l’autorité de réalisation et de conceptualisation, ce qui tendrait à signifier que c’est lui qui « fournit le programme historiographique », si on entend par là la conception de l’œuvre, depuis les choix des textes jusqu’à leur mise en forme. Il n’est pas abusif, par exemple, de soutenir qu’un Luc de Tuy a travaillé dans une autonomie relative par rapport à son commanditaire. Le léonisme du Chronicon nous invite, en effet, à limiter fortement l’impact du commanditaire dans la conception du « programme » et à retenir comme vraisemblable l’hypothèse d’un accord tacite entre la souveraine et le chanoine, sorte de « contrat moral » qui définit implicitement un positionnement esthétique et idéologique. Si a priori c’est le commanditaire qui définit le « contenu » brut (Bérangère qui demande de réunir les écrits des experts), au « maître d’œuvre » semble avoir été laissé le soin d’élaborer le cadre conceptuel et idéologique, le commanditaire estimant sans doute ce cadre partagé, en raison de la connivence évoquée. Le fait que Luc de Tuy ait réussi à inscrire sa propre « couleur » idéologique dans le texte indique que c’est l’historien qui finit par imposer au commanditaire sa propre vision des choses, sa lecture personnelle des faits du passé, son style. De même, évoquant le traité historique de Rodrigue de Tolède, Georges Martin fait remarquer : […] l’on est, devant le De rebus, en présence d’une composition tout à fait originale où le positionnement, la focalisation, la liaison des faits et le discours qui les portent affiche d’un bout à l’autre une démarche personnelle67.

Il n’est donc pas exagéré de postuler qu’avec Rodrigue de Tolède, sans doute plus encore qu’avec Luc de Tuy, l’historiographie entre dans une dynamique de spécification de la « forme-auteur » validée par la tradition. Qu’il s’agisse du « caractère novateur de la pratique »68 de Rodrigue, de sa « liberté dans l’approche de l’écriture historique »69, d’une « élaboration où le contexere s’impose décidément au compilare »70, une chose est sûre : l’historiographe qu’est Rodrigue de Tolède ne se laisse dominer ni par ses sources, ni par un « imaginaire sémiotique » qui l’obligerait, on l’a vu, à penser sa pratique en termes de soumission, de reproduction passive et silencieuse. Qu’est-ce qui change réellement avec Alphonse X et qui légitime que l’on parle de « tournant alphonsin » ?

66

Cf. n. 77. G. MARTIN, Les juges…, p. 260. 68 Ibid., p. 259. 69 Ibid., p. 260. 70 Ibid. 67

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Alphonse X, roi-historiographe Faut-il le rappeler ? Un simple examen du prologue de l’Histoire suffit à manifester qu’Alphonse X, outre l’autorité de commande, revendique aussi l’autorité de réalisation et l’autorité d’écriture : Nos don Alfonsso, por la gracia de Dios rey de Castiella, de Toledo, de Leon, […] compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della, desdel tiempo de Noe fasta este nuestro 71.

Sans aborder pour l’instant la question de l’autorité d’écriture du point de vue des problèmes qu’elle pose sur le plan énonciatif72, nous voulons seulement l’appréhender dans la dimension symbolique qu’elle revêt, eu égard à l’épistèmè médiévale. En « accaparant l’autorité d’écriture »73, Alphonse X double son statut de roi de celui d’historiographe. Du point de vue de l’imaginaire sémiotique, cette confusion des statuts est loin d’être anodine. Comme vicaire de Dieu sur terre, le roi qu’est Alphonse « le signifie » par « sa façon singulière d’illustrer l’ordre divin de la royauté par quoi l’histoire témoigne du Verbe »74. Comme historiographe, il est chargé de transcrire « l’actualité du Verbe dans le phénomène » auquel l’ordre royal qu’il incarne participe pleinement. C’est dire qu’il lui revient d’illustrer doublement l’« ordre divin de la royauté » : en tant que roi, dans l’ordre des événements eux-mêmes, en tant qu’historiographe, dans l’ordre du langage humain75. C’est précisément l’acception à donner au verbe « illustrer » qui fait problème quand le roi est l’historiographe, car « illustrer », c’est tout aussi bien « rendre plus clair » que « rendre illustre, célèbre ». De fait, si l’historiographe se laisse dominer par le roi qui habite en lui, il cherchera surtout à « rendre illustre » son ordre royal à lui. Par conséquent, il tendra, au lieu de transcrire l’actualité du Verbe dans le phénomène, à vouloir rendre compte de l’actualité de sa royauté dans le plan du Verbe, sachant qu’il signifie Dieu et que donc, l’histoire de sa royauté témoigne plus que tout autre de celle du Verbe. Nous renvoyons à l’analyse que nous avons menée de la lecture du temps chez Alphonse, car elle permet de bien saisir comment il va, en réalité, s’ériger en « foyer de convergence » de l’histoire antérieure de l’humanité, sorte de Messie annoncé par une série de figures (tel Jupiter par exemple) prestigieuses auxquelles le relie une longue chaîne généalogique76. 71

P.C.G., « Prólogo », p. 4. Pour ces questions, voir Deuxième Partie, Chapitre 2, « La question de l’identité du ‘sujet d’écriture’ ». 73 Voir G. MARTIN, « Le pouvoir historiographique… », p. 128-132. 74 G. MARTIN, « L’hiatus référentiel… », p. 54. 75 Rappelons toutefois que l’ordre royal est aussi un ordre de langage. 76 C’est ce qu’explique G. MARTIN, Les juges…, p. 333-334., dans une synthèse remarquable dont nous reproduisons les passages les plus significatifs : « Dans l’Histoire, désormais le sol prime, et sa définition politique : nous sommes en présence de l’histoire politique d’un espace, regroupant en diachronie mais aussi en synchronie, les faits de tous les peuples et de tous les hommes ayant exercé sur lui un pouvoir. Ceci a pour première conséquence que – par-dessus les continuités ethnique et dynastique (dont la charpente demeure) – c’est désormais, 72

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Cette figure messianique du roi dont l’Histoire est appelée à transcrire la trajectoire permet d’établir un parallèle – certes prudent – entre l’Histoire et l’Écriture sainte, puisque que dans l’Histoire, comme dans la Bible, « est surmonté l’hiatus signe linguistique vs signe objectal »77, le roi jouant le rôle de « signe transitif »78. Il en découle que lorsque l’historien est roi, le récit historique qu’il propose est non seulement « continuatio de la Bible » mais déjà langage de Dieu lui-même, marqué au sceau de sa vérité, de par la « transparence » qu’il présente par rapport « au récit phénoménal de la vérité ». On comprend mieux sans doute, lorsqu’on la rapporte au fondement de l’épistémè médiévale, pourquoi la caution d’un roi, d’un prêtre, c’est-à-dire de figures de la transitivité, était en mesure de conférer immédiatement une « autorité » presque sans faille à un récit historique79. On saisit mieux également pourquoi la confiscation du « pouvoir historiographique » par le roi constituait pour ce dernier un enjeu des plus importants puisqu’il était dès lors à même, par sa qualité de vicaire de Dieu, de « redresser le sens » du récit historique. La question du « redressement sémantique » est d’autant plus essentielle qu’elle nous situe au cœur même des modes de « restitution » du savoir historique par le roi-historiographe. En choisissant par exemple dans l’Histoire d’Espagne comme dans la Générale Histoire de structurer son récit sur la base des « sennorios naturales », Alphonse X prenait le parti de situer les événements non seulement selon un ordre de succession mais aussi selon le rang et le pouvoir80. Par ce principe organisateur qui rompt avec le modèle de chronologie

plus largement d’un héritage politique que la royauté peut se prévaloir. Aussi bien le passé lointain de l’Espagne est-il réintégré dans l’histoire de l’empire romain comme espace politique inclusif. […] Par cette expansion de son histoire romaine, par cette ponctuation de références à l’histoire impériale, l’Espagne – et, par inclusion, le royaume qui politiquement la domine, et son roi – se trouve prise dans la cosse de l’empire, dont le destin depuis les origines, côtoie et encadre le sien, diffusant sur elle sa lumière, préparant sa dernière germination : l’avènement de l’empereur élu, du ‘roi des Romains’ Alphonse X ». 77 G. MARTIN, « L’hiatus référentiel… », p. 49. 78 Ibid., p. 53. 79 B. GUENÉE, Histoire et culture historique…, p. 134-135, pose en ces termes la problématique de la « caution morale » dont bénéficie le texte d’un scripteur : « Pour les œuvres plus récentes, tout le problème est précisément de savoir si elles sont authentiques, si elles ont été approuvées par une autorité, et quelle autorité. Car l’approbation pontificale fait d’un récit quelconque un récit authentique, et d’un récit que l’autorité d’un évêque ou d’un abbé avait rendu digne de foi, un récit plus authentique encore. […] À côté de cette hiérarchie des autorités ecclésiastiques, les progrès de l’État et, dans l’État, les progrès de la juridiction gracieuse […] établirent une nouvelle hiérarchie d’autorités civiles. Or, si l’ambition des historiens était de suivre des sources dignes de foi, elle était aussi d’écrire des histoires dignes de foi. Ils eurent donc le souci de plus en plus vif de s’abriter sous l’autorité des jeunes États pour que leur œuvre, incapable à elle seule d’entraîner la conviction du lecteur, devînt, par le secours même de ces autorités, authentique, c’est-à-dire digne de foi ». 80 Comme le précise I. FERNÁNDEZ-ORDOÑEZ, Las Estorias…, p. 19 : « La historia, tal como la concibe Alfonso X en sus dos grandes compilaciones (la General Estoria y la Estoria de España), es historia de los pueblos que ensennorearon la tierra […], y ante todo, de sus príncipes o señores naturales. […] » et p. 32-33 : « Si la Estoria, General o de España, hubiera empleado como base la organización cronológica una era cualquiera como cómputo dominante

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universelle hérité des Canons d’Eusèbe et de saint Jérôme81, Alphonse X assure le redressement du discours diachronique en une structure synchronique de façon à rétablir l’unité de ce qui se trouvait séparé par une organisation seulement chronologique de la matière. Bien que, dans la perspective de l’Histoire, cet ordre continue de se présenter comme divisé et temporel, il comporte un sens, non uniquement temporel, car la succession et le contenu des éléments qui y sont insérés révèlent leur disposition dans un ordre hiérarchique, décelable seulement à la suite d’un redressement qui ne peut être effectué que par un sage ou un initié, c’est-à-dire par le roi, en tant que dépositaire direct de l’autorité divine. Par conséquent, il est clair que la narration alphonsine de l’histoire d’Espagne, fondée sur le règne des seigneurs naturels, exprime, par un récit temporel (diachronique), l’ordre présent (voire éternel) du monde selon une topologie et une structure qui manifestent un partage de pouvoirs organisé selon un principe immuable, en raison de son origine divine. Il importe, en effet, avant tout à Alphonse de révéler un ordre hiérarchique, apte à conférer un sens autre que « temporel » à la lignée des rois, qui d’Adam jusqu’à lui-même82, ont occupé un rôle central dans l’histoire humaine. L’importance attribuée par Alphonse à la parenté comme « schème régulateur qui unifie l’expérience humaine »83 en « rend [ant] possible un rapport intelligible entre l’homme et le monde qui l’entoure »84 nous renvoie donc à la thématique de la glorification comme manière d’assumer le rapport à la mort (à travers par exemple le culte des ancêtres). En pensant le discours historique comme « discours glorificateur qui s’adresse aux figures, parmi ces ancêtres, qui se sont illustrées en assurant en même temps un nom à leurs descendants »85, Alphonse X fusionne la mémoire généalogique de l’Espagne, qu’il présente comme mémoire de l’actualisation du Verbe dans le phénomène, et sa propre mémoire, rappelant ainsi la position centrale qu’il occupe et qui lui permet d’être « l’instance sémiotique de médiation »86 par excellence, tant dans l’ordre du réel (il est roi) que dans celui du langage (il est roi et historiographe). Sur un plan plus pragmatique, on conçoit clairement que, dans ces conditions où s’abolit toute distance entre le technicien du « faire de l’histoire » et celui du « faire l’histoire », le « prince de fait » qui relève de l’ordre du réel et le « prince possible » qui appartient à celui du langage, sont appelés, autant que possible, à

y permanente (por ejemplo, el nacimiento de Abraham o de Cristo), todos los hechos históricos tendrían que haber sido presentados en función de su fecha como unas enormes tablas cronológicas. En cambio, la utilización del señorio como principio de organización cronológica permitió concebir la historia como una sucesión de reinados o poderíos terrenales ». 81 Id. : « Es la linna de sucesión en el imperium (o senorio, como lo llama Alfonso) el principio fundamental organizador de toda la Historia, y no una cronología universal permanente (tal como ocurre en los Cánones Crónicos de Eusebio y Jerónimo) ». 82 Ibid., p. 34. 83 L. COULOUBARISTIS, Histoire de la philosophie…, p. 38. 84 Ibid. 85 Ibid., p. 40. 86 G. MARTIN, « L’hiatus… », p. 54.

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se confondre. Orchestrée par un roi-historiographe, la scène du récit historique, n’est plus une « cellule de réflexion » décalée par rapport au pouvoir, mais un « appareil idéologique » qui vise « à justifier historiquement le prince en lui offrant un blason généalogique »87. De sorte qu’elle tend, soit à légitimer les stratégies politiques déjà mises en place par le monarque, soit à inscrire un discours prédictif qui a pour objet de projeter, parallèlement à la figure de souverain idéal, celle de citoyen modèle. La difficulté qui s’offre à cet historien-roi qui, à la différence de ses prédécesseurs, n’est plus « auprès » du pouvoir mais « au » pouvoir, vient de son incapacité à opérer son « décentrage » par rapport au discours magistériel qui est le sien. Difficulté inverse, en réalité, de celle de l’historien du roi qui lui, devait penser le pouvoir qu’il n’avait pas et « donner des leçons de gouvernement sans en connaître les risques et les responsabilités »88. Mais si l’historien du roi, ainsi qu’on l’a vu, était lié à son « commanditaire » par un contrat tacite qui limitait sa marge de manœuvre « critique » et l’obligeait jusqu’à un certain point à épouser la cause royale, le roi-historien, lui, se trouve libre de tels engagements. S’il est tenu d’occuper la place fictive de sujet du roi en jouant au « serviteur » qu’il n’est pas, il lui importe seulement de le faire sans quitter sa place de maître puisque son objectif premier est précisément de « construire » un « serviteur » à la mesure de son ambition royale de toute-puissance. De fait, l’abolition de la « fonction critique » dévolue à l’historien royal qui est corrélative de « l’accaparement » alphonsin de « l’autorité d’écriture » a comme effet le plus visible de « verrouiller » l’espace des possibles, en imposant une approche monosémique des modèles royaux, qui n’est pas sans rappeler le désir alphonsin d’une langue monosémique, ouverte à la seule performance de sa parole, comme lieu originaire de son rêve de « pouvoir absolu ». Cependant, quel que fût son statut « social » et le degré de conscience auctoriale qui en découlait, l’historiographe médiéval, ne pouvait totalement échapper à la contrainte forte qu’exerçait sur lui le rôle énonciatif de compilateur qui lui était d’emblée assigné, et qu’il devait effectivement assumer puisque, ce qui était essentiellement attendu de lui, c’était qu’il « récupère » en l’actualisant tout au plus, un savoir déjà constitué, et surtout auctorié au sens où l’entend Michel Foucault, afin de le transmettre. En un mot, il lui était demandé d’insérer son récit dans une tradition authentifiée comme telle. Le pari était d’autant plus difficile à relever pour Alphonse qu’il était en proie à toute une série de contradictions : en tant que roi, « signe transitif », il ne pouvait en aucun cas, assumer le rôle d’actor, c’est-à-dire de simple medium de la tradition. En tant qu’héritier d’une tradition dont il prônait la transmission directe et immuable, il lui était difficile de se montrer « irrespectueux » à l’égard des textes-sources dans lesquels celle-ci s’incarnait. Dans le même temps, la position en surplomb qu’il avait résolu d’adopter, notamment quant au savoir, l’image de législateur et philosophe qu’il s’était efforcé de construire pour

87 88

M. de CERTEAU, L’écriture de l’histoire…, p. 14. Ibid., p. 15.

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légitimer sa conception de la royauté et la définition du « roi » qui s’y trouvait attachée, l’autorisaient à « redresser le sens » de récits historiques ou poétiques dont il pouvait, en raison de son encyclopédisme militant, avoir une vue tout autre. Ces divers éléments, témoins d’une démarche critique de relecture et de réécriture des textes, ne pouvaient manquer de l’apparenter à un auctor. En ce sens, le choix d’écriture en langue vernaculaire peut s’interpréter comme une volonté d’adopter un positionnement médian, entre soumission (l’adossement aux textes-sources latins) et dissidence (l’espace de liberté qu’ouvre leur « translation » en castillan). D’où la prégnance de cette interrogation incessante : pour un scripteur qui est un roi, amoureux du savoir, comment « écrire » l’histoire d’un pays qui est aussi l’histoire de sa royauté, avec les mots des autres ? Quelle posture énonciative ou mieux, quelle « prise de position » pourrait être de nature à concilier un imaginaire d’actor qui commande seulement de rassembler la matière des autres avec une pratique effective d’auctor, naturellement associée à une démarche critique et une réelle compétence énonciative ? Des rôles énonciatifs aux positions dissidentes qui en sont dérivées, tous les schémas disponibles semblent « anachroniques », car incapables de rendre compte du nouveau rapport que des scripteurs, tels Rodrigue de Tolède ou Alphonse X de Castille engagent vis-à-vis de l’écriture, de l’autorité et de leur propre imaginaire auctorial. Il nous a semblé alors que ce point de rupture signait l’émergence d’une auteurité ou fonction-auteur, qui, dans le cas du discours historique comme compilation serait à penser, dans l’entre-deux des statuts d’auctor et d’actor.

De l’auteurité comme postulat de la condition écrivante alphonsine Quelle valeur heuristique attribuer à l’hypothèse selon laquelle au « tournant alphonsin » correspondrait l’émergence d’une « fonction-auteur », non plus comme fonction dérivée mais comme fonction validée ? Comment affronter cette question autrement qu’en postulant une homologie entre les relations « actor/auteur » et celles qui avaient été posées au départ entre auctor divin et actor humain ? Selon cette perspective, le concept d’actor joue un rôle déterminant, car il fut le masque premier de l’auctor humain comme il ne manqua pas, plus tard également, d’être celui de l’auteur. La trajectoire de reconnaissance de l’auctor humain que nous avons esquissée au premier chapitre, nous a montré que la « promotion » de celui qui était vu, au départ, comme actor, au statut de « co-auctor » n’a été possible que par la reconnaissance d’une certaine singularité perceptible dans la diversité de styles et de structures qui, précisément, « individualisent » les différents livres de la Bible. Cette « individualisation » de l’auctor qui se fonde en priorité sur la reconnaissance d’un « style », porteur de marques propres, rappelle alors que si

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

« l’idée d’auteur s’articule à l’histoire de l’individu »89, elle ne s’y réduit pas pour autant. En effet, à travers le primat accordé à ces qualités expressives, ce qui se cherche est moins un individu qu’un « style ». Quand Boccace, dans sa Vie de Dante, aborde le « moderne » qu’est Dante, il prend soin de distinguer l’homme, avec ses faiblesses (qu’il blâme par ailleurs), du sujet écrivant dont il loue les qualités littéraires. La dignité de l’auctor réside donc d’abord dans son écriture (au sens large) qui fait corps avec la lettre du texte. Elle tient sans doute aussi à son statut d’« être inspiré » mais celui-ci ne fait qu’exacerber l’admiration envers ses facultés d’expression qui, elles, sont bien humaines. L’écriture singulière de l’auctor engage ainsi l’œuvre dans une dynamique de l’individuation (le style comme marque de…), laquelle impose, à son tour, de le reconnaître comme « individu » (ou plutôt comme certain « sujet »90). La reconnaissance d’une auctoritas humaine se fonde donc sur la reconnaissance d’un « sujet d’écriture », c’est-à-dire d’une voix qui s’entend sous les mots et qui oblige à déplacer le regard du sens allégorique vers le sens littéral, lieu de l’écriture humaine par excellence. Ce n’est donc pas un hasard si ce mouvement d’« “humanisation” du sens »91, qui s’affirme au XIIe siècle au travers de la valorisation d’une exégèse littérale, s’articule à une réflexion sur le langage humain dont on découvre en quelque sorte la contingence. Comme le fait remarquer Marie-Louise Ollier : Le langage, système de significations, objet comme tel du grammairien et du dialecticien, s’installe ainsi au cœur de toute signifiance, au moment même où on en reconnaît le caractère humain 92.

La réflexion critique qui s’engage sur le langage a pour foyer la signification, laquelle se trouve au point de jonction de la grammaire, de la dialectique et des arts du langage. Un des objets de la distinction opérée par Abélard entre la vox, d’origine divine, et la sermo, d’institution humaine, est de manifester le caractère contingent du langage humain et d’en tirer toutes les implications. Ainsi l’intérêt nouveau pour le sens littéral doit se comprendre comme une entreprise de mise à jour des instruments humains de production du « sens » dans l’expression d’une « vérité »93. Or, pour que ce « sens » littéral, lieu par excellence d’expression de l’auctor humain, et comme tel, marqué au sceau de la contingence, puisse en toute légitimité jouer son rôle de porte d’accès aux autres sens, il faut qu’il s’articule à un puissant instrument d’« autorité ». La rhétorique remplira cette fonction, avec l’idée que l’expression de la Vérité 89

A. BERNADET, « L’historicité de l’auteur »…, p. 14. On considère alors, avec H. MESCHONNIC, Politique du rythme…, p. 199 : « Le sujet est une figure de l’individu ». 91 Marie-Louise OLLIER, La forme du sens (Textes narratifs des XIIe et XIIIe siècles : Etudes littéraires et linguistiques), Orléans : Paradigme, 2000, p. 46. 92 Ibid, p. 48. 93 Ibid. 90

DÉPLACEMENTS ALPHONSINS

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dépend de la qualité du langage, c’est-à-dire selon Abélard, de la juste attribution du prédicat à son sujet. C’est alors que l’écriture fonde une nouvelle auctoritas – que nous choisissons d’appeler auteurité pour la distinguer de l’ancienne – qui oblige à repenser, à la lumière de ce nouveau pouvoir de l’écriture, et le rôle dévolu aux auctores, et l’idéologie de la signification. Alors que l’autorité concédée à ces derniers procédait en partie de la « proximité » avec Dieu qui leur était reconnue, laquelle leur conférait un statut de médiateurs, divinement inspirés et donc détenteurs de la Vérité, l’exhibition de la contingence du sens au travers notamment des contradictions entre auctores que pointe Abélard, fait de l’expression de la Vérité, moins un donné qu’un à-construire dans et par l’opération d’écriture, à partir des diverses ressources de la rhétorique. S’insinue alors – sans doute de façon assez confuse –, l’idée que l’auctor véritable est celui qui détient le pouvoir de l’écriture, entendons la capacité toute rhétorique d’expression de la vérité. La notion de transcendance du « sens », rattachée à l’imaginaire sémiotique du scripteur médiéval, perd progressivement son caractère opératoire. Cette émancipation, d’abord plus symbolique que réelle à l’égard de la tradition et de l’auctoritas, trouve son effectuation dans le point de rupture constitué par l’écriture des langues vernaculaires, qui ouvre un nouvel espace de liberté. Cette mise en retrait du latin, absolue dans les œuvres de fiction que sont les « romans »94, plus relative dans les écrits historiographiques en langue vulgaire, tenus de s’adosser aux sources latines qu’ils « translatent », tend à faire du latin, le lieu d’une auctoritas ancienne qu’il s’agit maintenant de déplacer pour fonder de nouveaux lieux de savoir, de nouveaux modèles, en un mot, une nouvelle tradition dont l’autorité réside moins dans la langue que dans l’écriture. Ce transfert va d’ailleurs souvent de pair avec une nouvelle conception de l’ordre politique95. Quand s’insinue progressivement l’idée d’une auctoritas fondée sur l’écriture, la détermination des rôles humains devient un passage obligé. L’écriture des langues vernaculaires, qui s’affirme en même temps que la volonté de fonder une mémoire collective autrement que par la geste, va asseoir le pouvoir de la clergie ; le clerc, c’est « celui qui écrit » et à qui on commande d’écrire l’histoire. Or, comme l’histoire humaine est le langage de Dieu aux hommes et que cette histoire s’inscrit d’abord dans le sens littéral, le clerc se

94

Cf. M. L. OLLIER, La forme…, p. 53-54 : « Les auteurs des romans antiques sont encore retenus par la fidélité qu’ils doivent aux auteurs qu’ils « translatent » : non qu’on ne puisse réordonner, absorber n’importe quel énoncé dans un nouvel énoncé doté justement de sa propre signifiance (tout énoncé romanesque est fait de ce ‘tissu’), mais l’énoncé intégré n’a alors d’autre ‘clôture’ que celle que lui confère son statut de partie constitutive de l’énoncé intégrant. Dans la « translation » qui s’avoue comme telle, au contraire, le modèle ne perd jamais sa forme finie, quelles que soient les diverses infidélités […] C’est pourquoi la pratique romanesque se situe à part dans la littérature médiévale, justement par la globalité signifiante qu’elle instaure. A ce titre, le texte romanesque est clos ». 95 Cf. J. P. GENET, L’histoire et les nouveaux publics dans l’Europe médiévale… (XIIIee XV siècles), p. 215-258.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

retrouve dans une relation d’homologie avec l’auctor d’autrefois. Seulement désormais pleinement conscient des pouvoirs de la rhétorique et de sa capacité de scripteur à « fabriquer » un discours empreint d’un « style » propre, il n’hésite pas à forger cette écriture qui deviendra son premier « nom ». Marie-Louise Ollier met ainsi en évidence, dans la tradition du roman médiéval français, l’affirmation d’un nouveau « sujet de discours », à l’orgueil presque provocateur, dont Chrétien de Troyes semble être le paradigme96. Ce faisant, elle aborde sous cet angle la question de l’auteur : Wace et Chrétien (et déjà Benoît de Sainte-More) désignent leurs œuvres comme des « livres » ; si le mot auteur n’est pas tout à fait disponible, c’est qu’il est trop proche encore de la perspective de la « translation » : quand Benoît évoque « l’autor », il s’agit toujours du poète latin ; Chrétien en revanche ne se réfère toujours qu’à une source – conte, livre, estoire – jamais à un « autor » ; qu’il s’estime lui-même tel, à défaut du mot, tous ses prologues l’attestent97.

Ollier voit donc en Chrétien de Troyes « l’incarnation exemplaire de cette nouvelle conscience d’auteur qui s’affirme […] »98. Il est, à cet égard, significatif que l’émergence de cette « nouvelle conscience » n’acquiert de pertinence que rapportée à la manière dont « au XIIe siècle, se constitue le discours romanesque »99. Un constat s’impose : le sentiment d’être un « auteur » s’assortit d’une nouvelle écriture, un nouveau traitement de la matière, autant d’éléments qui constituent un point de rupture dans une tradition. Les romans de Chrétien de Troyes « constituent la première apparition, dans la littérature française, d’un narratif écrit »100, le De rebus de Rodrigo Jiménez de Rada marque à sa façon un tournant dans l’historiographie castillane, puisque comme prend soin de le souligner Georges Martin, cette œuvre est mal dénotée par la terminologie traditionnelle en rapport avec la compilation101. En forgeant leur propre texte, ces « scripteurs » définissent aussi une nouvelle manière de construire la « forme-auteur » pour un type ou un genre donné. Ils contribuent alors à déplacer la « forme-auteur » traditionnelle et donc à la reprofiler, à partir de nouveaux traits, et c’est précisément parce qu’ils transforment l’horizon des pratiques discursives, que les individus empiriques auxquels sont référés les textes, seront progressivement reconnus comme des « auteurs », et que la nouvelle auctoritas ainsi fondée gagnera à être interprétée

96

M. L. OLLIER, La forme…., p. 45 : « Ainsi Chrétien s’institue-t-il avec éclat sujet de discours : son premier roman, Erec, est à cet égard exemplaire de l’orgueilleuse conscience d’avoir le pouvoir de l’auctoritas, tant cet orgueil s’y étale ». 97 Ibid., p. 45. 98 Ibid., p. 21. 99 Ibid. 100 M. L. OLLIER, ibid., p. 111-112. Par « narratif écrit », Ollier entend le texte narratif, par opposition au narratif oral de la chanson de geste. 101 G. MARTIN, Les juges…, p. 259 : « Pour évoquer son travail d’historien, Rodrigue emploie les verbes compilare, contexere et recolligere. Cette terminologie traditionnelle, en usage dans tout l’Occident, pourrait cacher le caractère novateur de sa pratique ».

DÉPLACEMENTS ALPHONSINS

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comme auteurité. Ainsi Arnaud Bernadet a bien fait de préciser que « [c]’est l’œuvre qui constitue l’auteur comme auteur de cette œuvre et non l’inverse »102. En ce sens, il nous paraît utile d’établir une distinction entre la forme-auteur générique, construite à partir d’un certain nombre de règles propres à un genre ou un type de discours (ex : auteur autobiographique, auteur philosophique, auteur historiographique) et la « forme-auteur » spécifique d’une œuvre, instance en devenir » engagée dans une « une dynamique de la spécification »103. Mais ces deux formes sont dans une relation dialectique, car le processus de singularisation par lequel une œuvre particulière déconstruit une forme-auteur générique a pour effet de faire advenir une nouvelle manière de construire cette fonction. Inversement la fonction existante conditionne au moins en partie celle qui émerge. Il en résulte que lorsque des œuvres rompent avec l’horizon de la tradition, elles redéfinissent les règles de construction de la forme générique. Ces œuvres constituent donc des moments forts de « l’histoire de la « fonction-auteur » pour un genre donné. Nous tenons l’Histoire d’Espagne pour l’une d’entre elles. Dans le contexte médiéval qui nous préoccupe ici, ce sont ces « moments forts », ces jalons qui ont sans doute permis de passer de discours pourvus uniquement de la « fonction-auctor » à d’autres pourvus de la « fonctionauteur », tels que nous les concevons actuellement. Si précisément, des scripteurs ont pu se faire un « nom d’auteur », c’est parce que leurs œuvres, à travers la « résistance de leur écriture »104 ont réussi à transformer notablement le paysage discursif qui les précédait. Or, cette « révolution auctoriale » n’a pu se faire qu’en sourdine, dans la relation étroite qui se tissait, dans et par la compilation, entre un « scripteur » et un « sanctus doctor », entre un postulant au titre d’auctor moderne (ou auteur) et un auctor consacré. Cette articulation étroite entre l’auctoritas ancienne et l’auctoritas nouvelle que permet la compilation fait de celle-ci un remarquable point d’observation et de réflexion sur les conditions d’émergence de l’auteurité. Dans la mesure où dans l’œuvre alphonsine, cette figure du compilateur est très prégnante, l’instituer en objet d’analyse à travers l’examen de la fonction-compilateur, constitue sans doute le meilleur moyen de penser l’auteurité. Ce n’est pas un hasard si Bonaventure invitait à tenir le compilateur pour une troisième cause efficiente, à côté de l’auteur divin, premier moteur, et de l’auctor, responsable de la doctrine professée dans l’œuvre. Cette possibilité d’élargissement de la sphère de l’auctoritas, en rompant le « tête-à-tête » entre Dieu et l’auctor, ouvrait la voie à la reconnaissance d’une troisième « autorité » à l’œuvre : celle du compilateur comme figure originaire de l’auteur.

102

A. BERNADET, « L’historicité de l’auteur », p. 17. Ibid. 104 Cf. Jean-Louis BAUDRY, « Écriture, fiction, idéologie », Tel quel : théorie d’ensemble, Paris, 1968, p. 40. Voir en particulier les concepts de « lisibilité » et d’« illisibilité ». 103

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Le problème est que, dans l’imaginaire médiéval, le compilateur tend à se retrouver, de par la compétence énonciative qu’on lui dénie (il n’écrit pas mais rassemble les mots des autres) plus proche du scriptor que de l’auctor, c’est-àdire inséré dans le réseau de la reproduction, alors même que la « fonctionauteur » implique, on l’a vu, une dimension créative. Précisément la production alphonsine a cela de frappant qu’elle met en œuvre un rapport à l’auctoritas qui est assomption de son auteurité propre, par-delà l’adossement au dire d’autrui qu’implique le modèle de la compilation. Elle nous invite donc à une relecture de la compilation comme « écriture » de l’auteurité, ce qui implique que l’on en revisite les grilles de lecture traditionnelles, la formulation, en un mot, qu’on en redéfinisse explicitement la sémiologie. L’ampleur du projet alphonsin, l’ambition politique qui s’y trouve reflétée tout autant que la conscience d’un ordre nouveau à instaurer, tous ces éléments s’accommodent mal de l’imaginaire de la reproduction qui reste attaché à la compilation. La compilation entrave plus qu’elle ne favorise une pensée de l’auteur au Moyen Âge tant qu’elle est abordée sous l’angle d’une poétique de la reproduction. C’est en ce sens que nous chercherons à établir une grille de lecture de la compilation qui soit plus en accord avec l’intelligence d’un projet qui visait à transformer un ordre existant, et non à reproduire un ordre ancien. Il conviendra ensuite de justifier ce renversement de perspective en confrontant le texte de l’Histoire d’Espagne à cet imaginaire de l’auteurité : quels sont les indices qui témoignent d’une écriture de l’auteurité, c’est-à-dire d’une « prise de position » du scripteur, qui soit dans l’entre-deux des positions respectives, traditionnellement occupées par l’auctor et l’actor ? Quelle nouvelle « forme-auteur » historiographique la mise en conjonction de ces divers indices exhibe-t-elle ?

Deux ième partie Systé mat ique s

Construire l’auteurité dans la compilation au XIIIe siècle : Alphonse X et l’Histoire d’Espagne

INTRODUCTION

Les chapitres antérieurs nous ont permis d’établir la nécessité de problématiser la notion de « compilation »1 : nous chercherons à montrer que sa définition dépend, pour une bonne part au moins, de la posture de l’analyste et du regard qu’il porte sur l’objet. Selon l’« imaginaire sémiotique » en vigueur dans l’Occident médiéval, le compilateur, nous l’avons dit, est essentiellement perçu comme un scripteur dénué de toute compétence énonciative, ce qui a pour effet de lui conférer, aux yeux de ses contemporains, un statut de « reproducteur ». Or, de façon quasi paradoxale, avec l’intérêt qui, au XIIe siècle, s’affirme envers le sens littéral, une brèche s’ouvre, qui permet de saisir le compilateur comme possible cause efficiente, à côté de l’auctor. C’est pourquoi la compilation a pu précocement apparaître comme une voie moyenne vers l’auteurité, alors même qu’elle ne cessa jamais d’être simultanément perçue comme un bastion de la fonction de reproduction. Cette ambiguïté s’accentue quand elle est mise en relation avec l’essor que connaît, au XIIIe siècle, le discours historiographique comme discours de légitimation politique des États émergents. Si, en effet, ainsi que le rappelle José Antonio Maravall, « A nadie se le puede ocurrir en serio pensar que la Historia consista en reproducir y enunciar los hechos del pasado »2, alors il faut bien conclure que non seulement tout projet de compilation est mû par une intentionnalité du présent, mais encore que cette intentionnalité en contrôle et en oriente la conception et l’élaboration. Aussi faut-il reconnaître d’emblée qu’à la « macro-intention » édifiante qui est prêtée à l’Histoire au Moyen Âge, se superpose une « micro-intention »3 qui gouverne chaque projet historiographique et en fait un produit unique, caractérisé par un style et une écriture propres. En se fondant sur ce principe, il paraît utile, non plus seulement de mesurer l’écart existant entre la compilation-texte et ses sources, mais d’exhiber le plus

1

Il nous paraît souhaitable de préciser que, dans l’objectif d’une plus grande clarté, nous emploierons le terme « compilation » quand nous désignerons l’« action de compiler » et la forme composée « compilation-texte » pour rendre compte du résultat de cette action, chaque fois que se profilera une ambiguïté. 2 José Antonio MARAVALL, Teoría del saber histórico, Madrid, 1967, p. 267. 3 Nous retenons le principe de coopération de Grice selon lequel toute énonciation est orientée vers quelqu’un et ne prend sens que si le destinataire est en mesure de reconnaître une intention. Nous verrons par la suite que cette notion d’« intention » est, en réalité, fort complexe. Quoi qu’il en soit, nous la tenons pour un paradigme analytique, certes critiquable, mais néanmoins incontournable.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

précisément possible le « projet »4 qui porte celle-ci, de façon à manifester que c’est ce projet, le filtre explicatif pertinent des diverses transformations que la compilation, dans son procès d’engendrement, fait subir aux textes-sources. Cette proposition de démarche qui, selon certains, pourrait s’apparenter à un véritable renversement méthodologique, a pour objet premier de rappeler que la « compilation-texte » existe d’abord en elle-même et pour elle-même, et que sa fidélité (si fidélité il y a) ne saurait s’apprécier qu’à l’aune de son propre projet. Une autre conséquence en est que le cheminement doive désormais s’effectuer selon un double mouvement (de la compilation-texte vers le textesource5 et inversement). Si, en effet, le savoir historique est bien un savoir du présent, alors la « décontextualisation » qui s’opère dans le cadre de l’écriture de la compilation transforme le sens des textes-sources dont l’autorité et la valeur se voient alors renégociées. Tout semble indiquer qu’autour de la pratique de la compilation, s’est jouée rien moins qu’une silencieuse « révolution auctoriale ». La difficulté vient de ce silence qui, enserrant les nouvelles réalités dans une terminologie ancienne qui les dénote mal, masque la créativité inhérente à la « fonction-compilateur », laquelle se trouve d’emblée reléguée à une simple « fonction-reproducteur ». Il s’agira donc pour nous de mettre en exergue toute une série de contradictions dans la manière même d’aborder la forme d’écriture qu’est la compilation, à partir de questions simples mais incontournables : qu’entend-on par compilation historique au XIIIe siècle ? Qu’est-ce qui justifie qu’elle soit perçue comme la reproduction de l’œuvre d’un auctor plutôt que comme une entité textuelle de plein exercice ? Cette posture méthodologique est-elle tenable, alors même que la compilation historique est récit, et donc, « fableintrigue » ? Que dire alors du rapport entre compilation-texte et « source » quand survient la médiation de la traduction ? La compilation-texte ne relève-t-elle pas intrinsèquement d’un mode de pensée et d’écriture caractéristique de ce que Gérard Genette dénomme « œuvre transpositionnelle »6 ? En tenant que la notion de « projet » est inhérente à tout programme d’écriture, nous chercherons à établir un descriptif précis de la « fonctioncompilateur », et à mettre en évidence que la sous-fonction énonciateur qui peut lui être associée, est étroitement liée à la fonction lecteur critique. Il nous importera donc de manifester la centralité de cette sous-fonction-lecteur, à partir d’un certain nombre de postulats liés à la lecture, à la réception, à l’interprétation, en montrant notamment comment seule une poétique de la lecture fondée sur l’interprétation anachronique est en mesure d’en rendre compte.

4

Nous avons décrit globalement ce projet dans le second chapitre, « Problématiques alphonsines » de la Première Partie, et en particulier dans le sous-chapitre intitulé « Déplacements alphonsins ». 5 Au cours de l’analyse, nous serons appelée à délaisser cette appellation au profit de celle d’hypotexte. 6 G. GENETTE, Palimpsestes (La littérature au second degré), Paris : Seuil, 1982, p. 292.

INTRODUCTION

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Notre problème se ramène donc à examiner la manière dont le « compilateur », pris entre les contraintes de ses « modèles » et les exigences de son propre programme éthico-politique, a pu aménager un espace de liberté au travers duquel il s’adresse à un lecteur-récepteur dont la (re)-construction idéelle est son réel objet. Si nous postulons que cet espace existe, c’est en raison de la validité que nous conférons au postulat selon lequel un locuteur, dès lors qu’il énonce, dit quelque chose à quelqu’un, parce qu’il a quelque chose à lui dire7. Il s’avérera utile, en se fondant sur cette intentio, de mettre en place une grille ou un mode de lecture de la compilation qui permette de manifester qu’elle est une production textuelle relevant de la « transtextualité »8 et non pas une simple « reproduction » de textes-sources. S’agissant, en effet, de la compilation historique qu’est l’Histoire d’Espagne, il est clair que les déplacements génériques et linguistiques que nous avons examinés dans la première partie de notre étude, invalident toute approche visant à valoriser la fonction de reproduction. Cette « compilation-texte » semble plutôt témoigner d’une « conscience » auctoriale, soucieuse d’adapter les modèles historiographiques existants, à son intentio propre, en fonction d’une cible (récepteur) qu’elle entend également remodeler. D’où l’idée d’une écriture gouvernée par la logique d’un projet interne. De fait, il nous paraît important d’aborder ce texte historique dans son immanence, en analysant la dimension diachronique qui l’habite comme dimension interne. Il s’agira d’examiner comment les textes-sources se voient « re-travaillés », « absorbés », puis transformés en hypotextes9, en regard d’un tel projet. En un mot, il nous importe de déterminer les clefs de la lecture alphonsine des textes. Or, cette lecture, pour prendre sens, doit être rapportée à la finalité qui meut Alphonse X, c’est-à-dire à la mise en place d’un « projet politique » désireux de créer un ordre nouveau, ce qui revient à dire que les modèles existants constituent tout à la fois des moules dans lesquels couler les idées neuves et des repoussoirs. Ce primat du « politique » (ordre du présent), augure du référent majeur autour duquel cette Histoire entend s’articuler : le récepteur castillan du XIIIe siècle envers lequel le compilateur cherche à se montrer fidèle, et non pas, comme pourrait le laisser croire une certaine formulation « philologique », une extrême allégeance au texte-source. En tenant que c’est le projet et l’image de récepteur qui conditionnent le traitement des sources et fondent ce qui nous apparaît être une systématique du lire-(ré)-écrire, il est possible de mettre à jour les présupposés théoriques et

7

A. COMPAGNON, Le démon de la théorie, p. 92, énonce en ces termes cette loi fondamentale de l’énonciateur, manifestée notamment dans la relation « je-tu » exhibée par Émile Benveniste : « Quand quelqu’un écrit un texte, il a certes l’intention d’exprimer quelque chose, il veut dire quelque chose par les mots qu’il écrit ». Cf. aussi n. 3. 8 G. GENETTE, ibid., p. 7 : « Je dirais plutôt aujourd’hui, plus largement, que cet objet est la transtextualité, ou transcendance textuelle du texte, que je définissais déjà, grossièrement, par ‘tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes’ ». 9 Nous verrons que la différence n’est pas que terminologique.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

méthodologiques qui sont au fondement de la lecture alphonsine des sources et, de façon connexe, de leur traduction et réécriture. À quelle systématique du lire s’articule la sous-fonction lecteur ? En quoi cette systématique du lire rend-elle compte à son tour de la systématique du traduire-réécrire, c’est-à-dire de l’exercice effectif d’une sous-fonction-réénonciateur, fondée elle-même sur une poétique de la « transposition recréatrice » ? À partir de quelles fonctions principales se construit alors la « forme-auteur » historiographique dans l’Histoire ? Jusqu’à quel point la détermination de ces fonctions nous permet-elle de rendre compte de la construction d’une auteurité, perçue alors dans sa double dimension d’« art des mots » et de la « personne »10.

10

François CORNILLIAT, Richard LOCKWOOD (coord.), Èthos et pathos. Le statut du sujet rhétorique, Actes du Colloque international de Saint-Denis (19-21 juin 1997), Paris : Honoré Champion, 2000, p. 9.

CHAPITRE PREMIER

AUTEURITÉ ET COMPILATION AU XIIIE SIÈCLE APPROCHE D’ENSEMBLE

Les limites de la formulation d’inspiration « philologique »1 Comment démêler les fils de l’autorité de l’auctor de ceux du compilateur ? Jusqu’à quel point la compilation a-t-elle pu constituer un mode d’assomption de l’auteurité discursive ? Il s’agira de manifester que la poétique de la reproduction, souvent perçue comme fondement de celle de la compilation, est incapable de rendre compte de la complexité d’une pratique, dominée en tous points par l’innovation2.

Postulats État de la question : compilation-dossier et compilation-récit Nous avons défini, dans la première partie de notre étude, le compilateur comme étant celui qui « rassemble et choisit différents textes, […] réunit des extraits dans divers buts […] »3, ce qui renvoie à la procédure de compilation comme activité de collecte, de copie4 et de reproduction de textes. Georges Martin souligne ainsi que « [c]ompiler, c’est d’abord reproduire […] : la reproduction […] de textes historiques constitués5 ». Bernard Guenée,

1

Par « formulation d’inspiration philologique », que faut-il entendre ? A. COMPAGNON, Le démon de la théorie, p. 68, définit la position philologique comme celle « identifiant rigoureusement la signification d’une œuvre aux conditions auxquelles elle a répondu à son origine, et sa compréhension à la reconstruction de sa production originelle ». Nous entendrons donc une formulation obsédée par l’origine, l’original, et qui peut en venir, selon Antoine Compagnon (ibid.), à « nier qu’un texte signifie ce qu’on y a lu, c’est-à-dire ce qu’il a signifié au cours de l’histoire ». 2 Nous développons en cela la position que défend Georges MARTIN. Voir en particulier, « La compilation (cinq procédures….) », p. 107-121. 3 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 109. 4 Ibid., p. 110 : « Le maître d’œuvre, ou même simplement des collaborateurs en qui il avait confiance, repéraient dans les archives les documents ou, dans les livres, les passages qui leur semblaient intéressants. Ils les marquaient d’un notandum, d’un notanda. Un scribe devait alors copier les extraits repérés ou les abréger, et c’était le tourment de l’auteur de trouver des scribes compétents en nombre suffisant. 5 G. MARTIN, « La compilation… », p. 108.

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glosant l’appellation « Fleurs » qui sert à désigner le produit d’une compilation, décrit le travail du compilateur en ces termes : « […] dans le pré d’autres livres, il a cueilli les fleurs de son propre bouquet, son livre est composé d’extraits qu’il a choisis (excerpere) et réunis (contextere, colligere) »6. Et d’ajouter : Un bon compilateur devait se garder de tout apport personnel, et ajouter à ses sources le minimum. Pour que sa compilation jouît d’autant d’autorité que ses sources, l’idéal était même qu’il n’y ajoutât rien. […] Il revenait d’abord au compilateur de choisir les textes dont il allait composer son œuvre. Puis, les ayant choisis, il devait les citer exactement, en respecter la lettre même7.

Il faut donc entendre par « reproduction » cette opération de « copie » à la lettre qui rapproche le compilateur du scriptor qui « recopie sans modifier », le privant par-là même de toute compétence énonciative. C’est en ce sens qu’il peut être dit que le compilateur écrit majoritairement les mots des autres. Loin d’être perçu comme un énonciateur, il apparaît, on l’a vu, comme un « technicien » du « découper-coller », capable, après l’avoir extraite, de réunir une matière déjà élaborée. Il apparaît que la vision du rôle du compilateur est entièrement dominée par la conception de l’autorité par délégation qui est au fondement de l’« imaginaire sémiotique » médiéval. Hormis « l’auctor […] qui augmente et y met du sien »8, tous les autres scripteurs (scriptor, compilator, commentator) « se fondent sur une autre autorité qu’eux-mêmes et qui les dépasse »9. De fait, si au Moyen Âge, l’entier de l’autorité d’un texte vient du dehors, dans le cas de la compilation-texte, cette relation de dépendance se trouvant exhibée, le texte issu de la compilation, plus que tout autre, se présente comme un « discours citant », en relation avec de multiples « discours cités ». Discours citant inscrit dans la discontinuité, ce qui favorise, semble-t-il l’hétérogénéité, la coupure, la juxtaposition plus que la « réunion », autant de critères qui renvoient au « décousu » plus qu’au « construit ». Faut-il voir alors la compilation-texte comme une anthologie de morceaux choisis ? Rien ne l’interdit formellement, puisque Bernard Guenée signale que « la compilation la plus rudimentaire se contentait de juxtaposer quelques grands textes complémentaires exactement copiés »10. Inversement, une compilation très élaborée, comme c’est le cas du De rebus hispaniae de Rodrigo Jiménez de Rada, semble être d’une facture toute différente. À tel point que son fin « travail de marquetterie »11 est, selon Georges Martin, mal dénoté par la terminologie traditionnelle en rapport avec la compilation12.

6

B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 211. Ibid. 8 A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 158. 9 Ibid. 10 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 212. 11 Ibid. 12 G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 259 : « Pour évoquer son travail d’historien, Rodrigue emploie les verbes compilare, contexere et recolligere. Cette terminologie 7

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Il est évident que tout dépend de la chronologie de saisie de l’événement : il existe toujours un instant t-n où une compilation, aussi aboutie qu’elle puisse être, est passée par l’étape de la simple juxtaposition de textes. Autrement dit, le(s) brouillon(s) nous livrera(ont) invariablement les différents « états de compilation » et, ce faisant, la plus ou moins grande lisibilité ou opacité des textes-sources à partir desquels la « compilation-texte » s’est constituée. Dans sa rigoureuse reconstitution de la genèse textuelle de l’Histoire d’Espagne13, Diego Catalán confronte précisément les divers « états de compilation » pour faire le tri entre ce qu’il dénomme les « borradores compilatorios » (ou « cuadernos »14) et le produit fini ou rédaction définitive, à savoir la compilation proprement dite (« fijeza del texto cronístico »15). Les premiers (« borradores », « cuadernos ») constituent, en réalité, des états provisoires du texte définitif, ainsi que le souligne la terminologie employée pour y référer. Ce que le philologue espagnol Diego Catalán appelle « brouillon » correspondrait donc, pour tenter un parallèle utile à nos yeux, à ce que Bernard Guenée dénomme « compilation rudimentaire », c’est-à-dire dans la perspective qui est la nôtre, à un état premier de la compilation. Ainsi le terme « compilation », lorsqu’il réfère au texte produit, pourrait donc avoir vocation à désigner : – soit une anthologie, auquel cas le vocable « fleurs » dénoterait parfaitement ce type de production16 relevant simplement du « découper-coller »17 et dont un descriptif pourrait être le suivant :

traditionnelle, en usage dans tout l’Occident, pourrait cacher le caractère novateur de sa pratique ». 13 Voir Partie I, chap. 2 de la présente étude. 14 D. CATALÁN, De Alfonso X al conde de…, p. 28 : « Antes de la fijación de una obra de las escuelas alfonsíes en un lujoso códice regio, tendría existencia provisional en los cuadernos de trabajo de sus talleres científicos ». […] Detrás de las dos versiones se halla no un original más perfecto, sino un mero « borrador » de la Crónica. Sólo en un borrador compilatorio podían, por ejemplo, hallarse yuxtapuestos dos relatos de la invasión almorávide, con la derrota de Alfonso VI en « Sacralias » o « Zallaque » y la venganza tomada por el rey leonés contra Sevilla, basados en fuentes diversas, yuxtaposición que el examen comparado de las versiones « regia » y « vulgar » nos obliga a suponer en el « prototipo » de donde ambas derivan ». Il n’est pas inintéressant de voir ces brouillons comme des « auto-hypotextes » (l’expression est de Gérard Genette) qui font partie de l’appareil paratextuel. 15 Ibid., p. 47 : « Esta fijeza del texto cronístico no puede sorprendernos, ya que, según sabemos, Alfonso X había aceptado como definitiva la redacción de la Crónica General hasta el capítulo 615, permitiendo que se manuscribiese en un códice regio ». 16 On peut citer encore B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 212, à travers l’exemple qu’il en donne : « Par exemple, un contemporain de saint Louis, voulant compiler une histoire de France, se contentait de copier à la suite, entre autres, Aimoin pour les origines, Eginhard pour le règne de Charlemagne, Suger pour le règne de Louis VI, Rigord et Guillaume le Breton pour celui de Philippe Auguste ». 17 « a work of scissor and paste », voir Evelyn S. PROCTER, Alfonso X of Castille patron of literture and learning, Oxford : Clarendon Press, 1951. C’est pourquoi nous souscrivons pleinement avec Georges MARTIN à la réfutation de cette thèse du « découper-coller », s’agissant des compilations alphonsines. Cf. G. MARTIN, « Compiler (cinq procédures fondamentales) », p. 108.

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Les plus simples de ces compilations n’étaient que des dossiers à l’état brut, où les textes avaient été copiés à la suite, sans souci de fignoler des raccords, d’éviter de possibles répétitions, d’harmoniser les systèmes chronologiques18.

– soit une composition nettement plus élaborée, caractérisée par une lisibilité beaucoup plus faible des textes-sources, lesquels se trouvent, non plus juxtaposés et copiés les uns à la suite des autres, mais « refondus » dans un ensemble plus large qui, selon Georges Martin « ne diffère que très marginalement d’une production originale »19. Il est intéressant, à ce propos, de noter que la définition que Bernard Guenée propose du « récit historique »20 dénote en quelque sorte cette « compilation » élaborée, surtout si l’on rappelle le principe selon lequel toute « forme historique » médiévale, notamment à partir du XIIe siècle, ne saurait être que « compilation ». Pour bien marquer la distinction entre les deux formes, nous choisirons de dénommer la « compilation rudimentaire », compilation-dossier, et la compilation élaborée, compilation-récit21. Selon le canevas final retenu par le compilateur (dossier ou récit), la problématique de la reproduction et de l’innovation devrait se poser en des termes différents. Or, il n’en va pas toujours ainsi. Il est plutôt courant d’entendre que le compilateur extrait sa « matière » de l’œuvre d’un auctor, l’auctor étant donc celui qui assume alors, à travers la « cause matérielle », le statut de « cause efficiente » seconde, après Dieu qui est la cause efficiente première.

18

Ibid., p. 212-213. G. MARTIN, ibid., p. 121. 20 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 211 : « Souvent, à partir du XIIe siècle, au lieu de simplement dire ‘histoires’ ou ‘chroniques’, un auteur intitule son œuvre ‘Fleurs des histoires’ (Flores historiarum), ‘Fleurs des chroniques’ (Flores chronicorum) ou ‘Fleurs des temps’ (Flores temporum). […] Flores historiarum, chronicorum ou temporum annoncent par une image une compilation historique ». Il n’y a donc pas lieu d’établir une différence entre ces désignations et celles d’histoire ou de chronique d’autant que la délimitation de ces différents genres s’est vite avérée floue ; B. Guenée, ibid., p. 206 : « Les deux moules eusébiens de l’histoire et de la chronique n’étaient pas tombés dans l’oubli. Mais les historiens n’y coulaient plus que rarement leur œuvre. Tout leur effort tendait à dépasser les limites qu’ils leur imposaient, à créer une seule forme historique, mixte en quelque sorte, qui combinait l’exactitude de la chronique en précisant les dates et la beauté de l’histoire, en soignant le récit ». 21 I. FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las estorias …, p. 98, nous offre avec la Générale Histoire d’Alphonse X un exemple intéressant d’une troisième forme, qui pourrait être dite « compilation mixte » et qui se caractériserait par l’intégration au sein de la « compilation-récit », d’une modalité de la « compilation-dossier » : « La general Estoria no intenta la combinación de las fuentes en un relato único, sino que prefiere encadenar una tras otra las versiones que las distintas fuentes daban de los hechos acaecidos en esos 42 primeros años. En primer lugar, incluye el relato de la llamada estoria rromana, traduciendo el primer capítulo de su Libro VII. A continuación, enlaza con Pablo Orosio, traduciendo el texto de los capítulos 17° a 22° del Libro VI de sus Historiarum adversum paganos, y finalmente, reseña todos los aconteciminetos que señala Jerónimo en los Cánones Crónicos para cada uno de esos años […]. Esta estructura expositiva implica necesariamente la producción de varios relatos de los mismos sucesos ». 19

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Dans la compilation-dossier, la juxtaposition des sources rend parfaitement compte de cette extraction d’une matière en provenance d’élaborations textuelles antérieures. Auquel cas, il est clair que la matière des textes-sources constitue la matière finie de la compilation-dossier. S’agissant, en revanche, de la compilation-récit, les choses s’avèrent plus complexes, à tel point que deux stades d’évolution sont à envisager :  

celui de la compilation-dossier qui représente seulement le canevas préparatoire de la compilation-récit, alors à l’état de « brouillon » ; celui de la compilation-récit proprement dite, stade ultime de la rédaction définitive, produit fini et élaboré.

Dans cette perspective, ne faut-il pas reconnaître deux états de la matière ? Une matière brute correspondant à la compilation-récit dans son stade initial de compilation-dossier provisoire et conforme globalement à celle des textessources ? Une matière élaborée qui est celle de la compilation-récit dans son stade d’achèvement ? Peut-il y avoir équivalence entre ces deux matières ? Telles seront les interrogations qui guideront notre réflexion, laquelle sera axée de façon prioritaire sur la compilation-récit puisque celle-ci, ainsi qu’on le verra, constitue la forme de compilation caractéristique, non seulement de notre corpus mais aussi du XIIIe siècle.

Le rapport copie-original Si nous avons pris soin, dans notre étude préliminaire, d’opérer une distinction entre ce qui nous apparaît être deux formes de compilation (la compilation-dossier et la compilation-récit), c’est pour dénoncer l’incohérence qu’il y aurait à assimiler sans autre précaution méthodologique ces deux modalités de la compilation. Or, l’usage en vigueur est précisément de recourir au terme unique de « compilation », quelle que soit la physionomie de l’objet considéré. Loin d’être anodine, cette indiscrimination terminologique – un terme générique au lieu de deux termes spécifiques-, vaut d’être analysée, car elle rend compte d’un certain nombre de présupposés épistémologiques et méthodologiques qui sont au fondement de l’approche de la compilation. Ainsi, le choix d’une seule et même dénomination pour désigner deux objets distincts trahit leur inclusion dans une catégorie unique qui se confond en réalité, ainsi qu’on tâchera de le montrer, avec celle de la compilation-dossier. En témoigne très clairement le recours à un vocabulaire critique qui, en passant sous silence la problématique de la matière brute et de la matière (ré)-élaborée, prive le texte issu de la compilation de toute « incidence interne », en l’instituant d’emblée comme « copie » dont il faut évaluer le degré de « fidélité » à l’« original », soit aux textes-sources. Tout se passe en réalité comme si le propre de la compilation consistait dans cette tension vers le Même, dont la reproduction scrupuleuse serait le véritable enjeu. La finalité de la « compilation-texte » serait ainsi d’être le reflet de ses sources. Un simple examen des présupposés qui sont au fondement d’une telle posture révèle alors que la compilation, quelle que soit la forme qu’elle revêt, est tenue implicitement pour la « copie », la « reproduction » d’un « original » toutpuissant, selon une orientation épistémologique qui trahit une forte solidarité

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avec l’imaginaire platonicien22 de la représentation comme dégradation, c’est-àdire de la mimèsis comme « imitation ». D’abord, quelques exemples de cette articulation copie-original, telle qu’elle se laisse appréhender au travers des formulations critiques des philologues qui se sont intéressés à la compilation. Ainsi Inés Fernández-Ordóñez qui parle de « la actitud ante la fuente, devota en la General Estoria y más irreverente en la « Estoria de España »23 ou encore de « veneración por la fuente »24 à propos de la Générale Histoire25. De même José García Solalinde qui, évoquant la relation entre la Pharsale de Lucain et la Première chronique générale, version de l’Histoire d’Espagne, s’exprime en ces termes : […] los compiladores de la Crónica, por referirse esta parte de la Farsalia a España, consideran necesario incluir una traducción más textual que de los otros pasajes mencionados. Sin embargo, no dejan los redactores de alterar el texto que traducen 26.

Diego Catalán se fait également le porte-parole de cette posture sans doute commune aux tenants de la philologie, lorsqu’il écrit : La estructura de la « Estoria de España » nos es hoy bien conocida gracias al estudio de las « Fuentes » que acompaña a la segunda edición de la « Primera crónica » de Menéndez Pidal (1955). Como E. Procter ha resumido de forma plástica, aunque un tanto grosera, se trata de una obra de tijeras y de goma de pegar (« a work of scissor and paste ») [en el sentido de que su propósito fue acoplar en un relato unitario todo lo que las fuentes historiográficas conocidas contaban que había ocurrido en la Península], y no de una construcción original apoyada en una información de primera mano o selectivamente deducida de la tradición historiográfica anterior. Su fidelidad a las « autoridades » manejadas justifica que haya sido estudiada principalmente en atención a las fuentes perdidas que aprovecha […]27.

22

Voir PLATON, La République, « Livre X »…. I. FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las estorias…, p. 97. 24 Ibid., p. 101. 25 On peut aussi citer cet autre passage de I. FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, ibid., p. 108 : « La traducción de la « Estoria de España » es, además, menos fiel a la letra del texto latino. Desconoce detalles de la fuente […] Frente a esta actitud tan irrespetuosa, la « General Estoria » se ciñe estrictamente a la fuente y su redacción intenta incluso reproducir la estructura sintáctica y el vocabulario de las frases de Orosio ». On peut souligner l’emploi du verbe « desconocer » qui tend à présenter comme une « incapacité » ce qui relève sans aucun doute d’un refus conscient d’intégrer certains détails. Dans le même ordre d’idées, il convient également de commenter brièvement l’usage qui est fait du vocable « omisiones » : « Las omisiones del texto de la « Estoria de España » saltan a la vista », Id. Ce terme indique, en effet, un oubli volontaire ou non, c’est-à-dire renvoie à un acte conscient ou inconscient. L’ambiguïté est donc ici de mise. 26 Antonio G. SOLALINDE, « Una fuente de la Primera Crónica General : Lucano », Hispanic Review, 9, 1941, p. 239. 27 D. CATALÁN, « El taller historiográfico alfonsí. Métodos y problemas… », p. 48. 23

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Il nous paraît, à cet égard, particulièrement utile d’attirer l’attention sur deux points : 



d’une part, il importe de souligner le vocabulaire d’essence religieuse (« devota », « irreverente », « veneración ») qui est usité par Inés FernándezOrdóñez pour rendre compte des relations entre la compilation-texte et ses sources. Le recours à un tel vocabulaire laisse entendre que la philologue interprète ces rapports comme analogues à ceux existant entre le profane et le sacré, comme s’il était entendu d’avance que le compilateur, conscient du contrat « énonciatif » qui le lie à ses sources, ne pouvait percevoir ces rapports autrement que selon une verticalité orientée du haut (source) vers le bas (compilation), c’est-à-dire dans une logique de dépendance binaire absolue. d’autre part, le recours, chez Solalinde, au verbe « alterar » qui éclaire la manière dont sont perçus les rapports entre « compilation », « traduction »28 et « sources ». Vu le sémantisme de ce verbe « cambiar la esencia o forma de una cosa »29, il est clair que les variations que présente cette forme de compilation par rapport à ses sources sont condamnées en vertu du principe d’identité originaire qui est, dans le même mouvement, postulé entre les deux textes. L’altérité du texte second par rapport au texte premier est ainsi perçue comme « dégénérescence », abâtardissement30. Il en découle que la compilation-traduction (puisque c’est ce dont il s’agit précisément ici), lorsqu’elle contrevient à ce principe d’identité foncière, devient une image « déformée » de ce qu’elle aurait dû être. Cette idée de « dégradation » ne peut s’expliquer qu’au regard d’une pensée du mimétisme, selon laquelle la compilation est « copie » du texte-source, et comme telle, appelée à en être le miroir.

Il ne fait guère de doute que ces approches de la compilation sont en prise avec l’« imaginaire sémiotique » que nous avons tâché de décrire, selon lequel la référence obligée à un « Texte primitif »31 comme participation à un « Dit transcendant »32 constitue pour l’œuvre médiévale le seul moyen d’acquérir sa

28

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion d’Alphonse X, les écrits historiques sont rédigés en castillan. Sur la problématique de la compilation, se greffe donc celle de la traduction, d’où le terme de « compilation-traduction » auquel nous recourons par la suite. Nous ne distinguons pas réellement les deux pratiques (compilation et traduction) car elles relèvent, ainsi qu’on le verra, de procédures similaires, en rapport avec la même thématique de « variation sur le thème du Même ». Le terme « traduction » nous paraît impropre, et nous le remplacerons avantageusement en fin de parcours, par celui d’« adaptation », ce qu’est en soi la compilation. Voir pour approfondissement de cette question, chapitre 2, « Poétique de la transposition recréatrice ». 29 Voir Pequeño Larousse ilustrado, Paris : Larousse, 1964. 30 Olga Tudorica IMPEY, « Un dechado de la prosa literaria alfonsí : el relato cronístico de los amores de Dido », Romance Philology, 35, 1, 1980, p. 5 : « Los desvíos del textto cronístico alfonsí –pero sólo con respecto a Ovidio– quedan apuntadas, fugazmente, por R.Schevill en Ovid and the Renascence in Spain, 251-263, y muy meticulosamente por J.Ashton en la tesis doctoral ya mencionada, ‘Ovid’s Heroides as Translated by Alfonse the Wise’, 77-85. Comparando cada verso de la heroida vii con su traducción castellana, Ashton llega a conclusiones poco halagüeñas : en la mayoría de los casos es ésta sólo ‘a poor’ (p. 78), ‘prosaic translation’ (p. 79-80), caracterizada por ‘pedestrian explicitness’ (p.78), ‘looseness’ (p.72 y 82), ‘unjustified eleboratio’ (p. 81) ». 31 Michel STANESCO, « Le Texte primitif et la parole poétique médiévale », Écriture et modes de pensée du moyen âge, Paris : Presses de l’École Normale Supérieure, 1993, p. 152153. 32 Ibid.

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validité. Faut-il pour autant tenir cet impératif d’ancrage dans un « archi-texte réel ou fictif »33 pour la finalité même de l’œuvre, pour ce en vue de quoi elle est produite ? Autrement dit, faut-il nécessairement assimiler ce désir (sincère ou feint) de communion à une « parole antérieure » à une pratique de la reproduction servile ? Cette première analyse qui a mis en exergue le principe du « calque » qui est au fondement de la perception des relations existant entre la compilation-texte et ses sources, se doit d’être complétée par de brèves considérations sur le statut même de la compilation comme texte. À travers les adjectifs évaluatifs tels que « devota », « irreverente », le substantif « veneración » ou le verbe « alterar » que nous avons déjà cités, à travers la dernière phrase de la citation de Diego Catalán, transparaît très clairement que la compilation-texte moins que discours autonome (ce que Diego Catalán appelle sans doute « construcción original ») est perçue comme « “sur-scription” c’est-à-dire allégeance à quelque chose » 34. De fait, elle n’est même pas reconnue comme discours sur d’autres discours (c’est-à-dire comme « métatexte » au sens où l’entend Genette), puisque son objet ainsi défini, est non pas de « réécrire » en commentant par exemple, mais de « réunir » en reproduisant (encore qu’il y ait ambiguïté puisque le terme espagnol « acoplar »35, en autorisant l’acception « concilier », « harmoniser », ouvre implicitement sur celle de « réécrire »). C’est ce qui explique que c’est curieusement, lorsque l’écart entre le textesource et la compilation est proche de zéro, que le compilateur-traducteur36 se voit positivement qualifié37, comme si le philologue le remerciait, par son respect envers l’original, de lui avoir favorisé l’accès à des sources qui lui seraient restés, à jamais, hors d’atteinte s’il les avait « altérées »38. S’ensuit donc

33

Ibid. A. COMPAGNON, La seconde…, p. 161. 35 Selon le Diccionario de uso del español de María MOLINER, Madrid : Gredos, 1998 : « Acoplar : 1. Juntar una cosa con otra colocándolas de modo que no quede espacio entre ellas o que ocupen el menor espacio posible. ~ : ajustar ». « Ajustar : 1. Poner una cosa junto a otra, alrededor de otra opor encima de otra, de modo que no queden huecos entre ellas o d emodo que cada una o cada parte de una entre en el lugar correspondiente de la otra […] 2. Poner una cosa en armonía, en correspondencia o en la relacion conveniente con otra ». 36 Nous nous contenterons, par la suite, de parler de « compilateur », étant entendu que, dans le contexte qui nous intéresse, nous y incluons le traducteur. Vu le système d’organisation en atelier, il est clair que la forme composée « compilateur-traducteur » est à considérer comme un raccourci commode pour rendre compte de façon extrêmement ramassée de toute cette procédure de hiérarchisation et de spécialisation des tâches. Dans la mesure où nous procédons à un examen des présupposés de la posture « philologique », avant que d’en entamer la critique, nous laissons de côté notre approche en termes de « fonction » pour mieux nous conformer à la sensibilité des tenants de cette posture. 37 I. FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las estorias…., p. 103 : « La diversa actitud ante el texto latino se subraya en el modo de traducir su narración. Mientras la ‘General Estoria’ traduce exquisitamente sin perder un detalle, la ‘Estoria de España’ resume en breves párrafos extensos pasajes de Orosio ». 38 C’est l’impression que crée ce passage José GÓMEZ PÉREZ, « Fuentes y cronología en la « Primera Crónica General de España », Revista de Archivos, Bibliotecas y museos, 67, 2, 1959, 34

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une hiérarchisation des compilations en fonction du critère « fidélité à l’original » : plus une compilation est fidèle à ses sources, plus fiable elle est. Dans cette perspective, le compilateur n’est vu rien moins que comme un « passeur », c’est-à-dire comme un gardien de la mémoire des textes de la tradition, ou mieux de l’imaginaire de perfection de l’original. Simple courroie de transmission, lui est assignée comme mission première de préserver de l’oubli et de la dégradation du temps les textes fondateurs d’une culture, d’une société, textes qu’il lui revient de « copier » fidèlement en vue d’assurer dans son propre texte leur transparence ou lisibilité. En ce sens, tant que l’on tient « compilation » et « reproduction » pour synonymes, on expose immédiatement la compilation à la dure critique platonicienne du livre X de La République, qui pointe la qualité ontologique dégradée de la représentation. Perçue comme « copie », et donc déjà susceptible d’être vue comme « fausse » ou « altérée », la compilation n’acquiert paradoxalement un semblant de dignité que si elle entreprend de se conformer, dans une exactitude absolue, à ses modèles (alors même que pour Platon, cette conformité relève du simulacre). Si, au contraire, elle s’en éloigne, elle est passible d’un jugement sévère, puisque l’intérêt qui lui est porté réside dans la « qualité » de la relation d’imitation qu’elle est capable d’instaurer avec l’original, objet inavoué de la quête de certains philologues. C’est donc toujours par rapport à l’original imité qu’elle se définit, ce qui fait qu’elle renvoie toujours en arrière vers l’origine. Le primat qui est ainsi accordé à la relation d’imitation ou de copie témoigne de l’impossibilité d’appréhender le texte de la compilation comme objet sémiotique propre. Il faut donc lire cette incessante mise en rapport du texte avec ses sources comme la preuve la plus évidente de l’incomplétude sémiotique foncière qui lui est reconnue. Une telle approche de la compilation ne peut donc se comprendre que si est exhibé le postulat de « l’invariance » de la matière qui est en son fondement.

Le postulat de l’« invariance » de la matière Si l’intérêt de nombreux philologues s’est fixé, de manière privilégiée, sur le rapport existant entre la compilation-texte et ses sources, alors même que cet intérêt n’était pas justifié par l’étude des modalités de chaînage d’un texte à l’intérieur d’une tradition, si la relation entre la compilation et les textes-sources a généralement reçu une orientation unique – de la source vers la compilationtexte, à tel point qu’on a pu parler de « fidélité », « respect », « altération », etc. –, alors il faut admettre que le texte de la compilation est perçu comme une excroissance du « texte-source », une sorte de sous-produit dérivé. Cette obsession de la « source », pour être comprise à sa juste mesure, doit être

p. 622 : « También reviste importancia la Historia Roderici, que si no es obra muy extensa, en cambio está escrita por quien siguió de cerca al protagonista de la historia y es muy fidedigna ; conservada deficientemente en los manuscritos salvados de la incuria y deterioro de los tiempos, se completan algunas de sus lagunas con las lecciones que nos dan la Primera crónica general ».

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appréhendée, nous l’avons déjà suggéré, en relation avec la manière dont la question du rapport entre la représentation et le monde a été posée et résolue dans une certaine tradition. On en vient, en effet, à la problématique de la mimèsis, dans l’une de ses interprétations possibles comme imitation de la Nature, auquel cas la représentation, sous toutes ses formes, aurait pour unique perspective d’être un décalque du réel. Si cette problématique nous intéresse, c’est parce que, postulant une forme première39 (la Nature) et une forme seconde (la représentation) qui serait dérivée de celle-ci, elle invite à envisager le rapport entre « texte-source » et « compilation-texte » selon une logique de la dépendance, telle une relation à sens unique. Au regard de cette approche, on tient que la finalité de la représentation consiste à dupliquer le réel et non à exister en tant que telle, ce qui, de toute évidence, rappelle une certaine vision de la « compilation » comme duplication du texte-source. En creusant l’analogie, on pourrait dire que, de même qu’il est tacitement admis que l’Art emprunte sa matière à la Nature, il est implicitement reconnu que la « compilation » tire sa matière du texte-source. C’est précisément le caractère « extérieur » de la matière de la « compilation » qui justifierait alors l’étroite dépendance dans laquelle celle-ci se trouverait maintenue à l’égard de ses sources, tout autant que la valeur opératoire qui est attribuée à l’écart par rapport à l’invariance. En effet, chaque variation de la « compilation-texte » par rapport au textesource est soigneusement repérée, analysée, ce qui implique confusément la scission du discours en deux espaces d’auteurité très inégalement répartis dès lors que c’est la fidélité qui prévaut : un espace, majoritaire, dévolu aux auctores qui sont tenus pour les réels signataires des textes « reproduits » (recopiés ?40), un autre, bien plus marginal, attribué comme par défaut au compilateur, responsable des énoncés de la variation. À l’intérieur de l’espace de l’auctor, le compilateur n’est donc vu que comme un scriptor qui recopie (et rassemble) sans modifier, ce qui a pour conséquence de faire de l’espace discursif de la « compilation » un doublon de celui des textes-sources. Aux auctores des textes-sources sont donc référés de façon plus ou moins explicite, les énoncés « invariants » de la « compilation », avec comme présupposé implicite leur écrasante suprématie. Il en découle que le compilateur se voit, puisque celle-ci est issue du dehors, dépossédé de tout auteurité réelle sur le texte qu’il produit ; il n’occupe alors que par inadvertance la fonction d’énonciateur. L’écart devient ainsi le seul indice d’auteurité du compilateur. Dans le creux que dessine le texte de la compilation à l’égard du texte-source se sédimente en quelque sorte un coefficient d’auteurité contraint par la variation, et donc nul, en cas de fidélité parfaite.

39

À dire vrai, la Nature est déjà elle aussi forme seconde. Antonio G. SOLALINDE, « Una fuente… », p. 237, utilise le verbe « copiar » pour évoquer l’activité du compilateur qu’est Rodrigue de Tolède : « El toledano, más rígido en la mención de sus fuentes, incluye en su lista únicamente a los historiadores, a pesar de conocer a Virgilio, Lucano y Ovidio, de quienes copia en sus Historias ciertos versos ». 40

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Ce déni d’auteurité justifierait donc, ainsi que le suggère Diego Catalán41 que la compilation soit étudiée en direction de ses sources plus que comme « construction originale ». C’est donc le postulat de l’invariance de la matière, lié à la conception de la représentation mimétique, qui sous-tendrait l’approche de la « compilation », quel qu’en soit le type, comme objet sémiotique non autonome car pourvu d’une matière extérieure. Or, si ce postulat peut sembler recevable s’agissant de la compilation-dossier où les textes-sources se trouvent simplement juxtaposés les uns à la suite des autres, il ne saurait être applicable sans autre précaution à la compilation-récit. Le simple fait de ne pas juger bon d’établir une distinction entre les deux formes de compilation suffit à manifester la prégnance de l’imaginaire de la représentation mimétique. En considérant comme résolues un certain nombre de questions qu’elle ne se donne même pas la peine de poser, la formulation d’inspiration « philologique », fidèle à cet imaginaire, travaille sur ces fausses évidences, au lieu de procéder, à l’instar de ce que propose Louis Marin42 pour le dénoté et son signe, à un renversement dialectique de la relation entre la « copie » et l’« original » en se demandant : qui des sources et de la compilation reflète vraiment l’autre ?

Le postulat du primat de la matière La validité reconnue au postulat de l’invariance de la matière dans la conception de la « compilation » a pour présupposé que la « matière » entretient un rapport d’ordre métonymique avec le texte. Tout se passe, en fait, comme si celui-ci pouvait se réduire à la seule « matière » qui le compose, étant entendu que par « matière », on entend ce que la rhétorique a pu définir comme la res : El estadio inicial de la res […] es la materia « materia, objeto del discurso », francés matière « objet sur lequel on écrit, on parle » (ya Chrest. Lancelot 26) 43.

Ainsi, dans la tradition critique du roman français des XIIe-XIIIe siècles, il est courant de répertorier les textes en fonction de leur matière (« matière antique », « matière de France », « matière de Bretagne »…) et de suivre précisément la façon dont cette matière est reproduite dans les différents cycles. La « matière » d’un discours devient donc ce par quoi il est possible d’inscrire ce discours dans une tradition dont il est alors plus aisé de suivre les lignes de force. Le rôle de « marqueur » ou « traceur » de mémoire qui est ainsi attribué à la « matière » s’explique en partie par la fonction de « mise en mémoire » dévolue à l’écriture. Il est d’abord demandé au scripteur de « conserver » un héritage par la transmission qu’il en assure, ce qui revient à dire

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Cf. n. 22 de ce chapitre. Louis MARIN, « Mimèsis et description », De la représentation, Paris : Seuil, 1994, p. 251-253. 43 Heinrich LAUSBERG, Manual de retórica literaria (1966), 3 t., J. PÉREZ RIESCO (trad.), Madrid : Gredos, 1999, 1, p. 100. 42

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que le regard se fixe sur cette matière héritée du passé qu’il a en charge de « recueillir ». La prééminence accordée à la « matière » s’explique ainsi en grande partie par la représentation que l’écriture médiévale donne d’elle-même comme « reprise d’une parole antérieure »44, à comprendre, comme récupération d’une « matière » qui est celle d’une tradition d’écriture et de réécriture, matière vouée à être transmise, mais dont on postule implicitement l’invariance. Mais elle est à relier aussi à ce que Michel Zink juge être la manifestation d’une pensée « extrêmement matérialiste »45 où « tout part du donné sensible »46. Ce n’est donc pas un hasard, s’il est appelé à remarquer que « le même mot [lettre] désigne la matérialité de l’écriture et son sens immédiat47. La théorie des quatre sens est là, en effet, pour nous rappeler que la signification historique ou littérale n’est pas autre chose que la signification accessible à partir de la lettre du texte. Il en découle que c’est sur la matérialité même du texte (ou littéralité) que se fondent toutes les possibles aventures intellectuelles orientées vers l’appréhension des catégories figurales de la signification. C’est ce qu’explicite Georges Martin à propos de l’historiographie, quand, relativement à la fonction de scribe, il met en exergue l’importance de la lettre du texte : Celle-ci [cette fonction] ne laissait pas, néanmoins, d’être vertigineuse : la matière que l’historiographe avait en charge de recueillir n’était autre que l’aventure divine du monde, le Verbe dans son procès d’actualisation48.

Il en découle une possible sacralisation de la matière, puisque l’impératif de « conservation » qui contient en germe celui de l’invariance revient en quelque sorte à hypostasier celle-ci. Conformément à ce que décrit Hans Robert Jauss pour la tradition49, on pourrait être amené à dire que la matière tend à devenir le

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M. STANESCO, p. 152. Michel ZINK, La subjectivité littéraire, Paris : P.U.F., 1985, p. 12 : « […] la pensée et l’art du Moyen Age paraissent marqués au contraire par l’objectivation des réalités intellectuelles et morales. Ce trait apparaît jusque dans sa pensée religieuse, qui est, si l’on peut dire, extrêmement matérialiste. Les représentations du monde chrétien, du jugement dernier avec la pesée des mérites et des péchés, du livre où sont écrits les uns et les autres […], des interventions du diable et des intercessions de la Vierge des saints, de la géographie du ciel, de l’enfer et du purgatoire, du paradis terrestre aux confins du monde, au-delà de l’arbre sec, de la béatitude du paradis, où chacun occupera sa place selon une stricte hiérarchie, et des tourments infernaux, la semiconfusion entre le pèlerinage ou la croisade vers la Jérusalem terrestre et le cheminement vers la Jérusalem céleste, illustrée dans le domaine de la fiction romanesque par le voyage vers Sarras à la fin de la Quête du Saint-Graal : tout cela est matériel ». 46 Ibid. 47 Ibid. 48 G. MARTIN, « l’hiatus référentiel… », p. 51. 49 H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 1978, p. 116 : « […] Cette transposition confère aux œuvres du passé une valeur d’exemplarité impérative, et ordonne les créations de l’esprit en une continuité substantielle qui introduit dans l’histoire une harmonie, une unité excluant et reniant la nouveauté contestataire, les phénomènes à contre-courant, les tentatives avortées. Conformément à l’image de la tradition-transmission (tradere), l’action des 45

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véritable sujet du processus de transmission, puisque la diachronie, n’ayant sur elle qu’une prise limitée, voire même aucune prise, elle se « substantialise » et confirme ainsi le caractère inopérant du temps50. Ainsi, c’est le pouvoir d’exemplarité, reconnu à la matière qui fonde son immanence et explique la prégnance d’un modèle d’interprétation qui l’érige en essence. De fait, c’est leur adhésion à une telle conception que les compilateurs affichent dans les discours qu’ils profèrent, quand ils prétendent faire seulement œuvre de mémoire à travers l’acte d’écriture qu’ils commettent. Il suffit d’évoquer la manière dont Alphonse X, dans le prologue de l’Histoire, attire l’attention sur la « matière » dispersée qu’il a réussi à rassembler, pour comprendre l’importance qui est concédée à ce travail de « récupération ». Il est plus surprenant, en revanche, que les « philologues » reprennent à leur compte cette même posture, en maintenant la « compilation » dans l’étroite dépendance de l’« original » et en considérant la « matière » de la compilation comme emprunt plutôt que dans son inhérence au texte qui la contient. Cette position, on l’a vu, les conduit à examiner comment le texte premier (le fameux « original ») se reproduit à travers le temps, comment il détermine le texte second, par le biais de cette « matière » transmise dont ils sont amenés à leur tour à postuler fondamentalement (quoique de façon implicite) l’invariance. L’autre conséquence majeure, répétons-le, est de projeter l’auteurité dans la « compilation-texte » en direction d’un « dehors » qui est celui des textessources, et d’ériger ainsi le compilateur en « copiste » de cette « matière » du dehors. Or, comme fait bien de le rappeler Michel Zink : Ni le zèle de l’imitation ni le respect de l’autorité ne sont jamais poussés jusqu’à leur conséquence logique extrême qui serait de transformer l’auteur en copiste et de confondre modestement le texte avec son modèle ou, si celui-ci est imaginaire, de proclamer impudemment que le texte est son modèle51.

Possiblement justifiée, on l’a dit, dans le cadre de la compilation-dossier qui se contente de juxtaposer les « matières » sans les traiter, cette identification des deux « matières » apparaît simplificatrice, voire inacceptable pour ce qui est de la compilation-récit, où s’opère une véritable réélaboration de celle-ci, en relation avec une nouvelle forme.

sujets dans l’histoire est ainsi supprimée et remplacée par le devenir autonome de substances éternelles ou comme le développement nécessaire de normes originelles ». 50 Se trouve valorisée une conception du temps, proche de celle que G. MARTIN, « Temps », Histoires de l’Espagne médiévale…, p. 58-62, dénomma naguère, s’agissant des récits historiques « temps de l’hérédité ». Il n’est, en effet, reconnu à ce « transmetteur » d’autre fonction que celle d’assurer la perpétuation de cette logique de l’invariance « où le meilleur fondement à la définition d’un événement est encore qu’il ait un antécédent temporel dont la définition soit la même : ce qui fut sera ». Le « transmetteur » se trouve alors réifié, c’est-à-dire nié comme sujet. Ainsi, l’apport représenté par le texte est invariable tandis que le support, constitué par le « transmetteur », est variable (c’est-à-dire interchangeable). 51 M. Zink, La subjectivité…, p. 28.

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Critiques du paradigme mimétique Critique du postulat de l’« invariance52 » : la formalisation de la matière La posture qui vient d’être décrite se trouve en partie invalidée par la réponse qu’à sa façon, Bonaventure apporta à la question de l’auteurité dans la compilation. Ce théologien fut, en effet, amené à postuler trois « causes efficientes »53 : Dieu, cause efficiente première, l’auctor, cause efficiente seconde qui assume la « cause matérielle » et enfin, le compilateur, troisième cause efficiente, responsable de la « cause formelle ». En considérant le compilateur comme un des agents causateurs du texte et non pas comme un simple medium passif, Bonaventure oppose en quelque sorte à la mimèsis passive comme reproduction servile, une mimèsis (plus) active qui reconnaît au compilateur un travail sur la forme. Il n’empêche qu’à travers l’articulation des fonctions qu’il propose, la compilation continue de se définir rigoureusement comme un objet sémiotique incomplet dont le propre est de disposer d’une forme « intérieure » reliée à une matière « extérieure ». Un pas est néanmoins franchi avec la prise en compte de la formalisation de la « matière », qui permet de revenir sur le « clivage » que l’histoire tend à introduire entre « la materia (les faits, la simplex historia) et l’ornamentum (la présentation, la mise en scène, le commentaire) »54. C’est en attribuant un caractère opératoire à ce clivage que Bonaventure peut s’autoriser à scinder en trois, l’espace d’auteurité à l’intérieur de la compilation. Il est, en effet, tentant de tenir que le discours historique n’autorise pas l’inventio dans la mesure où l’historien, à la différence du poète55, dispose déjà du fond de son discours, puisqu’il « recueille » la « matière » d’une tradition souvent largement authentifiée. Un paradoxe naît cependant qui procède de la manière dont est posée et résolue la question des rapports entre « matière » et « forme ». Est-il vraisemblable de tenir que la « matière » demeure « inchangée » après qu’elle a été mise en forme, surtout si on se réfère à ce que

52

Ce n’est pas que nous refusions d’admettre qu’il y a une part d’invariance dans la matière transmise, par exemple, une certaine trame des faits ; ce que nous cherchons à dire, c’est que cette « matière », traitée, retravaillée, « refondue » dans un ensemble autre ne saurait être la même. 53 Ce postulat se justifie largement par un principe aristotélicien édicté dans la Physique, p. 130 selon lequel : « Il arrive qu’il y ait plusieurs causes d’une même chose, et cela non par accident (par exemple de la statue à la fois l’art de la sculpture et l’airain, non pas sous quelque autre rapport mais en tant que statue, non selon la même modalité, mais l’un est comme matière, l’autre comme ce d’où part le mouvement) ». 54 M. de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, p. 19. 55 Paul RICOEUR, « Rhétorique-Poétique-Herméneutique », De la métaphysique à la rhétorique, Bruxelles : Université de Bruxelles, 1986, p. 148 : « Le poète est un artisan non seulement de mots et de phrases, mais d’intrigues qui sont des fables, ou de fables qui sont des intrigues. […] L’acte poétique est une invention de fable-intrigue […] ».

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nous dit Aristote dans sa Physique : « la matière fait partie des choses relatives, car à forme différente matière différente »56 ? De même Heinrich Lausberg distingue la « matière brute » de celle du « discours achevé »57, soulignant ainsi l’altérité existant entre les deux. On voit bien qu’à partir du moment où l’œuvre est appréhendée à partir de la double perspective de sa « matière » et de sa « forme », le point de vue qui est porté sur elle change nécessairement, car en prenant en compte le traitement que subit la « matière » lors de sa mise en forme, on est contraint de poser un principe de différenciation là où, en se fondant sur le primat de la seule matière, il s’avérait possible de postuler un ordre de permanence. De fait, l’introduction du paramètre « forme » ruine l’illusion d’une matière qui se transmettrait identique à elle-même, en ruinant aussi simultanément la croyance en son « invariance » et en l’immutabilité de son essence. Dès lors, le compilateur peut être vu, moins comme le récepteur (voire un réceptacle) passif d’une matière qui, de toute évidence, le domine, que comme un agent producteur qui, parce qu’il en assure la formalisation, est appelé à exercer un pouvoir sur elle. Encore, pour ce faire, faut-il renoncer au principe de l’inertie de la « matière » et reconnaître la relation dialectique qui unit « matière » et « forme » et selon laquelle la matière formalisée ne saurait être identique à la matière brute, non encore travaillée. Or, une telle reconnaissance est loin d’aller de soi comme si les deux réalités évoquées se superposaient plus qu’elles ne s’imbriquaient. Ainsi, Lucien, parfaitement conscient du travail de formalisation que l’historien doit effectuer sur la « matière » qu’il a reçue : « [L’historien] n’a point à chercher ce qu’il a à dire mais, comment il doit l’énoncer »58, n’admet pas pour autant de façon explicite que, ce faisant, il intervient aussi nécessairement sur cette matière : En somme, il faut croire qu’un historien ressemble à Phidias, à Praxitèle, à Alcamène, ou à quelque autre de ces artistes. Aucun d’eux n’a fabriqué l’or, l’argent, l’ivoire ou les autres matières dont ils se sont servis ; ils les avaient sous la main ; […] ils ne leur ont donné que la forme : ils ont scié l’ivoire, l’ont poli, collé, ajusté et rehaussé d’or. Ce fut un effet de leur art de disposer la matière comme il convenait ; c’est aussi le travail de l’historien de donner aux faits une belle ordonnance, et de les produire sous leur jour le plus brillant59.

Nous élevant en faux contre cette posture ambiguë qui ne tire pas toutes les conséquences des postulats qu’elle admet implicitement, nous considérons précisément que tout scripteur, y compris l’historien, qui se trouve engagé dans un processus de disposition de la matière, est appelé à transformer cette

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ARISTOTE, Physique., p. 127. H. LAUSBERG, Manual de retórica…, p. 100 : « La res de un discurso recorre varias fases elaborativas desde la materia bruta hasta el discurso ya acabado ». 58 LUCIEN, « Comment il faut écrire l’histoire », in : Œuvres complètes, M. TALBOT (trad.), Paris : Hachette, 1866, p. 370-379. 59 Ibid. 57

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« matière » par la nouvelle forme qu’il lui donne. De fait, il est impératif, s’agissant de la compilation-récit, de poser pour l’instant l’existence de deux « états de la matière » : la matière brute qui correspond à la matière que l’historien recueille du passé, matière du canevas préparatoire qu’est la compilation-dossier, la matière élaborée ou finie qui est celle, effective, de la compilation-récit.

Le postulat des deux états de matière : la compilation comme production Qu’est-ce qui change dès lors qu’on admet le postulat des deux états de matière ? En premier lieu, la conception que l’on se fait de la facture de la « matière » de la compilation-récit. Dans le vaste fond commun constitué par ce qu’il conviendrait très grossièrement d’appeler la « matière historique », l’historien sélectionne un fond plus restreint, correspondant à ce que nous avons déjà désigné par « compilationdossier » ou « matière brute ». Chaque historien opère donc un tri, ce qui nous renvoie à l’inventio comme processus partiel, permettent à l’orateur ou, dans le présent cas, à l’historien, d’extraire de la res ce qui lui semble utile60. Dans un premier temps, l’historien s’aventure donc dans le « processus productifcréateur »61 consistant à « extraire les possibilités de développement des idées contenues de façon plus ou moins dissimulée dans la res62. Mais dans un second temps, à tout le moins dans la perspective de la confection de la compilation-récit, ce fond restreint et « brut » est nécessairement mis en forme et, par conséquent, réélaboré. Le seul terme de « récit » implique par lui-même un processus d’élaboration de la matière brute, enveloppe primitive du récit : […] el proceso propiamente elaborativo de la « materia », […] se inicia con la materia bruta y la va elaborando hasta llegar a la declamación en público del discurso. En este proceso se distinguen « cinco fases de elaboración 63.

Bernard Guenée ne manque pas de le souligner lorsqu’il rappelle la dimension rhétorique qui habite l’histoire64 et qui incite, par exemple, les auteurs à « oser des digressions […] »65 pour soigner la beauté de leur récit66, c’est-àdire, en un mot, à effectuer un véritable travail de recomposition de la matière

60

H. LAUSBERG, Manual de…, p. 235 : « Naturalmente, la inventio es también un proceso parcial ; se extrae de la res aquello que favorece a la propia causa : Her. 1, 2, 3 inventio est excogitatio rerum verarum aut veri similium, quae causam probabilem reddant. » 61 Ibid., p. 234 : « La inventio es un proceso productivo-creador […] ». 62 Ibid. : [La inventio] consiste en extraer las posibilidades de desarrollo de las ideas contenidas más o menos ocultamente en la res (excogitatio) ». 63 H. LAUSBERG, Manual de retórica, p. 226. 64 B. GUENÉE, Histoire et culture….p. 207 : « En somme, la rhétorique antique avait créé l’histoire qui est surtout discours ». 65 Ibid, p. 166. 66 Cf. n. 44 chapitre 1.

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brute. Un descriptif assez précis nous en est même donné qui renvoie aux cinq opérations fondamentales de la compilation naguère répertoriées par Georges Martin, et en particulier aux procédures de réunion, agencement, révision67. Ce qui permet à ce sémiologue de conclure que : […] une analogie foncière rapproche la relation qui, dans la compilation, s’instaure entre la compétence que constituent les textes-sources et la performance que constitue le texte-cible, de celle qui, dans tout langage, lie langue et discours […] 68.

Dans ces conditions, on voit bien l’incohérence d’une position qui consisterait à reconnaître la recomposition de la matière brute tout en refusant d’admettre qu’une telle réélaboration en fait invariablement une matière autre, neuve, consubstantielle de la nouvelle forme qui l’habite. Comme le souligne Aristote : […] l’idée ne correspond ni à la matière seulement, ni à la forme seulement ; mais, au composé (de matière et de forme) pris dans son entier correspond une idée qui est productive de la totalité, qu’il s’agisse de la forme aussi bien que de la matière69.

De fait, compte tenu de cette indissociabilité de la forme et de la matière, le compilateur devrait être reconnu pour « cause efficiente » non seulement en ce qu’il assume la cause formelle, mais aussi en raison de son intervention décisive sur une matière qu’il contribue largement à recréer, par son travail de mise en forme. La distinction heuristique entre « forme » et « matière » n’est donc pas opératoire dès lors qu’il s’agit d’apprécier la compilation dans la dynamique de recréation qui la caractérise. Tant que l’on reste fidèle au principe d’une matière du « dehors » (que celle-ci soit unie ou pas à une forme du « dedans »), on s’attache à un modèle d’interprétation qui dénie au compilateur toute auteurité sur le texte qu’il produit. À rebours, le seul fait de tenir que le compilateur travaille sur la base d’une matière qu’il a lui-même réélaborée suffit à mettre en évidence qu’il est en mesure de soutenir la comparaison avec le poète. En effet, s’il a déjà été posé que l’écriture de l’histoire relève d’un acte rhétorique, c’està-dire d’une élaboration d’arguments70, il faut maintenant aller plus loin en assumant pleinement le fait qu’il est aussi un acte poétique, non seulement parce qu’il est « fabrication de discours » (poiesis) mais en ce qu’il est aussi

67

G. MARTIN, « La compilation… », p. 121 : « […] cette analyse des mécanismes d’une compilation [il s’agit bien sûr de la compilation-récit] manifeste cinq grandes opérations : reproduire, réunir, bâtir, agencer, réviser ». 68 Ibid. 69 Cité par U. ECO, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, p. 112. Le texte latin tiré de De veritate III, 5, Opera omnia XXII 1, p. 112, est le suivant : « unde proprie idea non respondet materiae tantum, nec formae tantum ; sed composito toti respondet una idea, quae est factiva totius et quantum ad formam et quantum ad materiam ». 70 Par « argument », il faut entendre ce que dans la terminologie rhétorique, on a coutume de désigner comme « locus ».

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« invention d’intrigues »71. Faut-il rappeler que la poésie, en tant qu’acte créateur, imite dans la mesure même où elle engendre un muthos, une fableintrigue ? Selon cette perspective, le récit historique qui est « narratio rei gestae » participe nécessairement de cette « invention de la fable-intrigue », puisqu’à l’instar de celle-ci, ce récit n’est autre qu’une « reconstruction imaginative du champ de l’action humaine – imagination ou reconstruction à laquelle Aristote applique le terme de mimesis, c’est-à-dire imitation créatrice »72. Dans ces conditions, le compilateur-historien ne peut plus être relégué au rang de « troisième cause efficiente », responsable de la seule « cause formelle », puisque cette mise en forme indissociable de la réélaboration de la matière, fait d’emblée de lui l’agent causateur de la forme et de la matière. Il est donc clair que le postulat de la « variabilité » de la matière a pour effet de restituer au texte de la compilation son « auto-suffisance » sémiotique et de l’instituer de fait comme « entité textuelle » de plein exercice. Ce changement de perspective qui renvoie l’auctor à l’arrière-plan et qui, en conséquence, propulse le compilateur sur le devant de la scène auctoriale, détourne du même coup l’attention du critique de la « cause matérielle » vers la « cause finale » (« causa finalis ») ou intention. En effet, si l’on tient que la compilation est discours autonome, on admet nécessairement (en vertu du rôle de moteur suprême qu’Aristote confère à la cause finale) qu’elle est réalisée en vue d’une certaine « intention », d’un certain « projet ». Dès lors s’opère un renversement de perspective, car ce n’est plus la « matière », le lieu initial d’où la compilation diffuse, mais bien le « projet », l’« intention ». C’est parce qu’il est mû par un projet, une intention productrice, que le compilateur décide de réaliser une compilation et de sélectionner telle « matière » qu’il formalisera de telle ou telle autre façon. Avec l’émergence de cette idée de « projet », la question pertinente à poser à la « compilation-récit » n’est plus celle de sa fidélité à ses sources mais de sa fidélité au projet ou intention de son « causateur », laquelle intention passe par la construction discursive d’une certaine figure de récepteur. Or, qu’en est-il de cette figure lorsque le texte est conçu comme une réalité anhistorique ?

71

P. RICOEUR, « Rhétorique-poétique… », p. 148 : « Le lieu initial d’où le poétique diffuse, c’est, selon Aristote, la fable, l’intrigue que le poète invente lors même qu’il emprunte la matière de ses épisodes à des récits traditionnels. Le poète est un artisan non seulement de mots et de phrases, mais d’intrigues qui sont des fables, ou de fables qui sont des intrigues. […] L’acte poétique est une invention de fable-intrigue, l’acte rhétorique une élaboration d’arguments. Certes, il y a de la poétique dans la rhétorique, dans la mesure où ‘trouver’ un argument (l’eurésis du livre Ier de la Rhétorique) équivaut à une véritable invention. Et il y a de la rhétorique dans la poétique, dans la mesure où à toute intrigue on peut faire correspondre un thème ou une pensée (dianoia, selon l’expression d’Aristote) ». 72 Ibid.

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La problématique de la construction du lecteur-récepteur Quand on admet que la « compilation-texte » est dans un rapport de représentation mimétique avec les textes-sources, on vient à reconnaître que celle-ci n’a d’autre choix que de « conserver » la même hypothèse de lecteurrécepteur que ses sources. Tant qu’on demeure dans la logique d’une « transmission » qui s’effectue sans variation, on est tenu, en effet, de considérer qu’est posée à l’horizon du texte une image de récepteur « immuable », ce qui, en réalité, équivaut à tenir pour non pertinente la question de l’« adaptation » de l’« auteur » au « lecteur-cible » qu’il postule. Il est évident qu’il ne peut en être ainsi, puisque les divers textes qui servent de base infratextuelle à la « compilation-texte » sont susceptibles de formuler des hypothèses de lecteurs-récepteurs divergentes, voire contradictoires. De fait, si elle cherche à rester fidèle au principe de cohérence et de vraisemblance que nous posons comme préalable nécessaire à la mise en forme de toute narration, la compilation doit prendre position par rapport à ces hypothèses et construire sa propre image de « Lecteur Modèle »73. Les travaux de Georges Martin, à propos de la légende des juges de Castille témoignent, en effet, de cette réalité de l’adaptation à l’autre-cible, à travers notamment la mise en évidence des stratégies qu’Alphonse X déploie74, pour construire, à partir des images contradictoires d’allocutaires projetées dans les textes de Luc de Tuy et de Rodrigue de Tolède, la sienne propre. Les résultats auxquels Georges Martin aboutit75 sont en phase avec la manière dont les travaux récents en « sciences du langage » ont renouvelé l’approche de la problématique du lecteur-récepteur. Nous en proposons une rapide synthèse pour bien mettre en évidence qu’une approche de la « compilation-texte » qui donne toute sa place à la problématique du lecteur-récepteur comme construction partiellement contrôlée par un « auteur » ne saurait souscrire à une conception de la compilation comme « reproduction », « copie », d’un quelconque « original ».

73

Nous empruntons cette formulation à U. Eco, Lector in…, p. 61. G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 359 : « Sur l’ensemble textuel qui nous intéresse, l’Histoire (dans ses deux rédactions) se présente comme une savante composition assemblant dans leur détail les propos de Luc et de Rodrigue. Les références fréquentes aux deux historiens affichent, du reste, ce statut. Pourtant, une multitude d’interventions oeuvrent à créer un contenu nouveau ». 75 Ibid, p. 361 : « L’activité des compilateurs ne s’est pas bornée à un « travail de découpage et de collage », non plus qu’à une « harmonisation » (comme on l’entend souvent) des textessources – ceux-ci étaient inconciliables dans leur sens - ; elle ressortit à un arsenal de procédures (effacement, déplacement, modification, ajouté, association sélective ou corrective) travaillant à un savant rééquilibrage des sources au sein d’un texte original ». Ibid., p. 382 : « […] le récepteur du message n’est plus seulement confronté [dans l’Histoire] à un propos historique exemplaire, à une représentation ambitionnant d’influencer sa conception des choses ; il est, en outre, porté sous une instance évaluante, sous un regard qui juge, distingue les bons-hommes qui sont aussi les hommes bons ». 74

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Le lecteur-récepteur comme construction La pragmatique76, héritière en cela de la rhétorique aristotélicienne, nous invite à saisir le texte comme « objet de communication », conçu à l’attention d’un destinataire plus ou moins implicite, inscrit dans la latence du texte. C’est pourquoi la problématique de la figure du lecteur-récepteur comme construction discursive se trouve au cœur des diverses approches qui appréhendent le discours dans sa dimension pragmatique. Le lieu textuel est alors perçu comme espace d’interaction entre un « auteur » et un « lecteur » virtuels, engagés tous deux dans une dynamique d’échange. Si l’auteur (empirique) se présente de prime abord comme le maître d’œuvre de l’opération discursive, c’est-à-dire comme le « détonateur » de l’acte de langage, il perd vite l’aura de toute-puissance qui pourrait l’entourer lorsqu’est prise en compte la notion d’« effet » à produire. Cette notion d’« effet », il faut d’emblée le préciser, acquiert une pertinence toute particulière dans le cadre des échanges de type argumentatif, même s’il est admis désormais que toute production discursive est par essence dialogique, c’est-à-dire orientée vers un destinataire, dont le discours tend à anticiper les réactions et commentaires. Dans tous les cas, la prise de conscience par le destinateur de l’échange, des capacités de coopération ou de refus de coopération du destinataire est de nature à briser le sentiment de toute-puissance que nous évoquions précédemment. Au lieu d’être la cible docile et malléable d’un discours constitué par avance, le Lecteur Modèle devient, dans cette perspective, le partenaire d’un échange, dont il façonne les contours, détermine le contenu et oriente les perspectives77. L’auteur, responsable a priori de la procédure d’énonciation, est, en fait, à saisir comme médiateur d’un procès dont le succès dépend précisément de la capacité qu’il a à assumer pleinement la médiation78 qu’il a en charge. Or, pour que cette médiation s’effectue, cet auteur qui est représenté dans le discours sous forme d’une certaine stratégie énonciative, doit tenir le lecteur virtuel pour responsable également en partie de la construction discursive. Ce dernier devient ainsi coauteur ou co-énonciateur c’est-à-dire l’autre versant de la stratégie énonciative qu’est l’auteur virtuel ou « Auteur Modèle »79.

76

Nous partageons ce présupposé de l’approche pragmatique selon lequel tout locuteur cherche à s’adapter à l’« autre-cible ». En revanche, à l’instar de certains énonciativistes non pragmatiques, comme Jacqueline AUTHIER-REVUZ, Ces mots qui ne vont pas de soi : Boucles réflexives et non- coïncidences du dire, 2 t., Paris, Larousse, 1995, 1, nous croyons que cette adaptation est nécessairement marquée au sceau de la non-coïncidence de l’interlocution. 77 Voir Chaïm PERELMAN, Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, Bruxelles : Université de Bruxelles, 1992. 78 Nous verrons plus loin que cette médiation est elle-même problématique dans la mesure où le locuteur est lui-même contraint par l’« inconscient » et l’« interdiscours ». 79 U. ECO, Lector…., p. 75. Nous emploierons les termes d’énonciateur et de co-énonciateur quand il s’agira de rendre compte des instances d’énonciation autrement que comme « stratégies éénonciatives ».

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L’hypothèse est la suivante : chacune des deux « stratégies » en présence (auteur et lecteurs virtuels) se dédouble pour occuper le lieu de l’autre. L’auteur virtuel ne peut réellement assumer la stratégie qui est la sienne s’il ne cherche à se projeter à la place du destinataire de son discours. Il devient alors en quelque sorte « auteur-lecteur » puisque, tout en continuant d’être à l’origine de la stratégie énonciative, il se projette à la place du lecteur virtuel pour le mieux construire. Ainsi, dans un tel mouvement, le lecteur virtuel n’est plus saisi comme instance de « réception » mais comme co-instance de production. De fait, une telle projection a pour conséquence d’inscrire dans le discours les traces ou l’intenté de son vouloir-dire, et donc de son vouloir-lire. Le discours produit devient le carrefour de ces différents vouloirs qui se connaissent et se méconnaissent, et donc se déclinent sous le signe de la contradiction. La tension qui en résulte dessine une figure de lecteur à la fois une (elle est le résultat du brassage de la différence) et plurielle (elle rappelle que tout brassage est la somme de différences singulières). Comment se construitelle alors ? Le concept de « projection » peut se révéler opératoire. Toute projection implique un transfert. Lorsque la projection est mentale, elle engage la détermination d’une image, c’est-à-dire une représentation. Représenter, c’est tout à la fois rendre présent et présenter autrement. L’auteur (empirique), au moment d’élaborer son discours, se représente plus ou moins consciemment son Lecteur Modèle80 : autant dire qu’il lui attribue une certaine corporalité mais cette corporalité immatérielle qui est corrélative d’une rupture avec le corps empirique suppose un détour. Ce détour, qui emprunte les sentiers de l’imaginaire et de l’inconscient, pose une distance entre la figure de lecteur (virtuel) qui sera construite par le discours, et la figure de lecteur (empirique) qui préexiste à ce même discours. Comme l’indique Wolfgang Iser : […] la perception implique la préexistence d’un objet donné tandis que […] la représentation se rapporte toujours à un élément qui n’est pas donné, ou qui est absent, et qui apparaît grâce à elle81.

On est donc en droit d’établir que la construction de la figure de Lecteur Modèle s’opère en deux phases distinctes, à la fois concomitantes et successives. La première phase engage une réalité d’ordre perceptif : dans cette perspective, le lecteur est appréhendé aussi comme une figure qui préexiste au monde verbal construit par l’auteur. Cette figure anté-discursive tire alors un certain nombre de ses propriétés du monde de référence et de l’« encyclopédie » 80

Dans la mesure où nous appliquons la notion de « Lecteur Modèle » à un texte historique, qui est à percevoir comme discours politique, et donc comme texte argumentatif, nous considérons, à la différence d’Umberto Eco qui travaille surtout en direction de textes narratifs romanesques, que le Lecteur Modèle emprunte des traits à ce qui nous apparaît être le lecteur doxique, lequel se définit comme la représentation que l’auteur empirique se fait du lecteur empirique. 81 Wolfgang ISER, L’acte de lecture-théorie de l’effet esthétique, E. SZNYCER (trad.), Bruxelles : Madarga, 1985, p. 248.

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de l’auteur empirique. Pour être plus explicite, on pourrait dire qu’à cette étape, l’auteur tend à attribuer au Lecteur Modèle qu’il construit, des traits que le « lecteur doxique » a, a eus ou aurait, dans le monde de son expérience, à partir de la perception qui est la sienne. Dans notre perspective, une telle affirmation est essentielle, car elle admet pour présupposé que l’auteur empirique a une idée du lecteur empirique qu’il veut influencer par son argumentation, cette idée, on l’a dit, ayant pour base une certaine figure de « lecteur doxique ». La figure anté-discursive du lecteur est donc en prise plus ou moins directe avec la réalité empirique de l’auteur. La seconde phase est en rapport avec la « représentation ». Dans le cadre propre à l’argumentation écrite, le lecteur est un « absent/non-loquent »82 ; il est une figure qui doit être convoquée par le discours, pour être construite à partir des instructions délivrées par la figure de son homologue anté-discursif. Il en résulte une image que l’on peut qualifier de « mentale » pour suggérer son caractère non matériel. Cette image mentale, qui s’enracine dans une certaine réalité empirique du lecteur, est néanmoins résolument intra-textuelle. L’auteur matérialise en quelque sorte sous forme d’image les données que lui fournissent la réalité et la perception qu’il a de celle-ci, c’est-à-dire le monde référentiel. Il en résulte une « schématisation »83 qui peut être appréhendée comme la synthèse de ces diverses perceptions. Mais dans le même temps cet auteur est amené à procéder à une « recréation » imaginaire de la figure de lecteur, c’est-à-dire à une « représentation » de cette figure, laquelle est nécessairement en décalage avec ce que pourrait être celle du lecteur réel84.

Le Lecteur Modèle comme construction socio-historique liée à un « projet » Autrement dit, l’auteur retravaille l’image préalable qu’il a de son lecteur de référence (lequel est en relation à la fois directe et indirecte avec la réalité empirique) pour construire une image qui s’harmonise avec ses intentions discursives. De fait, il doit intégrer à cette image les représentations qu’il se fait de ce lecteur. En effet, comme le dit Jean-Blaize Grize : [le locuteur A] n’a aucun accès direct aux représentations de [l’allocutaire] B. Il s’ensuit que ce qui va effectivement compter, ce sont les représentations que A se fait des représentations de B85.

De cette mise en abyme des représentations qui est aussi un chassé-croisé, dérive une image de lecteur qui relève à la fois du donné et du fictif, sans qu’il soit réellement possible de déterminer dans quelles proportions exactes. Le donné qui participe de la construction de cette image englobe les croyances, les opinions, les schèmes de pensée…c’est-à-dire l’appareil doxique

82

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, L’énonciation, Paris : Armand Colin, 1999, p. 27. Voir Jean-Blaise GRIZE, Logique et langage, Paris : Ophrys, 1997, p. 35-39. 84 On peut considérer que cette recréation est tout à la fois assumée et subie par le sujet. 85 Ibid., p. 35. 83

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que l’auteur attribue à son lecteur-cible, sur la base des valeurs dominantes au sein de leur communauté. Ce donné, on le voit, résulte lui aussi d’une construction de l’auteur mais cette construction a une base empirique, puisqu’elle s’appuie sur le monde d’expériences partagé de l’auteur et du lecteur, sur leur univers référentiel commun. Ainsi, le donné intègre-t-il une dimension fictive. Le fictif, pour sa part, se situe dans l’au-delà de ce donné empirique, bien qu’il soit présupposé par lui. Quand l’auteur se situe dans une optique argumentative, il ne peut se suffire de cette image de lecteur doxique, surtout si cette image est décalée par rapport à ses propres valeurs, ou à celles qu’il veut faire admettre à son lecteur. Il est logique de soutenir que tout auteur, engagé dans une dynamique argumentative, nourrit une certaine image de ce que nous avons convenu d’appeler le « Lecteur Modèle ». Ce Lecteur Modèle est aussi à considérer comme l’instance-cible qui est construite dans et par le discours, à partir notamment de la déconstruction de la figure de lecteur doxique. En attribuant indûment à son lecteur des valeurs qu’il lui sait « étrangères », l’auteur l’ampute dans le même temps de celles qui seraient de nature à entraver sa dynamique de persuasion. Il travaille dès lors non plus à partir des seules représentations qu’il se fait du lecteur doxique mais se fonde également sur l’image de Lecteur Modèle qu’il s’est forgée. Il est intéressant de chercher à saisir ces deux images (image doxique/image idéale) dans ce qui les rassemble et ce qui les sépare, c’est-à-dire dans leur cohésion et leur tension interne. De la confrontation de ces deux images surgit précisément ce qui constitue l’enjeu de l’entreprise argumentative : traiter les différences comme des identités de façon à combler la distance qui rendait l’accord impossible. Si l’image du Lecteur Modèle est trop distante de celle du lecteur « doxique », l’entreprise est vouée à l’échec. L’auteur, dans la perspective argumentative qui est la sienne, se présente comme un « rassembleur » : il sera donc enclin à saisir ces deux figures dans leur cohésion de façon à délimiter une base de travail qui représentera l’indice d’un terrain d’entente. De fait, il lui importera de dégager une zone d’intersection où les deux images se rejoignent et communient ne serait-ce qu’un instant. C’est sans doute là l’objet de la « captatio benevolentiae » : s’attirer la bienveillance du lecteur revient à trouver des lieux consensuels où ce dernier, considéré alors dans sa dimension doxique, se reconnaît sans effort. Mais c’est aussi déjà présenter comme allant de soi tout un réseau subtil de vérités plus ou moins consciemment admises par lui, de façon à « précipiter » en quelque sorte la conversion du lecteur « doxique » en Lecteur Modèle. Dans cette perspective, l’auteur engage un fondement topique qui certes intègre la « doxa » du lecteurcible mais va au-delà en englobant toute une série de valeurs qui, selon lui, sont celles de tout être de raison. Or, cet être de raison, encore appelé « auditoire

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universel »86 par Perelman et Olbrechts-Tyteca, n’est lui-même qu’une projection du locuteur87 puisqu’il peut être perçu comme l’image que ce locuteur se fait de cet être de raison, en fonction de sa culture propre. L’idée d’« auditoire universel » qui pourrait valider l’hypothèse d’une conception anhistorique de la réception a tôt fait de révéler son caractère socio-historique. C’est ce que notent Perelman et Olbrets-Tyteca : […] chaque culture, chaque individu a sa propre conception de l’auditoire universel, et l’étude de ces variations serait fort instructive, car elle nous ferait connaître ce que les hommes ont considéré, au cours de l’histoire, comme réel, vrai et objectivement valable88.

Par ce truchement, l’auteur s’efforce d’actualiser dans le discours les traits de son Lecteur Modèle dont la figure achevée renvoie, elle aussi, nécessairement l’image qu’il se fait de cet être de raison. Ainsi, le locuteur a beau jeu, par exemple, de créer une figure de lecteur valorisante à laquelle son lecteur-cible sera heureux de s’identifier, même s’il ne s’y reconnaît pas totalement. Cette identification sera bien entendu facilitée par la projection parallèle de l’image doxique, qui jettera les fondements d’une relation de confiance. Il ressort donc que le texte fait s’entrecroiser plusieurs figures de Lecteur Modèle quoiqu’il ne veuille projeter qu’une seule, unifiée, apaisée. Dans l’imaginaire de la compilation comme « reproduction » ou « copie », l’historien, perçu comme medium passif, ne saurait vraisemblablement être appréhendé comme un lecteur attentif, et donc, critique des textes qu’il a en charge, pas plus qu’il n’est vu comme énonciateur. Or, le seul fait qu’on puisse parler d’« altération », d’« écart » indique qu’il y a médiation d’un sujet lisant empirique, qui prend pleinement connaissance du texte qu’il a en charge de « reproduire ». Nous y reviendrons plus longuement. Pour l’heure, nous voulons simplement poser que la médiation d’un tel sujet établit la dimension sociohistorique de toute « réception », ce qui revient à dire que la figure de Lecteur Modèle constitue nécessairement une « variable » de chaque texte, à l’intérieur d’une série donnée. Tout ce que nous avons dit de la « représentation » du lecteur laisse penser que tout texte élabore une image de Lecteur Modèle qui lui est propre. Il est donc logique de considérer que la « compilation-texte » retravaille la figure de lecteur inscrite dans le texte-source si celle-ci lui semble trop distante de la projection idéale qu’il s’en fait. Dans cette perspective, il est légitime de se demander si le lecteur réel qu’est le compilateur se retrouve dans l’image de Lecteur Modèle que les textes-sources lui renvoient. Autrement dit, existe-t-il entre le Lecteur Modèle postulé par le texte-source et le lecteur réel qu’est l’historien, une zone d’intersection suffisamment large pour permettre le succès de l’échange, lequel pourrait donner alors une certaine assise à l’idée d’une

86

C. PERELMAN, L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation…, p. 41-46. Ibid. 88 Ibid., p. 43. 87

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« transmission sans variation » ? Il nous semble, en effet, que si une telle formulation garde un sens, c’est uniquement en l’abordant selon l’optique d’une réception « réussie », dans le cadre d’une coopération presque parfaite accomplie entre l’Auteur Modèle d’un texte-source et le lecteur empirique qu’est l’historien-compilateur. En effet, une autre façon d’appréhender la proximité littérale que la compilation-texte peut entretenir avec ses textes-sources, est de saisir cette « conformité » à travers le prisme de la coïncidence du dire de l’un avec le vouloir-lire de l’autre. La différence d’approche n’est pas à sous-estimer car, dans un cas, la « compilation-texte » est perçue comme dépendante, dans l’autre, elle est vue comme une entité autonome qui construit ses propres paradigmes, parmi lesquels, on l’a vu, celui de Lecteur Modèle.

La reformulation « transtextuelle »89 Il s’agira ici de manifester que l’identité sémiotique de la compilation-texte se doit d’être perçue comme relevant de la « transtextualité ». Nous nous proposons, dans les pages qui vont suivre, d’indiquer brièvement les éléments qui fondent la légitimité du renversement dialectique que nous entendons effectuer, lequel, à la suite de ce que Georges Martin a réalisé dans son analyse de la « Légende des Juges de Castille », vise à envisager les relations entre « compilation » et « texte-source » dans la bilatéralité qui les fonde. Ainsi, plutôt que de considérer que ces relations doivent nécessairement s’orienter de la « compilation » vers la « source », c’est-à-dire, selon une certaine approche, de la « copie » vers le « modèle », il nous paraît plus pertinent de les saisir dans ce qu’elles sont susceptibles de nous dire de l’influence rétrospective que la compilation en tant que texte second, peut exercer sur le texte premier qu’est la source.

La compilation comme représentation vraisemblable du texte-source Il convient brièvement de rappeler qu’à la différence de Platon qui analyse la mimèsis comme une tentative impossible de copie d’un réel, lui-même déjà marqué au sceau de la dégradation, Aristote, étranger à cette nostalgie de l’Être, l’appréhende comme atelier des possibles. Ainsi perçue, la représentation devient un lieu d’expression et d’élaboration d’une connaissance du monde, liée à une certaine éthique. C’est que, du moment qu’on renonce à la voir comme enregistrement passif du réel, la mimèsis suppose une prise de position, une volonté de retranscrire le réel en fonction de codes esthétiques et éthiques, à la fois personnels et partagés, c’est-à-dire selon une certaine représentation politique du réel.

89

Nous tenons à dire la dette de toute cette analyse aux divers travaux d’inspiration sémiologique, menés par le Professeur Georges MARTIN, et en particulier à ceux contenus dans deux de ses ouvrages, déjà abondamment cités : Les juges de Castille… et Histoires de l’Espagne médiévale.

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C’est pourquoi chaque représentation postule un monde possible car elle est une construction intellectuelle qui prend appui sur le réel, non pour le « copier » mais pour le modéliser. Si les critiques contemporains90 préfèrent évoquer la mimèsis au moyen du terme de « fiction », c’est parce qu’ils sont extrêmement sensibles au procès de recréation qui est en jeu dans toute procédure de restitution d’une réalité. La vraisemblance fait les choses, il n’est pas vain de le rappeler, non telles qu’elles sont ou paraissent être, mais telles qu’elles devraient être. Quelles conséquences cette approche qui prend en compte la normativité inhérente à la mimèsis, a-t-elle sur la conception de l’objet d’analyse qu’est la compilation-texte ? Si comme on l’a dit, cette conception postule que le rapport entre le monde et sa représentation ne saurait se réduire à une simple opération de décalque, mais qu’elle ressortit plutôt à une « retraduction » du réel en des termes qui relèvent d’un « programme normatif » précis, alors le rapport entre le texte de la compilation et ses sources relève aussi de cette même dynamique de « retranscription » fortement signifiante. La notion de « construction intellectuelle » peut nous aider à mieux saisir cette dynamique : la « compilation », par la relation qui la lie aux textes qui l’ont précédée, suppose une part d’adéquation sensible et immédiate avec eux, mais aussi un inéluctable détachement. En effet, non seulement la procédure de compilation implique, nous l’avons dit, une sélection de la matière historique, – le texte second ne pouvant en aucun cas absorber toute la « matière » d’une source donnée –, mais de plus la « portion » qui se trouve prélevée, de par son insertion dans un nouveau contexte, ne saurait être identique à ce qu’elle fut. Il en découle que la compilation, par la vision « parcellaire » qu’elle propose des textes premiers, en construit une représentation fictive qui n’est jamais qu’une représentation vraisemblable de ceux-ci. Daniel Poirion, dans la mise à jour des « théorèmes » de l’intertextualité fondatrice du texte médiéval, énonce ainsi le quatrième d’entre eux : Divisant et multipliant les éléments contenus dans le texte-mère, la lecture-écriture opère comme un miroir à plusieurs facettes, pour donner au texte une plus grande richesse en réseaux signifiants91.

La transposition qui est ainsi à l’œuvre rend applicable le critère de vraisemblance, c’est-à-dire la conformité de la représentation ainsi proposée à un « programme de vérité » qui n’est autre que celui auquel l’auteur de l’objet représenté cherche, autant que possible, à se montrer fidèle. La formalisation de la « matière », corrélative de sa réélaboration et de sa modélisation, doit donc s’interpréter comme « retranscription » signifiante d’un « texte-source » qui se voit partiellement détruit pour être ensuite reconstruit ailleurs. Il est donc logique de considérer alors, que la notion de « sélection », dans la mesure où elle implique un arbitrage, c’est-à-dire tout à la fois un arbitre 90 91

Nous pensons en particulier à Gérard Genette et Paul Ricoeur. D. POIRION, « Écriture et réécriture… », p. 114.

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et un paradigme de référence, renvoie indubitablement à une reconstruction imaginaire de l’objet, orientée intentionnellement en vue d’une fin particulière. On tient alors que la compilation comme texte présent réinvente son passé, c’est-à-dire ses origines supposées. De fait, quelle pertinence conserve la problématique de la reproduction dans l’appréhension du mode d’écriture qu’est la compilation ?

La faible pertinence de la problématique de la reproduction La problématique de la reproduction telle qu’elle est posée par la critique traditionnelle laisse dans l’ombre toute une série de questions, parmi lesquelles la plus fondamentale est sans doute celle de l’identité d’un texte. Notre souci est donc de reformuler cette problématique en tenant compte de données qui permettent de porter sur elle un éclairage différent. En tant qu’elle est retour du même sous la plume d’un autre (mêmes mots, mêmes tournures…), la « compilation », appréhendée comme écriture oblige, on l’a compris, à poser la question de l’identité de l’œuvre et de l’auteur. A partir du XIIIe siècle où « compilation » et « traduction » vont de pair, cette question se fait encore plus prégnante, car l’adjonction de l’opérateur « traduction » accroît la complexité du problème de la représentation, en dotant d’un surplus de crédit le coefficient de valeur attaché à l’approche mimétique. La définition de l’identité d’un texte constitue donc un point nodal de la réflexion que nous entendons engager : le texte se définit-il en fonction de sa lettre ou en fonction de son « agent causateur » ? Nous avons répondu en partie à ces interrogations lorsque nous avons traité de la question de la matière et de ses états. Le primat accordé à la « matière », perceptible dans la sorte de sacralité qui entoure la fonction de scribe (chargée de recueillir cette matière dans sa littéralité), nous permet de mettre en évidence, sans réelle difficulté, qu’au Moyen Âge, l’identité d’un texte semble résider dans sa lettre et partant, dans son sens originel, tenu pour immuable. La valeur heuristique reconnue à l’identité littérale explique sans doute le sacrilège qu’a pu représenter aux yeux de certains théologiens le fait même de traduire, surtout quand le « transfert » s’opérait du latin, langue du sacré, vers une langue vernaculaire. C’est ce qu’explique Georges Steiner : La question, vieille comme le monde, de savoir si la traduction est vraiment possible, prend racine dans des scrupules d’ordre psychologique et religieux, quant à la légitimité du passage d’une langue à l’autre. Dans la mesure où le langage est d’essence divine ou maléfique, et puisqu’il abrite la révélation, sa transmission délibérée dans la langue vulgaire ou par-dessus la barrière des langues est moralement douteuse ou franchement condamnable. On sent chez saint Paul une grande répugnance à déchiffrer, des hésitations devant l’affaiblissement qu’entraîne toute réécriture : en substance, tout acte de traduction sans exception pousse sur une

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pente glissante, éloigne d’un degré de la manifestation directe du logos92.

Cette conception de l’identité littérale laisse sous-entendre que la traduction est susceptible d’altérer l’identité du texte, par la menace qu’elle fait peser sur l’authenticité de sa lettre. Elle contient donc en germe l’idée que la « traduction » est transgression, déplacement de l’origine, et donc, trahison car elle est à même d’exercer un pouvoir dénaturant sur ce qui fonde la matérialité du texte93. Inversement, la « compilation » qui n’affecte aucunement la « matière » préserve l’identité du texte jusque dans sa lettre, à condition toutefois que le scribe accomplisse rigoureusement sa tâche94. Cette valorisation de l’identité littérale nous renvoie à la position que défend le philosophe Goodman quand il affirme que le seul auteur d’une œuvre est « l’individu qui le premier a produit l’inscription du texte »95. Il est intéressant de noter que Goodman partage la posture qui est défendue au Moyen Âge, selon laquelle tous les scripteurs postérieurs ne peuvent revendiquer le titre d’« auteur » puisqu’ils ne font que réaliser des inscriptions d’un texte dont la paternité est déjà confisquée par le scripteur premier (ou auctor). Il n’est pas surprenant alors que le compilateur ait pu être défini implicitement comme qui copie les mots des autres en les rassemblant. Tout autre est la position revendiquée par Borges dans « P. Ménard, auteur du Quichotte »96, nouvelle dont le texte de Goodman constitue précisément un commentaire critique. Dans l’objectif de problématiser le lien complexe existant entre un texte et son scripteur97, Borges imagine deux scripteurs distincts écrivant rigoureusement le même texte : No quería componer otro Quijote –lo cual es fácil- sino el Quijote. Inútil agregar que no encaró nunca una transcripción del original ; no se proponía copiarlo. Su admirable ambición era producir unas páginas que coincidieran–palabra por palabra y línea por línea-con las de Miguel de Cervantes98.

92

G. STEINER, Après Babel…, p. 331. C’est ce que sous-entend Nelson GOODMAN, Catherine Z. ELGIN, « Interprétation et identité : l’œuvre survit-elle au monde ? », in : Esthétique et connaissance (Pour changer de sujet), R. POUIVET (trad.), Paris : Éclat, 1990, p. 62 quand il écrit : « Des jumeaux qui avaient vécu ensemble depuis des années furent envoyés pour l’été dans des camps de jeunes similaires mais distincts, en Nouvelle-Angleterre. Après coup, on demanda à chacun de rédiger un bref rapport sur ses expériences. Et leurs rapports furent composés de séries exactement identiques de mots, alors même que les jumeaux parlaient de personnes, d’endroits et d’événements distincts. Ne serait-ce pas un clair exemple de deux œuvres pour un unique texte ? Effectivement, on a un seul texte dans ce cas. À la différence de ‘chat’, qui fonctionne comme deux textes différents dans deux langages différents, cette série de mots fonctionne dans un seul langage ». 94 Cf. n. 15. 95 N. GOODMAN, C. Z. ELGIN, ibid, p. 67. 96 Juan Luis BORGES, « Pierre Ménard, autor del Quijote », in : Ficciones, Madrid : Alianza Editorial, 1956. La traduction française intitulée « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » est parue chez Gallimard en 1974. 97 Nous employons à ce dessein ce terme marqué d’une certaine neutralité. 98 J. L. BORGES, ibid., p. 52. 93

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La question qui se trouve posée est évidemment de savoir s’il s’agit de deux textes ou d’un seul et même texte. Pour Borges la réponse ne fait pas de doute : deux auteurs qui écrivent strictement et littéralement le même texte créent deux œuvres différentes. C’est ainsi que l’écriture de Pierre Ménard est qualifiée par Borges de plus subtile que celle de Cervantès, son prédécesseur. Prenant appui sur la notion d’« histoire comme mère de la vérité », l’analyste argentin étaye son affirmation en montrant que « d’un pur éloge rhétorique chez Cervantès », on passe trois siècles plus tard chez Pierre Ménard qui a lu William James et sa théorie pragmatique à une conception de l’histoire comme origine, et non plus, comme recherche de la réalité99. En posant qu’il y a deux œuvres, en dépit de l’exacte identité littérale, Borges nous invite à déplacer le foyer de l’identité textuelle de la lettre vers la signification, dans un mouvement de bascule qui annule la pertinence des tentatives de quantification des ressemblances et des différences. En effet, à quoi sert-il d’établir des degrés de « fidélité » à l’original quand le texte second se propose de n’être rien moins que la copie conforme de cet original ? En poussant le problème du rapport entre « copie » et « original » à sa limite extrême, Borges nous fait prendre conscience de la nécessité de choisir entre deux positions théoriques : ou l’on tient que l’identité d’un texte est littérale, ou l’on considère qu’elle est sémantique et qu’elle est donc liée à son producteur, à ses intentions, à un certain contexte de production et de réception. Il n’est pas anodin, à ce titre, de remarquer que Borges présente la tentative de Pierre Ménard comme un projet nouveau, répondant à une finalité interne : « Inútil agregar que no encaró nunca una transcripción del original ; no se proponía copiarlo »100. Il postule ainsi que la réécriture littérale d’un texte n’affecte pas le statut du texte comme objet sémiotique propre, dès lors que l’intention qui régit le projet de réécriture est différente. En ce sens, il avance l’idée que la question de l’identité d’un texte est inséparable de celles de l’intention et de l’interprétation, le Quichotte de Pierre Ménard ne pouvant en aucun cas s’interpréter comme celui de Cervantès, il est nécessairement une œuvre distincte. Il se pose donc, en faveur d’une conception du « sens » comme « signification »101. Il renvoie ainsi la problématique de la reproduction dans le champ des chimères théoriques, en nous obligeant à la tenir pour ce qu’elle est véritablement : un « miroir aux alouettes ». Dire, en effet, que l’identité d’un texte est d’ordre sémantique revient à signifier qu’elle est fonction de

99

Sur cette question, voir C. MENCÉ-CASTER, « De la compilation et de la traduction comme stratégies scripturales… », p. 49-64. 100 Cf. n. 78. 101 A. COMPAGNON, Le démon…, p. 99. Cette distinction est, en réalité, suggérée par Eric Donald HIRSCH, Validity in Interpretation, New Haven : Yale University Press, 1967, qui sépare le sens (meaning) d’un texte de sa signifiance (significance). Antoine Compagnon la reprend au travers de l’opposition sens/signification : « Le sens est singulier », précise-t-il ; « la signification, qui met le sens en relation avec une situation, est variable, plurielle, ouverte, et peut-être infinie ».

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l’interprétation qu’on peut en faire, c’est-à-dire d’un certain contexte de production et de réception. Comment douter alors que le modèle d’interprétation de l’écriture de la compilation dépend étroitement de la conception que l’analyste se fait de la mimèsis ? De la mimèsis platonicienne qui est imitation à la mimèsis aristotélicienne qui est représentation s’ouvre un espace contradictoire qui permet de penser la compilation comme vérité possible du réel.

La problématique de la transposition passive En évoquant précédemment l’expérience borgésienne de l’écriture conforme, à travers les deux versions exactement semblables du Quichotte que sont celles de Cervantès et Pierre Ménard, nous avons pu mettre en évidence que ces versions sont en mesure de soutenir deux interprétations distinctes, parce qu’elles engagent des expériences de lecture qui ne se recoupent pas. Si, sans avoir modifié le moindre mot au texte de Cervantès, on peut considérer que Pierre Ménard en a produit une nouvelle écriture, c’est d’abord parce qu’il en a promu une nouvelle lecture. C’est que, comme le souligne Jean Peeters, « [e]n passant du Don Quichotte à celui de Pierre Ménard, on change de coordonnées historiques »102. Et de poursuivre le long d’un propos qu’il nous semble, en dépit de sa longueur, utile de reproduire presque dans son entier : Non pas que la date officielle du calendrier soit ce qui nous intéresse particulièrement, mais elle correspond ici à un changement d’interlocuteurs. Ici, dans cette fiction où Pierre Ménard réécrit le Quichotte, Borges fait comme si Pierre Ménard a lu William James et connaît sa théorie pragmatique, en d’autres termes que ses idées font partie du capital linguistique de 1918. […] En d’autres termes, la langue de l’auteur espagnol serait lue – interprétée, traduite – dans celle de l’auteur français fictif écrivant en espagnol. Comme on peut le voir, la langue n’est pas dans la matérialité du texte mais dans l’analyse sociolinguistique du document. […] Changer de langue, ce n’est pas seulement changer de mots […] mais c’est passer d’un interlocuteur à un autre et ramener l’un à l’autre. En écrivant de nouveau le Quichotte, Pierre Ménard introduit de nouveaux participants – il s’adresse à d’autres interlocuteurs – et de nouveaux protagonistes – il contribue à un autre patrimoine de savoir – qui ne faisaient pas partie de l’histoire de Cervantès. Ou si l’on veut, dans des termes plus courants, on peut dire qu’il a changé de contemporains de parole. La référence à William James ne vaut donc que dans une conception sociolinguistique de l’échange. Lire William James dans l’œuvre de Pierre Ménard, c’est affirmer que la langue implique des conversations et des communications que l’on a eues ou pas103.

102 103

J. PEETERS, La médiation de l’étranger…, p. 205. Ibid.

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La « transposition passive » doit donc se comprendre comme l’actualisation historique, c’est-à-dire la « recontextualisation » qu’implique toute « décontextualisation ». En glosant Antoine Compagnon104, il apparaît que, quoique le compilateur s’empare des mots des autres, il dit quelque chose de différent parce qu’il applique ces mots à autre chose. Le compilateur se doit d’assumer l’entière auteurité de son texte, car s’accaparer les mots des autres équivaut à se les approprier. De sorte que pour ce scripteur, les mots de l’Autre sont l’enjeu d’une quête de Soi. De fait, la prétendue fidélité aux sources du scripteur n’est rien moins que la « coïncidence » du dire de l’Autre avec le vouloir-lire/écrire105qui est le sien. C’est pour cela que d’un point de vue sociolinguistique, « il n’y a pas plus […] de reproduction authentique qu’il n’y a d’original immuable »106. De par la « décontextualisation » inhérente aux changements de paramètres interlocutifs, toute écriture de la « compilation » est déjà en soi une « traduction », quel que soit le degré de conformité littérale existant entre le texte premier et le texte second. La « transposition créatrice » qui vient en renfort de cette transposition passive, et qui est comme démultipliée par l’adjonction de l’opérateur « traduction »107, nous invite alors à percevoir la compilation-traduction comme un véritable mode de pensée qui, à tous les niveaux, préside au dynamisme de l’écriture qui la fonde. Il en découle que les rapports entre auteurité et compilation doivent être véritablement repensés dans la perspective d’une écriture « transtextuelle » dont la visée est recréatrice et non reproductrice. Comme le fait remarquer JeanMarie Schaeffer : […] puisqu’un message ne peut signifier que dans un contexte et par rapport à ce contexte, l’identité sémiotique du texte est contextuellement variable, c’est-à-dire qu’elle est indissociable de la situation historique dans lequel ce texte est actualisé108.

De fait, l’idée de « compilation » est étroitement liée à celle de projet narratif ; elle l’est d’autant plus quand elle est « traduction-texte »109 puisque l’une des missions du « traducteur » médiéval est précisément de rendre dicible

104

A. COMPAGNON, La seconde…, p. 38. C’est ce que sous-entend G. MARTIN, Les juges de Castille, p. 353 quand il écrit : « On serait bien en peine de trouver dans l’Histoire le moindre apport à une généalogie de la royauté castillane. Les compilateurs, sur ce point, ont fidèlement suivi Rodrigue de Tolède. Leur problème était ailleurs ». En ce sens, « l’accueil des textes préconçus (et la reconduction de leur thématique » renvoie à l’« acclimatation » d’un dit antérieur qui n’entre pas en contradiction avec l’intention de propos du compilateur. 106 J. PEETERS, La médiation …, p. 205. 107 Comme nous l’avons déjà souligné, ce terme nous semble impropre à rendre compte de la créativité qui est à l’œuvre dans cette opération. Voir chapitre 2 de cette même partie. 108 Jean-Marie SCHAEFFER, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris : Le Seuil, 1989, p. 134. 109 H. MESCHONNIC, Pour la Poétique, 2 t., Paris, Gallimard, 1973, 2. 105

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dans sa culture ce qui jusqu’alors n’avait pas encore été formulé110. L’espace de liberté ainsi offert explique sans doute pourquoi, à propos de ce qu’elle dénomme la « traduction-interprétation » de l’Historia Regum Britanniae – c’est-à-dire le Roman de Brut –, Laurence Mathey-Maille a pu écrire que « [é]crire et traduire se confondent chez Wace pour qui mettre un texte en roman, c’est-à-dire en français, équivaut à faire un roman »111. Ne devons-nous pas à sa suite nous demander si la compilation-traduction ne révèle pas « une manière de penser ou de repenser le rapport à l’écriture et au texte […] »112 ? qui est propre à la « transtextualité » ?

La compilation-texte comme écriture « transtextuelle » Comment intégrer cette conception de l’identité textuelle à notre analyse puisqu’elle paraît s’opposer en tous points à celle qui, au Moyen Âge, semblait non seulement recevoir l’adhésion des scripteurs mais de plus était au fondement de l’imaginaire d’autorité ? Si, en effet, comme nous avons tenté de le montrer, c’est le modèle d’interprétation fondé sur l’identité littérale qui prévaut, comment expliquer alors que les scripteurs aient pris de si généreuses libertés à l’égard des textes premiers ? A partir du moment où l’activité du compilateur-traducteur va bien au-delà d’une transcription à la lettre, il faut reconnaître une fracture entre un modèle d’interprétation théorique et un champ d’application pratique, entre une position de principe et un résultat. Or, le simple fait que l’on puisse évaluer en termes d’« altérité », d’« écart », de « variation », les relations possibles entre un texte-source et un texte second, suffit à manifester l’existence d’une brèche dans laquelle nombre de scripteurs médiévaux n’ont pas hésité à s’engouffrer. Comme le dit remarquablement Michel Zink : […] lorsque le modèle existe, il y a de son adaptation scrupuleuse à sa transcription pure et simple, un espace qui n’est pas franchi et qui est le lieu de la littérature113.

Or, cet espace infranchissable qui se confond avec la brèche ouverte que nous venons d’évoquer n’est rien moins que le lieu où un sujet « lecteur-scripteur » découvre son pouvoir. Cette découverte fulgurante, sublime, le conduit à se

110

José ORTEGA Y GASSET, « Miseria y esplendor de la traducción » (1937), 1980, p. 122 : « […] cada lengua es una ecuación diferente entre manifestaciones y silencios. Cada pueblo calla unas cosas para poder decir otras. Porque todo sería indecible. De aquí la enorme dificultad de la traducción : en ella se trata de decir precisamente lo que este idioma tiende a silenciar ». 111 Laurence MATHEY-MAILLE, « Traduction et création : de l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth au Roman de Brut de Wace », in : Écriture et mode de pensée…, p. 190. 112 Ibid. Voir, à ce propos, le très bel article de Jean-Claude CHEVALIER et Marie-France DELPORT, « Traduction et réécriture dans la Historia troyana », Cahiers de linguistique hisoanique médiévale, 14-15, 1989-1990, p. 91-104. 113 M. ZINK, La subjectivité…, p. 28.

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représenter que « la fidélité au passé […] est de le soumettre à une élaboration constante et respectueuse »114. Du coup il prend conscience que : […] la littérature n’a plus pour humble mission de dire la vérité d’un passé qui serait oublié sans elle […] elle comprend soudain que, s’il est brûlant, c’est qu’il n’est pas le passé, c’est qu’elle seule projette dans le passé en le projetant dans les mots le présent qui nous habite ou qui nous entoure115.

L’existence de « variations »116, c’est-à-dire de déplacements aussi infimes soient-ils, présuppose, ainsi que l’explicite Jauss, l’existence d’une « conscience réceptrice qui ressaisit le passé, le ramène à elle et donne à ce qu’elle a ainsi transformé en présent, « traduit », « transmis », le sens nouveau qu’implique son éclairage par l’actualité »117. Si, à travers la question de la formalisation de la matière, il nous avait déjà été donné d’entrevoir, par le truchement d’un compilateur qui sélectionne et organise la « matière » historique qu’il reçoit, « l’« action » exercée par le passé dans le présent »118, il nous est désormais possible d’identifier toutes les facettes de cette « actualisation active » du texte-source par la « conscience réceptrice ». En effet, outre l’opération désignée par Georges Martin comme « agencement » et qui correspond à ce que nous avons décrit comme « formalisation », il nous faut maintenant envisager une autre, tout aussi fondamentale : celle de « révision ». Si « réviser » le propos des textes-sources consiste bien à le « transformer sciemment »119, alors il apparaît clairement que la « matière » est non seulement sélectionnée mais aussi filtrée, épurée, selon une logique interne gouvernée par une intentionnalité qui n’est autre que celle qui meut la « conscience réceptrice ». La fonction-compilateur gagne donc à être abordée en regard de cette action de médiation qui lui est inhérente et qu’elle exerce entre la « vérité du texte

114

Ibid. Ibid. 116 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 213 : «Mais si le compilateur en avait le temps et le goût, il pouvait, reproduisant sa chaîne d’auteurs principaux, y ôter quelques phrases inutiles ou contradictoires. Il pouvait aussi aller beaucoup plus loin et sauter des passages entiers de sa source, ou n’en retenir que quelques mots. […] Mais le compilateur ne se contentait pas de retrancher. Il pouvait rappeler à leur date « aucunes incidences », c’est-à-dire des faits importants, contemporains du récit principal mais extérieurs à lui, qui permissent au lecteur de mieux situer celui-ci. Il pouvait ajouter à sa source première, tirée d’autres sources, « chose qui vaille à la besogne ». Il pouvait surtout ne pas se contenter d’une source principale et, pour une période donnée, mettre plusieurs sources en parallèle, prenant à celle-ci un premier extrait, à celle-là un autre passage jugé préférable. Il pouvait même aller plus loin encore et ajuster non pas simplement dans un chapitre des paragraphes d’origines différentes, mais dans un paragraphe des phrases et dans une phrase des mots d’origines différentes ». 117 H. R. JAUSS, Pour une esthétique…, p. 116. 118 Ibid. 119 G. MARTIN, La compilation… », p. 119. 115

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premier » et le « lecteur » du texte second, à partir de son propre « programme de vérité »120. Il nous semble ainsi important de réinterpréter les concepts de « fidélité » et d’« écart » en les rapportant à leur juste référent : le projet ou intention de l’agent causateur du texte, et non pas l’« original ». Mais dans la mesure où, s’agissant de la compilation et/ou de la traduction, cette « intention » est tenue de s’adosser à une « intention » première, celle du texte-source, avec laquelle elle ne coïncide pas nécessairement, elle présuppose une ré-interprétation, le postulat d’une vérité possible. Nous avons tenu compte de cette médiation subjective quand nous avons défini la « compilation », non comme représentation mimétique du texte-source mais comme représentation vraisemblable, qui réfracte l’« original » plus qu’elle ne le reflète. Ainsi ramenée à sa contingence, la « matière » se voit nécessairement rapportée à un « sujet », c’est-à-dire à une historicité, à un contexte soumis à variations. Elle ne peut plus alors soutenir une interprétation essentialiste. À l’inverse, nier cette médiation revient à considérer que le texte, à travers la métonymie de la « matière », se donne « pour une information sur le monde prétendant à une vérité générale et objective »121 ou « pour l’expression d’une vérité métaphysique ou sacrée »122. Or, la réalité des textes, qu’il s’agisse de la « compilation » et/ou de la « traduction », contredit cette information, la nécessité de l’adaptation du texte-source impliquant son allégeance à une nouvelle façon de penser et d’écrire, à des exigences qui ne sont plus celles de celui qui, le premier, en réalisa l’inscription. C’est pourquoi, sans doute, pour Bernard Guenée, « […] toute compilation est une construction qui mérite d’être étudiée pour elle-même, et précisément comparée aux sources qu’elle a utilisées »123. Ces deux objectifs qui, de prime abord, pourraient apparaître contradictoires (puisque l’un vise à fonder une approche de la compilation dans la clôture de son texte tandis que l’autre projette de la saisir à partir de ce qui constitue sa base infratextuelle) ne le sont plus dès lors que l’on renonce à fonder le rapport entre « compilation » et « source » sur une relation d’imitation

120

G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 359-361 : « Sur l’ensemble textuel qui nous intéresse, l’Histoire (dans ses deux rédactions) se présente comme une savante composition assemblant dans leur détail les propos de Luc et de Rodrigue. Les références fréquentes aux deux historiens affichent, du reste, ce statut. Pourtant, une multitude d’interventions oeuvrent à créer un contenu nouveau. On constate des effacements. […] On assiste aussi à des déplacements de propos […] Les compilateurs n’ont pas hésité non plus à modifier le contenu d’un propos préexistant. […] Enfin les compilateurs, glissant dans le contenu des textes-sources des thèmes de leur cru, ajoutent. […] L’activité des compilateurs ne s’est pas bornée à un « travail de découpage et de collage », non plus qu’à une «harmonisation » (comme on l’entend souvent) des textes-sources –ceux-ci étaient inconciliables dans leur sens– ; elle ressortit à un arsenal de procédures (effacement, déplacement, modification, ajoué, association sélective ou corrective) travaillant à un savant rééquilibrage sémantique des sources au sein d’un texte original ». 121 M. ZINK, La subjectivité…, p. 9. 122 Ibid. 123 B. GUENÉE, Histoire et culture…, p. 214.

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mimétique, et qu’on l’aborde sous l’angle de la « transtextualité ». En effet, si on reconnaît à la compilation une identité sémiotique propre, on est autorisé à la définir comme « hypertexte » susceptible de renégocier l’autorité et la valeur des textes premiers. D’où le recours au terme « hypotexte », pour manifester l’intériorisation d’une « source » qui est dans l’économie interne du texte second. Autrement dit, de la relation entre les deux textes, on ne retient comme prioritaire ni le point de départ – la source –, ni même le trajet de la source au texte d’arrivée mais le texte d’arrivée dans les transformations qu’il fait subir à l’amont pour s’auto-constituer. Auquel cas c’est le texte second qui redonne accès au texte premier, comme cela se produit dans le commentaire. On tient alors implicitement que c’est dans l’immanence du texte second et non hors de lui que se trouve la source : est ainsi privilégiée une approche qui se centre sur la transformation des sources qui s’opère au sein même du texte second124, au lieu de s’intéresser au degré de fidélité de celui-ci à ses sources. Selon Barthes125, c’est le texte qui choisit et articule ses sources, c’est lui donc qu’il faut interroger en priorité lorsqu’on veut le comprendre, ce qui revient à établir que : […] la compréhension se fait donc toujours dans l’aller et retour du texte à ses sources et de ses sources au texte ; sur ce double trajet, la dimension diachronique reste une dimension du texte126.

Faut-il dès lors considérer que « étude des sources » et « transtextualité » sont antinomiques ? La distinction entre les deux est-elle si repérable dans les faits ? L’étude des sources n’est-elle pas un préalable obligé à l’approche « transtextuelle » ? On peut répondre dans un premier temps que tout est question d’angle d’approche, l’objet étant, de toute évidence, le même, c’est la description qui en est donnée qui diffère. Tout dépend de la finalité que se donne l’analyste. L’étude « classique » des sources s’avère indispensable pour toute analyse de la filiation d’un texte mais aussi pour suivre les variations d’un même épisode au sein d’une série textuelle. Elle rend possible le repérage des invariants tout autant que les points critiques que sont les écarts, favorisant ainsi la mise en évidence des lieux idéologiques les plus sensibles entre diverses époques ou différents scripteurs. L’analyse que propose Georges Martin de l’épisode des juges de Castille en est exemplaire, qui permet à partir des « variations successives » d’« une structure chaînée » de « discerner à la fois les permanences et les déplacements d’un propos »127.

124

G. MARTIN, « La compilation… », p. 118-119 : « A ces quatre opérations [« Reproduire », « Réunir », « Assembler.Bâtir », « Assembler. Agencer »], devrait se limiter la compilation si elle était (même tendancieuse, même marginalement créatrice de sens) reproduction d’élaborations antérieures ». 125 Roland BARTHES et alii, « Conférence de conclusion », Exégèse et herméneutique, Paris : Seuil, 1971, p. 292. 126 Ibid. 127 G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 16.

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Ainsi il paraît difficile, dans une telle visée d’analyse des transformations d’un propos, de ne pas partir des textes fondateurs, lesquels sont, comme le souligne Barthes, en tant qu’origine, une fonction des divers textes seconds. En retour, lorsque l’on est résolu à étudier, non plus une série textuelle mais un texte de la série, la problématique des sources ne conserve pas la même pertinence. On est à l’inverse davantage fondé à procéder à une analyse immanente qui s’appuie sur le texte et lui seul, appréhendé comme objet sémiotique propre et non pas comme maillon d’une chaîne. Telle est sans doute la question que pose l’approche « transtextuelle » à l’étude des sources : le droit de la « compilation-texte » à l’immanence128. En ce sens, l’étude des sources, si elle est pratiquée, gagnerait à s’inscrire explicitement dans la perspective de l’étude du chaînage des textes au sein d’une tradition, à travers par exemple les réécritures d’un même épisode. Si, au contraire, ce qui est visé, c’est l’étude d’un texte et d’un seul, la prise en compte de la dimension diachronique devrait s’exercer à partir de l’analyse des procédures de « transposition recréatrice », impliquées par la reconnaissance de la « transtextualité ». Les deux approches seraient alors complémentaires plus que concurrentes, l’étude « classique » des sources contribuant par exemple à faciliter l’identification des hypotextes, nécessaire à la réalisation de l’étude « transtextuelle ». L’identification de la « compilation-texte » comme « réécriture » ne serait alors que l’expression de sa qualité d’objet « littéraire », puisque si l’on en croit Genette, la réécriture est le lieu même de la « littérature »129 : [La réécriture est] un lieu primordial, marquant la littérarité générale à tel point qu’on peut se demander si la réécriture n’est pas la littérature, appréhendée comme macro-texte130.

Ce qui séparerait la « compilation » d’un texte contemporain de notre époque serait moins une différence de « nature » que de « degré », la « compilation » se présentant comme plus marquée par la réécriture, de par sa liaison affichée avec un ou plusieurs textes tutélaires. L’écart ne constituerait pas alors un réel

128

Il nous semble important de ne pas mettre totalement sur le même plan « immanence » et « clôture », sauf à inclure dans la « clôture » ce qui pourrait apparaître comme les limites du texte. G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 437, nous en propose un éclairage intéressant, à partir des postures de lecture possibles pour l’Ulysse de Joyce : « La lecture innocente d’Ulysse dans sa « clôture », comme d’une sorte de roman naturaliste sur l’Irlande moderne, est parfaitement possible ; elle n’en serait pas moins une lecture incomplète. Et incorrecte au moins sur un point : car, si innocent, soit-il, le lecteur d’Ulysse ne peut au moins ignorer son titre, ce titre « clef » (Larbaud) qui lui intime, comme degé minimal de lecture hypertextuelle, cette question : « Pourquoi Ulysse ? Quel rapport avec l’Odysée ? » Cette transcendance purement interrogative est peut-être ici la plus pertinente ». 129 Nous conférons ici au terme « littérature » le sens très général, et étymologique, d’acte d’écriture. 130 G. GENETTE, Palimpsestes…, p.16.

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opérateur sémiologique, puisqu’il serait inscrit dans l’idiosyncrasie de la « compilation-texte ». Une fois que la « compilation » est reconnue comme écriture « transtextuelle », son rapport aux textes-sources, désormais hypotextes, relève, moins d’une relation de représentation mimétique que d’une relation de représentation vraisemblable ou « transposition recréatrice ». Soustrait à la fascination du mirage identitaire, le texte second est appréhendé comme paradigme d’un vraisemblable que lui-même postule, dans la « digestion » qu’il réalise des textes premiers.

La compilation-traduction comme « mode de pensée » fondé sur la « transtextualité » Les travaux que Georges Martin a menés sur l’épisode de la légende des juges de Castille ont permis de mettre en évidence les procédures par lesquelles Alphonse X et son équipe de compilateurs et traducteurs ont pu savamment détourner les propos de leurs divers prédécesseurs et « créer un contenu nouveau »131. Quoique ces analyses s’enracinent dans la section de l’Histoire correspondant au second tome de la Première chronique générale, elles acquièrent une portée générale dans la mesure où Georges Martin en propose ce qui apparaît être une « systématique »132. Certes les conclusions qu’il tire peuvent souffrir quelques nuances133, en fonction des chapitres de l’Histoire auxquelles celles-ci réfèrent ; il n’empêche que la mécanique qui préside à l’écriture de la « compilation »134 est décrite rigoureusement, et selon une perspective systémique. De ce fait, les travaux de Georges Martin semblent répondre parfaitement au projet d’analyse que Dominique Boutet formulait au seuil de son étude sur les rapports entre « écriture » et « mode de pensée »135, sachant que par « mode de pensée », il faut entendre : […] ce qui gouverne la représentation des relations entre les choses, entre les parties et le tout ; ce sont les principes qui régissent l’organisation intellectuelle. Un mode de pensée, c’est donc un ensemble de moyens d’analyse (et par conséquent de restitution, dans et par le discours) du réel et des structures qui président à

131

G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 359. Voir à ce propos la note 89 de cet ouvrage. Il suffit, pour s’en persuader, de se reporter à l’étude à « La compilation (cinq procédures…) », p. 107-121. 133 L’incorporation de la geste et la reconstruction sémantique qui en est tentée pose des problèmes autrement épineux que ceux pouvant procéder de l’intégration des sources antiques par exemple. 134 Voir G. MARTIN, ibid. 135 D. BOUTET, « Introduction », Ecriture et mode de pensée…, p. 8 : « Notre propos […] est de saisir les mécanismes, les modes de pensée qui président au dynamisme de l’écriture […], et par conséquent aux constructions sémantiques que celui-ci élabore […]. Mais que faut-il entendre par « mode de pensée » ? 132

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l’organisation de l’imaginaire. Non pas des structures de pensée, mais des moyens intellectuels qui ordonnent la matière136.

En effet, par son approche de la compilation en termes d’opérations successives, Georges Martin établit la chronologie et l’ordonnancement des diverses procédures qui président à l’élaboration de celle-ci. Il met donc à jour les « moyens intellectuels » grâce auxquels les compilateurs « ordonnent » leur matière, en prenant soin de procéder à un rapide descriptif de l’imaginaire qui gouverne cette mise en ordre. Ainsi, la revendication d’une « source » que l’on prétend suivre fidèlement doit être appréhendée, moins comme un impératif catégorique, que comme un topos de légitimation de l’acte même d’écrire. Il n’empêche qu’on doit voir, dans ce renoncement affiché (qu’il soit feint ou sincère) au « privilège d’une première énonciation »137, l’influence déterminante qu’exerce la pensée de la structuration verticale du monde138 qui rend nécessaire la référence à un Texte primitif. Si l’influence de la structuration verticale explique pour une bonne part l’économie de la parole médiévale comme reprise d’une parole antérieure, c’està-dire comme marquée au sceau d’une « intertextualité » (au sens où l’entend Genette) incontournable, elle est, à l’inverse, incapable de rendre compte du jeu de réécriture incessant dans lequel le compilateur se trouve engagé. Il faut alors faire intervenir l’autre facteur d’influence qu’est la conscience de plus en plus aiguë de « l’autonomie de l’Histoire humaine »139, c’est-à-dire une forme de pensée qui, contraignant l’homme à se penser dans son historicité, le renvoie à sa contingence. Il suffit d’évoquer Abélard « découvrant », à travers les contradictions entre auctores, la relativité du sens ou Vincent de Beauvais, dans le prologue du Speculum majus, mettant sur le même plan la liste d’autorité de Gélase et la sienne propre, pour comprendre le caractère irréversible d’un processus d’historicisation, et donc de subjectivation de la pensée. Faut-il pour autant privilégier l’un de ces deux facteurs ? Si on se réfère à la seule « verticalité », on court le risque de rester prisonnier d’un modèle d’interprétation soumis à la mimèsis comme copie conforme d’un « original » tout-puissant, c’est-à-dire à une certaine vision anhistorique. Si on tient uniquement compte de l’« historicité », on peut être conduit à négliger un principe d’écriture qui ne se conçoit que comme « recréation »140 – la création appartenant à Dieu –, pour manifester une originalité qui, soit n’a pas lieu d’être, soit doit être envisagée sous une forme autre. C’est en croisant ces deux séries de facteurs d’influence et les diverses autres formes de pensée qui leur sont associées, que l’on peut espérer saisir le mode de pensée qu’est la compilation-traduction. En le décrivant comme « transposition

136

Id. M. STANESCO, « Le Texte primitif… », p. 153. 138 D. BOUTET, ibid. 139 Ibid. 140 M. ZIMMERMANN, «Ouverture », Auctor et auctoritas…, p. évoque cette « recréation » au moyen d’une expression imagée « Faire du neuf avec l’ancien ». 137

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recréatrice », nous signifions que ce mode de pensée relève d’abord d’une expérience de « lecture » et ensuite seulement d’une expérience de « réécriture ». Entre les deux prend place l’infini de l’interprétation, c’est-à-dire l’exploitation de tous les possibles du texte. Il en découle que, rapportée à la compilation, l’auteurité ne peut pas se penser comme création ex-nihilo. Elle se tisse, au contraire, dans un corps-à-corps avec un ou plusieurs textes dont le scripteur cherche à détourner le(s) propos pour le(s) mettre en adéquation avec son propre vouloir-dire, qui est d’abord un vouloir-lire. Ainsi, à la différence du scripteur moderne qui (pour peu qu’il ne se place explicitement pas dans une dynamique « transtextuelle ») écrit sans autre modèle que ceux que lui fournit sa mémoire intertextuelle, le compilateur médiéval n’a pas d’autre choix que d’affronter l’altérité du dire de l’Autre avant que de prétendre énoncer le sien propre. Il apparaît alors que ce serait une erreur que d’envisager la fonctioncompilateur comme une fonction-auteur canonique (c’est-à-dire comme cause première et suffisante de l’œuvre), le risque étant bien évidemment de passer sous silence la manière dont elle s’articule à ses trois sous-fonctions constitutives : les sous-fonctions lecteur, traducteur et énonciateur. Or, tout l’intérêt de notre approche consiste à manifester les modalités par lesquelles la fonction-compilateur, à qui n’est reconnue dans l’« imaginaire sémiotique » médiéval qu’une fonction de « conservation » et de « reproduction », parvient à annexer les fonctions inhérentes à la fonction-auteur, et singulièrement la fonction heuristique de « (re)création ». Il est donc important, pour rendre compte pleinement de la manière dont la fonction-compilateur se profile comme fonction-auteur de ne pas saisir le texte uniquement comme « produit », c’est-à-dire dans son résultat, mais aussi, voire surtout, dans son « procès d’engendrement ». C’est en engageant une réflexion sur les postulats méthodologiques qui président à la construction des sousfonctions lecteur et réénonciateur141 que nous pouvons espérer approcher la genèse d’une écriture qui, en tant que « lecture-réécriture », est novatrice.

141

Nous y incluons la sous-fonction-traducteur.

CHAPITRE DEUXIÈME

ALPHONSE X ET LA CONSTRUCTION DE LA FONCTION-COMPILATEUR COMME FONCTION-AUTEUR POUR UNE POÉTIQUE DE L’HYPERTEXTUALITÉ DANS L’HISTOIRE D’ESPAGNE

De la fonction-compilateur comme fonction-lecteur-réénonciateur En prolongeant la réflexion qui vient d’être menée sur la manière de penser l’auteurité dans la compilation, il est question maintenant de chercher à décrire la fonction-compilateur sous Alphonse X comme possible laboratoire expérimental de la fonction-auteur. Il convient, pour ce faire, de déterminer les postulats méthodologiques qui, dans l’Histoire, sont au fondement de la construction des sous-fonctions lecteur et réénonciateur, ce qui passe par l’examen et le descriptif des charges qui sont liées à ces différentes sousfonctions.

Précisions méthodologiques Appréhender la fonction-compilateur à partir de la sous-fonction-lecteur revient à prendre en compte les modalités particulières à partir desquelles elle est susceptible de s’ériger en fonction-auteur. Dans la première partie de notre étude, nous avons examiné les positions dissidentes qui pouvaient dériver des rôles énonciatifs validés. S’agissant de la fonction-compilateur, il nous était alors apparu que la façon d’exercer la compétence de lecture représentait un point de rupture évident : si la lecture des textes de référence s’opère de façon critique et non sur le mode d’un simple déchiffrage, alors s’actualise une compétence énonciative qui fait aussitôt basculer la fonction-compilateur vers la fonction-auteur, à partir de la sous-fonction (ré)-énonciateur. Il nous faut donc prendre la pleine mesure de cette sous-fonction-lecteur critique en exhibant les postulats méthodologiques qui, en contexte de (ré)-énonciation, sous-tendent les mécanismes de lecture des futurs hypotextes par les compilateurs. Il sera ensuite question de montrer que la fonction de réécriture qui lui est corrélée rend compte du conflit latent entre « sens » et « signification », à la faveur notamment de la non-coïncidence de l’interlocution. Poser, en effet, que le « récepteur » exerce sur le texte une action de « resémantisation » revient à saisir ce dernier, non plus comme simple medium d’une tradition mais comme « sujet-lecteur-énonciateur » qui s’approprie le texte en exerçant sur lui une forme d’autorité, dont la manifestation la plus évidente

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est la construction d’un sens partagé. C’est pourquoi le terme de « coénonciateur », pourrait être particulièrement indiqué pour désigner un tel sujet. Si nous posons que la « fonction-auteur » a été engendrée au creux de la « sous-fonction-lecteur », nous sommes bien obligée de nous intéresser à la construction de l’œuvre en tant que communication. Sans mettre sur le même plan « la lecture comme réalisation pratique (son effectuation) et la lecture comme mode de transformation des sujets, même si l’une présuppose l’autre »1, la mise en évidence d’un système de chaînage des textes selon des problématiques de l’invariance et de la variation fait du lecteur empirique une figure obligée de notre analyse. Nous voulons dire par là que la compilation nous contraint à affronter la figure du lecteur réel. Qu’il s’agisse des fonctions-compilateur/-commentateur (voire même de la fonction-scribe), il est certain qu’elles déterminent des procédures de lecture active, professionnelle, par lesquelles les textes sont appelés à être « interprétés ». En conséquence, nous ne pouvons faire fi des différents travaux qui ont cherché à rendre compte de la manière dont s’exerce cette « communication » dans le cadre du texte. Si Aristote, en établissant la nécessité pour tout discours de distinguer trois éléments (celui qui parle, le sujet sur lequel il parle, celui à qui il parle), peut être tenu pour un pionnier en la matière, il n’est plus du tout pour l’analyste actuel, la seule référence. Un invariant demeure cependant, entre la réflexion aristotélicienne et les travaux contemporains : l’inscription de l’Autre (qu’est l’allocutaire ou le co-énonciateur) dans le discours de tout énonciateur comme une donnée incontournable. Dans les pages qui vont suivre, nous chercherons à manifester que si la compétence de réécriture qui est annexée par la fonction-compilateur, acquiert un sens, c’est en vertu d’une double hypothèse de départ : – la reconnaissance d’un écart jamais annulable entre le dit de l’énonciateur et le vouloir-lire du co-énonciateur qu’est le lecteur, qui fait de la réécriture virtuelle, la condition même de toute lecture ; – la légitimation de l’interprétation anachronique, comme valorisation d’une « signification » issue d’un contexte autre que celui de la réception première de l’œuvre. Or, précisément, il nous semble que les problématiques du « sujet » et de « l’intention » donnent une certaine assise à ces présupposés, lorsqu’elles évoquent la dissymétrie inhérente à la relation d’interlocution (systèmes différents des « énonciateur » et « co-énonciateur ») ou encore le lecteur critique comme « co-auteur » d’un texte, distinct de celui du producteur originel. Les concepts d’« intention », d’« inconscient », d’« interdiscours » qui s’y trouvent formulés permettent, en effet, de mieux saisir la complexité de la relation à l’Autre et de relativiser la portée des mécanismes d’ajustement, en montrant précisément que l’adaptation à l’Autre est toujours marquée au sceau d’une faille insurmontable. En ce sens, l’ampleur du phénomène de la réécriture au Moyen 1

A. BERNADET, « L’historicité de l’auteur… », p. 27.

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âge se doit d’être appréciée à la lumière de cette « communication » sans cesse différée. Nous proposons ci-dessous un bref descriptif de ces approches, ne retenant que ce que nous jugeons pertinent à notre propos.

Descriptif des « charges » liées à la sous-fonction-lecteur Intention, inconscient et interdiscours Une réflexion sur l’intention2 ne peut pas, selon nous, faire l’économie des concepts d’« inconscient »3 et d’« interdiscours » qui obligent à repenser en termes de limites, la validité de « l’intention claire et lucide »4 de l’auteur empirique. Ces concepts peuvent, semble-t-il, nous permettre de mieux comprendre tous les phénomènes d’incompréhension et de méprise qui sont à la base des ratés de la « communication ». Nous verrons plus loin comment Alphonse X, pour avoir formulé une hypothèse de Lecteur Modèle trop distante de celle du lecteur empirique potentiel de son texte, a probablement « fait les frais » d’une réception en échec. Si comme l’explique Lacan : […] il y a de l’inconscient, c’est-à-dire du langage qui échappe au sujet dans sa structure et ses effets et qu’il y a toujours au niveau du langage quelque chose qui est au-delà de la conscience et c’est là que peut se situer la fonction du désir […]5

alors, le sujet parlant reste toujours décentré par rapport à son langage, ce qui suppose que son propre dire lui échappe partiellement. De fait, le considérer comme « sujet-moi plein », c’est méconnaître le sujet divisé de Freud dont le moi est le fantasme. Inversement le tenir pour un « sujet-moi vide », à l’instar d’Althusser6 ou de Pêcheux7, c’est : [Procéder] à une autre version du recouvrement du sujet par le moi – inverse si l’on veut de la première – […] non plus aux couleurs de la souveraineté d’un sujet-moi-conscient, mais à celles de la

2

La problématique de l’intention a fait couler beaucoup d’encre. Qu’on se souvienne de la célèbre controverse entre Raymond Picard et Roland Barthes à propos de l’étude intitulée Sur Racine que ce dernier publia en 1963. Raymond Picard attaqua Roland Barthes : R. PICARD, Nouvelle critique ou nouvelle imposture, Paris : Pauvert, 1965 ; Roland Barthes lui répondit dans : R. BARTHES, Critique et vérité, Paris : Seuil, 1966. 3 Il ne nous semble pas que nous faisons violence au texte médiéval quand nous le soumettons à ce type d’analyse car celle-ci prend appui, en fait, sur des données non liées à un contexte historique précis, et qui comme telle, concerne aussi l’homme médiéval. 4 Voir R. PICARD, Nouvelle critique…. 5 Jacques LACAN, Psychanalyse et médecine, cité in M. SAFOUAN, « De la structure en psychanalyse, contribution à une théorie du manque », in Ducrot et Alii., Qu’est-ce que le structuralisme ?, Paris : Seuil, 1968, p. 252. 6 Louis ALTHUSSER, Positions (1964-1975), Paris : Éditions Sociales, 1976. 7 Michel PÊCHEUX, L’inquiétude du discours, textes choisis et présentés par Denise MALDIDIER, Paris : Éditions des Cendres, 1990.

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détermination sans faille du sujet-moi-conscient par un registre idéologico-discursif souverain 8.

Ce « sujet de l’énonciation » est, en fait, à saisir – sans qu’il s’y réduise pour autant − dans cette double détermination de l’inconscient et de l’interdiscours, ce qui conduit, conformément à l’étymologie du mot « sujet », à le voir comme « un stratège assujetti », c’est-à-dire comme un sujet susceptible d’occuper néanmoins une position de « patient ». Dans ces conditions, le sujet de l’énonciation n’est pas totalement maître des stratégies de « calcul interprétatif » de l’Autre qu’il déploie, puisque précisément la faille qu’il y a en lui laisse surgir un « discours-autre ». Il ne s’agit point de remettre en cause la réalité de ces mécanismes d’ajustement à « l’autre-cible », inhérents en quelque sorte à l’acte d’interlocution (tout locuteur cherche à s’adapter à son allocutaire, à anticiper ses réactions, à éliminer les malentendus…). Il est plutôt question de considérer avec Jacqueline Authier-Revuz que : À cette adaptation instrumentale du dire à l’autre- « cible » du sens intentionnel de l’un, fût-ce en y décelant les échecs, ratés, erreurs, inhérents à toute stratégie délicate, on ne peut ramener la relation coénonciative, sauf à prendre les fantasmes des énonciateurs pour le réel de l’interlocution 9.

Ainsi : […] l’activité de co-énonciation s’inscrit […] dans un écart, un manque à « communiquer » – si par là on entend transmettre un sens fixé- qui ne peut pas se combler, écart dans lequel se produit un sens « partagé », au sens de divisé, de non-coïncidant10.

S’appuyant sur la théorie de l’énonciation développée par Antoine Culioli, Authier-Revuz reconnaît, avec lui, que : [L]’accomodation intersubjective », nécessaire à la production de « la signification de l’énoncé par-delà son sens » est marqué par une « dissymétrie entre production et reconnaissance, [une] noncoïncidence entre les systèmes des énonciateurs qui imposent de placer au centre de la théorie linguistique des phénomènes jusqu’alors rejetés comme des « ratés » de la communication 11.

À cette faille dans la maîtrise, il faut ajouter la dimension « interindividuelle » de tout discours individuel. En ce sens, parler c’est toujours se comprendre et se méprendre, communiquer et non-communiquer. Mais c’est aussi partager un sens, co-produire un discours. Comme le dit Bakhtine : […] le discours (comme en général tout signe) est interindividuel. Tout ce qui est dit, exprimé, se trouve en dehors de l’âme du locuteur et ne lui appartient pas uniquement. On ne peut pas

8

J. AUTHIER-REVUZ, Ces mots qui ne vont pas de soi…, p. 89. J. AUTHIER-REVUZ, Les mots qui…, p.175. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 176. 9

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attribuer le discours au seul locuteur. L’auteur (le locuteur) a ses droits inaliénables sur le discours, mais l’auditeur a aussi ses droits et en ont aussi ceux dont les voix résonnent dans les mots trouvés par l’auteur (puisqu’il n’existe pas de mots qui ne soient à personne)12.

C’est pourquoi Bakhtine est amené à reconnaître que « l’être expressif et parlant ne coïncide jamais avec lui-même et est inépuisable dans son sens et dans sa signification »13. S’il est vrai que l’énonciateur procède tout le long de la constitution de son dire à un calcul interprétatif en cherchant à négocier le mieux possible la distance qui le sépare de son co-énonciateur, il n’est pas pour autant licite de tenir qu’il peut annuler cette non-coïncidence constitutive du fait langagier lui-même. Ainsi, alors que dans les approches pragmatiques, ce « coénonciateur » reste une « cible » totalement calculable dans sa différence et possible d’être ramenée à un sens voulu, préexistant dans l’intentionnalité de l’énonciateur, dans les théories énonciatives non pragmatiques, une opacité entre les systèmes de l’énonciateur et du co-énonciateur demeure qui crée un écart non annulable. De fait, pour ces dernières, le co-énonciateur » ne saurait jamais être l’« énonciateur » virtuel de ce qui est en train d’être dit.

Problématique de l’intention et intersubjectivité Cette reconnaissance d’un sujet clivé a conduit à réexaminer la problématique de l’intention, autrement que comme « intention claire et lucide »14, ce qui a eu pour effet, de déplacer l’intérêt de l’intention de l’auteur vers ce qu’il conviendrait d’appeler l’intenté15 du texte. Il s’ensuit une délégation d’autorité au lecteur16 qui devient ainsi une nouvelle clef du sens. Nous ne sommes plus très loin alors de ce détournement d’auctoritas, caractéristique des fonctionsscribe/-compilateur/-commentateur où la lecture professionnelle, inhérente à ces fonctions, s’articule à une rhétorique de la réécriture, en raison d’une dissymétrie fondamentale entre « sens » et « signification », entre « vouloir-lire/écrire » et « dit ». Dominique Vasse en rend compte, à sa façon, quand il pose l’hétérogénéité radicale de la structure du sujet comme constitutive de la parole :

12

Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique de la création verbale, Paris : Gallimard, 1984, p. 331. Ibid., p. 41. 14 Voir R. PICARD, « Nouvelle critique ou nouvelle… », p. 20. 15 Si l’expression « intentio operis » qui s’est substituée à la plus ancienne « intentio auctoris » a pu apparaître comme un simple sophisme, c’est qu’elle déplaçait de l’auteur vers le texte la problématique de l’intention, sans régler pour autant la question du sujet ou à tout le moins de l’agent (étant entendu qu’un texte ne saurait être mû par lui-même d’une intention). Il nous semble que l’expression « intenté du texte » à laquelle nous recourons, sans être pleinement satisfaisante, a au moins le mérite de mettre en évidence la non-coïncidence toujours possible entre le vouloir-dire du sujet-scripteur et la suite de mots qu’il a réalisée pour l’exprimer. 16 G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 324 : « Lire, c’est bien (ou mal) choisir, et choisir, c’est laisser. Toute œuvre est plus ou moins amputée dès sa véritable naissance, c’est-à-dire dès sa première lecture ». 13

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Le « je » n’est pas le « tu », mais aussi le « je » n’est pas le moi et le « tu » n’est pas le toi. Ce double rapport à l’altérité : l’image que j’ai de vous, « autre » que l’image que vous avez de moi, et le sujet parlant que je suis, « autre » que le sujet parlant que je dis, amène à penser un « degré second de l’altérité » que Lacan nous a appris à reconnaître dans la parole pleine. Cette altérité seconde, qui déloge de l’immédiate identification à l’image de l’autre en tant qu’image de soi excentre l’homme17.

En distinguant alors entre la poétique consciente d’un énonciateur et sa poétique inconsciente, on se détourne, ne serait-ce que partiellement, de l’idée d’un sens pré-fixé, qui serait seulement imputable au vouloir-dire de cet énonciateur. L’individuation des sujets dans et par le langage conduit-elle alors inexorablement à poser que le sens d’un « texte » advient seulement du dehors et qu’il est de ce fait, toujours détourné, réorienté, multiplié en des significations diverses ? C’est la position que défend Barthes. Partant du principe d’un sujet clivé toujours enclin à la méconnaissance, Barthes se place dans ce paradigme du « non-un » qui est celui de l’impossible conjonction des sujets désirants. Il imagine alors un sujet lisant, « dépris de toute unité, perdu dans la double méconnaissance de son inconscient et de son idéologie »18 qui va au texte « comme sujet tout entier »19. De sorte que, selon lui : […] toute lecture procède d’un sujet, et elle n’est séparée de ce sujet que par des médiations rares et ténues, l’apprentissage des lettres, quelques protocoles rhétoriques, au-delà desquels très vite c’est le sujet qui se retrouve dans sa structure propre, individuelle : ou désirante, ou perverse, ou paranoïaque, ou imaginaire, ou névrotique – et bien entendu aussi dans sa structure historique : aliéné par l’idéologie, par des routines de codes20.

Selon cette perspective, loin de décoder, le lecteur « sur-code » : « il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages »21. Selon Barthes, la lecture échappe par définition à toute tentative de systématisation, parce qu’elle n’est jamais que pure interprétation d’un sujet en prise avec lui-même au travers d’un texte, indépendamment des intentions de son « auteur ». D’ailleurs le refus barthésien de l’intentionnalisme repose sur l’idée que la signification d’un texte n’est pas déterminée par les intentions d’un auteur mais par le système de la langue. En conséquence, le lecteur ne rencontre que la langue, pas l’auteur, postulat contenue dans la célèbre affirmation « ça parle ». Plus raisonnable, et sans doute bien plus acceptable, nous paraît être la perspective que propose Umberto Eco lorsqu’il allègue que l’œuvre ne permet jamais de remonter à l’auteur empirique mais à un rôle d’auteur qu’il appelle on

17

Dominique VASSE, Le poids du réel, sa souffrance, Paris : Seuil, 1983, p. 188. R. BARTHES, « Sur la lecture », in : Bruissements de la langue, p. 47. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 Ibid. 18

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l’a vu, « Auteur Modèle ». Il admet donc la possibilité d’une non-coïncidence entre « les intentions du sujet empirique de l’énonciation » et les « intentions virtuellement contenues dans l’énoncé ». Si le texte recèle des intentions « cachées », c’est-à-dire non « prévues » par le sujet empirique, c’est donc que celles-ci lui ont échappé. En considérant que ces intentions virtuelles sont imputables, non au sujet de l’énonciation (qu’il appelle « auteur empirique ») mais à l’hypothèse d’auteur formulée par le lecteur (ou « Auteur Modèle »), à partir des données de stratégie textuelle, Eco admet tacitement la possibilité d’un déphasage entre le vouloir-dire et le dit, entre le conscient et l’inconscient, entre le sens « voulu » par l’énonciateur et celui inscrit dans le texte. Il reconnaît ainsi implicitement que l’intention ne préexiste pas au texte mais qu’elle y est en acte. C’est cette intention en acte –ou intenté- (et non le vouloir-dire virtuel de l’auteur empirique) qui constitue l’objet de l’interprétation. En tenant compte du possible décalage entre cette intention en acte et le vouloir-dire, il nous paraît plus prudent, ainsi qu’on l’a dit, de parler d’« intenté » du texte. L’approche d’Eco a cela de paradoxal qu’elle joue à la fois sur un « sujet-moi plein » qui élabore une stratégie rigoureusement contrôlée22, et un sujet « divisé » susceptible d’exprimer autre chose que ce qu’il croit avoir voulu exprimer. En ce sens, elle est parfaitement applicable à la littérature « politique » qu’est l’historiographie du XIIIe siècle, puisqu’elle nous amène à nous interroger sur les rapports de non-transparence entre le « roi » empirique, et le « roihistoriographe » virtuel. Il s’ensuit une série d’écarts qui, du point de vue de « l’interprétation » ellemême, établissent une altérité entre l’hypothèse d’Auteur Modèle « voulue » par le sujet, celles « promues » virtuellement par le texte et celles activées par le lecteur, sur la base de ses propres « interprétations » (conscientes et inconscientes) du texte. Il n’empêche qu’à partir de la distinction, reconnue comme acceptable, entre « intention de l’auteur empirique » et « intention de l’Auteur Modèle », il reste possible de définir l’interprétation comme une interaction entre la compétence du lecteur et les instructions virtuellement contenues dans le texte. Si la problématique de l’intention nous intéresse d’aussi près, c’est parce que, pour tenter d’appréhender la manière dont la fonction-compilateur construit la sous-fonction-lecteur, il importe de chercher à identifier la réponse qu’elle pourrait donner à la question : quel est le sens d’un texte ? Comment comprendre les textes qui sont distants historiquement et culturellement ? Nous y avons déjà partiellement répondu quand nous avons assimilé la compilation à un mode de pensée et d’écriture relevant de la « transtextualité »,

22

U. ECO, Lector…, p. 67: « Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences […] qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auxquelles il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable […] d’agir interprétativement comme lui a agi générativement ».

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c’est-à-dire de « la transcendance textuelle du texte »23. En effet, s’il en est ainsi, c’est que la « compilation-texte » est réécriture, ou dit autrement, écriture hypertextuelle. Or, qu’est-ce que celle-ci, sinon une forme de lecture qui vise à rendre lisible un texte du passé ou un texte étranger pour celui qui n’y a pas directement accès ? La prégnance de la réécriture est donc un indicateur de la poétique de la lecture qui sous-tend la construction de la sous-fonction-lecteur. Elle nous invite, en effet, à envisager la lecture comme interprétation anachronique qui vise en priorité à mettre en adéquation le dit du texte premier avec le contexte de référence du lecteur, mais aussi avec son vouloir-lire (ses convictions propres ou l’horizon d’attente de son époque). Cette réécriture montre que la signification totale d’une œuvre ne se réduit pas à l’horizon de sa première réception, c’est-à-dire au « sens » qu’elle revêtait à ce moment précis pour son « auteur » et les lecteurs contemporains auxquels il s’adressait. D’où la distinction heuristique entre « sens » et « signification », le « sens » renvoyant à « ce qui reste stable dans la réception d’un texte », la « signification », à « ce qui change dans la réception d’un texte ». En s’intéressant au « sens », on cherche à répondre à la question : « Que veut dire ce texte ? ». En interrogeant la « signification », c’est la question : « Quelle valeur a ce texte ? »24 qui est au centre des débats. Pour qu’une œuvre continue d’avoir de la valeur pour les générations postérieures, il faut que celles-ci y trouvent matière à éclairer un aspect de leur expérience25. Le lecteur qui, face à une œuvre du passé, cherche à appréhender ce qu’elle dit en référence au propre contexte d’origine (historique, culturel et linguistique) du producteur de cette œuvre, pose la question de son sens « originel » (c’est le cas de l’exégète biblique par exemple). En revanche, le lecteur qui met en relation cette œuvre avec son propre contexte de réception, lui confère une valeur hors de son contexte d’origine. Il lui attribue ainsi une signification, non nécessairement valable dans un autre contexte de réception, puisque la « signification » qu’il construit est liée à l’horizon d’attente qui lui est contemporain. C’est donc la définition d’une certaine posture de lecture qui nous permettra de définir plus précisément les contours de la sous- fonction-lecteur » dans le contexte de la culture de la compilation. Si la « fonction-compilateur » s’articule à une praxis de la réécriture, et donc du renouvellement du sens (resémantisation), c’est que le compilateur, perçu comme lecteur, prend appui sur une sous-fonction-lecteur qui se propose de dégager, non pas le sens originel de l’œuvre, mais la « signification » que celle-ci pourrait avoir dans le contexte où cette sous-fonction est appelée à s’exercer.

23

G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 7. Ibid. 25 Pour H. G. GADAMER, Vérité et méthode, Paris : Seuil, 1976, p. 236 : « Sous la forme de l’écrit, tout ce qui est transmis est contemporain de tout présent. Il y a donc dans l’écriture une coexistence unique du passé et du présent ». 24

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Par sa manière de réaliser la sous-fonction-lecteur, la fonction-compilateur se donne comme finalité partielle de « restaurer » le Un, menacé par la noncoïncidence entre l’« intenté » du texte et le « vouloir-lire » du lecteur. Cette non-coïncidence prend la forme ici d’une résistance du sens « originel », réfractaire à l’éclairage spontané d’un des aspects de l’expérience du lecteur et de son époque. Selon cette visée, la « sous-fonction-lecteur » serait à saisir, dans un premier temps, comme une fonction d’« aménagement » d’une réception qui serait en échec si elle se limitait au « sens » de la première réception. On comprend alors que l’idée de « tradition » serait en elle-même vide de sens si elle n’incluait pas une perpétuelle actualisation des textes, manifestée dans un incessant procès de réécriture, dont le substrat est, de toute évidence, cette poétique de l’interprétation anachronique.

La médiation du lecteur réel Il faut interpréter ces données en relation avec la problématique de la compilation dans le contexte de la culture médiévale. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner la difficulté à exercer pleinement la compétence de collecte de « documents constitués », inhérente pourtant à la fonctioncompilateur. Si nous y revenons brièvement, c’est afin cette fois, de mettre en relation, la dispersion et l’inaccessibilité de la documentation avec le rôle de médiation que joue la sous-fonction-lecteur (interne à la fonction-compilation). Celle-ci se présente, en effet, comme une interface entre le texte du passé et la fonction-lecteur (en général). Autrement dit, et en laissant de côté pour l’instant, l’approche en termes de « fonction » pour envisager les procédures de façon plus concrète, tout se passe comme si le compilateur était pour les lecteurs de son époque, un des rares (voire le seul) lecteur(s) du texte. Sa mission officielle consistait donc à « transmettre » le texte de façon à ce que d’autres lecteurs pussent le lire et le comprendre. Or, tout dépendait de l’interprétation qui était donnée au verbe « comprendre » : s’agissait-il de restituer le sens originel ou de postuler une signification qui fut en prise plus directe avec le contexte contemporain des lecteurs visés ? Nous avons établi précédemment que lorsqu’un texte passe d’un contexte historique ou culturel à un autre, de nouvelles significations se greffent qui pouvaient n’avoir été prévues ni par l’auteur ni par les lecteurs de la « première réception ». Ce surplus de « sens » est aussi à relier à la « transposition passive » qui procède du changement de paramètres interlocutifs. L’importance qui est attribuée – à raison – à ces divers facteurs « contextuels » dans l’acte même de lire, s’enracine dans ce que Heidegger26 évoque comme historicité de

26

Martin HEIDEGGER, Être et temps (1964), E. MARTINEAU (trad.), Paris : Gallimard, 1986, p. 197 : « Le sens est ce sur quoi ouvre la projection structurée par les préalables d’acquis, de visée et en fonction de quoi quelque chose est susceptible d’être entendu comme quelque chose ».

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l’intentionnalité phénoménologique. Il nous dit par là que notre compréhension d’un texte est toujours soumise à une pré-compréhension qui n’est autre qu’une anticipation du sens, en fonction du projet que nous avons sur ce texte. Or, cette pré-compréhension fait que nous ne pouvons comprendre l’Autre qu’à partir de notre propre condition historique, laquelle devient le « préjugé » de toute interprétation. Il est logique de considérer que pour le lecteur qu’est en partie le compilateur, ce qui compte, c’est moins le sens originel, que les réponses que le texte est susceptible d’apporter aux questions que ses lecteurs, tout autant que lui-même, jugent pertinentes. Comme se plaît à le rappeler Antoine Compagnon : La distance temporelle entre l’interprète et le texte n’est plus à combler, ni pour expliquer ni même pour comprendre, mais, sous le nom de fusions d’horizons, elle devient un trait inéluctable et productif de l’interprétation : celle-ci comme acte, d’une part fait prendre conscience à l’interprète de ses idées anticipatrices, d’autre part préserve le passé dans le présent. La réponse que le texte apporte dépend de la question que nous lui posons de notre point de vue historique, mais aussi de notre faculté de reconstruire la question à laquelle le texte répond, car le texte dialogue également avec sa propre histoire27.

Ainsi, si l’historien, comme c’était la règle, ressentait le besoin d’intervenir dans les textes-sources pour les conformer à son vouloir-dire, c’était que ces textes lui semblaient, soit poser des questions non pertinentes, soit poser des questions pertinentes en des termes non pertinents. De toute évidence, pour être compris par la génération de lecteurs dont était issu l’historien, ces textes se devaient d’être « rajeunis », c’est-à-dire réévalués à l’aune des problématiques nouvelles, inédites. La distance qui sépare l’historien du texte de la Tradition n’est pas en soi distincte du fossé qui peut séparer le Lecteur Modèle du lecteur réel lorsque la distance a été mal négociée par l’Auteur Modèle, c’est-à-dire quand le lecteur virtuel ne ressemble pas suffisamment au lecteur réel. Tant que le texte reste pour le lecteur réel un « espace du dehors », sa force perlocutoire est quasi nulle. C’est donc l’historien qui accapare la tradition pour en donner à ses contemporains une version plus « juste », autrement dit plus lisible. De fait, les lecteurs de l’historien peuvent ne jamais avoir accès aux textes-sources, ce qui revient à dire que l’historien est leur « lecteur » de ces textes. S’il peut en être ainsi, c’est que la réception n’est pas appréhendée comme « individuelle », ni la lecture comme « subjective » : elle est, au contraire, perçue dans sa dimension « intersubjective », c’est-à-dire en rapport avec la codification effectuée par le texte. Il faut alors tenir l’historien pour un « symptôme ». C’est précisément ce concept d’intersubjectivité, corrélatif de celui d’« horizon d’attente », qui donne une certaine assise à l’idée de « fracture » entre le Lecteur Modèle postulé par le texte-source et l’historien qui reçoit ce texte, parfois à plusieurs siècles de distance. Les « compétences encyclopé27

A. COMPAGNON, Le démon…, p. 72.

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diques » des lecteurs varient selon les époques et ne sont donc pas définies une fois pour toutes. Si le lecteur réel qu’est le compilateur estime que le Lecteur Modèle construit par les discours antérieurs peut ne pas pouvoir servir de « relais de communication » avec le lecteur réel, alors il se propose de réduire la distance entre les deux en réécrivant le texte. Si, au contraire, il considère que l’image de lecteur virtuel projetée dans le texte-source est globalement conforme à ses attentes, alors l’action qu’il sera amené à exercer sera plus minime. Lorsque le lecteur-compilateur devient ré-énonciateur, c’est la mémoire de sa propre expérience de « lecteur réel » qui lui confère un pouvoir accru de négociation de la distance entre lecteurs virtuel et réel. La prise en compte de cette réversibilité des places est essentielle pour saisir à quel point l’historien médiéval est, plus que tout autre, en mesure d’opérer une telle jonction. La problématique de la lecture-réécriture des textes au Moyen Âge donne toute sa légitimité à une approche historique de la réception : l’intense activité de « compilation » peut, en effet, dans une certaine mesure, être appréhendée comme signe de refus d’une réception qui serait en échec si le lecteur ne cherchait à accroître, aux yeux de ses contemporains, la lisibilité des textessources. Entendons par là une réception où le « récepteur » ne s’est pas reconnu dans la figure modèle projetée dans le texte. Si cette « fracture » s’explique parfaitement quand les deux textes sont très éloignés dans le temps, elle est plus difficile à établir lorsqu’ils relèvent d’une même « synchronie »28. L’actualisation du texte ne concerne plus seulement alors le lexique, ni de façon plus large, le découpage de la réalité29 : elle engage surtout des problématiques d’ordre idéologique. Si tout texte « prévoit un Lecteur Modèle qui participe d’une compétence idéologique donnée »30, il n’est pas moins vrai que cette compétence idéologique varie d’un « lecteur » à l’autre. Dans cette perspective, le travail de « ré-énonciation » vise en priorité à réaliser une transposition idéologique du texte. Le phénomène de « lecture-réécriture » nous offre dès lors l’occasion inespérée d’engager une réflexion sur les rapports effectifs – et non plus seulement virtuels − que peuvent entretenir un lecteur réel (correspondant ici au « compilateur ») et l’hypothèse de lecteur virtuel que ce sujet lisant empirique formule à partir des instructions textuelles et sur la base de ses propres compétences. Si ces rapports aboutissent à la reconnaissance, par le lecteur réel, d’une noncoïncidence entre l’hypothèse de Lecteur Modèle que le texte lui paraît formuler et celle qu’il aurait voulu voir inscrite, le lecteur réel peut réagir en allant jusqu’à refuser de poursuivre sa lecture. Vincent Jouve explicite cette logique du refus quand il affirme que « le sujet lisant qui tient le livre entre les mains peut ne pas

28

C’est le cas par exemple des compilations historiques de Luc de Tuy, Rodrigue Jiménez de Rada et Alphonse X, toutes trois écrites dans les deux premiers tiers du XIIIe siècle. 29 G. MARTIN, Les juges de Castille…, Livre II « Idéologiques », p. 201-384. 30 U. ECO, Lector…, p. 105.

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accepter le rôle que lui assigne le texte »31, entendons dans notre perspective, l’interprétation qu’il fait du rôle que le texte lui assigne, à partir de l’hypothèse de lecteur qu’il formule. Et Jouve d’ajouter : « [o]n remarquera que, même dans les cas-limites (le sujet referme le livre pour protester contre le rôle qu’on lui fait jouer), la réaction du lecteur réel reste déterminée par la position du lecteur virtuel »32. Si le co-énonciateur qu’est ce lecteur réel « frustré » lit malgré tout le texte jusqu’au bout et continue de ressentir au sortir de sa lecture, une fracture entre son vouloir-lire et ce « dit-autre », il peut décider de « réécrire » le texte dans l’objectif de réduire ce sentiment d’incomplétude en procédant à un nouveau « calcul interprétatif » plus conforme à ses attentes de lecteur mais aussi à ce qu’il lui semble être les compétences des lecteurs de sa génération. Tout se passe alors comme si le co-énonciateur décidait de devenir le ré-énonciateur du texte lu pour y suturer l’écart perçu. En ce sens, la « réécriture » peut être vue simplement comme une procédure de « conversion » d’un « Lecteur Modèle » trop lointain en un « Lecteur Modèle » plus proche car mieux adapté au « programme de vérité » du lecteur réel, lequel programme se fonde principalement sur des critères linguistiques, culturels et idéologiques. Dans le contexte médiéval, cette poétique de la « transtextualité » virtuelle trouve son « effectuation » dans la pratique de la « réécriture ». Cette pratique nous montre que le lecteur réel qu’est le compilateur ne se contente pas d’être un scripteur « potentiel » qui désire l’écriture, il devient un scripteur effectif, de sorte que l’on passe d’une poétique de la « réécriture » virtuelle (comme forme de lecture) à une véritable praxis de la réécriture (comme écriture proprement dite). Le lecteur réel devient alors un « re-scripteur » du texte-source et, à travers les écarts entre les deux textes, il s’avère possible de reconstituer l’hypothèse d’Auteur Modèle (ou de Lecteur Modèle) que le lecteur concret avait formulée pour le texte-source et celle qu’il entend par la réécriture, lui opposer. En ce sens, il est clair que l’interprétation – que nous avons qualifiée d’« anachronique » – est déjà réécriture potentielle, en ce qu’elle récupère « virtuellement » certaine hypothèse de Lecteur Modèle qui était « jouable » à un moment donné mais que le texte a abandonnée au profit d’autres qu’il jugeait plus conformes à son projet. On retrouve ici l’idée du texte médiéval comme « structure ouverte », prompt à être l’objet d’une écriture continuée. Selon cette logique, le texte-source qui fait pourtant autorité est ressenti par le lecteur comme inachevé33 (donc « inactualisé ») et porteur dès lors d’un certain nombre de possibles actualisables dans une nouvelle écriture. La « réécriture » ne serait

31

Vincent JOUVE, L’effet-personnage dans le roman, Paris : P.U.F., 1992, p. 19. Ibid. 33 P. ZUMTHOR, Essai de poétique…, p. 72 : « En tant que produit par un individu, le texte est caractérisé par une incomplétude virtuelle ; sa survie et sa croissance ne sont pas seulement morales mais, si l’on peut dire, corporelles ». 32

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alors que l’actualisation d’un des textes possibles qui habitent l’interprétation du « lecteur ». De fait, la théorie des textes possibles développée par Michel Charles34, peut nous aider à mieux comprendre la problématique de la « réécriture » telle qu’elle se pose ici. En effet, en s’attachant à démontrer que tout texte contient des « textes possibles » abandonnés par le producteur du texte à un moment donné de son écriture mais toujours « réactualisables », Charles avance l’idée que tout texte est marqué au sceau d’une contingence essentielle. Il porte ainsi en lui comme le dit Sophie Rabau, « la possibilité de son destin intertextuel et constitue une interprétation préalable de son destin intertextuel »35. Aussi, poursuit-elle, « le texte possible, abandonné dans le passé de la création peut toujours être réactivé par un autre scripteur dans le futur »36. Dans cette perspective, la lecture-interprétation est vue comme mode d’exhibition de tous les possibles que recèle un texte : la sous-fonction-lecteur est donc bien au cœur de la construction de la fonction-compilateur comme fonction-auteur. Seulement, à la différence de la forme de « réécriture » qu’est l’écriture hypertextuelle « classique », qui aboutit à la production d’une « unité textuelle » dont « l’auteur » revendique la pleine responsabilité auctoriale, la « réécriture » que nous analysons ici, en cherchant à esquiver la responsabilité et en postulant au contraire une identité textuelle, ne peut assumer sa condition « transtextuelle ». Une difficulté d’importance s’offre en effet à notre lecteur(ré)-énonciateur : outre le fait qu’en tant que « réénonciateur », il ne puisse travailler sur la base de ses seules représentations (il doit d’abord affronter celles de l’Autre), il lui est demandé d’effectuer, en sourdine, sa réélaboration du Lecteur Modèle. « Medium » d’une Tradition qui ne reconnaît pas son action (et surtout qui ne l’admet pas sur le mode explicite), il lui revient de mettre en corrélation l’image de Lecteur Modèle qu’il souhaite projeter dans le texte avec les images − possiblement contradictoires − des divers textes-sources qu’il manie. Cette mise en cohésion, qui est avant tout, mise en ordre, exige un subtil travail de déplacement du sens car il faut « re-créer » en donnant l’impression de « re-produire » à l’identique. Comment penser alors cette « transtextualité » ?

Poétique de l’hypertextualité dans l’Histoire Réécriture et hypertextualité Dans la définition qu’il propose de la « transtextualité », Genette distingue cinq types de relations transtextuelles37, parmi lesquelles la relation 34

Michel CHARLES, Introduction à l’étude des textes, Paris : Seuil, 1995, p. 361-367. S. RABAU, L’intertextualité, p. 40. 36 Ibid. 37 Il s’agit de l’intertextualité, la paratextualité, la métatextualité, l’architextualité et l’hypertextualité. 35

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d’hypertextualité occupe une place privilégiée. Il en vient ainsi à souligner que les relations qu’un texte entretient avec d’autres textes peuvent être manifestes ou secrètes. Dans le contexte qui nous intéresse, la transcendance textuelle dont nous affublons la « compilation-texte » revêt de toute évidence une dimension secrète, en ce qu’elle entre en contradiction flagrante avec le mode de pensée dominant, soumis, ainsi qu’on l’a vu, à l’idéal de la « transmission sans variation ». Selon cette perspective, la compilation-texte, loin d’être admise ou reconnue comme hypertexte, est perçue au contraire dans une relation d’identité textuelle avec ses « sources », ainsi qu’en témoigne le postulat de l’invariance de la matière. À la différence du rapport d’hypertextualité qui unit par exemple l’Ulysse de Joyce et l’Odyssée, la compilation-texte, en se prétendant « copie », « reproduction », oblitère les relations de dérivation, et donc de transformation, existant entre le texte second (T’) qu’elle est et le texte premier (T38) pour leur préférer un rapport fondé sur une stricte identité. Il advient alors que T’39 usurpe l’identité de T, du moins pour les lecteurs de T’ n’ayant pas eu accès à T ( fait d’autant moins anodin qu’il n’était pas rare que X’, producteur de T’-, soit pour toute une génération de « lecteurs » de T’, le seul lecteur de T). Ainsi le texte T’, réécriture de T, qui s’est développé en exploitant l’un des récits possibles de T, devient la version la plus récente de T, sinon la seule. T’ peut à son tour engendrer T’’, T’’’, etc., c’est-à-dire constituer pour les hypertextes issus de lui, le texte fondateur (principe de l’invariance), alors qu’il n’est lui-même que l’actualisation d’une des versions possibles de T, c’est-à-dire l’un de ses hypertextes. On aboutit ainsi à une situation extraordinaire où le « vrai » hypotexte, loin de contenir en puissance ses futurs hypertextes, est au contraire prisonnier d’eux, puisque l’hypertexte s’approprie l’identité de l’hypotexte40. Cette situation particulière nous contraint à opérer une distinction heuristique entre le texte (comme totalité constituée) et l’énoncé (comme élément de sa texture). En effet un examen de la « texture »41 énonciative de l’hypertexte T’ (ou plutôt d’un des hypertextes T’) révèle qu’elle est composée d’énoncés originaires de T qui sont reproduits à l’identique, et d’énoncés relevant proprement de T’ qui se greffent sur ceux de T ou se superposent à eux. Le producteur de T’est donc tout à la fois l’énonciateur premier de certains des énoncés de T’ et l’énonciateur second des énoncés de T qui sont dans T’. L’insertion d’énoncés nouveaux, en modifiant l’économie de T selon les procédures que nous avons décrites précédemment, fait que T’est un texte

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Par T, nous entendons l’ensemble des textes-sources pris dans leur globalité ainsi que l’ensemble des énoncés qui leur sont constitutifs. 39 Par T’, nous entendrons l’ensemble des énoncés de T’, parmi lesquels ceux qui sont repris dans leur littéralité à T. 40 G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 305 : « C’est l’hypertexte hypotextifié, et l’épopée d’origine lue, à l’envers ». 41 Nous analyserons cette texture de façon beaucoup plus détaillée dans le deuxième chapitre de cette seconde partie.

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différent de T, quoiqu’il ne puisse s’afficher comme tel. Ainsi, tout en étant l’énonciateur premier d’une partie des énoncés de T’, le producteur de T’ qui prétend être le « reproducteur » de T, n’endosse pas cette responsabilité énonciative, puisqu’il tend à nier les procédures de re-sémantisation qui sont en jeu. On voit que plutôt d’hypertextualité (rapport de dérivation entre deux textes) il conviendrait d’abord de parler d’« hyperénonciativité »42. Nous définirons l’« hyperénonciativité » comme le rapport de dérivation existant entre un énoncé n’ « créé » par le producteur de T’, à partir d’un énoncé n pris à T. L’énoncé second (n’) dérivé de (n) contient (n) sans s’y réduire. De façon imagée, on pourrait dire que (n’) équivaut à « n+x », à « n-x »…c’est-àdire à du « n » transformé. Il est clair que l’altérité énonciative de T’ par rapport à T fait de T et de T’ deux textes différents en relation de « transtextualité », mais cette « transtextualité », du fait de l’« imaginaire sémiotique » prégnant, est niée en tant que telle. Tout se passe alors comme si l’« hyperénonciativité » ne réussissait pas à s’imposer comme « hypertextualité », l’hypertexte étant reçu comme « intratexte ». En nous renvoyant du texte vers l’énoncé, l’« hyperénonciativité » a pour fonction de rendre compte du travail de re-sémantisation souterrain, qui tente de donner à la réécriture la physionomie de la « reproduction ». Cette réécriture qui joue sur le tissu énonciatif du texte et prétend laisser indemne l’entité « texte » proprement dite, – en regard de la préservation de l’auctoritas du texte premier – , inverse la logique qui préside aux relations hypertextuelles. Si l’on pose une relation d’identité entre T et T’, alors même que les énoncés de T’ sont dérivés en partie de T, on « enferme » le texte second dans le texte premier, créant ainsi une situation où un hypertexte semble contenu de façon aveugle dans son hypotexte, alors qu’en réalité, c’est l’hypotexte qui se trouve pris au piège de l’hypertexte. La compilation-texte, représentée ici par le texte T’ peut alors apparaître comme le creuset de tous les « textes fantômes » qui étaient contenus dans T et qui, lors de sa genèse, ont été actualisés. Cette mobilité énonciative a eu pour effet de brouiller le rapport entre énonciateur et énoncé, l’énonciateur du texte T’ pouvant attribuer la paternité d’un de ses énoncés à l’énonciateur de T, lequel a pu avoir déjà fait de même, etc. Lorsque sur cette question de l’attribution se greffent toutes les problématiques de compréhension, d’interprétation et de traduction des textes, le jeu du « Qui a dit quoi, où et quand ? » peut se révéler infini. Par ailleurs, quel sens cela aurait-il de scinder l’auteurité du texte, alors que la fonction-compilateur a précisément pour objet de sélectionner et « rassembler », c’est-à-dire d’ordonner sous une seule et même autorité ? C’est pourquoi il importe de ne pas confondre auteurité et création ex nihilo ou originalité. Comme l’explicite Michel Zimmermann : Nous devrons nous intéresser à la genèse de l’œuvre médiévale, œuvre continue et collective que l’on a pu qualifier d’œuvre à

42

Ce terme, qui ne nous satisfait qu’à moitié, est de nous.

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plusieurs mains. […] L’héritage ne se conçoit que dans une perspective de prolongement et d’actualisation. […] La continuité voulue par les auteurs successifs ne doit pas pour autant dissuader l’historien de repérer l’intervention de l’individu, la greffe de l’initiative sur le cours de l’œuvre collective ; celle-ci n’est pas neutre : elle atteste l’existence d’un auteur, à travers la moindre déviance par rapport au discours convenu ou par la conscience affirmée d’une mise en ordre au moyen d’un prologue ou d’une préface […]43.

Si dans le contexte de la « compilation-récit », la notion d’auteurité garde un sens, c’est d’abord parce que l’œuvre peut être appréhendée comme un tout organique, une totalité cohérente, en ce qu’elle est dominée, organisée, selon un point de vue particulier, repérable au travers d’un style « individuel ». Une question simple peut nous aider à y réfléchir : est-il nécessaire d’avoir lu Luc de Tuy ou Rodrigue de Tolède pour comprendre l’Histoire d’Espagne d’Alphonse X ? Auquel cas, doit-on lire aussi la Pharsale de Lucain, le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, les Héroïdes d’Ovide, etc. ? Et en aval, convient-il également de se plonger dans la lecture de tous les textes pour lesquels l’Histoire d’Espagne représente un texte fondateur ? S’il est clair que l’analyse sérielle s’avère utile, à tous égards, et en particulier, à la détermination du paradigme de l’originalité des écrits d’Alphonse X par rapport à la tradition historiographique dans laquelle ils s’inscrivent – d’où l’importance d’un opérateur comme l’écartou la rupture –, si elle aide également à appréhender la genèse de l’auteurité, elle peut, si on n’y prend garde, nous détourner de l’étude de l’auteurité elle-même, c’est-à-dire de la manière dont Alphonse X investit l’espace intérieur de son texte, construit son discours, se réapproprie les intertextes, « se » représente comme « sujet », etc. Or, à partir du moment où un sujet de l’énonciation, quel qu’il soit, reprend à son compte un « dire », sans introduire entre ce « dire » et lui-même, de marqueurs de distanciation ou de rejet, sa responsabilité et son autorité se trouvent irrémédiablement engagées. Ainsi que le spécifie Josette Rey-Debove : C’est une loi du langage, que le sujet de l’énonciation, est le producteur responsable de l’énoncé, si aucune glose ou convention particulière (par ex. au théâtre) ne vient spécifier le contraire44.

En écrivant /X a dit que…/, sans marqueur de distanciation, ce sujet ne fait rien d’autre que d’affirmer /je dis que ce que X a dit est vrai/, car « [d]ire qu’une phrase est vraie signifie la même chose que de dire la phrase »45. De sorte que, même si derrière celui qui prête sa plume, se profilent d’autres « je », au point que l’on serait tenté d’affirmer que le « je » qui écrit est un autre46, par la 43

M. ZIMMERMANN, Auctor et auctoritas…, p. 11. Josette REY-DEBOVE, Le métalangage (1978), Paris : Armand Colin, 1997, p. 214. 45 Ibid., p. 208-209. 46 Nous paraphrasons peu ou prou ce passage de M. ZIMMERMANN, Auctor et auctoritas…, p. 10 : « Qui dit « je » dans le texte ? » –La formulation rejoint certaines recherches sur la créativité littéraire mais elle s’étend, au Moyen Âge, à l’ensemble des activités d’écriture et s’avère particulièrement fondée dans le domaine de la diplomatique, de l’épigraphie 44

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médiation des contraintes propres au fonctionnement de l’énonciation, il conviendrait aussi d’appréhender d’abord cet autre comme « je ». En réalité, la solution la plus raisonnable est de penser l’auteurité dans la compilation comme « transtextualité »47 (même si celle-ci reste non avouée, secrète, honteuse), de façon à définir une poétique du texte comme « transposition recréatrice ». Comme le dit Gérard Genette : […] il n’est pas d’œuvre […] qui, à quelque degré et selon les lectures, n’en évoque quelque autre et, en ce sens, toutes les œuvres sont hypertextuelles. Mais, comme les égaux d’Orwell, certaines le sont plus (ou plus manifestement, massivement et explicitement) que d’autres48.

D’où sa décision d’aborder « l’hypertextualité par son versant le plus ensoleillé : celui où la dérivation de l’hypotexte à l’hypertexte est à la fois massive […] et déclarée »49. Il est clair alors que la « compilation-texte » constitue sûrement un cas-limite d’hypertextualité dans la mesure où la déclaration de « dérivation » est tellement massive, qu’elle en arrive même à se nier et à postuler une identité entre l’hypotexte et l’hypertexte. En usurpant l’identité du texte T, le texte T’ renvoie celui-ci au statut de « texte fantôme », pour reprendre l’heureuse expression de Michel Charles. Il n’empêche que ce texte T la hante et constitue bien son hypotexte, ce qui, du même coup, la renvoie à son statut d’hypertexte. Il est donc légitimer de considérer que, la compilation, dès lors qu’elle n’est plus appréhendée dans son « procès d’engendrement » (c’est-à-dire à partir de la fonction-compilateur et des sous-fonctions-lecteur et réénonciateur qui lui sont inhérentes), mais dans son « résultat », comme « texte » peut être analysée dans sa dimension hypertextuelle (l’hypotexte lui étant dès lors « intérieur »). On tient alors que la fonction-auteur qui hante la fonction-compilateur se trouve actualisée. Le texte produit peut alors être analysé dans son immanence, et le scripteur dans sa fonction d’auteur. De sorte que l’étude de la dimension diachronique du texte soit menée depuis son espace intérieur, c’est-à-dire depuis une réflexion sur la manière dont il s’est approprié (en les transformant, assimilant ou dispersant) les hypotextes qui l’habitent et qui sont soumis à son ordre propre. Tel est le modus operandi d’une poétique de la « transtextualité ».

La question de l’identité du « sujet d’écriture » Avant d’entamer l’étude des procédures de la « transposition recréatrice », il convient de résoudre la question de l’identité du « sujet d’écriture ». Cette

ou du dictamen, où l’on serait tenté d’affirmer que « je » est un autre. Celui qui prête sa plume entend bien ne pas être oublié, tel Gerbert écrivant « ex persona Hugonis » ». 47 Nous verrons, dans le chapitre qui suit, que cette transtextualité sera surtout à appréhender comme hypertextualité. 48 G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 19. 49 Ibid.

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question se pose en raison des circonstances d’énonciation propres à l’écriture de l’Histoire, circonstances que nous avons déjà évoquées. Il nous faut admettre, en effet, que la composition de l’Histoire fut, ainsi que l’indique Georges Martin, « prise en charge par une pluralité d’agents chargés de fonctions spécifiques »50, et que « cette dislocation de l’auteur individuel en équipiers se doubla d’une multiplication des équipes […] »51. Cette multiplicité d’intervenants et d’équipes semble donc rendre problématique la définition du « sujet de l’énonciation ». Pourtant, si l’on délaise cette perspective « extralinguistique » pour examiner comment le texte pose et résout la question de l’identité du sujet, le problème se pose-t-il toujours ? Et si oui, en quels termes ? Considérons d’abord la question du « sujet de l’énonciation ».

Le sujet de l’énonciation ou auteur empirique Il faut entendre par « sujet de l’énonciation », le sujet empirique de l’acte d’énonciation. Dans l’Histoire, ce sujet est, à n’en pas douter, celui qui se désigne dans le prologue, au moyen de l’indice référentiel que constitue le « nos » de majesté (« Nos don Alfonsso rey… »). Si l’on examine de plus près ce texte, on y découvre ce qui pourrait s’apparenter à une « formule de présentation », de la forme : « NOS » de majesté (qui correspond, en réalité, à un yo), suivi, en apposition, du nom du locuteur (« don Alfonsso), et en dernier lieu, de ses titre et qualité (« rey… »). Cet ensemble commande un groupe de trois verbes (« ayuntar », « tomar de », « componer »), à la première personne du pluriel, signifiant l’action de rassembler un savoir afin de composer un livre. Un seul groupe verbal inclut un verbe factitif (« mandamos [ayuntar] »), lequel, parce qu’il indique que le sujet fait faire l’action, inscrit l’intervention d’autres participants. Mais ce factitif ne s’applique qu’au verbe « ayuntar », qui renvoie à l’amont de l’opération de compilation, c’est-à-dire à la phase de collectio. Les deux autres verbes « tomamos (de la cronica)… » et « compusiemos » posent, au contraire, le sujet impliqué par le « nos » comme causateur unique. Or, ce sont ces deux verbes qui expriment véritablement l’action de « composer un livre ». Il semble que la séquence formulaire du prologue institue, sans ambiguïté aucune, Alphonse X comme sujet de l’énonciation textuelle, ou plus exactement, comme auteur-historiographe empirique, spécifié par son nom, son titre et sa qualité, et donc porteur tout à la fois d’une identité individuelle et d’une identité sociale très précise. Si le recours au factitif « mandar » inscrit en creux l’intervention d’autres agents, ceux-ci sont, de toute évidence, entièrement dominés par un sujet de l’énonciation qui revendique et occupe toute la place. Il est donc clair que le prologue, dans la stratégie de présentation du sujet (extratextuel) de l’énonciation prétend, par-delà la multiplicité d’agents ou

50 51

G. MARTIN, « Le pouvoir historiographique… », p. 129. Ibid.

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d’équipes, constituer une seule « personne », désignée comme étant « don Alfonsso rey ». Qu’en est-il maintenant du « sujet de l’énoncé » ? Faut-il supposer une altérité entre le « nos » définitoire du sujet de l’énonciation dans le prologue et le « nos » du reste du texte ? Y a-t-il une pertinence à considérer la possibilité d’une pluralité de « nos » ?

Le sujet de l’énoncé comme « rôle actantiel » En se présentant comme « sujet de l’énonciation », Alphonse X indique, par cette sorte de « signature » liminaire, qu’il prend la responsabilité de l’énoncé de l’Histoire. De fait, il se présente d’emblée comme « l’être désigné par les marques de la première personne »52, et donc comme sujet des énoncés. Tant que, dans le texte, aucun marqueur ne vient démentir cette responsabilité, ce sujet doit continuer d’être pris pour le locuteur de l’énoncé. Or, il faut le constater, le texte n’inscrit aucun « marqueur » de ce type. En ce sens, sur le plan des indices énonciatifs eux-mêmes, rien ne nous permet de conclure à un « nos » qui référerait à des réalités subjectives diverses. Nous en venons donc à établir un lien de continuité entre le « nos » définitoire du sujet de l’énonciation et le « nos », sujet des énoncés du type « assi tornamos a fablar… », aux très nombreuses occurrences. En effet, dans la mesure où le sujet de l’énonciation s’est défini dans son « unicité », il paraît cohérent de considérer également que le sujet de l’énoncé, même s’il pourrait éventuellement être rapporté à une voix collective, constitue une seule personne morale parlant d’une seule voix. Nous voulons dire par là que la pluralité des « agents » devient non pertinente dès lors qu’elle est appréhendée au travers d’un « sujet » unique, qui englobe les différents individus impliqués dans la production de l’énoncé, lesquels sont subsumés dans un « nos » unificateur. Nous postulons une certaine homologie entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé, sans pour autant « aplatir » celui-ci sur celui-là. Partant, de ce principe, il paraît dès lors plus fructueux d’appréhender le « nos », non plus seulement dans son lien à l’individu empirique, mais en liaison avec le « sujet textuel » qui se construit dans et par l’énoncé. De fait, on est amené à s’intéresser à la manière dont le sujet de l’énonciation se dessine en tant qu’auteur d’une stratégie textuelle53, à travers la position actantielle qu’il occupe comme sujet de l’énoncé. Le présupposé est donc que le sujet de l’énonciation textuelle qu’est Alphonse, à travers l’hypothèse de Lecteur Modèle qu’il formule, met en place une stratégie textuelle et une seule. En considérant qu’Alphonse se dessine luimême auteur en tant que sujet de l’énoncé, nous admettons qu’il est présent dans le texte comme rôle actantiel. Le postulat de l’« unicité » de la stratégie textuelle donne une certaine assise à celui de l’homologie entre « sujet de l’énonciation »

52 53

Oswald DUCROT, Le dire et le dit, Paris : Minuit, 1984, p. 194. Voir sur ce point U. ECO, Lector…, p. 77.

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et « sujet de l’énoncé », d’autant que les données extra-textuelles (que nous mettons alors à contribution) confirment cette hypothèse de l’« unicité ». Lorsque, cherchant à apprécier le degré d’« implication » du monarque dans la rédaction des œuvres qui lui sont attribuées, Georges Martin écrit : À en croire les rédacteurs de la Générale histoire, le statut de « faiseur de livre » que se donnait Alphonse, s’il ne correspondait pas à une écriture directe de l’œuvre – « avec ses propres mains », disent-ils –, comportait néanmoins la « composition, l’amendement, l’égalisation et le redressement du propos », la « façon dont (le livre) devait être fait », la désignation de « qui, finalement devait l’écrire »54.

Il ne fait rien d’autre que de manifester les moyens par lesquels Alphonse X, comme sujet empirique, vise à s’assurer de l’éboration, par ses rédacteurs, d’une stratégie textuelle cohérente, car strictement contrôlée par lui55. Nous pouvons donc interpréter l’impératif de hiérarchisation fonctionnelle dont l’ambition est de conférer un rôle prépondérant au glossateur et à l’amendeur, comme un signe de la volonté d’Alphonse de parvenir à la meilleure concordance possible entre ses intentions (en tant que sujet empirique) et celles qui, actualisées dans l’énoncé, seraient à référer à la stratégie d’Auteur Modèle qu’il s’emploie à mettre en place. Il est certain, ainsi que l’a fait remarquer Inès Fernández-Ordóñez56, que la multiplication des agents et des équipes pouvait générer, en dépit des efforts du monarque pour les limiter, un certain nombre de contradictions dues à une insuffisance de coordination. C’est pourquoi il s’avère parfois difficile de déterminer ce qui relève d’une stratégie « intentionnelle » et ce qui tendrait plutôt à ressortir d’une concertation lacunaire. Concernant le texte de l’Histoire, un cas a retenu notre attention. Sans vouloir anticiper sur ce que nous serons appelée à développer au cours du chapitre suivant, il nous paraît important d’évoquer brièvement ce qui pourrait être interprété (encore que d’autres interprétations soient possibles) comme possible indice d’une stratégie contradictoire. Ainsi, alors que dans les vingt-six premiers chapitres de l’Histoire, tout autant que dans le reste du texte, la stratégie textuelle mise en place repose essentiellement sur l’exercice presque abusif d’une fonction de régie explicite, avec présence massive d’embrayeurs d’organisation dicursive à la première personne du pluriel, il paraît curieux de trouver, à partir du chapitre 27, et par endroits, un sujet grammatical « abstrait » ell estoria en lieu et place du « nos ».

54

G. MARTIN, « Le pouvoir historiographique… », p. 131. On peut citer cet autre passage de G. MARTIN, ibid., p. 130 : « […] le roi se réservait d’arrêter l’état de rédaction qui lui paraissait satisfaisant et peut-être même –à la manière de ce que déclare, dans le domaine juridique, le prologue du Miroir du droit– de constituer cette version, comme il était d’usage à l’université, en exemplar : en modèle de référence et de copie ». 56 I. FERNÁNDEZ-ORDÓÑEZ, Las Estorias…, p. 211-213. 55

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Soit à titre d’illustration : Mas por que esto non non conuiene a los fechos dEspanna, dexamos de fablar dello, e tornamos a contar dErcules e de las cosas que fizo en Espanna depues que uencio a Caco 57. Mas agora dexa ell estoria de fablar dellos e torna a contar de cuemo los romanos enuiaron a Cipion el mancebo a Espanna58.

Faut-il considérer que ces marques d’« énonciation privative » (c’est-à-dire caractéristiques d’un discours où l’énonciateur entend « s’absenter »), comme des « ratés » qui ont échappé à la vigilance du « superviseur » qu’est Alphonse X ou son délégué ? Ou faut-il, au contraire, les tenir pour des indices d’une stratégie parallèle, visant à attester la « naissance » toute récente d’un texte historique (celui de l’Histoire qui était en gestation depuis la narration du premier chapitre), qui est désormais en droit, à l’instar de ceux qui l’ont précédé et auxquels il continue, en dépit de cette affirmation de « soi », de s’adosser, de prendre en charge l’énonciation ? L’effacement de l’énonciateur, qui, de toute évidence, ne saurait être qu’apparent (« en surface »), correspondrait donc à la volonté de promouvoir l’Histoire au rang de texte historique constitué, doté d’une identité sémiotique propre. Quelle hypothèse explicative retenir ? S’il semble logique de « trancher » en se fondant sur l’argument du « plus grand nombre », c’est-à-dire en considérant comme seule valable, la stratégie textuelle la plus massivement représentée d’un bout à l’autre du texte, à savoir, celle qui est susceptible d’être érigée en paradigme « énonciatif », il n’est pas non plus inconsidéré d’imaginer la possibilité d’une hypothèse « (ré)conciliatrice », à condition de rester fidèle au principe de cohérence que nous postulons être au fondement de toute stratégie textuelle contrôlée. De fait, nous nous arrêterons à cette position de principe (indépendamment des pratiques « déviantes » qu’elle a pu générer) : nous considérons donc que le « nos » du texte de l’Histoire, qu’il renvoie à Alphonse X ou aux rédacteurs, réfère à une même réalité subjective, attendu que le groupe défini représente une seule « personne morale », même si, sur le plan physique, il est constitué par un groupe de divers officiers d’écriture. En tant qu’« exécutants » de la volonté royale, les « rédacteurs » ne sont pas appelés à inscrire leur propre voix dans le texte, même si incidemment ils peuvent être amenés à le faire. Nous tenons alors que leurs « voix » se fondent globalement dans celle d’Alphonse. C’est pourquoi, pour référer à l’énonciateur comme « personne morale », c’est-à-dire à celui qui prend en charge l’énoncé dans son ensemble et construit le « sujet de l’énoncé » comme stratégie textuelle, nous recourrons à la désignation « Alphonse X ». Il nous reste cependant une observation à formuler : en abordant la poétique de l’écriture de la compilation-texte qu’est l’Histoire, nous serons amenée, au 57 58

P.C.G, p. 9. Ibid., p. 20.

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cours de la confrontation de cet hypertexte à son hypotexte, à dégager les procédures de « transposition recréatrice ». Il nous paraît important de rappeler simplement que ces procédures que nous appréhenderons de façon séparée, et dont la « conjonction » produit le texte de l’Histoire, sont à rapporter à un sujet qui, dans ce contexte précis, gagnera à être perçu dans sa dimension « composite », comme entité constituée par les divers « agents » chargés de fonctions spécifiques : agent-traducteur, agent-glossateur, agent-amendeur… Face à un énoncé de l’Histoire dont on sait qu’il a été « traduit », « adapté », « amplifié », on pourrait se demander si, dans sa « clôture », cet énoncé témoigne de la « dislocation de l’auteur individuel » en une « pluralité d’agents »59. Il est évident que s’il en était ainsi, l’illusion unificatrice du « sujet de l’énoncé », qui nous à conduite à postuler son homologie avec celui de l’énonciation, ne serait pas de mise. C’est bien parce que ce patient travail de « greffe », de « suture », que nous avons désigné par le terme « hyperénonciativité », reste souterrain et invisible, que le texte, quand il n’est référé qu’à lui-même, n’exhibe pas cette « fragmentation ». Celle-ci se dévoile uniquement au travers de la confrontation de l’hypertexte à ses hypotextes, laquelle nous livre justement les « secrets » de ce fin travail de « marquetterie ». C’est ce que nous entreprenons de suite.

Poétique de l’écriture de la compilation-texte : des procédures de la « transposition recréatrice » Il s’agit d’entreprendre un examen des paradigmes de définition de ce qui nous apparaît être une « poétique de la compilation-texte », à partir de l’analyse des procédures régissant la « transposition recréatrice » qui est en son fondement. L’objectif que nous nous fixons est de rendre compte de la manière dont Alphonse X s’est approprié les « textes-sources » et les a transformés, en forgeant un hypertexte qui témoigne à sa façon de leur présence et de leur représentation.

Écriture en langue « vulgaire » et rhétorique latine Le choix d’un positionnement « narratologique » mérite d’être brièvement expliqué, en regard notamment du « refus » qu’il semble impliquer à l’égard d’un possible enracinement « rhétorique ». La question pertinente, en l’occurrence, semble donc être la suivante : pourquoi ne pas avoir avoir donné une assise proprement « rhétorique » à cette étude de la « transposition recréatrice », alors que la rhétorique offre le double avantage de fournir des outils qui, en plus d’être « adaptés » à notre objet d’étude, étaient parfaitement « connus » des scripteurs médiévaux ? Une raison majeure semble devoir être évoquée, qui tient précisément à la rupture que l’écriture en langue vulgaire suppose vis-à-vis de l’auctoritas de la

59

G. MARTIN, « Le pouvoir historiographique… », p. 129.

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langue et de l’écriture latines. Michel Zimmermann nous incite à en prendre la pleine mesure lorsqu’il écrit : [Cette comparaison] nous invite cependant à nous intéresser au phénomène de l’écriture au Moyen Âge. Nous négligerons le problème liminaire de la langue, sans oublier toutefois que la période est parcourue par deux mouvements de sens contraires qui ne manquent pas d’avoir des incidences sur l’expression : dans un premier temps, écrire une langue qu’on ne parle pas ; dans un second, se risquer à écrire la langue qu’on parle. Dans les deux cas, il s’agit bien d’inventer une écriture60.

Si cette inventivité du « second temps », pour voir le jour, doit s’appuyer sur les ressources « techniques » offertes par la rhétorique latine, elle se doit aussi irrémédiablement de les « dépasser », de les « déconstruire ». Rappelons, en effet, que dans la perspective rhétorique traditionnelle, l’elocutio qui nous intéresse plus directement ici, se situe du côté des moyens d’expression, et donc de l’ornatus. Elle est, ainsi que l’affirme Cicéron « vestire atque ornare oratione »61, c’est-à-dire « habillage linguistique », dont l’ambition première est l’embellissement du discours, même si elle répond aussi aux impératifs de puritas (correction grammaticale de la langue) et de perspicuitas (intelligibilité du discours). En ce sens, quoiqu’une analyse du déterminant rhétorique dans l’Histoire puisse s’avérer instructive, nous avons pris le parti de ne pas l’entreprendre en tant que telle. En effet, en nous situant du côté de la dimension « ornementale » du discours, elle risquerait de nous enfermer d’emblée dans un système codifié, et ajusté à la structure de la langue latine, alors même que nous cherchons à montrer que l’expérience d’écriture en langue vulgaire qu’est la compilation, est avant tout, créatrice, c’est-à-dire en quête de ses propres codes, ses propres référents. Il est vrai que les figures de pensée (amplificatio, interpretatio et paraphrasis, correctio…) et de définition (definitio, evidentia, éthopée…) auxquelles a recours le scripteur « latin » pour exprimer ses idées n’ont pas manqué d’inspirer le scripteur « roman ». Mais il est tout aussi certain que c’est moins la dimension « ornementale » du discours qui a retenu l’attention de ce scripteur, que les ressources proprement scripturales que les procédés, attachés à cette dimension, lui offraient pour « construire » son discours et lui conférer une identité stylistique et thématique. Il ne s’agit pas pour autant de nier l’existence d’une conscience « esthétique » chez ce scripteur ; il nous importe seulement de souligner que, quoiqu’elle existe, cette conscience se superpose à une autre, plus fondatrice qui pourrait être qualifiée de « grammaticale », en ce que la puritas et la perspicuitas en constituent les enjeux les plus fondamentaux. Si le scripteur « roman » définit, décrit, amplifie, corrige, interprète, paraphrase…, c’est moins dans l’intention première d’« embellir » son discours que de le « forger », même si, on l’a dit, la dimension esthétique est loin d’être absente.

60 61

M. ZIMMERMANN, « Ouverture », Auctor et auctoritas…, p. 8. Cité par H. LAUSBERG, Manual de retórica…, t. 2, p. 9.

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Par ailleurs, dans la mesure où l’ornatus, constituant principal de l’elocutio, peut revêtir une dimension purement ornementale (ou « rhétorique » pourrait-on dire pour faire un mauvais jeu de mots), la terminologie qui lui correspond, est toujours susceptible d’osciller entre deux pôles sémantiques : l’un, sémantiquement « plein » en rapport avec l’utilitas, l’autre, plus « gratuit », en liaison avec ce que l’on a coutume d’appeler un pur « déploiement » d’éloquence. Or, l’invention d’une écriture suppose que le centre nerveux de l’expérience soit en rapport avec l’utilitas, ce qui fait que dans un tel contexte, un terme comme amplificatio doive être interprété dans sa fonction proprement « utilitaire », plus que dans sa fonction « ornementale ». Seulement, en employant ce lexème, on n’est jamais totalement sûr de « neutraliser » le sens lié à cette dernière fonction, ce qui conduit irrémédiablement à user d’un certain nombre de précautions oratoires. Lorsque María Rosa Lida de Malkiel aborde « l’art de la traduction » dans la Générale histoire, et qu’elle envisage le procédé de l’amplificatio qui est en son fondement – procédé, qu’elle dénomme, par ailleurs, et non sans raison « amplificación » – elle est obligée, pour lever toute ambigüité quant à l’acception à donner au terme de préciser : Es una versión amplificatoria, pero de ningún modo por simple pujo retórico, sino como expresión forzosa del didactismo y realismo racionalista que presiden a la concepción de toda la obra 62.

Olga Impey fait de même lorsqu’elle écrit : Lo que denomino –a riesgo de incurrir en una tautología– « amplificación retórica » corresponde de hecho a la amplificatio, sobre la cual teorizan las artes poéticas de los siglos XII-XIII en Francia : el empleo de la « amplificación » como término genérico, más algunos determinantes que lo acompañan, permite designar otras categorías de amplificaciones, como la valorativa y la explicativa, ausentes de las artes poéticas pero presentes y aún abundantes en la práctica de la prosa alfonsí63.

En ce sens, s’il est indéniable que la connaissance des arts poétiques de l’époque64 s’avère indispensable à une approche pertinente des « techniques littéraires » des scripteurs médiévaux, elle se révèle, dans le même temps, incapable de rendre compte de leurs traits d’inventivité si l’on reste prisonnier de la « codification » qu’ils établissent. C’est pourquoi Todorov trouve juste de préciser :

62

María Rosa LIDA De MALKIEL, « La General estoria : notas literarias y filológicas », Romance Philology, 12 (2), nov. 1958, p. 122. 63 Olga TUDÓRICA IMPEY, « Un dechado de la prosa litraria alfonsí … », n. 22, p. 8. La solidarité existant entre ces deux formes de récit a été étudiée par Paul RICŒUR, Temps et récit. La configuration dans le récit de fiction, 2 t., Paris : Seuil, 1991, 1. 64 Voir à ce propos, Edmond FARAL, Les arts poétiques du XIIe et XIII e siècle : Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris : Honoré Champion, 1924.

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L’on doit donner au terme de figure une extension plus grande, d’autant plus que les figures ne sont rien d’autre que des relations linguistiques que nous savons percevoir et dénommer : c’est l’acte dénominatif qui donne naissance à une figure. La figure qu’on lira à travers les différents niveaux de l’œuvre peut très bien ne pas se trouver dans le répertoire des rhétoriques classiques65.

De toute évidence, ces divers commentaires manifestent la mainmise autoritaire des scripteurs médiévaux, et en l’occurrence ici, des traducteurs alphonsins sur des « figures » rhétoriques qu’ils détournent au profit de leurs besoins thématiques et de leurs exigences stylistiques de base. Il en découle que la rhétorique, à travers les procédés qui la caractérisent, est subordonnée au projet d’écriture en langue vulgaire, plus qu’elle ne domine réellement cette écriture. C’est pourquoi le déterminant rhétorique nous paraît devoir être envisagé, comme un « point de départ » de l’entreprise d’écriture en langue vulgaire, plus que comme son point d’ancrage fondamental. Comme le rappelle Zumthor : L’emprise de la rhétorique fut totale sur la littérature de langue latine […] Cette emprise s’étendit aux langues vulgaires. Elle fut, sur elles, profonde et durable, mais assez irrégulièrement marquée. Elle est donc très loin de fournir, dans ce domaine, un principe d’interprétation universel. D’autres facteurs interviennent, qui ne contribuent pas moins qu’elle à la formation du langage littéraire. […]. L’usage de la rhétorique, dans l’une ou l’autre de ses parties, comporte souvent un réajustement, soit à la structure propre de la langue vulgaire, soit à des besoins thématiques particuliers. […] Il en résulte souvent une quasi-impossibilité de déterminer la part de la rhétorique classique dans tel procédé attesté en poésie romane. […] Presque toujours une subordination apparente s’associe à une réelle autonomie ; des éléments d’origine scolaire sont cristallisés sous d’autres influences66.

En parlant de « transposition recréatrice » et en analysant les procédures qui la fondent, nous avons pris le parti de mettre en exergue l’autonomie de l’écriture en langue vulgaire, sa « modernité » en quelque sorte, ce qui nous a valu de choisir de l’aborder comme « écriture hypertextuelle ». Il n’empêche que nous ne manquerons pas, dès que l’utilité s’en fera sentir, de signaler le « soubassement » rhétorique de telle ou telle autre procédure, afin de rappeler que toute rupture s’inscrit dans une continuité fondatrice qu’il serait vain de nier. Ainsi, loin de considérer que « narratologie » et « rhétorique » s’opposent, nous envisageons la première comme une relecture féconde de la seconde, en raison de l’attention plus soutenue qu’elle accorde à la dimension libératrice d’une écriture qui cherche à s’affirmer autrement que dans l’allégeance à une autre.

65 66

Tzvetan TODORO, Poétique de la prose, Paris/ Seuil, 1971, p. 250. P. ZUMTHOR, Langue, texte…, p. 111-112.

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Description de l’écriture hypertextuelle dans l’Histoire Pour mener à bien notre analyse, nous nous proposons de travailler sur un extrait de l’Histoire : le chapitre 57 relatif à la rencontre de Didon et d’Énée. Le récit de la rencontre d’Énée et de Didon est très connu67. Depuis l’Antiquité, l’Énéide de Virgile a été abondamment glosée, réécrite, réinterprétée. On sait à quel point ce récit constitue un élément fondateur de la tradition de la Didon non chaste qui, par concupiscence, se laisse aller librement dans la grotte à une passion coupable. Il constitue, en effet, un préambule aux amours tragiques d’Énée et de Didon et donc, un filtre explicatif au motif du suicide de Didon, dans sa version virgilienne. L’autre version, rappelons-le, mettait en scène une Didon prise au piège d’une promesse qui, la contraignant à épouser Iarbas, roi des Gétules, lui ôtait sa liberté de femme et sa souveraineté politique. Pourquoi parmi les multiples exemples possibles d’écriture transtextuelle dans l’Histoire, avons-nous choisi de nous attacher au bref récit de la rencontre d’Énée et de Didon ? Deux raisons majeures peuvent être évoquées. La première tient à l’intérêt de manifester les liens que le récit historique tisse avec la fiction littéraire dans l’écriture de l’histoire au XIIIe siècle, pour mettre en évidence l’absence de toute discontinuité entre récit historique et récit littéraire de fiction. La seconde concerne la densité du réseau « transtextuel » qui caractérise le traitement de ce récit. De fait, il nous donne à réfléchir non pas, comme on pourrait le croire, sur seulement deux textes, l’hypertexte que constitue le récit alphonsin, et son hypotexte présumé, mais sur les rapports plus ou moins directs que cet hypertexte entretient avec toute une série de textes qu’il s’agira de répertorier. De fait, l’identification de ces divers hypotextes représente un moment fort de l’analyse. Quels peuvent-ils être ? Comment les déterminer ? On pourrait, sans trop de difficulté, considérer le chapitre II « De adventv Enee in Ytaliam et de regno eivs et de Didone » (l. 1-19) de l’Historia Romanorum de Rodrigue de Tolède, comme l’hypotexte premier du chapitre 57

67

Dans la tradition africaine de la légende, Didon se donne la mort pour échapper au mariage avec le roi gétule Iarbas tandis que dans la tradition virgilienne qui ressortit au chant IV de l’Enéide, Didon, abandonnée par Enée qu’elle aime éperdument, se tue de désespoir. Il n’est donc guère surprenant que le suicide de la Didon africaine ait été appréhendé comme un drame de la fidélité et de l’honneur, en raison notamment de l’autorité du modèle de « l’univira » (la femme qui n’a connu qu’un mari) développé par Tertullien dans sa lettre 123, intitulée De monogamia. Jean-Michel POINSOTTE, « L’image de Didon dans l’Antiquité tardive », in : Énée et Didon. Naissance, fonctionnement et survie d’un mythe, René MARTIN (éd.), Paris : Éditions du CNRS, 1990, p. 43-55, note ainsi : « C’est parce qu’elle fut une ‘regina pudica’ que Minucius Félix met Didon au rang des fondateurs de cités dignes d’être vénérées et de laisser un exemple à la postérité. L’historien espagnol Orose ne mentionne pas la conduite héroïque de la « dernière reine de Carthage » — l’épouse d’Asdrubal — sans évoquer ce que fit la première. Mais c’est en Tertullien que la vertu de Didon a trouvé son incontestable champion […] Elle y est associée à d’autres grandes figures de l’héroïsme antique […] Tertullien n’omet pas de retracer brièvement [s]a destinée exemplaire, et il prend grand soin de préciser la raison du suicide […] : elle ‘échappe par le bûcher à un second mariage’, rogo secundum matrimonium evadit, elle se tua ‘pour n’être pas contrainte de se marier’ ».

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de l’Histoire d’Espagne, en raison des liens très étroits que l’Histoire, comme macro-texte, entretient avec le De rebus Hispaniae. Mais peut-on se contenter de cette seule détermination ? Sans doute si l’on s’en tient à la trame des faits, c’est-à-dire au canevas narratif. En revanche, si l’on s’interroge sur les modèles qui ont pu inspirer Alphonse dans l’écriture de son récit, la réponse semble tout de suite moins évidente. En réalité, une façon pertinente de construire une argumentation satisfaisante serait de distinguer, d’une part, l’hypotexte qui organise le récit factuel (et que par commodité, nous appellerons « hypotexte-cadre »), représenté ici par le récit de la rencontre tel qu’il figure dans le De rebus, et, d’autre part, le ou les « hypotextes qui gouvernent l’esthétique de sa réécriture (et qu’on dira hypotexte(s) « esthétique(s) »), hypotextes qu’il s’agit maintenant d’identifier. On tiendrait alors que l’hypotexte-cadre est ce qui fournit à l’hypertexte l’architecture de sa trame narrative – architecture qu’il déconstruit par ailleurs –, tandis que l’« hypotexte esthétique » proposerait un modèle de compétence scripturale et stylistique (appelons-le « narratif romanesque »), dont l’hypertexte qu’est le récit alphonsin de la rencontre, représenterait l’une des performances possibles. En effet, si le récit alphonsin se nourrit de cette « écriture », il n’entreprend pas moins de la déconstruire en la narrativisant et en l’adaptant au goût de son public. On peut donc considérer qu’à l’hypotexte-cadre, viennent se superposer un certain nombre d’hypotextes qui ont avec lui une analogie de signifiants ou/et de signifiés. Ces hypotextes que nous avons qualifiés d’« esthétiques » couvrent un champ circonscrit par ce que Fernando Gómez Redondo définit comme étant les « narraciones cortesanas »68 : Se trataría de obras de fondo histórico, capaces de transmitir ejemplos moralizantes que interesaran a todos los grupos sociales cortesanos : de ahí esa fascinante mezcla entre episodios mitológicos, peripecias militares, sucesos históricos y análisis de conductas amorosas69.

Il importe de distinguer au sein de ces narrations, la « matière troyenne » comme matière d’une richesse et d’une densité extrêmes dont le traitement illustre, en réalité, tout le savoir et le savoir-faire que les Latins (et en particulier Ovide), et, à leur suite des historiens comme Benoît de Sainte-Maure par exemple, ont pu déployer, dans leur exploitation de la « matière grecque »70. Alphonse X, lui-même, entreprit vers 1270, de composer sur la base de ces romances à « thématique grecque », une Historia troyana polimétrica71.

68

Voir Fernando GÓMEZ REDONDO, Historia de la prosa…, p. 796-816. Ibid., p. 796. 70 Ibid., p. 799 : « Una arquitectura narrativa […] [que] requiere de la acumulación de todas las fuentes posibles que los « auctores » medievales pudieran allegar ; la antigüedad clásica fija sus imágenes en obras tan consultadas como las Metamorfosis o las Heroidas ; Virgilio aporta interpretaciones y secuelas argumentales ; a Estacio le cabe la primera configuración historiográfica del asunto ». 71 Ibid., p. 797. 69

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Parmi tous les textes constitutifs de cette tradition, il convient donc, outre le rôle joué par le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et les sources de l’Historia troyana, de prendre la pleine mesure de l’hypotexte esthétique de référence qu’a pu représenter l’œuvre d’Ovide72 (en particulier les Métamorphoses73, les Héroïdes74). Cette œuvre, ou plutôt l’écriture qui la soustend, est à considérer comme un paradigme de l’écriture narrative de l’Histoire, dans sa dimension proprement « littéraire ». María Rosa Lida de Malkiel a souligné, en effet, le puissant attrait qu’exerça sur Alphonse, cet auteur de l’Antiquité latine75. Impey n’a pas manqué non plus d’en faire ressortir l’influence directe ou indirecte76. Tout se passe donc comme si Alphonse X, en lisant le récit de Rodrigue de Tolède, le lisait à partir des Métamorphoses, des Héroïdes ou de tout autre texte de « littérature sentimentale » (pour autant que cette expression ait un sens). De fait, sa compréhension du récit, et ensuite, la restitution qu’il en propose, sont tributaires de tout ce réseau de textes et de commentaires qu’il s’est appropriés par la lecture. Si, comme on l’a prétendu, la lecture est l’esquisse d’une écriture, alors Alphonse X lecteur, peut s’engouffrer dans la structure du texte lu pour l’ouvrir aux divers « possibles » qu’il y aura découverts. Ainsi lecture et réécriture s’interpénètrent, l’écriture se lisant, et la lecture se réécrivant77. On pourrait donc, à titre de résumé, soutenir que le chapitre 57 de l’Histoire, présente en fait trois « strates » textuelles et constitue donc un cas un peu plus complexe que ceux qu’a analysés Genette dans Palimpsestes. Ces trois strates sont donc : 1. Le chapitre II de l’Historia Romanorum de Rodrigue de Tolède, auquel nous avons conféré le statut d’hypotexte-cadre. À cet hypotexte, vient s’adjoindre, on

72

Olga Tudorica IMPEY, « Ovid, Alfonso X, and Juan Rodríguez del Padrón : two Castilian translations of the Heroides and the beginning of Spanish sentimental prose », BHS, 52, 1980, p. 284 : « For Alfonso, Ovide was the admirable ‘auctor’ who wrote in accordance with the precept of ‘prodesse et delectare’, who spread knowledge and beauty by ‘his palabras de verdad’ and ‘rezones de solaz’. […] The Heroides was not only a literary model worthy of translation but also an invitation towards re-elaboration, towards creative recasting ». 73 Le texte des Métamorphoses fut traduit et adapté par Alphonse X sous le titre de El libro mayor. 74 Le texte des Héroïdes fut traduit et adapté par Alphonse X sous le titre de El libro de las dueñas. 75 M. R. LIDA De MALKIEL, « La General estoria : notas literarias… », p. 113 : « De los autores profanos […] Ovidio es, según queda dicho, el más importante. […] Es sintomático que en la Primera crónica general, I, 38a y sigs, la biografía poética de Dido arranque de las Heroidas, VII, y no de la Eneida, y que en la General estoria, II, 320a y sigs, el mito de Orfeo arranque de las Metamorfosis, X, 1 y sigs, y no de las Geórgicas, IV, 454 y sigs. En este fervor ovidiano entran por igual razones estéticas […] y razones intelectuales ». 76 Voir O. Tudorica IMPEY, « Ovid, Alfonso X, and Juan Rodríguez del Padrón… », p. 283297. 77 Reprenant une phrase de Philippe SOLERS, Gérard GENETTE, Figures II, Paris : Seuil, 1969, p. 18, écrit : « le texte, c’est cet anneau de Möbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d’écriture et face de lecture, tournent et s’échangent sans trêve, où l’écriture ne cesse de se lire et où la lecture ne cesse de s’écrire et de s’inscrire ».

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l’a dit, tout un ensemble de textes « poétiques » aimantés par le récit de la rencontre amoureuse qui interagissent pour composer un hypotexte diffus, sur lequel se greffe le langage impersonnel des mythes, attiré par les personnages de Didon et d’Énée, eux-mêmes si riches en mythes. Dans ce grand ensemble qui intervient surtout comme modèle de compétence esthétique, il faut inclure aussi les textes fondateurs de la poésie courtoise et lyrique péninsulaire (et surtout galaïco-portugaise) telle qu’elle se donne à lire, par exemple, dans les jarchas, les cantigas de amigo du XIIIe siècle, et probablement, dans l’ombre de l’Énéide de Virgile telle qu’Alphonse X a pu l’approcher au travers de divers commentaires78. N’oublions pas que les amours de Didon et d’Énée faisaient partie du répertoire commun des trouvères du XIIIe siècle. Menéndez Pidal79 rapporte que Giraut de Calanson recommanda ce répertoire au trouvère Fadet, avant de le diriger vers la cour de Pierre II d’Aragon. 2. Le métatexte80 que constitue le discours critique81 qu’Alphonse X profère, au sein de son propre texte, sur les allusions ovidiennes82 à la faute de Didon, déjà présentes dans l’hypotexte virgilien83, et qui sont reprises par Rodrigue de Tolède au travers du terme « concupiscenciam »84. Il faut préciser que ces évocations sont silencieuses puisque aucun de ces textes n’est nommé explicitement, quoiqu’Alphonse réfère implicitement à eux, à leur présence enfouie, lorsqu’il annonce que le récit de la rencontre est établi à partir des textes qui l’ont consigné : « otros cuentan que… ». 3. La version alphonsine de l’épisode de la rencontre qui résulte de l’interpénétration des deux strates textuelles mentionnées antérieurement. Les trois strates pourraient se ramener à deux. Ce n’est pas tout le récit de la rencontre, tel qu’il est exposé dans l’Historia romanorum et qu’il se voit

78

M. R. LIDA De MALKIEL, « La General estoria : notas… », p. 115 : « Frente al conocimiento de Ovidio [cf.n.202], el de los demás poetas antiguos, salvo Lucano, es muy exiguo. Las menciones de Virgilio […], si algo prueban es que Alfonso no le conocía, pues todas se remontan al comentario de Servio, salvo la penúltima que pertenece al trozo de Plinio […] ». 79 R. MENÉNDEZ PIDAL, Poesía juglaresca y juglares, Madrid : Espasa-Calpe, 1969, p. 92. 80 G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 11 : « Le troisième type de transcendance textuelle que je nomme métatextualité, est la relation, on dit plus couramment de « commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire à la limite sans le nommer : c’est ainsi que Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, évoque, allusivement et comme silencieusement, le neveu de Rameau ». 81 Ce discours critique peut être lui-même possiblement nourri des réflexions critiques des textes relevant de la tradition anti-Énée. 82 OVIDE, « Héroïde VII », in : Héroïdes, H. BORNECQUE (éd.), M. PREVOST (trad.), Paris : Belles Lettres, 1991, p. 43 : « Nulla mora est, uenio, uenio tibi dedita coniunx ; /Sum tamen admissi tarda pudore mei./ Da ueniam culpae ; decepit idoneus auctor ; /Inuidiam noxae detrahit ille meae”. 83 VIRGILE, L’Énéide, Jacques PERRET (éd. et trad.), Paris: Belles Lettres, 1981, p. 116 : « Ille dies primus leti primusque malorum/causa fuit ; neque enim specie famaue mouetur/ nec iam furtiuom Dido meditatur amorem:/coniugium uocat, hoc praetexit nomine culpam ». 84 R. JIMÉNEZ De RADA, Historia romanorum, p. 40 : « et mirata Ascaniii pulcritudinem in concupiscenciam Enne exarsit, quem uiderat in armorum decore preclarum ».

202

UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

rapidement évoqué dans l’Héroïde VII, qui fait l’objet d’un commentaire, mais uniquement ce qui se prête à un certain regard critique, à savoir, la conception de l’honneur chez Didon et la nature exacte de ses liens avec Énée, aspects que n’aborde absolument pas Rodrigue de Tolède dans son texte. La version alphonsine s’élabore donc, tout à la fois, sur la base des récurrences de certains motifs propres à la tradition anti-Énée (construite elle-même en réaction aux récits virgilien et ovidien) et sur celle des lacunes ou manques du récit de Rodrigue de Tolède. De même que le récit virgilien avait permis de relire rétrospectivement toute la tradition de la Didon africaine, chaste et vertueuse, de même le discours critique qu’Alphonse X insère dans son traitement de l’épisode permet de relire les récits virgilien et ovidien tout autant que celui de Rodrigue de Tolède. Nous sommes invités notamment à prendre la mesure de l’interprétation anachronique (car « hispanisée ») que le récit alphonsin donne d’un personnage légendaire de l’Antiquité.

Examen de quelques pratiques hypertextuelles À la lumière des catégories définies par Genette85, nous tenterons d’examiner les procédures de « transposition » formelle et thématique les plus représentatives du mode d’appropriation alphonsin de ses hypotextes. Dans un souci de clarté, nous conserverons la distinction heuristique entre hypotexte-cadre et hypotexte « esthétique ».

Comparaison de la structure du récit de la rencontre dans le De rebus et dans l’Histoire d’Espagne Dire que le récit du chapitre II du De rebus est l’hypotexte-cadre du chapitre 57 de l’Histoire, c’est admettre qu’ils répondent tous deux à la même trame narrative. En effet, chacun des deux récits s’articule autour des six séquences suivantes : le départ d’Énée pour l’Italie, le naufrage d’Énée, le songe prémonitoire, la rencontre d’Énée et de Didon, leur mariage, le transfert de la royauté de Didon vers Enée. Il est incontestable que le récit alphonsin emprunte au récit de Rodrigue son architecture et qu’il la respecte. Seulement il l’utilise comme un canevas, à partir duquel il tisse sa propre « toile ». En effet, si Alphonse prend le parti de respecter la trame des faits, il choisit d’ajouter au récit purement factuel, une dimension interprétative, pour mettre au jour ce qui lui paraît être les véritables raisons des actions décrites ou leur véritable sens. De sorte qu’il remplit une

85

G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 291 : « La transformation sérieuse, ou transposition, est sans nul doute la plus importante de toutes les pratiques hypertextuelles, ne serait-ce […] que par l’importance historique et l’accomplissement esthétique de certaines œuvres qui y ressortissent. Elle l’est aussi par l’amplitude et la variété des procédés qui y concourent ». Ce critique est alors amené à distinguer (p. 293) : « deux catégories fondamentales : les transpositions en principe (et en intention) purement formelles, et qui ne touchent au sens que par accident […], et les transpositions ouvertement et délibérément thématiques, où la transformation du sens fait manifestement, voire officiellement, partie du propos ». Il est clair, s’agissant de notre corpus, que l’aspect ouvert et délibéré est à proscrire.

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fonction corrective et artististique qui consiste à redresser le sens du récit premier, en introduisant des éléments de dramatisation, de motivation psychologique qui ne figurent pas dans le récit de Rodrigue, ce qui le conduit, à mettre en œuvre une écriture qui, parce qu’elle cherche à susciter de l’émotion, ne se prive pas d’emprunter les voies du pathos. On entrevoit déjà comment l’hypotexte esthétique vient se superposer à l’hypotexte-cadre pour infléchir ce dernier vers une écriture « romanesque », en rupture avec l’écriture du Tolédan. Celle-ci, en dépit de l’origine « poétique » de ses sources, tient à conserver son marquage « historique ». Une analyse plus complète de la structuration narrative de ce récit dans l’Histoire nous permettra de prendre la mesure de la réélaboration qu’Alphonse X fait subir au « canevas » légué par Rodrigue. Dans l’Histoire, neuf chapitres sont consacrés à l’histoire complète de Didon. Le chapitre 57, auquel nous avons choisi de nous attacher, décrit, nous l’avons dit, la rencontre de Didon et d’Énée, après la péripétie du naufrage auquel le Troyen et son fils Ascagne ont réchappé. Ce récit était annoncé comme suit, à la fin du chapitre 56 : Pero otros cuentan que esta reyna Dido se mato con grand pesar que ouo de Eneas su marido, por que la desamparo assi cuemo adelant oyredes86.

D’emblée, le récit de la rencontre amoureuse prend place dans un projet narratif plus large qui concerne la relation de la seconde version du suicide de Didon. Il peut donc être considéré comme le segment inaugural de ce projet. L’enjeu de ce segment est donc de poser les éléments fondateurs de l’intrigue amoureuse tragique (« con grand pesar que ouo de Eneas su marido ») qui va se nouer entre Énée et Didon, et d’en suggérer les éclairages significatifs (« por que la desamparo su marido »). L’inscription de ce récit dans l’histoire globale de Didon indique que ce personnage en constitue le point focal : c’est pour expliquer les raisons de son suicide, selon cette seconde version, que ce récit est entrepris. Il en découle que le personnage de Didon se doit d’être considéré comme le filtre épuratoire à partir duquel seront lus les divers textes qui font état de cette version du suicide, textes qui ne sont identifiés que de façon extrêmement allusive (« otros cuentan que »). Si l’action se définit comme la somme des actes (agissements des divers participants), des états (qui affectent ceux-ci), des situations (dans lesquelles ils se trouvent, qui concernent les rapports qu’ils entretiennent) et des événements (naturels ou sociaux, qui surviennent indépendamment de la volonté des protagonistes), alors un descriptif du schéma d’action du récit de la rencontre entre Énée et Didon pourrait être ceci :

86

P.C.G., p. 38.

204

UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Situations Situation 1 :

la souveraineté de Didon sur la ville de Carthage

Situation 2 :

la passation de pouvoir à Énée

Le passage de la situation 1 à la situation 2 est provoqué par : Événements Événement 1 :

le naufrage d’Énée et de ses hommes ainsi que leur arrivée inopinée sur des côtes proches de la ville de Carthage

Événement 2 :

le songe prémonitoire qu’il fait

Événement 3 :

l’attirance réciproque des deux personnages (« […] assi que luego fue enamorada de Eneas » / […] y el otrossi pagosse della »). Actes

Acte 1 :

la décision de Didon, à l’annonce de sa présence, d’aller voir Énée (« [ella] touo por bien de yr a ueerle »)

Acte 2 :

leur décision de se marier (« […] assi que en cabo fablaron de casamiento, e prometieron se un a otro ques tomassen por marid e por mugier »). Ces événements et actes sont encadrés par les états suivants : État initial (qui leur préexiste)

État 1 :

Didon, veuve et souveraine, vit dans le bonheur et la paix, grâce à la prospérité de son royaume et à l’autorité qu’elle a sur son peuple (« Estando la reyna Dido muy poderosa e much onrada »)

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États intermédiaires Le texte suggère, plus qu’il ne les décrit véritablement, les états de trouble inhérents au sentiment amoureux naissant, avec une insistance sur la gradation : émotion esthétique provoquée par la beauté physique de l’autre, émotion amoureuse :

Ella quando uio a Ascanio, so fijo, tan fermoso, touo en so coraçon que padre que tal fijo fiziera, muy fermoso deuie seer. […] assi que luego fue enamorada87. E quand ellal uio, touo que era uerdat lo que del asmara, assi que fue mas pagada del que de primero88. […] el otrossi pagosse della porque la uio muy fermosa e much apuesta89.

État final État 2 :

rien n’est dit explicitement, quoique le texte développe un réseau de significations symboliques autour du mariage heureux : E souieron en uno fablando de muchas cosas, assi que en cabo fablaron de casamiento, e prometieron se un a otro ques tomassen por marid et por mugier ; e sobresso fizieron grandes yuras […] e casaron luego, e fueron las bodas muy nobles e muy ricas90.

Cependant, le contenu du message délivré dans le songe fait déjà planer l’ombre du dénouement tragique, puisqu’il y est dit qu’Énée, aprè avoir épousé Didon, devra retourner en Italie. Cette prédiction de retour à Rome, qui est à prendre surtout comme prédiction du départ définitif d’Énée, fonctionne comme prolepse du dénouement tragique, prolepse qui vient redoubler celle contenue dans l’annonce, faite en fin du chapitre antérieur, du suicide de Didon. La manière dont sont combinées ces diverses sortes d’éléments éclaire les modalités de construction du récit. On peut ainsi remarquer qu’il existe un relatif équilibre entre eux, ce qui montre qu’est privilégiée une forme de narration complexe qui intègre des éléments : • du récit d’aventures : association étroite des actes et des événements Le début du récit est ainsi caractérisé par l’inscription d’un certain souffle

87

Ibid. Ibid. 89 Ibid. 90 Ibid. 88

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

épique : série d’événements (mort du père, naufrage, échouage) qui contrarient les plans du héros et l’engagent dans des actions qu’il n’avait pas prévues mais qu’il doit néanmoins affronter pour sa survie. • du récit amoureux, dans sa dimension « psychologique » : prédominance des états et des situations Avant l’arrivée d’Énée à Carthage, Didon est dans un état de bonheur et de sérénité, état qui va être en quelque sorte altéré par l’irruption du sentiment amoureux dont la violence est nettement suggérée. Malgré tout, ce bouleversement se voit régulé par l’opérateur « mariage » qui entraîne le passage à une nouvelle situation de stabilité, puisque Didon ignore ce que le lecteur sait déjà : le caractère inexorable du départ d’Énée. • du récit tragique : insistance sur les événements et les états Il faut surtout noter ici le rôle du songe prémonitoire qui annonce un futur marqué par la contradiction, et donc, un état prochain de déséquilibre et de frustration : le mariage de Didon et d’Énée qui inscrit comme un paradoxe le retour de celui-ci en Italie. L’impression de fatalité repose ainsi sur la conjonction du naufrage et du songe comme préalables à la rencontre de Didon et d’Énée, c’est-à-dire sur le thème de la rencontre, moins fortuite que prédestinée.

Procédures de transposition formelle À partir de la structuration narrative que nous avons dégagée, il s’avère possible d’identifier les transformations que le récit alphonsin fait subir à celui du Tolédan, tout autant que la façon dont il s’approprie les modèles d’écriture de ses hypotextes « esthétiques ». La transmodalisation Genette définit la « transmodalisation » comme « toute espèce de modification apportée au mode de représentation caractéristique de l’hypotexte »91. Parmi ces modifications, se trouvent incluses celles qui sont en relation avec les catégories du temps, du mode et de la voix. On assiste dans le récit alphonsin de la rencontre entre Énée et Didon, à des transformations qui, d’une part, ressortissent à la durée et d’autre part, au mode et à la perspective, étant entendu que toutes sont, en réalité, intrinsèquement liées. Durée En nous fondant sur un exemple significatif, nous chercherons à manifester qu’Alphonse X modifie le régime de vitesse du récit de Rodrigue, en « convertissant » les sommaires en scènes, c’est-à-dire en jouant sur l’effet de visualisation, par la représentation détaillée qu’il donne des faits et des attitudes des personnages. Soit : Ella otrossi, desque oyo dezir que Eneas arribara alli, e sopo todo so fecho de cuemol auiniera, touo por bien del yr veer, e guisosse

91

Ibid., p. 395.

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much apuesto, e leuo consigo omnes much onrrados e duennas e gran auer e muchas donas preciadas, e fuel recebir con grandes compannas92.

Alphonse choisit, dans le canevas proposé par Rodrigue de Tolède, de développer les éléments qui se prêtent à la mise en scène, avec une insistance sur les détails d’apparat qui rappellent la haute condition d’une Didon fortement « hispanisée » : tenue vestimentaire, cérémonial de réception (qui inclut les présents de bienvenue) sont autant de facteurs circonstanciels qui préparent, en la dramatisant, la scène de la rencontre. Le rôle de l’hypotexte « esthétique » transparaît dans ce souci du détail « réaliste » qui n’est pas sans rappeler un des traits de l’écriture ovidienne93. Cependant, alors que le modèle ovidien (qu’il s’agisse des Métamorphoses, de L’art d’aimer, des Fastes…), comme le montre Lida de Malkiel à propos de la traduction alphonsine des textes d’Ovide94, n’est didactique que de façon ironique, l’hypertexte alphonsin fait du didactisme (cette fois, sur le mode sérieux), son « credo ». La moralisation du récit (dont le mariage est la pierre angulaire) et l’amélioration axiologique du personnage de Didon, que nous étudierons plus avant, sont les meilleures preuves de l’« assaut » didactique que subit l’écriture. On peut donc tenir la dimension didactique, qui n’en reste pas moins marquée au sceau du « style » ovidien, pour paradigmatique de la transformation que l’écriture alphonsine fait subir à celle du poète latin. Mode-perspective : transfocalisation Alphonse X choisit de se « poster » au-dessus des personnages qu’il met en scène (focalisation zéro), en narrateur qui sait tout, sur tous les faits rapportés, qui connaît les pensées et les sentiments des personnages, qui peut en toute liberté parler de faits survenus en divers lieux et temps, comme s’il y avait assisté, puisqu’il ne fait aucune confidence sur l’origine de son savoir95. Ce récit de pensées correspond au traditionnel récit d’analyse par un narrateur omniscient (le « psycho-récit » pour Dorrit Cohn, ou « discours du narrateur sur la vie intérieure du personnage »). Il a été aussi analysé par Genette comme « discours narrativisé » qui consiste à traiter le récit de paroles ou de pensées en les notant comme des faits. Ce procédé permet à Alphonse de créer ce que Vincent Jouve

92

P.C.G., p. 38. Ce passage peut être tenu pour une « amplification » (ou « expansion diégiétique ») de celui de Rodrigue de Tolède : « Cuius aduentum cum Dido nouisset, egressa obuiam datis muneribus honarauit ». 93 M. R. LIDA De MALKIEL, « La General estoria… », p. 124 : « En contraste con el arte de Virgilio y Horacio como mitógrafos […], el arte de Ovidio es un realismo nacionalista que reduce dioses y semidioses a muy humanas proporciones, pinta su vida material con gran cúmulo de circunstancias concretas […] ». 94 Ibid. : « Precisamente por la primacía absoluta del didactismo, Alfonso no tiene a menos quebrar la ilación de un relato ovidiano con prosaicos excursos, que a su vez pueden dilatarse con nuevos excursos ». 95 Voir chapitre 3 de cette seconde partie, section « La fonction critique d’autorité ».

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dénomme un « effet-personne », c’est-à-dire un « effet de vie » des personnages : E quando fue en la noche, echos a dormir, e ante ques adormeciesse, començo a cuydar en su fazienda e de cuemo podrie yr a ytalia 96. Ella quando uio a Ascanio so fijo, touo en so coraçon que padre que tal fijo fiziera, muy fermoso deuie seer ; ca Eneas uinie armado e nol podie ella assi ueer la cara, pero quel ueye dotra guisa muy bien faycionado de cuerpo e de miembros, assi que luego fue enamorada97.

Le fait de choisir ce type de focalisation permet d’offrir au lecteur une vision plus complète, plus « vraie » (de par l’effet de réel qu’elle produit), ce qui contribue à impliquer celui-ci dans l’événement de la rencontre, lequel se voit ainsi transformé en récit de l’attente, du désir différé. Il n’est pas inopportun de rappeler, à la suite de Vincent Jouve, que l’évocation d’une vie intérieure est un des procédés techniques à l’origine de l’« illusion de personne ». La référence aux pensées, sentiments, désirs d’un personnage crée une impression de richesse psychique, de densité intérieure, à laquelle s’ajoute un effet de proximisation, puisque le personnage, ainsi humanisé, paraît nettement plus accessible, quelle que soit la distance qui sépare son univers diégétique de celui du lecteur. Il est clair qu’Alphonse se complaît à exprimer le « pourquoi », c’est-à-dire la motivation psychologique, laquelle permet au lecteur d’« accompagner » les protagonistes dans leur intimité, leur cheminement mental, et non pas seulement dans leurs actions98. À travers ce goût pour la motivation psychologique99, on peut rendre compte de la manière dont l’écriture ovidienne des personnages et des situations nourrit l’écriture alphonsine, tout autant que de la façon dont celle-ci lui impose, à travers l’insistance qu’elle met à inscrire la « légitimité » du sentiment amoureux de Didon, la marque de son didactisme.

96

P.C.G., p. 38. Ibid. Le segment textuel correspondant dans le récit de Rodrigue est le suivant : « et mirata Ascanii pulchritudinem in concupiscenciam Enne exarsit, quem uiderat in armorum decore preclarum ». On note chez Rodrigue un effort d’explication logique qui ne s’appuie pas sur l’évocation d’une vie intérieure mais sur des verbes d’extériorité tels que « regarder » et « voir », qui renvoient plutôt à un point de vue externe. 98 On peut aussi citer ce passage du récit alphonsin : « Eneas, que escapara del destroymiento de Troya, traye consigo a so padre Anchises e un so fijo que dizien Ascanio ; e queriesse yr pora Ytalia… ». 99 M. R. LIDA De MALKIEL, « La general estoria… », p. 124 : « […] el arte de Ovidio […] prodiga las motivaciones psicológicas de su conducta, –apunta la moral de los lances y dramatiza el relato con elocuentes insertos de discurso directo ». 97

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L’amplification : développement par « expansion diégétique » Cette volonté alphonsine de remonter jusqu’à l’amont des actes induit donc une transposition par amplification, laquelle « procède essentiellement par développement diégétique »100. On peut évoquer ici le souci déjà indiqué du détail descriptif ou narratif, perceptible dans la décomposition minutieuse des différentes étapes d’un procès101 ou dans l’étirement de l’action, de façon à créer un effet de dramatisation. L’exploitation de l’armure comme objet scénique est, à cet égard exemplaire : par le jeu de cache-cache qu’elle favorise entre Didon et Énée, elle permet à Alphonse de scinder le moment de la rencontre en deux phases successives, qui ne se recoupent pas totalement : […] [Dido] fuel recebir con muy grandes compannas. Eneas, quando sopo quel ella uinie veer, […] armosse el con muy pocos de so companna que tenie, e fuela recebir. Ella […] touo en so coraçon que padre que tal fijo fiziera muy fermoso deuie seer ; ca Eneas uinie armado e nol podie ella assi ueer la cara […] E desque fue en la uilla, desarmosse e fue la ueer ; e quando ellal uio […]102.

Dans la phase initiale, c’est Ascagne, le fils d’Énée qui occupe le premier plan et joue le rôle de relais d’Énée, par substitution. Sa beauté préfigure celle de son père. Mais Didon n’a toujours pas vu Énée, et il faut attendre la seconde phase, c’est-à-dire le moment où le Troyen quitte son armure pour que la rencontre, enfin, se produise. Cette « expansion diégétique », par l’effet qu’elle exerce sur la durée de la scène, contribue à renforcer l’impact de la motivation psychologique des personnages, en rendant plus vraisemblable le climax que constitue alors la révélation amoureuse. L’artifice de la rencontre « ratée » puis possible, induit un effet de redoublement favorable à la maturation des sentiments dont on ressent, en fin de parcours, la densité paroxystique, avant la chute brutale, mais déjà attendue : « E souieron en uno fablando de muchas cosas, assi que en cabo fablaron de casamiento […] »103. De fait, cet étirement est à voir comme un « artefact » du didactisme alphonsin : il contribue à la moralisation de la scène de la rencontre.

Procédure de transposition thématique La transposition pragmatique Les transpositions thématiques, rappelons-le, touchent à la signification même de l’hypotexte. La « transposition pragmatique », peut être définie comme une « transformation pragmatique inspirée par le souci minimal de corriger telle

100

G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 378. Par « développement diégétique », il faut entendre « l’expansion : dilatation des détails, descriptions, multiplication des épisodes et des personnages d’accompagnement, dramatisation maximale d’une aventure elle-même peu dramatique ». 101 P.C.G., p. 38 : « E quando fue en la noche, / echos a dormir/, e ante ques adormeciesse,/ començo a cuydar en su fazienda/ e de cuemo podrie yr a ytalia ». 102 Ibid. 103 Ibid.

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ou telle erreur ou maladresse de l’hypotexte dans l’intérêt même de son fonctionnement et de sa réception »104. En ce sens, il paraît indiqué de traiter ici de la forme de transposition que constitue la transformation suscitée par le passage du latin au castillan. Cette transformation qui est généralement dénotée par le lexème « traduction » aurait dû, si l’on se réfère à la classification proposée par Genette, être abordée dans la section relative à l’étude des transpositions formelles. En effet, pour ce critique, la traduction est : La forme de transposition [formelle] la plus voyante, et à coup sûr la plus étendue [qui] consiste à transposer un texte d’une langue à une autre105.

L’inclusion de la « traduction » dans les procédés de transposition formelle se justifie, toujours selon Genette, par le fait que les déplacements de sens générés par l’hypertexte sont accidentels et non intentionnels. Or, un procédé comme la « transfocalisation » (c’est-à-dire la modification de la focalisation du récit), en modifiant l’angle de prise de vue, a des répercussions importantes sur la résonance psychologique du récit, sur sa visée, en un mot, sur son sémantisme. Dans notre analyse antérieure, nous avons mis en évidence que le récit alphonsin, écrit en castillan, à partir d’au moins un hypotexte premier en latin, avait recouru à cette forme de transposition, dont nous avons cherché à souligner l’impact sur la transformation sémantique du récit. Nous avons ainsi pu dégager le rôle de pivot qu’Alphonse X assigne à cet épisode de la rencontre, dans l’économie générale du récit des amours de Didon et d’Énée. A travers l’expérience du désir –désir toutefois contenu par l’attachement à une morale dont le grand enjeu est la démonstration de l’infaillibilité–, Alphonse X transforme la linéarité du récit de la rencontre, tel qu’il est à peine esquissé dans l’hypotexte-cadre, en la profondeur d’un espace traversé d’enjeux contradictoires. De fait, il le re-sémantise de façon significative. Par ailleurs, les diverses études de cas qui ont pu être menées sur la « traduction » dans le contexte médiéval, font état de toute une série de transformations formelles et sémantiques qui s’identifient, bien évidemment aux formes de transposition répertoriées par Genette (amplifications explicatives, rhétoriques, réductions, « transfocalisation », « transvalorisation », etc.), formes que nous avons tâché d’étudier. Ces séries de manipulations hypertextuelles qui visent, tout à la fois, la forme et le sens tendent à situer la « traduction » médiévale dans le champ de la transposition sémantique, ce qui a pour effet de rendre inadéquat l’usage du même terme pour des pratiques traductives (médiévale et actuelle) aussi divergentes. En se « focalisant » sur la transposition linguistique, et quoiqu’ils reconnaissent le profond travail de recréation qui est à l’œuvre, certains critiques tendent, malgré tout, à identifier la transposition médiévale à la pratique actuelle de la « traduction ». Ils en viennent donc à interpréter ladite transposition à travers le prisme de cette pratique. Ainsi María Rosa Lida de Malkiel : 104 105

G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 442. Ibid., p. 293.

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Por supuesto, la traducción no es arqueológica sino actual, conforme a la actitud general de la Edad Media ante la Antigüedad, y clave de su « anacronismo », esto es, de su incapacidad a guardar distancia y verla como cosa distinta y conclusa, la misma actitud que se revela en su cultivo no purista del latín como lengua viva. De ahí que Alfonso no se proponga trasvasar nombres sino brindar las cosas correspondientes dentro de su cultura a las mentadas en el texto original106.

Si nous partageons l’opinion générale émise par Lida de Malkiel, opinion selon laquelle l’un des soucis du « traducteur » médiéval, et donc en l’occurrence d’Alphonse, est de rendre le texte intelligible aux yeux de ses contemporains, nous ne souscrivons pas à l’interprétation qu’elle donne de la « négociation de la distance » comme faille (« incapacidad de guardar distancia ») inhérente à ce « traducteur ». Il nous paraît au contraire que ce jugement de valeur procède de l’obstination à saisir ce qui est fondamentalement une « transposition pragmatique » (c’est-à-dire une transformation sémantique) comme une transposition formelle. En effet, à quoi renvoie l’expression « traducción actual » si ce n’est à une forme de transposition linguistique « où l’original est pris non comme modèle, mais comme objet imparfait à modifier selon un modèle de perfection qui n’est pas même le sien mais celui du perfecteur et de son public »107 ? Il en découle que cette transposition n’a pas pour objet de « traduire » l’« original », au sens où on entend habituellement ce mot, mais de l’adapter, de le recréer en fonction de ce projet interne dont nous avons déjà tant de fois, mis en évidence, la force dynamique. D’où notre proposition de dénoter cette procédure au moyen de la forme composée « traduction-adaptation », afin d’exprimer la double transposition (linguistique et sémantique) qui est en jeu. C’est pourquoi loin de tenir la « compilation » et la « traduction-adaptation » pour des entreprises séparées, il nous paraît, au contraire, opportun de manifester leur étroite imbrication en soulignant les rapports de conjonction qui peuvent être établis entre les deux. On pourrait, en effet, voir la « traduction-adaptation » comme la « transposition-cadre » qui subsume toutes les autres transpositions : elle serait donc à appréhender comme catalyseur du mouvement de « translation proximisante »108, déjà indexé à la procédure de compilation. Cette « translation » est de toute évidence symbolique puisqu’elle n’est pas diégétique : l’historien est tenu d’évoquer des personnages référentiels (le référent étant soit le monde réel tel qu’il est construit dans son univers, soit l’intertexte) : il ne peut donc pas changer les coordonnées spatio-temporelles pas plus que les relations que l’on dit avoir existé entre les personnages, etc. Puisqu’à la différence du romancier (pensons à Joyce qui transpose le récit d’Ulysse dans l’Irlande du Nord), il ne peut transposer directement la diégèse, il va chercher à la rapprocher, à l’actualiser aux yeux de son public par toute une

106

M. R. LIDA De MALKIEL, « La General estoria… », p. 124. G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 443. 108 Ibid., p. 431. 107

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série de moyens qui passent par la conversion des codes esthétique, moral et culturel de l’hypotexte en des codes qui sont « valides » à son époque. La valeur heuristique qui est conférée au « mariage » dans le récit des amours de Didon et d’Énée fait de celui-ci l’opérateur premier de cette « conversion » des codes. Dès le titre du chapitre, le ton est donné : « De cuemo Eneas arribo en Affrica e caso con la reyna Elisa Dido », de sorte qu’Alphonse X oriente d’emblée la rencontre des deux protagonistes dans la perspective d’une telle union, c’est-à-dire d’une relation rigoureusement contrôlée sur le plan moral. Cette orientation est en fait à percevoir comme « ré-orientation », c’est-à-dire comme « transmotivation » et « transvalorisation ». Par l’introduction et l’exploitation insistante d’un motif (le mariage), l’économie sémantique du récit de la rencontre se voit complètement modifiée. Il faut sans doute rappeler qu’il l’était déjà par son insertion dans une série de narrations centrées sur le personnage de Didon. En faisant de la reine de Carthage, le foyer principal de son récit, Alphonse était obligatoirement conduit à lui attribuer un rôle plus important que celui qui pourrait être le sien dans un récit consacré à la fondation de Rome, c’est-à-dire à l’exploitation du mythe du Troyen glorieux109. Il apparaît ainsi qu’il fait peu de cas du récit du naufrage d’Énée, puisque ce naufrage, dans la perspective qui est la sienne, a pour unique intérêt de justifier l’arrivée d’Énée sur le sol de Carthage. En tenant compte de cet ordre de priorité, il n’est pas étonnant que soit mise en place une opération d’ordre axiologique visant à valoriser le personnage de Didon. Le rappel, au seuil du récit, de sa puissance et de sa dignité110, gages de sa souveraineté sur Carthage, l’étirement de la scène de la rencontre elle-même en témoignent. On peut également signaler le recours à un langage qui vise à effacer toute connotation sensuelle. Aussi le terme « concuspiscentia » qu’utilise Rodrigue de Tolède, n’est-il pas « traduit » dans l’Histoire par le lexème « concupiscencia », jugé sans doute déplacé dans le contexte. On ne peut alors que souligner les liens que cette forme de traduction entretient avec la figure sémantique de la correctio, laquelle consiste en l’amélioration d’une expression que l’« orateur » juge inconvenante. C’est ce que Lausberg dénomme « correctio sociale » pour dénoter une figure qui a pour objectif d’éliminer les termes ou expressions qui pourraient s’avérer chocants pour le « public ». Il en découle que les divers éléments évoqués contribuent donc à inscrire immédiatement la relation amoureuse dans le cadre éthique du mariage, tout autant qu’à insister sur l’engagement de fidélité éternelle111.Tous ces éléments contribuent à améliorer le statut axiologique de Didon en lui conférant une

109

Le récit de Rodrigue de Tolède insiste bien plus sur le naufrage : « Throya destructa Eneas filius Veneris et Anchise… ». 110 « Estando la reyna Dido en Carthago muy poderosa e much onrrada […] ». 111 « e prometieron se un a otro ques tomassen por marid e por mugier ; e sobresso fizieronse grandes yuras segund el uso de los gentiles, e casaron luego, e fueron las bodas muy nobles e muy ricas.

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conduite, des mobiles, une valeur symbolique plus nobles, que celles qui lui étaient conférées dans les récits virgilien et ovidien, où l’accent était mis sur sa sensualité ou légèreté, présentée comme une faute. Le récit de Rodrigue, on l’a vu, s’en faisait aussi brièvement l’écho.

L’identité de la « compilation-texte » ou l’invention d’une écriture Bien qu’il soit une adaptation du récit du chapitre II de l’Historia romanorum, le récit du chapitre 57 de l’Histoire d’Espagne possède sa propre identité, sa propre structure, son propre « style ». Les diverses procédures de transposition formelle et thématique que nous venons d’examiner ont permis, en effet, de mettre au jour la manière dont le récit alphonsin, pour se construire, a exploité toutes les virtualités (tous les « textes possibles ») contenues dans ses hypotextes, virtualités thématiques mais aussi stylistiques, esthétiques. La dimension recréatrice de la « traduction-adaptation » ne saurait être plus évidente, d’autant qu’Alphonse X, ayant procédé à l’adaptation en « prose » des textes ovidiens des Métamorphoses et des Héroïdes, s’était déjà approprié un certain répertoire. La vision de la compilation s’en trouve du même coup modifiée, puisqu’elle apparaît moins comme « entassement » de textes déjà constitués, que comme « entrecroisement » d’écritures et de modes de pensée. Il est certain que, s’il y a lieu de parler d’imitation, celle-ci est recréatrice et non reproductrice, car le geste mimétique rejette hors de sa sphère, tout ce qui lui semble trop étrange, trop distant ou contraire à ce qu’il veut montrer. De fait, il est clair que la rénovation (renovatio) de l’hypotexte est impliquée dans la démarche même du « traducteur-adaptateur »112. Comme le souligne Michel Stanesco, « l’adaptation d’un ouvrage latin en « roman » suppose sa renovatio obligatoire »113. C’est ce qui explique que, pour Laurence MatheyMaille, la « traduction » est une « adaptation que le [traducteur] développe, amplifie et qu’il repense selon ses propres exigences »114. Alphonse X, par son écriture du récit de la rencontre, témoigne d’une nouvelle manière de penser les faits, les personnages115, le récit, et de leur conférer une réelle épaisseur. Il ne se

112

Olga Tudorica IMPEY, « Un dechado de la prosa literaria alfonsí …», p. 5 : « La adaptación de la historia amorosa de Dido es sin duda una manifestación de aquella « actividad artística nada desdeñable, que rebasa con mucho la mera traducción », atribuida por María Rosa Lida de Malkiel a Alfonso con respecto a ciertos pasajes de la General estoria, traducidos de las Metamorfosis ». 113 M. STANESCO, « À l’origine du roman : le principe esthétique de la nouveauté comme tournant du discours littéraire », Styles et Valeurs. Pour une histoire de l’art littéraire au Moyen Age, Paris : Sedes, 1990, p. 151. 114 L. MATHEY-MAILLE, « Traduction et création : de l’Historia Regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth au Roman de Brut de Wace », in : Écriture et mode de pensée…, p. 190. 115 Pour L. MATHEY-MAILLE, ibid., p. 191 : « Ce besoin d’enrichir le personnage favorise la naissance de l’écriture romanesque, le roman étant par excellence, selon la critique classique, le lieu où vivent et s’affirment des individualités ».

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contente pas de changer de langue, il change de système de pensée, de référents, de paradigme d’écriture. Peu importe alors qu’une confrontation minutieuse laisse voir des fragments qui font état d’une traduction « littérale », à côté d’autres qui se caractériseraient par une entière liberté d’interprétation et d’expression. La greffe d’énoncés nouveaux n’est pas plus révélatrice de la rénovation que la conservation littérale d’énoncés « anciens », puisque ceux-ci, immergés à la fois dans une nouvelle dynamique d’écriture et un nouveau mode de pensée, se voient eux aussi « rénovés » passivement. Le besoin de donner une épaisseur aux personnages, un « effet de vie », tout autant que la nécessité de moraliser l’écriture, font de la « traduction-adaptation » alphonsine, une recréation, un véritable mode de pensée qui contribue à donner à celui de la compilation, ses « lettres de noblesse ». Claude Buridant l’avait déjà signalé, qui voyait l’espace du « traducteur » médiéval comme un champ d’innovations de toutes sortes116. En ce sens, c’est bien de l’invention d’une écriture qu’il s’agit, car même s’ils travaillent sur une même « matière », Alphonse et Rodrigue ne la « formalisent » pas de façon égale. Rodrigue tend à vouloir compenser la faible crédibilité de la « matière » poétique par une écriture « neutre », « pseudoobjective » qui en restaure l’historicité, tandis qu’Alphonse X se laisse gagner au jeu de l’invention « romanesque »117. Qu’en est-il du geste alphonsin dans l’Histoire ? Le texte étudié doit-il être tenu pour représentatif de la poétique de transposition recréatrice chez Alphonse ? Dans l’objectif d’esquisser une poétique générale, il semblerait que puissent être retenus au titre d’invariants, trois des éléments qui avaient déjà fortement attiré notre attention. Soit : le traitement du personnage, qui devient plus « humain », du fait de la motivation psychologique ; la moralisation de l’écriture, qui passe par un didactisme exacerbé et un investissement axiologique « massif » du narrateur ; la dramatisation de la narration, qui implique que l’action soit repensée en fonction d’une logique du « paroxysme », ou à tout le moins, de la crise annonciatrice de la chute. Ce choix de la dramatisation a pour corollaire l’inscription de séquences descriptives minutieusement travaillées, ainsi que la prédominance des scènes sur les sommaires, soit un allongement de la durée de l’action (effet d’étirement). La conjonction de ces différents traits induit donc un certain traitement « romanesque » de l’action, caractérisé par l’attention qui est portée à son

116

Claude BURIDANT, Les problèmes de la traduction du latin en français à partir de l’histoire de France en français de Philippe Auguste, Lille : Ateliers de reproduction de l’Université de Lille, 1985, p. 2 : « la liberté par rapport au texte est facilement admise pour le gloser, accentuer son impact moral ou l’embellir, des préoccupations paragogiques des développements moraux, des préoccupations esthétiques, des enjolivements rhétoriques aidant à appuyer la leçon ». 117 Il n’est pas étonnant que Olga TUDÓRICA IMPEY, « Un dechado de la prosa literaria alfonsí … », p. 5, écrive : « En la sequedad de los asuntos históricos el relato amorose de Dido abre una pequeña grieta poética, un mínimo oasis en el cual Alfonso se detiene con delectación ».

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insertion dans un cadre spatio-temporel que l’on cherche à définir précisément, mais aussi à l’explication des mobiles qui justifient son exécution, ce qui suppose la prise en compte du cheminement mental par laquelle elle s’accomplit, et donc un certain investissement axiologique du narrateur, sur lequel nous reviendrons. À titre de conclusion, nous proposons un autre exemple d’illustration de cette écriture : E a cabo de tiempo tremio aquella villa tan fieramientre, que los que y morauan cuydaron seer muertos, e por end ouieron la a dexar, e fueron buscar o poblassen. E andando assi radios por tierra de Siria, fallaron un grand estanc que duraua mucho en luengo y en ancho, e llamauanle los moradores de la tierra ell estanc de Siria, e moraron alli un poco de tiempo. E desi yendo buscando meior logar que aquel, llegaron se a la mar, e fallaron y un logar de que se pagaron mucho, e poblaron alli, e, e fizieron una cibdat ; e por que aquella marina era abondada de pescados de muchas naturas, e aquellas gentes llamauan al pez sidon pusieron nombre a aquella uilla Sidona. Andados cient e ochaenta e quatro annos que esta cibdat fuera poblada, leuantos un rey duna tierra que llamauan Escalona, e guerreolos tan fierament que no lo pudieron soffrir ; e con coyta del, ouieron se los mas dellos a meter se en nauios por la mar fasta que fallaron una ribera e un puerto muy bueno de que se pagaron. E por que uieron que auie y unas angosturas que eran grandes fortalezas pora poderse deffender daquellos que les quissiessen fazer, poblaron y una grnad cibdat ; y en el so lenguaje dellos llamauan all angostura tiron, e por esso pussieron nombre a aquella cibdat Tiro. Y esta cibdat fue poblada un anno antes que fuesse destroyda Troya la primera uez. E por que se poblaua muy bien y enriquecien mucho los omnes que morauan en ella, ouieron los grand enuidia sos uezinos, e sobre todo los de Persia, de guisa que ouieron a uenir a guerrear unos con otros ; e los persianos, com eran m uchos e abondados de todas cosas guerrearon a Tiro muy fuert por mar e por tierra. Y esta guerra duro luengo tiempo ; pero en cabo fueron uençudos los de Persia, ca de guisa sopieron los de Tiro sofrillos e defender se dellos, que por fuerça los ouieron a uencer e los echaron de toda su tierra, y ellos fincaron uencedores e onrados118.

118

P.C.G., p. 31.

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Motivation psychologique119

Moralisation de l’écriture120 (Axiologie)

e guerreolos tan fierament que no lo pudieron soffrir ;

pero en cabo fueron uençudos los de Persia, ca de guisa sopieron los de Tiro sofrillos e defender se dellos, que por fuerça los ouieron a uencer e los echaron de toda su tierra, y ellos fincaron uencedores e onrados

e con coyta del, ouieron se los mas dellos a meter se en nauios por la mar fasta que fallaron una ribera e un puerto muy bueno de que se pagaron. E por que uieron que auie y unas angosturas que eran grandes fortalezas pora poderse deffender daquellos que les quissiessen fazer, poblaron y una grand cibdat ;

Dramatisation de la narration121 1. E desi yendo buscando meior logar que aquel, llegaron se a la mar, e fallaron y un logar de que se pagaron mucho, e poblaron alli, e, e fizieron una cibdat (description) e por que aquella marina era abondada de perscados de muchas naturas, e aquellas gentes llamauan al pez sidon pusieron nombre a aquella uilla Sidona. 2. Andados cient e ochaenta e quatro annos que esta cibdat fuera poblada, leuantos un rey duna tierra que llamauan Escalona, e guerreolos tan fierament que no lo pudieron soffrir 3. [ellos] fallaron una ribera e un puerto muy bueno de que se pagaron. E […] poblaron y una grand cibdat 4. ouieron los grand enuidia sos uezinos, e sobre todo los de Persia, de guisa que ouieron a uenir a guerrear unos con otros ; e los persianos, […] guerrearon a Tiro muy fuert por mar e por tierra. Y esta guerra duro luengo tiempo ; pero en cabo fueron uençudos los de Persia […]

Nous tenons donc que la motivation psychologique des personnages, la moralisation de l’écriture, la dramatisation de l’action, constituent autant de

119

Voici quelques autres exemples de motivation psychologique des personnages dans l’Histoire : P.C.G, p. 8 : [Hercules] « Este Hercules, desque passo dAffrica a Espanna, arribo a una ysla o entra el mar Mediterraneo en el mar Oceano ; e por quel semeio que aquel logar era muy uicioso y estaua en el comienço doccident, fizo y una torre muy grand e en somo una ymagen de cobre bien fecha […] » ; P.C.G., p. 57 : « [Julio Cesar] E Julio Cesar ueyendo el recebimiento que fazien a Ponpeyo, et cuemo yva a el et a los otros romanos much adelante en el poder del consulado, ouo end grand envidia, et pesol muy de coraçon. Et andaua ya discordia et mal querencia entrellos, pero encubierta aun ; P.C.G., p. 71 : [Petreo] Pues que uio Petreo que Julio cesar tan a coraçon auie el fecho et tan acucioso andaua en ello et que tan bien se le guisaua todo, dubdo et ouo miedo que por uentura no podrie con el por las grandes compannas quel ueye y tener ; e asmo que serie meior de llegar mayor poder, et desi uenir a el ». 120 Voici quelques autres exemples de moralisation dans l’Histoire : P.C.G., p. 9 : « [Hercules] Quando esto oyo Hercules, plogol mucho e fuesse pora alla ; ca maguer era ell del linage de los gigantes e muy fuerte, no era por eso omne cruo ni de mala sennoria, ante era piadoso a los buenos e muy brauo e fuerte a los malos. P.C.G., p. 11 : « [Espan] E por que elle era omne que amaua iusticia e derecho e fazie bien a los omnes, amauan le todos tantos, que assi cuemo Hercules se apoderaua de la tierra por fuerça, assi este se apoderaua della por amor ». P.C.G., p. 73 : « [Petreo y Julio Cesar] E en contando de las batallas por o passaran, refrescose les ell amor daquella batalla a que eran alli ayuntados, et dexando las otras razones, tornaron a auiuarla […] Demas muy grieue cosa es dexar el omne lo que mucho a tomado en costumbre, com ellos auien de lidiar entre si ; et tan affechos eran a ello que se non pudieron ende partir ». 121 Pour d’autres exemples de dramatisation, nous renvoyons au récit du mariage de Liberia, chapitre 10, ainsi qu’à celui de la révolte des esclaves de Tyr, chapitre 50.

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traits saillants de l’écriture alphonsine dans l’Histoire. Même en admettant que ces traits fussent déjà disponibles, soit de façon latente, soit de façon explicite, dans les divers hypotextes de l’Histoire, il est clair qu’en les systématisant dans sa pratique d’écriture, Alphonse X se les est appropriés, et a « affiché » son adhésion à des formes d’écriture qu’il n’a pas eu d’autre choix que de réinventer, pour les adapter aux nouvelles exigences de son projet. En effet, la nécessité de transposer ces formes dans une langue qui commence juste à s’affronter à l’inscription de la « prose narrative » en castillan, suppose l’invention d’une écriture capable de « narrativiser » la poésie, de « déconstruire » les périodes latines pour les mouler dans la « phrase » castillane, de forger des particules aptes à exprimer dans leur ensemble et dans leur particularité, les liens logiques requis par les exigences nouvelles de moralisation du discours, qui, on l’aura compris, demandent à être explicitées. Ces nouveaux défis entraînent nécessairement l’émergence d’une nouvelle forme-auteur historiographique, repérable, soit au moyen des nouvelles fonctions qu’elle s’adjoint pour se construire (telle la fonction de régie explicite), soit au travers de la redéfinition des fonctions déjà existantes (comme par exemple la fonction idéologique). Il nous faut donc envisager maintenant, et à titre de synthèse sans doute provisoire, les modalités de construction de l’auteur historiographique dans l’Histoire d’Espagne.

CHAPITRE TROISIÈME

ALPHONSE X ET LA CONSTRUCTION DE L’AUTEUR HISTORIOGRAPHIQUE DANS L’HISTOIRE D’ESPAGNE

Nous nous situons désormais de plain-pied dans l’espace du texte. Il s’agira d’analyser les modalités de construction de l’auteur historiographique dans l’Histoire d’Espagne, à partir du relevé et l’étude des fonctions paradigmatiques auxquelles la « forme-auteur » historiographique s’articule pour se construire. La détermination des quelques traits saillants de l’écriture alphonsine nous a, en effet, permis d’entrevoir que, derrière la pratique scripturale alphonsine, se profilait un « auteur » (c’est-à-dire une stratégie), conscient de la fonction moralisante ou idéologique à assumer vis-à-vis de son récepteur, tout autant que de ce que nous avons convenu d’appeler la « fonction de régie ». Cette fonction de régie, primordiale, nous l’appréhenderons comme fonction cardinale de l’auteurité, en ce qu’elle témoigne véritablement d’une prise en charge de la responsabilité énonciative qui est assumée et revendiquée par un scripteur, qui se révèle être bien plus proche de l’« auctor » que de l’« actor ». En nous fondant sur les stratégies textuelles mises en œuvre, nous espérons ainsi pouvoir dégager les images de « roi » et de « sujet du roi » qui se trouvent projetées dans un texte qui, rappelons-le, dès le prologue, met en scène un roi hautement conscient de sa position « en surplomb ».

La fonction de régie : l’assomption d’auteurité La fonction critique d’autorité : « intertextualité » et brouillage des voix d’auctores Intertextualité et hypertextualité Nous avons largement mis en évidence que le récit historique, pour se constituer, devait s’adosser aux écrits des auctores. Nous avons aussi fait remarquer, dans notre étude sur la problématique de l’autorité discursive au Moyen Âge, qu’Alphonse X, en tant que roi très conscient de la suprématie de son pouvoir, ne pouvait raisonnablement assumer la position d’actor. Les résultats des analyses qui viennent d’être conduites quant à la poétique de l’écriture alphonsine ne peuvent que confirmer cette intuition initiale. Dès lors, il est aisé d’imaginer qu’Alphonse X, pour orchestrer le jeu de sa propre partition, a dû s’engager dans une procédure de brouillage des voix d’auctores, afin d’assurer par ce biais l’émergence de sa voix propre, et ce, sans pour autant contrevenir aux exigences de l’imaginaire d’autorité.

220

UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

En ce sens, il n’est pas surprenant de constater la duplicité qui préside à l’inscription de la fonction d’indexation du récit à ses textes-sources. Nous en venons donc à l’étude de l’« intertextualité » proprement dite, telle qu’elle est définie par Genette : Je définis [l’intertextualité] pour ma part, d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat […], qui est un emprunt non déclaré mais encore littéral ; sous forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la pleine perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable […] 1.

Si nous avons choisi de reproduire intégralement cette définition, c’est précisément parce qu’elle nous plonge au cœur de la problématique du brouillage des voix, c’est-à-dire du rapport que le texte alphonsin entend instituer avec ses sources. À la différence de l’hypertextualité qui envisageait le texte de l’Histoire à partir des transformations qu’il faisait subir aux textessources, perçus dès lors comme hypotextes, l’« intertextualité » s’intéresse, elle, à la manière dont l’Histoire parle de ses sources et témoigne de leur présence. De sorte que si l’étude de l’« hypertextualité » rendait compte du pouvoir que le scripteur entend exercer sur ses sources, l’« intertextualité » témoigne en retour de la dette que ce scripteur contracte, dès lors qu’il se résout à assumer un tel rôle, dette que l’« imaginaire sémiotique » lui demande d’acquitter par l’affichage dans son texte d’un jeu de renvois à l’« extérieur discursif » qu’implique toute intertextualité. Or, cet « affichage » lui-même est à examiner dans ce qui le fonde et lui donne sens : est-il à considérer comme marque d’une « vraie soumission » aux sources ? Comme désir de restituer à autrui ce qui lui revient ? Ou faut-il au contraire le percevoir comme une simple stratégie par laquelle le scripteur, sous couvert de cet Autre, entend en réalité se constituer en autorité suprême qui filtre, sélectionne, organise, hiérarchise, évalue le dire d’autrui ? Les textes historiques médiévaux, on le sait, répondent à des modèles qui se transmettent d’un texte à l’autre. Aux trois modèles principaux bien connus, vidi (j’ai vu), audivi (j’ai entendu), legi (j’ai lu), il conviendrait d’ajouter un quatrième qui se définirait dans la relation critique que ces textes maintiendraient à leurs sources. Il est évident que cette critique des sources ne peut s’exercer de façon ouverte, délibérée : aussi doit-elle prendre la forme d’un « brouillage », c’est-à-dire d’un mélange de « voix » différentes qui rendent proprement inaudible chacune de ces « voix » d’auctor prise dans sa singularité, mais qui, par le travail de « refonte » dont il rend compte témoigne en quelque

1

G. GENETTE, Palimpsestes…, p. 8.

CONSTRUCTION DE L ’AUTEUR HISTORIOGRAPHIQUE

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sorte du primat d’une « voix » souveraine (d’hyper-auctor) qui orchestre toute la procédure. C’est pourquoi nous avons choisi de parler de « fonction critique d’autorité » pour rendre compte tout à la fois de la critique sous-jacente des sources qui s’exerce, à travers l’ordonnancement qui en est proposé, mais aussi de la conscience auctoriale qui lui est corrélée. S’agissant d’Alphonse X, roi-historiographe, assuré d’être le détenteur d’une sagesse procédant directement de Dieu, il est clair que le statut d’« hyperauctor » que nous venons de postuler se présente d’emblée comme le plus recevable. Néanmoins, dans la mesure où ce compilateur se trouve, à l’instar de tous les autres, soumis à l’imaginaire d’autorité en vigueur, il ne peut s’affranchir de manière totale et délibérée de cette position d’actor. C’est donc la double nécessité de construire la fonction-compilateur comme fonction-auteur « en surplomb » (donc comme fonction- « hyper-auctor ») et comme fonctionactor qui le conduit à entreprendre ce jeu de brouillage des voix, dont nous chercherons maintenant à rendre compte. Dans la mesure où la catégorie sémantique de l’évidentialité que nous analyserons ci-après, a trait à l’origine du savoir, elle est en liaison avec l’« intertextualité » explicite ou diffuse, puisque celle-ci, quand elle emprunte la forme de la « citation » ou du « plagiat », voire de l’« allusion », renvoie précisément à la capacité qu’a un texte de rendre transparente ou opaque l’origine de ce qu’il énonce, et donc d’attester la présence de ce texte en son sein – d’où le terme de « co-présence » auquel recourt Genette. On entrevoit à quel point une attention trop soutenue portée à l’« intertextualité » dans le texte historique médiéval pourrait masquer l’« hypertextualité » qui le fonde, en donnant à voir comme prédominante la fonction d’indexation, alors même que celle-ci participe, en cas de « brouillage » des « voix », à la transformation du texte-source inhérente à la procédure hypertextuelle. Intertextualité et hypertextualité sont donc tout à la fois complémentaires et antonymes : là où l’« intertextualité » semble sacrifier au « diktat » de la « fonction-auctor », l’hypertextualité paraît plutôt travailler en sourdine à l’« intronisation » de la « fonction-auteur », mais toutes deux visent à rappeler les liens secrets ou manifestes qu’un texte, pour se constituer, tisse avec d’autres textes, liens qui font alors de toute écriture, qu’elle soit ou non compilation, une écriture au second degré.

La réalisation ambiguë de la catégorie de l’évidentialité2 L’évidentialité concerne les différents moyens par lesquels un énonciateur a pu entrer en possession des connaissances et des informations dont il dispose. Si, dans certaines langues, cette information est marquée grammaticalement par des particules ou des formes verbales spécifiques, il n’en va pas de même pour

2

Nous n’examinerons pas pour le moment la fonction testimoniale ou modalisante proprement dite, c’est-à-dire plus exactement le rapport entre savoir et subjectivité, qui concerne l’attitude propositionnelle de l’énonciateur. Nous réservons cette étude à la section « la fonction idéologique » intégrée à ce même chapitre.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

toutes. Il n’empêche que les langues, quelles qu’elles soient, sont en mesure de fournir à un énonciateur donné, les moyens d’indiquer si sa connaissance est de première main, si elle a été obtenue par déduction ou grâce à des sources autres, etc. Ainsi, tout énonciateur a les moyens de réaliser linguistiquement cette catégorie, notamment par le recours à un certain nombre de marqueurs (verbes, adverbes de phrase, expression relevant du testimonial ou du nontestimonial). Il peut, ce faisant, introduire entre les propositions qu’il énonce sur le mode de l’assertion et lui-même une distance, ou au contraire exprimer son adhésion, sa croyance. Dans le contexte de l’écriture historique médiévale qui nous intéresse spécifiquement ici, il est certain que la réalisation discursive de la catégorie de l’évidentialité constitue un moment fort de l’inscription textuelle prise dans son ensemble. En effet, les marqueurs d’évidentialité jouent le rôle d’indices de fiabilité car les noms d’auctores ou d’œuvres autorisées qui émaillent le discours du compilateur, donnent au lecteur l’assurance que le propos qu’il reçoit provient de sources authentifiées par la tradition. En ce sens, l’analyse de l’« intertextualité » peut se résumer à l’identification des « sources », c’est-à-dire à l’élucidation de l’origine des informations, attendu que le compilateur peut faciliter cette recherche ou au contraire la rendre extrêmement aventureuse. Les études d’identification des sources qui ont été menées dans le cadre de la compilation historique qu’est l’Histoire d’Espagne ne manquent pas de rendre compte d’une certaine duplicité dans la réalisation de cette catégorie. Ainsi, Louis Chalon met en évidence que les compilateurs alphonsins prétendent avoir consulté de première main des « sources » auxquelles ils n’ont eu accès que par l’intermédiaire de compilations3. Ils sont amenés à taire des sources qu’ils ont massivement compulsées, comme c’est le cas du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais qui n’est jamais directement cité. Si Chalon constate que « les collaborateurs d’Alfonso X [n’] éprouvent [pas] le besoin d’avertir leur lecteur »4 de « plusieurs sources [qui] sont exploitées directement ou indirectement, selon le cas »5, il ne cherche pas pour autant à examiner les causes de ce silence, à savoir, ce que celui-ci pourrait être en mesure de nous

3

L. CHALON, « Comment travaillaient les compilateurs… », p. 291-292 : « Toutes ces sources ne sont pas avouées, un grand nombre d’entre elles n’ont été identifiées que grâce au patient labeur d’investigation mené par Ramón Menéndez Pidal et ses prédécesseurs. Le prologue de la PCG comprend bien une liste des auteurs compilés, mais nous ne pouvons lui accorder qu’une confiance très limitée […] Ce que les collaborateurs d’Alfonso X se gardent bien d’avouer, c’est qu’un certain nombre de leurs sources n’ont pas été consultées directement mais par l’intermédiaire d’un compilateur, le plus souvent Vincent de Beauvais (c. 1190-1264). Celui-ci n’est jamais mentionné ; ce n’est pourtant qu’au travers de son Speculum Historiale que sont passés dans la P.C.G. des fragments des œuvres de Comestor, de saint Elinando, d’Haimon, d’Hugues de Fleury, de Mileto, du Pseudi-Egésippe, de Suétone, des Actes de saint Ponce, des Vies du philosophe Segond et de saint Basile. Un examen attentif du texte de la P.C.G. montre que, même lorsqu’une source est nommément désignée, cela ne signifie pas qu’elle a été consultée directement ». 4 Ibid., p. 293. 5 Ibid.

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dire quant à la « politique » alphonsine d’inscription discursive de la fonction d’indexation. Or, notre hypothèse est que ces silences, ces séries de non-dits qui se trouvent associés par ailleurs à un « affichage » explicite de noms d’auctores nous informent, si nous parvenons à les décrypter, sur le degré de responsabilité que l’énonciateur entend assumer, ou dit autrement, sur les modalités de gestion des « voix » d’auctores au sein de son propre discours. Il nous faut alors analyser le “flou” qui entoure les marqueurs d’évidentialité comme une volonté de brouillage des « voix » d’auctores, brouillage tout à la fois qualitatif et quantitatif.

Brouillage qualitatif des « voix » : la critique implicite des sources Dans la partie de l’Histoire d’Espagne qui narre les événements antérieurs à l’histoire castillane du XIIIe siècle, l’essentiel des informations procède des lectures (legi), c’est-à-dire de sources écrites. Dans ces conditions où la réalisation de la catégorie de l’évidentialité implique l’insertion d’un discours en provenance d’un discours antérieur, elle renvoie en fait à la problématique du discours rapporté comme représentation de l’acte d’énonciation d’autrui dans l’énonciateur d’un locuteur. Il existe diverses procédures d’intégration d’un discours cité à l’intérieur d’un discours citant (discours direct, discours indirect, discours indirect libre…), mais il est évident que le choix de l’une ou l’autre de ces formes n’est pas indifférent quant à la responsabilité que l’énonciateur entend indiquer qu’il assume. Un bref rappel des spécificités de ces différents discours nous permettra de le poser plus clairement et de mettre en évidence que le choix majoritaire du discours indirect et de ses variantes témoigne bien de la procédure de brouillage qualitatif des « voix » qui est engagée par l’énonciateur. Rappels Il faut sans doute rappeler dans un premier temps le statut de « discours rapporté » des discours direct et indirect, c’est-à-dire d’un discours qui « n’a d’existence qu’à travers le discours citant, qui construit comme il l’entend un simulacre de la situation d’énonciation citée »6. Du fait de ce « simulacre », il est possible de détourner complètement le sens d’un texte qui du point de vue de la littérarité, ne s’écarte pas de l’« original ». On voit donc déjà l’espace de liberté énonciative qu’offre le recours aux formes de discours rapporté. Pourtant, même si les diverses formes ont en partage cette capacité de « ré-énonciation » ou de « dénonciation »7, elles ne l’exercent pas de la même façon, chacune jouant différemment de l’« effet de fidélité ». Ainsi, un énonciateur qui veut donner l’illusion de « fidélité » maximale au discours citant aura tout intérêt à recourir

6

D. MAINGUENEAU, Éléments de linguistique pour le texte littéraire (1986), Paris : Bordas, 1990, p. 87. 7 Voir A. COMPAGNON, La seconde main…, p. 55.

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au discours dit « direct ». En effet, le discours direct, comme la citation qui pourrait en être une des modalités, se caractérise par la répétition du « signifiant » du discours cité, et donc, par la dissociation entre les deux situations d’énonciation, citante et citée. Le propre du discours direct est donc de faire coexister deux actes d’énonciation, deux systèmes énonciatifs, ce qui a pour conséquence d’entraîner une délégation de la responsabilité du « rapporteur » à un second locuteur, celui du discours direct. En prétendant restituer le discours sous sa double face de signifiant et de signifié, le discours direct pourrait se présenter comme le mode idéal de discours rapporté pour l’énonciateur qu’est le compilateur, dans la mesure où non seulement il crée cette illusion de « fidélité », mais de plus, décharge le « rapporteur » de la responsabilité du propos cité, en référant ce propos à l’énonciateur du discours direct. En ce sens, discours direct et citation semblent avoir de nombreux points de convergence, puisque la citation, elle aussi, est un « énoncé répété » dans sa littéralité. Seulement, à la différence du discours direct qui peut rapporter des propos énoncés verbalement et dont la littéralité n’est pas aisément vérifiable, la citation, le plus souvent, engage le « rapportage »8 de propos consignés dans des textes écrits et dont on peut contrôler l’exacte littéralité. Pourtant, il serait erroné de croire que la citation ne se trouve pas engagée dans la même procédure d’« illusion » de fidélité que le discours direct. S’il est vrai que cette « fidélité » ne touche pas à l’identité littérale du propos, elle a à voir avec l’impact que la « décontextualisation » d’un propos peut avoir sur son sens. Nous renvoyons donc à l’analyse que nous avons déjà menée sur la question, en rappelant simplement, avec Compagnon, que : Dans la mesure où il n’y a pas d’énoncé sans énonciation (sinon, peut-être dans le discours de la logique), et où le système du texte comprend l’énoncé et l’énonciation […] deux textes, à admettre que leurs énoncés soient identiques, ne demeureraient pas moins dans une irréductible différence qui ne tiendrait plus qu’à leur énonciation9.

Ainsi, à travers cette déclaration, se trouve réaffirmée la singularité de toute énonciation, indépendamment de l’identité littérale possible entre les énoncés d’un texte et d’un autre. Ces indices donnent déjà à voir le « brouillage » naturel des « voix » qui se déclenche dès qu’un énoncé t est transféré d’un texte T1 à un texte T2, c’est-à-dire dès que le même énoncé se trouve référé à deux énonciations distinctes. Le « brouillage » intervient donc même dans les cas où, comme dans le discours direct ou la citation, la « reprise » de l’énoncé est littérale. On comprend alors que, cette reprise, quand elle concerne seulement le « signifié », indépendamment du « signifiant », puisse renforcer l’impression de « brouillage », en créant une « illusion » de « fidélité » plus diffuse. Or, comme

8 9

Nous empruntons ce terme à Antoine COMPAGNON, ibid. Ibid., p. 57.

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225

on sait, c’est le propre du discours indirect que de n’être discours rapporté que par le sens (interprétation de re) et de constituer ainsi une sorte de « traduction » du discours cité. Le discours indirect pose donc le problème de l’interprétation de l’énonciation « citée » et de son rendu, de la sélection des informations pertinentes, de la valorisation de cette information, etc., c’est-à-dire de toute une série de questions liées à l’expression. Mais précisément parce qu’il se propose de « ré-énoncer » un dit antérieur pour en donner un équivalent, le discours indirect suppose un transfert de la responsabilité énonciative, l’énonciateur du discours indirect prenant en charge l’ensemble de l’énonciation. La subordination du discours cité qui est corrélative à un tel transfert est donc particulièrement révélatrice de la manière dont l’énonciateur entend se positionner par rapport au discours d’autrui. Le choix majoritaire du discours indirect et de ses variantes Si nous avons émis l’hypothèse d’une duplicité dans l’inscription de la fonction d’indexation, c’est parce que nous interprétons le recours massif à la forme de discours rapporté que constitue le discours indirect, comme un indicateur de la volonté de « responsabilisation » énonciative de la part du locuteur. En effet, un relevé minutieux des marqueurs de la catégorie de l’évidentialité montre que le texte de l’Histoire d’Espagne n’est guère friand de citations littérales ni de discours direct. Il est nettement plus favorable au discours indirect « classique » (avec verbe introducteur + que) et à ses variantes représentées dans le texte par des formules introduites par les marqueurs « segund », « assi cuemo ». Si nous considérons, par exemple, les treize premiers chapitres10, nous pouvons établir l’absence de toute citation, ainsi que la prédominance absolue du discours indirect, avec une majorité de formules introduites par le marqueur « segund ». Ainsi, au chapitre 1, on trouve « e cuenta otrossi en aquel libro que… »11. Au chapitre 4, on peut lire : « E segund cuenta la su estoria deste Hercules… »12. Il en est de même au chapitre 6, où les séquences introduites par « segund » sont récurrentes : « E segund cuenta Lucan, que escribio esta estoria… »13, « E cuenta Lucan que… »14, « […] assi cuemo la su estoria lo cuenta »15. On peut aussi citer cette référence du chapitre 7 : « […] segund cuenta la su estoria »16.

10

La référence à ces treize premiers chapitres nous semble particulièrement intéressante et significative, car ces chapitres constituent un noyau de base dans la constitution de l’Histoire : voir, à ce propos, F. GÓMEZ REDONDO, « La Voz y el Discurso Narrativo de la Estoria de España. Los trece primeros capítulos », in : L’histoire et ses nouveaux publics, p. 145-164. De plus, leur situation liminaire fait d’eux des lieux cardinaux de la « politique » énonciative du compilateur. En effet, si ce dernier veut convaincre ses lecteurs de la fiabilité de son discours, c’est dans ces premiers chapitres qu’il doit le faire. 11 P.C.G., p. 4. 12 Ibid., p. 8. 13 Ibid., p. 9. 14 Ibid. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 10.

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Il convient cependant de préciser que l’énonciateur recourt au discours direct pour mettre en scène la parole des personnages qui sont impliqués dans les histoires qu’il raconte, selon des procédures d’enchâssement assez complexes, car il donne accès « directement » aux propos du personnage sans préciser nullement l’origine de ceux-ci. De même, on remarque dans ce dernier cas, notamment pour ce qui est du chapitre 12, que le discours du personnage est rapporté de façon « indirecte » au moyen de la formule « dixo que » sans que l’origine de ce dire soit mentionnée pour autant17. Il n’est pas difficile de tenir ces treize premiers chapitres pour représentatifs des modalités de réalisation de la catégorie de l’évidentialité dans tout le texte de l’Histoire. En effet, un échantillonnage effectué sur d’autres parties du textes18, quelles qu’elles soient, révéleraient à l’identique, la préférence de l’énonciateur pour des formes de discours rapporté qui engagent véritablement sa responsabilité énonciative, c’est-à-dire qui subordonnent le discours cité au sien propre. À cet égard, le chapitre 78 est un exemple intéressant car il intègre quelques variantes qui tendent à brouiller les frontières entre discours direct et discours indirect. On trouve ainsi, en plus des formulations habituelles19 : Onde cuentan las estorias que fueron y aduchos desta guisa… […] et aun, segund diz Plinio, y auien la aue que dizen fenix…

des formulations du type20 : Onde diz Lucano en el libro que fizo desta estoria : Destos dos principes… », « Onde cuenta la estoria sobre recebimiento deste Pompeyo e diz assi : Torno desta uez Pompeyo…

Si le recours au verbe « diz » non suivi de la conjonction « que » paraît indiquer qu’il s’agit d’une citation littérale, la longueur de la « citation », le fait même qu’elle relève d’une « transposition linguistique » et qu’elle soit à cheval

17

P.C.G., p. 13 : « Dixol Rocas que no lo fiziesse, que el guisarie cuemo nol uinies del danno ; e fue estonçe Rocas al dragon e començol de falagar, y el dragon echol un medio buey delant qu etraye, ca ell otro medio auie el comido ; e dixo a Tharcus que si querie comer daquel buey. Tharcus dixo que no, ca mas querie yr comer con su conpanna. Puez diz : ‘yo tal uida fago, pero tengo lo por uicio por amor de los saberes.’ Dixo estonce Tharcus : ‘sal aca e uayamos, ca no es este logar pora ti.’ Estonce dixo Rocas al dragon : ‘amigo, diz, dexar te quiero, ca assaz e morado contigo.’ E salieron amos de la cueua e fue cada uno a su parte, e iamas numqua y uieron al dragon ». 18 P.C.G., chapitre 23 : « Les estorias antiguas cuentan que… » ; chapitre 34 : « E segund cuentan las estorias, este Cipion fue el primero… » ; chapitre 61 : « E segund cuentan los que escriuieron las estorias de Affrica e de Roma, que esta guerra mal la ouieron por enuidia… » ; chapitre 65 : « E segund cuentan las estorias que fablan dello… » ; chapitre 66 : « Paulo Orosio cuenta en sos estorias que los romanos fueron… » ; chapitre 80 : « Cuenta la estoria de Paulo Orosio que… » / « […] assi cuemo cuentan las estorias… » ; chapitre 98 : « E sobresto dixo Lucan que fiz est estoria… » ; chapitre 99 : « […] segund las estorias cuentan esta batalla… »/ « E diz Lucano que les contecio… » ; chapitre 195 : « […] e segund cuentan los escriuidores de las estorias… » ; chapitre 265 : « […] ca, segund cuenta Hugo el de Floriaco, el imperio de Roma… » ; chapitre 401 : « Segund cuentan los antigos… », etc. 19 P.C.G., p. 57. 20 Ibid.

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sur plusieurs phrases tendent à rendre difficile la détermination exacte du type de discours rapporté dont il est question. On peut simplement supposer que l’énonciateur varie la formule sans nécessairement se donner les moyens d’inscrire le discours cité dans un cadre énonciatif clairement identifiable. L’exemple suivant, tiré du chapitre 173, est à cet égard éclairant, car il montre bien qu’il ne saurait être question pour les compilateurs-traducteurs alphonsins de « reproduire » fidèlement le discours cité, même lorsque ce dernier est présenté explicitement comme une citation littérale, à « traduire » : Et assi lo cuenta Lucan en un so libro, o dize : Corduba me genuit, rapuit Nero, prelia dixi Que quiere dezir : « en Cordoua nasci, leuome Nero por fuerça a Roma, et fiz un libro de las batallas de los romanos » 21.

Point n’est besoin de s’étendre démesurément sur la relation qui peut être établie entre cette « traduction-amplification » et le procédé rhétorique connu comme expolitio, « de eadem re dicere »22. Ce procédé qui relève de la « variatio » était couramment utilisé par les « traducteurs » médiévaux pour interpréter un passage en l’explicitant pour le lecteur-cible. Il renvoie aussi à la « paraphrasis » que nous étudierons plus avant, et que Quintilien23 définit comme étant la reproduction, modifiée et libre, du texte du modèle. Selon cette perspective, il est évident que la « transposition » de la citation latine en « castillan » ne saurait être « littérale ». La « transposition linguistique » rompt donc le contrat de délégation de responsabilité du « dire » rapporté, puisqu’elle suppose la prise en charge de ce « dire » par le « sujet énonçant » qui, en le « traduisant-adaptant », le reprend à son compte. L’exhibition de la médiation de ce sujet, au travers de cet exemple précis, sert à nous rappeler que cette médiation a lieu, même lorsqu’elle n’est pas déclarée de façon explicite. Entre la « citation » en latin et sa transposition en castillan, il y a toujours l’intrusion d’une subjectivité, un possible enjeu de « réénonciation ». De sorte que les frontières entre « citation » et « discours indirect » se révèlent extrêmement poreuses. De toute évidence, le caractère exceptionnel des « citations » qui s’affichent comme telles, ne fait en réalité que confirmer le primat absolu du discours indirect, sous toutes ses formes, avec la prédominance du verbe introducteur « contar » et de la préposition « segund », dans des formules telles que « cuenta la estoria que » ou encore « segund cuenta la estoria ». Or, à bien y regarder, si cette dernière formulation introduite par « segund » (ou par une variante « assi cuemo »), pose une relation d’équivalence

21

Ibid., p.125. H. LAUSBERG, Manual de retórica…, p. 251 : « El de eadem dicere (=expolitio conceptual) no solo afecta a la exteriorización elocutiva (como el eandem rem dicere), sino también a la misma esfera conceptual, como que el de eadem re dicere consiste en la agregación de nuevos pensamientos agrupados en torno a la idea capiatal (res) con la que guardan relación y de la que derivan ». 23 QUINTILIEN, De institutione oratoria, trad. franç. 1975 : Institution oratoire, Paris : Belles Lettres, Livre I, Ch. IX. 22

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sémantique entre le discours cité et le discours citant, elle présuppose surtout une liberté interprétative, qui en appelle à la responsabilité de celui qui prend en charge un processus de reformulation qui n’est guère distinct de celui de la « paraphrase ». Nous proposons donc d’identifier ces divers opérateurs d’équivalence paraphrastique comme étant des marqueurs de « traductionadaptation ». La double fonction des marqueurs de « traduction-adaptation » Nous englobons dans cette catégorie, à la fois les marqueurs prépositionnels de la forme « segund », « assi cuemo » et les formules phrastiques introduites par « cuenta la estoria que » et leurs variantes. En effet, à la différence du verbe introducteur « dezir », le verbe « contar » suppose déjà un détour sémantique, un possible remaniement du contenu (soit par condensation, amplification, valorisation, etc.), c’est-à-dire un certain déplacement du sens, même si ce déplacement est enregistré sous le signe de l’équivalence. En ce sens, le rapport qu’il institue au discours rapporté nous paraît être sensiblement le même que celui des marqueurs évoqués précédemment. De fait, on est amené à considérer que ces divers marqueurs, pris dans leur ensemble, remplissent une double fonction, l’une explicite, l’autre, plus indirecte. La fonction « explicite » de ces marqueurs consiste donc à assurer l’indexation du récit à ses sources. Ils témoignent ainsi de l’allégeance de la « compilation-texte » aux discours des auctores, constituant par-là même, des indicateurs de fiabilité qui autorisent le discours du compilateur. Dire, en effet, /Y selon X/ revient à alléguer que la vérité de Y dépend de celle de X, ce qui correspond à une « prédication métalinguistique de vérité »24. C’est donc d’abord de l’adéquation entre deux discours dont il est question, c’est-à-dire d’un signifié métalinguistique. Le signifié mondain y est secondaire. C’est ce qu’explicite Josette Rey-Debove, quand elle affirme : La vérité d’une phrase métalinguistique est l’adéquation de cette phrase à l’état de choses linguistiques : ou la langue comme système ou le discours. […] On prédique sur la vérité d’un discours, et de façon secondaire, sur la vérité du monde impliquée par ce discours25.

On voit tout l’intérêt qu’Alphonse X pouvait tirer de ce système d’adéquation qui lui permettait, en « adossant » son discours à celui des auctores, de voir celui-ci immédiatement crédité d’un très lourd coefficient de « vérité », alors même que le propos pouvait en être détourné. Il n’empêche que le recours à de tels marqueurs s’avérait indispensable à la « réception » du discours historique, le rôle de l’historien étant d’abord perçu comme un rôle de transmission d’une vérité déjà consignée par écrit26 et qu’il fallait conserver indemne à travers le temps. On peut remarquer que dans l’Histoire, ces marqueurs d’indexation, quoiqu’ils ponctuent régulièrement le texte, ne sont pas pour autant pléthoriques,

24

Voir J. REY-DEBOVE, Le métalangage…, p. 207. Ibid, p. 209-210. 26 G. MARTIN, « L’hiatus référentiel… », p. 55. 25

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comme si l’énonciateur, en les introduisant avec une certaine parcimonie, cherchait à manifester sa liberté énonciative. La fonction « implicite » ou « indirecte », pour sa part, est de « configurer » le quatrième modèle historique que constitue la relation critique que le compilateur est susceptible d’entretenir à l’égard de ses sources. En effet, en introduisant ces marqueurs de « traduction-adaptation », et en particulier, ceux de la forme « segund cuenta… », tout se passe comme si l’énonciateur cherchait à indiquer subrepticement qu’il « adapte » le discours d’autrui en s’efforçant d’en donner une reformulation sémantique acceptable, car ce discours lui paraît devoir être redressé sémantiquement. Dans ce cas, on se trouve directement confronté à ce que, dans l’ouvrage qu’elle consacre à la paraphrase27, Catherine Fuchs appelle « reformulations (à visée) explicative ». Celle-ci met en scène un producteur X’ « capable de restituer [l]e message sous une forme intelligible par ses interlocuteurs » et se faisant « l’interprète » du T-source et de son producteur d’origine »28. La reformulation explicative, impliquée par le marqueur « segund », renvoie donc d’emblée au problème de la légitimité de l’interprétation mais aussi de ses limites. Si elle semble être en prise directe avec la « fonction-commentateur », elle n’en est pas moins liée à la « fonction-traducteur-adaptateur » telle que nous l’avons analysée antérieurement. En effet, la volonté d’intelligibilité dont parle Fuchs nous ramène du côté de la « signification » comme détermination d’un sens lié au contexte de la réception, avec ce qu’elle suppose comme opérations de transpositions formelles et sémantiques propres, ainsi qu’on l’a vu, à la compilation29. En ce sens, bien que le recours à ces marqueurs dits par nous de « traductionadaptation » confère une certaine validité au postulat tacite (plus qu’explicite) de la « paraphrase » comme respect de « l’esprit » du texte, les variations mêmes quant à l’interprétation de cet « esprit » (est-il question de « l’esprit » du texte dans le contexte de sa première réception ? ou faut-il au contraire référer cet « esprit » à l’horizon des nouveaux récepteurs ?) délimitent, dans la contrainte, un espace de liberté dont le champ exact reste impossible à déterminer30. Il nous paraît alors que le choix de tels marqueurs signe la volonté très nette de l’énonciateur de la « compilation-texte » de manifester qu’il affranchit son discours des limites étroites de la simple reproduction en indiquant, à travers une préposition telle que « segund » par exemple, que le texte qu’il propose est une

27

Catherine FUCHS, Paraphrase et énonciation, Paris : Ophrys, 1994. Ibid., p. 8. 29 Cf. G. MARTIN, « Compilation : cinq procédures…», p. 107-121. 30 Car, au fond, qu’est-ce donc que la paraphrase sinon la liberté au cœur même de la soumission ? Dans le De Institutione oratoria de Quintilien, la paraphrase se trouve définie comme un exercice de reformulation des textes d’auctores. Prolongement presque obligé de la lecture, la paraphrase trouve sa place parmi les exercices pratiques de lecture fondés sur la reformulation écrite, qui en est la forme principale quand il est question de « procéder à une paraphrase plus libre, où il est permis d’abréger ou d’embellir ici ou là, tout en respectant la pensée du poète » [Quintilien, De institutione…, Ch. IX.] 28

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« paraphrase » explicative (ou transformation) du texte-source qu’il mentionne, et non une « citation » ou « reproduction » de ce dernier. Il en résulte – si l’on pose la « compilation-texte » comme paraphrase d’un texte-source T donné – que celle-ci, quoique indexée à T, se définit, toujours selon Fuchs, comme « texte-mixte »31. Ce « texte-mixte », qui contient dans leur littéralité, tressés dans ses propres énoncés de reformulation ou d’amplification, nombre des énoncés de T, nous renvoie à cette « hyperénonciativité » que nous évoquions dans un des chapitres précédents. Ainsi, en revenant au récit de la rencontre de Didon et d’Énée, on pourrait montrer que la réécriture de ce récit par les compilateurs alphonsins en fait un « texte-mixte »32, c’est-à-dire, selon notre point de vue, un texte autre qui tout à la fois contient le texte-source (qui devient alors un hypotexte) et le transforme en s’en affranchissant (c’est ce qui fait de ce texte autre un hypertexte). On pourrait donc dire que si le texte-source est présent dans le texte issu de la compilation, c’est-à-dire s’il y a bien une relation intertextuelle entre les deux textes, cette « intertextualité » est à la fois déclarée (l’intertexte est souvent explicité par le compilateur) et silencieuse (de nombreux intertextes sont dissimulés, cachés), la relation paraphrastique contribuant par ailleurs à la rendre allusive par moments, puisque l’intertexte peut s’en trouver masqué si la paraphrase est trop distante du texte-source. À ce premier type de « brouillage » d’ordre qualitatif, lié à la présence de ces marqueurs de « traductionadaptation », s’en ajoute un second, en relation avec le masquage de l’identité des intertextes. 31

C. FUCHS, La paraphrase, p. 9 : « La reformulation T’ est souvent insérée elle-même dans un texte-mixte, où se trouvent réimportés, plus ou moins littéralement, certains passages du texte T […]. [Ce] texte-mixte contient certains marqueurs méta-linguistiques dont le rôle est précisément d’assurer l’ancrage de passages de T à l’intérieur du texte-mixte, et de permettre leur reformulation : les uns sont spécialisés dans la référence au texte T et introduisent de façon plus ou moins fidèles des passages extraits de T […] ; les autres introduisent des reformulations […] ». Il est donc clair que la paraphrase est au fondement de la poétique de ces discours de « l’entre-deux » car elle concentre le double avantage de permettre l’esquive de la responsabilité auctoriale et des risques qui lui sont afférents, tout en légitimant une certaine liberté énonciative. Catherine FUCHS, ibid., p. 22, rappelle ainsi qu’« Origène recourait déjà à la notion de « paraphrase » pour stigmatiser chez autrui un commentaire tendancieux correspondant à une interprétation qu’il jugeait erronée du texte biblique : « paraphraser » signifiait sous la plume de ce Père de l’Eglise, « modifier », « déformer », « trahir » le contenu du texte d’origine ». Les possibles dérives liées à la conformité ne relèvent plus alors seulement de simples conflits d’ordre interprétatif. Elles engagent aussi une dimension plus polémique en rapport avec ce que l’on pourrait assez justement dénommer l’interdit qui, dans la culture médiévale, pèse sur la vérité de l’individu. Dans ces conditions, l’écart entre T et T’ n’est plus à mesurer seulement à l’aune de la légitimité de l’interprétation de T par le producteur de T’ – que nous appelons x’ – mais surtout à celle de la légitimation de la vérité de x’ par T’. 32 Nous en donnons pour preuve un seul exemple ; l’énoncé suivant du texte de Rodrigue : « […] e dum dormiret, audiuit in sompnis : ‘Prius Didoni coniugo sociaberis et post Ytaliam reverteris’ » auquel pourrait correspondre cet énoncé alphonsin que nous pourrions qualifier d’« énoncé-mixte » : « E quando fue en la noche, echos a dormir, e ante ques adormeciesse, començo a cuydar en su fazienda e de cuemo podrie yr en suennos que primero casarie con la reyna Dido, e despues irie a aquel logar o el cobdiciaua ».

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Le masquage de l’identité des intertextes En tenant compte, en effet, des nombreuses « sources » qui sont tues par le compilateur, il apparaît que certaines « voix » d’auctores sont comme étouffées par d’autres, ce qui renvoie à des problèmes d’identification de l’intertexte effectif. Si l’on en croit Chalon, non seulement la liste des « sources » que ne mentionne pas Alphonse X est relativement importante, mais de plus, les sources qui ont été consultées « de seconde main », à travers une compilation, ne sont pas « discriminées ». Chalon signale même qu’« [i]l arrive que, dans un même chapitre, se mêlent emprunts directs et indirects […] »33. Par ailleurs, en dépit des renvois réguliers à un « extérieur discursif » par le biais des marqueurs d’indexation, il est clair que l’énonciateur ne se montre guère soucieux de « promouvoir » une identification scrupuleuse de son « intertexte ». Les noms d’auctores qui sont inscrits dans son texte (on trouve surtout des références à Orose, Lucain, Pline l’Ancien, Eusèbe de Césarée) ne sont pas légion. À la désignation par le nom propre, l’énonciateur paraît nettement préférer celles qui renvoient à la fonction ou au statut, lesquelles laissent planer un certain « anonymat ». On trouve ainsi pour référer aux auteurs des histoires mentionnées : « los sabios que estorias fizieron »34, « los escriuidores »35, « los antigos »36, « los que escriuieron las estorias dAffrica e de Roma »37. On peut même trouver « otros cuentan que »38 où l’indéfini gomme toute possibilité d’identification, même par le statut. Les titres des ouvrages sont pratiquement inexistants : même quand le nom de l’auteur est indiqué, la référence à l’ouvrage se fait, soit en relation avec l’auteur (« E assi cuemo cuenta Eusebio en su estoria »39, « Onde diz Lucano en el libro que fizo desta estoria »40, « Paulo Orosio cuenta en sos estorias »41, etc.), soit en relation avec le personnage « historique » concerné (« E segund cuenta la su estoria deste Hercules »42, « E de cuemo cada uno destos ganaron las tierras, en las sus estorias lo cuentan »43), soit en relation avec la thématique (« E segund cuentan las estorias que fablan dello »44). Abondent en revanche les références d’ordre générique telles que « estorias », « escripturas », « escriptos » pour

33

L. CHALON, « Comment travaillaient… », p. 292. P.C.G., p. 20. 35 G. Martin, Les juges…, p. 332 : « En s’instituant comme compilation, en se donnant à percevoir comme une imbrication d’autorités filtrées par une imbrication d’autorités filtrées par une autorité suprême, le texte issu de l’atelier royal représente sans relâche un rapport de domination ». 36 Ibid. 37 Ibid. 38 P.C.G., p. 38. 39 Ibid., p. 61. 40 Ibid., p. 57. 41 Ibid., p. 48. 42 Cf. n. 36. 43 P.C.G., p. 15. 44 Ibid., p. 48. 34

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désigner ces ouvrages45. Il n’est pas rare que certains récits ne comportent aucune mention de sources, même floue46. Il en découle l’instauration d’un jeu de pistes qui n’est pas sans évoquer les jeux de masquage de l’écriture intertextuelle, dans la mesure où elle rend malaisée la mise au jour des divers intertextes. Deux brèves conclusions s’imposent : l’énonciateur utilise les marqueurs de « traduction-adaptation » (Y segund X) pour manifester que la vérité du propos Y qu’il tient dépend de celle de X. Mais, dans le même temps, la relation d’ordre paraphrastique qui se trouve établie entre les deux propos (le sien et celui de l’auctor concerné), en faisant de l’énonciateur, le vrai maître du jeu, octroie à celui-ci, un réel espace de liberté énonciative.

Le brouillage quantitatif des sources Il a été posé précédemment que s’effectuait un « brouillage » qui faisait écran à l’identification qualitative des sources dans la mesure où il s’avérait difficile de faire le point sur leur « nature » même, du fait de la relation critique que l’énonciateur institue envers ses sources. Il est certain que ce « brouillage » incluait aussi une dimension quantitative, puisque nous avons mentionné que le nombre de sources consultées pouvait être bien plus important que celui indiqué. On pourrait dire que le texte rend compte à sa façon d’un tel état de choses. Un premier indice pourrait nous servir de repère : il s’agit de l’usage du pluriel que nous avons relevé sans toutefois nous y arrêter encore. Il est, en effet, relativement fréquent qu’Alphonse X utilise le pluriel pour référer aux sources qu’il a maniées. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux différents exemples que nous avons cités. Considérons les références suivantes : Tres Hercules ouo que fueron muy connombrados por el mundo segund cuentan las estorias siguientes […] 47 E segund cuentan las estorias que fablan dello […] 48 Onde cuentan las estorias que […] 49.

Nous constatons qu’elles tendent à rendre compte d’une base infratextuelle très large, voire absolue : le syntagme nominal « las estorias », de par la valeur généralisante de l’article défini, exprime une idée d’exhaustivité qui confère au compilateur une posture de « superviseur ». Il nous est dit de la sorte que, ce n’est qu’après que celui-ci a compulsé toutes les « sources », qu’il se sent apte à en proposer une reformulation. Cependant, dans la mesure où le nombre exact de « sources » consultées n’est jamais indiqué, dans la mesure où il paraît difficile de croire en une pluralité de sources pour toutes les « histoires », ce pluriel tend à revêtir une valeur emphatique. Parfois même l’exhaustivité n’est pas seulement indiquée en filigrane, elle est explicitement affirmée : 45

Cf. n. 36. C’est le cas par exemple du récit relatif à l’histoire de Didon. 47 P.C.G., p. 7. 48 Ibid., p. 48. 49 Ibid., p. 57. 46

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[…] e deste [Hercules] fablaron todos los sabios que estorias fizieron, e […] dixieron que […] 50 E segund cuentan las estorias, este Cipion fue el primero princep que se fio en la palaura […]51 Onde cuentan las estorias que fueron y aduchos desta guisa leones y elefantes […] 52

Dans ce cas, Alphonse X reconnaît, semble-t-il, la concordance de toutes les « sources ». Son rôle de « superviseur » consiste non pas à déterminer le degré de fiabilité de chacune d’entre elles, mais à témoigner de l’importance qu’il a accordée à la « sous-fonction-collecteur » dans sa construction de la « fonctioncompilateur ». L’étendue de ce « brassage » lui permet dès lors de contrôler la concordance des « sources », ce qui présuppose un travail de confrontation préalable : E contar las emos aqui segund que las fallamos en la estoria de Paulo Orosio, et en la de los principes de Roma, et en otras que acuerdan con ellas53.

Le segment final « et en otras que acuerdan con ellas » mérite d’être analysé de façon attentive, et bien entendu, en relation avec ce qui précède. Il témoigne, en effet, de l’importance (déjà maintes fois signalée) que revêt aux yeux d’Alphonse la sous-fonction-collecteur dans la construction de la fonctioncompilateur. En déclarant avoir consulté d’autres sources (« otras ») que celles constituées respectivement, par l’histoire d’Orose et par celle des Princes de Rome, Alphonse X exhibe la richesse de la base infratextuelle de son Histoire. Cependant, en employant le verbe « acuerdan » qui atteste une concordance, il révèle du même coup que cette consultation de sources diverses et variées s’effectue sur le mode de la confrontation. En ce sens, par le recours à « acuerdan », il témoigne d’un résultat, en l’occurrence dans le présent cas, celui d’une confrontation « heureuse ». Ce type de segment peut donc être tenu pour un marqueur de « compilation réussie ». Toutefois, la présence de l’indéfini « otras », avec sa valeur de partitif, indique, certes de façon implicite, qu’il existe d’autres sources qui, elles, ne sont pas concordantes, mais que le compilateur a délibérément laissées de côté pour privilégier celles-ci. Le rôle de ces « marqueurs » qui intègrent un indéfini « partitif » tel que « otras » non précédé de l’article défini, n’est pas à négliger, dans la mesure où l’attention portée à ces derniers, nous permet de reconstituer, en filigrane, l’image d’un compilateur qui, en cas de « désaccord » ou de « divergence » entre les sources, s’arroge le droit de privilégier les versions qui lui semblent les plus recevables (soit sur le plan de la vraisemblance, soit sur celui de l’idéologie, les deux étant, par ailleurs, liés).

50

P.C.G., p. 20. Ibid., p. 24. 52 Ibid., p. 57. 53 Ibid., p. 79. 51

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Mais l’exercice de cette fonction « critique », par laquelle le compilateur s’autorise à « trancher » entre des versions concurrentes et à occuper de la sorte une position « en surplomb », peut être atténué, moyennant l’argument du « plus grand nombre », grâce auquel il déclare se ranger à l’avis général : De esta manera que uos auemos contado se mato la reyna Dido con su mano, con ell espada misma que Eneas le diera, por grand pesar que auie del por que la dexara e se fuera ; y en esto se acuerdan todas las mas estorias que dello fablan54.

Il nous faut donc distinguer deux types de marqueurs de « compilation réussie » : ceux qui sont « absolus », c’est-à-dire qui rendent compte d’une concordance entre toutes les sources consultées et dont un exemple paradigmatique est « E segund cuentan las estorias que fablan dello », et ceux qui sont « relatifs » en ce qu’ils témoignent d’une compilation réussie, uniquement en raison de l’interventionnisme d’un compilateur qui a écarté les versions divergente. Ce sont bien entendu les « marqueurs » construits à partir de l’indéfini « otro(a)s » dans sa valeur de « partitif ». Il n’est donc pas étonnant que le texte soit aussi émaillé de ce qu’il conviendrait d’appeler des marqueurs de « compilation en échec », lesquels sont construits à partir d’indéfinis (« algunos », « otras ») marquant une alternative. Dans ce cas, au lieu d’écarter une version et de privilégier une autre, le compilateur juxtapose les deux versions. C’est ainsi qu’il procède, par exemple, quand il évoque les deux versions « inconciliables » du suicide de Didon, le titre du chapitre relatif à la première version est le suivant : « De cuemo murio la reyna Dido segund que algunas estorias cuentan »55. En fin de chapitre, est annoncé le récit de la seconde version comme suit : « Pero otros cuentan que esta reyna Dido se mato… »56. En juxtaposant les deux versions et en « promouvant » une certaine concurrence entre elles, le compilateur semble référer à la liberté de jugement et d’appréciation de son lecteur. Pourtant, très rapidement, cette « illusion » de liberté se voit détruite lorsque ce même compilateur impose à son lecteur sa propre hiérarchie « intertextuelle », en favorisant finalement une des deux versions concurrentes. Nous en avons donné un exemple précédemment, à travers la citation qui réfère à la conclusion qu’Alphonse formule à propos de la seconde version de la mort de Didon. Dans ce cas, le compilateur qui exerce sa fonction critique (même si elle se limite ici à l’expression d’un accord avec le plus grand nombre) sous les yeux de son lecteur, et non pas dans les secrets de son atelier, paraît agir en toute transparence. En réalité, il n’en est rien puisque le recours à l’argument du plus grand nombre lui permet de masquer qu’il favorise la version « poétique » du suicide, au détriment de la version « historique », d’autant que la mention des auctores responsables de cette version « poétique » s’était réalisée au moyen de l’indéfini « otros ».

54

Ibid., p. 44. Ibid., p. 37. 56 Ibid., p. 38. 55

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Les divergences entre les versions consultées peuvent être plus ténues et se limiter à des « détails » qui, absents d’une source, sont contenus, en revanche, dans une autre. Le compilateur signale généralement ces variations, par des formules telles « pero algunos dizen » qui lui permettent, en fin de parcours, d’introduire le détail significatif tout en spécifiant qu’il provient d’une source autre que celle qu’il avait suivie jusqu’ici : E por aquellos iuegos que el fizo alli dizen algunos que puso a aquella tierra nombre Lusitanna, que quier dezir en romanz tanto como iuegos de Ana 57. […] e algunos dizen que, por despecho quel fizieron los daquella tierra, que passo aquend mar en Espanna e poblo otra uilla que dizen Carthagena58.

Il est alors en mesure d’apporter un surplus de connaissances et il ne se prive pas de le faire, isolant ainsi dans la masse des « sources », celles qui présentent ces détails qui ont leur importance. Cependant, en servant de l’indéfini, « dizen algunos », « e algunos dizen »59, il ajoute au « brouillage » quantitatif, un « brouillage » qualitatif, puisqu’il ne donne pas les moyens d’identifier le « nombre » de « sources » concernées pas plus que leur « nature ». Il révèle ainsi qu’il distille l’information comme bon lui semble et qu’il se réserve le droit d’« améliorer » une version, en lui ajoutant des détails qu’elle ne contenait pas, ce qui lui permet d’ordonner et de ré-ordonner la vérité : Las razones que nos fallamos que Lucano dixo de los fechos que Julio Cesar fizo en Espanna, contadas las auemos aqui, et daqui adelant diremos otrosi de lo que las estorias cuentan 60. Onde cuentan las estorias que fueron y aduchos desta guisa leones et elefantes, et bubalos et otras bestias et animalias muy mas estrannas que estas, et tantas de ellas que serie muy luenga cosa de contar ; et aun, segund diz Plinio, y auien la aue que dizen fenix, et por esto entendet que segund aquellos que lo cuentan, que destas aues no a mas de una 61.

Il est donc évident que le compilateur de l’Histoire exhibe sa pratique, soit en indiquant la « refonte » des autorités qu’il réalise dans son texte, soit en juxtaposant les versions contradictoires pour mieux guider ensuite le lecteur dans le choix de la bonne version, soit en ajoutant des détails à des versions qu’il juge incomplètes. Dans tous les cas, ce qui est manifesté, c’est une relation critique envers les sources, relation qui ne prend sens qu’en regard d’une base infratextuelle dont la richesse et la densité sont affichées pour mieux faire ressortir que cette relation est prise en charge par un sujet qui cherche aussi à se représenter dans le discours qu’il produit. 57

Ibid., p. 10 Ibid. 59 Ibid. 60 Ibid., p. 77. 61 Ibid., p. 57. 58

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La fonction de régie explicite Les marqueurs de compilation qui sont disséminés dans le texte renvoient, on l’a dit, à un sujet énonçant qui se désigne implicitement comme l’artisan de la « refonte » des discours différents, voire divergents, dans un discours cohérent et continu : le sien. On peut, en effet, noter que si l’énonciateur assume « mollement » (ou plutôt fort habilement !) l’inscription de la fonction d’indexation, s’il est avare de détails sur les sources qu’il a effectivement consultées, il se montre, au contraire, nettement plus rigoureux et assidu dans l’inscription de la fonction de régie ou de contrôle. Cette fonction de régie est, en réalité, le contrepoint de la fonction critique d’autorité, car elle a pour objet premier de rappeler que le discours produit est totalement pris en charge par un énonciateur qui n’hésite pas à montrer qu’il est en mesure non seulement d’en assurer l’organisation interne mais aussi de commenter celle-ci de façon explicite, en indiquant par exemple le bien-fondé de ses choix, les orientations qu’il a suivies, etc. À la différence de la fonction critique d’autorité qui était vue davantage comme une fonction visant à assurer l’ordonnancement des « sources » au sein du récit, selon les modèles historiques disponibles ou à inventer, la fonction de régie explicite (fonction métanarrative), qui se trouve corrélée à la fonction narrative62, renvoie, pour sa part, à l’existence d’un sujet énonçant qui s’exhibe véritablement en se mettant en scène et en donnant à voir les procédés (ou plus familièrement les « ficelles ») narratifs dont il s’est servi pour construire et organiser son récit. De fait, la mise en évidence de cette fonction témoigne sans ambiguïté aucune de l’affirmation d’une conscience auctoriale63, sûre de son bon droit, et désireuse de légitimer, par ce biais, la position « en surplomb » qu’elle avait déjà commencé d’assumer, au travers de la fonction critique d’autorité.

Les marques énonciatives du sujet énonçant : la fonction métanarrative Pour bien comprendre le rapport de complémentarité, mais aussi le rapport possiblement hiérarchique, qui s’établit entre les deux fonctions – la fonction critique et la fonction de régie –, il faut examiner leur ordonnancement mutuel dans le texte. Ainsi, on peut remarquer que l’énonciateur, après avoir indiqué les « sources » existantes et signalé celles qui lui semblent pertinentes (fonction

62

Si l’on en croit Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2 t., Paris : Gallimard, 1966, 1, p. 241, la « fonction narrative » est comme « suspendue » par le récit historique : « Il faut et il suffit que l’auteur reste fidèle à son propos d’historien et qu’il proscrive tout ce qui est étranger au récit des événements (discours, réflexions, comparaisons). À vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter d’eux-mêmes ». Nous verrons précisément au cours de cette section que la construction de l’auteurité passe par l’importance considérable qui est attribuée au plan du « discours », par rapport à ce plan du « récit » qui vient d’être décrit. 63 Voir aussi pour l’affirmation d’une telle conscience ou « voix » auctoriale, Fernando GÓMEZ-REDONDO, « La Voz y el Discurso… », p. 148-155.

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critique), revendique de façon explicite son droit à « utiliser » uniquement celles qui s’inscrivent dans le droit fil de son « projet » narratif : Tod esto cuenta Moysen en este sobredicho libro, que es en comienço de la Biblia. Mas por que no fablo de cuemo aquellos que se partieron a quales tierras fueron poblar, queremos lo contar en est estoria, segun lo fallamos en las estorias antiguas ; e dezimos lo assi64.

Ce faisant, non seulement il souligne la sélection qu’il opère mais explique, en plus, les raisons qui ont présidé aux choix qu’il a effectués, en mettant ainsi en évidence l’existence d’un projet global qui sous-tend l’ensemble d’une démarche dont la dimension critique devient alors évidente. En effet, nous sommes très loin de la méthode « accumulative » qui pourrait sembler être au fondement de la pratique de la compilation. Tout en reconnaissant être en possession de nombreuses sources, l’énonciateur n’hésite pas à justifier la nécessité de la méthode « sélective » qui est la sienne, ce qui lui permet par ailleurs de manifester le tri qu’il opère entre la « matière » adéquate et celle qui, selon lui, est « hors sujet » : De Asia e de Affrica oydo auedes ya en otros libros quamanna son e quales, mas aqui queremos fablar de Europa por que tanne a la estoria de Espanna de que uos queremos contar, onde dezimos assi : que despues que desampararon […] 65.

Cette mise en scène d’un sujet énonçant, qui contrôle chacun de ses gestes d’écriture, atteint son point culminant, dans le déploiement d’un incessant jeu de renvois internes grâce auquel ce sujet organise la fonction de « guidage » de son lecteur. Il est frappant de constater que cette fonction de guidage, quoique, de toute évidence, orientée vers le destinataire du texte, paraît tout autant destinée à satisfaire le « narcissisme » d’un narrateur s’assurant, au miroir de ces renvois, de la projection de son reflet d’« auteur » efficace.

Le plaisir de l’auto-contemplation En effet, cette « auto-projection », perceptible surtout dans les premiers chapitres de l’Histoire, est manifestée dans la formulation même des marqueurs de « guidage », laquelle, on l’a dit, semble orientée, moins vers le destinataire du texte, que vers son « producteur ». On trouve ainsi au chapitre 266, « assi cuemo uos dixiemos », « todo lo que es destos terminos, que uos dixiemos, heredaron […] », au chapitre 367, « Et aquestas gentes de que uos dixiemos », « assi cuemo uos contamos […] », au chapitre 1168, « […] fue y coronado por rey Pirus, so yerno, de que uos dixiemos […] », au chapitre 50069, « Despues desto murio assi como uos dixiemos […] », etc. 64

Ibid., p. 4-5. Ibid., p. 5. 66 Ibid. 67 Ibid., p. 6-7. 68 Ibid., p. 12. 69 Ibid., p. 277. 65

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S’il est vrai que l’inscription textuelle du « uos » témoigne d’une tension vers le lecteur, les dizaines d’occurrences de la forme « nos » suivi de « dixiemos », « contamos », « fablamos », semblent désireuses d’effacer ce « lecteur » pour mettre en avant la primauté du sujet énonçant. En ce sens, l’Histoire se présente comme un texte qui se prévaut des « signes de destination »70, pour valoriser et mettre l’accent sur la « création », sur l’acte d’énonciation lui-même. Or, précisément, les constants rappels (dont la forme canonique est du type : « assi cuemo uos dixiemos ») qui émaillent le texte, sont à mettre en relation avec un sujet qui, par ces formules, atteste le pouvoir qu’il est en mesure d’exercer sur la « matière » des autres. Les renvois internes concernent, en effet, son « dire » à lui, et non celui des auctores. Il est donc possible d’interpréter cette « exhibition » du « nos » énonçant, comme une autre forme de stratégie de mise à distance ou brouillage des « voix » des auctores. Dans le face-à-face qu’il instaure avec son lecteur, le « nos » énonçant s’évertue ainsi à rappeler que c’est lui, l’instance d’organisation et de contrôle, et ce, quel que soit le nombre de ses références textuelles à des écrits ou scripteurs prestigieux (auctores). Toutefois, il peut sembler curieux que l’énonciateur choisisse d’adopter une stratégie aussi « ouverte », en revendiquant de manière si affirmée l’« autorité » du « dit », alors qu’on s’attendrait plutôt à une stratégie de repli. En réalité, ce modus operandi relève d’un stratagème soigneusement préparé, dont l’objectif est triple : De Asia e de Affrica oydo auedes ya en otros libros quamannas son e quales, mas aqui queremos fablar de Europa por que tanne a la estoria de Espanna de que uos queremos contar, onde dezimos assi : que pues que desampararon aquellos de fazer la torre e derramaron por el mundo, los fijos de Sem, ell hermano mayor, heredaron Asia, mas non toda ; los fijos de Cam, ell hermano mediano, heredaron toda Affrica ; mas los fijos de Japhet, ell hermano menor, començaron a heredar desde Amano e Thoro que son dos montes en la tierra que es llamada Cilicia, e de Siria la mayor, que son amas en Asia, et heredaron a buelta con ellas toda Europa desde la gran mar, que cerca toda la tierra, que es llamado en griego Oceano, fasta la otra mar que llaman Mediterraneo por que ua por medio de la tierra e faze departimiento entre Europa e Affrica, e acabasse Europa encabo dEspanna en Caliz, que es llamada ysla dErcules, o se ayuntan amas mares sobredichas. Onde estos tres linages desque ouieron partidas las tierras, assi cuemo uos dixiemos, nos touieron por complidos de lo que auien, e punnaron en toller se las tierras los unos a los otros […] 71.

Il s’agit, en premier lieu, après avoir développé un propos d’une certaine longueur, d’introduire une formule de reprise grâce à laquelle ce propos est tout à la fois « résumé » et « reformulé ». Cette « reformulation » (second objectif) intègre généralement une dimension « axiologique », car l’énonciateur tend alors

70 71

R. BARTHES, « Le discours de l’histoire »…, p. 167. P.C.G., p. 5. Le « gras » est de nous.

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à recourir à une terminologie « marquée ». Ainsi, on peut noter dans l’extrait cité, le passage de « fijos » à « linages », c’est-à-dire d’un vocabulaire « courant », de type orthonymique, à un vocabulaire à connotation « politique ». Parce qu’elle est aussi un redressement du sens (nous y reviendrons plus avant), cette « reprise » constitue une façon de « récupérer » le lecteur, lequel, s’il se montre distrait, peut se retrouver piégé par une « lecture » qui n’est pas forcément la sienne. Si nous avons pris le parti d’insister sur le caractère stratégique de ces formules de reprise, c’est pour mieux faire apparaître, à travers la prise de pouvoir qu’elles supposent sur le « lecteur », comment elles connotent également ce qui s’apparente chez l’énonciateur à un « plaisir » de l’« énonciation » et de l’« intelligence »72. En effet, cet énonciateur semble se délecter du pouvoir que l’autorité qu’il a sur son texte, lui confère sur son lecteur (et inversement), ainsi que des possibilités illimitées que ce pouvoir lui offre pour affirmer sa primauté sur la population des autres « énonciateurs » potentiels. On peut donc interpréter la réitération de ces formules de reprise comme une stratégie de valorisation d’un énonciateur, heureux de s’assurer, avec une régularité digne d’un métronome, qu’il sait « administrer » un texte parce qu’il sait ne rien oublier d’essentiel à la progression logique des événements, dont il a une parfaite maîtrise. L’Histoire d’Espagne peut, en ce sens, être perçue comme l’histoire de la création d’un « auteur » et d’un « texte ». Vue sous cet angle, l’introduction, déjà signalée, d’une variante dans la formulation, à partir du chapitre 27, semble nettement moins énigmatique ou contradictoire, qu’il n’y paraît au premier abord. Ce « nos » auctorial, qui était jusqu’alors sujet grammatical des verbes « dezir », « fablar » ou autres verbes de sémantisme analogue, en s’effaçant pour céder la place à un sujet abstrait « ell estoria », témoigne d’une volonté de souligner la « naissance » d’un texte historique qui a pris corps et est désormais en droit, à l’instar de ceux qui l’ont précédé et auxquels il s’adosse, d’assurer, de façon autonome, la prise en charge de son propre récit, de sa propre histoire. Ainsi au chapitre 27, on peut lire, « Mas agora dexa ell estoria de fablar dellos e torna a contar de cuemo los romanos enuiaron a Cipion el mancebo a Espanna »73. Au chapitre 36, on trouve de même, « Mas agora dexa ell estoria de fablar desto, e torna a contar de cuemo Annibal se torno a Affrica e de lo quel auino con Cipion »74.

72

Olivier SOUTET, Claude THOMASSET, « Des marques de la subjectivité dans les « Mémoires » de Commynes », in : Histoire et chronique…, p. 31. 73 Ibid., p. 20. 74 Ibid., p. 25. On trouve également de nombreux autres exemples : chapitre 40 : « Mas agora dexa ell estoria de fablar dellos, e torna a contar como los espannoles se alçaron contra Roma, e de las muy porfiosas contiendas que ouieron con ellos fasta que uinieron los godos ». Chapitre 51 : « Mas agora dexa la estoria de fablar desto e torna a conter cuemo la reina Dido fue casada con Acervo so tio ». Chapitre 117 : « Mas agora dexa aqui la estoria de fablar daquesto, e cuenta de cuemo Julio Cesar puso nombre del suyo al mes de julio ». Chapitre 38 : « Mas

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L’effacement « en surface » de l’énonciateur sert donc, en réalité, à travers l’événement de cette « naissance » textuelle, à attester l’identité « construite » d’un sujet auctorial qui n’a plus besoin dès lors de revendiquer, avec autant de « vigueur », le premier plan. En ce sens, les préoccupations du sujet énonçant, à l’égard de la modulation en volume du texte, ne peuvent que confirmer son souci de maîtriser au mieux cette double « création ».

La modulation en volume du texte Il est évident que le sujet énonçant est conscient de l’étendue de son pouvoir : pouvoir de choisir, de filtrer, de faire accéder à l’existence ou de réduire à l’oubli. Cette conscience qui manifeste une identité d’« auteur » construite et souveraine, se révèle dans le soin constant que le sujet énonçant prend à expliquer, justifier et donc valider a posteriori toute une série de choix d’écriture. Ceux-ci peuvent concerner l’ordonnancement du récit : […] conuiene que uos digamos primero quamanna es Europa e quantas otras tierras se encierran en ella 75. Mas por mostrar esto mas complidamientre, queremos contar como fue primeramientre poblada Cartago, e quales fueron los que la poblaron76.

Ils peuvent également en souligner une articulation, en renvoyant à la mention d’un propos antérieur : […] auino assi que Agripa, fijo de Herodes Agripa, de qui uos dessuso fablamos, uiuie en Roma con Claudi ell emperador77.

Il n’est pas rare non plus que l’énonciateur s’attarde à justifier une lacune de son texte, par l’évocation d’une documentation inexistante ou inaccessible : Del quinto anno no fallamos escripta ninguna cosa, si no tanto que fue el primero dell imperio de Marciano78. Del segundo anno fastal quinto del regnado del rey Cindasuindo non fallamos ninguna ocsa que de contar sea que a la estoria pertenesca et en estas cosas passaron 79.

Cependant, il ne fait aucun doute que les interventions les plus significatives (et les plus fréquentes) de l’énonciateur témoignent d’un souci constant d’assurer une maîtrise, aussi parfaite que possible, de la quantité informative, que nous avons qualifiée de modulation en volume. Il est évident que ce souci traduit une allégeance aux exigences rhétoriques de la breuitas, lesquelles sont à

agora dexa ell estoria de fablar del, por contar de cuemo los dEspanna se alçaron a Roma despues que el se partio dend ». 75 Ibid., p. 5. 76 Ibid., p. 31. 77 Ibid., p. 121. 78 Ibid., p. 215. 79 Ibid., p. 279.

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mettre en relation avec le « quantum satis est »80, c’est-à-dire avec la quantité d’informations pertinente par rapport au sujet traité. On doit noter cependant que, dans l’« esprit » de la rhétorique classique, cette vertu, tout autant que les autres (puritas, perspicuitas, ornatus) est seulement appelée à commander en sourdine l’opération d’écriture, sans qu’il soit jamais question de la mettre en scène dans le récit. Or, quand l’énonciateur indique, à chaque « carrefour » de la narration, les choix qu’il opère et les raisons qui président à ces choix, et que ces raisons concernent le « volume » informatif pertinent pour son projet, il exhibe cette exigence de brevitas aux yeux du lecteur, en dévoilant de la sorte les « artifices » rhétoriques qui sont au fondement de son écriture. Ce jeu de dévoilement le conduit ainsi à un détournement savamment orchestré des lois mêmes de la rhétorique, et à une distanciation qui renvoie à la déconstruction que nous avons déjà évoquée. C’est le cas quand ces interventions servent à expliquer de façon argumentée les raisons du traitement privilégié que reçoit tel ou tel autre personnage, c’est-àdire les hiérarchies internes du récit, en fonction des priorités qui sont les siennes : E cuemo quier que los fijos de Cam e de Japhet ganaron alguna cosa en Asia por fuerça, nos non queremos fablar de los otros linages, fueras solamientre de los fijos de japhet, por que ellos fueron comienço de poblar Espanna81. […] mas por que los sos fechos no fueron muy sennalados pora contar en est estoria, tornaremos a fablar de Hercules, que fue ell omne que mas fechos sennalados fizo en Espanna en aquella sazon, lo uno en conquerir las tierras, lo al en poblando las82. Mas agora tornamos a fablar de Hercules por contar los fechos que fizo en Espanna83. Mas por que esto non non conuiene a los fechos dEspanna, dexamos de fablar dello, e tornamos a contar dErcules e de las cosas que fizo en Espanna depues que uencio a Caco 84.

De fait, l’exercice de la fonction de régie est pour le sujet énonçant, le moyen idoine de rappeler sans cesse son pouvoir sur le texte : c’est lui et lui seul qui organise son récit, de l’intérieur, sur la base des seules exigences de son projet. Il importe, en effet, au sujet énonçant de montrer, de démontrer sans cesse qu’il

80

H. LAUSBERG, Manual de retórica…, p. 269 : « El quantum satis est (Quint. 4, 2, 45) constituye la tendencia propia de la breuitas, la cual debe evitar el ‘demasiado’ (Quint. 4, 2, 43 plus dicere quam oportet). El vitium de la demasía engendra en el público el taedium : Quint.4, 2, 44 supervacua cum taedio dicuntur ; Hor. serm. 1, 10, 9, est brevitate opus, ut currat sententia neu/se impediat verbis lassas onerantibus aures ; Hor. ars 337 omne supervacuum pleno de pectore manat […] La ‘demasía’ (supervacuum) debe, pues, cercenarse (Quint. 4, 2, 40 cognitio) respecto a la narratio aperta, o no ayude al credere ([…] Quint. 4, 2, 30 utilitas) respecto a la narration probabilis, constituye un ‘exceso, demasía’ ». 81 Ibid., p. 5. 82 Ibid., p. 7. 83 Ibid., p. 9. 84 Ibid., p. 10.

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n’assume pas le statut d’« actor », même s’il a sacrifié par ailleurs aux contraintes que lui impose l’imaginaire d’autorité. C’est pourquoi il occupe un « entre-deux » puisque, tout en assurant l’indexation de son récit à des « sources » autorisées, il n’a de cesse que cette indexation soit simultanément le siège d’une critique des sources. De fait, si le détournement des sources constituait une première étape dans la construction de son auteurité, un pas bien plus décisif est franchi dans la manière qu’il a d’exercer la fonction de contrôle. En « truffant » son texte de « marqueurs » qui renvoient à son « faire » de narrateur, de critique, de commentateur, l’énonciateur cherche à être omniprésent, et surtout à convaincre son lecteur de son « omnipotence ». C’est pourquoi il lui importe d’assurer à tous égards l’« effacement » des autres concurrents potentiels, « effacement » que lui-même avait déjà entrepris d’assumer. Quelques commentaires d’ensemble s’imposent : il convient, en effet, de souligner la place importante qu’occupe le plan du « discours »85 (au sens de Benveniste) dans l’économie générale du texte alphonsin. Nous avons déjà commencé d’identifier cette place à travers les marques énonciatives d’un « locuteur » qui intervient dans le texte pour expliciter sa démarche, ses choix, faire des annonces, déplorer une documentation lacunaire, etc. L’emploi du présent de l’indicatif est à cet égard significatif de cet embrayage sur le moment de l’énonciation (« repérage déictique »), d’autant qu’il est accompagné de façon quasi systématique de l’adverbe « agora ». Cependant, cet empire du discours est repérable au travers d’autres signes tout aussi manifestes, représentés par exemple par la modalisation86 et les marques énonciatives de l’allocutaire.

Les marques énonciatives de l’allocutaire : la fonction communicative Il n’est pas exagéré d’affirmer que la fonction communicative (ou phatique) constitue une sous-fonction essentielle de la fonction de régie87 telle qu’elle s’exerce dans le discours de l’Histoire. Cette fonction qui consiste à s’adresser à l’allocutaire pour agir sur lui et maintenir le contact nous permet de revenir sur le rôle central qu’occupe ce dernier dans la stratégie énonciative alphonsine. En effet, si nous avons choisi ici pour des raisons d’ordre méthodologique de traiter la fonction communicative séparément de la fonction métanarrative que nous venons d’examiner, il faut reconnaître cependant leur indissociabilité, attendu que la fonction de régie explicite ne s’entend que rapportée à l’allocutaire qu’elle présuppose.

85

Par « discours », É. BENVENISTE, Problèmes de linguistique…, p. 242, entend : « […] toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. C’est d’abord la diversité des discours oraux […] [m]ais c’est aussi la masse des écrits […] bref tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne ». 86 Nous procéderons à l’examen de la « fonction modalisante » dans la section suivante, car il nous semble essentiel de l’étudier dans le cadre plus général de la « fonction idéologique ». 87 La fonction modalisante, que nous analyserons ci-après, en est une autre.

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243

Le texte alphonsin comporte de très nombreuses marques énonciatives d’un allocutaire qui est sans cesse interpelé, convoqué, sollicité. Si, au départ, comme on l’a dit, les formulations mettaient l’accent davantage sur ce que le locuteur avait « dit » à l’allocutaire (« uos dixiemos »), très rapidement (en réalité, dès le chapitre 3), on note un déplacement, puisque celles-ci visent à faire ressortir ce que l’allocutaire a « entendu » ou entendra88 : Hya oystes de suso contar de cuemo se partieron los lenguajes en Babilonia […] 89. […] assi cuemo adelant oyredes en est estoria […] 90. Ya oyestes desuso cuemo Caco fue uendido y Hercules […] 91. Depues que fue soterrado el rey Espan en Caliz, assi cuemo oystes, fue y coronado por rey Pirus, so yerno, de que uos dixiemos […]92. E fueron assi poblando […] fasta que uino el rey Pirus, el que fue yerno del rey Espan, assi cuemo de suso oystes […]93.

L’« adresse » à l’allocutaire peut être plus directe, lorsque c’est l’usage de l’impératif qui est requis : Luego que ell emperador Cesar Gayo fue muerto, leuantosse grand desauenencia en la cibdat de Roma entre la cort et los caualleros et el pueblo. E sabet que eran llamados cort los senadores et los consules […] 94. Et agora sabet aqui los que esta estoria oydes que los godos, los ostrogodos, los vuandalos, los alanos et los sueuos que touieron la porfia daquella mala secta desdell tiempo dell emperador Valent fasta aquella sazon […] 95.

À la lumière de ces quelques exemples, que dire ? On peut remarquer que si le locuteur s’adresse à son « allocutaire » pour vérifier la bonne tenue de son « attention », créer et maintenir un contact

88

Pour le choix de marqueurs de l’oralité, voir Fernando GÓMEZ REDONDO, « La voz y el discurso… », p. 151. 89 Ibid., p. 7. 90 Ibid. 91 Ibid., p. 10. 92 Ibid., p. 12. 93 Ibid., p. 14. On peut citer aussi ces autres exemples : chapitre 18 : « E quando passo a Espanna, assi cuemo oyestes, dexo a el e a sos hermanos en guarda de Asdrubal so yerno, e otrossi todo so emperio ». Chapitre 25 : « Estonce eran sennores de la tierra Asdrubal e Margon, hermanos de Annibal, que dexara en so logar quando se fuera, assi cuemo oyestes desuso ; […] ». Chapitre 37 : « Los de tierra dAffrica fueron muy quebrantados por aquellas dos batallas que Cipion auie uençudas, assi cuemo ya oyestes, […] ». Chapitre 40 : « Ya oystes de suso en ell estoria, de los grandes fechos que Scipion fiziera en Espanna y en Affrica […] ». Chapitre 63 : « […] ca maguer lo mas dEspanna era en sennorio de Roma, los de Carthago numqua se les quisieron tornar, mas siempre touieron con los de Carthago dAffrica catando la naturaleza y el debdo que auien con ellos, segund de suso oyestes que las poblara amas la reyna Dido ». 94 Ibid., p. 118. 95 Ibid., p. 249.

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permanent, il paraît surtout très soucieux de « guider » et d’« encadrer » sa « compréhension » du texte en soulignant les points stratégiques du discours qu’il a tenu, tient ou tiendra. En effet, un rapide coup d’œil aux divers exemples cités suffit à manifester que chacune des « adresses » à l’allocutaire constitue pour le locuteur une occasion favorable à une « reprise », sous forme de résumé, du discours antérieur. En « imposant » de façon presque systématique à l’allocutaire, une version condensée, « ramassée » des « faits » qui viennent d’être contés, le locuteur lui « inflige » sa propre vision des choses, tout à la fois au niveau du « contenu factuel » (ce qu’il juge pertinent de garder en mémoire) et de « l’orientation axiologique » qu’il convient d’en donner. Or, il est clair qu’en « résumant » ce qu’il a lui-même déjà « réécrit », le locuteur « verrouille » doublement l’espace de « lecture » de l’allocutaire en cherchant à contrôler strictement tous les « possibles » de la lecture de celui-ci. Ce locuteur cherche ainsi constamment à prévenir et/ou redresser toute dérive interprétative : c’est ce qui le conduit à ponctuer très régulièrement son texte de « résumés » succincts qui ont pour fonction de récupérer en chemin le « lecteur » fautif. De fait, la fonction communicative telle qu’elle s’exerce dans le texte de l’Histoire s’apparente, du fait de ce didactisme exacerbé, plus à une fonction « répressive », qu’à une réelle fonction de contact. L’importance qui, au plan de l’énonciation, se voit accordée au « discours » pourrait donc s’expliquer par la nécessité pour le sujet énonçant de « s’exhiber » comme « maître du jeu ». Or, s’il avait sacrifié aux principes de l’écriture du récit historique, tels qu’ils sont énoncés par Benveniste, c’est-à-dire en privilégiant le plan du « récit », ce sujet se serait retrouvé entièrement dominé par un « récit » parlant de lui-même, ou alors du dehors, depuis un autre lieu qui serait celui des auctores. La nécessité de faire du « lieu » de l’Histoire, le « lieu » de sa propre parole le conduit à se mettre en scène et à organiser ce qu’il dit dans la « catégorie de la personne ». Le « discours », perçu comme plan d’énonciation, n’est rien moins alors qu’un « tremplin » vers l’auteurité : il est ce par quoi un scripteur peut abandonner son rôle de « stratège assujetti » pour s’énoncer comme « locuteur », comme « sujet ». L’hybridation des éléments propres au « repérage anaphorique » (plan du récit) et de ceux caractéristiques du « repérage déictique » (plan du discours) se réalise de façon tellement inégale qu’elle finit par produire un texte historique où c’est curieusement l’effet « discours » qui prédomine. Seulement cet « effet » peut être de prime abord trompeur. S’il peut, dans un premier temps, donner à croire en l’image d’un locuteur entièrement « tourné » vers un allocutaire qu’il veut « accompagner » patiemment, tel un guide plein de sollicitude, une simple analyse suffit à révéler que cette inscription massive des marques de subjectivité a surtout pour objet de projeter dans le discours l’ombre quasi menaçante d’un sujet qui veut éliminer tout vertige des possibles, en forgeant un texte « fermé » à toutes les lectures que lui-même ne postule pas. En ce sens, l’examen des modalités de construction de l’auteurité dans l’Histoire serait grandement incomplet s’il n’intégrait pas, outre l’analyse du mode d’inscription de la fonction idéologique, une réflexion sur ses effets.

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La fonction idéologique : de la construction spéculaire d’un roi et d’un sujet du roi L’inscription d’un système axiologique Si on se fonde sur la prégnance du plan « discours » dans l’écriture de l’Histoire d’Espagne, il est clair que l’importance qui se trouve attribuée à la catégorie de la personne révèle la place qu’occupe la fonction modalisante dans la construction de l’auteurité. Cette fonction qui exprime globalement le rapport que le « narrateur » entretient avec l’histoire qu’il raconte est loin d’être étrangère à la catégorie de l’évidentialité, puisqu’elle met en relation savoir et subjectivité. En effet, lorsqu’elle est perçue comme testimoniale, elle est centrée sur l’« attestation », c’est-à-dire sur le degré de certitude ou de distance que le narrateur exprime à l’endroit de ce qu’il raconte. Nous avons vu, d’une part, que l’énonciateur de l’Histoire ne se privait pas d’engager, quand il en ressentait le besoin, une relation critique à l’égard de ses « sources », et que d’autre part, il n’hésitait pas à revendiquer la pleine « assomption » de l’énonciation qu’il profère, en l’exhibant comme « sienne », à partir d’un certain nombre de marqueurs de subjectivité. Il nous revient maintenant d’examiner la dimension plus proprement « modalisante », entendons par là, celle qui prend en compte l’« émotion » que l’énonciateur est susceptible d’exprimer à l’endroit de ce qu’il narre et l’« évaluation » qu’il porte sur les actions et les situations qu’il rapporte. Pour bien comprendre les enjeux que la fonction modalisante revêt dans l’entier du programme d’écriture de l’Histoire, il nous paraît opportun de commencer par expliciter ce programme.

Mise au jour des structures discursives du texte : la reconstruction du « premier » schéma de lecture Nous chercherons à répondre brièvement à l’une des questions qu’Umberto Eco se posait naguère, à propos de la manière dont « un texte, en soi potentiellement infini, peut générer uniquement les interprétations que sa stratégie a prévues »96. Il est question en réalité de « savoir de quelle manière le Lecteur Modèle […] est orienté à la reconstruction » d’un schéma hypothétique de lecture »97. Pour Eco, c’est à partir de « la réitération d’une série de sémèmes, autrement dit de mots clefs »98 que le texte établit le « schéma ». Ces expressions, on le conçoit, sont généralement placées en quelques lieux stratégiques, comme par exemple, le titre, le prologue et les chapitres d’ouverture du texte, quoiqu’elles puissent être également abondamment distribuées. Puisque nous avons émis une hypothèse sur le caractère « répressif » du texte alphonsin, il est à prévoir qu’il se montre dirigiste dans la 96

U. ECO, Lector…, p. 111. Ibid., p. 115. 98 Ibid. 97

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manière de « gérer » la reconstruction du schéma de lecture (ou topic) par le lecteur, ce qui suppose une dissémination beaucoup plus forte des « mots » et « expressions » clefs. Il n’empêche qu’une telle reconstruction pose un certain nombre de problèmes dans la mesure où il faut décider d’un parcours de lecture, alors que le texte peut présenter (ou sembler le faire, en tout cas), plusieurs schémas. Il en découle un problème de hiérarchisation des schémas de lecture, en fonction d’un niveau donné de sens. La reconstruction du schéma actualise donc tous les problèmes liés à l’interprétation, à la compréhension, à l’initiative du lecteur qui doit formuler une hypothèse de lecture, en fonction d’une compétence intertextuelle plus ou moins grande. S’agissant de l’Histoire d’Espagne, quelle réponse acceptable le texte permetil de fournir à la question : « de quoi parle-t-on » ? On voit bien que là encore, la réponse dépend des « munitions » intertextuelles du lecteur ou, en se plaçant dans la perspective du lecteur « contemporain » d’Alphonse, de ce que ses connaissances intertextuelles certes, mais aussi (voire surtout) son savoir extradiscursif, lui permet d’inférer. Pourtant, il est possible, si l’on se fonde sur le contenu sémantique du prologue, de déterminer les éléments d’un « programme », à partir duquel peut s’opérer la formulation d’une hypothèse de lecture, vérifiable dans le reste du texte, et en particulier dans les treize premiers chapitres.

Le prologue Le prologue – seuil du texte –, constitue le lieu privilégié d’inscription du « projet » puisque le sujet locuteur s’y trouve autorisé à exposer les fondements et les motivations de sa démarche. Dans l’Histoire d’Espagne, ce qui tient lieu de « programme » se voit ainsi défini en deux temps. On peut d’abord mettre en évidence un « programme » moral lié à la visée édifiante de l’Histoire (et plus généralement de la mémoire et du savoir véhiculés par la culture écrite) : […] fueron sobresto apercebudos los sabios ancianos, […] et escriuieron otrossi las gestas de los principes, tan bien de los que fizieron mal cuemo de los que fizieron bien, por que los que despues uiniessen por los fechos de los buenos punnassen en fazer bien, et por los de los malos que se castigassen de fazer mal, et por esto fue endereçado el curso del mundo de cada una cosa en su orden99.

Se détache ensuite, un « programme » politique enraciné dans un espace précis (Espanna) dont il s’agit de fonder la mémoire, à partir d’une axiologie clairement affirmée : […] et compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della, desdel tiempo de Noe fasta este nuestro. Et esto fiziemos por que fuesse sabudo el comienço de los espannoles et de quales yentes fuera Espanna maltrecha et por mostrar la nobleza de los godos […] et como por el desacuerdo que ouieron los godos con so sennor el rey Rodrigo […] passaron los de Affrica et ganaron

99

Ibid., p. 3.

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todo lo mas d’Espanna ; et como fueron los cristianos despues cobrando la tierra ; et del danno que uino en ella por partir los regnos100.

Il est question, en effet, de conter l’histoire de l’Espagne comme histoire de la lutte d’influences entre les « destructeurs » de cet espace et ses « (re)constructeurs », parmi lesquels le peuple goth fait figure de fondateur. D’emblée, se dessine une « normativité » (les bons versus les méchants) qui renvoie du point de vue rhétorique au genre épidictique : distribution d’éloges (« mostrar la nobleza de los godos ») et de blâmes (« de quales yentes espanna fuera maltrecha »), de conduites à suivre et de comportements à proscrire (« del danno que uino en ella por partir los regnos »).

L’impact des treize premiers chapitres La prégnance de cette normativité se voit confirmée dans les treize chapitres initiaux. La réitération des sémèmes « amor » et « fuerça » qui ne prennent sens que par rapport à un certain type de dispositio, fondé sur la relation « violente » (« fuerça ») ou « légitime » (« amor »), mais toujours « verticale », s’instaurant entre un « seigneur » et un « espace » géo-politique, met en évidence le caractère « politique » qui sera donné à cette histoire : Tod estas tierras sobredichas fueron pobladas assi cuemo uos contamos, e ouo y muchos cabdiellos que fueron sennores dellas e que ouieron grandes guerras entre si ; mas […] tornaremos a fablar de Hercules, que fue ell omne que mas fechos sennalados fizo en Espanna en aquella sazon, lo uno en conquerir las tierras, lo al en poblando las101.

L’accent est mis, dès les tous premiers chapitres, sur la nécessité d’assurer l’extension territoriale, la continuité du lignage ; c’est pour manifester une telle continuité qu’Espan est présenté comme le « neveu » d’Hercule : Desque Hercules ouo conquista toda Esperia e tornada en so sennorio, ouo sabor dir andar por el mundo por las otras tierras e prouar los grandes fechos que y fallasse ; empero non quiso que fincasse la tierra sin omnes de so linaje, en manera que por los que el y dexasse, fuesse sabudo que el la ganara ; e por esso la poblo daquellas yentes que troxiera consigo que eran de Grecia e puso en cada logar omnes de so linage. E sobre todos fizo sennor de un so sobrino, que criara de pequenno, que auie nombre Espan […] e por amor del camio el nombre a la tierra que ante dizien Esperia e pusol nombre Espanna. […] Espan, sobrino dErcules, que finco por sennor en Espanna […] 102.

Mais l’énonciateur ne se contente pas de retracer l’histoire des différents « seigneurs naturels » qui ont dominé l’Espagne.

100

Ibid., p. 4. Ibid., p.10. 102 Ibid., p. 9. 101

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Il est question, à travers les divers faits narrés, de manifester que parmi les possibles stratégies de gouvernement, seules sont légitimes celles qui sont fondées sur la raison et l’amour103. Loin de laisser son « lecteur » libre de se constituer son jugement, le sujet énonçant lui impose constamment sa propre appréciation des faits. Nombre d’exemples significatifs nous sont donnés : ainsi, dans le chapitre intitulé « De como Hercules lidio con el rey Gerion yl mato », on peut lire : E cuando Hercules llego a aquel logar, sopo como un rey muy poderoso auie en Esperia que tenie la tierra […] y este fue Gerion, y era gigante muy fuerte e muy liger, de guisa que por fuerça derecha auie conquista la tierra e auien le por fuerça a dar los omnes la meatad de quanto auien, […] e a los que no lo querien fazer mataualos. E por esto era muy mal quisto de todas las gentes, mas no osauan yr contra el por que no auie y qui los deffender ; et cuando sopieron que Hercules uinie, enuiaron le dezir, que el, que tantos buenos fechos fiziera e tantos omnes sacara de premia e de mal sennorio, que acorriesse a ellos, e quel darien toda la tierra. Quando esto oyo Hercules, plogol mucho e fuesse pora alla ; ca maguer ell era del linage de los gigantes e muy fuerte, no era por esso omne cruo ni de mala sennoria, ante era muy piadoso a los buenos e muy brauo e fuert a los malos104.

À travers l’opposition Gerion/Hercules se dessine un axe de positivités et de négativités représenté dans le texte respectivement par la lexie « fuerça » et par l’adjectif évaluatif « piadoso », ainsi que par les champs lexicaux qui leur sont associés (« fuerça » : « mataua los » ; « mal quisto » ; « premia » « mal sennorio », « omne cruo »/ « piadoso » : « tantos buenos fechos », « muy piadoso a los buenos », « muy brauo a los malos »). Ces divers évaluatifs permettent au locuteur de délimiter un double réseau de connotations (négatives pour l’un, positives pour l’autre) au moyen desquels il exprime son désaccord envers le modèle de gouvernement érigé par Gérion, et son adhésion envers celui promu par Hercule. Cet investissement axiologique a pour effet d’indiquer de façon claire et définitive les stratégies de gouvernement qu’il juge acceptables ou irrecevables, dessinant en creux dès ces premières pages une certaine image du souverain idéal. Ainsi, Espan qui fonde son modèle de gouvernement sur la raison et l’amour, se voit qualifié de façon extrêmemement laudative. Le texte se trouve alors « truffé » de « modalisateurs », le récit

103

Dans l’étude qu’il consacre à « La Voz y el Discurso… », p. 156, F. GÓMEZ REDONDO souligne l’importance de l’axe « savoir » / « amour » dans la mise en place de l’axiologie alphonsine : « No sólo son rasgos de comportamiento propuestos para que los receptores del texto puedan asumirlos, sino que a ellos se vinculan consecuencias narrativas –o sea, verdaderas pautas de actuación- que delimitan el modo en que la historia podía servir de regimiento de príncipes […] En el fondo, se trata del mismo esquema que regula las líneas argumentales de la narrativa medieval : a) la extensión territorial de un estado o condición social recibida, b) el mantenimiento del mismo, mediante la demostración de que el personaje sabe defenderlo y c) la voluntad política de gobernarlo y de ganar el “amor” de sus gentes ». 104 P.C.G., p. 9.

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factuel se trouvant soumis à une interprétation constante, destinée à prévenir toute dérive interprétative : Espan, sobrino dercules, que finco por sennor en Espanna, andudo por la tierra e fizo la poblar y endereçar, […] e com era omne sabio y entendudo, soposse apoderar della, […] e com era omne muy sabidor, fizo fazer por grand sabiduria un grand espeio […] E por que ell era omne que amaua iusticia e dercho e fazie bien a los omnes, amauan le todos tanto, que assi cuemo Hercules se apoderaua de la tirra por fuerça, assi este se apoderaua della por amor105.

Ces commentaires évaluatifs qui ponctuent incessamment le discours106, assurent le repérage des figures de « seigneurs » exemplaires, au travers du couple sémantique « amour/raison ».

Le reste du texte Ce parti pris de l’énonciateur continue de s’affirmer dans le reste du texte, où il apparaît qu’il demeure tout aussi attentif à la manière dont les différents « seigneurs » s’emparent des terres, conquièrent les « gens » (par des exactions ou une justice fondée sur la sagesse) et maîtrisent la gestion d’un royaume. Aussi se montre-t-il extrêmement admiratif des stratégies déployées par Jules César et Didon par exemple. Relativement à cette dernière, il convient de souligner l’ardeur qu’il manifeste à souligner son savoir-faire, son savoir-être. L’intrusion massive de modalisateurs sert à la description d’un parcours hors du commun qui soumet le récit factuel à la loi d’une évaluation extrêmement positive. Didon est modalisée tout à la fois par son vouloir-faire (elle met en œuvre un certain nombre de programmes : « por end busco carrera cuemo se pudiesse salir de la tierra »107), par son pouvoir-faire (elle dispose des compétences requises : « Mas Dido, com era muy sesuda »108), par son savoirfaire (« Dido sopo traer art e maestria »109). De fait, les énoncés des compétences modales dont elle est le sujet sont autant d’énoncés de ses performances (son /faire/ est multiple et profitable), lesquelles performances légitiment pleinement la sanction positive finale de l’énonciateur. Didon sait être reine (« Estando la reyna Dido en Carthago muy poderosa e much onrada »110), et la prospérité incontestable de la ville de Carthage est là pour le rappeler : Dido […] fizo la cercar toda de muy grandes torres e muy fuertes muros, e de grandes carcauas e fondas, e todas las otras cosas por que ella entendio que mas fuerte serie, ebasteciola darmas e de navios, y enriqueciola tanto que todas las otras tierras que eran en

105

Ibid., p. 11. On peut citer l’exemple de Liberia, ibid. : « era much entenduda e sabidor destrolomia ». 107 P.C.G., p. 33. 108 Ibid., p. 35. 109 Ibid., p. 34. 110 Ibid., p. 38. 106

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Affrica tremien antel so nombre, e aun las dasia e de Europa que eran sobrel mar Mediterraneo […] 111.

De fait, le schéma de lecture de l’Histoire est sans conteste « description des modèles de gouvernement à imiter ». Mais ce schéma de lecture resterait incomplet s’il ne s’assortissait d’un second avec lequel il est appelé à fusionner. Il nous faut revenir dès lors sur l’autre volet du « second » programme contenu dans le prologue, lequel met en perspective l’édification des récepteurs (« los que despues uiniessen […] punnassen de fazer bien »). La narration de la chose faite (« res gestae narratio ») est alors à percevoir comme narration de ce qui aurait pu être autre si ce travail d’« édification » avait déjà été mené à son terme. En ce sens, le discours épidictique renferme déjà le discours délibératif puisque l’intérêt du récit historique est moins d’instaurer une ligne de partage entre bons et mauvais sujets que de susciter une réflexion sur le lieu que le lecteur-récepteur de cette histoire serait amené à occuper s’il était appelé à être « acteur » plutôt que « spectateur ». Or, si précisément comme l’écrit Lucien Febvre, « le passé, c’est une reconstitution des sociétés et des êtres humains d’autrefois par des hommes engagés dans le réseau des réalités humaines d’aujourd’hui »112, alors l’enjeu pour l’historien consiste bien à faire de la connaissance du passé un outil d’analyse de son présent. Si l’histoire peut constituer un terrain public où traiter de politique, l’objet premier de cette analyse est de permettre de déboucher sur « l’action politique, la décision à prendre, celle qui est la plus utile pour les personnes de la Cité »113. Autrement dit, il s’agit de susciter un jeu de rôles par le biais duquel le lecteur-récepteur − qui est au départ un « spectateur » − sera en mesure de se projeter virtuellement à la place des acteurs de la vie du passé, et être orienté à « choisir » le rôle qui lui est assigné dans le système axiologique alphonsin.

Mise au jour des structures actantielles et idéologiques : reconstruction du « second » schéma de lecture Un bel exemple de « projection-repoussoir », c’est-à-dire d’anti-modèle de « sujet du roi » nous est donné au travers des chapitres 49 et 50114 qui racontent la fondation de la ville de Tyr et la trahison des esclaves envers leurs maîtres. Cet exemple est intéressant car, à la différence des précédents, il représente une tentative d’« objectivation » (partielle) de la subjectivité. Il nous permet ainsi de mettre en évidence la manière dont l’« identité idéologique » du texte est en prise avec son identité « stylistique »115.

111

Ibid., p. 36. Lucien FEBVRE, « Avant-Propos à Charles Morazé », in : Trois essais sur Histoire et culture, Paris : Armand Colin (Cahier des Annales), 1948, p. 8. 113 Michel Meyer, Questions de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1993, p. 27. 114 P.C.G., p. 31-32. Le titre du chapitre 49 est : De cuemo la cibdat de Tiro fue poblada e de la traycion que fizieron los siervos a sos sennores ». Le titre du chapitre 50 est : « Cuemo los sieruos de Tiro mataron a sos sennores ». 115 Ce récit manifeste en effet la manière dont la « voix » d’Alphonse se greffe sur celle des auctores pour créer un récit « factuellement » identique mais sémantiquement autre. On voit 112

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251

L’examen de l’expression de la modalité factuelle dans l’énoncé est de nature à éclairer ces diverses modalités, d’où la nécessité d’établir une typologie des « faire », en se fondant sur les lexèmes qui sont appelés à les exprimer : selon la nature des lexèmes, causatif ou subjectif, la structure des prédicats verbaux, il sera possible de distinguer, ainsi que le propose Bernard Pottier116, des « faire » par les actes, des « faire » par les sens, des « faire » modulés (modalisés) afin d’inférer, sur cette base la nature de l’origine des connaissances. Le « faire par les actes », exprimé par des lexèmes causatifs tels que « guerrear », « poblar », « echar de tierra », « matar »… n’engage pas de prise de position par rapport au dénoté : elles dessinent l’armature narrative du récit et renvoient à un certain nombre de garants, situés hors de l’espace textuel mais aussi en son sein, puisque l’énonciateur, en l’absence de marqueurs de distanciation, est le garant premier de ce qu’il énonce. En revanche, le « faire par les sens » correspondant, si l’on en croit Pottier « à une classe de lexèmes que l’on retrouve dans la voix dite subjective […] » ne laisse de surprendre dans un discours à la troisième personne. Ainsi en est-il du prédicat « ver » dans l’exemple suivant : E por que vieron que avie y unas angosturas que eran grandes fortalezas pora poderse deffender daquellos que les mal quisiessen fazer, poblaron y una gran cibdat […] 117.

Ce prédicat implique un cheminement mental, qui se traduit par une remontée vers l’avant du procès : il dénote donc une expérience intime, et comme tel, ne devrait fonctionner qu’à la première personne. Utilisé à la troisième personne, il doit être interprété comme relevant du style indirect implicite, ce qui suppose un glissement d’énonciateur. Comme il n’est guère probable que l’agent du procès ait pu communiquer directement ces informations, il faut bien admettre qu’elles ne peuvent provenir que d’un raisonnement reposant sur un certain vraisem-

alors comment la problématique de la transposition recréatrice rejoint celle de la « reproduction ». En cherchant à «brouiller » l’origine du dire, cette greffe tend à rendre problématique la réponse à la question « qui parle ? », comme si elle invitait à postuler une schizophrénie du locuteur. De fait, il convient d’effectuer une mise au point sur la question de l’identité de l’énonciateur-source, et partant, sur celle du texte de la compilation. En « [a]dossant son dire à un déjà –dit[…] », le locuteur semble postuler une origine du dire unique, enracinée dans des sources qui font autorité, comme si tout pouvait être tenu pour emprunt. C’est ce jeu de mise en retrait qui a conduit de nombreux analystes à conférer un rôle primordial à la problématique de la « reproduction » et à la délégation de l’autorité énonciative, alors même que le « rapport » des paroles d’autrui engage la responsabilité du locuteur presque tout autant que l’énonciation de ses propres paroles. Pour mettre en évidence la manière dont le locuteur, en se réfugiant à l’ombre des auctores, vise à inscrire sa propre parole dans celle de ces derniers, il peut être intéressant d’examiner comment le récit factuel qu’il « hérite » de ses sources est « interprété » et redressé sémantiquement, mais de telle sorte que cette interprétation soit comme « tressée » dans le récit et produise une impression d’ « objectivation » de la subjectivité qui se trouve ainsi engagée. 116 Bernard POTTIER, Théorie et analyse en linguistique (1987), Paris : Hachette, 1992, chap. 16, p. 218. 117 P.C.G., p. 31.

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blable référentiel. Qui a élaboré « en premier » un tel raisonnement ? L’énonciateur de l’Histoire ? Celui du texte-source consulté ? Ce raisonnement serait-il alors simplement repris ? Ne serait-ce pas plutôt « notre » énonciateur qui, sur la base des procès dénotés a opéré des déductions par inférence ? Même dans le cas d’une hypothèse « minimaliste » selon laquelle ce raisonnement figurerait déjà dans un des textes-sources, il ne saurait être question de dégager la responsabilité de l’énonciateur de l’Histoire. En effet, si ce dernier souhaitait introduire une distance, il aurait, soit ponctué son discours d’indices « centrifuges », soit élaboré, à partir de la charpente des faits, un raisonnement distinct. En s’abstenant de le faire, il a du même coup marqué son adhésion : il peut donc être tenu pour le garant de ces assertions. Le « faire » modalisé est exprimé par le truchement de prédicats verbaux intégrant des modaux. Il importe d’opérer une certaine catégorisation à partir d’indices qui concernent à la fois le type de procès dénoté et le modal impliqué dans l’opération. L’indice de personne, quoique essentiel, n’est pas pertinent pour cette catégorisation, puisque tous les énoncés sont à la troisième personne. On s’intéressera en priorité aux prédicats verbaux de la forme : querer + procès non-terminatif / aver a + procès terminatif, car il s’agira de manifester qu’ils peuvent être appréhendés, à l’instar des lexèmes exprimant un « faire par les sens » comme de vrais marqueurs d’évidentialité. D’abord, les prédicats de la forme querer + non-terminatif : « […] cada uno querie aver el sennorio »118. En dénotant, eux aussi, à la troisième personne, une expérience intime, ces prédicats, de par la non-coïncidence entre sujet d’énonciation et sujet d’énoncé qu’ils supposent, soulèvent, eux aussi, le problème du statut des informations rapportées. On est toujours en droit de se demander si les pensées ou réactions exprimées sont conformes à celles de l’agent ou s’il s’agit plutôt de faire dire par quelqu’un ce que l’on pense soi. La nature même du discours plébiscite la seconde hypothèse et pose ainsi l’énonciateur du texte en instance d’évaluation implicite. De fait, l’analyse du rôle énonciatif des lexèmes qui dénotent à la troisième personne, une expérience intime permet de les tenir pour de véritables marqueurs d’évidentialité. En révélant que le locuteur tire ses connaissances d’une déduction par inférence, ils instituent d’emblée le caractère seulement plausible, vraisemblable de ces connaissances. Aussi l’énoncé cité précédemment (« E por que vieron […] ») serait-il fortement compatible avec un adverbe modalisateur portant sur l’acte d’énonciation, tel « probablemente », qui aurait déterminé en profondeur, sous forme adjective, un verbe d’opinion (« creo que », « pienso que »…) effacé en surface. Mais l’absence de tels marqueurs révèle bien que le sujet qui est à la source de ces assertions ne veut pas être tenu pour le garant de leur vérité. Il 118

Ibid., p. 32.

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s’agit au contraire, pour lui, de s’inscrire dans la plus parfaite clandestinité, comme en filigrane et donc d’emprunter pour la réalisation linguistique des diverses modalités des voies détournées qui, si elles ne sont pas exhibées, dans leurs expressions et leurs fonctionnements, font illusion et masquent la subjectivité qui est à l’oeuvre. L’analyse du cas des prédicats verbaux de la forme « aver a » + procès terminatifs ne pourra que confirmer une telle observation. Ils permettent, en effet, de mettre en relief certains choix de réalisations linguistiques qui se justifient pleinement par rapport à cette problématique de la duplicité. Il faut noter en premier lieu que « aver a » affectionne tout particulièrement les structures de conséquence : […] levantos un rey duna tierra que llamavan Escalona, e guerreolos tan fierament que no lo pudieron soffrir ; e con coyta del, ouieron se los mas dellos a meter se en navios por la mar fasta que fallaron una ribera […] 119. Y esta guerra duro luengo tiempo ; pero en cabo fueron vençudos los de Persia, ca de guissa sopieron los de Tiro sofrillos e deffender se dellos, que por fuerça los ovieron a vencer […] 120.

Les procès ainsi dénotés sont présentés comme la résultante logique et nécessaire d’une série d’actes, de faits ou de circonstances qui sont énoncés en structure de cause ou qui se présentent comme tels. Le schéma le plus récurrent est le suivant : « Por que A, B » mais on trouve aussi « B ca A ». Le recours quasi systématique à la structure « Por que A, B » (au détriment par exemple de celle « B por que A ») révèle qu’il est question de justifier, plutôt que d’expliquer. D’où un « Por que » équivalent à un « Puesto que ». Tout se passe comme si c’était l’événement décrit en B qui se trouvait placé sous le joug de l’hypothèse, alors même que c’est le monde posé en A qui relève d’un tel ordre. Cette inversion de l’ordre de la chronologie de raison permet précisément de camoufler le caractère hypothétique de A, puisque c’est A, et non B qui est présenté comme admis par le destinataire. De sorte que la relation « Por que A, B » doive rétroactivement être interprétée comme Puisque B, peut-être A, alors qu’elle tend à vouloir se faire comprendre comme Puisque A, B. C’est, en effet, sur la base de l’existence de B que se construit l’échafaudage sémantique qui confère à A une certaine existence. On comprend bien ce que cache le rejet de la structure d’hypothèse introduite par Si : « considérée comme une attitude modale corrélative d’une thèse […] »121, l’hypothèse est trop liée à la modalité épistémique pour avoir droit de cité. Non seulement elle aurait obligé le locuteur à restituer l’ordre de la chronologie de raison (détournant ainsi l’hypothèse de B vers A) mais de plus, elle aurait dénoncé le caractère seulement vraisemblable, plausible du propos,

119

Ibid. Ibid. 121 B. POTTIER, Théorie et analyse…, p. 213. 120

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révélant ainsi que ce qui est asserté ne procède que d’un échafaudage sémantique. L’atténuation de la force d’un propos qui ne serait plus perçu alors comme « vérité vraie » aurait donc pour conséquence de détourner l’attention du destinataire, de l’objet du discours vers le sujet discourant. La faible occurrence de la structure « B ca A » s’explique alors par sa faible rentabilité, du point de vue de la légitimation de A. Cette structure présente, en effet, le désavantage, comparativement à celle « Por que A, B » de ne pas contraindre le destinataire à admettre A. Dans « B ca A » la justification A n’est pas l’objet de l’acte de parole, de par l’orientation exclusive de la structure vers B. Elle n’a donc de pertinence que lorsque B implique un constat de réalisation (ex : « […] fueron vençudos los de Persia […] »122) qui confère déjà à A une valeur de réalisation (« […] ca de guisa sopieron los de Tiro sofrillos e deffenderse […] »123). C’est pourquoi le locuteur préfère recourir à des formes d’expression qui relèvent de la modalité factuelle, lesquelles non seulement masquent la prise en charge épistémique mais de plus, instaurent une relation de nécessité – physique – entre A et B par laquelle l’aléthique est supposé. Il n’est pas rare non plus de trouver le schéma « Por que A, B, de guisa (assi) que C » qui renvoie au niveau le plus complexe de l’échafaudage sémantique. On l’aura compris : ce sujet, c’est bien l’énonciateur du texte, mais un énonciateur qui parvient à « objectiver » la subjectivité de son énonciation, en se dissimulant sous le masque d’un sujet universel (qui se confond par endroits avec ce qui pourrait être dit le « locuteur-reproducteur »124). En gommant le lien qui relie à sa propre subjectivité la proposition assertée, ce sujet d’énonciation fait comme si c’était la vérité qui parlait par sa bouche, alors même que le « savoir » qu’il inscrit réfère à ses propres systèmes d’évaluation. Aussi, pour « injecter » ce « savoir » au sein de l’énoncé, doit-il l’enter le plus naturellement possible sur celui de son homologue reproducteur. L’exemple des énoncés intégrant des opérateurs de discours rapportés est à cet égard édifiant : en effet, comment déterminer le rayon d’action exact du verbe introducteur, lorsque son incidence enjambe une phrase ? Se crée ainsi une zone trouble où le glissement énonciatif devient imperceptible. Cette zone est celle qui se déploie autour des connecteurs propositionnels tels que ceux signalés antérieurement, en particulier, ca , por que , de guisa que … C’est en effet, à la droite de ces connecteurs que prennent place toute la série de marqueurs, subjectifs « objectivés » qui viennent d’être identifiés, lesquels

122

P.C.G., p. 31. Loc. cit. 124 Voir C. MENCÉ-CASTER, « Du rôle des modalités dans la construction de l’ethos discursif du locuteur : le récit de la révolte des esclaves de Tyr contre leurs maîtres dans la Première chronique générale d’Espagne », Cahiers de linguistique et de civilisation hispanique médiévales, Lyon : ENS-Éditions, 27, 2004, p. 95-106. 123

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quoique par ricochet, ont le mérite, non seulement de signaler son territoire propre, mais surtout d’être de véritables opérateurs de sémiotisation, grâce auxquels il devient possible d’approcher encore l’un des modes de la transposition recréatrice. Il faut, pour ce faire, interroger l’incidence de cet ensemble de modalisateurs sur l’infléchissement sémantique du récit, non sans avoir rappelé qu’ils témoignent d’emblée une intentionnalité précise : opérer une définition modale des actants selon un principe de hiérarchisation, ce qui permet de distinguer un sujet de droit (les seigneurs de Tyr) dont l’identité est fondée sur le Savoir et un sujet de quête (les esclaves) dont la modalité première est le Vouloir. C’est pourquoi il importe moins à ce locuteur de dénoter des actes que d’installer, à côté des valeurs descriptives, des valeurs modales perçues comme objet dans la visée du sujet. D’où la nécessité d’opter pour une organisation syntagmatique qui envisage l’actant sous une forme évolutive, le long d’un parcours qui engage une modification de son identité. C’est ce qui explique l’importance accordée au causatif et au conséquentiel qui permettent tous deux la prise en compte de l’histoire transformationnelle de l’actant. Ainsi, au chapitre 49, ce qui était annoncé dès le titre comme le récit de la fondation d’une ville se transforme rapidement en récit de la genèse d’un peuple souverain. La fondation d’une ville devient de la sorte un événement connexe de celui de la genèse d’un peuple souverain : c’est dire à quel point l’espace physique associé à la fondation ne fait sens que lorsqu’il se trouve rapporté à l’espace politique de la territorialité naturelle. La visée transformationnelle de l’actant est marquée par le jeu qui s’engage entre les prédicats modaux poder et saber. L’utilisation de poder en contexte d’échec (« […] non lo pudieron soffrir […] ») se doit d’être soulignée, car tout se passe comme si le locuteur hésitait entre inscrire une franche incompétence et indiquer simplement une contre-performance, légitimée par la férocité exemplaire de l’ennemi : « [Escalona] guerreolos tan fierament que non lo pudieron soffrir […] ». Il n’empêche que les Seigneurs de Tyr accomplissent bien un parcours transformationnel, jalonné par deux étapes essentielles : – l’accomplissement d’une performance, indiquée par saber au passé simple ([…] sopieron soffrirlos e deffenderse […] ») – l’acquisition d’une compétence réelle, exprimée par saber à l’imparfait ([…] « maguer se sabien guardar de los enemigos de fuera […] »). L’affirmation, au seuil du récit, de la compétence acquise a pour objet de rappeler le caractère « accidentel » de la contre-performance. C’est pourquoi, en présentant, au chapitre 50, le récit de la révolte – trahison sous l’angle d’une lutte entre la Contingence (représentée par le lexème Ventura) et la Nécessité (signifiée par le lexème Dios), le locuteur verrouille d’entrée de jeu l’événement de la révolte, et en consacre l’échec. De sorte que ce qui aurait pu être aussi le récit de la genèse d’un peuple souverain – celui des esclaves – devient le récit d’une genèse impossible. Comme le dit si bien Inés FernándezOrdóñez :

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El imperium recibido de Dios está exclusivamente reservado para los miembros de esta linna y vedado para el resto de los hombres 20.

De fait, le second schéma de lecture qui vient compléter le premier ne saurait être que celui-ci : « des modèles de “vassaux” à imiter », le schéma de lecture de l’Histoire étant : « de la description des modèles de “rois” et de “sujets du roi” à imiter pour une cité prospère ». Après avoir actualisé le niveau discursif, il est possible de formuler les macropropositions narratives, en fonction du « niveau d’abstraction que l’on juge interprétativement le plus fructueux »125. C’est ce que Eco appelle « construction de la fabula »126. Dans cette perspective, l’Histoire d’Espagne, c’est soit l’histoire du peuplement du territoire espagnol et des seigneurs qui y ont régné ; soit l’histoire du partage des pouvoirs entre seigneurs et « vassaux » au sein du territoire espagnol, tel que l’envisage l’actuel « seigneur » de cet espace, etc. En ce sens, on voit à quel point il est difficile d’édifier une ligne de partage stricte entre « structures narratives » et « structures actantielles », puisqu’en déterminant la fabula à partir des rôles de « seigneur » et de « vassal », on identifie déjà deux actants principaux dont les différents acteurs individuels ou collectifs qui apparaissent au fil de l’Histoire sont la manifestation figurative. Cependant, le fait de pouvoir parler de « rôle » nous indique que l’on se situe encore au niveau des structures narratives. Nous avons pu mettre en évidence dans les sections antérieures, la manière dont l’écriture de l’Histoire empruntait certaines des formes de l’écriture romanesque, avec notamment le recours à la motivation psychologique, à la dramatisation, au détail « réaliste ». Il est cependant un domaine où elle ne fait aucune concession à cette forme d’écriture : la liberté d’anticipation du lecteur, ou plutôt sa capacité de libre interprétation des événements. En effet, s’agissant d’un récit historique, le lecteur n’est pas tenu de prévoir « les états de la fabula »127 comme il serait tenté de le faire face à un texte romanesque ; il peut cependant développer un processus d’interprétation « évaluative » à partir duquel il établit sa propre taxinomie axiologique. Or, ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer, l’entreprise alphonsine semble être vouée dans son entier à « neutraliser » toute capacité interprétative du lecteur, tout pouvoir de jugement en lui imposant le monde axiologique construit par le texte comme le seul monde possible. Nous avons vu comment il évaluait constamment les « personnages » et les « situations », comment à travers les versions condensées qu’il proposait régulièrement, il cherchait à éradiquer les réactions, évaluations et interprétations contraires aux thèses qu’il admet. La forte récurrence des « connecteurs » logiques (tels que « por que » et « ca ») témoigne de cette

125

U. ECO, Lector…, p. 132. Ibid., p. 130 : « La fabula, c’est le schéma fondamental de la narration, la logique des actions et la syntaxe des personnages, le cours des événements ordonnés temporellement ». 127 Ibid., p. 145. 126

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obsession d’une « causalité » qui est perçue comme le moyen le plus sûr de contrôler, de susciter et de diriger la coopération du lecteur. Il en découle un texte extrêmement « fermé », caractérisé par une préoccupation didactico-idéologique telle qu’il se complique de redondances et se définit comme un tissu de « trop-dit », plutôt que que de « non-dit ».

Des stratégies énonciatives aux sujets représentés Si, comme l’allègue Eco, « générer un texte signifie mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre »128, alors on peut en conclure que le stratège de l’Histoire s’est dessiné un modèle de Lecteur identifiable à un adversaire redoutable, capable à chaque « coup » de prendre le contrepied des thèses qu’il présente, un contestataire endurci à qui il convient d’ôter toute liberté interprétative, en lui imposant pas à pas un système de valeurs rigides et univoque. C’est ce qui explique sans doute cette prise en charge drastique et systématique, ce dirigisme permanent. Néanmoins, si l’Auteur Modèle a construit toute sa stratégie autour de la « causalité », c’est qu’il a aussi prévu un Lecteur doté d’une certaine compétence « logique » et donc capable de comprendre le bien-fondé d’une démarche « rationnelle », à condition que celle-ci lui soit « suffisamment » explicitée, voire « martelée ». Mais la dimension « répressive » du texte relève sans doute également d’une stratégie de « conversion » du lecteur doxique, tenu pour rebelle, insoumis, déraisonnable, en un Lecteur Modèle, docile, heureux d’être « éduqué » et « pris en main », auquel cas la stratégie textuelle qu’est l’Auteur Modèle en tant que « sujet de l’énoncé », gagnerait à être référée au « sujet de l’énonciation » (ou auteur empirique) qui a formulé une telle hypothèse de lecteur. Ce « sujet de l’énonciation » qui s’est présenté dans le prologue en tant que roi (« Nos don Alfonsso […] rey de Castiella […] compusiemos este libro […] ») est aussi « sujet de l’énoncé », ainsi qu’en témoigne l’usage du « nos ». Le problème qui se trouve dès lors posé est bien celui de la nature et de la définition du rapport qui lie ces deux sujets, car le discours impose une médiation, une distance qui rend impossible leur totale identification. À travers la fiction de l’Auteur Modèle, nous nous sommes intéressée jusquelà au sujet de l’énoncé comme stratégie qui postule un Lecteur capable de coopérer textuellement : c’est donc, dans et par les mots, que cette stratégie produit ses effets. Mais si, comme on l’a posé au début de notre étude, la lecture, de même que l’écriture, peut être perçue comme un mode de transformation des sujets, alors il importe de sortir des « mots », du « texte » pour examiner ce qui se cache derrière « eux » et appréhender la « lecture » comme rencontre entre deux « sujets ». Si en lisant un texte, le lecteur empirique est « ému », « convaincu », « indigné », « déçu »…, c’est parce que dans les « mots », il a trouvé « quelqu’un », et que ce « sujet » a fait de lui un autre « sujet ».

128

Ibid., p. 65.

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Si c’est toujours dans et par les mots que se développent de tels sujets, comme se développent leurs passions et leurs convictions, il n’en reste pas moins que nul argument, nul mot ne se présente sans que quelqu’un l’émette pour quelqu’un, sans destinateur ni destinataire. Par-delà la construction des stratégies textuelles qui ne met en jeu qu’un art des mots, il faut prendre en compte une sorte de « rhétorique » qui serait à définir comme un « art de la personne » et qui nous obligerait à nous pencher sur la question du sujet. Dès lors, comment articuler les deux « arts », et partant, les deux « sujets » (sujet de l’énoncé/sujet de l’énonciation) ? Nous sommes ainsi amenée à nous affronter à la question de l’èthos. Pour Cornilliat et Lockwood, le problème se pose en ces termes : […] on ne peut guère poser le sujet comme purement extérieur au discours qu’il énonce, parce que la question pertinente est de savoir, dès lors qu’il y a discours, comment le sujet « se » représente dans le discours. Du côté de l’èthos, on reconnaît d’emblée que le sujet ne peut pas sortir de la rhétorique. Inversement, situer le sujet « éthique » à l’intérieur du discours, le concevoir comme un pur « effet », ne peut éviter de soulever la question […] du rapport de cet effet sur ce quoi il fait effet. Le propre de l’èthos est de jumeler l’intérieur et l’extérieur, de mettre le sujet dans le discours tout en rapportant le discours à un sujet. D’où une série de problèmes non seulement rhétoriques, mais proprement philosophiques (éthiques précisément). Si l’èthos est la présentation de l’orateur dans son discours, quel est le rapport entre ce sujet discursif et le « vrai » caractère du « vrai » sujet qu’il parle ?129

Sans entrer dans les détails d’une problématique ardue et qui constitue à elle seule un champ d’étude vaste et complexe, il nous paraît utile néanmoins de souligner sa pertinence pour notre propos. Car, si Alphonse X en tant que sujet empirique prend la « parole », par le truchement d’un discours historique dont bien d’autres avant nous, ont souligné la dimension éminemment politique, c’est bien qu’il compte faire de ce nouveau mode de communication, une cellule dialogique avec ses grands sujets. Dans ces conditions, il est logique de considérer qu’il espère « projeter », et donc construire, par son discours une image de lui-même130, autre que celle qui est attachée à son èthos réel ou prédiscursif, tout en visant dans le même temps à proposer à ses « sujets » une image autre d’eux-mêmes, plus conforme au rôle qu’il leur a réservé dans son projet politique. Dès que l’on quitte le strict univers du « verbe » pour s’attacher à celui du sujet qui s’y trouve représenté, on ne peut, il est vrai, négliger le contexte historique, social et politique dans lequel une œuvre s’inscrit. De fait, il

129

F. CORNILLIAT, R. LOCKWOOD (coord.), Èthos et pathos…, p. 9. Ruth AMOSSY (dir.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1999, p. 9 : « Toute prise de parole implique la construction d’une image de soi. À cet effet, il n’est pas nécessaire que le locuteur trace son portrait, détaille ses qualités ni même qu’il parle explicitement de lui. Son style, ses compétences langagières et encyclopédiques, ses croyances implicites suffisent à donner une représentation de sa personne. Délibérément ou non, le locuteur effectue ainsi dans son discours une présentation de soi. » 130

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faut bien avouer que vers 1270, ainsi que l’a établi Georges Martin, « le miroir des faits grimace »131 autour d’Alphonse X : En Castille, la répression du soulèvement mudéjare a entraîné, en chaîne, le tarissement du tribut du royaume vassal, impliqué dans la rébellion, de Grenade et la fondation, à Lerma, d’une puissante opposition nobiliaire132.

En ce sens, il est cohérent de penser que l’Histoire a été écrite pour répondre à un double objectif : rappeler les fondements de la légitimité absolue d’Alphonse au trône et expliquer le bien-fondé du modèle politique « vertical » qu’il entend imposer. Dès lors quelles images de « roi » et de « sujet de roi » semblent se dégager de la construction discursive qu’est l’Histoire ? On peut retenir – nous l’avons déjà indiqué –, qu’en formulant son hypothèse de Lecteur Modèle, Alphonse X en tant que sujet empirique a travaillé sur la base d’un lecteur doxique (empirique) qu’il se représentait semblable à ses grands nobles hostiles et rebelles. De fait, il s’est ingénié à « contraindre » ce lecteur de toutes les manières possibles en mettant en œuvre tous les dispositifs de coercition que lui offrait le discours, afin d’être assuré de ne pas perdre son pouvoir sur lui. Mais on peut aussi penser qu’en exhibant aussi librement et aussi puissamment son axiologie, il a cherché à « déconstruire » ce lecteur doxique insoumis, en le « repensant » comme Lecteur « ami », susceptible de s’identifier avec bonheur à l’image valorisante, et virtuellement construite, d’un projet de royaume (le sien, le leur) vivant dans l’harmonie, la paix et la prospérité. Dans ce cas, il faudrait interpréter l’« exhibition » de l’idéologie comme un signe de connivence de la part d’un énonciateur feignant d’être assuré de partager avec son Lecteur un certain nombre d’« évidences » telles que la suprématie de la raison, l’obéissance au seigneur naturel, l’amour du savoir, la nécessité de la continuité lignagière, l’unité territoriale, et surtout la fierté d’être « espagnol »133 et de relever d’un espace territorial, marqué au sceau d’un passé prestigieux et grandiose. En ce sens, la fondation de l’origine, c’est-à-dire l’assignation d’un « commencement » est à percevoir comme un moment fort de la stratégie de l’auteur virtuel, puisqu’il lui donne l’occasion de relier l’Espagne à des grands hommes et à des mythes connus de tous. En réalité, par un investissement axiologique aussi « massif », l’Auteur Modèle cherche plutôt à « forcer » l’adhésion de son lecteur en faisant comme si ces différentes valeurs allaient de soi pour l’un et l’autre, et que leur « violation » représentait obligatoirement un fait répréhensible dont il faut s’émouvoir et s’indigner.

131

Georges MARTIN, « Alphonse X et le pouvoir… », p. 233. Ibid. 133 On peut noter la fréquence des expressions de la forme « los de Espanna », « los espannoles », comme si Alphonse X misait sur un dénominateur commun « l’identité espagnole », dénominateur que son récit contribue à construire. 132

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UN ROI EN QUÊTE D’AUTEURITÉ

Il n’est donc pas étonnant que, dans son écriture, il accorde une importance non négligeable à la dimension du delectare, dans l’objectif de constituer un terrain d’entente qui se fonde sur la communion à des valeurs partagées, mais cette fois sur un plan esthétique, et non plus seulement idéologique. On peut, à cet égard, considérer, par exemple le choix du modèle d’écriture ovidienne comme un « clin d’œil » d’Alphonse à des grands sujets qui affectionnent autant que lui cette « littérature » courtoise et chevaleresque émergente. De même, le soin mis à certaines descriptions n’est pas étranger au désir de susciter une « émotion » esthétique et de renforcer le sentiment d’appartenance commune à un même territoire. Mais pour que cette dimension esthétique, qui se trouve associée au plaisir de la lecture, puisse réellement susciter l’adhésion du lecteur au projet alphonsin, encore faudrait-il que ce lecteur accepte de s’identifier au Lecteur Modèle que postule le texte, lecteur auquel, rappelons-le, est dénié le droit de « coopérer » de façon autonome à l’actualisation de ce dernier. La surveillance étroite dont ce lecteur fait l’objet le rend coupable en permanence d’un délit intentionnel de « trahison » : en se projetant à l’extérieur du texte, dans le monde réel de référence alphonsin, on pourrait dire que le Lecteur Modèle, tel qu’il est conçu dans le texte de l’Histoire renvoie à un « sujet du roi », soupçonné en permanence de félonie, en dépit de sa sensibilité esthétique. Esclave de Tyr en puissance, ce Lecteur n’est pas digne de confiance, pas plus que ne le sont les grands nobles, toujours susceptibles de contester l’autorité royale. De fait, cette « crise de confiance » conduit l’auteur empirique à projeter dans le texte une image de l’Autre comme « traître en puissance », corrélée à une image de soi, semblable à celle d’un « censeur » de la pensée, de l’ordre, de la raison, image qui, par sa prégnance, « écrase » celle de guide et d’« esthète » attentionné et patient qui aurait pu émerger. Il en découle la construction d’un « roi » virtuel, plus proche du « tyran » que du roi juste et sage. En se présentant pétri de compétences idéologiques très strictes, et au travers d’un style éminemment didactique, voire coercitif, le sujet énonçant projette de lui une image qui contredit celle qui structure le paradigme du roi-modèle (sage, aimant et juste), que son discours cherchait à fonder. Cette image contradictoire renvoie sans doute à la dimension « inconsciente » de la présentation de soi, qui ne peut être entièrement contrôlée par un sujet qui est lui-même assujetti partiellement à sa propre stratégie. On peut se douter que le lecteur empirique, contemporain d’Alphonse X, que nous avons globalement assimilé au « grand sujet », n’ait pas cherché à discerner l’Auteur Modèle dans ce qui pourrait constituer sa dimension « séductrice », mais qu’il ait plutôt eu tendance à l’aplatir (à partir du savoir extra-discursif et intertextuel dont il disposait déjà) sur l’auteur empririque en tant que sujet de l’énonciation. Comment aurait-il pu adhérer, en effet, à un projet qui le « cantonne » au rôle servile d’exécutant docile et malléable, encadré par un « tuteur » à la vigilance exacerbée, alors que l’image qu’il avait de lui-même le conduisait à se représenter tel l’égal du roi ?

CONCLUSION GÉNÉRALE

Conçue dans le dernier tiers du XIIIe siècle, l’Histoire d’Espagne, à l’instar des chroniques royales antérieures, signe, en la confirmant, l’émergence d’une histoire « politique », orientée vers la légitimation de la royauté et la fondation d’une mémoire généalogique collective. Son trait le plus remarquable fut sans doute d’avoir été « écrite » par une pluralité de rédacteurs ou officiers, que nous avons choisi de désigner au moyen du terme « Alphonse X », pour souligner leur « fusion » dans un personnage unique, qui leur impose de parler d’une seule voix. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’Alphonse X assume l’autorité de commande, de réalisation et d’écriture. Cette prise de pouvoir ne pouvait manquer d’avoir des conséquences sur la position énonciative que ce roi, qui prétendait avoir reçu plus d’entendement qu’aucun autre1, ne manquerait de revendiquer. Comment être roi et compilateur ? Ou plutôt, comment être compilateur sans cesser d’être roi ? C’est en postulant un conflit latent entre une position énonciative, perçue comme proche de celle d’actor, et une posture politique « en surplomb » que nous avons cherché à « penser l’auteurité dans le discours historiographique alphonsin ». La problématique de l’autorité énonciative, au Moyen Âge, est très complexe : elle relève d’un imaginaire qui impose de lourdes contraintes techniques, intellectuelles et mentales et dénie au scripteur le droit à l’innovation. Mais cet imaginaire se trouve en prise avec une pratique plus souple, plus ouverte qui, dans le cadre étroit où elle est appelée à se mouvoir, explore les voies diverses par où elle espère trouver un chemin de liberté. La compilation, quoiqu’elle puisse, dans un premier temps, être perçue comme un carcan, et en conséquence, comme un bastion de la fonction de reproduction, nous est pourtant apparue comme un de ces chemins possibles vers l’auteurité. L’hypothèse heuristique de la « fonction-auctor » que nous avons formulée nous a ainsi permis de rendre compte de la scission qui s’opère, dans le contexte médiéval, entre les discours reçus comme prouvés et les discours qui, pour l’être, ont à « s’adosser » à ces derniers. Il en découle que le « destin sémiologique »2 de ces discours non autorisés, pour reprendre l’expression de Georges Martin, est d’« être variation au sein d’une permanence »3.

1

Nous renvoyons à la note 189, p. 122 : « Onde nostro señor, el muy noble rey don Alfonso, rey d’España, fijo del muy noble rey don Ferrando et de la muy noble reina doña Beatriz, en qui Dios puso seso et entendemiento et saber sobre todos los príncipes de su tiempo […] » 2 G. MARTIN, Les juges de Castille…, p. 607. 3 Ibid.

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C’est précisément le mode d’approche de cette « permanence » qui a nourri l’ensemble de notre réflexion, car si d’un texte historique à l’autre, des « pans » entiers de discours se « transmettent » et semblent ainsi valider l’hypothèse d’une certaine invariance, faut-il pour autant considérer que l’auteurité du compilateur sur son texte est mise en cause au point qu’on puisse l’identifier comme intervention sur un discours préconstitué ? L’une de nos préoccupations essentielles a consisté à mettre au jour les présupposés qui sous-tendent les diverses approches de la compilation, de façon à mieux percevoir les fondements de la thèse de la « reproduction ». Il nous est alors apparu que la question de la « matière » en constituait un point nodal, en raison de l’importance qu’au Moyen Âge, la lettre revêt dans l’appréhension du réel spirituel. Mais précisément, s’il en est ainsi, comment expliquer que cette matière ait pu être formalisée, réélaborée, retravaillée en profondeur, alors même qu’on prétendait la « transmettre » telle qu’elle avait été « reçue » ? Il faut donc admettre que les compilateurs ne croyaient guère au caractère immuable d’une vérité qui serait inscrite une fois pour toutes dans le texte, puisqu’en remaniant incessamment les textes « reçus », ils révélaient, en fait, qu’ils accordaient volontiers un crédit plus grand à leur propre « programme de vérité ». Dans ces conditions où la vérité historique est avant tout un « possible », une raison « vraisemblable », il nous est apparu que l’auteurité était à penser non dans une logique de l’originalité, au sens commun du terme, mais plutôt en rapport avec une dynamique de la « transposition recréatrice », à comprendre justement comme jeu transtextuel, lequel, bien qu’imposé par un imaginaire sémiotique tout-puissant, n’en reste pas moins marqué au sceau de l’inventivité. Or, le propre d’un tel jeu est de détourner le sémantisme des textes, en les recréant. Il en ressort que le texte de la compilation ne reflète jamais la « source » mais la réfracte en la transformant, et ce, même lorsqu’il reste dans une proximité littérale très grande vis-à-vis de celle-ci. Dès lors, la question fondamentale tourne autour des critères définitoires de l’identité d’un texte : la lettre ou le sens ? En choisissant de faire du sens la clef de voûte de l’identité textuelle, il nous a semblé respecter l’esprit dans lequel les scripteurs eux-mêmes, au cours de leur pratique, envisageaient l’identité d’un texte. L’examen des modalités de construction de la fonction-compilateur dans l’Histoire nous a permis de mettre en évidence l’importance qu’y acquérait la sous-fonction-lecteur critique. Or, celle-ci, enracinée dans une poétique de l’interprétation anachronique, ne dit-elle pas que l’identité d’un texte dépend de l’interprétation qu’on peut en faire, et donc de sa « signification » ? L’adoption de cette posture modifie totalement l’angle d’approche : c’est ce que nous avons cherché à manifester quand nous avons établi la nécessité de restituer à la compilation-texte sa pleine identité sémiotique, la première mesure étant de ne plus l’appréhender au travers de la dialectique « écart/permanence », mais au travers de celle « projet/Lecteur Modèle ». La conséquence en est que, au lieu d’identifier des territoires d’auteurité morcelés, épars, diffus, au sein d’un texte qui reste alors fondamentalement celui de l’Autre, on détermine, au sein de la compilation-texte, un territoire d’auteurité unique qui est celui du

CONCLUSION GÉNÉRALE

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compilateur. Ce territoire d’auteurité, fondamentalement un, peut être dès lors étudié dans son immanence, c’est-à-dire tout à la fois dans sa dimension synchronique et diachronique. Dans le texte de l’Histoire, l’examen des modalités de construction de l’auteurité s’est révélé vertigineux et exaltant, car il met en prise avec la réalité d’un « sujet énonçant » qui, refusant de se laisser dominer par le discours des autres, cherche à forger son propre lieu de parole « recréatrice » au sein d’un univers qui pourrait paraître répressif. L’exhibition du « sujet » est donc à interpréter comme mise en scène d’une auteurité qui se construit dans et pardessus des auctores, et qui, parce qu’elle refuse d’être réduite au silence, investit massivement l’espace discursif, jusqu’à donner l’impression de revendiquer, non plus seulement cette auteurité dont nous parlons, mais bien une forme d’hyperauctoritas. L’auteurité dans l’Histoire est donc à appréhender dans la perspective de la « construction » d’un effet-personne, fondé lui-même sur l’inscription d’un effet- « discours ». En ce sens, elle n’est pas dissimulée, cachée mais exhibée, revendiquée, étalée. La prégnance qu’acquiert, dans l’économie générale du discours, la catégorie de la personne, rend compte de cette théâtralisation d’un « sujet » qui fait de l’autorité énonciative, une forme d’autorité connexe des autres. Penser l’auteurité dans le discours historiographique alphonsin, au travers de l’Histoire, revient à penser la compilation comme « mode de pensée » et d’écriture fondé sur la « transtextualité. Examiner la construction de l’auteurité par Alphonse équivaut à rencontrer, dans et par les mots, un « sujet » qui se représente avec voyeurisme dans son discours, au point de créer un effet de saturation de subjectivité. En ce sens, l’inscription d’un sujet dans le discours est aussi ce qui nous permet de rapporter ce discours à un sujet, et donc de penser l’auteurité, moins en regard d’une problématique de l’attribution qu’en direction d’une problématique de la représentation discursive du sujet. De fait, si le postulat de la fonction-compilateur nous a permis de suivre le texte dans son procès d’engendrement et de dégager les spécificités d’une « fonction-auteur » comme « fonction-lecteur-réénonciateur », il n’était pas en mesure de nous donner accès à une auteurité qui se révèle aussi au travers de l’exhibition d’un « sujet » qui investit un espace textuel qu’il perçoit pleinement comme « sien ». L’examen des fonctions constitutives de la « forme-auteur » historiographique dans le discours de l’Histoire a ainsi livré les tenants et les aboutissants d’une auteurité moins assujettie que glorieuse, et clairement perceptible dans l’« image de soi » que l’énonciateur projette dans son discours. Précisément, cette possibilité de « capter » une image d’Auteur Modèle, tout autant que l’image de Lecteur Modèle qui lui est étroitement corrélée, suffit sans doute à manifester le caractère non illusoire d’une pensée de l’auteurité. Aussi la fiction de l’Auteur Modèle mérite-t-elle d’être considérée comme la véritable signature d’un scripteur médiéval qui, souvent, ne pouvait apposer son nom sur une production à qui était dénié le statut de « construction originale ». Ainsi, quoique les textes puissent continuer d’afficher le même nom, ils renvoient pourtant à des auteurs différents si la confrontation de leurs versions laisse transparaître des images d’Auteur ou de Lecteur Modèle différentes.

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En ce sens, l’auteurité, quoique virtuelle, n’en est pas moins réelle : elle renvoie sans doute plus que tout autre, à un imaginaire d’écriture où la lecture, comme vertige des possibles, occupe une fonction de médiation symbolique. C’est peut-être parce qu’Alphonse X a cherché à porter atteinte à cet imaginaire que les lecteurs de l’Histoire ont vu en lui un auteur tyrannique, car désireux de « verrouiller » l’espace de libre interprétation de leur lecture. S’agrippant alors aux « textes-fantômes » dont l’Histoire, probablement à son insu, était porteuse, ils se sont « vengés » en les actualisant progressivement, jusqu’à livrer des versions purement aristocratiques de l’Histoire.

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TABLE

Remerciements ........................................................................................... 5 Introduction générale ................................................................................ 7

Première partie. Problématiques. Genèses de l’auteurité : auctoritas, auctor, actor Introduction ............................................................................................ 19 Chapitre I Problématiques d’écritures. Auctoritas et postulat de la condition écrivante au Moyen Âge ...................................... 23 Chapitre II Problématiques alphonsines. Enjeux politiques et enjeux énonciatifs ......................................................... 65 Chapitre III Déplacements alphonsins. Vers l’auteurité ................................................... 95

Deuxième partie. Systématiques. Construire l’auteurité dans la compilation au XIIIe siècle : Alphonse X et l’Histoire d’Espagne Introduction ........................................................................................... 129 Chapitre I Auteurité et compilation au XIIIe siècle. Approche d’ensemble .................... 133 Chapitre II Alphonse X et la construction de la fonction-compilateur comme fonction-auteur. Pour une poétique de l’hypertextualité dans l’Histoire d’Espagne .......................................................................... 173 Chapitre III Alphonse X et la construction de l’auteur historiographique dans l’Histoire d’Espagne .......................................................................... 219 Conclusion générale............................................................................... 261 Bibliographie ........................................................................................ 267