Travail vivant contre capital : une conférence donnée au séminaire Lectures de Marx à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm [le 5 février 2018] : précédée d’un entretien avec Antonio Negri 9782353670543, 2353670547

Table of contents : L'entretien porte le titre : "Construire la lutte des classes : entretien avec Antonio Neg

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Travail vivant contre capital : une conférence donnée au séminaire Lectures de Marx à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm [le 5 février 2018] : précédée d’un entretien avec Antonio Negri
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^ r a u a i l

ulucuvt

coatre c a p i t a l Antonio Negri

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Les propédeutiques 2018 les éditions sociales

© u. même auteur Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Exils, Paris, 2 0 0 0 [2000] (réédition 10/18, 2004). Antonio Negri et Michael Hardt, Multitude. Guerre et démocratie à l'époque de l'Empire, La Découverte, Paris, 2 0 0 4 [2004]. Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealth (trad. Eisa Boyer), coll. « Folio Essais », Gallimard, Paris, 2014.

© a a i la même collection. Florian Gulli, Jean Quétier, Découvrir Marx, 2016. Alain

Badiou,

Qu'est-ce

que

j'entends

par

marxisme ?, 2016. Florian Gulli, Jean Quétier, Découvrir Engels, 2017.

© 2 0 1 8 , Les éditions sociales (LDES) 2 1 , rue Mélingue, 7 5 0 1 9 Paris [email protected] www.editionssociales.fr Diffusé par CDE, distribué par Sodîs ISBN 978-2-35367-054-3

Ce livre a été préparé et l'entretien réalisé par Yohann Douet, Vincent Heimendinger et Ulysse Lojkine.

Merci à Vincent Berthelier, Alice de Charentenay et Quentin Fondu pour leurs relectures.

Contraire La Lutte des classes ENTRETIEN AVEC A N T O N I O NEGRI SUR S O N PARCOURS INTELLECTUEL ET POLITIQUE PARIS, 1 2 AVRIL 2 0 1 8

Antonio Negri est né en 1933 à Padoue, en Vénétie, au nord de la péninsule italienne. Le royaume d'Italie de Victor-Emmanuel III est plongé dans la double décennie fasciste: en 1922, la Marche sur Rome marque la prise du pouvoir par Benito Mussolini et son mouvement politique. Celui-ci ne tombera qu'en 1945, avec la chute du dernier avatar du fascisme italien: la République sociale italienne ou république de Salô, Etat fantoche établi en 1943 autour de Mussolini mais dirigé par l'Allemagne de Hitler. Antonio Negri a une quinzaine d'années au moment où la constitution de la République italienne entre en vigueur, le 1er janvier 1948.

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ftrrtorxlo

T \ e q ri, ^ r a u a i l uiuarvt c o n t r e c a p i t a l

9 é m i a a i r « « Hccturci die TTlarx ». — Gom.meat aue^-uouj rencontré T T l a r x ?

Antonio Negri — Le marxisme qu'un jeune provincial pouvait connaître dans les années cinquante en Italie, c'est, par exemple, ce recueil de textes de Marx, les Pages de philosophie politique1 : je crois que c'était le premier bouquin de Marx que j'aie lu, c'est un recueil de philosophie politique de Marx paru en 1947. La lecture du sommaire est suffisamment claire: la première partie correspond plus ou moins au Manifeste du parti communiste, la deuxième partie aux travaux historiques, la troisième partie, intitulée «Le message révolutionnaire», reprend des choses tout à fait générales, et seule la dernière partie parle d'économie en une quinzaine de pages. Voilà ce qu'était le marxisme pour un jeune lycéen ou étudiant à cette époque. Cet ouvrage correspond à ce qui circulait de Marx, à ce que les gens lisaient, en particulier à Padoue, qui était une région profondément catholique - vous ne pouvez pas imaginer le catholicisme dans les années 1950, à une époque où la démocratie chrétienne obtenait à 70 % des suffrages dans 1. Karl Marx, Pagine di filosofia politica [Pages de philosophie politique] (sous la direction de Giuliano Pischel), Garzanti, Milan, 1947. [Les notes sont toutes des éditeurs, mais ont été revues par Antonio Negri.]

Construire l a lutte des classes

cette province. J'avais d'ailleurs un très bon prof de philosophie au lycée, très influencé par le pragmatisme américain (qui était alors l'une des nouveautés arrivées en Italie avec l'occupation américaine), et suppléant d'un député démocrate-chrétien local. Donc ma première lecture de Marx est plus ou moins caractérisée par ce manuel: Manifeste, éthique, politique, histoire, mais Le Capital n'existe pas - on avait tout au plus le concept d'exploitation. Il faut ajouter l'idéologie allemande, mais c'était davantage un élément de l'histoire de la philosophie. Vous savez comment la philosophie est enseignée en Italie? Les trois dernières années de lycée, on parcourt l'histoire de la philosophie, des présocratiques jusqu'aux contemporains. Et L'Idéologie allemande était enseignée comme une étape dans le grand passage de l'idéalisme à la critique de l'idéalisme, avec Feuerbach, Schopenhauer et Nietzsche. Pendant mes années d'université, j'ai regardé un peu le Manifeste, les écrits historiques, notamment sur les révolutions de 1848 et de 1870 2 : ce sont les choses fondamentales de Marx que j'ai lues à cette époque, avec Les Manuscrits de 1844. 2. Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Éditions sociales, Paris, 1984; Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Édifions sociales, Paris, 1984, et Karl Marx, La Guerre civile en France de 1871, Éditions sociales, Paris, 1976.

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12 - î l a t o a i o Tleq ri, T r a u a i l uiuarvt contre c a p i t a l

Ge premier c o n t a c t é t a i t dorxc plui scolaire que p o l i t i q u e ?

Dans le milieu socialiste et communiste, le programme politique était placé sous l'autorité de grands noms marxistes, mais dans la propagande réelle - surtout dans une région comme la mienne - le discours marxiste était absent, tandis qu'il y avait un discours politique communiste très fort, dans ma famille et en dehors. Ce communisme était un communisme politique. Marx était trop dangereux pour qu'on le donne à lire aux militants ou même aux sympathisants. Mais la culture progressiste italienne était une culture de gauche très forte. Le pays sortait de la Résistance, qui avait été un phénomène énorme, en Italie du Nord en particulier, à partir de 1943. Dans la plupart des grandes villes, le Parti communiste (seul ou avec les socialistes de gauche) représentait entre 30 et 40 % des électeurs : à Turin, Milan, Venise - qui était un îlot rouge dans la Vénétie - puis à Bologne, et dans l'axe central de l'Italie, de Florence et Bologne, l'Ombrie, etc. Au niveau national, le parti communiste était à 30 %. L'Union soviétique était présente dans les consciences, l'expérience éthicopolitique encore vivace de la libération des prolétaires était fondamentale et les luttes

Go rut r aire La latte des classes -

ouvrières étaient nombreuses. Ma première expérience de terrain fut à la jeunesse catholique de gauche. Je ne savais pas que c'était de gauche, je croyais que j'étais un catholique seulement. Mais je l'ai su quand ils nous ont jetés dehors en 1953, j'avais 20 ans, ils nous ont jetés hors de la jeunesse catholique pour «hérésie française». Toutes les catégories didactiques dans les organisations catholiques étaient fondées essentiellement sur le sexe : les jeunes, les adolescents, les fiancés, les mariés, etc. Et de notre côté, nous avons commencé à diviser les gens entre ouvriers, étudiants et paysans. Nous nous inspirions de ce qui s'était passé en France où s'étaient entre autres créées à la fin des années 1920, la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), la Jeunesse agricole catholique (JAC) et la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Ils nous ont donc jetés dehors en 1953. C'était une crise provoquée par une réaction catholique extrêmement forte, une cassure extrêmement dure dans l'Action catholique dans les dernières années de Pie XII, un pape fasciste. TJoui aue^ donc Lu Trïlarx a u a n t d'être un militant c o m m u n l i t e ?

Oui, j'avais lu un peu de Marx parce que cela faisait partie de ce qu'on lit quand on est jeune et qu'on étudie, mais sous cette forme-là

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[il nous montre le recueil de 1947]. Ensuite, je me suis inscrit au Parti socialiste, qui, dans ces années-là en Italie, était encore dans le Front populaire, on disait que le Parti socialiste était la «fraction anarchiste» du PC3. Le moment 3. Le Parti communiste italien (PCI) est né d'une division du Parti socialiste italien (PSI) lors du congrès de Livourne en 1921 : des militants socialistes, convaincus de la nécessité et de l'imminence de la révolution créent le PCI autour d'Amadeo Bordiga (1889-1970), secrétaire général jusqu'en 1924, auquel succède Antonio Gramsci (1891-1937). Mais, dès l'avènement du fascisme en 1922, le PCI est durement réprimé puis se voit obligé de rentrer dans la clandestinité du fait de l'interdiction des partis politiques - à l'exception du Parti national fasciste de Benito Mussolini - fin 1926. Antonio Gramsci est condamné en 1927 à vingt ans d'incarcération. Palmiro Togliatti (1893-1964), alors en exil à Moscou, prend les rênes du PCI qu'il tiendra jusqu'à sa mort. À la sortie de la guerre, grâce à son rôle dans la Résistance, le PCI devient l'un des principaux partis italiens: il abandonne peu à peu la «voie révolutionnaire» pour promouvoir une «voie italienne vers le socialisme» passant par le vote et la réforme. Sans jamais couper les liens avec l'URSS, le PCI s'en détache parfois comme lorsqu'il proclame un temps son « désaccord » après la répression ae l'insurrection tchécoslovaque en 1968. Comptant près d'1,5 millions de membres en 1973 et atteignant un pic électoral aux élections générales de 1976 avec plus de 3 4 % des voix, le parti voit ensuite sa base militante (notamment ouvrière) s'éroder lentement jusqu'à sa dissolution en 1991. Malgré la rupture au début des années 1920, le Parti socialiste italien est proche du PCI dans les années 1930, notamment face au régime fasciste: lui aussi interdit en 1926, il nourrit les rangs de la Résistance aux côtés du PCI et sort de la guerre avec les honneurs. Devenu moins important en nombre que le PCI, il est marqué par la diversité des courants qui le composent. Les deux partis font alliance au sein du Front démocratique populaire en vue des élections de 1948, et restent coalisés jusqu'à la rupture de 1956 (cf. note suivante). Le PSI s'éloigne ensuite du PCI jusqu'à s'allier et gouverner avec les démocrates-chrétiens entre 1963 et 1976.

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de rupture s'est produit ensuite, après 1956, c'est-à-dire après le XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique et la répression soviétique de l'insurrection de Budapest4. Donc je me suis inscrit au Parti socialiste en 1953, quand je suis sorti de la jeunesse catholique, mais avant 1958 ma participation était presque anonyme. À cette date, j'ai commencé à militer dans la fraction de gauche du Parti socialiste, et me suis mis à lire Marx avec des camarades qui sont ensuite restés mes amis tout au long de leur vie. En 1959-1960, j'étais secrétaire de la section socialiste de Padoue. Nous avons organisé des luttes formidables en juillet 1960, des luttes conduites par À partir de la fin des années 1970, et sous l'impulsion de Bettino Craxi (1934-2000), le PSI s'engage officiellement dans la voie de la social-démocratie. Puis, notamment face aux révélations de faits de corruption qui bouleversent le paysage politique italien au début des années 1990, le PSI disparaît en 1994. 4. En février 1956 se tient le XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS), au cours duquel Nikita Khrouchtchev, secrétaire général du Comité central du PCUS, dénonce les excès du stalinisme en se fondant sur un rapport tenu secret. Quelques mois plus tard, à l'automne 1956, éclate à Budapest, la capitale de la République populaire de Hongrie, une révolte populaire qui renverse le gouvernement largement sous contrôle soviétique. Après avoir brièvement laissé espérer un retrait des troupes soviétiques, le Politburo de l'URSS décide de réprimer durement la révolte, et l'armée soviétique écrase l'insurrection en quelques jours. Cette décision engendra de fortes tensions au sein des partis communistes d'Europe occidentale et provoqua de nombreuses défections dans leurs rangs.

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la gauche italienne contre l'admission dans la majorité gouvernementale démocrate-chrétienne des fascistes du Mouvement social italien5 - ce qu'on a appelé les luttes de Gênes et de Reggio Emilia au cours desquelles cinq personnes ont été tuées par la police. Étant donné que le Parti socialiste était plus fort que le Parti communiste dans ma province et dans toute la Vénétie, j'ai pratiquement conduit les luttes lors de l'été i960. Le Parti communiste m'a alors envoyé en URSS sur invitation de l'ambassadeur soviétique, comme récompense en quelque sorte. J'ai donc été reçu par les dirigeants du PCUS. Puis je suis allé en vacances à Sotchi et je suis tombé malade. Je crois qu'il s'agissait d'une crise psycho-physique de rejet de la stupidité dogmatique et bureaucratique dans laquelle j'avais été plongé. Six mois après mon retour, j'ai commencé à travailler avec les Quaderni rossi6.

5. Le Mouvement social italien [Movimento sociale italiano, abrégé MSI) est un parti politique créé en 1946, quelques mois après la chute de la république de Salô. Le MSI est directement issu du Parti national fasciste, dissous et interdit suite à la chute du régime de Benito Mussolini. 6. Les Quaderni rossi (Cahiers rouges) sont une revue créée en 1961 autour de Raniero Panzieri (cf. note 21). En 1963 un groupe rassemblant entre autres Mario Tronti, Antonio Negri, Alberto Asor Rosa et Sergio Bologna, rompt avec les Quaderni rossi et lance le journal Classe operaia pour intervenir plus concrètement auprès de la classe ouvrière italienne. Après la mort de Panzieri en 1964, les Quaderni ross/continuent de paraître deux années avant de disparaître.

Gorutruire l a lutte des c l a i e s - 17

l o r s q u e UOUJ mene^ ce mouuement en 1960, ooui êtei déjà, inspiré p a r uotre lecture de T T l a r x ?

Notre marxisme était en réalité léniniste, c'était du marxisme dans l'esprit de Lénine. Dans le PC, dans la culture communiste, Lénine était celui qui avait extrait du marxisme la capacité de faire la révolution. Il insiste beaucoup sur cette question : comment faire la révolution? Et nous voulions la faire, sans être pleinement conscients du fait que dans la situation italienne, la révolution était en réalité impossible. Parce que le traité de Yalta avait séparé l'Europe du monde socialiste. Or cette condition avait été intériorisée, en particulier par le groupe dirigeant du Parti communiste, et notamment par [Palmiro] Togliatti7. Cela se voyait à chaque fois qu'il y avait un mouvement un peu important, par exemple dans l'insurrection de juillet i960. Ou lorsque Togliatti a été blessé par un attentat en 1948, cela a provoqué une réaction extrêmement forte. Les communistes ont occupé les préfectures, dans un climat d'insurrection, et lui qui était 7. Palmiro Togliatti (1893-1964): fondateur du PCI aux côtés d'Amadeo Bordiga et d'Antonio Gramsci. Resté proche de ce dernier, il lui succède à la tête du parti en 1927 et le dirigera jusqu'à sa mort. Il est aussi à l'initiative de la première édition des écrits de prison de Gramsci à partir de 1948.

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'ttaton.io T l e q r i , ' J r a u a i . l u i u a n t c o n t r e c a p i t a l

là, en train de mourir, disait «Calmez-vous, calmez-vous». Parce qu'il sentait l'impossibilité de la révolution en Italie, qui aurait signifié l'intervention de l'OTAN, exactement comme plus tard les interventions de l'armée soviétique dans les républiques populaires d'Europe de l'Est. Tel était le consensus international, et' donc la géopolitique de la réalité italienne. Mais nous étions jeunes et surtout intelligents, nous ne pensions pas que tout cela était décisif et nous continuions à parler de révolution et à parler de Lénine. Ce dernier était, selon nous, celui qui avait transformé le marxisme en une arme capable de révolution au niveau de la réalité sociale russe et donc pour le monde entier. On lisait de lui pratiquement tout ce qui était en circulation : L'État et la Révolution bien sûr, c'était la première chose que tout le monde lisait, qu'on se passait entre camarades, qu'on discutait, mais aussi Que faire ? et même Matérialisme et empiriocriticisme - qui est un texte impossible. On lisait tout8.

8.Vladimir lllitch Lénine, Que faire?, Éditions sociales, Paris, 1971 ; L'Etat et la Révolution : la doctrine marxiste de l'Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution, Editions sociales, Paris, 1976; et Matérialisme et empiriocriticisme, Editions sociales, Paris, 1976.

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ftlors oous aueij été léaiaiite a u a a t d'être marxiite ?

Oui, oui. Mais je dois dire que j'ai un peu oublié ce que j'étais à cette époque, étant donné l'importance que la lecture de Marx a ensuite eue pour moi. Entre 1961 et 1963, j'ai passé deux ans à lire Le Capitol et tout Marx. À ce moment-là, j'avais à peu près terminé mes travaux philosophiques précédents, et en 1963 je suis devenu prof. J'avais publié dans ces années-là trois livres: un sur l'historicisme allemand 9 , un sur le jeune Hegel10 et une traduction du System der Sittlichkeit [Système de la vie éthique] de Hegel11. À la même époque j'avais aussi lu Der junge Hegel [Le jeune Hegel] de [Gyôrgy] Lukâcs, et j'avais travaillé sur ce texte. Ensuite j'ai fait le gros travail qui m'a permis finalement d'avoir

9. Antonio Negri, Saggi sullo storicismo tedesco. Dilthey e Meinecke [Essais sur l'historicisme allemand. Dilthey et Meinecke], Feltrinelli, Milan, 1959. Il s'agit de la première partie de sa thèse de doctorat. La seconde partie, jamais publiée, portait sur Ernst Troeltsch et M a x Weber. 10. Antonio Negri, Stato e diritto nel giovane Hegel. Studio sulla genesi illuministica délia filosofia giuridica e politica di Hegel [État et droit chez le jeune HegeL Étude sur l'influence des Lumières sur la philosophie juridique et politique de Hegel], Cedam, Padoue, 1958. 11. Antonio Negri, Scritti di filosofia del diritto (1802-1803) di G. W. F. Hegel [Écrits de philosophie du droit (1802-1803) de G. W . F. Hegel], Laterza, Bari, 1962.

2 0 - ftrvtonio Tleqri, 'Jrauail uiuant contre c a p i t a l

ce poste d'universitaire et qui portait sur le kantisme juridique12. À ce moment-là, j'ai tout laissé de côté et je me suis mis à travailler sur Marx, mais j'avais déjà trente ans. J'ai toujours dit que j'étais communiste bien avant de devenir marxiste: j'ai commencé à lire Marx sérieusement à trente ans. Le cadre m'était donné par le travail d'interprétation marxienne que faisaient les Quademi rossi. Je suis en quelque sorte un élève de Mario Tronti13: je le lui ai toujours dit, même s'il ne veut pas me croire.

12. Antonio Negri, Aile origini del formalismo giuridico. Studio sul problema délia forma in Kant e nei giuristi kantiani tra il 1789 e il 1802 [Aux origines du formalisme juridique. Etude sur le problème de la forme chez Kant et les juristes kantiens de 1789 et 1802], Cedam, Padoue, 1962. 13.Mario Tronti (1931-): membre du PCI dans les années 1950, il fonde les Quademi rossi aux côtés de Raniero Panzieri. En août 1963, avec notamment Romano Alquati, Massimo Cacciari et Antonio Negri, il fonde la seconde revue phare de l'opéraïsme : Classe operaia, quj disparaît en 1967, après le départ de nombreux collaborateurs, dont Alquati, Negri et Sergio Bologna (les deux derniers participant à la création de Potere operaio). Ses réflexions donnèrent lieu à l'ouvrage le plus représentatif de l'opéraïsme, Opérai e capitale, Einauai, Turin, 1966, en français Ouvriers et capital (trad. Yann Moulier-Boutang), Christian Bourgois, Paris, 1 9 7 7 ; réédition Entremonde, 2016. Par la suite, il adhère à nouveau au PCI à la fin des années 1970, et est élu plusieurs fois parlementaire sur les listes des différentes organisations succédant à ce parti, à partir de 1992.

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Q u e l l e é t a i t lortkocloxie Intellectuelle à laquelle / o p p o s a i e n t le* Quaderni rossi?

Le PC était un parti populiste, qui affirmait «on est le parti du peuple». On disait «le parti du peuple» pour éviter de dire «le parti de la classe», parce que le peuple est quelque chose de plus grand et de plus important que la classe - la classe parfois peut être dirigeante, oui, mais toujours dirigeante à travers le parti. En conséquence on peut sacrifier la classe aux intérêts du peuple. C'était la ligne dans les années soixante, une ligne qui venait aussi de l'Union soviétique et qui soutenait la transformation idéologique promue par Khrouchtchev et la direction soviétique après 1956 : le Parti communiste était tout à fait populiste, c'était «le parti de tout le peuple». En France, je n'ai jamais compris comment tous ces éléments se combinaient, mais ils se combinaient de manière différente. Il y avait des différences entre les partis communistes européens: en Italie le peuple était fondamental, en France c'était le parti qui était fondamental, mais ensuite cela dépendait des situations. Par exemple, la période de l'eurocommunisme en Italie a été folle de ce point de vue, on ne comprenait plus où était le parti, où était le peuple, si le peuple était la population nationale

2 2 - ÎLntonio Tteq ri, ^ r a u a i l uiuant contre c a p i t a l

ou s'il était le peuple européen... mais ce sont des choses beaucoup plus tardives. En tout cas, à ce moment-là le populisme était fondamental. Quand je vous parle de populisme, je peux citer, par exemple, [Pier Paolo] Pasolini, le personnage le plus antipathique pour les marxistes des Quaderni rossi: c'était l'ennemi14. Il y a justement un livre de 1965 d'Alberto Asor Rosa, Scrittori e popolo [Les écrivains et le peuple]15, qui est écrit tout entier contre le populisme, contre cette conception du peuple. C'est un livre très important dans l'histoire des Quaderni rossi, qui ne constituent pas seulement un épisode dans l'histoire de l'interprétation de Marx mais représentent une tentative de construction culturelle «du point de vue de la classe ouvrière» (comme nous disions alors).

14. Pour plus de renseignements voir p. 30. 15.Alberto Asor Rosa (1933-) est un critique littéraire italien et professeur de littérature. Il est de l'aventure opéraïste des Quaderni rossi puis de Classe operia en 1963. Il publie Scrittori e popolo (Samonà e Savelli, Rome) en 1965. Pour un aperçu du contenu de l'ouvrage et des débats suscités, les lecteurs et lectrices non italophones peuvent se reporter au dossier « Peuple et littérature. Le dossier Asor Rosa >, construit par Giuseppe Nicoletti à l'occasion de la réédition de Scrittoti e popofo, qui contient, outre une introduction par G. Nicoletti, des extraits de la préface d'Alberto Asor Rosa à la réédition de 1988 et un dossier de presse (Littérature n° 78, 1990, p. 106-126).

Construire la lutte des classes -

OJous parlie^ des spécificités de l a situation italienne, est-ce q u î l n t o n i o Qranruci 1 6 é t a i t central d a n s l a q a u c k e m a r x i s t e ?

À cette époque, Gramsci en Italie, c'est Togliatti : c'est lui qui a dans les mains tous les écrits de Gramsci et qui les fait publier. Ces écrits deviennent fondamentaux dans la définition de l'intellectuel communiste, c'està-dire de l'intellectuel organique au parti, et donc dans toute la théorie de l'idéologie; en deuxième lieu, ils nourrissent les débats sur le grand problème interne italien Nord-Sud, c'est-à-dire de l'alliance des ouvriers et des paysans; et une troisième thématique émerge autour du Prince avec une théorie du parti : voilà les grandes problématiques gramsciennes choisies et développées par Togliatti. 16. Antonio Gramsci (1891-1937): intellectuel marxiste et homme politique italien, il se rapproche du Parti socialiste au début des années 1910 où il rencontre Angelo Tasca, Palmiro Togliatti ou Umberto Terracini. Après avoir écrit ses premiers articles dans II Grido del popolo [le Cri du peuple], la revue hebdomadaire socialiste de Turin, il fonde avec ses camarades L'Ordine nuovo [l'Ordre nouveau], revue politique et culturelle à destination des ouvriers visant à «promouvoir une révolution conseilliste ». Il devient le secrétaire général du PCI en1924, mais est arrêté et incarcéré à partir de 1926. Il écrit en prison, entre 1929 et 1937, trente-deux Quaderni del carcere [Cahiers de prison] avant de mourir en 1937, quatre jours après la fin de sa peine. Cf. Antonio Gramsci, Cahiers de prison (sous la direction de Robert Paris), coll. «Bibliothèque de philosophie», Gallimard, Paris, 5 tomes, 1978-1996.

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Elles sont tout à fait cohérentes avec le rôle que sa ligne politique accordait à l'hégémonie idéologique du parti sur les intellectuels. Le terme d'hégémonie, qui chez Gramsci signifie dictature, dictature du prolétariat, est complètement transformé pour en venir à signifier «contrôle» et «consensus» idéologique. Ce n'est pas un hasard si [Norberto] Bobbio - qui est un personnage intelligent, assez centriste, une espèce de Raymond Aron italien - l'interprète comme une philosophie de la société civile. Pour lui, l'hégémonie est un concept hégélien classique, qui permet de penser tout aussi bien l'hégémonie bourgeoise sur la société civile que l'hégémonie, sur la société, de la classe ouvrière constituée en partie. C'est un peu l'interprétation de Bobbio, et c'est plus ou moins la ligne du PC, de ce qu'était le PC dans ces années 1960. Voilà pour la première thématique, celle de l'hégémonie populaire. La deuxième thématique, c'est le grand problème Nord-Sud. C'est le problème de l'alliance entre ouvriers et paysans, géré d'une manière absolument catastrophique à travers le soutien à la propriété privée via la réforme agraire17, qui a fait fuir les gens 17.11 s'agit de la réforme agraire de 1950 promulguée par les démocrates-chrétiens, qui a redistribué des centaines de milliers d'hectares de grandes propriétés terriennes (pour lesquelles les propriétaires furent indemnisés) à des ouvriers

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du Sud vers le Nord. La modernisation industrielle du Nord était beaucoup plus dynamique que l'enracinement des paysans au Sud. Ceux-ci se sont retrouvés dans un système de petite propriété et ont été obligés de s'enfuir tout de suite, parce que les conditions sociales étaient dominées par la mafia et que l'économie de marché faisait encore défaut. Cet exode incroyable a eu lieu, et il a créé un seul sujet, le sujet «ouvrier du Nord», l'« ouvrier-masse». Ensuite, le Prince18, c'est-à-dire l'idéologie du parti, la théorie du parti comme absolument fondamentale et préliminaire à toute forme d'action politique. Avec toutes ses conséquences très précises: les syndicats devaient fonctionner en concertation avec la direction du parti; les syndicats, les coopératives, tous les organismes de masse étaient absolument assujettis à la ligne du parti. Il n'y avait pas de dialectique positive entre les uns et les autres. C'est ainsi que cela fonctionnait, par exemple, lorsque j'étais secrétaire agricoles journaliers (braccianti). Elle fut cependant critiquée, tant pour la trop petite superficie des parcelles que pour les modalités de leur attribution, la démocratie chrétienne ayant été soupçonnée de clientélisme. 18. La théorie du Prince fait référence au texte d'Antonio Gramsci, «Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers nos 13, 14 et 15)» in Antonio Gramsci, Textes (sous la direction d'André Tosel, trad. Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel), Éditions sociales, Paris, 1983, p. 256-318.

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d'une fédération: je gérais le rapport avec les syndicats, je nommais, par exemple, le secrétaire de la Chambre de travail (c'est-àdire de la confédération syndicale dans la ville), du responsable de la fédération des broccianti (journaliers agricoles) ou celui de la fédération des ouvriers métallos. Il y avait aussi alors un énorme système de coopératives, qui étaient dirigées directement par le PS et leur argent était systématiquement récupéré par le parti qui vivait en grande partie grâce à ce système - un peu comme dans le système anglais des rapports entre syndicats et coopératives. La critique de ce système de financement fut fondamentale dans la genèse des Quaderni rossi. © o n c Qrarmci était complètemeat milé à l a liqae p o p u l i s t e ?

am-

Oui, ce fut le cas jusqu'à la première critique forte qui a eu lieu en 1967 lors du congrès Gramsci à Cagliari, en Sardaigne, à l'occasion des trente ans de la mort de Gramsci19. C'était un congrès très important, c'est notamment là que Bobbio a développé sa thèse. Et c'est aussi là que s'est constituée 19. Gramsci e la cultura contemporanea (Actes de la conférence internationale d'études gramscienne tenue à Cagliari du 23 au 2 7 avril 1967), Riuniti - Istituto Gramsci, Rome, volume I, 1969 et volume II, 1970.

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une résistance extrêmement forte à l'interprétation officielle, avec, par exemple, la publication de L'Ordine Nuovo, le journal de Gramsci lié à la tentative soviétique italienne en 19191920. Lire et reprendre ces textes permettait de rompre avec la représentation de Gramsci comme un pur homme de parti, cette image était brisée. Gramsci était l'homme des soviets turinois, l'homme de l'autonomie ouvrière organisée en 1919. Ensuite, lorsqu'il a vécu en prison, c'était un critique du stalinisme. C o n c e r n a n t l'opposition T l o r d / S u d , oous considère^ que l a tkèse de Q r a m s c i est juste mais que ^ o q l i a t t i en f a i s a i t une lecture erronée?

Vous pouvez voir notre position dans une étude fondamentale du début des années soixante-dix sur cette question, co-écrite par l'un de mes plus chers copains, qui était mon assistant, Luciano Ferrari Bravo20, et dont la thèse est encore reprise aujourd'hui. L'énorme problème qui existait en Italie, c'était que le Risorgimento n'avait pas eu lieu21. 20. Luciano Ferrari Bravo et Alessandro Serafini, Stato e sottosviluppo. Il caso del Mezzogiorno italiano [État et sousdéveloppement. Le cas du Mezzogiorno italien], Feltrinelli, Milan, 1972. 21. Le Risorgimento (renaissance) renvoie au processus d'unification italienne lors de la seconde moitié du XIXe siècle. Durant cette période se succèdent plusieurs «guerres

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L'unification fut en réalité une occupation coloniale du Sud par le Nord, masquée par l'entreprise de Garibaldi et consorts, alors même que le développement des régions du Sud était réel. On a donc une occupation impérialiste puisque le Nord a complètement bloqué et réprimé le développement du Sud même s'il ne faut pas non plus exagérer ce développement du Sud comme l'ont fait certains méridionalistes. L'idée gramscienne de la nécessaire alliance entre Nord et Sud était fondamentale, mais le problème, c'est que Gramsci s'arrêtait là. Après lui, de nouvelles politiques ont été menées dans ces régions, à partir des grandes occupations de terres faites par les paysans et conduites par les communistes, mais aussi par des secteurs catholiques et même laïques assez forts, en Sicile en particulier. Cela a mené à l'affrontement direct avec la mafia, il y a eu des centaines de morts chez les dirigeants, en particulier communistes, de l'occupation des terres. Pour arrêter le mouvement de réappropriation des terres, la démocratie chrétienne et le PC ont organisé la réforme agraire, mais les lois d'indépendance» au terme desquelles se constitue le Royaume d'Italie, promulgué en 1861 par le prince de la maison de Savoie, Victor-Emmanuel II. Rome devient la capitale suite à sa conquête en 1870. Aux côtés de Camillo Cavour (1810-1861) et de Giuseppe Mazzini (1805-1872), Giuseppe Garibaldi (1807-1882) est reconnu comme l'un des «pères de la patrie» italienne.

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qui l'ont encadrée ont généralisé la propriété privée parcellisée: elles donnaient de petites propriétés aux travailleurs de la terre, leur construisaient des maisons et leur promettaient des formes de coopération. Cela ne pouvait pas fonctionner puisqu'en Sicile, comme dans toute l'Italie méridionale, la structure agraire s'organise autour du grand village : cette civilisation paysanne ne correspondait pas à la dispersion territoriale de la propriété qu'instaurait la réforme agraire. En deuxième lieu, l'initiative coopérative et la construction d'un marché ne sont pas venues. Donc en très peu d'années, la population a migré vers le Nord, d'abord vers les villes de Belgique et du nord de la France, jusqu'au milieu des années 1950, puis le flux s'est dirigé vers Turin : entre le milieu des années cinquante et le milieu des années soixante, la population de la ville est passée de 3 0 0 0 0 0 à 1,2 million de personnes. Que signifiait Gramsci devant des phénomènes pareils? Que signifiait sa lecture? C'était banal de revendiquer l'alliance entre le Sud et le Nord, c'était banal de dire cela au moment du retour de la démocratie en Italie. En réalité après la réforme agraire, la lutte des classes s'était immédiatement déplacée sur le seul terrain ouvrier. Derrière cette histoire de régions, il y a encore des imbéciles qui disent que le grand problème italien c'est

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Tleqri, 'Jrauail uiuant contre c a p i t a l

le rapport Nord/Sud : oui, d'accord, il est là, mais les problèmes ne deviennent politiquement importants que quand ils sont subjectivés. Autrement, on en reste à de la géographie. Réduire Gramsci à la géographie, c'était une grande faute. Et ce n'est pas seulement une erreur théorique, c'est la responsabilité du PCI, et de toute la culture populiste, pleine de compassion pour «les pauvres». Je pense que la commisération est la chose la plus contraire à l'esprit de Marx - et aussi à celui de Gramsci. Si aous reprenons le fil de uotre parcours militant, quelle est uotre p r a t i q u e a u d é b u t des années s o i x a n t e ?

J'ai écrit mes livres entre 1960 et 1962, et à la même époque j'ai commencé à militer: je militais depuis 1958 mais c'est à cette époque que j'ai commencé à prendre contact avec [Raniero] Panzieri22 et les Quademi rossi. J'étais aussi dans le conseil communal de la mairie de Padoue, ce qui est l'une des expériences les plus terribles de ma vie. C'est horrible quand le rapport de forces n'est pas en votre faveur, quand vous êtes faibles face 22. Raniero Panzieri (1921-1964): militant de la gauche du PSI, il fonde en 1961 les Quademi rossi, devenant par là le chef de fil de l'opéraïsme naissant. La scission menée par Mario Tronti en 1963, qui donna naissance à Classe operaia, puis la mort de Panzieri signèrent le déclin de la revue, puis sa disparition définitive en 1966.

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aux démocrates-chrétiens et que vous devez vous battre pour les choses les plus banales. Par exemple, je me suis marié en 1961, ma femme attendait un enfant et je me suis aperçu qu'à Padoue il n'y avait pas de crèche, ou que toutes les crèches étaient seulement religieuses, tenues par des bonnes sœurs. J'ai alors mené une bataille au conseil municipal pour demander l'ouverture de crèches communales, ce qui a fait scandale. C'était la période de [Patrice] Lumumba, de la libération du Congo, marquée par un racisme incroyable, et ces gens disaient: «Negri, tu es pire que Lumumba»23, «Tu vas tuer nos missionnaires», etc. Voilà le milieu politique dans lequel nous évoluions, et qui nous contraignait. Autour de 1962, j'ai commencé l'intervention directe dans les usines, juste avant le travail que j'ai fait entre Quaderni rossi et Classe operaia. 23. Patrice Lumumba (1925-1961) est le fondateur du Mouvement national congolais en 1958, dont la victoire aux élections deux ans plus tard fait de lui le premier Premier ministre de la République démocratique du Congo le 23 juin 1960. Chef de file des indépendantistes et présumé communiste, il menace directement les intérêts des Occidentaux dans la région. Il fait l'objet d'une vaste campagne internationale de calomnie et de plusieurs tentatives d'assassinat. Le conflit ouvert entre le Premier ministre Lumumba et le président Joseph Kasa-Vubu en septembre 1960 débouche sur le coup d'État de Joseph Désiré Mobutu et le renversement du gouvernement de Lumumba - avec la complicité de la Belgique, des États-Unis et de l'ONU. Lumumba est assigné à résidence mais parvient à s'évader avant d'être à nouveau arrêté puis assassiné par l'armée congolaise au Katanga le 17 janvier 1961.

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J'étais secrétaire du Parti socialiste, le PS avait un journal qui s'appelait Progresso Veneto [Le Progrès de la Vénétie] et je décide d'y ajouter une double page centrale, intitulée Potere operaio [Pouvoir ouvrier], dans laquelle je fais écrire uniquement des ouvriers ou je reprends des citations recueillies à l'usine. Il y avait deux ou trois mille exemplaires du journal, et j'imprimais cinq mille exemplaires détachés de Potere operaio, que nous nous sommes mis à distribuer dans les usines où nous avions commencé à faire de l'intervention. Dans les usines de Padoue mais, surtout, par l'intermédiaire d'autres camarades de Venise à Porto Marghera - c'était un réseau d'amitié et de militantisme politique - , nous avons commencé à Porto Marghera. C'était le grand pôle industriel de la chimie en Italie, un pôle de 30000 ouvriers, avec trois ou quatre grosses entreprises où travaillaient des camarades des partis socialiste et communiste, des camarades de la base avec lesquels nous avons commencé à travailler. c'est à ce moment-là, en 1963, que uoui deueae^ professeur à l'université de * P a d o u e . G o m m e n t le t r a u a i l uniuersitaire s'articule-t-il auec le t r a u a i l m i l i t a n t ?

Quand en 1962, j'ai quitté le Parti socialiste (j'ai donné ma démission du parti et de la mairie), aller à la porte des usines et

Construire la lutte des classes -

travailler auprès des ouvriers est devenu mon unique activité politique. Evidemment, il y avait avec moi des étudiants, des assistants - par exemple, L. Ferrari Bravo qui venait de faire sa maîtrise et était devenu mon assistant tout de suite après - , et il y avait un groupe de gens qui avaient quitté avec moi le Parti socialiste, notamment ceux qui étaient devenus mes amis depuis que j'avais commencé à faire de la politique. Nous étions une dizaine de jeunes associés à l'université. À Porto Marghera, nous utilisions comme base l'Université populaire, une vieille institution dont un camarade était le président; à Padoue nous avions un appartement dans le centre de la ville qui nous permettait de travailler ensemble, notamment à la rédaction des journaux puisque c'était notre activité la plus importante. Je commence à enseigner la Doffrina dello Stato [doctrine de l'État] - qui correspond aux Staatslehre allemandes (l'Italie étant très liée à l'Allemagne du point de vue académique) - et mon enseignement était déjà fortement influencé par Marx, comme le montre le premier volume de la série «Sciences politiques» de l'encyclopédie Feltrinelli-Fischer que j'ai coordonné, qui est paru plus tard en 197024. Feltrinelli avait acheté les droits 24. Antonio Negri (sous la direction de), Scienze politiche h Stato e politica, coll. «Encyclopédie Feltrinelli-Fischer», Feltrinelli, Milan, 1970.

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de l'encyclopédie allemande Fischer, dans laquelle étaient représentées toutes les disciplines, pour la traduire, mais c'est à moi qu'ils ont confié la responsabilité du volume Stato e politica [Etat et politique], et j'en ai moi-même rédigé pratiquement la moitié. C'est à partir de ce texte que j'enseignais la théorie de l'État et que les étudiants travaillaient. Voilà le travail que j'ai fait pendant ces années-là. Le premier article dans lequel je suis marxiste, c'est un article publié dans la grande revue de droit public sur le système des partis25. À la même époque, j'ai écrit un article «Il lavoro nella Costituzione» [le travail dans la Constitution] qui est beaucoup plus important pour moi, un commentaire de l'article 1 de la Constitution italienne, « L'Italia è una Repubblica democratica, fondata sul lavoro» [L'Italie est une république démocratique, fondée sur le travail]. Dans cet article je montre que dire que la République italienne est fondée sur le travail, cela signifie que la République italienne est une république bourgeoise et capitaliste. Parce que le travail est au moins deux choses : l'une est la force de travail comme fondement capitaliste de la République, et l'autre le travail libéré, le travail vivant, comme force révolutionnaire, mais 25.Antonio Negri, «Alcune riflessioni sullo "Stato dei partiti"» [Quelques réflexions sur l'État des partis], Rivista trimestrale di diritto pubblico, 1964.

Gorutruire l a lutte des c l a i e s -

celui-là n'est pas compris dans le concept de travail de la Constitution26. Puis j'ai continué sur cette ligne, celle d'une démystification du concept de l'Etat, de la théorie bourgeoise de l'État. Le cœur de l'analyse est déjà dans ces années-là plus ou moins l'Etat keynésien, c'est-à-dire l'État réformiste capitaliste, ou l'« État-plan » comme on l'appelait, qui était une réponse à la révolution d'Octobre d'un côté, et aux luttes de classe nationales d'autre part. C'était l'analyse de l'État-plan qui était l'objet du volume de l'encyclopédie Feltrinelli-Fischer et c'est autour de cette analyse que se rassemblaient les travaux réalisés au sein de la faculté : c'est elle qui unissait ce groupe de camarades qui a constitué mon institut jusqu'en 1979. Nous avions une collection de bouquins chez Feltrinelli, la collection «Materiali marxisti » [matériaux marxistes], dans laquelle nous avons beaucoup publié autour de cette thématique de l'État keynésien: nous avons 26. Cet article est écrit en 1963-1964, mais ne sera publié (avec celui paru dans la revue de droit public) qu'en 1977 dans Antonio Negri, La forma Stato. Per la critica dell'economia politica délia Costituzione [La forme Etat. Pour la critique de l'économie politique de la Constitution], Feltrinelli, Milan, 1977. L'article a également été repris et actualisé à l'occasion des soixante ans de la constitution italienne dans Antonio Negri, Il lavoro nella Costituzione, E una conversazione con Adelino Zanini [Le travail dans la Constitution. Une conversation avec Adelino Zanini], Ombre Corte, Vérone, 2 0 0 9 .

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traduit [Alfred] Sohn-Rethel sur le travail immatériel 7 , [Frances] Fox Piven sur les pauvres aux États-Unis28, [Benjamin] Coriat sur taylorisme et toyotisme29, nous avons publié deux livres sur l'émigration italienne et turque en Europe qui ont été des livres importants30, et nous avons aussi publié les deux livres exemplaires de Luciano Ferrari Bravo, celui sur le Nord et le Sud, et l'autre sur les théories de l'impérialisme31. Nous avons publié en tout une vingtaine de volumes. Feltrinelli était 27. Alfred Sohn-Rethel, Lavoro intellettuale e lavoro manuale. Per la teoria délia sintesi sociale, Feltrinelli, Milan, 1977. Textes repris en français dans Alfred Sohn-Rethel, La Penséemarchandise, coll. «Altérations», Éditions du Croquant, Paris,

2010. 28. Frances Fox Piven et Richard A. Cloward, I movimenti dei poveri. I loro successi, i loro fallimenti [Les Mouvements des pauvres. Pourquoi ils réussissent, comment ils échouent], Feltrinelli, Milan, 1980. 29. Benjamin Coriat, La fabbrica e il cronometro. Saggio sulla produzione di massa, Feltrinelli, Milan, 1979 (édition française : Benjamin Coriat, L'Atelier et le Chronomètre, Christian Bourgois, Paris, 1979). 30.Alessandro Serafini (sous la direction de), L'operaio multinazionale in Europa [L'ouvrier multinational en Europe], Feltrinelli, Milan, 1974 et Karl Heinz Roth, L'altro movimento operaio. Storia délia repressione capitalistica in Germania dal 1880aoggi, Milan, Feltrinelli, 1976 (traduction française: Karl Heinz Roth, L'Autre Mouvement ouvrier en Allemagne: 1945-1978, Christian Bourgois, Paris, 1979). 31. Luciano Ferrari Bravo et Alessandro Serafini, Stato e sottosviluppo. Il caso del Mezzogiorno italiano [Etat et sousdéveloppement. Le cas du Mezzogiorno italien], Feltrinelli, Milan, 1972. Luciano Ferrari Bravo (sous la direction de), Imperialismo e classe operaia multinazionale [L'Impérialisme et la classe ouvrière multinationale], Feltrinelli, Milan, 1975.

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un éditeur formidable qui, en dix ans, avait publié deux prix Nobel, Garcia Marquez et Pasternak. En dix ou quinze ans il était devenu l'un des plus grands éditeurs européens. Il était très ami avec Fidel Castro et surtout Che Guevara. Puis il s'est mis à faire la guerre et il est mort en 1972, en posant une bombe sur un pylône électrique. Deux ans après mon arrestation, en 1981, la maison a eu des difficultés financières parce qu'elle était boycottée par les banques, alors les coopératives communistes sont intervenues pour la sauver, mais en détruisant tous mes bouquins et tous ceux publiés par mon institut. reuenir a u x ouuriers de (Porto TTlarq k e r a , en, quoi consistait très concrètement le t r a u a i l politique auec e u x ?

Très concrètement, cela signifiait avant tout étudier avec eux. Nous commencions toujours avec de la politique, nous commencions en nous demandant où en était la lutte des classes. C'était une période où la lutte des classes était visible dans les usines. Nous commencions par parler avec les ouvriers, car nous en savions assez peu : même si nous avions acquis un peu d'expérience au sein du Parti communiste, nous avions une idée très peu claire de ce qui se passait dans les usines. Donc nous commencions par les interroger,

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leur demander comment ça. allait. Puis nous avons lu avec eux, par exemple, nous avons lu le premier livre du Capital. Mais nous nous y sommes mis quand ils nous l'ont demandé, nous n'étions pas des pédagogues, nous travaillions avec eux sur les contradictions qu'ils éprouvaient à l'usine et sur la manière dont on pouvait y répondre, c'est-à-dire construire une ligne politique à l'intérieur de l'usine. Voilà en quoi consistait l'intervention au début. Par exemple, la plus grande usine à Porto Marghera était une usine de pétrochimie, de transformation du pétrole en sous-produits, depuis la soie artificielle jusqu'aux explosifs. Une des transformations les plus importantes était celle du chlorure de vinyle en polychlorure de vinyle (le PVC) : c'était un secteur où il y avait beaucoup de malades, tout le monde le savait. Nous avons cherché comment sortir de cette situation et nous nous sommes immédiatement confrontés avec le syndicat, qui voulait monétiser la chose. Pour eux, étant donné que le secteur était dangereux, il fallait donner plus d'argent aux ouvriers. Le syndicat était un syndicat productiviste, la chose fondamentale pour eux était de maintenir la production, et c'est seulement dans la production qu'ils voyaient une possibilité de transformer les choses. Une bonne partie des travailleurs en était convaincue, c'étaient des travailleurs qui venaient souvent de la campagne, qui

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sortaient de la misère de la vie agricole, ou encore pire, puisqu'avant de rentrer à l'usine ils passaient souvent par le bâtiment. Le processus de formation des ouvriers passait par des expériences qui étaient très souvent le bâtiment ou, dans notre région, la fabrication de chaussures. Cette industrie employait environ dix mille personnes qui travaillaient dans de très petites usines et dans des conditions terribles puisqu'ils se coupaient les mains et étaient exposés aux produits chimiques pour le traitement du cuir. Dans ce secteur, on te faisait mourir. Et donc quand ils arrivaient à la grande industrie chimique, ils étaient enfin ouvriers! Sauf qu'ils oubliaient que le risque de mourir était encore plus important qu'avant, parce que la chimie était particulièrement toxique. Alors que pouvions-nous faire? Il fallait jouer sur les contradictions, pour réorganiser le cycle de production, isoler les activités dangereuses ou les automatiser: nous avons commencé les luttes avec ça. Un peu plus tard, nous avons aussi combattu dans cette région les politiques de restructuration salariale et de délocalisation. 1963-1964 a été le moment le plus intense, lorsqu'on a commencé à introduire des éléments politiques forts, par exemple l'égalité des salaires dans l'usine, c'est-à-dire les augmentations égales pour tous. Des primes

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de production étaient distribuées en plus du salaire normal. Nous avons mené une lutte absolument fondamentale pour l'égalité de ces primes quel que soit le salaire. Cette lutte est devenue une lutte paradigmatique parce qu'on l'a gagnée. Par ailleurs elle a mis les syndicats dans une position délicate : les syndicats ne voulaient pas parler de cette revendication parce qu'ils n'étaient pas seulement productivistes, ils étaient productivistes dans l'espace que leur laissait le capital, et l'égalité salariale en était exclue. Ce fut une chose absolument fondamentale puisqu'en 19671968 nous avons transféré cette revendication à Milan et à Turin. Les luttes de 1968 puis de l'automne 1969 ont été menées autour de l'égalité dans les augmentations salariales. Vous vous trouvez devant le fait que des ouvriers meurent dans le cycle de travail à l'usine. Si vous avez la capacité d'intervenir par le discours et de montrer que c'est le cycle qui fait mourir, vous commencez à poser un problème politique général pour tous les ouvriers. En effet, s'il n'est pas possible de résoudre ce problème localement, c'est parce que toute la machine est pourrie. C'est là que vous commencez à construire quelque chose dans l'usine (dans la vieille usine, aujourd'hui il n'y a plus rien de tel). Et on a mené des luttes de ce type, à Porto Marghera notamment, on a mené des luttes inimaginables.

Go rut mire la lutte des classes - 41

Nous nous appelions le Comitato di classe [comité de classe]. Dans le comité il y avait un homme qui s'appelait Italo Sbrogiô - il est mort l'année dernière, il avait cinq ou six ans de moins que moi, donc il avait une trentaine d'années à ce moment-là - , c'était un jeune qui avait fait tout le parcours de l'ouvrier communiste et qui était devenu le chef de la commission syndicale interne dans l'usine. Et il est passé de notre côté parce que nos propositions étaient évidemment rejetées par le syndicat, et donc nous, avec lui et beaucoup d'autres camarades, nous avons constitué cette force, le Comité. Notre rapport aux autres forces était toujours extrêmement ambigu : on faisait de la politique, on ne faisait pas de la théorie. On faisait de la politique, c'est-à-dire que selon les cas, on ouvrait ou on fermait, avec le Parti communiste et avec les autres forces, parce que notre problème était celui de construire un contre-pouvoir, un contre-pouvoir réel. L'assemblée ouvrière de Porto Marghera est devenue une chose énorme et progressivement nous avons commencé à toucher d'autres secteurs. Dans la zone, il y avait déjà le secteur métallo qui luttait, ensuite ces luttes ont commencé dans le transport puis se sont développées avec le mouvement social de 68. A ce moment-là, en Vénétie, on a mené des luttes extrêmement importantes dans toute la

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petite métallurgie au nord de Vicence, et de l'autre côté on a été jusqu'au Frioul dans le Nord-Est. On essayait d'organiser l'autonomie, une autonomie ouvrière communiste par l'organisation de comités ouvriers, auxquels se sont ajoutés les comités étudiants. Ils étaient systématiquement subordonnés aux comités ouvriers, même si, comme toujours, c'était un rapport politique ambivalent qui impliquait aussi des coopérations. Les textes qui ont été fondamentaux dans cette histoire, ce sont les Quaderni rossi et Classe operaia, on les distribuait dans les usines et on les lisait avec les ouvriers. Les discussions et les propositions étaient toujours d'un très haut niveau. Ç?st-ce que uous trouuie^, à ces reuendicatioru concrètes d a n s les usines, des résonances tkéoriques d a n s l a lecture de T T l a r x ?

Mais vous savez, si nous les trouvions chez Marx c'était bien, si nous ne les trouvions pas nous les inventions. Nous disions alors que nous étions «marxiens» plutôt que «marxistes», parce que les marxistes sont toujours occupés à faire de la philologie, alors que nous étions dans l'esprit de Marx: nous essayions de construire la lutte des classes, et même de construire la classe puisque rapidement le problème est devenu celui-ci, celui de construire «une nouvelle classe».

C o n s t r u i r e l a lutte des classes -

Dans nos publications, les études de terrain et l'élaboration théorique allaient ensemble, d'un même mouvement. Regardez à quoi ressemblent les premiers numéros de Classe operaia. Le premier contient bien évidemment le célèbre article de Mario Tronti, «Lénine en Angleterre»32. Le numéro deux était un numéro sur les luttes ouvrières en Europe: les grandes grèves belges, la Ford anglaise, les métallos allemands, les mineurs français, les grèves espagnoles. Puis dans le troisième, un sujet sur les ouvriers et les paysans, avec l'article fondamental sur la structure capitaliste de l'agriculture: là où les paysans étaient partis, les capitalistes ont commencé à investir, et la réforme agraire dans laquelle les communistes ont été pris, a simplement servi à faire fuir encore davantage les paysans, et à permettre aux capitalistes tout juste arrivés de réorganiser industriellement l'agriculture. Mais revenons au premier numéro. Par exemple, l'article «Ouvriers du textile et ouvriers de la chimie, une seule bataille» explique comment les secteurs ont été unifiés par «la révolution des fibres», et donc qu'il faut que les ouvriers s'agrègent eux aussi. Regardez cette phrase en exergue: «Comment la lutte contractuelle ou salariale peut 3 2 . M a r i o Tronti, «Lenin in Inghilterra », Classe operaia, n° 1, janvier 1964.

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A OGNUNO LA SUA PARTE

Che fare del sindacato ?

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