Sentir-penser avec la Terre - Une écologie au-delà de l'Occident [Anthropocène ed.] 9789588869148, 9782021389869

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Sentir-penser avec la Terre - Une écologie au-delà de l'Occident [Anthropocène ed.]
 9789588869148, 9782021389869

Table of contents :
Titre
DANS LA MÊME COLLECTION
Copyright
Table des matières
PRÉFACE
L’ATELIER LA MINGA ET LE RÉSEAU D’ÉTUDES DÉCOLONIALES
INTRODUCTION
Vers des études pluriverselles
1. - DU « DÉVELOPPEMENT » AU « POST-DÉVELOPPEMENT »
Grandeur et décadence du « développement » (1951-2000)
Le post-développement : concept et pratique sociale (1991-2000)
La « globalisation » en crise
Un espace ouvert pour la « décolonisation » ?
2. - LES MONDES QUI ÉMERGENT : CINQ PERSPECTIVES AU-DELÀ DU « DÉVELOPPEMENT » ET DE LA MODERNITÉ OCCIDENTALE
Modernité/colonialité/décolonialité : le programme décolonial
Alternatives au « développement »
Transitions vers le postextractivisme
La quête d’un nouveau modèle de civilisation
Communauté, relationalité, plurivers
Quelques considérations pour conclure
3. - TERRITOIRES DE DIFFÉRENCE : L’ONTOLOGIE POLITIQUE DES « DROITS AU TERRITOIRE »
Yurumanguí, Curvaradó, La Toma : trois brefs récits de luttes territoriales
Territorialité, ancestralité et mondes
Territoires de différence : l’émergence du « territoire » en Amérique latine
L’écologie politique du Processus des communautés noires
Géo-graphier et ré-exister avec les territoires
4. - FAIRE MONDE : ONTOLOGIE ET POLITIQUE
L’ontologie politique des « droits au territoire »
Ontologie politique, conflits environnementaux et transitions vers le plurivers
Occupations, persistances et transitions
5. - ÉTUDES DES TRANSITIONS : PROPOSITION D’UN NOUVEAU DOMAINE DE RECHERCHE ET DE DESIGN POUR LE PLURIVERS
De l’occupation unimondiste à une nouvelle condition pluriverselle
Hypothèse de travail
Trois volets pour le champ des études des transitions
POSTFACE
Territoires de résistance
Éprouver, habiter, construire
Des « espaces pour être »
Au-delà de l’aéroport
REMERCIEMENTS
NOTES
BIBLIOGRAPHIE

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DANS LA MÊME COLLECTION L’Événement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013 Les Apprentis sorciers du climat Raisons et déraisons de la géo-ingénierie Clive Hamilton, 2013 Toxique planète Le scandale invisible des maladies chroniques André Cicolella, 2013 Nous sommes des révolutionnaires malgré nous Textes pionniers de l’écologie politique Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, 2014 L’Âge des low tech Vers une civilisation techniquement soutenable Philippe Bihouix, 2014 Prix de la fondation de l’écologie politique 2014 La Terre vue d’en haut L’invention de l’environnement global Sebastian Vincent Grevsmühl, 2014

Ils changent le monde ! 1001 initiatives de transition écologique Rob Hopkins, 2014 Nature en crise Penser la biodiversité Vincent Devictor, 2015 Comment tout peut s’effondrer Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes Pablo Servigne, Raphaël Stevens, 2015 Crime climatique Stop ! L’appel de la société civile Collectif, 2015 Sortons de l’âge des fossiles Manifeste pour la transition Maxime Combes, 2015 La Part inconstructible de la Terre Critique du géo-constructivisme Frédéric Neyrat, 2016 La Grande Adaptation Climat, capitalisme et catastrophe Romain Felli, 2016 Comment les économistes réchauffent la planète Préface de Gaël Giraud Antonin Pottier, 2016

Un nouveau droit pour la Terre Pour en finir avec l’écocide Valérie Cabanes, 2016 Une écosophie pour la vie Introduction à l’écologie profonde Arne Næss, 2017 Homo detritus Critique de la société du déchet Baptiste Monsaingeon, 2017 Géopolique d’une planète déréglée Le choc de l’Anthropocène Jean-Michel Valantin, 2017

Titre original : Sentipensar con la tierra. Nuevas lecturas sobre desarrollo, territorio y diferencia Éditeur original : Ediciones UNAULA, Marca registrada del Fondo Editorial UNAULA, Medellín, Colombia © original : © Arturo Escobar © Universidad Autónoma Latinoamericana UNAULA, 2014 ISBN original : 978-958-8869-14-8 © Éditions du Seuil, avril 2018, pour l’adaptation et la traduction françaises ISBN

978-2-02-138986-9 www.seuil.com

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Acá nacimos, acá crecimos, acá hemos conocido qué es el mundo TUMACO NARIÑO, militante afro-colombienne

TABLE DES MATIÈRES

Titre DANS LA MÊME COLLECTION Copyright PRÉFACE L’ATELIER LA MINGA ET LE RÉSEAU D’ÉTUDES DÉCOLONIALES INTRODUCTION Vers des études pluriverselles 1. - DU « DÉVELOPPEMENT » AU « POST-DÉVELOPPEMENT » Grandeur et décadence du « développement » (1951-2000) Le post-développement : concept et pratique sociale (1991-2000) La « globalisation » en crise Un espace ouvert pour la « décolonisation » ? 2. - LES MONDES QUI ÉMERGENT : CINQ PERSPECTIVES AU-DELÀ DU « DÉVELOPPEMENT » ET DE LA MODERNITÉ OCCIDENTALE

Modernité/colonialité/décolonialité : le programme décolonial Alternatives au « développement » Transitions vers le postextractivisme La quête d’un nouveau modèle de civilisation Communauté, relationalité, plurivers Quelques considérations pour conclure 3. - TERRITOIRES DE DIFFÉRENCE : L’ONTOLOGIE POLITIQUE DES « DROITS AU TERRITOIRE » Yurumanguí, Curvaradó, La Toma : trois brefs récits de luttes territoriales Territorialité, ancestralité et mondes Territoires de différence : l’émergence du « territoire » en Amérique latine L’écologie politique du Processus des communautés noires Géo-graphier et ré-exister avec les territoires 4. - FAIRE MONDE : ONTOLOGIE ET POLITIQUE L’ontologie politique des « droits au territoire » Ontologie politique, conflits environnementaux et transitions vers le plurivers Occupations, persistances et transitions 5. - ÉTUDES DES TRANSITIONS : PROPOSITION D’UN NOUVEAU DOMAINE DE RECHERCHE ET DE DESIGN POUR LE PLURIVERS De l’occupation unimondiste à une nouvelle condition pluriverselle Hypothèse de travail Trois volets pour le champ des études des transitions POSTFACE Territoires de résistance

Éprouver, habiter, construire Des « espaces pour être » Au-delà de l’aéroport REMERCIEMENTS NOTES BIBLIOGRAPHIE

PRÉFACE TERRITOIRES EN LUTTE, DIFFÉRENCE RADICALE ET ÉCOLOGIES PLURIVERSELLES : DES PISTES POUR UNE AUTRE PRAXIS RELATIONNELLE Sentir-Penser avec la Terre. L’écologie au-delà de l’Occident, s’inscrit dans le tournant ontologique qui a marqué l’anthropologie du début du e XXI siècle. Des approches émergentes, portées par des auteur.e.s comme Tim Ingold, Eduardo Viveiros de Castro, Barbara Glowczewski, Mario Blaser, ou encore Marisol de la Cadena, problématisent la séparation entre nature et culture qui est à la base de l’ontologie moderniste-occidentale qui s’est imposée dans le monde entier par la coercition ou l’hégémonie culturelle. Cette pensée dualiste qui sépare corps et esprit, émotion et raison, sauvage et civilisé, nature et culture, profane et spécialiste, indigène et savant, humain et non-humain en les hiérarchisant, nous empêche de nous concevoir comme faisant partie du monde, nous incitant plutôt à nous vivre dans un rapport d’extériorité instrumentale à ce qui nous entoure.

Si Philippe Descola a mis au jour cette ontologie naturaliste de l’Occident et a fait vaciller les certitudes dualistes, Arturo Escobar élabore pour sa part une réflexion systématique sur la possibilité d’élaborer une « politique de l’ontologie » à partir des épistémologies et des ontologies nonmodernes ou issues d’une modernité alternative. Il historicise ainsi l’ontologie moderne et ses quatre fondements que sont l’individualisme, la croyance en la science, en l’économie et en la réalité, incarnés dans une volonté expansionniste de développement à l’échelle planétaire. En suggérant de nous ouvrir aux ontologies relationnelles, il nous propose un chemin, un devenir politique « pluriversel », adossé à une épistémologie résolument décolonisée. L’apport est à la fois théorique et pratique. Depuis son livre Encountering development (1995), Escobar est l’un des analystes du développement les plus reconnus sur le plan mondial. En questionnant la conception unilinéaire et monologique du développement en tant que vision unique et univoque du monde, il a émis l’une des critiques les plus incisives jamais formulées à l’endroit de cette notion. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le développement semblait être un processus ouvrant la voie aux pays « du Sud » pour la reproduction des conditions qui caractérisaient le supposé progrès des pays les plus avancés selon des critères d’industrialisation, d’éducation et de technicisation de l’agriculture. Comme l’économiste de la décroissance Serge Latouche au même moment, Escobar dénonçait le projet colonial inscrit dans la notion de développement. Cette dernière implique une adhésion ou une allégeance aux valeurs et aux principes de la modernité, et suppose à la fois une reconnaissance et une négation de la différence. Comme l’illustre l’exemple des zapatistes, dont le projet radical est souvent réduit à la simple question de la reconnaissance des droits collectifs, l’Autre peut être reconnu comme différent.

Pourtant, l’imposition de la logique du développement implique que cette différence soit effacée ou rendue politiquement inopérante. L’analyse d’Escobar nous apprend que la notion de développement, loin d’être neutre et universelle, participe d’une ontologie et d’une politique particulières. C’est en partant de sa critique radicale de l’idéologie développementiste qu’Arturo Escobar a contribué, au début des années 2000, avec d’autres universitaires latino-américains, à l’élaboration du programme de recherche Modernité/Colonialité/Décolonialité, autrement dit, à une critique du récit eurocentré de la modernité (capitaliste, rationaliste, patriarcal, blanc, etc.) ainsi qu’à une réflexion sur la possibilité d’un tournant épistémique décolonial. Le concept de colonialité, formulé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano à la fin des années 1990, constitue un pivot de la perspective décoloniale : il permet d’appréhender l’autre face de la modernité, ce que le philosophe argentin Enrique Dussel appelle sa dimension intrinsèquement sacrificielle. La colonialité, c’est, pour reprendre l’expression de Bolívar Echevarría, cette « conquista ininterrompue » qui, depuis 1492, opère une appropriation violente du réel à travers la damnation du sujet colonisé et l’accaparement dévastateur des communs naturels, produit sa propre réalité et impose simultanément les conditions de visibilité et d’intelligibilité de cette même réalité. Ce monopole sur la production de la réalité suppose bien entendu que les multiples autres façons de faire monde soient rendues inexistantes. La critique décoloniale vise par conséquent à intégrer réflexivement le schème colonial qui est au centre du rapport occidentalo-centré au monde. Pour Escobar, et c’est là sans doute que se situe l’un de ses apports fondamentaux à la théorie/praxis décoloniale, une telle démarche implique non seulement de reconnaître qu’il existe bien, à l’extérieur du mode occidental/colonial hégémonique de composition du monde, d’autres façons de faire monde qui se sont construites à travers d’autres trajectoires d’expérience, mais aussi de produire les conditions de possibilité d’un

dialogue symétrique avec celles et ceux qui habitent les bords extérieurs du système hégémonique. Car, comme nous le suggère Escobar, il se pourrait bien que les fragiles alternatives que ces perspectives « autres » rendent possibles, à savoir leur conception éthique de ce qu’est une vie désirable, puissent constituer le socle concret d’un dépassement conjoint du « mauvais infini », qui met en danger non pas la nature mais les conditions même de l’habitabilité du monde et de la reproduction de la vie. Dans ce contexte, prendre au sérieux les pensées du Sud signifie appréhender ces mondes, activement produits comme non-existants, en tant qu’alternatives crédibles à la modalité de composition hégémonique du monde et à ses pathologies. Avec cette traduction de Sentipensar con la tierra, qui synthétise ses analyses antérieures et rassemble ses écrits récents majeurs, il s’agit de porter l’œuvre de l’anthropologue à la connaissance du public. L’ouvrage opère une déconstruction des cadres de pensée ethnocentrés issus du savoir scientifique occidental. Il met en lien l’analyse académique et la question du monde vécu à travers l’expérience des communautés prises dans des conflits écoterritoriaux et subissant de violents mécanismes de marginalisation politique. Dans la droite ligne des « épistémologies du Sud » de Boaventura de Sousa Santos, l’ouvrage entreprend de revaloriser des savoirs situés et des expériences invisibilisées, en faisant une large place aux pensées et praxis du Processus des communautés noires (PCN) du Pacifique Sud colombien. Le chercheur est ouvertement engagé dans la lutte des Afro-descendants contre les multinationales et leurs pratiques extractivistes, et met en cause un développement « unilatéral » propageant l’ontologie « moderne, dualiste » évoquée plus haut. Dénaturalisant et prenant à rebours le dualisme occidental, Escobar développe une ontologie relationnelle et « pluriverselle » susceptible de nous aider à soigner les pathologies de la modernité via un chemin de décolonisation des savoirs. Si d’autres ethnographies décrivent les luttes pour la reconnaissance politique des minorités ethniques dans le monde,

l’auteur nous présente pour sa part les échanges fructueux qui ont lieu entre la connaissance académique et celle des populations en luttes. En cela, il s’inscrit dans une tendance forte de l’anthropologie colombienne, et plus globalement latino-américaine : le chercheur participe pleinement à un processus et ne se trouve pas dans une position de surplomb par rapport aux luttes qui agitent l’univers qu’il analyse. Nous sommes loin de la posture d’objectivité, ou du moins de la césure entre recherche fondamentale et recherche en milieu d’intervention qui constitue encore, notamment en Europe, la condition sine qua non de tout processus de légitimation académique. En brouillant la frontière chercheur/acteur issue de ce système de pensée dualiste, en acceptant et en appelant de ses vœux la réciprocité et la transversalité des savoirs, l’auteur met en évidence les processus participatifs qui président à la production de la connaissance. Aux antipodes de tout fondamentalisme scientifique, et à partir de son expérience de terrain ethnologique, l’anthropologue se revendique ainsi d’une démarche de recherche-action dont l’objectif est de donner à connaître certains des mouvements de résistance qui n’ont de cesse de se multiplier au sein de la modernité dominante, venant notamment en éclairer la dimension ontologique. Arturo Escobar situe le Processus des communautés noires dans le contexte multiculturaliste colombien, qui a pour fondement juridique la Constitution de 1991. Cette dernière apparaît à un moment de crise de légitimité de l’État et constitue un tournant politique en termes de droits et de visibilité pour les communautés indigènes, noires et afro-colombiennes historiquement marginalisées dans le pays. Le multiculturalisme se présente ainsi politiquement comme un gage d’apaisement. Toutefois, contrairement à ce que le texte constitutionnel prévoyait, dans une zone historiquement peu conflictuelle comme l’était le Pacifique Sud, de nouveaux acteurs armés font alors leur apparition, utilisant des stratégies de terreur et perpétrant de nombreux massacres en vue de faire main basse aussi bien sur

des territoires très riches en termes de biodiversité que sur les grands projets de développement en cours dans la région. Une telle situation met en lumière les paradoxes du multiculturalisme : ne tend-il pas à masquer, de manière quelque peu angélique, de profondes inégalités sociales, raciales, politiques ou environnementales ? C’est précisément un point commun aux chercheurs et aux chercheuses travaillant en Colombie que d’articuler leurs analyses sur des situations écoterritoriales bien souvent marquées par la violence. Dans ce contexte, où la notion de culture se trouve volontiers instrumentalisée par l’État ou par des organisations globales comme l’UNESCO, la force politique et heuristique de la pensée et de la pratique d’anthropologues impliqués comme Escobar est de transcender l’approche exclusivement (multi)culturelle, pour ouvrir une autre perspective, proprement ontologique. En appui sur ces pensées et praxis non euromodernes de « peuplesterritoires » comme les communautés afro-colombiennes du Pacifique, Escobar met en effet en lumière la manière dont opère la différence coloniale : celle-ci se situe non seulement au niveau épistémologique (au niveau des modalités symboliques et pratiques de production des connaissances), mais aussi au niveau ontologique, là où se structure le type de relation que nous entretenons avec les étants du monde. Pour Escobar, la lutte décoloniale doit prendre la forme d’une « politique de l’ontologie ». Celle-ci vise non seulement à produire une critique de l’épistémè et de l’ontologie modernes (croyance en « la réalité », en la rationalité, principe de distanciation, etc.), mais également à éclairer les épistémologies et ontologies relationnelles du Sud qui postulent que le savoir n’est jamais « savoir de » mais savoir « à partir de ». La force de la pensée d’Escobar, c’est d’envisager la possibilité d’une transition civilisationnelle à partir des luttes territoriales concrètes que mènent les peuples du Sud, dans une optique à la fois ethnique et nonethnique. Ces luttes constituent selon lui des manifestations concrètes d’une

politique de l’ontologie visant à activer la relationalité là où prédominait la déconnexion. Ces luttes, précisément parce qu’elles affirment d’autres manières de « faire monde », articulent étroitement les revendications économiques, politiques, écologiques, épistémologiques, ethno-territoriales, de genre et sexuelles. Signalons pour les lectrices et lecteurs français.es que cette dimension « ontologique » les différencie profondément des luttes décoloniales qui se développent en France depuis une dizaine d’années, essentiellement portées par des organisations militantes liées à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des sujets postcoloniaux. On précisera d’ailleurs à ce sujet que le terme « décolonial », apparu en France en 2008 suite à un appel à « une marche décoloniale pour un mouvement antiraciste et décolonial autonome », renvoie bien davantage à des luttes concrètes qu’à un courant académique, le décolonial n’ayant encore généralement pas bonne presse à l’université. Pour comprendre l’originalité de cette pensée par rapport aux pratiques et aux pensées critiques qui émergent en France et en Europe (zadistes, autonomistes, décroissantes, antiracistes…), il faut rappeler que, selon Escobar, ces dernières relèvent de ce qu’il appelle les modernités alternatives, c’est-à-dire des formes d’action et des manières de penser l’économie et la nature qui sont déviantes par rapport à la modernité dominante. Même si elles se départent des formes les plus dommageables de cette modernité dominante (sous sa forme mondialisante et libérale notamment), elles fonctionnent toujours, cependant, dans les coordonnées ontologiques de l’expérience de la modernité d’origine européenne. Les épistémologies du Sud, comme celles des indigènes et des mouvements noirs en Amérique latine, relèvent pour leur part d’alternatives à la modernité : elles constituent à ce titre autant de pratiques « créatrices de monde ». Elles opèrent, au moins en partie, sur la base d’autres pensées, expériences historiques et logiques culturelles. C’est dans ce plurivers réellement existant que l’on peut découvrir les germes d’alternatives

concrètes à la modernité capitaliste – en explorant aussi les formes nonethniques de ces « ontologies autres », comme l’agroécologie ou la permaculture non-dualistes. La traduction de cet ouvrage permet alors une mise en perspective de situations de lutte et d’alternatives en France à partir d’une expérience du Sud global, colombienne en l’occurrence. On pourra alors discuter de ces nouveaux concepts et de leur appropriation possible au Nord, et repenser les convergences internationales. L’accent porté sur la question de la différence raciale et coloniale, dans un contexte de montée des extrémismes, permet par exemple de relier les attaques et les violents processus de racialisation que subissent les PCN aux difficultés rencontrées par les Français.es issus de l’immigration qui, exclu.e.s de fait de l’imaginaire nationaliste (y compris de celui d’une certaine gauche), cherchent à construire un sujet politique non-blanc. L’approche d’Escobar propose également une perspective critique à la fois globale et différenciée des modèles productivistes agricoles (biocides, multinationales et dérégulation du libreéchange, privatisation du vivant, etc.) ou des modèles développementistes d’aménagement du territoire, auxquels font désormais face, notamment en France, les luttes territoriales, ZAD, et autres initiatives de relocalisation et de transition. Escobar nous apporte également la pratique d’une recherche participative et pluritopique capable de prendre à rebours la colonialité des savoirs et formes d’expertise dominants. D’où l’intérêt majeur de ce texte pour les mouvements sociaux qui contestent certains aspects de l’euromodernité industrielle et capitaliste, dans la mesure où il nous invite non plus seulement à changer la société mais aussi à changer et à pluraliser les mondes. L’Atelier La Minga, collectif qui a traduit le présent ouvrage, reprend ou reverse dans sa propre pratique un certain nombre des présupposés ontologiques et épistémologiques attachés aux notions de relationalité et de communalité formulées par Escobar. Penser la colonialité dans ses

multiples acceptions, en tant qu’elle excède très largement les seuls processus d’appropriation territoriale, implique en effet d’en considérer pleinement la dimension proprement linguistique et discursive. Exercice de refabulation, en tant qu’elle propose de faire passer ailleurs en les reformulant les formes d’un savoir situé, la traduction court nécessairement le risque de reconduire tacitement une hégémonie et un ethnocentrisme auxquels la lettre du texte prétend précisément s’attaquer. La traduction collaborative et horizontale est ainsi une entreprise difficile, en ce qu’elle mobilise des cadres sociolinguistiques porteurs d’épistémès potentiellement divergentes ou affrontées, l’exercice mettant en jeu des notions éminemment modernes, en premier lieu celle d’autorité. Notre traduction s’articule sur un effort de déhiérarchisation et de dénaturalisation d’un certain nombre de réflexes ethnocentrés, La Minga faisant ainsi le pari, dans l’optique d’un idéalisme assumé et militant, de la possibilité d’une traduction qui ne prenne pas le plurivers à rebours, mais qui puisse au contraire en reconduire dans ses formes mêmes les présupposés politiques premiers. Roberto ANDRADE PÉREZ, Anne-Laure BONVALOT, Ella BORDAI, Claude BOURGUIGNON ROUGIER et Philippe COLIN, membres de l’Atelier La Minga.

L’ATELIER LA MINGA ET LE RÉSEAU D’ÉTUDES DÉCOLONIALES Le collectif de l’Atelier La Minga s’est créé en 2017 de manière informelle, autour d’un travail collaboratif de traduction. Rassemblant traducteurs et traductrices professionnel.le.s et amateur.trice.s appartenant au Réseau d’Études Décoloniales, l’Atelier La Minga tire son nom d’un ouvrage d’Arturo Escobar qui n’a pas encore été traduit en français à ce jour : Una minga para el post-desarrollo : Lugar, medio ambiente y movimientos sociales en las transformaciones globales (2010). Le terme espagnol minga qui vient du quechua minka, désigne un travail collectif d’utilité sociale en vue d’un bien commun et prend donc à rebours la « modernité occidentale » basée sur l’individualisme, la compétition et la domination. Souhaitant ne pas reproduire les systèmes hiérarchiques et coloniaux à l’œuvre dans les domaines de production et de diffusion des savoirs, le collectif de l’Atelier La Minga entend décoloniser les pratiques en pensant des savoirs inclusifs et participatifs. Inspiré par le « tournant anthropologique » et la notion de « plurivers », notre collectif s’est donné pour tâche de faire migrer les savoirs et les expériences grâce à la pratique d’une traduction relationnelle, de mettre en valeur des manières de faire et d’être au monde différentes, en espérant que d’autres s’en saisiront.

La RED (Revue d’Études Décoloniales) est une publication électronique qui, depuis octobre 2016, propose aux lecteurs et aux lectrices francophones, hispanophones et lusophones des articles rédigés dans ces trois langues. Elle a vocation à diffuser les travaux et les approches qui s’inscrivent dans la perspective décoloniale latino-américaine apparue dans le courant des années 1990, lorsque le sociologue péruvien Aníbal Quijano forgea le concept de « colonialité du pouvoir ». Cette notion de colonialité, qui n’est pas à comprendre comme une séquelle du colonialisme mais en tant qu’un élément structurel de la modernité, a été depuis abordée par de multiples penseurs, penseuses et intellectuel.le.s très peu connu.e.s, voire totalement invisibles en France. La revue, à travers la publication d’articles critiques en français ou la diffusion de traductions réalisées par son Atelier La Minga, contribue à faire connaître une approche trop souvent confondue avec celles d’auteur.e.s dits postcoloniaux. Travaillant en étroite collaboration avec les auteur.e.s, nous sommes également associé.e.s au RPD (Red de Pensamiento Decolonial), à la revue Religación et à la revue FAIA. Les membres de la RED sont spécialistes de l’Espagne, des mondes ibéro-américains, de la littérature, des sciences humaines, ou encore plasticiens. La revue s’insère en outre dans un projet plus vaste et plus global, celui du « Réseau d’Études Décoloniales », qui cherche à constituer en France un espace de visibilisation et un relais épistémique pour ces pensées et praxis latino-américaines contre les caricatures ou la méconnaissance dont elles font généralement l’objet.

INTRODUCTION Au Sud comme au Nord, tout conflit politique autour des questions écologiques renvoie à un écart entre des visions différentes de la manière dont est composé le monde, autrement dit, à un enjeu ontologique. À l’heure de la crise écologique et de l’échec de la mondialisation, il est plus que temps de comprendre cette dimension ontologique de la politique. De rétablir une égale dignité des cosmologies non-occidentales pour habiter ensemble le plurivers de mondes qu’est notre planète. De ne plus séparer pensée et sentiment, nature et culture. Cet ouvrage, issu de recherches collectives 1, présente ce que sentir-penser signifie comme nouvelle expérience des rapports entre les êtres et le territoire, éclaire les conflits d’ontologie politique en jeu sur toute la planète, et esquisse les contours d’un plurivers à habiter solidairement. Qu’est-ce que l’ontologie politique ? Ce concept cherche à mettre en lumière à la fois la dimension politique de l’ontologie et la dimension ontologique de la politique. Si toute ontologie ou vision du monde engendre une vision et une pratique politique particulières, réciproquement, tout conflit politique renvoie à un ensemble de prémisses fondamentales sur ce que sont le monde, le réel et la vie, à une ontologie. Le concept d’ontologie politique permet donc d’appréhender le fait que tout ensemble de pratiques instaure nécessairement un monde. Cela vaut aussi pour les pratiques scientifiques et technologiques, généralement

perçues comme axiologiquement neutres et universellement valables. L’une des interrogations fondamentales de l’ontologie politique consiste alors à se demander quel type de monde s’instaure à travers tel ou tel type de pratiques, et quelles en sont les conséquences pour tel ou tel groupe donné, qu’il soit humain ou non-humain. Il s’agit de renverser la logique qui prévaut dans la hiérarchie de la connaissance. Les projets liés à la Terre et aux territoires portés par certains mouvements sociaux – indigènes, Afrodescendants, écologistes, paysans, femmes – ne sauraient être réduits à des survivances du passé ou à un simple romantisme disqualifiés par la rationalité scientifique et technique. Nous verrons qu’ils constituent au contraire une véritable avant-garde au sein de la pensée contemporaine. En réalité, ce sont plutôt les savoirs experts produits dans les institutions étatiques et universitaires qui sont souvent anachroniques et archaïques : ils ne peuvent produire qu’une aggravation des ravages économiques et sociaux en cours sur la planète. De tels savoirs ne sont plus de notre temps : quoi de plus anachronique, en effet, que ces « locomotives du développement 2 », métaphore certes adaptée à la révolution industrielle du e XIX siècle, mais parfaitement incongrue à l’heure de qualifier les défis du e XXI siècle ? Notre lecture des mouvements sociaux et écologiques comme véritables graines des mondes à venir peut de prime abord sembler idéaliste et utopique. Mais notre condition humaine sur la Terre s’est triplement métamorphosée. Tout d’abord, la Terre se rappelle à nous. Le réchauffement global n’est que la pointe de l’iceberg d’une crise écologique, d’un changement d’état de la Terre provoqué par notre modèle de développement dominant, qui menace aujourd’hui sérieusement la vie sur la planète. Dans cette nouvelle situation planétaire, si l’on considère le fait, fondamental et indéniable, que tout être vivant, y compris l’être humain, n’est autre que l’expression de la force créatrice de la Terre, de son auto-organisation et de sa réémergence perpétuelle, les conceptions du territoire et de la vie qui

découlent de cette conviction – par exemple celles des peuples et des ethnies qui se battent pour la défense de la Terre-mère – apparaissent telles qu’elles sont réellement : des visions anticipatrices, en syntonie avec le « rêve de la Terre » (Berry, 1988). D’autre part, la crise écologique et sociale a conduit de nombreux visionnaires à proposer une transition écologique et culturelle radicale vers des agencements socionaturels très différents de ceux qui prévalent aujourd’hui. Selon eux, cette radicalité est la seule solution pour qu’humains et non-humains parviennent à coexister dans l’enrichissement mutuel. Une telle transition permettra de dépasser les modèles de la modernité capitaliste au sein desquels l’humain prospère invariablement au détriment du non-humain. Ces discours de la transition surgissent aujourd’hui avec force dans de multiples champs, tels que l’écologie, les sciences de la complexité, la spiritualité, les pensées critiques du développement et de l’économie, la pensée universitaire critique ou encore, bien sûr, les mouvements sociaux. Dans ce contexte, reconnaître la production de connaissances par les mouvements sociaux comme une pensée avant-gardiste prend tout son sens : nombre d’activistes sont en effet impliqués dans la production de ces imaginaires de la transition. Enfin, la crise écologique et sociale conduit nombre de penseuses, de penseurs et de mouvements, à mettre l’accent, face à une globalisation dominée par les multinationales, sur la relocalisation de la production alimentaire, des circuits économiques et de bien d’autres aspects de la vie sociale. Ce paradigme de la relocalisation, comme on le sait, est au fondement de nombreuses propositions paysannes et ethnico-territoriales portant sur l’alimentation et l’économie, notamment dans le cadre de la résistance aux traités de libre-échange. En somme, les perspectives qu’offrent les politiques de développement rural préconisées par les États, ainsi que par une large part du secteur privé et du monde universitaire, reflètent les valeurs d’un monde en voie d’effritement ; en revanche, celles

des mouvements sociaux mettent en avant la défense de la vie et l’espérance que d’autres mondes sont possibles. Pour ces trois raisons, nous inverserons ici la logique habituelle d’évaluation des connaissances. Nous rendrons visibles les connaissances « autres » produites par les mouvements sociaux, nous les valoriserons, nous prendrons au sérieux la possibilité même de politiques rurales, sociales, environnementales et culturelles autres que celles qui dominent aujourd’hui. Le concept de sentipensée a été introduit par le sociologue Orlando Fals Borda (1986) à propos des pratiques populaires de connaissance des communautés de la côte atlantique colombienne. Sentir-penser avec le territoire implique de penser simultanément avec le cœur et l’esprit, ou encore, comme le formulent si bien les collègues du Chiapas inspirés par l’expérience zapatiste 3, de « raisonner avec le cœur 4 ». La sentipensée, c’est la manière dont les communautés territorialisées ont appris à vivre. Il revient à chacun de nous à présent d’apprendre à sentir-penser avec les territoires, les cultures et les connaissances des peuples – leurs ontologies – au lieu de penser à partir de connaissances décontextualisées qui soustendent les concepts de « développement », de « croissance » et même d’« économie ». Le premier chapitre du livre dresse un état de la crise et des critiques du développement. J’y souligne les apports de la critique poststructuraliste au cours des années 1990 et l’émergence, durant la décennie suivante, du postdéveloppement en tant que concept et pratique sociale. Le deuxième chapitre présente cinq perspectives théorico-politiques récentes et particulièrement novatrices dessinant un au-delà du développement : la pensée décoloniale, les alternatives au « développement », les transitions vers le postextractivisme, les réflexions centrées sur la notion de modèle de civilisation et les approches, multiples mais interconnectées, axées sur les questions de la « relationalité » et du « commun ». En revisitant les questions de la modernité, de l’invisibilisation

de la culture afro et du genre, je distinguerai deux conceptions de la culture : la culture en tant que « structure symbolique », définition la plus ancienne et la plus communément admise, aussi bien dans le champ de l’anthropologie et des études culturelles que dans celui des politiques culturelles d’État ; et la culture en tant que « différence radicale », une conception émergente. La culture comprise comme différence radicale implique de convoquer les notions de « civilisation », de « cosmovision », de « différence épistémique » ou encore de « logique communautaire », toutes notions qui complexifient la conception plus réductrice de la culture simplement entendue comme structure symbolique. Ce travail de clarification conceptuelle et cette reconnaissance du concept de « différence radicale » ne sont pas sans implications éthiques, politiques et pratiques. La notion de culture comme structure symbolique reste tributaire de la croyance en un monde unique qui sous-tendrait toute réalité – un monde constitué d’un seul monde. Au fondement de cette croyance, on trouve deux grands processus interdépendants : des prémisses ontologiques sur ce qu’est le réel, en particulier l’unicité du monde naturel, mais aussi des configurations historiques de pouvoir qui ont permis la naturalisation d’une telle conception du monde et sa propagation à l’ensemble des espaces socionaturels de la planète. Si les luttes engagées au nom de la culture comme structure symbolique – y compris le multiculturalisme, l’hybridation des identités, les luttes contre les discriminations, etc. – restent importantes, il apparaît de plus en plus clairement qu’il s’agit de les dépasser pour imaginer des futurs autres et penser les transitions. La notion de culture comme différence radicale, au contraire, émane de la remise en cause des dualismes constitutifs des formes dominantes de la modernité et de l’idée d’un monde fait d’un seul monde. D’où l’alternative que je propose à la notion de culture : celle d’ontologie. Cette dernière permet en effet de rendre compte de la complexité des processus conflictuels que l’on observe aujourd’hui. Une conception de l’ontologie

qui admet de multiples mondes nous conduira, on le verra, à la notion de plurivers ; elle nous amènera à nous intéresser tout particulièrement aux ontologies non-dualistes ou relationnelles que de nombreuses communautés sont parvenues à conserver. Par et dans leurs mobilisations, des peuples indigènes ou afro-descendants d’Amérique latine remettent à l’ordre du jour des logiques relationnelles et favorisent ce que nous appellerons une « activation politique de la relationalité ». Le troisième chapitre aborde la question des droits territoriaux des peuples indigènes, des paysans et des Afro-descendants à partir de deux dynamiques étroitement imbriquées : d’une part la poussée de mouvements affirmant identités, savoirs et droits ; d’autre part, une nouvelle situation pour la vie engendrée par la crise de la biodiversité, le changement climatique et l’accélération des destructions environnementales due à l’essor des industries extractives. Ces deux processus sont à l’œuvre dans les conceptualisations, les pratiques territoriales et les organisations ethnico-territoriales des communautés présentes sur l’ensemble de la planète. Le quatrième chapitre, tirant les leçons de ces luttes et des nouvelles recherches universitaires, problématise une ontologie politique du territoire. En s’opposant au projet global néolibéral de construction d’un monde unique (capitaliste, libéral et séculier), des communautés indigènes, afrodescendantes et paysannes mènent en effet des combats ontologiques, autrement dit des luttes visant à défendre d’autres façons de faire monde. De tels combats peuvent être interprétés comme des contributions décisives aux processus de transition écologique et culturelle en direction d’un monde « qui puisse contenir de nombreux mondes » : un plurivers. Pour mener à bien cette analyse, je m’appuie sur les propositions formulées par certaines organisations ethnico-territoriales issues des communautés afrodescendantes, en particulier le Proceso de Comunidades Negras de Colombia (PCN). Ces propositions sont le fruit d’une pensée complexe qui

s’est forgée dans la lutte pour la sauvegarde du territoire et en réaction au déferlement développementiste, armé et extractiviste de la dernière décennie. Enfin, le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage propose la création de ce que j’appellerais un espace de pensée transitionnel. La notion d’espace est nodale dans les champs de la création artistique et du design, d’où son caractère plus ouvert et expérimental, à mon sens, que celles de centre ou d’institut de recherche. Elle permet d’envisager la création d’une plateforme (ou peut-être d’une « ontologie », au sens qu’on donne à ce dernier terme dans le champ des études digitales, par exemple sur le web sémantique) où s’élaboreraient des pensées, des recherches théoriques et des praxis orientées vers le plurivers. L’un des objectifs de cet espace serait de contribuer à la création d’un lexique spécifique aux transitions et de promouvoir une vision ontologique du design comme praxis critique transitionnelle 5.

Vers des études pluriverselles Cet ouvrage ambitionne d’être une contribution au projet collectif de faire fleurir un champ d’études pluriverselles. De nombreux travaux universitaires critiques naissent de la volonté d’accompagner les luttes et les revendications des mondes qui s’obstinent à exister, malgré la déferlante unimondiste caractéristique de la mondialisation néolibérale. Ils visent, d’une part, à présenter des alternatives viables au discours et aux pratiques du monde unique, et s’adressent tout particulièrement aux habitants de cet unimonde moderne, désormais revenus des promesses et grands récits universalistes et de leur vacuité. D’autre part, ils cherchent à comprendre comment les multiples projets fondés sur d’autres engagements ontologiques, d’autres manières de faire monde, contribuent à saper le

projet d’un monde unique, tout en élargissant leurs propres espaces de réexistence. Les combats en tout genre menés au nom de la défense des paysages, des montagnes, des forêts, des semences, des fleuves, des territoires, des páramos 6 et, bien entendu, des formes alternatives de construction du monde, constituent autant de témoignages éloquents sur la crise du Monde1 : ce monde moderne/capitaliste, séculier, rationnel et libéral, hanté par l’illusion du progrès et du développement et dans lequel la consommation individuelle et la compétitivité du marché seraient la mesure de toute action humaine. Ces travaux, nécessairement interépistémiques, partent d’une prémisse commune : au-delà des connaissances consacrées par les institutions universitaires, il existe de multiples configurations du savoir. L’objectif est de problématiser les ontologies dualistes modernes et de s’ouvrir aux ontologies relationnelles qui caractérisent la Terre et les mondes des peuples liés à un lieu et à un territoire. Signalons que les études pluriverselles ne sont pas exclusivement applicables aux groupes ethniques et aux contextes ruraux. Dans la mesure où nous sommes tou.te.s des habitant.e.s du plurivers, ces réflexions nous concernent tou.te.s, en particulier celles et ceux qui vivent dans les univers urbains les plus intensément individualisés – en premier lieu les classes moyennes. Les études pluriverselles ne prétendent nullement se substituer aux études critiques sur le capitalisme et la modernité émanant de champs disciplinaires établis comme l’économie politique, les études culturelles ou l’écologie politique. Elles y ajoutent une autre approche, celle de l’ontologie politique. La diversité des champs d’études critiques de la modernité capitaliste contemporaine renvoie à autant de luttes primordiales en faveur de la multiplicité des formes de la vie. Les études pluriverselles entendent rendre visibles les autres manières de connaître et de faire monde qui existent sur la planète. Elles visent aussi à faire entrevoir d’autres mondes, d’autres possibilités de réexistence.

Aucune conception singulière du monde, de l’humain ou de la nature ne saurait recouvrir intégralement ce champ d’étude nécessairement pluriel. Tout en s’appuyant sur les traditions universitaires critiques, les études pluriverselles devront tracer leurs propres itinéraires au-delà du champ universitaire. Elles devront peut-être cheminer avec ces humains et ces nonhumains – avec les rêves de la Terre, des peuples et des mouvements sociaux – qui, dans une profonde relationalité, persistent contre vents et marées à imaginer et à tramer d’autres mondes. Puissent les textes qui composent cet ouvrage offrir quelques pistes pour cette construction commune du projet pluriversel.

1.

DU « DÉVELOPPEMENT » AU « POST7 DÉVELOPPEMENT » Pendant plus de soixante ans, l’Amérique latine a vécu sous le règne de la pensée et de la pratique du « développement ». Bien qu’originaire des processus économiques, culturels et de production de connaissance des métropoles (autrefois appelées « pays du Centre » et aujourd’hui connues sous le nom de « Nord global »), le « développement » a toujours été vécu et réinventé selon des inflexions propres à notre continent. On a coutume de faire commencer la rhétorique du développement au moment du célèbre discours de prise de fonctions du président Truman du 20 janvier 1949, lorsque ce dernier annonça au monde la nouvelle doctrine du Fair Deal pour les régions qui, dès lors, seraient considérées comme des « régions sous-développées ». Dans son célèbre quatrième point, en vue de reproduire dans le monde entier les caractéristiques des sociétés avancées (haut niveau d’industrialisation et d’urbanisation, mécanisation de l’agriculture, croissance rapide de la production matérielle et du niveau de vie, adoption généralisée de l’éducation et des valeurs « modernes »), Truman déploie une savante combinaison de capital, de connaissances expertes et de technologie. En quelques années à peine, son rêve reçut le soutien universel

des puissants de ce monde ; pire encore, durant des décennies, il a régné sans partage sur la vie économique, sociale et culturelle de nombreux peuples 8. Aujourd’hui, il semblerait que soit enfin amorcée la fin de cette ère. Je commence ce chapitre par un état des lieux des débats sur le « développement » et le « post-développement ». Puis j’analyse quelques aspects saillants de la crise actuelle du développement et des pensées critiques qui l’ont déconstruit.

Grandeur et décadence du « développement » (1951-2000) Dans les cinquante premières années de son existence, la conceptualisation du développement au sein des sciences sociales a connu trois moments principaux, qui correspondent à trois orientations théoriques différentes : dans les années 1950 et 1960, la théorie de la modernisation et la théorie de la croissance économique qui lui est attachée, puis, dans les années 1970, la théorie de la dépendance et les perspectives attenantes, et enfin les approches critiques du développement en tant que discours culturel dans les années 1990. À ces trois phases, nous pourrions en ajouter une quatrième, marquée par le primat d’une vision néolibérale de l’économie et de la société : plus qu’une nouvelle étape per se, elle a conduit à un affaiblissement et à un abandon partiel de l’intérêt pour la notion de « développement » en tant que tel. Passons brièvement en revue chacune de ces phases. La théorie de la modernisation a inauguré une période de certitude sous les auspices des effets bénéfiques du capital, de la science et de la technologie. Selon cette perspective, si les pays suivaient les prescriptions tracées par les grandes institutions comme la Banque mondiale, et s’ils

appliquaient scrupuleusement toute la gamme des connaissances qui à partir des années 1950 ont commencé à être produites dans les universités du Centre, puis, avec le temps, dans celles de la périphérie, ils atteindraient à coup sûr le « développement ». La catégorie de la « modernisation », dans le contexte des années 1950 et 1960, faisait principalement référence à la transformation active des « sociétés traditionnelles » en « sociétés modernes » sur le modèle des États-Unis. À la fin de l’histoire, nous devions tous devenir riches, rationnels et heureux. Cette certitude s’est vue ébranlée une première fois par la théorie de la dépendance, selon laquelle le sous-développement trouvait son origine dans la conjonction de la dépendance économique externe (dépendance des pays de la périphérie envers ceux du Centre) et de l’exploitation sociale interne (articulée sur les rapports de classe en particulier), et non au sein d’un prétendu déficit de capital, de technologies ou de valeurs modernes. Pour les théoriciens de la dépendance, le problème n’était pas tant le développement que le capitalisme : d’après eux, on pouvait atteindre le développement et la modernisation via la transformation des sociétés capitalistes en sociétés socialistes 9. Par la suite, dans les années 1980, puis tout particulièrement dans les années 1990, un nombre croissant de penseurs ont commencé à remettre en question, en de nombreux points du globe, le concept même de développement. Une critique culturelle du développement l’a analysé en tant que « discours » – catégorie très en vogue à l’époque – d’origine occidentale qui opérait comme un puissant mécanisme de production culturelle, sociale et économique du Tiers Monde : ce fut là le troisième moment. Ces trois moments peuvent être classifiés, en accord avec les paradigmes originels dont ils ont émergé, en théories libérales, marxistes et poststructuralistes, respectivement. Pour les premiers, la question fondamentale était (et demeure, bien qu’engageant fortement désormais des

acteurs économiques autres que l’État) de savoir comment développer la société à travers une combinaison de capital, de technologies et d’actions étatiques dans le domaine de la politique économique et sociale. Pour les deuxièmes, il s’agissait de comprendre le fonctionnement du développement en tant qu’idéologie dominante, pour le délier du capitalisme et tendre vers un développement de type socialiste – ou, à tout le moins, social-démocrate. Pour les poststructuralistes, l’interrogation majeure visait à comprendre comment l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine en sont venues à être représentées (« inventées ») en tant que « sousdéveloppées », et comment le discours du développement a pu, de par son fonctionnement propre, modeler en profondeur la réalité de ces pays. En d’autres termes, comment a opéré le « développement » en tant que stratégie de domination culturelle, sociale, économique et politique. Les implications de cette reformulation de la question fondamentale ont été, nous le verrons plus avant, plus profondes que les questionnements qui l’ont précédée 10. On peut résumer en quelques points les arguments de cette dernière école, puisqu’elle est à l’origine de l’émergence du concept de postdéveloppement, qui fera ensuite son chemin pour resurgir aujourd’hui avec force 11. En tant que discours, le « développement » est apparu à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : bien qu’il s’enracine dans les processus historiques de la modernité et du capitalisme, c’est durant cette période que des « experts » de tout poil ont commencé à pénétrer massivement en Asie, en Afrique et en Amérique latine, donnant dès lors une réalité concrète à l’invention du Tiers Monde. Le « développement » a rendu possible la création d’un large appareil institutionnel, au travers duquel le discours a pu devenir une force sociale réelle et effective, transformant la réalité économique, sociale, culturelle et politique des sociétés concernées. Cet appareil se déploie

en une gamme variée d’organisations : institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et Fonds monétaire international), autres organisations internationales (système de l’ONU), agences nationales et locales de planification et de développement. On peut dire que le discours du développement a opéré à travers deux mécanismes principaux : d’une part, la professionnalisation des « problèmes de développement », comprenant l’apparition de connaissances spécialisées et engageant de vastes domaines de la connaissance pour faire face à tous les aspects du « sousdéveloppement » ; d’autre part, l’institutionnalisation du développement et l’énorme réseau des organisations susmentionnées. Ces processus ont induit la mise en lien systématique des connaissances et des pratiques (de formes du savoir et du pouvoir) dans le cadre de projets et d’interventions spécifiques. Enfin, l’analyse poststructuraliste a mis en lumière l’exclusion des connaissances, des voix et des préoccupations de ceux qui, paradoxalement, auraient dû être les bénéficiaires du développement : les pauvres d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine 12.

Le post-développement : concept et pratique sociale (1991-2000) Imaginer, d’une manière ou d’une autre, la fin du « développement » a été le corollaire presque naturel de l’entreprise de déconstruction du concept entamée dans les années 1990. Parmi les propositions auxquelles ce mouvement a donné lieu, le concept de post-développement (ou aprèsdéveloppement), bien que controversé, est peut-être le plus durable et pourrait bien être en train de resurgir avec force, en particulier depuis une dizaine d’années. Voyons de quoi il retourne. On l’a dit, le post-

développement a émergé de l’analyse du développement saisi comme un ensemble de discours et de pratiques ayant eu un impact profond sur la manière dont l’Asie, l’Afrique et l’Amérique en sont venues à être considérées comme « sous-développées » et traitées comme telles. Dans ce contexte, le post-développement se proposait au moins trois objectifs interconnectés : premièrement, la nécessité de décentrer le développement, c’est-à-dire de questionner sa position centrale dans les discussions et dans les représentations de la réalité sociale en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Cela ouvrait l’espace discursif à d’autres manières de décrire cette même réalité, moins influencées par les prémisses et les expériences du « développement ». En contestant la centralité du « développement » dans l’imaginaire discursif, le concept de postdéveloppement permettait d’envisager sa fin. En d’autres termes, cela faisait émerger la possibilité concrète d’alternatives au développement, au lieu d’alternatives de développement – le développement participatif, durable, à échelle humaine, etc. –, que la perspective du postdéveloppement analysait comme appartenant au même univers discursif. En outre, le post-développement pointait la configuration particulière du savoir et du pouvoir établie par les savoirs experts, et suggérait que les idées les plus utiles en termes d’alternatives pouvaient être obtenues à partir des connaissances et des pratiques des mouvements sociaux, plutôt que d’après les propositions des brillants experts formés dans les plus grandes universités du monde. Certes, le post-développement a eu peu de répercussions en Amérique latine au-delà des cercles universitaires et intellectuels, à l’exception partielle du Mexique et de la Colombie. Il n’est pas pour autant resté sans effet 13. Ce concept pourrait être un exemple supplémentaire, dans l’histoire de la pensée latino-américaine, de ces « idées hors du lieu », un célèbre concept lancé par le Brésilien Schwartz au début des années 1970. Le post-

développement fait partie de ces idées qui ont un rayonnement restreint au moment où elles naissent, pour se voir réactivées par la suite. Quelle est donc l’actualité et l’utilité de la notion de postdéveloppement aujourd’hui ? Il permet efficacement de relativiser le récit du « développement » en tant que critère de description sociale, la nécessité de questionner les pratiques de connaissance du « développement », et d’aiguiser la critique des idées de croissance, de progrès et de modernité. Malgré cela, penser le post-développement implique un problème de taille : la notion d’alternatives au développement. Non seulement le projet du développement continue d’avoir le vent en poupe, mais il semble même s’être renforcé depuis le milieu des années 1990. Comme l’évoque Gustavo Esteva, l’un des critiques les plus lucides et les plus constants du « développement » : « Le développement a échoué en tant que projet socio-économique, mais le discours du développement contamine encore la réalité sociale. Le terme demeure au centre d’une puissante mais fragile constellation sémantique 14. » Comme nous allons le voir, les défis contemporains et les initiatives émergentes redonnent leur actualité aux imaginaires du post-développement et aux alternatives au « développement ».

La « globalisation » en crise On a parlé de « décennie perdue » pour l’Amérique latine des années 1980. Il s’agit en effet de la période la plus violente du réductionnisme de marché et des instruments politico-économiques afférents, tels que l’ajustement structurel, les privatisations, la libéralisation des marchés ou le démantèlement des politiques sociales. On sait aujourd’hui que presque tous les pays de la région ont suivi d’une manière ou d’une autre, et ce jusqu’à la fin des années 1990, les politiques du « consensus de

Washington ». Durant cette période, on eût dit que l’intérêt pour le développement s’était évanoui au profit de l’action des marchés, même si, comme le remarquent très justement Gudynas et Acosta, derrière les réformes néolibérales de marché, « le développementisme est toujours bien présent, il s’est même accentué 15 ». On a déjà beaucoup écrit sur ces deux décennies, en particulier dans une perspective d’économie politique marxiste. Si cette critique demeure importante, elle s’avère insuffisante pour rendre compte des nouvelles pratiques qui ont cours aussi bien dans la sphère sociale que dans le champ des idées. Aussi bien les analyses libérales que marxistes de la « globalisation », et leurs imaginaires attenants, sont entrées en crise dans les années 1990 tandis que le monde connaissait des changements majeurs. Dans la perspective des études du développement, cette transformation tient à cinq facteurs décisifs : premièrement, le rôle prépondérant joué par la Chine – et, dans une moindre mesure, l’Inde et le Brésil, ou plus généralement le bloc des BRICs – dans l’économie globale ; deuxièmement, les réajustements survenus dans la géopolitique mondiale à l’issue des attaques contre le World Trade Center à New York le 11 septembre 2001 et de l’invasion de l’Irak en mars 2003 ; troisièmement, la fin du « consensus de Washington », c’est-à-dire de l’ensemble des idées et des pratiques institutionnelles qui avait gouverné l’économie mondiale depuis les années 1970, mieux connu sous le nom de néolibéralisme (remplacé aujourd’hui par ledit « consensus des commodities », dont on discutera plus avant). Le démantèlement du socialisme réel et des économies de planification centralisée constitue un quatrième facteur. Le cinquième facteur est la crise environnementale, enfin portée au grand jour à la faveur des débats nationaux et mondiaux par les sommets de l’ONU sur le changement climatique mondial et par le rayonnement scientifique des découvertes du Panel intergouvernemental des experts sur le changement climatique (IPCC). Aujourd’hui, si on la regarde en face, on voit bien que la crise écologique a le potentiel de

déstabiliser n’importe quel contexte de développement existant, n’importe quelle promesse du développement : c’est précisément ce qui est en train de se passer en divers endroits du continent latino-américain. Bien sûr, depuis les années 1990, l’économie mondiale, la géopolitique et la conscience globale ont connu de nombreux autres changements importants, tels que l’explosion de la connectivité, facilitée par les nouvelles Technologies digitales de l’information et de la communication (TIC) 16, ou encore la crise économique survenue en 2007. Elle a eu d’importantes conséquences au niveau mondial en termes de ralentissement de l’activité économique, de disponibilité du crédit et de commerce international. De nombreux pays du Sud global ont enregistré une augmentation significative de la pauvreté et du chômage, ainsi qu’une baisse de la croissance économique – les pays d’Amérique latine ayant des gouvernements progressistes faisant office d’exception partielle. Alors que, d’après certains critiques, la crise annonçait la fin du capitalisme financier, des institutions comme la Banque mondiale s’en saisissent pour repenser la globalisation postcrise au travers de stratégies conventionnelles afin d’impulser la compétitivité des exportations, en particulier dans le cas de l’Afrique. Il est clair que les principales institutions internationales de crédit ne disposent pas d’idées nouvelles alors que leurs logiques développementistes et croissancistes s’épuisent après un tel événement, comme le démontre d’ailleurs la crise permanente dans laquelle se trouve plongée la zone euro. La montée des fondamentalismes religieux dans de nombreuses régions du monde, y compris aux États-Unis, est l’une des transformations les plus significatives : dans certains pays, cela suppose une résistance aux politiques post-11 septembre et un rejet de la modernité à l’occidentale 17.

Un espace ouvert pour la « décolonisation » ? Après une « décennie perdue », la critique du « développement » s’est affirmée depuis les années 1990. Alors même que les institutions universitaires s’alignaient sur le modèle néolibéral, un espace de pensée critique et de nouvelles pratiques sociales plus radicalement alternatives au développement se sont affirmés au sein des penseurs, des mouvements sociaux et, jusqu’à un certain point, des gouvernements progressistes. L’Amérique latine a longtemps été un épicentre mondial des approches critiques (le développementisme critique de la CEPAL dans les années 1950 et 1960, la théorie de la dépendance, la théologie de la libération, la recherche-action participative, l’éducation populaire sous l’influence de Freire et de Fals Borda, etc.). À l’orée du nouveau millénaire, le continent pourrait redevenir un foyer de la pensée contre-hégémonique et d’alternative systémique au niveau global 18, Gudynas et Acosta parlent à cet égard de « rénovation » de la critique. Pour Alberto Acosta, le Buen Vivir, comme « opportunité à construire », ouvre un chemin vers le postdéveloppement. Eduardo Gudynas, lui, met l’accent sur les approches plus radicales que constituent les alternatives au développement, « c’est-à-dire des alternatives dans un sens plus profond, qui cherchent à rompre avec les bases culturelles et idéologiques du développement contemporain et à faire appel à d’autres images, d’autres objectifs et d’autres pratiques 19 ». Pour une autre penseuse clé latino-américaine de l’après-développement, Maristella Svampa, les combats socio-environnementaux autour de l’extractivisme « ont réactivé un ensemble de débats fondamentaux qui traversent la pensée critique latino-américaine au sujet de la conception du développement, de la vision de la nature, ou encore des dimensions indigène et national-populaire dans la construction nationale et continentale 20 ». Il est clair, pour ces auteurs, qu’une effervescence en

termes de concepts et de pratiques sociales est palpable dans de nombreux espaces qui ont d’une manière ou d’une autre partie liée avec le « développement 21 ».

2.

LES MONDES QUI ÉMERGENT : CINQ PERSPECTIVES AU-DELÀ DU « DÉVELOPPEMENT » ET DE LA MODERNITÉ OCCIDENTALE Après la faillite du développement, quelles pistes 22 ? Il est impossible de rendre justice à la richesse des luttes et des pensées émergentes. On peut néanmoins baliser cinq courants novateurs : 1) l’approche connue sous le nom de « Modernité, Colonialité et Décolonialité » (MCD, cadre théorique consistant et robuste qui met notamment l’accent sur la décolonisation épistémique) ; 2) les alternatives au « développement », imaginaire théorico-politique dont le Buen Vivir est l’expression la plus aboutie ; 3) le postextractivisme, proposition théoricopratique de transformation économique et sociale ; 4) la quête d’un nouveau modèle de civilisation ; 5) de nouvelles pensées et pratiques ontologiques « pluriverselles » articulées autour de la relationalité et de la « communalité ». Ces cinq courants émergents creusent des sillons épistémiques, ontologiques, sociaux et politiques nouveaux sur le continent américain et sur la planète. Leur émergence a été favorisée par deux changements

survenus dans les conditions de production du savoir. D’abord, le statut des producteurs du savoir s’est étendu bien au-delà des frontières de l’université. Aujourd’hui, un nombre croissant de chercheurs, d’activistes et d’intellectuels travaillent, en dehors du monde académique, à proposer des interprétations alternatives du monde. Leurs apports théoriques sont désormais cruciaux dans les champs des études sur les mouvements sociaux et sur les transitions : ils permettent en effet de mieux appréhender la nature des mouvements, les motifs de leurs mobilisations et le type d’alternatives qu’ils souhaitent construire. Plus profond que ce premier changement, et plus difficile à percevoir pour les membres du monde universitaire, est ce deuxième constat : la théorie sociale contemporaine, prise dans des paradigmes anciens, peine aujourd’hui à imaginer les questions qu’il faudrait se poser au sujet des enjeux clés du présent, tout autant que les possibles réponses à y apporter. Ce sont les failles et points aveugles du grand échiquier de la théorie sociale, et ce même chez les penseurs critiques italiens et français les plus en vogue et leurs émules dans le reste du monde, aussi intéressants soientils. Dès lors qu’il ne s’agit plus de changer le monde mais de changer de monde – avec de nouvelles conceptualisations du territoire, des communautés, d’une nouvelle centralité politique des ontologies et façons de composer les mondes, dans la reconnaissance d’altérités radicales, d’une équité ontologique décoloniale, et vers un devenir « pluriversel » et relationnel plutôt qu’universel et (mono)-naturaliste –, le ressourcement des pensées critiques s’opère aujourd’hui à partir des luttes, productrices de savoirs. Avant d’évoquer chacun des cinq domaines susmentionnés, une dernière remarque s’impose. Ces courants ne sont pas de même nature, pas plus qu’ils ne répondent aux mêmes dynamiques ni aux mêmes intérêts. Toutefois, loin d’être un obstacle, un tel désordre constitue plutôt un reflet d’une dynamique foisonnante, et un dialogue plus soutenu entre ces

différents courants serait utile aujourd’hui, aussi bien pour clarifier et enrichir les positionnements respectifs que pour créer des synergies. Pourrait-on argumenter que, prises dans leur globalité, ces nouvelles tendances et ces nouvelles conditions épistémiques recouvrent ce que l’on appelait autrefois le « post-développement », en particulier dans l’idée de décentrer le « développement » et de transformer les conditions épistémiques du débat ? Écoutons à nouveau Gudynas et Acosta, pour lesquels « le Buen Vivir représente une alternative au développement, et constitue par conséquent l’une des réponses possibles aux critiques de fond adressées au post-développement 23 ». Svampa propose pour sa part une typologie utile pour alimenter le débat sur le sujet : « le néodéveloppementisme libéral, le néo-développementisme progressiste et la perspective post-développementiste 24 ». Cette partition produit « une fracture au sein du champ de la pensée critique 25 », dans laquelle les positions post-développementistes « concentrent une diversité de courants aux ambitions décolonisatrices, qui visent à déconstruire et à désactiver, par le biais d’une série de catégories et de concepts-limites, les dispositifs de pouvoir, les mythes et les imaginaires sur lesquels repose le modèle de développement actuel 26 ». Cette inventivité critique, ces nouveaux débats, ces disputes épistémiques sont, il n’est pas inutile de le préciser, de plus en plus reliés à de multiples luttes concrètes. Sur le plan social, les noms de Bagua, Conga, Santurbán et Marmato, de La Toma (lutte afro emblématique contre l’exploitation minière à grande échelle au nord de la région du Cauca en Colombie), des Tipnis (Bolivie) ou des Yasuní (Équateur) trouvent un écho sur l’ensemble du continent et y prennent des tonalités nouvelles – où s’expriment tout autant la dimension anticapitaliste que les aspects environnementaux, culturels, communaux, et même civilisationnels ou spirituels –, sans oublier bien sûr les Forums sociaux mondiaux et sommets

des peuples, et les organisations indigènes et afro qui se sont multipliés ces dix dernières années.

Modernité/colonialité/décolonialité : le programme décolonial On trouve aujourd’hui, quinze ans après l’apparition du mouvement, de nombreuses généalogies, cartographies, définitions et autres critiques de ce que j’ai appelé ici le « programme de recherches sur la modernité/colonialité/décolonialité », « MCD » ou pensée décoloniale. Sans passer en revue ici les cartographies et les discussions du MCD disponibles 27, on peut souligner que ce programme décolonial s’est affirmé fortement dans les années 2000, autour notamment d’Aníbal Quijano, de Walter Mignolo, d’Enrique Dussel, de Catherine Walsh et d’Edgardo Lander. Il apporte un cadre robuste et élégant pour la sociologie de la connaissance, fort de catégories fondamentales comme la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et de l’être, la décolonisation épistémique, le système-monde moderne/colonial qui permettent de repenser de manière novatrice la longue histoire du continent – réinterprétation de la Conquête – et l’eurocentrisme en tant que forme de connaissance sur laquelle repose précisément le système-monde. Bien que trouvant son origine dans la grande vague de production intellectuelle du Continent des années 1960 et 1970 déjà mentionnée, le MCD s’en différencie également par certains aspects fondamentaux : a) il aborde le concept de « modernité » d’une manière novatrice, critique et radicale ; b) il définit la décolonisation épistémique (de l’espace de production de la connaissance) comme un domaine crucial de lutte et de transformation du monde, et, partant ; c) il constitue un effort précieux pour

aller au-delà des approches intra-européennes et intra-modernes sur la modernité et la réalité en vue de dépasser l’eurocentrisme. En somme, le MCD peut être vu comme un puissant cadre de théorie sociale, défini par une orientation culturelle et épistémique décisive. Au fil du temps, la pensée décoloniale s’est ouverte à des problématiques qui étaient absentes à l’origine : le genre, la nature, l’interculturalité et la colonialité pensée au-delà des frontières de l’Amérique latine. À mesure que le groupe d’auteur.e.s grandissait et qu’une génération de jeunes intellectuel.le.s et d’activistes entrait en scène, de nouvelles orientations ont surgi, permettant de répondre à certaines des réticences initialement formulées à l’encontre du mouvement. Rappelons cependant que l’absence d’un lien direct avec les luttes et les situations concrètes, à de rares exceptions près, ainsi que le langage académique et techniciste dans lequel sont écrits la plupart des textes sont les aspects les plus fréquemment critiqués. Toutefois, il ne fait aucun doute que le corps conceptuel que ce groupe a introduit a influencé les quatre autres perspectives que nous développerons par la suite, et que ce mouvement de pensée rencontre aujourd’hui un écho considérable dans nombre de mouvements sociaux.

Alternatives au « développement » La notion d’une alternative à l’idée même de « développement », présente depuis quelque temps déjà dans les archives de la pensée critique, semble émerger aujourd’hui avec une force inédite, en particulier dans le travail réalisé par Gudynas, Acosta et leurs collègues en Équateur, au Pérou et en Uruguay – même si le concept est également débattu dans les milieux universitaires, intellectuels et politiques de nombreux autres pays comme la Colombie, le Mexique et la Bolivie. La notion de Buen Vivir et la question

des droits de la nature, en particulier le rôle qu’ils ont joué dans les constitutions de l’Équateur et de la Bolivie, ont sans aucun doute contribué à poser les premières pierres de ce débat. Chacune de ces thématiques, Buen Vivir, droits de la nature et alternatives au « développement », mériterait un chapitre à part entière – des ouvrages entiers ont d’ailleurs été consacrés aux deux premières d’entre elles. On se contentera de mentionner ici que les alternatives au « développement » élaborent une critique radicale des notions que ce dernier implique : croissance, progrès, réformes de marché, extractivisme, hausse démesurée de la consommation matérielle individuelle, etc. Elles s’inspirent pour ce faire des analyses émanant des savoirs et des mouvements indigènes et soulignent la nécessité d’aller au-delà des savoirs occidentaux, formulant ainsi une critique de la modernité d’origine européenne, certes timide si on la compare à celles émises par le MCD et les discours portant sur la crise de la civilisation. Enfin, elles relaient les débats sur le Buen Vivir et les droits de la nature qu’elles considèrent comme étant une « plateforme politique pour la construction d’alternatives au développement 28 ». Le Buen Vivir et les droits de la nature ne sont en rien des initiatives isolées, ils sont plutôt à envisager dans le cadre de toute une gamme d’innovations pionnières, comme la redéfinition de l’État en termes de plurinationalité ou celle de la société en termes d’interculturalité, impliquant une acception pleine et entière de la notion de « droits » et un autre modèle de développement, dont l’objectif est précisément la réalisation du Buen Vivir. Toutes ces innovations doivent être considérées comme étant multiculturelles et multi-épistémiques : elles prennent sens au sein de processus de construction politique profondément dialogiques et souvent contradictoires 29. Il est clair que le Buen Vivir constitue un véritable défi pour le développement entendu au sens le plus classique du terme. Dans ce « retour des alternatives au développement », il faut, comme le soulignent Gudynas

et Acosta, entendre le terme « alternatives » « dans son sens le plus profond 30 ». Profond, car on touche ici à la dimension coloniale de la culture, des imaginaires et des idées, qu’exprime le concept de colonialité du savoir. L’analyse détaillée et érudite de l’histoire du Buen Vivir et des droits de la nature que ces auteurs produisent en Équateur et en Bolivie les conduit en outre à tourner leur regard vers les rationalités, les revendications et les luttes des groupes et des mouvements indigènes, qu’ils intègrent à leurs propositions sophistiquées, tout en puisant à des sources théoriques diverses et variées, en particulier l’écologie. Soulignons que ces auteurs accordent une importance capitale à la relation entre discussion théorique et pratique sociale. Pour eux, les alternatives conceptuelles doivent contribuer à fournir des réponses aux problèmes urgents que le développementisme actuel ne saurait résoudre. Proposer des alternatives au développement consiste « aussi bien à critiquer le développementisme qu’à tester de nouvelles alternatives », dépassant ainsi les pratiques épistémologiques universitaires et l’avant-gardisme qui les caractérise 31. C’est ce même objectif que cherche à atteindre un courant voisin, celui des alternatives à l’extractivisme.

Transitions vers le postextractivisme Promouvant, en diverses parties du globe, une transformation culturelle et institutionnelle impliquant une transition vers un monde différent, les discours de la transition diffèrent nettement entre ceux qui émanent du Nord et ceux issus du Sud global. Au Nord, il s’agit notamment de propositions telles que la décroissance, « le grand tournant » (de l’écologue des systèmes, écoféministe et bouddhiste américaine Joana Macy), la « grande initiative pour la transition » (Great Transition Initiative, de l’Institut Tellus), le mouvement des villes en transition (animé par Rob Hopkins) ou

« Le grand chantier vers un Écozoïque » (inspirée par le théologien et écologue Thomas Berry). Il faut y ajouter certains dialogues interreligieux, certaines conversations dans l’enceinte des Nations unies, le concept d’Anthropocène, etc. Dans le Sud global, les discours de la transition sont tout aussi nombreux et souvent d’une autre nature. En Amérique du Sud, un courant important est celui des « transitions vers le postextractivisme ». Il est fondamental d’établir des connexions entre les théories et mouvements activistes de la transition du Nord et du Sud pour favoriser les échanges et afin que ces derniers gagnent en visibilité au plan international 32.

La quête d’un nouveau modèle de civilisation Certains mouvements et débats intellectuels latino-américains proposent des voies concrètes s’éloignant du « modèle de civilisation » de la modernité eurocentrée, de la modernisation et du développement globalisé. Lors des sommets des peuples – réunissant indigènes, Afro-descendants, femmes et paysans – qui se sont succédé, la crise du modèle de civilisation occidental a été invoquée comme étant la principale cause de l’actuelle crise globale – qu’il s’agisse du climat, de l’alimentation ou de la pauvreté. Tous reconnaissent la nécessité d’entreprendre un changement vers un nouveau paradigme culturel et économique, qu’ils s’emploient d’ailleurs à construire. Certain.e.s intellectuel.le.s relient en effet « l’offensive politique » des peuples à un « nouveau projet de civilisation 33 ». Si l’idée d’une transition impliquant l’ensemble du modèle de société est plus forte chez certains mouvements indigènes, on la retrouve aussi, par exemple, au sein d’organisations paysannes comme Via Campesina, pour laquelle seul

un changement vers des systèmes agroécologiques de production d’aliments locaux est susceptible de mettre fin à la crise climatique et alimentaire 34. Dans la plupart de ces discours, les alternatives ont nécessairement un caractère anticapitaliste, mais pas seulement : elles se doivent d’affirmer la vie dans toutes ses dimensions, comme le suggèrent les formes d’existence des communautés et des peuples paysans et indigènes du Sud global. Comme l’affirme Santos, « un débat de civilisation est à l’œuvre. Il n’est pas simplement question d’une transition du capitalisme vers le socialisme, mais de quelque chose de plus large, de différent du moins » qui fait appel à des conceptions renouvelées de la nation, de la nature, de l’économie, du temps et de la citoyenneté 35. Sur le plan théorique, on considère que les cosmovisions et les pratiques des communautés indigènes, afrodescendantes et paysannes peuvent contribuer à édifier un modèle de civilisation alternatif 36. Il ne s’agit de rien de moins que de « retrouver le sens de la vie ». Les sciences sociales ont émis des réticences à l’endroit du concept de civilisation, considérant son caractère potentiellement homogénéisant, essentialiste et anhistorique 37. Il y a de bonnes raisons à cela. Le concept a aussi fait couler beaucoup d’encre sur le continent américain : on soulignera notamment l’œuvre impressionnante de l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla, en particulier son ouvrage México profundo. Una civilización negada 38 (1990). Ce texte a clairement anticipé le concept de colonialité du savoir, développant une série de concepts – matrice de civilisation, désindianisation, projet de civilisation – de nature antiessentialiste. Dans ce contexte, la notion de « civilisation » acquiert un caractère profondément historique, pluraliste, mouvant et toujours changeant, sans que soit jamais niée la cohérence desdites matrices tout au long de l’histoire, elle-même considérée comme plurielle. Bonfil montre bien la coexistence, au fil des siècles, de deux civilisations – deux modèles et deux projets de société : la mésoaméricaine

et l’occidentale, et la manière dont le « Mexique imaginaire » – occidental – s’est imposé sur le « Mexique profond », « deux civilisations différentes, qui n’ont jamais fusionné, mais évolué en constante et profonde interpénétration 39 ». Ce Mexique profond ne se limite pas aux groupes indigènes, au demeurant très différents les uns des autres, mais comprend l’ensemble des groupes qui s’emploient à créer et à recréer d’autres pratiques culturelles et d’autres manières d’être et de savoir. Pour Bonfil, seule la civilisation occidentale peut parler du Mexique comme étant « sous-développé ». Plutôt que de continuer dans la voie de l’occidentalisation forcée, il faut selon Bonfil reconnaître que « les différences entre les cultures, lorsqu’elles procèdent de civilisations différentes, sont des différences profondes 40 » et emprunter un chemin pluriethnique et décolonial porteur d’avenir. Pour ce faire, il s’agit de « modifier substantiellement la manière dont l’Occident est implanté dans la société et dans la culture mexicaines », en renforçant le rôle des communautés locales et en récupérant le contrôle de la production culturelle, pour aborder ensuite le sujet de la reconstruction de l’État 41. Sur le dialogue entre les civilisations du point de vue des peuples opprimés, l’œuvre du sociologue et politologue indien Ashis Nandy 42 est sans doute la plus éclairante. Pour lui, tout dialogue interculturel doit préalablement intégrer les catégories de la victime et prendre en compte ses conceptions alternatives de liberté, de compassion ou de justice, dans la mesure où ces catégories invisibilisées regorgent précisément d’éléments cruciaux permettant de comprendre la part opprimée du monde. Si toute culture doit pour se renouveler formuler sa propre critique, l’Occident a semble-t-il renoncé à ce travail, et ce en raison de sa dépendance envers une science qui prétend embrasser dans son entier tout ce qui touche à l’humain. Aucun dialogue effectif n’est possible avec les cultures qui réclament un monopole dans la manière de définir la compassion, l’éthique, la démocratie ou la raison. Pire encore, il n’est pas rare que la culture qui

formule les injonctions les plus assertives au « dialogue » en termes « rationnels » ou « scientifiques » finisse par s’imposer unilatéralement au sein du dialogue en question. Le « dialogue » devient ainsi, d’emblée, une manière de gagner la bataille. Les visions du monde des plus faibles ainsi déconsidérées, on désigne ces cultures comme étant incapables de tolérer ou d’exercer la pensée analytique de l’Occident. Pour Nandy, il convient de repenser les traditions qui peuvent aujourd’hui être utiles en termes d’outils critiques, étant donné que la science n’est plus un rempart contre le totalitarisme. Comment les périphéries et les subalternes qui les peuplent peuvent-elles faire de leurs traditions le point de départ d’une nouvelle critique sociale ? « Les traditions auxquelles je pense doivent reconnaître leur propre capacité d’autorénovation au travers de l’hétérodoxie, de la pluralité et du dissensus », écrit Nandy 43. Et de poursuivre que « cela implique pour lesdites cultures une capacité à se montrer ouvertes et autoréflexives, sans être toutefois excessivement conscientes d’elles-mêmes 44 ». Une telle attitude implique de démystifier la modernité sans pour autant remythifier les traditions, l’usage critique de la modernité devant demeurer une possibilité au sein même des traditions. Les perspectives de Nandy et de Bonfil Batalla constituent un apport majeur aussi bien pour les pensées universitaires critiques que pour les mouvements visant l’émancipation.

Communauté, relationalité, plurivers Le cinquième et dernier courant est riche de diverses approches. De nombreux peuples non-occidentaux ont conservé au fil du temps des pratiques communautaires, relationnelles et pluriverselles. C’est ce qu’évoque, en Amérique latine, ce condensé de la pensée traditionnelle Nasa : « Le mot sans l’action est vide. L’action sans le mot est aveugle. Le

mot et l’action hors de l’esprit de communauté sont la mort. » Si l’anthropologie et la théorie sociale contemporaines, qu’elles soient poststructuralistes ou postmodernes sont, on le sait, tout aussi réticentes au concept de « communauté » qu’à celui de « civilisation », il reste que le premier concept a pris au cours des dix dernières années une importance capitale. Et ce, dans des espaces épistémico-politiques aussi variés que chez les intellectuels et les activistes indigènes et afro-descendants au Mexique, en Bolivie, en Équateur, en Colombie et au Pérou, ou chez les universitaires liés à ces mouvements, au sein des féminismes décoloniaux, ou encore dans de nombreux champs de l’anthropologie, l’écologie ou la philosophie. Nous développerons ici quatre perspectives étroitement liées à ces courants. Prises ensemble, elles constituent un espace pour penser politiquement la relationalité et la communalité en tant qu’alternatives possibles aux formes d’organisation sociale modernes, libérales, étatiques et capitalistes. Les luttes populaires s’enracinent dans la matérialité historiquement sédimentée et dans les formes culturelles anciennes des groupes qui en sont les protagonistes. Qu’il s’agisse des zapatistes au Chiapas ou des communautés autonomes de Oaxaca au Mexique, des luttes aymaras en Bolivie ou des mobilisations afro-descendantes ou Nasa en Colombie, ces perspectives affirment une façon différente d’envisager et d’organiser la vie, maillant « ontologies relationnelles » et « logiques du communal ».

LE SYSTÈME COMMUNAL En Bolivie, on analyse souvent les mobilisations indigènes et populaires de ces dix dernières années au prisme de la dynamique « communale » qui leur serait sous-jacente. L’une des théories les plus élaborées sur le sujet, celle de Felix Patsi, affirme :

Avec le concept de communalité ou de communauté, nous faisons référence à la propriété collective des ressources, ainsi qu’à leur gestion et à leur usage privés. […] Contrairement aux sociétés modernes, les sociétés indigènes n’ont pas reproduit les mêmes types de différenciation entre les domaines politiques, économiques, ou culturels […]. Le pouvoir n’est pas aux mains d’un individu, ni d’un groupe spécifique, mais de la collectivité […], le représentant dirige parce qu’il obéit 45. Ce que propose le système communal, c’est de déplacer progressivement l’économie capitaliste et la démocratie libérale représentative vers des formes communales d’économie et d’autogouvernement assurant le pluralisme culturel comme base d’une authentique interculturalité entre les différents systèmes culturels. Patzi montre clairement que le système communal contemporain n’est basé sur l’exclusion d’aucun groupe. La communalité utilise les avancées de la connaissance technologique de la société libérale, mais les subordonne à sa propre logique : au sein de ce processus, le système communal devient plus efficace et plus juste. Une telle approche ne vise pas à instaurer une nouvelle hégémonie, mais au contraire à mettre fin à toute forme d’hégémonie. Pour ce faire, une transition historique est nécessaire, durant laquelle coexisteront les systèmes libéral et communal, une étape vers la société communale 46. La communauté se trouve théorisée en tant qu’entité profondément historique, hétérogène et traversée par le pouvoir, ce qui va à l’encontre des représentations universitaires hypercritiques, qui tendent à disqualifier toute référence à la communalité au prétexte qu’elle serait romantique, localiste ou essentialiste 47.

MAILLAGE COMMUNAUTAIRE ET SOCIÉTÉS EN MOUVEMENT

Le second concept qui mérite d’être approfondi est celui de « maillage communautaire ». Récemment forgé par Raquel Gutiérrez Aguilar, il a pour fonction de dynamiser la pensée critique. Dans un travail récent, cette sociologue et ancienne guérillera propose de distinguer, voire d’opposer aux « coalitions de corporations transnationales », des « maillages communautaires ». Par ce dernier terme, elle entend « la multiplicité de mondes et de formes de la vie humaine qui peuplent et génèrent le monde selon différents modèles de respect, de collaboration, de dignité, d’amour et de réciprocité, qui ne sont pas pleinement sujets aux logiques d’accumulation du capital bien qu’ils soient affectés et très souvent asphyxiés par celles-ci 48 ». C’est un concept suffisamment général – mais pas universel – pour embrasser les liens stables, plus ou moins permanents, qui se tissent et se défont tout au long d’une vie concrète entre des hommes et des femmes spécifiques […] De tels maillages communautaires […] sont présents dans le monde sous diverses formes et projets : communautés et peuples indigènes, familles élargies, réseaux de voisins, de parents et de migrants disséminés dans des zones urbaines et rurales, groupes d’affinités et de soutien mutuel à des fins spécifiques, réseaux pluriels de femmes s’aidant mutuellement pour la reproduction de la vie […] Ce sont des configurations collectives humaines diverses et variées, certaines très anciennes, d’autres plus récentes, qui donnent du sens et peuplent ce qu’on désigne en philosophie sous le nom d’« espace socionaturel 49 ». Ce concept apparaît dans un ensemble de textes théoriques émanant d’auteurs comme Mamani, Patzi, Zibechi et le Colectivo Situaciones, chez qui la notion de « communalité » a connu une certaine fortune depuis le

milieu des années 2000. L’expérience bolivienne, en particulier les insurrections d’El Alto entre 2000 et 2005 et, dans une moindre mesure, les revendications présentes au Mexique, ont joué un rôle majeur dans le développement de la perspective communautaire. Les luttes y sont guidées par un principe d’auto-organisation dont l’objectif est la construction de formes de pouvoir non-étatiques, se constituant en microgouvernements de quartier ou en antipouvoirs disséminés à travers l’espace et manifestant des formes de territorialité alternatives à celle de l’État 50. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais de réorganiser la société sur la base d’autonomies locales et régionales et de mettre en place des relations sociales et des formes d’organisation non-capitalistes et non-libérales. On trouve également ce type d’organisations dans des zones urbaines, là où les formes communales ont pu ou peuvent être reconstituées, comme à El Alto, sur la base de principes semblables de territorialité. L’objectif n’est pas de conquérir l’État, mais d’« organiser les pouvoirs d’une société autre 51 » ou, comme l’écrit Mamani, de « s’engager avec l’État, mais seulement pour en démanteler la rationalité caractéristique et imaginer ainsi un autre type de rationalité sociale 52 ». Dans cette lecture, la vague d’insurrections relève davantage de sociétés en mouvement que de mouvements sociaux 53. Cela implique de considérer de manière positive le caractère désinstituant des luttes, c’est-à-dire leur capacité à subvertir les formes de pouvoir instituées et naturalisées 54. L’enjeu fondamental est alors d’« être capable de stabiliser dans le temps un mode de régulation qui soit en dehors de, contre et au-delà de, l’ordre social imposé par la production capitaliste et l’État libéral 55 ». Il existe chez Gutiérrez et Zibechi, dont l’analyse demeure principalement marxiste et centrée sur le capital, une dimension sousjacente, voire implicite, que nous qualifierons ici de « culturelle », et plus avant d’« ontologique » – en lien avec une dimension civilisationnelle. Esteva évoque clairement cette même dimension dans son important travail

sur les mouvements autonomes au Chiapas et à Oaxaca. Pour lui, le projet mortifère de l’État-capital doit être, et est effectivement, contrecarré par des formes de démocratie radicale « telle qu’elle est pratiquée depuis des temps immémoriaux dans les communautés indigènes et dans les quartiers populaires urbains », c’est-à-dire les formes spécifiques de gouvernement autonome établies de manière coutumière par les communautés « à contrecourant des institutions dominantes 56 ». Ce projet de réorganisation de la société « ne peut prendre vie qu’au sein d’entités réelles, comme la communauté 57 », « à partir du tissu que forment ensemble les gens […], un tissu social vigoureux qui se définit par la communalité, une manière d’être au sein de laquelle la condition communale, le nous, forme la première couche du sens de l’existence de chacun 58 ». C’est ainsi que sont repensées – comme on le fait déjà dans les territoires zapatistes et dans les communautés autonomistes d’Oaxaca – la relation campagne-ville, l’alimentation, la connaissance, la guérison, l’habitat et, bien sûr, l’économie. Pour nous, Modernes, conclut Esteva, cela implique de reconsidérer en profondeur la manière dont nous nous sommes construits en tant qu’individus consuméristes et compétitifs, à mesure que « l’espace de la communauté commencera à construire la cellule de la nouvelle société 59 ». La communalité, chez ce penseur, porte une dimension ontologique qui est également la base de l’autonomie 60.

LE FÉMINISME COMMUNAUTAIRE Le concept de féminisme communautaire, forgé par le groupe Comunidad Mujeres Creando Comunidad [Communauté Femmes faisant communauté], est une véritable proposition théorique et constitue le cadre d’une politique cohérente et radicale visant à la dépatriarcalisation de la vie. Il formule une critique frontale du capitalisme néolibéral, une rupture avec

les féminismes occidentaux et les politiques d’équité et de différence qui en découlent, une reconceptualisation du genre en tant que catégorie relationnelle de dénonciation – ce qui induit sa décolonisation –, une mise en cause substantielle des patriarcats originaux, indigènes et populaires, et affirme lui aussi un cadre interprétatif de la « communalité ». Le point de départ est « la communauté comme principe inclusif qui prend soin de la vie », à partir duquel on est à même de repenser la complémentarité homme-femme (le chacha-warmi) sans référence au couple hétérosexuel 61. Il s’agit de repenser la complémentarité en général, la réciprocité et l’autonomie, comme des alternatives à la société individualiste, et de développer un cadre d’action politique en vue du renforcement des organisations de femmes, basé sur les catégories de corps, d’espace, de mémoire et de mouvement. L’idée d’une « convergence patriarcale » entre les différents patriarcats d’origine précoloniale et occidentale, est un apport important de ce courant permettant de penser ensemble décolonisation épistémique et dépatriarcalisation pour les féminismes autonomes et décoloniaux. Ce féminisme communautaire ne concerne pas exclusivement les femmes ni la Bolivie, mais tous les êtres vivants – femmes, hommes, intersexuels, ainsi que ce que nous appelons nature. C’est là une proposition de transformation radicale de la société 62. Soulignons que, dans les trois tendances abordées jusqu’à présent, il y a une tentative sérieuse de dés-altériser le concept de communauté, c’est-àdire de défaire l’idée selon laquelle il ne s’appliquerait qu’à des groupes différents, ethniques ou ancrés dans des territoires ruraux ou sylvicoles. On repère également une attention nouvelle à ne pas idéaliser la communalité et à ne pas postuler l’existence de sujets purs, comme le préconisent les zapatistes et les communautés afro-descendantes en Colombie. L’accent est davantage mis sur la création de « nouveaux espaces de communauté 63 » et sur le large éventail de maillages disponibles, qu’ils soient anciens ou

nouveaux 64. L’importance accordée à l’autonomie vient dénaturaliser le rapport gauche-droite et la centralité de l’État. Comme le signale le Colectivo Situaciones dans l’épilogue du livre de Zibechi (2006), cette vision de la communalité implique une communauté en mouvement. Plutôt qu’une entité préconstituée, la communauté « est le nom donné à un code organisationnel et politique spécifique, à une technologie sociale singulière […], en dépit du sens commun, la communauté produit de la dispersion » (2006, p. 212-215). Cette dispersion peut devenir essentielle pour l’invention de modalités élargies, non-étatistes et non-capitalistes, de coopération. C’est pourquoi il me semble que l’un des apports analytiques majeurs de ces auteurs est de différencier la logique d’État de la logique communale en tant que principe d’organisation socionaturel 65.

LES ONTOLOGIES RELATIONNELLES ET LE PLURIVERS

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Cette dernière perspective affirme la relationalité constitutive du réel et des mondes qui le composent, relationalité qui ne peut être réduite à la seule valorisation du capital ni aux principes de la philosophie libérale. Ces concepts fondamentaux sont l’« ontologie », la « relationalité » et le « plurivers ». L’ontologie fait ici référence aux présupposés que nourrissent les différents groupes sociaux quant aux entités existant réellement dans le monde. Ainsi, par exemple, dans l’ontologie moderne – appelée dualiste (ou naturaliste chez Descola 67) car basée sur la séparation radicale entre nature et culture, corps et esprit, l’Occident et le reste du monde, etc. –, le monde est peuplé d’« individus » qui manipulent des « objets » et se meuvent sur des « marchés », toutes choses étant autoconstituées et autorégulées. En d’autres termes, au sein d’une ontologie dualiste, nous nous considérons comme des sujets autosuffisants qui sommes face à ou vivons dans un monde composé d’objets, également autosuffisants, que nous pouvons

manipuler librement. De tels postulats sont assez singuliers dans l’histoire des ontologies. En s’incarnant dans des pratiques, les ontologies créent de véritables mondes. Par exemple, postuler le caractère séparé de la nature et faire siennes les conceptions d’« économie » et d’« alimentation » qui en découlent conduit à la monoculture ; au contraire, une ontologie relationnelle implique une forme de culture diversifiée et intégrale, comme l’illustre la présence de l’agroécologie dans de nombreux systèmes agricoles paysans ou indigènes. L’affirmation d’une ontologie au sein de laquelle la montagne est un être isolé et inerte, un objet sans vie, conduira à son éventuelle destruction, comme c’est le cas dans l’extraction minière d’or ou de carbone à ciel ouvert. En revanche, si la montagne est considérée comme un être sentant, le traitement qu’on lui réserve sera complètement différent. Avec la colonisation puis la globalisation, le monde s’est reconfiguré à l’aune du lexique assertif de l’individu, de la rationalité, de l’efficacité, de la propriété privée et, bien sûr, du marché – autant de notions caractéristiques de la modernité dualiste et naturaliste. Il nous est de plus en plus difficile de percevoir nos connexions avec le monde et de les vivre comme étant réelles. Or, il y a de nombreuses manières d’exprimer la relationalité. Un principe fondamental est que toutes les choses du monde sont faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent. Peut-être le bouddhisme a-t-il exprimé la position la plus radicale à ce sujet, lorsqu’il affirme que rien n’existe en soi, que tout interexiste. Autrement dit, dans les ontologies relationnelles, les mondes biophysiques, humains et surnaturels ne sont pas considérés comme des entités séparées, puisqu’il existe entre eux des liens de continuité. En effet, dans de nombreuses sociétés non-occidentales ou non-modernes, la division entre nature et culture que nous connaissons n’existe pas, et encore moins celle entre individu et communauté : de fait, l’« individu » n’existe pas, il

existe en revanche à travers les âges des personnes en lien permanent avec l’ensemble du monde humain et non-humain 68. Les mondes relationnels ne se fondent donc pas sur la « constitution » moderne, ni sur les grands dualismes qui la composent. Ils n’admettent pas le postulat de l’existence d’un monde que nous partagerions tous – une nature – et de cultures diverses qui se représentent et façonnent singulièrement ce monde (ce que Bruno Latour a appelé un pluriculturalisme mononaturaliste 69). Au contraire, il existe de nombreux mondes ou ontologies qui, même s’ils sont inexorablement interreliés, conservent leur spécificité. Ces ontologies reliées ont souvent une dimension territoriale et communale, comme c’est le cas chez de nombreuses communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes du continent américain. Dans ces ontologies, les territoires sont des espaces-temps vitaux d’interrelation avec le monde naturel. D’où l’importance d’une conception ontologique des conflits environnementaux. Parfois, ces conflits révèlent en effet des différences entre les mondes. L’enjeu, c’est l’existence ininterrompue du plurivers, que les zapatistes décrivent comme « un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes ». Une dernière précision s’impose. On a coutume de penser que la communalité et la relationalité ne s’appliquent qu’à des peuples dont l’existence conserve une forte dimension territoriale, ou qui présentent encore des pratiques culturelles qui ne sont pas complètement modernes. Cependant, si l’on adopte la position selon laquelle la réalité est radicalement relationnelle – ce qu’affirment, de manière différente, l’écologie, le bouddhisme ou la théorie des systèmes –, si ce qu’on appelle « individu » n’existe pas de manière séparée des autres humains et nonhumains, alors ces catégories s’appliquent à tout groupe humain, bien que de manière différente. C’est pourquoi il est important de s’intéresser à la manière dont la relationalité et la communalité resurgissent en milieu urbain et dans les espaces davantage marqués par la modernité, y compris dans les

groupes où le régime culturel de l’individu et du marché a pénétré au plus profond des imaginaires et des pratiques. En d’autres termes, nous vivons tou.te.s et tout vit dans le plurivers. Cette affirmation ne peut être « démontrée » théoriquement, du moins sans tomber dans une nouvelle forme de réalisme épistémologique dualiste. Elle découle plutôt de l’expérience ou, si l’on veut, d’une position éthicopolitique indémontrable. Pénétrer dans le champ de la relationalité – commencer à vivre selon l’inspiration profonde qu’elle évoque et transformer nos pratiques et espaces quotidiens en accord avec cette inspiration – n’est pas facile. Cela requiert en quelque sorte une conversion ontologique, qui implique de prêter attention aux groupes et aux manières de penser qui ont cultivé à travers le temps des formes relationnelles d’existence, mais aussi l’invention perpétuelle de nouvelles pratiques sociales et techniques. Dans l’espace urbain, de nombreux groupes de jeunes – et pas seulement des jeunes de classe moyenne – prennent part à ces recherches au travers de l’art, de la musique et des manières de se reconnecter avec les aliments, la campagne, la spiritualité, etc. Lorsque les fissures du maillage ontologique individu-marché-science se feront plus visibles avec l’aggravation de la crise environnementale et sociale, on percevra de plus en plus nettement les formes relationnelles, aussi bien celles qui ont toujours été là, comme autant de témoignages de la ténacité de la vie, que celles qui émergent des complexes ontologico-politiques et technicoéconomiques du présent. Les esprits « rationnels » dénigrent la communalité et la relationalité comme antiscientifiques. Il n’en est rien. S’il existe bien une saine résistance à mettre la raison scientifique et technologique au-dessus des principes de la vie, les pratiques techniques et la connaissance devront jouer un rôle central dans la reconstitution de mondes permettant aux humains et aux non-humains de coexister dans un enrichissement mutuel. Jusqu’à

présent, la technologie n’y est pas parvenue, en raison notamment des liens étroits qu’elle entretient avec le rationalisme dualiste et naturaliste et avec le marché et les pouvoirs économiques. Aujourd’hui, certains domaines, comme le design écologique, s’emploient à réorienter significativement la tradition rationaliste, en vue de rendre possible la conception de mondes durables. Le design écologique devient ainsi un « design ontologique », au sens le plus noble du terme 70.

Quelques considérations pour conclure LE SPECTRE DE LA MODERNITÉ Un spectre hante l’Amérique latine : c’est le spectre de la modernité. Voilà des siècles qu’il la parcourt. La « modernité » y a constamment été au cœur de débats 71. Les courants et tendances théoriques et politiques que je viens de présenter pourraient contribuer à enfin conjurer ce fantôme de la modernité. Conjurer le fantôme signifie ne pas décréter « la fin de la modernité », mais entériner la fin de son hégémonie ontologique, épistémique et culturelle, et développer le lexique, les outils conceptuels et les politiques effectives permettant de remettre la modernité à sa place. De tels outils nous permettent d’ores et déjà d’aller au-delà des analyses dualistes et altérisantes du passé (modernité/tradition, dominants/dominés, Occident/autres mondes, bons/méchants), de penser que le monde peut être significativement différent de ce qu’il est, en cherchant à comprendre comment il s’est construit sous les auspices de l’euromodernité dominante, de sa rationalité dualiste et instrumentale, de son ontologie mononaturaliste. Ils nous permettent de reconnaître que le monde est un flux incessant et toujours changeant de formes et de pratiques, une multiplicité de mondes,

autrement dit, un plurivers, à l’intérieur duquel chaque monde atteint des cohérences historiques contingentes, et certains mondes s’imposent au détriment d’autres, rendant impossible l’existence de ces autres mondes en tant que tels. Ces pensées en action affirment le fait ontologique, culturel et politique de la différence radicale. Les concepts de plurivers, de relationalité, de communalité, de maillages communautaires, de postextractivisme ou d’alternatives au « développement » indiquent les bases sociales, épistémiques, ontologiques et culturelles d’une transformation sociale et écologique du monde et à l’établissement de transitions vers des modèles différents de vie et de civilisation, et de l’invention de formes non-libérales, non-capitalistes et non-étatiques du pouvoir et de l’organisation sociale. Comme le note Blaser (2010), la conjoncture actuelle est marquée par un affrontement entre deux grandes tendances. D’un côté la globalisation, entendue comme universalisation et approfondissement de la forme dominante de l’euromodernité, bien qu’elle prenne désormais diverses colorations « culturelles » à travers le monde. De l’autre, la globalité, en tant que création des conditions visant à renforcer et à recréer le plurivers. Si les élites gouvernantes de l’univers sont bien décidées à le soumettre, l’invisibiliser et le détruire, le plurivers affirme de plus en plus fortement et radicalement sa persistance et sa volonté d’exister. Le postdéveloppementisme, les transitions vers le postextractivisme et l’interculturalité 72, les imaginaires et les luttes récentes en Amérique du Sud autour du Buen Vivir et des droits de la nature, tout comme autour de la décroissance en Europe, font émerger des pratiques postdualistes de l’interexistence. Ils préfigurent un plurivers qui émerge, tramé de manières relationnelles d’être, de faire et de connaître. Dans cette gestation, toutes les perspectives et expérimentations ont leur place, qu’elles proviennent du Sud ou du Nord global.

PENSER AUSSI L’« AFRO » ET LE GENRE La majorité des courants et tendances présentés dans ce chapitre accordent une attention encore insuffisante à deux dimensions : l’« afro » et le genre. De ce dernier, on a un peu parlé ici. Aussi bien dans le cadre des féminismes autonomes, décoloniaux et postcoloniaux, qu’au sein des groupes afros, paysans, indigènes ou lesbiens, cette perspective permet de poser la dépatriarcalisation de la société et des relations avec la nature comme faisant partie intégrante d’un avenir décolonial, émancipateur et égalitaire. La question afro est quant à elle cruellement absente de nombreux discours portant sur la transition et les alternatives, qui privilégient les dimensions indigène, urbaine-populaire ou paysanne. Pourtant, durant ces vingt dernières années, les luttes des Afro-descendants latino-américains n’ont pas seulement gagné en expérience, en force et en visibilité ; elles ont également développé une clarté conceptuelle et politique indéniable. Au sein de cadres culturels parfois très anciens, appelés « cosmovisions » dans le lexique des mouvements de communautés noires de Colombie depuis les années 1990, et travaillant à partir de réseaux d’organisations ethniques, territoriales, environnementales et féministes parfois très larges, de nombreux groupes d’Afro-descendants sont engagés dans des luttes qui incarnent et souvent invoquent explicitement la plupart des courants ici décrits. Ainsi, l’expérience organisationnelle que développent certains groupes et communautés afro-descendants fait émerger, par sa richesse et sa radicalité, des conceptions de l’identité, du territoire, de la souveraineté alimentaire, de la justice environnementale, de la paix, de l’autonomie, du Buen Vivir, de la liberté et des critiques du « développement ». Ces collectifs déploient bien souvent une pensée relationnelle sophistiquée. En effet, en Amérique latine, nombre de protagonistes reconnaissent l’existence d’une pensée afro 73 bien réelle et spécifique. Il ne fait aucun

doute que celle-ci doit intégrer pleinement les nouveaux imaginaires et programmes de recherche et d’action portant sur un au-delà du « développement ».

LA SOUTENABILITÉ : CONVERGENCE DES APPROCHES On le sait, même des notions comme la transition et le changement de civilisation peuvent faire l’objet d’une appropriation par les élites pour devenir des formules inoffensives circulant dans les milieux de pouvoir, ou se voir transformées en discours pseudo-radicaux par certains pans de la gauche ou par les ONG 74. C’est ce qui est arrivé, on le sait bien, à la notion de développement « durable » ou « soutenable ». La soutenabilité ne saurait se limiter aux seules dimensions environnementales, économiques et culturelles en laissant de côté les aspects épistémiques et ontologiques. La soutenabilité au sens fort se devra d’être décolonisatrice dans le domaine épistémique, libératrice dans le domaine économique et social et dépatriarcalisante. Elle construira des alternatives au « développement » en déployant des perspectives incluant la dimension communale aussi bien que la dimension individuelle, en renforçant les maillages socionaturels construits et défendus par les gens ordinaires, en rendant au monde la croyance profonde en la possibilité d’une civilisation de la relationalité, et en prenant soin de meilleures conditions d’existence pour le plurivers. Intégrant diverses perspectives, la notion de soutenabilité forte constitue une opportunité de dialogue entre les mouvements et entre les théories 75. Étant donné que la globalisation néolibérale est une guerre menée contre les mondes relationnels – une attaque toujours recommencée contre tout ce qui est collectif et une tentative de plus en plus musclée de consolider l’univers reposant sur le maillage ontologique individumarché –, l’activation politique de la relationalité et de la lutte pour le plurivers doit devenir l’une des formes principales de la pratique politique.

C’est ce que démontrent le dérèglement en cours de la planète Terre tout entière, les combats des peuples les plus durement affectés par cette guerre, ainsi que les pensées critiques et les travaux universitaires les plus affûtés.

3.

TERRITOIRES DE DIFFÉRENCE : L’ONTOLOGIE POLITIQUE DES « DROITS AU TERRITOIRE » Nous assistons aujourd’hui à un incontournable surgissement des voix, des savoirs, des pratiques et des stratégies politiques issus d’organisations et de mouvements sociaux à caractère ethnico-territorial. Ce premier processus s’inscrit dans un double mouvement de remise en cause des identités « nationales » et d’émergence des identités indigènes et afrodescendantes, voire paysannes. Il est particulièrement remarquable dans les zones rurales d’Amérique latine, mais il va sans dire qu’on l’observe aussi dans d’autres parties du monde. Dans le même temps, un second processus, portant « une nouvelle problématisation de la vie », s’est aussi affirmé. Il émerge de manière timide au moment du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 76 à l’occasion des débats sur la crise de la biodiversité et sur le développement durable. À l’heure actuelle, cette problématisation a pris plus d’ampleur, notamment dans les discussions sur le changement climatique global. Un sentiment communément partagé voit le jour : c’est la vie même sur la planète qui est en danger. Le concept de transition vers des modèles de vie

– de composition socionaturelle des mondes – différents apparaît comme la réponse la plus audacieuse à cette situation 77. C’est précisément parce que ces deux enjeux se croisent que la question des identités ethnico-territoriales et celle de « la crise de la vie » ont pris une importance cruciale. Ainsi, dès les années 1990, des universitaires et des acteurs des mouvements sociaux parlaient déjà de la profonde interdépendance entre les cultures, les cosmovisions indigènes ou afrodescendantes et la « conservation de la biodiversité ». C’est ce que j’ai décrit comme « l’irruption du biologique comme fait social global », en insistant sur son lien avec les identités ethnico-territoriales 78. Aujourd’hui, l’articulation entre luttes territoriales et défense de la vie terrestre est mise en danger par le capitalisme. Pour penser ces dynamiques, je me propose de construire des ponts entre les débats qui ont émergé au sein des mouvements sociaux (notamment sur les questions de la différence, de la vie ou de la pratique politique) et les analyses universitaires, en partant toujours des savoirs produits par les mouvements. Si la recherche universitaire opère à partir du paradigme de la mise à distance critique de son objet d’étude, pour les mouvements, en revanche, la production de savoirs passe par « l’engagement intense » en situation et vis-à-vis de la collectivité. Ce dernier modèle confronte les acteurs sociaux comme l’État et l’académie à des questions clés sur les identités, les territoires et la vie, qui ne peuvent pas être élaborées depuis d’autres perspectives. Pour cette même raison, les stratégies proposées par les mouvements prennent une importance exceptionnelle pour la question théorico-politique de la vie. Je partirai donc de l’expérience du Processus des communautés noires de Colombie (PCN), mais l’analyse aurait aussi bien pu se faire à partir de l’expérience d’autres mouvements ethnico-territoriaux 79.

Yurumanguí, Curvaradó, La Toma : trois brefs récits de luttes territoriales Le 24 novembre 1999, le conseil communautaire du territoire ancestral de Yurumanguí, qui appartient à la municipalité de Buenaventura, dans le Pacifique Sud colombien (6 000 habitants, pour la plupart Afrodescendants), recevait un titre de propriété collective pour une surface équivalant à 52 144 hectares de terres. Ce territoire couvrait plus de 82 % du bassin du fleuve et comprenait treize communes. Si l’assemblée communautaire dut attendre plusieurs mois avant que le gouvernement leur remît officiellement le titre de propriété, les organisations du fleuve se préparaient pour l’événement depuis de nombreuses années. Bien entendu, la remise du titre n’a été que l’un des épisodes d’une longue histoire, mais elle est exemplaire des luttes des communautés noires et de leur organisation dans la défense de leurs territoires et de leurs cultures. Rappelons qu’en 2000, la majorité des territoires collectifs des Afrodescendants du Pacifique colombien connaissaient des situations de guerre. Dans le Yurumanguí, l’incursion de l’armée et des groupes paramilitaires, les intimidations et les menaces contre les leaders et les personnes de la communauté sont devenues courantes à cette époque. Près des fleuves alentour (comme le Cajambre, le Naya et le Raposo, dans la municipalité de Buenaventura), les raids des acteurs armés (armée, paramilitaires, guérilla, narcotrafiquants), les déplacements forcés de centaines de familles, l’assassinat d’activistes et les massacres indiscriminés se sont multipliés, créant une véritable « géographie de la terreur » dans la région 80. Dans ce contexte, les leaders des communautés comme celles du Yurumanguí ont commencé à réfléchir à des stratégies visant à renforcer le contrôle du territoire, à sécuriser les déplacements, forcés ou volontaires, et à permettre de vivre en paix, librement, sur des territoires collectifs. Parmi

les stratégies développées à partir de l’année 2000, on trouve la culture du riz, la production d’édulcorant de canne à sucre, l’autonomie alimentaire, la promotion des savoirs et des pratiques traditionnels et le renforcement des organisations ethnico-territoriales 81. À la même époque, les communautés de Curvaradó et de Jiguamiandó, dans la région du Bajo Atrato (département du Chocó) ont dû affronter un contexte particulièrement hostile. Ce cas est bien connu au niveau national comme international, en partie à cause du rôle néfaste joué par les multinationales bananières, notamment la Chiquita Brands et la Banacol Marketing Corporation. Bien avant la réception de ses titres collectifs – 46 084 hectares dans le cas de Curvaradó, 54 973 hectares pour Jiguamiandó –, des actions coordonnées par des militaires et paramilitaires alliés à des négociants intéressés par l’expansion de la culture du palmier à huile africain avaient donné lieu à des massacres et à des déplacements forcés massifs (1996 et 1997), sous prétexte de combattre la guérilla et d’apporter le « développement » dans cette région. De 1990 à mars 2012, ces deux communautés ont subi quinze déplacements forcés et cent quarante-huit de leurs leaders ont été assassinés. Motif : l’appropriation des territoires pour développer la culture du palmier à huile, de la banane, l’élevage extensif et la culture d’autres produits destinés principalement à l’exportation. Malgré cela, les communautés n’ont cessé de porter plainte auprès de l’État et des organisations internationales. Faisant preuve d’une détermination sans faille, elles n’ont pas renoncé à retourner sur leurs territoires. Dans plusieurs sous-régions du Chocó et d’Urabá, des milliers de femmes et d’hommes continuent aujourd’hui de défendre leur vie, leurs territoires et leurs cultures au travers de manières alternatives d’utiliser et gérer les ressources naturelles, en créant des « zones humanitaires », des « communautés de paix » et des « zones de biodiversité ». Elles créent ainsi

des alternatives à la dévastation causée par le développement promu par des acteurs liés aux marchés globaux 82. Cette situation suscite plusieurs interrogations : pourquoi tant de violence et de sévices perpétrés à l’encontre des populations afrodescendantes et indigènes de ces territoires ? Pourquoi cette cruauté, cette sauvagerie, au nom de la civilisation et d’un hypothétique progrès ? Pourquoi tant d’intérêt pour ces terres ? Sans doute la réponse se trouve-telle d’abord dans les dynamiques du capital global et national. Mais cette réponse est-elle suffisante ? Comment expliquer en effet la ténacité avec laquelle nombre de populations et d’organisations locales luttent pour défendre leurs territoires au nom d’une autre conception du développement, d’une relation harmonieuse avec la nature et d’une autre forme de vie sociale ? A priori, la réponse semble elle aussi aller de soi : les communautés luttent pour leurs ressources et pour leurs droits, peut-être pour leur autonomie. Mais cette réponse permet-elle de se représenter les façons de penser et d’agir des communautés et des mouvements qui luttent pour leurs territoires ? Et qu’en est-il des mouvements qui ne se retrouvent pas dans ces réponses ? Certes les réponses habituellement avancées ne sont pas erronées : elles restent nécessaires et il est essentiel de les formuler. Mais elles sont insuffisantes. Une activiste d’une autre communauté, elle aussi emblématique de ces luttes en Colombie, nous suggère une autre réponse : « Nous savons bien que nous faisons face à ces monstres que sont les entreprises multinationales, nous savons que nous affrontons le pouvoir d’État. Mais personne n’est disposé à quitter son territoire ; qu’on me tue ici, mais, moi, je ne partirai pas 83. » Un autre leader l’avait déjà dit, avec la même force, en 2009, alors que le conflit commençait à s’intensifier :

Notre pari, c’est la défense du territoire : quand on nous a dépouillés de nos terres des plaines, nous sommes partis vers les montagnes. Et maintenant, où devons-nous fuir ? Les gens disent qu’il vaut mieux mourir par balle que de finir dans les couloirs de la misère en ville. […] Mais nous ne redeviendrons des esclaves que lorsque le dernier de nos fils aura vendu le dernier mètre carré de terre. Cette communauté, La Toma, située dans la région du nord du Cauca (municipalité de Suárez), d’une importance historique pour les communautés noires, a été confrontée il y a plusieurs années aux débuts de l’exploitation minière d’or à grande échelle 84. Depuis, elle résiste courageusement. Avec 6 000 habitants et un territoire de 7 000 hectares, La Toma est l’un des villages qui a réussi à fournir les preuves de sa présence ininterrompue sur le territoire depuis la première moitié du XVIIe siècle. La multinationale Anglo-gold Ashanti et certaines entreprises locales ont demandé un permis d’exploitation pour au moins 6 500 hectares, de sorte que les concessions engloberaient « le village et même le cimetière », comme le soulignaient avec tristesse les leaders communautaires. C’est l’une des preuves les plus évidentes de ce que les activistes nomment « l’ancestralité » : l’occupation ancienne, parfois très ancienne, d’un territoire donné. La continuité d’un « mandat ancestral » qui persiste aujourd’hui encore dans la mémoire des anciens et dont témoignent la tradition orale autant que la recherche historique ; et l’expérience historique de longue date, mais toujours revisitée, consistant à vivre selon un autre modèle de vie, une autre cosmovision. Comme l’ajoutait le leader précédemment cité : « À Gelima (La Toma), on trouve le plus grand nombre de gens portant des noms de famille d’origine africaine : Gelima est au nord du Cauca ce que l’Afrique est à l’humanité. » Et les habitants entonnent la mélodie suivante :

« De l’Afrique nous sommes arrivés avec un héritage ancestral, et la mémoire du monde nous devons nous réapproprier 85. » Lorsqu’ils parlent de réparation collective pour les déplacements forcés causés depuis des décennies par la culture du palmier à huile africain, la guerre ou la construction de centrales hydroélectriques, les habitants du nord du Cauca sont catégoriques : « Ces problèmes attendent une solution depuis l’abolition de l’esclavage. Pour qu’il y ait réparation, il faut en finir avec les inégalités qui sont apparues à ce moment-là. […] Comment restaurer l’autonomie des communautés 86 ? » Ancestralité, histoire, autonomie et pouvoir, tout est bien lié.

Territorialité, ancestralité et mondes Ces témoignages nous renvoient à une dimension plus fondamentale que celles du capital, des ressources et des droits (qui ont bien sûr une importance clé) : la défense de la vie. Comment penser une telle notion ? La réflexion des mouvements sociaux contemporains fournit des pistes pour aborder une telle question. En parlant de cosmovision, en affirmant que la crise écologique et sociale actuelle est une crise du modèle civilisationnel, en pariant sur la différence, en se référant à l’identité ou en insistant sur « l’exercice de l’autonomie dans tous les sens du terme », nombre de ces mouvements ethnico-territoriaux en Amérique – en particulier les mouvements afro-descendants et ceux des peuples indigènes, et peut-être quelques mouvements paysans et écologistes – mettent en avant une autre dimension, la dimension de la vie. En somme, pour perdurer, les communautés et les mouvements formés sur des bases ethnico-territoriales doivent résister, s’opposer, se défendre et s’affirmer. Souvent, cette volonté acquiert une radicalité que l’on pourrait dire ontologique. De même, si l’occupation de territoires collectifs a

généralement des conséquences au niveau de l’économie, de l’armement, des territoires, de la technologie, de la culture, et de l’écologie, la dimension la plus importante du conflit est ontologique. Ce qui « occupe », c’est en effet le projet moderne d’un monde unique qui cherche à réduire à un seul les autres mondes existants. Et contre ce projet, ce qui persiste, c’est l’affirmation d’une multiplicité de mondes. Parce qu’elles entravent le projet globalisateur néolibéral (construire « un monde unique »), on peut considérer que de nombreuses communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes mettent en avant des luttes ontologiques. En d’autres termes, sous la machine de dévastation qui resserre son emprise sur les territoires des peuples, c’est tout un éventail de formes d’existence qui s’est progressivement développé et ces modes d’existence sont des critiques en acte de ce que l’on appelle habituellement « la modernité ». Dans sa forme dominante, cette modernité – capitaliste, libérale et séculière – a étendu sa zone d’influence à tous les recoins de la planète grâce au colonialisme. Fondée sur ce que nous avons nommé une « ontologie dualiste » (qui sépare l’humain et le non-humain, la nature et la culture, l’individu et la communauté, « nous » et « eux », l’esprit et le corps, le séculaire et le sacré, la raison et l’émotion, etc.), cette modernité s’est arrogé le droit d’être « le » monde (civilisé, libre, rationnel), au détriment des autres mondes existants ou possibles. Ce projet « unimondiste » a fait son chemin. Il arrive aujourd’hui à son paroxysme avec la globalisation néolibérale capitaliste et individualiste et la rationalité particulière qui la caractérise. Il a entraîné l’érosion de la base ontologique et territoriale de nombreux groupes sociaux, en particulier ceux qui mettent l’accent sur des conceptions non-dualistes du monde – celles qui ne sont pas fondées sur les séparations susmentionnées 87. Ces autres expériences, nous les appellerons « mondes relationnels » ou « ontologies relationnelles ». Si ces ontologies caractérisent nombre de peuples ethnicoterritoriaux, elles ne concernent pas qu’eux. En effet, l’histoire de la

modernité occidentale fournit elle aussi des exemples de mondes relationnels non-dominants. La pression sur les territoires, qui est aujourd’hui de plus en plus manifeste (concrètement, à travers l’exploitation minière, les agrocarburants, et ce qu’on désigne en France sous le terme de « grands projets inutiles »), constitue une véritable guerre contre les mondes relationnels et une tentative supplémentaire de démanteler tout ce qui est collectif. Dans cette situation complexe, les luttes pour les territoires deviennent des luttes pour la défense des nombreux autres mondes qui habitent la planète. Pour parler comme les zapatistes, il s’agit de se battre pour « un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes » : se battre pour la défense du plurivers. La sagesse zapatiste nous donne une clé pour la deuxième partie de notre démonstration : ces luttes peuvent être interprétées comme des contributions importantes aux transitions écologiques et culturelles vers le « plurivers ». Ces transitions sont nécessaires pour affronter les multiples crises écologiques et sociales produites par l’ontologie « unimondiste » et les récits ou pratiques qui l’ont accompagnée. Voilà pourquoi, au Nord dans les « Zones à défendre » (ZAD) et autres luttes territoriales, ou au Sud dans des régions comme le Pacifique colombien, les luttes des Afro-descendants (en particulier la radicalisation de ces luttes pour le territoire et la différence, face au raz-de-marée développementiste, extractiviste et armé de la dernière décennie), constituent une avant-garde des luttes pour d’autres modèles de vie, d’économie et de société. Nous verrons bientôt en quoi consistent ces « transitions », mais soulignons tout de suite la dimension planétaire des luttes sociales territoriales, notamment face au changement climatique global. Dans le cas du fleuve Yurumanguí, la lutte a impliqué une stratégie organisée autour de quatre axes : conceptualiser et soutenir le projet de vie des communautés, basé sur des pratiques et valeurs propres à leur cosmovision, défendre le territoire en tant qu’espace qui nourrit le projet de

vie, depuis une approche ethnico-territoriale (dans le cadre de la loi 70 de 1993), dynamiser l’organisation autour de l’appropriation et du contrôle social du territoire, base de la sécurité alimentaire et de l’autonomie, participer à des stratégies de transformation plus larges, notamment au travers d’alliances avec des organisations ethnico-territoriales afrocolombiennes et des réseaux transnationaux de solidarité 88. Ces stratégies présentent un ensemble de caractéristiques importantes et porteuses de ce que j’appellerai une pratique politique ontologique.

Territoires de différence : l’émergence du « territoire » en Amérique latine La loi 70 promulguée le 27 août 1993 en Colombie reconnaît les communautés noires de Colombie comme des groupes ethniques ayant des droits collectifs sur des territoires dont l’identité culturelle doit être reconnue ; elle identifie les implantations humaines ancestrales qui sont à la base d’une occupation collective et crée des mécanismes pour que soit reconnue la propriété collective de ces territoires ; elle établit des paramètres d’usage du territoire et de protection de l’environnement en accord avec les pratiques traditionnelles d’agriculture, de chasse, de pêche et d’activité minière ; elle crée des mécanismes pour la protection et le développement de l’identité culturelle des communautés ; enfin, elle implique que l’État s’engage à adopter « des mesures pour garantir aux communautés noires auxquelles s’adresse cette loi le droit de se développer économiquement et socialement, dans le respect des éléments de leur culture autonome 89 ». Un quart de siècle plus tard, malgré ses limites, tant au niveau pratique que théorique, la plupart des organisations afro-descendantes soulignent l’importance de cette loi et continuent de se battre pour qu’elle soit

intégralement appliquée. Aujourd’hui, l’étendue des territoires collectifs légalement attribués aux communautés noires, dont la grande majorité se trouve dans la région Pacifique, est d’environ 5,5 millions d’hectares. Parmi ceux qui ont obtenu ces titres de propriété, on trouve les conseils communautaires de Yurumanguí, de Curvaradó et de Jiguamiandó. Mais nombre d’autres communautés, pourtant implantées depuis des siècles dans le nord du Cauca (La Toma, par exemple) continuent de se battre pour la reconnaissance de leur territoire. Pour certaines organisations de communautés noires, les dynamiques territoriales ont commencé avec le projet historique libertaire du marronnage et se poursuivent à présent avec la résistance culturelle au marché et à l’économie capitaliste. Autrement dit, la territorialité s’enracine profondément dans l’esclavage et dans les résistances qu’il a entraînées. Comme l’affirme un texte récent des communautés noires : Tout au long de cinq siècles d’histoire, nous avons construit des territoires ancestraux, et ce à partir des luttes que nos ancêtres menèrent pour se libérer de l’esclavage. Nous avons gardé vive la mémoire des personnes noires qui furent amenées d’Afrique. Dans ces territoires, nous avons recréé nos cultures, nous avons resignifié nos croyances, nous avons pu nous reproduire. La Constitution de 1991, puis la loi 70 de 1993 représentent une avancée, bien que limitée, dans nos aspirations à la reconnaissance de notre ancestralité et de nos racines culturelles 90 ethniques . Pour les universitaires ou les acteurs politiques qui ont critiqué cette loi, de telles conceptions chercheraient à maintenir la communauté dans le passé. La loi, ainsi que certains mécanismes comme la consultation

préalable obligatoire et le consentement libre, éclairé et préalable, seraient des obstacles au développement 91. En réalité la conception et la pratique des mouvements sociaux afrocolombiens 92 ne sont pas ancrées dans le passé. Elles ne sont ni « romantiques » ni « irréalistes ». Au contraire, cette conception est ancrée dans une compréhension profonde de la vie (basée, on le verra, sur la relationalité). Elle met en action une stratégie politique d’avant-garde, par exemple, en ce qui concerne les droits des groupes ethniques, la consultation préalable des communautés, les activités extractives et le processus de paix actuel. Elle met en évidence une conscience aiguë des changements radicaux qu’impose la situation planétaire (changement climatique global et destruction accélérée de la biodiversité). Porteuse d’un « changement du modèle de civilisation », cette conception exprime un type d’utopie que l’on peut qualifier de réaliste, eu égard à la grande multiplicité des reconnexions et maillages humains-naturels qu’il nous faudra maintenir en plusieurs points de la planète si nous voulons aller vers « un monde pouvant contenir de nombreux mondes ». Avant d’en dégager les leçons inextricablement ontologiques et politiques, commençons par éclairer ce que l’on entend par « territoire » 93. Le géographe brésilien Carlos Porto-Gonçalves, est l’un des auteurs qui a le plus travaillé sur la question de la territorialité, et ce notamment en raison de ses liens avec le mouvement des seringueiros 94 emmené par Chico Mendes dans les années 1980. Pour lui, une nouvelle politisation du « territoire » a émergé lorsque des groupes sociaux indigènes, paysans et afro-descendants commencent à affirmer : « Nous ne voulons pas une terre, nous voulons un territoire. » On peut dater ce moment : il correspond à la fin des années 1980 et au début des années 1990 dans différents pays d’Amérique latine. Ces groupes sociaux ont été les premiers à introduire une nouvelle pensée et une nouvelle politique du territoire sur le continent 95. Ils ont alors organisé des

mobilisations massives dans les capitales régionales et nationales, portant des positions novatrices sur la question de l’État, du pouvoir, de la nature et des identités. Les enjeux touchant à l’environnement, comme la conservation, les forêts et les droits de propriété intellectuelle, furent alors resignifiés à partir de perspectives territoriales et culturelles. Cette réarticulation se manifeste par exemple quand Chico Mendes avance le concept de « réserves extractives », selon lequel il n’y a pas de forêt sans les gens qui la peuplent, ou quand le Processus des communautés noires recadre la question de la conservation par la formule suivante : « biodiversité = territoire + culture ». Dans les deux cas, il est affirmé qu’il n’y a pas de conservation sans contrôle du territoire, et que toute stratégie de conservation doit s’élaborer à partir des connaissances et des pratiques culturelles des communautés. Cette idée allait à contre-courant des postulats environnementalistes de l’époque. Au moment où émergeait le concept de « biodiversité » dans les arènes internationales (cf. Sommet de Rio en 1992), ces groupes sociaux sont devenus l’avant-garde du processus de réappropriation social et épistémique de la nature 96. Le mouvement zapatiste a grandement contribué à ce processus en affirmant la relation entre dignité et territoire : lorsque les conditions matérielles et culturelles pour la reproduction de la vie (le territoire) ne sont pas réunies, il n’y a pas de dignité possible. Même si ces affirmations du lien territoire-culture et de ce que j’ai appelé les territoires de différence 97 ont ensuite été banalisées par les tentatives de récupération de la Banque mondiale et des États néolibéraux, ils constituent encore des propositions historiquement importantes qui se réactualisent en permanence à travers les luttes et les débats. Arrêtons-nous ainsi sur le cas de la perspective ethnicoterritoriale du PCN avant de distinguer, avec Porto-Gonçalvez, les concepts de territoire, territorialité et territorialisation.

L’écologie politique du Processus des communautés noires Le PCN a élaboré au cours des dernières décennies en Colombie un corpus de concepts et une pensée politique, écologique et culturelle qui constituent le fondement théorique de sa stratégie. Cette réflexion s’est développée de manière dynamique, à travers la rencontre entre les communautés, l’État, le monde universitaire et intellectuel, les ONG et d’autres mouvements. L’enjeu était de produire une pensée propre, de manière autonome 98, qui s’est articulée autour de cinq principes fondamentaux, formulés lors de leur deuxième assemblée générale de 1993 (on souligne les expressions d’une ontologie politique qu’on développera plus loin) 99 : L’affirmation et la réaffirmation de l’être. Le droit d’être noirs, d’être des communautés noires (droit à l’identité) : « nous comprenons le fait d’être noir.e.s à partir de notre logique culturelle, de notre façon particulière de voir le monde, de notre vision de la vie dans toutes ses expressions écologiques, économiques et politiques. […] Notre vision culturelle s’oppose à un modèle de société qui ne veut pas d’une diversité de visions parce qu’il a besoin de l’uniformité pour se perpétuer ». « Le droit à un espace pour être (droit au territoire) : le développement et la recréation de notre vision culturelle requièrent comme espace vital le territoire. Nous ne pouvons être si nous ne pouvons pas vivre en accord avec ce que nous pensons suivant le mode de vie que nous choisissons. De ce fait, notre vision du territoire passe par celle de l’habitat, c’est-à-dire de l’espace où l’homme noir et la femme noire développent collectivement leur être en harmonie avec la nature. »

Le droit à l’exercice de l’être (autonomie, organisation et participation) : « cette autonomie doit être comprise par rapport à la société dominante, face aux partis politiques, aux mouvements sociaux et autres groupes ethniques, et s’enracine dans notre logique culturelle, dans ce que nous sommes en tant que peuple noir. Nous sommes ainsi politiquement autonomes au sein de notre communauté et nous aspirons à être autonomes face à l’État colombien ». « Le droit à notre propre vision du futur : il s’agit de construire notre propre vision du développement écologique, économique et social, en partant de notre culture, de nos formes traditionnelles de production et de notre organisation sociale. Tout au long de l’histoire, la société colombienne nous a imposé sa vision du développement, qui est l’expression d’autres intérêts et d’autres visions que les nôtres. Par conséquent, nous avons le droit de partager avec la société ce monde qui est le nôtre et que nous voulons construire. Ce principe fait référence au droit à un développement propre, en accord avec nos aspirations et notre façon de comprendre la vie. Il s’agit de garantir ainsi la permanence et le développement de notre diversité culturelle. Cela veut dire que nous ne voulons ni notre exclusion, ni notre intégration au sein d’un système capitaliste qui s’est montré incapable de garantir l’existence des différentes formes de vie animales, végétales et humaines dans le futur. En ce sens, nous proposons d’avancer dans la conception et dans l’implantation d’un modèle différent, qui soit basé sur nos pratiques traditionnelles. Ces dernières ont en effet démontré leur capacité à garantir la permanence et le développement de la diversité naturelle et culturelle sur la planète. » L’identité à travers la lutte du peuple noir dans le monde : « Nos luttes font partie de celles que mènent les peuples noirs dans le monde entier pour conquérir leurs droits. Réciproquement, à partir de ses particularités ethniques, le Processus des communautés noires (PCN)

adhère à ces luttes et s’unit aux secteurs qui travaillent à la construction d’un projet de vie digne et alternatif 100. » Ces principes ont débouché sur l’élaboration d’une conceptualisation forte de territoire. En témoigne notamment le travail réalisé dans le bassin du fleuve Yurumanguí et sur le territoire du Pílamo, au nord du département du Cauca, entre 1997 et 2002. Cet édifice conceptuel repose sur un triple socle 101 : le projet de vie des communautés, basé sur le territoire et sur le Buen Vivir (tableau 1) ; le projet politique des organisations ethnicoterritoriales, basé sur une vision du Pacifique comme territoire-région des groupes ethniques afro-descendants et indigènes (tableau 2) ; l’autonomie comme concept et pratique, qui articule le projet de vie des communautés avec le projet politique du mouvement et définit ce qui fut désigné, jusqu’au début des années 2000, sous le nom de « développement intégral de la communauté noire » (tableau 3). Le territoire est défini « comme un espace collectif composé par l’intégralité du lieu dont hommes, femmes, jeunes et adultes ont besoin pour créer et recréer leurs vies 102 ». Il s’agit d’un « espace de vie dans lequel on peut garantir la survie ethnique, historique et culturelle 103 ». Le territoire-région du Pacifique est pris comme une unité géographique qui s’enracine dans la propriété et dans la continuité des territoires collectifs des populations noires ou indigènes, ainsi que dans des conceptions et des pratiques permettant d’élaborer des stratégies de défense du terrain de vie dans ses dimensions indissociablement sociales, culturelles et environnementales. Ce territoire a vocation à devenir une région autonome où l’on fait le choix d’un développement qui soit en accord avec le contexte environnemental et les relations que les 104 communautés entretiennent depuis des siècles avec lui .

Tableau 1 – Le territoire comme projet de vie (Source : PCN, 2004, p. 39)

Tableau 2 – Le territoire-région comme projet politique (Source : PCN, 2004, p. 40)

Tableau 3 – Autonomie et perspective d’avenir (Source : PCN, 2004, p. 38)

Géo-graphier et ré-exister avec les territoires Cette vision complexe du territoire a enrichi les travaux académiques 105. En premier lieu, il est clair que, pour les mouvements afro-descendants, indigènes et paysans, la notion de « territoire » renvoie à autre chose qu’à la notion de « terre ». Elle ne correspond pas non plus au concept moderne de territoire formulé dans la perspective de l’État-nation, au contraire, elle le remet en question. Le territoire n’est pas conçu en termes de « propriété » (bien que la propriété collective soit reconnue), mais d’appropriation

effective par le biais de pratiques culturelles, agricoles, écologiques, économiques, rituelles, etc. Aussi, le territoire – prenons par exemple les fleuves et les rivières du Pacifique colombien – n’a-t-il pas de frontières fixes, mais des limites poreuses qui s’entrecroisent avec celles des territoires voisins. En ce sens, cette conception du territoire nous renvoie à une conception de l’espace qui n’est ni cartésienne, ni euclidienne, et encore moins libérale. Le territoire n’est en effet plus une entité inerte « réellement existante », et ce, indépendamment des relations qui la constituent. Tissu et terrain de vie, il ne saurait alors être mesuré, attribué comme propriété privée, transféré d’un individu à un autre, transformé à loisir et même détruit – comme c’est notamment le cas avec l’activité minière à ciel ouvert ou la monoculture du palmier à huile 106. Porto-Gonçalvez propose une distinction utile entre territoire, territorialisation et territorialité : pour lui, le territoire est une catégorie dense – espessa, épaisse, dans le texte original en portugais – qui présuppose l’appropriation d’un espace géographique. Ce processus d’appropriation – territorialisation – crée les conditions (enseja, en portugais) pour l’émergence des identités – territorialités. De ce fait, les identités sont dynamiques et changeantes, elles matérialisent à un moment donné un ordre déterminé, une configuration territoriale 107 déterminée, une topologie sociale . Le territoire est donc indissociablement matériel et symbolique, épistémique et biophysique. Il est avant tout un processus d’appropriation socioculturelle de la nature et des écosystèmes. Chaque groupe social s’approprie le territoire d’une façon particulière, en fonction de sa cosmovision, de son ontologie. Il nous faut donc émanciper la théorie

sociale et la pensée critique de la géographie scientifique et positiviste du système-monde moderne/colonial et passer à la géo-graphie, c’est-à-dire à la compréhension des « nouvelles graphies de la terre 108 » et de la géographicité de l’histoire, autant de conceptions et pratiques qui défient les concepts créés par la modernité capitaliste. La pensée en actes du PCN met précisément en œuvre ces façons de « géo-graphier ». Le monde actuel est à la recherche de nouvelles territorialités. Et cela, nombre de mouvements sociaux le comprennent bien mieux que les États et, probablement, que les géostratèges militaires – ces derniers défendant souvent avec un zèle caricatural les conceptions anachroniques liées aux dynamiques du capital et à l’étatisation des territoires. Ainsi, pour le PCN, vus sous l’angle de la dynamique de mobilisation et d’organisation socioculturelle, c’est-à-dire d’appropriation, les fleuves représentent des unités de création culturelle et d’organisation socio-politique concrètes. Ces unités micro-historiques ont constitué le socle culturel à partir duquel les organisations sociales ont élaboré le territoire-région ; elles ont permis d’articuler une série de petits territoires comme autant d’éléments du vaste ensemble territorial des communautés noires. La consolidation du territoire-région est l’alternative la plus viable et la plus pérenne pour la conservation, l’usage, la gestion de la biodiversité et la mise en place de projets et de politiques de développement. Cette alternative ne peut se concrétiser que si les peuples noirs et indigènes qui habitent depuis des siècles ce territoire obtiennent une pleine reconnaissance de leurs droits. Il faut également qu’il leur soit permis de développer pleinement leur capacité sociale de mobilisation et d’organisation politique afin de décider librement de la manière dont ils souhaitent vivre. Le territoire est alors « espace naturel et culturel, qui devient une unité stratégique de planification culturelle, sociale, environnementale et économique. Cette unité est une garantie pour la

pérennité du développement culturel et environnemental de la communauté noire en tant que groupe ethnique 109 ». Il est bien dans cette pensée question de géo-graphies, plutôt que de géographie. Les mouvements populaires, comme le conclut PortoGonçalvez, sont « mis au défi de géo-graphier nos vies, notre planète, de constituer de nouveaux territoires, de nouvelles territorialités 110 ». L’écologie politique du mouvement social, son épistémologie et son ontologie sont ici très en avance sur son temps. D’une part, elle affirme sans ambiguïté que le caractère destructeur du modèle de globalisation capitaliste et du mode d’exploitation capitaliste s’enracine dans une certaine vision du monde et une certaine rationalité. Elle imagine et déploie d’autre part toute une stratégie de conservation et de réappropriation culturelle de la nature à partir de la perspective des territoires ancestraux et des nouvelles territorialités. Elle jette aussi des ponts entre mondes et rationalités, par exemple lorsqu’elle met en avant la revendication concrète du territoirerégion (une entité profondément historique et relationnelle) en tant qu’unité juridique et légale dans le dialogue avec l’État et avec d’autres acteurs, proposant ainsi de négocier des processus de territorialisation visant l’autonomie. En d’autres termes, comme le font remarquer Porto-Gonçalvez et Leff dans une analyse des mouvements latino-américains d’écologie politique 111, des groupes comme le PCN réinventent le territoire comme espace de vie à partir d’une politique de la différence. La résistance de ces groupes face à la déterritorialisation de la globalisation néolibérale est une véritable réinvention d’autres rationalités, elles-mêmes territorialisées. Ce faisant, ils « redéfinissent l’environnement et leurs identités culturelles dans le but de construire des mondes durables ». Les luttes deviennent alors des mouvements pour la ré-existence. Ces groupes ne se contentent en effet pas de résister à la spoliation et à la déterritorialisation. Ils redéfinissent leurs formes d’existence à travers des mouvements émancipateurs, la réinvention

de leurs identités, de leurs modes de pensée, de production et de subsistance. En somme, « ces populations n’ont pas seulement persévéré. Elles se sont ré-affirmées à travers la réinvention de leur existence culturelle 112 ». Loin d’être archaïque, le projet de ré-existence de tous ces groupes ethniques et paysans est une solution avancée pour affronter le changement climatique et la crise de la biodiversité 113. En outre, il permet de donner une autre signification au projet de développement durable […]. C’est un appel à la ré-existence, une incitation à construire des mondes-de-vie durables basés sur leurs visions du monde et sur leurs formes de cognition culturelle, sur leur façon d’habiter la planète et leurs propres territoires, sur la base de nouvelles relations avec la planète et avec les autres êtres humains : il s’agit de réaliser un équilibre spirituel et matériel avec le cosmos, au niveau écologique et au niveau des relations sociales. Pour ces acteurs émergents (peuples indigènes, paysans et Afro-descendants), la diversité culturelle constitue le centre du débat sur l’écologie politique. Nous pouvons dire qu’une nouvelle façon de penser et de nouvelles pratiques sont à l’œuvre dans la construction sociale de la rationalité environnementale propre à l’écologie politique latino-américaine 114. S’expriment ici main dans la main un projet politique, écologique et une façon de faire monde, ce qu’avec d’autres anthropologues je qualifie d’ontologie politique, un concept qu’il est maintenant temps d’exposer.

4.

FAIRE MONDE : ONTOLOGIE 115 ET POLITIQUE J’ai fait référence à un champ, ou à une dimension de la politique et du réel, que j’ai dénommé « ontologie ». Il est temps d’expliquer ce que j’entends par là, dans un sens particulier, sensiblement différent de son acception philosophique, en dialogue avec les savoirs des mouvements et en m’appuyant sur les avancées récentes de l’anthropologie (où certains ont parlé d’un « tournant ontologique »). Traditionnellement, la philosophie définit l’ontologie comme l’étude de la nature, de l’être, du réel. Pour Winograd et Flores, l’ontologie renvoie à « ce qu’implique le fait de dire que quelque chose ou quelqu’un existe » ; en d’autres termes, elle traite de la manière d’exister des objets, des êtres et des événements 116. D’où un premier type de définition qui comporte trois niveaux 117. Le premier renvoie aux présupposés que nourrissent les différents groupes sociaux quant aux entités existant réellement dans le monde. Par exemple, dans l’ontologie moderne, il existe des « individus » et des « communautés », « l’esprit » et le « corps » ; ou encore « l’économie », le « marché », le « capital », l’« arbre », les « insectes », les « espèces », et bien sûr, le « monde » – tous ces éléments étant perçus comme des substances

séparées les unes des autres, autoconstituées et autosuffisantes. Dans le cadre de cette ontologie, la vie est peuplée d’« individus » qui manipulent des « objets » dans le « monde », et ce avec plus ou moins d’efficacité. Nous verrons plus tard que de tels principes n’existent pas au sein d’une ontologie relationnelle. Le second niveau conduit à considérer que les ontologies existent, « s’énactent », au travers de pratiques : loin de se limiter à des imaginaires, des idées ou des représentations, elles se déploient sous la forme de pratiques concrètes. Ces pratiques créent de véritables mondes, c’est pourquoi les termes de « monde » et d’« ontologie » sont parfois employés de manière équivalente. Enfin, et c’est là le troisième niveau, les ontologies existent à travers des histoires ou des narrations qui permettent d’incarner ou de faire comprendre plus facilement les principes en vertu desquels différents types d’entités et de relations composent le monde. Ce dernier aspect de l’ontologie est attesté par la littérature ethnographique sur les mythes et les rituels de création 118. Prenons un exemple : dans le domaine de l’agriculture, l’énaction de ces principes de séparation ontologique entre « humains » et « nonhumains » et d’une manière de penser qui implique des catégories telles que « l’économie » ou « l’alimentation », aboutit à la monoculture. Le résultat sera tout autre dans le cadre d’une ontologie relationnelle, qui privilégiera des manières de cultiver diversifiées, connectées à d’autres aspects de la vie, une pratique qu’illustrent les différentes formes d’agroécologie propres aux fermes paysannes ou indigènes. Autre exemple : l’énaction d’une ontologie dans laquelle la montagne est vue comme un être isolé, inerte, sans vie, pourra éventuellement entraîner sa destruction, à travers l’extraction d’or ou de charbon à ciel ouvert notamment. Si j’énacte en revanche une ontologie dans laquelle la montagne est un être sensible, les conséquences seront tout à fait différentes, comme le montrent les mouvements de résistance des communautés indigènes des Andes à l’exploitation minière 119.

Mais on peut aussi appréhender l’ontologie à travers un deuxième ensemble de définitions. Pour l’anthropologue Mario Blaser, l’ontologie politique possède deux dimensions 120. Il s’agit d’abord des processus par lesquels se créent les entités qui constituent un monde particulier, processus qui impliquent bien souvent des négociations dans les domaines du pouvoir. Cette première définition renvoie à des dynamiques intramondes, propres à une ontologie donnée, comme celle des peuples noirs du Pacifique, des communautés indigènes du nord du Cauca ou des Yshiro du Paraguay (cas étudié par Blaser), mais aussi bien sûr comme celle des mondes dits modernes 121. Seconde dimension, l’ontologie politique est aussi le champ d’étude qui analyse ces constructions de mondes et ces négociations au sein d’un monde particulier, et qui s’intéresse aussi aux conflits qui surgissent quand différents mondes se battent pour maintenir leur propre existence et perdurer, conflits qui participent de processus d’interaction et d’hybridation. Cette double définition en implique une autre, celle de pratique politique ontologique (ontological politics en anglais). On trouve une première approche de ce concept dans la notion déjà ancienne de « politique culturelle » émanant des mouvements sociaux. Ce concept visait à attirer l’attention sur la dimension politique de la culture autant que sur la dimension culturelle de la politique. À cette époque, on définissait la politique culturelle comme le processus qui advient dès lors que des acteurs sociaux incarnant différentes logiques et pratiques culturelles entrent en conflit (Escobar, Álvarez et Dagnino, 1998). Aujourd’hui, on appellerait cela des « ontologies ». De même, le concept de politique ontologique permet de souligner la dimension politique de l’ontologie autant que la dimension ontologique de la politique. D’un côté, toute ontologie ou vision du monde crée une manière particulière de voir et de faire la politique : si nous connaissons bien les formes modernes de la politique, basées sur la démocratie

représentative, le vote ou les partis, nous ne connaissons pas en revanche celles des autres ontologies. D’un autre côté, nombre de conflits possèdent une dimension ontologique, qu’il s’agisse de conflits intramondes ou intermondes. Pour l’ontologie politique comme pour la politique ontologique, ce dernier type de conflits est d’une importance capitale. Enfin, dans le sillage des études sociales des sciences, penser en termes de pratique politique ontologique nous rappelle que tout ensemble de pratiques met en place un monde, y compris dans les champs de la science et de la technologie qui se sont volontiers posés comme axiologiquement neutres et universels.

L’ontologie politique des « droits au territoire » 122 La question fondamentale que pose l’analyse des politiques ontologiques est la suivante : quel est le type de monde qui se met en place ? À travers quel ensemble de pratiques et avec quelles conséquences pour tel ou tel groupe d’humains et de non-humains ? C’est le moment d’évoquer quelques exemples.

APPRENDRE À NAVIGUER SUR UN POTRILLO : UNE ONTOLOGIE RELATIONNELLE DANS LE PACIFIQUE SUD COLOMBIEN

Image 1 - Fleuve Guapi (© Ulrich Oslender)

À première vue, la photo ci-dessus représente une scène simple : un père et sa fille se déplacent sur leurs potrillos respectifs, une embarcation traditionnelle typique du Pacifique Sud colombien, chacun étant muni d’un canalete – une rame. On peut supposer qu’ils naviguent à contre-courant pour rentrer chez eux, profitant du flux de la marée après avoir apporté le poisson au village, et rapportant peut-être un peu d’argent à la maison. Le père apprend à sa fille la manière adéquate de conduire le potrillo, un savoir-faire qui lui servira toute la vie, puisqu’elle habite à proximité du fleuve. Mais regardons cette scène avec les yeux de « l’ontologie », ou de la « culture » si l’on veut : essayons de nous transporter là-bas en imagination et d’entrer dans le paysage.

On commence alors à voir beaucoup plus de choses : le potrillo a été taillé par le père dans un arbre de la forêt ou de la mangrove grâce aux savoirs transmis de génération en génération. La mangrove a été parcourue jusque dans ses moindres méandres par les habitants du lieu, qui profitent du réseau fractal des marais. La connexion entre la mer et la Lune est manifeste dans le rythme des marées, que les locaux connaissent à la perfection et qui suppose une autre temporalité. La mangrove est elle-même un grand réseau d’interrelations entre minéraux, micro-organismes, mycorhize, vie aérienne (racines, arbres, insectes, oiseaux), vie aquatique et vie amphibie (poissons, crabes, crevettes et autres mollusques et crustacés). Et l’on peut même y inclure les êtres surnaturels qui établissent parfois une communication entre les divers mondes et les êtres. C’est l’ensemble de ce réseau dense d’interrelations et de matérialité que nous appelons « relationalité » ou « ontologie relationnelle ». Dans cette perspective, il n’y a pas de « père », ni de « fille », pas plus qu’il n’y a de « potrillo » ni de « mangrove » compris en tant qu’êtres séparés, limités, qui existeraient par eux-mêmes ou mus par leur propre volonté. En revanche, il y a tout un monde, qui s’énacte minute par minute, jour après jour, au travers d’une infinité de pratiques qui relient une multiplicité d’humains et de non-humains. Ce que le « père » apprend à sa « fille », c’est à devenir une habile pratiquante de ces savoirs au sein du monde en question, pour actualiser ces relations entre humains, non-humains et êtres « surnaturels », cet entrelacement qui constitue le monde connu sous l’appellation « fleuves du Pacifique ». Anthropologues et géographes l’ont éloquemment décrit en termes de « grammaire de l’environnement 123 », comme un « espace aquatique » doté d’une spatialité et d’une temporalité propres 124, ou comme un « modèle local de nature 125 » Le mouvement zapatiste a beaucoup contribué à nous faire prendre conscience de l’importance proprement politique de ces mondes. Lorsque, le 1er janvier 1994, les zapatistes se sont soulevés dans la jungle lacandone

au Chiapas et ont crié : « Ya Basta ! » (« Ça suffit ! »), leur message arrivait tout droit des mondes relationnels des Mayas, de leur persévérance. « Ça suffit ! » signifiait que malgré plus de cinq cents ans de répression, d’exploitation, de marginalisation et de génocides, ces peuples continuaient d’exister et revendiquaient leur différence. « Ça suffit ! », cela voulait dire : nous ne voulons pas être les subalternes de « votre monde », mais coexister dans le respect de notre autonomie ; en d’autres termes, nous luttons pour un monde où puissent tenir de nombreux mondes. Cette notion zapatiste n’est pas facile à comprendre. Elle peut être reliée à d’autres concepts de la théorie critique sociale, comme à ceux de « multiplicité » chez Deleuze et Guattari, les maîtres de la pensée de la multiplicité et de la différence 126, de plurivers ou d’interculturalité (voir image 2).

Image 2 - Le soulèvement zapatiste, soulèvement d’un monde relationnel (Image de droite, © Beatriz Aurora)

Il y a de nombreuses manières d’exprimer la relationalité. L’un de ses principes fondamentaux est qu’aucune entité ne préexiste aux relations qui

la constituent. Ainsi dans la pensée bouddhiste ce sont les relations et non les entités qui interexistent. Comme l’explique le maître Thich Nhat Hanh, une fleur n’existe pas, elle interexiste ; il n’existe pas d’entités séparées, ni d’« êtres » ou d’« objets » préconstitués qui existeraient par eux-mêmes, dans l’absolu. Du point de vue du cognitivisme phénoménologique, il y a « une coïncidence continue de notre être, de notre faire et de notre connaître 127 ». Une autre manière de comprendre le relationnel est l’absence de division entre nature et culture ou entre individu et communauté qui caractérise nombre de sociétés non-occidentales ou non-modernes 128. En fait, dans ces sociétés, il n’y a pas d’« individus », mais des personnes en relation continue avec l’ensemble du monde humain et non-humain. L’humain et le naturel y forment un monde caractérisé par d’autres différences. Des liens de continuité s’établissent entre ce que nous appelons les mondes biophysiques, les mondes humains et les mondes surnaturels : ils ne sauraient constituer, en effet, des entités séparées 129. Une longue liste de courants scientifiques peuvent être rapprochés, à des degrés divers, de ces positions : l’écologie, qui est une théorie de l’interrelation et de l’interdépendance de tous les êtres ; la théorie des systèmes, fondée sur l’idée que le tout est toujours plus que la somme des parties ; la théorie de l’autopoiesis de Maturana et Varela, qui insiste sur l’autoproduction constante de toute entité vivante à partir d’un système d’éléments et montre que l’interrelation ne produit rien d’autre que l’entité elle-même ; les théories de la complexité, qui dévoilent les dynamiques d’auto-organisation et d’émergence à partir de la création et de la transformation d’interrelations entre des processus parfois surprenants et non-linéaires ; toute la gamme de théories des réseaux contemporains ; les nouvelles tendances du design, centrées sur la notion d’interactivité ; certaines philosophies du web qui s’intéressent particulièrement à la création d’intelligences collectives par le biais de l’interrelation digitale ; la théorie de Gaïa, etc.

Toutes ces tendances interrogent diversement les dualismes modernes et peuvent nous aider à déconstruire ce type de modernité, tout en se situant à l’intérieur de l’ontologie ou épistémè de la modernité 130. Elles pourront dialoguer avec les ontologies relationnelles qui surgissent de la mobilisation des mouvements sociaux.

ONTOLOGIES RELATIONNELLES : PERSPECTIVES TERRITORIALES AU-DELÀ DE « LA CULTURE » Résumons les observations des pages qui précèdent : les ontologies relationnelles émergent aujourd’hui comme forces politiques notamment en réinvestissant différemment le territoire comme terrain de vie et condition de possibilité d’un monde 131. Dans ces ontologies, les territoires sont les espaces-temps vitaux de toute communauté d’hommes et de femmes, mais pas seulement. Ce sont aussi des espaces-temps d’interrelation avec le monde naturel, qu’à la fois ils englobent et constituent. En d’autres termes, l’interrelation génère des scénarios de synergie et de complémentarité, aussi bien pour le monde des hommes et des femmes que pour la reproduction des autres mondes qui se déploient autour du monde humain. Au sein de nombreux mondes indigènes et dans certaines communautés afrodescendantes d’Amérique latine, ces espaces matériels, qui existent sous la forme de montagnes ou de lacs, sont des espaces animés, vivants. Le territoire représente bien plus qu’une simple « ressource », une simple base matérielle pour la reproduction de la communauté humaine et de ses pratiques. Pour saisir de quoi il retourne, il faut absolument être attentif aux différences ontologiques. Quand on parle de la montagne en tant qu’ancêtre ou en tant qu’entité sensible, on fait référence à une relation sociale, non à une relation de sujet à objet. Chaque relation sociale avec des non-humains peut avoir ses protocoles spécifiques, mais elle n’est pas – ou pas seulement – une relation instrumentale, d’usage. Ainsi, le concept de

communauté inclut les humains, comme les non-humains, des animaux aux montagnes en passant par les esprits selon les territoires. Cela ouvre le terrain de la politique aux non-humains. Quel est l’impact d’une telle idée sur la conception moderne de la politique 132 ? La manière qu’ont les humains et les non-humains de gérer leurs relations sociales et leur communication dans un territoire déterminé varie, mais dans tous les cas, la participation des non-humains est un trait de la politique relationnelle 133. Ce n’est pas le cas dans la politique représentative qui prévaut au sein d’une certaine forme de modernité. Dans celle-ci, s’opposer à un projet minier au motif que « la montagne est un être sensible et ne peut être détruit » n’est recevable qu’en termes culturels et ne relève que d’une question de « croyances ». Il est possible que l’on fasse preuve d’une certaine considération envers ces « croyances » mais, en dernière instance, ce qui compte, c’est la « réalité (vraie) », à laquelle seule la science nous permet d’avoir accès, en vertu de laquelle la montagne est une formation rocheuse inerte, et rien de plus. En procédant de la sorte, on ignore la nature ontologique du conflit en question. Pourquoi parler d’« ontologie » et non de « culture » ? Qu’apporte donc le premier concept que nous ne puissions exprimer avec le second ? Outre toutes les critiques du concept de culture émises par l’anthropologie et les études culturelles 134, le concept de culture ne permet pas de rendre compte du phénomène qui nous occupe et que nous avons qualifié d’ontologique. Écoutons ici l’anthropologue anglais Tim Ingold : La posture anthropologique du relativisme culturel – c’est-à-dire l’idée selon laquelle les personnes issues de traditions culturelles différentes (backgrounds) perçoivent différemment la réalité parce qu’elles traitent les mêmes données de l’expérience à travers des schémas de croyances ou de représentation différents – ne déstabilise nullement, mais au contraire renforce,

la prétention des sciences naturelles à formuler la vérité sur le fonctionnement réel de la nature. L’Anthropologie culturelle comme les sciences naturelles se fondent sur une double distanciation de l’observateur vis-à-vis du monde. La première établit une dichotomie entre l’humanité et la nature ; la seconde en crée une autre, au sein de l’humanité, entre les « natifs » ou « indigènes » qui vivent au prisme de cultures, et les Occidentaux, rationnels et éclairés, qui ont dépassé leur culture. L’une comme l’autre sont légitimées par le même acte de foi, qui est au cœur de la pensée et de la science occidentales au point d’en constituer le trait principal : la foi en le primat de la raison abstraite ou universelle. Selon ce discours occidental, puisque c’est par sa faculté de raison que l’humanité se différencie de la nature, il s’ensuit que c’est le développement maximal de cette même faculté qui permet à la science moderne de se distinguer des pratiques épistémiques des gens ayant d’« autres cultures » : leur pensée, suppose-t-on, reste engluée dans les limites et les conventions de la tradition. La perspective souveraine de la raison abstraite est le produit de deux dichotomies : entre humanité et nature ; entre modernité et tradition 135. Ingold résume bien ici la caractérisation de la modernité également mise à jour par bien d’autres auteurs : une ontologie particulière basée sur une dualité entre nature et culture, et entre un « nous » et un « eux ». D’abord, on affirme l’unité de la réalité – il n’existe qu’un monde naturel. Ensuite, on postule l’existence de multiples conceptions de ce monde, c’est-à-dire de « cultures » qui « connaissent » cette réalité unique de diverses manières – c’est le relativisme culturel. Et finalement, toute cette opération se trouve légitimée par l’existence d’une suprarationalité – « la raison universelle » – que l’Occident serait la seule à posséder à son degré le plus haut, et qui

constituerait l’unique garantie de vérité à propos de cette réalité. D’où un grand partage de plus : « L’anthropologie s’attache à l’étude comparative des visions du monde des différentes cultures, tandis que la science, elle, étudierait le fonctionnement de la nature 136. » C’est ainsi que l’on domestique l’altérité ou la différence comme « culture » au sein d’un cadrage ontologique englobant et dominateur 137. Le tableau ci-après constitue une bonne illustration de cette logique.

Tableau 4 – Comment une ontologie relationnelle se voit domestiquée et transformée en « une culture de plus », dans un schéma organisé par l’ontologie moderne et validé par la supposée « raison universelle » ou abstraite. L’ontologie relationnelle, représentée à droite, devient ainsi, à gauche, une « culture » de plus et disparaît en tant que telle (Source : Mario Blaser)

Ingold ne se contente pas de souligner la complicité de l’anthropologie avec cet état de fait, il met en lumière l’existence d’une curieuse division du

travail : la science parle au nom du non-humain, tandis que la politique s’occupe du devenir humain. Le corollaire de cette division, c’est que la nature ne peut pas être à l’origine de faits politiques. Le champ du politique est ainsi amputé de tout un ensemble d’êtres et de processus. C’est précisément l’un des postulats que les mouvements sociaux remettent en cause aujourd’hui, lorsqu’ils invoquent la montagne comme être sensible (dans les Andes contre des projets miniers) ou se définissent par un « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » (dans les « ZAD » en France contre des projets d’aéroport ou les sites d’enfouissement nucléaire). Dans les deux cas, ces luttes expriment non seulement que la nature est composée d’êtres vivants, y compris humains, mais aussi que ces assemblages relationnels d’êtres tissant les territoires ont, ensemble, voix au chapitre quant aux choix politiques 138. Le postulat selon lequel « nous vivons tous au sein d’une même réalité », un monde qui se considère comme étant composé d’« un seul monde 139 », et non au sein de multiples mondes comme le suggèrent les zapatistes, les philosophes de la multiplicité et de la différence ou les sociologues des sciences 140, exclut la possibilité même de l’existence d’ontologies multiples. On prétend en effet qu’il n’y a que des différences de « perspectives » sur une seule et même réalité « objective ». Mais qu’advient-il si l’on remet en question ce postulat fondateur de l’Occident rationnel moderne ? Pour Blaser 141, cette remise en question rend enfin possible l’émergence de tout un champ, l’ontologie politique, qui permet d’imaginer une issue au piège épistémique de la vision dominante de la modernité. L’ontologie politique, on l’a vu, prend au contraire pour point de départ l’existence de mondes multiples. Ceux-ci, bien qu’ils se recoupent, ne sont nullement réductibles les uns aux autres : ils ne sauraient par exemple être décrits par une « science universelle » comme étant de simples perspectives différentes sur un même monde. Chaque monde est énacté par les pratiques qui lui sont propres, dans des contextes de pouvoir

intra- ou intermondains. Ces mondes constituent un plurivers, à savoir un ensemble de mondes en connexion partielle les uns avec les autres, qui n’ont de cesse de s’énacter et de se déployer. Il est tentant, à l’instar de nombreux penseurs, de conclure que tous les mondes ont aujourd’hui été transformés par la modernité et qu’au fond ils sont tous « modernes », ou aspirent à le devenir. Cette position est en partie fondée. Mais, comme le démontre la persévérance des mondes relationnels, il existe toujours quelque chose dans ces mondes qui « excède » l’influence de la modernité. Cet « excès » qui résiste à la définition et à la réduction de la modernité est aussi un fondement important de l’ontologie politique et de la pratique politique ontologique 142. L’ontologie politique consiste donc en l’analyse des mondes et des processus au moyen desquels ils ne cessent de se constituer comme tels. Cela s’applique évidemment tout aussi bien à la modernité elle-même, dans toute son hétérogénéité et ses différences internes, y compris à sa version dominante, naturaliste, dualiste et rationnelle. L’ontologie politique remet le monde moderne à sa place : ce dernier est un monde parmi de nombreux autres. Ce travail théorico-politique fondamental est aujourd’hui le fait d’universitaires critiques autant que de certains mouvements sociaux. De ce point de vue non seulement il ne peut pas y avoir qu’un seul monde – un univers –, mais il ne peut pas y avoir non plus qu’un seul principe ou ensemble de principes auxquels pourraient se référer tous ces mondes – ces principes étant généralement, comme on le sait, issus de la tradition libérale et séculière européenne. S’il est vrai que tous les mondes de la planète vivent à l’ombre du libéralisme en tant que système politique et culturel (capitaliste et séculier 143) et de ses grands postulats (démocratie, marchés, individus, ordre et rationalité, d’ailleurs souvent imposés par la force), ils ne sauraient pour autant être appréhendés exclusivement à partir de ces seuls postulats.

Dans le sillage de la sociologie des absences et des émergences imaginée par Santos 144, l’ontologie politique cherche à rendre visibles les multiples manières de « mondifier » la vie, tandis que la pratique politique ontologique contribue à défendre activement ces mondes, à partir de l’approche qui est la leur. Comme le note Mario Blaser, les mondes qui font place à des formes de différence radicale sont là, sous notre nez 145. Et le fait qu’ils aient souvent recours à des pratiques modernes, à la science et la technologie – par exemple à l’outil incontournable que représente Internet –, n’annule en rien leur différence vis-à-vis de ce que l’on appelle la modernité. En définitive, on ne pourra résoudre la tension entre univers et plurivers, entre un monde fondé sur une réalité et de nombreux mondes et formes de réel, en essayant de déterminer laquelle des deux options est la plus vraie ou la plus juste. Cela nous ferait retomber dans les pièges des jeux de vérité et de pouvoir – épistémè – de la modernité. Il nous faudra plutôt choisir une position éthico-politique qui ne peut être « démontrée » comme vraie, mais plutôt éprouvée et vécue dans ses implications pratiques et politiques. À partir du positionnement éthico-politique du plurivers, la vie est profondément relationnelle, depuis toujours, partout et à tous les niveaux : tout est interrelation et interdépendance. Cela signifie que la vie est relationnelle, pas seulement pour certains groupes ou dans certaines situations, mais pour toutes les entités, partout sur la planète. Même les régions les plus urbaines et « hors-sol » du globe doivent leur existence à des processus d’interrelation et d’interdépendance. Un propos récent du PCN, aborde précisément ce défi de l’espace urbain : Aujourd’hui, les espaces urbains où les communautés afrodescendantes déplacées et exilées s’installent sont aussi nos territoires. Ce sont aussi les espaces culturels des Noirs qui émergent, se recréent et perdurent, dans une société que la

violence rend de plus en plus urbaine. Le déplacement de nos territoires ancestraux vers de nouveaux paysages urbains n’a pas aboli définitivement nos racines culturelles africaines : il nous oblige donc à concevoir autrement l’idée de territoire culturel, au-delà d’une permanence dans l’espace qu’il a fallu quitter. Pour cela, nous avons besoin d’une loi, qui s’engage à repenser ces nouveaux phénomènes dans le cadre d’une nation en paix. On ne peut pas penser la construction de la paix à partir de la vision du territoire qui a rendu possible la guerre sur un temps long. Nous invitons à repenser le « pays territorial 146 ». Pour réinventer un « pays territorial », la prise en compte de l’économie, de la politique et du social n’y suffiront pas : en dernière instance, il faudra repenser l’ontologie. Faire le pari politico-épistémologique de la paix, c’est nous donner la chance de créer une vraie nation interculturelle, une vraie nation pluriethnique, une nouvelle perspective d’intégration sociale-écologique-économique qui prenne suffisamment de distance avec le développement capitaliste. […] Nous ne croyons pas en un capitalisme bienveillant et modernisant. […] Seule une économie dont l’objectif est le Bien Vivre (Buen Vivir), basée sur un mode de vie frugal et sur le soin de la vie empêchera le retour de la guerre sur nos territoires 147.

RADIOGRAPHIE DE L’ONTOLOGIE DUALISTE DE LA MODERNITÉ : CROYANCE EN « L’INDIVIDU », EN « L’ÉCONOMIE » ET AU « RÉEL »

La philosophie et la théorie sociale contemporaines abondent en analyses critiques de la tradition moderne : de Nietzsche à Heidegger et de Vattimo à Foucault, en passant par des auteurs comme Habermas, Beck, Giddens, Taylor, Haraway et Latour, pour ne citer que quelques-uns des auteurs issus de la tradition européenne et anglo-américaine. Il faudrait y ajouter les études culturelles ou Cultural Studies, les études subalternes et les approches post- et décoloniales. Sans épuiser ces analyses, je me limiterai à radiographier quelques-unes des structures fortes de la modernité, telles que l’individu, l’économie, la science et le réel. On a déjà mentionné les travaux d’Ingold. Ce penseur s’émancipe des analyses de la modernité qu’élaborent Latour, Habermas, Agamben ou Negri qui, bien que critiques, n’en restent pas moins profondément intramodernes. Ce qu’il y a de plus intéressant chez lui, c’est qu’il place une certaine forme de rationalité – la raison abstraite ou le logocentrisme, auxquels on ajoutera le phallogocentrisme qui, comme le soulignent de nombreuses penseuses féministes, renforce la domination masculine – au fondement de l’opération moderne dualiste de disqualification des autres mondes. Selon l’approche phénoménologique des Chiliens Maturana, Varela, Flores et de leurs collaborateurs 148, l’ontologie moderne est associée à la tradition rationaliste « abstraite » ou « objectivante » qui prend sa source chez Descartes. Pour Varela, le mot « abstrait » est le terme qui décrit le plus adéquatement cette tradition. Autrement dit, c’est « la tendance à nous orienter vers les hautes sphères de ce qui est général et formel, de ce qui est logique et bien défini, de ce qui peut être représenté et anticipé, qui caractérise notre monde occidental 149 ». On a là une définition du « logocentrisme » : croire que la vérité logique est le seul fondement possible de la connaissance d’un monde objectif constitué d’entités pouvant être connues et, partant, manipulées et ordonnées.

Comme on le sait, cette posture repose sur l’idée d’une correspondance entre le langage et la réalité ou entre la représentation et le réel, laquelle implique d’autres divisions, notamment entre le corps et l’esprit. La théorie de l’énaction de Varela suppose le rejet radical d’une telle posture. D’après lui, l’acte cognitif n’est pas la représentation d’un monde au travers d’un esprit qui lui est extérieur et lui préexiste, mais l’énaction d’une relation entre le monde et le corps-esprit – l’esprit incorporé ou incarné : embodied mind en anglais – en fonction de l’histoire de leurs interrelations. En d’autres termes, « l’esprit » n’existe pas séparément du « corps », ils sont tous les deux inextricablement mêlés et immergés dans le monde. Dans cette optique, « le monde n’est pas quelque chose qui nous est donné, mais quelque chose à quoi nous sommes constamment connectés, lorsque nous bougeons, touchons quelque chose, mangeons ou respirons 150 ». Si l’on se reporte à l’image 1, il est possible de corroborer la pertinence d’un tel énoncé. Et ces auteurs de conclure : Dès lors, il s’agit de comprendre en quoi notre expérience est couplée à un monde que nous vivons en tant qu’il contient des régularités qui sont le résultat de notre histoire biologique et sociale. […] Nous n’avons qu’un monde, celui que nous créons avec l’autre, et seul l’amour nous permet de créer un monde en commun avec lui 151. Ce monde, il faut le préciser, c’est le plurivers. Tandis qu’au sein de l’ontologie dualiste dominante nous nous considérons comme des « individus » limités et autonomes déployant notre existence dans un monde qui, croyons-nous, tourne indépendamment de nous. Nous ne voyons pas que nous énactons un monde (en cela nous, Modernes, avons à apprendre des activistes afro-descendants de la région Pacifique de Colombie, qui eux se vivent comme énactant un monde).

Qu’est-ce qui nous permet de réaliser cette opération de décontextualisation qui nous absout en grande partie de toute responsabilité vis-à-vis du monde ? Les quatre piliers du monde moderne : la croyance en l’individu, en l’économie, au réel et à la science. J’emploie le terme de « croyances » pour souligner le fait qu’il ne s’agit pas de la seule et unique manière de penser ces dimensions. Ce sont plutôt des formes historiques spécifiques, des « inventions » pour ainsi dire, de l’ontologie moderne. Pourtant, elles se présentent comme des façons d’être « naturelles », ou du moins « supérieures ». La croyance en l’individu a été l’une des inventions les plus raffinées et les plus destructrices de la tradition rationaliste : il s’agit de l’idée selon laquelle nous existons en tant qu’êtres séparés, autonomes, dotés de « droits » et de « libre arbitre ». Cette croyance est un cheval de Troie présent dès les débuts du développement et de la modernisation ; elle continue de s’imposer aujourd’hui avec la globalisation néolibérale et l’expansion des marchés, au sein desquels nous ne pouvons être que des consommateurs individuels 152. Des études ethnographiques menées en de nombreux endroits du monde ont démontré avec clarté que, pour de nombreux groupes sociaux, les personnes ne sont pas des individus séparés de la communauté des humains et des non-humains, mais des entités relationnelles. On sait d’ailleurs que pour le bouddhisme il n’existe pas de « je », et que la croyance en un « je » est considérée non pas comme un facteur de liberté, mais comme la cause de toutes les souffrances. Ce principe de nonexistence du « je » – self – nous conduit à considérer la deuxième grande structure de la modernité : la croyance au réel. Bien sûr, nous ne remettons pas en question l’idée d’un monde matériel. Le problème surgit dès lors que la tradition rationaliste traduit cette donnée du sens commun en la croyance en une « réalité objective » ou en un « monde externe » qui préexisterait aux multiples interrelations qui le constituent. Mais la vie est un flux incessant et toujours changeant, et les «

réalités objectives » et solides que nous percevons en apparence sont le résultat des pratiques concrètes d’une multitude d’acteurs. Ce que la pratique politique ontologique entend faire, c’est précisément mettre en lumière les processus par lesquels se créent certaines « réalités » et pas d’autres. Cette croyance en un réel débouche sur une attitude de domination de la nature et empêche de nouer de vraies relations de collaboration avec celle-ci – des relations dans lesquelles nous nous voyons faire partie du flux de la vie 153. Tous les jours, cette croyance en un réel est validée par la foi en la science comme seule forme de connaissance valide. Cette foi a créé une monoculture du savoir, dont le résultat est l’hégémonie de la connaissance moderne et l’invisibilisation et la disqualification de toute autre forme de savoir. La science organisée est la religion du monde moderne 154. Aussi estelle complice de la domination et de la violence qui s’exercent à l’encontre des autres mondes, surtout des mondes non-modernes. Le psychologue et théoricien indien Ashis Nandy va jusqu’à affirmer que, pas plus que l’État, la science moderne ne peut constituer une alliée dans la recherche de formes non-oppressives de société : « La science ne peut même pas entrer en dialogue avec d’autres formes de connaissance, étant donné qu’elle s’octroie le monopole de la connaissance, de la compassion et de l’éthique 155. » Pour que la science puisse jouer ce rôle, car elle devra le faire tôt ou tard, il faut la passer au crible de la critique de l’ontologie politique. Le processus est en cours dans le domaine des études sociales de la science et de la technologie. Quant à la croyance en l’économie, elle repose sur un processus civilisationnel complexe qui a commencé à s’affirmer en Europe dès le e XVIII siècle et qui a débouché sur l’invention de ce qu’on a appelé « l’économie », une sphère séparée de la réalité et un type de pensée et d’action reliées à une autre fiction puissante : le marché autorégulé. Dans

une optique relationnelle, le postulat de l’existence de parcelles de réalité autosignifiante (« économie », « politique », « société », « religion », « individu », etc.) n’a pas de sens. Il convient donc d’envisager ces parcelles comme étant le résultat de postulats, d’énactions et de narrations ontologiques particulières. Cependant, le discours des médias, ou encore les politiques des États et des multinationales contribuent à renforcer cette croyance chaque jour un peu plus. Tout se passe comme si, nous, les « individus », étions condamnés à agir sur des « marchés » régulés par des « prix ». Toutefois, il est possible de dé-naturaliser cette croyance, et les auteurs qui travaillent sur les économies plurielles, les économies alternatives ou l’économie sociale et solidaire s’y emploient. En somme, l’adhésion inconditionnelle aux concepts de science et d’individu autonome, la naturalisation de l’économie et la croyance en une « réalité objective », dans laquelle nous nous voyons comme des sujets modernes contrôlant un monde fait d’objets que nous pouvons manipuler, constituent les principales pratiques de la tradition rationaliste et de l’ontologie dualiste. Celles-ci se trouvent résumées dans le tableau ciaprès :

Tableau 5 - L’ontologie dualiste et ses croyances : l’individu, l’économie, la science et la réalité objective

Les conséquences de ces dualismes se ressentent aujourd’hui de multiples manières : on a en quelque sorte affaire à un retour du refoulé épistémique. Dans le champ universitaire, on pourrait mentionner les tendances postdualistes suivantes : les nouvelles manières d’aborder les « non-humains », y compris les objets (les perspectives de l’acteur-réseau, par exemple) ; la prise en compte par les sciences sociales de ce qui est « naturel » (écologie politique, théories de la complexité et ethnographie des modèles de nature propres aux peuples non-occidentaux) ; le retour de « la vie » et de la « matérialité » dans la théorie sociale (les nouveaux matérialismes et vitalismes) ; les problématiques du corps (des théories de

l’énaction de Varela et des nouvelles approches cognitivistes aux approches féministes et queer) ; et l’irruption du sacré et du spirituel dans une théorie sociale qui leur reconnaît une pertinence après qu’ils ont été totalement évacués des universités sécularisées ou neutralisés dans les espaces spécialisés des « études religieuses ». Dans ce retour du refoulé, les connaissances des groupes subalternes, dont la rationalité a été niée, sinon violemment détruite, sont les grands revenants. Prenons à nouveau un exemple déjà mentionné : en faisant de la montagne une entité sensible, les groupes indigènes du Pérou ne mobilisent pas une « croyance », selon une vision réductionniste procédant du dualisme « science/croyance » ou « vrai/faux », mais toute une épistémè et une ontologie qui justement ne fonctionnent pas dans ce cadre binaire. C’est ce que vise également le concept de décolonisation épistémique 156. Selon la philosophe environnementaliste Val Plumwood et l’écologue Enrique Leff, la crise écologique est une crise de la rationalité dualiste et des modèles de pensée qui lui sont attachés, notamment le binôme nature/culture 157. Et pour l’écologue australienne Bird, « les dualismes occidentaux maintiennent une spirale de déconnexion croissante. Nous connecter au monde au-delà de l’être est de plus en plus difficile, et l’expérience, quand elle est possible, nous semble de plus en plus irréelle 158 ». Cela nous ramène à la nécessité d’une ontologie politique depuis la perspective des conflits environnementaux, qui ouvre un espace aux ontologies non-dualistes et aux rationalités alternatives.

Ontologie politique, conflits environnementaux et transitions vers le plurivers

Revenons vers les conflits sociaux et environnementaux du Pacifique colombien et les luttes des communautés afro-descendantes pour en mettre au jour la dimension ontologique et de « ré-existence 159 ». Se dégagera alors en conclusion du chapitre tout ce que la perspective de l’ontologie politique et la notion de pratique politique ontologique apportent à l’analyse des mouvements socio-environnementaux, ainsi que leur contribution aux combats des peuples qui défendent leurs territoires et leurs différences, ou aux projets de transition postextractiviste et vers le plurivers.

DYNAMIQUES TERRITORIALES, EXTRACTIVISME ET CONFLITS SOCIO-ENVIRONNEMENTAUX DANS LES TERRITOIRES AFRODESCENDANTS

Il est certain qu’une large part des conflits survenus au cours des dix dernières années dans le Pacifique colombien est due à une divergence dans les manières d’envisager le monde et la vie. C’est peut-être pour cette raison qu’à partir des années 1990, et plus clairement encore au cours des années 2000, les États et les capitales nationales et transnationales ont déployé une série de stratégies à l’encontre de ces mouvements, visant à étendre la territorialité du système capitaliste moderne/colonial via d’ambitieux projets d’intégration continentale. Parmi ces projets, on trouve l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (IIRSA). Cette dernière est bien connue et porte sur un ensemble de projets dans le secteur de la communication : elle concerne des réseaux de transport routiers, maritimes, de télécommunications et d’énergie. Elle est financée par la Banque interaméricaine de développement (BID), la Banque mondiale et par des capitaux brésiliens de plus en plus présents. On envisage également des canaux interocéaniques en Colombie, des zones et des traités de libre-échange et des plans de développement et de lutte contre l’insurrection, comme le Plan Puebla-Panama et le Plan Colombia. Dans la

région Pacifique de Colombie, après les avancées des années 1990 (reconnaissance de la diversité culturelle par la Constitution de 1991, la loi 70 promulguée en 1993), les années récentes ont connu un mouvement d’appropriation des terres (land grabbing) par des entreprises extractivistes et des infrastructures 160, une intensification du rythme de destruction de la forêt tropicale, et des atteintes systématiques aux droits des Afrodescendants provoquant des déplacements forcés à travers tout le pays. Dans le Pacifique et dans d’autres territoires ancestraux du pays, cette situation critique s’explique par la conjonction de plusieurs phénomènes 161 : L’augmentation du nombre de concessions minières – destinées, entre autres, à l’exploitation de l’or et du charbon – et l’intensification de l’activité minière réalisée au moyen de rétrocaveuses sur un grand nombre de territoires. La fumigation de territoires entiers comme stratégie d’éradication des cultures de coca. Cette forme de guerre chimique et biologique, loin d’entraver cette culture, épuise en revanche les récoltes alimentaires traditionnelles de la population locale tout en empoisonnant les fleuves et les rivières. La militarisation d’un grand nombre de territoires comme réponse à la présence d’acteurs armés. Cette stratégie conduit souvent à la répression des organisations locales. Les macroprojets de développement : citons le palmier à huile utilisé dans la production d’agrocarburants, l’expansion des ports et la construction de pipelines et de routes, comme la route Ánimas-Nuquí ou la Transversal de las Américas, reliant la Colombie et le Venezuela au Panama. La plupart de ces projets ont été réalisés sans consultation préalable – pourtant obligatoire selon la loi – de la population concernée, et sans compensation ou réparation des impacts sociaux, environnementaux et culturels.

Les menaces constantes adressées aux leaders et aux activistes locaux, ainsi que les massacres et assassinats, perpétrés essentiellement par des groupes paramilitaires et rebelles. Le silence complice des organismes d’État face aux fréquents abus de pouvoir et à la destruction de l’environnement dont sont responsables plusieurs de ces groupes. Dans ce contexte, la question cruciale qui se pose pour les communautés et les mouvements est de savoir comment maintenir les conditions d’existence et de ré-existence face à l’avalanche développementiste, extractiviste et modernisatrice qui détruit les territoires 162. Cette manière de poser le problème renvoie à ce que nous avons appelé le registre ontologique. On a vu que les conflits environnementaux d’ordre ontologique acquièrent aujourd’hui davantage de visibilité, car l’hégémonie du récit de la modernité connaît actuellement une crise profonde 163. La situation économique – caractérisée par des mécanismes comme l’accaparement des terres (land grabbing) ou la course désespérée des entreprises transnationales à l’or et aux minerais –, tout comme sociale – pauvreté et inégalités – , environnementale – changement climatique, réduction de la biodiversité et des écosystèmes –, traduisent une crise majeure qui est aussi civilisationnelle. En réponse, les luttes surgissent et se multiplient. Elles renouvellent la notion de « territoires » (aux sens matériel, épistémique, culturel et ontologique), et les stratégies pour les sauvegarder et les défendre : Au niveau écologique, pour préserver la biodiversité menacée par la déforestation des forêts et des mangroves, et restaurer l’intégrité écosystémique des territoires, il s’agit de renforcer le droit des communautés à déployer des politiques basées sur le Buen Vivir. Au niveau social, afin de garantir les droits des communautés, y compris le respect du territoire.

Au niveau politique, pour protéger les organisations ethnico-territoriales et la vie de leurs leaders, il est crucial de garantir leur autonomie et de renforcer leurs propres formes de gouvernement. Au niveau culturel, afin de garantir les conditions indispensables à l’exercice de leur identité et les pratiques culturelles des communautés noires et indigènes 164. Pris ensemble, ces quatre points mis en avant par le texte d’un collectif « pour la défense du Pacifique colombien » intitulé « Un autre Pacifique est possible », renvoie bien à un projet « ontologique » qui est mis en avant. Si l’on se reporte au tableau 3 du PCN et au concept d’autonomie en tant qu’articulation du projet de vie des communautés, basé sur le Buen Vivir et sur ses « cosmovisions », ainsi que sur le projet politique des organisations, basé sur la défense du territoire-région, on voit qu’en dernière instance l’autonomie est ontologique. Elle s’applique fondamentalement à la capacité de chaque communauté à se définir elle-même et à établir ses normes d’existence et de coexistence. Autrement dit, l’autonomie renvoie à la capacité de se re-concevoir soi-même dans tous les aspects, dans sa diversité et son hétérogénéité, et dans son articulation avec d’autres mondes. C’est ce que l’on a appelé la perspective politique ontologique. Le projet qui émerge d’une telle approche pourrait bien être qualifié de « design ontologique ».

TRANSITIONS ET ALTERNATIVES AU DÉVELOPPEMENT Les appels à un changement radical qui fleurissent témoignent de la profondeur des crises contemporaines et signalent un changement d’époque. Les discours sur la transition surgissent aujourd’hui partout sur la planète avec une éloquence, une diversité et une intensité particulières. Le champ dédié aux « études sur la transition » est devenu un nouveau domaine

universitaire en même temps que l’engagement activiste en vue de la transition transforme le champ politique, non sans produire des savoirs et concepts qui fécondent les pensées universitaires critiques. Les discours sur la transition apparaissent actuellement dans une grande diversité de domaines, principalement dans les mouvements sociaux, au sein de certaines ONG et dans certains courants universitaires émergents portés par des scientifiques ou des intellectuels qui soutiennent les luttes environnementales et culturelles. Ils occupent également une place importante dans des champs divers et variés, comme la culture, l’écologie, la religion, la spiritualité, la science alternative (par exemple les systèmes vivants et la complexité), l’économie politique, l’ontologie politique et les nouvelles technologies digitales et biologiques 165. L’une des spécificités des discours contemporains sur la transition, c’est qu’ils misent sur une transformation radicale du monde au niveau culturel et institutionnel : une transition en vue d’un monde significativement différent de celui d’aujourd’hui. Dans tous ces discours, on trouve cette même idée que l’humanité se situe à un carrefour et qu’elle est sur le point d’entrer dans une nouvelle phase civilisationnelle au niveau planétaire. Ce phénomène résulterait de l’accélération de la modernité au cours des dernières décennies. Le système global prendrait aujourd’hui une forme radicalement différente de celles qui le caractérisaient auparavant. La forme que prendra la transition, ainsi que ses résultats dépendront de la vision du monde qui l’emportera. Les scénarios sont variables : d’un monde toujours plus féroce dans lequel les ségrégations socio-spatiales ne feraient que s’accentuer, à un monde où les humains trouveraient finalement des moyens de coexister, entre eux et avec le monde naturel, dans un enrichissement mutuel. Entre ces deux scénarios, il existe tout un éventail de positions qui cherchent à maintenir le statu quo – business as usual. Il existe tout une gamme de savants mélanges entre logiques de marché, politiques sociales et environnementales qui, à l’image de « l’économie verte » proposée en 2012

dans le Sommet de Rio + 20, ne sont guère que des palliatifs à ces crises chroniques. Les projets de « transitions vers le postextractivisme » constituent une branche désormais importante des discours sur la transition. Ils connaissent un rayonnement important en Amérique du Sud. Ils partent d’un constat : la persistance des modèles de développement basés sur l’appropriation massive de ressources naturelles, qui ne sont pas ou peu transformées et sont exportées en tant que matières premières (minerais, hydrocarbures, monocultures d’exportation, industrie de la pêche, etc.), qu’il s’agisse de l’extractivisme néolibéral agressif de pays comme la Colombie ou le Mexique, ou du néo-extractivisme commun de nombreux gouvernements progressistes (Brésil des années 2000, Bolivie, Équateur, etc.), le tout se déroulant sous l’égide du nouveau « consensus des commodities » 166. Le but des transitions vers le postextractivisme est de démontrer « qu’il y a une vie après l’extractivisme » et qu’il est possible d’orienter l’action politique vers d’autres modèles de production et de vie 167. Les mouvements postextractivistes ont mis au point divers outils d’action et de pensée : une typologie des différents types d’extractivismes – « prédateur », « sensé » et « indispensable » – ; des méthodologies de fonctionnement en ateliers, avec des groupes au sein desquels sont représentés les différents modèles de transitions ; ou encore des outils de communication, comme dans la récente campagne péruvienne d’alternatives à l’extractivisme. Au sein du vaste domaine des études critiques et des alternatives au développement, les transitions vers le postextractivisme constituent à ce jour la proposition la plus réaliste et la plus convaincante. Le milieu universitaire, espace clé de la reproduction des conceptions standard du développement, ferait bien d’accompagner plus franchement ce renouveau. Un autre domaine activiste et universitaire me semble fécond aujourd’hui, celui des « alternatives au développement ». Le concept semble émerger aujourd’hui avec une force inédite, en particulier dans le

travail réalisé par Gudynas, Acosta et leurs collègues en Équateur, au Pérou et en Uruguay 168. Nous avons vu qu’à la fin des années 1990, des groupes comme le PCN avaient fait du Buen Vivir, ou Vivir Bien, la pierre angulaire de leur action communautaire et politique. Ces concepts sont déjà familiers, en raison notamment de leur intégration dans les constitutions équatoriennes et boliviennes. Celles-ci ont indéniablement été l’élément déclencheur d’un vaste débat autour des droits de la nature 169. Les alternatives au « développement » élaborent une critique radicale des notions que ce dernier implique : croissance, progrès, réformes de marché, extractivisme, hausse démesurée de la consommation matérielle individuelle, etc. Elles s’inspirent pour ce faire des analyses émanant des savoirs et des mouvements indigènes et soulignent la nécessité d’aller audelà des savoirs occidentaux, formulant ainsi une critique de la modernité d’origine européenne, certes timide si on la compare à celles émises par le MCD et les discours portant sur la crise de la civilisation. Enfin, elles relaient les débats sur le Buen Vivir et les droits de la nature qu’elles considèrent comme étant une « plateforme politique pour la construction d’alternatives au développement 170 ». Le Buen Vivir et les droits de la nature ne sont en rien des slogans isolés. Ils sont plutôt à envisager dans le cadre de toute une gamme de transformations, comme la redéfinition de l’État en termes de plurinationalité ou celle de la société en termes d’interculturalité, ouvrant une acception pleine et entière de la notion de « droits », dont l’objectif est précisément la réalisation du Buen Vivir. Toutes ces innovations doivent être considérées comme étant multiculturelles, multi-épistémiques, et prenant sens au sein de processus de construction politique profondément dialogiques et souvent contradictoires 171. Dans ce retour des alternatives au développement, il faut en effet entendre le terme « alternatives » « dans son sens le plus profond 172 ». Profond, car on touche ici à la dimension coloniale de la culture, des

imaginaires et des idées, qu’exprime le concept de colonialité du savoir. L’analyse détaillée et érudite de l’histoire du Buen Vivir et des droits de la nature que Gudynas et Acosta produisent en Équateur et en Bolivie les conduit en outre à tourner leur regard vers les rationalités, les revendications et les luttes des groupes et des mouvements indigènes, qu’ils intègrent à leurs propositions sophistiquées, tout en puisant à des sources théoriques diverses et variées, en particulier l’écologie. Soulignons que ces auteurs accordent une importance capitale à la relation entre discussion théorique et pratique sociale. Pour eux, proposer des alternatives au « développement » consiste « aussi bien à critiquer le développementisme qu’à tester de nouvelles alternatives 173 », effort louable pour dépasser les pratiques épistémologiques universitaires et l’avantgardisme qui les caractérise. Sans les mettre « dans le même sac », voyons maintenant en quoi le postextractivisme et les alternatives au développement (incluant Buen Vivir et droits de la nature) s’insèrent dans le cadre de l’ontologie politique qui est celui de ce livre. Actuellement, un grand nombre de mouvements sociaux ethnicoterritoriaux en Amérique latine constituent des espaces cruciaux de production de connaissance et de stratégies sur les identités, les façons de faire monde et la vie. Dans le contexte de crise sociale et écologique qui frappe la Terre et les territoires, ils sont à l’avant-garde de l’affirmation de la dimension ontologique de la politique et du design ontologique. Le territoire, en tant que concept et en tant que pratique, représente bien plus qu’un support à la vie et à sa reproduction. Il est l’espace biophysique et épistémique dans lequel la vie s’énacte en accord avec une ontologie particulière et devient « monde ». Dans les ontologies relationnelles, les humains et les non-humains – ce qui est organique et non-organique aussi bien que ce qui est surnaturel ou spirituel – font

partie intégrante du monde, de par les interrelations multiples qu’ils entretiennent en tant qu’êtres sensibles. C’est pourquoi les humains ne sont pas les seuls à pouvoir parler au nom des non-humains, comme le font les scientifiques. Une politique relationnelle prend en compte les voix et les multiples dynamiques qui tissent la trame de l’humain et du non-humain, sans donner à l’humain aucune prééminence. Pour certains mouvements ethnico-territoriaux, l’autonomie apparaît comme étant un concept clé de la pratique politique ontologique. Elle renvoie à la création de conditions qui permettent de changer de l’intérieur les normes du monde – il s’agit, contrairement à ce que prescrivent les experts, de « changer les traditions traditionnellement ». Elle peut être associée à la défense, à la transformation ou à l’invention de nouvelles pratiques 174. Pour les zapatistes, l’autonomie est la condition même de l’être communal : « Cette forme de gouvernement autonome […] résulte de plusieurs siècles de résistance indigène et de l’expérience zapatiste elle-même. Elle implique l’autogouvernement des communautés 175. » Et lorsque le PCN parle d’articuler le projet de vie des communautés – leur projet ontologique de composition de monde – avec le projet politique du mouvement, il développe une pratique politique ontologique. Le fait de repenser le « développement » et « l’économie » s’avère une tâche tout aussi importante pour l’ontologie politique, à l’heure où certaines formes de compréhension de l’individu, de l’économie et du réel se propagent dangereusement. Ces dernières mettent à mal chaque jour un peu plus le système d’interrelations qui rend possible les mondes relationnels. La quête d’alternatives au développement et les projets d’« économies autres » sont alors d’une importance cruciale pour l’ontologie politique des territoires. Autrement dit, l’objectif est de rendre visibles et de promouvoir des manières non-capitalistes et nonlibérales de tisser la trame unissant l’humain et la nature.

Pas plus que les territoires, les mondes ne sont statiques. Ils ne l’ont d’ailleurs jamais été. Les analyser ainsi reviendrait à tomber dans l’un des pièges de la modernité, consistant à condamner toute forme de résistance radicale, tout projet d’être ou d’exister dans un autre espace/temps minoritaire et n’y voir qu’une rémanence du passé au sein de la modernité 176. Pourtant, la « modernité » est davantage tournée vers le passé que les autres mondes quand elle persiste à penser en termes de « locomotives du développement », tandis qu’un grand nombre de groupes subalternes se sont ouverts à différents courants du monde contemporain. En proposant de définir les territoires des communautés noires comme « un réseau complexe de relations, dans lequel se développe un projet politique, qui cherche à contribuer à la conservation de la vie, à la consolidation de la démocratie, à partir du droit à la différence et à la construction alternative de la société 177 », le PCN analyse avec clairvoyance l’histoire et la situation présente. Il fournit un cadre de compréhension de ce qui se joue dans les relations entre les mondes, et formule une proposition pour « l’interculturalité » (si l’on veut garder ce vocabulaire plus ancien). Sous la pression des mouvements, certains secteurs de l’État envisagent d’admettre la négociation intermondes dans le champ du politique 178. Les mondes se géo-graphient (ou se géographisent) à travers leur histoire : c’est ce que nous enseignent aussi bien certains mouvements ethnico-territoriaux que certains champs universitaires. Les mondes cherchent à créer les conditions de leur ré-existence par la réappropriation collective de leurs territoires. D’une manière générale, les mondes s’entremêlent, se coproduisent et s’affectent les uns les autres par le biais de connexions partielles, sans se réduire jamais à la somme de ces interactions. Émerge dès lors l’une des questions cruciales de l’ontologie politique : comment concevoir

(designer) des rencontres entre les mondes à partir de la différence ontologique 179 ? Il sera difficile de répondre à cette question tant que prévaudra une conception de la globalisation comme universalisation de la modernité. En revanche, si la perspective que j’ai développée dans ce livre est un tant soit peu valide, la possibilité historique d’un autre grand projet se dessine : une globalisation qui soit une stratégie de préservation et de promotion du plurivers 180. Nous dénommons cette stratégie « l’activation politique de la relationalité 181 ». Si une telle hypothèse fait sens, le spectre politique s’élargira. Il n’oscillera plus seulement de « droite » à « gauche », mais comprendra « la droite, la gauche et la dimension ontologique-épistémique ».

Occupations, persistances et transitions C’est un fait peu connu, la Colombie occupe la première place dans le monde en termes de déplacements forcés : elle compte plus de cinq millions de déplacés internes, un grand nombre d’entre eux étant Afro-descendants, chassés par les industries extractives ou la monoculture du palmier à huile et de la canne à sucre. Répression, déplacements forcés de populations, intimidations, menaces et assassinats, ou encore cooptation de leaders locaux sont les méthodes quotidiennement déployées pour étendre le développement extractiviste. Les effets sont dévastateurs pour les communautés et les écosystèmes locaux. La forêt tropicale, les fleuves, les estuaires et les mangroves sont détruits pour laisser place à la monotonie de la plantation moderne, s’attaquant à la part du monde relationnel qui est énactée par les communautés. Le réseau d’humains et de non-humains qui en dépend désormais voit sa base ontologique disparaître peu à peu.

Pour l’anthropologue indo-états-unienne Kamala Visweswaran (2012), cette expropiation des communautés de leur territoire a été la logique fondatrice de l’État-nation et de la colonisation, et se poursuit avec la globalisation néolibérale actuelle. Qu’il s’agisse de l’occupation israélienne en Palestine, de celle du Cachemire par l’Inde, du Tibet par la Chine, des Malouines par l’Angleterre, et bien sûr de l’Irak et de l’Afghanistan par les États-Unis, on a affaire à des processus qui associent fréquemment pouvoir militaire (forces militaires, mercenaires et technologies de pointe comme les drones) et discours incantatoires relayés par les médias de masse. Ces discours parviennent souvent à convaincre la mal nommée « communauté internationale » de la légitimité de ces occupations : plus elles sont féroces, plus on invoque leur impérieuse nécessité. Selon Visweswaran, l’occupant ne se présente jamais comme tel. L’occupant, ce sont aussi les classes moyennes patriotes et acquises à la modernisation, qui déplorent le « terrorisme » et « l’insécurité », justifiant ainsi une occupation perçue comme un outil au service de l’« ordre » et, bien évidemment, du « progrès ». Voilà pourquoi la toile de fond de l’occupation est presque toujours faite de racisme – c’est évident en Colombie – et de colonialité – c’est évident pour un grand nombre d’occupations en Afrique, où l’ordre postcolonial sert de paravent aux aspects les plus brutaux de la colonialité. Voilà pourquoi les occupations peuvent si vite tourner au génocide. D’ailleurs, de nombreux activistes afrocolombiens voient dans les déplacements forcés des ethnocides : déplacer les populations, c’est en effet contribuer à faire disparaître un monde 182. Nous proposons d’envisager les droits des peuples indigènes, afrodescendants et paysans à leurs territoires au travers de trois processus liés : occupations, persistances et transitions. Bien que « l’occupation » de territoires collectifs mêle souvent plusieurs aspects (armés, territoriaux, technologiques, culturels et écologiques), la dimension ontologique, la destruction d’un monde, demeure la plus importante. La notion de «

persévérances » renvoie à la résistance mais se trouve aussi souvent avancée par les luttes sous l’angle de l’ontologie. Dans cette perspective, l’occupant, c’est le projet moderne : un monde qui cherche à transformer la pluralité des mondes existants en un seul. Et ce qui persiste, c’est l’affirmation d’une multiplicité de mondes. Parce qu’elles résistent à l’expansion du projet globalisateur néolibéral de construction d’un monde, les luttes des communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes peuvent être considérées comme des luttes ontologiques et comme des contributions importantes aux transitions écologiques et culturelles vers le plurivers. Ces transitions sont nécessaires pour affronter la multiplicité de crises écologiques et sociales produites par l’ontologie unimondiste (avec ses récits, ses pratiques et ses formes d’action) 183.

5.

ÉTUDES DES TRANSITIONS : PROPOSITION D’UN NOUVEAU DOMAINE DE RECHERCHE ET DE DESIGN POUR LE PLURIVERS La transition est à l’ordre du jour. La détérioration ininterrompue des conditions de la vie sociale et naturelle sur la planète et l’impuissance des politiques institutionnelles ou éducatives, incapables d’imaginer des sorties de crise, nous appellent à dépasser les limites institutionnelles et épistémiques pour faire apparaître les mondes et les pratiques à partir desquels s’opéreront les transformations indispensables.

De l’occupation unimondiste à une nouvelle condition pluriverselle Sous l’appellation « études des transitions », la proposition est la création d’un espace de débat et de réflexion collective : il s’agit de construire des récits et des stratégies de transition vers des modèles de vie

sociale et de rapport à la nature moins destructeurs que ceux qui prévalent aujourd’hui. Les études des transitions ouvriront un espace où l’on pourra étudier et développer des projets de transition vers un monde qui puisse contenir de nombreux mondes : un plurivers. Les crises écologiques et sociales contemporaines sont dues au modèle de développement qui prévaut depuis quelques centaines d’années. Les termes d’industrialisme, de capitalisme, de modernité, de (néo)libéralisme, d’anthropocentrisme, de rationalisme, de patriarcat ou de sécularisation renvoient à diverses facettes de ce modèle. Mais à la base du modèle et aux racines de ces facettes, se trouve la diffusion mondiale de l’idée selon laquelle nous vivons tous dans un seul monde, « un monde fait d’un seul monde », pour utiliser la formule de John Law 184. De l’expansion européenne en Amérique au colonialisme, au développement et à la globalisation, s’est déployée depuis plusieurs siècles une occupation mono-ontologique de la planète. Cette occupation a été exercée par une ontologie bien particulière, celle du « monde fait d’un seul monde ». Il ne s’agit rien de moins aujourd’hui que de mettre fin à ce processus multiséculaire pour ouvrir une autre époque. Comment résister à l’occupation mono-ontologique et réorienter nos devenirs vers le pluriversel, c’est-à-dire vers la coexistence et l’épanouissement d’une diversité de façons de faire monde sur la planète ? Les activistes qui parlent de crise de civilisation (par exemple, les Indiens, les Afro-descendants ou les paysans d’Amérique latine) et de nécessaire changement de civilisation sont en phase avec cette perspective. Et je fais mien l’appel à « un monde pouvant contenir de nombreux mondes ». Le plurivers renvoie à une vision du monde qui reflète la créativité et la dynamique autopoïétique de la Terre, à savoir le fait qu’aucun être vivant n’existe indépendamment d’elle. L’écologiste et théologien Thomas Berry parle de cette condition relationnelle comme du « rêve de la Terre 185 ». Nous sommes tous immergés dans un plurivers, que l’on peut voir comme une série

d’écheveaux faits d’humains et de non-humains en permanente recomposition, ces dynamiques résultant du mouvement incessant des forces et des processus vitaux de la Terre. À partir de cette dynamique, les humains créent régulièrement des mondes particuliers aux effets durables. Le problème, c’est que l’un de ces mondes a décrété qu’il était « le » monde, essayant de réduire à sa seule logique la richesse et la variété de la vie sociale et naturelle.

Hypothèse de travail 186 Les études des transitions partent des hypothèses et des propositions suivantes : 1. Bien que prise comme approche dominante de « ce qu’est-ce que la réalité », l’affirmation qu’« il n’y a qu’un monde dans le monde » (on l’appellera Monde-1 pour simplifier) n’a rien d’« universel » : c’est le produit de pratiques situées et de décisions historiques. Un moment crucial dans l’apparition de ces pratiques a été la conquête de l’Amérique, que d’aucuns considèrent comme étant à l’origine de notre système-monde moderne/colonial. Le projet Monde-1 se caractérise par une double coupure ontologique : une manière particulière de séparer la nature et les êtres humains ; et une différenciation entre ceux qui fonctionnent à l’intérieur du Monde-1 et ceux qui croient à d’autres façons de « faire monde » ou de composer des mondes. Différenciation et contrôle. Ces dualismes et tous ceux qui en découlent sont à la base des institutions et des pratiques à travers lesquelles le Monde-1 s’énacte. 2. Le Monde-1 craque de toutes parts. La récurrence du langage de la crise lorsqu’il s’agit d’évoquer la situation écologique et sociale sur la

planète (en particulier la question du réchauffement climatique) en est un premier symptôme. La visibilité accrue des luttes qui visent à défendre montagnes, paysages, bois et territoires, en s’appuyant sur une conception relationnelle, non-dualiste et sur des ontologies multiples, en est un second. Et aujourd’hui, « nous devons affronter des problèmes modernes dont les solutions ne viendront pas de la modernité », selon la percutante formule de Boaventura de Sousa Santos (2007). Ainsi, la crise prend racine dans les modèles au travers desquels nous imaginons le monde et à partir desquels nous le construisons. 3. L’effondrement en cours du système Monde-1 interpelle la recherche comme l’engagement politique. Comment le Monde-1 a-t-il pu devenir aussi puissant ? Comment fonctionne-t-il aujourd’hui ? Comment pourrait-il être déconstruit ? Peut-il se réarticuler à une pluralité de mondes 187 ? Ce sont des questions clés vers des pratiques politiques ontologiques pluriverselles. 4. Le diagnostic et les interrogations que je viens d’esquisser dessinent le contexte de travail d’un nouveau domaine à construire entre monde universitaire et monde activiste : d’un côté le champ des études prouve la nécessité d’identifier les bases sur lesquelles le Monde-1 fonde son hégémonie ; de l’autre, il y a l’apparition de projets basés sur différentes formes d’engagements ontologiques, leurs manières de faire monde (wordling), d’affaiblir le projet Monde-1 et d’élargir l’espace où ils prennent vie. 5. L’avènement de ce que les unimondistes nomment l’Anthropocène démontre l’ampleur géologique du Monde-1 sur l’intégrité biophysique de la planète, annonce son effondrement, et appelle à changer de modèle. Dans le Nord global comme dans le Sud global, de nouvelles formes de récits et de militantisme annoncent et construisent les changements culturels et écologiques vers d’autres modèles de sociétés : de par leur diversité, leur dynamisme et leur puissance

collective, ces initiatives fleurissant sur la planète sont bien plus porteuses d’avenir que les solutions envisagées par les porteurs du grand récit de l’Anthropocène 188. Passer en revue ces initiatives et propositions nouvelles et en rendre compte : c’est là une des tâches fondamentales qui attendent les études pluriverselles. 6. Les impasses sociales, économiques et écologiques où nous nous trouvons signalent un défaut majeur et global de conception (design) du Monde-1. Il s’agit donc de reconcevoir nos façons de faire monde. Ce travail de reconception pour re-designer des mondes implique une forte dimension ontologique. Je propose d’appeler « design pluriversel » cette activité essentielle aux transitions, visant à créer le contexte technologique, social et écologique adapté au développement de multiples formes de connaissances et de mondes, humains comme nonhumains, et ce dans une dynamique d’enrichissement mutuel. 7. Enfin, les mouvements et les études de la transition ont besoin de créer de nouveaux moyens de communication et de nouvelles stratégies, car les médias actuels sont les relais les plus efficaces de la vision du monde propre au Monde-1. Les stratégies de communication pluriverselles devraient remplir deux objectifs : d’abord, construire des récits qui poussent les gens à interroger les failles grandissantes du récit du Monde-1 ; ensuite, s’atteler à faire connaître des projets basés sur d’autres pratiques, axés sur la persévérance, la construction d’autres mondes.

Trois volets pour le champ des études des transitions Les trois domaines de recherche que je propose au sein des études des transitions sont synthétisés dans l’encadré ci-dessous :

Trois domaines clés du champ des études des transitions

1. Études pluriverselles Tendances pluriverselles dans la théorie sociale. Étude des potentiels et des limites propres à la théorie sociale moderne en Occident pour chacun des trois niveaux envisagés. Limites de l’epistémè moderne. Tendances pluriverselles à l’intérieur des universités. Un autre monde académique estil possible ? Partout dans le monde, les universités cèdent à une pression grandissante : la formation y est de plus en plus orientée vers les besoins du marché et du Monde-1. Peut-on créer, à l’intérieur de l’université, des espaces où la perspective pluriverselle, les études sur la transition et le design social auraient leur place ? Une autre université est-elle souhaitable ? Peut-elle être viable ? Théorie et pratique des études pluriverselles. Le cadre de l’ontologie politique. Savoirs autres, connaissances autres. Constitution d’un fonds textuel et documentaire en direction du monde universitaire et de l’enseignement des études pluriverselles.

2. Études de la transition Récits de transition et mouvements pour la transition dans les Nords. Récits de transition et mouvements pour la transition dans les Suds. Identifications et études des transitions réalisées au niveau régional (par exemple en Colombie, la vallée de la rivière Cauca et la côte Pacifique colombienne). Possibilité d’étudier d’autres transitions régionales dans le monde. Écologies d’échelle.

3. Design et communication Design ontologique. Design de transition.

Mouvements sociaux et design. Design communal (à partir du lieu). Nouveaux médias au service du plurivers.

Précisons à présent brièvement chacun de ces volets.

LE PLURIVERS ET LES ÉTUDES PLURIVERSELLES Le plurivers, c’est une façon de voir la réalité aux antipodes de celle du Monde-1 selon laquelle il n’y aurait qu’une réalité qu’accompagnent diverses cultures, perspectives et représentations subjectives. Selon la perspective du plurivers, il y a de nombreuses réalités, de nombreux réels ; cela dit, l’idée n’est pas de réformer la croyance en un seul « réel » au nom d’une « vérité » pluriverselle démontrable. Nous suggérons de considérer le plurivers comme un outil de travail : d’abord, en vue de créer des alternatives au Monde-1 questionnant les unimondistes ; ensuite, en vue de faire entendre ces autres mondes qui font irruption dans l’ancien grand récit du Monde-1 189. Comme on le sait, le Monde-1 s’articule sur une série de dualismes fondateurs : nature/culture, humain/non-humain, corps/esprit, et ainsi de suite. Pour commencer à prendre de la distance avec le Monde-1, il est impératif de remettre en question l’hégémonie de cette ontologie dualiste, tout en donnant du champ à d’autres ontologies non-dualistes. Cela implique d’abandonner des notions comme la globalisation ou les études globales au profit d’autres concepts fondés sur le plurivers, ce dernier étant à mon sens un réseau de mondes coconstitués mais différents. La proposition « études des transitions » est celle de la création d’un champ d’études pluriverselles. Ce champ place au cœur de son analyse l’ontologie politique, qui renvoie, d’une part aux pratiques qui, tout en étant traversées par des

relations de pouvoir, visent la création d’un monde ou d’une ontologie particulière ; d’autre part, au champ d’étude dédié aux relations entre les mondes. On peut y inclure l’analyse des conflits qui surgissent du fait que différentes ontologies s’efforcent d’exister, tout en étant en interaction avec d’autres mondes. Dans ce cadre, il s’agit de relier entre eux les débats qui traversent la théorie critique – en particulier les études consacrées aux peuples indigènes et celles menées en collaboration avec eux, ou encore les études de la science – et les événements importants qui scandent la vie sociale et culturelle – par exemple les soulèvements ou les luttes des populations indigènes et afro-descendantes en Amérique latine. En travaillant sur ces intersections, les chercheurs font apparaître des espaces d’une importance cruciale : ils nous montrent quelles pistes emprunter pour aller vers une reconstitution ontologique de la planète 190. Remarquons toutefois que les études pluriverselles ne concernent pas seulement les minorités ethniques. Elles peuvent s’appliquer à tous les groupes sociaux existant dans le monde suivant des modalités diverses. Les études pluriverselles et l’ontologie politique mettent en relation les épistémès et les mondes. Elles vont au-delà des approches intraeuropéennes, c’est-à-dire de la plupart des débats qui ont lieu à l’intérieur de la théorie sociale moderne. D’où l’importance d’une réflexion sur les limites de l’université pour le développement des études pluriverselles. Ces dernières se construiront à partir des courants de la théorie sociale qui mettent en question l’ontologie dualiste (les approches néoréalistes et postconstructivistes, la phénoménologie, le vitalisme, la pensée processuelle, les philosophies digitales, la complexité, le cognitivisme, entre autres), mais elles se déploieront également hors de la géographie imaginaire propre au discours occidental, et plus particulièrement à partir de catégories subalternes.

D’autre part, les études pluriverselles viendraient pallier un manque grandissant : sous la pression, les universités modernes tendent à devenir de simples centres où l’on forme des individus parfaitement adaptés à la globalisation. Croire en une transformation radicale de l’université serait naïf, mais il est fondamental de promouvoir un autre type de débats sur les mondes et sur les connaissances.

TRANSITIONS ET ACTIVISME POUR LA TRANSITION Dans ce domaine, un effort sera mené pour construire des passerelles entre les discours de la transition du Nord et ceux du Sud. Au Nord, parmi les approches les plus notables, on trouvera la décroissance, plusieurs initiatives pour la transition, l’Anthropocène et ses récits alternatifs, les débats de prospective 191, et certaines approches comme les dialogues interconfessionnels et les processus initiés par l’ONU, en particulier dans le cadre du forum Stakeholder. Dans le champ des études sur la transition, on compte le mouvement de la transition parti d’Angleterre (CET, Rob Hopkins), la Great Transition Initiative (IGT, Tellus Institute, USA), le Grand Changement (Joanna Macy), la transition vers une ère écozoïque (Thomas Berry) et la transition de l’ère des Lumières vers celle du développement durable (Sustainment, Tony Fry). Dans le Sud global, les discours sur la transition, la crise du modèle de civilisation, le post-développement et les alternatives au développement, le Buen Vivir, les logiques communautaires et l’autonomie, la souveraineté alimentaire et les transitions vers le postextractivisme font partie des axes les plus développés. Fait remarquable : au Nord, l’heure est à la postcroissance, au postcapitalisme, à la postéconomie et au postdualisme, alors qu’au Sud, il est davantage question de postdéveloppement, de post- ou d’antilibéralisme, de post- ou d’anticapitalisme et de postextractivisme 192.

L’initiative études des transitions sera probablement le premier espace mondial consacré à l’étude des discours sur la transition. Ses membres souhaitent participer à la recherche et à l’élaboration de scénarios transitionnels au niveau régional. Il sera d’abord question de deux régions de Colombie, au moyen d’une adaptation libre du modèle proposé par Randers dans 2052 : une projection sur les quarante années à venir 193. Il va de soi que chaque territoire, chaque commune, chaque région, chaque pays devra façonner son propre modèle et son propre scénario de transition et n’utiliser qu’à titre de guide les cadres déjà existants (par exemple, le CET, l’IGT ou 2052).

Tableau 6

LE DESIGN ET LA COMMUNICATION EN VUE DU PLURIVERS Les études des transitions considéreront le design comme une praxis critique novatrice, une forme particulière de connaissance-pratique qui

s’inscrit dans l’esprit des transitions et du plurivers. Le design devra pour cela s’émanciper des traditions rationalistes capitalistes et modernistes dans lesquelles il a baigné et emprunter d’autres voies. Il doit créer d’autres conditions de vie, propices à l’apparition d’autres formes d’être-savoir-faire qui permettront de vivre autrement. Changer le sens d’une tradition qui a si profondément imprégné notre culture n’est pas une tâche aisée. Certains auteurs se proposent pourtant d’y parvenir, en ayant recours entre autres à la notion de design ontologique 194. Selon ces auteurs, l’enjeu est le développement d’une manière d’être au monde radicalement nouvelle : la combinaison des études pluriverselles et du design ontologique permet d’entrevoir un champ ontologique, pratique et politique, susceptible de fournir des éléments uniques. Nombre de chercheurs s’accordent sur le fait que pour surmonter les crises climatiques, alimentaires et énergétiques, la question de la pauvreté ou celle du sens (toutes problématiques reliées entre elles), il sera indispensable de construire de multiples voies vers les transitions écologiques. C’est là que l’apport du design pourrait s’avérer crucial. Le design ontologique va au-delà du développement durable. Celui-ci permet, au mieux, de réduire la crise, mais il ne remet pas en question l’ontologie universaliste qui la sous-tend. Or, le développement non-durable imprime sa marque jusque dans le « design » de notre vie quotidienne. Cela tient à des pratiques très concrètes, d’où l’importance d’une reconfiguration du design. Qu’il s’agisse d’innovations radicales dans le domaine d’un design durable (Tonkinwise, 2013), de soutenabilité en vue de l’épanouissement (Ehrenfeld, 2008), de la satisfaction des besoins élémentaires (Fry, 2012), de complexité environnementale (Leff, 1998), ou encore d’aller au-delà d’une culture centrée sur la raison (Plumwood, 2002), l’enjeu est le même : il faut détacher le design de sa base anthropocentrique et rationaliste et en faire une arme contre le développement non-durable qui règne dans le monde moderne. Si nous

sommes menacés de disparition, la prévention passe en effet par l’invention d’une autre ontologie. Voilà pourquoi le design promet d’être l’un des débats philosophiques les plus importants des années à venir. Les questionnements relatifs au design sont fondamentaux. Peut-il devenir l’une des manières de créer le plurivers ? Pour que ce pari ait des chances d’être gagné, il faut imaginer des pratiques de design qui ne reproduisent pas les stratégies anthropocéniques universalistes. Il faut au contraire que ces pratiques soient en rupture avec de telles stratégies. Il ne s’agirait pas tant de résoudre des problèmes ou de négocier des accords que de créer des conditions permettant de participer au plurivers et de l’habiter. Une politique qui ait la Terre pour maîtresse à penser et qui s’ouvre à la grande variété de pratiques qui construisent le monde, y compris à celles qui sont complètement étrangères à notre Monde-1. Il faut réinventer le sens du commun et doter les communautés d’outils leur permettant de créer leurs propres designs de transition 195. Ces pratiques permettraient de réimaginer les paysages ruraux et urbains, l’alimentation, l’énergie, l’habitat, la science et la technologie, etc., en recherchant la durabilité et le Buen Vivir, plutôt que « la réussite dans un monde global ». De telles pratiques impliquent également un engagement conjoint de la part de l’université, des militants et du monde du design 196. Comment faire de la relationalité et des plurivers des forces de transformation ? Voilà une des questions fondamentales qui traversent le champ des études sur le design pluriversel et critique. Une partie de la réponse implique la création de lexiques, de moyens et de stratégies de communication en vue de la transition, grâce auxquels les notions de relationalité et pluriversalité pourront pénétrer dans des cercles moins confidentiels. Dans la vie quotidienne, les moyens de communication conventionnels sont sans doute le vecteur le plus concret de reproduction de la vision libérale du monde, de l’individu, des marchés, du développement, de la croissance et de la consommation. En fait, ils sont la stratégie de

design la plus insidieuse du Monde-1. Leur fonction est de veiller au statu quo : capitalisme, anthropocentrisme, rationalisme sous leurs formes les plus insoutenables, tout cela doit rester bien en place. Voilà pourquoi il faut absolument développer d’autres médias qui permettront de faire émerger d’autres possibilités, et, partant, d’autres mondes. Le projet peut être représenté ainsi :

Tableau 7

Évidemment, le nouveau champ d’étude que je propose ne cherche pas à se substituer aux disciplines ou aux approches établies, qu’il s’agisse d’économie politique, d’écologie politique ou d’études culturelles, ni à prétendre remplacer par d’autres formes de luttes celles qui sont déjà menées au nom de la justice sociale, de la protection de l’environnement, du pluralisme culturel et de l’interculturalité. Les études pluriverselles visent simplement les mêmes objectifs et cherchent à aborder les mêmes sujets, sur la base d’une « perspective pluriverselle ou politico-ontologique ». L’émergence de pratiques politiques ontologiques s’est le plus souvent opérée hors du monde universitaire, par les pratiques de nombreux acteurs, dont des mouvements sociaux. Le monde universitaire doit se laisser concerner et transformer par ces pratiques et participer à l’activation politique de la relationalité.

POSTFACE FAIRE CORPS AVEC LES LIEUX PENSER LES LUTTES DE TERRITOIRES EN OCCIDENT AVEC ARTURO ESCOBAR Il n’y aura pas d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Contesté de longue date, ce projet vient d’être abandonné par le gouvernement. C’est l’aboutissement d’un dur combat mené par un mouvement profondément divers, qui a su « composer » une communauté de lutte entre environnementalistes, agriculteurs se battant pour leurs droits et occupants « sans droit ni titre » aux inspirations très variées. Ils n’ont pas seulement défendu le bocage, les terres agricoles et la forêt menacés par le projet d’aéroport. Ils ont aussi « semé la ZAD », ont donné vie à de nombreuses pratiques et réalisations concrètes, parvenant, non sans frictions, à faire coexister leurs différences dans un espace expérimental commun, porteur d’espoir en France et en Europe. Mais au moment de fêter cette victoire historique, une préoccupation taraude les défenseurs et les soutiens de la ZAD : s’il n’y a plus d’aéroport, « son monde I », lui, est toujours là. Qu’on nomme ce monde capitaliste, productiviste, techno-industriel, moderne, ou unimonde en suivant Arturo Escobar, on sait la redoutable robustesse de son

système digestif, sa capacité à mettre au service de ses mutations toute forme de critique ou de contestation, à détruire l’alternative en la digérant. La puissance créatrice qui s’est déployée sur la ZAD peut toujours être neutralisée, et le territoire de résistance, devenir un espace anonyme. Il reste, surtout, de l’autre côté des barricades démontées, ce mode de fonctionnement qui a permis d’imaginer qu’une zone humide, naturelle et agricole pouvait être transformée en un champ de béton, et qui promet des destins similaires à de nombreuses autres « zones d’aménagement ». Mettre fin à ce monde, ou ne serait-ce que contenir sa progression, peut sembler impossible, et les moyens toujours renouvelés de sa puissance (capitaux, technoscience, etc.) n’en sont pas l’unique raison. Ce qui fait de ce monde un adversaire hors pair, c’est également, comme le souligne Escobar, son « ambition » d’être LE monde, qui se lit dans son entreprise de conquête, prosélyte, colonisatrice et prédatrice. Il n’est pas uniquement mu en avant par ceux qui ont des intérêts et des moyens. Ses adaptations continues et ses technologies de pouvoir, perfectionnées au cours des siècles, instillent ses dogmes, ses logiques et ses modes de gouvernement dans de multiples domaines de la vie, et jusqu’aux plus lointains confins du collectif comme de l’intime, faisant de nous non pas seulement des rouages mais des alliés actifs de sa reproduction. Cet unimonde, nous aussi, nous le faisons exister en reprenant, pour paraphraser Foucault, à notre compte les contraintes du pouvoir, en l’internalisant dans notre construction de soi, et c’est aussi pour cela qu’il peut nous apparaître comme naturel et inéluctable. Vouloir défaire son hégémonie implique de le combattre partout où il se matérialise. Mais où trouver des prises, des angles d’attaque, et où puiser la force de les chercher ? Les travaux d’Escobar suggèrent une piste : (dé)placer le combat politique sur le terrain ontologique, celui de la conception des mondes. Pour cela, l’anthropologue nous invite à prêter attention aux expériences de défense des mondes autres que l’unimonde, dont il trouve des exemples

dans des combats et des cosmogonies de certains peuples et communautés d’Amérique latine. Quelle résonance a cette proposition en Occident ? Faitelle écho, ici, à des réalités proches ou comparables ?

Territoires de résistance Du Chiapas zapatiste aux Andes boliviennes, en passant par le Pacifique colombien, les communautés citées par Escobar – qui résistent activement à la colonisation par l’unimonde – sont engagées dans des luttes de territoire. C’est par ailleurs en grande partie au cours de ces luttes qu’elles en sont venues à réaffirmer leurs identités différenciées, ou, tout du moins, à les (d)écrire en termes intelligibles pour la pensée occidentale II. Lieu de reproduction de la vie et, donc, source de dignité des zapatistes, « espace pour être » des communautés afro-descendantes de Colombie, le territoire fait partie intégrante de leurs manières de se définir et il se trouve réaffirmé face au déluge d’agressions et de menaces produit par l’avancée des frontières capitalo-industrielles. Une avancée qui non seulement réduit chaque territoire à une fonction économique, mais qui impose aussi aux habitants des territoires conquis une vision unimondiste de l’existant. Cette offensive est générale : partout sur Terre, elle tend à faire disparaître les territoires habitables et encore habités pour en faire des maillons des chaînes globales de production-consommation. Partout où cela est économiquement et techniquement possible, se multiplient les « zones de sacrifice » (comme on les nomme en Amérique latine) dédiées à l’extraction de matières premières. En parallèle grandissent et s’étendent aussi, emprisonnées par le béton, les zones de transit de ces matières premières et des produits auxquels elles donnent corps, les zones industrielles où ces produits sont fabriqués, les zones commerciales où ils sont vendus, les zones résidentielles, réservoirs de force de travail et de

consommation, les zones de divertissement (leurs exutoires sanitaires), les zones-poubelles où s’amoncellent les déchets à la vitesse de la croissance de ce qui est consommé et, pour finir, les « zones interdites », de Tchernobyl à Fukushima, des plages submergées par le pétrole aux anciennes mines gommées des cartes officielles, où la nature mutilée se régénère tant bien que mal. En réaction, les luttes de territoires mobilisent des milliers de personnes. Même si elles ne portent pas toutes des revendications de nature ontologique, elles restent liées par un refus commun d’être complices ou de subir ces destructions. Les territoires de l’Occident, de l’Europe et de la France ne font pas exception. Alors que les projets de construction d’infrastructures de transport de marchandises ou d’énergie continuent à déferler au nom du développement local ou régional – preuve que l’horizon du développement est par essence inatteignable –, depuis quelques années, les sous-sols des pays européens suscitent aussi un intérêt renouvelé des industriels. Ici aussi, de tels desseins d’asservissement et de contrôle des territoires provoquent des résistances. En France, après la mobilisation contre l’exploration des hydrocarbures dits non conventionnels (gaz et pétrole de schiste et de couche) menée par près de 300 collectifs, c’est aujourd’hui au tour des projets d’exploration des métaux de faire surgir d’autres collectifs dans de nombreux départements. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes a servi de modèle à d’autres « zones à défendre » : à Sivens, contre un barrage devant alimenter en eau une filière agro-industrielle, à Roybon contre un centre de loisirs de masse dans une zone humide, à Lentillères contre le bétonnage des dernières terres maraîchères de Dijon, à Gonesse contre un mégaprojet d’espace consumériste sur les meilleures terres agricoles de France, etc. Dans d’autres lieux, de la baie de Lannion en Bretagne à la vallée de la Roya dans l’extrême Sud-Est, de la Meuse au Pays basque, de l’Aveyron au Pas-de-Calais, au bas mot, dans l’ensemble de l’Hexagone, on se bat contre d’autres projets d’infrastructures routières ou ferroviaires, de centrales à gaz

ou à biomasse, de lignes THT, de mégatransformateurs électriques ou de grands parcs éoliens, de décharges, de zones récréatives, industrielles, résidentielles ou commerciales, de carrières ou d’extraction de sable marin, ou encore de poubelles nucléaires (Bure, Malvési), etc. Même si ces luttes en défense de territoires n’affichent pas l’ambition de s’affranchir du cadre ontologique de la modernité occidentale, l’occurrence du terme « monde » dans leurs slogans, écrits et revendications se fait de plus en plus notable. L’évocation de ce « monde » (de l’aéroport, de l’extractivisme, du nucléaire, etc.) auquel on refuse d’appartenir et dont on se défend, laisse supposer qu’il en existe d’autres et nous invite à reconnaître dans ces combats une forme de dimension ontologique. Par ailleurs, certaines de leurs pratiques concrètes, de vie, de lutte, comme de pensée, peuvent être vues comme « créatrices de mondes » sur les territoires défendus, en ce qu’elles y tissent ou font resurgir tout un maillage de liens avec le territoire et le milieu, défiant la déconnexion imposée par le « monde » qu’elles combattent III. De telles pratiques peuvent même être revendiquées comme telles : « Créer des mondes ne se fait […] pas à la légère, puisqu’il s’agit de retrouver pleine puissance en appartenant à ce qui nous entoure », commente par exemple le collectif Mauvaise troupe qui s’intéresse aux « histoires croisées » de la ZAD et de la lutte des No Tav à Val Susa en Italie, livrée contre le projet d’un mégatunnel ferroviaire par lequel devra passer la future ligne TGV entre Lyon et Turin IV.

Éprouver, habiter, construire Même si, sur les territoires occidentaux, depuis longtemps colonisés par l’unimonde, il ne semble plus exister d’ontologies relationnelles aussi « radicalement différentes » que celles citées par Escobar, il reste tout de même quelque chose qu’on refuse de perdre et qui nous pousse à ne pas

rester les bras croisés face à la destruction uniformisatrice. On trouve encore, sur des territoires ruraux ou montagnards, une survivance de particularités, un attachement aux lieux de vie et à tout ce qui les compose, une proximité avec la nature ou des liens plus serrés entre les gens. Tout territoire encore vivant est pour ses habitants une sorte de micromonde, et les modes de penser et d’être y sont moins standardisés que dans des zones urbaines ou résidentielles anonymes. Les éléments naturels qui composent ces territoires marquent les corps et les esprits : on ne pense pas et on ne se pense pas exactement pareil en plaine qu’en montagne, dans une forêt qu’au bord d’un fleuve. Les territoires impriment leurs rythmes, leurs contraintes, leur esthétique sur la vie quotidienne de leurs habitants et les rendent, semble-t-il, moins perméables à la déferlante uniformisatrice et aux logiques prédatrices du capital sur les espaces. Pour les communautés de lutte, il s’agit de réactiver ce monde souterrain, de renforcer ces liens avec les lieux qu’on cherche à défendre, de passer d’indicibles pactes avec des puissances d’agir autres qu’humaines. Quand on défend un territoire, et à plus forte raison quand cette défense implique de contenir l’avancée des forces d’occupation (police comme engins de chantier), on peut être amenés à faire alliance avec les lieux, à faire d’eux nos complices : un sentier méconnu par l’ennemi permet de brouiller les pistes, une montagne fait prendre de la hauteur pour surveiller ses mouvements, une forêt nous cache et l’égare, un champ de boue fournit des projectiles, une rivière amie nous aide à recouvrer nos forces. Ces montagnes, sentiers, champs, forêts et rivières cessent d’être un décor, un simple « environnement » de nos vies. Ils font partie intégrante d’une communauté de lutte, qui ne s’arrête pas aux seuls humains. C’est en ce sens qu’on peut lire le « nous sommes la nature qui se défend » de la ZAD. Quand on fait l’expérience de faire corps avec les lieux, les habiter devient aussi se laisser habiter par eux. Pour des occupant.e.s de la ZAD, « c’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils

nous appartiennent. C’est ne pas être indifférent.e aux choses qui nous entourent, c’est être attaché.e : aux gens, aux ambiances, aux champs, aux haies, aux bois, aux maisons V. » Ou encore, pour les rédacteurs de Nunatak, « revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes » : « Habiter [c’est] ne pas nous contenter de notre position de consommateur perpétuel, [c’est] nous plonger dans les histoires que racontent les ruisseaux, les êtres, les arbres ou les rochers VI. » Habiter devient un acte politique, tout autant parce qu’en refusant de partir on empêche l’adversaire d’avancer, que parce qu’on se bat précisément pour habiter : habiter les lieux où on choisit de s’établir, mais aussi, plus largement, la Terre. Habiter, c’est résister à la déterritorialisation qui réduit les territoires à des fonctions économiques. C’est leur donner d’autres avenirs, mais aussi, et souvent sans attendre, concevoir et défendre leurs présents immédiats. Si l’expérience de la ZAD – avec ses maisons et ses hameaux autoconstruits, ses maraîchers et éleveurs, ses boulangeries, sa meunerie, ses brasseries, sa conserverie, ses cantines et forges, sa radio et ses bibliothèques, son non-marché, sa zone non-motorisée, ses groupes de gestion de conflits et ses fêtes – impressionne par son ampleur et par sa complétude, d’autres expériences sont plus modestes, mais de façon quasi systématique, lorsqu’une lutte commence à s’inscrire dans la durée, on se met à composer des bouts de ces « autres mondes » qu’on souhaite voir et faire exister. La production matérielle des moyens d’existence apparaît souvent comme l’un des pas incontournables : production de la nourriture (agroécologie, conservation et échange des semences, pratiques agricoles hors réglementations, normes et contrôle), génération d’énergie (bois ou biomasse, solaire, petit éolien, hydraulique), réparation d’objets usés, etc. On développe des circuits d’échanges non marchands ou locaux ; on cherche des réponses autonomes à d’autres besoins concrets, comme le logement ou la santé. On élabore aussi des connaissances théoriques (sur

des sujets parfois techniques et pointus utiles à la lutte) et des savoir-faire pratiques et manuels qu’on partage avec d’autres ; on expérimente, selon les contextes, différentes formes horizontales d’organisation et de prise de décision. On tisse des liens par le faire-ensemble. On s’attelle, enfin, à créer des automédias, puissants instruments fédérateurs qui parlent de la lutte, du territoire, d’autres luttes et territoires amis. Les réalisations concrètes, les savoirs rassemblés, les liens entre les personnes et avec le territoire, le sens du collectif, tout ce qu’on a pu construire s’ajoute aux raisons de lutter, à ce qu’on refuse de voir disparaître.

Des « espaces pour être » Souvent, ce qu’on vise, au bout, c’est l’autonomie, dans de multiples domaines, à commencer par l’autonomie de la lutte elle-même. On se dote de moyens pour financer ses actions, par exemple en organisant des fêtes ou des festivals qui ont pour avantage supplémentaire de faire venir de nombreuses personnes de l’extérieur, autant de futurs soutiens. Dans le Val Susa, le festival annuel est à l’image du mouvement, généreux et populaire : quatre jours de alta felicità, « grand bonheur », en opposition à alta velocità, la « grande vitesse » du train qu’il est question de ne jamais laisser passer dans la vallée. Depuis deux ans, ce festival rassemble plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’entrée et les concerts sont gratuits et les recettes (de la vente de boissons et de nourriture) sont intégralement reversées au mouvement. Les habitants des territoires en lutte peuvent également compter sur la solidarité des soutiens extérieurs, comités ou particuliers, sur des dons de matériel ou de nourriture, qui laissent l’entière indépendance quant au choix de stratégies (tant de combat que de construction de réalités alternatives), à la différence des financements institutionnels. Cette autonomie financière rend plus aisée la tâche de

résister à la récupération politique ou à la transformation des mouvements de résistance en « machines à projets », un vrai problème pour de nombreuses luttes de territoires du Sud global, y compris pour des organisations ethnico-territoriales latino-américaines qui restent souvent très dépendantes de l’appui financier et matériel d’ONG et de la coopération internationale. De même, on cherche, dans une certaine mesure, à rester en dehors d’influences idéologiques exagérément marquées, en élaborant, au cours des luttes, un vocabulaire et des analyses spécifiques, des récits partagés qui façonnent des imaginaires des mouvements. Dans ceux-ci, la résistance à la menace contre laquelle on se bat s’allie souvent à un refus de respecter les règles du monde qu’elle porte en elle et de subir sans réflexion les rôles qu’il nous impose (de consommateurs, de producteurs, de ses « fonctionnaires », etc.). Le territoire ainsi apprivoisé et re-signifié ne peut être vu comme une simple étendue de surface terrestre ou comme un réservoir de ressources pour nos besoins matériels. Il est encore moins, pour ses habitants, une zone à contrôler pour lui faire jouer quelque rôle économique. Lieu habité, lieu d’expérimentation d’autres façons de vivre, en marge ou en opposition au « monde » combattu, il est, à bien des égards, un petit monde en soi, qui peut être immensément important pour celles et ceux qui le font exister et qui l’habitent. Par-delà la différence des contextes, la belle formule du Processus des communautés noires du Pacifique colombien – territoire comme « un espace pour être » – s’applique à de nombreux territoires en lutte.

Au-delà de l’aéroport Pour défendre la vie – la vie tout court, une « vie qui vaille la peine », « pleine », « bonne », « hors cadre » en harmonie avec la nature, etc. –, un

objectif qui tisse la trame commune de nombreuses résistances, au Sud comme au Nord, il semble qu’il y a peu de meilleures stratégies que de multiplier les « espaces pour être » les faisant échapper, même si ce n’est que partiellement, aux dispositifs de capture du monde qu’on refuse. Essaimer les ZAD, résister à leur normalisation, en faire des sources d’inspiration, des vecteurs de contagion, des centres de formation, d’où se diffusent des imaginaires créant des mondes en résistance. Au gré de la circulation des expériences de lutte, des savoirs et des personnes, les « petits mondes-territoires » deviennent un peu plus grands en ce qu’ils se mettent aussi à exister, au-delà de leurs habitants, pour celles et ceux qui s’y intéressent, y viennent et s’en inspirent. En parallèle, cette même circulation fait mieux comprendre comment fonctionne le « monde » qu’on reconnaît derrière chaque menace concrète qu’on cherche à éloigner. Ainsi, on se rend compte, grâce aux échanges d’une lutte à l’autre, que « le monde de l’aéroport » est le même que celui d’une mine, d’un puits de pétrole, d’un énième tunnel routier, d’une ligne THT et finalement, aussi, d’un mégaprojet de génération d’énergie renouvelable ou d’un écoquartier promu à grand renfort de publicité verte – constat qui est loin d’être acquis d’emblée pour une partie des personnes qui, au départ, réagissent simplement à une menace apparaissant comme isolée. Les connexions qui se font avec d’autres domaines de la critique, non immédiatement territoriaux, complètent le puzzle, faisant voir que ce monde est aussi celui qui met nos vies en algorithmes et les sature d’assistants et de mouchards technologiques, qui normalise, nous envahit d’images publicitaires, marchandise le vivant et transforme nos frontières en murs infranchissables pour les sans-papiers. Tous ces échanges esquissent aussi les contours de l’alternative – ou « des alternatives » – à ces multiples mises en acte de ce qu’Escobar appelle « le Monde-1 ». Les « mondes-territoires » des expériences de lutte en Occident ne se situent pas au même niveau de « différence radicale » que les ontologies

décrites par l’anthropologue latino-américain. À leur sujet, Escobar et les auteurs qu’il cite dans son ouvrage parleraient plus volontiers de « modernité alternative » ou « d’intramodernité ». Ce constat sera sans doute partagé par la plupart des acteurs de ces luttes occidentales. S’ils sont nombreux à formuler d’âpres critiques de tout ce que la modernité comporte de destructeur, ils ne la rejettent pas forcément tout entière, et peuvent être attachés à certains de ses aspects qu’ils jugent émancipateurs, souvent portés par des courants de pensée minoritaires. La thèse d’un plurivers – qui sous-entend l’absence de hiérarchie entre les « ontologies politiques » des luttes d’ici et de là-bas – promet des débats riches en perspectives. D’ores et déjà, on pourrait voir s’esquisser une première discussion autour d’une notion importante pour qui voudrait « combattre concrètement l’uniforme VII », celle de l’identité. Pour les peuples et communautés historiquement opprimés, la défense de leur identité – culturelle, territoriale, ethnique – est un acte de résistance qu’on revendique. En Europe, en revanche, on n’y recourt pas sans précautions. Cela d’autant moins que le renouveau identitaire qui gagne l’Europe, avec ses catégories de « racines », de « tradition », de « pureté » et de « chacun chez soi », se fait aussi, pourrait-on constater avec Maurizio Bettini, en réaction à l’homogénéisation croissante des cultures, une « anthropologie de l’homologation » face à laquelle la tradition, souvent imaginaire, est « le dernier bastion de différence VIII ». Si l’extrême droite s’approprie l’identité, comment peut-on nommer et mieux comprendre cette force d’attraction qui fait tenir certains de nous ensemble et nous relie à certains lieux, dans une optique où nos « mondes de vie » nous importent, mais qui reste ouverte, non excluante – comme devrait l’être l’optique d’un plurivers ? ANNA BEDNIK, journaliste, membre du collectif Aldeah (Alternatives au développement extractiviste et anthropocentré) et auteure de Extractivisme. Exploitation industrielle

de la nature : logiques, conséquences, résistances, Le Passager clandestin, 2016.

I. « Non à l’aéroport et à son monde », était le slogan du mouvement. II. Au cours des trente dernières années, la rédaction des « plans de vie » est devenue une pratique commune à la quasi-totalité des communautés indigènes d’Amérique latine. III. L’expression paroxystique de cette déconnexion est sans doute la « compensation écologique » brandie par les aménageurs, faisant croire qu’on peut reconstituer dix kilomètres plus loin une « unité » de nature détruite, comme si les lieux étaient équivalents, indifférenciés, et aussi fongibles que le capital. IV. Collectif Mauvaise troupe, Contrées. Histoires croisées de la ZAD de Notre-Damedes-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, L’Éclat, 2016, p. 226. V. « Aux révolté.e.s de Notre-Dame-des-Landes », http://zad.nadir.org/spip.php?article320

30

août

2012,

VI. Éditorial du premier numéro de la revue Nunatak, paru en français. Disponible également en ligne : https://revuenunatak.noblogs.org/post/2016/02/24/editorial/ VII. Nunatak, art. cité. VIII. Maurizio Bettini, Contre les racines, Paris, Flammarion, 2017, p. 10.

REMERCIEMENTS Mes remerciements vont tout d’abord à Marta Cardona López, coordinatrice de la maîtrise en éducation et droits de l’homme de l’Institut des hautes études de l’université autonome latino-américaine de Medellín. Sa proposition de lancer la collection « Pensées vivantes » sur le continent sud-américain et d’en faire un outil fondamental de pédagogie universitaire critique témoigne de sa conception ouverte du travail intellectuel, conçu comme un espace théorico-politique orienté vers la transformation de la société, des conditions de vie et, en dernière instance, des mondes. Je tiens également à remercier Irène Bellier, directrice du Laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales (LAIOS) de l’EHESS, pour son invitation qui m’a donné la motivation nécessaire à l’écriture du texte « Territoires de la différence : ontologie politique des “droits au territoire” ». Ceux et celles que je dois remercier sont nombreux. Je me contenterai de mentionner ici les personnes qui sont directement impliquées dans l’écriture de ce livre. En premier lieu, le Processus des communautés noires (PCN), qui m’a donné l’opportunité de m’associer à sa pensée et à ses luttes, et ce depuis plus de vingt ans. Je remercie le Palenque 197 del Alto Cauca du PCN, pour m’avoir notamment permis de participer à quelquesuns de ses projets récents et aux réflexions collectives autour d’autres projets. Je remercie tout particulièrement Marilyn Machado et Francia

Márquez, ainsi que d’autres compagnons de la communauté de La Toma et du nord du Cauca pour m’avoir fait part de leur analyse du conflit dans la région. Au cours du premier semestre de l’année 2012, les échanges électroniques assidus avec Carlos Rosero, José Santos (PCN), Gladys Jimeno, Aída Sofía Rojas Sotelo, Amanda Romero et Patricia Botero m’ont été d’une grande utilité pour clarifier les processus extrêmement complexes récemment à l’œuvre en Colombie. Merci à Carlos, qui m’a fourni des documents fondamentaux et proposé des analyses lumineuses ; à Sophie, qui m’a permis d’accéder à des informations et à ses analyses de l’industrie d’extraction minière ; à Patricia, avec laquelle j’ai pu établir un dialogue engagé sur les dynamiques de la connaissance. Par ailleurs, les conversations avec Carlos Walter PortoGonçalves et Catherine Walsh sur le territoire et la différence (Chapel Hill, avril 2013) ont été éclairantes pour l’écriture du second essai. Les échanges avec Darío Fajardo Montaña, Eloísa Berman, Anthony Dest, Ulrich Oslender et Hildebrando Vélez tout au long de l’année 2013 se sont également avérés très fructueux, notamment sur les questions du territoire et de l’environnement en Colombie. Je remercie également Charo Mina Rojas, Joseph Jordan et Gimena Sánchez de l’Afro-colombian Solidarity Network (Washington, DC) pour leurs contributions et les débats qu’elles ont suscités, Libia Grueso (PCN), ainsi qu’Enrique Leff et Eduardo Restrepo pour leurs contributions à d’importants débats sur les questions de territoire et d’environnement sur la côte Pacifique. Je considère que les textes qui précèdent font partie d’un débat sur la relationalité et les transitions mené depuis presque cinq ans avec plusieurs collègues : Mario Blaser, Marisol de la Cadena et Eduardo Gudynas, Cristina Rojas (université de Carleton, Ottawa) et Michal Osterweil (Chapel Hill).

NOTES 1. « Nous », puisque ce travail s’inscrit dans le cadre d’un projet collectif mené avec les anthropologues Mario Blaser (université Memorial of Newfoundland, St John’s, Canada) et Marisol de la Cadena (université de Californie, Davis). Voir à cet égard les remerciements. 2. Expression employée par le président colombien Juan Manuel Santos pour décrire son projet de développement national, en grande partie fondé sur l’extraction minière [NdT]. 3. Voir le magnifique ouvrage réalisé par Xochitl Leyva et des collaborateurs issus du réseau d’artistes communautaires, de journalistes et d’anthropologues du Chiapas Tejiendo nuestras raíces, San Cristóbal de las Casas, Universidad de las Ciencias y Artes de Chiapas, 2011, disponible à l’adresse suivante : http://jkopkutik.org/sjalelkibeltik/ . 4. Corazonar : mot-valise constitué des substantifs corazón, « cœur », et razón, « raison » [NdT]. 5. En vue d’amorcer le projet, nous proposons deux champs d’application concrets en Colombie : le premier se situe dans la vallée du fleuve Cauca et le second dans la région du Pacifique. On le verra, ces régions, à l’image d’ailleurs de beaucoup d’autres régions du monde, peuvent être réimaginées comme des espaces parfaitement aptes à la mise en place d’une transition vers des modèles régionaux radicalement autres. L’idée a été accueillie avec beaucoup de générosité par le Groupe nation/culture/mémoire, le Groupe de recherche de l’Institut Colciencias hébergé par le département d’histoire de l’université de Cali. Mais le projet reste ouvert, bien d’autres voix ou volontés seront susceptibles de s’y faire entendre. 6. Le páramo est un biotope néotropical d’altitude, typique de la cordillère des Andes et des autres cordillères centraméricaines [NdT]. 7. Ce texte a été initialement rédigé pour Carta América, publication virtuelle du Conseil latino-américain d’écologie sociale (CLAES) de Montevideo (Uruguay). 8. Esteva, 1992 ; Escobar, 2011 [1995].

9. L’approche de la théorie de la dépendance est indubitablement plus compréhensive que celle de la modernisation, au sens où l’analyse qu’elle opère de la « dépendance structurelle », dans le sillage de l’orientation marxiste, requiert non seulement une analyse globale, mais aussi une prise en compte des interrelations économiques, sociales et politiques. À cet égard, il est également intéressant de lire le deuxième chapitre du classique de Cardoso et Faletto, dans L’Analyse compréhensive du développement, 1971. Hors du continent américain, c’est l’œuvre d’Amin (1975) qui fait référence sur le sujet. 10. Pour une analyse exhaustive des phases du développement et du concept de postdéveloppement, voir Escobar (2005). 11. Escobar, 2011. 12. Comme dans le cas des écoles précédentes (modernisation et dépendance), il serait impossible d’inventorier les œuvres principales de ces courants et leurs spécificités. Je me bornerai à mentionner qu’il s’agit, comme pour les deux écoles susdites, d’un groupe large et hétérogène d’auteur.e.s parmi lesquel.le.s certain.e.s seulement peuvent être considéré.e.s comme étant poststructuralistes, alors que beaucoup se considéreraient comme étant des critiques culturel.le.s. Outre quelques auteurs du Nord (Serge Latouche, Gilbert Rist, François Partant…), la majorité de ces auteur.e.s provient des pays du Sud global, en particulier du sud de l’Asie (Nandy, Kothari, Shiva, Vishvanathan) et d’Amérique latine. Certain.e.s sont en lien avec le travail d’Illich (Esteva, Sachs, Rahnema et Robert) ou avec des mouvements sociaux. Pour une discussion de cette approche et une bibliographie, voir Esteva (1992) et Escobar [1re éd. 1995]. Si l’on considère le champ de la théorie sociale dans son ensemble, on peut dire que cette troisième école, en plus du poststructuralime foucaldien, s’inscrit dans le sillage de la théorie anti et postcoloniale, des études culturelles et de certains courants de la pensée postmarxiste, en particulier ceux emmenés par Laclau et Mouffe (1985). 13. D’après les éditeurs du Post-Development Reader (Rahnema et Bawtree, 1997), le terme « post-développement » est apparu pour la première fois en 1991 à Genève lors d’un colloque international. Je l’ai pour ma part utilisé pour la première fois à Caracas, lors d’une rencontre sur la pensée critique latino-américaine organisée, entre autres, par Edgardo et Luis Lander et Margarita López Maya. Voir Escobar (1991). Ce texte a été publié en 1992 en anglais sous le titre de « Imagining a post-development era ? Critical thought, development, and social movements » dans la revue Social Text. De nombreux livres en castillan existent sur le sujet, notamment en Colombie, au Mexique et en Espagne. 14. Esteva, 2009, p. 1. 15. Gudynas et Acosta, 2011, p. 74. 16. Castells, 1996. 17. Pour plus de détails sur le sujet, voir la préface à la seconde édition de Encountering Development (Escobar, 2011). 18. Gudynas et Acosta, 2011.

19. Ibid., p. 75. 20. Svampa, 2012, p. 25. 21. Outre les auteurs cités, de nombreux autres sont représentés dans la précieuse anthologie publiée par Massuh (2012), dans les multiples volumes codirigés par Acosta et Martínez pour Abya-Yala (2009), dans les ouvrages émanant du CLAES, en particulier de Gudynas, ou dans la très riche production bolivienne. 22. Une source importante sur le sujet, d’orientation activiste, est la revue América Latina en movimiento ( http://www.alainet.org ). 23. Gudynas et Acosta, 2011, p. 78. 24. Svampa, 2012, p. 26. 25. Ibid., p. 25. 26. Ibid., p. 51. 27. Pour une récente chronologie, établie par un groupe basé en Patagonie, voir : http://www.ceapedi.com.ar/encuentro2012/ . Elle conserve un lien étroit avec celle récemment élaborée par l’un des membres du groupe, Mignolo (2010). Le volume édité par Lander (2000) reste l’œuvre collective la plus citée du groupe. On consultera en particulier l’introduction. 28. Gudynas et Acosta, 2011, p. 73. 29. Ibid. ; Escobar, 2011. 30. Gudynas et Acosta, 2011, p. 75. 31. Ibid., p. 82. 32. Le mouvement pour la décroissance [en français dans le texte] ou Degrowth a pris de l’ampleur et a considérablement essaimé depuis sa formulation initiale par Serge Latouche en France. Il existe une vaste production sur le sujet, en particulier en Italie et en Catalogne. On relève un fort degré d’hétérogénéité dans les propositions, selon que l’optique est plus politique ou économique, ou que le propos concerne des pays à hauts revenus, comme l’Europe, ou à revenus plus bas, comme en Amérique latine. L’aspect le plus important de ce mouvement est que les diverses approches formulent toutes une critique de l’excès de consommation et de la croissance économique comme but, et en appellent, partant, à la nécessité d’infléchir la logique du développement en vue d’une production et d’une consommation moindres, en accord avec les limites écologiques de la planète, ce qui implique une plus grande égalité sociale et la fin des problèmes de pauvreté. C’est probablement le groupe ICTA (Institut de Ciència i Tecnologia Ambientals) de l’université autonome de Barcelone, http://icta.uab.cat/ ) qui produit les travaux les plus intéressants sur le sujet. Voir par exemple les numéros spéciaux, édités par les auteurs de ce groupe, des revues Futures (vol. 44, no 6, 2012), Journal of Cleaner Production (no 38, 2013) et Ecological Economics (vol. 84, 12/2012), tous consacrés au concept de décroissance. 33. Mamami, 2005 et 2006.

34. Voir le no 453 d’América Latina en movimiento (mars 2010) consacré aux « Alternatives de civilisation ». Un forum intercontinental portant sur les « Perspectives sur la “crise de la civilisation” du point de vue des mouvements » s’est tenu lors du Forum social mondial de Dakar du 6 au 11 février 2011, coordonné par Roberto Espinoza, Janet Conway, Jai Sen et Carlos Torres. 35. Santos, 2010, p. 451 ; voir aussi Lander, 2010. 36. Choquehuanca, 2010. Voir aussi le no 452 d’América Latina en movimiento, « Sumak Kawsay : Recuperando el sentido de la vida », 2010. 37. Et évidemment en réaction à des œuvres comme le livre de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations ». 38. Édition française : Guillermo Bonfil Batalla, Mexique profond, trad. par Pierre Madelin, Zones sensibles, 2017 [NdT]. 39. Bonfil, 1990, p. 14 [notre traduction]. 40. Ibid., p. 232 [notre traduction]. 41. Ibid., p. 235. L’auteur conclut : « Au vu des circonstances actuelles, et parce qu’il définit le modèle de société que nous nous apprêtons à construire, le problème de la civilisation ne peut être vu comme un problème superflu que l’on peut remettre à plus tard » (p. 246) [notre traduction]. 42. Nandy, 1987 et 2012. 43. Nandy, 1987, p. 120. 44. Ibid. 45. Patzi, 2004, p. 171-176. 46. Patzi, 2010. 47. Au sujet de l’usage du terme « communal », il existe d’importantes différences entre les intellectuels et les mouvements sociaux boliviens. Depuis le début des années 1980, l’Atelier d’histoire orale andine (Taller de Historia Oral Andina, THOA) est impliqué dans un important projet consacré à la reconstitution de l’ayllu, un processus qui embrasse la totalité de l’expérience sociale, culturelle et territoriale des mondes indigènes, avec le potentiel d’un véritable Pachakuti, fondant une fois de plus l’existence sur le Vivir Bien, le bien vivre. Cette vision du monde défend l’importance des territoires ancestraux des Aymaras et des Quechuas (ayllus, markas et suyus) et le principe d’harmonie entre les êtres. C’est une approche qui s’éloigne de la communalité. On pourrait dire que les perspectives de l’ayllu et de la communalité constituent l’une des lignes théoriques les plus intéressantes du continent : que l’on songe au précieux travail des intellectuels aymaras comme Pablo Mamani, Simón Yampara, Julieta Paredes et Marcelo Fernández Osco ou aux débats universitaires au sujet de la forme ayllu et de la forme État, du libéralisme et de ses alternatives (Silvia Rivera Cusicanqui, Javier Medina, Raúl Prada, Raquel Gutiérrez Aguilar et Raúl Zibechi). Pour une bibliographie partielle sur le sujet, voir Escobar (2010). 48. Gutiérrez Aguilar, 2012, p. 3.

49. Ibid. 50. Mamani, 2005, 2006 ; Zibechi, 2006. 51. Zibechi, 2006, p. 75. 52. Mamani, 2008, p. 25. 53. Zibechi, 2006 ; Gutiérrez, 2008. 54. Gutiérrez, 2008. 55. Ibid., p. 46. 56. Esteva, 2012, p. 245-246. 57. Ibid., p. 248. 58. Ibid., p. 269. 59. Ibid., p. 272. 60. Une fois de plus, on a là une présentation quelque peu sommaire de l’immense œuvre de ce penseur-activiste, encore peu connu en Amérique du Sud. Je voudrais ajouter que la pensée communale est à rapprocher de certains courants anarchistes et d’auteurs radicaux occidentaux (Vaneigem, Clastres, Deleuze et Guattari), bien qu’elle s’inspire directement des expériences indigènes. Nombre de ces auteur.e.s peuvent être vu.e.s comme des penseur.e.s autonomes : il faudrait relier plus directement que nous ne l’avons fait leurs approches aux alternatives au « développement » et à la notion d’autonomie. 61. Paredes, 2010, p. 27. 62. Je remercie les participantes de l’atelier sur les féminismes autonomes et décoloniaux réalisé à Chapel Hill en avril 2012, en particulier Julieta Paredes pour ses lumineuses présentations et discussions sur le sujet. 63. Esteva, 2012, p. 270. 64. Gutiérrez, 2012. 65. Un point faible de ces approches est le peu d’attention qu’elles accordent à la dimension écologique ou naturelle de la dynamique communale, pourtant cruciale. 66. Cette approche est développée par Mario Blaser, Marisol de la Cadena et le présent auteur. Voir Blaser, De la Cadena et Escobar, 2009 ; De la Cadena, 2008 ; Blaser, 2008, 2010 ; Escobar, 2010. 67. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 68. Pour une exploration exhaustive de la relationalité, aussi bien dans la théorie sociale que dans le monde social et politique et une bibliographie sur le sujet, voir Escobar (2012). 69. Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999. 70. L’expression a été proposée par Winograd et Flores, 1986. 71. On pense ici aux débats postindépendantistes sur la civilisation et la barbarie, à l’ariélisme et à Nuestra América à la fin du XIXe siècle, au métissage et aux débats sur

l’existence ou non d’une « philosophie de Nuestra América » (Zea et Salazar) dans les années 1950 et 1960, aux questionnements de Fals Borda sur le colonialisme intellectuel dans les années 1970, aux études culturelles à partir des années 1980 (le célèbre ouvrage de Néstor García Canclini, Culturas híbridas. Estrategias para entrar y salir de la modernidad, 1990), jusqu’au MCD et aux discours actuels sur la crise de la civilisation. 72. Walsh, 2009. 73. J’écris ces notes sur les communautés et les mouvements afro-descendants en songeant en particulier au cas de la Colombie, au réseau d’organisations Proceso de comunidades negras (PCN), et à la situation de la région nord du Cauca, où des communautés noires, paysannes et indigènes luttent à mort pour défendre leurs territoires face à la nouvelle avalanche développementiste, au capital national (expansion des agrocarburants comme la canne à sucre), et à l’exploitation minière transnationale. Pour une analyse du cadre d’écologie politique élaboré par le PCN à travers ses luttes durant les vingt dernières années, voir Escobar (2010). 74. Hildebrando Vélez, « Entre Rio +20 y la guerra en el Cauca. Ideas para un balance » (courrier électronique, 8 août 2012). Vélez est un écologue colombien et activiste du Proceso de comunidades negras de Colombia (Processus des communautés noires de Colombie, PCN). 75. Parmi ces « autres » approches, on trouve les précieuses contributions de l’écologie politique latino-américaine, qui possède non seulement un corps théorique considérable, mais qui se renouvelle sans cesse, dans le domaine épistémique comme dans la pratique (voir Leff, 2015, pour une présentation de cette approche). Un second élément d’importance est l’œuvre déjà conséquente de l’école d’Économie sociale et solidaire (ESS), emmenée, entre autres, par des auteurs comme José Luis Coraggio, Franz Hinkelammert, Natalia Quiroga ou Gerardo Morales. L’ESS problématise la séparation qui s’opère dans la modernité entre la sphère économique et le reste de l’activité sociale et naturelle, et esquisse une transition vers une autre économie, davantage centrée sur le travail et la vie elle-même. Voir par exemple le no 33 de la revue Iconos (2009). 76. Ce chapitre est basé sur un document préparé pour le Deuxième atelier international SOGIP : « Les peuples indigènes et leurs droits à la terre : politique agraire et usages, conservation et industries d’extraction », http://www.sogip.ehess.fr/, organisé par la SOGIP (Échelles de gouvernance, Nations unies, États et peuples indigènes : autodétermination en temps de globalisation), CNRS, Paris, 18 au 21 juin 2013. Autre document destiné au Forum international : « D’autres économies possibles pour d’autres mondes possibles », organisé par le Processus des communautés noires de Colombie (PCN), Cali, 17 au 21 juillet 2013. Une version partielle de ce texte a été publiée dans « Territorios de diferencia : la ontología política de los “derechos al territorio” », in Diego Mora et Natalia Sánchez (éd.), Cartografías de la paz : una mirada crítica al territorio, Bogota, Universidad de La Salle, 2014, p. 109-166. 77. L’étude la plus exhaustive de la formation historique des « identités » noires en Colombie depuis la période coloniale jusqu’à nos jours – une généalogie de la «

négritude » dans les termes de l’auteur – est le texte érudit de Restrepo (2013). Pour d’autres études anthropologiques colombiennes sur ce vaste sujet, voir Escobar (2010). 78. Escobar, 2008. 79. Certains lecteurs reconnaîtront dans cette note introductrice le concept de « problématisation » de Foucault, mais ils remarqueront aussi certaines différences. Le modèle de connaissance militante basé sur « l’engagement intense » (participation, implication) s’est construit à partir du travail de Varela (1996) et de Spinosa, Flores et Dreyfus (1997). Je l’explique en détail dans Territories of Difference (2008), voir en particulier les p. 258-266 de l’édition en langue espagnole (2010). 80. Oslender, 2008. 81. PCN, 2004. 82. À propos des communautés de Curvaradó et de Jiguamiandó, voir l’excellent rapport préparé par la Commission interécclésiale pour la justice et la paix pour le projet « Hands off the land », sur les pratiques de la compagnie Banacol et le cas de Chiquita Brands (Commission interécclésiale, 2012). 83. Mendoza, 2013, bande-annonce. 84. La majeure partie des informations figurant dans ce paragraphe sur La Toma vient de deux réunions auxquelles j’ai participé : le 14 août 2009, avec des membres de l’organisation de La Toma et des membres du PCN (Cali) ; et en juillet 2012, avec des membres du Palenque du Haut Cauca du PCN (Jamundí). Il est important de noter que l’activiste états-unienne Angela Davis est venue à La Toma en septembre 2011. En plus du documentaire de Paola Mendoza, il existe un documentaire réalisé par la chaîne Public Television Stations des États-Unis (PBS), The War We Are Living (2011), qui souligne le travail des femmes à la tête du mouvement, notamment Francia Márquez et Clemencia Carabalí. 85. Voir la bande-annonce du documentaire La Toma, de Paola Mendoza. 86. Conversation avec des leaders de La Toma sur la réparation collective, Cali, 14 août 2009 87. Je me réfère ici à ce que certains théoriciens appellent le « système-monde moderne/colonial ». Dans ce travail et en appliquant l’approche collective que nous avons développée avec Marisol de la Cadena et Mario Blaser, j’utiliserai d’autres concepts partiellement différents tels que l’ontologie, la relationalité et les logiques non-libérales. Voir Escobar (2010), chapitre IV, pour une présentation des idées du projet modernité/colonialité ; et Escobar (2012), pour une analyse de plusieurs des idées exposées ici – transition, relationalité et logiques communales en Amérique latine. 88. PCN, 2004, p. 38-40. 89. La loi 70 du 27 août 1993 colombienne, article 52. 90. PCN, 2012, p. 3.

91. Pour une analyse de certains de ces débats, voir Escobar, 2010. 92. Et indigènes qui ne sont pas abordés ici… Une des expériences les plus brillantes, les plus courageuses et les plus radicales parmi les luttes pour le territoire menées dans la perspective de la différence et de l’autonomie est celle qu’a encadrée l’Association de Cabildos indigènes du nord du Cauca (ACIN). Le réseau de communication rattaché à cette organisation a développé toute une stratégie de socialisation à l’intérieur et à l’extérieur des communautés, qui constitue un cas de pratique théorico-politique dont l’envergure a été reconnue au niveau international et récompensée par de nombreux prix. Voir la page web de l’association : https://nasaacin.org/ 93. J’étudie ensemble travaux politico-théoriques et mouvements sociaux, me référant à la fois aux pensées des communautés (plus particulièrement à celles des mouvements) et à certaines tendances universitaires qui sont susceptibles de leur faire écho. C’est cette stratégie d’écriture que j’ai adoptée dans l’ouvrage Territories of Difference (2008). Il s’agissait d’établir des ponts entre, d’une part, les connaissances et les discours des mouvements sociaux sur la globalisation, la conservation, le territoire, l’identité, l’économie, le capitalisme, etc. et, d’autre part, les débats et les approches académiques sur les mêmes processus. Bien qu’une partie de la discussion abordée ici se trouve déjà dans l’ouvrage mentionné, certains éléments n’y figurent pas ou y sont abordés différemment. 94. Les seringueiros sont des travailleurs du caoutchouc, qui récoltent le latex dans les plantations d’hévéas [NdT]. 95. Porto attribue une grande importance aux manifestations des indigènes des terres basses de l’Amazonie équatorienne et bolivienne à la fin des années 1980. Elles ont intégré progressivement les indigènes et les paysans des terres hautes, comme c’est le cas des cocaleros ou cultivateurs de feuilles de coca. Selon ce chercheur, c’est quelque temps après qu’émergent les puissants mouvements de luttes pour les territoires des seringueiros et des Afro-descendants au Brésil et en Colombie, et ceux des indigènes dans des pays comme le Mexique ou la Colombie. De toute évidence, ces mobilisations étaient à l’ordre du jour au moment de la création de la loi 70. Ces notes proviennent d’une conférence prononcée par Porto au département de géographie de Chapel Hill, le 26 octobre 2013, qui avait été suivie d’un long commentaire de Catherine Walsh. Il faut noter que les luttes des Nasa du nord du département du Cauca au cours de la décennie précédente annonçaient déjà ces thématiques. Il est également important de souligner que l’attention portée au territoire fait partie d’un processus complexe auquel participent, outre les mouvements sociaux, les États, des institutions multilatérales comme la Banque mondiale, et quelques ONG écologistes. Pour une analyse de ce « tournant territorial » dans le Pacifique, voir Offen (2003). Pour l’émergence du concept de territoire dans le Chocó (Pacifique Nord colombien) pendant la seconde moitié des années 1980, voir Villa (1998). Ce que nous voulons souligner ici, c’est le rôle central de certains mouvements dans la remise à l’ordre du jour de certaines thématiques, à commencer par la problématisation des identités. 96. Escobar, 2008 ; Leff et Porto-Gonçalvez, 2015 ; Walsh, 2009. 97. Escobar, 2008.

98. PCN, 2007 ; Escobar, 2008. 99. Par la suite, le PCN ayant développé un vaste projet de conservation territoriale et de développement autonome autour du concept de « territoire-région » dans les années 1990, l’élaboration théorico-politique du mouvement évoluera vers d’autres sujets : les droits économiques, sociaux et culturels (DESC), la mémoire et la réparation collectives, le recensement de la population et les identités noires ; le racisme et la discrimination ; la consultation préalable et le consentement libre, préalable et éclairé. Les questions territoriales n’étaient plus l’axe majeur de la réflexion, comme cela avait été le cas au cours de la décennie précédente. Mais elles ne disparaissaient pas pour autant : on les abordait différemment, depuis ces multiples approches. 100. Bien que les cinq principes aient conservé leur structure et leur définition fondamentales au cours du temps (les citations entre guillemets appartiennent à l’énoncé original de 1993), leur développement peut varier selon les contextes. J’ai utilisé ici la version du rapport du projet PCN-Lasa. Voir PCN, 2007, p. 3-6 et Escobar, 2010, p. 251. 101. PCN, 2004, p. 37 ; PCN, 2000. 102. PCN, 2007, p. 11. 103. Ibid. 104. Ibid. 105. Berman, 2013 ; Porto-Gonçalvez, 2002. 106. Au cours des dix dernières années, les débats académiques autour des notions d’espace et de territoire dans des disciplines comme la géographie ou l’anthropologie ont été très intenses, et les approches très diverses. Ils se sont intéressés, par exemple, à la relation entre capitale et espace ou aux représentations cartographiques critiques élaborées par des groupes subalternes. Ils se sont également intéressés à toute une série de préoccupations postconstructivistes et néomatérialistes telles que : 1) la dénaturalisation des épistémologies et des ontologies spatiales ; 2) la recherche de conceptions subalternes de l’espace et du territoire, par exemple à partir d’ontologies relationnelles, au-delà de la spatialité de l’État-nation ; 3) la relation entre corps, lieu et territoire, la corporisation et la création de lieux ; 4) la forme à travers laquelle les territoires élaborent des tissus complexes (assemblages, réseaux, rhizomes) constitués de multiples acteurs et matérialités humaines et non-humaines. Pour une analyse approfondie de ces questions, voir par exemple Berman (2013). Tous ces débats relèvent du spatial turn de la théorie sociale dans la géographie anglo-américaine. Il s’agit d’une série de tendances qui cherchent à décentrer la notion de temporalité et à remettre l’espace au centre, en tant que catégorie fondamentale pour comprendre le social et le réel. 107. Porto-Gonçalvez, 2002, p. 230. 108. Ibid., p. 229. 109. PCN, 2007, p. 21. 110. Porto-Gonçalvez, 2002, p. 247.

111. Porto-Gonçalvez et Leff, 2015. 112. Ibid. 113. Escobar, 1999. 114. Porto-Gonçalvez et Leff, 2015. 115. Ce chapitre est basé sur le travail que nous menons depuis plusieurs années en collaboration avec l’anthropologue argentin Mario Blaser et l’anthropologue péruvienne Marisol de la Cadena, en lien avec un projet sur les ontologies relationnelles et les études du plurivers. Les idées exposées ici s’inspirent aussi de conversations avec Michal Osterweil (Global Studies, UNC, Chapel Hill) et Eduardo Gudynas (CLAES, Montevideo), ainsi que de leurs écrits. Pour un examen plus détaillé de certaines de ces notions, voir Escobar (2011, 2012). 116. Winograd et Flores, 1986, p. 30. 117. Cf. Blaser, 2008, 2010, 2013. 118. Le livre de Blaser (2010) constitue une démonstration lucide de cette thèse sur l’ontologie, et plus généralement du raisonnement que je développe ici. Il se base sur le travail qu’a effectué l’auteur auprès du peuple Yshiro originaire du Paraguay. 119. De la Cadena, 2008, 2010. 120. Blaser, 2009, 2013. 121. Plusieurs disciplines, comme l’anthropologie et la géographie culturelle, ont déjà approché cette définition. Toutefois, la notion de « culture » ne recouvre pas complètement celle d’ontologie. L’ontologie politique suppose par conséquent de redéfinir l’ensemble de ces champs. 122. Cette section est basée sur un texte écrit avec Mario Blaser et Marisol de la Cadena. 123. Restrepo, 1996. 124. Oslender, 2008. 125. Pour une présentation de ces modèles, voir Escobar, 2010, p. 133-141. 126. Deleuze et Guattari, 1980. 127. Maturana et Varela, 1994 [1984], p. 13. 128. En français une synthèse sur ce point est Descola, Par-delà nature et culture, op. cit. [NdT]. 129. Au rang des figures incontournables de cette anthropologie écologique et relationnelle, on compte Marilyn Strathern, Tim Ingold, Philippe Descola et Eduardo Viveiros de Castro. En Colombie, Eduardo Restrepo et Astrid Ulloa, entre autres, ont réalisé d’importantes études de ce type portant sur les contextes historiques actuels des communautés du Pacifique colombien (Restrepo, 1996 ; Ulloa, 2006). 130. Escobar, 2012. 131. Blaser, De la Cadena et Escobar, 2009 ; De la Cadena, 2008 ; Blaser, 2010 ; Escobar, 2012.

132. De la Cadena, 2008, 2010, 2015. 133. Cela dit, par suite de la longue histoire coloniale, il existe parfois des désaccords au sujet de ce qui doit être ou non compris dans la politique relationnelle des communautés spécifiques. Ainsi par exemple, dans certaines communautés, les clivages religieux peuvent produire des divisions à l’heure de savoir si les nonhumains doivent être ou non consultés, et quels sont les procédés appropriés pour le faire. 134. J’en résume certaines dans Escobar, 2012. 135. Ingold, 2000, p. 15. 136. Ibid. 137. Restrepo et Escobar, 2005. 138. De la Cadena, 2008, 2010. Citons à nouveau Ingold : « Alors que les verdicts de la science sont vus comme étant le résultat d’observations désintéressées et d’analyses rationnelles, les récits indigènes sont ridiculisés parce que relevant d’expériences subjectives ou de “croyances” à la rationalité douteuse […] Je pense que, si nous voulons parvenir à imaginer une écologie capable de retrouver le processus même de la vie, nous devons descendre des sommets imaginaires de la raison abstraite et nous réengager dans un corps à corps actif et continu avec nos mondes » (2000, p. 16). Le concept d’ontologie nous aide à envisager ce que pourrait être cette ré-immersion dans le flux de la vie. 139. Law, 2011. 140. Law, 2004. 141. Blaser, 2010, 2013. 142. De la Cadena, 2015. 143. Povinelli, 2001. 144. Santos, 2007. 145. Blaser, 2014. 146. PCN, 2012, p. 3. 147. PCN, 2000, p. 6. 148. Maturana et Varela, 1994 [1984] ; Varela, Thomson et Rosch, 1991 ; Varela, 1999 ; Winograd et Flores, 1986. 149. Varela, 1999, p. 6. 150. Ibid., p. 8. 151. Maturana et Varela, 1984, p. 5. La notion bouddhiste de coémergence dépendante, ainsi que le concept de complexité de l’auto-organisation et de l’émergence sont à rapprocher de cette posture [notre traduction]. 152. Esteva et Prakash, 1998.

153. Pour citer le maître Maturana, « la réalité est une proposition que nous utilisons pour expliquer nos expériences. Nous l’utilisons d’ailleurs différemment suivant nos émotions. C’est pourquoi il existe différentes acceptions de la réalité selon les cultures et les périodes considérées » (1997, p. 12). 154. Nandy, 1987 ; Santos, 2007. 155. Nandy, 1987, p. 10. 156. Walsh, 2009. Insistons sur le fait que le problème ne tient pas à l’existence des dualismes mais au rôle que ceux-ci jouent, notamment au sein des hiérarchies qui organisent certains binômes et le rapport entre les mondes « rationnels » et les autres – ce que suggère la notion de colonialité. 157. Plumwood, 2002 ; Leff, 1998. 158. Bird, 2008, p. 162. 159. Porto-Gonçalvez et Leff, 2015. 160. Ces stratégies ont d’ailleurs été étudiées en détail sur le continent sud-américain. Pour une introduction aux débats sur l’extractivisme et le postextractivisme, voir Massuh (2012). 161. Pour une analyse détaillée, voir GAIDEPAC (2010). Le GAIDEPAC (Groupe d’universitaires et d’intellectuels pour la défense du Pacifique colombien) est un groupe composé d’une soixantaine de personnes issues de Colombie et d’autres pays du monde. Créé en 2010, il a mené une campagne pour la défense du Pacifique en coordination avec d’autres organisations ethnico-territoriales de la région. 162. Cette question a été posée par Catherine Walsh et Carlos Walter Porto-Gonçalves mais elle a été concrètement vécue par les mouvements eux-mêmes. Voir « Colloque de géographie », Chapell Hill, 26 avril 2013. 163. Blaser, 2010. 164. GAIDEPAC, 2010. 165. Pour une approche provisoire du champ des discours sur la transition, en particulier ceux qui s’attachent aux transitions écologiques, culturelles, civilisationnelles et aux alternatives au développement, dans le Nord comme dans le Sud Global, voir Escobar (2011). 166. « Nous entendons par extractivisme des projets qui s’approprient les ressources naturelles en grande quantité. Ces dernières ne sont pas transformées ou ne le sont que partiellement, et sont exportées en tant que matières premières […]. En plus des projets classiques liés à l’exploitation minière et d’hydrocarbures, l’extractivisme comprend des activités comme les monocultures d’exportation, l’industrie de la pêche, etc. » (Alayza et Gudynas, 2012, p. 2). Pour une présentation du cadre des transitions vers le postextractivisme et des différents types d’extractivisme, voir Gudynas (2011) et Alayza et Gudynas (2012). Pour le cas péruvien, voir Acosta (2010). 167. Gudynas, 2011/2012.

168. Même si le concept est également débattu dans les milieux universitaires, intellectuels et politiques de nombreux autres pays comme la Colombie, le Mexique et la Bolivie. Mentionnons par exemple à cet égard le Groupe permanent de travail sur les alternatives au développement organisé par la Fondation Rosa Luxembourg et l’Alliance latino-américaine d’études critiques sur le développement (ALEC Desarrollo) adossée au CLAES de Montevideo. 169. Ces constitutions ont introduit une nouvelle acception du développement, basée sur des concepts comme le sumak kawsay (en quechua), le suma qamaña (en aymara) ou le Buen Vivir (en castillan). 170. Gudynas et Acosta, 2011, p. 73 ; Acosta et Martínez, 2009. 171. Gudynas et Acosta, 2011 ; Escobar, 2012. 172. Gudynas et Acosta, 2011, p. 75. 173. Ibid., p. 82. 174. Esteva, 2005. 175. Sixième déclaration de la forêt lacandone, 2005, p. 2. 176. Fabian, 1993. 177. PCN, 2007, p. 48. 178. Par exemple, l’arrêt T-823 de la Cour constitutionnelle d’octobre 2012 concerne le terrain de l’ontologie politique. Il se réfère au droit à la libre détermination de la population afro-colombienne. Il évoque en partie « la faculté des communautés ethniques de déterminer leurs propres institutions et autorités de gouvernance, la faculté de conserver leurs règles, leurs coutumes, leur vision du monde ou leur projet de vie, et la faculté d’adopter les décisions internes ou locales qu’elles estiment adéquates pour la conservation et la protection de ces objectifs ». Dans de nombreuses régions d’Amérique latine, les mouvements indigènes ont également réalisé des avancées dans cette direction. 179. Law, 2011 ; Blaser, 2014 ; De la Cadena, 2015. 180. Blaser, 2010. 181. Blaser, De la Cadena et Escobar, 2009. 182. En Colombie, le groupe Antena Mutante étudie la militarisation des territoires urbains et ruraux dans la perspective d’une cartographie critique et de la compréhension des liens entre territoire, violence, mémoire, spatialité et médias. Je remercie Jorge William Agudelo pour ses informations sur cet intéressant travail. En France, Paul Virilio et Alain Joxe sont peut-être les analystes les plus avisés de la relation entre technologie, militarisme et contrôle social. 183. Voilà presque vingt ans que les organisations ethnico-territoriales afro-descendantes ont déclaré leurs communautés « territoires de vie, de joie, d’espérance et de liberté ». Depuis lors, cette définition a été évoquée et réaffirmée lors de nombreuses réunions, mais aussi reprise dans un certain nombre de déclarations, de rapports et de plaintes

déposées par les communautés. Elle nous semble constituer une bonne formule pour envisager les transitions vers le plurivers. 184. Law, 2011. 185. Berry, 1988. 186. Je me base en partie sur un travail en cours avec Mario Blaser et Marisol de la Cadena, plus précisément l’ouvrage collectif publié en 2013. À l’origine, le projet concernait la création d’un espace de recherche et de design à Cali, en Colombie, mais il pourrait bien évoluer et déboucher sur la formation d’un réseau d’initiatives transnationales décentralisées. Nous l’avons baptisé « Espace transitions ». Notre but est d’attirer l’attention de personnes, de centres de recherche, d’activistes et d’organismes de financement, afin de commencer d’explorer avec eux les perspectives du design et de la transition à travers deux cas de figure emblématiques des études régionales colombiennes. Le projet peut également être envisagé en complément d’autres initiatives, comme les différents projets encadrés par Boaventura de Sousa Santos à Coimbra (http://www.ces.uc.pt/) le projet Échelles de gouvernement, Nations unies, États et peuples indigènes (SOGIP), coordonné par Irène Bellier à l’EHESS de Paris (http://www.sogip.ehess.fr/?lang/) le séminaire Sawyer sur les « Cosmopolitiques indiennes. Dialogues pour reconstituer le monde », porté par Marisol de la Cadena et Mario Blaser à l’université de Californie, à Davis ( http://sawyerseminar.ucdavis.edu/ ) et le réseau Projet de vie créé à l’initiative de Mario Blaser au Canada (http://www.lifeprovida.net/). 187. Law, 2004, 2011 ; Law, 2012 ; Blaser, De la Cadena et Escobar, 2009/2013. 188. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, p. 105 et p. 108. 189. Blaser, De la Cadena et Escobar, 2009/2013. 190. De la Cadena, 2010, 2012. 191. Randers, 2012. 192. Voir Escobar, 2011, 2012 pour une liste complète des références, et le tableau 7. 193. Randers, 2012. 194. Winograd et Flores, 1986 ; Willis, 2005 ; Fry, 2012 ; Ehrenfeld, 2008, 2011. 195. Voir par exemple les études sur le design d’intervention sociale (Gibson-Graham, Cameron et Healy, 2013) : www.ds4si.org . 196. Berglund, 2012. 197. Le palenque était le nom que l’on donnait dans la Caraïbe hispanique aux communautés rebelles formées par les esclaves fugitifs. Ces communautés, si elles ont changé de forme, persistent dans l’actualité. [NdT]

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