Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?
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Maud Simonet

Travail gratuit : la nouvelle exploitation?

-kXfatl PETITE ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE

COLLECTION « PETITE ENCYCLOPÉDIE CRITIQUE » Comité éditorial : Manuel Cervera-Marzal, Sébastien Chauvin, Milena Jaksic, Lilian Mathieu, Sylvain Pattieu Directeur d'ouvrage Sébastien Chauvin

Maud Simonet est directrice de recherches en sociologie au CNRS et directrice de l'IDHES-Nanterre. Elle a publié Le Travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit? (La Dispute, 2010) et Who Cleans the Park? Public work and Urban Governance in New York City, avec John Krinsky (Presses de l'Université de Chicago, 2017).

Graphisme de la couverture : Agnès Dahan © éditions Textuel, 2018 4 impasse de Conti 75006 Paris www.editionstextuel.com ISBN: 978-2-84597-681-8

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Un immense merci à Sébastien Chauvin pour sa confiance, sa disponibilité et son enthousiasme sans faille à toutes les étapes du processus d'écriture, ainsi qu'à Anne Bory, Hugo Harari-Kermadec, Frédéric Joubert et Renée Simonet qui ont relu, critiqué et nourri différentes versions de ce manuscrit. À Paul et Lina, à tout ce qu 'ils nous ont appris...

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Sommaire Introduction Photomontage... Chapitre 1 Au nom de l'amour, le travail domestique ou comment toutes les questions ont déjà été posées par les féministes... Rendre visible le travail domestique : l'« enjeu de la valeur » Capitalisme et/ou patriarcat : qui est « l'ennemi principal »? Le domestique: foyer de l'exploitation... ou de la résistance? Chapitre 2 Du bénévolat au workfare: au nom de la citoyenneté, les politiques du travail gratuit « Gratuitisation » du travail public dans les parcs de la ville de New York Des parcs de New York aux plages françaises, l'étrange écho du « travail citoyen » Du bénévolat au workfare: politiques du travail citoyen Citoyenneté éthique et face civique du néolibéralisme

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Chapitre 3 Le digital labor : l'exploitation 2.0 ? « Free » (Digital) Labor: les termes du débat L'affaire du Huffington Post: au-delà du profit, l'appropriation

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Chapitre 4 Travail gratuit et marché du travail : l'emploi à tout prix Le travail gratuit au cœur de l'emploi Le travail gratuit au nom de l'emploi (à venir) Le travail gratuit comme substitut à l'emploi ?

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Chapitre 5 Dissoudre le travail gratuit dans le salariat ou vice versa ? Scénario 1: Dissoudre le travail gratuit dans le salariat? Scénario 2: Dissoudre le salariat dans le travail gratuit?

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Introduction « Le travail gratuit se niche partout » s'intitulait en ce vendredi 10 février 2017 la chronique de l'humoriste Charline Vanhoenacker sur France Inter1. Évoquant le consommateur qui scanne ses propres produits à la caisse ou renseigne son « expérience client » pour son opérateur téléphonique, elle s'esclaffe : « vous vous souvenez de cette époque où le client était roi? Eh bien c'est fini! Désormais le client est employé! » Un peu plus loin, elle ajoute qu'elle lit partout que le bénévolat est en hausse en France et qu'il ne faut pas oublier « que plus il y aura de bénévoles... moins il y aura de chômeurs! » Le « salaire fictif, renchérit-elle, c'est le rêve de Pierre Gattaz et c'est déjà une réalité en France, ça s'appelle un stage non rémunéré, du bénévolat, ou une expérience client, ou encore plus pernicieux. .. l'engagement citoyen ». Après avoir également évoqué « les candidats de téléréalité qui bossent gratos pour engraisser les producteurs et les chaines de télé » et « Mark Zuckerberg », « le mec qui est devenu milliar claire grâce à nos photos de vacances au camping », elle achève sur un ton semi-tragique : « Non, là où on verra vraiment qu'on est dans la merde c'est quand il y aura trop de bénévoles... et qu'il faudra payer pour travailler gratuitement ». 1

https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-charline-vanhoenacker/ le-billet-de-charline-vanhoenacker-1O-fevrier-2017

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Bénévolat associatif, service civique des jeunes, stages, travail non rémunéré sur internet, mais aussi contrepartie en travail obligatoire pour les allocataires de l'aide sociale en place depuis des années aux États-Unis et depuis peu régulièrement débattue en France à propos des allocataires du RSA... toutes ces formes de travail non reconnues comme telles, exercées en dehors du droit du travail et avec peu ou pas de compensation monétaire et de droits sociaux sont au cœur de mes recherches de sociologue depuis des années. Mais qu'y a-t-il donc de commun entre une bénévole en charge des activités périscolaires dans une école, une allocataire de l'aide sociale qui nettoie les parcs de la ville de New York, des blogueurs qui attaquent en nom collectif le Huffington Post pour lequel ils écrivent sans rémunération depuis des années, ou des jeunes en service civique - ou en stage - qui font tourner le service communication d'une grande ONG? Qui y a-t-il de commun entre ces milliers d'heures de travail gratuit ou semi-gratuit qui font fonctionner associations, services publics et entreprises, en dehors de tout droit du travail et de la reconnaissance sociale qui est octroyée au travail salarié dans notre société? Et que peuvent bien nous dire des transformations du travail, de ses recompositions et de ses décompositions, ces formes, ici « numériques », là « citoyennes », de travail gratuit? Faut-il voir dans leur développement l'émergence d'un nouveau type d'exploitation, une nouvelle ruse, voire pour reprendre la

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traduction récente d'un article du sociologue américain Andrew Ross, « le stade ultime du capitalisme »2? Cet ouvrage répond que non, la question du travail gratuit ne nait pas avec les stages, la téléréalité et Mark Zuckerberg. Elle a déjà été posée, débattue, dépliée pourrait-on dire, dans ses moindres recoins, il y a plus de 40 ans à propos du travail gratuit effectué par les femmes dans l'espace domestique. C'est d'ailleurs à cette occasion que la notion de travail gratuit a émergé et elle y prend, comme je le montrerai dans le premier chapitre, un sens et un contenu bien particuliers. Quant à la forme d'exploitation qui y est associée, là aussi, elle a été amplement pensée, débattue, discutée, à la fois « avec et contre Marx »3 et entre féministes. L'ambition de cet ouvrage est donc d'analyser ces différentes formes de travail gratuit qui nous interpellent aujourd'hui (« engagement citoyen » dans les services publics, volontariat ou stage des jeunes, économie participative sur internet) en repartant, pour chercher leur principe commun, des grandes leçons de l'analyse féministe du travail domestique. On défendra ici l'idée que ce n'est qu'au prix de ce détour par les approches féministes du travail gratuit, ou plutôt même d'un retour à cellesci, à la vision du travail qu'elles ont portée niais aussi aux débats et controverses qui les ont nourries, X 2

Andrew Ross - le travail gratuit, stade ultime du capitalisme -, Courrier international, 9 juin 2011. Le titre original de l'article publié quinze jours avant dans la London Review of Books, vol. 33, n° 10, • A capitaliste dream » (un rêve de capitaliste) s'avère quelque peu différent.

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Annie Bidet-Mordrel, Eisa Galerand, Danièle Kergoat, - Analyse critique et féminismes matérialistes. Travail, sexualité, culture », Cahiers du Genre, 2016/3-

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que l'on peut vraiment saisir les enjeux du travail gratuit aujourd'hui, à la fois ses contradictions, ses formes d'exploitation et ses potentialités d'émancipation. Alors, et alors seulement, on pourra éclairer ce qu'il y a de neuf, juger de l'originalité de ces formes « civiques » et « numériques » de travail gratuit. Du travail gratuit réalisé de gré ou de force, au nom de la citoyenneté, dans les services publics, à son inscription au cœur du fonctionnement du marché du travail, en passant par sa captation sur internet, il est peut-être temps de renverser l'universel et de regarder enfin tous les travailleurs comme des travailleuses pour saisir pleinement la guerre des valeurs qui se joue dans ce travail qui n'a pas de prix.

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Photomontage... Imaginons un photomontage en forme de collage de 6 petites vignettes récupérées sur internet. Chacune de ces vignettes donne à voir des personnes, vêtues de petits gilets de couleurs différentes, vert pour les unes, bleu ou orange pour les autres, munies d'un sac-poubelle et de quelque autre accessoire (une pince pour ramasser des papiers, une pelle et un balai...). Dans le premier cadran : des Parisiens et Parisiennes, bénévoles d'un jour pour l'opération « Paris fais toi belle », lancée par la mairie de Paris en 2014. Ils/elles portent les petits gilets jaunes et gris de la mairie, et tiennent un grand sac-poubelle dans lequel certain e s d'entre elles/eux jettent des papiers pendant que d'autres balayent à côté. Dans le second cadran: d'autres bénévoles, vêtu e s des mêmes gilets, descendent les escaliers du petit pont qui relie les deux rives du Canal Saint- \ Martin, avec des sacs-poubelle et des balais dans la main. Ils/elles participent à l'un des « Clean Up days » que l'association la Maison du Canal organise deux fois par an. Soutenues par une grande fondation internationale, le syndicat intercommunal de traitement des ordures ménagères de l'agglomération

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parisienne et la mairie du 10e arrondissement de Paris, ces journées de mobilisation des habitant e s pour nettoyer leur quartier ont largement inspiré à la maire de Paris son opération de nettoyage citoyen annuel. Sur la troisième vignette, une ribambelle de jeunes gens marchent sur les berges d'une rivière, avec dans les mains tout ce qu'il faut pour nettoyer les fourrés aux alentours: des sacs-poubelle, des pinces pour attraper les papiers... Toutes sont vêtue.s d'un petit gilet, bleu cette fois. Ce sont des volontaires en « service civique », le dernier statut de volontariat mis en place en France en 2010 - après le « volontariat civil », le « volontariat associatif » et le « service civil volontaire »4. Engagé e s pour une durée déterminée, entre 6 mois et un an, dans une association, une collectivité locale ou un établissement public, ces volontaires qui ont entre 18 et 25 ans sont indemnisé e s à raison de 570 euros par mois environ, bénéficient d'une protection sociale complète mais ne peuvent cotiser au chômage pendant leur volontariat et ne relèvent pas du droit du travail. Le quatrième cadran donne à voir un groupe de personne de dos, des hommes et des femmes, tou te s vêtu e s de gilets orange, qui avancent dans une rue en poussant une poubelle, muni e s de balais et de pelles à la main. Nous sommes à New York, 4

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Pour une histoire des dispositifs de volontariat en France et de leur importation des États-Unis voir Maud Simonet, Le Travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit?, Paris, La Dispute, collection « Travail et salariat », 2010.

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dans les années 1990 et ces « gilets orange » (« orange vests ») comme on les appelle de façon péjorative à l'époque, sont des allocataires de l'aide sociale dans le Work Expérience Program (WEP), l'un des premiers programmes de workfare des États-Unis. Le workfare désigne cette obligation qui est faite aux allocataires de l'aide sociale de donner des heures de travail pour toucher leur allocation. Ce nettoyage des rues constitue donc une contrepartie obligatoire à leur allocation: ils doivent s'acquitter de celle-ci pour continuer à percevoir celle-là. Cinquième cadran : en gilet orange, de face cette fois, deux hommes sourient en posant face à l'objectif du journaliste. Devant eux, une brouette avec un sceau et une pince pour ramasser les papiers, derrière eux une grande étendue de pelouse immaculée. Tous deux sont engagés dans un programme de bénévolat pour les allocataires du RSA mis en place par la mairie de la commune française où ils résident. Ils ont signé un « contrat de bénévolat » avec le maire, et, plusieurs heures par semaine, ils sont en charge de l'entretien et du nettoyage de certains espaces verts de la ville. Sixième et dernier cadran : des gilets orange lài aussi, mais uniquement portés par des hommes e t \ qui ont tous la peau noire. Certains tiennent un grand sac-poubelle pendant que d'autres y jettent des feuilles ramassées avec une immense pelle et un râteau. Ils sont demandeurs d'asile et « s'activent volontairement », comme le dit l'article qui leur est consacré, dans un projet pilote d'« intégration par

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le bénévolat » que l'Italie souhaiterait généraliser à l'ensemble du pays. Qui sont ces hommes et ces femmes qui nettoient nos parcs, nos rues et nos jardins publics? Aucun d'entre eux n'est à proprement parler un « travailleur », au sens traditionnel du terme ; ils sont « bénévoles », « volontaires », « allocataires » et leur activité relève de la sphère de l'engagement ou de celle de l'assistance... Et pourtant, sur ces photos prises à des époques et dans des lieux différents, ils apparaissent tous au travail, parfois aux côtés de femmes et d'hommes qui portent les mêmes gilets qu'eux et exercent professionnellement et contre rémunération la même activité, dont c'est même le métier. Quelle valeur économique attribuer à ce travail qui n'est pas reconnu comme tel? Quelle valeur ces travailleurs lui attribuent-ils? Et ce travail non rémunéré, qui en bénéficie? Peut-on considérer que ces personnes qui nettoient gratuitement (ou contre une simple indemnité ou pour conserver leurs allocations) nos espaces publics sont exploitées? Et si oui par qui? Et peut-on le dire pour tous, même pour ceux qui ont choisi, volontairement, de balayer nos rues et nettoyer nos parcs gratuitement? Pour répondre à ces questions il faut faire un petit détour par le nettoyage de nos espaces privés et les analyses qu'il a suscitées...

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Chapitre 1 Au nom de l'amour, le travail domestique - ou comment toutes les questions ont déjà été posées par les féministes...

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Commencer par le travail domestique, c'est commencer par le commencement. Par leur analyse du travail domestique, par ce parti pris assumé de regarder les activités domestiques comme du travail, les féministes n'ont pas seulement donné à voir le travail domestique des femmes, elles ont, au cours des cinquante dernières années, posé toutes les questions que l'on peut poser à propos du travail gratuit. Elles ne les ont pas nécessairement résolues, ni théoriquement, ni politiquement. Et elles se sont même affrontées les unes aux autres sans parvenir à faire émerger de revendications unitaires ou de pratiques émancipatrices pour tou te s. Mais c'est peut-être avant tout dans leurs débats et même dans leurs confrontations que réside l'un de leurs plus grands apports, comme si toutes les contradictions du travail gratuit avaient été mises en lumière et dépliées. L'analyse du travail domestique n'est donc pas seulement à l'origine des réflexions sur le travail gratuit: elle les condense et c'est à ce titre qu'elle apparaît incontournable. En analysant les activités domestiques et leur répartition les féministes ont mis en lumière, il y a déjà plus de 40 ans, l'existence d'une forme de travail rarement sinon jamais pensé comme tel: un travail domestique, majoritairement réalisé par les femmes, gratuitement. « Il devient alors collectivement "évident" » écrit ainsi Danièle Kergoat à propos de cette période, « qu'une énorme masse de travail est effectuée gratuitement par les femmes, que ce travail est invisible, qu'il est réalisé non pas pour soi

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mais pour d'autres et toujours au nom de la nature, de l'amour ou du devoir maternel. »5 L'analyse féministe du travail domestique fait donc saillir la frontière entre travail et hors travail, la dénaturalise et en pointe la dimension d'emblée politique. Est « travail », nous disent les féministes, ce que la société, et plus précisément les rapports sociaux définissent, à un moment T, comme travail. Or la somme des activités exercées majoritairement par les femmes dans les foyers n'entre apparemment pas dans cette définition. Voilà ce contre quoi s'est d'emblée élevée la notion de « travail gratuit ». Ce travail gratuit des femmes dans la sphère domestique, les chercheuses et militantes féministes de l'époque vont alors entreprendre à la fois de le rendre visible et d'en produire l'analyse. Ce faisant, elles vont au fil de leur travail et de leurs échanges, parfois même de leurs controverses, lui poser trois questions : Dans quelle unité mesurer le travail domestique? De quel type d'exploitation relève-t-il? En quoi les rapports sociaux déterminent-ils non seulement sa répartition mais aussi le sens qu'il prend pour les individus? Au final ces trois débats posent, sous des angles et dans des registres différents, la question de la valeur du travail gratuit. 5

Danièle Keigoat - Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doare, Danièle Senotier (dir) Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2000, 2e éd., 2004, p. 35.

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Rendre visible le travail domestique : 6 l'« enjeu de la valeur » Pour rendre visible ce travail domestique, les chercheuses féministes vont devoir se confronter à deux opérations qui sous des airs faussement techniques posent de véritables questions politiques. La première est celle de la définition du travail domestique et notamment de ce qui, une fois sorti des tâches sur lesquelles tout le monde s'accorde (le ménage, les courses, la vaisselle, la lessive...), relève ou ne relève pas de cette catégorie. Est-ce que « se laver », « jouer avec ses enfants », « sortir le chien », « faire l'amour » relèvent du travail domestique? De l'enquête pionnière de Ann Chadeau, Annie Fouquet et Claude Thélot « Peut-on mesurer le travail domestique », parue en 19817, aux récents travaux de l'INSEE conduits par Delphine Roy, cette question des frontières du travail domestique a fait couler beaucoup d'encre. Si elle est loin d'être résolue, elle a conduit à la construction d'une définition en trois « périmètres » plus ou moins restreints (cf. encadré).

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Annie Fouquet, « Le travail domestique : du travail invisible au "gisement" d'emplois », in Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Maigaret Maruani, Masculin-Féminin- Questions pour les sciences de l'homme, 2001.

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Annie Fouquet, Ann Chadeau, Claude Thélot, « Peut-on mesurer le travail domestique? », Économie et statistique, 1981.

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Encadré l Définir le travail domestique : des tâches au « halo » Dans leur enquête pionnière, Ann Chadeau, Annie Fouquet et Claude Thélot se sont servis de l'enquête sur les emplois du temps réalisée par l'INSEE en 19741975, sur un échantillon de 7000 personnes de plus de 18 ans, pour estimer les heures passées au travail domestique. L'INSEE y demande aux personnes enquêtées (une seule par ménage) de tenir un relevé de leurs activités au cours de la journée. Disposant d'une grille vierge où figure le déroulement horaire de la journée par tranche de 5 minutes, chacun-e y inscrit lui/elle-même ses occupations. Une fois sorti de cette liste ce qui relève sans ambiguïté du temps de travail professionnel, et des besoins physiologiques (dormir, se reposer, manger), comment déterminer par la suite ce qu'on retient dans la catégorie « travail domestique »? D'emblée, les auteures de l'article précisent leur refus de « définir le travail domestique à partir de la seule subjectivité des individus » et leur souhait de « retenir une liste unique d'activités, la même pour tout le monde »8. Sans prétendre que c'est la seule réponse possible, les auteures proposent ici de retenir le critère du « substitut marchand » pour établir cette liste : * si l'on peut acheter sur le marché un bien ou un service équivalent à celui qui a été^ produit dans la famille, alors on déclare qu'il s'agit de travail domestique »9. Depuis, cette question de la « délégation à autrui » a été interrogée et pour le moins complexifiée. Quid des déplacements que l'on 8

Ibid., p. 30.

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Ibid., p. 31.

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opère pour soi-même, des soins que l'on se prodigue à soi-même, des activités - comme promener son chien - qui peuvent perdre tout leur intérêt récréatif s'ils sont exercés par autrui? Ces interrogations ont notamment conduit les chercheur se s de l'INSEE à retenir trois périmètres de définition - plus ou moins restreinte - du travail domestique et à souligner que celui-ci se caractérise moins par une liste précise de tâches que par un « halo »10, comme on parle d'un « halo du chômage » pour désigner les situations intermédiaires et les zones grises de l'emploi. Dans le premier périmètre, le périmètre « restreint », on trouve les tâches les plus classiques, le « coeur » des activités domestiques (cuisine, ménage, soin des enfants...), dans le second, le périmètre « intermédiaire », s'ajoutent notamment les courses, le bricolage, le jardinage, les jeux avec les enfants... Le troisième, le périmètre « élargi », prend en compte les trajets en voiture pour soi-même et le fait de promener un animal. De fait, cette question de la définition est fondamentalement liée à une seconde question qui va se poser au même moment à celles et ceux qui produisent ces enquêtes, celle de l'unité dans laquelle on va mesurer ce travail domestique. « Pour que le travail domestique devienne une question sociale », écrira ainsi Annie Fouquet, en revenant 20 ans plus tard sur son enquête pionnière, « il a fallu que son estimation emprunte les termes 10

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Delphine Roy, « Le travail domestique : 60 milliards d'heures en 2010 », Insee Premières, n° 1423, 2012.

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de l'économie dominante: la monnaie»11. Comme elle le rappelle, les chiffres qu'elle a fournis avec Chadeau et Thelot ne sont pas les seuls à être publiés en France, à cette époque. La même année, dans la même revue, deux autres chercheuses, Hélène Rousse et Caroline Roy, publient en effet, à partir de la même enquête de PINSEE, un article intitulé « Activités ménagères et cycle de vie »12 qui se propose d'analyser comment hommes et femmes se partagent les activités domestiques à chaque étape de leur vie. Or, comme le souligne Annie Fouquet, les chiffres publiés en 1981 par Hélène Rousse et Caroline Roy qui offrent une mesure en temps des tâches ménagères reçurent « de la presse un accueil ironique et moqueur » tandis que ceux établis par elle-même et Ann Chadeau à partir des mêmes données, mais cette fois converties en unités monétaires, ont fait l'effet d'une « révélation ». C'est là, pour reprendre les termes d'Annie Fouquet, tout « l'enjeu de la valeur » auquel se confrontent les activités domestiques. De fait, comme elle le rappelle, des enquêtes statistiques produites par des institutions légitimes comme le CNRS ou PINSEE existaient déjà depuis longtemps sur ces questions : ainsi de l'enquête de Jean Stoezel de 1948 qui avait pour objectif de « savoir ce que coûte à la société en heures de travail la formation d'un enfant », ou de celle publiée par l'INED sur le partage des tâches dans différents milieux sociaux. Mais ces enquêtes, reconnues comme « scientifiques », ne valorisaient 11 Annie Fouquet, op.cit., p. 100. 12 Hélène Rousse, Caroline Roy, « Activités ménagères et cycle de vie », Économie et Statistiques, n° 131, avril 1981.

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pas monétairement le travail domestique mesuré. À l'inverse, des tentatives de valorisation monétaire avaient été proposées, comme le « prix d'une femme » publié par le MLF en 197413 mais émanant d'organisations militantes et de ce fait « restées suspectes »14. Donner une valeur monétaire au travail domestique s'est donc imposé comme une nécessité pour être entendues, pour respecter la convention de la valeur en vigueur dans notre société, celle qui s'exprime en monnaie. Mais cette opération est loin d'aller de soi, dans le fond comme dans la forme. Plusieurs méthodes existent, en effet, pour convertir en monnaie le temps passé au travail domestique, pour lui donner un « prix ». Et elles posent là aussi des questions qui sont loin de n'être que des questions techniques... On peut tout d'abord valoriser le travail domestique au « coût du marché » c'est-à-dire évaluer ce que cela coûterait de faire faire ces activités par le marché. Ce « coût du marché » peut s'entendre de deux façons: soit on fait faire ces activités par une seule et unique personne qui serait employée pour tout faire, soit on a recours à différents services (restauration, baby-sitter, femme de ménage...) qui facturent, chacun, à un prix différent. La valeur du travail domestique ici c'est donc la somme que l'on aurait eu à dépenser pour obtenir ces services sur le 13 Publiée dans le numéro du GRIF de 1974 intitulé « Faire le ménage c'est travailler » cette enquête propose d'évaluer le temps passé chaque mois aux différentes tâches domestiques aux prix correspondants de la femme de ménage, de la blanchisseuse, de la cuisinière etc. 14 Annie Fouquet, op.citp.

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marché. Mais on peut également estimer cette valeur monétaire du travail domestique par la méthode du « manque à gagner » (ou des « coûts d'opportunité ») c'est-à-dire en calculant la somme que la personne qui l'effectue aurait gagnée si elle avait été travailler contre une rémunération au lieu de se consacrer aux activités domestiques. Le choix de recourir à l'une ou l'autre de ces méthodes n'est évidemment pas neutre. Il affecte les résultats de l'évaluation monétaire : selon Annie Fouquet, les estimations réalisées à partir des données de 1975 situent la valeur du travail domestique en France entre 50 % et 66 % du PIB en fonction des méthodes retenues. Dans leur article « Femmes et richesse : au-delà du PIB »15, Florence Jany-Catrice et Dominique Méda reviennent largement sur les enjeux politiques qui se cachent derrière ces questions techniques et mettent en lumière les effets pervers de ces différentes méthodes. Ainsi la « méthode des coûts d'opportunité » impute-t-elle « des valeurs différentes à des services identiques en fonction de la personne qui les produit. Plus on est qualifié ou plus on peut prétendre à un salaire élevé, plus la valeur du travail domestique accomplie est forte. Du coup, selon cette convention de compte, le travail domestique des hommes vaut plus que celui des femmes. » De même, selon cette même convention, le travail domestique d'une cadre vaut plus que celui d'une ouvrière ou d'une employée. La « méthode du substitut global » qui aboutit aux résultats les plus faibles, repose, elle, 15

Florence Jany-Catrice et Dominique Méda, • Femmes et richesse : au-delà du PIB Travail, genre et sociétés, 2011/2, n° 26.

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« sur l'hypothèse non vérifiée que le travail domestique exige peu de qualifications et prend comme référence le salaire le plus faible sur le marché ». Dans tous les cas, soulignent les auteures, reprenant un argument développé par Ann Chadeau dès 199216 et repris par Lourdes Benaria en 199917, l'opération de valorisation implique que l'on s'appuie sur les salaires des femmes et donc... que l'on répercute les inégalités de genre déjà en vigueur sur le marché du travail (discrimination salariale et ségrégation professionnelle des femmes) sur l'estimation de la production domestique. Comme le résume sur son blog l'économiste Jean Gadrey, « les évaluations monétaires existantes du travail domestique reproduisent en l'amplifiant l'inégalité dont (les femmes) sont victimes dans la sphère du salariat »18. Quand on sait que ces inégalités sont elles-mêmes en partie dues à l'assimilation entre « travail des femmes » et « travail domestique », comme on y reviendra largement dans le chapitre 4, la tentative de valorisation monétaire risque au final de se mordre la queue et d'enclencher plutôt un cercle vicieux de la dévalorisation... On le voit bien, l'exercice de valorisation monétaire, quoiqu'un élément central de la prise en « compte » du travail domestique et de son assignation aux femmes, est loin d'être évident. Au-delà des effets pervers de l'estimation évoqués ci-dessus, 16 Ann Chadeau « Que vaut la production non marchande des ménages? », Revue Économique de l'OCDE, n° 18, 1992. 17 Lourdes Benaria - Le travail non rémunéré: le débat n'est pas clos », Revue Internationale du Travail, vol. 138, n° 3, 1999. 18

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https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2012/! 1/28/le-travaildomestique-33-du-pib-pour-l60-du-travail-remunere

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Dominique Meda et Florence Jany-Catrice19 soulèvent un autre enjeu, celui de « l'extension de la logique marchande » qui découle de cette opération et du « risque de marchandisation », « de rationalisation et de colonisation » qu'elle engendre. Ne risque-t-on pas ainsi de réduire la valeur du travail domestique à sa seule dimension monétaire? Pour reprendre les termes de Lourdes Bénaria, « le débat n'est pas clos » entre celles qui soutiennent la valorisation contre l'invisibilisation et celles qui s'inquiètent des opérations de réduction et des logiques de marchandisation qu'elle induit dans la sphère familiale et intime. Si le débat sur les modalités de visibilisation du travail domestique n'est pas clos, cette visiblisation, elle, a bien eu lieu. Et pourtant, quiconque se plonge dans les évaluations du travail domestique se trouve confronté à un paradoxe. Il constate à la fois de grandes variations dans les mesures à un temps t, en fonction des méthodes et des périmètres retenus, et une inquiétante stabilité des statistiques dans le temps. Ainsi, le travail domestique représente-t-il 48,1 milliards d'heures contre 41,2 milliards pour le travail professionnel en 1975, soit entre 32 et 77 % du Produit intérieur brut du pays en fonction de la méthode d'estimation retenue. Et il est alors 76 % effectué par des femmes. En 2010, il représente entre 33 % et 71 % du PIB en fonction des méthodes retenues, est à 64 % effectué par des femmes si on prend le périmètre moyen et à 72 % si on prend le périmètre restreint. Entre 1986 et 1998, le temps 19

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Dominique Meda et Florence Jany-Catrice, op.cit., p. 158.

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consacré au ménage et aux courses par les femmes a diminué de dix minutes: la moyenne passant de trois heures cinquante à trois heures quarante par semaine20. Comme le souligne Michèle Ferrand « la "preuve statistique" aura peu d'effets sur les comportements concrets »21. Comment expliquer cette assignation persistante du travail domestique à une catégorie de la population? Quelles sont ses causes mais aussi ses effets sur la vie des femmes? En d'autres termes, qui en bénéficie? On verra que là aussi la réponse apportée par « la » perspective féministe est loin d'être univoque. Deux débats fondamentaux vont structurer les analyses féministes du travail domestique. Le premier de ces débats porte sur la caractérisation du système qui assigne le travail domestique aux femmes et en tire profit, le second sur le sens de ce travail pour « les » femmes. Ce faisant ils mettent en quelque sorte sur la table la question de l'appropriation du travail gratuit et celle des rapports sociaux qui le traversent.

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François Xavier Devetter, Sandrine Rousseau, Du balai, essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d'Agir, 2011, p. 20.

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Michèle Ferrand, Féminin-Masculin, Repères, La Découverte, 2004, p. 21.

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Capitalisme et/ou patriarcat : qui est « l'ennemi principal »? Les rapports entretenus par le féminisme et le marxisme autour de la question du travail domestique sont ambigus. La mise en lumière du travail domestique à laquelle ont procédé les féministes dans les années 1970 s'inscrit globalement dans une critique du marxisme et de la manière dont l'analyse de l'exploitation proposée par Marx avait en quelque sorte « oublié » le travail domestique et laissé ainsi dans l'ombre la question de la domination et de l'oppression des femmes. L'héritage du marxisme, du matérialisme historique et de l'analyse en termes de classes sociales, et plus précisément de rapport de classe, va toutefois être revendiqué par une part importante de ces féministes qui se sont préoccupées d'expliquer le travail domestique. C'est notamment le cas de deux courants, celui du féminisme marxiste et celui du matérialisme radical, qui vont tout à la fois mobiliser l'approche marxiste, la compléter différemment et parvenir toutes deux à des conclusions en partie contradictoires, à tout le moins divergentes. D'un côté on trouve des « féministes marxistes » qui cherchent à intégrer l'analyse du travail

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domestique dans l'analyse marxiste du capitalisme, comme le mouvement international pour le salaire au travail ménager, lancé notamment par Mariarosa délia Costa, Selma James et Silvia Federici dans les années 1970. Pour ces auteures, l'exploitation des femmes joue un rôle central dans le processus d'accumulation capitaliste dans la mesure où « les femmes produisent et reproduisent la marchandise capitaliste la plus essentielle : la force de travail ». Le travail domestique constitue en quelque sorte « la base et l'envers des sociétés salariales »22. Dans son ouvrage Caliban et la sorcière23, Silvia Federici défend même l'idée que la figure de la femme au foyer a été créée par le capitalisme. Elle montre ainsi l'invisibilisation progressive des femmes aux xvie et xviie siècles, cantonnées petit à petit dans des métiers liés au travail domestique (blanchisseuses, infirmières, domestiques). Et, surtout, elle introduit la chasse aux sorcières dans l'étude de l'accumulation primitive du capital24 proposée par Marx en soulignant combien la persécution des sorcières a été aussi importante pour le développement du capitalisme que la colonisation et l'expropriation de la paysannerie européenne. La chasse aux sorcières a préparé la femme à son « destin domestique », nous dit Federici, et a construit les bases de l'appropriation 22

23

Camille Robert, « Le salaire au travail ménager: réflexion critique sur une lutte oubliée -, Section 1 : débats dans les féminismes d'hier et d'aujourd'hui, Possibles, été 2014. http://redtac.oig/possibles/files/2014/07/vol38_nol_ slpl_Robert.pdf

Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Éditions Entremonde, 2017. 24 L'accumulation primitive du capital est le processus historique qui a permis à la bourgeoisie naissante de créer son capital et à la révolution industrielle de se mettre en place.

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étatique du corps de femmes. Dans ces chasses aux sorcières sont en effet mises en oeuvre des politiques de lutte contre la contraception et contre toute forme d'autonomie sexuelle et sociale des femmes. Les attaques contre les femmes qu'elles véhiculaient ont ainsi construit leur position de subordonnées dans la société. Pour combattre cette appropriation capitaliste du travail gratuit des femmes, ces chercheuses et militantes ont alors défendu la revendication - fortement critiquée par une grande partie des féministes à l'époque et encore aujourd'hui - d'un « salaire au travail ménager » (WagesforHousework). Elles ont ainsi proposé que le travail ménager soit salarié par l'État, « l'État comme représentant du capital collectif et non des hommes en tant qu'individus » dira Federici. Comme le souligne la sociologue québécoise Louise Toupin qui a récemment consacré un ouvrage très complet à ce mouvement social international et à ses revendications : on peut supposer que la proposition d'un salaire au travail ménager a été, en partie au moins, mal comprise25. Nombreuses sont celles et ceux à y avoir vu la revendication d'un « salaire maternel » qui reconduirait et même institutionnaliserait l'assignation des femmes à la maison. Pourtant^ pour reprendre le titre du célèbre article publié par x Silvia Federici en 197526, ce salaire pour un travail ménager a été en réalité pensé comme un salaire 25

Louise Toupin, Le Salaire au travail ménager, chroniques d'une lutte féministe?, Éditions Remue Ménagés, 2014.

26

Silvia Federici, « Wages against housework », Power of Women Collective and Falling Wall Press, 1975.

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contre le travail ménager. Dans cette revendication, le salariat est en effet perçu non pas simplement comme une rétribution ou même une reconnaissance mais comme un levier de pouvoir, et ce à double titre. Il l'est d'abord, à un niveau pratique, au titre de l'intégration des institutions du salariat dans le travail domestique et des possibilités qui sont alors ouvertes de négocier les conditions du travail ménager et notamment de « sortir du servage illimité et inconditionnel »27, de la disponibilité qui le caractérise. Imaginons-nous, disent les féministes du salaire au travail ménager, que le nombre d'heures effectuées, les tâches, les grilles de rémunération du travail ménager fassent subitement l'objet de négociations collectives, d'un contrat, d'une représentation syndicale... Mais surtout, et plus fondamentalement, nous disent-elles, le salaire est un levier de pouvoir car l'entrée dans le salariat politise le travail domestique en le dénaturalisant. « Le fait que le travail ménager soit non salarié a donné à cette condition socialement imposée une apparence de naturalité (la "féminité"), qui nous affecte toutes où qu'on aille, et quoi qu'on fasse », écrivent ainsi Federici et Cox28. Et c'est contre cette naturalité que s'impose le salaire. Répondant aux critiques qui seront formulées dès le milieu des années 1970 par des militantes et notamment par

32

27

Louise Toupin, op. cit., p. 96.

28

Nicole Cox, Silvia Federici, « Counter-planning from the kitchen », Falling Wall Press, 1975, p. 278.

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Carole Lopate qui leur reproche de maintenir le statu quo de la division sexuée du travail29, Nicole Cox et Silvia Federici affirment, en retour, que cette critique « ignore que le salaire n'est pas juste un peu d'argent, mais l'expression fondamentale d'une relation de pouvoir entre le capital et la classe laborieuse >30. « Nous n'avons jamais envisagé cette revendication comme une fin en soi » dira même, des années plus tard, Silvia Federici au cours d'un entretien31, mais plutôt comme un point d'appui pour renverser.le rapport de force entre les hommes et les femmes et entre les femmes et le capital. À la même période, une autre approche féministe se construit également autour des enjeux scientifiques et politiques du travail domestique en se positionnant par rapport à Marx : l'approche matérialiste radicale proposée par Christine Delphy, qui revendique le projet de Marx contre un héritage marxiste alors dominant. Quelle est la position principale du féminisme matérialiste, sa place dans le débat sur le travail domestique et son apport à l'analyse du travail gratuit? Pour Christine Delphy, le travail domestique « n'est PAS un travail de reproduction de la force de travail des ouvriers, qui bénéficierait aux capitalistes: la moitié des travailleurs sont des^ femmes à qui personne ne lave leurs chaussettes, dont personne ne reproduit la force de travail, qui 29

Carole Lopate, • Women and Pay for Housework », Liberation, vol. 18, n° 8, May-June 1974. 30 Nicole Cox, Silvia Federici, op. cit., p. 27331

• Aux origines du capitalisme patriarcal: entretien avec Silvia Federici » Contretemps, 2 mars 2014. https://www.contretemps.eu/origines-capitalismepatriarcal-entretien-silvia-federici/

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la reproduisent toutes seules. Et pourtant, elles ne coûtent pas plus cher aux capitalistes, elles ne sont pas payées plus, bien au contraire »32. En d'autres termes on ne peut concevoir ce travail domestique comme une économie que les capitalistes feraient sur le salaire des ouvriers, grâce à leurs femmes. En atteste la population des travailleurs qui n'ont pas de femmes pour faire leur travail domestique (i.e. les travailleuses et les hommes célibataires) et qui n'en sont pas pour autant payés par leurs patrons pour financer la reproduction de leur force de travail. Le « travail ménager ne bénéficie pas au capitalisme mais aux hommes » nous dit Delphy. « À la théorie du profit pour le capitalisme » elle oppose donc « celle du profit pour la classe des hommes »33. Le travail domestique est selon elle « l'effet d'un mode de production » spécifique, le mode de production domestique (ou patriarcal), qui repose sur « l'extorsion par le chef de famille du travail gratuit produit par les membres de sa famille ». Découle de cette approche une définition du travail domestique plus large et plus complexe que celle que l'on a utilisée jusqu'à présent. Pour Delphy, le travail « ménager » n'est « qu'une partie ou encore une modalité, du travail gratuit extorqué dans le mode de production patriarcal. (...) Le mode de production domestique inclut n'importe quel travail et n'importe quelle production effectuée gratuitement, quand ils pourraient être rémunérés ailleurs. » Elle propose ainsi notamment

34

32

Christine Delphy, « Florence, les mécanismes de l'oppression des femmes », L'humanité, 18 décembre 2002

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Christine Delphy, « Par où attaquer le "partage inégal" du "travail ménager"? », Nouvelles Questions Féministes, 2003/3, vol 22, p. 52.

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d'inclure dans l'analyse du travail domestique « le travail paraprofessionnel, c'est-à-dire le travail fourni gratuitement par les épouses (et autres parents du chef de famille), aboutissant à des productions qui trouvent le chemin du marché par le mari, et qui sont payées au mari ». Ainsi du travail invisible et gratuit de comptabilité, de secrétariat ou d'accueil exercée par les femmes d'agriculteurs, de médecins, d'artisans et autres professions libérales. « On peut estimer, souligne Delphy, que plus de 10 % des femmes, les femmes d'hommes exerçant des professions indépendantes et libérales, font, en plus du travail ménager effectué par toutes les épouses et concubines, du travail professionnel pour leur mari, sans être rémunérées par celui-ci »34. Ainsi, dans l'approche de Christine Delphy, le travail domestique ne peut se réduire au travail ménager au sens strict (c'est-à-dire le périmètre restreint défini par les études statistiques). À l'inverse, toute « tâche ménagère » n'est pas nécessairement du travail domestique. « Ainsi le travail ménager des hommes ou des femmes célibataires, ou d'ailleurs des hommes mariés, quand ces personnes lavent leur linge ou font leur cuisine, le travail fait pour soi, n'est pas du travail gratuit »35. On voit bien alors pourquoi pour Christine Delphy « il est erroné d'aborder le travail ménager à partir des tâches ». Ce n'est pas la tâche, ni même sa non 34

Ibid. p. 53.

35

Ibid., p. 53-

35

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rémunération qui caractérise le travail domestique au sens de Delphy. C'est son appropriation par autrui. Et c'est cette approche qui est au fondement de la « théorie générale de l'exploitation » qu'elle propose et qui cherche à articuler différents types d'exploitation, qui sont loin de tous se réduire au mode de production capitaliste. Pour Christine Delphy, en effet, l'exploitation salariale, qui repose sur la théorie de la plus-value, est une forme, et une forme seulement, de l'exploitation aujourd'hui. Toutes les formes d'exploitation ne passent pas par l'échange sur le marché, et il serait bien erroné de croire que le servage et les autres formes « archaïques » d'exploitation auraient été rayées de la carte par le capitalisme. Plutôt que de singulariser à outrance l'exploitation salariale, comme certain e s l'ont fait, il faut chercher ce qu'elle a de commun avec les autres formes d'exploitation. « Ce qui est requis au contraire c'est l'élaboration d'un langage commun à toutes les exploitations. On ne peut ensuite les classer que si on peut les comparer et on ne peut les comparer que si on les a décrites dans des termes... comparables. & « Pour éviter (...) de prétendre que les esclaves, les serfs, les péons, les épouses, toutes celles et ceux qui travaillent gratuitement (ou contre leur entretien, ce qui est la même chose) ne sont pas exploité e s, il faut cesser de définir l'exploitation comme un solde monétaire, comme le résultat d'une soustraction - « valeur produite moins salaire versé » - et revenir à sa définition première, l'appropriation du travail d'autrui. » Et l'auteure de poursuivre : « l'exploitation 36

36

Christine Delphy, Pour une théorie générale de l'exploitation - Des différentes formes d'extorsion de travail aujourd'hui, Syllepse, 2017, p. 100.

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capitaliste consiste, in fine, en extorsion de travail. L'extorsion de travail c'est la définition de l'exploitation: de toute exploitation37. » « Et c'est la problématique première du marxisme »38, ajoutera-t-elle plus loin contre celles et ceux qui y verraient une déviation de la pensée de Marx. Bien sûr, loin de réduire le travail domestique à une seule explication, ces deux approches que nous avons choisi de présenter ici articulent plus ou moins explicitement capitalisme et patriarcat. Mais elles le font sur des modes différents qui débouchent sur une compréhension différente de l'exploitation. Pour Federici, le travail domestique, tel qu'on le connaît aujourd'hui est un produit du capitalisme - un capitalisme qui serait en partie patriarcal. Pour Christine Delphy, le mode de production domestique et le mode de production capitaliste sont deux modes d'exploitations différents, autonomes. Cela ne signifie pas qu'ils ne peuvent pas s'articuler, mais à la différence de nombre des travaux féministes inspirés du marxisme, l'analyse de Delphy nous décentre du capitalisme. Elle nous oblige à penser ensemble différents modes d'exploitation, c'est-à-dire à les confronter, chercher leurs spécificités mais aussi à contester grâce à cette comparaison leur « unicité » ainsi què la vision évolutionniste qui les articule parfois (le mode d'exploitation capitaliste tendrait à remplacer les autres modes d'exploitations considérés comme archaïques). « Pour reprendre l'exemple des femmes, 37

C'est nous qui soulignons ici.

38 Ibid., p. 104.

37

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leur exploitation principale est domestique, mais elle est confortée par une exploitation spécifique qui se passe sur le marché du travail salarié ; et le mode de production capitaliste, dans la mesure où il sert le mode de production patriarcal, n'est pas purement capitaliste, mais également en partie patriarcal. »39 L'erreur souvent commise dans l'analyse de l'exploitation, nous dit Delphy, c'est la place qui est donnée au capitalisme qui incarnerait ce vers quoi tendraient aujourd'hui toutes les formes d'exploitation. A côté de ce débat sur la caractérisation du système - ou des systèmes - qui assignent les femmes au travail domestique, c'est-à-dire sur le rapport social fondamental dans lequel ce type de travail est pris et qu'il participe à reproduire (rapport capitaliste et/ou rapport patriarcal), une autre interrogation émerge quelques années plus tard, aux États-Unis, sur le sens même de ce travail domestique pour « les » femmes. C'est la question des rapports sociaux, de classe mais aussi de race qui est au cœur du débat, et de la manière dont ils déterminent en partie les rapports des femmes au travail domestique et à la valeur qu'elles lui attribuent.

39

38

Christine Delphy, Pour une théorie générale de l'exploitation, op.cit., p. 110.

Le domestique : foyer de l'exploitation... ou de la résistance ? Dans son ouvrage De la marge au centre - Théorie féministe40, récemment publié en français mais regroupant des textes écrits dans les années 1980 et 2000, bell hooks met en perspective critique les mobilisations féministes des années 1970 et propose, à partir de cette critique, une autre lecture du travail domestique. « Les femmes de la classe moyenne qui ont dessiné les contours de la pensée féministe, écritelle ainsi, sont parties du principe que le problème le plus urgent pour les femmes était le besoin de sortir de la maison et d'aller travailler - de ne plus être "juste" des femmes au foyer. (...) Les militantes féministes ont décrété que le travail en dehors du foyer était la clé de l'émancipation »41. Or, souligne bell hooks, cette position est loin de recouvrir la réalité de toutes les femmes de cette époque. Si elle peut sembler valable pour certainè^ d'entre elles - les femmes blanches des classes moyennes et supérieures - les autres, les femmes noires et les femmes blanches de la classe ouvrière, s'inscrivaient dans un tout autre rapport avec le 40 41

bell hooks, De la marge au centre-Théorie féministe, Éditions Cambourakis, 2017. Ibid., p. 193.

39

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marché du travail comme avec le travail domestique. « Depuis l'esclavage jusqu'à nos jours, insistet-elle, les femmes noires étasuniennes ont travaillé en dehors du foyer, dans les champs, dans les usines, dans les blanchisseries, dans les maisons des autres. Ce travail ne leur offrait qu'une maigre compensation financière, interférait souvent avec l'éducation de leurs enfants et les empêchait de remplir efficacement leur rôle de parent. Historiquement, les femmes noires ont identifié leur travail au sein de la famille comme un labeur humanisant, une tâche qui leur permettait d'affirmer leur identité en tant que femme, en tant qu'être humain exprimant de l'amour et de l'attention, alors que l'idéologie suprémaciste blanche prétendait que c'était là précisément les signes d'humanité dont les personnes noires étaient incapables. »42 Dans son article « Homeplace (a site of résistance) »43, bell hooks revient sur la valeur du travail domestique, et plus largement du foyer, pour les familles noires vivant dans une société dominée par les blancs. Elle prend alors l'exemple de sa mère et de sa grand-mère et de la manière dont leur investissement dans le foyer a pu constituer une résistance à l'ordre social raciste dans lequel elles évoluaient. Elle renverse ainsi le regard sur cet espace domestique qui n'est plus alors synonyme d'aliénation mais bien plutôt de subversion politique. « Cette tâche qui consistait à arranger un espace ne consistait pas

40

42

Ibid., pp. 243-244.

43

bell hooks, « Homeplace (a site of résistance) -, Yeaming: Race, genderand culturalpolitics, Boston, MA: South End Press, pp. 41-49, 1990.

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seulement pour les femmes noires à rendre service, il s'agissait de construire un espace protégé où les personnes noires pourraient affirmer leur attachement les unes aux autres et ce faisant guérir nombre des blessures que leur infligeait la domination raciste »44. Et elle ajoute qu'il faut aujourd'hui à la fois honorer cette histoire et critiquer la définition sexiste du service comme rôle « naturel » des femmes. Pour ces femmes noires, comme pour celles blanches de la classe ouvrière, le marché du travail sur lequel elles ont toujours été présentes est loin d'avoir été un lieu d'émancipation. La maison, cet espace même dont les femmes blanches des classes moyennes et supérieures souhaitaient à tout prix sortir était tout au contraire un lieu de reconstruction, et le travail domestique qui s'y déroulait un moyen de lutter justement contre l'aliénation et de redevenir un « sujet » : « Par opposition au travail effectué dans l'environnement bienveillant du foyer, c'était plus souvent le travail en dehors de la maison qui était vu comme stressant, dégradant et déshumanisant »45. Et bell hooks de résumer: « Beaucoup de femmes noires disaient : "Nous voulons passer plus de temps avec notre famille, nous voulons quitter le monde du travail aliéné". Beaucoup de féministes blanches disaient: "Nous sommes lasses d'être isolées darïs nos foyers, lasses de n'interagir avec personne d'autres que nos enfants et nos maris, lasses d'être dépendantes économiquement et affectivement ; nous voulons être libérées de tout ça pour entrer 44

Ibid., p. 42.

45

bell hooks, De la marge au centre, op.cit., p/ 244.

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dans le monde du travail". (Ces opinions n'étaient pas celles des femmes blanches de la classe ouvrière qui, comme les travailleuses noires, en avaient assez du travail aliéné) »46. Le regard critique porté par bell hooks sur une partie des mobilisations féministes des années 1970 et sur leur analyse du travail domestique attire notre attention sur deux choses primordiales. La première c'est bien sûr la question des rapports sociaux, autre que les rapports sociaux de sexe - les rapports de classe et rapports de race - et de l'impossibilité d'en faire abstraction pour définir les rapports au travail productif et reproductif, domestique et professionnel des femmes, bell hooks, avec d'autres féministes du courant du Black feminism va poser les bases des réflexions à la fois théoriques et politiques autour de l'intersectionnalité47. Elle souligne combien ce discours féministe qui a fait du travail domestique le symbole de l'aliénation des femmes et du marché du travail celui de leur libération, est un discours de dominante, un discours de femme blanche des classes moyennes ou supérieures. Ce faisant elle déshomogénéise la catégorie « femme ». La seconde chose sur laquelle la critique de bell hooks attire notre attention, c'est sur le sens, tout à la fois intime et politique, que peut receler ce travail

42

46

Ibid.y p. 244.

47

Né des critiques internes au féminisme et notamment des interpellations du Black feminism, l'intersectionnalité propose de penser l'intersection du genre et des autres rapports de domination (et notamment la race et la classe).

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domestique que le discours féministe mainstream tend à assimiler à du sale boulot, à une charge physique et mentale, à un ensemble de tâches sinon dégradantes (pour celles qui relèveraient du « clean », du nettoyage) à tout le moins aliénantes (pour celles qui relèveraient du « care », du soin aux autres), bell hooks elle, insiste, comme trop peu de travaux le font selon elle, sur « l'importance des travaux de service et d'entretien, et du travail ménager en particulier ». Outre la dimension de résistance et .de conscientisation politique qu'elle assigne à l'espace domestique dans une société raciste, bell hooks insiste aussi sur la valeur sociale, on pourrait presque dire civique (même si ce n'est pas un terme qu'elle utilise), du travail qu'on y effectue. « En apprenant à accomplir les tâches ménagères, les enfants et les adultes acceptent la responsabilité d'ordonner leur réalité matérielle. Elles et ils apprennent à apprécier leur environnement et à en prendre soin. Dans la mesure où tant de garçons grandissent sans qu'on leur apprenne à accomplir les tâches ménagères, une fois arrivés à l'âge adulte, ils n'ont aucun respect pour leur environnement et ne savent souvent même pas comment prendre soin d'eux-mêmes et de leur foyer. »48 Pour l'auteure, revaloriser le travail domestique (celui effectué à la maison mais ausst les formes de services et d'entretien domestiques rémunérés) permettrait ainsi de « repenser la nature du travail ». Cette revalorisation que bell hooks a en tête ne rejoint pas les revendications du salaire au travail ménager qu'elle assimile à une simple 48

bell hooks, op.cit., p. 205.

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reconnaissance « monétaire » et dont elle ne voit pas en quoi elle entrainerait que « ces tâches cessent d'être considérées comme « un travail de femmes » et qu'elles soient perçues comme une activité digne de valeur »49. Pour bell hooks, les femmes doivent sortir de ce conditionnement qui fait qu'elles jugent de l'importance de leur travail uniquement par sa valeur marchande. Elles doivent se libérer de cette attente de reconnaissance de l'importance de ce travail par les hommes et développer elles-mêmes « un regard sur le travail qui les amènerait à le considérer comme une expression de dignité, de discipline, de créativité, etc. »50. Au final, les trois débats que l'on vient d'aborder posent, sous des angles et dans des registres différents, la question de la valeur du travail gratuit. Et ils montrent l'ampleur et la complexité de cette question. Le débat sur la valorisation monétaire du travail domestique souligne à la fois la nécessité politique de cette mise en équivalence monétaire et ses limites, voire ses effets pervers. Le débat autour de « l'Ennemi principal » cherche à saisir qui s'approprie in fine cette valeur économique produite par le travail domestique et interroge, à ce titre, les rapports complexes entre capitalisme et patriarcat. Quant à celui soulevé par le Black Feminism, il nous rappelle que depuis des positions différentes dans l'espace social on ne valorise pas de la même manière la même activité. Le travail domestique apparaît au 49 Ibid., p. 204. 50 Ibid., p. 206.

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même moment comme une activité dévalorisante pour certaines femmes, les plus dominantes, et (re) valorisante pour d'autres. Il n'y a donc pas une seule valeur sociale du travail domestique, mais plusieurs valeurs pour soi, socialement construites en fonction des rapports de classe et de race notamment. De ces débats, des questions qui sont soulevées - et, encore une fois, pas nécessairement de leur résolution - se dégagent des éléments centraux .de compréhension et d'analyse du travail domestique comme travail gratuit et de l'exploitation qui le caractérise. On pourrait les résumer en trois leçons. Leçon 1: Penser le travail gratuit comme un déni de travail, « au nom de » valeurs La première leçon a trait à la définition du travail gratuit. L'analyse du travail domestique nous enseigne que l'on ne peut simplement le définir par la négative, comme un travail qui ne serait pas payé. Le travail domestique, on l'a vu, est bien plus qu'un travail sans rémunération, c'est un déni de travail, une non reconnaissance comme travailleuse au nom d'une reconnaissance comme « femme », « mère * « épouse ». Le travail gratuit dont il est question ici, celui qui a préoccupé les féministes, est tout à la fois gratuit et invisible comme travail... parce que visible comme « amour ». Son absence de valeur monétaire se fonde justement sur cette autre valeur, l'amour. Sa dévalorisation monétaire se justifie par cette autre

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forme de valorisation. De même, le travail domestique n'est pas vide d'institutions, de normes, de règles, au contraire il en est saturé, que l'on pense au mariage, aux règles de l'héritage, de la filiation, à la définition juridique de la parenté... mais ce ne sont pas les institutions du travail qui l'organisent et le définissent. La notion de travail gratuit, telle qu'elle se dégage de cette perspective féministe sur le travail domestique, est donc une appropriation comme travail d'une activité qui n'est pas vécue comme telle parce qu'exercée au nom de l'amour. C'est sur ce déni et au nom de cette valeur que repose cette appropriation. Leçon 2: Penser l'exploitation au-delà du marché Sans chercher à réconcilier l'approche des féministes marxistes et radicales, on ne peut manquer de réfléchir à ce qu'elles apportent par leurs critiques respectives de l'approche marxiste traditionnelle de l'exploitation. D'un côté, l'analyse féministe de la reproduction nous montre comment le capitalisme s'appuie, se nourrit, repose en un mot sur le nonmarchand, l'en dehors du marché, sur ces affects et ces valeurs qui composent et mettent en œuvre le travail domestique. Pour fonctionner, le capitalisme exploite bien au-delà de l'usine, de l'entreprise et du marché, jusque dans « nos cuisines et nos chambres à coucher »51. De l'autre côté, celui 51

46

Federici, Cox, op.cit., p. 272.

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de l'analyse féministe matérialiste et notamment de l'approche développée par Christine Delphy, c'est plutôt une invitation à envisager l'exploitation audelà de sa forme capitaliste qui nous est lancée. Toutes les formes d'exploitation ne passent pas par le marché, elles ne se conçoivent pas toutes comme une différence, une soustraction, un écart - entre la rémunération de la force de travail et le prix de vente sur le marché - elles ne se mesurent pas toutes par le profit monétaire. Dans un cas comme dans l'autre, les analyses féministes du travail domestique nous obligent à sortir de l'équation : exploitation = salariat = capitalisme = marché, à nous en décentrer. Leçon 3: Penser le travail gratuit au prisme des rapports sociaux Enfin, les travaux féministes sur le travail domestique mettent en lumière combien le travail gratuit est pris dans des rapports sociaux, de sexe bien sûr, mais aussi de classe et de race. Il l'est à la fois dans ses processus d'assignation (le travail domestique est principalement assigné aux femmes) et dans ses usages sociaux (il n'a pas le même sens pouï" les femmes blanches des classes moyennes et les femmes racisées des classes populaires). Le prochain chapitre s'intéresse au bénévolat et au workfare, deux formes de travail gratuit réalisé non plus cette fois au nom de l'amour dans la sphère privée mais au nom de la citoyenneté dans les services 47

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publics. Le suivant aborde l'essor de la question du travail gratuit sur internet. Ces deux chapitres vont, on va le voir, largement bénéficier de ces trois leçons tirées de l'analyse du travail domestique...

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Chapitre 2 Du bénévolat au workfare: au nom de la citoyenneté, les politiques du travail gratuit

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Entre 2008 et 2011, j'ai mené, avec un collègue américain, John Krinsky, une enquête sur les transformations du travail dans un petit service public de la ville de New York : l'entretien des parcs et jardins52. Notre enquête partait de l'interrogation suivante : au milieu des années 1970, à la veille de la grande crise budgétaire qui secoua la ville de New York pendant plusieurs années, on comptait 7000 employés municipaux chargés de l'entretien des 1700 espaces verts de la ville. En 2007 ces « parkies » comme on les appelle à New York n'étaient plus que 2000. Et pourtant les parcs de la ville paraissaient plus propres que jamais... Qui donc les nettoyait? Parmi les multiples statuts de travailleurs qui sont progressivement apparus dans les parcs publics de New York, l'enquête a mis en lumière le développement et l'usage, par la municipalité, du travail de nettoyage de deux catégories d'acteurs qui n'apparaissaient pas officiellement comme des travailleurs du département : des bénévoles d'un côté, des allocataires de l'aide sociale en programmes de workfare de l'autre. Ces travailleurs gratuits, qui sont à majorité ici encore des travailleuses, ont permis à la municipalité, depuis la crise budgétaire de la ville au milieu des années 1970 puis par la suite, de garder la main sur ce petit service public qu'est l'entretien des parcs et jardins. Alors qu'il évoquait une expérimentation menée dans le Queens dans les années 1990 visant à comparer le coût pour la municipalité de continuer 52

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Cette enquête a donné lieu à un ouvrage en langue anglaise : John Krinsky, Maud Simonet, Who cleans tbe park? Public work and urban govemance in New York City, The University of Chicago Press, 2017.

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à nettoyer elle-même les parcs publics de la ville ou de le sous-traiter au secteur privé, un haut fonctionnaire de la ville nous déclara fièrement « we have something corporations don't have, free labor! »53 Après avoir présenté cette « gratuitisation » du travail et la manière dont elle engage tout à la fois et différemment des femmes blanches des classes moyennes supérieures et des femmes noires des classes populaires, je reviendrai sur cette valorisation de la citoyenneté au cœur des politiques néolibérales du travail gratuit. Non sans avoir indiqué au passage comment elles sont loin de concerner uniquement notre « miroir » américain...

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• Nous avons quelque chose que les entreprises n'ont pas, du travail gratuit!

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« Gratuitisation » du travail public dans les parcs de la ville de New York Dans les parcs de la ville de New York, aujourd'hui, on trouve des « grabbers » - ces petites pinces métalliques que l'on utilise pour ramasser les déchets - tout à la fois dans les mains de fonctionnaires municipaux, d'employés associatifs, de bénévoles et d'allocataires de l'aide sociale en programme de workfare. Des bénévoles dans les parcs de New York, il y en a aujourd'hui de toutes sortes. Il y a des bénévoles associatifs comme on les connaît en France, membres de petites associations d'« amis du parc untel » à côté duquel ils habitent. Il y a des bénévoles dans les programmes des grandes conservancies, ces associations de préservation de l'environnement apparues dans les années 1990 pour gérer l'entretien des grands parcs en partenariat avec la ville. Dans Central Park sont ainsi placardés tous les ans des remerciements pour les quelques 3000 bénévoles qui ont donné un coup de main - ponctuel ou toutes les semaines - pour « embellir » le parc. On trouve aussi, souvent en

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nombre, des bénévoles d'entreprise54, qui portent fièrement les tee-shirts au logo et nom de celle-ci. Ils sont détachés par leur entreprise pour faire sur leurs heures de travail (et parfois aussi en dehors) du bénévolat dans une association ou un service public. Enfin, comme c'est courant aux États-Unis, le bénévolat peut aussi se passer de structure coordinatrice : on peut faire son bénévolat dans le parc en bas de chez soi... mais avec l'obligation, depuis 2005, d'obtenir un « permis » accordé par le département des parcs de la ville de New York et signé par un fonctionnaire municipal. Un permis qui a, entre autres, pour fonction de décharger la municipalité de toute responsabilité en cas d'accident de « travail bénévole »55. Outre les employés municipaux, les employés associatifs des conservancies et les bénévoles de toute sorte, les parcs de New York sont aussi nettoyés aujourd'hui, et depuis plus de 30 ans, par des allocataires de l'aide sociale dans des programmes de workfare. Le néologisme de « workfare » est un mélange de « welfare » qui renvoie à l'aide sociale et de « work » qui signifie travail. Il désigne la volonté de (re)mettre au travail les allocataires de l'aide sociale et plus prosaïquement l'obligation qui en a découlé pour ces derniers et ces dernières de travailler gratuitement pour continuer à percevoir leurs allocations. C'est suite à la réforme du welfare votée 54 Anne Bory, « Le bénévolat d'entreprise en Fiance. Une rencontre du public et du privé sous influences américaines Travail et Emploi, 2013/1, n° 133. 55 Accident pouvant par exemple être causé par des chutes d'arbres ou de branches, comme cela est arrivé lors de l'une de nos observations.

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par Clinton en 1996, que cette obligation de travailler pour continuer à percevoir l'aide sociale a été généralisée à l'ensemble du pays. Des expérimentations locales de ce système existaient toutefois depuis les années 1980 dans de nombreuses villes des ÉtatsUnis et notamment à New York qui fut pionnière en la matière avec son Work Expérience Program (WEP). Au milieu des années 1990, dans la ville de New York, on comptait plus de 6000 allocataires de l'aide sociale qui nettoyaient les parcs en échange de leurs allocations. Dans les parcs de la ville de New York coexistent donc aujourd'hui du travail libre et du travail contraint, du travail payé et du travail gratuit (cf. encadré), du travail avec droits et du travail sans droits, du travail visible comme travail et du travail invisible comme tel. Encadré 2 Travail bénévole et travail des allocataires de l'aide sociale: gratuit comment et pour qui? Le travail des bénévoles n'est jamais rémunéré monétairement - et donc celui qui l'exerce, l'exerce bien, en ce sens « gratuitement - - mais la mise au travail des bénévoles et leur encadrement, engagent une dépense de la part de la ville et plus précisément même du Département des parcs. Celui-ci cofinance ainsi, avec la City Park Foundation, le partenariat pour les parcs (« Partnerships for Parks ») chargé de promouvoir, soutenir et de développer le bénévolat associatif et le bénévolat d'entreprise dans les parcs de la ville. Il finance également, ici où là, des postes de

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coordinateurs de bénévoles dans des conservancies qui construisent et diffusent les offres de bénévolat, reçoivent et recrutent les candidats et les encadrent quand ils sont entrés dans les programmes. Ainsi, au milieu de notre enquête, en 2010, les quatre salariés chargés du bénévolat (deux à temps plein, deux saisonniers) de la Prospect Park Alliance, l'association en charge de l'entretien de Prospect Park, étaient entièrement payés par le Département des parcs. Du côté des allocataires de l'aide sociale, le travail n'est pas exercé « gratuitement » dans un sens identique à celui des bénévoles. Pour les participants au Work Expérience Program, il est exercé en contrepartie de leur allocation, pour les participants au Job Training Program (JTP)56, il s'inscrit bien dans le cadre d'une rémunération... mais ces allocations d'aide sociale et ces salaires ne sont que très peu financés par la ville ; ils relèvent, en grande partie, d'une prise en charge par l'État local et l'État fédéral. Pour la ville de New York donc, et plus encore pour son Département des parcs, les travailleurs de l'aide sociale, qu'ils soient en programme WEP ou JTP sont donc une ressource quasi-gratuite, même si les premiers touchent des allocations et les seconds un salaire; ils constituent paradoxalement une ressource encore plus « gratuite • que ne le sont les bénévoles. Tous ces travailleurs et ces travailleuses ne sont pas forcément dans le même parc en même temps, 56 Ce programme de « transition de l'aide sociale à l'emploi » est proposé aux allocataires de l'aide sociale et à la différence des programmes de ivorkfare pur, comme le Work Expérience Program, il donne lieu à une rémunération et depuis quelques années aussi à quelques droits syndicaux.

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ils ne font pas exactement les mêmes tâches57 mais ils font presque le même travail et ils font partie du même système. Pourtant tout, ou presque, les sépare. Ces différents statuts de travailleurs, en effet, ne se distribuent pas au hasard, loin de là. Ils s'inscrivent au contraire dans des rapports sociaux de sexe, de classe et de race qu'ils participent également à construire. Les allocataires de l'aide sociale constituent une fraction spécifique des classes populaires américaines, à 75 % féminine et à plus de 90 % noire et/ou latina pour les participants au principal programme en vigueur dans les parcs de New York au moment de notre enquête. Si l'on ne dispose pas de données socio-démographiques précises sur le profil des bénévoles dans les parcs et jardins de la ville, et si celui-ci varie nécessairement en fonction des quartiers où les habitants s'investissent, les études statistiques dont on dispose montrent que la propension à être bénévole à New York, comme ailleurs, croît avec le revenu et le diplôme et est plus fortement féminine que masculine. Selon les chiffres fournis par la municipalité de New York, les fonctionnaires municipaux du département des parcs sont, au moment de notre enquête, à 68 % des hommes. Quant aux salariés associatifs des conservancies, ils ressemblent moins au profil du « salarié associatif moyen » - qui est, aux États-Unis comme en France, plutôt une salariée, jeune et relativement diplômée - qu'à celui des fonctionnaires municipaux 57

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Personne n'aura l'idée d'envoyer des bénévoles nettoyer les toilettes du parc.

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qui font le même métier qu'eux mais dans un statut protégé à la fois par la représentation syndicale et les règles de la fonction publique. Ce système d'entretien des parcs municipaux qui s'est développé depuis les années 1990 n'a donc pas simplement vu se réduire et se précariser la figure du « parkie », figure statistiquement et symboliquement masculine du travail public municipal syndiqué. Il a également vu progressivement se féminiser, à mesure qu'il s'invisibilisait et se « gratuitisait », le travail d'entretien des parcs municipaux et ce, aux deux bouts de la hiérarchie sociale: par le bénévolat pour les classes moyennes et supérieures, par le workfare pour les classes populaires. Tout en précarisant la sphère du travail public protégé dans les parcs - il y a peu encore essentiellement masculine -, ce système renforce donc l'assignation des femmes à la gratuité, mais en les maintenant dans des mondes mutuellement isolés par leur classe - et souvent aussi par leur race. Encadré 3 La « propriétaire » et la « dépendante » : deux figures genrées, racisées et socialement opposées du travail gratuit féminin J'ai rencontré Marge en faisant une observation participante exploratoire à Central Park, un samedi matin de 2007 au tout début de notre enquête. Je m'étais inscrite par téléphone auprès du responsable des programmes de bénévolat de la Central Park Conservancy et j'avais rejoint l'équipe des bénévoles dans un coin du parc. Un panneau posé dans l'allée

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à côté d'eux indiquait aux passants « Volunteers at work ». Dans ce petit groupe d'une dizaine de personnes, Marge règne en maître. Elle a environ 70 ans, elle est blanche et visiblement fortunée elle m'indiquera l'immeuble dans lequel elle habite au-dessus du parc, l'un des quartiers les plus riches de la ville. Toute le monde, le responsable des bénévoles inclus, lui parle avec un grand respect. Elle, de son côté, s'adressera très sèchement à moi, nouvelle venue, pour me faire remarquer devant les autres que l'« on ne jardine pas en tongs ! » L'observation participante ne m'a pas permis de recueillir beaucoup d'informations sur la vie de Marge et sur sa trajectoire, hormis son lieu d'habitation et la régularité de sa participation à ce programme de bénévolat. Mais elle permet de saisir la manière dont elle investit ces lieux, dont elle y prend place et aussi dont on la lui attribue. Quand Marge descend nettoyer ou jardiner une parcelle du parc, quand elle fait du bénévolat pour « embellir » le parc pour reprendre le terme utilisé par l'association, c'est un peu comme si elle descendait dans son propre jardin. « C'est votre parc! » est d'ailleurs le slogan utilisé par le « Partenariat pour les parcs » en partie financé par la ville de New York. Par ailleurs, Marge est, sans doute depuis de nombreuses années, propriétaire de son appartement. Un appartement qui a vu sa valeur fortement grimper à mesure que la propreté et la sécurité dans le parc se développaient, comme le mettent en avant les nombreuses études commandées par la municipalité ou par les grands parcs, qui insistent sur la contribution économique des parcs à la ville. Dans le cas de Marge, et même si elle n'est

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pas socialement ni juridiquement reconnue comme une « travailleuse -, ce travail bénévole produit donc une valeur symbolique et une valeur économique qui ne sont pas négligeables. Jamie, elle, a tout juste 19 ans quand je l'interviewe pendant plus de deux heures sur ce banc du parc de Brooklyn où elle effectue, depuis quelques semaines seulement, son programme de « Job Training Participant » (JTP). Certes Jamie touche bien moins que le tout premier échelon de la fonction publique municipale (environ 9 dollars de l'heure contre 15 pour les « parkies ») mais elle vit ce programme comme une promotion par rapport aux 100 dollars d'allocation qu'elle touchait toutes les deux semaines quand elle était au workfare « pur » dans le programme WEP. Elle travaillait alors trois jours par semaine comme employée à l'Office public d'assistance aux handicapés du Bronx en échange de son allocation. Jamie vit seule avec son petit garçon, et elle revient très longuement dans l'entretien sur le fait que personne ne l'aide, à part ses superviseurs qui lui ont donné des heures supplémentaires. Un traitement de faveur parce qu'ils savent qu'elle est seule avec son fils. Elle insiste sur le fait qu'elle travaille dur, elle * trempe son tee-shirt », elle a - des courbatures », et répète que les usagers du parc disent d'elle qu'elle est une « bosseuse », que « c'est elle

la meilleure ». « Ils rentrent là-dedans, vont aux toilettes et ils disent "elle nettoie vraiment à fond!" » Jamie ne cache pas son espoir de voir ses 6 mois de programme déboucher sur un emploi dans le département des parcs de la ville, même si elle sait, par ailleurs, que la ville n'embauche pas depuis longtemps et encore moins des allocataires de l'aide sociale. Tout le discours

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de Jamie semble construit contre cette image à la fois genrée et racisée de la « welfare mom » qui toucherait ses allocations sans rien faire, qui a cristallisé la critique du système d'aide sociale antérieur au workfare et lui a donné naissance58. Elle entend me montrer qu'elle fait bien partie de cette « communauté des citoyenstravailleurs », de ceux et celles qui respectent et suivent l'éthique du travail, qu'elle est indépendante ou en capacité de l'être. Et en même temps on entend en creux dans son entretien l'étendue de sa dépendance à l'égard de ses superviseurs, le pouvoir arbitraire qu'ils ont sur l'organisation de sa vie au travail mais aussi « hors travail » dans le choix des horaires, des jours de congé qu'ils lui donnent ou de la possibilité de faire ces heures complémentaires dont elle a matériellement besoin. Le « travail gratuit » effectué par Jamie qui est en réalité un prélèvement sur ce que pourrait être un travail salarié si elle n'était plus à l'aide sociale, révèle sa condition inachevée de travailleuse et de citoyenne et est censé la réparer.

Dans les parcs de la ville de New York, attaques contre les institutions syndicales et publiques 58

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C'est bien à partir de cette figure de la mère célibataire que la mise en cause de l'aide sociale va progressivement se construire dans les années 1970 puis 1980, et plus particulièrement de la jeune mère noire, la « welfare queen », pour reprendre l'image autour de laquelle Reagan fera campagne en 1976, « icône de l'assistanat et de la fraude : femme noire des banlieues de Chicago se jouant de l'État social américain en cultivant le goût de la paresse » pour reprendre les termes d'Hélène Périvier dans « Travaillez ou mariez-vous! La régulation sexuée de la pauvreté en France et aux États-Unis », Travail, genre et sociétés 2/2012 (n° 28). Non fondée statistiquement mais forte d'une chaige symbolique liée aux différents rapports sociaux qu'elle condense, la « welfare mother • va bientôt symboliser, pour reprendre les termes de Nancy Frazer et de Linda Gordon, la « quintessence de la dépendance » à éradiquer. Cf. Nancy Fraser, linda Gordon, « A Genealogy of Dependency: Tracing a Keyword of the U.S. Welfare State • Signs, Vol. 19, n° 2, 1994.

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du travail et rapports sociaux se renforcent donc mutuellement pour produire une division à la fois statutaire et sociale d'un ensemble de travailleur se s qu'il paraît bien difficile de penser comme « communauté ». C'est pourtant au nom de l'éthique communautaire du travail, du devoir civique de « rendre à la communauté » que sont mises en oeuvre, depuis plus de 30 ans ces transformations du travail. « Rendez à la communauté! (Give back to the community\) » peut-on lire sur le site du département des parcs de la ville de New York à la présentation des opportunités de bénévolat. « Nous honorons le sens du contrat social qui est l'un des fondements de la démocratie : pour chaque allocation il y a une contrepartie, pour chaque droit il y a un devoir » déclarait pour sa part l'ancien maire de New York, Rudolf Giuliani, à propos des programmes de tvorkfare en 1998. La démultiplication des statuts de travailleurs dans les parcs de la ville de New York et le recours croissant au travail gratuit dans ce service relèvent, en effet, comme nous l'avons documenté avec John Krinsky de véritables politiques municipales mises en œuvre pour répondre à la crise financière de la ville. Et toutes ces politiques - les politiques municipales de soutien au bénévolat, de développement des programmes de workfare, et de recours aux associations et aux" ressources philanthropiques comme communautaires sur lesquelles elles s'appuient - s'inscrivent dans une même rhétorique de la « citoyenneté active », de la « réciprocité du contrat social » et de la « responsabilité civique »... Une rhétorique qui tout à la fois valorise la « bonne » citoyenneté des bénévoles et invite les allocataires à travailler gratuitement pour

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démontrer - voire se racheter - la leur. S'il révèle la valeur citoyenne des premieres, le travail gratuit constitue en quelque sorte le prix de la citoyenneté pour les second e s. Avant de revenir plus en détail sur ces politiques du travail gratuit « au nom de la citoyenneté », on se propose de quitter l'Amérique pour entendre comment cette parabole new yorkaise résonne, bien plus qu'on ne l'imaginerait spontanément, jusque chez nous...

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Des parcs de New York aux plages françaises, l'étrange écho du « travail citoyen » Février 2016, Eric Straumann, le président LR du département du Haut-Rhin propose un dispositif qui va faire l'objet de nombreuses réactions dans la presse locale et très vite nationale. Le département vient en effet de voter une mesure imposant à ceux qui touchent le RSA de travailler bénévolement sept heures par semaine pour des associations, collectivités locales, maisons de retraite, ou établissements publics. Cette annonce d'une obligation de travail hebdomadaire pour les allocataires du RSA qui devait entrer en vigueur dès le 1er janvier 2017, et la polémique nationale qui s'ensuivit ne sont pas les premières du genre. En mai 2011, Laurent Wauquiez à l'époque ministre des Affaires européennes, avait en effet formulé une proposition similaire même s'il n'avait pas utilisé à proprement parler le terme de « bénévolat ». Il avait qualifié « l'assistanat » de « cancer de la société française » et avait annoncé qu'il présenterait sous peu une proposition de loi visant à contraindre les bénéficiaires du RSA à - assumer » 5 heures de « service social » par semaine. Cela ne représente « pas grand-chose » avait déclaré le ministre, mais montre qu'« en face des droits (...) il

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y a des devoirs ». La proposition de Wauquiez avait à l'époque fait l'objet d'une dénonciation immédiate par de très nombreuses associations, notamment à travers le communiqué publié par le collectif Alerte59 qui avait rétorqué au ministre que « le cancer de notre société n'est pas l'assistanat mais le chômage »60. En octobre 2016, quelques mois après l'annonce du Conseil général du Haut-Rhin, le tribunal administratif de Strasbourg déclare illégale cette disposition relative à une contrepartie en bénévolat. Si des actions de bénévolat « sont susceptibles d'être proposées au titre de l'insertion sociale du bénéficiaire », explique le juge, « elles ne peuvent toutefois résulter que d'un contrat librement débattu en fonction de la situation sociale de l'intéressé ». Le tribunal rappelle, en outre, dans un communiqué que « si le RSA est attribué par le président du conseil départemental et que le département en assure le financement, les conditions pour bénéficier du revenu de solidarité active sont toutefois exclusivement définies par le code de l'action sociale et des familles » et donc au niveau national. Suite à cette décision du tribunal administratif, la polémique médiatique et politique qui avait suivi l'annonce d'une contrepartie obligatoire en bénévolat se dissipe instantanément. Pourtant, le dispositif de bénévolat des allocataires

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Ce collectif regroupait alors 35 fédérations et associations nationales de lutte contre la pauvreté et 30 collectifs inter-associatifs

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Qualifiant les propos du ministre d'« inattendus et surprenants » le collectif avait ajouté : « Le RSA comporte des droits et devoirs en matière d'insertion. Ce n'est pas de l'assistanat. Attention aux solutions simplistes ou démagogiques : Ce n'est pas de travail obligatoire dont ces personnes ont besoin mais d'un emploi. »

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du RSA proposé par le Département du Haut-Rhin ne disparaît pas pour autant. Le conseil départemental lui substitue un « contrat d'engagements réciproques » entre le département et l'allocataire, dans lequel sont incluses plusieurs heures de bénévolat par semaine et dans lequel se sont inscrits plus de 800 allocataires à ce jour... Mieux, dès lors que l'on desserre un peu le critère de l'obligation, on peut faire apparaître une grande variété de dispositifs de cet ordre, déjà en œuvre sur le territoire français, aux niveaux municipal ou départemental. Ainsi de Terres-Hautes ou de Combes-plage61, deux municipalités dans deux départements de France où j'ai pu mener quelques entretiens dans le cadre d'une enquête exploratoire. Dans la première de ces deux communes le maire a mis en place en 2016 un « contrat de bénévolat » pour les allocataires du RSA. Il leur propose des missions, dont la liste a été établie avec les agents de la mairie et qui vont des cantines scolaires à l'entretien des parcs... « Le point d'équilibre » insistera le maire au cours de l'entretien que je réalise avec lui à l'automne 2016, « il est sur le fait de ne pas se servir des allocataires du RSA pour; quelque part, profiter d'une main-d'œuvre volontaire, bénévole, au détriment de l'emploi public, donc au détriment des fonctionnaires de la collectivité locale. Parce que le danger je l'ai senti, il était là quoi: mais allez-y, faites tourner votre mairie qu 'avec des bénévoles pourquoi pas? C'est super, vous allez faire plein d'économies, vous allez bâtir des trucs en 61

Les noms des deux villes ont été changés.

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or! » C'est pour échapper à « ce type de controverses », explique-t-il alors, qu'il a mis en place un « contrat » entre la mairie et - le bénévole du RSA », contrat qui se rompt sur simple demande de l'une ou de l'autre des parties contractantes et qui limite « le temps de travail » à 4 ou 7 heures par semaine, et à un an maximum. « L'idée c'était deprécariser la collectivité par rapport aux bénévoles du RSA. Je ne peux pas m \appuyer sur les bénévoles du RSA pour faire tourner ma collectivité parce que si demain j'en ai huit et puis qu 'ils se donnent le mot et qu \à huit ils partent en deux minutes et ben j'ai plus rien. Et si j'avais utilisé ces huit-là, par exemple, pour faire tourner mon restaurant scolaire. .. Eh bien je n 'ai plus personne pour accueillir mes enfants le midi\ » La seule chose que le maire regrette de ne pas avoir davantage pensée, en amont, c'est le nom qu'il a donné à ce contrat. « J'aurai dû appeler ça "contrat de volontariat" et pas "contrat de bénévolat" ». Le terme de bénévolat, selon lui, pourrait évoquer l'idée que « l'on exploite les gens ». Il se dit que s'il avait mis un autre nom « ça aurait été pas plus mal quand même ». Puis il ajoute : « C'est la même chose, hein, ce n 'est qu 'une histoire de com. Ça changera rien après sur lefond. » C'est dans un combat de « com » que s'est d'ailleurs construite la polémique, qu'il évoquera assez rapidement au cours de l'entretien, avec la CGT locale puis départementale. Le tract de la première accusait le maire d'esclavagisme, celui de la seconde d'exploiter la misère et la précarité. La mairie a elle aussi répondu par un tract, distribué dans les boîtes aux lettres de Terres-Hautes et qui reprend le témoignage plus que positif de l'un des allocataires en « contrat »

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qui dit l'importance de sortir à nouveau de chez soi pour effectuer ce bénévolat. À Combes-plages, une autre municipalité, pas très loin de la première mais dans un autre département, le maire a lui aussi mis en œuvre un programme de bénévolat pour les allocataires du RSA la même année. Il a fonctionné avec une quinzaine de personnes « assidues », soit plus de 10 % de la population concernée. Ici pas d'horaires, ni de contrat. Les allocataires viennent quand ils veulent. Le message officiel des autorités aux allocataires diffère également. À Terres-Hautes, le maire affirmait : «je ne vais pas vous faire rêver: En gros c'est même l'inverse, vous ne serezjamais embauchés en mairie de Terres-Hautes ». Lors de la réunion publique qui présente, pour la seconde année, le programme aux allocataires de la ville, le maire de Combes, lui, déclare : « vous faites ce que vous pouvez pour m 'aider à nettoyer la ville, je ferai tout ce que je peux pour vous trouver du travail ». Ici, les employés de la municipalité ne sont pas impliqués dans le dispositif. « C'est compliqué, ils ont l'impression qu 'on va leur voler leur boulot, leur travail », me soufflera-t-on pendant l'entretien. Tout en m'assurant que « l'objectif du bénévolat c'est de ne pas marcher sur les platebandes du service technique et des emplois locaux », le maire de Combes me racontera toutefois comment les allocataires bénévoles ont réussi à nettoyer en urgence tous les bungalows de la plage qui étaient loin d'être prêts quelques jours avant l'ouverture de la saison. Des heures de nettoyage, du nettoyage « en retard » qu'ils ont réussi à rattraper. D'ailleurs, le maire ne manque pas une

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occasion de dire que « c'est grâce aux RSA » que la ville a récupéré le pavillon bleu, un label de propreté et de sécurité qui bénéficie au tourisme de la ville. Un label qui rapporte de l'argent donc, à la fois aux commerces et à la mairie. Un label obtenu, en partie, grâce à ces heures de travail gratuit... Arrêtons-nous un instant sur cet étrange sentiment qui m'a saisie au sortir des entretiens en mairie de Terres-Hautes et alors que j'arpentais, munie d'une pince et d'un sac-poubelle, les plages de Combes avec les « bénévoles du RSA ». Ce sentiment de familiarité, de « déjà-vu » ne défiait pas seulement les lois de l'espace et de la géographie mais aussi celles de l'histoire et des institutions qu'elle façonne et construit. Il y avait déjà quelque chose de provocateur, il faut bien l'admettre, à penser ensemble et à partir de la même notion féministe de « travail gratuit », le bénévolat et le workfare dans les parcs de New York, ces activités de nettoyage réalisées, sans rémunération, par des citoyen ne s plutôt bien intégré e s socialement, volontaires et concerné e s par la chose publique d'un côté, et celles prises dans des logiques coercitives de mise au travail et de lutte contre l'assistanat de l'autre. Mais où situer dans cette dichotomie, ce « bénévolat des allocataires du RSA » observé sur les plages et espaces verts de Combes et de Terres-Hautes? S'agissait-il ici de travail gratuit choisi - comme le bénévolat - ou de travail gratuit contraint - comme le workfare? Le workfare cette obligation de travailler en contrepartie de ses

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allocations - n'existe pas en France, les spécialistes de la protection sociale le soulignent régulièrement62. Et l'épisode du Haut-Rhin venait, au moment où j'ai entrepris mon enquête, de le rappeler au grand public. D'ailleurs les maires de Combes comme de Terres Hautes avaient tous deux bien insisté là-dessus dans les entretiens que j'avais menés avec eux. Ils se distinguaient avec vigueur de ce contre-modèle qui avait fait quelques mois la une des médias: chez eux pas d'obligation, « les RSA » étaient libres de contribuer ou non à ces programmes. Ils étaient « volontaires ». Et pourtant... Et pourtant on conviendra que cette forme de bénévolat semi-institutionnalisée, mise en œuvre par et pour une collectivité à destination de personnes en recherche d'emploi, diffère quelque peu de nos représentations communes de la pratique bénévole, de notre acception spontanée de ce terme « bénévolat » et de la « libre volonté » qui est supposée guider cette pratique... « Papa doit le faire s'il veut trouver du travail » expliquera derrière moi, à sa petite fille, une jeune grand-mère qui participe à la réunion d'information sur le dispositif à Combes. Elle rappelle alors avec force à la sociologue assise devant elle combien les frontières entre « citoyenneté active V et « mise au travail des citoyens », entre le consentement et la contrainte, sont, dans certaines circonstances, matérielles notamment, difficiles à délimiter. 62

Cf notamment les travaux de Jean-Claude Barbier « Comparer workfare et insertion? » Revue française des affaires sociales, n° 4, 1996, et plus récemment « Pour un bilan du Workfare », La Vie des idées, novembre 2008, http ://www. laviedesidees. fr/Pour-un-bilan-du -workfare. html

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Le récent arrêt du Conseil d'État qui revient sur la décision du Tribunal administratif de Strasbourg et autorise, sous certaines conditions, le bénévolat obligatoire des allocataires du RSA63 se chargera enfin de nous rappeler qu'en matière de comparaison internationale les « modèles » ne sont jamais figés, les institutions peuvent évoluer et les politiques se diffuser.

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https://www.ca issedesdepotsdestemtoires.^^ erritoires/Articles/Articles&cid»1250281270577

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Du bénévolat au workfare: politiques du travail citoyen Tout oppose dans nos représentations le bénévolat et le workfare et pourtant à maints égards, ils peuvent apparaître aujourd'hui comme les deux faces de la même pièce, comme les deux courroies d'une même politique : une politique qui incite les un e s, contraint les autres, à travailler gratuitement pour la collectivité pour faire la preuve de sa « bonne » citoyenneté. De la même manière que le travail gratuit dans l'espace domestique atteste de la qualité d'épouse et de mère, le travail gratuit dans l'espace public tend à devenir la preuve de notre qualité de citoyenne. Si personne ne doute que le workfare est bien une politique publique, appréhender comme une politique le soutien de l'État au bénévolat et les incitations publiques à F« engagement citoyen ne va pas de soi. Nos représentations communes de la pratique bénévole sont celles d'un engagement spontané, dans une société civile autonome qui se déploierait à côté de l'État. Une représentation que de nombreuses sociologues ont pourtant largement déconstruite en soulignant le rôle clé de l'État dans la 64

Pour reprendre le terme qui a cours depuis quelques années en France pour désigner le bénévolat et le volontariat.

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fabrique du bénévolat: ses statuts, ses publics cibles, ses domaines privilégiés d'intervention65. Pour ce qui est du volontariat en France, ce statut hybride entre emploi et bénévolat qui nous vient en partie des États-Unis, il semble encore plus difficile de nier sa dimension institutionnelle. L'État n'a pas seulement défini, à travers un statut, les droits et les devoirs du volontaire, il a aussi récemment impulsé, financé et mis en œuvre de façon relativement autoritaire la montée en charge de ce dispositif et son inscription dans des politiques publiques dites prioritaires. En 2016, lors de ses vœux à la jeunesse, François Hollande annonçait un objectif de 350000 volontaires en service civique pour 2018 et se proposait de fixer dans chaque ministère des quotas pour définir des missions et signer des agréments (avec des associations mais aussi directement dans les établissements publics). S'il convient bien sûr de garder en tête que l'engagement associatif peut être la pierre angulaire de mobilisations contre certaines politiques publiques et plus largement d'un contre-pouvoir des citoyen ne s engagé e s contre l'État, il est aussi vital, dans la période actuelle, de saisir combien cet « engagement citoyen » bénévole ou volontaire est aujourd'hui à la fois l'objet et l'instrument de politiques publiques, qu'il est en partie financé, construit et orienté par l'État, vers certains secteurs et pour certaines populations. Ainsi la récente réforme des rythmes scolaires, 65

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Pour une présentation de ces travaux voir Maud Simonet, Le Travail bénévole, op.citAnne Bory, - Le bénévolat d'entreprise », op.cit., et Nina Eliasoph, The Politics of Volunteering, Polity Press, 2013.

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qui ouvre des créneaux d'activités périscolaires pour les enfants, a-t-elle vu se multiplier au niveau local les appels au bénévolat dans les municipalités, notamment celles où Ton manquait d'animateurs associatifs et/ou municipaux. Au niveau national, Vincent Peillon, porteur de la réforme, avait d'ailleurs déclaré dès 2012, à propos des moyens humains nécessaires à la mise en oeuvre de cette réforme, que la proposition du Réseau français des villes éducatives de créer au moins 30000 contrats de service civique, pour tendre vers un personnel supplémentaire par école publique, était « une très bonne idée »66. Et de fait, les volontaires du service civique dans les écoles, collèges et lycées publics vont se multiplier passant de 4600 en 2015-2016 à 14500 en 2017-2018. Dans les écoles, ils sont particulièrement engagés dans des fonctions supports à la mise en œuvre de la réforme, déchargeant les enseignants et les animateurs de certaines tâches et créant davantage de « lien » entre les deux... Ainsi, de même que l'on trouve dans les parcs de New York des « grabbers » dans les mains de bénévoles, de salariés associatifs, de fonctionnaires et d'allocataires de l'aide sociale, on trouve aujourd'hui, dans les écoles publiques françaises, aux horaire^ des Nouvelles activités périscolaires (NAP) introduits par la réforme des rythmes scolaires, des parents bénévoles, des bénévoles associatifs, des salariés associatifs, des volontaires en service civique, des animateurs municipaux (titulaires, contractuels ou 66

Le 30 juin 2012 à l'issue de l'assemblée générale du Réseau français des villes éducatrices (RFVE).

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vacataires), des agents territoriaux des écoles maternelles, des enseignants67... Toutes ces catégories de travailleurs, qui sont en réalité massivement des travailleuses, peuvent faire la même activité- au même moment, avec des taux de rémunération horaire et des droits sociaux pour le moins variés. Si Ton est loin d'assister, comme on l'entend souvent, à un « retrait de l'État * dans ces formes actuelles de gouvernement et de production des services publics, on assiste sans aucun doute à un « retrait du fonctionnaire », à une délégation parfois totale, bien plus souvent partielle, de son travail et de ses missions désormais exercées sous des statuts multiples et qui peuvent en un certain sens apparaître comme interchangeables68. Ainsi bénévoles et volontaires, sont-ils, dans les services publics de France comme dans les parcs municipaux de la ville de New York, en partie au moins, enrôlés, même si c'est « de gré », pour participer à la mise en place de certaines politiques69. Cette politique du bénévolat est une « politique de l'emploi invisible » et gratuit dans les services publics

74

67

Francis Lebon, Maud Simonet « Des petites heures par ci, par là- Quand la réforme des rythmes scolaires réorganise le temps des professionnels de l'Éducation * Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 220, 2017.

68

Francis Lebon, Maud Simonet, « La réforme des rythmes scolaires ou quand les associations font la loi et (dé)font le travail dans les services publics? », Revue Française d'administration publique, n° 2017/3-

69

Interrogé sur les difficultés à mettre en œuvre le « Nouveau parcours du demandeur d'emploi - qui se traduit notamment par une généralisation de l'offre de services numériques obligeant tous les demandeurs d'emploi à s'inscrire et à faire leurs demandes par internet, le directeur général de Pôle Emploi avait déclaré dans la presse en juillet 2015 que 2000 jeunes en service civique seraient « embauchés • - ce sont bien ses termes - pour mener à bien cette réforme.

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et elle pose à ce titre de nombreuses questions, et notamment celle, complexe, de la substitution70. Mais elle est aussi une invisible « politique de l'emploi » au sens où le bénévolat, et plus largement les différentes formes d'« engagement citoyen », sont l'instrument d'une forme douce de mise au travail des sans-emplois. C'est en partie l'enjeu, on l'a vu, de ces programmes plus ou moins contraignants de bénévolat pour les allocataires du RSA, mais ça l'est également en période de fort chômage des jeunes des récentes politiques d'universalisation et de généralisation du service civique. Plus de 45 % des jeunes en service civique sont en recherche d'emploi. « Faire un service civique de qualité », déclarait en mars 2011 Martin Hirsch, alors haut commissaire à la jeunesse et père du dispositif, « augmente la probabilité de s'insérer dans le monde du travail et beaucoup de jeunes, sensibles à la notion d'effort, préfèrent effectuer leur service civique que de passer une année, parfois une année de plus, au chômage. »71 Certes, la logique de la contrepartie n'est pas ici obligatoire comme dans les programmes de workfare américains que nous avons décrits. Mais elle est, on l'entend bien, moralement exigible, toute entière inscrite en creux dans l'image de ce jeune qui ne serait pas sensible à la notion d'effort et qui « préférerait » rester a 70

Comme l'enquête « Count our work » menée sur les allocataires du workfare par trois chercheur se s américain e s l'a montré, la substitution se pose rarement en termes de substitution « totale » mais plutôt en termes de substitution « partielle • : ce sont des tâches plus que des postes qui sont transférés du travail salarié au travail gratuit. Cf. Laura Wernick, John Krinsky, Paul Getsos, « WEP: Work Expérience Program. .. New York Public Sector Sweatshop Economy », Community Vocies Heard, 2001.

71

« Service civique, Martin Hirsch demande des crédits pour 10000 contrats de plus », Les Échos, 07/03 /2011.

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chômage plutôt que de s'engager... Dans ses « vœux à la jeunesse et aux forces de l'engagement » en janvier 2016, François Hollande associe lui aussi le service civique et l'effort, sur un mode certes moins stigmatisant et plus « valorisant » - sur le mode de la récompense plus que sur celui de la dénonciation. Il suggère ainsi aux chefs d'entreprise qui recrutent : « qu'ils pensent aux plus éloignés, ceux qui sont loin du marché du travail, les plus fragiles, mais aussi - souvent ça peut être les mêmes - à ceux qui ont fait l'effort de s'engager, d'être dans un service civique ». En faisant de l'emploi une possible récompense pour l'engagement, il fait de celui-ci un éventuel tremplin vers l'emploi, une logique sur laquelle on reviendra largement dans le chapitre 4.

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Citoyenneté éthique et face civique du néolibéralisme On revoit poindre ici, avec le recours à ces notions d'effort et de récompense, cette séparation entre « mauvais pauvres » et « pauvres méritants » qu'historiens et sociologues de la « question sociale » ont largement analysée à propos du XIXe siècle. L'engagement bénévole de l'allocataire comme le service civique du jeune en recherche d'emploi viennent ici apporter la preuve que malgré leur situation individuelle de dépendance ils et elles méritent leur place dans la communauté des citoyen ne s. Tout comme le travail obligatoire de l'allocataire au workfare, ces comportements civiques viendraient en quelque sorte manifester leur « capacité à rester des membres de valeur de la société », pour reprendre les termes de la sociologue Andréa Muhelebach qui, dans un ouvrage récent consacré aux politiques du bénévolat en Italie, analyse l'essor d'une nouvelle définition politique de la citoyenneté qu'elle appelle « citoyenneté éthique »72. Celle-ci ne renvoie pas à un état comme la définition juridique de la citoyenneté : être ou ne pas être citoyen d'un pays. Elle ne renvoie pas non plus à une condition comme dans la « citoyenneté sociale » que Robert Castel définie comme « le 72

Andréa Muehlebach The Moral Neoliberal, Welfare and Citizenship in Jtaly, University of Chicago Press, 2012.

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fait de pouvoir disposer d'un minimum de ressources et de droits indispensables pour s'assurer une certaine indépendance sociale ». La notion de « citoyenneté éthique » proposée par Muehelbach renvoie elle bien davantage à un processus. Elle désigne « une position sociale, ou une orientation qui peut être précaire et qui doit être maintes fois réaffirmée ». Dans ce nouveau régime de citoyenneté où il faut sans cesse faire la preuve de sa citoyenneté, la question de « la reconnaissance publique » devient alors cruciale et le bénévolat permet aux citoyens « d'apparaître en public comme étant plus que des figures simplement privées et "dépendantes" »73 Dans l'analyse qu'il livre des programmes et des discours politiques de « la troisième voie », qui caractérisent la reconfiguration du Parti travailliste en Angleterre à la fin des années 1990, Nikolas Rose met aussi en exergue cette injonction à exercer une « citoyenneté responsable et active » dont il repère des traces aussi bien dans les politiques du bénévolat que dans celles du workfare qui se développent en Grande-Bretagne au cours de cette décennie. D'un côté, le bénévolat devient « l'acte citoyen par excellence » (« the essential act of citizenship »), pour reprendre la formule de Jack Straw, membre du Parti travailliste, secrétaire d'État à l'Intérieur sous Tony Blair74. De l'autre, nous dit Rose, « chaque habitant du ghetto, chaque membre de l'underclass, chaque exclu devrait se voir donner la possibilité de sa pleine 73 Ibid., p. 18. 74 Nikolas Rose, « Community, citizenship and the Third way Behavioral Scientist, vol. 43, n° 9, 2000.

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American

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intégration à la communauté morale par le travail ». Grâce à ce qui se présente comme une « reconstruction éthique », le « quasi-citoyen en échec, exclu et diminué peut être rattaché à une communauté vertueuse et à la civilité qu'elle engendre »75. De l'Italie à l'Angleterre, ces différents travaux soulignent à la fois le rôle de l'État dans la mise au travail gratuit (que celui-ci relève d'un engagement associatif ou d'une contrepartie à l'aide sociale), l'articulation entre citoyenneté et travail gratuit (le travail gratuit fonctionnant comme preuve de bonne citoyenneté dans ce régime de « citoyenneté sous condition de conduite » pour reprendre une expression de Rose) et la symétrie, voire le brouillage des frontières entre politiques du bénévolat et politiques du workfare. Ces travaux, comme notre enquête avec Krinsky sur les parcs de New York ou les travaux que nous sommes plusieurs à mener aujourd'hui en France76 ou à l'étranger77 sur les usages du bénévolat et/ou du volontariat dans les services publics invitent donc 75

Ibid., p. 1407.

76

Voir notamment, sur le rôle des bénévoles et des services civiques en France, Florence Ihaddadene « La marchandisation de l'engagement des jeunes, les "dérives" du service civique à la Ligue de l'Enseignement », thèse de sociologie, Université Paris Nanterre, 2018 et Olivier Leproux, • Sociologie de "La Réussite éducative" - Un cas d'école des nouvelles politiques éducatives », thèse de sociologie, Université Paris Nanterre, 2017.

77

Voir notamment Agnès Aubry « Immigrant Men and Voluntary Work in a Swiss City », Metropolitics, 15 mai 2018, Simone Di Cecco, « "Ils doivent se rendre utiles à la société", les transformations du travail migrant en Italie », http://www.reseau-terra.eu/articlel 369-html et Natalie Benelli « le rôle des business improvement districts dans la recomposition des activités de service public à New York », Revue française d'administration publique, 2017/3, n° 163.

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à prendre au sérieux l'invocation de la citoyenneté, comme la présence et la participation des associations dans ces processus de mise au travail gratuit, qui sont, dans le contexte actuel de restriction de l'emploi public, autant de processus d'invisibilisation, de gratuitisation, et de déréglementation du travail public. Il y a donc là un ressort contemporain de néolibéralisation du travail qui mérite d'être étudié comme tel, à la fois dans ses fondements, dans ses effets et dans ses variantes nationales. Dans ces parcs, ces rues, ces écoles où le travail public est fait par des bénévoles plus ou moins contraint e s, on ne rencontre pas ou presque d'entreprise privée, pas de profit, peu de marchés. N'y a-t-il pas là, dans ces politiques du « travail citoyen », une autre figure du néolibéralisme que celles de la concurrence capitaliste de tous contre tous et de l'entreprise de soi que les travaux d'influence marxiste ou foucaldienne, centrés sur le marché, ont mises en lumière et étudiées ces dernières années? Quid de cette face civique du néolibéralisme, plus présentable et pourtant si peu identifiée et analysée jusqu'à présent? En se référant aux travaux de Boltanski et Chiappello sur le Nouvel esprit du capitalisme, Nancy Fraser souligne qu'ils mettent particulièrement bien en évidence la nouvelle rhétorique managériale autour de cet individu « libre et sans entraves tout occupé à se modeler lui-même », mais que cette romance néolibérale est une « romance masculiniste ». Or, insiste-t-elle, le capitalisme néolibéral « a

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autant à voir avec la grande distribution, les maquiladoras et le microcrédit qu'avec la Silicon Valley et Google. » Et « les travailleurs dont il a besoin sont de manière disproportionnée des travailleuses »78... On pourrait avancer que c'est une partie au moins de la romance féminine du néolibéralisme qui s'énonce ici dans cette mise au travail, de gré ou de force, dans les services publics, et qu'elle a sans doute autant à voir avec le mode de production domestique décrit par Delphy qu'avec le mode de production capitaliste. Dans cet appel à prendre soin du jardin public comme si c'était le sien, ou à s'occuper des enfants lors des activités périscolaires, les pouvoirs publics valorisent et sollicitent en quelque sorte dans l'espace public ce « labor of love » qui a été assigné aux femmes dans l'espace privé. À l'autre bout de la hiérarchie sociale, dans cette injonction à entretenir l'espace public contre une allocation, l'État qui dispense l'assistance semble se substituer au conjoint comme pourvoyeur de ressources et accapareur du travail gratuit des femmes. « The state is replacing the man » écrivait ainsi Wendy Brown à propos du développement du workfare aux États-Unis, et en déplorant la trop faible analyse de la dimension masculine du pouvoir d'État79.

78

Nancy Fraser, « Féminisme, capitalisme et ruses de l'histoire genre, 2011/1, n° 50, p. 182

Cahiers du

79

Wendy Brown, "Finding the man in the State", Feminist Sudies, Spring 1992, vol 18, issue 1.

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Chapitre 3 Le digital labor : l'exploitation 2 . 0 ° ° ?

80 J'emprunte le titre de ce chapitre au numéro 13 de la revue Poli publié en 2017 et dont le dossier, très riche, coordonné par Christophe Magis, Nelly Quemener et Florian Vôrôs s'intitule « Exploitation 2.0 ».

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Parler de travail gratuit dans l'espace domestique a constitué un véritable coup de force politique et scientifique. Quant aux approches du bénévolat, et même du workfare, elles ont rarement mobilisé cette grille d'analyse. Les travaux sur le « digital labor » le travail numérique - qui se sont multipliés avec le développement d'internet posent, eux, d'emblée, la question du travail gratuit. Des réseaux sociaux à Wikipedia, des producteurs de logiciel libre aux communautés de joueurs en passant par les blogueurs sur les sites journalistiques ou touristiques, l'intérêt à la fois politique, scientifique et médiatique que suscitent le web et la place qu'il prend petit à petit dans nos vies va d'emblée et explicitement s'exprimer en ces termes81. La notion de « travail gratuit », la question des frontières entre travail et loisir, celle de la production et de la captation de la valeur économique, de l'exploitation et de l'aliénation reviennent, à ce titre, en ce début de xxie siècle sur le devant de la scène. Elles se retrouvent au cœur des discussions, des publications et aussi des mobilisations... Ici l'invisible est en quelque sorte sous les projecteurs : la question du travail gratuit sur internet a tellement focalisé l'attention que certains auteurs ont souhaité « relativiser le digital labor gratuit » et rappeler que l'on trouvait dans cette industrie numérique une gamme variée de statuts de travailleurs et de formes de travail82. 81

Elle se pose aussi dans les termes de la protection des données personnelles, les deux questions se croisant en partie dans celle des frontières du travail.

82

Stéphane Haber, - Actualité et transformation du concept d'exploitation. L'exemple du "travail numérique" -, Actuel Marx, 2018/1, n° 63-

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Nouvelles technologies obligent, une grande partie des débats relatifs au travail gratuit sur internet portent sur la nouveauté qui le caractériserait et sur l'originalité des formes d'exploitation qui en découlent. Si ces débats sont à maints égards passionnants, leur confrontation à mon enquête de terrain sur une célèbre mobilisation autour du travail gratuit sur internet invite à nous interroger, non pas tant sur les réponses à cette question de la « nouveauté » que sur l'étalon à partir de laquelle on la pose. Nouveauté par rapport à quoi, et surtout nouveauté pour qui, pour quelle fraction de la population? Là encore, les leçons tirées de l'analyse féministe du travail domestique permettent largement d'éclairer ces questions.

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« Free » (Digital) Labor: les termes du débat C'est à Tiziana Terranova, une chercheuse italienne spécialiste des médias, qui se définit ellemême comme une théoricienne et une militante, que l'on doit d'avoir pointé les enjeux de ce travail gratuit sur internet dans un article paru en 200083. Dès les premières lignes de ce texte - écrit en anglais - qui fait aujourd'hui référence, Terranova insiste sur le double sens de « free » dans l'expression « free labor ». « Free » signifie tout d'abord « libre » et désigne ainsi le travail libre en opposition au travail forcé. Mais « free » signifie aussi « gratuit », au sens de non rémunéré. « Construire des sites internet, modifier des logiciels, lire et participer à des listes de diffusion, construire des espaces virtuels », constituent autant d'illustrations de ce travail tout à la fois libre et gratuit, « offert volontairement et non payé, apprécié et exploité »84, dont Terranova signale le développement sur internet en en soulignant d'emblée l'ambivalence. Au cours des deux décennies qui suivent cette réflexion pionnière, cette question du travail gratuit 83 Tiziana Terranova, « Free labor : producing culture for the digital economy », Social Text, 63 (vol. 18, n° 2), Summer 2000. 84

Ibid., p. 33-

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ne va cesser de susciter l'intérêt de ceux qui réfléchissent au « travail numérique ». Les débats scientifiques mais aussi médiatiques concernant ce « travail sur internet » tournent essentiellement autour des liens entre production de valeur économique et répartition de cette valeur, et vont notamment déboucher sur un regain d'intérêt pour la question des frontières du travail - sans que la manière dont les féministes ont posé cette question à partir du travail domestique ne soit, à quelques exceptions près, mobilisée. Comme le résume bien Sébastien Broca85, le débat oppose ceux qui, revendiquant une tradition marxiste, considèrent qu'on ne peut parler de valeur économique sans parler de travail et ceux qui, comme lui, proposent de séparer ces deux questions. Pour le dire autrement, personne ne conteste qu'une partie des activités que nous faisons quotidiennement sur internet participe, directement ou indirectement, à produire de la valeur économique pour les grandes entreprises du net. Personne ne conteste, pour reprendre les propos de Charline Vanhoenacker cités en introduction, que Mark Zuckerberg soit devenu milliardaire en partie « grâce à nos photos de vacances au camping ». La question qui divise ceux qui réfléchissent sur « le travail numérique » c'est de savoir si on peut considérer comme du travail - et donc comme du travail gratuit - le fait de mettre nos photos de vacances sur Facebook. Plus largement, et au-delà de Facebook, jusqu'où peut-on 85

Sébastien Broca, - le digital labour, l'hybridation des marxismes et ses fragilités théoriques », Poli. Politique de l'image, n° 13, Exploitation 2.0, 2017

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parler de « travail » pour désigner nos activités sur le web? Est-ce qu'écrire un avis sur un livre, un restaurant, un hôtel, signaler un problème sur un jeu vidéo en ligne ou décrypter un « re-captcha » - voir l'encadré - constituent à proprement parler du travail? Faut-il nécessairement qu'il y ait travail pour qu'il y ait valeur? Et si oui, cela signifie-t-il que l'on pourrait travailler sans le vouloir, voire sans même s'en rendre compte? Et si je n'ai pas l'impression de travailler, que j'agis pour mon propre plaisir, en diffusant par exemple sur les réseaux sociaux des informations sur un groupe de musique dont je suis fan, si cette production de valeur économique pour une entreprise est aussi, et avant tout, une production de valeur pour moi, alors peut-on vraiment parler de captation de valeur et d'exploitation? Encadré 4 Les re-captchas ou le travail invisible et gratuit « légal » pour Google Les « re-captchas * constituent un exemple parlant de ces activités que l'on peut faire sur internet sans nécessairement comprendre leur sens ni se douter des usages qui en sont fait et du circuit économique dans lesquelles elles s'inscrivent. De nombreux sites internet et blogs utilisent des systèmes dits de « captcha », des processus d'authentifîcation qui nous obligent à reconnaître des mots ou des chiffres difficilement déchiffrables par un robot, et donc prouver que nous sommes bien humain.e.s. Avec les Recaptcha, Google utilise aussi ce système pour l'aider à numériser les livres qu'il trouve dans les bibliothèques ou pour retrouver des adresses pour Google Map. En effet,

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Recaptcha affiche systématiquement non pas un mais deux mots à déchiffrer, issus des pages numérisées qu'il archive. L'un qu'il connaît, et l'autre qu'il ignore. Cette astuce lui permet de déléguer à des millions d'internautes la transcription des mots que ses logiciels de reconnaissance de caractères n'arrivent pas à saisir, tout en évaluant la crédibilité de la proposition rentrée. En 2015, Gabriela Rojas Lozano, une habitante du Massachussetts a intenté un recours collectif (class action?6 contre Google au sujet des recaptchas, accusant la compagnie californienne d'utiliser, sans l'avertir, « son temps et ses efforts » pour faire du profit et ce sans la rémunérer. Au début de l'année 2016 sa plainte a été rejetée. La juge a considéré que même si elle l'avait su, la plaignante aurait tout de même utilisé les services de Google et que ces « temps et efforts », trop ponctuels pour faire l'objet d'une rémunération, participaient à rendre gratuit des services dont la plaignante, comme les autres clients de Google, bénéficiait. L'approche du « digital labor », à la fois les analyses qu'elle propose et les critiques qu'elle suscite, vont en quelque sorte condenser ces différentes interrogations et organiser ce débat. Pour Trébor Scholz, professeur de culture et médias à New York, à qui on accorde généralement la paternité du terme de « digital labor »87, celui-ci recouvre à la fois des 86

La « class action », action en nom collectif ou recours collectif en France, est une action judiciaire collective contre une société ou une organisation publique, généralement pour obtenir la réparation d'un préjudice. Si la ou les personnes qui attaquent en justice remportent le procès, toutes les personnes qui ont été lésées de la même façon peuvent faire connaître leur situation et obtenir réparation.

87

Trebor Scholz (dir) Digital Labor- The internet as playground and factory, Routledge, 2012.

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formes payées - même si peu payées et souvent en dehors de la protection du droit du travail - et des formes non rémunérées de travail dont il dira qu'elles n'ont « ni le goût, ni l'allure, ni l'odeur du travail ». « Le travail numérique, écrit-il ainsi dans l'introduction de son ouvrage collectif, est très proche de ces formes traditionnelles de travail féminin, peu visibles et méconnues que sont le soin aux enfants, le ménage, ou la gestation pour autrui »88. Scholz, qui, comme Terranova, se définit à la fois comme universitaire et comme militant, assume, revendique même, le choix du terme « labor » qui désigne en anglais le travail, non pas dans sa forme d'activité (« work »), mais bien d'institution collective et de rapports sociaux conflictuels. À rebours de tous ceux qui « ont désavoué ce terme car il ne serait plus adéquat étant donné le brouillage des frontières entre loisir et travail », Scholz insiste au contraire sur la nécessité d'inscrire les réflexions sur le travail numérique dans l'histoire des conflits et de la protection des travailleurs. « Il ne s'agit pas ici d'un quelconque attachement romantique au passé, précise-t-il, il s'agit ici du vocabulaire du travail et de la leçon principale qui lui est attachée qui est que dans la confrontation avec la classe des employeurs, les solutions individuelles ne fonctionnent pas. » D'autres, comme Antonio Casilli, vont également recourir à ce terme de « digital labor » et s'inscrire dans ce courant de pensée néo-marxiste mais en insistant davantage sur les transformations du 88

90

Ibid., p. 2.

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capitalisme que sur ses permanences. À la suite des travaux des operaïstes italiens et notamment de Michael Hardt et Toni Négri, Antonio Casilli, tout comme Tiziana Terranova 20 ans plus tôt, inscrit en effet sa réflexion sur le travail numérique dans l'analyse du développement d'un nouveau mode de capitalisme, un « capitalisme cognitif » où ce ne serait plus la force de travail qui serait appropriée par le capital mais bien le savoir des travailleurs, leur créativité et même leurs affects, ce que les auteurs de ce courant appellent le « travail immatériel ». Dans cette approche, la logique capitaliste s'étendrait désormais au-delà des murs de l'usine... d'où le terme d'« usine sociale » forgé et mobilisé par ce courant pour désigner ce débordement des processus de production jusque dans notre vie quotidienne et nos espaces de loisirs. L'usine sociale souligne que « le travail est partout, pas seulement sur le lieu de travail au sens strict du terme », que « c'est en fait la vie même qui est mise au travail par le capitalisme »89. Inscrit dans cette tradition, Antonio Casilli définit ainsi le « digital labor » comme « la réduction de nos "liaisons numériques" à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. -90 À la différence de Scholz qui insiste sur les représentations dans lesquelles on peut s'inscrire en recourant au terme de travail (l'histoire des luttes sociales notamment), Casilli insiste davantage sur 89

Florian Vôrôs, Entretien avec Antonio Casilli, « De la firme à la plateforme : penser le digital labour - Poli-Politique de l'image, n° 13, Exploitation 2.0, 2017, p. 42.

90

Dominique Cardon, Antonio Casilli, Qu 'est-ce que le Digital Labour?, INA, 2015, p. 14.

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les déconstructions que ce terme autorise. Il souligne ainsi combien les approches du « digital labor » viennent questionner, et en partie heurter, le « courant participatif » qui a entouré le développement d'internet. En refusant « de faire l'impasse sur les phénomènes de captation de la valeur par le capitalisme des plateformes numériques » et de passer « à côté des formes de paupérisation de toute une série de catégories de producteurs de contenus multimédias, inscrits dans une relation de travail non rémunérée, éclipsée par la rhétorique de "l'envie de contribution" », les approches du « digital labor » marquent en effet leur distance avec celles qui « pendant deux décennies ont insisté sur les comportements prosociaux du Web: la participation, la générosité, le partage, le don, etc. ». Elles relativisent « l'exaltation héroïque des amateurs et des fans passionnés »91. Face à ces courants de pensée influencés par le marxisme, et même par différentes variantes du marxisme, qui choisissent de se référer au terme de « travail » pour réaffirmer en quelque sorte que la valeur ne peut in fine être produite que par du travail, certains auteurs, comme Dominique Cardon ou Sébastien Broca vont s'avérer plus circonspects. Dans Qu'est-ce que le Digital Labor?, Dominique Cardon déplore ainsi que les discours savants sur internet soient globalement passés d'une critique interne « qui raisonne dans l'expérience ordinaire, subjective, des internautes » à une critique externe « qui prend des points d'appui à l'extérieur de l'expérience des 91

92

Ibid., pp. 14-15.

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internautes quitte parfois à contredire leurs évidences les plus communes ». « C'est par exemple ce qui arrive, poursuit-il, si vous allez expliquer à la biogueuse tricot {sic) passionnée et enthousiaste qu'elle est en fait en train de "travailler" pour enrichir une variante subtile du capitalisme qui l'a mise à la besogne sans qu'elle ne se rende compte de son aliénation »92. De son côté, Sébastien Broca propose que la question politique centrale de la redistribution de la valeur au sein de l'économie numérique ne soit « plus subordonnée à la mise en lumière d'un travail qui serait mesurable et directement producteur de valeur »93. Se référant au célèbre passage de Marx sur ce qui différencie le travail humain de l'activité animale94, il propose de garder la notion de travail pour définir des activités ayant une intentionnalité et de se passer de ce terme pour les autres. « Pour le dire de façon très simple, écrit-il à propos de Google, le but de l'utilisateur n'est pas de fournir des données personnelles à Google, mais d'utiliser le moteur de recherche proposé par cette entreprise. On observe par conséquent une disjonction entre la volonté du sujet et les fruits de son action, ces derniers n'étant qu'un effet collatéral d'une activité accomplie avec une intention toute autre95. Cette 92

Ibid. t p. 44.

93

Sébastien Broca, op.cit.

94

- Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur », Karl Marx, Le Capital, édition par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard. 1968, [18671, p. 276.

95

Sébastien Broca, « Le digital labour, extension infinie ou fin du travail? », Tracés, 2017.

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disjonction entre le résultat du travail et la volonté qui y préside justifierait ainsi selon lui que Ton renonce au terme de "travail" ». Au fond, derrière ce débat à première vue un peu rhétorique sur les frontières - ou, ce qui revient au même, la définition - du « travail », se cache celui de la pertinence - ou non - de la notion d'« exploitation » pour désigner ces phénomènes de captation de la valeur sur internet. Parler de « digital labor », souligner comment nos « liaisons numériques » deviennent des moments du rapport de production, c'est autoriser, et même en appeler à, l'usage de la notion d'exploitation, voire même à celle d'aliénation. Au fond, si nos petites actions quotidiennes sur internet sont en réalité des formes de travail pour des entreprises dont nous ne soupçonnons parfois pas même l'existence, alors le degré d'exploitation mais aussi sans doute d'aliénation, on y reviendra, dans lequel nous sommes pris dans nos liaisons digitales est extrêmement poussé. Pour d'autres, au contraire, comme les américains Baym et Burnett96 qui ont travaillé sur la promotion exercée par les fans de musique indépendante, la notion d'exploitation serait ici inadéquate et devrait être rejetée au nom du choix que les personnes exprimeraient et du plaisir qu'elles recevraient dans et par l'exercice même de cette activité. Rejoignant ici les propos de Dominique Cardon sur « la biogueuse 96

Nancy Baym and Robert Burnett • Amateur experts: International fan labor in Swedish independent music », International Journal of Cultural Studies, 12(5), 2009.

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tricot », Baym et Burnett se refusent à écarter « les revendications de plaisir » de leurs enquêtés ainsi que « le désir qu'ils ressentent », et « à exhiber ce qui leur apporte de la joie comme une preuve de leur exploitation. (...) Affirmer que ces gens sont exploités c'est ignorer combien ces autres formes de capital sont essentielles au bien-être d'individus équilibrés »97. Encadré 5 Aliénation: définitions et articulations à la notion d'exploitation La notion d'aliénation s'enracine dans la philosophie allemande, et on la trouve déjà développée par Hegel et Feuerbach avant d'être reprise par Marx où elle prendra le double sens d'une dépossession à la fois des produits de l'activité propre et d'un certain rapport à soi-même, qui rend les individus autres à euxmêmes. Comme l'écrit Stéphane Haber « l'aliénation (transfert de quelque chose qui est originairement mien, qui m'appartient vers quelque chose d'autre qui m'est étranger et me nuit) recouvre à fois le nom du processus en question et celui de son résultat comme fait social global. »98 La notion d'aliénation a donc deux dimensions comme le souligne Haber, une dimension objective, qui renvoie à ce processus global, et une subjective, qui appréhende ses conséquences sur les individus, à la fois « l'effet concret de ce processus sur la vie des gens et l'un des aspects de l'état qui en résulte. » Pour Haber, Marx aurait fait le pari de 97

Ibidp.

98

« L'aliénation comme dépossession des besoins vitaux. Entretien avec Stéphane Haber Mouvements 2008/2 n°54.

25.

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centrer la conceptualité critique du Capital autour de la notion d'exploitation et aurait très peu articulé ces deux notions. Si l'aliénation, au sens subjectif d'une dépossession et d'une diminution de soi, est en un sens omniprésente dans les descriptions livrées par Marx de la misère et de la souffrance ouvrière elle est présentée, nous dit le philosophe, à un « niveau infraconceptuel ». Sans doute en partie parce que les termes d'exploitation et d'aliénation sont loin d'avoir une définition unique et un usage stabilisé, le débat sur la nouveauté et l'originalité de l'exploitation dans le digital labor se rejoue également à propos de la notion d'aliénation. Certains comme Eran Fisher" soutiennent que le travail numérique créerait une situation inédite caractérisée par un haut niveau d'exploitation et un faible niveau d'aliénation. Le plaisir pris dans ces activités choisies et non contraintes, le lien social entretenu, les valeurs exprimées dans l'activité elle-même font que, pour Fischer, le digital labor « n'oblitère pas la vie et le tissu social dans lequel il est installé » et que le travailleur du digital labor, à la différence de celui de la révolution industrielle est faiblement aliéné. Pour d'autres, souligne Casilli, « c'est la définition même de l'aliénation qui a changé : les utilisateurs ne sont peut-être pas éloignés de leur propre subjectivité (donc ils ne ressentent pas d'aliénation d'un point de vue moral) ni de leur communauté d'affects (pas d'isolement dans des 99

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Eran Fischer, « How Less Aliénation Crates More Exploitation? Audience Labour on Social Networks Sites », Triple C-Cognition, Communication, Co-operation, 10(2), 2012.

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contextes de sociabilité numérique), mais leur maîtrise sur leurs propres données et sur les contenus de leurs activités est amoindrie par la structure commerciale des plateformes numériques (ils sont aliénés du fruit même de leur travail) ». D'autres, enfin, comme le mentionne Sébastien Broca, considèrent à ce titre que le digital labor s'accompagne justement d'une très forte aliénation, l'aliénation devenant « ce qui maintient les conditions de l'exploitation, en empêchant les individus de reconnaître la réalité de leur servitude économique. »100 Exploités et/ou heureux? Faible ou forte aliénation? On le perçoit, ces oppositions relativement tranchées témoignent des difficultés collectives à mobiliser les concepts marxistes traditionnels pour décrire ce « travail gratuit sur internet ». Mais fautil nécessairement trancher entre le plaisir que l'on prend et l'exploitation que l'on subit, ce que l'on y gagne et ce que l'on permet aux autres de gagner, bref: la valeur pour soi et la valeur pour autrui de ce travail gratuit? Ces deux « valeurs » sont-elles commensurables, ou même tout simplement comparables? Et surtout ne peuvent-elles coexister comme nous le montrait avec force bell hooks à propos du travail domestique des femmes noires des classes^ populaires? Quant à la question des « frontières du travail » et de son intentionnalité, n'est-ce pas justement dans le non-respect de l'intention, dans cet écart entre 100 Sébastien Broca, op.cit., p. 36.

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« la volonté du sujet » et les « fruits de son action » que résiderait l'exploitation dans le cadre du travail gratuit? Quand je donne le bain à mon enfant ou que je m'occupe, tous les week-ends, du parc en bas de chez moi, je me pense rarement au travail, et mon intention n'est sûrement pas de participer à l'entretien de la force de travail de mon conjoint ou à la diminution et à la précarisation de la fonction publique municipale. Cet « effet collatéral d'une activité accomplie avec une intention toute autre » que Sébastien Broca utilise pour dénier à une activité le caractère de travail est au fond présent dans toutes les formes de travail gratuit que nous avons analysées jusqu'à présent. Il renvoie au double processus d'invisibilisation et d'appropriation de ce travail gratuit et, peut déboucher, s'il apparaît au grand jour, comme ce fut le cas dans l'affaire du Huffington Post, sur un conflit autour de la qualification de l'activité exercée et, derrière, de la valeur produite.

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L'affaire du Huffington Post: au-delà du profit, l'appropriation En avril 2011, Jonathan Tasini, écrivain et journaliste, ancien président du Syndicat national des écrivains des États-Unis, prend la tête d'une « class action » - un recours collectif - contre le Huffington Post. Le célèbre journal en ligne vient d'être racheté par America On Line (AOL) pour 315 millions de dollars et les plaignants, qui représentent les milliers de blogueurs ayant contribué gratuitement au fonctionnement du journal depuis sa fondation en 2005, demandent que leur soit rétrocédé un tiers du profit réalisé, soit 105 millions de dollars. « Les blogueurs » du Huffington Post, ou plus exactement leurs représentants, vont perdre ce procès. Et pourtant celui-ci constitue dans la littérature sur le « travail numérique », comme dans la presse qui en a fait une ample couverture, le modèle par excellence de la mobilisation contre le travail gratuit sur internet. Retour sur l'affaire Créé en mai 2005, le Huffington Post s'est vite imposé comme un des modèles les plus célèbres du « journalisme contributif gratuit » qui associe une

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consultation gratuite favorisant une très large fréquentation, des revenus quasi exclusivement publicitaires et un recours massif à des « contributeurs » extérieurs non rémunérés. L'accès gratuit au média en ligne est donc en partie rendu possible par un financement par la publicité. Le Huffington Post est notamment un pionnier de ce que l'on appelle le « native advertising » : des campagnes publicitaires qui se confondent avec le contenu éditorial. L'entreprise créera même son propre studio qui travaille avec les journalistes. Mais la gratuité du produit est aussi rendue possible par des coûts salariaux très faibles. Au moment où il est vendu à AOL, en février 2011, les plaignants estiment que 80 % du contenu du Huffington Post est produit par les blogueurs et 20 % par les salariés, le journal fonctionnant alors avec environ 9000 blogueurs bénévoles et une centaine de journalistes salariés. « En termes de stratégie de contenu, l'une des choses qui était bien faite au HuffingtonPost.com c'est de produire du contenu de haute qualité à moindre coûts » déclare ainsi Arianna Huffington en 2011, lors de la conférence de presse annonçant la vente du journal à AOL. Et de fait, le modèle économique du Huffington Post est plutôt une réussite: créé en mai 2005 par Arianna Huffington et Kenneth Lerer avec 1 million de dollars d'investissement, le journal dégage un chiffre d'affaires publicitaire de 15 millions en 2009, et de 65 millions de dollars en 2011. À l'annonce de la vente, deux mobilisations vont se succéder.

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Tout d'abord, un appel à la « grève des blogueurs » part de Californie le 26 février 2011. Il est lancé par « Visual Arts Source » et « Art scenes », deux sites artistiques qui contribuaient depuis environ un an au Huffington Post en y « repostant » des articles publiés sur leur site - qui, eux, avaient fait l'objet d'une rémunération. Quelques jours après l'annonce de la vente, le rédacteur en chef et co-fondateur de ces deux sites, Bill Lasarow, publie un article sur le site de Visual Art Source où il demande aux membres du site de se mettre en « grève du Huffington Post », et en appelle aussi plus largement à la grève de tous ceux qui apportent du contenu gratuit et notamment du contenu original au Huffington Post et ce tant que deux revendications ne seront pas exaucées. La première revendication formulée par Lasarow est qu'un échéancier des paiements soit proposé pour tous les blogueurs du site et des mesures prises pour le mettre en place. Il demande également qu'il ne soit plus possible de poster des annonces de publicité payantes à côté des contenus éditoriaux fournis par les blogueurs. Lasarow propose aux contributeurs du journal de s'associer pour mettre en place une négociation partenariale avec AOL afin d'accomplir ces objectifs mais aussi d'autres dans le but de « professionnaliser » cette relation. Le 5 mars, il écrira dans le journal britannique The Guardian un article intitulé « Pourquoi nos auteurs sont en grève contre le Huffington Post »101 qui va beaucoup circuler sur les réseaux sociaux. L'article 101 Bill Lasarow, - Why our writers are on strike from the Huffington Post «, The Guardian, 5 mars 2011.

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se termine ainsi : « nous avons décidé d'appeler à une grève des contributeurs non payés, non syndiqués, non employés du Huffington Post. Faisons-en sorte que tous les auteurs cessent de contribuer pour le moment. Jusqu'à ce que les dirigeants du Huffington Post négocient un véritable contrat avec ces auteurs et établissent de véritables pratiques de contrôle sur le contenu et la qualité, les auteurs doivent leur refuser les bénéfices générateurs de profit de leur travail gratuit. » Cet appel à la grève sera soutenu par The Newspaper Guild un syndicat de journalistes et travailleurs des médias et le National Writers Union, le syndicat national des auteurs des États-Unis. « The Newspaper Guild appelle les contributeurs non rémunérés du Huffington Post à retirer leurs articles en soutien à la grève lancée par Visual Art Source en réponse aux pratiques de travail injustes de l'entreprise. En outre, nous demandons à nos membres et à tous ceux qui soutiennent une rémunération juste et équitable des journalistes de se joindre à nous pour mettre la lumière sur les pratiques peu professionnelles et peu éthiques de cette entreprise. » Le boycott sera levé en octobre 2011102. La seconde mobilisation, l'action de justice en nom collectif, a lieu à New York en avril 2011. Le recours en justice est avant tout l'initiative de quelques personnes, et notamment de deux jeunes avocats, Jesse Strauss et Jeffrey Kurzon, et d'un écrivain militant, Jonathan Tasini, qui vont construire l'action de groupe et la porter devant les tribunaux. Président 102 Une campagne syndicale nationale intitulée • Pay the writers • sera toutefois lancée à partir de ce moment-là par National Writers Union.

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du National Writers Union entre 1990 et 2003, candidat aux primaires démocrates pour les élections de sénateur de l'État de New York en 2006 contre Hilary Clinton, Jonathan Tasini s'était fait remarquer au début des années 2000 en remportant un procès, en action de groupe là aussi, contre le New York Times. Il y accusait le journal d'avoir reproduit dans des bases de données en ligne des articles écrits par des journalistes free-lance sans leur verser de droits. Douze ans plus tard, Tasini, bientôt rejoint par quatre autres blogueurs (deux femmes et deux hommes) va attaquer le Huffington Post sur deux points : les blogueurs accusent le journal en ligne de « pratiques commerciales mensongères » et d'« enrichissement indu ». La réponse du juge de la cour de justice du District de New York sera sans appel : il déclare en effet invalide la requête de dédommagement car les plaignants avaient accepté en pleine conscience de contribuer gratuitement. « Les principes d'équité et de bonne conscience ne justifient pas que l'on donne aux plaignants une partie du prix de la vente alors qu'ils ne se sont jamais attendus à être payés, qu'ils ont accepté cet accord à plusieurs reprises et l'ont fait les yeux grands ouverts ». Tel sera son verdict. En un sens, le juge a raison. Et Arianna Huffingtor qui n'aura de cesse de répéter tout au long du procès qu'elle ne s'était jamais engagée à payer les blogueurs autrement que par de l'exposition (« exposure »), a elle aussi raison. Mais les blogueurs qui l'attaquent pour dénoncer le profit qu'elle a fait sur leur dos ont raison également. Ces différentes définitions de la réalité en jeu dans cette affaire sont toutes

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vraies et pourtant elles entrent en contradiction les unes avec les autres. Et cela parce que l'enjeu de ce conflit n'est sans doute pas tant la question de la non rétribution du travail fourni par les blogueurs que celle de son appropriation par la plateforme. C'est moins la question de la répartition de la valeur produite par ce travail gratuit que celle de sa caractérisation qui est en jeu ici.

La guerre des valeurs La plupart des leaders de la « class action » des blogueurs du Huffington Post ont écrit, non pas quelques posts mais bien des centaines de posts avant de se retourner contre le journal. Ainsi Jonathan Tasini, le principal plaignant a-t-il soumis 216 papiers au journal sur une durée de cinq ans. La plupart des autres plaignants de l'action en nom collectif en ont aussi écrit plus d'une centaine sur une durée similaire. S'attendaient-ils, au cours de ces années antérieures à la vente, à être payés pour leurs contributions? La réponse est sans doute non pour la plupart d'entre eux, et quand certains comme l'un des blogueurs que l'on a interviewé, ont posé explicitement la question au journal, ils se sont vus répondre clairement que non. Pourquoi accuser alors le journal de briser une promesse qu'il n'aurait pas faite, d'un mensonge qu'il n'aurait pas commis? Les blogueurs n'ont-ils pas accepté, les yeux grands ouverts, et à plusieurs reprises comme le dira le juge, le deal qui leur était proposé par la plateforme?

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Oui et non. En fait, ce sont moins les termes exacts de la relation entre les blogueurs et le Huffington Post que le cadre dans lequel cette relation s'inscrit que la vente du journal à AOL vient perturber, révéler et en un sens redéfinir. Pour le dire autrement, si les blogueurs du Huffington Post ne s'attendaient pas nécessairement à être payés en échange de leurs contributions - ce qui ne veut pas dire qu'ils n'espéraient pas l'être un jour - ils ne s'attendaient clairement pas à ce que le journal fasse un tel profit à partir de celles-ci. L'annonce du profit, sa visibilité, vient en quelque sorte recadrer en « exploitation », une activité contributive que les blogueurs définissaient à la fois comme une activité engagée, militante, une contribution à une cause, on y reviendra, mais aussi un investissement pour l'avenir, un éventuel tremplin pour leur carrière103. Bref, ce travail gratuit pour la cause et pour l'avenir, le leur, devient subrepticement, sans qu'il soit possible de l'ignorer, un travail gratuit approprié par autrui. Comme le dira l'un des avocats des blogueurs « c'est seulement quand les gens ont réalisé quey pendant tout ce temps où ils pensaient qu 'ils étaient en train de contribuer à quelque chose qui n'avait réellement de valeur que pour eux-mêmes et pour un petit groupe de lecteurs, eh bien ils ont réalisé que tous ensemble ils étaient en train de créer beaucoup de valeur pour quelqu'un d'autre sans toucher le moindre argent pour ça. » 103 Cette question du travail gratuit comme investissement pour l'avenir sera abordée plus en détail dans le chapitre suivant.

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Ce que les blogueurs mobilisés vont reprocher aux dirigeants du Huffington Post ce n'est pas tant d'avoir fait du profit que d'en avoir fait beaucoup sans le « partager ». « S'il n'y a pas d'argent ben ok, très bien, ne donnez pas d'argent mais s'il y en a beaucoup pourquoi ne pas le partager avec les gens? » me dira ainsi le second avocat que j'ai interviewé. Dans les entretiens, comme dans les déclarations à la presse ou même les comptes rendus du procès, on saisit bien combien la valeur qui est en jeu ici est loin d'être simplement économique. « Il aurait suffit d'un geste, qu'elle envoie quelques dollars au moment de la vente à tous les contributeurs » dira Bill Lasarow lors de notre entretien. « Le fait qu'ils n 'aient même pas pu nous donner trois dollars... Et qu'ils embauchent ces avocats, c'est dingue comme ils se sont battus! On ne demandait pas une fortune, vous savez, on demandait un truc comme trois dollars le post, quelque chose de ce genre, quelque chose de ridicule », insistera l'un des blogueurs ayant porté plainte. Quant à l'évaluation qui est faite, lors du procès, de la valeur à rétrocéder (un tiers du prix de la vente soit 105 millions de dollars), elle est construite non pas sur un principe de calcul de la contribution réellement apportée par les blogueurs mais sur un principe plus symbolique que mathématique, un principe de « justice » comme me le dira à ce propos l'un des avocats. C'est donc moins la mesure de la valeur du travail gratuit effectué par les blogueurs qui est en jeu dans ce conflit que la démesure entre ces valeurs, à la fois politiques et professionnelles qui justifiaient que l'on

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écrive gratuitement, et la valeur marchande créée à partir de ce travail gratuit. Cette contradiction entre les valeurs (morales) et la Valeur (économique) s'incarne tout particulièrement dans le fait que Richard, l'un des plaignants de la class action continuera à écrire pour le journal pendant et même encore quelques temps après le procès, et ce malgré les remarques critiques formulées à ce sujet par les avocats. « Je sais pas, c'est stupide sans doute, mais j'en ai éprouvé le besoin, j'avais besoin d'exprimer des choses... » L'exploitation qui est en jeu ici, bien qu'inscrite dans un cadre capitaliste, se définit donc moins par l'existence d'un surtravail et d'une « plus-value » (l'écart entre une valeur produite par le travail et une valeur rétribuée pour celui-ci) ou, pour reprendre les termes de Christine Delphy, « comme le résultat d'une soustraction », que par un mouvement, un mouvement par lequel les dirigeants et actionnaires du journal se sont « appropriés » le travail des blogueurs. Cette appropriation a été rendue possible par une autre contradiction que les blogueurs vont largement dénoncer au cours des deux étapes de'Ta. mobilisation, la grève et l'action juridique. Si on ne peut que souligner la consistance des propos tenus par la direction du Huffington Post et notamment par Arianna Huffington (« Nous vous payons en visibilité104 »), l'imposture dénoncée par les blogueurs

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104 « We pay you with exposure »

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réside ailleurs, dans l'identité politique affichée par le journal - un journal de gauche, qui ne cache pas son soutien aux démocrates dans l'Amérique de Georges W Bush105 - et de façon presque caricaturale par sa dirigeante. Dans son livre Third World America: How ourpoliticians are abandoning the middle class and betraying the American dream, paru en 2010, Arianna Huffington décrit en effet « une économie à deux vitesses avec deux ensembles de règles : un pour la "corporate class" et un autre pour la « middle class ». (...) La classe moyenne dans sa grande majorité joue dans les règles et regarde ses emplois disparaître. La classe dirigeante joue grâce au système - s'assurant que son droit de déroger à la règle est inscrit dans les règles elles-mêmes »106. Un an plus tard, alors qu'elle est interpellée par des blogueurs au sujet de la grève lancée par Visual Arts, celle-là même qui a écrit ces quelques lignes déclarera : « Quelle idée de se mettre en grève quand personne ne s'en rend compte... allez-y, mettez vous en grève! »107. À plusieurs reprises, dans notre entretien comme dans la presse, Bill Lasarow comparera le mépris dont Arianna Huffington a témoigné envers les revendications des blogueurs à celui de Marie-Antoinette. La redéfinition de leur contribution volontaire en travail gratuit est donc avant tout pour les blogueurs la redéfinition de la nature du journal que nombre 105 Miriam Cherry, « Beyond misclassification: the digital transformation of work », Comparative Labor Law andpolicyjournal, février 2016. 106 Arianna Huffington, Third World America: How our politicians are abandoning the middle class and betraying the American dream, Crown, 2010, pp. 55-56. 107 PaidContent conférence, march 2011, NYC

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d'entre eux voyaient comme porteurs d'une cause, et que sans doute certains assimilaient defacto, plus ou moins consciemment, à une entreprise sans but lucratif. C'est aussi la requalification en employeuse de « travail gratuit » de celle qui était devenue une icône politico-médiatique démocrate. Les références à l'empire, la galère et l'esclavage ne manqueront pas d'ailleurs de se multiplier dans la presse à son encontre. Certes l'affaire des blogueurs du Huffington Post a tous les marqueurs objectifs de l'exploitation capitaliste, à commencer par celui du profit. Mais, comme le rappelait Christine Delphy, si le profit « peut définir ou mesurer le gain des capitalistes », il est « le bénéfice que retire le capitaliste », « il ne mesure en rien l'exploitation du travailleur et de la travailleuse »108. Du point de vue des travailleurs, c'est bien plus qu'un surtravail qui leur est extorqué, c'est leur travail tout entier et avec lui leur capacité à définir ce qu'il « est » et pour qui il vaut. Au fond, c'est peut-être moins avec le travail (à l'usine) des ouvriers étudiés par Marx qu'avec celui (au foyer) des ouvrières qu'il avait laissé dans l'ombre qu'il faudrait comparer le travail gratuit dès internautes aujourd'hui. On réaliserait alors, comme x le défend notamment la sociologue Kylie Jarrett dans un ouvrage récent, combien la « nouveauté » de l'exploitation 2.0 réside sans doute davantage dans son public que dans ses ressorts qui peuvent apparaître 108 Christine Delphy, Pour une théorie générale, op. cit., p. 81-83.

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vieux comme le monde, a minima le monde capitaliste. « Ce brouillage des frontières entre les activités appropriées par le capital et celles qui relèvent de la vie » est présenté par de nombreux analystes du travail numérique, nous dit Kylie Jarrett avec un brin d'irritation, comme une « expérience nouvelle, qui émergerait de changements relativement récents dans le mode d'accumulation »109. Or « le travail domestique est l'une des meilleures illustrations de cette incorporation sur la longue durée de l'immatériel, de l'inaliénable et du subjectif dans le capital ». D'où le terme de « digital housewife » (la ménagère numérique) qu'elle propose pour souligner les points communs entre le digital labor et le travail domestique et, surtout, les apports des pensées féministes marxiste et matérialiste pour comprendre comment le capitalisme se joue et jusqu'où de nos liaisons numériques. L'usine sociale, c'est-à-dire l'usage capitaliste de ce qui relèverait soi-disant du « hors travail », des émotions et des valeurs, martèle-t-elle, en se référant notamment aux travaux de Silvia Federici, ne commence pas avec internet. À lire la plupart des travaux actuels sur le « digital labor » poursuit-elle, même les plus solides d'entre eux, « on a le sentiment que l'exploitation du travail immatériel n'a été "inventée" que quand elle est sortie de la cuisine pour débarquer sur internet - c'est-à-dire quand elle a commencé à concerner des hommes blancs, de classe moyenne, cis, hétéro et valides. »110 109 Kylie Jarrett, • Le travail immatériel dans l'usine sociale : une critique féministe Poli-Politique de l'image, n° 13, Exploitation 2.0, 2017 110 Kylie Jarrett, Feminism, Labour and digital média: the digital housewife, Routledge, 2015, p. 65.

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Penser que le travail numérique donnerait naissance à une nouvelle forme d'exploitation, c'est donc passer à la trappe tout ce que l'on a appris du travail domestique, c'est encore une fois penser les travailleurs comme des hommes. Si la « position privilégiée de la masculinité blanche dans le capitalisme autorisait jusqu'alors à penser le soi comme extérieur au capital », ce n'est que depuis cette position, nous dit Jarrett, que l'on peut trouver qu'il y a quelque chose de neuf dans l'usine sociale des média numériques. - For every one elsey it is business as usual »1U.

111 Ibid., p. 65.

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Chapitre 4 Travail gratuit et marché du travail: l'emploi2 à tout prix"

112 Ce titre s'inspire de l'intitulé du séminaire de l'Institut européen du salariat en 2015-2016, dont la séance introductive peut être consultée à l'adresse suivante: http://www.ies-salariat.org/lempIoi-a-tout-prix-seance-introductivemathieu-gregoire-et-yann-lelann/

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Domestiques, civiques, numériques... les différentes formes de travail gratuit que Ton a analysées jusqu'ici pourraient nous laisser penser, si l'on y prenait garde, que le travail gratuit se déploierait dans des espaces de travail spécifiques (la maison, les associations, internet, les services publics...), en dehors du marché du travail. Et de fait, par ce statut de « non travailleur » qui est assigné à celles et ceux qui l'exercent, le travail gratuit semble s'opposer directement à l'emploi, cette forme de travail à la fois rémunérée et réglée par le contrat qui lie l'employeur et l'employé, et derrière, par l'arsenal juridique (subordination, droits salariaux...) qu'il emporte avec lui. Pour définir « l'emploi » sur wikipédia, ou plutôt ce qu'il n'est pas, il est bien spécifié qu'« une personne bénévole n'occupe pas un emploi au sens strict du terme ». Pourtant si le travail gratuit comme statut juridique peut se définir en miroir de l'emploi, le travail gratuit comme phénomène, lui, ne s'oppose pas à l'emploi. Bien au contraire, il s'inscrit de plus en plus au cœur des logiques actuelles de l'emploi, et il le fait d'au moins deux façons. D'abord, en ce que l'emploi ne protège pas des phénomènes de gratuitisation et d'invisibilisation du travail comme on peut le voir dans les emplois domestiques, mais aussi dans les emplois féminins, voire dans l'ensemble du marché du travail aujourd'hui. Ensuite parce que le travail gratuit se justifie aujourd'hui largement au nom de l'emploi. On travaille gratuitement certes par passion, par engagement, par amour ou pour la cause, mais aussi, et sans doute de plus en plus, en vue de cet emploi futur sur lequel ce travail gratuit devrait, pourrait, plus ou moins hypothétiquement,

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déboucher. Et si le travail gratuit peut s'élever ainsi au rang d'investissement pour - ou de tremplin vers - l'emploi, c'est que le fonctionnement du marché du travail y incite, que les politiques de l'emploi l'ont permis. Mais parce que le travail gratuit des un e s n'est pas celui des autres, les coûts sociaux et économiques d'une telle logique sont loin d'être les mêmes pour tou te s.

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Le travail gratuit au cœur de l'emploi Le travail gratuit s'inscrit tout d'abord dans les logiques de l'emploi en ce qu'en de nombreux secteurs, celui de la santé, de l'éducation, des « services » à la personne, qu'ils relèvent du « soin * ou de « l'entretien », gratuitisation et invisibilisation du travail viennent se nicher au cœur de l'emploi, comme si le caractère domestique de ces activités contaminait l'emploi, y maintenait son emprise. L'externalisation du travail domestique sur le marché du travail n'a jamais sorti les activités domestiques du stigmate à la fois naturalisant et « improductif » qui leur était apposé et de leur assignation à certaines catégories sociales, à elles seules et spécifiquement, les femmes et les personnes racisées. Comme nous le rappelle les historien ne s113, l'histoire du travail domestique rémunéré, l'histoire « des domestiques », est en partie au moins l'histoire de leur exclusion persistante des organisations et des institutions du monde du travail, du « vrai » monde du travail - c'est-à-dire un monde du travail ouvrier et masculin, et un monde du travail « blanc ». Quant à la période contemporaine qui voit les hommes politiques louer les emplois domestiques comme 113 Voir notamment sur la France Margot Béai, - La domesticité dans la région lyonnaise et stéphanoise : vers la constitution d'un prolétariat de service (1848-1940) - Thèse d'histoire, European University Institute, 2017, et sur les États-Unis Evelyn Nakano Glenn Forced to care-Coercition and care giving in America, Harvard University Press, 2010.

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« nouveaux gisements d'emploi », les conditions de travail et les rapports sociaux de sexe, de classe et de race dans lesquels ils s'inscrivent conduisent certain e s à dénoncer avec force ce « retour de la domesticité »114 et ces « métamorphoses de la boniche »115 qu'on légitime par la création d'emplois, par cette « logique de l'emploi » qui vise à créer des emplois à tout prix, et notamment celui de la précarité. Cet enjeu des emplois domestiques, cette gratuitisation et cette invisibilisation du travail dans l'emploi, concerne plus largement les emplois dits « féminins », voire constituerait pour certaines sociologues, au-delà de ces emplois et au-delà des femmes elles-mêmes, un trait caractéristique du monde du travail aujourd'hui.

Des « emplois féminins »... Si les analyses féministes du travail dans les années 1970 ont essentiellement porté sur le travail domestique, ceux des décennies suivantes ont davantage étudié la question du travail salarié des femmes, de la place des femmes sur le marché du travail, des métiers dans lesquels on va les retrouver, des conditions et des secteurs d'emploi qui leur sont en quelque sorte réservés116. Comme le 114 François-Xavier Devetter, Sandrine Rousseau, Du balai!, op. cit. 115 Mona Chollet, Chez soi - Une odyssée de l'espace domestique, La Découverte, 2015. 116 Voir notamment Martine Lu roi, « Le travail des femmes en France, 30 ans d'évolution des problématiques en sociologie 1970-2000 », Document de travail du Centre d'études de l'emploi, n° 7, 2001, et Maigaret Maruani, Travail et emploi des femmes, La Découverte, collection Repères, 2011.

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souligne Annie Dussuet117 au cours de cette période l'approche en termes de travail domestique s'interrompt, exception faite de la question émergente de la « conciliation » entre vie domestique et vie professionnelle. Pour le reste, donc, la focale des travaux des années 1990 et 2000 porte davantage sur la division sexuée du travail salarié. Très vite, la continuité entre le travail gratuit des femmes à la maison et le travail rémunéré des femmes sur le marché du travail est largement mise en évidence, une continuité qui s'exprime dans les rôles assignés, les places allouées et les qualifications (qui ne sont pas) reconnues aux femmes sur le marché du travail mais aussi dans les faibles processus de valorisation, monétaire comme sociale, dont font l'objet les emplois où les femmes sont sur-représentées. Sur 87 grands groupes professionnels dénombrés par la nomenclature des activités françaises, 12 concentrent plus de 50 % des femmes118. Les métiers d'infirmières, d'aides-soignantes, d'aides à domicile, de secrétaires, d'agent e s d'entretien sont entre 70 % et 98 % occupés par des femmes. Sur le marché du travail salarié aussi les femmes sont assignées. Et elles le sont dans des métiers globalement moins rémunérateurs. En 2012, le salaire horaire net 117 Annie Dussuet, « « le travail domestique • : une construction théorique féministe interrompue », Recherches féministes, volume 30, n° 2, 2017. 118 Les 12 grands groupes sont: aides à domicile et assistantes maternelles / agentes d'entretien / enseignantes / vendeuses / employées administratives de la fonction publique / aides soignantes et assimilés / infirmières / secrétaires / cadres des services administratifs, comptables et financiers / employées administratives d'entreprises / professions intermédiaires administratives de la fonction publique / professions para-médicales. Source: Insee, enquête emploi 2010 et 2012, exploitation Dares. Champ: France métropolitaine, population des ménages, personnes en emploi de 15 ans ou plus (âge courant).

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moyen des métiers dits « féminins » était inférieur de près de 19 % à celui des métiers « masculins »119. La généralisation de l'emploi des femmes que tant de féministes des années 1970 ont souhaité, dans lequel elles ont placé leurs espoirs de libération et d'émancipation, se révèle in fine rimer avec naturalisation, invisibilisation et gratuitisation. Avec les mêmes « motifs » - c'est-à-dire par les mêmes rapports sociaux - que ceux déniant le caractère de « travail » dans l'espace privé de la maison, le travail rémunéré des femmes dans de nombreux secteurs d'activité et notamment dans les services, bien que formellement inscrit dans l'emploi, continue donc à ne pas être totalement reconnu comme un - vrai » travail. Il relèverait avant tout de l'aide, du soin, de l'attention, de ces valeurs féminines dont les femmes témoigneraient dans la sphère privée et qu'elles sauraient naturellement transférer dans les activités professionnelles, sur le marché du travail... «Dire la pénibilité de ses conditions de travail *120 et/ou la faiblesse de sa rémunération quand on travaille par exemple avec des enfants, devient alors extrêmement difficile comme le montrent bien les travaux des sociologues. C'est prendre le risque de mettre en question l'authenticité de son engagement dans le travail, de dé-naturer - au sens premier et au sens figuré du terme - les relations nouées dans l'activité. 119 - Ségrégation professionnelle et écarts de salaires hommes-femmes », Dares Analyse, novembre 2015, n° 82. 120 Eve Meuret-Campfort, - Dire la pénibilité du travail en crèche? Une enquête auprès d'auxiliaires de puéricultures syndicalistes -, in Sociétés Contemporaines, Dossier « Hiérarchies et conflictualités dans l'accueil des petits enfants », n° 95, 2014/3.

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Critiquer la dévalorisation de son travail, dénoncer ses conditions de travail et de rémunération, c'est in fine s'exposer à un soupçon - « faire ça pour l'argent, et pas pour les enfants » - sauf à draper ses revendications dans l'invocation de l'intérêt de l'enfant, dans la défense de sa « cause » comme Eve Meuret-Campfort le montre à propos des mobilisations d'auxiliaires de puériculture.

...à la « féminisation du travail » Faible valorisation monétaire mais aussi symbolique, précarité, dépendance, naturalisation des relations de travail et des compétences, difficulté à construire des revendications collectives... Ces caractéristiques des emplois féminins ont conduit plusieurs chercheur se s à voir dans les transformations actuelles de l'emploi, au-delà des seuls métiers dits « féminins », le développement d'une « économie du travail à la maison en dehors de la maison » (Homework economy outside the home), d'une « féminisation du travail ». « Le travail est en train d'être redéfini à la fois comme féminin et comme féminisé, qu'il soit exercé par un homme ou par une femme » écrivait ainsi la philosophe américaine Donna Haraway dès 1991. « Être féminisé c'est être rendu extrêmement vulnérable, capable d'être désassemblé, réassemblé, exploité comme armée de réserve, être considéré moins comme une personne qui travaille que comme une personne qui sert (server), être soumis à des horaires aménagés dans des métiers rémunérés de façon intermittente qui

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tournent en dérision la durée légale de la journée de travail, vivre une existence qui peut toujours sombrer dans Pobscénité, n'être pas à sa place et réductible au sexe. La déqualification est une vieille stratégie qui s'applique aujourd'hui à des travailleurs auparavant privilégiés. »121. Dans un registre proche, la sociologue française Jules Falquet souligne combien la mondialisation néolibérale pousse la plupart de la main-d'œuvre « au centre », « vers un travail qui n'est plus tout à fait gratuit mais n'est pas "correctement" rémunéré ni pleinement "salarié" et "prolétaire" et qui ne le deviendra jamais »122. Ce « travail intermédiaire », « travail dévalorisé » qu'elle situe entre le travail salarié et le travail gratuit, la sociologue propose de l'appeler « travail considéré comme féminin » en réaffirmant elle aussi la non-naturalité de l'appartenance aux classes de sexe et en rappelant que « sous l'angle du travail, une partie des hommes sont des femmes (et inversement) »123. On retrouve ici finalement des réflexions proches de celles de Nancy Fraser sur le capitalisme néolibéral mais celui-ci est appréhendé non pas tant depuis ses modes de mise au travail (la « romance ») que depuis ses effets sur le travail. Le caractère genré de la néolibéralisation du travail actuelle est resté dans l'ombre pour de nombreux théoriciens du néolibéralisme. Derrière^ Vhomo œconomicus qui nous a été décrit comme le 121 Donna Haraway, Simians, Cyborg, and Women- the Reinvention of Nature, Routledge, 1991, p. 166. 122 Jules Falquet, « La règle du jeu. Repenser les rapports sociaux de sexe, de classe et de race dans la mondialisation néolibérale -, in Eisa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, PUF, Paris, 2009, p. 74. 123 Ibid., p. 84.

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fer de lance de ce « nouvel esprit du capitalisme », il y a peut-être surtout et avant tout cette femina domestica évoquée par Wendy Brown124, qui fait fonctionner, en coulisses, la boutique. Alors même que pour de nombreux travailleurs et de nombreuses travailleuses, l'emploi se précarise et se gratuitise, l'emploi dans sa représentation la plus protégée (CDI, à temps plein...) continue à exercer un fort pouvoir d'attraction125. Le prix de l'emploi à tout prix n'est pas alors seulement cette part de gratuité, cette dévalorisation sociale et économique qui pèse sur de nombreux métiers, et peutêtre plus largement sur l'ensemble des travailleur se s aujourd'hui. Le prix de l'emploi à tout prix c'est aussi le sacrifice de la rémunération de son travail aujourd'hui... au nom de l'emploi qu'il permettrait d'acquérir demain.

124 Wendy Brown, Undoing the démos, Neoliberalism's Stealth révolution, MIT Press, 2015. 125 Claude Didry, L'institution du travail, Droit et salariat dans l'histoire, La Dispute, 2016.

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Le travail gratuit au nom de l'emploi (à venir) De Bill le blogueur non rémunéré du Huffington Post qui construit sa carrière d'écrivain, à Jamie l'allocataire de l'aide sociale qui rêve d'être embauchée par le département des parcs de la ville de New York, en passant par les jeunes bénévoles, volontaires ou stagiaires qui espèrent trouver « un job dans l'humanitaire » ou un « boulot dans l'associatif », c'est aussi au nom de l'emploi qu'il permettrait un jour d'atteindre, de cette lune du « vrai emploi » que l'on espère décrocher demain, que l'on serait prêt aujourd'hui à travailler gratuitement, ou pour presque rien.

Le travail gratuit comme investissement « Hope labor »126, « sacrificial labor »127, - aspirational labor »128 constituent quelques-unes des notions qui ont fleuri ces dernières années pour désigner, 126 Kathleen Kuehn, Thomas F. Corrigan, « Hope Labor: the rôle of employment prospects in online social production -, The political economy of communication, vol. 1, n° 1, 2013127 Andrew Ross, Nice work if you can get it, Life and Labour in precarious time, NYU Press, 2009. 128 Brooke Duffy, (not) getting paid to do what you love- Gender, social média, and aspirational work, Yale University Press, 2016

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à peu de chose près, le même phénomène: on accepterait de travailler gratuitement ou en étant très peu payé, dans l'espoir que ce travail gratuit, par l'expérience et la visibilité qu'il nous conférerait, les réseaux qu'il nous ouvrirait, débouche sur un travail rémunéré, des opportunités d'emploi. Ce type de travail gratuit lierait donc notre situation présente à notre avenir par ce sacrifice réalisé et l'espoir sur lequel il se fonde. C'est d'ailleurs cette relation temporelle entre le travail d'aujourd'hui et celui de demain qui, pour Kuehn et Corrigan distingue le « hope labor » d'autres formes de travail gratuit. Mettant en commun les résultats de deux enquêtes qui portaient respectivement sur Yelp, site sur lequel des consommateurs notent des services et entreprises locales et sur SB Nation un site regroupant plus de 300 blogs sportifs, ils constatent que leurs « interviewés espéraient que leurs contributions se traduisent par des opportunités professionnelles futures »129. Dans son enquête sur une cinquantaine de biogueuses de mode, youtubeuses, designers de vêtements ou de bijoux « Do-it-yourself », et autres productrices de contenu internet, Brooke Erin Duffy s'attaque à l'idée que ces jeunes femmes seraient dans un rapport amateur à leur activité ou même que celle-ci constituerait une forme de « travail à côté », pour reprendre la formule de l'anthropologue Florence Weber. Loin de s'investir sur les plateformes et les réseaux sociaux pour se distraire de leur activité professionnelle quotidienne, ces « travailleuses de l'ambition » (aspirational laborers) « tentent de 129 Ibid., p. 13.

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gagner des revenus de leurs projets soi-disant passionnés dans un marché du travail où l'incertitude est monnaie courante. »130 Ainsi, nombreux sont les travaux récents à présenter le travail gratuit comme un investissement pour l'avenir réalisé par celles et ceux qui recherchent un emploi (salarié ou indépendant), voire une carrière, et le stage apparaît en quelque sorte comme le modèle, le symbole de cette démarche. Dans son ouvrage Nation Stagiaire131 publié en 2011 et qui a fait un grand bruit aux États-Unis, Ross Perlin, journaliste et universitaire américain, a mis en lumière l'explosion des stages - et notamment des stages non rémunérés - dans son pays. En 2008, 50 % des étudiants ont fait un stage, alors qu'ils n'étaient que 17 % en 1992. Chaque année désormais, entre un et deux millions d'Américains travaillent comme stagiaires, bien souvent dans des conditions de travail illégales au regard du Fair Labor Standard Act, la principale loi fédérale du travail aux États-Unis. Entre un quart et la moitié de ces stages seraient non rémunérés. Et d'après une enquête conduite par des chercheurs de l'Université du Michigan quelques années plus tôt, 77 % des stagiaires non rémunérées sont des femmes132. Présentés comme une porte d'en^ trée incontournable pour de nombreux métiers de la culture et de l'information notamment, les stages 130 Ibid., pl3. 131 Ross Perlin, Intem Nation - How to eam notbing and leam little in the brave new economy, Verso, 2011. 132 Phil Gardner et alii, « The debate over unpaid college internships », Intem bridge inc, 2010.

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permettent aux entreprises, associations et service publics américains d'économiser deux milliards par an si l'on évalue les 500000 stages non rémunérés recensés au salaire fédéral minimum. Et encore, insiste Perlin, il s'agit là d'une évaluation a minima et qui ne prend pas en compte l'ensemble des opérations de calcul qu'une une véritable « science économique du stage » nécessiterait. Dans une enquête portant sur les industries anglaises du film et de la télévision conduite en 2005, sur une population de 1071 travailleurs indépendants, Percival et Hesmondhalgh133 montrent que 75 % des enquêtés ont eu des expériences de travail non payé, de type stage, ce qui représente une économie pour les employeurs du secteur qu'ils évaluent à 28 millions de livres sterling. Sans doute les industries culturelles occupent-elles une position particulière dans cette représentation du travail gratuit comme étape de la carrière - ou première marche vers l'emploi. D'abord en ce que comme le montrent les travaux ci-dessus le travail (ou le stage) gratuit y est proposé de manière systématique, institutionnalisé dans le fonctionnement à la fois des formations et des entreprises du secteur. Mais aussi, et ceci n'est pas sans lien avec cela, parce que ces industries créatives, culturelles, artistiques académiques également - fonctionnent sur des récits et des rhétoriques vocationnelles, sur un mythe de 133 David Hesmondhalgh, Neil Percival, - Unpaid work in the UK télévision and film industries: résistance and changing attitudes », European Journal of Communication, 29 (2), 2014.

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la passion au travail134 qui non seulement légitiment mais quelque part également valorisent ce travail gratuit comme « labor of love », une caractéristique de ces professions qui les distinguerait du « labor » tout court135. Dans sa très belle enquête sur le travail dans l'industrie de la mode, l'anthropologue Giulia Mensitieri souligne combien « (l)a mode est régie, dans toutes les sphères de sa production, par une hiérarchie symbolique qui place en haut de l'échelle du prestige le travail considéré comme artistique, créatif, indépendant, et au plus bas le travail défini comme commercial. (...) Alors que le circuit artistique est le plus valorisé en termes de prestige, il est aussi celui au sein duquel la rémunération financière est l'exception. Inversement, le circuit commercial est très bien rémunéré mais ne permet pas d'accumuler du capital symbolique. (...) Faire une carrière dans la mode implique de connaître cette règle, et d'être en mesure de construire un horizon de long terme au sein duquel, pour aspirer à une consécration à la fois matérielle et symbolique, il faut accumuler du prestige par le biais du travail gratuit, alors que sur le court terme, il faut garantir sa survie matérielle via des prestations commerciales. »136 Toutes et tous les auteur e s qui ont travaillé sur ces formes de travail gratuit comme investissement pour une carrière future soulignent la dimension à 134 Nathalie Leroux, Marc Loriol (dir), Le travail passionné, l'engagement artistique, sportif ou politique, Clinique du travail, Eres, 2015. 135 Eliot Freidson - les professions artistiques comme défi à l'analyse sociologique », Revue Française de Sociologie, vol 27, n° 3, 1986. 136 Giulia Mensitieri, • Le plus beau métier du monde », dans les coulisses de l'industrie de la mode, La Découverte, 2018, p. 128-131.

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la fois idéologique et profondément inégalitaire de ce mode de régulation des carrières et du marché du travail. En fonction des secteurs et des types d'emploi (salariat ou indépendance) le récit qui est fait, sur le marché du travail de cet investissement dans le travail gratuit n'est pas identique. Dans les métiers et les secteurs d'activité structurés par l'emploi salarié, le récit qui domine est celui d'un parcours vers l'emploi, (le « vrai » emploi) dans lequel le travail gratuit (bénévolat, volontariat, stage) constituerait une première étape, une étape d'entrée. Ce parcours vers l'emploi se décomposerait ainsi en une « zone grise de l'emploi »137 avec des étapes hiérarchisées qu'il faudrait patiemment passer pour atteindre, au final, le graal du vrai emploi, statutaire à temps plein et correctement rémunéré. Ainsi, dans le monde associatif, l'idée est largement répandue selon laquelle un bénévolat dans une association pourrait déboucher sur un service civique, puis sur un contrat aidé (emploi jeune, emploi tremplin, CUICAE) et à terme se concrétiser par un CDI dans l'association visée. Le sous-emploi occupé, les formes d'emploi gratuites et/ou précaires par lesquelles il faut en passer seraient justifiées parce qu'elles sont censées petit à petit « réduire notre distance à l'emploi » et construire notre « employabilité ». La carrière 137 Élaborée par le juriste Alain Supiot, la notion de • zone grise • désignait initialement les situations entre le salariat et l'indépendance. Elle été récemment remobilisée plus laigement par différent e s chercheur se s réuni.e.s par Christian Azaïs et Donna Kesselman.

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se présente ainsi comme une succession de paliers progressifs, comme une trajectoire ascendante vers l'emploi, à condition de faire preuve de patience et d'obstination. Toutefois, dans les industries où l'indépendance structure davantage les représentations du travail, un récit basé sur le talent et l'élection coexiste depuis peu avec un récit plus entrepreneurial articulé autour du risque et de la loterie. La notion de « jackpot » récemment développée par Andrew Ross138 et Ashley Mears139, illustre particulièrement bien cette idée que l'élection ne concernant in fine qu'une infime portion de ceux qui participeront au jeu, le travail gratuit peut permettre d'être là au bon moment, de faire voir ses talents aux bonnes personnes au moment opportun et de remporter le gros lot (un gros contrat, un client exclusif etc.). Pourtant, la « conversion de la visibilité en capital économique est loin d'aller de soi » souligne, à propos des travailleurs de la mode, Giulia Mensitieri. « La plupart des travailleurs restent dans la précarité ou quittent la mode pour des raisons économiques » 14 °. Et si 43 % des personnes interrogées par Percival et Hesmondhalgh dans leur enquête sur les industries du film et de la télévision en Angleterre disent qu'elles ont travaillé gratuitement - ou en deçà des tarifs standard - au cours des cinq dernières années contre la promesse d'une rémunération future, cette promesse n'a pas été tenue selon 61 % d'entre elles. 138 Andrew Ross, Nice job ifyou can get it, op.cit. 139 Ashley Mears, Pricing Beauty, The making of a fashion model, University of California Press, 2011. 140 Giulia Mensitieri, op. cit., p. 132.

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Ainsi la rentabilité du travail gratuit est loin d'être la même pour tous. Et parce que « la gratuité c'est tout bien et tout bon tant que quelqu'un paie en bout de course », comme le souligne Ross Perlin à propos des stages, « certains sont plus équipés que d'autres » pour « espérer » remporter ce travail à venir, pour l'atteindre, mais aussi et peut-être surtout, pour l'attendre. « Dans quelle mesure, le hope labor n'amplifie-t-il pas des régimes d'inégalïtés qui existent déjà ? », s'interrogent ainsi Kuehn et Corrigan. Qui finance et qui peut payer les stages gratuits des jeunes étudiants, leur bénévolat et/ou leur volontariat en attente du premier emploi? Qui peut tenir dans la mode, ou dans l'université, en accumulant simplement du capital de visibilité? Les récits du « parcours vers l'emploi » ou du « jackpot à décrocher » viennent ainsi dissimuler ces inégalités sociales que l'investissement dans le travail gratuit révèle, et sans doute aussi en partie reproduit. Ce faisant, ils produisent un processus de légitimation et de socialisation à la précarité et un processus de dissimulation de l'inégalité des capitaux à la fois symboliques et économiques de ceux qui participent à cette loterie. Ce fonctionnement du marché du travail n'est pas sans soulever un paradoxe que Kuehn et Corrigan résument ainsi dans leur article : - Si vous voulez le boulot, vous devez d'abord être prêt à le faire gratuitement ou pour presque rien. »141 Les travailleurs pris dans le hope labor sapent les fondements même de 141 Kuehn, Corrigan, op.cit., p. 20.

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ce marché du travail dans lesquels ils espèrent entrer en l'approvisionnant en continu en individus prêts à travailler gratuitement. Le hope labor contribue ainsi en partie à la précarité contemporaine du travail qui le justifie. « Règle du jeu », plus ou moins institutionnalisée mais à tout le moins intériorisée, dans certains secteurs d'activité, le travail gratuit comme tremplin vers l'emploi ou investissement pour la carrière se mue aujourd'hui progressivement en travail gratuit comme substitut à l'emploi pour celles et ceux qui sont considérés comme « inemployables » et ne participent plus à la loterie. Le passage d'une interdiction du bénévolat des chômeurs dans les années 1990 aux injonctions actuelles au bénévolat des allocataires du RSA illustre bien ce changement de paradigme des politiques de l'emploi.

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Le travail gratuit comme substitut à l'emploi? La valorisation et même l'incitation au bénévolat des allocataires du RSA que l'on a évoquée au chapitre 2 ne manquera pas de surprendre quiconque a la mémoire de cette interdiction de bénévolat qui a longtemps pesé sur les chômeurs et les menaçait d'une radiation et/ou d'une perte de leur indemnité. Si de nombreuses associations se sont mobilisées en mai 2011 lors de l'annonce de Laurent Wauquiez d'une contrepartie obligatoire au RSA, 20 ans plus tôt les mêmes ou presque, se mobilisaient pour que l'on autorise les chômeurs à pratiquer le bénévolat, mobilisation qui avait trouvé son aboutissement dans l'article 10 de la loi sur l'exclusion de 1998 qui inscrit ce droit dans la loi. Comment est-on passé en moins de 20 ans de l'interdiction du bénévolat des chômeurs à l'incitation au bénévolat des allocataires du RSA? Comment expliquer ce changement de paradigme des politiques de l'emploi, d'un bénévolat proscrit à un bénévolat prescrit? De fait, on est passé au cours de cette période d'une représentation du bénévolat comme obstacle à la recherche d'emploi au bénévolat comme

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substitut à l'emploi. Entre les deux, s'inscrit une troisième représentation qui rend ce renversement possible et lui donne in fine l'apparence d'un glissement: celle du bénévolat comme tremplin vers l'emploi. On trouve une très bonne illustration de ce passage de l'obstacle au tremplin dans l'argumentation développée en août 2010 par Rosecelavi, conseillère Pôle Emploi à la retraite qui aide les chômeurs à se battre contre les radiations. Un chômeur menacé de radiation par Pôle Emploi et de remboursement de la totalité de ses indemnités depuis 2008 pour cause de bénévolat sportif dans sa commune s'adresse à elle. Elle lui propose alors d'écrire dans sa lettre: « Il semblerait qu'il me soit reproché d'avoir effectué du bénévolat dans une association, ce qui n'est pas un fait nouveau puisque cette activité bénévole, à temps partiel, est inscrite dans mon Projet personnalisé d'accès à l'emploi et qu'elle constitue une piste sérieuse de réinsertion professionnelle, et ce depuis novembre 2008. Tout le suivi effectué par Pôle Emploi peut témoigner de ce qui précède. Le Club dans lequel j'effectue une activité bénévole à temps partiel envisage, en effet, de me recruter en CAE ou CUI depuis plusieurs mois. »142 Pour répondre à l'accusation selon laquelle son investissement important dans le bénévolat pourrait l'empêcher de chercher activement un emploi, la lettre de ce chômeur insiste au contraire sur le fait 142 http://www.recoui^radiation.fr/observatoire_p>ole_emploi/topicl426.html

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que c'est par lui qu'il va le trouver. Elle retourne l'argument au lieu de le contester. Le bénévolat n'est pas un obstacle à la recherche d'emploi, c'est au contraire un « tremplin » vers l'emploi, une « piste sérieuse de réinsertion professionnelle » - comme il est écrit ici. Ce glissement du bénévolat comme « travail à côté » de la recherche d'emploi, au bénévolat comme « tremplin vers l'emploi » s'est opéré en partie sous l'impulsion de certains segments du monde associatif qui ont largement participé à ces politiques de « passerelles et compétences » entre bénévolat et marché du travail développées dans les années 2000. Parmi ces politiques ont peut citer: • la validation des acquis de l'expérience bénévole mise en place par la loi de modernisation de 2002, qui permet sous certaines conditions de retenir l'expérience acquise dans le cadre de cette activité pour obtenir un diplôme, un titre ou certificat de qualification, • le développement dans les années 2000 d'une « gestion des ressources humaines bénévoles », qui est présentée comme une nécessité par les grandes associations et comporte notamment les principes de la gestion des compétences, c'est-à-dire l'ajustement des compétences des salariés aux besoins de l'entreprise143, 143 Maud Simonet, Le Travail bénévole - engagement citoyen ou travail gratuit?, op.cit.

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• la mise en place en 2007 d'un « passeport bénévole », qui propose explicitement de favoriser le « transfert des compétences bénévoles dans un contexte professionnel », de « valoriser ses compétences bénévoles dans un objectif professionnel », de « faire fructifier son expérience bénévole », • plus récemment encore, le « compte d'engagement citoyen du compte personnel d'activité » qui permet de recenser les activités bénévoles ou de volontariat de son titulaire, et d'acquérir des heures inscrites sur le compte personnel de formation. Ces passerelles construites entre bénévolat et emploi et derrière les représentations qu'elles portent ne visaient pas uniquement le bénévolat des demandeurs d'emploi mais elles ont largement contribué à le redéfinir en soutenant l'idée que cette pratique pouvait être un outil d'insertion efficace, un soutien au projet professionnel, et donc pour ceux qui étaient privés d'emploi: un tremplin vers l'emploi. En initiant ou en participant à l'élaboration de ces dispositifs les associations ont ainsi participé à alimenter ces nouveaux rapports entre bénévolat et emploi. Elles l'ont fait sans doute en partie parce qu'elles ont cru en toute bonne foi aux effets de cette politique d'insertion professionnelle par le bénévolat. Elles l'ont fait également parce qu'il a fallu, pour les responsables associatifs, construire un argumentaire nouveau pour continuer à défendre et à prôner le bénévolat en contexte de chômage massif: - Non le bénévolat ne vole pas d'emploi, il peut même permettre d'en trouver un ».

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Prise dans un contexte global d'augmentation de la rhétorique anti-assistanat, de développement des politiques d'activation et de contrôle des chômeurs, cette représentation du bénévolat comme tremplin vers l'emploi, et donc comme preuve d'une recherche active d'emploi, va alors glisser vers une troisième représentation : le bénévolat comme substitut à l'emploi, comme « contrepartie morale » à l'absence d'emploi. Tout comme Fraser parle de requalification néolibérale de certaines revendications féministes anti-autoritaires des années i960, on pourrait parler ici d'une requalification workfariste de cette instrumentalisation du bénévolat par les politiques de l'emploi. Si de nombreuses associations ont critiqué publiquement l'idée d'un bénévolat obligatoire pour les chômeurs ou les allocataires du RSA, elles sont nombreuses dans plusieurs départements à participer à des dispositifs de bénévolat « non obligatoires » proposés par la mairie, les CCAS, la direction de l'insertion du département144. Entre le workfare des femmes noires des classes populaires et le bénévolat des femmes blanches des classes moyennes ou supérieures dans les parcs de New York, entre l'assignation persistante du travail domestique aux femmes et le développement contemporain d'un travail gratuit numérique plutôt masculin, blanc et diplômé, on a vu dans les chapitres précédents que les différentes formes de 144 Dans la Drôme par exemple, le département a mis en place un dispositif de • promotion du bénévolat pour les allocataires du RSA » via une plateforme avec des centaines d'offres de bénévolat proposées par les associations.

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travail gratuit ne se répartissaient pas au hasard des hiérarchies sociales, sexuées et raciales. L'analyse des liens entre travail gratuit et emploi sur le marché du travail nous indique également qu'au-delà de ces divisions sociales, il existe des usages sociaux différents de la même pratique. Non seulement le travail gratuit des un e s n'est pas le travail gratuit des autres, mais on peut décliner le même constat à l'intérieur de chaque catégorie de travail gratuit, bell hooks insistait sur le fait que le travail domestique des femmes noires américaines ne prenait pas le même sens et ne jouait pas le même rôle dans leur vie que celui des femmes blanches des classes moyennes qui n'avaient jamais travaillé. On saisit bien ici combien le bénévolat des allocataires du RSA, ou celui « de subsistance » des femmes des classes populaires dans un centre social de Roubaix décrit par le Collectif Rosa Bonheur145 diffèrent de celui des cadres engagés dans une association de bénévolat de compétences en France, comme Passerelles et Compétences qui propose à des professionnels de l'entreprise (gestion des ressources humaines, marketing, etc.) d'offrir bénévolement leurs compétences pour des missions ponctuelles dans des associations. Dans le premier^ cas, le travail bénévole constitue un substitut à x l'emploi et éventuellement, si la promesse fonctionne pour certain e s, un tremplin vers celui-ci - à tout le moins une forme alternative d'intégration sociale, à la place de l'emploi. Dans le second cas, 145 Collectif Rosa Bonheur, • Des « inactives » très productives - le travail de subsistance des femmes des classes populaires », Tracés, 32, 2017.

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il vient apporter un « plus » à la fois social et symbolique par rapport à l'emploi exercé. À un niveau subjectif tout d'abord, il apporte un sentiment d'utilité sociale, une réduction des dissonances, une réconciliation de ses idéaux, ses valeurs avec son métier et son parcours, comme le montre si bien Itamar Shachar dans son analyse de l'engagement des cadres internationaux dans le bénévolat d'entreprise146. Plus objectivement, il apporte du réseau, du capital symbolique, et pourquoi pas, parce que cette ligne sur le CV a des chances d'être valorisée, des possibilités de reconversion professionnelle qui ne sont pas négligeables... Dans les deux cas, le bénévolat complète ou corrige le fonctionnement défaillant du marché du travail mais pas de la même façon, par l'en deçà de l'emploi pour celles et ceux qui n'y auraient pas ou plus leur place et par son au-delà pour les autres. La notion de tremplin s'entend alors davantage comme un sacrifice pour les premieres, qui rêveraient de voir leur travail gratuit transformé en emploi et comme un cumul pour les autres, qui selon toute vraisemblance ne voudraient pas (pas du tout, pas nécessairement ou pas tout de suite...) être payé e s pour le faire. Condition pour certain e s, vocation pour d'autres, le travail bénévole, comme d'autres formes de travail gratuit évoquées ici, s'inscrit donc à double titre dans les brèches de l'emploi. Cumul 146 Itamar Shachar, The Making of corporate volunteering- A multi-sited ethnography, these de sociologie sociology, Université de Gand, 2016, et Itamar Shachar et Lesley Hustinx, "Modalities of agency in a corporate volunteering program: cultivating a resource of neoliberal governmentality", Ethnography, 1-22, 2017.

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ou sacrifice, il maintient la croyance dans le fonctionnement du marché du travail, et participe ainsi largement à reproduire le système tel qu'il est.

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Chapitre 5 Dissoudre le travail gratuit dans le salariat ou vice versa ?

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Et maintenant, que faire? Comment sortir de ce régime de la preuve par le travail gratuit? Comment sortir de ces formes de domination, plus ou moins douces, qui font que le travail non rémunéré en vient à mesurer notre valeur de mère et d'épouse, de citoyen ne, d'artiste... au moment même où son appropriation par autrui nous en dépossède ? Précisons d'emblée que la réponse à cette question dépasse largement le format et l'ambition de cet ouvrage. L'exemple du travail domestique nous rappelle surtout combien elle est loin d'être évidente. Il y a sans doute plusieurs leçons à tirer des tentatives de politisation du travail domestique mais la principale c'est que sortir le travail gratuit de son invisibilité, le donner à voir, ne suffit pas. En quarante ans, on l'a vu, les chiffres de la répartition du travail domestique se sont très peu modifiés. Certes les choses progressent, dans les représentations et les discours tout au moins, mais elles progressent lentement, et rien ne permet d'ailleurs d'affirmer avec certitude que la mise en lumière du travail domestique soit responsable de cette progression. Et puis cette progression ne touche pas toutes les femmes de la même manière, et elle mérite aussi, à ce titre, d'être interrogée, voire interpellée. En quarante ans, les écarts entre les femmes se sont creusés et ils se sont en quelque sorte globalisés. Comme le dépeignent avec force de nombreux travaux sur la nouvelle division internationale du

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travail147, celle-ci impose aujourd'hui aux femmes des pays du Sud de réaliser une partie croissante du travail reproductif payé ou non payé des pays du Nord. Dans ces pays du Nord, les femmes de la classe moyenne « sont libérées du travail ménager, mais au prix de devenir comme des hommes, c'està-dire au prix de ne pas avoir de temps pour une famille et des enfants » pour reprendre les termes de Silvia Federici. De leur côté, les femmes des pays du Sud qui prennent en charge leur travail domestique, ménager et/ou familial, contre rémunération et dans le cadre d'une situation sociale souvent précaire, se voient contraintes, à travers la migration notamment, de déléguer le leur à leurs proches. « Ainsi, souligne Federici, la Nouvelle Division Internationale du Travail renforce la division sexuelle du travail; elle renforce la séparation entre production et reproduction, et sépare non seulement les femmes des hommes, mais les femmes des femmes »148. Pour le dire vite, la visibilisation du travail domestique des femmes n'a pas sonné le glas de son assignation, pas plus que sa délégation, qu'elle s'opère de gré ou de force, n'a libéré les femmes de celui-ci. Et elle a même creusé les écarts entre elles. Alors que faire? Maintenant que l'on a mis ètok lumière ces différentes formes de travail gratuit

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147 Voir notamment Arlie Horschild et Barbara Ehrenreich, Global Woman. Nannies, Maids and Sex Workers in tbe New Economy, Henry Holt and Company, 2003; Jules Falquet, Héléna Hirata, Danièle Keigoat, Brahim Labari, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow, Le sexe de la mondialisation, Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Presses de Sciences Po, 2010. 148 Silvia Federici, « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division du travail », Revue Période, http://revueperiode.net/reproduction-et-luttefeministe-dans-k-nouveUeHdivisi