Traite du signe visuel
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Groupeµ

Ouvrages du Groupe µ AUX ÉDITIONS DU SEUIL

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Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet

Rhétorique générale collection

«

Points

»,

1982

Rhétorique de la poésie Lecture linéaire, lecture tabulaire collection « Points », 1990

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TRAITE DU SIGNE VISUEL POUR UNE RHÉTORIQUE DE L'IMAGE

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Editions du Seuil 27, rue Jacob, Paris VIe


_, et de perdre ainsi ce qui est spécifique au-visuel 5• PoGi'éviter ces écueils, Paris's'àppuie sur Merleau-Ponty (1945) et sur Lyotard (1962), dans la perspective de la « redécouverte du corps », du signifiant et du plaisir.

L'observation majeure de Merleau-Ponty est, selon lui, que l'expérience perceptuelle constitue phénoménologiquemènt « une intégration instantanée au monde et du monde ». Cette expérience est toujours première, en ce sens qu'elle précède (et a priorité sur) sa propre explicitation. Or, dans le linguistique, cette expérience visuelle ou sonore est aussitôt anéantie, ou plus exactement dépassée, au profit du signifié : le signifiant« se fait oublier », « est transparent », ou « transitif ». Quant à J.-F. Lyotard, c'est un des premiers selon Paris à avoir insisté sur la redécouverte du « signifiant visuel » ( qu'il nomme, d'une manière malheureuse, figura[). La « primauté ontologique » de celui-ci est toutefois affirmée avec autant d'absolutisme que l'était l'affirmation structuraliste de sa transparence : le fi~ural n'aurait pas de référent, et ne serait à la place de rien. Ceci aurait pour effet de le priver de tout statut sémiotique, et, par voie de conséquence, d'invalider sa définition comme « signifiant ». Mais un second argument de Lrotard est plus intéressant et moins provocant. Selon lui le ~r..QQ_~), faisant système chacun sur leur plan. Ces 1, systèmes permettent au code d'exister et, en retour, se constituent \ grâce au code (la mise en relation des couples ci-dessus élimine \ comme non pertinents le grenat, le carmin, le garance sur le plan de \ l'expression, la supplication, la colère, la tristesse sur le plan du \ contenu). Ce sont donc les codes qui, en imposant leur forme à la \ substance (par exemple, la substance des perceptions visuelles), créent le système. Le modèle de code le plus aisément descriptible est celui où il y a mise en correspondance, délibérée et biunivoque, des unités de l'expression et de celles du contenu. Modèle que sa simplicité rend idéal, au point que certains sémioticiens effarouchés n'ont voulu voir, en dehors de lui, que les ténèbres de l'inconnaissable. Il est cependant beaucoup d'autres modèles de relations entre

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entités sémiotiques, obéissant à d'autres règles et présupposés, modèles dont Eco (1975) a fourni une excellente nomenclature. Sans préciser davantage ici, disons que dans la communication visuelle la misè'êµ correspondance est le plus souvent tout, sauf biunivoque et purement conventionnelle. C'est sans doute pour cela que les analyses (encore rares malgré le nombre de travaux qui, avec plus ou moins d'effronterie ou d'astuce, se revendiquent d'une« sémiotique de l'image») évitent le phis souvent de poser explicitement la question des systèmes et des codes. Ou bien elles se bornent à traiter des parties de systèmes aisément reconnaissables et isolables, ou bien elles éludent carrément le problème en s'enfermant dans des messages isolés, sans se 26 poser la question de l'origine du sens de leurs composants • Les premières traitent de sous-systèmes relevant du plan de l'expression (notamment les lignes et les couleurs), les secondes - envisageant aussi fréquemment le plan de l'expression-sont le plus souvent des exercices d'analyse d'œuvres d'art, s'offrant à nous sous la livrée du langage scientifique.

3.2. Deux approches du plan de l'expression: macrosémiotique, microsémiotique

On peut distinguer deux familles dans les approches du fait visuel : l'approche macrosémiotique, et la microsémiotique. L'approche macros,émiotique étud~'.image comme un énoncé particulier, en travail-IâiîFdône-par grandes zones (d'où son-nom). Pour rendre compte de l'énoncé, on élabore des concepts ad hoc. Ces travaux peuvent déboucher sur des répertoires d'unités se structurant en systèmes, mais ce n'est pas là son objectif prioritaire. De toute manière, le problème du transfert à d'autres messages des systèmes ainsi découverts reste entier. Par définition, un concept ad hoc n'est pas transférable. Une telle approche reste empirique, parce qu'elle travaille sur des énoncés ou tokens. En outre, elle ne discute pas sa méthode de lecture, qui repose sur l'idée que la

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perception est un processus simple, et sur des consensus sociaux pris comme postulats. Certaines de ces analyses sont célèbres. De l'analyse d'une publicité pour des pâtes italo-françaises à celle d'une affiche vantant les mérites d'un café belge, noir et chaud, d'une toile de Vélasquez à un tableau de Poussin. On ne peut sans doute faire l'économie de cette approche macrosémiotique. A condition qu'elle débouche sur des hypothèses générales, et qu'elle soit suivie de la validation de ces hypothèses de façon à ce qu'elle mène à la constitution de modèles. C'est la voie que nous paraissent ouvrir avec bonheur les travaux de J.-M. Floch. L'approche microsémiotique part, quant à elle, d'éléments de l'image qu'elle considère comme atomiques, d'où son nom. Ces éléments primitifs peuvent être, comme chez R. Odin (1976), définis comme une « tache ». Les concepts élaborés pour rendre compte du phénomène ne sont pas ici ad hoc mais a priori. Ces éléments sont des entités théoriques - des constructs - plutôt que des objets de perception ou percepts. L'approche est théorique, puisqu'elle porte sur des faits de code généraux, des types (ou encore des « faits de langue », plutôt que des « faits de parole »), qu'elle constitue en système relationnel. L'approche microsémiotique peut - mais ce n'est pas son objectif prioritaire - montrer comment ces unités peuvent s'organiser en message, par des assemblages et des combinaisons. Mais se pose alors le problème des lois régissant ces combinaisons : les analyses microsémiotiques se perdent rapidement dans leur complexité, sans jamais parvenir à rendre compte de l'image réelle. Si l'approche de ce type entend bien élaborer son concept de base - la tache-, celle-ci reste difficile à définir et, faute de recourir aux enseignements de certaines disciplines scientifiques volontiers boudées des sémioticiens ( comme l'optique ou la psychologie de la forme), on n'échappe guère à un certain arbitraire lorsqu'on veut par exemple préciser l'étendue de cette tache. L'approche microsémiotique se condamne ainsi fréquemment à rester au niveau de grandes généralités épistémologiques. Celui où est resté l'essentiel des travaux de René Lindekens. Les efforts pour redescendre de ce paradis où l'on ne court guère de risques se sont souvent soldés par des échecs. L'écueil était ici l'impérialisme du

modèle linguistique. On sait que la transposition d'une terminologie adaptée à un certain objet à d'autres objets aboutit souvent à une poésie incantatoire : s'est-on jamais vraiment soucié de définir les « articulations », la « syntaxe », les « sèmes » que l'on se plaisait à rencontrer dans les messages visuels? Nous reviendrons plus loin au problème du modèle linguistique. Pour l'instant, l'essentiel est de constater que, en dépit des difficultés qu'elle suscite, l'approche microsémiotique est inévitable, et même qu'elle doit être préférée à l'approche macrosémiotique. Elle seule peut donner son statut scientifique à la sémiologie visuelle : c'est donc elle que nous choisirons dans ce traité, ainsi que nous l'avons suggéré dans l'introduction. Elle doit, pour être valide, se soucier de rendre sa démarche opératoire en définissant explicitement ses objets, et interroger la perception et le consensus dont il était question plus haut. C'est cette voie qu'ouvre, par exemple, la réflexion d'Odin. On pourrait nommer synthétique la première démarche, et analytique la seconde. En effet, les catégories de la première sont définies empiriquement et émergent a posteriori, sous forme de qualités translocales (par exemple, telle plage sombre s'oppose à telle plage claire). Quant aux catégories de la seconde, elles sont données a priori, sous forme de qualités locales et uniques. L'une part d'un énoncé et cherche une méthode pour le décomposer, l'autre part d'éléments hypothétiques et cherche à recomposer un énoncé à partir d'eux. Elles vont donc à la rencontre l'une de l'autre. La première a semble-t-il un point de départ plus évident, mais il lui est difficile de définir clairement ses limites de zones, et c'est pourquoi elle travaille de préférence sur des images privilégiées : publicité, et parfois œuvres d'art.

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3.3. Le plan du contenu: une homologation problématique

Si l'étude de la forme de l'expression a pu être abordée, l'accès au contenu reste quant à lui semé de chausse-trapes. Il n'y a pas de code au sens strict du terme. Les éléments iconiques paraissent bien conduire au contenu, mais d'abord il n'est pas certain que ce soit là 49

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le contenu de l'image, et cela ne fournit pas de réponse au problème de l'image non figurative ... En effet, il peut paraître évident que le contenu du dessin d'un arbre soit le concept d'arbre, mais cette évidence apparemment si simple doit être requestionnée : le contenu peut être tout autre chose. Pour traiter ce problème, J.-M. Floch (1981a) essaie de mettre au point une méthode d'homologation d'oppositions, parallèle à l'épreuve de commutation en linguistique. Une opposition de l'expression sera jugée pertinente si elle peut être homologuée à une opposition de contenu ( dans les cas où ce dernier est accessible, comme à nouveàu dans la publicité). Dans le cas où le contenu ne peut être atteint de façon indiscutable par d'autres moyens que l'image elle-même, toute affirmation le concernant ne peut évidemment être que conjecturale. Structuraliste, la méthode consiste à organiser le champ en y relevant des oppositions sur le plan de l'expression. Ceci semble toujours relativement facile car ces oppositions sont nécessairement perceptibles. Mais cela veut-il dire qu'elles reposent sur la seule perception? En tant qu'oppositions, elles proviennent d'une systématisation qui a peut-être sa source ailleurs que dans la perception. Et la description des oppositions sur un seul plan suffit-elle à constituer une sémiotique? Ou bien faut-il absolument un contenu? Avant de répondre à ces questions, voyons plus en détail la méthode d'homologation de Floch qui, précisons-le, traite les formes de l'expression et du contenu. Selon lui la pertinence d'une opposition expressive est, rappelons-le, avérée quand elle est homologable à une opposition du contenu. Il ne précise cependant pas comment se fait cette homologation, alors qu'elle soulève un problème non négligeable. En effet, si on relève une opposition /El/ vs /E2/ au plan de l'expression, et qu'on l'homologue à une opposition« Cl »vs« C2 » au plan du contenu, comment savoir si on doit envisager

ce glissement soit dépourvu d'existence : Tristan avait de bonnes raisons pour choisir une voile /noire/ : la société n'avait-elle pas déjà chargé - arbitrairement - cette couleur d'une valeur de deuil? Mais prenons un exemple chez Floch lui-même : son analyse d'une annonce publicitaire pour des cigarettes repère le couplage suivant :

/El/ /E2/ vs « C2 » « Cl »

p l utoAt que

/El/ /E2/ ? « C2 » vs « Cl » •

plan de l'expression : / continuité/ vs / discontinuité/ plan du contenu : « identité » vs « altérité » Les qualifications de l'expression sont des critères perceptifs macroscopiques tels que /rapports vifs/, /réseau de lignes tangentes/ ... , et n'ont rien à voir avec des« taches élémentaires » façon Odin. Quant aux qualifications du contenu, elles émanent certes des icônes, mais proviennent aussi beaucoup des éléments linguistiques de l'image, ce qui fait perdre à l'analyse et à son résultat beaucoup de son pouvoir de persuasion : le corpus analysé est « impur », les images sont légendées 27 ••• Dans le couplage étudié, Floch détecte donc une identité des qualifications sur chacun des plans, et il semble aller de soi-que le premier renforce le second, est à son service. Il est probable que la norme du genre publicitaire soit en effet une parfaite congruence de l'expression et du contenu. Cependant, il s'agit d'une image entièrement construite, et d'autres rapports sont possibles : d'incompatibilité, d'indépendance, de permutation, etc. Si ces rapports déviés sont rhétoriques, comment les réduit-on? Et comment fonctionnent-ils au niveau des sens? Une analyse ainsi menée du plan de l'expression ne laisse-t-elle aucun résidu? En d'autres termes, le tout du signifiant est-il dans sa relation au signifié, dont il ne serait que le faire-valoir? C'est à ce paradoxe, qui n'est rien d'autre que l'affirmation de la redondance du plastique par rapport à l'iconique, qu'aboutit la méthode de Floch, comme le montre Sonesson (1989). Nous ne pouvons pas souscrire à cette conclusion, car il existe un signe plastique, et donc un signifié plastique, ainsi qu'une interaction complexe entre le plastique et l'iconique. C'est ce que les chapitres v et vm essaieront de démontrer.

Chez Floch, l'homologation se fait fréquemment au nom d'associations provenant d'une autre sémiotique que la visuelle. Non que 50

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3.4. Sémiotique visuelle et sémiotique de la langue

3.4.1. Le linguistique et le visuel

Plus encore que celui d'une transposition de concepts d'une discipline dans une autre, le problème de la relation entre le linguistique et le visuel est celui de l'imbrication de leurs objets. On peut, en effet, estimer que les informations qui parviennent au récepteur par le canal visuel sont, à un certain moment, transcrites dans le code du langage. On a souvent insisté - et Barthes en particulier - sur la primauté du linguistique. Un certain nominalisme naïf voudrait que nous percevions certains objets simplement parce que le mot qui les désigne existe. Sans nier l'existence d'interférences de ce genre, et sans vouloir entrer dans un débat dont la nature serait philosophique, il faut toutefois noter que le mouvement inverse est tout aussi soutenable : le mot apparaît parce que l'entité s'impose perceptuelIement, D'ailleurs la verbalisation ne va pas toujours de soi, puisque d'une part, des informations spatiales doivent recevoir un ordre linéaire pour être verbalisées, et que, d'autre part, des percepts banals et vite acquis par l'enfant - comme la sphéricité - ne sont jamais dénommés que dans des métalangages bien élaborés. L'idée que le langage est le code par excellence, et que tout transite par lui par l'effet d'une inévitable verbalisation, est une idée fausse, proposée d'ailleurs par des littérateurs. Il suffit de considérer des ouvrages de physique, de chimie, de mathématique, de technologie, pour constater qu'ils sont envahis par les schémas et les dessins. Imagine-t-on un traité de zoologie sans dessins? On peut même douter qu'il soit possible de faire comprendre par le discours exclusivement, disons la structure chimique du DDT ou la double hélice de l'ADN. En fait, la notion d'hélice ne peut guère être~ communiquée que par un dessin ou par un geste, et le mot hélice · ' sert simplement à déclencher la représentation mentale de cette ': configuration. D'ailleurs, l'origine visuelle en est particulièrement i. claire, puisque le mot vient d' « escargot » ... 52

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La « sémiotique visuelle » dans laquelle nous avons identifié une critique d'art déguisée est, on doit s'y attendre, fertile en propos où éclate cet impérialisme du verbal. Il domine toute l'œuvre de Dora Vallier. Celle-ci, qui semble tout ignorer de la physique des couleurs (confondant par exemple saturation et luminance), assimile le triangle chromatique au triangle vocalique (1975). Mais au nom de quoi? Pourquoi pas au triangle d'Ogden-Richards, ou à celui des Bermudes ? On retrouve ce défaut dans les travaux de Louis Marin, lesquels abondent pourtant en analyses attentives et documentées. Dans Détruire la peinture (1977 : 28), la question est abordée de front : « Le langage est-il l'interprétant général de tous les signifiants? ». Mais la prudente interrogation fait immédiatement place à l'affirmation de la fusion (« Je cesse de tenir un discours sur le tableau pour seulement prêter ma voix, ma plume au tableau. »). Fusion qui se fait au seul profit du langage, comme le prouve, dans l'analyse des Bergers d'Arcadie, le recours à la grammaire de PortRoyal. Le premier Congrès international de Word and Image (Amsterdam, 1987) a permis au critique de sombrer plus profondément encore dans sa conviction : tout le visuel réside dans ce qu'on en peut dire, et ses éléments entretiennent dans le tableau les mêmes relations que les mots qui les désignent entretiennent dans la phrase où ils s'organisent. Confusion que dénonçait avec énergie l'école greimasienne 28• Le rapport entre le verbal et le visuel est, chez A. Moles (1972), posé de manière à la fois plus prudente et plus audacieuse. Plus audacieuse, parce qu'on l'envisage de manière systématique, au niveau microsémiotique; plus prudente, parce que l'auteur donne à son système le statut d'une hypothèse. Rappelons que Moles hiérarchise des « objets psychophysiques », des « morphèmes géométriques » ( assimilables aux « géons » ou « ions géométriques » de Biedermann, 1987), puis des « objets signifiants » et enfin des « phrases » et des « discours iconiques ». Mais cette terminologie linguistique l'égare au point qu'il parle des « fonctions grammaticales de l'image ». Il pose ainsi l'hypothèse d'une véritable matrice de traduction iconique. Dans ce tableau, chaque ligne est désignée par un opérateur logique(« ou »;.« et»,« pour», etc.), et chaque colonne l'est par une « fonction infralogique iconique » (« commentaire», «contraste», «variations», etc.). Chaque case de la 53

INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

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Ceci nous amène à un thème majeur de toute sémiotique, et qui est même une des cruces de la sémiotique visuelle : celui de la

distinction entre unité et énoncé. Abordons-le par le biais d'un exemple voisin. La définition du mot est une de ces questions qui, périodiquement, secoue l'univers de la linguistique. On connaît les controverses qu'ont signées les noms de Vendryès, Trnka, Togeby, Martinet, Holt, Greenberg, etc. De ces travaux, un courant se dégage parfois en faveur de l'abandon de la notion de mot, et d'une relativisation de l'opposition mot-phrase. En dépit de la solidité intuitive de la notion de mot, de nombreux arguments militent en faveur de cette relativisation, dans certains contextes théoriques tout au moins. Ce débat a pris toute son importance en rhétorique. Ricœur (1975), par exemple, ne peut admettre qu'on restreigne la figure - et spécialement la métaphore - à une substitution de mots : ce serait, en effet, emprisonner la rhétorique dans le domaine étroit du sens assigné aux unités du code. Or, pour le philosophe, il s'agit aussi . et surtout d'un phénomène de signification - ou sens en discours-, impliquant donc la référence, et un tel problème ne peut être abordé qu'au niveau de l'énoncé", En fait, le reproche que Ricœur adresse globalement à tous les rhétoriciens contemporains est aisément réfutable dans le cadre d'une rhétorique générale. Celle-ci montre en effet ( cf. Groupe µ, 1982 : 214 ss.) que toute figure fait intervenir trois niveaux contigus d'articulation des signes dans la production d'une figure et dans son décodage. Ces trois niveaux, que nous avons appelés formateur, porteur et révélateur, varient suivant le type de figure. Ainsi dans un calembour, le niveau révélateur est celui du mot équivoque, le niveau porteur étant celui du ou des phonèmes producteurs d'équivoque, et le niveau formateur celui, plus élémentaire encore, des traits distinctifs modifiés ; dans une métaphore lexématique, le niveau révélateur est celui de l'énoncé, le niveau porteur celui du ou des mots et le formateur celui du sème. On le voit, l'unité de base de chaque figure linguistique n'est pas fixe. Ce dont on a besoin pour faire fonctionner la figure est un contexte, dont l'étendue peut varier. Cette longue digression sur la difficulté qu'il y a à maintenir la rigueur de l'opposition mot - phrase en linguistique doit nous suggérer la prudence au moment où nous abordons l'hypothèse de l'opposition unité - énoncé dans le domaine visuel. Ou plutôt des

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matrice est occupée par un« coefficient de congruence », mesurant la facilité avec laquelle une expression linguistique se prête à l'iconisation. Notons le sens de la relation : l'inverse n'aurait-il pas été aussi pertinent? mesurer la facilité avec laquelle une « fonction iconique » est verbalisée? Et comment ces «fonctions» ont-elles été identifiées? Arnheim s'est lui aussi demandé si le monde visible était modelé par les mots (1973 : 154-155). Étudiant les diverses théories allant dans le sens d'une primauté du langage, il les ramène à trois formules, dites « introverties » : (a) « la façon dont nous voyons découle des habitudes de langage»; (b) « il n'y a aucune forme de pensée hors des mots » ; et enfin la plus extrême, formulée par B.-L. Whorf qui pousse ici son dernier Sapir: (c) « la segmentation de la nature n'est qu'un aspect de la grammaire ». A ces formules introverties, on peut préférer, avec Arnheim, une visée plus extravertie. Elle sera celle de la psychologie de la forme. Pour celle-ci, ce ne sont pas les mots qui organisent, mais la perception, sémiotisante. Que le langage stricto sensu intervienne, à un certain moment, dans le travail de perception, rien n'est plus sûr29• Nous le verrons au chapitre 11. Mais pour l'instant notre réflexion dicte une double attitude à qui veut appliquer la démarche sémiotique aux faits visuels : se méfier de la verbalisation et soigneusement mettre au point un mode de description qui, notamment, (a) ne fasse pas perdre aux signifiants visuels leur caractère bi- ou tridimensionnel, et (b) ne leur impose pas nécessairement un ordre chronologique séquentiel, sinon à travers une modélisation contrôlée comme celle qui a été présentée au § 2.

3.4.2. Unités et énoncés

INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

SUR QUELQUES THÉORIES DU MESSAGE VISUEL

oppositions unité - énoncé, puisque aussi bien ce problème doit être traité et sur le plan de l'expression et sur celui du contenu. Problème qui est sans doute à la base de l'oscillation constante de la théorie entre la micro- et la macrosémiotique, la première s'épuisant à la recherche d'unités minimales stables, la seconde récusant l'existence de celles-ci au nom de l'originalité chaque fois renouvelée des énoncés complexes. C'est que dans le domaine visuel, on ne reçoit même pas le secours d'une opposition intuitive entre unité et énoncé. Sur le plan du contenu, ce paysage que je vois constitue-t-il une unité, et ces arbres, ces roches, ces vagues n'en seraient-ils alors que les composants? ou l'unité est-elle ce rocher-là, qui s'intégrerait à un message complexe avec ses voisins, cette vague, cet arbre ... ? Sur le plan de l'expression, cette plage monochrome et géométrique doitelle être considérée comme une unité constitutive de l'énoncé de Mondrian, ou ce tableau est-il lui-même immédiatement une unité? La position épistémologique que nous avons défendue en rhétorique et nos références à la psychologie de la "forme ( qui voit le mécanisme d'intégration comme un dynamisme constant) indiquent sans doute assez que nous mettrons en question la bipartition des unités èt de l'énoncé. Non qu'elle ne puisse être tenue en théorie : on trouvera d'ailleurs dans les pages qui suivent une théorie de l'unité plastique et de l'unité iconique, ainsi qu'une théorie de leur articulation. Mais nous tenterons surtout de rendre compte du phénomène empirique qu'est la variation du niveau d'analyse : tel fait visuel peut tantôt être tenu pour une unité tantôt pour un énoncé, sans que la raison de cette identification puisse être assignée à sa nature physique.

livre. Cette conception échappe au caractère arbitraire que revêt une définition a priori de la tache élémentaire telle qu'on la trouve chez Odin : nous substituons à cet être de pure raison un être né des propriétés perceptives du système visuel. De même nous essayons d'échapper à l'intuition - voire à la circularité - qui préside souvent à l'établissement des homologations en redistribuant ce que Floch répartit sur les plans de l'expression et du contenu sous deux catégories dotées chacune d'une expression et d'un contenu (le plastique et l'iconique).

3.5. Conclusion

Comme on le voit, les approches du contenu, autant que celles de l'expression, soulèvent des difficultés sérieuses. Nous pensons y avoir répondu en introduisant quelques concepts nouveaux, tels que les notions de plastique et d'objet, qui seront développés dans ce 56

LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL CHAPITRE II

Les fondements perceptifs du système visuel

O. Introduction : place de la description des canaux dans une sémiotique

Une vieille tradition des études sémiotiques classe les systèmes de communication et de signification selon le canal physique utilisé et l'appareil récepteur humain concerné. Mais les systèmes transcendent ces canaux : l'unicité du système linguistique, par exemple, ne fait pas de problème, alors que la communication linguistique peut transiter tant par le canal visuel que par le canal auditif. On devrait donc contester la pertinence du canal. C'est chez Greimas et Courtès qu'on trouve la formulation la plus nette de cette condamnation. La classification selon les canaux de transmission des signes (ou selon les ordres de sensation) repose sur la considération de la substance de l'expression; or celle-ci n'est pas pertinente pour une définition de la sémiotique, qui est, en premier lieu, une forme 1• Si on ne peut que souscrire à la dernière proposition - sans laquelle il n'y aurait pas de sémiotique - les prémisses du raisonnement sont erronées. Elles procèdent de la méconnaissance de ce qu'est le processus de la transmission du signe, méconnaissance explicable dans le cadre d'une théorie parfois éthérée. On peut aisément montrer que canal et forme sont étroitement liés, de sorte que la tradition classificatoire, à juste titre .critiquée, n'a pas qu'une valeur mnémotechnique ou pédagogique : elle a aussi une valeur épistémologique. Sans tomber dans la thèse de McLuhan selon laquelle« le message, c'est le médium » - c'est là tout au plus 58

une formule polémique-, on peut soutenir, au risque de scandaliser, que la prise en compte de la matière est indispensable dans la première description de tout système. Cette matière doit en effet, pour devenir substance sémiotique, être perçue, et donc passer par un canal. Or, des contraintes de toute sorte - physiques aussi bien que physiologiques - pèsent sur ce canal et interviennent dans la sélection des éléments de la matière qui vont être rendus pertinents; c'est-à-dire, en ultime analyse, dans l'établissement du système. Ainsi, une partie importante de la tradition linguistique - de Saussure à Martinet en passant par Bloomfield - inclut le caractère vocal dans la description de la langue. N'est-ce pas, en effet, ce phénomène qui impose au signifiant linguistique son caractère linéaire, dont l'importance est capitale 2? Une description sémiotique peut évidemment - et sans doute le doit-elle finalement - faire l'économie de l'étude physiologique du canal considéré, dès lors qu'elle a intégré à sa description des formes les caractères qui sont la conséquence des contraintes du canal. Ainsi la linéarité relève-t-elle aujourd'hui en linguistique du postulat, et il n'est plus nécessaire de commencer un exposé en ce domaine en décrivant par le menu les bases de la perception temporelle. Cette économie, on ne peut cependant la faire lorsqu'on aborde à nouveaux frais un système qui n'a pas encore été étudié dans sa spécificité. Une sémiologie générale des signes visuels- telle qu'elle sera esquissée au chapitre 111 - suppose donc au préalable le rappel de certaines propriétés du canal visuel, propriétés qui auront une influence décisive sur la façon dont nous appréhendons les formes et les couleurs, et dont nous les instituons en systèmes sémiotiques.

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INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

1. Première comparaison du langage et de la communication visuelle

1.1. Corrélation du codage et du canal

Il ne faut pas voir de contradiction entre les propositions énoncées plus haut. Rappelons-les. D'une part, c'est le primat du verbal qui imposerait au code linguistique une de ses caractéristiques les plus essentielles : la linéarité. D'autre part, l'unité de la linguistique n'est pas mise en cause par la possibilité, pour le message linguistique, de s'actualiser aussi bien dans la substance phonique que dans la substance graphique. Si la linéarité reste un concept cardinal, le caractère discret et arbitraire des unités du code permet de faire abstraction des conditions de lecture ou de décodage : la structure sémantique d'un message linguistique est pratiquement identique s'il parvient par le canal auditif ou par le canal visuel. Ses éléments, dans leur transparence, ne servent que de relais, aussitôt oubliés pour accéder au code. Bien entendu, la recherche contemporaine a raffiné cette présentation un peu sèche, a fait une part plus accueillante aux onomatopées, revu le principe d'arbitrarité, démontré la tabularité des énoncés, recensé les convergences tout comme les incompatibilités son/sens ... Les poètes, en particulier, se sont employés depuis toujours à « rémunérer le défaut des langues ». Mais l'essentiel n'en demeure pas moins intact. Ce qui est ici important - et nous aurons plus d'une fois à revenir sur cette notion-, c'est que cette indifférence à la substance est liée à l'arbitrarité, et que cette dernière est à son tour liée au caractère contraignant du code. Car - et nous laissons pour l'instant de côté la discussion sur la notion en cause - tout le monde sera d'accord pour affirmer que le langage est un système de transmission étroitement codé. Tout ce qui concerne les modalités de fonctionnement de ce code, et en particulier les méthodes qu'il emploie pour se protéger

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LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL

contre le bruit (discrétude, positions de contrôle, redondance), est aujourd'hui bien connu (Mandelbrot, 1957; Cherry, 1961). On peut intuitivement affirmer qu'il n'en va pas ainsi de nombre . de systèmes sémiotiques, parmi lesquels certains transitant par le canal visuel. Ceux-ci semblent, par comparaison avec le système linguistique, particulièrement peu codés. Tout au plus observe-t-on l'émergence de quelques systèmes où les unités présentent rarement un niveau de stabilité comparable à celui du langage, et où les relations syntaxiques restent en général sans commune mesure avec le haut degré de l'élaboration linguistique 3• Ceci va avoir un certain nombre de répercussions. La première est le rôle plus réduit des relations arbitraires, ce qui aura comme conséquence le caractère flou du code. La seconde, corrélative, et qui nous intéressera le plus ici, est la relative importance des particularités imposées au système par le canal.

1.2. Puissance et réduction

La première particularité du medium visuel, qui ne sera pas sans incidence sur la communication par ce canal, est sa puissance : il permet d'acheminer 107 bits/seconde, soit 7 fois plus que l'oreille. Cette énorme quantité doit cependant être considérablement simplifiée et réduite avant de parvenir à ce qu'on appelle la conscience, laquelle n'admet que de 8 à 25 bits/seconde (Francke, 1977). C'est ici que se place tout l'acquis de la Gestaltpsychologie, première discipline à avoir vu et analysé les processus par lesquels s'opérait ce travail de réduction. Ce travail incombe à des organes analogues à ce qu'on appelle aujourd'hui des microprocesseurs : des processeurs sensoriels qui traitent les données avant même de les envoyer au cerveau ou dans les couches périphériques de celui-ci 4• Les opérations réalisées sont essentiellement des transformations de pattern; des sélections ; une combinaison avec des informations venant de la mémoire (cette dernière opération nous retiendra longuement). Contentons-nous de· noter que les premières transformations ont notamment pour effet de transformer le continu en discontinu. On

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INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL

La seconde contrainte imposée par le canal à la perception visuelle est d'ordre physiologique. Alors qu'on connaît l'existence d'un spectre couvrant approximativement 70 octaves - depuis les rayons gamma, de quelques dizaines de picomètres, jusqu'aux ondes hertziennes, couvrant jusqu'à des milliers de kilomètres -, les organes de réception

visuelle ne sont sensibles qu'à une zone moyenne couvrant une seule octave (intervalle de deux vibrations dont les fréquences sont dans un rapport de 1 à 2) : c'est cette bande de stimuli, allant de 390 à 820 nanomètres, qui agit sur nous pour donner naissance à la sensation de « lumière », par l'intermédiaire d'un appareil optique autorisant la projection des stimuli sur la surface sensible qu'est la rétine. Cette rétine est, on le sait, composée de deux types de cellules : les bâtonnets (pigmentés par le « pourpre rétinien ») et les cônes. Ces cellules sont reliées à d'autres cellules constituant le nerf optique, qui gagne le cerveau. On peut ainsi parler de « système rétinex », composé de la rétine et du cortex, ou, plus simplement, de l'œil et du système de décodage qui lui est associé. A cette contrainte qualitative s'ajoutent deux autres contraintes quantitatives. La première est l'intensité sensorielle : il existe un seuil minimum et un seuil maximum de l'excitabilité visuelle (l'organe récepteur n'est pas excité en deçà d'un millionième de bougie par mètre carré, il ne l'est plus utilement devant un stimulus dix milliards de fois plus intense). Le second est d'ordre temporel: l'excitation n'a pas lieu en deçà d'une certaine durée dans l'émission du stimulus, durée appelée« temps utile ». Ce serait une erreur de croire que le système rétinex est un organe enregistrant point par point et passivement les stimuli qui l'excitent. A vrai dire, si l'image n'était qu'un ensemble non coordonné de points - et elle n'est encore que cela lorsque les radiations lumineuses sont projetées sur la rétine -, elle n'aurait pas le rôle que la vision lui assigne. Pour user d'une comparaison, disons qu'elle n'aurait pas plus d'intérêt qu'un écran de télévision n'en a pour le spectateur lorsqu'il n'y a pas de programme. On montre que c'est déjà au niveau physiologique que l'influx circulant le long des voies nerveuses est retraité, à chaque jonction entre fibres. Ce traitement consiste à intégrer d'autres données à celles qui proviennent de l'excitation d'une terminaison nerveuse particulière. Ces nouvelles données peuvent à leur tour avoir deux sources : elles peuvent provenir soit de l'excitation d'autres terminaisons nerveuses, soit d'autres zones de l'organisme percevant. De sorte que le système rétinex fonctionne non pas comme une somme d'excitations élémentaires et juxtaposées (ou successives), mais comme un tout. On conçoit aisément que cette synthèse ait lieu au

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se souviendra que les neurones de l'œil sont en fait des cellules isolées, qui ne peuvent donc transmettre que des points. Des caractères tels que « linéarité » et « spatialité », que nous considérons naïvement comme fondamentaux dans toute analyse de l'image, se révèlent ainsi être de pures constructions (simplifications) de notre appareil récepteur 5• Un deuxième type de transformation doit également retenir notre attention : si on admet que « l'épaisseur du présent» est de 10 secondes, la conscience ne pourra manipuler que des paquets de 160 bits, et risque d'être de temps à autre submergée. En cas d'afflux d'information exagérément rapide, des routines spéciales dont la description est intéressante pour nous sont prévues, qui ramènent le débit à une valeur acceptable. Ces routines sont l'abstraction, la sélection ou concentration sur certaines classes (par exemple la couleur plutôt que la forme), l'utilisation séquentielle des informations en surnombre ; de même, des montages appropriés permettent le décodage d'informations tridimensionnelles grâce à la vision binoculaire. Comment ces transformations apportées à la perception brute des stimuli visuels vont-elles aboutir à l'élaboration des constructs paraissant aller de soi ( comme la ligne, la surface, le contour, la forme, le fond) et, au-delà de ceux-ci, à des entités telles que l'objet? C'est ce que nous allons voir dans les divisions suivantes.

2. Du stimulus à la forme

2.0. Le système rétine+ cortex : un appareil actif

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niveau du cortex, c'est-à-dire du système nerveux central. Mais en fait, c'est déjà au niveau de la rétine que les liaisons s'établissent : les cellules multipolaires, dont les axones constituent le nerf optique, sont, comme leur nom l'indique, simultanément connectées à plusieurs cellules sensorielles en contact avec les cônes et les bâtonnets, et fonctionnent dès lors déjà comme un système central. En outre, de nombreuses cellules d'association connectent plus étroitement encore ce réseau. Nous verrons plus loin quelle fonction capitale ces connexions remplissent quant à la perception. 2.1. Premier perc~;t : le cha~) On comprend mieux alors le phénomène que la psychologie de la forme a excellemment mis en évidence : que la perception visuelle est indissociable d'une activité intégratrice. Cette activité, on peut la nommer reconnaissance d'une qualité translocale. En d'autres termes, notre système de perception est programmé pour dégager des similitudes. Si toutes les terminaisons nerveuses sont excitées de la même manière, la similitude sera totale. En termes de théorie de l'information, la redondance sera donc totale également, et l'information par conséquent nulle. C'est ce que montre, entre autres choses, l'expérience classique de Metzger (1930), qui avait placé ses sujets dans des conditions telles que la lumière réfléchie par une paroi ait une distribution uniforme sur toute la rétine. L'impression ressentie est dans ce cas non pas la perception d'une surface, comme on aurait pu s'y attendre, mais celle d'un brouillard lumineux entourant les sujets de toute part, dans un espace aux distances indéfinies. L'angle solide englobant ce qui est visible par l'œil sera le champ. Notons déjà que la densité des cellules sensibles est inégale. Elle présente un maximum dans la zone centrale - la fovéa -, de sorte qu'on dirige sa fovéa sur la zone à scruter. Les notions de centre, d'attraction vers le centre et de périphérie sont donc déjà préparées dans le système oculaire.

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2.2( De~'!!:..!!!cept : la limite Apte à dégager les similitudes, le système l'est également à dégager des différences. La différence est le premier acte d'une perception organisée ; inégalement stimulé en ses différents endroits, le système perçoit la cessation ou le changement de la qualité translocale : on passe par exemple du blanc au gris. On parlera alors de limite ( concept que nous distinguerons pour l'instant de la ligne, du trait et du contour, toutes notions à définir ci-après). Précisons ceci : pour qu'il y ait limite, il ne faut pas nécessairement que le passage d'une qualité translocale à l'autre soit brutal ( en termes plus précis : que les inégalités de stimulation soient localement proches) ni que ce passage soit violemment marqué (que les inégalités de stimulation soient quantitativement très importantes). Une infinité d'intermédiaires sont possibles entre le champ indistinct et le champ différencié, produisant des effets allant de la limite nette à la limite floue (dégradé ou camaïeu). Si l'on examine de près tel buste de femme de Boucher ou encore Après le bain de Renoir, il n'y a pas de contour net à la chair des personnages, et cependant ils forment pour nous des figures ségrégables. Nous allons même voir qu'il n'est pas nécessaire qu'il y .ait « clôture » pour que l'on puisse parler de limite d'une figure : une certaine proximité suffit pour que des points dispersés constituent une telle limite. Ce que la Gestaltpsychologie avait découvert par une expérimentation externe, la bionique l'étudie aujourd'hui par des manipulations neurochirurgicales d'une extrême délicatesse. C'est ainsi qu'on commence à savoir comment fonctionnent les processeurs sensoriels évoqués plus haut, afin de réduire le flux d'information tout en en préservant l'essentiel. En termes de théorie de l'information, le problème consistait - on s'en souviendra - à passer d'un débit de 107 bits ( capacité du canal visuel) à un débit très inférieur de 16 bits/ seconde (capacité de la conscience). En termes de bionique, il s'énonce : comment alimenter le million de fibres nerveuses du nerf optique à partir des cent millions de cellules photosensibles de la rétine? Si le détail des processus n'est pas encore mis au jour (il 65

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niveau du cortex, c'est-à-dire du système nerveux central. Mais en fait, c'est déjà au niveau de la rétine que les liaisons s'établissent : les cellules multipolaires, dont les axones constituent le nerf optique, sont, comme leur nom l'indique, simultanément connectées à plusieurs cellules sensorielles en contact avec les cônes et les bâtonnets, et fonctionnent dès lors déjà comme un système central. En outre, de nombreuses cellules d'association connectent plus étroitement encore ce réseau. Nous verrons plus loin quelle fonction capitale ces connexions remplissent quant à la perception.

2.1. Premier percept: le champ

On comprend mieux alors le phénomène que la psychologie de la forme a excellemment mis en évidence : que la perception visuelle, est indissociable d'une activité intégratrice. Cette activité, on peut la nommer reconnaissance d'une qualité translocale. En d'autres termes, notre système de perception est programmé pour dégager des similitudes. Si toutes les terminaisons nerveuses sont excitées de la même manière, la similitude sera totale. En termes de théorie de l'information, la redondance sera donc totale également, et l'information par conséquent nulle. C'est ce que montre, entre autres choses, l'expérience classique de Metzger (1930), qui avait placq ses sujets dans des conditions telles que la lumière réfléchie par mfe paroi ait une distribution uniforme sur toute la rétine. L'impression ressentie est dans ce cas non pas la perception d'une surface, comme on aurait pu s'y attendre, mais celle d'un brouillard lumineux entourant les sujets de toute part, dans un espace aux distances indéfinies. L'angle solide englobant ce qui est visible par l'œil sera le champ. Notons déjà que la densité des cellules sensibles est inégale. Elle présente un maximum dans la zone centrale - la fovéa -, de sorte qu'on dirige sa fovéa sur la zone à scruter. Les notions de centre, d'attraction vers le centre et de périphérie sont donc déjà préparées dans le système oculaire.

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2.2. Deuxième percept : la limite

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Apte à dégager les similitudes, le système l'est également à dégager des différences. La différence est le premier acte d'une perception organisée ; inégalement stimulé en ses différents endroits, le système perçoit la cessation ou le changement de la qualité translocale : on passe par exemple du blanc au gris. On parlera alors de limite ( concept que nous distinguerons pour l'instant de la ligne, du trait et du contour, toutes notions à définir ci-après). Précisons ceci : pour qu'il y ait limite, il ne faut pas nécessairement que le passage d'une qualité translocale à l'autre soit brutal ( en termes plus précis : que les inégalités de stimulation soient localement proches) ni que ce passage soit violemment marqué ( que les inégalités de stimulation soient quantitativement très importantes). Une infinité d'intermédiaires sont possibles entre le champ indistinct et le champ différencié, produisant des effets allant de la limite nette à la limite floue (dégradé ou camaïeu). Si l'on examine de près tel buste de femme de Boucher ou encore Après le bain de Renoir, il n'y a pas de contour net à la chair des personnages, et cependant ils forment pour nous des figures ségrégables. Nous allons même voir qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait « clôture » pour que l'on puisse parler de limite d'une figure : une certaine proximité suffit pour que des points dispersés constituent une telle limite. Ce que la Gestaltpsychologie avait découvert par une expérimentation externe, la bionique l'étudie aujourd'hui par des manipulations neurochirurgicales d'une extrême délicatesse. C'est ainsi qu'on commence à savoir comment fonctionnent les processeurs sensoriels évoqués plus haut, afin de réduire le flux d'information tout en en préservant l'essentiel. En termes de théorie de l'information, le problème consistait - on s'en souviendra - à passer d'un débit de 107 bits ( capacité du canal visuel) à un débit très inférieur de 16 bits/ seconde (capacité de la conscience). En termes de bionique, il s'énonce : comment alimenter le million de fibres nerveuses du nerf optique à partir des cent millions de cellules photosensibles de la rétine? Si le détail des processus n'est pas encore mis au jour (il 65

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comporte d'ailleurs plusieurs mécanismes distincts), le principal d'entre eux est aujourd'hui bien connu : c'est l'inhibition croisée. Chaque cellule photosensible de l'œil ne se borne pas à transmettre de l'information à son neurone, mais influence (par les connexions latérales dont nous avons parlé) les neurones voisins. Cette influence est une contre-réaction qui diminue la sensibilité des cellules voisines : on parle d'inhibition latérale. Or on a pu prouver, notamment en construisant des analogues électriques, que ce système d'inhibition latérale accentue les contrastes. Soit deux organes percepteurs : un œil humain et une cellule photoélectrique. Si l'on fait balayer par ces récepteurs deux plages juxtaposées- une noire et une blanche - on obtient deux réponses totalement différentes (cf. Ratcliff, 1972 : 98).

que cet univers est varié. En accentuant les contrastes, l'inhibition latérale favorise la perception de ces variations et rend plus riche l'univers sensoriel » (1968 : 111).

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Intensité

Intensité



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2.3. Limite, ligne, contour

• Nous constaterons pour notre part que cette structure perceptive crée la ligne, et inversement que la ligne dessinée est un analogon de la sensation de limite. Mais ceci mobilise à un autre ordre de phénomènes : ceux qui sont connus sous les noms de ressemblance, analogie, iconisme ou mimesis. Cet important concept sémiotique sera abordé dans le chapitre rv, v C'est cependant ici que doit intervenir la distinction entre la limite ou la ligne, et le contour. La limite est un tracé neutre divisant l'espace (plan ou non) ou champ, en deux régions, sans établir a priori aucun statut particulier pour l'une ou pour l'autre. Appeler la première figure et la seconde fond est une décision qui repose sur d'autres éléments (positionnels, dimensionnels, etc.) qui seront examinés plus loin. Cette décision transforme la ligne en contour ; le contour est la limite d'une figure et fait partie de la figure. La ligne peut donc avoir deux statuts, et être annexée, en tant que contour, à chacune des deux régions qu'elle détermine dans le plan 6•

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cellule photoélectrique

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Réponse très différente pour les deux plages et restitution exacte du front abrupt.

Réponse quasi égale pour les plages uniformes ( qu'elles soient claires ou noires), mais forte exagération du front : la ligne est créée.

Figure 1. Accentuation des contrastes par l' œil

2.4. Fond, figure, forme

( 2.4.1. Fond et figure

Et L. Gérardin de commenter : « Une surface à illumination absolument uniforme ne contient aucune information; un comportement à l'égard de l'univers extérieur sous-entend obligatoirement

Ceci nous introduit à un nouveau couple important de concepts : la figure, qui s'oppose au fond. Cette opération de ségrégation est le second degré d'une organisation différenciée du champ (le premier étant, comme on l'a vu, l'apparition de la limite). Sera figure ce que nous soumettrons à une attention impliquant un mécanisme cérébral

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LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL Il

élaboré de scrutation locale (figure n'est donc pas ici pris au sens rhétorique). Sera fond ce que nous ne soumettrons pas à ce type d'attention, et qui de ce fait sera analysé par des mécanismes moins puissants de discrimination globale des textures 7• Les effets de cette opposition sont bien connus. Pointons-en deux qui ne seront pas sans importance dans l'établissement des codes visuels : 1. le fond participe du champ en ceci qu'il est indifférencié et par définition sans limite ; 2. le fond paraît être doté d'une existence sous la figure, laquelle, dès lors, paraîtra plus proche du sujet que le fond. 2.4.2. De la figure à la forme

Si la distinction figure/fond constitue le second degré d'organisation de l'espace perçu, deux modalités de ce processus doivent être distinguées, la seconde étant plus élaborée que la-première. Et c'est ici que nous distinguerons figure et forme, toute forme étant une figure, mais non l'inverse. Nous avons jusqu'à présent défini la figure comme le produit d'un processus sensoriel équilibrant des zones d'égalité de stimulation. Quoique très sophistiqué, ce processus est relativement primitif : l'aveugle de naissance opéré ou l'animal reconnaissent aussi bien que l'adulte éduqué l'unité perceptive que constitue une tache noire sur un fond blanc. Nous parlons ici de figure. La notion de forme fait, quant à elle, intervenir la comparaison entre diverses occurrences successives d'une figure, et mobilise donc la mémoire. On sait qu'un aveugle de naissance opéré, quoique percevant le cercle ou le triangle, ne pourra distinguer ces deux types de figure avant un certain apprentissage. Il n'y a donc de forme que lorsqu'une figure est décrétée semblable à d'autres figures perçues. Au mécanisme brut de scrutation locale s'ajoute un second mécanisme visant à · la reconnaissance de ce que nous nommerons type au chapitre suivant.

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2.4.3. Origine des formes et figures

Quelles sont les sources de l'élaboration de la figure et de la forme? Celles qui concernent le stimulus sont bien connues. C'est, par exemple, la proximité. Comme l'a montré Gogel (1978), des points dispersés sur une surface peuvent être perçus comme délimitant une figure s'ils sont relativement proches les uns des autres; ils ne sont donc pas perçus comme figures individualisées, ce qui serait le cas dans une autre dispersion. Une seconde loi d'élaboration est l'identité des stimuli : les stimuli semblables entre eux sont préférentiellement sélectionnés comme constitutifs de la figure, comme le montre l'expérience classique de Wertheimer 00 .. 00 .• 00 .. 00 .. 00 .. 00 .. 00 .. 00 •.

où les cercles et les points sont perçus comme constituant des colonnes individualisées. On verra plus loin tout le parti qu'une rhétorique du visuel peut tirer de ces lois de proximité et d'identité. Mais les sources de la figure ne sont pas fournies par le seul stimulus. Et d'ailleurs, ne voit-on pas que proximité et similitude sont des notions extrêmement élaborées, qui ne peuvent en aucun cas gésir dans le stimulus lui-même? Ces sources sont donc aussi à aller chercher du côté de l'appareil récepteur. La reconnaissance des figures, comme aussi l'attribution d'une forme (stable) à ces figures, résultent d'un système hiérarchisé de processeurs qui travaillent les stimuli sensoriels rétiniens. Ces processeurs, on les nomme extracteurs de figures ou de motifs (ou encore détecteurs de taches, ou détecteurs spécifiques; en anglais : cluster detectors). Il s'agit de cellules nerveuses se déclenchant seulement si le « champ réceptif » auxquels ils sont raccordés contient certaines formes. Il y a ainsi des extracteurs de contrastes, qui permettent l'élaboration de la limite, ou des extracteurs de direction, n'entrant en fonction que si le stimulus présente une orientation déterminée (par exemple, la verticale ou l'horizontale).

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On connaît encore des champs concentriques avec centre excitateur et entourage inhibiteur (selon le mécanisme d'inhibition croisée déjà exposé plus haut), des détecteurs de points et de lignes (minces, épaisses, orientées de telle ou telle façon, etc.), des détecteùrs de fente et des détecteurs de bord. Ces extràcteurs de motifs se hiérarchisent en trois étages (simple, complexe, hypercomplexe), aboutissant finalement au dispositif de scrutation locale qui donne son statut aux figures et aux formes 8• C'est au niveau de cette intégration des détecteurs que s'effectue le passage de la figure à la forme. Les extracteurs de motifs doivent en effet, pour jouer pleinement leur rôle, être exercés. De sorte que la perception de la forme, au sens où on l'a entendu plus haut, devient un phénomène mémoriel. Car dans la perception et la reconnaissance des formes, les processus cognitifs interviennent beaucoup plus qu'on ne le pensait 9.

Si la figure peut àpparaître grâce au contour, elle peut aussi naître grâce à un contraste de couleur ou grâce à un contraste de texture (qui créeront à leur tour u~ contour). Le problème du contraste coloré sera abordé plus loin'(§ 4). Texture vient d'un mot qui en latin signifie littéralement« tissu ». Quand nous pensons à la texture, nous nous référons métaphoriquement au grain de la surface d'un objet et à l'espèce de sensation tactile qu'il produit visuellement. Le phénomène a une origine syriesthésique 10• Mais cette « sensation » est ici un concept sémiotique : elle est une unité de contenu correspondant à une expression constituée par un stimulus visuel. De manière plus analytique, on dira que la texture d'un spectacle visuel est sa microtopographie, constituée par la répétition d'éléments. La désigner par le terme de microtopographie implique que l'on précise la nature d~ la-9i~nsion des éléments, ainsi que la loi des répétitions : ainsi peut-on

décrire un aspect grainé, lisse, hachuré, moiré, lustré, un« pied-depoule », etc. Cette sémidtique de la texture sera esquissée au chapitre v. De telles microtopographies peuvent entrer en contraste entre elles - et donc créer la figure -, ou au contraire se fondre dans un continuum - ce qui crée la texture. Les mécanismes aboutissant ou n'aboutissant pas à dégager une figure sur la base des textures ont été étudiés par Béla Julesz (1975). Ses expériences, menées aux laboratoires de la Bell de 1965 à 1975, portaient sur des textures pures, c'est-à-dire sur des arrangements de points générés par ordinateur, et ne produisant pas de signe iconique. Il s'agissait de voir quelles propriétés statistiques il fallait donner à ces réseaux de points (pouvant comporter, par exemple, diverses valeurs de gris, ou diverses couleurs) pour qu'il soit possible, ou au contraire impossible, de les distinguer les uns des autres. Quelques explications préliminaires sont indispensables pour la compréhension de ce qui va suivre. Les textures étudiées sont discrétisées, en ce sens qu'elles réduisent la continuité de l'espace à un réseau de points, ou plus exactement de petites cellules carrées. On simplifie également le problème en sélectionnant pour ces cellules un nombre réduit (2, 3 ou 4) d'échelons de luminance (concept défini ci-après au§ 4) : par exemple, le carré sera blanc, gris ou noir. La texture est engendrée par un processus markovien : le long d'une séquence linéaire, le contenu d'une cellule sera déterminé à partir du contenu d'un nombre fixé de cellules précédentes, et selon une formule mathématique également fixée. Cette formule peut être aussi simple que : sur 30 cellules alignées, il doit y avoir 1/3 de blanches, 1/3 de grises et 1/3 de noires ; pour le reste, la luminance de chaque cellule est déterminée par le hasard. Ce processus détermine une statistique d'ordre 1. En plus de ce processus d'ordre 1, Ôn peut imposer aux points des restrictions supplémentaires concernant cette fois les paires de points : par exemple, on imposera une distance minimum entre deux points noirs. Il s'agira cette fois d'une statistique d'ordre 2. Dès qu'on engendre des textures obéissant à ces lois et qu'on teste leur discrimination par un public, on s'aperçoit de deux choses :

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3. Textures et figures

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Figure 2. Désignation des couleurs dans le diagramme trichromatique de la CIE (commenté à la note 13)

vision crépusculaire, en noir et blanc. La vision colorée est possible pour des niveaux de brillance compris entre un millionième de bougie et 10000 bougies/m 2• Au-delà de cette intensité, l'œil est aveuglé. C'est aux brillances moyennes que la sensibilité aux nuances est maximale. Wright et Rainwater (1962) font une observation intéressante sur ces trois dimensions du signal visuel. Luminance et saturation sont

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LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL

toutes deux perçues comme des variables linéaires, qui évoluent chacune le long d'un seul axe de mesure (par exemple du blanc au noir). Or elles sont bien physiquement linéaires, et la perception correspond ici à la physique. Il n'en va pas de même de la dominante colorée, qui est circulaire pour la perception ( cercle ou anneau des couleurs) et linéaire pour la physique ( augmentation continue de la longueur d'onde de 380 à 750 nm). Pour la sensation, il y a donc deux chemins pour relier entre elles deux couleurs par des transitions continues. Ce caractère provient de ce qu'il existe trois pigments colorés, obligeant à tracer des diagrammes chromatiques triangulaires sur une surface à deux dimensions, et non selon un seul axe. A cette distinction s'ajoute une autre complication, sur laquelle toute la lumière est loin d'être faite : l'impression de simplicité. Si une impression colorée est en général le résultat de l'excitation, à des degrés variables, des trois pigments sensibles (vert, rouge et bleu-violet), on devrait s'attendre à ce qu'on sente comme « simple » l'excitation d'un seul pigment. Tel est effectivement le cas pour. ces trois couleurs... mais aussi pour le jaune, qui ne peut cependant résulter que de l'excitation simultanée de plusieurs pigments. Soulignons que le vert est perçu comme simple, et que c'est seulement un savoir qui nous le fait considérer comme composé. Nous devrons revenir longuement sur ces problèmes au chapitre v, § 3.3.

coexistent nécessairement), l'œil la perçoit globalement comme une lumière monochromatique sensoriellement équivalente. En fait, tout, dans la perception, est affaire de seuil. L'existence de seuils (dans la saturation, dans l'intensité, dans la couleur) entraîne une amorce de discrétisation. Lorsque les stimulations enregistrées par les -trois pigments ne varient pas au-delà d'un certain seuil - variable d'individu à individu -, elles sont considérées comme constantes et égales. Il se produit donc une égalisation spatiale, lorsque des zones voisines présentant de faibles différences de couleur sont perçues comme étant uniformes.

4.2. Égalisation et contraste

Deux caractéristiques du système de perception doivent être soulignées. Ces deux caractéristiques, qui entretiennent entre elles une relation dialectique, sont la fonction égalisatrice et la fonction contrastive. '

4.2.2. En revanche, lorsque le seuil est dépassé, il y a contraste coloré. En effet, la seconde propriété du canal visuel est son caractère discriminatoire dont les physiciens décrivent les effets sous le nom d' « antagonismes chromatiques ». On veut dire par là que le système nerveux est particulièrement sensible aux contrastes. On peut envisager d'abord le contraste successif : l'œil devient moins sensible à une couleur plusieurs fois répétée, mais hypersensible à une occurrence de la couleur complémentaire. Par exemple, l'œil du non-daltonien, ayant perçu une séquence de dix événements verts, détectera le moindre signal rouge, même faible et dilué. Le contraste peut aussi être simultané : la couleur perçue autour d'une plage colorée (le halo) est la complémentaire subjective de celle-ci. Ce halo résulte de l'influence inhibitrice de la cellule excitée sur les cellules voisines. Ainsi, une tache rouge isolée sur une surface blanche provoquera la sensation de l'existence d'un halo vert-bleu à ses abords, et une tache vert-bleu se verra entourée d'un halo rouge.

4.3. La figure colorée

4.2.1. En premier lieu, le système est égalisateur: quelle que soit la complexité de la courbe spectrale (où toutes les longueurs d'ondes

La coexistence des fonctions égalisatrice et contrastive a des répercussions importantes sur la perception de la figure. La première fonction crée, en effet, des zones d'égalité de

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stimulation, la seconde créant des zones d'inégalité de stimulation. Si une figure perçue est devenue une forme (c'est-à-dire si elle a connu différentes occurrences), les inégalités de stimulations peuvent même être défonctionnalisées, comme le montre l'exemple qui suit : un vase arrondi avec des dégradés ou un bristol plié dont une face est à l'ombre seront cependant perçus comme possédant une couleur uniforme. On dira qu' « un regardeur tend à minimiser les changements de luminance sur une surface perçue» (Beck, 1975). Ceci s'inscrit parfaitement dans le postulat gestaltiste d'une organisation du perçu dans le sens de la simplicité : les manques d'uniformité sont perçus, mais au lieu d'être attribués à un manque d'uniformité de l'objet lui-même, ils sont pris comme indices d'une autre information (la provenance de l'éclairage, la nature ou la position de la surface réfléchissante, etc.). La fonction de discrimination est donc inhibée. A l'inverse, la fonction égalisatrice peut également être inhibée dans certains cas, où l'on sera donc en droit de parler de« scission des couleurs ». C'est le cas avec les perceptions de transparence. Gilchrist (1979 : 95) commente une expérience ofi un livre rouge est " déposé sur le tableau de bord d'une voiture, et se reflète dans le pare-brise, à travers lequel on voit un paysage. Les objets verts vus à travers le pare-brise restent verts, et le livre reste rouge : la fusion qui donnerait du jaune - est refusée au nom de la connaissance que nous avons des objets. Dans ce phénomène, la couleur de la plage transparente est cependant unique, comme on s'en assure en la regardant isolément à travers un cadre. Quand toutefois certaines conditions sont remplies par rapport aux plages colorées adjacentes (continuité des contours et continuité des zoe,es notamment), on voit cette couleur se décomposer en deux : l'une attribuée à.la zone transparente et l'autre attribuée à une zone opaque située au-delà. Il va de soi que cette scission ne se fait pas n'importe comment : les deux composantes subjectives doivent pouvoir rendre, par fusion, la couleur« objective » de la plage. Les peintres soucieux de représenter la transparence doivent tenir compte de ce phénomène. On voit donc que si les deux fonctions principales du système récepteur sont complémentaires, cette complémentarité elle-même est un ensemble de forces régies par des règles sémiotiques. La principale de ces règles - ayant manifestement joué dans les deux

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exemples - est la résolution d'un conflit perceptif au profit de la solution la plus simple. La vision chromatique, par son pouvoir discriminateur, aboutit en effet à la ségrégation de figures, suivant le schéma décrit plus haut. Si ces figures sont dotées de la constance qui en fait des formes, la perception privilégiera cette constance et l'unicité de la forme. C'est manifestement ce qui se passe . dans les cas d'inhibition des contrastes ( où les hypothèses de la discontinuité ou de la pluralité des formes sont rejetées : il n'y a pas deux feuilles collées, mais un seul bristol). C'est encore le cas lorsque c'est la fonction égalisatrice qui est inhibée : la perception y minimise le nombre de formes, quitte à élaborer une forme unique décrétée transparente, par la réunion de deux plages pourtant différemment colorées ou éclairées.

5. Apparition de la notion d'objet

En ce point de l'exposé, nous ne pouvons manquer de rencontrer la notion d'objet.

5.1. L'objet: une somme permanente et fonctionnelle Tout ce que nous avons montré des mécanismes de perception fait en effet apparaître que l'activité visuelle, jusques et y compris dans certaines de ses manifestations les plus brutes, est inséparable d'une programmation. Cette programmation est déjà génétiquement codée dans les détecteurs de figures, de sorte que, dans le cas des percepts qu'ils déterminent, on peut parler d'universaux visuels. Mais nous avons vu également que la perception ne devient pleinement active qu'au moment où intervient une activité mémo79

INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

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rielle. C'est le passage de l'occurrence à la série, de l'événement au type, qui permet d'introduire le concept d'objet. Et ici nous passons définitivement dans le domaine du culturel et donc du relatif. Un pas supplémentaire est fait lorsqu'on introduit la notion d'objet, car il est le plus souvent le produit d'informations provenant. à la fois de plusieurs canaux sensoriels (visuel, certes, mais aussi tactile, olfactif ou kinesthésique). Nous parlerons d'objet à partir du moment où une forme est reconnue comme pouvant s'accompagner d'une telle sommation d'informations, ou, en d'autres termes, lorsqu'elle nous apparaît comme une somme de propriétés permanentes. C'est très tôt, dans une période qui va, selon les chercheurs, de 2 semaines à 4 mois, qu'apparaît chez l'être humain une coordination entre canaux, fonctionnant jusque-là de manière indépendante. Une telle coordination - premier caractère de l'objet - est évidemment le fruit de l'apprentissage. Qui dit apprentissage dit permanence. L'objet a acquis cette permanence dès le moment où son existerîce cesse d'être soumise à la présence d'une stimulation physique. Cette permanence dans le temps n'est au demeurant qu'un aspect particulier d'un phénomène plus général qui est l'extraction ou. l'attribution d'invariants. On a même été jusqu'à parler de la « soif d'invariance du système nerveux central» (Wyszecki et Stiles, 1967). Une telle invariance est liée à un troisième aspect de l'objet : son caractère fonctionnel et pragmatique. Si notre perception isole des invariants dans la masse des informations sensorielles, c'est évidemment en fonction d'objectifs pratiques : ces invariants sont un guide pour l'action du sujet. Les propriétés de l'objet deviennent ainsi des facteurs de décision. En résumé, on peut reprendre la formule de Maurice Reuchlin, pour qui « l'objet perçu est une construction, un ensemble d'informations sélectionnées et structurées en fonction de l'expérience antérieure, des besoins, des intentions de l'organisme impliqué activement dans une certaine situation» (1979 : 80.).

80

LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL

5.2. De l'objet au signe

Mais il faut aller plus loin encore. De ce que les objets sont une somme de propriétés, douées de permanence et guidant l'action, on peut avancer que cette notion rejoint celle de signe. Le signe est en effet, par définition, une configuration stable dont le rôle pragmatique est de permettre des anticipations, des rappels ou des substitutions à partir de situations. Par ailleurs le signe a, comme on l'a rappelé, une fonction de renvoi qui n'est possible que moyennant l'élaboration d'un système. La fonction perceptive rejoint donc ici la fonction sémiotique. Dans son fondement, la notion d'objet n'est pas foncièrement séparable de celle du signe. Dans l'un et l'autre cas, c'est un être percevant et agissant qui impose son ordre à la matière inorganisée, la transformant ainsi, par l'imposition d'une forme - le mot est pris cette fois au sens hjelmslévien-à une substance. Cette forme, de ce qu'elle est acquise, élaborée et transmise par apprentissage, est éminemment sociale, et donc culturelle. C'est un savoir - une structure cognitive et non plus seulement perceptive - qui nous garantit l'unité de la feuille pliée en deux, comme elle nous garantit la différence de la. vitrine et du spectacle qui y transparaît. En synthèse, on voit que la perception est sémiotisante, et que la notion d'objet n'est pas objective. Elle est au mieux un compromis de lecture du monde naturel. En ce point de l'exposé, passant des bases anatomophysiologiques de la perception à la notion d'objet, nous pouvons donc élaborer un modèle global du décodage visuel, à l'aide de concepts empruntés aussi bien à la sémiotique qu'à la théorie de la perception. Ce sera l'objet du chapitre suivant.

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INTRODUCTION AU FAIT VISUEL

niveau d'élaboration

6. Récapitulation

/

LES FONDEMENTS PERCEPTIFS DU SYSTÈME VISUEL

L'activité du système visuel (ou système rétinex), dans ses dimensions que sont la spatialité, la texture et le chromatisme, permet d'expliquer la production et la structure des percepts élémentaires. Elle rend donc compte, dès avant que soit alléguée la notion d'analogie ou de mimesis, de certains caractères des codes sémiotiques susceptibles de se manifester sur le canal envisagé. Ce système analyse, intègre et organise les stimuli, notamment à travers les mécanismes que-sont l'inhibition latérale et l'extraction de figures. Tant sur le plan de la spatialité que sur celui du chromatisme ou de la texture, ces mécanismes ont pour fonction d'accentuer d'une part des égalités dans la stimulation (production de similitudes) et de l'autre des inégalités (production de contrastes). .» C'est ainsi qu'apparaissent le champ, avec ses caractéristiques spatiales (l'indifférenciation), et fa limite, le premier correspondant à la reconnaissance d'une même qualité translocale (similitude), la seconde à une modification de cette qualité (contraste). Cette distinction aboutit à l'opposition figure-fond, produit de la discrimination, ou ségrégation de deux ou plusieurs régions du champ par la limite. L'apparition de ce concept entraîne une modification du statut de la limite (ou de son analogon, la ligne) qui, prise dans l'opposition fond vs figure, devient contour (ou limite d'une figure). La figure elle-même peut à son tour changer de statut lorsqu'elle cesse d'être occurrence pour devenir type, mobilisant ainsi une activité mémorielle : on parlera alors d'objet. Cet objet peut connaître une complexité croissante si, cessant de se définir sur un plan strictement visuel, il est associé à d'autres informations provenant d'autres canaux sensoriels, en vue d'objectifs pratiques. En schématisant très fort ce qui précède, on peut représenter les trois niveaux supérieurs de l'élaboration perceptive-cognitive selon le schéma suivant.

82

1 figure 2 forme 3 objet

statut sémiotique

base empirique

occurrence non dénommable propriétés visuelles type dénomrnable propriétés visuelles type dénommable propriétés visuelles + propriétés non visuelles Tableau/. Trois niveaux d'élaboration perceptive

DEUXIÈME PARTIE

Sémiotique de la communication visuelle

CHAPITRE III

Sémiotique générale des messages visuels

1. Introduction : sémiotique et perception

I

1.1. On s'est attaché jusqu'ici à préciser les mécanismes de la sensation, de la perception, et de la scrutation cognitive. Rien de ce qui a été avancé jusqu'à présent ne paraît aborder de front deux thèmes qui paraissent bien avoir partie liée. Le premier est celui de la distinction entre spectacles naturels et artificiels, opposition qui semble aller de soi pour le bon sens, et dont l'évidence empirique est telle qu'elle contamine la majeure partie des travaux de sémiotique visuelle. Le deuxième est la notion même de signe, fondement de toute sémiotique : existe-t-il des signes visuels? Si oui, constituentils une classe homogène? Comment s'articulent-ils? Qu'en est-il de leurs éventuelles combinaisons syntagmatiques ou paradigma- ' tiques? Le moment est venu d'indiquer clairement l'articulation entre les mécanismes cognitifs et la perspective sémiotique. Car l'exposé mené jusqu'à présent ne visait pas à imposer un quelconque syncrétisme théorique. Bien au contraire. Mais se placer dans la perspective sémiotique - c'est-à-dire étudier la relation entre le plan de l'expression et celui du contenu, et poser cette relation comme un objet propre -, c'est aussi « reconnaître que l'étude en tant que telle des événements de la vie physique et émotive est du ressort de diverses sciences humaines autonomes et indépendantes. Non seulement la sémiologie doit-elle reconnaître la dépendance où elle est par rapport aux hypothèses de la psychologie cognitive ou de la perception ou encore à celles des 87

'

SÉMIOTIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

SÉMIOTIQUE GÉNÉRALE DES MESSAGES VISUELS

théories du sujet, comme bases nécessaires à son travail propre, mais elle doit aussi faire état ouvertement des hypothèses qu'elle emprunte et les appliquer sans les dénaturer, puisqu'elles servent de fondement à la construction de son propre objet d'étude » (SaintMartin, 1987 : 110). ' En rappelant ces exigences, nous confirmons du même coup la perspective qui est la nôtre, laquelle est de contribuer à l'avancement d'une « sémiotique particulière ». En effet, très pédagogiquement, Umberto Eco distinguait dans une entrevue une sémiotique gënérale - « une forme de la philosophie, et peut-être même la seule » -, de la sémiotique particulière« qui peut atteindre le statut d'une science quasiment exacte » -, et de la sémiotique appliquée ( « par exemple la sémiotique appliquée à la critique littéraire »). Qu'il soit ici répété que notre propos n'est pas d'abord de fournir des « trucs » mécaniquement applicables à la lecture d'énoncés comme les œuvres d'art, ni de rester, avec les mains trop propres, au niveau des considérations épistémologiques : nous entendons nous situer entre la sémiotique générale et l'appliquée. Cependant, de même qu'une sémiotique particulière peut fournir en corollaire des instruments pour ceux qui se soucient de l'analyse d'énoncés, cette sémiotique particulière-ci pourra contribuer à faire avancer la réflexion sur un problème central de la sémiotique générale. En effet, dans la mesure où elle se préoccupe de l'articulation entre un plan de l'expression et un plan du contenu, elle se bute à l'irritant problème du lien qui se noue entre un sens qui semble ne pas avoir de fondement physique et une stimulation physique qui, comme telle, ne semble pas avoir de sens 1. Ce problème du lien entre le physique et le non-physique déborde évidemment le cadre de la sémiotique comme discipline institutionnalisée. Il a animé toute la réflexion philosophique occidentale (cf. Eco, 1987 et 1988), de Platon à Descartes, de Hume à Peirce, et de l'idéalisme à la phénoménologie. Il est d'ailleurs reposé aujourd'hui en termes nouveaux par les recherches en intelligence artificielle. En gros, deux positions extrêmes n'ont cessé d'être occupées par ceux qui se sont souciés de la question. La première, dans la foulée de l'empirisme et du behaviourisme, est un positivisme qui attribue aux « objets » du monde matériel une existence en soi, et par

conséquent le pouvoir de déterminer nos modèles. Ces modèles se borneraient à extraire le sens du réel, sens en quelque sorte immergé dans celui-ci. La seconde position est représentée par l'idéalisme. Sans qu'elles versent nécessairement dans le crocéisme, nombre de thèses contemporaines en restent proches, en refusant tout ce qui vient du monde, naturel ou construit. Refusant tout aux « objets », l'idéalisme tient que tout le sens est produit par l'homme; et c'est le «-texte comme aboutissement de la production progressive du sens » (Greimas-Courtès, 1979 : 148). Tout est cette fois dans les modèles. Sur cette voie, on trouvait déjà Ugo Volli (1972) qui rappelait énergiquement qu'il n'y a pas d'« objets» dans le monde : c'est la perception qui est sémiotisante, et qui transforme le monde en une collection d' « objets ». Sans vouloir ici mener le débat, admettons que notre apport au problème de la formation du sens joue plutôt en faveur de l'interaction 2 entre un monde amorphe et un modèle structurant. Les transformations iconiques (chap. IV,§ 5) ont un caractère réel, même si la figure de départ demeure à jamais hors d'atteinte. Dans l'acte de perception et dans le processus de reconnaissance qui lui fait suite (voir ci-après § 2) interviennent des traits qui ont un caractère réel et objectif. En revanche, les groupements de ces traits en unités structurelles, qui sont le propre de la lecture humaine, sont dans le modèle et non dans les choses (§ 2 et 3). Dans l'image se noue donc un équilibre interactif entre ce que Piaget appelait l'assimilation et l'accommodation.

1.2. Les pages qui suivent ont donc pour ambition de poser des jalons pour élaborer une théorie des signes utilisant de manière propre le canal visuel. On y proposera d'abord un modèle global du décodage visuel, réunissant en un schéma unique les processus déjà décrits. Mais ce modèle fera aussi et surtout apparaître le dynamisme du processus qui donne sens aux objets de la perception. On marquera un temps d'arrêt sur les notions de répertoire et de type qui, liées à celles de feed-back, sont capitales pour apprécier la liaison dont nous parlons. On traitera ensuite de trois thèmes importants qui sont , a. Le problème de l'articulation des signes visuels (§ 3). La

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89

SÉMIOTIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

SÉMIOTIQUE GÉNÉRALE DES MESSAGES VISUELS

perspective gestaltiste qui a d'abord été la nôtre peut en effet laisser croire que le sens ne s'établit que dans des énoncés appréhendés globalement ; alors que la perspective sémiotique, en avançant la notion de signe, postule la possibilité d'isoler ce dernier et de l'articuler. C'est d'ailleurs la difficulté qu'il y a à concilier les perspectives holiste et atomiste qui a conduit Eco (1975) à diluer la notion de signe iconique dans une « reformulation » où les relations entre plan de l'expression et plan du contenu sont dépeintes à travers les métaphores «galaxie.textuelle» et « nébuleuse de contenu». b. L'opposition entre spectacles naturels et spectacles artificiels, qui n'est peut-être pas si essentielle qu'elle n'apparaît d'abord pour fonder une sémiotique des signes visuels (§ 4). c. L'opposition entre deux types de signes se manifestant sur le canal visuel : le signe iconique et le signe plastique (§ 5). Cette dernière opposition nous servira ensuite de guide : nous proposerons aux chapitres IV et v une nouvelle définition des deux sortes de signes en question, et discuterons les problèmes particuliers qu'ils posent. Sur toutes les questions que nous venons d'évoquer brièvement, nous ne dirons pas le dernier mot ici. Par exemple, le problème de l'articulation interne des signes visuels se reposera plus loin, mais en termes distincts, pour le plastique et pour l'iconique ; le problème de la sémioticité ou de la non-sémioticité des spectacles visuels se reposera aussi, en des termes nouveaux, sur les terrains iconique et plastique, et il en ira de même pour le problème du type, du [eedback, etc. Il en ira a fortiori de même pour les problèmes de rhétorique.

obtiendra le tableau II. On y aperçoit les étapes successives par lesquelles on passe des entités perceptibles visuellement et de ce que nous nommerons « répertoire », au sens global intégré conféré à l'objet. Or, c'est bien ce processus d'attribution de sens qui est l'aboutissement des procédures de décodage, raison pour laquelle on y distinguera soigneusement ce qui est cognitif.

1.

l

analyseurs microtopographiques

l 2.

1

Texture

1

PERCEPT

CONCEPT

Sensation

Répertoire

1

l 1

analyseurs chromatiques

extracteurs de motif

T

1 1

Couleur

intégration

~

comparaison

l 3

~et

2. Un modèle global du décodage visuel Tableau Il. Modèle global du décodage visuel 2 .1. Du perceptif au cognitif Si l'on tente de réunir en un schéma unique les mécanismes qui aboutissent à la reconnaissance des formes et des objets, on

Pour lire ce tableau, on insistera sur le fait qu'il présente à la fois des procès et des produits. Les procès (ou les appareils processeurs) sont figurés par des flèches commentées, les produits le sont par des

90

91

SÉMIOTIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

cases rectangulaires. On notera que, pour des raisons de simplicité, on n'a pas voulu y faire figurer le très important phénomène dufeedback. Mais ce phénomène y est implicitement présent : par exemple, le « répertoire » qu'on aperçoit à droite du tableau n'a évidemment pu être constitué que par la fréquentation des objets qu'il permet de reconnaître; il est par conséquent en état permanent de reconstitution, au fur et à mesure que des objets nouveaux ou des configurations nouvelles d'objets lui sont confrontés. Les différents produits se régartissent en trois niveaux. Le premier niveau est celui des données de base. Celles que, dans la perspective dualiste que nous avons critiquée, on opposerait comme physiques et non physiques. Du point de vue perceptuel, le niveau 1 est celui des sensations ; celles-ci sont obtenues par balayage et couvrent la production du champ avec ses corollaires (comme la limite). Du point de vue conceptuel, on note la présence, dès ce niveau, du répertoire qui sera présenté ci-après. Le niveau 2 est celui des processus perceptifs, qui aboutissent à une transformation simplificatrice des premiers produits (simplification quant au nombre des caractères retenus comme pertinents). Mais les différents produits de l'étage précédent se voient intégrés dans un produit nouveau ( couleur et texture peuvent contribuer à la naissance de la forme). Le répertoire intervient, comme on le voit, dans ce mouvement vers la pertinence. Le niveau 3 est celui des processus cognitifs. C'est dire que la répétition et la mémoire, productrices de l'objet, y interviennent. Ce résultat n'est évidemment pas terminal, puisqu'il est soumis au feed-back. Notons deux choses à propos de cette présentation schématique. Elle applique la belle devise cartésienne qui recommande d'aller du simple au complexe. Ce qui est peut-être souhaitable lorsqu'on mène un discours quelconque, mais qui ne correspond peut-être pas aux véritables processus de la perception. Certains tiennent au contraire que la véritable démarche cognitive emprunte la voie inverse : n'est-ce pas Lévi-Strauss qui déclare que « la connaissance du tout précède celle des parties »? Le débat sera repris en détail plus loin (§ 3), mais notons déjà que le « simple » (sous les espèces de la sensation), tout autant que le complexe (sous les espèces du répertoire) sont présents d'emblée au niveau 1. L'autre remarque porte sur la notion d'objet, et est liée à la 92

SÉMIOTIQUE GÉNÉRALE DES MESSAGES VISUELS

précédente : on ne préjuge pas ici de la complexité oo, on y observe une redondance totale quant à la couleur et quant à la texture. Sur le plan de la forme, des traits comme « clôture », « symétrie », « dimension » sont redondants, mais non les traits constituant le type géométrique. La nécessité de définir exactement les traits qui supportent la redondance et ceux qui introduisent la déviation fait surgir une question : l'analyse embryonnaire à laquelle on vient de se livrer aboutit-elle à un inventaire fini des traits du plastique? Nous avons déjà répondu à cette question en élaborant le concept de type plastique. On peut noter que des traits dégagés dans un énoncé sont totalement dépourvus de pertinence dans d'autres. Dans l'exemple évoqué, l'orientation, qui, ailleurs, peut être un trait descripteur du carré, ne joue ici aucun rôle dans la redondance (il peut être indifféremment tracé D ou la présence du cercle - qui n'a aucune caractéristique d'orientation - ne sélectionne que le trait «symétrie»). On peut en tirer la conclusion qu'un trait quelconque d'un type reste à l'état de potentialité et ne devient effectif que dans le cas où ce trait apparaît dans d'autres occurrences plastiques, présentant le même trait et manifestées dans le message 2• Ces problèmes se reposeront chaque fois en termes particuliers pour les trois paramètres du plastique : la forme, la texture, la couleur. Néanmoins, l'essentiel de la démarche descriptive restera le même dans les trois cas. Nous entrerons donc dans plus de détails dans la prochaine division - la rhétorique de la forme ; certaines observations qui y sont formulées seront valables pour les deux autres domaines ( comme les caractères de la norme : § 2.1.1.). Nous partirons de l'analyse d'un énoncé exemplaire : Bételgeuse, de Vasarely. Elle permettra à la fois de voir se former une norme, illustrant les questions soulevées plus haut (§ 1.1.), et de voir se manifester des transgressions de ces normes 3, comme de préciser davantage les caractéristiques de la norme plastique.

:

317

1

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE RHÉTORIQUE DE LA coMMUNICATION VISUELLE

ces degrés zéro généraux sont évanescents dans le domaine plastique. Ce qui leur confère de la solidité, ce sont surtout les discours qui s'emparent de ces grands modèles. 2. Rhétorique de la forme

2.1.2. Puissance de la redondance

2.1. Normes 2.1.1. Caractères des normes plastiques Les normes ici observables se caractérisent de trois manières : elles sont plurielles; plurielles, elles sont hiérarchisées, mais jouent entre elles de manière dialectique. Plurielles : chaque position entre dans plusieurs séquences possibles. Hiérarchisées : une séquence peut être considérée comme la manifestation particulière d'une norme plus générale. Dialectique : chaque norme particulière est la manifestation d'une norme générale, mais celle-ci ne peut être reconnue que grâce au fonctionnement de ces normes particulières. Observons ces trois caractéristiques dans le détail. On voit, dans le tableau de Vasarely, se constituer un réseau syntagmatique clairement structuré, à base d'alignements 4. Chacun des axes horizontaux, verticaux, diagonaux du tableau peut consti· tuer ces alignements. L'orthogonalité de tout le réseau est elle-même rendue apparente par d'autres formes : la rectilinéarité, la perpendicularité, la clôture dans cette rectilinéarité et cette perpendicularité. Ces traits redon· dants créent la régularité globale. En retour, celle-ci permettra d'identifier les ruptures de régularité aux niveaux inférieurs. Notons que les normes entrant en jeu ici (et qui seront détaillées ci-après, § 2.1.3. : alignement, progression, etc.) constituent le degré zéro local. Cependant, on peut aussi les interpréter - à l'instar de maints autres degrés zéro locaux (v. chap. VI, § 2.3.)comme étant suspendues à un degré zéro général : c'est parce que la ligne droite, le carré, le cercle, préexistent à l'énoncé, comme autant de types plastiques, que l'on peut projeter sur l'énoncé une attente fondée sur ces lignes, ces carrés, etc. Mais on sait combien

318

. __

Notons deux phénomènes de détail : a) la redondance d'un énoncé peut être très faible. Dans une imprévisibilité maximale, aucune norme ne pourrait être identifiée et aucune variation ne pourrait être décrétée rhétorique. Dans le cas contraire d'une forte redondance ( dont nous approchons avec Vasarely, qui remplit toutes les cases de son réseau), la norme est solidement établie et toute rupture sera donc fortement rhétorique. b) Par ailleurs, certains traits semblent être plus prégnants que d'autres. C'est le cas ici des horizontales et des verticales, plus perceptibles que les diagonales. L'organisation de l'énoncé sous forme d'unités quadrangulaires posées sur un côté y est évidemment pour quelque chose. La norme générale renforce donc la solidité des normes particulières. 2.1.3. Pluralité des syntagmes On peut aussi examiner en détail la notion de pluralité de norme. Chaque position entre dans plusieurs relations syntagmatiques. C'est le cas ici, et sur le plan de la position dans la relation, et sur celui de la qualité de la relation. a) Place dans la relation. Chaque position est à l'intersection d'un axe horizontal, d'un axe vertical et de deux axes diagonaux au moins. Il y a donc, pour chacune d'elle, quatre syntagmes possibles. (Quatre au moins, car en outre, chaque position peut entrer dans des figures plus complexes, qui en font des positions remarquables : coins, centre, pôles hauts et bas, etc.). b) Par ailleurs, dans toutes ces relations, une position peut voir son contenu déterminé par une règle syntagmatique particulière. Un syntagme se définissant par sa régularité (telle que le contenu d'une position soit partiellement ou totalement déterminé), il faut encore distinguer différents types de régularité. On a ainsi, par exemple :

319

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

- la régularité par alignement. Il en a été suffisamment question pour l'exemple qui nous occupe. - la régularité dimensionnelle. Ici, cette régularité est bien illustrée par la dimension des formes et de leurs intervalles. - la régularité par progression. Elle est régie par un principe de proportionnalité ou d'incrémentation entre les éléments qui croissent ou décroissent. Cette norme est également présente ici 5 dans les ellipses qu'on trouve, par exemple, aux rangs b et s et à la colonne 3. - la régularité par alternance (ici, par exemple, l'orientation des ellipses situées sur des diagonales ou celles des quatre ellipses qui s'inscrivent dans un carré). Il est évidemment possible de créer d'autres régularités, d'autant plus perceptibles qu'elles font appel à des agencements simples du point de vue perceptif, non fondés sur le principe de la séquence, mais par exemple, sur celui de la surface : carrés, cercles, polygones réguliers, convexes ou étoilés, sinusoïdes, quinconces ... De telles régularités existent dans notre exemple : on voit se dessiner ainsi un grand carré excentrique dans le coin supérieur droit. Dans tous ces cas, une régularité est créée, que l'on nommerait rythme si ces éléments étaient inscrits dans une ligne temporelle. La constatation de la pluralité des normes a une conséquence importante : suivant l'axe que l'on considère, chaque occurrence peut être considérée tantôt comme participant à une régularité, tantôt comme brisant une autre régularité : tel cercle de l'énonœ peut être pris dans une relation de régularité dimensionnelle selon l'axe horizontal, mais ne pas être conforme à la régularité attendue sur l'axe vertical. D'où une certaine tension dans la lecture qui peut être faite de ces positions. On savait déjà combien la notion d'écart rhétorique était relative : la considération d'un exemple pourtaDI aussi rigoureusement formalisé que Bételgeuse le démontre l suffisance. Le nombre d'exemples que l'on peut prendre ici est élevé. NOII nous bornerons à en signaler trois de nature différente : a) La verticale de l'extrême gauche comporte une ellipse (JI). Rupture sur le plan du contour ( exclusivement fait de cercles), mai norme respectée si l'on considère la progression sur l'axe horizontal (où les cercles sont de plus en plus aplatis).

320

b) ·un élément peut avoir sa place dans une régularité sous un de ses aspects seulement, et rompre avec la régularité sous un autre aspect. Le petit carré (Ill) de l'énoncé a sa place dans la séquence quant à sa dimension, mais il détonne quant à sa forme. c) Certaines ellipses (celles de la rangée b, de la colonne 6 et d'autres encore) peuvent être considérées comme des transgressions d'une régularité. Mais elles peu~nt être reconverties en éléments d'une autre régularité si on élabore, pour en rendre compte, une norme générale différente; si on voit dans l'énoncé plan l'icône d'un spectacle tridimensionnel, alors l'ellipse peut être considérée comme la forme que prend un disque pivotant autour de son diamètre, et la série d'ellipses comme un ensemble de disques représentés à différents moments de leur rotation, et dans un ordre rationnel 6•

2.2. Transgressions

Le moment est venu de synthétiser les phénomènes de transgression observés dans Bételgeuse. Ces transgressions n'affectent que les formes (laissant intactes les autres variables de couleur et de texture): ce sont des ruptures (a) d'orientation (ellipses diagonales), (b) de dimension (par exemple, le petit cercle p13), soit deux des trois formèmes de la forme 7, mais aussi (c) des ruptures dans le choix du type de forme (exemple : les carrés survenant dans des séquences de cercles). Certaines transgressions peuvent être créatrices de nouvelles régularités. Mais elles peuvent aussi s'additionner à d'autres transgressions pour se renforcer. Une ellipse, transgression de type de forme, peut aussi être considérée comme une transgression de dimension.

321

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

2.3. Figures La transgression d'une régularité ne peut suffire pour que l'on

parle de rhétorique. Encore faut-il que la redondance ne soit pas détruite au point qu'on ne puisse déterminer la nature de l'occur· rence attendue en cette position. C'est ce savoir sur la position en

question qui permet de réduire l'écart- On sait que le résultat d'un écart réduit est une figure, qui définit le rapport entre le degré perçu

et un degré conc;u. Dans l'exemple choisi, le degré conçu de la position f 11 est un cercle et son degré perçu un carré.

La coprésence du perc;u et du conçu aboutit à une analyse qui fait ressortir les traits communs de l'un et de l'autre, ainsi que ceux qui se trouvent en relation d'exclusion. Ce que peut illustrer le schéma suivant:

.d

.e

.b

/carré/

/cercle/

Figure 17 a. Médiation du cercle et du carré (1)

où a, b, c, communs, seraient par exemple : /fermetuRI, /convexité/, / taux élevé de symétrie/ (relevant du formème otion) et où d, n'appartenant qu'au cercle, serait /courbure/, quer• 322

opposerait à e, /angularité/ (relevant du même formème). Perçu et conçu doivent être à la fois semblables et différents (c'est le principe du tiers médiateur), et ce rapport se dégage de la possibilité qu'il y a pour le spectateur d'identifier une classe qui les englobe tous deux. Ici, par une abstraction topologique, cercle, carré, ellipse, losange, peuvent être vus comme, équivalents, en ce qu'ils sont des figures closes et simplement connexes 8• La rhétorique vasarelyenne abolit ainsi la différence entre cercle et carré, en mettant l'accent sur ce que ces deux types ont en commun. Comme on le notera en passant, on retrouve ici l'application d'un grand principe qui régissait déjà la rhétorique linguistique : une figure n'est possible que grâce au caractère décomposable des unités (les métaplasmes sont rendus possibles par l'existence des phonèmes, les métasémèmes par celle des sèmes). De même, le jeu de similitudes et de différences qui vient d'être évoqué n'est pas sans analogie avec celui de la métaphore. La figure prise ici comme exemple est en effet obtenue par des transformations (géométriques, topologiques). Et toutes ces transformations procèdent d'une même opération de suppressionadjonction ( comme dans la métaphore) : certains des traits du degré conçu ont été oblitérés (la courbure) et remplacés par des traits constituant la spécificité du degré perçu (l'angularité). D'autres figures existent-elles? Autrement dit, les opérations de suppression et d'adjonction simples sont-elles possibles? A première vue, on est tenté de récuser l'hypothèse de la suppression simple et de croire que seule la suppression-adjonction est possible. Le type de la forme est une somme de propriétés, que nous avons définies comme des traits, organisés en formèmes; or, comme ces traits sont directement manifestés dans une expression, ?D pourrait se dire qu'il n'est pas possible d'en supprimer un sans ,Pso facto le remplacer par un autre. (Il ne serait pas possible, par exemple, de supprimer la« courbure» d'un cercle et d'en rester là : laforme devant être manifestée sur le plan de l'expression, on devra représenter autre chose, qui pourrait par exemple être l'angularité). Cependant ce raisonnement ne vaut que pour certains types de traits, s'organisant de manière polaire (trait p vs trait non-p). Il ne 'But pas pour des traits s'organisant suivant le schéma trait q vs trait 0. Par exemple, dans le couple O vs C , où la seconde forme

323

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

constituerait le degré perçu, la clôture est totalement supprimée, et la ligne en tant que telle est partiellement supprimée (d'autres uaits, comme la symétrie, étant conservés). Par ailleurs, la suppression totale est toujours envisageable. C'est elle que nous aurions daos l'hypothèse où une case du tableau de Vasarely serait vide. Le raisonnement reste toutefois valide dans l'hypothèse d'une adjonction. On ne peut ajouter un trait à un type de fonne qu'au détriment d'un autre trait. Adjoindre l'angularité à la somme des traits du cercle, c'est le détruire en tant que cercle, et dooc supprimer sa courbure.

2.4. Éthos Voyons à présent comment les différen,. niveaux d'éthos nucléaire, autonome, synnome (cf. chap. vi, § 6)- qui valent Po"' tout système rhétorique, s'articulent dans le cas de la figuI' plastique, et plus particulièrement de la figure de forme.

2.4.l. Éthos nucléaire On peut distinguer trois aspects dans l'éthos nucléaire: percet> lion de la rhétoricité, perception de l'élasticité de la forme, perception des invariants. Envisageons successivement ces t1'iI Perception de la rbétoricité : on veut dire par là que l'eild points. premier d'une figure est toujours de déclencher la lecture rhêtoril!"' du message dans lequel elle s'insère. C'est ce qu'en linguistique OIII nommé la poéticité, qui « met en évidence le côté palpable dd signes» (Jakobson, 1963, 218), et nous lait percevoir le dilui-même et non principalement sa signification. Dans le cas à signe plastique, la figure n'a pas essentiellement ce rôle autot!i que : ce rôle est déjà en entier fondé sur la palpabilité de ses sil"' Une grande partie des signifiés plastiques est immanente au meuaf

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lui-même, comme on l'a vu au chapitre v. Ce message ne véhicule aucun contenu iconique que la figure viendrait disqualifier. Cet autotélisme que le message plastique, quel qu'il soit, partage avec le message iconique lorsque celui-ci est rhétorique, a une conséquence importante : il nous fait percevoir le message plastique comme étant de toute manière en puissance de rhétorique. Mais la figure ne joue-t-elle aucun rôle dans cet autotélisme? Évidemment si : elle souligne davantage encore la palpabilité des signes. Elle joue donc un rôle de renforcement de l'autotélisme, et accentue le caractère plastique du message. Le renforçant, elle tend à disqualifier, comme par avance, toute perception iconique. Un second effet nucléaire de la figure, bien illustré dans l'exemple envisagé, est que l'attention du regardeur est attirée sur la résistance de la forme à sa destruction. Des forces peuvent bien s'exercer sur elle : elle résiste, et cela tant que la limite de la redondance n'est pas atteinte. On manipule le cercle pour en produire les manifestations les plus déviantes, mais ces distorsions restent acceptables. Au point qu'on en vient à inclure le carré dans la famille 9 : c'est l'élasticité de la forme. Enfin, un des éthos nucléaires de la figure est la mise en évidence de l'invariant. L'équivalence d'un degré conçu et d'un degré perçu est, on le sait, garantie par l'invariant. Dans le cas d'une opération de suppression-adjonction, cet invariant est l'intersection entre les deux ensembles. Dans notre exemple, les traits qui opposent le carré et le cercle sont négligés au profit des traits qui leur sont communs (convexité, fermeture du contour, surface à peu près égale, taux élevé de symétrie). Alors que ce ne sont peut-être pas ceux-ci qui ressortent dans la représentation que nous avons de ces deux formes 10 • Une figure par suppression-adjonction tend aussi à mettre en évidence des représentations inusitées de l'espace. De même que la substitution iconique crée des types nouveaux, ou des discours nouveaux sur des référents, de même que la métaphore linguistique crée des lieux conceptuels nouveaux, la métaphore plastique de la forme crée des concepts spatiaux nouveaux, n'existant pas au niveau manifesté (comme la pure convexité, ou la pure fermeture). Nous pouvons nommer ces formes nouvelles des archiformes. Elles procèdent en effet de la neutralisation des traits spécifiques différen-

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RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

ciant les formes particulières : la figure contribue à disposer ces formes dans une même classe, au regard d'un formème donné. Cette démarche cognitive n'est pas sans analogie avec celle de la topologie.

2.4.2. Éthos autonome

Nous n'avons pas pu parler du troisième aspect de l'éthos nucléaire - la mise en évidence des invariants-, sans faire au moins remarquer que I'opérationportait ici sur des cercles et des carrés. Si l'on prend maintenant pleinement en considération ces deux formes, nous obtiendrons l'éthos autonome. Il faudra distinguer deux aspects du phénomène, suivant que l'on donne aux formes un contenu sémantique pauvre et simple (a) ou riche et complexe (b), problème dont nous avons vu qu'il n'était pas aisé à résoudre (chap. V, § 3.2.). (a) Les formes que la figure rend substituables ont leur personnalité propre. L'effet de la manipulation de Vasarely n'aurait pas du tout été le même si c'étaient des hexagones qui commutaient sur le tableau ! Cercle et carré sont en effet des formes familières et simples, très stables et ayant par conséquent une forte préexistence à l'énoncé. Une atteinte à leur stabilité sera dès lors plus ressentie que dans le cas d'une figure affectant des formes plus rares et complexes, et donc moins stables. La stabilité des deux formes et la représentation que nous en avons les rendent inconciliables dans nos discours. Les traits en exclusion réciproque apparaissent comme polaires dans nos représentations - /droite/ vs /courbe/ - ce qui n'est pas le cas pour une opposition du genre /6 côtés/ vs /7 côtés/. Leur conciliation forcée par le créateur d'archiformes sera d'autant plus remarquable. Il faudra encore faire apparaître un deuxième aspect de l'éthos autonome. (b) Si l'on accorde aux formes des signifiés très particuliers, la manipulation desdites formes et les effets qui en découlent (transgression, conciliation) ne manqueront pas d'affecter ces signifiés. Dès lors que le spectateur attribue un signifié précis au cercle et un

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

autre au carré, 1a composition de Vasarely ne peut manquer d'affecter ses représentations. Si par hypothèse - et nous ne présentons cette interprétation que pour illustrer Je mécanisme - le carré est associé à une perfection humaine et le cercle à une perfection divine, leur conciliation dans un jeu fonnel ne peut manquer d'avoir de profondes répercussions symboliques : fusion de l'homme dans la divinité, ou humanisation de l'ordre divin ...

2.4.3. Éthos synnome

Si c'est le contexte qui génère 1a figure, c'est lui aussi qui oriente son effet l'éthos final. Il peut en effet mettre en cause, moduler, ou renforcer autonome. On obtiendra, par exemple; l'effet de renforcement si certaines disvositions du contexte aboutissent à mettre le même invariant en valeur (éthos autonome a), ou encore si d'autres figures totalement différentes mettent en jeu les mêmes manipulations sémantiques queb.celles qui ont été décrites comme créatrices de l'éthos autonome Or c'est bien un tel effet de renforcement que l'on observe dans 1a composition de Vasarely; l'équivalence du cercle et du carré est plusieurs fois exhibée, à travers des manifestations différentes de la

fi.!ure : ici le carré occupe une aire plus grande que la moyenne des cercles, là une aire plus petite. Mais dans les deux cas, il constitue

l'aboutissement de progressions exclusivement fondées sur des cercles (et sur certaines ellipses). Ailleurs, c'est 1a disposition même des cercles qui suggère la présence d'un carré. La multiplicité et SUrtout la variété des exemples- c'était comme si l'on jouait sur un thème donné- ne manquent pas de renforcer les éthos autonomes dégagés.

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327

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

2.4.4. La médiation (a) Variété des modes de médiation On peut imaginer, entre le cercle et le carré, une série discrète d'intermédiaires qui pourraient, par exemple, être :

OOQOO Figure 17 b. Médiation du cercle et du carré (2)

Ces cinq éléments d'un répertoire idéal constituent une régularité par progression. Ils ne sont pas présents dans Bételgeuse, mais la série existe cependant potentiellement 11• Dans. la séquence, on s'écarte peu à peu du carré et on se rapproche du cercle: la « distance » entre les deux formes iz peut ainsi connaître une mesure précise. Que la substitution cercle-carré soit donnée une seule fois, à travers une équivalence pure et simple (comme dans Bételgeuse) ou qu'elle emprunte la voie d'une série d'intermédiaires sert en définitive au même but : procéder à la médiation des opposés. C'est cependant au premier phénomène - la substitution pure et simpleque l'on réservera le nom de médiation rhétorique. Le second, lui, est assimilable à une médiation narrative. D'autres types de médiation sont encore possibles. Dont la médiation par synthèse, qui n'est évidemment rhétorique que dans le contexte approprié. Les mathématiciens connaissent les célèbres courbes de Lamé, qui sont à l'origine de l'élégante solution trouvée par Piet Hein au problème de la Serge! Torg à Stockholm. Il s'agissait de trouver une courbe« agréable » qui soit intermédiaire entre les quadrangles induits par la perpendicularité des artères urbaines, et l'ovale prévu pour le bassin central. A cet effet, Hein propose l'équation X

1a

12,5 1 y 12,5 + 6 328

=1

Figure 17c. Médiation du cercle et du carré (3)

qui engendre la superellipse. La superellipse est une courbe qui réalise la médiation du cercle et du carré par synthèse, car elle est « à la fois » le contour de l'un et de l'autre. Un type approchant de médiation, combiné à une médiation de type narratif, se rencontre dans l'œuvre Archeologia, du sculpteur italien Giuseppe Spagnulo (19n). Il s'agit d'un ensemble de seize Volumes en fer massif disposés sur le sol. On trouve donc ici une médiation non plus entre le cercle et le earrë, mais entre le cube et le cylindre (un cylindre à vrai dire fort plat : une « galette »). Médiation par synthèse dans la mesure où fous les volumes intérieurs présentent certains caractères du cube et du cylindre ; médiation narrative dans la mesure où tous ces intennédiaires sont présentés en séquence.

Alais médiation narrative et médiation par synthèse ne vont pas leules comme on l'a vu au chapitre VI (§ 6.2.). On peut encore 329

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE RHÉTORIQUE DE LA coMMUNICATION VISUELLE

invoquer, par exemple, les médiations par juxtaposition et concentricité : ce sont elles qui sont à l'œuvre dans le mandala (cf. Edeline, 1985). (b) Variété des objets de médiation S'il y a plusieurs modes de médiation, les objets de celles-ci peuvent évidemment varier. Elles fonctionnent dans bien d'autres oppositions de traits plastiques, tels que / central/ vs I périphérique/, /vertical/ vs /horizontal/, / anguleux/ vs /flexueux/. Concernant le second couple, on pourrait soutenir que les courbes de Lamé lui apportent aussi une médiation puisque la figure 17c se ramène à

Martin Gardner, dans un texte intéressant (1975), décrit lui aussi une bipolarité plastique du monde perçu, depuis les sports (ballon rond sur terrain rectangulaire) jusqu'à l'argent (pièces de monnaie et billets de banque), en passant par les lettres de l'alphabet (de l'S à l'E), les meubles, les jeux d'intérieur, etc., à quoi on pourrait ajouter encore les pleins et les déliés de l'écriture à la ronde, qui se rapprochent fort de l'U et de l'S indiens.

3. Rhétorique de la texture

quatre fois la séquence suivante :

_J__j)/(\ Figure 17d où la verticale se transforme en horizontale et réciproquement. Quant au couple anguleux-flexueux, on peut faire appel à son propos à des exemples de médiation par synthèse fournis par l'art des Indiens du Canada, où abondent les formes dites « ovoïdes ». Selon les spécialistes (Stewart, 1979), l'attrait d'un ovoïde bien réussi réside dans son caractère tendu (« taut »). Par contre, le cercle est décrit comme une forme dégénérée de l'ovoïde, de même que le rectangle. « The negative circle (is) a crescent which has fallen in on itself. » « There is a feeling that if the ovoid 'let go', it would spring back into a rectangle or an aval. » Les mêmes spécialistes baptisent des lettres U et S certaines autres formes, ce qui voile peut-être le fait que ces formes sont en réalité semianguleuses

13

u :

_J

3.1. Nonnes de la texture

Une rhétorique suppose que deux unités au moins sont présentes ; nous devons donc énumérer les configurations possibles de la répartition entre textures d'une part, couleurs et formes de l'autre, dans un message plastique donné. Deux cas sont en principe possibles : (a) un message plastique donné est homogène quant à sa texture, mais accuse des variations quant à ses formes et ses couleurs; (b) un message plastique donné accuse des variations de forme et/ou de couleur mais aussi de texture 14• Si l'on y regarde attentivement, on verra que ce deuxième cas peut se réaliser de deux manières différentes : ou bien (b l) les variations texturales épousent les variations des autres éléments ( de forme et de couleur), ou bien (b2) elles en sont indépendantes : songeons, par exemple, à une tache rouge sur fond blanc, telle qu'une partie de la tache et du fond seraient lisses, et que le reste, comprenant aussi une fraction de la tache et du fond, serait rugueux 15• On aurait ainsi trois cas, que nous appellerons, pour faire court : (1) homogénéité de la texture, (2) variation concomitante, et (3) variation contradictoire. Quel est le statut de ces trois cas, relativement à la rhétorique?

Figure 18 331 330

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

Dans le premier cas (homogénéité de la texture), la texture est neutralisée, et est privée de pertinence : l'absence de variation lui ôte tout pouvoir discriminateur. Il n'y aurait donc pas de rhétorique dans ce cas. Pour le second cas (concomitance), nous avons également une forme de degré zéro qui semble bien être une application de la règle générale de concomitance étudiée plus haut (chap. VI,§ 3.4.) : à la variation de la couleur doit correspondre une variation texturale. Ces deux premiers cas sont des applications de la règle générale d'isotopie. Mais cette règle ne s'applique pas de la même manière : dans le premier, il y a isotopie du plan de l'expression, cette isotopie mettant en évidence l'homogénéité de l'énoncé et son caractère intégrateur; dans l'autre cas, la correspondance des isotopies plastiques met en évidence la relative indépendance des unités à l'intérieur de l'énoncé. On va voir que cette distinction entre les deux types de degrés zéro est riche d'implications. Le troisième cas crée indubitablement la figure rhétorique : une répartition contradictoire des plages viole, en effet, la norme de la concomitance. A ces normes générales viennent évidemment s'ajouter les normes locales étudiées précédemment. Comme les formes, les textures peuvent conférer une régularité interne à un énoncé. On peut, par exemple, imaginer des gradations de grain dans un énoncé qui jouerait sur la variété de ces grains (ainsi que le fait Carelman, lorsqu'il reconstruit Guernica en papier verré, à l'usage des mal voyants).

3.2. Figures La rhétorique de la texture apparaîtrait ainsi comme assez simple : deux normes, et une seule famille de figures. Nous sommes cependant restés ici au niveau des degrés zéro généraux. Et nous savons qu'il faut aussi faire jouer des normes de genre, historiquement localisées. Si on les fait intervenir, les messages où se manifestent l'homogénéité texturale aussi bien que la concomitance pourront également présenter des phénomènes rhétoriques.

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

3.2.J. Figures de l'homogénéité L'homogénéité texturale est fréquente : pensons au fait que nombre de messages plastiques artistiques nous parviennent à travers des photos, qui homogénéisent la texture aux yeux de 16 l'amateur moyen • Mais les autres exemples abondent : peinture s'efforçant de gommer les matières, conformément à l'idéal du « tableau léché » longtemps prôné par l'Académie, églomisés (peinture sur verre), dévaluation des matériaux dans une conception formaliste et géométrique de l'architecture (qui fut encore celle du Bauhaus et du style international), image télévisuelle, telle qu'on

l'idéalise : le spectateur de la télévision, dans les situations les plus courantes, considère comme un bruit et non comme message les lignes qui peuvent apparaître sur un appareil mal réglé, l'idéal étant une définition parfaitement « piquée » 17• Quoi de plus normal que tous ces phénomènes ? Dès qu'il y a signe, la substance de l'expression se· donne à nous comme procédant d'une matière homogène. Cependant, notre perception des énoncés visuels est fréquemment contaminée, comme déjà noté, par la fréquentation des spectacles naturels, où l'homogénéité texturale est absente. Ce 18 commerce avec les objets nous a, en effet, habitués à la variation concomitante. Dans certains cas, l'uniformisation de la texture peut donc être sentie comme rhétorique, violant l'autre degré zéro. L'homogénéité apparaît donc comme une rhétorique potentielle, occultée et en sommeil. Cette rhétorique se réactualise obligatoirement si des raisons particulières, dans un énoncé plastique particulier, font attendre une texture particulière à tel endroit particulier. Mais elle est toujours à la disposition du sujet recevant qui entend regarder

les signes plastiques comme des signes et non comme des applica-

tions d'une technique historiquement localisée.

Ces figures, en l'occurrence, procèdent d'une adjonction. Elles neutralisent en effet les variations attendues, au profit d'un ordre qui intègre les unités : on a donc ajouté une « architexture ».

332

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RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

3.2.2. Figures de la concomitance La variation texturale est historiquement contenue dans certaines limites, liées aux techniques de production des signes plastiques. Une norme générique veut qu'un même message soit performé dans une seule « matière » (isomatérialité). Or une telle technique va le plus souvent dans le sens d'une occultation des variations. Le plus beau cas étant, une fois de plus, celui de la photographie (l'identité de papier et de bain assure l'homogénéité texturale de l'énoncé). Notons cependant ceci, qui est important : il faut prendre les termes « technique » et « matière » dans un sens phénoménologique; il n'est pas vrai que la matière physique d'une terre de Sienne soit« la même » que celle d'un bleu de cobalt. La différence physique de pigment est cependant occultée, dans notre savoir, au profit de l'identité du véhicule, ici l'huile. C'est donc un apprentissage culturel - tel celui qui a créé pour nous la notion de « peinture à l'huile » - qui distribue la diversité et l'homogénéité suivant des règles chaque fois arbitraires et localisées historiquement. Ces règles sont si contraignantes qu'elles aboutissent à proposer aux artistes des répertoires de matières qu'il est interdit de mélanger : pas de lavis avec la peinture à l'huile, pas d'aquarelle avec la sanguine, pas de gouache avec l'acrylique ... Mais ces règles culturelles créent la possibilité d'existence de nouvelles figures : pousser la variation au-delà des limites qu'autorise la règle de l'unité technique produit bien de telles figures. Il est dans la norme que tel peintre rende telle tache plus claire à l'aide de telle texture plus lisse, à condition de produire cette tache avec la même matière : il l'est moins qu'il le fasse par le collage d'un morceau de verre comme dans la Komposition mit quadratische Glasscheibe de Carl Buchheister. Ce type d'écart peut porter le nom d'allomatérialité 19• On a donc ici l'inverse de ce que nous observions dans le premier cas : là, la norme de la concomitance était violentée par l'excès d'homogénéité; ici, la norme de l'homogénéité est contestée par une exagération de la concomitance. Ce genre de figure par allomatérialité peut connaître une variante particulière lorsque l'énoncé est par ailleurs iconique : l'énonciateur peut, en effet, utiliser des matières qui coïncident avec le référent du

signe iconique (du sable, des grains de café, des pâtes alimentaires, du riz, des bouts d'étoffe ... ) Ainsi, Enrico Prampolini mélange du sable à ses huiles en certaines zones d'œuvres comme Apparition plastique. La rhétorique de la concomitance procède de toute évidence d'une substitution : le verre est substitué à une peinture lisse, etc.

3.2.3. Figures de la variation contradictoire Le troisième cas est le plus simple. L'écart qu'il institue viole, en effet, la norme de correspondance de la variation entre paramètres : à la variation de la couleur ou de la forme doit correspondre une variation identique de la texture 20. Une répartition contradictoire des plages s_uivant ces trois paramètres constitue donc un écart. L'opération est aussi de l'ordre de la substitution : la contradiction fait, en effer, exister simultanément sur le support deux découpages distincts. D'autres figures proviennent en outre de normes socio-histori-

ques, Il y a par exemple écart lorsque le matériau employé viole une certaine représentation d'une pratique, artistique ou autre. On pensera ainsi aux sculptures japonaises en neige durcie : ne sontelles pas une insulte à la pérennité que vise toute sculpture ? De même, les œuvres en ouate, en pâtes italiennes collées ou en capsules de bouteille sont un pied de nez aux matériaux « nobles » de la sculpture traditionnelle. II est vrai que ces cas se rencontreront le plus souvent dans des énoncés iconiques. Mais le degré conçu, et la norme, relèvent uniquement du plastique.

3.3. Éthos

3.3.J. Figures de l'homogénéité L'éthos nucléaire de la figure par homogénéisation est triple. Tout d'abord, nous avons vu qu'elle jouait un rôle intégrateur, en renforçant l'unité de l'énoncé. Ensuite elle affirme la présence de la

334 335

RH ÉTORI Q U E DE LA CO M M U NICA TI ON VISU ELLE

technique plastique, et donc la revendication du caractère sémiotique de l'énoncé. S'il s'agissait d'un objet, et non d'un signe, on observerait la variation concomitante. On peut enfin dire que ce type de figure exalte le support : c'est lui qui semble présenter une texture uniforme, avant tout avènement d'une forme ou d'une couleur. Si les formes et les couleurs se présentent avec cette homogénéité-là, c'est qu'elles sont en quelque sorte subordonnées à ce fond, et aux grands partis techniques pris dans la communication 21•

3.3.2. Figures de la concomitance Ce type de figure affiche, au rebours de la précédente, le caractère relatif des techniques de production des signifiants. C'est particulièrement vrai de la figure par allomatérialité. Toutes ajoutent une composante « non préparée », « bricolée », qui constitue un des effets du genre très compiexe qu'est le.collage, genre que nous avons étudié par ailleurs 2 • Les arts contemporains offrent nombre d'exemples d'allomatérialité : chez Picasso ou Braque, le papier journal ou la toile cirée font irruption sur le tableau; Schwitters va plus loin encore, puisque la rupture est exclusivement plastique - donc sans justification iconique, ce qui est encore le cas chez Picasso -, et qu'aucune matière ne domine vraiment. « Non préparé » : au lieu de s'exhiber comme fini, l'énoncé montre les traces de son énonciation, d'habitude occultées. Effet renforcé encore lorsque le collage se fait avec des éléments · identifiables du monde naturel : exhiber les matières brutes, c'est rappeler qu'elles interviennent d'habitude sous une forme culturalisée à l'extrême (terres finement broyées, pigments extraits du monde et dilués). Ce type de figure joue donc un rôle référentiel, mais qui ne mobilise pas, ici, l'iconisme. Un effet autonome fréquent de ces figures s'apparente à l'hyperbole. Substituer une pièce de verre à une peinture lisse, c'est exalter ce texturème, en le manifestant par la matière qui le possède au plus haut degré. C'est aussi insinuer que-les techniques classiques sont incapables de produire un lisse ou un éclat véritables; c'est de ce fait discréditer et refuser une esthétique de la simulation. 336

LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

3.3.3. Figures de la variation contradictoire Loin de neutraliser la texture, comme le fait la figure par homogénéité, la variation texturale donne à cette dernière une indépendance vis-à-vis des formes et des couleurs. Loin d'appartenir au fond, et d'y attirer les deux autres paramètres, elle se superpose à la couleur, comme pour la disqualifier, en affirmant son propre caractère de pseudo-couleur23• A la limite, elle disqualifie la forme comme telle en lui donnant un statut proche de celui du fond, où elle la relègue. Ce type d'écart est, sur le plan historique, relativement moins fréquent que le précédent, sans doute à cause de cette occultation des valeurs phénoménologiques de la texture dont nous avons parlé, et qui est idéologiquement liée au rejet du corps. Ce refoulement pudibond n'est pas absurde car il apprécie justement - quoique négativement - les suggestions excrémentielles ou éjaculatoires des pigments étalés sur la toile ( cette dernière elle-même pouvant évoquer le lit), selon des isotopies projetées constamment à l'œuvre. II est d'ailleurs à noter que le métalangage propre à appréhender la texture a longtemps fait défaut à la critique artistique, apparemment si prompte à innover 24. Cette rareté relative du phénomène, ou en tout cas de ses manifestations les plus perceptibles, fait en sorte qu'il n'a engendré aucun degré zéro générique atténuant la figuralité.

4. Rhétorique de la couleur 4.1. Normes de la couleur Dans le chapitre v (§ 4) ont été examinés les différents systèmes proposés pour organiser les couleurs en syntagmes. On a vu à cette occasion la faible part d'objectivité présente dans ces systèmes et, au contraire, la prépondérance des systématisations culturelles arbitraires, importées d'autres disciplines, scientifiques ou non. 337

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE LA RHÉTORIQUE PLASTIQUE

A titre de degré zéro ne devrait être retenu qu'un système reposant sur une expérimentation psychologique de portée très générale, comme les fusions sur disques tournants, ou les contrastes simultanés et successifs. Si l'on devait ensuite purger de tels systèmes de toute importation idéologique (par exemple, les nombres 7 ou 12), on imagine qu'il ne resterait, après l'intervention implacable de ce rasoir d'Occam, que bien peu de chose pour élaborer un degré zéro général neurophysiologique transposable au plan sémiotique : ce reste serait sans doute l'addition grise, l'harmonie de couleurs analogues, l'harmonie de contrastes 25 ... Les règles ainsi dégagées sont peu nombreuses. Elles sont cependant solides et rentables, ainsi qu'on le verra plus loin (avec l'exemple de l'application du principe de l'addition grise aux œuvres de Mondrian). A côté de ces manifestations du degré zéro général, il faut cependant faire une place aux normes génériques ou pragmatiques. Il peut exister des systèmes normatifs imposés par une culture donnée, et intériorisés par ses membres. Ces systèmes seront moins stables, géographiquement et historiquement, mais ils pourront constituer des normes capables de l'emporter sur les degrés zéro neurophysiologiques au point de les déclasser. Il s'agira parfois de pures règles d'école ou de règles de genre. L'une d'entre elles pourrait consister en l'obligation de conserver dans toute l'image une même gradualité des couleurs (i.e. un niveau constant sur l'axe unissant les aplats aux dégradés), ou encore un même registre (sur l'axe de l'opposition entre les couleurs dites « pures >> et les autres). Il n'y a pas de doute que cette notion de registre fonctionne comme une puissante coercition pratique. Une preuve en est l'existence d'un vocabulaire désignant des« familles» de couleurs plutôt que des couleurs isolées : outre la famille des couleurs« pures », on parlera des tons« chauds »ou« froids », des couleurs fauves, terreuses, métalliques, des nuances pisseuses, des tons fades, ternes, ou pastel, etc. Chaque famille ainsi désignée constitue un sous-ensemble homogène parmi l'infinité des couleurs possibles, que l'on peut considérer comme un répertoire : c'est ce que l'on désigne souvent par la« palette » d'un peintre. L'obligation d'isogradualité ou d'isorépertorialité ( chacune de ces palettes constitue un véritable code, puisqu'elles listent des unités 338

de l'e~ression, autant que des unités du contenu) est intermédiaire entre un degré zéro général et un degré zéro local. Elle ne fournit que la base abstraite d'un degré zéro (et ainsi se présente comme générale), lequel s'actualisera librement dans chaque énoncé : il n'est pas prescrit qu'un énoncé doive utiliser tel répertoire, mais seulement un répertoire unique; le même raisonnement s'applique à la gradualité. En cela, et conformément à la loi dégagée au chapitre VI(§ 2.3.), la règle ne permet que d'engendrer des degrés zéro locaux. A propos des formes et des textures, nous avons relevé la formation possible de degrés zéro locaux à partir de certaines régularités. Tout particulièrement pertinente sera ici la régularité par progression connue sous le nom de dégradé, et quasi codifiée dans la pratique classique sous le nom de camaïeu. La série des niveaux de saturation du camaïeu (idéalement égale à sept, une fois de plus!) .constitue évidemment la condition d'un de ces ordres locaux.

4.2. Figures

II est sans doute nécessaire de rappeler en commençant que seules des dispositions syntaxiques particulières permettent de dire si une adjonction ou une suppression constitue un écart rhétorique. Le rythme, ou les autres séquences de formes que nous avons étudiées au chapitre v (§ 3.3.), peuvent par exemple jouer ce rôle. Ces dispositions spatiales peuvent en outre fortement affecter les écarts. La perception de ceux-ci est singulièrement renforcée si l'écart porte sur un élément d'une paire de positions couplées 26• Les opérations peuvent porter sur les composants de la couleur (les chromèmes de dominance, luminance et saturation). Elles peuvent aussi porter sur les principes mis en œuvre dans la syntaxe des couleurs : gradualité et répertorialité. Nous obtenons ainsi cinq composants, susceptibles d'être affectés par des opérations rhétoriques. 339

RHÉTORIQUE DE LA COMMUNICATION VISUELLE

Parmi les trois premiers composants, un seul n'autorise pas les opérations d'addition ou de suppression partielles : la dominance chromatique. Tous les autres ont un caractère intensif, donc linéaire, sur des axes allant d'un moins à un plus. On peut donc ajouter ou retirer de la saturation, ajouter ou retirer de la luminance. Mais la dominance chromatique étant cyclique, les notions d'addition ou de suppression n'ont pas ce sens à son propos : toute modification de dominance sera obligatoirement une suppression-adjonction 27• Un bel exemple est fourni par la lecture plastique du poème spatial de Reinhard Dôhl reproduit sur la couverture de l'édition« Points» de Rhétorique générale : une série de taches noires (le mot Apfel - pomme ) disposées avec régularité, est interrompue par une occurrence verte (le mot Wurm - ver). Enfin, un bon exemple de permutation totale nous est fourni par le drapeau de la Croix-Rouge, inverse du drapeau suisse. Néanmoins, il existe pour la dominance la possibilité d'avoir des suppressions et des adjonctions totales. Ces opérations consistent tout simplement à passer de la couleur au noir et blanc et vice versa. On se rapproche d'un tel exemple avec Spazio inquieto de Emilio Vedova: ce tableau apparaît d'abord comme fait de noir et de blanc, mais un second regard y fait apparaître, çà et là, des taches de

~

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Figures 1. Accentuation des contrastes par l'œil, 66. - 2. Diagramme chromatique, 75. - 3. Production du signe iconique, 132. - 4. Modèle du signe iconique, 136. - 5. Congruence, 159. - 6. Homothétie, 160. - 7. Projection, 161. - 8. Anamorphose par projection, 162. - 9. Transformation topologique, 162. -10. Différenciation, 165. -11. Discrétisation et différenciation, 170. - 12. Pluralité des orientations, 216. - 13. Opposition sur l'axe de l'équilibre, 220. - 14. Trois descriptions de la couleur, 231. - 15 a et b. Classification synthétique de Thürlemann, et correction, 232. -16 a, b, cet d. Fonctionnement contextuel des figures icono-plastiques, 281-283. -17 a, b, c, et d. Médiations de formes, 322, 328-330. -18. Dessins des Indiens de la côte Ouest, 330. -19. Motifs de tapis d'Orient, 373.

IMPRIMERIE S.E.P.C. À SAINT-AMAND (CHER) DÉPÔT LÉGAL JANVIER 1992. N° 12985 (1965-1505)

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