Tradition des proverbes et des exempla dans l'Occident médiéval / Die Tradition der Sprichwörter und exempla im Mittelalter: Colloque Fribourgeois 2007 / Freiburger Colloqium 2007 9783110217957, 9783110217940

Proverbs and exempla are two literary genres which developed in parallel throughout the Middle Ages. There was often cro

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Tradition des proverbes et des exempla dans l'Occident médiéval / Die Tradition der Sprichwörter und exempla im Mittelalter: Colloque Fribourgeois 2007 / Freiburger Colloqium 2007
 9783110217957, 9783110217940

Table of contents :
Frontmatter
Sommaire / Inhaltsverzeichnis
Introduction: Le passage du proverbe à l’exemplum et de l’exemplum au proverbe
«Car qui a le vilain, a la proie». Les proverbes dans les recueils d’exempla (XIIIe–XIVe siècle)
Exemplarisches Erzählen – im exemplum, im Märe, im Fabliau?
Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain›
Letteratura di proverbi e letteratura con proverbi nell’Italia medievale
Les proverbes dans la prédication du XIIIe siècle
Proverbes et chansons satiriques galiciennes-portugaises
Présence de la figure de Caton le philosophe dans les proverbes et exemples médiévaux. Ses rapports avec les ‹Disticha Catonis›.
Fabel und Exempel, Sprichwort und Gnome. Das Prozesskapitel von ‘Kalīla wa-Dimna’
Du proverbe à l’exemplum: fonctionnement d’un assemblage narratif dans un recueil de contes du salut du XIVe siècle, ‹Le Tombel de Chartrose›
De la fonction paraphrastique du proverbe. ‹Libro de los gatos›, ‹Libro de Buen amor› (Espagne, XIVe siècle)
L’enxiemplo dans ‹El Conde Lucanor› de Juan Manuel. De l’exemplum au proverbe, entre clarté et obscurité
Les mentalités médiévales d’après le Recueil de proverbes de Cambridge (ms. Corpus Christi 450)
La littérature parémiologique castillane durant l’imprimerie primitive (1471–1520)
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Tradition des proverbes et des exempla dans l’Occident me´die´val Die Tradition der Sprichwörter und exempla im Mittelalter Colloque fribourgeois 2007 Freiburger Colloquium 2007



Scrinium Friburgense Veröffentlichungen des Mediävistischen Instituts der Universität Freiburg Schweiz

Herausgegeben von Hugo Oscar Bizzarri · Christoph Flüeler · Marie-Claire Ge´rard-Zai Peter Kurmann · Eckart Conrad Lutz · Hans-Joachim Schmidt Jean-Michel Spieser · Tiziana Suarez-Nani

Band 24

Walter de Gruyter · Berlin · New York

Tradition des proverbes et des exempla dans l’Occident me´die´val Die Tradition der Sprichwörter und exempla im Mittelalter Colloque fribourgeois 2007 Freiburger Colloquium 2007

Edite´ par / Herausgegeben von Hugo O. Bizzarri · Martin Rohde

Walter de Gruyter · Berlin · New York

Veröffentlicht mit Unterstützung des Hochschulrates Freiburg Schweiz

앝 Gedruckt auf säurefreiem Papier, 앪 das die US-ANSI-Norm über Haltbarkeit erfüllt.

ISBN 978-3-11-021794-0 ISSN 1422-4445 Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http://dnb.d-nb.de abrufbar. 쑔 Copyright 2009 by Walter de Gruyter GmbH & Co. KG, 10785 Berlin. Dieses Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany Einbandgestaltung: Christopher Schneider, Berlin Satz: Mediävistisches Institut der Universität Freiburg Schweiz Druck und buchbinderische Verarbeitung: Hubert & Co. GmbH & Co. KG, Göttingen

Sommaire / Inhaltsverzeichnis Hugo O. Bizzarri – Introduction. Le passage du proverbe à l’exemplum et de l’exemplum au proverbe 7 Marie Anne Polo de Beaulieu et Jacques Berlioz – «Car qui a le vilain, a la proie». Les proverbes dans les recueils d’exempla (XIIIe–XIVe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Klaus Grubmüller – Exemplarisches Erzählen – im exemplum, im Märe, im Fabliau? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Elisabeth Schulze-Busacker – Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain› . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Alfonso D’Agostino – Letteratura di proverbi e letteratura con proverbi nell’Italia medievale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Franco Morenzoni – Les proverbes dans la prédication du XIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Carlos Alvar – Proverbes et chansons satiriques galiciennes-portugaises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Delphine Carron – Présence de la figure de Caton le philosophe dans les proverbes et exemples médiévaux. Ses rapports avec les ‹Disticha Catonis› . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Regula Forster – Fabel und Exempel, Sprichwort und Gnome. Das Prozesskapitel von ‘Kalīla wa-Dimna’ . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Audrey Sulpice – Du proverbe à l’exemplum: fonctionnement d’un assemblage narratif dans un recueil de contes du salut du XIVe siècle, ‹Le Tombel de Chartrose› . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Bernard Darbord – De la fonction paraphrastique du proverbe. ‹Libro de los gatos›, ‹Libro de Buen amor› (Espagne, XIVe siècle) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Sommaire / Inhaltsverzeichnis

Carlos Heusch – L’enxiemplo dans ‹El Conde Lucanor› de Juan Manuel. De l’exemplum au proverbe, entre clarté et obscurité . .

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Philippe Ménard – Les mentalités médiévales d’après le Recueil de proverbes de Cambridge (ms. Corpus Christi 450) . . . . . . . .

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Hugo O. Bizzarri – La littérature parémiologique castillane durant l’imprimerie primitive (1471–1520) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 Présentation des auteurs / Vorstellung der Autoren . . . . . . . . . . . . . 333

Introduction: Le passage du proverbe à l’exemplum et de l’exemplum au proverbe Hugo O. Bizzarri (Fribourg)

Je prendrai comme point de départ une distinction non comprise dans la traditionnelle séparation entre langues romanes et germaniques. Par rapport à des langues telles que le français, l’anglais ou encore l’italien, qui utilisent le terme ‹proverbe› (fr.), ‹proverb› (angl.) et ‹proverbio› (it.) pour parler de dictons populaires et savants, l’espagnol les distingue en utilisant deux appellations différentes: ‹refrán› (anc. fr. refrain) pour les dictons populaires, ‹proverbio› (lat. proverbium) pour les érudits; dans tous les cas, la dénomination sententia reste d’usage pour une deuxième forme de dictons érudits. Le propos ne consiste pas ici à observer l’histoire de ces vocables dont les labiles barrières remontent jusqu’à des époques 1 primitives, mais ils nous révèlent déjà cependant une constante de la littérature sentencieuse du Moyen Âge: la correspondance entre diverses formes. Le fait que les substantifs latins proverbium et exemplum aient eu au Moyen Âge une signification aussi vaste sous-entend déjà la présence de barrières diffuses entre un genre et un autre. D’ailleurs, ce fut une des causes qui rendit si difficile la définition de chacune de ces espèces, jusqu’à pousser Archer Taylor à déclarer l’impossibilité d’ébaucher une ––––––––––––––––––– 1

Pour une vision générale, je renvoi aux travaux de Cotarelo, Emilio, Semántica española: retraer, dans: Boletín de la Real Academia Española 3 (1916), pp. 685–705; idem, Semántica española: refrán, dans: Boletín de la Real Academia Española 4 (1917), pp. 242–259; O’Kane, Eleanor S., On the Names of the ‹refrán›, dans: Hispanic Review 18/1 (1950), pp. 1–14; Seiler, Friedrich, Wort, Begriff und Wesen des Sprichwortes, dans: Das Deutsche Sprichwort, Strassburg 1918, pp. 1–6; Ott, Norbert H., Sprichwort, III. Deutsche Literatur, dans: Lexikon des Mittelalters, t. 7, München 1995, cols. 2138–2139; Peil, Dietmar, Sprichwort, dans: Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd. par Gert Ueding, t. 8, Tübingen 2007, cols. 1292–1296.

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définition opérative du proverbe ou Jean-Yves Tilliette à nier catégorie 3 de récit à l’exemplum et le réduire à un mode de persuasion. Comment désigner alors des réalités similaires mais à la fois si différentes? Isidore résolut le problème en concédant aux vocables latins des concepts transmis par des mots grecs. Selon l’auteur sévillan, le terme proverbium traduisait le mot grec paroemia, tandis qu’exemplum repré4 sentait le grec paradigma. Grâce à eux, Isidore réaffirmait la survivance de la culture grecque dans la latine et, bien qu’il vît dans chacun des mots qu’il définissait des manifestations littéraires distinctes, lorsqu’il parle du proverbe ajusté aux circonstances, il ne cesse de l’unir à un récit populaire, peut-être une légende: ‹Lupus in fabula›. Aiunt enim rustici vocem hominem perdere, si eum lupus prior viderit. Vnde et subito tacenti dicitur istud proverbium: ‹Lupus in 5 fabula›.

Il est évident qu’au-delà des problèmes que nous puissions rencontrer lors de la définition de chacune de ces espèces, celles-ci étaient pour l’homme médiéval des formes littéraires bien définies, bien qu’également 6 solidaires. La littérature sapientielle se développa au Moyen Âge de ma––––––––––––––––––– 2

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«The definition of a proverb is too difficult to repay the undertaking; and should we fortunately combine in a single definition all the essential elements and give each the proper emphasis, we should not even then have a touchstone. An incommunicable quality tell us this sentence is proverbial and that one is not». Taylor, Archer, The Proverb and an Index to the Proverb, with an Introduction and Bibliography by Wolfang Mieder, Bern/Frankfurt a.M./New York 1985 (1ère éd. Harvard 1931), p. 4. Tilliette, Jean-Yves, L’exemplum rhétorique: Questions de définition, dans: Les exempla médiévaux: Nouvelles perspectives, éd. par Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, Paris 1998, pp. 43–65. Paroemia est rebus et temporibus adcommodandum proverbium [ . . . ] Paradigma vero est exemplum dicti vel facti alicuius aut ex semili aux et disimili genere convenientes eius, quam proponimus, San Isidoro de Sevilla, Etimologías, éd. par José Oroz Reta, Manuel A. Marcos Casquero et Manuel C. Díaz y Díaz, Madrid 1982, I, 37, 28 et I, 37, 34. Ibid., I, 28. Dans certains cadres, comme par exemple celui de la scolastique, elles pouvaient être définies cependant avec plus de précision, comme le prouva Engelbert von Admont dans son traité ‹Speculum virtutum moralium›, à partir de la connaissance de théories aristotéliciennes et isidoriennes. Toutefois, ceci n’était pas commun. Voir Knapp, Fritz Peter, Mittelalterliche Erzählgat-

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nière indépendante à la littérature exemplaire, bien qu’il y ait eu des contacts et des influences de l’une sur l’autre tout au long de leur évolution. Elles étaient toutes les deux des représentations d’une même ‘intention éthique’, mais exprimée de façon différente. Il est certain que les rhétoriques médiévales ont joué un rôle fondamental dans ces entrecroisements. Elles encourageaient le passage d’une manière de représentation à l’autre en considérant proverbes et exempla comme des formes complémentaires. Le proverbe exprimait la même chose que l’exemplum, mais sous une forme plus synthétique, ce qui contribuait à condenser l’enseignement du récit. C’est pourquoi, dans son ‹Ars versificatoria› (I, § 16 et IV, § 19), Mathieu de Vendôme recommandait de commencer ou de terminer un récit par une sentence générale; Geoffroi de Vinsauf conseillait à peu près la même chose dans son ‹Documentum de arte versificandi› (I, § 17, II, § 5 et III, § 2); dans sa ‹Poetria nova› (II, vv. 126–129), il constatait que le fait de débuter un 7 récit par un proverbe éclaircissait son sens. Ce qui s’encadre habituellement dans la ‹littérature sapientielle› et ‹littérature exemplaire› ne forme pas un tout homogène. La tradition biblique, l’héritage de l’Antiquité, la tradition arabe, la culture populaire et érudite, plus l’apport de chaque peuple et région constitue une large palette de traditions qui vont s’influencer les unes les autres puisqu’elles partagent nécessairement les mêmes contextes. Je prends comme exemple le dialogue ‹Salomon et Marcolfus› en tant que modèle évident du croissement de différentes traditions dans un même texte: dans ce cas, l’érudite et la populaire. Salomon entend qu’un paysan est verbossum et 8 callidum malgré le fait d’être rustique. Le dialogue confronte deux milieux totalement différents: le courtisan, représenté par le roi Salomon descendant de douce générations de rois; Marcolfus et son épouse, lui descendant de douce générations de campagnards et elle de douce générations de prostituées. La présentation même des personnages les oppose: Salomon assis sur son trône, entouré d’or; Marcolfus, originaire d’orient –––––––––––––––––––

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tungen im Lichte scholastischer Poetik, dans: Exempel und Exempelsammlungen, éd. par Walter Haug et Burghart Wachinger, Tübingen 1991, pp. 1–22. e Tous ces traités se trouvent dans Faral, Edmond, Les arts poétiques du XII e et du XIII siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris 1924. Salomon et Marcolfus: kritischer Text mit Einleitung, Anmerkungen, Übersicht über die Sprüche, Namen- und Wörterverzeichnis hrsg. von Walter Benary, Heidelberg 1914, p. 5.

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turpissimum et deformem, sed eloquentissimum (p. 1). Marcolfus, tout 9 comme Esope, est un paradoxe vivant. C’est précisément cela qui incite le roi Salomon à jouter avec ce paysan: Quamobrem habemus inter nos altercacionen. Ego te interrogabo, tu vero subsequens responde michi (p. 5). D’autres dialogues contemporains, tels que la ‹Vita Secundi› ou ‹Adrianus et Epictitus›, ne confrontent pas aussi ouvertement deux genres de 10 savoir. Il s’agit là de philosophes qui disputent avec l’empereur et ils 11 utilisent tous une même sorte de savoir érudit: l’énigme. Cependant, dans ‹Salomon et Marcolfus› il y a une opposition entre deux types de savoir. A chaque demande de Salomon évoquant un dicton érudit, Marcolfus répond par un dicton populaire, la plus part du temps de caractère grossier. Si Salomon dit: Fugit impius nemine persequente, Marcolfus répond: Quando fugit capreolus, albicat eius culus (N° 7); au dicton biblique de Salomon: Mulier pudica est multum amanda, Marcolfus réplique de manière vulgaire: Vacca lactiua est pauperi retinenda (N° 15); les plus claires réminiscences bibliques n’échappent non plus pas aux comparaisons champêtres: Salomon: Omnia tempora tempus habent. Marcolfus: Diem hodie et diem cras, dicit bos ui leporem sequitur (N° 140). Finalement, Marcolfus exige qu’on lui donne ce que le roi lui avait promis et prononce alors l’unique proverbe érudit sortant de sa bouche: 12 Ubi non est lex, ibi non est rex (p. 22). Il est évident que le dialogue ––––––––––––––––––– Pour cette caractéristique de la ‹Vida de Esopo›, voir Rodríguez Adrados, Francisco, Elementos cínicos en las ‹Vidas› de Esopo y Segundo y en el ‹Diálogo› de Alejandro y los gimnosofistas, dans: Homenaje a Eleuterio Elorduy, Bilbao 1978, pp. 309–328. 10 Pour la tradition de ces dialogues, voir les travaux de Suchier, Walther, Das provenzalische Gespräch des Kaisers Hadrian mit dem klugen Kinde Epitus (L’enfant sage), Marburg 1906; idem, L’enfant sage: Das Gespräch des Kaisers Hadrian mit dem klugen Kinde Epitus. Die erhaltenen Versionen hrsg. und nach Quellen und Textgeschichte untersucht, Dresden 1910; idem, Das mittellateinische Gespräch Adrian und Epictitus nebst verwandten Texten (‹Joca monachorum›), Tübingen 1955. 11 Taylor, Archer, A Bibliography of Riddles, Helsinki 1939; Goldberg, Harriet, Riddles and Enigmas in Medieval Castilian Literature, dans: Romance Philology 36/1 (1982), pp. 209–222; idem, Women Riddles in Hispanic Folklore and Literature, dans: Hispanic Review 59/1 (1991), pp. 57–75; Tomasek, Tomas, Das deutsche Rätsel im Mittelalter, Tübingen 1994. 12 Voir récurrences dans Singer, Samuel, Thesaurus proverbiorum medii aevi. Lexikon der Sprichwörter des romanisch-germanischen Mittelalters, Berlin/New York 1995–1996, t. IV, entrée 4.3.12. König. 9

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distingue deux genres de savoir et qu’il les confronte, mais il les considère équivalents: ce que raconte Salomon avec sa sagesse trouve son corrélat dans le savoir rustique de Marcolfus. Cette communauté de savoirs est sans aucun doute le facteur que fomenta un phénomène que Elisabeth Schulze-Busacker identifia pour la relation proverbe-sentence, mais qui peut s’élargir à d’autres espèces 13 littéraires: «le passage progressif» de certaines formes à d’autres. C’est pourquoi, la coexistence de diverses formes brèves du discours dans un même texte n’est pas un fait étrange, spécialement dans ceux qui dépendent de cette tradition rhétorique. Proverbes, sentences et exempla faisaient partie du bagage culturel de chaque courtisan. C’est pour cela que Marie de France rappelle dans le prologue de ses ‹Fables› que tout courtisan doit s’appliquer à lire des exempla et des proverbes: Cil ki seivent de lettr[e]ure devreient bien mettre [lur] cure es bons livres e [es] escriz e as [es]samples e as diz ke li philosophe trouvent e escristrent e remembrerent: par moralité escriveient les bons pruverbes qu’il oieient que cil amender se peüssent ki lur entente en bien eüssent; 14 ceo firent li encïen pere.

Il bien certain qu’une tradition littéraire était présente également dans la fable: dès ses débuts, celle-ci insérait des proverbes au commencement et à la fin du récit. D’un autre côté, Phèdre avait renchéri l’insertion de 15 proverbes dans les prologues de chacun de ses cinq livres de fables. ––––––––––––––––––– 13 Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbe ou sentence: Essai de définition, dans: Le moyen français 14–15 (1984), pp. 134–167. 14 Marie de France, Les fables, éd. par Charles Brucker, Paris/Louvain 1998, prol., vv. 1–11; Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans ‹l’Esope› de Marie de France, dans: Romania 115 (1997), pp. 1–21. 15 Filosa, Carlo, La favola e la letteratura esopiana in Italia dal medio evo ai nostre giorni, Milano 1952; Grubmüller, Klaus, Meister Esopus. Untersuchungen zu Geschichte und Funktion der Fabel im Mittelalter, Zürich/München 1977; Rodríguez Adrados, Francisco, Historia de la fábula greco-latina, Madrid 1979–1987, 4 vols.

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Proverbes et exempla nous sont donc présentés ainsi, partageant les mêmes contextes littéraires et contribuant au même but. Cela est encore plus évident dans le ‹Conde Lucanor› (ca. 1330) de Juan Manuel, neveu d’Alphonse X. L’auteur divise son œuvre en trois parties: une première comprenant cinquante et un exempla, une autre avec des proverbes et une troisième qui contient un traité sur le salut de l’âme. Cependant, elle ne renferme qu’une seule intention: [.. .] quiera que los que este libro leyeren que se aprovechen del a servicio de Dios et para salvamiento de sus 16 almas et aprovechamiento de sus cuerpos. L’oeuvre offre ainsi une multiplicité de formes discursives, mais l’intention reste la même. De plus, cette unité-là est ratifiée par l’auteur dans la section dédiée aux proverbes: Et commo quier que en esto que vos he dicho en este libro ay menos palabras que en el otro, sabet que non es menos el aprovechamiento et el entendimiento deste que del otro, antes es muy mayor para quien lo estudiare et lo entendiere, ca en el otro ay cincuenta enxienplos et en este ay ciento. Et pues en el uno et en el otro ay tantos enxienplos que tengo que devedes tener por assaz, pa17 resce que fariedes mesura si me dexasedes folgar daqui adelante.

Juan Manuel utilise le vocable enxienplo dans son double sens: récit exemplaire et proverbe. C’est pourquoi, il indique que la différence entre les deux livres réside dans le fait que dans le deuxième il s’exprime avec moins de paroles, étant ainsi plus obscur. Il revient sur ce même aspect peu de temps après: [ . . . ] trabaje de vos dezir algunas cosas mas de las que vos avia dicho en los enxienplos que vos dixe en la primera parte deste libro, en que ha cincuenta enxienplos que son muy llanos et muy declarados. Et pues en la segunda parte ha cient proverbios, et algunos fueron yacuanto oscuros, et los mas, assaz declarados; et en esta tercera parte puse cincuenta proverbios, et son mas oscuros que los primeros cincuenta enxienplos nin los cient proverbios. Et assi, con los enxienplos et con los proverbios, hevos puesto en este libro dozientos, entre 18 proverbios et enxienplos.

Aussi bien au niveau doctrinal qu’au niveau de l’exposition, l’unité du ‹Conde Lucanor› n’est pas contestée. Nonobstant, Juan Manuel accroît la difficulté de compréhension dans chacune des sections de son livre afin de n’être uniquement comprise que par ceux qui possèdent un esprit ––––––––––––––––––– 16 Don Juan Manuel, El Conde Lucanor, éd. par Guillermo Serés, Barcelona 1994, p. 14. 17 Ibid., p. 242. 18 Don Juan Manuel (note 16), pp. 251–252.

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subtil. Dans le livre des ‹Enxienplos›, il se dirige à un public qui, comme lui, n’est pas très instruit; dans celui des ‹Proverbios›, il s’adresse à un groupe plus élitiste, appartenant au même niveau intellectuel que Don 20 Jaime, seigneur de Jérica, pour qui il écrit cette section. Mais les deux parties traitent de la même chose: [. ..] yo vos fable fasta agora lo mas declaradamente que yo pude, et porque se que lo queredes, fablarvos he daqui adelante essa misma materia, mas non por essa manera que en el 21 otro libro ante deste. La différence se situe surtout dans l’accès que l’auteur permet à son oeuvre. Juan Manuel peut raconter la même chose avec des exempla qu’avec des proverbes, mais avec ces derniers, il rend la conception de son message plus difficile. En conséquence, la difficulté se transporte vers le lecteur et non pas vers l’auteur, qui est en mesure d’écrire de deux manières. La communauté entre les diverses sortes de représentation favorisa ce ‹passage progressif› de proverbe à exemplum et d’exemplum à proverbe. Cependant, il faudrait se demander s’il n’y aurait pas eu des traditions discursives qui encouragèrent ce mouvement. Je crois que le ‹dialogue› de provenance orientale fut l’une d’elles. La ‹Disciplina clericalis› de Pierre Alphonse est l’œuvre la plus ancienne qui appuie cette coexistence. Au début de son œuvre, l’auteur dévoile une gamme variée de recours littéraires qu’il utilisera lors de son exposition: Propterea ergo libellum compegi, partim ex prouerbiis philosophorum et suis cogitationibus, partim ex prouerbiis et castigacionibus arabicis et fabulis et 22 uersibus, partim ex animalium et uolucrum similitudinibus.

La ‹Disciplina› offre une parfaite imbrication de formes narratives et proverbiales. En plus d’être un grand lecteur de la Bible, Pierre Alphonse cite les prouerbiis philosophorum, au moyen desquels il semble se référer à des collections de proverbes qui circulaient et qui étaient attribuées à Balaam, à des proverbes attribués à Platon empruntés du ‹Kit$b al-Ad$b al-Fal$sifa› de Hunayn Ibn Ish$q, à des collections de cartes attribuées à ––––––––––––––––––– 19 Pour ces recours, je renvoie au travail de Carlos Heusch inclus dans ce volume. 20 Sur ce personnage, voir Taylor, Barry, Don Jaime de Jérica y el público de ‹El conde Lucanor›, dans: Revista de Filología Española 66 (1986), pp. 39–58 et Giménez Soler, Andrés, Don Juan Manuel: biografía y estudio crítico, Zaragoza 1932. 21 Don Juan Manuel (note 16), p. 228. 22 Die ‹Disciplina clericalis› des Petrus Alfonsi (das älteste Novellenbuch des Mittelalters), éd. par Alfons Hilka et Werner Söderhjelm, Heidelberg 1911, p. 2.

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Aristote et au ‹Secretum secretorum›. Parmi les collections de fables, peut-être y avait-il déjà le ‹Kalīla wa-Dimna›, d’où il extrait les fables N° 5 et 24 et le ‹Sindib$d›, d’où il reprend les N° 10 à 14. De plus, il réalise une distinction pas encore fréquente à son époque: il sépare les fables des comparaisons d’animaux et d’oiseaux que l’on retrouve incorporées au dialogue entre un père et son fils, ou entre un roi et son conseiller. Le fait que Pierre Alphonse mélange dans un même discours narrations et formes sentencieuses est lié à la formation orientale de ce dernier: en lui jonglent des concepts tels que ceux définis par le terme hébreu m$shal et l’arabe mathal, qui caractérisent des séquences aussi diverses que le proverbe, le dicton dans la bouche d’un personnage célèbre, le 23 simili, la fable ou la narration exemplaire. Le dialogue entre un roi et son conseiller ainsi que les emprunts du ‹Kalīla wa-Dimna› révèlent que Pierre Alphonse connaissait également le genre du adab, qui fit de ces 24 instruments sa stratégie discursive caractéristique. La biographie exemplaire fut généralement utilisée en tant qu’introduction ou cadre pour un groupe de sentences. La vie même du sage se présentait comme un exemple de vertus paradigmatiques. La biographie de Socrate avec sa mort exemplaire, Pythagore affrontant les puissants rois, le philosophe Secundus gardant le secret au risque de sa propre vie étaient des exemples d’un genre spécial d’héroïsme qui situait le philosophe à côté des chevaliers: l’héroïsme du sage qui défendait ses propres 25 convictions au péril même de sa propre vie. Tout cela servait de prologue à ses sentences. Celui-ci fut un genre développé dans des milieux ––––––––––––––––––– 23 Sur les sources de Pierre Alphonse, voir Tolan, John, Petrus Alfonsi and his Medieval Readers, Gainesville 1993, pp. 73–91; Aragüéz Aldaz, José, Fallacia dicta: narración, palabra y experiencia en la ‹Disciplina clericalis›, dans: Estudios sobre Pedro Alfonso de Huesca, éd. par María Jesús Lacarra, Huesca 1996, pp. 235–260; Taylor, Barry, La sabiduría de Pedro Alfonso: la ‹Disciplina clericalis›, dans: ibid., pp. 291–308. 24 Voir Gabriele, F., Adab, dans: Encyclopédie de l’Islam, Paris/Leyden 1960, t. I, pp. 180–181. 25 Ont traité ce sujet Maravall, José Antonio, La estimación de Sócrates y de los sabios clásicos en la Edad Media española, dans: Estudios de historia del pensamiento español. Serie primera, Madrid 1973, pp. 298–354; Lacarra, María Jesús, La imagen de los filósofos en los textos gnómicos del siglo XIII, dans: Actas del I Congreso Nacional de Filosofía Medieval, Zaragoza 1992, pp. 45–63; Haro Cortés, Marta, Los esquemas biográficos en la prosa gnómica del XIII: el caso de ‹Bocados de oro›, dans: Homenatge a Amelia García-Valdecasas Jiménez, éd. par Ferran Carbó et alii, Valencia 1995, t. I, pp. 415–431.

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aussi bien arabes qu’arabisants. De là provient ‹Bocados de oro›, collection de vingt quatre biographies exemplaires suivies chacune par les dictons de sages, traduite en Castille au milieu du XIIIe siècle et connue plus tard par Walter Burley, se transformant en source principale de son traité 26 ‹Vita et moribus philosophorum›. Ce genre de la biographie exemplaire eut également un courant occidental, étant dans ce cas un reflet supplémentaire de pratiques scolaires. De là est issue la ‹Vita Secundi›, introduite en Europe par Willelmus Medicus pour l’usage de ses étudiants 27 après son voyage à Constantinople. Le dialogue ‹Adrianus et Epictitus› recrée la légende de l’empereur Adrian dialoguant avec des philosophes, où les sentences de ce sage sont en suspens. Les versions en langue romance des ‹Dicha Catonis› n’échappèrent pas non plus à cette tendance. Les plus primitives versions française, allemande et castillane précèdent la glose des fameux distiques avec la mise en avant d’une succincte biogra28 phie de Caton qui le transforme en un homme de bien romain. Il s’agit de versions nées dans l’environnement scolaire. La version de Jean de Chastelet (ca. 1260) est sûrement la plus intéressante. Comme toutes celles composées en France aux XIIe et XIIIe siècles, elle dépend du commentaire de Rémi d’Auxerre, bien que celle-ci renferme une autre finalité: elle prétend enseigner à son lecteur les règles de la courtoisie (ou 29 pëussiez aprende / afaitement et cortoisie, vv. 14–15). Mais ces dialogues n’encadraient pas seulement une série de sentences et d’énigmes. On trouve des sentences écrites sous la forme d’un petit dialogue entre le maître et ses disciples ou une situation de la vie d’un philosophe qui enveloppe la sentence. C’est ce qu’on appela dès ––––––––––––––––––– 26 Grignaschi, Mario, Lo pseudo Walter Burley e il ‹Liber de vita et moribus philosophorum›, dans: Medioevo. Rivista di Storia della Filosofia Medievale 16 (1990), pp. 131–190. 27 Perry, Ben E., Secundus the Silent Philsopher, Ithaca, N. Y. 1964; Bizzarri, Hugo O., Vida de Segundo (Versión castellana de la ‹Vita Secundi› de Vicente de Beauvais), Exeter 2000. 28 Voir Zarncke, Friedrich, Der deutsche Cato. Geschichte der deutschen Übersetzungen der im Mittelalter unter dem Namen Cato bekannten Distichen, Leipzig 1852; Pérez y Gómez, Antonio, Versiones castellanas del Pseudo Catón. Noticias bibliográficas, dans: Gonzalo de Santa María. El Catón en latín y en romance (1493/94), Valencia 1964; Ruhe, Ernstpeter, Untersuchungen zu den altfranzösischen Übersetzungen der ‹Disticha Catonis›, München 1968. 29 Ulrich, Jakob, Die Übersetzung der Distichen des Pseudo-Cato von Jean de Paris, dans: Romanische Forschungen 15 (1904), pp. 4–69.

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l’Antiquité chria. Les limites entre chria et sentence pouvaient être également labiles, c’est pourquoi Isidore eut besoin de les différencier: Sententia est dictum inpersonale [ . ..] Huic si persona fuerit adiecta, chria 30 31 est. L’utilisation de la chria dans l’école romaine, et surtout par des auteurs comme Diogène Laërce, dont l’œuvre influença vivement sur la tradition sapientielle médiévale, fomenta la culture de cette forme au Moyen Âge non seulement à l’intérieur des collections, mais aussi en tant 32 que technique exemplifiante dans les discours les plus divers. D’autres genres, comme celui des sermons, ne favorisèrent pas autant ces croissements. Dans sa contribution à ce volume, Franco Morenzoni souligne clairement la pauvreté de l’apport de la prédication à cette pro33 blématique; au contraire, dans les artes praedicandi, l’emploi des proverbes était expressément défendu, tandis que celui des exempla était permis. Cependant, on ne cesse de remarquer le croissement entre proverbes et exempla dans des collections de récits préparées pour la prédication. Dans son ‹Liber parabolarum›, Eudes de Cheriton clôt sa fable N° 7, ‹De quidam ave sancti Martini›, par un proverbe en vulgaire: O sein 34 Martin, eide nostre oiselin; la fable N° 14, ‹De filio bufonis et sotularibus›, il la termine par la superposition d’un proverbe en vulgaire et un autre en latin: Ki crapout eime, lune li semble. Si quis amat ranam, ranam 35 putat esse Dianam; la fable N° 54, ‹De muribus et catto et cetera›, est ––––––––––––––––––– 30 San Isidoro de Sevilla (note 4), II, 11, 1–2; Perry, Ben E., Fable, dans: Proverbia in Fabula. Essays on the Relationship of the Fable and the Proverb, éd. par Pack Carnes, Bern 1988, pp. 65–116 signala des similitudes entre chria, proverbe et fable, bien que la fable se distingue seulement des deux autres par son caractère éminemment narratif. 31 Quintilien, Institutio oratoria, 1, 9, 3 plaçait la chria parmi les premiers exercices grammaticaux. 32 Trouillet, François, Les sens du mot XPEIA des origines à son emploi rhétorique, dans: La Licorne 3 (1979), pp. 40–64; Fauser, Markus, Chrie, dans: Historisches Wörterbuch der Rhetorik, éd. par Gert Ueding, Tübingen 1992–, t. 2, cols. 190–197. 33 On peut distinguer une première approximation à ce sujet dans Buridant, Claude, Les proverbes et la prédication au Moyen Âge. De l’utilisation des proverbes vulgaires dans les sermons, dans: Richesse du proverbe, vol. 1, Le proverbe au Moyen Âge, Lille, éd. par François Suard et Claude Buridant, Lille 1984, pp. 23–54. 34 Je cite d’après Hervieux, Léopold, Les fabulistes latins, depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du Moyen Âge, Paris 1896, t. IV, p. 184. 35 Hervieux (note 34), p. 188.

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composée dans sa totalité sur la base d’un proverbe: Quis ligabit campa36 nellam in collo cati? Tout cela ne représente pas seulement un exemple de comment les langues vulgaires s’imposaient au fur et à mesure dans des milieux réservés initialement au latin, mais aussi comment la tradition rhétorique profane prévalait parfois sur la tradition oratoire sacrée. Est-ce que cette considération du proverbe et de l’exemplum en tant que stratégies discursives de valeur égale effectuée par des rhétoriciens et ces milieux communs dans lesquels se développèrent aussi bien proverbes qu’exempla ne pouvaient pas favoriser le passage d’une forme à l’autre? L’étude détaillée de la tradition d’un proverbe ou d’un récit sous forme individuelle démontre que le saut d’une structure narrative à une autre non narrative était un processus fréquent. Il s’agit d’un phénomène qui se produit avec assiduité surtout entre fables et proverbes. Carnes indiqua que ce fait se présente quand la fable est vraiment brève ou entre fables et 37 proverbes tronqués. Mais moi, je fais allusion à une véritable transfor38 mation d’une forme en une autre. Je donnerai quelques exemples. La fable N° 264 d’Ésope est créée sur la base d’une opposition traditionnelle: la liberté face à la captivité. Un âne sauvage félicite un âne domestique pour sa belle manière de vivre, mais il observe ensuite que son maître le bat avec un bâton pour qu’il emmène la charge. Alors, il conclut: «Il n’a rien d’enviable dans les avantages qu’accompagnent les 39 dangers et les souffrances». Selon Francisco Rodríguez Adrados, cette fable est à l’origine d’une autre connue sous le nom de ‹Le loup et le chien›, qui bénéficia d’une large diffusion dans des collections postérieu40 res. Elle passe ensuite à Babrius (N° 100), mais cette fois-ci avec un ––––––––––––––––––– 36 Baum, Paul Franklin, The Fable of Belling the Cat, dans: Modern Language Notes 34 (1919), pp. 462–470 (réimpr. dans: Carnes [note 30], pp. 37–46). 37 Carnes, Pack, The Fable and the Proverb: Intertexts and Reception, dans: Proverbium 8 (1991), pp. 55–76; Voir aussi Van Thiel, Helmut, Sprichwörter in Fabeln, dans: Antike und Abenland 17 (1971), pp. 105–108 (réimpr. dans: Carnes [note 30], pp. 209–232). 38 N’entre pas ici non plus en considération la compilation de collections de proe verbes attribués à Ésope qui se documentent dans des manuscrits du XIV siècle et que Ben E. Perry édita dans: Aesopi quae feruntur proverbia, dans: Aesopica. A series of texts relating to Aesop or ascribed to him or closely connected with the literary tradition that bears his name, Urbana 1952, pp. 259–291. 39 Ésope, Fables, éd. par Émile Chambry, Paris 1927, p. 117. 40 Rodríguez Adrados (note 15), t. I, p. 524 et t. III, pp. 198–199; Dicke, Gerd et Klaus Grubmüller, Die Fabeln des Mittelalters und der frühen Neuzeit, München 1987, N° 625.

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loup et un chien comme représentants de la liberté et de la vie agréable en captivité. Babrius ajoute un élément important qui fera apprécier au loup sa liberté: la marque qui résulte du collier du chien. Mais c’est Phèdre (III, 7) qui la transforme explicitement en un plaidoyer pour la liberté: 41 Quam dulcis set libertas breuiter proloquar. Phèdre modifie ostensiblement le récit en augmentant le dialogue entre les personnages. Comme dans Babrius, le loup cesse d’envier la vie délectable du chien lorsqu’il aperçoit la marque d’un collier au cou de celui-ci. C’est alors qu’il renonce à cette vie agréable mais privée de liberté: Regnare nolo, liber et 42 non sim mihi. Avianus (N° 37) change le personnage du chien pour celui d’un lion, bien que son récit semble suivre celui de Phèdre. Sa moralité est également assez singulière, car elle mentionne expressément la gloutonnerie comme fondement du mal du lion: His illis epulas potius 43 laudare memento / qui libertatem postposuere gulae. Finalement, cette fable s’incorpora dans la collection de Romulus (N° 65), lequel, tout comme Phèdre, l’introduit au moyen d’un proverbe qui souligne le thème de la liberté: Quan dulcies sit libertas, auctoris breviter narrat fa44 bula. Celle-ci passe à ‹Romulus Nilantius› (II, 17) et possède une dérivation dans ‹Romulus anglicus cunctius› (N° 33). De là, elle parvient à Maire de France (N° 26). Walter Anglicus la présente déjà avec sa moralité transformée en proverbe: Non bene pro toto libertas venditur auro. Cette version semble s’être diffusée en Castille: on la trouve au XVe siècle dans le ‹Libro de los ejemplos por a.b.c.› (N° 176) et dans l’‹Äsop› d’Heinrich Steinhöwels (III, 15), d’où elle passe au ‹Esopete ystoriado› (III, 15) castillan. Cependant, il est très possible que la moralité de cette fable se soit également diffusée sous forme de proverbe indépendant, spécialement parmi les collections qu’utilisaient les écoliers dans les salles de classe. Ainsi, Juan Ruiz s’en sert au XIVe siècle dans son ‹Libro de buen amor›. L’auteur castillan situe ce proverbe en tant que morale finale de sa récréation de la fable ésopique ‹Les grenouilles qui demandent un roi› (Ésope N° 66): ––––––––––––––––––– 41 42 43 44

Hervieux (note 34), II, p. 31. Ibid., p. 32. The Fables of Avianus, éd. par Robinson Ellis, Hildesheim 1966, p. 42. Thiele, Georg, Der lateinische Äsop des Romulus und die Prosa-Fassungen des Phädrus. Kritischer Text mit Kommentar und einleitenden Untersuchungen, Heidelberg 1910, p. 212.

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Quien tiene lo que’l cunple, con ello sea pagado quien podiere ser suyo non sea enajenado; el que non toviere premia no quiera ser apremiado: 45 libertad e soltura non es por oro conprado.

La fable ésopique renfermait un sens politique clair, mais cela n’intéressait pas Juan Ruiz, dont le but était de démontrer comment le Dieu Amour s’empare de la volonté des personnes et par conséquent, qu’il vaut mieux le repousser pour conserver sa liberté. C’est pourquoi, il substitue la moralité originale de la fable par celle-ci, d’origine ésopique également, conçue maintenant comme un proverbe indépendant (libertad e soltura non es por oro conprado). En continuant l’histoire de ce proverbe, on peut détecter un fait plus curieux encore qui dénonce non seulement sa vie indépendante de la fable, mais aussi un processus de refolklorisation. Je fais allusion à présent à une chanson narrative populaire, un ‹romance›, racontant un épisode qui est arrivé au roi Alphonse VIII de Castille (1155–1214) avec ses nobles après la victoire de las Navas de Tolosa (1212). Le roi demande conseil à Diego de Haro, seigneur de Vizcaya, afin de faire payer un impôt aux nobles (hijosdalgo), grâce auquel le monarque pense surmonter les désastreuses finances du royaume. Le comte n’est pas d’accord, mais promet quand même d’aider son seigneur à faire en sorte que les nobles le payent. Néanmoins, les hijosdalgo, dirigés par Diego de Haro, s’opposent au conseil et se soulèvent contre leur seigneur. Le ‹romance› narre explicitement que hijosdalgo de Castilla non son para haber pecha46 do. Les nobles sont libres et n’ont aucune raison de payer cet impôt au roi après lui avoir aidé dans la Reconquête. Le dernier vers du ‹romance› fonctionne comme une moralité: El bien de la libertad / pon ningun precio es comprado. Il s’agit du vieux proverbe latin, élevé maintenant comme peine anonyme d’un peuple qui censure l’ingratitude du monarque. En avançant dans le temps, cette ancienne moralité était jugée au XVIIe siècle comme proverbe populaire, c’est pourquoi Cervantes écrit:

––––––––––––––––––– 45

Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de buen amor, éd. par Alberto Blecua, Madrid 1992, c. 206. 46 Romance de los cinco maravedís que el rey don Alonso octavo pedía a los hijosdalgo, dans: Antología de poetas líricos castellanos, éd. par Marcelino Menéndez Pelayo, Madrid 1899, t. 8, N° 61, pp. 113–118.

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La libertad, según yo he oido decir, no debe de ser vendida por ningún 47 dinero, y este la vendio por tan poco, que lo llevaba la mujer en la mano. Prenons un cas opposé: celui d’un récit qui se tourne en proverbe populaire. Il s’agit de la fable de ‹Le coq et la perle› qui apparaît pour la 48 première fois chez Phèdre (III, 12). C’est très possible qu’elle soit le fruit de la création de l’auteur latin en se basant sur un motif typique des fables classiques: celui de la vanité et la arrogance. Sa moralité est brève; il semble que l’auteur l’adresse à ses ennemis: Hoc illis narro, qui me non 49 intellegunt. Mais c’est Romulus qui donne à cette fable une nouvelle envergure en la mettant à la tête de sa collection. En effet, il l’insère après l’épître de Romulus à son fils Tibère et celle qui provenait d’Esope, dans lesquelles l’auteur annonce la nature de son œuvre, son propos, ainsi que la source dont il s’inspira pour ses récits. La structure en soit ne diffère pas beaucoup de celle de Phèdre horsmis sa moralité: Haec illis Aesopus 50 narrat qui ‹ipsum legunt et› non intellegunt. Romulus ne s’adresse pas à un supposé public qui le critique, sinon à ceux qui lisent sans pouvoir comprendre. Il est probable donc qu’il joue avec la même sentence qui clôt le prologue des ‹Disticha Catonis› et qui s’était diffusée en tant que 51 sentence indépendante: Legere enim et non intellegere neglegere est. En mettant la fable au début de la collection, l’auteur annonçait sûrement déjà à ceux qui considéraient les fables comme des récits fictifs et mineurs la difficile interprétation de son œuvre. Celle-là se transforma ainsi en un symbole de la juste interprétation d’une œuvre. Cette fable eut une large diffusion dans des versions vulgaires. Juan Ruiz l’introduit dans son ‹Libro de buen amor› lors de la dispute de sa médiatrice Trotaconventos avec madame la religieuse Garoza, à qui elle ––––––––––––––––––– 47 Persiles y Segismunda, III, cap. XIV, dans: Miguel de Cervantes Saavedra. Obra completa, éd. par Florencio Sevilla Arroyo et Alfonso Rey Hazas, t. II, Alcalá de Henares 1994, p. 1285. 48 Sur cette fable, voir Rodríguez Adrados (note 15), t. I, pp. 635–637; Speckenbach, Klaus, Die Fabel von der Fabel. Zur Überlieferungsgeschichte der Fabel von Hahn und Perle, dans: Frühmittelalterliche Studien 12 (1978), pp. 178–229. 49 Hervieux (note 34), II, p. 35. 50 Thiele (note 44), p. 10. 51 Boas, Marcus, ‹Disticha Catonis›, recensuit et apparatu critico instruxit, opus pos Marcus Boas mortem edendum curavit Henricus Johannes Botschuyver, Amsterdam 1952, p. 4. Marcus Boas dédia tout particulièrement à cette épître une monographie: Die Epistola catonis, Amsterdam 1934.

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conseille d’aimer son protégé qui n’est autre qu’un prêtre. Il s’agit là d’une dispute orale, mais comme Juan Ruiz insère toute la fable, même avec sa moralité, il avertit dans sa construction sur la bonne lecture des livres, thématique qui aurait son importance dans les cercles scolaires comme ceux auxquels appartenait l’Archiprêtre, mais qui était hors de propos dans ce récit: Muchos leen el libro e tienenlo en poder que non saben que leen nin lo pueden entender; tienen algunos cosa preciada e de querer, 52 que non le ponen honra, lo que debía aver.

En France, la tradition de cette fable semble avoir été plus sujette à la réélaboration. L’‹Isopet de Lyon› modifie sa morale, quoique sans lui changer le sens. Il est évident que l’auteur travailla fondamentalement la manière de transmettre l’enseignement des récits et il ne trouve rien de mieux pour cela que d’insérer un proverbe. De cette manière, il prévient sur l’inutilité de laisser le savoir entre les mains des sots, transformant les figures de la perle et du coq en symboles du savoir et de l’ignorance: Or entent la moralitey et la prent por auctoritey: La riche Jaspe, c’est Savoir, que li fous Pous ne peut avoir. Bone est donc la comparoison dou Foul a Poul qu’est sanz raison. Sapience qu’est espandue entre Fous, c’est chose perdue. Ensic quier un proverbe fin es autres fables en la fin, et pense bien dou retenir, 53 quar grant profit t’anpeut venir.

En revanche, Marie de France (‹Fables› N° 1) écarte ce proverbe original de la fable pour placer son propre avertissement, une admonestation adressée aux hommes et femmes qui dévalorisent l’honneur et qui prennent seulement ce qui les lèse: Autresi est de meinte gent, si tut ne veit a lur talent, cume del cok e de la gemme; ––––––––––––––––––– 52 Ruiz (note 45), c. 1390. 53 Bastin, Julia, Recueil général des Isopets, t. II, Paris 1930, p. 87.

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Hugo O. Bizzarri veu l’avums de humme e de femme; bien a honur nïent ne ne prisent, le pis pernent, le meuz despisent (vv. 17–22).

Cette popularité aussi bien du récit que de sa moralité ainsi que la tendance de cette fable à la réélaboration (spécialement dans sa dernière partie) permettent de mieux comprendre l’existence d’un proverbe au XVe siècle en Allemagne qui indiquât qu’une perle ne reluisait pas au milieu d’un tas de fumier: Perlen laten schendich als se non in dem drecke 54 liggen – Apparent turpes gemmae, dum sordibus haerent et que Cervane tes fît dire au XVII siècle à l’un de ses personnages: Quisiera yo que fuera corona de su linaje, pues vivimos en siglo donde nuestros reyes premian altamente las virtuosas y buenas letras, porque letras sin virtud son 55 perlas en el muladar. Finalement, l’ancienne fable subit un processus de proverbialisation. Des exemples comme ceux cités jusqu’ici sont abondants. Ils témoignent constamment d’un espace commun dans lequel proverbes et exempla coexistent, se croisent et s’influencent mutuellement; un espace qui facilite le passage de proverbe à exemplum et d’exemplum à proverbe. Ces derniers se diffusaient très fréquemment dans les milieux littéraires au moyen de collections préparées pour leur lecture ou maniement pratique. Cependant, la diffusion d’une collection est une chose et la diffusion d’un proverbe ou d’un exemplum de cette collection sous forme isolée en est une autre. Mais justement, c’est cette diffusion isolée qui favorisa également les sauts constants d’une forme à l’autre. Le colloque ‹Tradition des proverbes et des exempla dans l’occident médiéval› organisé par l’Institut d’Études Médiévales de l’Université de Fribourg du 15 au 17 octobre 2007 se fixa comme objectif de faire le chemin inverse à ce qui fut la tendance critique générale dans le domaine des dites formes brèves. Depuis le XIXe siècle, on a prêté de plus en plus attention à l’étude individuelle de chacune d’elles, en découpant leurs champs spécifiques, en rassemblant des répertoires et des dictionnaires, soit de proverbes, d’exempla, de devinettes ou d’autres formes simples, ainsi qu’en augmentant la réflexion théorique sur chacune d’elles. Tout ––––––––––––––––––– 54 Tunnicus, die älteste niederdeutsche Sprichwörtersammlung von Antonius Tunnicus, gesammelt und in lateinische Verse übersetzt, éd. par Hoffmann von Fallersleben, Berlin 1870, N° 1112. 55 Miguel de Cervantes Saavedra, Don Quijote de la Mancha, éd. par Francisco Rico, Madrid 2004, p. 665.

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ceci est très nécessaire pour identifier les espèces là où elles apparaissent, pour connaître leur fonctionnement et leur développement. C’est pour cela que ce colloque a voulu avoir à nouveau une vision d’ensemble sur des phénomènes qui ne se traitent pas comme des cas isolés ni dans l’oralité, ni dans la littéralité. Le colloque se proposa donc d’être un espace de réflexion sur les entrecroisements constants dans de mêmes discours de différentes formes brèves. Pour cela, plusieurs collègues (latinistes, romanistes et germanistes) ont été invités. En tant que savants dans leurs domaines correspondants, ils ont apporté leur connaissance et leur expérience. En principe, on a voulu restreindre ce phénomène aux fréquents contacts entre proverbes et exempla. Mais on ne doute pas que cet 56 exposé pourrait s’étendre dans le futur à d’autres formes. Le colloque a voulu récupérer ce regard d’ensemble que Samuel Singer eut sur le recueil de proverbes médiévaux. Il ne faut pas oublier que la tradition des proverbes et celle des exempla, disséminées à travers toute l’Europe au Moyen Âge, ont été deux des manifestations qui ont effacé le plus les frontières politiques et linguistiques de la période. Elles sont ainsi le meilleur reflet de l’unité spirituelle et culturelle de l’Europe médiévale.

––––––––––––––––––– 56 Par exemple, à la relation exemplum et légende comme le démontre la légende de San Guinefort, dans l’origine de laquelle s’entrecroisa le récit connu comme ‹Llewellyn y su perro› qui se trouve dans le ‹Panchatantra› (V, 2) et de là, il passa au ‹Kalīla wa-Dimna› (cap. VIII) et à ses dérivés, ‹Calila e Dimna› et ‹Directorium humanae vitae› (Voir Schmitt, Jean-Claude, Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIIIe siècle, Paris 1979) ou la relation exemplum-similitudo dont les rhétoriqueurs ont parlé (Voir Moos, Peter von, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die historiae im Policraticus Johanns von Salisbury, Hildesheim 1988, pp. 54–60).

«Car qui a le vilain, a la proie». Les proverbes dans e e les recueils d’exempla (XIII –XIV siècle) Marie Anne Polo de Beaulieu (Paris) et Jacques Berlioz (Paris)

Si l’approche de l’emploi des proverbes au sein des recueils médiévaux d’exempla destinés aux prédicateurs peut paraître aisée – le proverbe, dans son aspect figé, n’est-il pas à première vue facilement identifiable – la mise en pratique de la recherche laisse poindre bien des difficultés. Celle du bilinguisme tout d’abord: les seuls proverbes en langue vernaculaire doivent-ils être retenus? Or d’évidents proverbes – car attestés dans des recueils de proverbes du temps, par exemple – sont cités en latin (mais le plus souvent accompagnés d’un vulgariter dicitur, signe précieux de reconnaissance). Difficulté qui est une richesse car les proverbes sont un matériau linguistique passionnant quant à leurs relations entre langue vernaculaire et latin, alors que cette question est au cœur du renouvellement actuel des recherches que nous menons sur les exempla médiévaux, souvent traduits en langues vernaculaires à la fin du Moyen Age ou parfois directement écrits dans ces langues, comme l’est le ‹Ci nous dit› ou d’autres ouvrages de morale qui fourmillent de récits exemplaires. Une autre question est celle de l’inscription des proverbes dans le processus de persuasion des fidèles. Ne peut-on pas poser d’emblée, pour ensuite le 1 vérifier, que les proverbes (comme les fables) insérés dans des recueils d’exempla fonctionnent comme de véritables connexions culturelles créant une connivence entre le prédicateur et les fidèles familiers de cette culture du proverbe. Ce n’est certes pas la première fois que l’on s’interroge sur la place et 2 les fonctions des proverbes dans les recueils d’anecdotes exemplaires. ___________________ 1

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Question soulevée lors du colloque international tenu sous la direction de Boivin, Jeanne-Marie, Laurence Harf-Lancner et Jacqueline CerquigliniToulet, Les fables avant La Fontaine, Paris juin 2007. Bremond, Claude, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, L’Exemplum (Typologie des Sources du Moyen Age Occidental 40), Turnhout 1981, ont consacré un développement aux proverbes, pp. 98–100. En revanche, le vo-

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Marie Anne Polo de Beaulieu / Jacques Berlioz

Jean-Yves Tilliette a présenté en 1998, dans le cadre de notre séminaire de recherche sur les exempla médiévaux, une conférence (non publiée) sur les proverbes dans la ‹Disciplina clericalis› du juif converti Pierre Al3 phonse. L’étude de Claude Buridant sur les proverbes dans la prédication, publiée en 1984, pose de nombreuses questions sur la relation entre 4 exemplum et proverbe, auxquelles nous tâcherons de répondre. Les compilateurs d’exempla ont-ils eu recours aux recueils de proverbes à résonnance biblique ou savante, ou bien à la culture dite orale? Ont-ils puisé dans les proverbes bibliques mêmes? La fonction didactique et mnémonique des proverbes a-t-elle entraîné, comme l’on peut s’y attendre, leur usage massif dans les compilations exemplaires? Enfin, peut-on suivre Claude Buridant lorsqu’il affirme que proverbe et exemplum «constituent bien souvent deux modalités de la moralisation, comme il apparaît dans les sermons», que «l’exemplum, qui dégage des types, est l’illustration du proverbe, le proverbe métaphorique étant leçon d’exemplum», ou, plus loin, quand il soutient que «tout proverbe est, en quelque sorte, la leçon d’un exemplum en puissance»? Est-il possible de trouver des cas où le recueil d’exempla serait, à l’instar de certains sermons, le lieu d’éclosion de proverbes, un ‹foyer de création proverbiale›? Le régionalisme de certains proverbes est-il préservé dans les compilations de récits exemplaires ou se voit-il au contraire gommé au profit de la dissémination de leur message? Depuis 1984, ces pertinentes questions sont restées largement, il faut l’avouer, en suspens. ___________________

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lume Les Exempla médiévaux. Nouvelles perspectives, éd. par Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu (Nouvelle bibliothèque du Moyen Age 47), Paris/Genève 1998 n’explore pas ce domaine, tandis que: L’animal e e exemplaire au Moyen Age (V –XV siècle), textes rassemblés par Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu avec la collaboration des Pascal Collomb, Rennes 1999, offre, sous la plume de Franco Morenzoni, un développement sur les proverbes intéressant les animaux dans les recueils de distinctiones (p. 181). Tilliette, Jean-Yves, Les proverbes dans la ‹Disciplina clericalis›. Sources et fonctions, conférence (inédite) donnée au Séminaire sur les exempla médiévaux, Paris, Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (Centre de recherches historiques, ÉHÉSS-CNRS, Paris), le 29 mai 1998. Buridant, Claude, Les proverbes et la prédication au Moyen Age. De l’utilisation des proverbes vulgaires dans les sermons, dans: Richesse du proverbe, études réunies par François Suard et Claude Buridant, Lille 1984, vol. 1, pp. 23–54.

Les proverbes dans les recueils d’exempla

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Avant d’aller plus loin, quelle définition opératoire du proverbe pouvons-nous retenir? Elisabeth Schulze-Busacker en donne une assez large 5 et des plus satisfaisante pour notre propos. Pour elle, le proverbe appartient à un code particulier de caractère universel, qui frappe par certains traits formels faisant ressortir l’énoncé proverbial de la chaîne du code parlé par des formules introductives ou conclusives spécifiques, par les caractéristiques archaïques de la construction grammaticale, par la rythmique binaire et l’emploi du présent comme temps anhistorique. Munis de cette définition, nous avons exploré (partiellement) le corpus exemplaire en quête de proverbes et nous avons pu constater que leur usage n’est pas généralisé: certains compilateurs semblent s’en défier, d’autres en font un usage modéré, enfin certains (ils sont rares) y recourent volontiers. Avant que soit mise en perspective la position des ‹compilateurs› de recueils d’exempla face aux proverbes, il convient de se pencher, ne serait-ce que brièvement, sur la ‹Disciplina clericalis› de Pierre Alphonse e (XII s.), œuvre majeure, immodérément pillée par les prédicateurs au Moyen Age, en nous demandant quel statut elle donne aux proverbes qu’elle cite d’abondance. Cette œuvre serait-elle une première clef pour approcher l’emploi des proverbes par les compilateurs?

I. La ‹Disciplina clericalis›, gisement de proverbes Dès son prologue, Pierre Alphonse affirme, parmi d’autres formes d’expression de la sagesse, l’intérêt des proverbes : «C’est pourquoi j’ai composé ce livre en partie des proverbes et admonitions des philosophes, en partie des proverbes, admonitions, fables et vers des Arabes, et en 6 partie des similitudes tirées des animaux et des oiseaux.» Pierre distingue donc deux sortes de proverbes: ceux des philosophes et ceux des auteurs arabes. D’après Barry Taylor, Pierre Alphonse connaît les philosophes grecs via les traductions arabes, mais possède également une bonne

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Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Age français: recueil et analyse, Paris/Genève 1985, p. 15. Petrus Alfonsi, Disciplina clericalis, éd. et trad. par Jacqueline-Lise GenotBismuth, Sankt Peterburg/Paris 2001, pp. 152–153.

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connaissance de la littérature arabe. Pierre omet de signaler dans ce prologue, et au fil de sa compilation, ses emprunts à la littérature juive, ce qui est compréhensible de la part d’un juif converti. Il est plus étonnant de constater le même silence concernant ses emprunts à la littérature chrétienne. L’hypothèse de Taylor d’un simple oubli est difficilement 8 recevable. Pour Pierre Alphonse les proverbes semblent assimilés à des sentences morales, souvent empruntées aux sages grecs. Ces sentences se signalent par l’emploi du mode indicatif, par opposition aux enseignements (castigaciones) qui se placent sur le mode impératif. L’acception particulière de proverbia serait, selon Regula Forster, une traduction du terme arabe 9 Machal. Il est certain que ce juif converti vivant dans l’Espagne du XIIe siècle a subi l’influence de la littérature d’adab et de la loi orale juive (midrash) qui mêle texte et proverbes. Des maximes sont enchâssées dans l’exemplum et les frontières entre ces deux genres sont d’une grande porosité. Mais s’il ne cite pas la Bible, Pierre Alphonse a subi son influence. Le livre des Proverbes (1,7) s’ouvre par «La crainte du Seigneur est le principe de tout savoir», thème largement relayé au début de la ‹Disciplina clericalis› dans le chapitre intitulé ‹De timore Dei› placé sitôt après le prologue. Pierre Alphonse mêle donc sous la même appellation de «proverbes» des réalités très différentes: proverbes bibliques, citations de philosophes, proverbes d’origine arabe et très rarement des proverbes donnés comme ‹populaires›. La ‹Disciplina clericalis› n’est pas un recueil d’exempla mêlés à des proverbes, mais un patchwork de sentences d’origines variées illustrées par des exempla. Elle n’est pourtant pas devenue un gisement majeur de proverbes (même si une enquête plus ample mériterait d’être entreprise) 10 car son succès a été plutôt porté par sa richesse narrative. Certains ma___________________ 7

Taylor, Barry, Wisdom Forms in the ‹Disciplina clericalis› of Petrus Alphonsus, dans: La Coronica 22/1 (1993), pp. 24–40. 8 «It seems to me that explicitly Jewish and Christian sources are omitted as a simple oversight», Taylor (note 7), p. 27. 9 Forster, Regula, Fabel und Exempel, Sprichwort und Gnome. Das Prozesskapitel von Kalīla wa-Dimna, dans ce volume. 10 Berlioz, Jacques et Marie Anne Polo de Beaulieu, La capture du récit. La e ‹Disciplina clericalis› de Pierre Alphonse dans les recueils d’exempla (XIII – e XIV s.), dans: Typologie des formes narratives brèves au Moyen Age (domaine roman) II: colloque international, Madrid, Casa de Velázquez, 20–21 mars 2000, (Crisol n.s. 4), Paris 2001, pp. 33–58.

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nuscrits n’ont d’ailleurs préservé que les récits. Et d’une manière plus générale, l’insertion des proverbes au sein de la trame narrative des exempla rend difficile leur repérage.

II. De la défiance au refus du proverbe? Les prologues des recueils de récits exemplaires font peu allusion aux 12 proverbes. Si Pierre Alphonse dans la ‹Disciplina clericalis› s’y réfère, il ne faut guère compter qu’avec Étienne de Bourbon et Humbert de Romans pour les mettre en valeur. Encore ne s’agit-il pas de proverbes issus de la sagesse populaire. Étienne, dans les sources qu’il a utilisées évoque 13 «les dits et les proverbes des philosophes et leurs ouvrages». Il s’agit là de sentences morales attribuées aux sages de l’Antiquité. Quant à Humbert de Romans, il vise les proverbes bibliques: «Toute la sagesse de Salomon ne nous est-elle pas parvenue en paraboles et en proverbes comme 14 sous forme d’exemples?» De plus, à examiner l’usage des proverbes dans ces compilations, des contrastes importants apparaissent.

___________________ 11 Tolan, John, Petrus Alfonsi and his medieval readers, Gainesville 1993, pp. 132–158. 12 Berlioz, Jacques et Marie Anne Polo de Beaulieu, Les prologues des recueils e e d’exempla (XIII –XIV s.). Une grille d’analyse, dans: La Predicazione dei Frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300. Atti del XXII Convegno internazionale, Assisi 13–15 ottobre 1994, Spoleto 1995, pp. 268–299; id., Les prologues des recueils d’exempla, dans: Les Prologues médiévaux, actes du colloque international org. par l’Academia Belgica et l’Ecole française de Rome avec le concours de la F.I.D.E.M., Rome 26-28 mars 1998, éd. par Jacqueline Hamesse, Turnhout 2000 (Textes et Études du Moyen Age, 15), p. 275–321. 13 Item, de dictis et prouerbiis philosophorum et libris eorum; [… ] Stephanus de Borbone, Tractatus de diversis materiis praedicabilibus. Prologus – Liber primus. De dono timoris, éd. Jacques Berlioz et Jean-Luc Eichenlaub (CChrCM 124), Turnhout 2002, p. 6, l. 99–100. 14 Humbert de Romans, Le don de crainte ou l’abondance des exemples, trad. du latin et prés. par Christine Boyer, Lyon 2003, p. 27 (Tota sapientia Salomonis nonne etiam tradita est in parabolis et prouerbiis quasi sub quibusdam exemplis, Paris, BNF, lat. 15953, fol. 188).

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Le ‹De miraculis› de Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny, 15 n’offre aucun proverbe. Ce manque d’intérêt est aussi marqué chez les compilateurs cisterciens pour qui l’usage du proverbe (et bien souvent aussi de la fable) semble proscrit. Parcourons à titre d’exemple le ‹Collec16 taneum exemplorum ac visionum Clarevallense› (1165–1181), le ‹Liber miraculorum› (dans sa version courte) de Herbert de Clairvaux, dit aussi 17 de Torres (1178), l’‹Exordium magnum cisterciense› (1190–1210) et le 18 ‹Dialogus miraculorum› de Césaire de Heisterbach (1219–1223). Her19 bert et Césaire ont essentiellement recours au livre biblique des Prover20 bes, même si Herbert cite la seconde partie d’une sentence proverbiale: [... ] rediit ad nichilum, quod nichil ante fuit, dans le très long exemplum consacré à la conversion et aux visions de l’ermite Dominique (Domingo de la Calzada), sentence indexée dans Walther sous le n° 20396 (Ortus cuncta suos repetunt matremque requirunt, et redit ad nihilum quod ante 21 fuit ante nihil). De son côté, Césaire de Heisterbach, dans le chapitre 27 ___________________ 15 Dans l’épitaphe du prieur Bernard (Petrus Venerabilis, Opera Omnia, In epitaphio Bernardi prioris versus, PL 189, 1022B), Pierre utilise ce qui a été relevé comme sentence (Egregius senior, cui nil juvenile cohesit) sous Walther (note 21), 5294. 16 Collectaneum exemplorum et visionum Clarevallense e codice Trecensi 946, éd. Olivier Legendre (CChrCM 208), Turnhout 2005. 17 Conradus Eberbacensis, Exordium magnum cisterciense sive narratio de initio Cisterciensis ordinis, éd. Bruno Griesser, Roma 1961; traduction d’Anthelmette Piébourg sous la direction de Jacques Berlioz, Le Grand Exorde de Cîteaux ou Récit des débuts de l’ordre cistercien, Turnhout 1998. 18 Interrogation du texte numérisé de l’édition de Joseph Strange, Köln/Bonn/Bruxelles 1851, donné sur Internet (http://gahom.ehess.fr/ document.php?id=721, dernier accès avril 2009). 19 Herbert von Clairvaux und seine Liber miraculorum die Kurzversion eines anonymen bayerischen Redaktors: Untersuchung, Edition und Kommentar Gabriela Kompatscher Gufler, Bern et alii 2005, p. 353. 20 Ibid., 78, pp. 272–281, spéc. p. 276, n. p. 353; Walther (note 21), 20396. Proverbe attesté chez Maximianus, Liber elegiarum, I, 222, ed. Wolfgang Christian Schneider, Die elegischen Verse von Maximian…, Interpretation, Text und Übersetzung, Stuttgart 2003, p. 171 et chez Hugo de Sancto Victore, Didascalicon, I, 6, ed. Charles Henry Buttimer, Washington 1939, p. 14. 21 Walther, Hans, Proverbia sententiaeque Latinitatis Medii ac Recentioris Aevi, 6 vol., (Carmina Medii Aevi Posterioris Latina, II, 1–6), Göttingen 1963–1969; id., Proverbia sententiaeque Latinitatis Medii ac Recentioris Aevi, Nova series, aus dem Nachlass von Hans Walther, éd. Paul Gerhard Schmidt (Carmina Medii Aevi Posterioris Latina, II, 7–9), Göttingen 1982–1986.

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de sa première distinctio (‹De errore Lodewici Lantgravii, et de praedestinatione›), fait référence à un verset biblique tiré des psaumes (113, 16) devenu le proverbe que le landgrave Louis s’est approprié comme devise personnelle [… ] versiculum illum Psalmistae: Coelum coeli Domino, terram autem dedit filiis hominum, loco proverbii ad suam excusationem, pour excuser ses péchés et ses erreurs théologiques (dont la croyance en la prédestination). Le ‹Collectaneum› et le ‹Grand Exorde›, quant à eux, n’avancent aucun proverbe. Cette défiance (ou tout au moins cette absence d’intérêt) envers l’usage des proverbes n’est pas l’apanage des cisterciens, mais est partagée par bien des auteurs provenant d’autres ordres religieux, y compris mendiants. Les compilateurs franciscains anonymes du ‹Speculum laicorum›, ceux du recueil sans titre conservé à la British Library, à Londres, sous la cote Add. 33 956, et le dominicain compilateur du recueil conservé dans le manuscrit Royal VII D I montrent une même circonspection à l’égard des proverbes: les interrogations du texte numérisé de ces recueils au travers des lemmes vulgariter, gallice, anglice, proverb*, vulg* dicitur n’ont fourni que quelques attestations d’expressions non proverbiales en anglais ou en français. En revanche, chez certains auteurs dominicains, se repère un réel usage, bien que prudent, des proverbes.

III. Usage parcimonieux des proverbes chez trois auteurs dominicains Dans son ‹Bonum universale de apibus›, composé entre 1256 et 1263, Thomas de Cantimpré ne cite pas, sauf erreur, de proverbes connus et canoniques mais paradoxalement en rapporte un, d’usage resté, semble-til, local. Voici ce récit, dans la traduction d’Henri Platelle : [Exemplum 100: Le pieux mensonge chez les religieux.] Les prélats doivent garder d’un autre mal ceux de leurs moines qui font des affaires à l’extérieur. Certains d’entre eux – je le sais par expérience – ne craignent pas de mentir pour avantager leurs maisons et ils donnent comme patrons de leurs mensonges Abraham, Sara, Isaac, Jacob et d’autres d’après les écrits anciens, comme s’il était permis de faire maintenant, au temps du Nouveau Testament, ce qui l’était au temps de l’Ancien. Ils oublient ce que le Seigneur a dit dans l’Évangile: «Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux». Et même s’il était permis –

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Marie Anne Polo de Beaulieu / Jacques Berlioz par impossible – à des séculiers d’agir ainsi, cela ne le serait jamais aux religieux et aux habitants des cloîtres qui prétendent à la vie parfaite et à la sainteté. Je me souviens d’une parole que j’ai entendue à Cambrai d’un laïc qui était un homme très simple. Des religieux n’avaient pas tenu à son égard une promesse garantie par serment. Ne voyant pas d’autre moyen de les excuser, il dit: «Ceux-ci m’ont menti et manquent tous les jours à leur promesse, mais je crois qu’ils mentent avec la permission de leur abbé.» Et jusqu’à ce jour, en cet endroit, quand quelque religieux maltraite la vérité dans ses paroles, on se souvient de ce fait comme d’un proverbe. On dit: «L’affaire est saine, il ment 22 avec la permission de son abbé.»

C’est l’anecdote elle-même, survenue à un individu simple d’esprit, qui a donné naissance à une sentence proverbiale, à un bon mot. La parole s’est fait souvenir et exploitation exemplaire d’une histoire présentée comme réellement survenue. Ceci dit, le rôle de Thomas n’est pas aisé à établir. Est-il lui-même le propagateur de ce proverbe qui reflète les mots de ce «laïc»? On peut raisonnablement le penser puisqu’il a reçu lui-même la naïve parole de l’homme berné. Le fait à eu lieu alors que Thomas était encore jeune puisqu’il souligne que cette sentence est encore employée quand il rédige son ouvrage (usque hodie). Dans l’‹Alphabetum narrationum›, composé entre 1298 et 1302 par Arnold de Liège (ou de Seraing), et qui comporte plus de 800 récits, ne se repèrent que deux proverbes, cités en langue vernaculaire. Dans la rubrique consacrée à l’avarice, Arnold reprend un exemplum des ‹Sermones 23 vulgares› du célèbre prédicateur Jacques de Vitry (mort en 1240). A ceux qui le sollicitaient de faire des aumônes pour le salut de sa défunte épouse, un veuf répondit par un «proverbe en langue romane» (proverbium gallicum): Berte fut a le mait, s’ele en dona s en ait, c’est-à-dire «Berthe avait tous mes biens à sa disposition, laissons-la avec tout ce ___________________ 22 Thomas Cantipratensis, Les Exemples du ‹Livre des abeilles›. Une vision médiévale, prés., trad. et commentaire par Henri Platelle, Turnhout, 1997, pp. 146–147. Le latin dit: Memor sum verbi, quod a laico viro simplicissimo in Cameraco percepi. [… ] Quod usque hodie illuc, quando aliquis religiosus minus vere loquitur, quasi pro proverbio retinetur. Dicitur enim: Salva res est: per abbatem suum licentiose mentitur (éd. Douai 1624, II, 26, 7–8, p. 263). Ce dernier proverbe ne se trouve pas chez Joseph Morawski, Proverbes frane çais antérieurs au XV siècle, Paris 1925 (abrégé Morawski). 23 Jacobus Vitriacensis, The exempla, or, illustrative stories from the Sermones vulgares of Jacques de Vitry, éd. Thomas Frederick Crane, London 1890, 182, p. 77 (en ancien français) et note, p. 207.

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qu’elle a fait pour son âme». Plus loin, pour montrer qu’une pénitence 25 tardive est inutile, Arnold emprunte à Jacques de Vitry le récit suivant. L’empereur Charlemagne appela ses trois fils, Gobard, Lothaire et Louis. Il leur montra une pomme et leur dit d’ouvrir la bouche. Gobard refusa. Les deux autres acceptèrent. Ils reçurent l’un le royaume, l’autre un duché. Gobard se ravisa, mais son père lui dit: «Trop tard, tu n’auras rien.» 26 D’où le proverbe: «A tard béa Gobart, et à la terre n’eut part.» Jean Gobi (mort en 1350) est un dominicain qui, dans sa ‹Scala coeli›, se démarque de ses confrères par une ouverture à la littérature romanesque qui innerve certaines rubriques constituées de longs exempla proches des nouvelles ou des résumés de romans. La ‹Scala coeli› n’offre que trois proverbes (pour un millier d’exempla), donnés en latin. Deux s’inspirent de la ‹Disciplina clericalis› de Pierre Alphonse. Ils sont présentés chacun comme un proverbium commune, mais sont absents du répertoire de Walther. Dans un exemplum de la rubrique consacrée à la conversion (De conversione), Jean Gobi emprunte à Pierre Alphonse l’histoire du voleur qui demeure trop longtemps à contempler des trésors et se trouve ainsi capturé. Au pied du gibet, il s’écrie: Hélas, où sont tous ces beaux bijoux, tous ces magnifiques vases en or, tous ces vêtements variés, toutes ces belles armures que tu avais dans tes mains la nuit dernière? Je vois maintenant qu’il est bien vrai le proverbe (proverbium commune): A celui qui a du temps et qui perd son temps, il lui manquera du temps (Qui tempus habet et tempus expectat, tempus deficit ei). Et il fut pendu 27 sans toutes ces choses. ___________________ 24 Paris, BNF, Nouv. acq., lat. 730 (XIVe s.), f. 24v. Cet exemplum a connu un beau succès dont on peut suivre les traces grâce à Tubach, Frederic C., Index exemplorum. A handbook of medieval religious tales, (Fellow Folklore Communications 204), Helsinki 1969, 183, 5281. 25 Jacobus Vitriacensis (note 23), 123, p. 56–57. Voir Paris, Gaston, Histoire poétique de Charlemagne, Paris 1865, p. 401; Tubach (note 24), 947. e 26 Paris, BNF, Nouv. acq., lat. 730 (XIV s.), f. 153v. Arnold cite ce proverbe ainsi: Ad hoc exiuit prouerbium: A tart bata Gobar, eu la terre nout par; Jacques de Vitry ne citait pas ce mot comme un proverbe: Et ceperunt omnes deridere illum dicentes: A tart bea Gobaut, Jacobus Vitriacensis (note 23), p. 57. 27 Johannes Gobius, La scala coeli, éd. par Marie Anne Polo de Beaulieu, Paris, 1991, 326, pp. 302–303; voir Pierre Alphonse, Disciplina clericalis, 30, éd. Alfons Hilka, Werner Söderhjelm, Die ‹Disciplina Clericalis› des Petrus Alfonsi (das älteste Novellenbuch des Mittelalters) nach allen bekannten Handschriften, Heidelberg 1911, p. 47, sans la déclaration finale et sans le pro-

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Suit une moralisation. Toujours sous l’autorité de Pierre Alphonse, Jean Gobi rapporte, sous la rubrique ‹La tromperie› (De deceptione), un récit soutenant (ou incarnant) la leçon: «La tromperie ou la ruse nous fait beaucoup de mal. Premièrement elle trompe les voisins.» Un riche tente de faire accuser un pauvre de vol en plaçant chez lui dix jarres d’huile dont cinq sont mêlées d’eau. Un philosophe prend la défense du pauvre et cette histoire exemplaire donne naissance au proverbe (et ideo exivit proverbium commune): «Celui qui a un mauvais voisin ne peut avoir ni 28 repos ni paix.» Enfin, Jean Gobi propose, toujours sous la rubrique consacrée à la tromperie, la fable de la souris qui veut traverser un fleuve 29 avec l’aide d’une grenouille; elle se conclut par le proverbe suivant: «Et on dit depuis ce proverbe: d’où vient la ruse, de là revient le dommage (Et ideo dicitur proverbium quod unde venit dolus, inde regredietur damnum.)» Suit une moralisation de la fable. Cet exemplum montre le 30 lien fort qui peut se tisser entre fable et proverbe. Le seul locuteur explicite d’un proverbe est un voleur mené à la potence. Dans les deux autres cas, le proverbe surgit sans qu’un personnage précis le prenne en charge. Sous la plume de Jean Gobi, le proverbe est une parole qui circule de façon autonome, sans contrôle, et qui est captée par un personnage quand elle coïncide avec sa situation personnelle. Par ailleurs, il y a dilution du proverbe dans la trame narrative. En effet, l’expression proverbiale sur une certaine Berte évoquée par son confrère Arnold de Liège en ancien français est reprise par Jean Gobi, mais en latin et en omettant le nom propre. C’est ainsi que Berte fut a le mait, s’ele en dona s en ait, devient sous la plume de Jean Gobi qui ne signale pas qu’il s’agit d’un proverbe et qui omet le nom propre Berte:

___________________ verbe. Ce récit est connu aussi sous la forme du fabliau «Du larron qui demora trop au tresor». 28 Johannes Gobius (note 27), 417, pp. 339–340; voir Pierre Alphonse (note 27), 16, p. 24–26. Cet exemplum est connu aussi sous la forme du fabliau: ‹Le jugement de l’huile›. Voir Tubach (note 24), 3524. Pour le proverbe, idée voisine dans Morawski (note 22), 1809: «Qui a mal voisin si a mal matin». 29 Johannes Gobius (note 27), 419, p. 340; Tubach (note 24), 3425. Proverbe non repéré dans Morawski. 30 Proverbia in fabula. Essays on the Relation of the Proverb and the Fable, éd. Pack Carnes (Sprichwörterforschung 10), Bern 1988.

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«Elle était la maîtresse en toutes choses et elle a donc pu durant sa vie 31 pourvoir à tout en ce qui la concernait (pour son salut).» On ne saurait conclure à une méfiance généralisée, car d’autres compilateurs d’exempla ont eu volontiers recours à la matière proverbiale.

IV. Recueils du XIIIe siècle ouverts aux proverbes Nous pouvons constater une ouverture aux proverbes chez les dominicains Étienne de Bourbon et Humbert de Romans, l’auteur anonyme franciscain de la ‹Tabula exemplorum› et l’auteur anonyme dominicain de la ‹Compilacio singularis exemplorum›. IV.1 Le ‹Tractatus de diversis materiis praedicabilibus› d’Étienne de Bourbon (mort vers 1261) Dans le volumineux ‹Traité des diverses matières à prêcher› (‹Tractatus de diversis materiis predicabilibus›) – il comporte plus de 3000 récits – du dominicain Étienne de Bourbon (mort vers 1261), en ne retenant que les proverbes introduits par l’expression dicitur uulgariter, nous repérons seize attestations de proverbes (dont douze sont différents). Rappelons que ce traité, laissé inachevé par la mort de son auteur, est composé selon 32 les dons du Saint-Esprit. IV.1.1 Don de crainte (fins dernières) Étienne de Bourbon veut démontrer que l’homme pécheur est fragile, plus fragile qu’un vase de verre. Tout peut l’atteindre: la pierre, l’eau, le feu. De même, la pointe d’un poinçon peut le tuer. Il cite Job 21,13: «Ils ___________________ 31 Pro qua dum peteretur suffragia ut moris est a viro, respondit, disponens se de secundii nuptiis: Domina omnium fuit, ideo in vita sibi de omnibus providerit, Johannes Gobius (note 27), 105, p. 209. 32 Voir l’introduction à l’édition du premier livre du ‹Traité des diverses matières à prêcher›: Stephanus de Borbone (note 13), p. XV–XLVII. Sur Étienne de Bourbon, voir aussi Lecoy de la Marche, Albert, Anecdotes historiques, légendes et apologues, tirés du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, dominie cain du XIII siècle, Paris 1877, p. II–XI; Schenda, Rudolf, art. ‹Étienne de Bourbon›, dans: Enzyklopädie des Märchens, IV, 2/3, Berlin/New York 1983, col. 511–519.

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passent leurs jours dans le bonheur, et en un moment (in puncto) ils descendent dans les enfers». «Ce moment, écrit-il, est l’aiguillon de l’enfer. Comme l’on dit en langue vulgaire: Pour un point Martin perdit son ânesse (Per unum punctum perdidit Martinus asinam suam, Morawski 1702; Por un point perdit Gaubert s’asnesse) il faut comprendre que 33 l’homme, au point de mourir, perdit son corps.» Étienne fait allusion ici à une anecdote connue au Moyen Age. Martin était le curé de la paroisse italienne d’Asello, qui, traduit en français, signifie âne. Pour recevoir dignement son évêque il fit déployer des banderoles, mais une erreur de ponctuation transforma les éloges en insultes et le pauvre curé fut relégué dans une petite paroisse de montagne. Pour un point mal placé ce curé perdit sa paroisse d’Âne [...] Depuis ce temps tous les ânes s’appellent Martin! Les ressources sémantiques de punctum (pointe; punctum temporis; un court instant; point, en tant que substantif, en matière de ponctuation) permettent à Étienne de Bourbon de passer d’une citation biblique à un proverbe qu’il glose – sans doute estime-t-il que ce proverbe n’est pas d’une immédiate compréhension pour qui ne connaît pas la légende – en quelques mots. A propos des mauvaises fréquentations, Étienne utilise l’exemplum dit «des tonneaux d’huile» tiré de la ‹Disciplina clericalis› (ch. 16) de Pierre Alphonse. Comme un jeune homme ne voulait pas lui vendre sa maison, un riche lui laissa en dépôt dix tonneaux, cinq pleins d’huile, cinq remplis d’huile et d’eau, puis l’accusa de vol. Sur le conseil d’un philosophe (faire mesurer le dépôt de l’huile), le juge libéra le jeune homme. Étienne cite ensuite un proverbe qui suit dans la ‹Disciplina› l’exemplum des tonneaux: «N’achète pas de maison avant de connaître ton voisin et, s’il est mauvais, même si tu l’as déjà achetée, vends-la», pour le faire suivre d’un autre proverbe, attesté par Morawski (1809): «[... ] car qui a mauvais voisin a mau34 vais matin» (quia qui habet malum uicinum habet malum matutinum). Le proverbe ‹populaire› «Qui a mal voisin si a mal matin» glose donc ou tout au moins complète le proverbe ‹savant› de Pierre Alphonse.

IV.1.2 Don de piété (parole de Dieu, Passion et croix, Vierge, miséricorde) Pour soutenir que la parole de Dieu enrichit, Étienne de Bourbon emploie quelques citations bibliques, qu’il glose, puis fournit un proverbe: ___________________ 33 Stephanus de Borbone (note 13), I, VII, p. 281, l. 333–334. 34 Ibid., I, IX, pp. 364–365, l. 474–485. Sur le récit 420, ibid., p. 542. Proverbe repris par Johannes Gobius (note 27), n. 27.

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«Celui qui a le paysan, il tient aussi sa proie» (Dicitur uulgariter: Qui habet rusticum, habet et predam, Morawski 1805; Qui a le vilain si a la proie). Il le glose ainsi, de manière quelque peu antithétique: «Celui qui a l’Esprit-Saint, a la communion de ses biens». Et il poursuit par des cita35 tions bibliques. Afin de montrer que l’aumône doit être joyeuse (festiva), Étienne propose après deux citations bibliques: Job 31,16: «Si j’ai refusé au pauvre ce qu’il voulait, et si j’ai fait attendre les yeux de la veuve, etc.», Ecclésiastique, 4,3: «N’afflige point le cœur de celui qui manque de secours, et ne diffère pas de donner à celui qui est dans la détresse», un proverbe: «Qui donne rapidement, donne deux fois» (dicitur uulgariter: Qui cito dat bis dat; Qui tost donne deus foiz done, Morawski 2163). Le dominicain poursuit par un exemplum – qui épouse parfaitement le sens du proverbe – emprunté à Jacques de Vitry. En venant à la messe, une matrone vit un pauvre nu et frigorifié. Elle n’avait rien à lui donner, sans se déshonorer, sauf sa pelisse fourrée. Si elle rentrait dans son logis, elle manquerait la messe. Si elle attendait la fin de la messe, le pauvre souffrirait du froid. Elle alla après l’offertoire sous le proche de l’église, se déshabilla, enleva la pelisse et ayant appelé le pauvre, la lui donna, et s’en revint à la messe. La messe finie, le prêtre lui demanda ce qu’elle avait fait. Elle était partie alors qu’il allait commencer le Canon et il n’avait pas pu prononcer une parole jusqu’à ce qu’elle fût revenue. Le Seigneur ne voulut pas qu’elle 36 fût privée d’une messe entière ni que l’aumône au pauvre fût retardée. «L’Écriture pousse à aimer ses parents et à leur obéir.» Après deux citations bibliques (Ecclésiastique, 3,1; Exode 20,12), et une citation attribuée à saint Basile, Étienne de Bourbon propose l’exemplum connu sous le titre «Un fils refuse de tirer une flèche sur le cadavre de son père». Un père de famille avait une épouse adultère dont il avait eu, semblait-t-il, trois fils. Comme il lui reprochait son péché et la battait, la femme lui dit qu’il aurait une douleur perpétuelle car des trois fils, un seul était de lui. Afin que pour l’amour d’un seul il pourvût aux besoins des deux autres, elle refusa de dire lequel était son fils. Avant sa mort le père indiqua dans son testament qu’il laissait sa fortune à son fils légitime. Comme chacun des trois affirmait qu’il était le fils légitime, ils furent amenés devant le juge. Celui-ci décida que le corps du père serait attaché à un arbre, et que celui qui tirerait une flèche le plus au milieu du corps serait l’héritier. Les deux aînés tirèrent une flèche sur le corps de leur père mais le troisième ___________________ 35 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 193d. 36 Ibid., fol. 239a.

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refusa de le faire. Il fut reconnu par le juge comme le seul fils légitime et 37 l’héritier, car il avait été poussé par un instinct naturel. Et Étienne de conclure: «Le cœur ne ment pas» (Vnde propter hoc uulgariter dicitur 38 quod cor non mentitur; Cuers ne puet mentir, Morawski 437B).

IV.1.3 Don de science (processus pénitentiel; croisade; persévérance) La confession doit être de foi. Il convient d’avoir confiance dans le Christ, qui soutient et console ceux qui se confessent. Étienne cite Hébreux 10,22–23, «Approchons avec un cœur sincère dans la plénitude de la foi, le cœur purifié, par l’aspersion, des souillures d’une mauvaise conscience, et conservons inébranlable la confession de notre foi (il est fidèle celui qui a promis)» pour poursuivre ainsi: «ou en d’autres termes, en langue vulgaire: Qui ne croit pas en l’indulgence, ne reçoit pas la rémission» ([…] uel uulgariter dicitur: Qui indulgentiam non credit, remis39 sionem non recipit.) Ce proverbe, non repéré dans le recueil de Morawski, semble plutôt relever d’une sentence théologique, mais est considéré par Étienne comme une sentence proverbiale. Ou alors veut-il la faire passer comme telle, pour lui donner plus d’efficience auprès d’un public ‹populaire›. ___________________ 37 Cet exemplum est l’une des plus anciennes versions occidentales de ce récit d’origine orientale qui a connu un grand succès dans la prédication et la littérature novellistique. Version proche chez Césaire de Heisterbach ‹Libri VIII miraculorum›, 2, 50 (Die Fragmente der Libri VIII Miraculorum des Caesarius von Heisterbach, éd. Aloys Meister, Roma 1901, p. 123). Guillaume Peyraut en donne également une version voisine bien qu’un peu plus courte dans sa ‹Summa virtutum ac vitiorum›, t. II, 9, Tract. de peccato linguae, 2, 1 (Paris 1648, 2, p. 381a–b). Étienne ne semble pas avoir pris ce récit dans l’œuvre de son confrère; il ne le cite en effet pas, ce qu’il fait habituellement quand il lui emprunte un exemplum. Toutefois, la seconde version d’Étienne de Bourbon est très proche de celle de Guillaume sur le plan rhétorique, toutes deux faisant l’objet d’une lecture allégorique liée au blasphème. Voir Delcorno, Carlo, I figli che saettano il padre tra exemplum e novella, dans: Miscellanea di Studi in onore di Vittore Branca II. Boccaccio e dintorni, Firenze 1983, pp. 425–447, repris dans: id., Exemplum e letteratura tra Medioevo e Rinascimento, Bologna 1989, pp. 163–191. 38 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 243b. 39 Stephanus de Borbone, Tractatus de diversis materiis praedicabilibus. Tertia pars, éd. Jacques Berlioz (CChrCM 124B), Turnhout 2006, III, IV, 1182– 1184, p. 135.

Les proverbes dans les recueils d’exempla

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Le jeûne doit être discret, car un jeûne qui n’est pas raisonnable plaît au diable. Après une parole de sainte Synclétique, tirée des ‹Vies des Pères› en latin, il déclare que l’on dit en langue vulgaire: «Mesure dure» 40 (Vulgariter dicitur: Mensura durat, Morawski 1229). Quelques lignes plus loin, pour soutenir le même argument, Étienne cite de nouveau sainte Synclétique qui déclare que les drogues les plus âcres expulsent les animaux vénéneux; ainsi le jeûne raisonnable chasse-t-il les pensées diaboliques et le diable lui-même. Et il ajoute: «On dit en langue vulgaire que la faim chasse le loup du bois» (Vulgariter dicitur quod fames expellit 41 lupum a nemore, Morawski 1000; La fains enchace le louf dou bois.) Il n’est pas étonnant de voir réapparaître le même proverbe lorsqu’il s’agit pour Étienne de montrer que le jeûne met en fuite le diable et ses tentations. «Il est dit en langue vulgaire que la faim chasse le loup du bois.» 42 Ainsi, poursuit-il, le jeûne chasse-t-il le diable de l’homme.

IV.1.4 Don de force (tentation, mauvais exemple, mauvaise habitude, vices) Pour que l’homme ne contracte pas une mauvaise habitude, il convient qu’il n’y cède pas durant sa jeunesse. Une maladie qui commence peut être vite arrêtée. C’est pourquoi l’on dit en langue vulgaire, et en langue romane, que le poulain apprend lorsqu’il fait ses dents. Cela lui dure toute sa vie (Unde uulgariter dicitur in gallico quod addiscit poleain en danteure. Tant cum il vit si li dure, Morawski 1765; Qu’aprent poulains en denteüre. Tenir le veut tant come il dure). Il ne convient pas, poursuit 43 Étienne, de prendre de mauvais pli. L’homme est associé au jeune animal, et il y a là emprunt à la vie des campagnes. Étienne en vient aux vices. L’une des causes de l’acédie, selon lui, est l’oisiveté. Et après deux citations de Lucain et d’Ovide, il énonce: «C’est pourquoi l’on dit en langue vulgaire: Les mains oiseuses se couvrent d’ulcères, comme la main de Moïse qui mise dans son sein en devint lépreuse», Exode 4 a (4,6) (Unde uulgariter dicitur: Manus otiose fiunt ulcerose, ut manus Moysi in ___________________ 40 Stephanus de Borbone (note 39), III, V, 260, p. 189. 41 Ibid., III, V, 271–272, p. 189. Proverbe employé également en latin, sans référence à la langue vulgaire, par son confrère Jacques de Voragine dans ses Sermones Quadragesimales: […] sicut fames expellit lupum de nemore, sic jejunum expellit diabolum de corde, éd. Rodolph Clutius, Augsburg/Krakow 1760, p. 18b. 42 Stephanus de Borbone (note 39), III, V, 537–539, p. 199. 43 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 341a.

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sinu quiescens facta est leprosa, Ex. IIII. a). Ce proverbe n’est pas dans Morawski. Quant à la voracité (gula), il convient de la combattre par l’affirmation de la force de la mesure et de la sobriété. Étienne propose alors un exemplum. Il a entendu de la bouche de l’évêque de Clermont qu’un légat, Romain (cardinal de Saint-Ange), avait été envoyé en France par le pape. À Clermont, il rencontra le marquis de Montferrand, de grande sagesse. Pour l’évaluer, il lui demanda ce qu’il jugeait être le plus utile à l’homme. Il répondit en langue vulgaire que c’était la mesure, car, comme on le dit en langue vulgaire, «Mesure dure». Et comme il lui demandait où on la trouvait, il répondit: «Dans la modération (mediocritas).» Comme il lui demandait encore où elle se trouvait, il répondit: «Entre le peu et le trop». Le légat admira que chez un laïc se trouvât une 45 telle sagesse. Le proverbe «Mesure dure» est donc ici repris pour la deuxième fois.

IV.1.5 Conseil (prudence, tempérance, force) Un bon pasteur doit être lettré. Il lui convient de choisir le bien et la sainteté. Étienne rapporte alors un exemplum tiré de la ‹Vie de saint Martin›. Le saint passait par un champ où des paysans qui coupaient le foin se moquèrent de lui et opposèrent à ses paroles de salut des injures. Fit alors irruption des montagnes un torrent en guise de vengeance. Certains reconnurent leur faute et se réfugièrent auprès de saint Martin. D’autres montèrent sur des saules, qui furent emportés par les eaux. D’où ce proverbe en langue vulgaire: Celui qui laisse le bien et choisit le mal qui n’apporte pas de résultats est semblable à ceux qui, ayant laissé saint Martin, embrassent les saules et périssent avec eux (Unde uulgare prouerbium est: quod qui dimittitur bonum et eligit malum infructuosum similis est illi qui, dimisso sancto Martino, salices amplexati sunt et cum eis perierunt, Morawski 1312; Muit est fol qui lessa saint Martin por saolesse). Ceux-là sont semblables à ceux qui, ayant abandonné Jésus Christ, demandèrent à ce que leur fut donné Barrabas. Etienne de Bourbon emploie le mot proverbium, ce qui est exceptionnel chez lui. De fait il em-

___________________ 44 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 439a. 45 Ibid., fol. 532d; Lecoy (note 32), 477, pp. 410–411.

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prunte l’histoire (en la modifiant quelque peu) et le proverbe à l’‹Abrégé 46 des gestes et des miracles des saints› de Jean de Mailly. Les prélats doivent être modestes et tempérants. Étienne reprend l’exemplum du marquis de Montferrand qui répond à un légat qu’une des femmes les plus sages du monde est la mesure, et qui cite le proverbe «Mesure dure» (Qui statim respondit uulgariter mensura que durat et 47 animam saluat et seruat), employé pour la troisième fois. Il faut remarquer que le proverbe n’est pas cité comme le décalque du proverbe roman, mais qu’il est à reconstituer; sa sentence est ici beaucoup plus longue et se trouve quasiment en forme de glose: «Il répondit aussitôt en langue vulgaire (ou comme l’on dit en langue vulgaire) qu’il s’agissait de la mesure qui dure et sauve l’âme, et la conserve.» Il convient de refréner les désirs. Les sept anges «ceints sur la poitrine de ceintures d’or» (Apocalypse, 15,6) renvoient à la continence et à la répression des désirs, «selon, dit Étienne, ce qui est dit en langue vulgaire: ‹Éloigne-toi de l’union illicite, selon ce qui est permis› (secundum quod uulgariter dicitur: Abstinentia ab omni cohi[bi]tu illicito, secundum quod 48 sumitur). Proverbe qui est fort proche d’une sentence morale (ou sans doute sentence morale habilement cachée sous la défroque du proverbe). La continence plaît à Dieu, et en fait un ami. Étienne cite alors Proverbes 23,26: «Donne-moi ton cœur mon fils», et ajoute: «‹Car qui a le vilain, a la proie›, car le Seigneur est principe actif et le désir du cœur, comme des membres du corps (Prou. XXIIII: Fili prebe mi cor tuum, quod qui habet totum habet et predam rusticem. Similiter ut dicitur uulgariter hunc cum habet et predam quia Dominus est cordis, Dominus est 49 membrorum corporis actiuum et appetitum). Étienne reprend donc un proverbe déjà cité mais le glose différemment. La lecture de ce relevé ouvre à quelques remarques. Les proverbes sont donnés généralement en latin (un seul est cité en ancien français) mais avec un renvoi au caractère vernaculaire de cette parole, qui signe le genre. Neuf proverbes sont cités une fois; deux le sont deux fois; l’un l’est trois fois («Mesure dure»). De même qu’Étienne n’hésite pas à utiliser à plusieurs reprises dans son ouvrage un même récit ou une même ___________________ 46 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 576a; voir Jean de Mailly, Abrégé des gestes et miracles des saints, traduit du latin par Antoine Dondaine, Paris 1947, ch. 172, pp. 483–484. 47 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 589b–c. 48 Ibid., fol. 619d. 49 Ibid., fol. 620c.

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citation, il se prête à cet usage dans le cas des proverbes, mais de façon modérée (puisque neuf proverbes sur douze ne sont employés qu’une fois). Les proverbes sont répartis quasiment également dans les différentes parties du traité, même si cette répartition doit être tempérée par la dimension respective de chacune d’entre elles. La partie qui intéresse les vices comporte moins de proverbes que celle qui concerne la pénitence. Il est difficile d’en tirer une conclusion immédiate. Dons

Introd.

Crainte

Piété

Science

Force

Conseil

Place en % dans l’œuvre

0,5

9

10, 5

11

43

26

Nombre de proverbes

0

2

3

4

3

4

Tableau de la répartition des proverbes dans le Traité d’Étienne de Bourbon

La thématique des proverbes emprunte au monde rural, avec des renvois aux animaux (poulain, loup) ou à ses acteurs (les vilains); à la vie quotidienne (le voisinage est une réalité première dans les villes où s’entasse la population); aux légendes hagiographiques, à travers saint Martin; à la sagesse populaire (donner vite est deux fois donner; mesure dure; le cœur ne ment pas). Rien là de bien original. Se trouvent toutefois chez Étienne de Bourbon des sentences théologiques, présentées comme des proverbes, mais absentes, sauf erreur, des recueils de proverbes français ou ne correspondant pas à des sentences morales latines déjà connues. L’une intéresse l’indulgence et la rémission, une autre l’union sexuelle licite et illicite, la dernière l’oisiveté. Tout se passe comme si Étienne faisait prendre une sentence morale créée de toute pièce pour un proverbe, afin de lui donner plus de poids auprès d’un public ‹populaire›. Pour ce qui est de leur efficience pastorale, de leur place dans la stratégie de persuasion, si tant est que nous puissions la dégager dans le traité, nous noterons que les proverbes, dans six cas, suivent une citation biblique, ou une citation (théologique, classique) dans sept cas; ils les traduisent, ou les transposent, bien plus qu’ils ne les glosent, en un langage plus accessible. Les proverbes viennent en appui d’un récit dans deux cas, d’un comportement (la mauvaise habitude) dans un cas. Mais bien souvent les proverbes ne se suffisent pas: ils peuvent être accompagnés d’un commentaire aux multiples formes qui les discipline, qui les rattache fermement à la notion

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théologico-morale qu’Étienne de Bourbon veut défendre et illustrer. Ainsi, dans le don de piété, quand il emploie le proverbe «Celui qui a le paysan, il tient aussi sa proie», il l’allégorise en liant le vilain à l’EspritSaint, et la proie à la communion de ses biens. Plus loin, c’est un exemplum de Jacques de Vitry qui décalque le proverbe «Qui donne rapidement, donne deux fois». Ailleurs, le commentaire allégorique resurgit: au proverbe «La faim chasse le loup du bois», le dominicain fait signifier que le jeûne chasse le diable de l’homme. Dans le récit du marquis de Montferrand, ce dernier doit gloser lui-même le proverbe qu’il offre au pape. IV.2 Le ‹Don de crainte› de Humbert de Romans Dans son ‹Du don de crainte ou l’abondance des exemples›, qu’il compose entre 1263 et 1277, Humbert de Romans, maître général de l’ordre dominicain, propose 288 récits, et quatre proverbes. «Celui qui commande demande» (Morawski 1870) est cité deux fois, en ancien français. Lors du Jugement dernier, les hommes seront jugés par les anges. «On peut croire en effet, écrit Humbert, que celui qui leur a confié la garde de nos âmes leur demandera compte de cette garde, comme le dit le pro50 verbe: ‹Celui qui commande demande› (Ki commande si demande)». Un peu plus loin, Humbert note que lors de ce même Jugement dernier, «il faudra rendre compte des biens reçus de Dieu. Car le Seigneur ne donne rien dont on ne doive finalement rendre compte de ce qu’on en a fait; c’est pourquoi il semble plus prêter que donner en vertu de ce pro51 verbe: ‹Celui qui commande demande› (Ki commanda si demanda).» Humbert, pour illustrer le fait que l’homme sage doit toujours avoir devant les yeux le Jugement dernier, reprend à Étienne de Bourbon un exemplum: On raconte l’exemple d’un jeune homme noble venu à la foire: en faisant le tour des différentes boutiques, comme il était arrivé à celle où se tenait un vénérable vieillard qui semblait n’avoir rien à vendre, et comme il lui demandait ce qu’il vendait, le vieillard répondit qu’il vendait de la sagesse. Or le jeune homme, pensant en manquer beaucoup, dit au vieillard qu’il voulait en acheter. Le vieillard lui demanda: «Combien as-tu à y mettre?» L’autre: «Cent marcs.» Et le vieillard: «Moi je veux t’en vendre pour cent marcs.» Le marché conclu, il lui versa les cent marcs et le vieillard lui enseigna cette sentence: «En toute entreprise pense d’abord à quel terme elle te mènera.» Vers: «Quoi que ___________________ 50 Paris, BNF, lat. 15953, fol. 200v; Humbert de Romans (note 14), p. 113. 51 Paris, BNF, lat. 15953, fol. 202; Humbert de Romans (note 14), p. 125.

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Marie Anne Polo de Beaulieu / Jacques Berlioz 52 tu fasses, considère d’abord la fin’.» Humbert poursuit le récit: le vieillard assure au jeune homme que s’il gardait ces mots sous les yeux, ils lui seraient plus précieux qu’un royaume. Devenu roi, il les fit inscrire sur les tables, nappes, serviettes et tout ce qu’il put. Son barbier, gagné par des barons qui conspiraient, voulut l’égorger, mais se mit à trembler en lisant ces mots sur une serviette: le roi s’en aperçut et le fit avouer. Les traîtres furent saisis et le roi échappa à la mort.

Il est à noter que ce ‹vers› (Walther 25242), cité en latin (Quicquid agas operis finem primo mediteris) évoque le proverbe Au commancement de l’uevre pense de la fin (Morawski 174). Dans le récit fondateur d’Étienne 53 de Bourbon, ce ‹vers› n’est pas cité. Humbert a tenu donc à redoubler la sentence du vieillard par un proverbe, mais non présenté comme tel. Dans le chapitre consacré à la crainte du purgatoire, Humbert, parlant de ceux qui doutent de son existence, écrit: «Il y en a d’autres qui, bien qu’ils pensent aux châtiments, ne croient pourtant pas fermement ce qu’on en dit et c’est pourquoi ils n’ont pas peur, conformément au pro54 verbe: ‹Fou ne croit jusqu’à ce qu’il reçoive.›» Quant à la sentence «Les méchants détestent pécher par crainte d’être punis/Les bons détestent pécher par amour de la vertu (Walther 19717)», elle est annoncée par «selon ces vers», ce qui la place clairement dans le camp des sentences 55 morales. On peut penser que la position d’Humbert de Romans au sommet de la hiérarchie dominicaine et son autorité en matière de pastorale font de lui un modèle qui a pu influencer de nombreux prédicateurs, dans le sens d’un emploi raisonné des proverbes.

V. La ‹Tabula exemplorum› (vers 1277) Recueil composé en France vers 1277 par un franciscain anonyme, la ‹Tabula exemplorum› livre quelques expressions en ancien français et cinq proverbes dans la même langue pour un ensemble de 312 exempla. L’auteur est, selon toute vraisemblance, d’origine rurale, ce qui peut ex___________________ 52 Paris, BNF, lat. 15953, 203v. 53 Paris, BNF, lat. 15970, fol. 193d. 54 Walther (note 21), 30480; Morawski (note 22), 788; Paris, BNF, lat. 15953, fol. 197; Humbert de Romans (note 14), p. 91. 55 Paris, BNF, lat. 15953, fol. 189v; Humbert de Romans (note 14), p. 39.

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pliquer son intérêt pour la matière proverbiale. Ces proverbes sont sans doute d’usage local, puisqu’un seul d’entre eux a été repéré chez Morawski. Dans un récit fourni sous la rubrique ‹Coree›, l’auteur conclut une longue diatribe contre les danses – ces processions du diable qui mènent à la damnation, par opposition au chant des justes qui commence dans la tristesse et s’achève dans la félicité, apportant la joie de la vie éternelle –, par le proverbe: Miez vaut plourechante que chanteploure (Morawski 56 1279). Ce proverbe est partiellement repris dans un exemplum donné sous la rubrique ‹La joie› (Gaudium) à travers la sentence: «La vie pré57 sente n’est rien d’autre que chanteploure». On voit ici comment un proverbe peut se réduire à une simple allusion. La rubrique ‹Crux› (‹La croix›) s’ouvre par ce proverbe: Nota: vulgariter dicitur: Nest pas feste de boire ahenap a criar («Ce n’est pas fête que de boire à un hanap de crieur»), que le franciscain glose ainsi: «car il est 58 souillé par tout celui qui s’expose à tout. Le Seigneur qui veut faire une fête avec ses biens ne les présente pas à n’importe qui, afin qu’ils ne soient ni méprisés ni souillés par des personnes indignes. Il les place au sommet du bois de la croix pour qu’ils soient hors d’atteinte des méchants et accessibles aux hommes de bien. Il agit selon la coutume de certains villages où l’on place au sommet des montagnes une récompense, 59 afin que le plus vaillant l’atteigne et l’emporte.» A un homme – récit placé sous la rubrique ‹L’ivresse› (Ebrietas) – qui refuse de boire et de s’enivrer, son compagnon déclare: «Maudite soit la science que j’ai apprise à Paris, tu es en effet plus sage que moi! Et en vérité il est d’usage de dire: Menez le bouf a lewe ia nen boura se il na seif ___________________ 56 La ‹Tabula exemplorum secundum ordinem alphabeti›. Recueil d’exempla compilé en France à la fin du XIIIe siècle, éd Jean-Thiébaut Welter, Paris/Toulouse 1927 (réimpr. Genève 1973), 35, pp. 11–12. 57 Ibid., 83, pp. 26–27: Vita presens nil est aliud que chanteploure. 58 Les crieurs de vin étaient à Paris une corporation placée sous la juridiction du prévôt des marchands et des échevins. Ils étaient attachés à une taverne où ils ‹criaient› pour attirer l’attention des passants sur la qualité de la boisson servie dans la taverne. Ce ‹criage› était assorti d’une dégustation, le crieur ayant un vase ou hanap contenant du vin proposé dans la taverne. La fréquentation de la taverne étant strictement réglementée, les habitants pouvaient, comme en catimini, se réconforter sans entrer dans la taverne en goûtant au hanap du crieur. Voir Frégier, Honoré Antoine, Histoire de l’administration de la police de Paris depuis Philippe-Auguste jusqu’aux États-généraux de 1789, Paris 1850, t. 1, pp. 144–146. 59 Tabula exemplorum (note 56), 38, p. 12.

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(Menez le bœuf à l’eau: jamais il n’en boira s’il n’a pas soif).» L’exemplum qui suit s’ouvre sur une leçon accompagnée d’un proverbe: «Note que dans l’ivresse il n’est nul plaisir si ce n’est l’oubli, comme le dit celui qui est ivre: Tout est paie». Suit la narration d’un paysan qui refuse de 61 vendre sa vigne malgré ses dettes, afin de pouvoir continuer à s’enivrer. Dans la description de gloutons qui ouvre un récit placé sous la rubrique consacrée à la gula, le compilateur a inclus au milieu du texte latin une courte phrase en ancien français à consonance proverbiale. «Les gourmands font de leur ventre un dieu, un temple, une taverne. La cloche de ce temple est le crieur de vin et le bâton est le mortier broyant le sel, en français (gallice): Le pestel don nen pille les anz, puis il continue de filer en latin sa métaphore: «Le tavernier est prêtre (sacerdos) de ce temple 62 allégorique.» Le compilateur de la ‹Tabula exemplorum› utilise les proverbes comme en rafale. Ils sont en effet répartis dans des exempla proches (35/38 et 73/74) et dans des rubriques qui renvoient à la vie la plus profane: boisson, danses, et bonne chère. Enfin, il est à noter que le proverbe se place à divers points stratégiques de la narration exemplaire.

VI. La ‹Compilacio singularis exemplorum› La ‹Compilacio singularis exemplorum›, composée par un frère prêcheur originaire d’Angers vers la fin du règne de Philippe III le Hardi (1270– 1285), est conservée dans trois manuscrits seulement, conservés à Upsal, 63 Berne et Tours. L’interrogation de la transcription faite par les soins de ___________________ 60 Tabula exemplorum (note 56), 73, p. 23. Morawski donne dix-huit proverbes qui font intervenir le bœuf, animal premier dans le monde paysan. 61 Tabula exemplorum (note 56), 74, pp. 23–24. 62 Ibid., 97, p. 31. 63 Hilka, Alfons, Neue Beiträge zur Erzählungsliteratur des Mittelalters (die ‹Compilacio Singularis Exemplorum› der Hs. Tours 468, ergänzt durch eine Schwesterhandschrift Bern 679, dans: Jahresbericht der Schlesischen Gesellschaft für vaterl. Cultur 90 (Sitzung der Sektion für neuere Philologie vom 5. Dezember 1912), Breslau 1913, pp. 1–24; Welter, Jean-Thiébaut, L’Exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, Paris/Toulouse 1927 (réimpr. Genève 1973), pp. 240–241; Vaisbrot, Marc, Édition critique de la Compilatio singularis exemplorum (seconde partie), d’après les ms

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Gérard Blangez sur le manuscrit Uppsala, Bibl. univ. C 523 (XVe s.), a été menée à travers les lemmes ‹proverb*›, ‹dicitur›, ‹vulgariter›, ce qui a permis de repérer l’essentiel des proverbes. Sous réserve de découvertes ultérieures, ce recueil en renferme huit, insérés dans des exempla les plus divers. Dans la rubrique consacrée aux clercs, un exemplum assez complexe au sujet d’une tractation immobilière concernant une vigne, se clôt par le proverbe: Mieuz vaut ouef donneiz que ouef mangiés, suivi d’un résumé 64 de l’affaire donné en ancien français. Le chapitre dédié aux écuyers rapporte le cas d’un chien nommé Tassel qui fut abandonné par sa maîtresse lorsque son maître partit en pèlerinage. Pour survivre, le chien s’associa alors avec un loup. De retour, l’écuyer chercha son chien et invita le loup pour le récupérer. Il reprit son chien et tua le loup, d’où le proverbe: 65 «Celui-ci fait une compagnie de Tassel.» Plus loin, à propos des nobles dames, l’auteur de la ‹Compilacio› expose la situation d’une dame confiée par son époux à son bailli durant son absence. Comme la dame refusait de céder aux avances de son protecteur, celui-ci la priva de nourriture et de toute aide. Elle mit alors au point une ruse: une nuit elle accepta de le recevoir mais mit sa servante dans son lit. Ayant assouvi son désir, le bailli trancha un doigt à son amante. La dame envoya sa servante blessée chez un ami et mit un pansement sur son propre doigt. Au retour du seigneur, le bailli accusa la dame de s’être si mal conduite qu’un de ses ribauds lui avait coupé un doigt. Devant toute la cour assemblée, la femme accusée dévoila son doigt intact, en prononçant la sentence: Qui 66 sain lie son doi, sain le deslie, devenue un proverbe (Morawski 2125). Au sujet des effets merveilleux de la croisade, le compilateur utilise à trois reprises des proverbes. Il ouvre ce chapitre par la leçon: «La croix conduit les hommes à l’amour de Dieu», aussitôt suivie par le proverbe: «Amour autre requiert». Pour justifier cette assertion, il compare le Christ en croix à un enfant bras ouverts pour montrer son amour à sa 67 mère. Un autre exemplum de la même rubrique repose sur la comparaison entre le bon usage qui consiste à rendre une invitation et la nécessité ___________________

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d’Upsal, de Tours et de Berne, dans: Positions des thèses de l’École nationale des chartes, Paris 1968, pp. 183–184. ‹De clericis›, fol. 76r–v. Ces exempla sont fournis en annexe, d’après la transcription de Gérard Blangez. ‹De armigeris›, fol. 111. ‹De dominabus nobilibus›, fol. 138v–139. ‹Effectus mirabiles crucis transmarine›, fol. 49r–v.

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de rendre la pareille à celui qui risque sa vie pour vous, et la Passion du Christ offerte à tous les fidèles, en échange de laquelle ils doivent partir en croisade. Un proverbe (Bonté autre requiert, Morawski 298), glosé, suivi d’une citation biblique vient renforcer l’encouragement à partir en 68 croisade. C’est sans doute afin de poursuivre le processus de persuasion qu’un des récits suivants compare le Christ en croix à un chevalier armé: la couronne d’épines est son casque, les clous dans les mains ses épées, le clou dans les pieds ses étriers. De là, le compilateur s’attache au percement des mains rappelé par un verset des Psaumes (21,17) et par une sentence: «Il est si larges qu’il a les paumes percies», suivi de trois cita69 tions bibliques relatives à la Passion du Christ. Dans la rubrique sur les légats, l’origine du proverbe «Il paie le légat» (pour signifier que tel frère récite mal ses prières) est mise en relation avec la demande que fit un légat à tous les fidèles et religieux attachés à une abbaye de prier pour lui chaque jour. Un convers affecté aux cuisines priait pour le légat au seul moment où il était disponible: dans ses allers et retours entre le monastère et les fourneaux. Cette charge contre la faiblesse de la piété des convers reste rare dans les écrits dominicains plus 70 prompts à critiquer les moines de chœur. L’auteur dominicain de la ‹Compilacio› partage avec Étienne de Bourbon le proverbe Par un point 71 pardit Giberz s’anesse, inséré dans la rubrique consacrée aux moines. Enfin, au sujet des histrions, l’auteur rappelle l’origine de l’expression proverbiale Il li a dit la Patenostre en l’oreille. Un jongleur avait obtenu le privilège que le roi lui chuchotât à l’oreille un Notre Père en sortant de la messe: les courtisans crurent que le jongleur était devenu le conseiller 72 du roi et le couvrirent d’or pour obtenir ses faveurs. La tradition manuscrite de la ‹Compilacio singularis exemplorum› fait ressortir la proximité des manuscrits d’Uppsala et de Tours (Bibl. mun. 468) puisqu’ils sont tout deux divisés en neuf livres. Le neuvième livre présente un ensemble de proverbes et de vers latins, suivi d’une postface, 73 d’une table des matières par livres et par chapitres. Ce petit livre de ___________________ 68 69 70 71 72 73

‹Effectus mirabiles crucis transmarine›, fol. 51. Ibid., fol. 51v–52. ‹De legatis›, fol. 64. ‹De monachis›, fol. 92; Morawski (note 22), 1702. ‹De histrionibus›, fol. 124v. En revanche, le manuscrit 679 de la Bibliothèque universitaire de Berne e (XIII s.) ne conserve qu’un remaniement incomplet. Le neuvième livre ne présente pas de vers, mais une collection de miracles empruntés aux livres III

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proverbes avait été signalé et édité en 1913 par Alfons Hilka, qui ne 74 connaissait pas le manuscrit d’Uppsala. L’édition de Marc Vaisbrot présentée comme thèse d’École nationale des chartes est restée malheu75 reusement inédite. La partie consacrée aux proverbes commence ainsi: Incipiunt proverbia et versus proverbiorum. Cet ensemble se compose de 175 proverbes en ancien français. Chaque proverbe est suivi d’un ou de plusieurs vers latins, sous forme d’hexamètres dactyliques (en général 3, exceptionnellement 4), rimant en général à l’hémistiche. Ces vers proposent tout d’abord une traduction (parfois deux) du proverbe en latin, pas toujours littérale (il s’agit de bâtir un vers latin!), et proche parfois du commentaire. En voici quelques exemples. Telle est la mere, telle est la fille. Cum sit venalis mater, sic filia talis 76 Insequitur leviter filia matris iter.

Pour équilibrer son vers latin, l’auteur ajoute l’adjectif venalis qui oriente le sens moral du proverbe dans un aspect négatif (ce que le proverbe français ne suggère pas). Il en est de même pour le second vers (avec l’adverbe leviter, très ambigu). Li prestres soit honni, qui blame ses reliques. 77 Damnetur flamen, qui sacra culpat. Amen.

Amen est rajouté pour compléter le vers. Le terme savant flamen (prêtre romain) remplace presbyter, qu’on pouvait attendre. Le phénomène se répète pour sacra qui traduit reliquie. Pour soffreté de prodomme maint l’en foul en chere. Occupat indignum sedem, cum non prope dignus.

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et IV de la ‹Compilacio›, des exempla intéressant Jourdain de Saxe, deux sermons et des fables dont la majeure partie est constituée par le groupe inséré dans le livre VI. Hilka, Alfons, Altfranzösische Sprichwörter, dans: Beiträge zur Fabel- und Sprichwörterliteratur 91 (1913), pp. 21–38. Nous remercions vivement Elisabeth Schulze-Busacker qui nous a procuré copie de cette édition. Vaisbrot (note 63); Buridant (note 4), n. 27, p. 48, évoque cette collection d’après le manuscrit d’Uppsala C 523 édité par P. Höberg, dans: Zeitschrift für romanische Sprache und Literatur 45 (1919), pp. 423 et suiv. Hilka (note 74), 111, p. 30; Morawski (note 22), 1118. Hilka (note 74), 70, p. 27.

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Il y a davantage commentaire que traduction littérale. La rime à l’hémistiche n’est pas respectée. Après grant joie, grant pleur. 79 Leticie metas terminat anxietas.

La traduction/adaptation latine est assez fidèle: «L’anxiété met une fin définitive à la joie.» Qui mieulx ne puet, o sa vielle se dort. Cui non posse datur melius, vetule sociatur Baucidis in gremio dormit qui non habet Ys. 80 («Il dort dans le sein de Baucis celui qui n’a pas Yseut»).

Le sociatur reste assez ambigu, et évite le plus cru «se dort». Le vers latin renvoie tant à la littérature classique latine (Ovide) qu’à la littérature arthurienne (Yseut). Tous ces proverbes se trouvent dans le recueil de Morawski. Certains présentent des variantes, mais qui semblent mineures. Il faut retenir que ces proverbes sont fournis à la fin d’un recueil de récits exemplaires, ce qui prouve l’importance du proverbe comme source des prédicateurs, dans le cadre d’une pastorale «populaire», qui n’emprunte pourtant pas obligatoirement ses proverbes à des sources orales. Donnés en français ils sont suivis d’une traduction latine qui est une adaptation voire un commentaire (il faudrait plus à plein vérifier si ces vers sont repérables dans les vers latins, chez Walther, par exemple). Cette traduction guide le chercheur d’aujourd’hui qui reçoit des éclaircissements sur certains proverbes (ou tout au moins qui l’aide à percevoir comment un proverbe était compris, voire biaisé). Les traductions et gloses latines de proverbes en ancien français sont en quelque sorte la pierre de Rosette de proverbes dont le sens se laisse parfois difficilement approcher. On peut se poser l’intérêt d’une telle traduction: est-elle destinée à des prédicateurs ne comprenant pas la langue d’oïl? Est-ce un exercice savant? Est-ce un contrôle exercé par le prédicateur sur une matière jugée dangereuse? Le caractère orienté de certaines traductions peut y faire sérieusement songer. Ces proverbes qui ne font pas écart avec la production du temps prouvent une certaine stabilité de l’ensemble des proverbes ‹populaires› au ___________________ 78 Hilka (note 74), 3, p. 23; Morawski (note 22), 1696. 79 Hilka (note 74); Morawski (note 22), 111. 80 Hilka (note 74), 6, p. 23; Morawski (note 22), 1995.

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milieu du XIIIe siècle. Cette collection semble proche de celle conservée dans le manuscrit de Leyde (Bibl. univ., Voss., lat. 31 F) étudié par Mo81 rawski. Ce manuscrit, du XIIIe siècle, provenant sans doute de la région de Saint-Omer, contient un recueil de 269 proverbes en ancien français avec des traductions latines indépendantes. Il a beaucoup emprunté aux ‹Proverbes au vilain› (présentés par Elisabeth Schulze-Busacker dans ce volume), comme son incipit le laisse clairement entendre: Incipiunt proverbia rusticorum mirabiliter versificata (fol. 114). Selon Claude Buridant cette collection présente des liens avec celle du manuscrit de Cambrai (Bibl. mun., 534) datée du XIIIe siècle et intitulée ‹Proverbia vulgala› (fol. 82 244). Presque un siècle plus tard, un recueil d’exempla utilise d’une toute autre manière la matière proverbiale. Il s’agit de la ‹Summa praedicantium› de Jean Bromyard.

VII. Jean Bromyard († 1390) et l’ouverture aux proverbes C’est Jean-Thiébaut Welter qui, dans sa thèse sur l’exemplum médiéval, attire l’attention du lecteur sur la richesse en proverbes de la ‹Summa praedicantium›, composée vraisemblablement dans les années 1360–1368 par Jean Bromyard. Celui-ci a composé ce recueil en organisant ses 189 chapitres selon l’ordre alphabétique. Il élabore, contrairement à ses prédécesseurs, des sous-divisions complexes, puisque chaque chapitre est réparti en rubriques, elles-mêmes divisées en articles au sein desquels les exempla sont numérotés. Dès son prologue, Jean Bromyard justifie la nécessité de former de bons prédicateurs en citant Cicéron, Sénèque, Platon, saint Paul et Cassiodore. Ses sources de prédilection sont puisées dans l’Antiquité classique profane et dans l’histoire naturelle, mais il recourt volontiers aux écrivains du Moyen Age ainsi qu’au droit canonique et civil. Il a d’ailleurs écrit une somme juridique importante, l’‹Opus trivium›. Dans sa ‹Summa praedicantium› il n’hésite pas à emprunter à ses aînés en matière de récits exemplaires – sans les citer, ce qui est une prati___________________ 81 Que soit remerciée Elisabeth Schulze-Busacker qui a pour nous étudié cette collection et nous a donné cette information. Sur le manuscrit de Leyde, voir Morawski (note 22), Introduction, p. VII. 82 Buridant (note 4), p. 54.

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que courante dans l’œuvre dite de compilation. Ce recueil a connu un succès incontestable, attesté par les sept copies manuscrites conservées en Angleterre, en France et en Allemagne, mais surtout par les huit éditions 84 qui se sont succédé du XVe au XVIIe siècle. Bien que son prologue n’évoque jamais l’usage des proverbes, ce recueil en est bien pourvu, dans un cas original de trilinguisme, puisque si le recueil est écrit en latin, il se voit émaillé de proverbes ou d’expressions donnés en moyen anglais et ancien français. Comme dans ce récit destiné à soutenir la rubrique sur les prélats, où un clerc refuse les églises qui rapportent moins de cent livres. Il s’en explique ainsi au roi: «Je ne veux pas aller en enfer sauf pour bone poygne d’argent», c’est à dire une 85 grande quantité d’argent. Selon Jean-Thiébaut Welter, les proverbes en anglais viennent en général clore un exemplum tiré de l’expérience personnelle de l’auteur. Quelques sondages ont été faits pour certaines rubriques de la ‹Summa praedicantium› comme dans les exempla de ce recueil publiés par Thomas Wright dans sa ‹Selection of Latin Stories›. Il est à noter que dans les manuscrits (mais l’enquête devrait être approfondie) les exempla sont signalés dans les marges, mais jamais les proverbes. En revanche, dans l’édition Venise, 1586, les nombreuses citations du livre biblique des 86 Proverbes sont suivies d’un numéro renvoyant au livre de la Bible. La rubrique ‹Il faut les former dès l’enfance›, renvoie à Proverbes 22, 6: «Donne de bonnes habitudes au jeune homme en début de carrière; 87 même devenu vieux, il ne s’en départira pas». Celle consacrée à ___________________ 83 Jean Bromyard a eu recours aux recueils de Giraud de Barri, d’Eudes de Cherinton, Césaire de Heisterbach, Jacques de Vitry, Géraud de Frachet, Thomas de Cantimpré, Vincent de Beauvais, Jacques de Voragine, Étienne de Bourbon, Humbert de Romans, Arnold de Liège, des auteurs anonymes du Royal 7 D I et du ‹Speculum laicorum›. 84 Pellechet, Marie, Catalogue général des incunables des bibliothèques publiques de France, t. 2, Paris 1905, 3025 et 3026. Une édition de ce recueil a été entreprise vers 1995 par Peter A. Binkley (University of Alberta) mais semble avoir été abandonnée. 85 Wright, Thomas, A Selection of Latin Stories, from Manuscripts of the Thirteenth and Fourteenth Centuries: A Contribution to the History of Fiction During the Middle Ages, London 1842, 139, p. 127 (d’après le ms London, Brit. Libr., Reg. 7 E IV, fol. 493v). 86 Une recherche sur les manuscrits s’imposera. 87 Rubrique ‹Ab infancia informandi sunt› (A III 4). Iuxta illud proverbium XXII. Adolescens iuxta viam suam et etiam cum senuerit non recedit ab ea.

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l’adulation utilise le même livre biblique, fournissant une citation approximative de «Qui fréquente les sots s’en trouvera mal (Prov. 13,20)» et de «Les blessures d’un ami sont loyales, les embrassements d’un en88 nemi sont trompeurs (Prov. 27,6).» Les citations sont nombreuses et clairement annoncées à défaut d’être toujours exactes. Un exemplum consacré aux avocats renvoie explicitement à un proverbe non biblique donné en latin: «Une langue d’avocat est nuisible si 89 elle n’est pas entourée de fils d’argent.» Quelques proverbes en ancien français, mais ils n’ont pas été repérés dans Morawski: On ne doit avoir pitie de luy qui ne la daltruy vient illustrer un récit dans la rubrique 90 consacrée à la piété. Un proverbe sans doute très local montre les Parisiens s’opposer aux habitants de Chartres: Mieulx vault ung bunvenant 91 de Paris que toute sa feste de Chartreein. La sentence proverbiale peut être donnée en anglais, suivie d’une traduction en latin ou en français. C’est ainsi qu’au sein de la rubrique consacrée à l’amitié un exemplum narre l’histoire d’un père qui fait une donation de son vivant à son fils et ___________________

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Et est exemplum ad hoc de speculo novo quod faciliter contrahit maculam indelibilem et de panno novo recipiente tincturam indelibilem sic quod nova testa capit, etc. Sic adolescens iuxta viam suam, etc. (Venezia 1586, t. I, p. 18). ‹Summa Predicantium›, Rubrique ‹Adulatio›. Fabula de vulpe et turtura. Quintodecimo assimilantur vulpi, de qua fabulose fertur quod pepigit cum nauta qui doceret eum tres sapientias, ita quod transivitteret eam trans aquam. Prima fuit nullus citius decipit quam qui pulchre loquitur. Secunda quanto pulchrius loquitur, tanto citius decipit. Tercio dixit prope aliam ripam ad terram saltando: officium dico perdit qui servit iniquo. Sic adulatores tanto citius decipiunt, quanto pulchrius loquuntur et in fine etiam videbit et perdit servicium, qui tales diliit et fovet, quia amicus stultorum efficietur eis similis, Prov. XIII (Venezia 1586, t. I , pp. 39v–40). Rubrique ‹Advocatum›, cap. 14, 22. [… ] Tunc opportet quod judex ex officio advocatum det illi qui forte non ita ex corde loquitur amore Dei datus, sicut amor nummi conductus. Quia proverbium est quod lingua causidica est damnifica, nisi funibus argenteis circumligetur (Venezia 1586, t. I, p. 34). Rubrique ‹Pietas›, c. X, art. II, 5 (Venezia 1586, t. II, p. 244ra). Rubrique ‹Honor›, IV, 19: De illo namque honore dici potest quod dixit quidam civis Parisiensis cuidam civi Carnotensi. Carnotenses namque ferunt Parisiensem ad se optime festinasse. Parisiensis vero Carnotensem ad se venientem solummodo salutavit. De quo cum reprehenderetur, respondit gallice: Mieulx vault ung bunvenant de Paris que toute sa feste de Chartreein. Ita omnibus honoribus mundi minimus prevaleret honor Dei, cui est honor et gloria et imperium sempiternum. Amen (Venezia 1586, t. I, p. 360v).

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se trouve plongé dans la misère à cause de l’ingratitude de ce dernier. Pour se venger, il fait graver des vers (peut-être proverbiaux) sur un marteau enfermé dans un coffre, qui ne sera ouvert qu’après sa mort par ses héritiers. Leur père n’ayant pas encore poussé son dernier soupir, ceux-ci se précipitent sur le coffre et y trouvent un marteau sur lequel est écrit en anglais: Wit this betel the smieth And alle the worle this wite, That thevt the ungunde alle this thing, And goth him selve a beggying.

Ces vers sont aussitôt donnés en latin: «Ce qui peut être traduit: Qu’avec ce marteau se frappe, et que cela soit connu de tous, celui qui donne tout à un ingrat, et qui ensuite devient un mendiant.» Un manuscrit plus ancien offre une suite de vers en ancien français, en moyen anglais, et de nouveau en ancien français: Chescun fet grant folye, Ke se deserite en sa vie, E ky por enricher soen enfant, Sei meimes fet mendiaunt, Meuz vaut que de vus aient mester, Ke vus de vos enfaunz mendier. Whyt suylc a betel be he smyten That al the werld hyt mote wyten, That gyfht his sone al his thing, And goht hym self a beggyn. De un tiel mael seit-it feru, Ke seit par mi le monde connu, Ky doune kaunke il a a son enfant, 93 E va ly meimes mendiaunt.

Jean Bromyard s’est sans doute inspiré de la ‹Scala coeli› qui offre une version plus ramassée mais également bilingue de cette sentence proverbiale: De quest marcel syensucat qui per suos enfans ses deseretat: de isto ___________________ 92 Wright (note 85), 26, pp. 28–29 (d’après le ms London, Brit. Libr., Reg. 7 E IV, fol. 45v) et notes pp. 221–222. 93 London, Brit. Libr., Reg. 8 E XVII, fol. 83v.

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marcello sit excerebraratus qui pro filiis est exhereditatus. Le manuscrit latin 3506 de la Bibliothèque nationale de France offre une autre version dialectale: De ce martel ait le chef briset qui par ou pour son filz sera des95 heritez. L’enquête sur les proverbes dans la ‹Summa Predicantium› reste ouverte. Pour avoir une meilleure vision d’ensemble des proverbes dans la littérature exemplaire, il conviendrait de s’ouvrir aux recueils en langue vernaculaire comme le ‹Ci nous dit›.

VIII. L’usage massif des proverbes dans le ‹Ci nous dit› (vers 1313) Le ‹Ci nous› dit est un recueil anonyme en ancien français, exceptionnel par la relation étroite qu’il impose entre le texte de ses 781 exempla et leur mise en image systématique dans le manuscrit conservé au musée Condé du château de Chantilly proche de l’original. Ce manuscrit aristocratique (son public n’est certainement pas celui des recueils destinés directement aux prédicateurs, et au-delà à un auditoire ‹populaire›), demeure cependant un ouvrage ‹intermédiaire› dans la mesure où l’iconographie, fort originale, est peu soignée: elle repose sur une palette 96 pauvre et un dessin stéréotypé. Sur le plan textuel, cette compilation en bonne partie fondée sur la Bible (dans le genre ‹Bible moralisée›) et l’hagiographie, est ouverte à des sources plus diversifiées comme les contes, les fables et les proverbes. L’éditeur du recueil, Gérard Blangez, offre la table de quatre-vingt 97 proverbes, table qu’il est inutile de reprendre ici. Là encore l’étude mé___________________ 94 Johannes Gobius (note 27), rubrique ‹De filiis›, 533, p. 397, notes, p. 684. 95 Paris, BNF, lat. 3506, fol. 58v. 96 L’indexation des exempla et des images associées est en cours de réalisation au sein du Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (Paris); le résultat en sera disponible sur le site du GAHOM dans la base de données ThEMA (pour les exempla) avec un lien vers le site de la Réunion des musées nationaux (pour les images). Ces travaux se fondent sur l’édition de Blangez, Gérard, Ci nous dit: recueil d’exemples moraux, 2 vol., Paris 1979 et 1986. 97 Dès l’introduction, l’importance des proverbes est signalée, vol. 1, p. XCIX– CII, la table se trouve dans le volume II, pp. 419–430.

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riterait d’être approfondie. Blangez a retenu comme critère de définition du proverbe certes l’emploi du terme «proverbe» par l’auteur anonyme, mais aussi des expressions telles que ce dit on voir, qu’il est escript, si puet on dire et si pouons dire. Certaines phrases énonçant une vérité admise par tous et introduites par «car» ont été également retenues, de même celles qui se rapprochent des recueils de proverbes (Morawski et E. Langlois) et des proverbes signalés dans les sermons par Barthélemy Hauréau dans ses ‹Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale› (6 vol., Paris, 1890–1893). Blangez a également relevé les proverbes issus de la littérature courtoise et signalés par Philippe Ménard dans ‹Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au 98 Moyen Age›. Il trouve beaucoup plus de points communs avec les proverbes français repérés dans les sermons latins par Barthélemy Hauréau qu’avec les proverbes disséminés dans la littérature courtoise, comme s’il existait diverses strates sociales dans l’emploi du proverbe. D’après Elisabeth Schulze-Busacker, le ‹Ci nous dit› mêle proverbes, sentences, locutions et expressions proverbiales, comme dans les recueils qui lui sont contemporains (comme les ‹Diz et proverbes des Sages›, appelés aussi 99 ‹Proverbes as philosophes›). La répartition des proverbes dans le ‹Ci nous dit› indique qu’ils sont mis d’abord au service de l’enseignement moral. Onze proverbes se trouvent dans la première partie de l’ouvrage (en forme de ‹Bible moralisée›), quarante-huit dans la partie sur la morale, seize dans celle consacrée à la conversion, huit dans celle dédiée à la vie chrétienne et trois dans celle fondée sur l’hagiographie. Notons qu’un proverbe est réutilisé pas moins de quatre fois avec quelques variations: Pluseurs fols font leur domage de ce dont li sages feroient leur proufit. Finalement, il y a assez peu de recoupements avec le recueil de Morawski, car l’éditeur a écarté, comme il l’indique dans son introduction (p. XIV), les refrains, les locutions, les axiomes de droit, les proverbes «d’un caractère trop sentencieux qu’ils remontent à la Bible, aux ‹Diz et proverbes des sages›, au ‹Dialogue de Salomon et Marcoul› ou à toute autre source littéraire», autant de sources dont l’auteur anonyme du ‹Ci nous dit› s’est sans doute inspiré. Avant même le ‹Ci nous dit›, la ‹Somme le Roi› propose un grand nombre de proverbes. Ce manuel de morale chrétienne, rédigé en 1279– ___________________ 98 Les renvois sont très rares car il s’agit de deux univers intellectuels pratiquement sans point communs. 99 Morawski, Joseph, Les Diz et Proverbes des Sages (Proverbes as Philosophes), Paris 1924.

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1280 par Frère Laurent, un dominicain, a eu un grand succès puisqu’on en compte quatre-vingt-dix manuscrits conservés. Si la ‹Somme› a circulé d’abord dans les exemplaires de luxe, magnifiquement enluminés, elle a vite trouvé son usage comme instrument de prédication. Dans sa toute récente édition critique est fort heureusement proposée une liste des proverbes, dictons et sentences qui offre cinquante entrées, de A enviz 100 muert, qui apris ne l’a à Voir com Paternostre. Il resterait à en faire une étude d’ensemble. A l’issue de ce rapide tour d’horizon (fort loin d’être exhaustif) des proverbes dans la littérature exemplaire, résumons les principales fonctions qui leur sont assignés.

IX. Fonctions des proverbes dans la rhétorique exemplaire Nous retrouvons dans les recueils d’exempla et les sermonnaires un certain nombre des fonctions des proverbes repérées par François Rodegem 101 pour le Burundi, avec cependant quelques différences notables. En effet, la première fonction du proverbe dans la littérature exemplaire est de créer un effet de réel dans un texte conservé par écrit (ce qui n’est pas le cas du corpus oral examiné par François Rodegem). Salvatore Battaglia 102 a surnommé les exempla, «la Bible de la vie quotidienne». Il est vrai que l’historien y trouve avec bonheur de nombreuses allusions à la vie de tous les jours des simples fidèles à qui sont adressés de préférence les exempla. Des dialogues, des expressions en langue vernaculaire, des allusions à des pratiques professionnelles spécifiques, à des rituels ‹folkloriques› marquant les rites de passage ou les dates d’un calendrier non liturgique, ont fait l’objet de recherches destinées à cerner cette culture folklorique, bien partiellement encadrée par l’Église, pourtant toute puissante au Moyen Age. Or, il est indéniable que toutes ces mentions, parmi lesquelles le proverbe trouve sa place, ont un but rhétorique: créer ___________________ 100 La ‹Somme le Roi› par Frère Laurent, éd. par Edith Brayer et AnneFrançoise Leurquin-Labie, Paris 2008, pp. 441–443. 101 Rodegem, François, La parole proverbiale chez les habitants du Burundi, dans: Richesse du proverbe (note 4), vol. 2, pp. 121–135. 102 Battaglia, Salvatore, L’esempio medievale. I. L’esempio nella retorica antica, dans: Filologia Romanza 6 (1959), pp. 48–82, et id., Dall’esempio alla novella, dans: Filologia Romanza 7 (1960), pp. 21–82.

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l’illusion de la réalité, de manière à ancrer la leçon pastorale dans l’esprit des fidèles, afin de provoquer les comportements souhaités. Il faut donc garder à l’esprit que les prédicateurs utilisent les proverbes pour mieux faire passer leur message. On notera, dans le même esprit, que des incises en langue vulgaire viennent s’insérer dans les collections exemplaires latines. Elles sont souvent placées au sein des exempla dans des dialogues de manière à rendre les récits proches d’une réalité quotidienne familière de l’auditoire visé – souvent populaire – pour ainsi attirer l’attention, sinon emporter l’adhésion. Jacques de Vitry (mort en 1240) a fréquemment recours à ce procédé. Un homme à l’agonie, écrit-il, entend son avaricieuse d’épouse commander du drap de mauvaise qualité et en petite quantité pour cou103 dre son suaire, il s’écrie alors: Cort le me faites pour ne le crotter. Cette réplique pleine d’humour a eu une telle fortune dans les recueils d’exempla, que l’on peut se demander si elle n’est pas devenue une sorte de proverbe ou de réplique proverbiale. D’autres incises en langue vulgaire peuvent seulement porter sur un terme: «Voici le gibet, il est élevé afin de terrifier les faibles et les peureux; et pour se moquer, on appelle en langue 104 vulgaire le gibet espoente coard». Selon Jacques de Vitry, cette expression – que l’on ne saurait toutefois assimiler à un proverbe – porte en elle-même un message moral. Ailleurs, une partie de la narration peut brusquement basculer du latin au français pour intégrer un refrain bien connu: Jacques de Vitry rapporte ainsi comment lorsque la sœur de saint Bernard vint rendre visite à ses frères entrés dans l’ordre cistercien, ceuxci refusèrent de la voir à cause de ses vêtements de luxe et ses ornements. Elle s’en défit et entra en religion. Jacques de Vitry enchaîne: «C’est ainsi que lorsqu’elles doivent sortir ou se présenter en public, les femmes passent presque toute la journée à se préparer: Quant Aeliz fu levee, et quant ele fu lavee, et la messe fu chantee, et deable l’ont emportee. Ce qui signifie: Quand Aeliz sortit de son lit, fut lavée et se fut regardée dans le miroir, se fut habillée et ornée, on portait déjà les croix en procession et ___________________ 103 Jacques de Vitry (note 23), 107, pp. 49–50. Exemplum célèbre, repris dans la ‹Scala coeli› (note 27), 508, p. 374, dans la ‹Summa praedicantium›, s. v. ‹Executores›, Fete le court, que il ne croite, Que jeo ai grant chemin à aller, Wright (note 85), 6, pp. 9–10. 104 Ecce furce, iste eriguntur ut pusillanimes et meticulosi terreantur et patibulum deridendo vocant vulgariter espoente coard, Jacques de Vitry, (note 23), 311, pp. 129–130.

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on chantait la messe, et les démons l’emportèrent, [avec] ceux qui étaient 105 ses comtes.» Enfin, Jacques de Vitry retranscrit même en langue vernaculaire une formule. «Il est d’usage, avance-t-il, de dire en langue vulgaire en guise de moquerie une sorte de formule (carminationem) par lesquels les souris enchantées (carminati) sont éloignées des champs grâce à ces paroles: Je vos convie sorriz et raz, Que vos n’aies part en ces tas, Ne plus que n’a part en la messe, Cil qui prent pais a la presteresse.

Jacques de Vitry traduit ensuite cette formule en latin et ajoute: «[… ] et ils sont sûrs qu’ensuite les souris ne touchent ni aux gerbes ni aux 106 grains.» Il s’agit là moins d’un proverbe que d’une formule magique, que Jacques cite avec grand recul. Jacques a également placé de courtes leçons morales en fin d’exempla, pour résumer leur message. Par leur brièveté et leur emplacement stratégique en fin de texte, elles pourraient évoquer des proverbes, telles que Laboremus igitur in hoc seculo ut quies107 camus et fructum colligamus in alio [… ]; ou bien Bonum est igitur be108 nivolum et amabilem se exhibere, pour clore la fable du lion malade. Mais ces sentences ne sont pas devenues des proverbes. La deuxième fonction assignée aux proverbes est de créer une connivence entre le prédicateur et son public. Le but recherché lors de la performance verbale du prédicateur est d’établir des ponts entre le groupe des fidèles et lui-même, pour que le message ecclésiastique soit transmis le mieux possible. Le proverbe fonctionne alors comme un cheval de Troie qui pénètre dans l’univers de croyances des fidèles et y installe la leçon désirée. Contrairement au récit exemplaire qui pour être efficace doit se couvrir d’une autorité, le proverbe se donne comme une source orale échappant à l’univers savant, malgré le modèle des proverbes bibli___________________ 105 Jacques de Vitry (note 23), 273, p. 114; notes, pp. 252–253. Hujusmodi autem mulieres quando ad publicum exire vel etiam ire debent, magnam diei partem in apparatu suo consumunt. Quant Aeliz fu levee, et quant ele fu lavee, et la messe fu chantee, et deable l’ont emportee, quod est: Quando Aeliz de lecto surrexit, et lota fuit, et in speculo aspexit,et vestita et ornata fuit, jam cruces ad processionem tulerant,et missam cantaverant, et demones eam tulerunt qui comites ejus fuerunt. 106 Ibid., 242, p. 101; notes, pp. 234–235. 107 Ibid., 188, p. 79; notes, pp. 209–210. 108 Ibid., 184, pp. 77–78; notes, p. 208.

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ques et les listes de proverbes multilingues conservées par écrit. En faisant appel au sens commun, sur lequel les proverbes semblent reposer, le prédicateur présente sa leçon comme une vérité d’évidence, partagée par tous, au-delà même des mystères de la foi chrétienne et des différences culturelles. La troisième fonction repérée par François Rodegem est de l’ordre du didactique et du mnémonique. «Beal proverbe fait a retenir» lit-on dans 109 ‹Li respit del curteis et del vilain› (XIIIe siècle). Le proverbe est le plus souvent placé en fin d’exemplum, de manière à rassembler en une formule lapidaire, parfois rimée ou du moins rythmée, l’essence de la leçon exemplaire. De plus, cette très courte sentence est aisément mémorisable par le prédicateur qui utilise les recueils d’exempla pour préparer son sermon et par le public destinataire du prêche. L’auteur anonyme du 110 ‹Liber exemplorum› recommande l’usage de ces formules lapidaires en langue vernaculaire à la fin des exempla et en donne un exemple saisissant. On y voit un riche à l’agonie saisi par des chevaliers noirs démoniaques armés de bâtons enflammés venus l’emporter en enfer malgré ses appels désespérés à la miséricorde divine (Domine, adjuva me!). Le prédicateur avoue qu’il ne sait pas si ce riche est damné ou sauvé grâce à sa contrition in extremis. Néanmoins, il propose de conclure cette histoire par quelques paroles, qui, tout en respectant la vérité, produiront chez l’auditeur un sentiment de terreur, et il termine par un proverbe anglais: hym were bettre þat he ne were ne neuer boren for liif and soule he his forloren.

L’efficacité du procédé repose sur la rime boren/forloren et sur le fait que ces deux vers résument à eux seuls une terrifiante et complexe narration.

___________________ 109 Cité par Schulze-Busacker (note 5), introduction, p. 9, d’après l’édition d’E. Stengel de Li Respit del curteis et del vilain parue dans: Zeitschrift für romanische Sprache und Literatur 14 (1982), pp. 154–158, couplet 35, vers 7. 110 Liber exemplorum ad usum Praedicantium saeculo XIII. compositus a quodam Fratre Minore Anglico de provincia Hiberniae. Secundum codicem Dunelmensem, éd. par Andrew Little, Aberdeen 1908, 75 et 76, p. 45. On trouve dans ce recueil quelques incises en moyen anglais: 62, p. 39; 194, p. 112.

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*** Pour conclure, quelle fut l’attitude des compilateurs d’exempla face à la 111 ‹mentalité proverbiale›? En dépit de l’apparente efficience des proverbes dans le processus de persuasion, telle que nous pouvons la dégager dans les recueils de récits exemplaires, une méfiance certaine les entoure. Leur usage reste marginal chez les cisterciens, timide chez les franciscains, plus ferme, mais sans excès, chez les dominicains. En revanche, leur emploi devient plus consistant dans la littérature morale en langue vul112 gaire comme dans la ‹Somme le Roi› ou le ‹Ci nous dit›. Comment comprendre le choix de conserver par écrit des proverbes parfois en latin, parfois en ancien français? Les exempla étaient souvent insérés dans des sermons ad populum prêchés en langue vulgaire. Pourtant, les recueils sont massivement composés en latin, langue de conservation, et non de diffusion. La présence du proverbe en latin (mais pensé en langue vulgaire comme l’atteste la fréquente formule vulgariter dicitur) se comprend alors comme un atout, puisque chaque prédicateur peut le restituer dans la langue dont il est coutumier, et dans laquelle il prêche. Si les compilateurs ont choisi aussi de conserver certains proverbes en langue vulgaire, c’est qu’ils avaient conscience de la nécessité de préserver chaque mot du proverbe. Car autant un squelette de narration exemplaire suffisait à un prédicateur entraîné, capable de le développer, autant un proverbe tronqué ou maladroitement résumé perdait toute son efficience. Enfin, à la question de la source écrite utilisée par les prédicateurs à la recherche de proverbes, le recueil présent à la suite de la ‹Compilacio ___________________ 111 Notion proposée par Bizzarri, Hugo O., El refranero castellano en la Edad Media, Madrid 2004. 112 Nicole Bozon, franciscain, auteur des ‹Contes moralisés› (Les Contes moralisés: publiés pour la première fois d’après les mss. de Londres et de Cheltenham par Lucy Toulmin Smith et Paul Meyer, Paris 1889), a également composé ‹Les Proverbes de bon enseignement› (éd. par Anders Christopher Thorn, Lund/Leipzig 1921). Jean Miélot (actif à partir de 1444) a compilé pas moins de 351 Proverbes en 1456 (voir Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Age, Paris 1992, pp. 819–820). Le proverbe, dont l’expression en langue vulgaire est un caractère premier, serait-il plus à son aise dans des œuvres en langue vernaculaire, sans la gêne procurée par sa traduction latine? Il conviendrait de mener les études autour du proverbe dans la longue durée, comme nous y invite la revue ‹Seizième Siècle›, 1, 2005, dans son numéro spécial ‹Proverbes et adages à la Renaissance›.

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singularis exemplorum› (qu’il faudra comparer systématiquement avec les ‹Proverbes au vilain› par exemple) apporte sans aucun doute un début de réponse. Les prédicateurs pouvaient avoir recours à des recueils de proverbes, dont certains étaient écrits à leur usage.

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X. Annexe Les proverbes de la ‹Compilacio singularis exemplorum› (transcription de Gérard Blangez, sur le manuscrit Uppsala, Bibl. univ., C 523) 1. ‹De clericis› (fol. 76r–v). Clericus quidam veniens de scolis transiens per vicum vocatus est a duobus ut faceret chartam de terra quam unus vendiderat alteri. Quorum unus vocabatur Martinus, venditor, et alius Constantinus, emptor. Et cum pranderent, primo habuerunt septem ova. Constantinus ait: Ego habeo tria et tu, Martine, tria et clericus unum. Martinus ait: «Ex quo vultis, habeo tria, non contradico. Sed ego dabo unum de meis clerico.» Quo facto, fecit clericus chartam, legit coram domino et sigillatam portavit Constantino in domo dicens se plantare in terra vineas et facere pulcherrima vineta. Quinquennio elapso, rediens clericus per locum vidit in terra vendita pulcherrimum vineti pressorium aedificatum muro undique vallatum. Et audiens Martinum mortuum, advocavit illius filium dicens quod secure si repetat totum lucraretur per instrumentum. Qui cum citaret Constantinum, venit cum instrumento ante dominum et petiit ante omnia sibi fieri judicium. Quod filius Martini sine atestatione et ipse teneret quicquid diceret instrumentum. Quo facto, legitur coram omnibus. Et sic erat ibi scriptum: Mieuz vaut ouef donneiz que ouef mangiés (76v). Probatur: Sachiez bien, par tel covenant Vant Martins sa terre et son champ A son compeire Dant Constant Que vigne i face et i plant Et quant elle chargera vin Qu’elle revagne aux hoirs Martin. Et sic puer positus est in possessione et confusus Constantius de sua rusticitate. Et propter hoc dicitur in proverbio: Mieuz vaut ouef donneiz que ouef mangiés.

2. ‹De armigeris› (fol. 111) Alius habens canem nomine Tassel et commendans uxori peregrinatus est. Ipsa autem plus curans de pueris quam de cane, effectus est socius lupi et ambo rapiebant et comedebant. Reversus armiger et audiens et requirens canem, cum eum recognosceret et ad capiendum lupum invitaret, cepit eum et interfecit. Inde dicitur proverbium: Iste facit ei societatem de Tassel.

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3. ‹De dominabus nobilibus› (fol. 138v–139) Domina quaedam commissa a marito suo recedente de terra cuidam ballivo suo recommandata fuit. Quo absente, infestata est ab eo in tantum quod, cum non vellet ei consentire, retraxit cibos et veste et omnia. Tandem ipsa timens confusionem et quod mundus crederet quod hoc faceret (fol. 139) propter culpam suam, dixit ei quod faceret quod vellet. Ipso veniente, supposuit domicellam. Cui, completa libidine, abscidit digitum. Domina autem, emittens eam apud aliquem amicum suum, ligavit proprium digitum, semper habens absconditum. Veniente marito, ballivus vadens ei obviam, eam diffamavit, dicens quod unus de ribaldis suis ei digitum absciderat. Qui domum veniens, in plena mensa, presentibus amicis et parentibus dominae petiit judicium: Quid de tali domina fieret quae sic se habuisset? Dicentibus omnibus dignam esse combustione, ait: Hoc faciatis de ista parente vestra! Quae, videns amicos confusos, ait: Non confundamini. Et extrahens digitum dixit: Qui sain lie son doi, sain le deslie. Tunc narrans per ordinem falsitatem ballivi, statim dominus fecit eum suspendi. Et propter hoc dicitur vulgariter proverbium: Qui sain lie son doi, sain le deslie.

4. ‹Effectus mirabiles crucis transmarine› (fol. 49r–v) Crux ad amorem Dei hominem inducit. Unde dicitur vulgariter: Amour autre requiert. Ipse enim non dilexit nos de cubitis quia habuit manus extentas in cruce sicut puer extendet matri, amorem quem habet ad eam ostendens manibus extensis. Ideo Boetius ad amorem invitans ait: Respice o homo, oculo mentali, quanto remunerationis vinculo astringaris Domino patienti. [. . . ]

5. ‹Effectus mirabiles crucis transmarine› (fol. 51) Item curiale est. Si enim homo invitatur ad prandium ab alio, curiale est ut item invitetur ab eo. Item si homo vadat et se liberaliter componat et exponat ad necessitatem alterius, curiale est ut reddat ei vitam, exponendo se pro necessitate ejus. Unde dicitur vulgariter: Bonté autre requiert. Congruit devotioni nostrae ut qui Domini crucifixi passionem celebramus, crucem faciamus nobis. Sed certe multi sunt ad litteram rustici: Bene volunt a Christo accipere omnem curialitatem et nullam facere, non sicut psalmista qui dicebat (Ps 115,12): Quid retribuam Domino pro omnibus quae retribuit mihi? Calicem, etc.

6. ‹Effectus mirabiles crucis transmarine› (fol. 51v–52) Christus in cruce ut miles armatus contra diabolum in equo sedit et hunc devincit. Unde crucem habuit pro equo. (1 Esdr. 6,11) Tollatur lignum et erigatur ut crucifigatur in eo. Sed certe iste equus dulce pondus sustinuit. Unde canit Ecclesia: Dulce lignum dulces clavos, etc. [chanté le vendredi

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saint], quae digna fuit portare etc. Item habuit coronam spineam pro galea. (Mt 27,29): Plectentes coronam de spinis, imposuerunt capiti ejus. Item habuit duos gladios, id est duos clavos in manibus et unum pro calcaribus in pedibus. Unde psalmus (21,17): Foderunt manus meas et pedes meos, in signum maximae largitatis et misericordiae. Unde dicitur vulgariter de largo: Il est si larges qu’il a les paumes percies. Item habuit carnem perforatam pro lorica. (1 Reg. 17,5) Armatura induebatur lorica. Et ista lorica fuit perforata quinque locis, teste psalmista (29,12): Conscidisti saccum meum – supple: quinque locis. Unde non suffecit ei aperire (fol.52) os sacci secundum consuetudinem communem, sed in quinque locis disrupit. Item habuit lanceam longam. (Jo 19,34): Unus militum lancea latus ejus aperuit.

7. ‹De legatis› (fol. 64) Alius legatus visitans abbatias in legatione sua injungebat orationes speciales pro se clericis et laicis faciendas omni die. Quidam autem conversus devotus et in officio suo diligens et intentus, qui serviebat infirmis et sanis eundo ad coquinam et redeundo tantum pro legato orabat quia alio tempore occupatus erat. Et quaesito ab eo quid diceret, respondit: Ego pago legatum. Inde fuit forte orta parabola quaedam vulgariter contra minus bene dicentes horas: Il paie le légat.

8. ‹De monachis› (fol. 92) Puncto prior translato prioratum amisit. Monachus largus valde et caritativus habebat prioratum qui vocabatur Arnesse. Et fecit scribi in porta hunc versum: Porta, patens esto, nulli claudaris honesto. Ipso mortuo, venit alius qui vocabatur Gaubert. Et fecit punctum ibi: Porta, patens esto nulli. Et cetera. Cujus avaritiam et rusticitatem audiens abbas abstulit prioratum. Et dicitur: Par un point pardit Giberz s’anesse.

Exemplarisches Erzählen – im exemplum, im Märe, im Fabliau? Klaus Grubmüller (Göttingen)

In seiner die Forschung zur mittelalterlichen deutschen Kurzerzählung, 1 dem Märe, über Jahrzehnte bestimmenden Untersuchung ermittelt Hanns Fischer als einen der drei Grundtypen dieser Gattung das „moralisch-exemplarische Märe“, das sich „die Propagierung und Illustration bestimmter moralischer Positionen“ zum Ziel gesetzt habe. Es setze sich zusammen aus den Denkmälern eines bestimmten Themenkreises, den er 2 „versuchsweise ‘Demonstration allgemein menschlicher Laster’“ nennt. In diesem Themenkreis träten „motivlich sehr vielfältige [. ..], aber durchweg ernsthafte [... ] Mären zusammen, in denen es um die Aufstellung warnender Beispiele für falsches, d.h. moralisch verwerfliches Weltverhalten geht […] oder […] für die Auflehnung gegen das gesamte Gefüge der von Gott gesetzten Ordnungen.“ (ebd.) Fischer schließt mit diesen Kategorisierungen, wie mit seinem Verfahren überhaupt, an die wegweisende Studie von Per Nykrog über das 3 französische Fabliau (1. Auflage 1957) an. Nykrog hatte Joseph Bédiers klassisch gewordene Bestimmung des Fabliau als ‘conte à rire en vers’ zum Ausgangspunkt genommen und ganz konsequent diejenigen Verserzählungen aus seinem Corpus ausgeschlossen, in denen es nichts zum Lachen gibt: „trois contes purement moraux et édifiants, qui ne font nullement appel au sourire: la Borse plein de Sens et le deux versions de la Housse partie.“ Nun kann man zwar durchaus darüber streiten, ob es nicht doch zum Lachen ist, wenn jemand unbedingt auf dem Markt einen Beutel voller Verstand erwerben will, aber darum soll es hier nicht gehen, und die ‘Housse partie’ würde als eindeutiger Fall auch genügen. ––––––––––––––––––– 1 2 3

Fischer, Hanns, Studien zur deutschen Märendichtung, Tübingen 1968, S. 111. Ebd., S. 99. Nykrog, Per, Les Fabliaux. Nouvelle édition, Genève 1973, S. 15.

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Nykrogs Vorgehen ist schlicht, aber konsequent: Er legt Bédiers Formaldefinition des Fabliau zugrunde und schließt aus, was ihr nicht genügt. Fischers Verfahren ist anspruchsvoller und läßt deshalb in den Schwierigkeiten, in die er gerät, einen problematischen Zusammenhang aufscheinen: den von Komik und Exemplarität. 4 Fischers (inzwischen bis zum Überdruß totgerittene) sog. ‘Märendefinition’ kennt kein so einfaches Ausschlusskriterium wie das Komische. Deshalb gehören in sein Corpus auch solche Geschichten, die nicht zum Lachen sind, z.B. ganz selbstverständlich die verschiedenen Fassungen der ‘Halben Decke’, das sind die deutschen Bearbeitungen der von Nykrog ausgeschlossenen ‘Housse partie’ (sofern sie seinen anderen Kriterien, z.B. dem der Länge, genügen). Aber ihre Integration ist schwierig, denn sie sind „durchweg ernsthaft“, liefern darin „warnende Beispiele für falsches [also moralisch verwerfliches?] Weltverhalten“ (s.o.) – und bilden deshalb eine Sondergruppe, die moralischexemplarisch heißen soll? Wie ist das gemeint? Wie sollen sich die Bestandteile dieses Begriffs zu einander verhalten? Sind diese Mären exemplarisch, weil sie moralisch sind? Sind sie moralisch, weil sie exemplarisch sind? Oder sind sie einfach beides, moralisch und exemplarisch, ohne dass die Relation zum Problem würde? Und wenn sie eine eigene Gruppe bilden, sind dann die anderen Mären, z.B. die schwankhaften, nicht exemplarisch, weil man dort lachen kann. Und sind sie aus dem gleichen Grund auch nicht moralisch? Wie immer man die Begriffe füllt, schon bei einem ersten Blick auf die Texte wird deutlich, dass die Unterschiede so nicht zu fassen sind. Die meisten der Mären des Strickers z.B. erfüllen durchaus Fischers Explikation des Exemplarischen, dass nämlich ein warnendes Beispiel gegeben werde für falsches Verhalten (oder, wie man doch zweifellos ergänzen darf, auch ein nachahmenswertes für richtiges Verhalten): Die Frau, die ihren Mann mit dem Pfaffen betrügt, wird – wahrlich zur Warnung – dem Gespött preisgegeben; der Knecht, der dieses Komplott mit Klugheit und Feingefühl aufdeckt, lädt fraglos zur positiven Identifizierung ein (‘Der kluge Knecht’). Der Ehemann, der sich seiner Frau bedingungslos und unter Preisgabe der eigenen Sinneswahrnehmung unterwirft, bezahlt seine törichte Verblendung mit seinem Leben (‘Der begrabene ––––––––––––––––––– 4

Literatur dazu bei Grubmüller, Klaus, Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter: Fabliau – Märe – Novelle, Tübingen 2006, S. 33, Anm. 149–151.

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Ehemann’) – wie sollte das kein warnendes Beispiel sein? Nur weil die Torheit zum Lachen ist? Weitere Beispiele erübrigen sich: komische Geschichten behindern keine Verhaltenskritik (was wäre denn sonst aus Molière geworden?), das Lachen stört nicht die positive Identifizierung, Komik und Exemplarizität lassen sich nicht gegeneinander ausspielen. Es muß darum gehen, das Verhältnis genauer zu fassen.

I „Exempel meint allgemein eine in einem argumentativen oder narrativen Zusammenhang ‘von außen’ beigezogene, durch ihn in Sinn und Funktion festgelegte und von ihm isolierbare, zumeist narrative (kurze) Texteinheit, die über ein tertium comparationis auf den Kontext bezogen ist. Inseratcharakter, Isolierbarkeit und ein sinnstiftendes Analogans zum Verwendungszusammenhang sind die sinnstiftenden Elemente des Typus.“ 5 Wenn man wie Gerd Dicke in dieser Explikation das Exempel als prinzipiell abhängige, d.h. in einen größeren Zusammenhang (einen Text?) inserierte (Text-)Einheit versteht, kann man sich auf jeden Fall auf die Verwendungszusammenhänge und Überlieferungsgegebenheiten stützen, sofern man – wofür es gute Gründe gibt – Exempelsammlungen als sekundäre Aggregatszustände faßt, die nichts weiter als die Voraussetzung für die künftige Verwendung darstellen. Unter einen solchen Begriff von exemplum können unsere Beispiele, die Stricker-Mären, selbstverständlich nicht subsumiert werden; so verstanden sind Mären genauso wenig exempla wie Fabliaux. Damit ist das Problem aber noch nicht erledigt; denn in dieser Form behauptet das niemand. Die Argumentationsfigur richtet sich nämlich nicht auf das exemplum als Texttyp oder auf eine – wie weit auch immer zu fassende – Gattung, sondern auf das Exemplarische als eine Eigenschaft dieser Gattung. Es ist also zunächst die Frage zu klären, in welcher Hinsicht das Exempel überhaupt exemplarisch ist, d.h. ob Dickes „sinnstiftendes Analogans zum Verwendungszusammenhang“ (s.o.) noch genauer einzugrenzen ist. Einen Ansatzpunkt zur Bestimmung des Verhältnisses des Exemplarischen zum exemplum bietet die Wortgeschichte; sie ist ausführlich darge––––––––––––––––––– 5

Exempel, in: Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft, Bd.1, hg. v. Klaus Weimar u.a., Berlin/New York 1997, S. 534–537, hier 534.

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stellt in der Neubearbeitung des Grimm’schen Wörterbuches und noch 7 gründlicher in der des Deutschen Fremdwörterbuches. Aus ihr wird unmittelbar evident, dass exemplarisch nicht in einem unmittelbaren semantischen Verhältnis zu exemplum steht. Exemplarisch ist keineswegs – wie intuitiv meistens angenommen – die dem exemplum zugeordnete Adjektivableitung, sondern das im späten 16. Jahrhundert aufkommende Adjektiv zu Exemplar. Das begründet eine nicht unerhebliche Differenz: Exemplar meint bis ins 17./18. Jahrhundert das „zur Nachahmung bestimmt[e] / empfohlene[…] Muster; [das] musterhafte Beispiel; [die] 8 maßgebende Form, Vorlage“. Diese noch gegenwartssprachlich gültige Bedeutung hatte schon 1536 der Straßburger Lexikograph Petrus Dasypodius in knappster Formulierung präzise benannt: Exemplar, Ein vorbild daruon man ein anders nimpt / als gemäld, büecher, 9 vnd der gleichen (Bl. 65v).

Auf Personen bezogen ist Exemplar dann das „nachahmenswerte[s], 10 beispielhafte[s], mustergültige[s] Vorbild“. Ganz entsprechend ist die Bedeutung von exemplarisch zu beschreiben als „musterhaft mit (beabsichtigter) positiver oder negativer Vorbild11 funktion, Wirkung“, wobei die negative Komponente fast ausschließlich in der Wendung ‘exemplarische, d. h. abschreckende Strafe’ aktualisiert wird, bei Personen aber die positive Bedeutung ganz im Vordergrund steht. Exemplarisch heißt dann: „(anderen) ein nachahmenswertes Beispiel, Vorbild gebend […], von mustergültiger, maßgeblicher, vorbildlicher Gesinnung, Haltung (zeugend); vorbildlich, […] untadelig, 12 tadellos“.

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Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm. Neubearbeitung. Bd. 3, Stuttgart 2007, Sp. 2481–2485. 7 Deutsches Fremdwörterbuch, begonnen von Hans Schulz, fortgeführt von Otto Basler, 2. Aufl., völlig neu bearb. im Institut für Deutsche Sprache, Bd. 5, Berlin/New York 2004, S. 391–404. 8 Fremdwörterbuch (Anm. 7), S. 398. 9 Petrus Dasypodius, Dictionarium latinogermanicum. [Nachdruck] Mit einer Einführung von Gilbert de Smet, Hildesheim u.a. 1995. 10 Fremdwörterbuch (Anm. 7), S. 398. 11 Ebd., S. 401. 12 Ebd., S. 402.

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Als sollen sich die Schuelmeister vnd Schuelhalter oder Jungmeister selbst eines erbarn, aufferbäwlich vnd Exemplarischen Wandels […] in und ausserhalb der Schuel befleissen,

heißt es etwa in der Bayerischen Schulordnung von 1682, und so hat sich die Bedeutung bis in die Gegenwartssprache erhalten. So wird z. B. in der Wochenzeitschrift ‘Die Zeit’ vom 13. 10. 1995 dem Verleger Gerd Bucerius zugeschrieben, „auf exemplarische Weise“ Verleger gewesen zu 13 sein. Der Unterschied zum Wortinhalt von exemplum ist offensichtlich; er liegt in der Differenz zwischen Vorbild und Beispiel, wie das in der Kontrastierung gleichfalls schon Dasypodius herausgestellt hatte: Exemplar, Ein vorbild daruon man ein anders nimpt / als gemäld, büecher, vnd der gleichen Exemplum, ein beyspil / ein gebärd / geschicht / oder that deren wir war sol14 len nämen vnd das vns etwas leret. (Bl. 65v)

Als Beispiel illustriert das Exempel einen Sachverhalt, der als Aussage verbalisiert sein kann oder auch nicht. Es kann seinerseits als Text erscheinen (ein geschicht) oder als nonverbale Aktion (ein gebärd) oder als Geschehen (ein that). Als Beispiel macht das Exempel keine Wertaussage, sondern es illustriert eine solche und macht sie damit leichter fasslich. Es erleichtert das Verständnis einer Wertaussage, ist selbst aber wertneutral. Der Wert wird in der zu illustrierenden Aussage formuliert, nicht in der Illustration. Als Beispiel kann das Exempel Gutes und Böses illustrieren, Nachahmenswertes und Verabscheuungswürdiges, Staunenswertes und Lächerliches. Weil das Exempel in seiner Illustrationsfunktion aufgeht (darauf bezieht sich Rudolf Schendas Vorstellung vom Exempel als Funktionsbe15 griff) , kann das „sinnstiftende [… ] Analogans zum Verwendungszusammenhang“, dessen semantische Präzisierung ich eingangs in Dickes Exempeldefinition vermisst hatte, in der Tat inhaltlich nicht genauer bestimmt werden. Sie bleibt völlig zu Recht inhaltlich leer, denn es handelt sich um eine formale, nicht um eine semantische Relation. Damit hängt dann auch zusammen, dass das Exempel über seinen „Inseratcharakter“(Dicke) verstanden werden muß. Ohne dass es etwas ––––––––––––––––––– 13 Fremdwörterbuch (Anm. 7), S. 403. 14 Dictionarium (Anm. 9). 15 Schenda, Rudolf, Stand und Aufgaben der Exemplaforschung, in: Fabula 10 (1969), S. 69–85.

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illustrierte, gibt es das Exempel nicht, oder anders: nur der Bezug auf einen zu illustrierenden Sachverhalt macht einen Text, eine Gebärde, eine Person als Exempel identifizierbar. Gegen diese Feststellung wird man den historischen Befund ins Feld führen wollen. Schließlich tritt das Exempel gerade im Mittelalter nicht nur als Einlage in Predigten, Lehrgedichten, Sangsprüchen und ähnlichem auf, sondern in zahllosen Sammlungen und Summen (das braucht hier unter Experten nicht ausgeführt zu werden). Auch in diesen Sammlungen liegt die illustrative Funktion der exempla allerdings zumeist offen zu Tage. Sofern sie thematisch geordnet sind, wie z.B. nach dem 16 Dekalog als Ordnungsschema oder – wie die ‘Compilatio singularis 17 exemplorum’ – nach Standes- oder Berufsgruppen, liegen die Wertaussagen, die die exempla zu illustrieren haben, in eben diesen Ordnungsschemata, also beim Dekalog in den einzelnen Geboten und gegebenenfalls deren Filiationen, deren Bedeutung, Wirksamkeit und anagogische Nützlichkeit sie vor Augen zu führen haben, oder bei den Ständeschemata in den Aufgaben und Pflichten der einzelnen Gruppen. Wo die übergeordnete Wertsystematik nicht in gleicher Weise entfaltet ist, bleibt der Werthorizont des christlichen Lehrgebäudes doch der jederzeit abrufbare Bezugspunkt, und darüber hinaus ist fast immer deutlich zu sehen, dass die Sammlungen als Promptuarien gedacht sind, als Vorratskammern zur Wiederverwendung in Predigt und Didaxe, aus denen man sich jederzeit bedienen kann. Dieser Verwendungszweck prägt die Anordnung: der schnelle und zielsichere Zugriff wird z.B. in einer Reihe von Sammlungen (‘Alphabetum narrationum’, ‘Speculum exemplorum’, ‘Abundantia exemplorum’ u.a.) durch eine alphabetische Einreihung nach geistlichen Stichworten sichergestellt (Reinhold Wolff hat das 18 jüngst eine ‘Datenbankstruktur’ genannt). Wie beides, der praktische Zweck und der systematische Zusammenhang, zusammenspielen kann, zeigt sich etwa in der großen Sammlung des Stephan von Bourbon. Sie ––––––––––––––––––– 16 Wachinger, Burghart, Der Dekalog als Ordnungsschema für Exempelsammlungen. Der ‘Große Seelentrost’, das ‘Promptuarium exemplorum’ des Andreas Hondorff und die ‘Locorum communium collectanea’ des Johannes Manlius, in: Exempel und Exempelsammlungen, hg. v. Walter Haug und Burghart Wachinger (Fortuna vitrea 2), Tübingen 1991, S. 239–263. 17 Dazu jetzt Wolff, Reinhold, Unterwegs vom mittelalterlichen Predigtmärlein zur Novelle der Frühen Neuzeit: die Erzählsammlung ‘Compilatio singularis exemplorum’, in: Mittellateinisches Jahrbuch 41 (2006), S. 53–91. 18 Wolff (Anm. 17), S. 63 u.ö.

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tritt einerseits als Sammlung von Exempeln für die Predigtverwendung auf, als ‘Tractatus de diversis materiis predicabilibus’, ist zugleich aber einer subtilen systematischen Ordnung nach den Sieben Gaben des Heiligen Geistes und deren Verästelungen unterworfen. Dem Prediger wird also sehr präzise der systematische Ort angewiesen, an dem es sich lohnt, ein bestimmtes Exempel als Illustration zu verwenden. Für meine Ausgangsfrage, wie das Moralische, das Exemplarische und das Komische sich zu einander verhalten und in welch spezifischer Fassung das Lehrhafte jeweils realisiert ist, ist also zunächst für das Exempel zu konstatieren, dass es zu dieser Frage gar keinen Beitrag leisten kann. Denn das Exempel lehrt überhaupt nicht, es illustriert eine Lehre. Und es illustriert im Prinzip jede beliebige Lehre auf prinzipiell beliebige Weise: es illustriert frommen Lebenswandel ebenso wie die Verschlagenheit der Frauen, die listige Klugheit der Kleriker wie den hilfreichen Glauben an das Wunder. Es ist moralisch indifferent. Denn eine kluge Antwort kann ebenso dazu dienen, jemandem die richtige Einsicht zu vermitteln, wie einen Fehltritt zu verschleiern und sie kann auch – wie in dem schon bei Wilhelm von Aquitanien belegten und später von Poggio als Facetie 19 bearbeiteten Beispiel vom ‘Pilger und der roten Katze’ – einfach als Schlagfertigkeit der Bewunderung dargeboten werden; die Verschlagenheit der Frauen kann ebenso angeprangert wie als intellektuelle Versiertheit bewundert werden. Und alle Möglichkeiten können sich – wie in der auch als selbständige Erzählung mehrfach überlieferten Geschichte vom ‘Schneekind’ (s.u.) – so vermengen, dass ohne einen klärenden Anwendungskontext gar nicht zu erkennen ist, wofür das Erzählte denn nun steht: Mulier quedam marito existente cum mercibus per mare ad longinquas partes et moram contrahente concepit puerum de alio. Et veniens et videns puerum triennem, cum iam per quadriennium moratus fuisset, quesivit, cuius esset. Que ait quod suus: „Quadam enim vice cogitans de vobis et vehementer vos desiderans ivi ad litus maris, considerans, si vos aliquatenus videre possem redeuntem. Et cum aperirem os, introivit unus flocellus nivis et inde concepi.“ Qui credere se simulavit et puerum nutrivit. Tandem cum parasset naves et merces, vocavit dominam, dicens se velle ducere puerum, ut eum instrueret in cursu stellarum et mercimoniis suis, cum suus heres futurus esset. Que licet respueret, duxit eum et vendidit Sarracenis. Et cum rediret et ipsa de puero requireret, vocans eam ad partem ait: „Vere, domina, declinavimus ad terram ita calidam, quod puer non potuit sustinere calorem, et sicut de nive fuerat ––––––––––––––––––– 19 Dazu Wolff (Anm. 17), S. 55–58.

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conceptus, statim ad calorem solis fuit remissus.“ Et sic eam delusit sicut ipsa 20 eum. (‘Compilatio singularis exemplorum’, Nr. 798)

Bei all diesen unterschiedlichen Relationsmöglichkeiten des Exempels ist aber eines ganz klar: es kann keine Rede kann davon sein, dass das exemplum exemplarisch lehre, allenfalls davon, dass unter den zahllosen Erscheinungsformen des Illustrierens, etwa dem komischen oder dem abstoßenden Gegenbild oder der Demonstration der Schädlichkeit eines bestimmten Verhaltens oder der Nützlichkeit eines anderen ganz selbstverständlich auch das musterhafte, also das exemplarische Vorbild seinen Platz hat: Idem [nämlich König Philipp II. August von Frankreich] transiens perante quandam ecclesiam Parisius, ubi currebat populus videre sanguinem Corporis Christi effusum super corporalia, noluit videre, dicens: „Bene credo.“ Et ascrip21 tum fuit magne fidei. (‘Compilatio singularis exemplorum’, Nr. 414)

II Die Geschichte vom Schneekind gibt es auch als Fabliau und als Märe (und natürlich als ‘Modus Liebinc’ in der lateinischen Klerikersammlung 22 der ‘Carmina Cantabrigensia’). Solche Stoffgemeinschaften sind ja bekannt, und mit ihnen kann argumentiert werden, wenn die Offenheit vor allem der Exempelüberlieferung für Gattungstypen jeder Art vorgeführt werden soll. Sie können aber auch genützt werden, um im Vergleich spezifische Darstellungsweisen und Erkenntnisziele der verschiedenen Typen zu erkennen. Dabei müssen Vorentscheidungen getroffen werden. Weil das Exempel grundsätzlich als illustrative Zutat zu einer Aussage zu verstehen ist, kann das Exempel vom Schneekind nicht auf seinen ‘unabhängigen’ Sinn hin befragt werden. Es gewinnt ihn aus der übergeordneten Aussage, die es zu illustrieren hat, und dafür können alle seine Sinnpotentiale genutzt ––––––––––––––––––– 20 Hier nach den Textproben aus der künftigen Edition von Hilka-Wollin bei Wolff (Anm. 17). 21 Ebd. 22 Kurze Übersicht in: Novellistik des Mittelalters. Märendichtung, hg., übersetzt und kommentiert von Klaus Grubmüller (Bibliothek des Mittelalters 23), S. 1057–1059.

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werden. Für Märe und Fabliau können wir, wie für alle mehr oder weniger kurzen Texte, niemals ausschließen, dass sie auch in dieser Funktion genutzt, also zu Exempeln werden können, aber wir müssen auf jeden Fall auch davon ausgehen, dass sie als selbständige, einzelne Texte vorgetragen wurden. Dann können sie aber ihren Sinn nicht mehr aus dem Verwendungskontext beziehen, sie müssen ihn selbständig entfalten. Von den drei volkssprachigen Fassungen stammt die ältere deutsche (‘Schneekind’ A) sicher noch aus dem 13. Jahrhundert, vielleicht aus dem 2. Drittel, jedenfalls vor 1280. Wenig später, gegen Ende des Jahrhunderts , könnte das Fabliau entstanden sein, wenngleich bei der Überlieferungssituation der Fabliaux alle Datierungsversuche innerhalb des 13. Jahrhunderts höchst unsicher sind. Deutlich später als diese beiden Texte ist aber auf jeden Fall die zweite deutsche Fassung (‘Schneekind’ B) entstanden; die Handschrift, in der sie überliefert ist, ist um 1430 geschrieben und versammelt Texte aus dem Ende des 14. und dem Anfang des 15. Jahrhunderts. Alle drei Versionen weisen der Geschichte ihren eindeutigen, gewissermaßen situationsunabhängigen Sinn zu, indem sie sie in einem Epimythion ausdrücklich deuten: ‘Schneekind’ A: sus het er widernullet, daz er was betrullet. Swelh man sich des bedenket, ob in sin wip bekrenket, daz er den schranc wider stürzet und mit listen liste lürzet: daz ist ein michel wisheit, wan diu wip habent mit karcheit vil manigen man überkomen, 23 als ir dicke habt vernomen. (v. 81–90)

‘De l’enfant qui fu remis au soleil’: Bien s’est la dame aperseüe Que son signeur l’a deceüe, Qui dist que ses fius est remis: Or li est bien en lieu remis Ses engins, et tournés a perte, Dont folement s’estoit couverte. ––––––––––––––––––– 23 Text aus Novellistik des Mittelalters (Anm. 22), S. 90/92.

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Biau s’en est son signour vengiés: De li blasmés et laidengiès Ot esté par fais et par dis, Mais or ne sera plus laidis, Pour ce qu’elle se sent mesfaite. De ce mesfait fu la pais faite: Bien li avint qu’ avenir dust, 24 Qu’elle brasa ce qu’elle bust! (v. 133–146)

‘Schneekind’ B: etlich belib stät, der in noch also tät. Doch son wir hie bi mercken, wer kann sin laster decken und och sin hertzlait, biß im sin stat wirt berait, daz er mag wol erwenden allenthalb an den enden, der ist gar ein wiser man, 25 der lüg mit lüg gelten kan. (v. 81–90)

‘Schneekind’ A und das Fabliau heben den misogynen Aspekt der Geschichte heraus: Der Mann wusste sich zu wehren gegen die betrügerische Falschheit seiner Frau und wird damit mit seiner eigenen Untat ganz und gar ins Recht gesetzt. Und überdies erweist er sich in der passgenauen Replik auf die dreiste Ausrede seiner Gemahlin auch intellektuell als der Überlegene. Dabei bleibt das Fabliau bei einer Zusammenfassung des einen hier erzählten Vorfalls (‘Diese Frau hat sich in ihrer Torheit selbst ins Unglück gestürzt’) als einer Art geschlechtsspezifischen Applikation der sprichwörtlichen Wendung ‘Wer andern eine ––––––––––––––––––– 24 Nach dem kritischen Text in: Nouveau Recueil Complet des Fabliaux, hrsg. v. Willem Noomen und Nico van den Boogaard, Bd. 5, Assen/Maastricht 1990, S. 218–221. Übersetzung: Da merkte die Frau, dass ihr Mann sie hintergangen hatte. Ihre List hatte sich zu ihrem Verderben gewendet, und wenn sie in ihrer Torheit gewähnt hatte, sie könne ihren Mann mit einer Lüge hinters Licht führen, so war sie nun angeführt. Ihr Herr und Gemahl hatte sich für ihr Vergehen wohl zu rächen gewusst. Die Frau konnte sich nicht einmal über das Unrecht beklagen, denn sie hatte das ja alles selber ausgeheckt. So musste sie nun selber trinken, was sie zurechtgebraut hatte. 25 Text aus Novellistik des Mittelalters (Anm. 22), S. 90/92.

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Grube gräbt, fällt selbst hinein’, während das Märe den Vorfall als Beleg für das Geschlechterverhältnis überhaupt deutet: ‘Frauen betrügen, und Männer haben dagegen gewappnet zu sein’. Das jüngere deutsche Märe, ‘Schneekind’ B, führt die Verallgemeinerung noch einen Schritt weiter in eine Belehrung über das richtige Weltverhalten überhaupt: Weise (!) ist es, den richtigen Augenblick für den Gegenschlag abzuwarten und selbst – wie moralisch! – Lüge mit Lüge zu vergelten. Keine dieser Auslegungen ‘vergewaltigt’ die erzählte Geschichte; alle sind in ihr angelegt, alle kann der Hörer ihr auch alleine entnehmen, je nach seinen Verständnisvorgaben und -interessen. In der Applikationsrichtung und im Abstraktionsniveau kann er allerdings gelenkt werden. Nur dies ist die Aufgabe der Epimythien. Per Nykrog (Anm. 3) hat ‘De l’enfant qui fu remis au soleil’ in sein Fabliaux-Corpus aufgenommen. Es gilt ihm also als ‘conte à rire’, und dem ist nicht leicht zu widersprechen, wenngleich die Kaltschnäuzigkeit, mit der der betrogene Ehemann seine Rache vollzieht, Jacques Ribards berühmte Frage nicht ganz abwegig erscheinen läßt: „Et si les fabliaux ne 26 sont pas contes à rire?“ Aber da hilft vielleicht der Hinweis auf den Witz, dem Grausamkeit durchaus ein Strukturmerkmal sein kann. Auf jeden Fall: ‘purement [… ] édifiant’ (s.o. S. 1) ist das französische Schneekind nicht. Aber ist es überhaupt erbaulich? Und ist es moralisch? Wenn man den Begriff des ‘Erbaulichen’ aus seiner primär religiösen Verwendung versteht, aedificatio als innere Festigung des Menschen in Gebet und Meditation, dann ist er hier sicher nicht am Platze; seine säkulare Hülle, Einübung in richtiges Weltverhalten, ist aber durchaus adaptierbar. Wir würden dann aber wohl eher von lehrhaft sprechen. Und lehrhaft ist als Geschichte zweifellos auch das Fabliau (wie ja schon die lehrhaften Aktualisierungen in den Mären sichtbar machen), wenn auch das, was daraus zu lernen ist, nicht in gleicher Deutlichkeit ausformuliert ist wie in den beiden deutschen Fassungen. Als vorläufiges Fazit dazu ist jedenfalls festzuhalten: Die Fabliaux mögen als ‘contes à rire’ praktikabel beschrieben sein, aber über ihre Lehrhaftigkeit, Erbaulichkeit, ‘Moralität’ ist damit noch gar nichts ausgesagt. Ganz sicher sind sie nicht nur als ‘contes à rire’ zu verstehen. ––––––––––––––––––– 26 Ribard, Jacques, Et si les fabliaux n’étaient pas des contes à rire?, in: Le rire en moyen âge dans la littérature et dans les arts. [. . . ] Textes recueillis par Thérèse Bouché et Hélène Charpentier, Bordeaux 1990, S. 257–267.

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Die beiden Schneekind-Mären ihrerseits sind in Hanns Fischers Katalog ganz und gar nicht den moralisch-exemplarischen Mären zugeordnet, sondern den schwankhaften, obgleich sie doch ganz ohne Frage Fischers zwölftem Themenkreis ‘Demonstration allgemein-menschlicher Laster’ zugehören. Es geht im ‘Schneekind’ doch ganz gewiß, und in den beiden Mären ganz besonders, „um die Aufstellung warnender Beispiele für falsches, d.h. moralisch verwerfliches Weltverhalten [… ], also etwa für 27 Geiz […], Verschwendungssucht [… ], Undankbarkeit [… ]“ – und doch sicherlich auch für Bosheit und Arglist. Nur einem Kriterium für diesen Themenkreis genügen die ‘Schneekind’-Fassungen nicht: er soll „durchweg ernsthafte“ Mären umfassen. Der kategoriale Zugriff, und – wie ich meine – der kategoriale Fehler ist der gleiche, wie bei den Fabliaux: das Komische und das Lehrhafte, Moralische, und nun auch das Exemplarische treten als Gegensätze auseinander. Dafür gibt es keinen Grund. Daß das ‘Schneekind’ in allen seinen selbständigen Fassungen (also nicht im Exempel!) eine Lehre enthält, ist bereits deutlich geworden. Daß es moralische Kategorien entfaltet, nämlich das Gebot der Aufrichtigkeit, steht gleichfalls außer Frage. Daß es dies in einem sehr mittelalterlichen Sinne tut, nämlich als Exemplifizierung (!) des 8. Gebotes und zugleich als Demonstration der Nützlichkeit moralischen, d.h. hier normgerechten Verhaltens, ist nichts weiter als kulturelle Kontextbedingung. Daß es sich dabei vorgefertigter Denkschemata (etwa misogyner Schablonen) oder psychischer Mechanismen (etwa der Schadenfreude) bedient, gehört zu den Produktionsbedingungen von Texten überhaupt.

III Ich plädiere also – das ist meine Schlussbilanz – dafür, das Lehrhafte und das Moralische als Beschreibungskategorien der mittelalterlichen Kurzerzählung zu verabschieden, und wahrscheinlich nicht nur dieser. Denn es handelt sich um fundamentale Grundbedingungen einer heteronomen Literatur wie der mittelalterlichen, die sich schon deswegen nicht zu Binnendifferenzierungen nutzen lassen. Ich plädiere aus ähnlichem Grund für die Wiedereinsetzung des Komischen als generellem Erkenntnismittel, das weder dem Lehrhaften noch dem Moralischen (wenn man ––––––––––––––––––– 27 Fischer (Anm. 1), S. 99.

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es nicht im Sinne des 17. Jahrhunderts versteht) entgegen gesetzt ist, sondern seiner Erkenntnis zuarbeitet. Ich plädiere in allen diesen Punkten für eine strikte Trennung zwischen der selbständigen Erzählung aller Typen und dem Exempel, das in seiner illustrativen Funktion aufgeht und sich allen Überlegungen zu einer spezifischen Sinnbildungstendenz entzieht. Zuletzt greife ich schließlich noch einmal die Frage nach dem Exemplarischen auf. Im ersten Teil meines Beitrags habe ich zu zeigen versucht, dass das Exemplarische immer auf das Vorbild oder zumindest das Muster zielt. Mit dem Exempel, das ein Beispiel gibt, steht es in keinem inneren Zusammenhang. Im Dienste des Exemplarischen können Beispiele nur dann stehen, wenn sie Vorbildhaftes illustrieren, also wiederum nur über die Aussage, der sie dienend zugeordnet sind. Fabliau und Märe stehen dem Exemplarischen näher als das exemplum. Kaum jemals, weil vorbildhaftes Handeln vorgeführt würde (dafür sind die Erzählungen in der Regel zu sehr auf die differenzierenden Umstände angewiesen; selbst eine so bewundernswerte Tat wie die der ‘Treuen Gattin’ Herrands von Wildonie ist zu exzeptionell, als dass sie zum nachahmenswerten Vorbild taugte). Vielmehr können erzählte Handlungen zu Mustern gemacht werden für bestimmte Haltungen – und zwar mit Hilfe der traditionell in den Epimythien vorgesehenen Möglichkeit der deutenden, zumeist vereindeutigenden Auslegung: erst im Epimythion wird die betrügerische Ehefrau des Schneekinds zum – negativen – Muster für alle Frauen und der grausame Ehemann der anderen Fassung zum positiven für den beherrscht kalkulierenden Weisen. Dem Exemplarischen muß der Horizont stets mitgeliefert werden; ohne ihn gibt es keine exemplarischen Erzählungen.

Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain› Elisabeth Schulze-Busacker (Pavia)

Les ‹Proverbes au vilain›, recueil de proverbes en rimes fréquemment évoqué mais rarement étudié, sont connus seulement dans l’édition par 1 Adolf Tobler de 1895; Joseph Morawski leur consacre deux pages dans 2 son article fondamental sur les recueils d’anciens proverbes français; Samuel Singer, germanisant et anthropologue à Berne dans la première moitié du siècle passé, a été le premier à se pencher sur la question épineuse de la provenance des proverbes du recueil; il leur voue une centaine 3 de pages dans sa première étude des ‹Sprichwörter des Mittelalters›; 4 vingt ans plus tard, un élève de Ernst Robert Jauss, Eckhard Rattunde, les soumet à une analyse stylistique qui tire ses paramètres de l’étude des 5 ‹formes simples› telles que conçues par André Jolles. Rattunde n’évoque que sommairement le contexte immédiat, culturel et littéraire, de ce document particulier de la tradition parémiologique et gnomique médiévale; pour ma part, j’avais abordé cette question dans un premier article, 6 il y a une vingtaine d’années. Depuis lors, j’ai repris l’enquête en plaçant le recueil dans le développement de la littérature didactique de la seconde ––––––––––––––––––– 1

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Proverbes au vilain. Die Sprichwörter des gemeinen Mannes. Altfranzösische Dichtung nach den bisher bekannten Handschriften hrsg. v. Adolf Tobler, Leipzig 1895. (sigle Tobler). La publication de Bednar, John C., Li Proverbe au Vilain. A Critical Edition, New Orleans 2000, ne représente pas une nouvelle édition; elle donne des traductions en anglais et en français d’un texte légèrement modifié par rapport à l’édition de Tobler. Morawski, Joseph, Les recueils d’anciens proverbes français analysés et classés, dans: Romania 48 (1922), pp. 459–485, voir pp. 451–453. Singer, Samuel, Sprichwörter des Mittelalters, 3 vol., Bern 1944–46, voir t. 2, pp. 95–152. Rattunde, Eckhard, Li Proverbes au vilain. Untersuchungen zur romanischen Spruchdichtung des Mittelalters (Studia Romanica 11), Heidelberg 1966. Jolles, André, Formes simples (trad. de l’all., éd. originale 1930), Paris 1972. Schulze-Busacker, Elisabeth, Les ‹Proverbes au vilain›, dans: Proverbium 6 (1989), pp. 113–127.

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moitié du XIIe siècle. J’avais pu démontrer déjà précédemment l’importance du recueil pour l’utilisation littéraire des proverbes dans une étude plus vaste consacrée aux ‹Proverbes et expressions proverbiales 7 dans la littérature narrative du moyen âge français›. En effet, les ‹Proverbes au vilain› n’appartiennent pas à la première couche d’une tradition parémiologique française. Sans vouloir remonter, du moins pour le moment, jusqu’à la ‹Fecunda Ratis› d’Egbert de Liège (d’environ 1010/24) et à certains manuscrits médiolatins qui ont été utilisés par Jakob Werner dans son recueil ‹Lateinische Sprichwörter und Sinnsprüche des Mittelalters›, deux types de documents pour lesquels on a retracé des proverbes français sous-jacents aux versions latines conser8 vées; sans vouloir remonter trop loin, on peut dire que la tradition parémiologique et gnomique française est bien établie au moment de la rédaction des ‹Proverbes au vilain›. Elle commence en pays anglo-normand, au premier moment étroitement liée à l’héritage biblique. Vers 1150, Sanson de Nantuil traduit les 9 Proverbes de Salomon à la demande d’Alice de Condet qui appartient au cercle intellectuel autour de l’évêque Alexandre de Lincoln, patron de 10 Geoffroy de Monmouth, entre autres. Cette exégèse des Proverbes bibliques que Sanson de Nantuil élabore, a été visiblement destinée à compléter une instruction morale et religieuse déjà reçue; elle représente la première traduction française d’un livre biblique qui soit aussi étroitement liée à la tradition gnomique et parémiologique. Si l’auteur respecte dans sa traduction essentiellement le style des préceptes salomoniens, il profite, dans la glose, de la liberté du commentaire pour introduire, à côté de considérations religieuses et morales, des proverbes vernaculaires qu’il qualifie explicitement de populaires:

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Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du moyen âge français. Recueil et analyse (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age 9), Paris 1985. 8 Singer (note 3), t. 1, pp. 3–142. 9 Sanson de Nantuil, Les Proverbes de Salemon, éd. par Claire Isoz (AngloNorman Text Society 44–45), London 1988. 10 À propos de l’auteur et de l’œuvre, voir Legge, M. Domenica, AngloNorman Literature and its Background, Oxford 1963, p. 40, et du même auteur, La précocité de la littérature anglo-normande, dans: Cahiers de Civilisation médiévale 8 (1965), pp. 327–349, voir p. 336.

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Si’n avuns cel respit en main Que l’um suelt dire del vilain. (Sanson de Nantuil, ‹Proverbes›, vv. 613–614)

En effet, Sanson écrit à un moment où se développe, pour la première fois d’une manière visible et consciente, la pratique d’introduire des proverbes vernaculaires (mais non forcément populaires) dans un contexte littéraire. Cette nouvelle pratique marque la phase de transition entre la tradition parémiologique médiolatine, qu’elle soit d’origine biblique, classique, postclassique ou exégétique, d’une part, et la nouvelle tradition vernaculaire, d’autre part, qui commence à s’affirmer de diverses manières: tout d’abord, avec le recueil de Serlon de Wilton, ensuite, par les proverbes populaires insérés dans les premières traductions des ‹Disticha Catonis› et finalement, dans les textes littéraires contemporains, anglonormands et continentaux. À côté de l’envergure de l’œuvre de Sanson de Nantuil, les ‹Proverbia magistri Serlonis›, ce petit recueil français d’une centaine de proverbes 11 commentés, fait piètre figure; il est toutefois d’importance. Il s’agit de la plus ancienne des collections parémiologiques bilingues (français – latin), avant les ‹Proverbia rusticorum› et les ‹Versus proverbiales›, les deux continentales et de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. Le recueil de 12 Serlon date d’environ 1150/70 et précède ainsi au moins d’une dizaine d’années les ‹Proverbes au vilain›. Le grand nombre de manuscrits conservés et la large diffusion de ce document que je considère (en reprenant un terme utilisé par Philippe Delhaye) comme une «ethica gramma13 ticae» à petite échelle, suggèrent que le texte a été apprécié parmi les magistri et clerici de l’époque. La combinaison de préceptes moraux, donnés sous la forme du proverbe commun en français (malgré l’origine classique, postclassique, patristique, exégétique ou vernaculaire de l’élément) et accompagnés de paraphrases latines, généralement en vers, a servi non seulement d’outil pédagogique mais aussi de source pour l’utilisation littéraire de ces mêmes proverbes vernaculaires (et souvent d’imagerie populaire) dans d’autres contextes, y inclus les ‹Proverbes au vilain›. ––––––––––––––––––– 11 Schulze-Busacker, Elisabeth, Les débuts de la littérature didactique anglonormande, dans: Atti del XXI Congresso di Linguistica e Filologia Romanza, éd. Giovanni Ruffino et alii, Tübingen 1998, t. 6, pp. 803–815. 12 Friend, A. C., The Proverbs of Serlo of Wilton, dans: Medieval Studies 16 (1954), pp. 179–218, voir pp. 179–180. e 13 Delhaye, Philippe, Enseignement et morale au XII siècle (Vestiglia 1), Fribourg/Paris 1988, pp. 83–134, voir p. 105.

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Ce lien spécifique, de plus en plus fort, entre la simple collection d’éléments parémiologiques et gnomiques et leur apparition dans les textes d’usage et les œuvres littéraires peut être démontré brièvement à l’aide de deux exemples: les trois premières traductions des ‹Disticha Catonis›, textes d’usage tout d’abord, mais aussi œuvres aux ambitions littéraires, et l’adaptation des fables du ‹Romulus› par Marie de France. On peut dater, sans trop de précision toutefois, les trois traductions anglo-normandes des ‹Disticha Catonis› de la période entre 1150 et 14 1180. Everard le Moine, le premier et à l’avis de Ernstpeter Ruhe (partagé par Cesare Segre) le plus intéressant des trois rédacteurs, présente le texte latin avec une traduction en langue vernaculaire qui maintient le style et la facture du modèle latin: les sentences se suivent sans plan apparent; la structure métrique adoptée (des sixains en AABCC B) favorise à l’occasion l’utilisation de segments parémiologiques. Ainsi, les ‹Disticha Catonis› donne le conseil pratique d’utiliser avec modération les biens acquis avec effort: Utere quaesitis modice: cum sumptus abundat, labitur exiguo, quod partum est tempore longo. (‹Dist. Cat.› II, 17) Use avec modération de tes biens: quand la dépense est excessive, bien vite 15 s’en va ce qu’on a mis longtemps à acquérir. (Trad. Herrmann)

Everard reprend l’idée en se tenant à égale distance du Pseudo-Caton et d’un proverbe commun en disant: Dune e despend / Mesurablement / Si cum ta chose crest / Co faut en poi de tens / Quant nest garde par sens / Ke lunges est cuilli. 16 (Stengel, p. 127, str. 93 a–d; cf. ms. «lonc tens coilli est»)

––––––––––––––––––– 14 Ruhe, Ernstpeter, Untersuchungen zu den altfranzösischen Übersetzungen der ‹Disticha Catonis› (Beiträge zur romanischen Philologie des Mittelalters 2), München 1968, voir pp. 36–38, 102. 15 Disticha Catonis recensuit et apparatu critico instruxit, éd. Marcus Boas, Amsterdam 1952. (sigle ‹Dist. Cat.›) Les traductions proviennent de Herrmann, Léon, Phèdre et ses fables, Leiden 1950, pp. 350–367. 16 Elie’s de Wincestre, eines Anonymus und Everarts Übertragungen der ‹Disticha Catonis›, éd. par Edmund Stengel (Ausgaben und Abhandlungen aus dem Gebiete der romanischen Philologie 47), Marburg 1886. (sigle Stengel).

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Les quatre premiers vers reformulent le distique catonien et les deux derniers vers reprennent le proverbe vernaculaire anglo-normand qui 17 constate: Qui de loing se garde de prés se recueult (Morawski 1897). Le second traducteur des ‹Disticha Catonis› en pays anglo-normand qu’on doit chercher toujours dans le milieu des écoles, sans qu’on soit en mesure de l’identifier, écrit vers 1160/70 d’une manière semblable, mais cette fois-ci en utilisant la sentence catonienne (‹Dist. Cat.› IV, 21) avec une autre sentence médiolatine du même contenu, conservée par le ‹Face18 tus› en distique, Moribus et vita, et il ajoute un proverbe en final; un exemple pour montrer cette pratique: Le escole dais haunter Pur tai ben excercer, En arte tut seez sage; Kar exercice pur veir Te fra bon sen aveir, Cum overain fet usage. Exerce studium, quamvis perceperis artem: ut cura ingenium, sic et manus adiuvat usum.

(Hunt, str. 124)

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(‹Dist. Cat.› IV, 21)

Exerce avec zèle tout métier que tu auras choisi: comme le soin aide l’esprit, la main nous rend des services. (Trad. Herrmann) Nil valet ingenium nisi cui conjungitur usus.

(‹Facetus› dist. 487,1)

[Le talent ne sert à rien, si la pratique ne s’y ajoute.]

Le proverbe Overain fet usage est cité par Morawski sous la forme d’un manuscrit (ms. K’) qui conserve les proverbes d’une version perdue des 20 ‹Proverbes au vilain›: Us rent maistre. (Morawski 89, 2458; TPMA 12, 21 64 s.v. Übung 2.; cf. TPMA 13, 78 s. v. Werk 4.1). ––––––––––––––––––– e 17 Morawski, Joseph, Proverbes français antérieurs au XV siècle (Classiques Français du Moyen Age 47), Paris 1925. (sigle Morawski). 18 Morel-Fatio, Alfred, Mélanges de littérature catalane III: Le Livre de Courtoisie. Facetus, dans: Romania 15 (1886), pp. 192–235, voir pp. 224–235. (sigle ‹Facetus› dist.). 19 Le Livre de Catun, éd. par Tony Hunt (Anglo-Norman Text Society, Plain Texts Series 11), London 1994, p. 40. (sigle Hunt). 20 Morawski (note 17), p. XII. 21 Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi – Lexikon der Sprichwörter des romanisch-germanischen Mittelalters, begründet von Samuel Singer, éd. Kuratori-

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Le cas du troisième traducteur anglo-normand est, à bien des égards, différent de ses deux prédécesseurs. Élie de Winchester est le premier qui ne joint plus le texte latin à sa version vernaculaire. Il profite largement des traductions d’Everard et de l’Anonymus, mais il s’efforce d’écrire un texte agréable à lire; il regroupe, transpose et réajuste les distiques dans un agencement qui respecte l’essence des messages moraux tout en les réécrivant à l’aide de nombreuses insertions proverbiales. Un exemple pour démontrer le chemin parcouru entre la traduction de plus en plus libre des prédécesseurs et la réécriture d’Élie. La sentence catonienne avait prôné: Multorum cum facta senex et dicta reprendas, fac tibi succurrant, iuvenis quae feceris ipse.

(‹Dist. Cat.› I, 16)

Si, dans ta vieillesse, tu blâmes les actes et les paroles de bien des gens, fais en sorte de te souvenir de ce que tu fis toi-même étant jeune. (Trad. Herrmann)

Everard avait simplement dit: Fai en ta iuuente Par mettre ta entente De ben dire e faire Ke quant veillard retraiz Autri diz e faiz Les tons puissez retraire.

(Stengel, p. 119, str. 46, vv. 169–173)

L’Anonymus traduit: Ne freez pas ke sage Quant eres de graunt age, Autri feez juger, Si tu en ta juvente De bone afaitemente Ne te faces a priser.

(Hunt, p. 17, vv. 255–260)

Élie, par contre, reformule d’une manière plus générale et plus concrète à la fois : Tant fai iofne, beau fiz, Quant serras enueilliz, Qu’en aies aïes; E d(e)’ une rien t(e)’enort, ––––––––––––––––––– um Singer der Schweizerischen Akademie der Geistes- und Sozialwissenschaften, Berlin/New York 1995–2002, 13 vol. + Quellenverzeichnis. (sigle TPMA).

Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain› Ke tu en autrui mort Mïe ne t’afïes.

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(Stengel, p. 118, vv. 171–176)

La strophe devient bipartite: les trois premiers vers mettent en garde comme le distique de Caton; les trois derniers reprennent un vers catonien d’une strophe voisine, in mortem alterius spem tu tibi ponere noli (‹Dist. Cat.› I, 19, 2; [tu ne dois pas mettre ton espoir dans la mort d’autrui]), et l’utilise en profitant du proverbe vernaculaire contemporain, développé aussi dans une strophe des ‹Proverbes au vilain›, A longue corde tire qui autrui mort desire (Morawski 1139, 1963). Avec ce procédé, Élie de Winchester déclenche, vers 1180, une véritable mode dans la réécriture vernaculaire des ‹Disticha Catonis›: l’insertion de proverbes universellement connus dans les recueils qui appartiennent par ailleurs à la longue tradition didactique. Cette ‹mode proverbiale› n’est pas seulement liée à celle plus générale que j’ai pu retracer ailleurs dans la littérature narrative française qui couvre la même période historique. Elle révèle aussi une nouvelle tendance dans la tradition didactique: considérer les ‹Disticha Catonis› comme une lecture édifiante, même divertissante, mais plutôt privée et loin de l’enseignement scolaire, tendance qui se perpétuera avec les versions continentales du traité (vers 1250 chez Adam de Suel et Jehan de Chastelet ou de Paris). Les continuations médiolatines des ‹Disticha Catonis›, le ‹Facetus› en hexamètres (Cum nichil utilius) et le ‹Facetus› en distiques (Moribus et vita) suivent la même route. En effet, les deux versions latines du ‹Facee tus› qui datent probablement de la fin du XII siècle et qui proviennent du contexte des écoles parisiennes, ont connu une large diffusion, visiblement en dehors du milieu scolaire, surtout à travers leurs traductions françaises, catalanes et allemandes; elles aussi ont leur reflet dans les ‹Proverbes au vilain›. Un autre genre, également contemporain, a parcouru un développement parallèle, du moins chez un des représentants les plus fameux et les plus 22 originaux du genre: le recueil de ‹Fables› par Marie de France. En effet, 23 ce premier recueil de fables en français a été écrit vers 1180 devant cet ––––––––––––––––––– 22 Marie de France, Les Fables, éd. par Charles Brucker (Ktémata 12), Louvain 1991. 23 Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans l’Esope de Marie de France, dans: Romania 115 (1997), pp. 1–21 (version all. dans: Das Mittelalter. Perspektiven mediävistischer Forschung 2 [1997], pp. 53–68);

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arrière-plan didactique qui détermine les aspirations culturelles des laïcs autant que leur divertissement. Contrairement aux deux collections de fables contemporaines mais en latin, le ‹Romulus› dit de Walter l’Anglais (l’attribution est contestée) et le ‹Novus Aesopus› d’Alexandre Neckam qui s’écartent peu de la conception traditionnelle du genre, Marie de France pose clairement le 24 problème de la définition du genre. Pour elle, la fable tire sa ‹légitimation› en tant que genre littéraire non pas du récit, mais de la somme morale formulée en conclusion; l’essence morale confère au genre sa portée didactique comme Marie le précise dans le prologue de son œuvre. La fable est ainsi placée explicitement proche de la conception que les théoriciens médiévaux ont développée pour les ‹parémies›, les proverbes, expressions proverbiales et maximes. Proverbe et fable agissent parallèlement: les deux constatent «die im voraus bekannte Gesetzmäßigkeit des 25 Weltlaufs», tout en l’exemplifiant par un cas particulier. En fonction de cette conception, Marie procède à des choix significatifs, surtout dans la structure et le contenu des moralités. Il s’agit de créer, par la somme entre récit et moralité, le message éthique qui est, comme le proverbe, exemplaire mais non didactique, dans la mesure où les modalités de la mise en pratique du message éthique restent au lecteur. La fable est ainsi démonstration (exemplaire), exhortation ou constat (résigné) d’un fait de la vie humaine. L’auteur choisit des formulations qui vont de l’évocation du message éthique en termes généraux à l’utilisation de phrases sentencieuses et à l’emploi de proverbes populaires et contemporains. Voici donc le contexte immédiat, dans la tradition didactique j’entends, e pour le dernier quart du XII siècle auquel appartient la rédaction des ‹Proverbes au vilain›. Il va de soi que le recueil porte aussi les marques des traditions culturelles et littéraires autres que didactiques; on pourrait signaler à ce propos des ––––––––––––––––––– Schulze-Busacker, Elisabeth, Le Romulus vers 1180: Walter l’Anglais, Alexandre Nequam et Marie de France, dans: Miscellanea Medievalia. Mélanges offerts à Philippe Ménard, éd. par Jean-Claude Faucon et alii, Paris 1998, pp. 1213–1233. 24 Schulze-Busacker (note 23), L’Esope. 25 Ott, Karl August, Lessing und La Fontaine. Von dem Gebrauche der Tiere in der Fabel, dans: Germanisch-Romanische Monatsschrift, N. F. 9 (1959), pp. 235–266, voir p. 257.

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exemples spécifiques qui révèlent la formation de l’auteur et sa connaissance de certains textes contemporains comme les premières branches du ‹Roman de Renart›, en particulier les branches Va, IX et XV, la chanson de geste picarde et contemporaine d’‹Élie de Saint Gille›, les ‹Arts d’aimer› dus à Élie de Winchester et la ‹Clef d’Amours› d’un anonyme, les textes latins comme le ‹Miles gloriosus›, le ‹Clericus et rusticus›, la ‹Disciplina clericalis›, la ‹Parabola› d’Alain de Lille et l’‹Ysengrimus› attribué à Nivard de Gand. Adolf Tobler attribue les ‹Proverbes au vilain› à un poète anonyme de la 26 cour du comte Philippe de Flandre et à la période entre 1174 et 1191. La montée de la ‹mode proverbiale› à partir de 1170 et les nombreuses références aux ‹Proverbes au vilain› qui entrent dans la littérature narrative avec des formulations comme les suivantes: li vilains dit en sun respit (Chrétien de Troyes, Erec, éd. Mario Roques, v. 1; Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. Anthony J. Holden, v. 8404); li vilains dist veir (Ipomedon, v. 3497) ou encore: Ben ad apris le reprover / Que nus vent del vilain sené [ ... ] s’il redit parole membree (Hue de Rotelande, Protheselaus, éd. Anthony J. Holden, vv. 9038–41); de telles formules et les proverbes employés me font placer la rédaction du recueil vers 1180. À cette époque, la littérature didactique repose toujours sur des textes de longue tradition scolaire, en particulier les ‹Disticha Catonis› avec leurs continuations et les fables. Contrairement à la pratique pédagogique ancestrale, cependant, on est passé depuis une vingtaine d’années à l’utilisation de ces mêmes textes aussi en dehors du contexte scolaire, en tant que document d’instruction et de divertissement privés. Parallèle à cette évolution se réalise la prise de conscience de la valeur pédagogique et littéraire de la langue vernaculaire dont on apprécie de plus en plus les moyens d’expression spécifiques, entre autres les proverbes dits del vilain, pris ici au sens de vernaculaire (non forcément populaire ou même rural), de la formulation connue et utilisée par le commun des mortels. Les œuvres narratives, en particulier les romans de Chrétien de Troyes ‹Erec et Enide› (1170) et ‹Yvain› (ca. 1180), et leurs épigones, mais aussi les lais, les fabliaux (quoique avec une vingtaine d’années de retard) et les 27 différentes branches du ‹Roman de Renart› suivent la même route.

––––––––––––––––––– 26 Tobler (note 1), p. XVIII. 27 Schulze-Busacker (note 7), pp. 19–135 et 335–349.

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La rédaction des ‹Proverbes au vilain› participe donc en premier lieu à la ‹mode proverbiale›, tout en poussant cette mode vers un nouveau modèle stylistique que je me propose de définir. Le recueil tel qu’il est connu aujourd’hui sur la base de six manuscrits de nature composite, tous de la fin du XIIIe siècle, transmet un ensemble variable de 280 strophes au total, à huit vers, dû probablement à plus d’un rédacteur: une partie narrative de nature diverse en sixains, suivie d’un ou de deux vers qui se détachent du reste à la manière d’un refrain, sans lien métrique avec les vers précédents; le vers final formule un proverbe, accompagné régulièrement de ce dit li vilains. Un exemple pour démontrer le principe: Pou vaut sens ne prouece En ome sanz richece; Tant le voi je en ses flours, Come il a que despendre; Et quant il n’a que prendre, N’a ami ne secours. Veue dame n’a ami, ce dit li vilains.

(Tobler, p. 85, str. 205)

Dans son étude de 1966, Eckhard Rattunde avait souligné à juste titre 28 qu’il s’agit d’une forme nouvelle dans la littérature parémiologique. La régularité de la forme choisie n’a effectivement pas de précédent dans la littérature didactique, mais cette constatation masque le fait important que le recueil porte les marques de diverses traditions dont il est largement tributaire. En premier lieu, la régularité de la forme strophique: les sixains rimant en AA BC CB suivis de deux à trois vers métriquement indépendants. Ce type de strophe n’a effectivement pas été employé dans les recueils parémiologiques français (ou même latins) – et je pense aux collections latines d’Othlon, de Wipon et d’Egbert de Liège et aux collections françaises de Serlon, aux ‹Proverbia rusticorum› et aux ‹Versus proverbiales›. Les recueils français contemporains contiennent bien des commentaires, même des traductions rimées mais aucun développement en une strophe complète. La forme strophique qui caractérise les ‹Proverbes au vilain› est, par contre, la marque des trois premières versions anglo-normandes des ‹Disticha Catonis›: Everard, l’Anonymus et Élie de Winchester choisissent ce ––––––––––––––––––– 28 Rattunde (note 4), p. 34.

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système métrique pour leur refonte des distiques de Caton. Everard l’utilise avec grande régularité, l’Anonymus l’adopte pour les quatre livres du recueil mais non pour les ‹Breves Sententiae›, et Élie de Winchester s’en écarte seulement dans les parties de sa version qui ne dépendent pas directement de ses deux prédécesseurs. L’auteur des ‹Proverbes au vilain› suit donc à la fois Everard et l’Anonymus: les strophes qui forment la partie narrative de son recueil adoptent le schéma métrique A ABCC B; le refrain proverbial est irrégulier, mais là où il contient un proverbe en deux vers, celui-ci a de préférence la rime A A comme la refonte des ‹Breves Sententiae› chez l’Anonymus et chez Élie de Winchester. La formule conclusive ce dit li vilains est trop commune pour avoir besoin d’explication compte tenu des nombreuses occurrences dans la littérature narrative de li vilains dist, surtout dans la littérature narrative e de la seconde moitié du XII siècle (cf. chez Wace, Benoît de SainteMaure, Marie de France, Chrétien de Troyes, Hue de Rotelande, Gautier d’Arras, Alexandre de Paris). Quant au rapport entre la partie narrative et le proverbe final, il faut distinguer principalement trois formes, et par conséquent trois modèles stylistiques: - le développement du proverbe final en strophe, - la strophe moralisante qui clôt en proverbe, et - la strophe qui est suivie d’un proverbe contrastant. En effet, une quarantaine de strophes ne représentent que la forme du proverbe développé en sixains rimés; d’autres, plus nombreuses, s’inspirent du modèle stylistique et thématique des ‹Distiques de Caton› vernaculaires ou des fables à la manière de Marie de France; d’autres encore, en fait la majorité, dédoublent la strophe moralisante à base proverbiale ou gnomique d’un commentaire contrastant, formulé en proverbe, qui réoriente l’ensemble. Les strophes du premier groupe des ‹Proverbes au vilain›, celles qui portent les traces de la vieille pratique scolaire à traduire un proverbe, à l’amplifier ou à le réécrire sous différentes formes métriques sont proches 29 de recueils comme celui, contemporain, de Serlon de Wilton et des ‹Proverbia rusticorum› qui peuvent remonter à la dernière partie du XIIe ––––––––––––––––––– 29 Le lien des ‹Proverbes au vilain› avec le recueil de Serlon de Wilton est évident: sur les 109 proverbes conservés par les nombreux manuscrits des ‹Proverbia magistri Serlonis› trente-trois figurent dans les ‹Proverbes au vilain›.

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ou au début du XIIIe siècle. Dans l’exemple suivant le proverbe final n’est que le condensé des vers qui précèdent, même le lexique est repris: D’ome de juene aé [de jeune âge] Pris pou la sainteé. Souvent avons vëu Qu’il a ou cors la rage, Quant il est de l’aage Qu’il a le poil chanu. [les cheveux gris] Qui juenes saintist, vieuz enrage, ce dit li vilains. (Tobler, p. 15, str. 32; voir pour les proverbes Morawski 1961, cf. 509, et 31 TPMA 6, 384 s.v. jung 5.3.2.)

Il ne fait pas de doute que la pratique rhétorique du proverbe commenté a influencé la rédaction des ‹Proverbes au vilain› mais la différence entre les deux registres reste patente. Deux exemples pour le démontrer. La strophe 23 développe l’idée bien répandue du larron qui croit que tous sont comme lui en disant: Cil qui se sent coupable, Espoire bien sanz fable De chascun de la gent, Si tost come il le voit, Que cil uns auteus soit Con soi meïsme sent. Ce cuide li lere que tuit soient si frere, ce dit li vilains. (Tobler, pp. 10–11, str. 23; voir pour les proverbes Morawski 316, 317, 1928, et TPMA 2, 205, 2. 1. et 208 s.v. Dieb 3.3.)

Les recueils contemporains, tant latins que français, connaissent le proverbe sous des formes semblables: Fur semper retur / quod quisque sibi ––––––––––––––––––– 30 Zacher, Johannes, Altfranzösische Sprichwörter, dans: Zeitschrift für deutsches Altertum 11 (1859), pp. 114–144. 31 Des strophes du premier groupe qui tirent leur contenu d’un développement du proverbe final sur plusieurs vers se trouvent dans tous les manuscrits conservés: à part les strophes citées, voir surtout les numéros 28, 30, 55, 60, 103, 105, 106, 124, 163, 164, 182, 256, 259. Le manuscrit Fα, par contre, préfère des strophes moralisantes (second groupe), et choisit ainsi des proverbes finaux qui sont précédés d’un petit récit illustrant leur contenu, voir les strophes 65, 127 à 131, 137 à 139, 159, 161, 167, 168, 171, 181, 189 à 191, 195, 196, 202 à 204, 213, 222, 223, 226, 228, 248, 249, 253, 267 à 269, 272, 279.

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similetur et Hoc rentur fures / quod fratres sunt sibi plures, ainsi Serlon de Wilton à côté du proverbe français identique (no 92) et les ‹Versus proverbiales› qui paraphrasent autrement Qui reus est, alios non credit esse pios (no 93, Celui qui est coupable, ne croit pas que les autres soient hon32 nêtes). Dans tous les cas, il s’agit plutôt d’une traduction que d’un commentaire. La strophe 238 des ‹Proverbes au vilain› se sert du proverbe D’autrui cuir large corroie (Morawski 453) et l’accompagne de la strophe suivante: Maint ome i a, pour prendre N’oseroit rien despendre Ne faire enour autrui; Quant siet a autrui table, Si se fait conoissable De doner entour lui. D’autrui cuir large corroie, ce dit le vilains.

(Tobler, pp. 98–99, str. 238)

Ce même proverbe figure dans la ‹Fecunda ratis› d’Egbert de Liège sous la forme Corrigias excide alieno in tergore largas! (Coupe de larges laniè33 res dans la peau d’autrui!) Werner le cite de la même manière. Les recueils français historiquement proches le commentent en latin comme suit. Dans la large tradition manuscrite de Serlon de Wilton se trouvent quatre versions latines qui ne représentent que de légères variations par rapport au proverbe vernaculaire De autri quir large coraie (no 18): Corrigiam breuius / quis de cute sumit alius? – ms. B (Qui prend de la peau d’autrui la lanière plus courte?) De cute non propria / fit bona corrigia. – ms. C (De la peau d’autrui vient une bonne lanière.) Alterius corio scindetur ligula larga. – ms. D (De la peau d’autrui, on coupe une large lanière.) ––––––––––––––––––– 32 Hilka, Alfons, Beiträge zur Fabel- und Sprichwortliteratur. Altfranzösische Sprichwörter, dans: 91. Jahresbericht der Schlesischen Gesellschaft für vaterländische Cultur 1913, Sitzungsberichte der Sektion für neuere Philologie, Bd. 1, Abtlg. 4c, pp. 21–38, voir p. 29. 33 Egberts von Lüttich Fecunda Ratis, zum ersten Mal herausgegeben, auf ihre Quellen zurückgeführt und erklärt, éd. par Ernst Voigt, Halle 1889, voir seco tion I, p. 61, n 271.

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Corrigias corio / largas damus ex alieno» – ms. E. (Nous donnons de larges lanières de la peau d’autrui.)

Les ‹Proverbia rusticorum›, par contre, s’éloignent d’une traduction directe et s’approche d’un commentaire de ce même proverbe, De autre cuir large coroie (Zacher, no 108), quand ils disent: De cute corrigias aliena do tibi largas, quas et habere scias de non propria breviatas (?). Sepe manu plena donatur res aliena. (De la peau d’autrui, je te donne de larges lanières dont tu dois savoir que je ne les ai pas coupés courtes de ma propre peau. Souvent les biens d’autrui sont distribués généreusement.)35

D’ailleurs, Abélard écrit vers 1140 dans un poème adressé à son fils Astralabe en appliquant une démarche semblable: Corrigias corio largas facit ex alieno Qui cum distribuit plurima, plura rapit. (Coupe de larges lanières dans la peau d’autrui celui qui vole encore plus en les 36 distribuant largement.)

Dans ces deux derniers cas, le commentaire du recueil et l’utilisation littéraire par Abélard, le pas est franchi vers une interprétation du proverbe, mais les ‹Proverbes au vilain› ne suivront pas cette route; leurs strophes se développent selon d’autres paramètres comme on le verra maintenant. Avant de passer à cette analyse, j’aimerais ajouter deux observations à propos des recueils de proverbes commentés. Les exemples que je viens de citer relèvent du groupe des collections de proverbes à commentaires scolastiques en latin, en particulier de manuscrits édités au complet et contemporains aux ‹Proverbes au vilain›. Étant donné que peu de recueils ont été publiés jusqu’à présent avec leur partie commentaire, en particulier les recueils à commentaires bibliques, allégoriques et juridiques, il faut se tenir aux observations des ‹Notes et extraits› par Jean-Baptiste 37 Hauréau et aux recherches de Joseph Morawski. Sur cette base, on peut dire que les trois types de commentaires indiqués n’ont pas pu contribuer ––––––––––––––––––– o

34 Friend, Serlon (note 12), pp. 191–192, n 18. o 35 Zacher, Sprichwörter (note 30), p. 126, n 108; cf. TPMA 5, 462 s. v. Haut, ex. 49; j’adapte la traduction allemande du TPMA. 36 TPMA 5, 461, s. v. Haut 7.1., ex. 37; j’adapte la traduction allemande du TPMA. 37 Hauréau, Jean-Baptiste, Notices et extraits de quelques manuscrits de la Bibliothèque Nationale, 6 vol., Paris 1890–1893.

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d’une manière décisive à la création des strophes typiques des ‹Proverbes au vilain›; d’autres recueils à commentaires scolastiques sont trop récents pour pouvoir être pris en considération; l’importante collection du ms. Sainte Geneviève 550 (ms. A), par exemple. Elle montre un rapport étroit avec les proverbes cités dans les textes littéraires, mais il s’agit d’une collection du XIIIe siècle qui combine des commentaires allégoriques et bibliques avec des emprunts aux ‹Proverbes au vilain›. Ainsi, ce n’est pas la juxtaposition avec les commentaires des recueils qui permettra de résoudre la question de la définition du modèle stylistique des ‹Proverbes au vilain›. La voie d’une analyse comparative entre les ‹Disticha Catonis›, leur adaptations anglo-normandes, appellées par Stengel l’‹Afaitement Catun›, et les ‹Proverbes au vilain› est plus prometteuse, et ceci non seulement parce qu’une strophe de la version par Élie de Winchester réapparaît textuelle38 ment dans les ‹Proverbes au vilain›; l’auteur du ‹vilain› a tiré aussi deux 39 strophes d’une autre œuvre d’Élie. Mais les contacts entre l’‹Afaitement Catun› et notre recueil vont beaucoup plus loin. Ils concernent rarement les proverbes cités en final, car peu de sentences catoniennes deviennent directement des proverbes médiévaux; ils concernent plutôt des strophes entières qui reprennent les thèmes chers aux distiques comme l’amitié, la santé, la modestie, le rôle du fou et du sage, du pauvre et du riche. La reprise n’est pas toujours aussi transparente que dans le cas suivant avec son image marquante; le ‹Vilain› dit Sages est, qui esploite Ce que il plus couvoite Tenir et asomer; Et cil est forvoiiez, Qui trop s’est esloigniez Sanz aviron en mer. Entre fol et sage a grant devise, ce dit li vilains.

(Tobler, p. 103, str. 251)

Caton avait développé la même idée à l’aide de la même image: ––––––––––––––––––– 38 Ruhe, Untersuchungen (note 14), pp. 136–138. Il s’agit de la strophe 259 qui ne figure que dans le ms. D des ‹Proverbes au vilain›. 39 Les strophes 5 et 6 sont calquées sur la traduction de l’‹Ars amatoria› d’Ovide par Élie, voir l’éd. par Anna Maria Finoli, Artes amandi. Da Maître Élie ad Andrea Capellano, Milano/Varese 1969, pp. 14–16, vv. 556–562 et vv. 555–632.

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Elisabeth Schulze-Busacker Quod potes id tempta: nam litus carpere remis tutius est multo quam velum tendere in altum. (‹Dist. Cat.› IV, 33; cf. TPMA 12, 71, s. v. Ufer, ex. 1) (Ce que tu peux, tente-le; car il est plus sûr de ramer vers la côte que de naviguer en haute mer!)

Dans la majorité des strophes qui dépendent des ‹Disticha Catonis› – il s’agit d’une quarantaine de strophes d’une manière sûre – le lien est plutôt thématique que stylistique ou même textuel et concerne le développement de la strophe et non le proverbe final qui est la plupart du temps imagé, contemporain et français ou médiolatin et français. Il n’est guère possible de déterminer dans chaque cas, si l’auteur des ‹Proverbes› s’est servi directement du recueil latin dont la lecture faisait 40 partie des premières expériences scolaires de chaque lettré, ou s’il a eu recours plutôt à l’une ou l’autre des versions vernaculaires de son époque; la strophe empruntée à Élie de Winchester reste un cas unique mais dans un nombre limité d’autres strophes, la similitude est telle qu’on peut déduire que l’auteur des ‹Proverbes au vilain› a utilisé les versions anglonormandes d’Everard et d’Élie de Winchester, par exemple les suivantes. La strophe 173 met en garde contre les étrangers, comme le distique I, 32: Ja hon de conoissance N’avra bien ne privance De son felon voisin; Mais l’estrange aime et tient, Dont touz enuiz li vient Et honte a la parfin. L’erbe qu’on conoist, doit on metre a son ueil, ce dit li vilains.

(Tobler, p. 72)

Cette strophe a le plus d’affinité avec la traduction d’Everard qui dit: Tut tens aies tu Plus priue le conu Ke le suruenant. Hom quide bien en tel ––––––––––––––––––– 40 Schulze-Busacker, Elisabeth, La littérature didactique à l’usage des laïcs aux e e XII et XIII siècles, dans: Le petit peuple dans la société médiévale. Terminologies, perceptions, réalités, Congrès international à l’Université de Montréal 1999, éd. Pierre Boglioni, Robert Delort et Claude Gauvard, Paris 2002, pp. 633–645.

Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain› V il i ad tut el. Puruei tei ben avant.

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(Stengel, p. 121, str. 62]

Élie parle à cet endroit seulement de conüe gent et de chiers amis (Stengel, p. 122, vv. 309–314). Un autre cas me semble encore plus net: le distique I, 7 prône: Clemens et constans, ut res expostulat, esto: temporibus mores sapiens sine crimine mutat. (Sois, selon les circonstances, clément ou ferme; le sage adapte ses mœurs aux circonstances sans mériter de reproche.)

Everard et l’Anonymus traduisent ce distique comme suit. Everard: Red e suef seez [le ms. de base avait levis au lieu de constans] Selung co ke tu veies Ke les choses uont. Li sages sanz blesmer Ses murs set atemprer Selunc ke choses sunt. (Stengel, p. 117, str. 37)

L’Anonymus: Seez, beus fiz, estable, Deboners, mesurable, Quant averez bosoyn; Li sage chaunge en tens Ses murs, ses autres sens, Saunz blame e vergoin.

(Hunt, p. 15, vv. 201–206)

Élie de Winchester formule en partie différemment: Paisible e suef serras, Sulunc co que uerras Ke les choses se [s]unt, Li sages sanz blasmer Set les murs atemprer, Sulunc les temps ki sunt.

(Stengel, p. 116, vv. 117–122)

Cette façon de dire prépare la route pour la strophe des ‹Proverbes au vilain› qui reprend dans son proverbe final la conclusion de la strophe d’Élie: Fortune abaisse et monte Et met enour a honte;

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Elisabeth Schulze-Busacker Mais li sages hon prent Le tens si come il vient, Et le suen garde et tient, Et alieue et despent. Selonc le tens la tenprëure,

ce dit li vilains.

(Tobler, p. 36, str. 81)

Le proverbe final repose à la fois sur le biblique Sed ut sapientes redimentes tempus, quoniam dies mali sunt (St. Paul aux Ephésiens 5,16: acceptant les temps comme les sages, car les jours sont mauvais), le distique cité et le proverbe médiolatin Ut tempestive vivas, pro tempore vive! (Pour que tu vives au rythme du temps, vit avec le temps!, voir TPMA 13, 377, s. v. Zeit, ex. 402). Un dernier exemple qui souligne encore plus le rapprochement à établir entre Élie de Winchester et l’auteur des ‹Proverbes au vilain›. Le distique I, 21 constate: Infantem nudum cum te natura crearit, paupertatis onus patienter ferre memento. Puisqu’à ta naissance la nature t’a créé nu, souviens-toi de supporter avec patience le fardeau de la pauvreté. (Trad. Herrmann)

Élie traduit comme suit: Ne t’esma[i](er) pur perte, (Mais) suffr[e](ir) ta pouerte E par mult bon uoleir, Si te deit suuenir Ke deu[s] te fist uenir El mund nud sanz aueir.

(Stengel, p. 118, vv. 195–200)

L’auteur des ‹Proverbes au vilain› en tire la strophe suivante: Povretez va et vient; Mais cil qui honte crient, La suefre o bon corage, Ne ja pour sa poverte, Se dieus li a soferte, Ne recevra hontage. Plus dure honte que soufraite, ce dit li vilains.

(Tobler, p. 10, str. 22)

Le proverbe final Plus dure honte que soufraite (Morawski 1650) remonte à Ovide, aux épîtres ‹Ex Ponto› I,1,64, particulièrement appréciées

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à l’époque et intégrées dans les lectures du ‹trivium›. Les ‹Proverbia rusticorum› lient d’ailleurs les deux concepts de ‹honte› et ‹pauvreté› comme 41 la strophe du ‹Vilain›. Une démonstration comparable à celle que je viens de faire pourrait être faite avec les deux continuations des ‹Disticha Catonis›, le ‹Facetus› en hexamètres, Cum nihil utilius, et le ‹Facetus› en distiques, Moribus et vita, deux documents de la fin du XIIe siècle qui représentent des suppléments aux ‹Distiques de Caton› dans l’enseignement scolaire et dans l’éducation mondaine de l’époque. L’auteur des ‹Proverbes au vilain› y a fait des emprunts thématiques, quoi que moins nombreux qu’aux ‹Disticha Catonis› et à leurs premiers traducteurs; l’auteur du ‹Vilain› n’a évidemment pas pu connaître les traductions vernaculaires des deux recueils car les plus anciennes remontent au XIIIe siècle seulement. Si j’ai pu illustrer l’utilisation des ‹Disticha Catonis› (et même celle de l’une ou l’autre version vernaculaire) et si l’on peut affirmer aussi la connaissance des deux versions du ‹Facetus›, il est moins facile d’illustrer le lien avec les ‹Fables› de Marie de France. En tenant compte de tous les arguments avancés pour la datation, et de l’un et de l’autre texte, je crois qu’il faudrait placer la rédaction des ‹Proverbes au vilain› vers 1175/80 et 42 celle des ‹Fables› peu après 1180. Il convient donc de parler de rapprochements stylistiques, sans qu’il ne s’agisse d’une interdépendance éven43 tuelle. Comme je l’ai souligné, les deux œuvres participent à la vogue de l’utilisation de proverbes dans un texte littéraire, mais il y a plus. Les deux auteurs partagent la même conception du proverbe et de son potentiel stylistique et éthique. Marie de France l’exploite dans la moralité qui accompagne ses fables et développe ainsi sa propre conception du genre 44 comme j’ai pu le démontrer. ––––––––––––––––––– 41 Voir TPMA 10, 22, s.v. Schande 4.2., ex. 69–73. 42 Schulze-Busacker (note 23), L’Esope, pp. 20–21. 43 Un indice seulement pour souligner ce fait: l’utilisation des proverbes dans les deux types de textes. Sur les plus de 400 proverbes qui figurent dans les 280 strophes des ‹Proverbes au vilain›, il n’y a que dix-sept que le recueil partage avec les ‹Fables› de Marie de France; tous appartiennent au fonds le plus commun de la tradition parémiologique médiévale comme Bien set li chaz cui barbe il leche; Ce cuide li lierres que tuit soient si frere; De bele parole se fet fos toz liez. 44 Schulze-Busacker (note 23), L’Esope, pp. 6–18.

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Elle reconnaît que le proverbe et la fable agissent parallèlement; les deux représentent, comme l’avait formulé André Jolles, une «forme littéraire qui enclôt une expérience sans que celle-ci cesse pour autant d’être élément de détail dans l’univers du distinct. Elle [i.e. la forme littéraire et, dans le cas de la fable, le décor animalier] est le lien qui noue cet univers 45 en lui-même sans que cette cohésion l’arrache à l’empiricité». Pour garantir toutefois la saisie immédiate de ce «savoir stéréotypique 46 sur les situations dans lesquelles l’homme peut se trouver engagé», Marie de France a choisi, en premier lieu, le cadre et les points de repère éthiques de la société féodale de l’époque; et elle s’est servi de proverbes vernaculaires qui sont les vecteurs d’un «cultural code […] built into the 47 language», parce q’ils varient d’«une communauté linguistique à une époque donnée à une autre» et qui contribuent à «la mise en ordre du 48 monde moral censé régir une société donnée», car, comme dit le contemporain Matthieu de Vendôme, le generale proverbium, id est communis sententia est l’élément, cui consuetudo fidem attribuit, opinio 49 communis assensum accomodat, incorruptae veritatis integritas adquiescit. Marie de France choisit des formulations qui vont de l’évocation du message éthique en termes généraux à l’utilisation de phrases sentencieuses et à l’emploi de proverbes populaires et contemporains, cités, intégrés dans la phrase ou développés sur plusieurs phrases. Un exemple particulièrement net: dans la fable du ‹Paysan et du lutin›, l’idée générale est celle du proverbe anglo-normand Ne tot creire ne tot mescreire (Morawski 1389) qui est développée comme suit dans la moralité: A pluseurs est si avenuz: suventesfez [i] unt perduz, ki trop crei[en]t autri parole, que tut les deceit e afole. ––––––––––––––––––– 45 Jolles (note 5), p. 125. 46 Kleiber, Georges, Sur la définition du proverbe, dans: Europhras. Phraséologie contrastive, éd. par Gertrude Gréciano, Strasbourg 1989, pp. 233–252, voir p. 247. 47 Zolkovskij, Aleksandr K., At the Intersection of Linguistics, Paremiology and Poetics: On the Literary Structure of Proverbs, dans: Poetics 7 (1978), pp. 309–322, voir p. 331. 48 Greimas, Algirdas Julien, Idiotismes, proverbes, dictons, dans: Cahiers de Lexicologie 2 (1960), pp. 41–61, voir p. 61. 49 Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, §16, éd. par Edmond Faral, dans: e e Les Arts poétiques du XII et du XIII siècle, Paris 1924, voir p. 113.

Au carrefour des genres: les ‹Proverbes au vilain› Li fous quide del veizïé quel voillë aver cunseillé si cume sei; mes il i faut, kar tant ne seit ne tant ne vaut.

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o (Marie de France, Fables, n 57, vv. 27–34)

La formulation part des proverbes comme Tel cuide decevoir autruy qui soy meïsmes se conchie (vv. 28–30 = Morawski 2338, mss. RZ), mais la moralité prend une tournure surprenante avec la reprise de proverbes comme Tels cuide estre sages qui est fous et Fous ne voit en sa folie se sen non (vv. 31–33 = Morawski 2343 et 790). Au vers final, on aperçoit même une reformulation d’un proverbe qui est aussi présent dans les ‹Proverbes au vilain› (str. 86); il est d’origine classique et de tradition médiolatine: Tant a tant vaus, et je tant t’ain (Morawski 2283). Dans une construction comparable, les ‹Proverbes au vilain› partent du même concept, être trompé par autrui, et le développent comme dans la moralité de Marie en deux temps (en reprenant par là d’ailleurs la structure bipartite de bien des proverbes). Au lieu du contraste entre fou et sage, l’auteur évoque celui entre le mauvais et l’homme respectable: Soi meïsme deçoit Et damage i reçoit, Qui trop felon enoure; [premier segment] Car quant plus l’aime et sert, Damages en apert L’en vient en petit d’oure [second segment, suivi du proverbe final]: Oigniez a mastin le cul, il vous chïera en la paume, ce dit le vilains. (Tobler, p. 102, str. 247)

Le proverbe final reprend la même idée du crédule berné avec le proverbe bien explicite Oigniez a mastin le cul, il vous chïera en la paume (Morawski 1431, 725, 834) qui appartient au contexte de ‹Salomon et Marcol50 fus›. À l’exhortation de Salomon Non eligas cui bonum facias! (78a), Marcoul avait répondu: Perdit suas penas qui crasso porcello culum saginat (78b); une des versions françaises de ‹Salomon et Marcoul› en avait tiré la constatation Qui vilain blandist Et souef norrist, Adonc l’a pior, Ce dist Salemons (TPMA 1, 370, s.v. Bauer, ex. 29). Cette phrase exprime

––––––––––––––––––– 50 Salomon et Marcolfus. Kritischer Text mit Einleitung, Anmerkungen, Übersicht über die Sprüche, Namen- und Wörterverzeichnis, éd. par Walter Benary (Sammlung mittellateinischer Texte 8), Heidelberg 1914.

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clairement la pensée sous-jacente à bien des proverbes du même type et à 51 la strophe citée qui place le paysan et le chien au même niveau. Jusqu’ici, on pourrait considérer que la moralité de la fable et la strophe du ‹Vilain› sont construites d’une manière semblable; dans les deux cas, le développement suit le même raisonnement, repris par le proverbe final, mais il s’agit d’une similitude limitée. Le proverbe final chez Marie clôt un raisonnement linéaire; le proverbe final du ‹Vilain›, par contre, réoriente l’interprétation de la strophe: il ne s’agit plus de l’ignorant ou dans le cas concret du malhonnête en général; il s’agit du ‹mastin›, donc du chien, sous-entendu du paysan ingrat. La strophe et son proverbe final envoient deux messages: la mise en garde adressée au trop crédule et le constat résigné de la perversité inhérente au ‹vilain›. D’autres strophes qui reprennent l’antagonisme foncier entre «fou» et «sage» empruntent d’autres voies, mais elles mettent toujours en évidence la différence fondamentale entre la moralité chez Marie de France et la création des strophes du ‹Vilain›. Si les deux registres, la moralité et la strophe, sont structurés d’une manière semblable, ils le doivent essentiellement à l’utilisation de proverbes qui mènent vers les mêmes thèmes et vers une même forme stylistique. Dès que le proverbe final quitte la linéarité avec la strophe qui précède et qu’il se place même en contraste avec le contenu de la strophe, formulée à partir d’un thème proverbial, il se crée une sorte de dédoublement. Ce procédé reprend d’ailleurs le jeu de contraste typique du recueil de ‹Salomon et Marcolfus›. Un exemple pour l’illustrer encore plus nettement. Marie de France avait conclu la fable du lion malade avec un développement à partir du proverbe Povres hons n’a nul ami (Morawski 1714 = v. 32) en disant: [ . . . ] li nunpuissant ad poi amis, [ . . . ] ki que unc chiecë en nunpoeir, si piert sa force e sun saveir; mut le tienent en grant vilté o nis les plusurs qui l’unt amé. (Marie de France, Fables, n 14, vv. 32, 35–38) ––––––––––––––––––– 51 Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbe ou sentence: essai de définition, dans: La locution, Actes du colloque international, Université McGill, Montréal 15–16 octobre 1984, éd. par Giuseppe di Stefano et Russell G. McGillivray (Le Moyen Français 14–15), Montréal 1984–85, pp. 134–167, voir pp. 143– 144 et 158–164.

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La strophe des ‹Proverbes au vilain› reprend le même raisonnement: Pou truis ome endeté Sourpris de povreté Cui on enple le poing; Nul ne chaut de sa vie; Cil en cui plus se fie, [sous-entendu: ‹l’ami›] Li faut au grant besoing.

(Tobler, p. 38, str. 86)

ainsi la strophe, mais le proverbe final suggère une autre interprétation quand il dit: Povres hon fait povre plait. Il s’agit d’un proverbe assez rare à l’époque qui exprime ce que les romans contemporains connaissent aussi sous la forme du proverbe anglonormand Povre home n’a ley (Morawski 1712), un homme sans moyens financiers ne sera jamais écouté à la cour parce qu’il ne peut y gagner les faveurs. C’est dans ce sens que les contemporains du ‹Vilain› comme Béroul, l’auteur de la ‹Folie Tristan› d’Oxford, Gautier d’Arras, Hue de Rotelande et le ‹Roman de Guillaume› l’ont entendu; ‹Ipomedon› renvoie 52 même explicitement aux ‹Proverbes au vilain›. Une fois le principe du dédoublement admis, c’est-à-dire du clivage voulu entre une strophe à thématique didactique ancestrale et le proverbe final, toujours héréditaire mais à contenu spécifique et par moments contrastant, on comprend mieux l’effet de surprise, de sourire et de connivence qui se crée entre l’auteur et son public. La strophe procure le plaisir général de constater «die im voraus bekannte Gesetzmäßigkeit des Weltlaufs» (note 25); le proverbe final fournit un surplus de plaisir par la spécificité de son message éthique, en somme par l’orientation exacte de cette parcelle de l’empiricité de la vie humaine, qui est tirée des nombreux proverbes populaires, explicites et pour la plupart contemporains. Qui ne sourit pas quand une strophe blâme, à la manière des ‹Disticha Catonis›, celui qui ne sait pas garder un secret, et quand elle conclut en disant du mari trop bavard Mal est coverz, cui li cul pert (Morawski 1179, str. 2), ou une autre, empruntée au ‹Facetus› en hexamètre, qui fustige la faiblesse du mari face à la femme entreprenante avec le proverbe final Li chaz set bien cui barbe il leche (Morawski 1063, 264, str. 4), ou encore une troisième qui illustre la comparaison entre le serviteur et le chien ––––––––––––––––––– 52 Schulze-Busacker (note 7), pp. 272–273. Ainsi ‹Ipomedon›: Li vilains dit en sun respit / Une resun ke jo ben crei, / Ke povres hom n’at en curt lei. (éd. Holden, vv. 8404–06).

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avec le proverbe Qui son chien veut tüer, la rage li met sus (Morawski 2146, str. 118). Ces derniers proverbes sont tirés de ‹Salomon et Marcolfus›, mais la majorité des proverbes ne provient pas de ce recueil; la majorité des proverbes du ‹Vilain› relève plutôt de la tradition médiévale au sens large, entre la ‹Fecunda ratis› d’Egbert de Liège qui a le plus de proverbes en commun avec le ‹Vilain›, les recueils médiolatins comme celui de St. Omer ou les ‹Proverbia rustici›, les ‹Proverbia Senecae› de la tradition de Publilius Syrus, et des lectures du ‹trivium› (Horace, Sénèque, Virgile, Ovide), quelques proverbes bibliques et une cinquantaine de proverbes français contemporains dont la majeure partie figure déjà chez Serlon de Wilton. Avec ce type d’écriture – utiliser les proverbes et leurs thèmes pour construire des strophes et donner avec un proverbe final une tournure inattendue à l’ensemble – est rejointe la spécificité des ‹Proverbes au vilain›; près de deux cents strophes sur les 280 adoptent ce modèle, mais le e recueil restera un unicum; les deux collections du début du XIII siècle qui le copient, les ‹Proverbes au Comte de Bretagne› et le ‹Respit del Curteis et del Vilain›, ne rejoignent pas le même niveau; les ‹Proverbes en rimes› du XVe siècle suivent d’autres voies. L’auteur des ‹Proverbes au vilain› a élaboré son modèle de proverbes rimés avec une indéniable finesse, mais l’importance du recueil pour la littérature française médiévale réside moins dans le fait d’avoir créé une forme unique sur la base d’une utilisation exceptionnelle d’un fonds parémiologique essentiellement contemporain et populaire, le plus vaste avant 1200 avec plus de quatre cents proverbes français. L’importance du recueil est à chercher surtout dans le rôle primordial qu’il a joué pour le développement rhétorique de la littérature française médiévale. Il a incité les écrivains de l’époque à être plus conscients des possibilités thématiques et stylistiques et de l’attrait linguistique des ‹parémies›. Pour deux siècles, la littérature française médiévale, didactique autant que narrative, s’en ressentira.

Letteratura di proverbi e letteratura con proverbi nell’Italia medievale Alfonso D’Agostino (Milano)

I. Premessa L’etichetta ‹Letteratura di proverbi e letteratura con proverbi nell’Italia medievale› è troppo ambiziosa, perché copre un’area per me eccessiva1 mente vasta per poterla comprendere in questo intervento. Tratterò quindi in buona sostanza della letteratura del secolo XIII, riservando magari ad altra occasione l’ampliamento dell’orizzonte ai periodi medievali ora esclusi. Particolarmente dolorosa risulterà l’espunzione di un autore come Boccaccio, che fra le cento novelle del ‹Decameron› ne scrive una, bellissima, quella di Alatiel, la cui rubrica recita: Il soldano di Babilonia ne manda una sua figliuola a marito al re del Garbo, la quale per diversi accidenti in ispazio di quattro anni alle mani di nove uomini perviene in diversi luoghi; ultimamente, restituita al padre per pulcella, ne va al re del Garbo, come prima faceva, per moglie; come forse tutti ricorderanno, Boccaccio termina la novella con l’adagio popolare Bocca basciata non perde ventura, anzi rinnuova come fa la luna, quasi che il proverbio (popolarissimo, ma, a quanto pare, attestato per la prima volta proprio nel ‹Decameron›) fosse per lui, come già lo era stato per il grande trovatore Guglielmo IX, lo spunto per il suo particolarissimo racconto ‹bizantino›. Sacrificherò pure quel tipo d’indagine che ha un eccellente esempio nel saggio di Hugo Oscar Bizzarri, intitolato ‹La potencialidad 2 narrativa del refrán›, ricordando peraltro come l’affinità tra generi popolari e colti sia cosa ben nota, tanto che nel 1979 uno studioso di teatro, ___________________ 1

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Non ho visto la tesi di laurea inedita di Claudia Bocca, La letteratura paremiologica italiana in volgare tra XI e XIV secolo, discussa nell’Università di Torino nel 1985. Bizzarri, Hugo O., La potencialidad narrativa del refrán, in Revista de Poética Medieval 1 (1997), pp. 9– 34.

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William Dodd, in un libro su ‹Measure for Measure› di William Shakespeare, espresse l’idea che la commedia d’intreccio ha a che fare con un genere come l’indovinello; ed è sintomatico che il grande regista francese Eric Rohmer abbia intitolato un ciclo di film da lui diretti proprio ‹Comédies et Proverbes›. Ma torniamo ‹à nos moutons›. La letteratura dell’epoca considerata, ossia il XIII secolo, è certamente ricca di opere paremiografiche; nell’ambito latino risalta il ‹Compendium moralium notabilium›, la grande opera del giurista padovano Geremia da Montagnone, nato nel quinto decennio del Duecento e morto a Padova fra il 1320 e il 21: si tratta di una raccolta vastissima di sentenze tratte da fonti classiche, bibliche, patristiche, medievali e dalla tradizione proverbiale orale. Tuttavia in questa sede trascurerò la produzione latina e mi occuperò solamente dell’ambito volgare, che è altrettanto ricco, in vari generi letterari e in varie forme: voglio dire che i proverbi, le massime, le sentenze, gli aforismi e cosí via si trovano tanto in prosa quanto in poesia, tanto in testi tradotti (o, come meglio si dice per l’epoca, ‹volgarizzati›) quanto in testi con un grado maggiore o minore di originalità, tanto nelle opere religiose, particolarmente quelle legate alla predicazione, come nelle opere laiche. Mi dispiace che al convegno non abbia potuto partecipare il professor Carlo Delcorno, dell’Università di Bologna, che fra gli altri meriti, ha quello di essere il massimo esperto di letteratura omiletica volgare, e che avrebbe potuto illustrare da par suo questa parte del problema.

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II. Testi in prosa3 II.1 Volgarizzamenti Cerchiamo di tratteggiare le linee di questo quadro assai composito, soffermandoci su alcune opere particolarmente significative. Nel campo della letteratura dei volgarizzamenti un posto di rilievo spetta certo ai ‹Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori›, testo in prosa che ho pubblicato in edizione critica nel lontano 1979 come rifacimento della mia tesi di laurea realizzata sotto la guida del mio maestro, Alberto del 4 Monte. L’anonimo autore dei ‹Fiori› compone un’opera dal contenuto programmaticamente non originale, ma di grande interesse dal punto di vista linguistico e stilistico, come ho cercato di mostrare altrove. Permettetemi un piccolo excursus di natura strettamente filologica a proposito dei ‹Fiori›. 5 In anni piú recenti, Julia Bolton Holloway ha rilevato che nella carta 26v del ms. di Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, Conventi Soppressi F.IV.776, codice miscellaneo e uno dei testimoni migliori dei ‹Fiori› (nella mia edizione è siglato ‹Na›) si dice che il codice fu composto a ___________________ 3

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Per la prosa italiana del Duecento mi permetto di rimandare a D’Agostino, Alfonso, Itinerari e forme della prosa, in Storia della letteratura italiana, diretta da Enrico Malato, vol. I: Dalle Origini a Dante, Roma 1995, pp. 527– 630, nonché a id., La prosa delle origini e del Duecento, in Storia della letteratura italiana, diretta da Enrico Malato, vol. X: La tradizione dei testi, coordinato da Claudio Ciociola, Roma 2001, pp. 91–135. Per i testi è ancora fondamentale la silloge La Prosa del Duecento, a cura di Cesare Segre e Mario Marti, Milano/Napoli 1959, nonché i Volgarizzamenti del Due e Trecento, a cura di Cesare Segre, Torino 1953. Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori, ed. critica a cura di Alfonso D’Agostino, Firenze 1979; cf. anche id., In margine ai ‹Fiori di filosafi› e ai ‹Detti di Secondo›, in Filologia romanza e cultura medievale. Studi in onore di Elio Melli, a cura di Andrea Fassò, Luciano Formisano e Mario Mancini, Alessandria 1998, vol. I, pp. 263–277. Brunetto Latino and Dante Alighieri. I. Italian Manuscripts in French Exile: Bankers and their Books (in linea: http://www.florin.ms/Bankers.html). Il codice contiene anche il canzoniere provenzale J, studiato ed edito diplomaticamente da Savj-Lopez, Paolo, Il canzoniere provenzale J, in Studi di Filologia Romanza IX (1903), pp. 489–584. Cf. anche ‹Intavulare›. Tavole di canzonieri romanzi. I. Canzonieri provenzali, 8. Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale. J (Conventi soppressi F 4 776), a cura di Enrico Zimei, Modena 2006.

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Parigi nel 1268: traslato e volgarizzatto ne la città di parigi negli anni di dio .M./cc.lx.viii. Ora, in quella parte del libro si trova il volgarizzamento incompleto, ad opera di Andrea da Grosseto, dei trattati morali di Albertano da Brescia, che in effetti dovettero essere stati tradotti in quel torno di tempo. Tuttavia la data che si legge nel ms. fiorentino è quasi certamente quella dell’antigrafo, del modello, e in particolare è la data del codice che conteneva il volgarizzamento di Albertano, mentre il manoscritto ‹Na›, stando all’opinione di tutti gli studiosi che se ne sono occupati, risale alla fine del Duecento se non agli inizi del Trecento. Peraltro ho dimostrato che i ‹Fiori di filosafi› derivano dai ‹Flores historiarum› di Adamo di Clermont, opera che fu ultimata nel 1270 e dedicata al papa nel 6 1271. Difficilmente quindi potevano essere copiati nel 1268, due anni ___________________ 6

Bolton Holloway dice che l’editore dei ‹Fiori›, cioè il sottoscritto, «concluded that the text was later than Adam de Clermont’s ‹Flores historiarum›, completed in 1267/1270», ma in realtà, rifacendomi alla bibliografia critica esistente fino a trent’anni fa (la mia edizione fu terminata nel 1976 e pubblicata nel 1979) io scrivevo: «il termine post quem è il 1270, anno in cui Adamo di Clermont finí di scrivere i ‹F[lores]H[istoriarum]› o addirittura il 1271, anno in cui l’autore dedicò la sua opera a Gregorio X» (p. 39). Il 1267 è invece l’anno in cui fu completato lo ‹Speculum historiale›; non conosco studi che anticipino la data dell’opera di Adamo di Clermont; se ci fossero, se ne riparla, se non ci fossero, confermerei l’impossibilità che i ‹Fiori› risalgano al 1268. Peraltro, posto che, come appena detto, il 1267 è l’anno in cui Vincenzo di Beauvais terminò lo ‹Speculum historiale› (a meno che anche questo dato non sia revocabile in dubbio) bisognerebbe pensare che Adamo di Clermont avesse realizzato il suo compendio/rifacimento proprio nel 1267– 68, anno in cui sarebbe stato parzialmente volgarizzato dall’autore dei ‹Fiori›. Insomma nei due anni si assisterebbe a un’attività frenetica, a colpo quasi di instant-books (passi per i ‹Fiori›, che sono un testo breve, ma i ‹Flores› del Claromontense sono un’opera ponderosa). Quanto al luogo di confezione del ms. ‹Na›, esso è diviso in due parti, entrambe scritte in Francia; la seconda parte, quella che contiene il canzoniere provenzale, fu trascritta nel Languedoc, secondo uno specialista come Clovis Brunel (Bibliographie des manuscrits littéraires en ancien provençal, Paris 1935), il quale nulla dice della prima parte, quella in cui si trovano tanto l’Albertano volgare come i ‹Fiori di filosafi›. Anche in questo caso, nulla impedisce che il codice fosse stato trascritto inizialmente a Parigi e poi fosse arrivato nel Languedoc, dove la seconda mano avrebbe aggiunto le poesie occitaniche, ma questo sarebbe da dimostrare. In ogni caso sarebbe opportuno riesaminare il ms. piú attentamente e vedere, per es., se la prima parte si può considerare esemplata in area

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prima del completamento della fonte. Riconosco che la questione dev’essere ripresa, perché certi particolari cronologici, secondo me, dovrebbero essere meglio confermati, ma per il momento non mi discosterei per prudenza dalle conclusioni alle quali ero giunto tanti anni fa: l’autore dei ‹Fiori› per ora deve considerarsi anonimo: la possibilità che sia Brunetto non è da scartare, ma non ci sono elementi positivi per sostenerla e lo stile (argomento che va comunque approfondito) non sembrerebbe paragonabile a quello delle opere sicure del Latini. Accanto al ms. citato, bisogna poi ricordare il codice II.IV.111 (da me siglato ‹Nc›) sempre della Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze, che è il vero ‹codex vetustissimus› (1274–1275) ed è scritto in un fiorentino cosí esclusivo che il piú grande specialista di dialetti toscani del secolo scorso, Arrigo Castellani, l’ha adoperato, insieme con manoscritti di scritture pratiche, e dunque meno compromesse con ideali linguistici soprammunicipali, per 7 definire le caratteristiche del fiorentino del secolo XIII. A dire il vero l’indicazione cronologica di ‹Nc›, esemplato dal magister fiorentino Fantino da San Friano, sembra contenere una contraddizione fra data e indizione; se non c’è di mezzo un errore, la data sembra rimandare piú a Pisa (per via dello stile dell’incarnazione pisana) che a Firenze, il che potrebbe far pensare che l’originale del testo fosse pisano o pisano-lucchese, idea che era in voga quando si leggevano i ‹Fiori› nell’edizione precedente, 8 quella di Hermann Varnhagen, basata sul codice ‹Na›; questo codice linguisticamente è assai disomogeneo, perché su una patina che è in modo maggioritario fiorentina, si sovrappongono tratti dialettali provenienti dalla Toscana occidentale, qualche elemento che potrebbe far pensare alla Toscana sud-orientale e una manciata di forme non toscane, compatibili con l’intervento di un copista d’area galloromanza. In conclusione, se i ‹Fiori›, cosí come si presentano nella mia edizione, che per garantire la coerenza grafica si basa sul codice ‹Nc›, sono un testo squisitamente fiorentino, non si può escludere che la loro origine sia da ricercare nell’area pisano-lucchese; ciò tuttavia contrasterebbe con l’attribuzione al fiorentino Brunetto Latini, a meno che l’antigrafo pisano-lucchese del fiorentino ‹Nc› non derivasse a sua volta da un altro ms. fiorentino in una serie ___________________

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d’oïl o in area d’oc. Per il momento, quindi, le obiezioni di Bolton Holloway non sono cogenti. Mi riferisco ai Nuovi testi fiorentini del Dugento, con introduzione, trattazione linguistica, glossario a cura di Arrigo Castellani, 2 vol., Firenze 1952. Über die ‹Fiori e vita di filosafi ed altri savii ed imperadori›, nebst dem italienischen Texte, von Hermann Varnhagen, Erlangen 1893.

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di andirivieni forse un po’ eccessivo, anche se in teoria non impossibile. Comunque siamo ancora a un’altezza cronologica in cui Firenze non ha ancora imposto il suo primato culturale, e la letteratura è (relativamente) piena di testi proveniente dalle varie zone della Toscana. Il titolo ‹Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori› è ricavato dall’epigrafe di vari mss. (e si tratta dei piú affidabili, fra i quali i già citati ‹Na› ed ‹Nc›), che recita: «Questi sono fiori e vita» eccetera. Ho quindi tolto solamente le parole «Questi sono», come del resto avevano fatto Varnhagen e gli editori precedenti, pur se i titoli di questi ultimi erano poi meno accettabili per altri aspetti che qui non interessano. Il titolo manifesta la ratio compositiva dell’opera: si tratta infatti di 28 capitoli dedicati a personaggi sapienti dell’antichità, da Pitagora a Origene: con la parola vita si allude ad alcuni aneddoti sui personaggi, con la parola ‹fiori› si fa riferimento alle massime, alle sentenze da quelli pronunziate. In realtà il testo non è sempre conseguente: a volte il capitolo registra solo la vita e a volte solo i fiori. Poiché la fonte è l’opera ancora inedita di Adamo di Clermont intitolata ‹Flores historiarum›, la quale è una sorta di compendio rielaborato dello ‹Speculum historiale› di Vincenzo di Beauvais, si può dire che i nostri ‹Fiori› toscani rientrano nella tradizione indiretta della grande enciclopedia del domenicano bellovacense. Mi piacerebbe che si potessero completare i lavori filologici sullo ‹Speculum›, del quale come tutti sanno non esiste ancora l’edizione critica, e se possibile anche sui ‹Flores› del Claromontense per avere le idee piú chiare sul testo dei ‹Fiori›. Infatti Varnhagen aveva riconosciuto come fonte dei ‹Fiori› lo ‹Speculum› di Vincenzo, ma molti passi non avevano corrispondenza; la mia precisazione, che il testo toscano non deriva direttamente dallo ‹Speculum›, bensí da Adamo di Clermont, ha permesso di comprendere un buon numero di quei passi e di darne un’edizione piú convincente; ma resta per lo meno un capitolo, quello di Traiano, in cui ho dovuto invocare il ricorso, da parte del volgarizzatore, a fonti supplementari. Probabilmente una buona edizione critica dei due testi latini permetterebbe di chiarire anche questi passi senza dover pensare all’eventualità, di per sé eccezionale, di un’altra fonte. Il personaggio dei ‹Fiori› che gode della massima estensione per quanto le sentenze (piú di 220 righi per circa 115 item), è Seneca, cosa che certo non sorprende, se si pensa al trattamento che il medioevo latino e volgare ha riservato al filosofo latino; dopo di lui viene Cicerone (circa 175 righi per una sessantina di item). Le massime sono di ampio spettro, da semplici consigli morali come quello attribuito a Socrate: Molti vivono

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acciò che si dilettano in mangiare e in bere, ma io mangio e beo acciò ch’io viva (adagio assai popolare che persino Molière riprese maliziosamente nell’‹Avare›, iii,5: «Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger») ad affermazioni piú impegnative, come quelle che risalgono ai vari trattati come il ‹De amicitia› o il ‹De senectute› di Cicerone o, appunto, ai testi di Seneca. Per es. questa di Cicerone: Nonn è iscusa del peccato se pecche per cagione de l’amico; ché l’amistade dee essere per raconciare le virtude e se la virtude viene meno, malagevolemente puote durare l’amistà. Oppure questa di Seneca: Ad altrui perdona sempre, ma a te non neente. La tonica generale dei ‹Fiori› è quella di una sorta di umanesimo duecentesco, molto in linea con la civiltà comunale che li esprimono; attingendo al serbatoio classico, filtrato da Vincenzo di Beauvais, l’anonimo detta una saggezza non popolare, ma sí in pillole, che ci parla però del cittadino delle città moderne, della ricerca del bene comune, tema certamente attuale nella società che appunto si definisce comunale e cosí via. In questo il cuore dei ‹Fiori› batte in sintonia con un’altra opera di poco posteriore, i ‹Conti di antichi cavalieri›, di area aretina: il titolo, imposto dall’editore ottocentesco (Pietro Fanfani), non è del tutto felice, perché si tratta di una serie di racconti che hanno come protagonisti uomini tanto reali quanto di finzione, che svariano dagli eroi omerici a quelli dell’antica Roma, ai re plantageneti, a personaggi della materia arturiana e al Saladino. Qui prevale decisamente l’aspetto narrativo, ma non mancano massime che denunziano l’intenzione didattica dell’autore soprattutto nei confronti della stessa società comunale in cui agisce l’autore dei ‹Fio9 ri›. Come ha indicato l’editore moderno dei ‹Conti›, che è poi il mio citato maestro, Alberto del Monte, l’autore riunisce una piccola summa di ‹dicta et facta memorabilia› rivolta specificamente ai governanti e in quasi tutti i capitoli ci sono «dei riferimenti che chiariscono l’intento 10 dello scrittore»; ne cito solo uno, tratto dal conto XXI, ‹de Brunor e de Galeocto suo fillio›: onore solo de valore nasce e valore, come è decto, è ’l fiore che nasce da la piú degna parte de l’operatione de le vertú. Ma, tornando ai ‹Fiori›, il capitolo piú fortunato è certamente il XXVI, quello dedicato al filosofo Secondo, costruito su due aneddoti (il primo, intriso di misoginia, è anche un po’ ardito, con un incesto sfiorato) e una serie di massime catechistiche. Il prototipo di Secondo, com’è noto, è di origine greca, il bíos e le gnómai Sekúndu, la vita e le sentenze del filosofo ___________________ 9 Conti di antichi cavalieri, a cura di Alberto Del Monte, Milano 1972. 10 Ibid., p. 43.

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neopitagorico (o cinico) Secondo, testo che fu tradotto in latino nel XII secolo da Guillaume de Gap, poi inserito da Vincenzo di Beauvais nel suo ‹Speculum›, di qui passato ai ‹Flores historiarum› e volgarizzato nei ‹Fiori›; la versione di Guillaume de Gap ha anche una sua fortuna particolare nelle varie lingue romanze, italiano compreso; mi piace ricordare in modo speciale il filone spagnolo, al quale si sono recentemente dedicati María Morrás e uno dei massimi cultori della materia, Hugo O. Bizzar11 ri. In un vecchio studio, del 1977, su una versione italiana dei ‹Detti di 12 Secondo› contenuta in un manoscritto della Biblioteca Marciana, avevo esaminato la curiosa struttura del primo aneddoto, leggibile alla luce dello studio di Vladimir Propp, ‹Edipo alla luce del folclore›, mentre per quanto riguarda la parte sentenziosa, notavo come il testo era passato attraverso una serie di contatti e commistioni con la letteratura delle altercationes, i ‹Joca monachorum›, la ‹Disputatio Pippini cum Albino› e altra letteratura affine. Le sentenze, come già detto, sono di tipo catechistico, al pari delle seguenti: ‹Che è l’uomo?› ‹È mente incarnata, fantasma del tempo, aguardatore de la vita, servente a la morte, romeo trapassante, oste forestiere di luogo, anima di fatica, abiturio di piccol tempo› ‹Che è bellezza?› ‹Bellezza è fiore fracido, beatitudine carnale, desiderio de le genti›. I ‹Detti di Secondo› hanno conosciuto una singolare fortuna nella letteratura italiana, perché si contano decine di manoscritti che ripetono 13 il testo, certo con una pioggia di varianti, però tutte le volte che un manoscritto italiano presenta la storia di Secondo, dipende curiosamente dalla redazione contenuta nei ‹Fiori di filosafi›. In un caso questa storia, sempre nella nostra redazione, va a far parte di un leggendario volgare, insieme con altre vite esemplari, mentre singoli aforismi, questa volta però risalenti alla redazione trecentesca latina attribuita a Walter Burley (1275–1345), contenuta nel ‹Liber de vita et moribus philosophorum›, raggiungono anche il secolo XVI, come attestano scrittori quali Ludovico Guicciardini (‹Hore di ricreatione›): Opinione di filosofo astratto sopra il maritaggio. Secondo filosofo, essendogli domandato che cosa fusse moglie, ___________________ 11 Morrás, María, Tractado de Segundo filósofo que fue en Athenas: Otro manuscrito inédito, in Bulletin of Hispanic Studies 67 (1990), pp. 279–84 e Vida de Segundo. Versión castellana de la ‹Vita Secundi› de Vicente de Beauvais, ed. Hugo O. Bizzarri, Exeter 2000. 12 D’Agostino, Alfonso, Una versione italiana inedita dei ‹Detti di Secondo›. Contributi alla storia della tradizione, in ACME: Annali della Facultà di Lettere e Filosofia dell’Università degli Studi di Milano XXX (1977), pp. 185–212. 13 Tranne, a mia conoscenza, una: è il caso proprio del codice marciano.

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rispose, il naufragio dell’huomo, la tempesta di casa, impedimento della quiete, prigione della vita, danno continua [sic], guerra cotidiana, animal malitioso, & finalmente una bestia a lato all’huomo; e addirittura Giordano Bruno (‹De la causa, principio et uno›): [.. .] odi Secondo filosofo. La femina (dice egli) è uno impedimento di quiete, danno continuo, guerra cotidiana, priggione di vita, tempesta di casa, naufragio de l’uomo. Accanto ai ‹Detti di Secondo› andrebbe studiata, cosa che mi riprometto di fare, la cosiddetta ‹Domanda che fa lo re Adriano a uno savio giovane ch’ebbe nome Pitaneo›, contenuta almeno in un paio di codici fiorentini e da riportare alla matrice del ‹Dialogo fra l’imperatore Adriano e il giovane saggio Epitus›, testo noto anche come ‹L’Enfant sage›, 14 diffuso in varie lingue, catalano compreso. Fa sempre parte di questo tipo di testi, in quanto volgarizzamento in prosa dal latino, la versione frammentaria della ‹Disciplina clericalis› di 15 Petrus Alfonsi, recentemente studiata da Paolo Divizia, che ha scoperto anche dei codici nuovi. L’anonimo volgarizzatore sembra piú interessato agli aspetti narrativi, ma non manca di inanellare le sentenze, specie 16 all’inizio del testo. Invece un’opera originale come il ‹Novellino›, capolavoro della narrativa prima di Boccaccio, che pur è ancora legato alla retorica degli exempla soprattutto per la brevitas con cui i racconti sono scritti, non presenta tracce sensibili di andamenti sentenziosi e di proverbi. II.2 Ars dictandi e Guittone d’Arezzo Interessante è pure la presenza di sentenze e massime nell’Ars dictandi, ossia nella epistolografia del Duecento, cosí diffusa e oggetto di studio nell’Italia e nella Francia dell’epoca. Uno dei primi grandi autori in que17 sto settore, Guido Faba o Fava (nato a Bologna prima del 1190 e morto forse a Siena non si sa quando) scrisse fra l’altro la ‹Gemma purpurea› (1239–1248), breve trattato di retorica epistolografica in latino, contenente quindici formule in volgare, che in qualche caso non sono distinguibili da massime sentenziose; si veda la numero 14: Quamvisdeo che tu sci ___________________ 14 Cf. Suchier, Walther, L’Enfant sage (Das Gespräch des Kaisers Hadrian mit dem klugen Kinde Epitus), Dresden/Halle 1910. 15 Dovizia, Paolo, Novità per il volgarizzamento della ‹Disciplina clericalis›. Milano 2007. 16 Il Novellino, a cura di Alberto Conte, Prefazione di Cesare Segre, Roma 2001. 17 Cf. D’Agostino, Itinerari (nota 3), p. 567 e D’Agostino, La prosa (nota 3), pp. 131–132.

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bontadoso omo in la persona, tamen no die troppo currere, saipando che ’l savere vinçe la prodeça, ossia «Sebbene tu sia un uomo valente, tuttavia non devi agire frettolosamente, sapendo che il sapere vince la prodezza» (in altri termini, l’intelligenza supera la forza). 18 Anche le Lettere di Guittone d’Arezzo (nato verso il 1230, morto nel 1294) il piú grande prosatore prima di Dante, pur se dallo stile assai complesso e oscuro, sono spesso infarcite di sentenze, sotto forma di citazioni con esplicitazione della fonte. Si veda ad esempio un brano della lettera indirizzata al poeta Monte Andrea: Salamone: «Saturità [= sazietà] non lassa dormire el riccho». E apresso: «No è più iniqua cosa che amar moneta; e chi ama divisie frutto non prende d’esse». E Agustino: «O mattessa grande, vita fuggire e morte adomandare, e cherere hom auro e perder Cielo!» E apresso: «Che prode è [= A che cosa giova] molto avere e non avere chi dà tutto, sí come Dio?» E anco: «Avaro, de fora pieno, è voito dentro, crepa in carne e mendica in core». [ . . . ] E anche: «Chi fede in Dio ha vera, in este miserie non ricco esser disía». E Beato Gregorio: «Ricchessa in terra chesta chi trova, quello che lui donata l’hae non rechede». E anco: «Tribuloso piú che [= chi] terrene chere ricchesse, e pacifico meglio che nulla in esto seculo desiare?», ecc.

Analogo è il caso della lettera a Orlando da Chiusi: Dicie alcun Saggio [Seneca]: «Nullo semiglia me piú mizero che quello a cui nulla vene d’aversità [= non accade alcuna avversità], che sagia [= cosí che sappia] quale è esso né altri». Unde dice che molti, cessando briga d’essi, briga orrata chedeno, mostrando sé e altri ciò che vagliano e venendo a vertù, vertù uzando. Ché, come dice Arestotile: «Vertù se fa per uzo bene operando». Dice Beato Gregorio: «Chi non tentato, che sa?» E dice che continua tenporale consolassione è segno d’eternale reprobassione. E dice nel Troiano Agamenone inperadore de’ Creci: «Chi non ha guerra, né aversità, né dannaggio, né povertà, come conoscerà el suo valore? »

L’ultima frase è una citazione del ‹Roman de Troie› di Benoit de Sainte19 Maure: Qui n’a guere n’aversité / ne damage, ne povreté, / coment conoistra sa valor? (vv. 4961–3), ed è interessante notare che questa citazione trova riscontro nei ‹Conti d’antichi cavalieri› (II, Conto de Agamenon): e chi no ha danno néd aversità come cognosciarà e porrà suo valore? ___________________ 18 Guittone d’Arezzo, Lettere, edizione critica a cura di Claude Margueron, Bologna 1990. 19 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, publié par Leopold Constans, 6 vol., Paris 1904–1912 (rip. New York/London 1968).

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Ma im pace ed in guerra, e ora povero or rico devenire, se cognosce cavaliere. C’è in effetti qualcosa che unisce l’anonimo autore dei ‹Conti› e il grande Guittone, qualcosa che va al di là dalla mera origine municipale: Guittone è di Arezzo e i ‹Conti› sono probabilmente umbro-aretini (cosí si presentano nella patina linguistica del codice di base dell’edizione del Monte, il Martelli 12 della Laurenziana, ms. che tramanda anche la ‹Vita Nova› di Dante e i ‹Fiori di filosafi›). Entrambi, pur con le differenze del caso, dato che Guittone è il massimo esponente della cosiddetta ‹prosa d’arte›, mentre l’anonimo dei ‹Conti› si può collocare fra gli scrittori della cosiddetta ‹prosa media›, entrambi, dicevo, hanno una tensione stilistica che coincide con la tensione morale, e che talvolta si serve anche dell’elemento paremiologico per esprimersi. II.3 Opere didattiche Ovviamente l’elemento proverbiale si accentua in alcune opere d’indole didattica. Innanzi tutto si possono citare le molteplici traduzioni, in verso 20 e in prosa, dei ‹Disticha Catonis›. Sono ascrivibili al sec. XIII per lo meno tre testi: a) il volgarizzamento veneziano (circa 1250), conservato nel manoscritto Hamilton 390 della Staatsbibliothek di Berlino (XIII sec., il famoso codice Saibante, cioè appartenuto alla famiglia Saibante di Verona, quindi passato alla famiglia inglese Hamilton, e da questa venduto nella seconda metà dell’Ottocento alla biblioteca della capitale tede21 sca; b) il volgarizzamento toscano, della seconda metà del secolo, en22 trambi editi parzialmente da Segre; c) l’opera in versi milanesi (quartine di alessandrini), anche se dal titolo latino ‹Expositiones Catonis›, di Bonvesin da la Riva. Molte altre redazioni appartengono ai secoli successivi, 23 fra le quali il ‹Chatto sponito tutto›, studiato da Marina Fumagalli. I volgarizzamenti prosastici sono piuttosto fedeli; per esempio, al latino Insipiens esto, cum tempus postulat aut res / stultitiam simulare loco prudentia summa est (Libro II, 18), il testo toscano risponde con: Mostrati d’essere stolto quando lo tempo e la cosa lo dimanda, che grande savere è ___________________ 20 Cf. D’Agostino, La prosa (nota 3), p. 113. 21 È lo stesso codice che conserva, in poesia, i Proverbia quae dicuntur super natura feminarum, il Libro di Uguccione e lo Splanamento di Girardo Patecchio; cf. oltre. 22 Segre e Marti (nota 3), pp. 187–194 . 23 Marina Fumagalli, «El Chatto sponito tutto» del codice Trivulziano 92, in Studi di lingua e letteratura lombarda offerti a Maurizio Vitale, vol. I, Pisa 1983, pp. 112–148.

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in luogo anfingere l’omo matto e quello veneziano con: Seràs men de savio quando lo tenpo au la causa lo demanda: enfençer la mateça in lo logo è sovran savere. A giudicare da questo minimo campione il volgarizzamento veneziano sembra essere piú fedele e forse anche piú felice. Al latino esto (‹sii›), corrisponde il veneziano seràs, mentre il toscano glossa mostrati, con effetto di ridondanza, perché nel secondo verso il latino ha simulare, reso con enfençer dal veneziano e da anfingere dal toscano. Inoltre al latino stultitiam corrisponde il veneziano mateça, mentre il toscano muta in l’omo mato; infine sovran savere per rendere prudentia summa è stilisticamente preferibile a un piú anodino grande savere del toscano, anche se sovrano ha il significato di ‹superiore›, non di ‹eccezionale›, come l’avrebbe oggi. Accanto ai ‹Disticha Catonis› possiamo mettere i volgarizzamenti dei 24 tre trattati morali di Albertano da Brescia, scritti (questi ultimi) negli anni Trenta e Quaranta del XIII secolo; i titoli sono ‹De amore et dilectione Dei›, ‹Liber consolationis et consilii›, ‹De arte loquendi et tacendi›. La fortuna di queste opere fu immensa: basta vedere il regesto dei codici 25 latini preparato da Angus Graham; inoltre, come tutti sanno, il ‹Liber consolationis et consilii› è alla base del ‹Racconto di Melibea› nei ‹Canterbury Tales› di Geoffrey Chaucer. Fra le numerose traduzioni in lingue europee si segnalano le quattro o cinque versioni differenti nei volgari toscani, che presentano ancora gravi problemi filologici perché i rapporti fra di esse non sono stati studiati in modo soddisfacente. Si tratta della versione già ricordata di Andrea da Grosseto (Parigi, 1268); di Soffredi del Grazia (Provins, ante 1278); di una versione anonima inedita del cod. Bargiacchi (ante 1288) e di una seconda anonima edita nel XVII secolo su codici del 1272 e del 1283. Si aggiunge una versione anonima lucchese segnalata da Michele Barbi, dal profilo ancora poco chiaro, senza contare una versione fiorentina anonima della metà del Trecento e una veneta del secolo XV. I trattati sono farciti di sentenze, come abbiamo visto in alcune lettere di Guittone, e anche di piú. Do un esempio tratto dal ‹Liber consolationis et consilii›, terzo capitolo, ‹Del pianto de lo stolto›, nella 26 versione piú antica, quella di Andrea da Grosseto; si vede bene come la parte narrativa del testo sia poco piú d’un pretesto che favorisce la tratta___________________ 24 Cf. D’Agostino, Itinerari (nota 3), pp. 579–580 e D’Agostino, La prosa (nota 3), pp. 111–113. 25 Si veda il sito http://freespace.virgin.net/angus.graham/Albertano.htm. 26 Dalla tesi di laurea di Nadia Figini, Milano, Università degli Studi, A.A. 1989–1990.

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zione dottrinaria, la quale invece è di qualità assai alta, come dimostra un libro piuttosto recente, quello di Oscar Nuccio, intitolato ‹Albertano da Brescia: Razionalismo economico ed epistemologia dell’‹azione umana› 27 nel ‘200 Italiano›. Ecco l’esempio: E Prudenzia rispose e disse: Temperato dolore e pianto a que’ ch’è dolente infra dolenti non è vietato, anzi conceduto, secondo che disse san Paulo ne la Pístola a’ Romani: «Allégrati con quelli che gioiscono, contristati con quegli che son tristi». E anche Tullio disse: «Propria e naturale cos’è del savio animo che s’allegri de le buone cose e dolersi de le rie». Ma piangere cotanto, certo non è convenevole. Il modo da piangere [= sulla misura che si deve tenere nel pianto] disse Seneca: «Che non siano secchi gli occhi tui quando tu perdi l’amico, né non lagrimar tanto che paiano come fiume». [ . . . ] Unde disse Seneca: «Piú santa cosa è a guardar l’amico che piangere poi che l’ha’ perduto». [ . . . ] Unde disse Gesú Sirac: «La tristizia n’ucide molti, e non ha in sé alcuna utilità». In un altro luogo disse: «L’animo allegro rende la vita fiorita, ma lo spirito tristo dissecca l’ossa». E Salamon: «Secondo che la tignuola nuoce al vestimento e ’l verme al legno, cosí la tristizia nuoce e rode ’l cuore degli uomini».

Notevole in questo trattato di Albertano il sesto capitolo, ‹De lodo delle femine› (cioè lode delle donne); si legga il seguente passo: E perciò che l’uomo dé essere aiutato e consigliato da la femina, e ben si può chiamare la femina aiuto e consiglio, perciò che sanza la femina lo mondo non potrebbe durare. Le massime citate da Albertano sono tanto bibliche quanto classiche: il centone è organizzato in modo particolarmente sapiente e si innesta bene nel racconto, pur soverchiandolo in modo palese. Non troppo diverso nell’impianto, ma piú felice nello stile è il trattato 28 ‹Della miseria dell’uomo› del giudice Bono Giamboni, uno dei due grandi prosatori fiorentini, insieme con Brunetto Latino, prima di Dante. La sua opera non è propriamente un volgarizzamento, ma un rifacimento del trattato ‹De miseria humane conditionis› di Lotario Diacono (Innocenzo III). Comunque anche qui alcune pagine sono il prodotto di un cumulo di citazioni: E Daniel profeta che dice [ ...] E Isaia dice. [ ... ] E Salamone dice. [.. .] E Santo Giovanni nell’Apocalissa [ ...] sí dice. [ ...] e ___________________ 27 Pubblicato a Roma, Università degli Studi di Roma ‹La Sapienza›, Dipartimento di Teoria Economica e Metodi Quantitativi per le Scelte Politiche, 1997. 28 Giamboni, Bono, Della miseria dell’uomo. Giardino di consolazione. Introduzione alla virtú, aggiuntavi La scala dei claustrali, ed. Francesco Tassi, Firenze 1836. Ma cf. Divizia, Paolo e Bono Giamboni, Della miseria dell’uomo. Studio sulla tradizione del testo e edizione, Tesi di dottorato, Università degli Studi di Parma 2005.

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cosí via. Ometto di parlare di altri testi in prosa che potrebbero rientrare nel nostro orizzonte, come la versione italiana del ‹De regimine principum› di Egidio Colonna o il volgarizzamento parziale delle ‹Vies des 29 pères›, noto come i ‹Conti morali› d’anonimo senese, dove si leggono frasi come: Formaggio fresco e pietra dura non sono d’una natura, e bene e male non s’accordano bene insieme.

III. Testi in poesia30 III.1 Opere didattiche in versi In questo settore, intendo quello della poesia didattica, si trova il componimento che rientra nel modo piú evidente nella letteratura paremiologi31 ca: alludo ai ‹Proverbi› di ser Garzo dall’Incisa, notaio, bisnonno paterno di Francesco Petrarca. Fra l’altro Garzo può servire a dimostrare che dedicarsi alla paremiologia fa bene alla salute, visto che morí all’età di centoquattro anni. I proverbi sono 240, raccolti in gruppi di 12 per ognuna delle lettere dell’alfabeto (X e Y non si contano, U e V non si distinguono, e invece C palatale si oppone a K velare). Il testo è a distici non sempre isosillabici a rima baciata. Vediamo qualche esempio: Amore già non cura ragione né misura. [ … ] Avere nascoso non è fruttuoso. [ … ] Bisogno fa fare cosa da blasmare. [… ] Donna leale ___________________ 29 Cf. Del Monte, Alberto, Volgarizzamento senese delle ‹Vies des Peres›, in Studi in onore di Italo Siciliano, Firenze 1966, pp. 329–383. 30 Fondamentale, per la conoscenza della poesia italiana del sec. XIII, la silloge di Contini, Gianfranco, Poeti del Duecento, Milano/Napoli 1960 (su quest’opera si veda ora, di chi scrive, I ‹Poeti del Duecento› di Gianfranco Contini, in La casa editrice Riccardo Ricciardi. Cento anni di editoria erudita, a cura di Marco Bologna, Roma 2008, pp.129–142. Per I poeti della scuola siciliana si veda ora la recente edizione in tre volume, curata de Roberto Antonelli, Costanzo Di Girolamo e Rosario Coluccia, Milano 2008, che non ho potuto utilizzare in tempo. 31 Cf. Contini (nota 30), t. II, pp. 295–313.

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gran tesoro vale. [… ] Dolc’ è l’altrui a prendere, amaro pare a rendere. [… ] Gallo fa gallina stare a sua dottrina. [… ] Ira fa smarrire, lo savio infollire. [… ] Kasa con mura tuttor non è sicura. [… ] Lancia a cavaliere ed arco ad arciere. [… ] Morte non rifiuta né bionda né canuta. [… ] Padre dal figlio di grano non ha miglio. [«in cambio di grano non ha neppure del miglio»] [… ] Pulzella non si pente se pregna non si sente. [… ] Quando ben puoi fare, non lo tardare. [… ] Savio è tenuto chi sta talor muto. [… ] Tignoso fa cappello poi che perde il vello. [… ] Zanzara trafigge ovunque s’afigge. [ . . . ]

Trascuriamo i ‹Proverbi abbruzzesi› un tempo attribuiti a Iacopone da Todi (e per questo detti anche ‹Proverbi pseudojacoponici›) e passiamo all’Italia del Nord, dove la poesia didattica è molto rappresentata. Pos32 siamo ricordare l’‹Anonimo veronese›, sirventese giullaresco «di tecnica modestissima» (Contini), che in una novantina di versi ricicla massime di morale spicciola e un po’ di galateo, comprese alcune «cortesia da mensa». 33 I piú lunghi Proverbia super natura feminarum (piú di settecentocinquanta alessandrini) costituiscono il piú antico testo misogino in volgare italiano, anche se restano ancora da precisare tempi e luoghi della sua scrittura. In verità i Proverbia si ispirano largamente al poemetto francese intitolato Chastiemusart, e la parola proverbium allude piú che a un pro___________________ 32 Cf. Contini (nota 30), t. I, pp. 515–519. 33 Cf. Ibid., pp. 521–555.

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verbio a frasi descrittive di portata generale, spesso paragoni, similitudini, che dimostrano la malvagità delle donne. Vediamo una quartina: Mai ben este da creere qe no à seno sano quel hom qe met ensembre en fosa sal con grano: la sal guasta ‘l formento, de quest è hom certano. Dona qe tien dui drui, lo bon perde permano.

Piú o meno significa: «Bisogna credere certamente che non è saggio chi mette insieme in una fossa, in una buca, il sale con il grano: il sale guasta il frumento, è una cosa sicura. Una donna che ha due amanti, perde ben presto quello buono». Come si vede, in un certo senso l’ultimo verso ha l’andamento sentenzioso, mentre i primi tre forniscono l’immagine che costituisce la similitudine. Notevole per molti aspetti lo ‹Splanamento [ossia la spiegazione] de li 34 Proverbii de Salamone› di Girardo Patecchio da Cremona, altro testo settentrionale, di circa seicento alessandrini in distici rimati, conservato dal già ricordato codice Saibante (Berlin, Staatsbibliothek, Hamilton 390). È in corso un nuovo studio, con edizione, dell’intero manoscritto, affidato a vari studiosi. Interessante già il fatto (notato fin dal 1886 dal grandissimo Adolf Tobler) che i Proverbi contaminino piú di un testo biblico e vi inframmezzino anche i ‹Disticha Catonis›. Dopo un’introduzione di una ventina di versi, i Proverbi sono organizzati per materia: a) proverbi riferiti alla lingua, b) alla superbia, insieme con l’ira e l’umiltà, c) alla follia; d) alle donne; e) all’amicizia; f) alla ricchezza e alla povertà; g) e infine a una sezione di varia (Oimai se parla d’ogna cosa comunalmentre). Il criterio di raggruppamento tematico non è evidentissimo (non segue schemi di vizi e virtú, non è alfabetico e cosí via) ma ha una sua efficacia. Facciamo qualche esempio, tratto dalla sezione sulla follia. Il distico seguente dice: A dir l’om q’el sea mato, non è sen rasonadho, ni de laudarse savio el non è prisïadho.

Cioè «Se uno dice di essere matto, non è ragionevole, e nemmeno è da pregiare chi si loda di essere saggio». Per Contini la fonte è da riconoscere in uno dei ‹Disticha Catonis›: Nec te conlaudes nec te culpaveris ipse: / Hoc faciunt stulti, quos gloria vexat inanis. Mi sembra che Girardo Patecchio abbia modificato leggermente il testo latino, ottenendo comunque un distico di senso eccellente. Poco dopo abbiamo il distico seguente: ___________________ 34 Cf. Contini (nota 30), pp. 557–583.

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Aver mato fiiolo, non è mai tal gremeça: cui Deu ‘l dà pro’ e savio sí n’à grand alegreça.

Cioè «Avere un figlio matto è la peggior sciagura [mai vuol dire «piú»]: chi abbia avuto da Dio un figlio buono e saggio è felicissimo». E subito dopo: Tanto val maestrar un om mat, de sen bloto, con’ qi voles mendar un testo tuto roto.

Cioè «Voler insegnare a un matto, privo di senno, è come voler aggiustare un vaso di coccio tutto rotto». Si apprezza, oltre la buona versificazione, anche una sapidità lessicale piuttosto notevole. Trascuriamo, sia pure ingiustamente, Bonvesin da la Riva, il cui nome è stato fatto in occasione dei ‹Disticha Catonis›. La sentenziosità abbon35 da anche nelle rime dell’Anonimo genovese, pure lui imbevuto di cultura comunale, come Bonvesin, del resto, e come gli autori dei ‹Fiori di filosafi›, dei ‹Conti di antichi cavalieri›, come Guittone e come una gran parte, se non la maggior parte, degli autori duecenteschi. Le poesie dell’Anonimo genovese a volte cominciano con un ‹Chi› che già fa presagire un discorso di portata generale: Chi se speja [si specchia] in la doctrina [.. .] , Chi so fijo no castiga [.. .] , Chi de novo se stramua [ ...] [chi trasloca]. Uno dei tratti piú notevoli dell’Anonimo è il suo carattere a volte epigrammatico; si veda la seguente poesia composta di soli quattro versi: Vilan chi monta in aoto grao per noxer a soi vexim, dé per raxom in la perfim strabucar vituperao.

Cioè «Il villano che sale a un alto grado sociale per nuocere ai suoi concittadini, alla fine deve per forza precipitare oltraggiato». È l’adattamento, come rileva Contini, del diffuso esametro Asperius nihil est humili, si surget in altum («Non c’è nulla di troppo difficile per l’umile se sale in alto, cioè se ascende nella scala sociale»), ed è presente anche nel ‹Fiore di virtú›, importante compilazione che però ci porta nel secolo successivo. Peraltro è il lontano ascendente del detto italiano moderno: «Chi troppo in alto sal cade sovente precipitevolissimevolmente».

___________________ 35 Cf. Contini (nota 30), pp. 713–761.

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III.2 La lirica Un aspetto che credo non sufficientemente studiato è la presenza del discorso sentenzioso e dei proverbi nella lirica italiana del Duecento. Non possediamo, che io sappia, per tale produzione lirica, non dico i numerosi, amplissimi e profondissimi studi che Elisabeth Schulze36 Busacker, ha dedicato alla poesia francese e provenzale, ma nemmeno l’equivalente del vecchissimo Cnyrim, il libretto (di 76 pagine) del 1888 intitolato ‹Sprichwörter, sprichwörtliche Redensarten und Sentenzen bei 37 den provenzalischen Lyrikern›. È mia intenzione avviare qualche studente dei piú preparati a tesi specifiche sull’argomento con la finalità di pervenire quanto meno a un ‹Catalogo dei proverbi e delle frasi sentenziose nella lirica volgare (dalle origini alla morte di Petrarca)›. Per questa occasione ho dato uno sguardo ad alcuni poeti italiani del Duecento; sguardo non completo, purtroppo, per varie ragioni tutte d’ordine pratico. Comunque, come ho detto, si tratta solo di un primo assaggio e spero in futuro di poter approfondire la questione. Veri e propri proverbi non sembrano numerosi nei nostri poeti. Potrei fare un esempio di Percivalle Doria, genovese e poeta in provenzale, appartenente alla cosiddetta ‹scuola siciliana›, che lasciò anche testi in volgare italiano. Nella canzone dall’incipit Come lo giorno quand’è dal mai38 tino a un certo punto scrive: or sento e vio che gran follia lo tira, / chi lauda ’l giorno avanti che sia sera, cioè «è folle chi loda qualcosa prima che sia finita (o qualcuno prima che sia morto)». Si tratta in pratica di un proverbio diffuso che si trova anche in Petrarca (RVF XXIII 31): La vita el fin, e ’l dí loda la sera. L’origine dell’espressione è nella Bibbia: Ante mortem ne laudes hominem quemquam (‹Siracide› 11, 30), con riscontri anche in Brunetto Latini, ‹Tesoretto›, 653–4; sí come dice un motto: / La fine loda tutto, forse accostabile meglio a Ovidio, ‹Heroides›, II 85: Exitus acta probat. Detto ‹en passant›, per ragioni di spazio non parlerò del ‹Tesoretto› di Brunetto Latini, ma anche quello è un testo da esaminare ai nostri fini. ___________________ 36 Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français: recueil et analyse, Genève 1985 e moltissimi altri contributi. 37 Cnyrim, Eugen Sprichwörter, sprichwörtliche Redensarten und Sentenzen bei den provenzalischen Lyrikern, Marburg 1888. 38 Contini (nota 30), t. I, pp. 162–163.

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Passando dai Siciliani ai poeti cortesi toscani, potrei fare un esempio di Bonagiunta Orbicciani, il poeta lucchese che Dante introduce nella Commedia (Pg XXIV) mettendogli in bocca l’espressione «Dolce stil no39 vo». Il suo sonetto Saver che sente un picciolo fantino ha l’aspetto di un esercizio di stile sentenzioso, ma potrebbe anche alludere a qualche episodio di storia locale. Già la prima quartina è una mostra di questo andamento: Saver che sente un picciolo fantino esser devria in signor che son seguiti: schifa lo loco ove sta lo dichino e teme i colpi i quagli ha già sentiti.

Cioè «Nei signori che hanno seguaci dovrebbe esserci almeno il sapere che ha un bambino, il quale evita il luogo dove si espone al pericolo e teme i colpi che ha già provato» (e quindi non ripete gli errori). Ma in particolare nell’ultima terzina si sente il sapore di veri e propri proverbi: Lo saggio aprende pur senno dal matto; om c’ha più possa, piú dé ubidire; catel battuto fa leon temente.

Cioè «Il saggio apprende la saggezza dal matto (vale a dire dall’esperienza negativa che vede fare al pazzo); l’uomo che ha piú potere (con allusione ai personaggi potenti del comune) piú deve obbedire; da un cucciolo battuto esce un leone addomesticato». Una sorta di proverbio troviamo anche in Galletto Pisano, poeta accostabile a Bonagiunta, che nella canzone dall’incipit In alta donna ho miso mia ’ntendansa scrive, al v. 45: bon cominciare aspetta compimento, frase equivalente a quello che oggi si direbbe «chi ben comincia è alla metà dell’opera» e che Contini qualifica come «proverbio [ ...] frequente pres40 so gli antichi rimatori». Qualcosa di simile a un proverbio si nota in Terramagnino da Pisa, anche lui da collocare nello stesso gruppo di poeti cortesi e autore di un trattato di grammatica in versi provenzali; nel sonetto rinterzato dall’incipit Poi del maestro Guitton latte tenete (verso che allude scherzosamente al nome del poeta Meo Abbracciavacca) i versi conclusivi sono: dico: Bon è pensare / ansi la cosa ditta chi ragiona, cioè 41 «è bene che chi parla pensi prima di parlare». ___________________ 39 Contini (nota 30), p. 274. 40 Ibid., p. 285. 41 Ibid., p. 329.

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La lirica italiana del secolo XIII è spesso intrisa di atteggiamenti dottrinari, o importati dai provenzali o genuinamente elaborati, in particolare nel movimento del Dolce Stil Novo. A volte i poeti del Duecento affermano paradigmi comportamentali o enunciano quelle che sono verità nel loro modo di vedere le cose. È per questo che abbondano espressioni con valore generalizzante e frasi piú propriamente sentenziose. Vediamo alcuni esempi delle prime, le espressioni non legate all’io lirico, ma allo sguardo piú aperto del poeta. Giacomo da Lentini, il notaro, l’inventore del sonetto, inizia una poesia di questo genere coi versi Molti amadori la lor malatia / portano in core, che ‘n vista non pare (cioè «mol42 ti amanti soffrono nel loro cuore, ma non lo fanno vedere»). Guido delle Colonne, canzone Amor, che lungiamente m’hai menato, vv. 29–32: c’a bella donna orgoglio ben convene, / che si mantene in pregio ed in grandezza. / Troppa alterezza è quella che sconvene; / di grande orgoglio mai ben non avene. Semprebene da Bologna, rifacimento di una poesia 43 del già citato Percivalle Doria, vv. 38–40: Ché non è donna che sia tanto bella / che, s’ella mostra vista e gronda fella [espressione ostile], / che non desdica. Nel caso di una ballata di Bonagiunta Orbicciani, dall’incipit 44 Molto si fa brasmare, si può dire che l’intera poesia è una serie di sentenze: Molto si fa brasmare chi loda lo su’ affare e pòi torn’ al neiente; e molto più disvia e cade in gran falensa chi usa pur follia e non ha caunoscensa: qual om’ ha più bailia, piu dé aver sofferensa per piacere a la gente. Molti son che non sanno ben dir né operare; sed han buon presio un anno, non è da curucciare, ché tutto torna a danno: ___________________ 42 Contini (nota 30), p. 77. 43 Ibid., p. 164. 44 Ibid., pp. 267–269.

«cade nel nulla»

«dà prova solo di follia» «chi ha piú autocontrollo» «pazienza»

«ogni (pregio)»

Letteratura di proverbi e letteratura con proverbi falso presio durare non poria lungamente. Radice è di viltade, ch’a tutti ben dispiace, lodare om sua bontade, [e] prodezza chi face: quei che la fa ne cade; [però] quei che la tace ne cresce fermamente. Nessuno e più ingannato che de la sua persona: ché tal si tien biasmato che Dio li dà corona, e tal si tien laudato che lo contraro dona a lui similemente.

«che si lodi la propria bontà»

«che intorno a sé stesso»

Qual om’ è laldatore de lo suo fatto stesse non ha ben gran valore né ben ferme prodesse; ma l’uom ch’è di buon cuore tace le sue arditesse ed è’[n]de più piacente. Valor non sta celato, né presio né prodessa néd omo innamorato né ben grand’allegressa, como ‘l foco alumato, quando la fiamma ha messa, si mossa grandemente. Strugga Dio li noiosi, li falsi iscaunoscenti che viven odiosi di que’ che son piacenti: dinanzi so’ amorosi, dirieto son pungenti com’ aspido serpente. Sieden su per li banchi, facendo lor consiglio: dei dritti fanno manchi,

«mostra» «scortesi» «nell’odio»

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del nero bianco giglio, e no ‘nde sono stanchi; und’eo mi meraviglio como Deo lo consente. Bal[l]ata, in cortesia, ad onta de’ noiosi, saluta tuttavia, conforta li amorosi e di’ lor c’amor sia: li lor bon cor gioiosi seranno tostamente.

Le citazioni possono continuare facilmente. Stefano Protonotaro da Mes45 sina, poeta della scuola siciliana, canzone Assai cretti celare, vv. 3–6: ca lo troppo tacere / noce manta stagione, / e di troppo parlare / può danno adivenire. È il biblico Tempus tacendi, et tempus loquendi (‹Ecclesiaste› 3,17), con un’eco forse dei ‹Disticha Catonis›: Nam nulli tacuisse nocet; nocet esse locutum (I 12, 2). Mazzeo di Ricco da Messina, canzone Sei 46 anni ho travagliato, vv. 24–8: ché l’omo ch’è malato, / poi che torna in sanare, / lo male ch’ha passato / e lo gran travagliare / tutto mette in 47 obria. Re Enzo, canzone S’eo trovasse pietanza: Molto val meglio un’ora / morir ca pur penare («è meglio morire una buona volta che soffrire continuamente»). E cosí via. Forse può essere interessante vedere come si forma a volte questo linguaggio sentenzioso. Vediamo un esempio di Giacomo da Lentini; nella 48 canzone Guiderdone aspetto avere i vv. 21–28 contengono una similitudine fra il comportamento del poeta e quello del cosiddetto ‹uomo selvaggio›: Però no mi scoraggio d’Amor che m’à distretto; sí com’omo salvaggio faraggio, com’è detto ch’ello face: per lo reo tempo ride, sperando che poi pera ___________________ 45 46 47 48

Contini (nota 30), pp. 134–136. Ibid., pp. 150–152. Ibid., pp. 157–159. Ibid., pp. 58–60. Ma per quanto riguarda Giacomo da Lentini si veda la nuova edizione di Roberto Antonelli (nota 30).

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lo laido aire che vede; da donna troppo fera spero pace.

In altri termini: il poeta non si lascia sopraffare dall’Amore, perché spera che le sue relazioni con l’amata crudele miglioreranno in futuro, cosí come l’‹uomo selvaggio› se la ride del cattivo tempo, sperando in un tempo migliore. Fin qui non si può parlare di linguaggio sentenzioso, ma solo di una similitudine, però quando il soggetto del confronto è generico, la similitudine scivola verso la frase sentenziosa. È quel che succede nella stessa canzone, ai vv. 35–8: ca donna c’à bellezze ed è senza pietade, com’omo [è] c’à richezze ed usa scarsitade di ciò c’ave [… ]

Ossia: una donna bella e senza pietà è come un uomo ricco e avaro. Il poeta ha sostituito il dialogo diretto con la sua donna, il rapporto lirico io-tu (Guiderdone aspetto avere / da voi, donna, cui servire / non m’è noia, vv. 1–3) col rapporto descrittivo di terza persona (qui lei-lui, lei la donna crudele, lui l’uomo avaro). Questo a prescindere dalla presenza di un aforisma già tradizionale, biblico, catoniano, o d’altra fonte. Una frase di questo tipo difficilmente però può attingere al proverbio. Vorrei concludere con il caso del poeta Chiaro Davanzati, sia per ragioni pertinenti al nostro discorso sia perché il suo canzoniere è stato curato in modo esemplare da Aldo Menichetti, professore di Filologia romanza nell’università di Friburgo per molti anni. Menichetti aveva 49 pubblicato l’edizione critica di Chiaro nel 1965; nel 2004 è uscita un’edizione parziale per i tipi di Einaudi (nella collana di poesia), con 50 un’annotazione ricca e pregevolissima. Come e piú di Bonagiunta Orbicciani, Chiaro Davanzati ha scritto poesie quasi interamente pervase da un pensiero sentenzioso, alternandole ad altre in cui invece non si scorgono tracce paremiologiche. Un caso notevole è la canzone Quando è contrado il tempo e la stagione; come dice Menichetti, «Pacati consigli di pazienza – di sapore guittoniano, ma espressi in una sintassi limpida e distesa – ad un ‹saggio di savere ornato›. Le avversità mettono alla prova il valore dell’uomo; bisogna non disperare, perché l’affanno non durerà in eterno: anche alla morte del corpo e perfino a quella dell’anima può ___________________ 49 Chiaro Davanzati, Rime, edizione critica con commento e glossario a cura di Aldo Menichetti, Bologna 1965. 50 Id., Canzoni e sonetti, a cura di Aldo Menichetti, Torino 2004.

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esservi rimedio». Da notare il ricorso all’exemplum del pellicano, tratto dai bestiari, e già usato da Chiaro, che ricorre ai bestiari piú di quanto non facciano gli altri poeti della sua epoca, e l’esempio di Adamo tratto dal limbo. Quando è contrado il tempo e la stagione, ed omo ha pena contro a suo volere, co lo pensere – adoppia suo tormento; ché ’l mal sofrire è ’l dritto paragone a que’ ch’è saggio: quando ha lo spiacere, metter piacere – inanzi a ’ntendimento, e bon talento – aver, ché tempo vene che torna in bene – lo gravoso affanno, e menda danno, – se conforto tene, chi bona spene – non mette in inganno. Ordunque, saggio di savere ornato in cui pregio ed onore era e valenza, la soferenza – gentil cor nodrisce, mette ’n obrïa ciò dov’ ha affannato, in bona spene mette il core e penza che grave intenza – non dura e rincresce; e ben sortisce chi, nel male, conforta la sua vita: ch’i’ ho in udita che ’l pulicano sucita di morte, e no gli è forte: così la pena pò venir gioita, chi nonn-invita – pensiero oltre grato. Ben ho savere al saggio rimembrare ch’Adammo de lo ’nferno si partio, e soferio la pena ch’amendò lo suo fallire (non dico certo in voi fosse fallare, ma sanza colpa giudicò sí Dio); e tenne in fio dal suo Segnor la mort’ e i fu disire. Mostrò che lo sofrire dovesse fare ogn’omo, in suo dolore; e questo è lo valore, ch’al mondo nonn-è pena sí cocente che non torni piagente, chi ’n buona spene mette lo suo core.

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Quasi tutti i versi delle due prime stanze, piú gli ultimi tre versi della terza sono costituiti da sentenze. Altrettanto può dirsi della canzone «Chi ’mprima disse ‹amore›, ‹componimento indirizzato agl’innamorati troppo creduli› e ‹riferibile remotamente [. ..] alla tematica del De reprobatione amoris di Andrea Cappellano›» (Menichetti). Ovviamente restano grandi lacune in questo discorso: nulla si è detto in realtà del Dolce Stil novo o della poesia comico-realistica toscana (Cecco, Rustico eccetera) e manca pure il Guittone poeta; tutti questi soggetti saranno trattati in prossime tesi di laurea e in lavori personali. Spero comunque che questa veloce e parziale carrellata abbia se non altro dato il senso della presenza della paremiologia nella letteratura italiana del Duecento.

e

Les proverbes dans la prédication du XIII siècle Franco Morenzoni (Genève)

Si les études concernant la prédication médiévale se sont depuis une trentaine d’années multipliées, force est de constater que les travaux qui ont essayé d’examiner la place et le rôle des proverbes dans les sermons du Moyen Âge demeurent fort peu nombreux. Certes, l’usage de tel ou tel autre proverbe est assez souvent relevé par les auteurs qui ont étudié l’œuvre d’un prédicateur ou analysé des corpus documentaires plus hétérogènes. Il n’en demeure pas moins, qu’à ma connaissance le seul travail qui a tenté de proposer une approche spécifique et globale du sujet est l’article de Claude Buridan paru en 1984 dans le volume ‹La richesse du 1 proverbe›. Tout en offrant de très riches matériaux souvent puisés dans les manuscrits eux-mêmes, Claude Buridan a également essayé d’analyser les différentes manières d’utiliser les proverbes par les prédicateurs et suggéré d’assez nombreuses pistes de réflexion très intéressantes. Dans son article, Claude Buridan me paraît cependant avoir prêté peu d’attention aux éventuelles différences concernant le recours aux proverbes qu’il est possible d’observer d’un espace géographique à l’autre, voire d’un prédicateur à l’autre, et d’avoir trop privilégié les sources où les proverbes sont parfois présents en abondance, sans tenter de savoir jusqu’à quel point ces textes peuvent être tenus pour représentatifs d’une manière de faire plus générale. Il est vrai que cette tâche est à la limite du possible. Malgré les progrès incontestables que l’on peut observer depuis quelques années, les éditions de sermons ou de collections de sermons demeurent encore plutôt rares, surtout si on les compare au nombre très important de sermons qui ont été conservés pour les trois derniers siècles 2 du moyen âge. Il est donc extrêmement difficile d’évaluer, même par ––––––––––––––––––– 1

2

Buridan, Claude, Les proverbes et la prédication au Moyen Âge, dans: La richesse du proverbe, éd. par François Suard et Claude Buridan, Lille 1984, vol. 1, pp. 23–54. Cf. les répertoires de Schneyer, Johannes Baptist, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150–1350 (Beiträge zur

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approximation, l’ampleur de la présence de proverbes dans les sermons de cette époque. Même lorsqu’on dispose d’éditions plus ou moins récentes, il est souvent malaisé de repérer la totalité des proverbes et des locutions proverbiales présents dans les sermons, car rares sont les éditeurs qui ont eu la bonne idée de présenter en annexe une listes réunissant l’ensemble des matériaux de cette nature, comme l’a fait, par exemple, Nicole Bériou pour les sermons de l’évêque de Paris Ranulphe de la 3 Houblonnière. Les observations qui vont suivre ont donc un caractère très empirique, car elles reposent sur un corpus documentaire limité et, qui plus est, qui a été constitué à partir d’un critère peu scientifique, puisqu’il s’agit de celui de l’accessibilité. Apparus dès le dernier quart du XIIe siècle, ceux qu’on appelle communément les instruments de travail destinés aux prédicateurs semblent avoir réservé une attention plutôt modeste aux proverbes et à leur éventuelle utilisation dans un sermon. Dans la plupart des ‹Artes praedicandi› du XIIIe siècle, on ne trouve aucune suggestion à l’intention des prédicateurs concernant l’usage de proverbes ou de locutions proverbiales. Ce n’est que vers la fin de ce siècle, et surtout à partir du suivant, que quelques traités commencent à aborder le sujet, de manière à dire vrai le plus souvent rapide et sommaire. Dans l’‹Ars› attribuée au franciscain Jean de Galles, les proverbes sont mentionnés parmi les moyens qui permettent de prothematizare sans faire appel à un prothème proprement dit. Selon le franciscain, il est en effet possible, en prenant appui sur un proverbe, de développer une courte réflexion qui répond aux exigences de la captatio benevolentiae et d’introduire la prière initiale. Jean de Galles suggère d’utiliser un vulgare proverbium surtout lorsqu’on s’adresse à de simples fidèles. L’exemple qu’il donne est en latin, mais le proverbe est attesté également en français: qui igne indiget, digitum querit illum (Qui a mes4 tier dou feu a son doit le quiert). L’utilisation d’un proverbe est aussi –––––––––––––––––––

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Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters 43), Münster 1969–1990, 11 vols. (cité dorénavant RLS); Repertorium der lateinischen Sermones des Spätmittelalters für die Zeit von 1350–1500, nach Vorarbeiten von Johannes Baptist Schneyer, éd. par Ludwig Hödl, CD-ROM, Münster 2001. Bériou, Nicole, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière. Sermons e aux clercs et aux simples gens à Paris au XIII siècle, Études augustiniennes, Paris 1987, 2 vols. Tercius modus est ut accipiatur aliquod uulgare (uulgale, cod.) prouerbium ad propositum prothematizandi negocium applicabile et cognatum, sicut uerbi gratia uulgo dicitur: Qui igne indiget, digito querat. Quia ergo nos igne

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présentée comme une des possibilités permettant d’introduire le sermon proprement dit, à condition de choisir un proverbe dont la teneur est semblable à celle d’une autorité biblique ou profane. L’exemple qu’il propose, d’après certains manuscrits en latin et d’autres aussi en français, 5 est un proverbe bien connu: A tel seignor tele mesnie. Le dominicain Jacques de Fusignano, qui a été entre autre chapelain de Charles d’Anjou et qui a vraisemblablement rédigé son traité vers la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, évoque lui aussi l’utilisation des proverbes parmi les moyens qui permettent d’introduire la division du thema telle que la pratiquent, précise-t-il, les moderni. Il considère que les proverbes ont une fonction analogue à celle des constats qu’on peut formuler en observant des faits naturels, des sentences à caractère moral, des dicta des saints ou de certaines autorités bibliques proches d’une locution proverbiale. Ils doivent en effet permettre d’introduire l’idée générale à partir de laquelle il est possible de procéder à la division du 6 verset thématique afin d’établir les principales articulations du sermon. –––––––––––––––––––

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Spiritus Sancti indigemus, ideo cum digito nostro, id est diligenter, eum queramus [ … ] . Et iste modus maxime conuenit sermonibus qui rurali populo consueuerunt fieri, Paris, BNF, lat. 15005, fol. 82v. Le proverbe est donné sous une forme plus correcte que celle que nous avons citée dans le texte, par le manuscrit Paris, Bibliothèque Mazarine 876, fol. 83rb; Morawski, Joseph, e Proverbes français antérieurs au XV siècle (Classiques français du Moyen o Âge 47), Paris 1925, n 1812. Sancti estote quoniam ergo sum. In prouerbio (suppl. om. cod.) quod secundum dominum ita et familiam. Gallice: Selonc le seignour maisnie desme. Quia ergo nos omnes debemus esse de familia Christi, ideo mores eius sequi debemus, et hoc est quod nobis proponitur in uerbis preassumptis: Sancti estote, et cet. Ecce hic uides [ … ] de introitu qui a prouerbio incipit et de eo quod ad solum thema concludendum accipitur uel adducitur, Paris, BNF, lat. o 15005 (note 4), fol. 82v; Morawski (note 4), n 165. [ … ] predicator, priusquam procedat ad diuisionem thematis, premittat aliquid cui thematis diuisio coaptari possit. Quod utique multis modis fieri potest. Aliquando enim potest premitti aliquod prouerbium notum. Verbi gratia. Si proponat hoc thema: nisi habundauerit iusticia uestra plusquam scribarum et phariseorum non intrabitis in regnum celorum, deinde, priusquam ad diuisionem huius thematis accedat, premittit sic: prouerbium est: nouus rex, noua lex. Et iam Christus tamquam nouus rex per carnis resurrectionem nouam legem proponit de iusticie perfectione dicens: nisi habundauerit, etc., Iacobus de Fusignano, De arte praedicandi, apud Bartholomaeum de Unkel, Köln 1476, sans foliation; l’incunable peut être

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Géraud du Pescher, qui a écrit son ‹Ars faciendi sermones› avant 1335, se borne à observer qu’on peut utiliser un proverbe en langue vernaculaire pour introduire la division du thema d’un sermon, mais qu’il faut s’abstenir de le faire lorsqu’on propose une collatio, terme qu’il ne définit pas mais qui désigne sans doute la prédication du soir destinée aux 7 clercs. Dans la ‹Forma praedicandi›, que l’on peut dater du premier quart du XIVe siècle, Robert de Basevorn explique que la manière la plus usitée à Paris pour introduire la division du thema est celle per exempla. Comme il le fait d’habitude, pour montrer concrètement comment il faut procéder, il propose un sermon dont le verset thématique est immédiatement suivi par ce qu’il appelle un commune proverbium – secure natat cui mentum alius supportat – suivi par le récit qui décrit Pierre marchant sur l’eau 8 (Mt 14,28–31). Quelques années plus tard, le dominicain Thomas Waleys se borne lui aussi à rappeler très rapidement qu’il est possible de commencer un sermon par un proverbe tel que ubi amor, ibi dolor ou ubi 9 dolor, ibi digitus, mais ne propose aucune explication supplémentaire. Les traités rédigés au cours des décennies suivantes n’apportent pas d’éléments nouveaux significatifs. Certains auteurs considèrent néanmoins que les proverbes peuvent servir pour confirmer des autorités et les rangent parmi les ‹moyens de preuve›, ou bien les rapprochent de 10 ceux qu’ils appellent les dicta vulgaria, les manières de dire populaires. Dans l’ensemble, les ‹Artes praedicandi› ne semblent pas avoir prêté une attention très marquée au problème de l’utilisation des proverbes dans les sermons, ni avoir par ailleurs véritablement souligné leurs éventuelles ––––––––––––––––––– consulté sur le site de la ‹Verteilte Digitale Inkunabelbibliothek›: http://inkunabeln.ub.uni-koeln.de; consulté en avril 2009. 7 Geraldus de Piscario, Ars faciendi sermones, éd. Ferdinand Delorme, L’Ars faciendi sermones de Géraud du Pescher, dans: Antonianum 19 (1944), pp. 169–198, voir p. 180. 8 Robert de Basevorn, Forma praedicandi, éd. Thomas M. Charland, Artes Praedicandi. Contribution à l’histoire de la rhétorique au Moyen Âge (Publication de l’Institut d’Études Médiévales d’Ottawa 7), Paris/Ottawa 1936, chap. 36, p. 282. 9 Thomas Waleys, De modo componendi sermones, éd. Charland (note 8), chap. 5, p. 357. 10 Jean de Chalon, Ars brevis et clara faciendi sermones, Paris, BNF, lat. 15173, fol 16r. Une ‹Ars› anonyme conservée à Innsbruck conseille elle aussi l’usage de proverbes, en latin et/ou en langue vernaculaire, pour introduire la division du thema (Innsbruck, Universitätsbibliothek, Cod. 568, fol. 3rb).

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vertus pédagogiques ou insisté sur leur plus grande utilité dans la prédication adressée aux simples laïcs. Les recueils de ‹Distinctiones› qui ont vu le jour au cours du XIIIe siècle et dont le propos était entre autres celui de faciliter la tâche des prédicateurs en leur offrant de manière synthétique des matériaux organisés selon l’ordre alphabétique, semblent eux aussi ne pas avoir accordé une 11 très grande importance aux proverbes. Dans les principaux recueils, dont certains ont été transmis par plusieurs dizaines de manuscrits et dont l’utilisation est parfois recommandée par les ‹Artes praedicandi›, on trouve certes quelques proverbes ou locutions proverbiales sous telle ou 12 telle autre entrée. D’une manière générale, cependant, ni le franciscain Maurice de Provins ni le dominicain Nicolas de Gorran ne semblent avoir estimé nécessaire de mettre à la disposition de leurs lecteurs un véritable corpus de proverbes ou de locutions proverbiales pouvant être utilisés en relation avec les différents lemmes qu’ils ont sélectionnés. Le seul qui a opté pour un choix en partie différent est Nicolas de Biard, dont on ignore toujours s’il était franciscain ou dominicain, mais qui était certainement actif à Paris vers le milieu du XIIIe siècle. Le recueil de Ni13 colas de Biard mentionne en effet plusieurs dizaines de proverbes. Il s’agit, dans la très grande majorité des cas, de dictons qui sont proposés en langue vernaculaire et qui entretiennent des relations assez directes avec le contenu développé dans le lemme où ils se trouvent, car ils permettent de compléter ou d’exprimer autrement une idée ou un enseignement. Ainsi, au mot Datio, Nicolas de Biard remarque d’abord qu’il faut savoir donner avec joie et confirme cette idée par le proverbe: Bele cher ––––––––––––––––––– 11 Sur les recueils de ‹Distinctiones› voir Bataillon, Louis-Jacques, Intermédiaires entre les traités de morale pratique et les sermons: les distinctiones bibliques alphabétiques, dans: Les genres littéraires dans les sources théologiques et philosophiques médiévales, Louvain-la-Neuve 1982, pp. 213–226 (repris e dans: id., La prédication au XIII siècle en France et en Italie, Aldershot 1993, VI). 12 Ainsi, par exemple, Nicolas de Gorran mentione dans ses ‹Distinctiones› le proverbe une bonté autre requiert, à propos des qualités de la confession (Avignon, Musée Calvet, ms. 308, fol. 158vb). 13 Sur le recueil de Nicolas de Biard voir Bataillon, Louis-Jacques, The tradition of Nicholas of Biard’s distinctiones, dans: Viator 25 (1994), pp. 245–288. Les ‹Distinctiones› de Nicolas de Biard ont connu une diffusion assez considérable, car elles ont été transmises par au moins quarante-trois manuscrits (cf. ibid., pp. 247–248). Nous avons utilisé le manuscrit Avignon, Musée Calvet, ms. 308, où elles se trouvent aux folios 1–144rb.

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vaut un mez. À l’entrée ‹Vaine gloire›, il rappelle que Qui tout couente 15 16 [convoite] tout perd; sous ‹Oraison›, que Mal or qui s’oblie et sous 17 ‹Pain› que Matin mangier fait loing veoir. Ailleurs, à l’entrée ‹Navire›, il commente pour ainsi dire le verset de l’Exode qui rapporte l’ordre donné 18 par Dieu à Moïse de détruire les statues et les idoles en rappelant que 19 Pires est samblans que faiz. Il mentionne tout de suite après l’odeur du vin et la compare à la mémoire des péchés, à laquelle certains, même s’ils ne pèchent plus, demeurent très attachés, idée qui est exprimée à nouveau par un proverbe dont le début est donné en latin et la suite en français: ut 20 ribaldus qui non potest habere do rost, lambit le hastier. Dans la ‹Summa de abstinentia›, ouvrage lui aussi attribué, mais avec moins de certitude, à Nicolas de Biard, des proverbes aussi bien en latin qu’en vulgaire sont présents en assez grande quantité. Quelques sondages semblent suggérer que leur utilisation est en grande partie analogue à celle que l’on peut observer dans le recueil de distinctiones. Dans les collections de sermons qui ont vu le jour dans l’espace français à la fin du XIIe ou pendant les premières décennies du XIIIe siècle, l’utilisation de proverbes paraît également très épisodique. Aussi bien Maurice de Sully que Jacques de Vitry ne semblent pas avoir eu recours ––––––––––––––––––– 14 Datio requirit mentis hylaritatem, quia bele chere uaut un mez, Avignon 308 (note 13), fol. 25ra; Morawski (note 4), n° 220. 15 Nota de Ioseph qui uxorem domini sui noluit usurpare, Ge. 39, set qui tout couente tout perd, quia qui Deo partem suam auferunt, suam non habebunt, Avignon 308 (note 13), fol. 46va; Morawski (note 4), n° 2164. 16 Orationis formam docuit nos Christus [ … ] . Item qualiter orandum [ … ] . Item pro se ipso contra presumptionem. Dicitur enim que mal or qui s’oblie. Matth. XXVI orabat dicens: Pater, si possibile est, transeat ad me calix iste, Avignon 308 (note 13), fol. 81vb; Morawski (note 4), n° 1178. 17 [ … ] et dicitur panis quia animam uiuificat uel uitam anime seruat ut panis naturalis corpus, Matth. III: non in solo pane uiuit homo, et cet. Intellectus quia illuminat. Dicitur enim quod matin mangier fait loing ueoir, unde .i. Reg. primi Ionathas gustato melle illuminati sunt oculi eius, Avignon 308 (note 13), fol. 83vb; Morawski (note 4), n° 1200. 18 Exod. 23,24. 19 Morawski (note 4), n° 1638. 20 Exod. 23: non facies opera eorum, sed destrues eos et confringes statuas eorum, id est peccati similitudinem. Dicitur enim: pires est samblans que faiz. Preterea non sicut uinum quod relinquit odorem, id est memoriam peccatorum, ut ribaldus qui non potest habere do rost lambit le hastier, Avignon 308 (note 13), fol. 75r.

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aux proverbes de manière systématique. Certes, comme on le sait, dans le prologue des ‹Sermones ad status› Jacques de Vitry fait référence aux proverbes et en suggère l’utilisation, à côté des exempla et des similitu21 des, dans la prédication aux simples fidèles. Dans les sermons modèles qu’il propose, les proverbes demeurent cependant peu nombreux et leur présence n’est en aucun cas comparable à celle des deux autres procédés qu’il mentionne. C’est surtout dans quelques-unes des collections de sermons qui figurent dans la liste de taxation d’un stationnaire parisien qu’on date généralement des années 1275, qu’on peut observer une utilisation beaucoup 22 plus intensive des proverbes. Des 70 sermons qui composent la collection ‹Abiciamus› du dominicain Gérard de Mailly, 17 comportent un proverbe cité immédiatement après l’énonciation du verset thématique. Des 20 sermons qui forment la collection ‹Suspendium› du même prédi23 cateur, cinq commencent par un proverbe. Dans les deux recueils plusieurs autres proverbes sont également mentionnés dans d’autres parties du sermon. Si l’on considère les collections du franciscain Pierre de SaintBenoît et du frère, dominicain ou franciscain, Thomas Lebreton, on aboutit à peu près au même constat. Un tiers environ des sermons ‹De tempore› de ces deux prédicateurs commencent par un proverbe, généralement conservé en langue vulgaire et beaucoup plus rarement en latin. Dans la collection ‹Precinxisti› de Thomas Lebreton, consacrée aux sermons du sanctoral, la présence de proverbes est encore plus marquée: plus de la moitié des prêches (57 sur 98) débutent en effet par un pro24 verbe. Toutes ces collections confirment que le fait d’introduire un sermon par un proverbe était une pratique déjà courante vers le milieu du XIIIe siècle, bien avant donc que les ‹Artes praedicandi› n’y fassent référence. ––––––––––––––––––– 21 Voir la traduction en français du prologue par Marie-Claire Gasnault publiée dans: Prêcher d’exemples: récits de prédicateurs du Moyen Âge, présenté par Jean-Claude Schmitt, Paris 1985, p. 52. 22 Sur les recueils de sermons mentionnés par la liste de taxation voir D’Avray, David L., The Preaching of the Friars. Sermons diffused from Paris before 1300, Oxford 1985, pp. 275–281. 23 Sur ces deux collections voir Bériou, Nicole et Louis-Jacques Bataillon, G. de Mailly, de l’ordre des frères prêcheurs, dans: Archivum Fratrum Praedicatorum 61 (1991), pp. 5–88. 24 Ces données ont été établies à partir du répertoire de Schneyer (note 2): Pierre de Saint-Benoît: t. IV, pp. 782–802; Thomas Lebreton: t. V, pp. 631–670.

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Pour essayer de montrer de quelle manière les proverbes pouvaient être utilisés dans les collections de sermons, je me limiterai à prendre en considération la collection ‹De tempore› de Nicolas de Biard, qui figure aussi bien dans la liste de taxation de 1275 que dans celle de 1304 et qui a connu une diffusion plutôt importante, puisqu’elle a été transmise par 25 plusieurs dizaines de manuscrits. Des 88 sermons qui composent la collection, 51 comportent un ou plusieurs proverbes en langue vernaculaire, ceux conservés en latin étant nettement moins nombreux. Parfois, cependant, aussi bien la version latine que celle en langue vernaculaire 26 sont données. Dans presque la moitié des cas, le proverbe se trouve immédiatement après le verset thématique et il est le plus souvent utilisé pour introduire l’idée générale qui sera développée par la suite. Ainsi, dans un sermon pour la vigile de la Nativité, le thema emprunté au Psaume 110 («Il a envoyé la délivrance à son peuple» Ps. 110,9) est suivi 27 par le proverbe: Qui ne peche si encort, qui permet de souligner que le Christ a payé pour des péchés qu’il n’a pas commis et de traiter par la 28 suite de la Rédemption. Ailleurs, un sermon pour la Pâques qui a pour thema le verset emprunté à l’Évangile de Luc «Le Seigneur est réellement ressuscité» (24,24) est introduit par le proverbe: Parole puis ke rei l’a dite ne doit pas estre contredite, qui permet à Nicolas de Biard de bâtir la 29 première partie du sermon consacrée aux trois vertus théologales. Parfois un proverbe sert plus simplement à renforcer l’idée exprimée par l’autorité liminaire en la rendant davantage explicite ou en la complétant. Un sermon qui a pour thema le passage de l’Évangile de Luc qui relate la parabole du mauvais économe (16,1ss.), commence ainsi par le proverbe: ––––––––––––––––––– 25 L’édition des ‹Sermones de tempore› est en cours par les soins de Sandra Rubal. Liste des sermons de Nicolas de Biard dans RLS (note 2), t. IV, pp. 228–248. 26 Le sermon ‹Petite et accipietis› (RLS [note 2], 99) donne ainsi dès le début les deux versions du même proverbe: Dicitur uulgariter quod satis emit qui petit, asés achate qui demande, Morawski (note 4), n° 133. Même cas de figure dans RLS (note 2), 139 et RLS (note 2), 143. 27 Morawski (note 4), n° 2034. 28 Dicitur: qui ne peche si encort. Contingit enim quod pater redimit pignus quod filius obligat in taberna et soluit precium uini quod filius bibit et non ipse. Sic accidit Deo et nobis. De peccato enim quod feceramus soluit symbolum quasi de uino quod non bibit, RLS (note 2), 19, Paris, BNF, lat. 15383, fol. 24ra. 29 Sermon ‹Surrexit Dominus›, RLS (note 2), 83; Morawski (note 4), n° 1593.

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Voisin seit tout. Ailleurs, c’est encore grâce à un proverbe que Nicolas de Biard peut procéder à ce que les ‹Artes praedicandi› appellent la division des membres du thema. Le verset de Matthieu «Et voici une femme cananéenne qui venait de ces contrées» (15,22) est en effet ‹divisé› en 31 quatre parties à l’aide du proverbe Besoing fait vielle troter, qui offre la possibilité au frère Mendiant de souligner la ferveur et la dévotion de la femme cananéenne et de mettre en évidence les quatre qualités de celle-ci: la facilité avec laquelle elle est venue («et voici»), la fragilité de son sexe («une femme»), son statut («cananéenne», et donc païenne), le renonce32 ment à sa patrie («venait de ces contrées»). Dans la collection on trouve également deux sermons qui ont le même thema et qui sont suivis du 33 même proverbe. Dans deux autres sermons, en revanche, le même proverbe est mis en relation avec deux versets thématiques différents. Le 34 dicton Que a semblant conoist l’en l’ome sert ainsi à expliciter Luc 21,28 («Levez vos têtes parce que votre délivrance approche») et Jean 35 10,14 («Je connais mes brebis, et elles me connaissent»). Lorsqu’ils sont utilisés au milieu d’un sermon, les proverbes peuvent avoir plusieurs fonctions. La plus fréquente est celle d’introduire une distinction ou d’en confirmer la pertinence. Dans un sermon pour le quatrième dimanche de Carême, le verset de Jean 6,11 («Jésus prit les pains, rendit grâces, et les distribua à ceux qui étaient assis») est ainsi 36 illustré par le proverbe U n’a pain, il a fain, qui permet d’introduire l’idée de charité et de préciser comment il faut ordonner celle-ci (ad 37 Deum, ad proximum et ad se ipsum). Un autre proverbe, dont Nicolas ––––––––––––––––––– 30 Sermon ‹Hic diffamatus est›, RLS (note 2), 125; Morawski (note 4), n° 2497. 31 Morawski (note 4), n° 236. 32 Dicitur quod besoing fait vielle troter. Et quia uetula ista necessitatem habuit, de partibus suis exiens ad Dominum trotauit, ut dicitur in predictis uerbis. In quibus, secundum litteram, feruor eius et deuotio in quatuor est admiranda: in ueniendi facilitate, ibi: ecce; in sexus fragilitate, ibi: mulier; in status conditione, quia gentilis, ibi: cananea; in patrie sue derelictione, ibi: egressa est a finibus, Sermon ‹Ecce mulier chananea›, RLS (note 2), 54, Paris, BNF, lat. 15383 (note 28), fol. 57vb. 33 RLS (note 2), 39 et 41. 34 Morawski (note 4), n° 192. 35 RLS (note 2), 11 et 93. Le proverbe est présent aussi dans RLS (note 2), 127. 36 Morawski (note 4), n° 1770. 37 Vulgariter dicitur: u n’a pain, il a fain. Nullus enim adeo est delicatus qui, si diu ieiunauit, qui panem non recipiat qualemcumque. Ideo homines de quibus loquitur Euangelium hodiernum panes Domini non triticeos, sed

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de Biard ne donne que le début, permet ensuite d’introduire les explications concernant la charité envers soi-même: Qui mieuz aime autrui que soi, dont on connaît au moins deux suites possibles: au molin fu morz de 38 soi, ou len le doit bien por fol tenir. Les proverbes sont également utilisés pour confirmer une ‹vérité› morale, doctrinale ou la pertinence d’un raisonnement. Ils peuvent être enchâssés entre une ratio, un raisonne39 ment, et une autorité biblique ou patristique ou bien renforcer l’enseigne-ment présent dans un exemplum. Dans un sermon pour le neuvième dimanche après la Trinité, l’histoire de la marmotte qui doit abandonner sa tanière souillée par le renard est en quelque sorte glosée 40 par le dicton: Quant chatel vient, et cors faut, autrement dit: quand on devient riche, la générosité disparaît. Parfois, après avoir cité un proverbe, Nicolas de Biard en donne une version ‹renversée›: pour inciter à la pénitence, le dicton Ki bien est ne se meuve, est suivi de la remarque: 41 mais maintenant je dis: Qui n’est pas bien, qu’il bouge. Enfin, dans un cas, c’est un proverbe qui sert de conclusion au sermon, proverbe dont la véracité est d’ailleurs contestée. Après avoir souligné que ceux qui veulent acquérir rapidement des richesses et des honneurs sur cette terre perdront tout dans l’Au-delà, Nicolas de Biard termine en effet par la remarque que ce constat rend faux le dicton Qui primers prent ne se re42 pent. –––––––––––––––––––

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ordeaceos, non respuunt. De quibus panibus fit mentio in dictis uerbis in quibus edocet nos Christus, secundum Glosam, de tribus qualiter quilibet debeat ordinari ad Deum, ad proximum et ad se ipsum, RLS (note 2), 65, Paris, BNF, lat. 15383 (note 28), fol. 61va. Ibid., fol. 61va–61vb; Morawski (note 4), n° 1992, 1993. Voir par exemple le sermon ‹Effundam spiritum meum›, RLS (note 2), 105. Sermon ‹Hic diffamatus est›, RLS (note 2), 125; cf. Morawski (note 4), n° 1733. Sur cet exemplum voir Librová, Bohdana, Le renard dans le Cubiculum taxi: les avatars d’un exemplum et le symbolisme du blaireau, dans: Le Moyen Age 109 (2003), pp. 79–111. Sermon ‹Surge, tolle lectum tuum›, RLS (note 2), 125; Morawski (note 4), n° 1841. Vltimo consideranda est fatuitas amittentis. Sicut enim uinee citius germinantes et arbores citius florentes bonum non habent exitum quia gelu decoquntur, sic qui in hoc mundo delitias, diuitias et honores plus debito uel modo indebito uolunt habere, in futuro bonis ut plurimum hiis carebunt. [ … ] Vnde falsificatur illud quod uulgariter dicitur: qui primers prent ne se repent, ut patet in diuite et Lazaro, RLS (note 2), 109, Paris, BNF, lat. 15383 (note 28), fol. 93va; Morawski (note 4), n° 2103.

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La présence de très nombreux proverbes dans les sermonnaires qui viennent d’être mentionnés n’avait pas échappé à Barthélemy Hauréau, qui dans les volumes consacrés aux manuscrits de la Bibliothèque natio43 nale a retranscrit plusieurs dizaines de dictons tirés de celles-ci. Certaines de ces collections ont certainement contribué à la diffusion des proverbes et sans doute aussi encouragé l’usage de ceux-ci dans les sermons. Comme l’a montré Nicole Bériou, l’évêque de Paris Ranulphe de la Houblonnière connaissait le recueil de Nicolas de Biard, à qui il a peut44 être emprunté l’un ou l’autre des dictons dont il a parsemé ses sermons. On peut cependant se demander jusqu’à quel point les recueils d’un Gérard de Mailly, d’un Nicolas de Biard, d’un Thomas Lebreton ou d’un Pierre de Saint-Benoît sont un reflet fidèle de l’attitude des auteurs de collections de sermons du XIIIe siècle. Si l’on examine les autres recueils mentionnés dans les listes de taxation de 1275 et 1304, on constate assez rapidement que l’utilisation de nombreux proverbes n’est de loin pas la norme. Les collections ‹De tempore› et ‹De sanctis› du dominicain lyonnais Guillaume Peyraut, qui ont connu une diffusion assez considérable, comportent très peu de dictons et aucun sermon ne commence par un 45 proverbe. Les proverbes sont rares aussi dans le recueil de ‹Sermones ad status› du franciscain Guibert de Tournai mentionné dans la liste de taxation de 1304. D’après Marjorie Burghart, qui est en train d’en préparer l’édition, ils ne seraient qu’une demi-douzaine, utilisés le plus souvent 46 pour introduire le sermon. Le même constat peut être formulé à propos d’un des prédicateurs parmi les plus prolifiques du XIIIe siècle, le cardinal Eudes de Châteauroux qui, dans les recueils dont il a supervisé la confection, n’utilise lui aussi que très rarement des proverbes et presque 47 exclusivement, semble-t-il, dans les allocutions adressées à des laïcs. Le seul recueil de sermons d’origine italienne présent dans les listes des stationnaires parisiens est celui qui est désigné par les mots ‹Sermones ––––––––––––––––––– 43 Hauréau, Jean-Barthélemy, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque Nationale, 6 vol., Paris 1890–1893. Voir aussi Steiner, Arpad, The Vernacular Proverb in Medieval Latin Prose, dans: American Journal of Philology 65 (1944), pp. 37–68. 44 Sur l’utilisation des instruments de travail destinés aux prédicateurs par Ranulphe de la Houblonnière voir Bériou (note 3), vol. 1, pp. 78–96. 45 Les sermons ont été édités par Bartolomée Leferon dans le deuxième volume des ‹Opera omnia› de Guillaume d’Auvergne (Paris 1674). 46 Je remercie Marjorie Burghart de m’avoir transmis cette information. 47 Je dois ce renseignement à Alexis Charansonnet, que je remercie.

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provinciales de Tussia, qui incipiunt Sapientia Sanctorum›. Si, comme on l’admet communément, il s’agit bel et bien des recueils d’Aldobrandino Cavalcanti, force est de constater que le dominicain italien aussi n’était pas un fervent adepte de l’usage de proverbes dans la prédication. D’une manière plus générale, cette attitude me paraît propre à la plupart des collections de sermons d’origine italienne du XIIIe siècle. Dans les ‹Sermones de beata Virgine›, le dominicain Bartolomeo da Breganze, devenu 48 évêque de Vicence en 1255, ne se sert jamais de dictons. Dans les trois collections de sermons de Jacques de Voragine, qui ont toutes connu une très large diffusion et ont été fréquemment copiées jusqu’à la fin du 49 moyen âge, on ne trouve que quelques rares proverbes. Le dominicain génois cite même saint Augustin d’après qui un proverbe ce sont des dicta obscura que les hommes ont pour habitude d’entendre et de ne pas 50 comprendre. Il en va de même des sermons de l’évêque de Pise Federico Visconti – dont quelques-uns ont certainement été donnés en vulgaire à des laïcs ou à des assemblées mixtes, de clercs et simples fidèles – où l’on trouve ici ou là l’emploi de quelques locutions proverbiales mais de ma51 nière tout à fait épisodique. Le constat est analogue si l’on examine les sermons du dominicain Jourdain de Pise qui furent donnés à Florence au début du XIVe siècle et dont les reportationes sont les premières à avoir ––––––––––––––––––– 48 Bartolomeo da Breganze O. P., I Sermones de beata Virgine (1266), Introduction et édition critique par Laura Gaffuri (Fonti per la storia della terraferma veneta 7), Padova 1993. 49 On en trouve quelques-uns dans le ‹De sanctis›: Memento uulgaris prouerbii, quod bos lassus fortiter figit pedem, De S. Hieronymo, s. IV, Nemo accendit lucernam, éd. Rodolph Clutius, Augsburg/Krakow 1760, t. II, col 319a; [ … ] habens in ore sepe illud prouerbium: qui hoc faecit quod nemo, mirantur omnes, De sancto Bernardo, s. III, In fide et lenitate ipsius, ibid. col. 269b, et dans les ‹Sermones Quadragesimales›: Quatuor namque sunt que non permittunt errare in uia, scilicet ferramentorum impressio, unde dicitur in uulgari: Tene uiam ferratam si uis habere uiam rectam, Iacopo da Varazze, Sermones Quadragesimales, éd. Giovanni Paolo Maggioni, Firenze 2005, s. 289, 51, p. 527; Vnde etiam uulgariter dicitur quod honores mutant mores, ibid., s. 290, 73, p. 534. 50 Sunt autem prouerbia secundum Aug. dicta obscura, que solent audire homines, et non intelligere, Dom. V post Pascha, s. III., Ipse enim Pater amat vos, éd. Rodolph Clutius, Augsburg/Krakow 1760, t. I, col. 140a. 51 Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque de Pise. 1253–1277, éd. critique par Nicole Bériou, Isabelle Le Masne de Chermont, Roma 2001.

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été transmises en langue vulgaire. Comme le remarque Carlo Delcorno, Jourdain de Pise n’utilise que très rarement un proverbe en guise d’introduction et préfère le plus souvent se servir d’une sentence ou 52 d’une observation personnelle. La situation ne paraît guère différente en Angleterre, dans l’espace allemand ou dans la Péninsule ibérique. Il est vrai que les collections de sermons rédigées dans ces régions et qui peuvent être datées du XIIIe siècle sont particulièrement peu nombreuses, tout au moins celles qui nous sont parvenues. Bref, tout donne à penser qu’au XIIIe siècle l’utilisation récurrente de proverbes dans les sermons n’était pas une pratique courante et généralisée. On la trouve surtout chez certains prédicateurs actifs dans l’espace français vers le milieu du siècle et elle est attestée non seulement par les collections de sermons car, comme le montrent les travaux de Nicole Bériou, on peut l’observer également dans la prédication pour ainsi dire effective, autrement dit celle que nous laissent entrevoir les reportatio53 nes. Comme on l’a vu, Robert de Basevorn la décrit comme une pratique en vogue surtout dans les milieux des prédicateurs parisiens, ce que semblent confirmer, tout au moins pour le XIIIe siècle, quelques-unes des collections que nous avons pu examiner. Si la présence de proverbes dans les sermons n’est bien sûr pas une nouveauté – il suffit, pour s’en rendre compte, de parcourir les sermons de saint Bernard, d’Abélard ou du cistercien Hélinand de Froidmont – il semble malgré tout que l’intérêt des prédicateurs pour la tradition proverbiale – dont l’origine populaire, réelle ou présumée, est volontiers mise en évidence – s’est accentué au cours de la première moitié du XIIIe siècle. Certains auteurs, comme Claude Buridan, ont mis en relation ce phénomène avec l’essor de la prédication mendiante et la volonté des nouveaux ordres de développer 54 une pédagogie plus efficace et proche du laïcat. L’hypothèse reste à démontrer, car les sermons des frères mendiants de la première génération qui nous sont parvenus, comme ceux de Jourdain de Saxe, le successeur de saint Dominique, d’Hugues de Saint-Cher ou d’autres prédica-

––––––––––––––––––– 52 Cf. Delcorno, Carlo, Giordano da Pisa e l’antica predicazione volgare, Firenze 1975, p. 143. 53 Voir Bériou, Nicole, L’avènement des maîtres de la Parole. La prédication à e Paris au XIII siècle, Études augustiniennes, Paris 1998, t. 2, Index analytique: Proverbes, expressions proverbiales, p. 944. 54 Cf. Buridan (note 1), p. 32.

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teurs plus ou moins connus et actifs dans les années trente, ne semblent pas vraiment la confirmer. Les proverbes semblent être relativement rares également dans les sermons de plusieurs prédicateurs séculiers de la même époque. Bien qu’il compte parmi les plus riches corpus homilétique de la première moitié du XIIIe siècle, celui de Guiard de Laon, qui avant de devenir évêque de Cambrai avait été entre autre chancelier de l’Université de Paris, n’offre qu’un nombre limité de dictons et de pro56 verbes. Quant à Philippe le Chancelier, autre maître séculier qui a beaucoup prêché, il paraît lui aussi avoir été peu enclin à se servir de locutions 57 proverbiales en abondance. En revanche, les presque six cents sermons de Guillaume d’Auvergne, qui a été évêque de Paris de 1228 à 1249, comportent un nombre assez élevé de proverbes, de locutions proverbiales ou de manières de dire que le prédicateur présente comme étant d’origine populaire. Le corpus des sermons tel qu’il a été conservé principalement par les six gros manuscrits légués par Robert de Sorbon à la bibliothèque du collège qu’il avait fondé et qui figurent dans le catalogue de celle-ci sous l’appellation de ‹Summa sermonum›, est formé par des sermons entièrement rédigés, des reportationes, des schémas de sermons et peut-être aussi des notes rédi-

––––––––––––––––––– 55 Cf. Beati Iordanis de Saxonia sermones, éd. Paul-Bernard Hodel (Monumenta Ordinis Fratrum Praedicatorum Historica 29) Roma 2005; Bartko, Janos, Un instrument de travail dominicain pour les prédicateurs du XIIIe siècle: les ‹Sermones des evangeliis dominicalibus› de Hugues de Saint-Cher († 1263), édition et étude, thèse dactyl. de l’Université Lumière Lyon 2, Lyon 2003; Hodel, Paul-Bernard, Les sermons reportés de Hugues de Saint-Cher, dans: Hugues de Saint-Cher († 1263), bibliste et théologien, éd. Louis-Jacques Bataillon, Gilbert Dahan, Pierre-Marie Gy (Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge 1), Turnhout 2004, pp. 231–255. Il en va de même dans les sermons publiés par Davy, Marie-Madeleine, Les Sermons universitaires parisiens de 1230–1231. Contribution à l’histoire de la prédication médiévale, Paris 1931. 56 Liste des proverbes dans Boeren, Petrus Cornelis, La vie et les œuvres de Guiard de Laon, 1170 env. – 1248, Den Haag 1956, pp. 180–181. Le relevé de Petrus Cornelis Boeren est incomplet, mais un sondage effectué dans plusieurs dizaines de sermons de l’évêque de Cambrai n’a pas permis d’allonger la liste de manière significative. 57 Ce constat repose sur un sondage effectué dans quelques dizaines de sermons et n’a donc pas une valeur absolue.

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gées par Guillaume pour se préparer au prêche. Le plus souvent, les proverbes sont introduits par les mots uulgo, sicut dicitur uulgariter, etc. Il arrive cependant que les allusions à tel ou tel autre proverbe soient assez difficiles à repérer. Pour expliciter le sens du verset biblique «et nous t’avons donné [au Seigneur] ce que nous avons reçu de ta main», l’évêque de Paris se borne ainsi à ajouter: «et de cette manière nous fai59 sons une tartelette avec sa pâte», remarque derrière laquelle se cache peut-être une allusion au proverbe: De ma paste tourtel, de ma manche 60 morvel. Ailleurs il reproche aux gourmands de rendre un culte à Baal de la même manière, dit-il, que celui qui affirmait n’avoir jamais vu une messe courte et un repas long, allusion une fois encore à un proverbe qui 61 récite: Courte messe et long disner, est la joye au chevalier. De même, pour expliquer que toute mauvaise action ou parole est au service du diable indépendamment de la volonté de celui qui la commet ou la profère, il déclare que l’ânier ne se soucie pas de ce que pense l’âne, pourvu que celui-ci aille où il veut, renvoi au dicton Autre chose pense li asnes, 62 autre chose li asniers. L’évêque de Paris – ou les clercs qui ont noté certains prêches – semble ainsi avoir estimé que certains dictons étaient suffisamment connus pour qu’il ne soit pas nécessaire de les citer explicitement. C’est sans doute pour la même raison, que parfois seuls les premiers mots de certains proverbes ont été conservés. Pour souligner combien Adam s’est retrouvé tout seul après avoir été chassé du Paradis ––––––––––––––––––– 58 Sur les sermons de Guillaume d’Auvergne voir Morenzoni, Franco, Le corpus homilétique de Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, dans: Sacris erudiri 46 (2007), pp. 287–369. 59 Verumtamen, quicquid ex amore fit donum est et donum reputat misericors Dominus, licet quicquid facimus ei debeamus. Vnde Par.: et que de manu tua accepimus dedimus tibi, et ita Domino de pasta sua tortellum facimus, sermon ‹Apertis thesauris›, Paris, BNF, lat. 15959, fol. 186ra. 60 Morawski (note 4), n° 519. 61 Vide quod Iosias precepit eici extra templum omnes sacrificatores Baal, id est deuoratori. Nonne bene sacrificabat Baal qui dicebat se nunquam uidisse curtam missam nec longum prandium?, sermon ‹Ad te leuaui animam meam›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 8va; Morawski (note 4), n° 424. 62 Et si tu dicis quod non ideo declinas audire uerbum Dei ut eat in obliuionem et ut non cognoscat ipsum, dico quod potest esse, sed diabolus hoc cogitat. Licet aliud cogitet asinus quam asinarius, non tamen curat asinarius quid asinus cogitet, dummodo sequatur ipsum et auertat unde auertere uoluerit, sermon ‹Qui non est mecum›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 545rb; Morawski (note 4), n° 213.

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terrestre, l’évêque de Paris rappelle qu’on dit A le cort le roi, ce qui est en fait le début du proverbe qui veut que A la cort le roi chascuns i est por 63 soi, proverbe qui est également utilisé ailleurs, cette fois-ci reproduit en 64 latin et intégralement. Mais il arrive aussi que le clerc qui a pris note du sermon – ou le copiste du manuscrit – n’ait pas compris un dicton. C’est le 65 cas, par exemple, d’une allusion au proverbe Chacun buchet fait son tison, 66 qui a donné lieu à une phrase en latin totalement incompréhensible. Si l’évêque de Paris n’utilise jamais de proverbes au début de ses sermons en guise d’introduction, il s’en sert volontiers pour rendre davantage explicites ses explications doctrinales ou morales. Pour souligner les effets bénéfiques de la pénitence qui permet à l’individu de se rénover complètement, il remarque que grâce à ce sacrement Dieu est capable de faire d’une buse un épervier, allusion au proverbe qui prétend que De 67 buisot ne ferez espervier. Ailleurs, après avoir expliqué que le verbum Dei est la nourriture de l’âme, il remarque, comme le médecin de campa68 gne de Balzac, que «Qui pense mange». De même, pour montrer que la luxure et la gourmandise pourrissent le cœur à tel point que celui-ci ne peut pas supporter la lessive de la pénitence sans se déchirer, il fait impli––––––––––––––––––– 63 Sermon ‹Adam, ubi es?›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 310ra; Morawski (note 4), n° 45. 64 Item, uide quod milui et canes et huiusmodi non honorant cadauera et huiusmodi dum illa corrodunt, quia cum carnes comeste sunt et consumpte, ossa nuda non curant, sicut uulgo dicitur quod ad curiam regis quilibet est ibi pro se, sermon ‹Simile est regnum celorum›, Paris, BNF, lat. 16471, fol. 87va. 65 Morawski (note 4), n° 347. 66 Sermon ‹Cum ieiunas›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 405va. 67 Item, acceptabile quia est mutatorium ubi dimissis ueteribus plumis, id est prauas(!) uoluntates(!) et desideria(!) quibus ad tripas luxurie et gule et stercora temporalium et huiusmodi uolabamus sicut aues ignobiles et immunde, nouas accepimus, scilicet bona desideria quibus uelud nobiles aues ad nobilem predam, scilicet ipsum Deum et suos, uolamus et capimus. Et sic facit Dominus de buza ancipitrem, ut uulgo dicitur, sermon ‹Ecce nunc tempus acceptabile›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 441va; Morawski (note 4), n° 965. 68 Vita enim gratie absque cibo gratie necesse habet deficere ut uita nature, propter quod si quem uestrum resuscitauit ad uitam gratie Christus Dominus, obsecramus ut possumus ut uitam uobis redditam cibo uerbi Dei indeficienter alatis et confortetis, nisi forte in pristinam recidere uelitis. Vulgo enim dicitur: qui comedit cogitat de uiuendo, sermon ‹Cum eiecta esset turba›, Paris, BNF, lat. 15959 (note 59), fol. 525va.

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citement référence au dicton qui prétend que Vieille pel [peau] ne puet 69 tenir costure. Cette image est utilisée aussi dans quelques autres sermons, sans doute parce qu’elle fonctionne comme une similitude, procédé que l’évêque de Paris affectionne. Guillaume d’Auvergne se sert volontiers aussi de locutions proverbiales ou de manières de dire qu’il qualifie de ‹populaires›: «faire la queue» signifie ainsi abandonner quelqu’un dans le besoin sans lui offrir d’aide, autrement dit lui tourner le dos; «payer sa dette à la nature» équivaut à mourir; «endormir quelqu’un» veut dire le flatter volontairement de manière excessive; «utiliser la clé du roi» signifie concrètement casser la porte, etc. Parfois le sens des expressions de cette nature n’est pas aisé à comprendre. Dans un sermon pour le deuxième dimanche après l’Épiphanie consacré comme il se doit aux noces de Cana, l’évêque de Paris explique que beaucoup d’âmes utilisent le mariage avec le Christ – autrement dit le baptême – pour se faire, comme on dit vulgairement, une cappa pluuialis, une pèlerine contre la pluie, expression qui devient moins énigmatique si on lit de ‹De eruditione principum› de Guillaume Peyraut qui explique qu’une cappa pluuialis est un vêtement pour lequel on n’a aucun égard car il sert uniquement à proté70 ger les habits auxquels on tient vraiment, autrement dit, comme l’explique Guillaume dans un autre sermon, ceux qui font du Christ leur cappa pluuialis sont ceux qui se disent chrétiens à l’extérieur uniquement pour 71 protéger leur avaritia judaica ou leur luxuria sarracenica. Dictons, proverbes et expressions ‹populaires› ne sont bien sûr pas les seuls éléments présents dans les sermons de l’évêque de Paris qui visent à instaurer une sorte de complicité culturelle avec les auditeurs. Leur usage s’inscrit dans une stratégie discursive qui fait volontiers appel aux similitudes, aux exempla, à l’évocation de traditions populaires ou encore à la ––––––––––––––––––– 69 [ … ] quia qui putrefacti sunt in peccato, lexiuam penitentie nec suturam correctionis et huiusmodi, sicut pannus uel corius putridus, sustinere non possunt, sermon ‹Ecce quomodo amabat eum›, Paris, BNF, lat. 15955, fol 8rb; Morawski (note 4), n° 2447. 70 [ … ] cappa pluvialis ceteris vestibus superponitur ad earum conservationem, non propter suum bonum, non quia carior habeatur, sed potius ut sola deturpetur, ‹De eruditione principum›, dans: Sancti Thomae Aquinatis. Opera omnia, Parma 1865, t. XVI, lib. 1, chap. 1. 71 Quedam enim misere anime sub operimento christiani nominis cum uiciis fornicantur, christiano nomine iudaicam auariciam aut sarracenicam luxuriam tegentes, facientes cappam pluuialem de Christo, sermon ‹Misereor super turbam›, Paris, BNF, lat. 15964, fol. 148vb.

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description de personnages et de scènes tirées la vie quotidienne d’une grande ville comme Paris (enfants qui jettent des pierres aux pendus ou qui urinent contre les croix peintes sur les murs des maisons, jeux et danses dans la rue, acrobates, montreurs d’animaux, pauvres qui gagnent leur vie en sautant d’un pont en échange d’une piécette, la liste n’est de loin pas exhaustive). Sans doute par choix et par goût personnel, mais peutêtre aussi pour mieux résister à la concurrence des autres professionnels 72 de la parole, Guillaume d’Auvergne a ainsi opté pour une manière de prêcher qui valorise en définitive l’expérience concrète et les connaissances des auditeurs. Comme il l’écrit dans le ‹De faciebus mundi›, il faut prêcher à chacun Dieu à partir des réalités sensibles que celui-ci connaît le mieux, lui prêcher comme si on lui parlait dans la langue qui lui est 73 propre, précise-t-il, pour l’aider à lire dans son propre livre. L’usage entre autres de proverbes, dictons ou expressions populaires répond ainsi à un souci pédagogique clairement affirmé. En même temps, si l’on considère la charge ecclésiastique importante que Guillaume d’Auvergne a occupé pendant plus de vingt ans et l’assiduité avec laquelle il a assumé 74 son rôle de prédicateur tout au long de son épiscopat, il n’est peut-être pas interdit d’imaginer que l’abondance de proverbes que l’on observe dans quelques-uns des sermonnaires mendiants qui ont commencé à circuler à Paris vers le milieu du XIIIe siècle, s’explique aussi par l’influence que la manière de prêcher de l’évêque de Paris a pu exercer sur les franciscains et les dominicains de la ville avec qui, comme on le sait, celui-ci a entretenu d’excellentes relations.

––––––––––––––––––– 72 Sur cet aspect voir Delcorno, Carlo, Professionisti della parola: predicatori, giullari, concionatori, dans: Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi, Firenze 1994, pp. 1–21. 73 Vnicuique igitur Deus per res sibi magis cognitas quasi per linguam propriam est predicandus, quemadmodum grecis predicandus est Deus per grecum, hebreis per hebraicum propter diuersas cognitiones diuersorum ydeomatum. Similiter ergo necessarium est Deum predicare per diuersas res propter diuersas cognitiones ipsarum rerum. Et in hoc est non modica utilitas, quoniam unusquisque in rebus sibi cognitis tamquam in libro proprio eruditur, que, quia semper habet presentes, ex ipsa libri presencia ut legat frequencius inuitatur et sic roboretur memoria inuisibilium Dei et ignis dilectionis et deuocionis exardescet in medicamine, Paris, BNF, lat. 15965, fol. 144rb. 74 Sur ses aspects voir Valois, Noël, Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris (1228–1249). Sa vie et ses ouvrages, Paris 1880.

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En guise de conclusion, je me limiterai à quelques remarques prudentes, car il est difficile de savoir jusqu’à quel point le corpus documentaire sur lequel elles s’appuient est véritablement représentatif de l’ensemble des sources qui ont été conservées. Si proverbes et dictons sont utilisés par les prédicateurs bien avant le XIIIe siècle, il semble malgré tout que c’est dans le milieu des prédicateurs parisiens actifs vers 1250 qu’ont vu le jour les premières collections de sermons qui se servent de manière non épisodique de la richesse de la tradition proverbiale. Dans l’état actuel de nos connaissances, cette attitude en partie nouvelle à l’égard des proverbes ne paraît pas être attestée dans d’autres régions de l’Occident, du moins au XIIIe siècle. Elle n’a d’ailleurs été prise en compte par les auteurs d’ ‹Artes praedicandi› qu’à partir de la fin du siècle et elle est décrite comme étant une ‹mode parisienne›. Les prédicateurs qui ont fait appel aux proverbes, l’ont sans doute fait pour plusieurs raisons: donner une intonation davantage familière à leurs allocutions censée stimuler l’attention des auditeurs, appuyer leurs explications sur une sagesse réputée commune et susceptible donc de favoriser le travail de mémorisation ou encore suggérer implicitement que leur enseignement était en définitive simple à comprendre car conforme au bon sens. Pour ce faire, certains prédicateurs ont su exploiter, parfois avec dextérité, la plasticité des proverbes afin de les rendre compatibles avec les arguments qu’ils souhaitaient développer. La présence de dictons ou de locutions proverbiales dans les sermons n’est en effet jamais gratuite, tout au moins dans les cas que j’ai pu examiner. Reste une question qui mériterait d’être abordée mais à laquelle il est pour l’instant impossible de donner une réponse argumentée: les prédicateurs se sont-ils bornés à utiliser des proverbes déjà en circulation ou bien ont-ils été également des inventeurs de proverbes et de locutions proverbiales? À ma connaissance, le seul clerc qui précise dans un sermon se servir d’un dicton de son cru est Jean 75 d’Orléans, chancelier de l’Université. Mais l’attrait que certains prédicateurs semblent avoir eu pour les proverbes permet tout de même de supposer que quelques-uns d’entre eux ne se sont pas cantonnés au rôle de simples utilisateurs.

––––––––––––––––––– 75 Bériou (note 53), t. 1, p. 446.

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I. Poésie de cour et poésie traditionnelle Les poètes de cour ont souvent utilisé, dans leurs propres poèmes, des vers ‹traditionnels›. Ils nous ont ainsi transmis un nombre significatif d’œuvres qui, sans cela, auraient été irrémédiablement perdues. Au début de la tradition hispanique médiévale se présenteraient les kharjas, à la fin se situeraient le villancico que le marquis de Santillana adressait à ses trois filles ou les decires de refranes que cultivaient des poètes comme Macías, 1 Villasandino, Carvajal, Contreras ou Juan de Mena. La technique utilisée pour inclure ou pour utiliser ce matériel étranger varie selon les lieux et 2 les époques, ce qui, bien entendu, n’enlève rien à leur valeur. L’habitude de réutiliser les vers de la poésie traditionnelle est si répandue dans la littérature espagnole qu’on en trouve des exemples à toutes 3 les époques, aussi bien dans les poèmes que dans les romans. Hors de la péninsule ibérique, on connaît bien l’exemple des narrateurs français des XIIIe et XIVe siècles, qui se plaisaient à insérer, dans leurs textes, des refrains que l’on considère comme étant traditionnels: avec les répertoires médiévaux de refrains qui nous sont parvenus, c’est là l’une des princi––––––––––––––––––– 1

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Tomassetti, Isabella, Procesos intertextuales e interdiscursivos en los decires de refranes, dans: Actas del XII congreso internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval (Cáceres 2007, sous presse). Cf. Frenk, Margit, La dignificación de la lírica popular en el Siglo de Oro, dans: Anuario de Letras 2 (1962), pp. 27–54 (également dans: id., Estudios sobre lírica antigua, Madrid 1978, pp. 47–80). Cf. Deyermond, Alan D., Lyric Traditions in Non-Lyrical Genres, dans: Studies in Honor of Lloyd A. Kasten, éd. par Theodore S. Beardsley et alii, Madison 1975, pp. 39–52; Cátedra, Pedro M., El entramado de la narratividad: tradiciones líricas en textos narrativos españoles de los siglos XIII y XIV, dans: Journal of Hispanic Research 2 (1993–94), pp. 323–354.

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pales sources d’information pour ceux qui étudient tant la ‹chanson de 4 femme› que la parémie. Les formes de réutilisation d’œuvres préexistantes sont très variées. Elles affectent tant la forme que le contenu des poèmes; il n’est donc pas étonnant que les théoriciens fassent allusion, dans leurs ouvrages, à cette 5 technique. L’‹Art de trouver› (ou ‹Arte de trobar›) qui précède le ‹Cancioneiro da Biblioteca Nacional› parle des cantigas de seguir et rappelle qu’il s’agit d’une technique qui permet soit d’utiliser la musique de cantigas antérieures, soit la musique et la métrique, soit seulement quelques éléments du poème dont on souhaite s’inspirer (comme, par exemple, le 6 refrain ou un dicton). Malgré ce qu’en disent les théoriciens, les exemples présentés comme cantigas de seguir dans les chansonniers (‹Cancioneiros›) sont peu nombreux. C’est pourtant une technique – davantage qu’un genre ou un sousgenre – fréquemment employée. Ainsi, dans une satire (escarnio, en espagnol), le roi de Castille Alphonse X réutilise, me semble-t-il, le refrain 7 d’une chanson de mai. Alphonse X recourra d’ailleurs à cette technique à ––––––––––––––––––– 4

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Cf. Van den Boogaard, Nico H. J., Rondeaux et refrains du XIIe siècle au e début du XIV , Paris 1969. Le corpus réuni par l’infortuné chercheur hollandais se nourrit d’un demi-siècle de textes narratifs; plus complet encore est le panorama que nous transmet Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français. Recueil et analyse, Paris 1985. Des exemples concrets sont étudiés par Baumgartner, Emmanuèle, Les citations lyriques dans le Roman de la Rose de Jean Renart, dans: Romance Philology 35 (1981–82), pp. 260–266 et, sous une autre perspective, Carmona, Fernando, El Roman lírico medieval, Barcelona 1988. Un des exemples les plus riches et variés nous est offert par le texte de ‹Belle Aeliz›. Cf. Alvar, Carlos, Algunos aspectos de la lírica medieval: el caso de ‹Belle Aeliz›, dans: Symposium in honorem prof. Martín de Riquer, Barcelona 1986, pp. 21–49. Heur, Jean-Marie de, L’Art de trouver du Chansonnier Colocci-Brancuti: édition et analyse, dans: Arquivos do Centro Cultural Português 9 (1975), pp. 321–398; le texte se trouve pp. 337 et ss. et pp. 376–377; Cardoso, Wilton, Da Cantiga de Seguir no Cancioneiro Peninsular da Idade Média, Belo Horizonte 1977; Tavani, Giuseppe, Arte de trovar do Cancioneiro da Biblioteca Nacional de Lisboa, Lisboa 1999, pp. 44–45; id., La poetica del Cancioneiro da Biblioteca Nacional e le altre arti poetiche peninsulari, dans: Restauri testuali, Roma 2001, pp. 233–250. Alvar, Carlos, A la sombra de mayo, dans: Anuario de Letras (México) 39 (2001), pp. 27–42.

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plusieurs reprises et l’appliquera, par exemple, à des poèmes d’origine liturgique ou paraliturgique. C’est le cas de la satire O genete / pois remete, construite (au moins pour ce qui concerne la strophe initiale) à 8 partir d’un lai lyrique de thème marial. Ce qui nous intéresse, dans cet exemple, est, tout particulièrement, le fait qu’il s’agit d’une cantiga burlesque qui devait se chanter sur un air de type religieux. Il ne faut pas s’en étonner; en effet, il est assez fréquent de rencontrer dans la poésie médiévale des satires ou des railleries qui ‹suivent› des œuvres antérieures, c’est-à-dire qui s’appuient sur elles. C’était là le principe même du sirventès. C’est également en se fondant sur cela qu’ont été analysés un grand nombre de contrafacta et que l’on a pu mettre en évidence les relations 9 existant entre certaines œuvres ou entre certains auteurs.

II. À propos des refrains Il faut, cependant, établir une distinction entre la réutilisation d’une structure métrique, qui comporte la répétition des mêmes rimes, et le réemploi d’un refrain qui est ou qui semble être traditionnel. Il va de soi que, dans le premier cas, nous devons posséder le poème qui a servi de modèle – ou, au moins, qu’il en soit fait référence dans les documents que nous possédons; dans le deuxième cas, nous ne pouvons faire appel qu’à des hypothèses qui, pour vraisemblables qu’elles soient, ne pourront jamais être démontrées. Certains troubadours, comme Guillem de Berguedà et Cerverí de Girona, éloignés dans le temps mais proches géographiquement, ont utilisé des refrains populaires dans leurs créations cultes ou bien se sont inspirés des schémas métriques que leur offraient quelques poèmes de grande ––––––––––––––––––– 8

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Alvar, Carlos, O Genete alfonsí (18,28). Consideraciones métricas, dans: Literatura medieval: actas do IV Congresso da Associação Hispânica de Literatura Medieval (Lisboa, 1–5 Outubro 1991), éd. par Aires A. Nascimento e Cristina Almeida Ribeiro, Vol. II, Lisboa 1993, pp. 203–208. Riquer, Martín de, Los trovadores. Historia literaria y textos, 3 vols., Barcelona 1975, p. 53; Las Leys d‘Amors, éd. par Joseph Anglade, Vol. II, Toulouse 1919, p. 181; voir également: Canettieri, Paolo et Carlo Pulsoni, Contrafacta galego-portoghesi, dans: Medioevo y Literatura. Actas del V Congreso de la Associación Hispánica de Literatura Medieval, éd. par Juan Paredes, Granada 1995, pp. 479–497, voir en particulier pp. 487 et ss.

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diffusion. Ces faits sont bien connus; ils ne méritent pas que l’on s’y attarde davantage, même si l’on devrait le faire à cause du peu d’intérêt que les spécialistes de la poésie traditionnelle ont manifesté à leur égard et le peu d’importance que les provençalistes, préoccupés avant tout du 10 caractère culte de leurs œuvres, leur ont accordé. Puisque l’‹Art de trouver› du ‹Cancioneiro da Biblioteca Nacional› ne laisse aucun doute sur l’existence de la cantiga de seguir, on peut penser que la technique de la réutilisation d’œuvres préexistentes était parfaitement connue des poètes galiciens-portugais malgré le nombre très restreint 11 de cantigas de ce type qui nous sont parvenues: à peine trois textes. Par ailleurs, la survivance d’un genre lyrique aux caractéristiques prétroubadouresques comme la cantiga de amigo (‹chanson d’ami›) fait penser que les poèmes que nous incluons dans ce groupe et qui reflètent avec plus ou moins d’exactitude un lyrisme primitif qui se serait conservé malgré le passage du temps doivent être nombreux: hypothèse vraisem12 blable, mais difficile à prouver. Enfin, selon un point de vue fréquemment répété, les ‹chansons d’ami› à structure parallélistique et, plus encore, celles qui présentent un parallélisme 13 de leixa-pren sont les plus proches de ce lyrisme prétroubadouresque. ––––––––––––––––––– 10 Leurs travaux constituent presque une exception: Thiolier-Méjean, Suzanne, Les proverbes et dictons dans la poésie morale des troubadours, dans: Mélanges d’histoire littéraire, de linguistique et de philologie romanes offerts à Charles Rostaing, éd. par Jacques de Caluwé et alii, Liège 1974, pp. 1117– 1128; Schulze-Busacker, Elisabeth, Les proverbes dans la lyrique occitane, dans: La France latine, Revue d’études d’Oc 129 (1999), pp. 189–210. e 11 Le plus ancien est de Lopo Liáns (première moitié du XIII siècle): Quen’ oi ouvesse; les deux autres appartiennent à l’aragonais Johan de Gaia (milieu du e XIV siècle) et se basent sur une chanson de vilãos et sur une bailada. 12 Tavani, Giuseppe, La poesia lirica galego-portoghese, dans: GRLMA, vol. II, t. 1, fasc. 6 C (Les genres lyriques), Heidelberg 1980, pp. 83 et ss.; Beltrán, Vicente, Canción de mujer, cantiga de amigo, Barcelona 1987; Lorenzo Gradín, Pilar, La canción de mujer en la lírica medieval, Santiago de Compostela 1990; Brea, Mercedes et Pilar Lorenzo Gradín, A cantiga de amigo, Vigo 1998. Pilar Lorenzo Gradín établit une série de caractéristiques de la poésie précourtoise à travers l’analyse des chansons d’ami dans son article El crisol poético de la tradición: la cantiga de amigo, dans: Lírica popular/lírica tradicional, éd. par Pedro Manuel Piñero Ramírez, Sevilla 1998, pp. 73–98. 13 Alvar, Carlos et Vicente Beltrán, Antología de la poesía gallego-portuguesa, Madrid 1985, pp. 24 et ss.; Rodrigues Lapa, Manuel, O texto das cantigas

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À ma connaissance, cependant, on a fort peu étudié les refrains, à cause de la tendance à les considérer comme un élément constitutif du poème et, donc, inséparable de ce dernier; si la cantiga nous est parvenue liée au nom d’un poète, personne ne remet en question le fait que le refrain doive également lui être attribué. Il faut, cependant, commencer à prendre en considération la possibilité que nombre de ces refrains existaient déjà avant d’être inclus dans l’œuvre de tel ou tel poète et que ce dernier les a utilisés ou adaptés à sa guise. En ce sens, Nico van den Boogaard a tout à fait raison quand il écrit: Le système poétique d’utilisation des refrains s’est généralisé assez rapidement e et a persisté pendant tout le XIII siècle. Il a fini par entraîner la création de ‹refrains› nouveaux qui remplissent dans l’œuvre les mêmes fonctions que les refrains-citations véritables. Ces nouveaux refrains, utilisés peut-être une seule fois, n’en sont pas moins des refrains, puisqu’ils furent conçus comme tels par 14 l’auteur.

Autrement dit, qu’il s’agisse de tradition ou de création sur le modèle traditionnel, on comprend l’importance que peuvent revêtir les refrains ou dictons dans l’étude de la poésie primitive. Ce n’est pas un point de vue tout à fait nouveau: déjà, Dámaso Alonso y avait fait allusion lorsqu’il étudiait les kharjas dans un article célèbre paru en 1949. Il est vrai que les paroles du maître n’ont pas l’effet escompté, au moins en ce qui 15 concerne la poésie galicienne-portugaise. Certes, les textes ne nous aident pas beaucoup: l’indépendance des refrains est loin d’être évidente. C’est peut-être ce qui explique l’imperméabilité de la critique, qui reste, en tout cas, profondément cohérente d’un point de vue philologique.

III. Le son vieil, le verv’antigo Comme le montrait, déjà, Emilio Cotarelo, on a longuement hésité, dans la Castille du Moyen Âge, sur la terminologie à adopter pour désigner les genres des proverbes et dictons. Au début du XIIIe siècle, on appelait ––––––––––––––––––– d’amigo, dans: Miscelânea de língua e literatura portuguesa medieval, Coimbra 1982, pp. 141 et ss. 14 Van den Boogaard (note 4), p. 16. 15 Alonso, Dámaso, Cancioncillas de amigo mozárabes (Primavera temprana de la lírica europea), dans: Revista de Filología Española 33 (1949), pp. 297–349.

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fabla, fabliella les variantes populaires de ce qui, plus tard, recevrait le nom de refrán (dicton) et on réservait le terme proverbio (proverbe) aux formes savantes. Mais la confusion entre les termes était fréquente: comme on peut l’imaginer aisément, bien peu de personnes étaient en mesure de déterminer les origines d’une formule. Si le proverbe était d’origine savante, on appelait alors le dicton populaire simplement verbo ou verbo antiguo (parole ancienne) et, étant donné que, la plupart du temps, il s’agissait de vers à rimes plates, les termes verbo et verso, viesso, étaient interchangeables. Le mot verbo étant synonyme de palabra (parole), il n’est pas étonnant de rencontrer également ce terme pour désigner les dictons. Le caractère didactique, gnomique, s’impose parfois dans le choix des termes désignant les dictons: on trouve, en effet, le terme retraire – dont la signification est proche du mot ‹expression› – qui est toujours accompagné de l’adjectif antiguo (ancien). Le caractère didactique apparaît de manière encore plus claire dans la forme exemplo e (exemple), attestée au XIV siècle pour désigner les dictons populaires. On n’accordait que peu d’importance à ces formes simplifiées de la pensée et du didactisme: preuve en est le fait que l’on employait fréquemment les diminutifs fabliella et parlilla, ou encore des termes plus péjoratifs comme patraña, dont l’étymon (*pastoranea) renvoie aux bergers et par lequel on désignait également les mensonges ou les faits inventés de toute pièce. Cependant, la forme refrán n’apparaît que lorsque don Juan Manuel utilise cette forme dans son ‹Libro de las armas› (1329) avec la valeur de ‹refrain›, comme en français. Pour que ce terme acquière l’acception de ‹proverbe ou phrase proverbiale›, il faut attendre la seconde moitié du e XV siècle: on voit alors dans le ‹Chansonnier de Herberay› des poèmes dans lesquels se mélangent des refrains de chanson et des dictons. Tous sont désignés par le même terme, de sorte que refrán finit par remplacer 16 les formes antérieures et par s’enrichir d’une nouvelle acception. La variété des termes laisse entrevoir la richesse des nuances de contenu que cache chaque forme. Il n’est pas étonnant que le genre soit si difficile à définir. Ainsi, lorsque nous utiliserons le terme ‹refranes›, nous parlerons donc aussi bien des dictons que des sentences, des proverbes et de toute la gamme de lieux communs qui affectent la parémie et la sagesse gnomique, qu’ils procèdent de la Bible, de la tradition européenne classi––––––––––––––––––– 16 Cotarelo, Emilio, Semántica española (I). Refrán, dans: Boletín de la Real Academia Española 4 (1917), pp. 242–259.

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que ou vernaculaire ou, encore, qu’ils soient issus de variations sur des 17 thèmes préexistants. Par ailleurs, il convient de rappeler que l’utilisation de dictons et de sentences était acceptée et, même, encouragée, par les auteurs des ‹Artes poetriae›, comme Matthieu de Vendôme, Geoffroi de Vinsauf ou Jean de Garlande: c’est en effet sur ces dictons et sentences que se fondait, en partie, l’ordo artificialis. Ils servaient à organiser un ensemble, ils permettaient de commencer un ouvrage de manière brillante en servant d’apophtègme de valeur universelle ou de le conclure, parfois avec une 18 intention moralisante. Le potentiel comique de ce procédé est évident; les poètes galiciens-portugais, du reste, en étaient parfaitement conscients 19 et y avaient souvent recours.

IV. Refranes et chansons satiriques Notre étude se fonde sur deux constats: d’une part, l’existence de chansons satiriques à structure parallélistique accompagnée d’un refrain (c’est-à-dire, dont la forme est calquée sur celle des ‹chansons d’ami›); d’autre part, la réutilisation, dans la poésie de cour, de dictons et de refrains préexistants. On peut accepter pour hypothèse qu’il est possible de retrouver des exemples de poésie prétroubadouresque et des dictons grâce à l’étude de ce type de chansons satiriques, qui ne se sont conservés d’aucune autre façon. Je me limiterai, ici, à ce deuxième aspect, à savoir, 20 la recherche de dictons. On ne peut rien dire de la structure de leurs strophes. Certes, on pourrait tenter, peut-être, d’analyser les rimes. Mais je reste convaincu que ––––––––––––––––––– 17 Schulze Busacker, Elisabeth, Proverbe ou sentence: essai de définition, dans: Le moyen français 14–15 (1984–1985), pp. 134–167. e e 18 Cf. Faral, Edmond, Les Arts Poétiques du XII et du XIII siècle, Paris 1928, pp. 55 et ss. En plus du livre de Nico van den Boogaard (note 4), voir Schulze-Busacker (note 4); Bizzarri, Hugo O., Diccionario paremiológico e ideológico de la Edad Media (Castilla, siglo XIII), Buenos Aires 2000. 19 Arbor Aldea, Mariña, Vervo antigo e sententia na lírica galego-portuguesa: unha achega puntual, dans: Iberia cantat. Estudios sobre poesía hispánica medieval, éd. par Juan Casas Rigall et Eva María Díaz Martínez, Santiago de Compostela 2002, pp. 75–92. 20 Lanciani, Giulia et Giuseppe Tavani, As cantigas de escarnio, Vigo 1995. Voir également Lorenzo Gradín (note 12), pp. 73–98.

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certains refrains – pas tous, évidemment – peuvent fournir des informations suffisantes pour l’étude d’une partie de la poésie traditionnelle des XIIIe et XIVe siècles, dont on sait si peu de choses. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que tous les refrains ne proviennent pas de cantigas; au contraire, le fait d’exister avant la rédaction d’un poème les renvoie au monde de la parémie: comme nous l’avons vu, il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre ‹refrains› et ‹dictons›.

V. Proverbes et proverbialisation La présence de procédés parémiques dans les refrains renvoie immédiatement à la tradition orale: il faut supposer, en effet, que le refrain existait avant que ne soit composée la cantiga, et que celle-ci cherchait à tirer parti de l’utilisation d’une expression connue de tous. En outre, qu’un refrain ait donné lieu à un dicton suppose un succès énorme, une diffusion extraordinaire de la cantiga; la chose n’est pas impossible, comme le fai21 saient déjà remarquer Juan de Mal Lara ou le maître Gonzalo Correas. Comme l’a démontré Xosé Figueira Valverde, il ne fait aucun doute que les auteurs du XIIIe siècle ont utilisé des dictons ou des expressions proverbiales: ainsi Pero da Ponte (milieu du siècle) ou Johan Garcia de Guilhade (mort après 1270), qui se sont servis du verv’antigo comme 22 refrain dans certaines de leurs satires. Voyez Pero da Ponte lorsqu’il censure le comportement de la vieille Marinha Crespa, qui cherche toujours la meilleure place autour du feu, en ces termes: Marinha Crespa, sabedes filhar eno paaço sempr’un tal logar, en que an todos mui ben a pensar

––––––––––––––––––– 21 Cf. Frenk Alatorre, Margit, Refranes cantados y cantares proverbializados, dans: Nueva Revista de Filología Hispánica 15 (1961), pp. 155–168; Barrio Alonso, María Begoña, Refranes y canciones, dans: Lyra Minima Oral. Los géneros breves de la literatura tradicional, éd. par Carlos Alvar et alii, Alcalá de Henares 2001, pp. 397–407. 22 Filgueira Valverde, Xosé, A inserción do verbo antigo na literatura medieval, dans: Boletín Auriense 6 (1976), pp. 355–366.

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de vós; e poren diz o verv’antigo: 23 «a boi velho non lhi busques abrigo».

La cantiga est formée de trois quatrains de décasyllabes et d’un refrain; il faut toutefois remarquer que le quatrième vers est un vers de liaison, puisqu’il rime avec le refrain, alors que les trois autres vers ont la même rime. C’est là une strophe dont la forme rappelle celle de nombreuses gloses traditionnelles; le refrain, quant à lui, réapparaît comme premier texte dans les Refranes attribués au marquis de Santillane: A buey viejo 24 non cates abrigo. Johan Garcia de Guilhade emploie le même procédé; il l’insère de manière semblable et fait, lui aussi, référence à l’ancienneté de l’expression: Don Foan disse que partir queria quanto lhi deron e o que avia. E dixi-lh’eu, que o ben conhocia: «Castanhas eixidas, e velhas per souto». E disso-m’el, quando falava migo: -Ajudar quero senhor e amigo. E dixi-lh’eu: -Ess‘ é o verv’antigo: «Castanhas saídas, e velhas per souto».

Ce poème compte une strophe de plus, qui ne nous intéresse pas pour le moment. Il apparaît en effet clairement qu’il s’agit de trois décasyllabes et d’un vers de onze syllabes qui sert de refrain. Dans ce cas, le fait que la structure soit bipartite, juxtaposée (la conjonction e est ici explétive) et elliptique me semble être un clair indice de tradition. ––––––––––––––––––– 23 Tavani, Giuseppe, Repertorio metrico della lirica galego-portoghese, Roma 1967, 120,21; Lírica profana Galego-Portuguesa. Corpus completo das cantigas médievais, con estudio biográfico, análise retórica e bibliografía específica, éd. par Mercedes Brea, Santiago de Compostela 1996, p. 775. 24 J’utilise l’édition de Canellada, María Josefa, Marqués de Santillana. Refranero (Novelas y Cuentos 251), Madrid 1980; comme recueil de refranes, j’utilise Canellada, María Josefa et Berta Pallares, Refranero español. Refranes, clasificación, significación y uso, Madrid 2001 et Thesaurus proverbiorum medii aevi. Lexikon der Sprichwörter des romanisch-germanischen Mittelalters, begründet von Samuel Singer, hrsg. v. Kuratorium Singer der Schweizerischen Akademie der Geistes und Sozialwissenschaften, 14 vol., Berlin/New York 1995–2002.

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Johan Garcia de Guilhade avait déjà employé un refrain qui rappelait le burlesque de Johan de Gaia (qui faisait référence aux yeux verts [alhos verdes] et à l’inclination à boire qui en découlait), refrain qui ferait penser à une chanson antérieure, même si, dans ce cas, il ne s’agit pas d’une satire mais d’une chanson d’amour; il n’y a donc ni doublesens, ni moquerie sous-entendue: os olhos verdes que eu vi 25 me fazen ora andar assí.

La fréquence avec laquelle on parle des yeux dans la poésie traditionnelle – c’est pratiquement le seul et unique élément de la beauté féminine dont il soit question – n’a besoin d’aucun commentaire, mais on peut toujours remarquer que la préférence est donnée aux yeux noirs: Sois fermosa e tudo tendes, 26 senão que tendes os olhos verdes.

Laissons de côté ce refrain, qui appartient à une chanson d’amour. Il est plus important de remarquer que Garcia de Guilhade, dans son abondant chansonnier, eut souvent recours aux dictons (ou à ce que nous pouvons croire être des dictons, des expressions proverbiales et des exclamations lexicalisées) dont il fait les refrains de ses textes. Ainsi, lorsqu’il se moque de ceux dont la table est mauvaise pour les autres comme pour eux (Vi eu estar noutro dia), il achève sa chanson d’un significatif Cada casa, favas lavan, qui ressemble beaucoup à ce qui se dit encore aujourd’hui en Espagne: «En todos sitios se cuecen habas» (On mange des fèves partout). Quand Alphonse X, roi de Castille, choisit, pour refrain d’une satire formée de trois distiques avec parallélisme, le vers quen leva o baio, non leixa a sela, il est sans doute en train de réutiliser à son compte un dicton qui devait ressembler à l’actuel «Uno piensa el caballo y otro quien lo ensilla» (Autre chose pense li asnes, autre chose li asnier, Morawski 213). Lorsque ce même roi compose un zejel contre le chanoine qui lui a volé un chien, il s’appuie sur le distique suivant: Penhoremos o daian na cadela, polo can. (18,32)

––––––––––––––––––– 25 Tavani, Giuseppe (note 23), 70,9; Brea, Mercedes (note 23), p. 442. 26 Frenk Alatorre, Margit, Corpus de la antigua lírica popular hispánica, Madrid 1987, nº 112.

Proverbes et chansons satiriques galiciennes-portugaises

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On peut raisonnablement penser qu’il reformule ainsi un dicton populaire, mais ce n’est là qu’une hypothèse fondée sur le caractère populaire de la forme de la strophe. Dans une satire politique dirigée contre le pape, qui était intervenu dans la nomination de l’archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle sans l’avoir, au préalable, consulté, Alphonse X l’accuse de lui avoir volé une pièce de tissu et souligne ses mots par le refrain suivant: Quisera eu assí ora deste nosso Papa que me talhasse melhor aquesta capa. (18,39)

L’image du vêtement volé ou de la cape mal taillée apparaît fréquemment dans les recueils de proverbes. Diego del Castillo, par exemple, dans les ‹Coplas que hizo al cronista de don Enrique IV›, qui sont farcies de dic27 tons, écrit que «quien quiere cortar el paño, antes debe medirlo», ce qui signifie «Qui veut couper le tissu doit d’abord le mesurer» et Correas rapporte «Cortad paso, que hay poco paño» (Coupez lentement, car il y a peu de tissu). On trouve même une rime avec Papa-capa dans un refrán 28 recueilli par Correas: «El Papa y el que no tiene capa», c’est-à-dire «Le Pape et celui qui ne possède pas de cape». On pourrait facilement multiplier les exemples. Mais cela suffit pour voir qu’Alphonse X recourt à une phraséologie connue de tous et qu’il l’adapte en fonction de ses besoins. Il ne faut pas systématiquement chercher un sens figuré aux refrains qui ont l’apparence de dictons. Lorsque D. Denis se moque de Joan Bolo (25,41), dont le cheval a été volé par un garçonnet, il renforce l’aspect comique de sa chanson en répétant un refrain à la fin de chaque strophe, levou-lh’o rocin e leixou-lh’a mua, que l’on pourrait mettre en relation avec des dictons du type «El que vendió el galgo y se quedó la cadena» (Correas) (Celui qui a vendu le lévrier et a gardé la laisse). La chanson elle-même met l’accent sur le fait que la chose contée a bien eu lieu. Il n’y a donc pas de raison, dans un cas comme celui-ci, de penser qu’il y a eu réutilisation d’un dicton ou d’une expression proverbiale, à moins de considérer que le roi portugais est en train d’adapter à une situation concrète un dicton connu de tous: alors, à la disparition bien réelle de la monture viendrait s’ajouter un élément comique, apporté par la deuxième moitié du dicton («il lui laissa la mule»), qui n’aurait pour autre fonction que de souligner la moquerie. ––––––––––––––––––– 27 Dutton, Brian, El cancionero del siglo XV, Vol. VII, Salamanca 1991, nº 8747; le dicton apparaît dans le texte 2934 de Dutton. 28 Canellada et Pallares (note 24), 2541.

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L’incorporation de la parémie est un procédé habituel de la satire: beaucoup d’exemples le démontrent sans ambiguïté. Ainsi, dans une chanson au contenu politique que l’on peut rattacher au cycle de satires 29 de 1255–1256, Pero da Ponte critique le prix d’un cadeau qui lui a été fait par Garcia Lopez del Faro en répétant avec insistance, à la fin de chaque strophe: O vosso don é mui caro pera queno á d’aver, [e] vosso don é rafeç’a queno á de vender. (120,19)

que l’on pourrait mettre en relation avec le ¡Qué buen manjar, sinon por el escotar! (Qu’il ferait bon manger, s’il ne fallait pas payer) du ‹Livre de Bon amour› (944d) ou le Caro cuesta el manjar, de l’acte XIV de la ‹Cé30 léstine›, dont parle O’Kane. Pero Gomez Barroso, dans l’une des quelques satires morales que compte la poésie galicienne-portugaise, se plaint de la marche du monde et s’exclame, à la fin de chaque strophe: ca vej’agora o que nunca vi e ouço cousas que nunca oí. (127,4)

Les expressions de ce genre sont si fréquentes qu’il serait difficile de croire qu’elles ne sont pas des proverbes; il est évident que leur fréquence même limite considérablement la valeur de preuve qu’on peut leur accorder. Le même troubadour s’étonne d’un ricohombre dont les intentions demeurent indéchiffrables: e, con tod’est‘, assí mi venha ben, non pod’el-Rei saber, per nulha ren, quando se vai, nen sabe quando ven. (127, 11)

Le dernier vers de ce refrain reprend le motif récurrent – une sorte de 31 repetitio, soulignée par la tornada – d’une chanson d’ami de Johan Ayras de Santiago: ––––––––––––––––––– 29 Alvar, Carlos, Lo ‹scherno di Malonda› e il ciclo degli anni 1255–1256, dans: Comunicazione e propaganda nei secoli XII e XIII. Atti del convegno internazionale (Messina, 24–26 maggio 2007), éd. par Rossana Castano, Fortunata Latella et Tania Sorrenti, Roma 2007, pp. 49–60. 30 O’Kane, Eleanor S., Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Madrid 1959, nº 76. 31 «Amigo, quando me levou»: Tavani, Giuseppe (note 23), 63,11; Brea (note 23), pp. 376–377. En ce qui concerne la technique de la repetitio, cf. Lorenzo Gradín, Pilar, Repetitio trobadorica, dans: Estudos galegos en homenaxe ó

Proverbes et chansons satiriques galiciennes-portugaises

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E por amigo non tenho o que non sabe quando vou nen sabe quando me venho.

Pero Gomez Barroso critique, une nouvelle fois, un noble qui prétend avoir obtenu quelques bénéfices des Maures de Grenade; le refrain de la chanson fait allusion au profit obtenu: tragu’eu o our’e o mouro. (127,5) (J’emporte et l’or et le maure)

Il est aisé de mettre en parallèle les deux derniers exemples cités avec des expressions de l’espagnol actuel, expressions qui existaient sans doute 32 déjà au XIIIe siècle pour exprimer l’ambiguïté et l’abondance: Pero Gomez Barroso et Johan Ayras se seraient limités à utiliser des expressions proverbiales simplement pour augmenter l’effet comique de leurs satires. Les exemples cités et, aussi, les hypothèses qu’ils suscitent nous ont fait découvrir, dans les satires des poètes galiciens-portugais, un aspect jusqu’ici inconnu de leur technique: l’emploi de dictons et de refrains tirés de textes connus. La chose était prévisible. En effet, si l’on savait que le sirventès s’appuie, précisément, sur d’autres textes, on n’avait pas signalé, d’une façon générale, le lien direct qui unit nombre de refrains avec la poésie préexistante. Cet aspect mérite que l’on s’y attarde davantage, que l’on y consacre plus de temps et de moyens. De par leur essence même, les ‹chansons d’ami› avaient attiré l’attention des chercheurs: ceux-ci, pendant longtemps, ont étudié les caractéristiques de cette poésie autochtone, prétroubadouresque, ces archaïsmes fossilisés. Mais, pour la même raison, elles avaient caché aux yeux de tous la présence, en leur sein, de refrains pouvant remonter à des époques antérieures. ––––––––––––––––––– profesor Giuseppe Tavani, éd. par Elvira Fidalgo et Pilar Lorenzo Gradín, Santiago de Compostela 1994, pp. 79–105. L’exemple qui nous intéresse se trouve pp. 80–81. 32 Iribarren, José María, El porqué de los dichos, 6e éd., Pamplona 1994, p. 68, indique sans grande conviction – et en suivant le Diccionario de Autoridades – que l’expression pourrait provenir d’un fait qui aurait eu lieu à la frontière grenadine en 1426, même si, plus loin, il nuance ses propos en disant qu’il est plus probable que l’expression «soit une simple formule de répétition dans laquelle entre le m comme initiale du deuxième mot». Cette seconde explication est plus convaincante à en juger par notre exemple; en tout cas, je ne crois pas qu’il s’agit d’un exemple de polygenèse simultanée en castillan et en galicien.

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Ce sont les chansons satiriques qui nous ont permis de découvrir cet aspect. Certains chercheurs, comme Lapa, Asensio ou Figueira Valverde, s’en étaient doutés, mais pratiquement n’ont étudié aucune œuvre. Autre conséquence: il nous faut maintenant approcher la poésie galicienne-portugaise sous un jour nouveau et nous rappeler que derrière chaque chanson satirique construite sur le modèle des ‹chansons d’ami› (c’est-à-dire à structure parallélistique et comportant un refrain) se cache vraisemblablement un reste de poésie traditionnelle ou, au moins, de proverbes ou d’expressions proverbiales. Si les choses sont ainsi, les satires prennent un sens nouveau en même temps qu’elles mettent en évidence l’habileté des poètes à conjuguer tra33 dition et innovation.

––––––––––––––––––– 33 Traduction de Constance Carta (Université de Genève). Une version de ce travail en espagnol, plus étendue, a été publiée avec le titre: Al fondo de la caverna: Lírica tradicional y cantigas de escarnio gallego-portuguesas, dans: De la canción de amor medieval a las soleares. Profesor Manuel Alvar in memoriam, éd. par Pedro M. Piñero Ramírez, Sevilla 2004, pp. 41–54.

Présence de la figure de Caton le philosophe dans les proverbes et exemples médiévaux. Ses rapports avec les ‹Disticha Catonis›. Delphine Carron (Paris/Neuchâtel)

La philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres, mais doit être considéré pour son compte: le plan pré-philosophique qu’elle doit tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit inventer et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer (consistance). Tracer, inventer, créer, c’est la trinité philosophique. (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris 1991, p. 74)

Le titre de notre travail contient deux pans qui correspondent aux deux volets que nous voudrions aborder. Il s’agirait, dans un premier temps, de retracer le parcours antico-médiéval – avec une insistance particulière sur le XIIe siècle et son intérêt prononcé pour les lettres anciennes – des exemples et des proverbes latins se référant à Caton, d’étudier leurs emplois, leurs influences réciproques et l’usage qu’ils font du nom ‹Caton›; puis, dans un deuxième temps, d’analyser la contribution du célèbre recueil des ‹Disticha Catonis› à la fortune médiévale de la figure cato1 nienne, en lien avec celles des proverbia et exempla. ––––––––––––––––––– 1

Cette thématique constitue le point focal de notre travail (en cours) de thèse de doctorat. La figure de Caton a déjà été passablement étudiée par les historiens, les philologues et les spécialistes des littératures latines pour la période er e allant du I siècle av. J.-C. au V siècle ap. J.-C.: Bouché, Danièle, Le mythe de Caton: étude de l’élaboration et du développement d’un mythe politique à Rome de la fin de la République au deuxième siècle après Jésus-Christ, Villeneuve d’Ascq 1998; Goar, Robert J., The Legend of Cato Uticensis from the First Century B.C. to the Fifth Century A.D., Bruxelles 1987; Pecchiura, Piero, La figura di Catone Uticense nella letteratura latina (Publicazioni della

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Cette étude s’inscrit dans une recherche plus large concernant les ‹exemples des philosophes›. Travailler sur une figure conceptuelle ou sur une eikón ou imago exemplaire, en histoire de la philosophie médiévale, n’est pas anodin. Ce genre d’analyse s’attache à une vision de la philosophie comme mode de vie et du philosophe comme réalisation parfaite de cette manière de vivre, ainsi que l’ont défini et étudié, entre autres, Pierre Ha2 3 4 dot, André-Jean Voelke et Juliusz Domański. On envisage souvent que cette conception de la philosophie, appartenant au monde antique (hellénistique), fut écartée des institutions intellectuelles médiévales. Alors que le christianisme débutant s’était présenté lui-même comme un mode de vie, une philosophia, conservant d’ailleurs, dans le monde monastique notamment, de nombreux exercices spirituels de la philosophie antique, on assisterait, avec le Moyen Âge, puis la naissance des universités, à une séparation du mode de vie (faisant désormais partie de la spiritualité chrétienne) et du discours philosophique qui devient un simple outil théorique au service de la théologie (ancilla theologiae). Cependant, les penseurs médiévaux ont adopté à l’égard de la philosophie et des philosophes des attitudes bien plus complexes que celles indiquées, entre autres par l’utilisation non négligeable, dans leurs discours, des exemples des philosophes afin d’illustrer et de démontrer le ‹bien vivre› ou le ‹vivre heureux›. Dans l’introduction aux Actes du colloque ‹Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance›, publiés ré5 cemment chez Vrin, Thomas Ricklin s’interroge sur la définition à don–––––––––––––––––––

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Facolta di lettere e filosofia 16/3), Torino 1965; Hemmen, Wilhelm, Das Bild des M. Porcius Cato Uticensis in der antiken Literatur, Diss. Göttingen 1954. Le sujet n’a par contre que peu été traité pour la période médiévale – le cas extraordinaire du ‹Catone dantesco› mis à part – et jamais au travers d’un questionnement philosophique: Beer, Jeannette M. A., A mediaeval Cato – Virtus or Virtue?, dans: Speculum 47 (1972), pp. 52–59; Bernt, Günter, Cato im Mittelalter, dans: Lexikon des Mittelaters, II, München/Zürich 1983, 1576–1577; Navone, Paola, Catones perplurimi, dans: Sandalion 5 (1982), pp. 311–327. Cf. Hadot, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris 1981 et id., Qu’est-ce que la philosophie antique?, Paris 1995. Cf. Voelke, André-Jean, La philosophie comme thérapie de l’âme: études de philosophie hellénistique, Fribourg/Paris 1993. Cf. Domański, Juliusz, La philosophie, théorie ou manière de vivre? Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance, Fribourg/Paris 1996. Ricklin, Thomas, Introduction, dans: Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, éd. Thomas Ricklin, en coll. avec Delphine Carron et Emmanuel Babey, Paris 2006, pp. 7–19.

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ner, dans cette tradition, à l’exemplum. L’‹exemple›, au sens cicéronien, «confirme ou infirme un fait grâce à l’autorité ou au destin d’un homme 6 ou d’une chose», ceux-ci étant transmis par l’historia, lux veritatis, vita 7 memoriae, magistra vitae. La recherche de la vérité passe en effet non seulement, selon Cicéron, par l’étude de la nature qualitative et quantitative d’une chose, mais aussi par sa traductio ad exempla, par son expres8 sion exemplaire. L’exemple particulier d’un certain philosophe dans un contexte précis permet d’illustrer, par similitude ou dissimilitude, une attitude à imiter ou à éviter, et donne lieu à une utilisation exemplaire du philosophe, en deux sens: en tant qu’échantillon représentatif d’un comportement et, le cas échéant, en tant que modèle à suivre. Trois remarques préliminaires, en guise d’introduction. I. Au cours de cette enquête, la question du lien entre exemples et proverbes des philosophes s’est particulièrement présentée dans l’étude des recueils de ‹Vitae philosophorum›, tel celui du Pseudo Burley au début 9 e du XIV siècle, dans lesquels la narration d’épisodes biographiques s’accompagne souvent de proverbes attribués au philosophe – et non de ceux qui l’utilisent comme figure, auxquels notre travail va s’intéresser –, comme on le lit dans le chapitre 96 sur ‹Catho› dans le ‹Liber de vita et 10 moribus philosophorum›. ––––––––––––––––––– 6

Cicero, De inventione, I, 49, éd. et trad. Guy Achard, Paris 1994, p. 101: Exemplum est quod rem auctoritate aut casu alicuius hominis aut negotii confirmat aut infirmat. 7 Cf. Cicero, De oratore, II, 36, éd. et trad. Edmond Courbaud, Paris 1927, p. 21. 8 Cf. Cicero, Tusculanes, III, 56, éd. Georges Fohlen, trad. Jules Humbert, Paris 1931, p. 33–34: Duplex est igitur ratio veri reperiendi non in iis solum quae mala, sed in iis etiam quae bona videntur. Nam ut ipsius rei natura qualis et quanta sit, quaerimus, [ … ] aut a dispuntandi subtilitate orationem ad exempla traducimus. 9 Mais l’on peut aussi citer certains chapitres du ‹Speculum historiale› de Vincent de Beauvais (1256–1259), les ‹Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori› (1265–1300), le ‹Compendiloquium de vita et dictis illustrium philosophorum› de Jean de Galles (v. 1270), le ‹De viris illustribus› de Jean Colonna (1332). 10 Ps. Gualterius Burleus, Liber de vita et moribus philosophorum, éd. Hermann Knust, Tübingen 1886, pp. 328–330: Catho Marcus Porcius, stoicus, philosophis et poeta latinus, claruit Rome tempore Virgilii. [ … ] Item de reliquis sentenciis Cathonis alique sunt hic posite: Humana vita prope velut ferrum est; si exerceatur conteritur, si non exerceatur rubigo consumit. Similiter: Videmus homines exercendo conteri, sin autem, inercia atque

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II. La recherche s’est concentrée avant tout sur la littérature latine, savante, puisqu’il n’y avait quasiment pas, à notre connaissance, d’utilisation des ‹proverbia de Catone› dans la littérature vernaculaire. Cependant, les deux autres traditions envisagées, les ‹exempla de Catone› et les ‹Disticha Catonis›, avaient développé, quant à elles, des ramifications en langue vulgaire. Nous trouvons des exemples parlant de Caton dans ‹Li faits des Romains› ou ‹Li hystore de Julius Cesar› de Jean de 11 Tuim, en italien dans les ‹Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori›, le ‹Novellino›, ‹I fatti dei Romani›, ‹I fatti di Cesare›, les 12 ‹Conti di antichi cavalieri›, alors qu’existent de multiples traductions et réécritures des ‹Disticha Catonis›. ––––––––––––––––––– torpedo plus detrimenti facit quam exercitatio. Item dicebat militibus suis: Cogitate cum animis vestris si per laborem quid recte feceritis; labor iste recedet a vobis cito, beneficium a vobis non recedet dum vivitis. Sed si qua per voluptatem nequiter feceritis voluptas cito abibit, nequiter factum apud vos semper manebit. Item: Amicicie si forte ignoranter cum parvis conciliate fuerint dissuende magis sunt quam discindende. Item: Multo melius est quosdam acerbos habere inimicos quam eos habere amicos qui dulces, id est: adulatores videntur. Illi enim verum sepe dicunt, hii autem nunquam. [ … ] Scripsit autem Catho librum de moribus qui multas et egregias sentencias continet, que sentencie partim prosaico sermone, partim metrico a pueris in scolis frequentantur. Relevons déjà que le pseudo-Burley confond Caton d’Utique et l’auteur des ‹Disticha Catonis›. 11 Cf. Jehan de Tuim, Li hystore de Julius Cesar (env. 1240), éd. Franz Settegast, Halle 1881, pp. 17–21, 141, 150, 155, 234–241 et Li fet des Romains, compilé ensemble de Saluste, de Suetoine et de Lucan (1213–1214), éd. Louis-Fernand Flutre et Kornelis Sneyders de Vogel, Paris/Groningen s.d., I, viii, §40–43 et §55–56; III, i, §20–23; III, xiv, §1; §17; §27; §29–31; §46; III, xviii, §4; §13; §27–29. 12 Cf. Fiori e vita di filosafi e d’altri savi e d’imperadori (1265–1300), éd. Alfonso D’Agostino, Firenze 1979, cap. XVII: Cato, pp. 146–148; Il Novellino (v. 1281–1300), éd. Alberto Conte, Roma 2001, Novella LXXII: Come Catone si lamentava contra alla Ventura; I Fatti dei Romani. Saggio di edizione critica di un volgarizzamento fiorentino del Duecento, éd. Sergio Marroni, pres. di Ignazio Baldelli, Roma 2004, III, xviii, 4; 13; 24; 27–29; I Fatti di Cesare: testo di lingua italiana inedito del secolo 14, éd. Luciano Banchi, Bologna 1863, I, xxi–xxiii; II, ii–v; VII, xviii; xxi–xxxix; xxxiv–xxxv; Conti di antichi cavalieri (1270–1290), éd. Alberto del Monte, Milano 1972, dans la version revue de Marucci, Valerio, Libro dei Sette Savi di Roma – Conti di antichi Cavalieri, Roma 1987, pp. 51–98, VII: Conto di Iulio Cesar e di Pompeo, pp. 70–79.

Présence de Caton dans les proverbes et exemples médiévaux

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III. Nous nous sommes intéressée au personnage de Caton le philosophe, c’est-à-dire à celui que la tradition a nommé Caton le Jeune ou d’Utique, stoïcien engagé en politique contre les imperatores et qui s’est donné la mort suite à la victoire de César. Ce choix peut paraître discutable puisque, si celui-ci fondait sa célébrité sur ses actions éclatantes, son arrière-grand-père, Caton le Censeur, le surpassait largement par ses sentences. L’un nourrit avant tout les exempla, l’autre les proverbia. Cependant, les proverbes non pas attribués à Caton, mais parlant de ce dernier, ont tendance, nous le verrons, à confondre les deux individus, pour n’en tirer qu’un Caton-type. Reste, cependant, le rapport souvent plus étroit établi entre les ‹Disticha Catonis› et Caton le Censeur. Il s’agira donc, dans ce cas-là, d’envisager la figure catonienne dans son acception large, sans distinguer les deux agents historiques, ainsi que le Moyen Âge a souvent eu tendance à le faire.

I. Caton apparaît comme une figure incontournable de la littérature antique romaine. De nombreux exempla et proverbia ont en effet circulé à son propos durant les derniers siècles de l’Antiquité, élaborant une image caractéristique du personnage, celle d’un homme inflexible, incorruptible, 13 infaillible. Les auteurs qui ont le plus contribué à la naissance de ce mythe et à la cristallisation de cette incarnation de la vertu sont, dans l’ordre d’importance: Lucain, Sénèque, Cicéron, Valère Maxime, Salluste, Sénèque le Rhéteur, Florus, Tite Live, Horace, Juvénal, Quintilien, Martial, Virgile, Suétone, et Perse. Les récits exemplaires antiques tendent à présenter Caton comme un héros, en rapportant des épisodes capitaux de sa biographie: sa force de caractère et sa droiture, dans la petite enfance déjà, dans son engagement ––––––––––––––––––– 13 Relevons toutefois, même si nous n’en parlerons pas dans ce travail, que la figure de Caton, comme celle d’autres philosophes (voir à ce propos Carron, Delphine, Sénèque, exemplarité ambiguë et ambiguïté exemplaire, dans: Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, pp. 307–333) reste ambiguë et qu’il existe aussi une tradition d’exempla polémiques à propos de Caton, inaugurée par César, enrichie par Augustin et qui se prolongera au Moyen Âge, par exemple dans certains chapitres du ‹Policraticus› de Jean de Salisbury.

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politique par la suite; son train de vie modeste, son mépris des apparences et des honneurs publics, son engagement inconditionnel au service de la patrie; son jugement implacable d’homme vertueux face aux conjurés de Catilina et le discours puissant qu’il prononce devant le Sénat pour que ceux-ci soient condamnés à mort; son opposition à César et à Pompée pour la sauvegarde de la République; sa décision de participer, malgré tout, à la guerre civile afin de soutenir la patrie, tel un père ne pouvant abandonner son enfant en danger; son abnégation, sa persévérance et sa modestie durant la campagne du désert de Libye; sa mort ou plutôt son suicide, à la gloire de la liberté républicaine, à Utique. Ces narrations, en partie transmises au Moyen Âge latin, seront utilisées et réélaborées par les auteurs médiévaux, sous des formes plus ou 14 moins apparentées aux exempla, au sens traditionnel du terme. Le ‹Thesaurus Exemplorum Medii Aevi›, que l’on trouve sur le site internet du GAHOM (Groupe d’Anthropologie historique de l’Occident médiéval), ne répertorie, par exemple, que deux exempla à propos de Caton: une anecdote tirée du ‹De constantia sapientis› (XIV, 3) sénéquien, utilisée par le dominicain Jacques de Voragine au cours d’un de ses sermons pour le Carême, où Caton se montre magnanime en niant l’outrage reçu par le biais d’un soufflet: Iam die festo mediante, ascendit Iesus in templum (Ioan. 7,14). Inter Iudeos erant diuersi, qui de Christo diuersimode sentiebant, sicut patet ex presenti Euangelio. Quidam enim illorum admirabantur dicentes: Quomodo hic litteras scit, cum non didicerit? (Ioan. 7,15). Alii tractabant de morte sua, unde dicit: Quid me queritis interficere (Ioan. 7,20). [ … ] Quantum ad secundum Christus magnam patientiam exhibuit; cum enim dixisset: quid me queritis interficere?, Iudei magnum opprobrium responderunt sibi dicentes: Demonium habes. Sed Christus ad tantum opprobrium motus non fuit, sed potius eos docere non cessauit. In hoc dat nobis exemplum, ut quando iniurias recipimus, iram nostram temperemus. Ponit autem Seneca quattuor remedia contra illatas iniurias. Unum est obliuioni tradere, unde dicit: Iniuriarum remedium obliuio est. Et Cicero in laudem Cesaris dicit: Nihil solebat obliuisci, nisi iniurias. Secundum negare ––––––––––––––––––– 14 Selon la définition proposée au début des années 80 par Jacques le Goff, dans: Bremond, Claude, Jacques le Goff et Jean-Claude Schmitt, L’Exemplum, Turnhout 1982, p. 37: «récit, historiette ou fable, donnés comme véridiques et destinés à être insérés dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire qui a valeur d’exemple».

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iniurias recepisse. Magnanimus enim, nihil debet sibi reputare iniuriam: unde dicit idem Seneca, inquirens quid faciet sapiens colaphis percussus, dicit quod debet facere illud quod Cato fecit: Cum enim quidam ipsum in ore 15 percussisset, negauit se ab illo iniuriam recepisse.

Ainsi qu’un épisode consacré à César pleurant et déplorant la mort de 16 Caton, selon le récit de Valère Maxime rapporté par une version postérieure des ‹Castigos del rey don Sancho IV›, recueil castillan de la fin du XIIIe siècle élaboré dans l’entourage du roi Sancho IV, fils d’Alphonse X, mais que l’on retrouve déjà, par exemple, dans le ‹Policraticus› de Jean de 17 Salisbury et dans une lettre de Pierre de Blois: E de la clemençia podremos aqui a traer muy buenos enxienplos [ … ] . Cesar 18 [ … ] siente pesar de la muerte de Catón cuya gloria había envidiado.

Les auteurs des XIIe et XIIIe siècles, cependant, magnifient abondamment Caton pour sa vertu et l’emploient comme illustration de leurs conseils moraux, sans toujours présenter de récits construits, mais citant du moins ses qualités exceptionnelles, en se fondant avant tout sur la description laissée par Lucain, auteur énormément lu et commenté à cette époque. Voici quatre occurrences, parmi d’autres, de cette utilisation de la figure catonienne, cueillies dans trois œuvres d’auteurs importants du XIIe siècle: le ‹Verbum adbreviatum› de Pierre le Chantre, guide moral pour le ––––––––––––––––––– 15 Jacobus de Voragine, Feria III quarta hebdomada quadragesima, I/2, dans: Sermones Quadragesimale (av. 1268), éd. Rodolph Clutius, Augsburg/Krakow 1760, pp. 100b–101a, sur le site Internet http://thesaurus.sermones.net/ voragine (dernière consultation: avril 2009). 16 Cf. Valerius Maximus, Facta et dicta memorabilia, V, 1, 10, éd. Robert Combès, Paris 1997, pp. 76–77. 17 Cf. Ioannes Saresberiensis, Policraticus, VII, 24, éd. Clemens Charles Julian Webb, London/Oxford 1909, réimpr. Frankfurt a.M. 1965, vol. II, p. 217; Petrus Blesensis, Epistola LXXX. Ad G. Amicum suum, PL 207, 247–249, voir 249B. 18 Castigos del rey don Sancho IV (1292–1293), éd. Hugo O. Bizzari, Frankfurt a.M./Madrid 2001, p. 155, n. 23. Cet extrait est présenté par l’éditeur comme une interpolation que l’on trouve dans le ms. A (Bibliothèque Nationale de e Madrid, 6559, XV siècle), fol. 45r–46v. et qui apparaît aussi dans Clemente Sánchez, Libro de los exemplos por A.B.C., éd. Andrea Baldissera, Pisa 2005, n° 211b, p. 164: INIMICIS ECIAM HONOR EST IMPENDENDUS. [ … ] b. El emperador Çésar, oyendo la muerte de Catòn, que era su enemigo, dixo que havía imbidia de su gloria. E porque non hoviesse imbidia d’ella dexó todas sus heredades e sus bienes a sus fijos.

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clergé parisien; une épître de Pierre Abélard à Héloïse, à propos des règles à adopter pour sa communauté féminine de l’Oratoire de la Trinité; ainsi que le ‹Policraticus› de Jean de Salisbury, traité de huit livres dans lesquels l’auteur tente de discuter, pour un public laïc, des aspects de la vie politique et morale. Pierre le Chantre présente Caton, à travers les autorités de Salluste et de Lucain, comme le seul être humain libre de toute passion, c’est-à-dire apte à vivre l’apatheia, exigence requise pour exercer de hautes charges: De multiplici munerum accepcione. Hucusque diximus de simplici munerum acceptione que, licet sit licita, periculosa est tamen, quia ea uendimus libertatem nostram [ … ] . Item, Salustius: Omnes homines, inquit Cato, qui iudicare debent esse decet sine affectione, sine causa priuata odii uel amoris, timore et cupiditate et gracia singulari esse destitutos. Alioquin de facili rectum iudicium declinabunt (Cf. Catilina LI, 1). Vnde Lucanus de Catone: «Vni quippe uacat studiis odiisque 19 carenti / Humanum lugere genus» (Pharsalia II, 377–378).

Abélard, dans sa Lettre VIII à Héloïse, interdit à la supérieure du couvent toute commodité supplémentaire par rapport à ses subordonnées et prend l’exemple de Caton qui refusa de boire les quelques gouttes d’eau trouvées dans le désert de Libye puisqu’il n’y en avait pas assez pour ses 20 soldats: ––––––––––––––––––– 19 Petrus Cantor, Verbum adbreviatum, éd. Monique Boutry (CChrCM 196), Turnhout 2004, I/17, 139 et 149; Relevons que dans le texte de Sallustre c’est ici César qui parle. Trad. pers.: «Des multiples manières de recevoir une charge. Jusqu’ici, nous avons dit à propos de la simple acceptation d’une charge que, bien qu’elle soit légitime, elle est cependant dangereuse, parce que nous vendons pour elle notre liberté [ … ] . [À ce propos] Salluste rapporte: Tous les hommes, dit Caton, qui doivent juger, doivent être sans affection, sans faveur personnelle. Autrement, ils dévieront le jugement juste sur ce qui est propice. D’où Lucain à propos de Caton: ‹Lui seul, exempt de passions et de haines, a le loisir de porter le deuil du genre humain›». Pour Sallustre: Sallustius, Catilina, éd. et trad. Alfred Ernout, rév. par Joseph Hellegouarc’h, Paris 1989, LI, I, p. 103. Pour Lucain: Lucanus, Pharsalia, éd. et trad. Abel Bourgery, Paris 1926, p. 48. 20 Relevons que cette anecdote est utilisée par Abélard à deux autres reprises dans son œuvre: Carmen ad Astralabium, v. 63–64, éd. José Marie Annaïs Rubingh-Bosscher, Groningen 1987, p. 109 et Theologia christiana, II, 56, éd. Eloi Marie Buytaert (CChrCM 12), Turnhout 1969, pp. 154–155.

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Tunc quoque tolerabilior omnibus quaelibet habetur inopia cum ab omnibus aeque participatur maxime vero a praelatis. Sicut in Catone quoque didicimus. Hic quippe, ut scriptum est, «populo secum sitiente» oblatum sibi aquae paululum respuit et effudit «suffecitque omnibus unda» (Cf. Pharsalia IX, 21 508–510)

Jean de Salisbury, dans le chapitre quatre du sixième livre de son ‹Policraticus›, oppose les soldats de son temps, efféminés et irrespectueux des lois, à la simplicité et à la loyauté des mœurs de Caton: Quarum rerum scientiam et exercitium oporteat habere milites, et quod eos otiari non licet. Lucanus brevi quodam praeconio Catonem commendat et militiam Romanorum adiciens inter cetera quod ei vestiri fuerat pretiose «hirtam membra super Romani more Quiritis / induxisse togam» (Pharsalia II, 386–387). Quod profecto non diceret, nisi durioris togae usus de Quiritum consuetudine processisset. Sed modo qui mollibus verstiuntur, in domibus regum sunt, immo in castris, et sic ad bella procedunt quasi ad nuptias dealbati. Magnis antiquae militiae priuilegiis se tuentur quam in eo imitantur plurimum quod iura ignorant. Et hoc quidem tolerabile esset, nisi aeque diuinas et humanas contempnerent leges.22 ––––––––––––––––––– 21 Petrus Abaelardus, Epistula VIII (Institutio seu Regula Sanctimonalium), éd. Terence P. McLaughlin, Abelard’s Rules for Religious Women, dans: Medieval Studies 18 (1956), pp. 241–291, voir § 35, p. 257. Trad. pers.: «En outre, quelle que soit la privation, elle est pour tous plus supportable quand elle est partagée par chacun dans une égale mesure et en particulier par les supérieurs, comme nous l’avons aussi appris de Caton; celui-ci en effet, selon ce qui est écrit, ‹alors que le peuple souffrait avec lui de la soif›, refusa les quelques gouttes d’eau qu’on lui offrait et les versa, ‹et l’eau suffit pour tous›». Pour Lucain: Lucanus, Pharsalia, éd. et trad. Max Ponchont, Paris 1929, p. 152. 22 Ioannes Saresberiensis (note 17), VI, 4, vol. II, p. 15. Trad. pers.: «Quelle sorte de connaissance et d’entraînement les soldats doivent avoir pour ne pas être oisifs. Lucain, dans un bref panégyrique, loue Caton et les soldats romains, ajoutant parmi d’autres choses que pour Caton c’était être habillé richement ‹lorsqu’il couvrait ses membres avec une toge rude au-delà de la mode usuelle d’un Quirite romain›. Assurément il n’aurait pas dit cela s’il ne s’était agi d’une toge plus rude encore que le vêtement ordinaire d’un Quirite. Mais aujourd’hui ceux-ci portent des vêtements souples et habitent dans les maisons des rois plutôt que dans les camps; ils vont à la bataille blanchis comme s’ils allaient à une noce. Ils se considèrent comme protégés par tous

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alors que dans le vingt-cinquième chapitre du livre VII, il incite à aimer la liberté, valeur indissociable de la vertu, qu’il illustre par la mort héroïque du Romain, ennemi de César: De libertatis amore et favore. [ … ] pro virtute, quae singularis vivendi causa est, moriendum, si necessitas ingruit, philosophi censuerunt. At haec perfecte sine libertate non provenit, libertatisque dispendium perfectam convincit non adesse virtutem. Ergo et pro virtutum habitu quilibet liber est et, quatenus est liber, eatenus virtutibus pollet [ … ] Quid est itaque amabilius libertate? Quid favorabilius ei qui virtutis aliquam reverentiam habet? Eam promovisse omnes egregios principes legimus; nec umquam calcasse libertatem nisi manifestos virtutis hostes. Quae favore libertatis sunt introducta noverunt iurisperiti, et quae ob illius amorem magnifice gesta sunt historicorum testimonio percelebre est. Cato venenum bibit, asciuit gladium, et, ne qua mora protenderet vitam ignobilem, iniecta manu dilatavit vulnus, sanguinem generosum effudit, ne regnantem videret 23 Cesarem.

––––––––––––––––––– les grands privilèges de l’ancien métier de soldat qu’ils imitent avant tout en étant ignorants des lois. Et cela serait en effet tolérable s’ils ne méprisaient pas également les lois humaines et divines». Pour Lucain: Lucanus, Pharsalia (note 19), p. 48. 23 Ioannes Saresberiensis (note 17), VII, 25, vol. II, pp. 217–218. Trad. pers.: «L’amour et l’attachement à la liberté. [ … ] selon les philosophes, pour la vertu, unique raison de vivre, il faut être prêt à mourir, si nécessaire. Mais celle-ci ne peut être parfaitement atteinte sans la liberté, et l’absence de liberté est la preuve de l’absence de vertu parfaite. C’est pourquoi la liberté est proportionnelle à la vertu et l’homme est d’autant plus libre qu’il est plus vertueux. [ … ] Qu’y a-t-il de plus aimable que la liberté? Qu’y a-t-il de plus favorable pour un homme qui nourrit quelque respect pour la vertu? On lit que tous les bons gouvernants promurent la liberté et qu’elle ne fut foulée aux pieds que par les ennemis manifestes de la vertu. Les juristes savent quels instruments furent introduits en faveur de la liberté, et les historiens ont rendu fameuses, par leur témoignage, les actions magnifiquement accomplies par amour pour la liberté. Ne voulant voir régner César et refusant de prolonger plus longtemps une vie qu’il jugeait ignoble, Caton but un poison et se transperça avec une épée, élargissant sa blessure en y plongeant la main pour en faire sortir le sang généreux». Le poison est une invention médiévale, nous e ne l’avons trouvé qu’à partir du XII siècle, par exemple chez Ekkehardus Uraugiensis, Chronicon Universale, PL 154, 645D–646A.

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II. Les proverbes, ou plutôt, devrions-nous dire, les expression proverbiales – et nous entendons par là non pas un énoncé complet, mais un groupe nominal ou un groupe verbal pouvant être inséré, imbriqué, tel un bloc sémantique, à l’intérieur d’une phrase – produites par l’Antiquité à propos de Caton dévoilent particulièrement le caractère typique que revêt la vertu catonienne. La tradition littéraire a d’ailleurs créé l’antonomase ‹un Caton›, qu’elle utilise souvent avec ironie pour parler d’un homme qui veut se faire passer pour Caton, c’est-à-dire qui prétend à la moralité austère et irréprochable du Romain, sans l’atteindre cependant. La for24 e mule, encore attestée par Leroux de Lincy au XIX siècle, se retrouve dans les ‹Epigrammes› de Martial, puis chez Jérôme qui crée même les adjectifs ‹catoniacus› ou ‹catonianus›, toujours en ce même sens: Cauendus homo, et mihi maxime delcinandus, ne me repente, dum nescio, de Hieronymo Sardanapallum nomines. Audi ergo, sapientiae columen et norma catonianae seueritatis: ego non illum magistrum dixi, sed meum in Scripturas sanctas studium uolui conprobare, ut ostenderem me sic Origenem legisse 25 quomodo et illum audieram. Neque enim hebraeas litteras a te discere debui.

Un seul proverbe cependant, au sens propre du terme, nous est parvenu de l’Antiquité grâce à Suétone, relayé au IXe siècle par les ‹Collectanea› d’Heiric d’Auxerre, élève de Loup de Ferrières et maître de Rémi d’Auxerre: Cotidiano sermone quaedam frequentius et notabiliter usurpasse eum, litterae ipsius autographae ostentant, in quibus identidem [. . . ]; et cum hortatur

––––––––––––––––––– 24 Leroux de Lincy, Antoine Jean Victor, Le Livre des Proverbes Français, Paris 1859, t. II, série IX, p. 31: «‹C’est un Caton›. C’est un sage, c’est un homme vertueux et austère». 25 Hieronymus, Contra Rufinum I, 13, éd. et trad. Pierre Lardet (Sources chrétiennes 303), Paris 1983, pp. 38–39. Trad.: «Avec toi, la méfiance s’impose, et j’ai, moi surtout, à esquiver tes coups: si tu allais, à mon insu, changer mon nom de Jérôme en celui de Sardanapale! Écoute donc, pilier de sagesse et modèle d’austérité catonienne! Je n’ai pas dit de lui qu’il était un maître, mais j’ai voulu assurer mon zèle pour les saintes Écritures, montrant par là pu j’ai lu Origène de la même façon que j’ai écouté ce juif. Et de fait, pour apprendre les lettres hébraïques, il ne m’aurait pas fallu m’adresser à toi!»

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ferenda esse praesentia, qualiacumque sint: contenti simus hoc Catone; et ad 26 exprimendam festinatae rei uelocitatem: celerius quam asparagi cocuntur.

Cette locution n’a pourtant pas eu, à notre connaissance, une fortune littéraire importante. Les expressions proverbiales ont connu, quant à elles, un succès plus retentissant au Moyen Âge, particulièrement au XIIe siècle. Nous suivrons donc les chemins qu’ont empruntés trois de cellesci, parmi les plus fameuses, dont deux sont attestées par le registre de 27 Walther. II.1 Nomina vana Catones ou Catonum. Dans le premier livre de son épopée la ‹Pharsale›, Lucain met en scène César venant de passer le Rubicon. Enflammé par le discours du tribun Curion chassé de Rome, l’imperator harangue ses soldats et leur parle de marcher sur l’Urbs. Il accable Pompée et ses alliés d’invectives et se mo28 que en particulier des nomina vana Catones. Le pluriel n’est ici certainement pas emphatique. César associe Caton d’Utique à son arrièregrand-père, Caton le Censeur, pour le rabaisser dans l’opinion de ses ––––––––––––––––––– 26 I Collectanea di Eirico di Auxerre, éd. Riccardo Quadri, Fribourg 1966, 87, 1, p. 107 (cf. Suetonius, De vita Caesarum, Divus Augustus, LXXXVII, 1, éd. et trad. Henri Ailloud, Paris 1981, p. 133). Trad. pers.: «Dans sa conversation journalière, il [Auguste] employait fréquemment certaines locutions curieuses, comme on le voit dans ses lettres autographes; [… ] quand il engage quelqu’un à prendre les temps comme ils sont, ‹contentons-nous de notre Caton›; et pour rendre avec quelle rapidité une chose a été faite: ‹plus vite que l’on ne cuit les asperges›». 27 Cf. Walther, Hans, Proverbia sententiaeque latinitatis medii aevi. Lateinische Sprichwörter und Sentenzen des Mittelalters, Göttingen 1963–1986, n°9738: Foris Cato, intus Nero, n°12705: Intus Nero, foris Cato et n°31383: Tertius e celo cecidit Cato. Hans Walther répertorie une soixantaine d’autres proverbes latins qui contiennent le nom de Caton, que nous n’étudierons pas en détail dans ce travail, certains s’attachant à illustrer la qualité morale du Romain (n°9519: Fine dato verbis responde more Catonis), d’autres se référant plus explicitement à ses paroles (n°15432: Multa Solon, sed plura Cato, me verba docetis, / at nemo vestrum, quanta docetis, agit), ou encore à celles des ‹Disticha Catonis› (n°14633: Memento pre ceteris preceptis Catonis, / Servando, quod legitur: ambula cum bonis!). 28 Lucanus, Pharsalia (note 19), I, 311–313, p. 15: veniat longa dux pace solutus / milite cum subito partes que in bella togatae, / Marcellusque loquax et nomina vana Catones.

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soldats. Il laisse entendre que le second Caton doit à son aïeul une grosse part de sa réputation et peut-être aussi que, si le mort est peu redoutable, l’autre ne l’est guère davantage. Jérôme, amoureux des tournures enlevées, reprend l’expression lucanienne, dans une lettre à Paulin de Nôle, en l’utilisant dans ce sens ironique permis déjà par l’antonomase, à propos de l’hypocrisie du faux vertueux, et ici même du faux chrétien: Tu considera ne Christi substantiam inprudenter effundas, id est, ne inmoderato iudicio rem pauperum tribuas non pauperibus et secundum dictum prudentissimi uiri (Cf. Cicéron, De officiis II, 52) liberalitate liberalitas pereat. «Noli aspicere ad phaleras et nomina vana Catonum. Ego te,» inquit, «intus et in cute noui» (Cf. Perse, Satires III, 30). Esse christianum grande est, 29 non uideri.

En effet, Jérôme demande à son ami de faire l’aumône aux vrais pauvres, comme le christianisme l’enjoint, sans se laisser tromper par le clinquant ou les vains titres (des Caton), quitte à ce que cela soit moins efficace pour son image publique d’homme vertueux, pour sa réputation de bon chrétien. Le Moyen Âge, qui lit assidûment Lucain et Jérôme, connaît la formule et l’utilise avant tout dans la poésie satirique – excepté un emploi hagiographique, au XIe siècle, par Thierry de Saint-Tronc dans sa ‹Vie de 30 Saint Tronc›. Par exemple, le poème VII de Gauthier de Châtillon fait parler une Eglise déchirée par le schisme et qui attend son remariage, tout en montrant une nostalgie ambiguë pour les anciens protecteurs de Rome

––––––––––––––––––– 29 Hieronymus, Epistola 58 (Ad Paulinum Presbyterum), dans: Lettres, tome III, éd. et trad. par Jérôme Labourt, Paris 1953, §7, pp. 81–82. Trad.: «Mais toi, agis avec réflexion, pour ne pas prodiger imprudemment des richesses qui sont au Christ; je veux dire: qu’une enquête mal réglée ne te conduise pas à donner le bien des pauvres à de faux pauvres; comme dit un personnage très avisé: que la libéralité ne tue pas la libéralité. Ne ‹considère pas le clinquant ni les vains titres des Catons›. ‹Pour moi, dit le poète, c’est à fond, c’est sous l’épiderme que je te connais.› C’est d’être chrétien qui est grand, non de le paraître». Pour Cicéron: Cicero, De officiis, II, 52, éd. et trad. Maurice Testard, Paris 1970, vol. II, p. 42. Pour Perse: Persius, Saturae, III, 30, éd. et trad. Augustin Cartault, Paris 1929, p. 31. 30 Cf. Theodericus Trudonensis, Vita Trudonis (vita secunda), éd. Laurentius Surius, dans: De probatis sanctorum historiis 6, Köln 1581, I, cap. 17, pp. 598–599.

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au moyen d’une double formule proverbiale: Ubi Cato? et nomina vana Catonum: Set ne vos detineam turbine sermonum: caput mundi corruit, non habet patronum; ubinam est hodie virtus Scipionum? 32 Marcellusque loquax et nomina vana Catonum?

Le moine Bernard de Cluny, qui vécut sous l’abbatiat de Pierre le Vénérable (1122–1156), semonce, plein d’indignation, l’Urbs chrétienne, dans 33 la satire du livre III de son ‹De contemptu mundi›, afin de lui faire prendre conscience de la supériorité de l’apport de Pierre, des vierges et martyrs chrétiens sur les vaines gloires des Romains antiques: Te sacra pignora sacraque corpora, Roma, coronant, Te rosa sanguine, lilia virgine mente perornant. Nunc sacra culmina dant tibi nomina vana Catonum; Te Petrus extulit et tibi se tulit ipse patronum. Nomine praedita, crimine perdita, Roma, stetisti, 34 Nunc petis aethera servaque libera subderis isti.

II.2 Intus Nero, foris Cato. L’expression proverbiale Intus Nero, foris Cato semble n’avoir été élaborée qu’au temps du christianisme par Jérôme. Le Père de l’Eglise l’utilise ––––––––––––––––––– 31 Attestée dans: Thesaurus proverbiorum medii aevi, éd. Kuratorium Singer, t. 13, Berlin/New York 2002, pp. 155–158. 32 Philippus Galterus de Castellione, Carmina, dans: Moralisch-satirische Gedichte Walters von Châtillon [ … ] , éd. Karl Strecker, Heidelberg 1929, Carmen VII, 15, p. 94. Trad. pers.: «Mais que je ne vous retienne pas par le tourbillon des discours: / la capitale du monde s’écroule, elle n’a plus de protecteur; / où est en effet aujourd’hui la vertu des Scipion? / Marcellus le bavard et les vains noms des Caton?». 33 Selon ce qu’il affirme lui-même. Bernardus Cluniacensis, Contemptus mundi, dans: Scorn for the World: Bernard of Cluny’s ‹De Contemptu Mundi›, éd. Ronald E. Pepin, East Lansing 1991, II, p. 133: hic satiram sequor. 34 Bernardus Cluniacensis, Contemptus mundi (note 33), III, 669–674, p. 174. Trad. pers.: «Des promesses saintes et des corps saints te couronnent, Rome; / Les roses t’ornent par leur sang, les lilas par leur pureté d’âme. / Maintenant les sommets sacrés rendent pour toi vains les noms des Caton; / Pierre t’a exaltée et s’est fait lui-même ton patron. / Rome, tu t’es dressée, dotée de réputation et ruinée par le crime, / Mais maintenant tu cherches à obtenir le ciel et, esclave libre, tu lui es soumise».

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à nouveau dans un contexte polémique, lorsqu’il décrit à Rusticus, dans sa Lettre 125, le personnage si détesté de Rufin sous le nom de Grunnius, présenté comme un homme argenté qui achète ses admirateurs, comme un hypocrite, un homme ambigu, un monstre hybride possédant simultanément plusieurs natures diverses et contraires: apparemment, celle de l’homme vertueux, véritablement, celle de l’homme perverti: Hic bene nummatus, plus placebat in prandiis. Nec mirum qui multos inescare solitus erat facto que cuneo circumstrepentium garrulorum procedebat in publicum intus Nero, foris Cato, totus ambiguus, ut ex contrariis diversis que 35 naturis unum monstrum novam que bestiam diceres esse conpactam.

Cette formule eut une certaine fortune dans les siècles successifs puisque Othlo de Saint-Emmeran, au XIe siècle, dans son ‹Libellus Proverbiorum› composé dans l’intention de supplanter les ‹Disticha Catonis›, la propose comme proverbe avéré, dans une version cependant allongée qui 36 s’interroge sur l’utilité d’une telle conduite. Au XIIe siècle, Wibaud, abbé de Corbie et de Stavelot, répond à la lettre laudative de Manegold, chanoine de Paderborn, à propos de sa vertu et surtout de sa rhétorique dont il déplore le peu de pratique dans les cloîtres. Cette dernière, même exercée correctement, n’a cependant de sens que si ses prescriptions s’harmonisent avec les gestes accomplis. L’homme vraiment éloquent ajuste ses actes à ses paroles, Néron et Caton ne pouvant se partager ce logis: Hunc tu vere dixisses eloquentem, qui non destruit opere quod praedicat ore, qui non est intus Nero, foris Cato. Quem si aspicias, doceris; si audias, instrueris; si sequare, perficeris. Et tu si gloria dicendi tangeris, elige unum quem 37 sequaris, cuius eloquentia tuus animus permulceatur. ––––––––––––––––––– 35 Hieronymus, Epistola 125 (Ad Rusticum Monachum), dans: Lettres, tome VII, éd. et trad. Jérôme Labourt, Paris 1961, §18, p. 130. Trad.: «Le personnage bien renté réussissait mieux à plaire dans le repas. Quoi d’étonnant, puisqu’il avait l’habitude de gaver beaucoup de convives? Il se formait un bataillon de caqueteurs qui l’acclamaient à grand bruit quand il se montrait en public; pour l’intérieur, c’était Néron, pour l’extérieur Caton; Il était, en tout, équivoque. On aurait dit que des natures diverses et même contraires s’associaient en lui pour former un seul monstre et une bête d’un genre inédit». 36 Othlonus S. Emmerani Ratisponensis, Libellus proverbiorum, éd. William Charles Korfmacher, Chicago 1936, Q92, p. 69: Quid cuiquam prodest foris esse Cato, cum sit intus Nero? 37 Wibaldus Stabulensis et Corbeiensis, Epistolae, dans: Monumenta Corbeiensia, éd. Philipp Jaffé, Berlin 1864, 167: Wibaldus ad Manegoldi

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Dans le troisième livre de son ‹Elégie›, le clerc italien Henri de Settimello, qui connut un revers de fortune semblable à celui de Boèce et entreprit lui aussi de demander littérairement la consolation de la Philosophie (cf. le sous-titre: ‹De diversitate fortunae et philosophiae consolatione›), interroge cette dernière à propos des scélérats qui sont exaltés de par le monde et qui y ont conquis le pouvoir. La Dame, majestueuse, gronde doucement le poète en lui expliquant que la gloire et le bonheur des indignes ne sont qu’illusion. Apparemment ceux-ci jouissent de l’admiration et de l’exaltation des hommes, mais il n’en est rien: Omnis que niveo volucris plumescit amictu, non est, si simulet, vero columba tamen. Sepe sub agnina latet hirtus pelle Lycaon, subque Catone pio perfidus ipse Nero. Econtra, bene scis, inter latet hispida mollis tegmina sanguineo tincta rubore rosa, tamque duces claros, Itacum prolemque Philippi, membra per obscuros littera prisca refert. Multa vides igitur, faleris circumdata fictis, 38 que se longe aliter quam videantur habent.

Le contenant a souvent bien peu à voir avec le contenu, que l’avantage se concentre sur l’un ou sur l’autre. Henri de Settimello mêle les références de l’histoire et des fables pour exprimer l’hétérogénéité entre l’être et le paraître: l’oiseau commun se cache sous les plumes blanches de la colombe, le lion sous la peau de l’agneau, la rose se dissimule sous ses épi––––––––––––––––––– canonici Paderbornensis blanditias rescribit, pp. 285–286. Trad. pers.: «Tu avais dit que celui-ci est vraiment éloquent, qui ne détruit pas par les œuvres ce qu’il affirme par les paroles, qui n’est pas intérieurement Néron, et extérieurement Caton. Si tu considères celui-ci, tu reçois un enseignement; si tu l’écoutes, tu es instruit; si tu le suis, tu te parfais. Et toi, si tu es touché par la gloire de ce qu’on dit, choisis un homme à imiter, dont l’éloquence touche ton âme». 38 Henricus Septimellensis, Elegia, éd. Giovanni Cremaschi, Bergamo 1949, III, v. 121–130. Trad. pers.: «Chaque oiseau couvert de plumes blanches / N’est cependant pas une vraie colombe, bien qu’il le simule. / Souvent un Lycaon hirsute se cache sous la peau d’un agneau / et le perfide Néron sous le pieux Caton. / En sens contraire, tu le sais bien, la douce rose cache parmi les épines / sa parure aux teintes rouge sang, / et la littérature des anciens rapporte que des chefs aussi célèbres / qu’Ulysse ou que les descendants de Philippe étaient peu avantagés par leur physionomie. / Tu vois donc beaucoup de choses, entourées d’ornements fictifs, / Qui sont bien différentes de leur apparence».

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nes, alors que le héros semble laid et que le perfide Néron se déguise en un pieux Caton: l’habit ne fait vraiment pas le moine! À travers la vulgarisation anonyme de cette œuvre au XIVe siècle, intitulée ‹Trattato contro all’aversità della fortuna›, nous relevons une première attestation d’un proverbia de Catone en langue vulgaire: Spesso il lupo si nasconde sotto la 39 pelle dell’agnello, e ’l perfido Nerone si nasconde nella qualità di Cato. II.3 E tertius Cato celo cecidit La troisième formule concernant Caton est celle qui connut au Moyen Âge le plus grand succès. Elle provient des ‹Satires› de Juvénal et est adressée par la prostituée Laronia à un de ses contemporains, malheureux de constater la désuétude de la loi Julia, édictée par Auguste contre le commerce sexuel avec les femmes. La fille de joie se réjouit ironiquement de la venue de ce moraliste rappelant à Rome son antique pudeur: «Un troisième Caton nous est tombé du ciel», après le Censeur et celui d’Utique: Felicia tempora, quæ te moribus opponunt! Habeat iam Roma pudorem: 40 tertius e caelo cecidit Cato.

Elle lui demande toutefois railleusement où il achète son parfum et s’engage dans une complainte amère sur le sort des femmes face aux comportements homosexuels des hommes, pour terminer sur ce constat révoltant: De nobis post haec tristis sententia fertur? 41 dat veniam corvis, vexat censura columbas.

Ainsi, le tertius Cato, en contradiction avec ses dignes prédécesseurs, ne se voit assigner ce nom que par dérision, et parce que ce personnage joue un rôle qu’il n’incarne qu’extérieurement, cette troisième expression proverbiale se rapproche beaucoup de la précédente. Pour stigmatiser le contemporain qui veut se faire passer pour plus sévère qu’il n’est, les ––––––––––––––––––– 39 Arrigo da Settimello, Lo Libro d’Arrighetto fiorentino disposto di grammatica in volgare, III, éd. Enzo Bonaventura, Arrigo da Settimello e l’‹Elegia de diversitate fortunae et philosophiae consolatione›, dans: Studi medievali 4 (1912–13), pp. 110–192, voir p. 187. 40 Iuvenalis, Saturae, éd. et trad. Pierre de Labriolle et François Villeneuve, Paris 1931, II, 38–40, p. 16. 41 Iuvenalis (note 40), II, 62–63, p. 17.

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médiévaux utilisent avec bonheur l’image du troisième Caton et de sa descente du ciel, d’autant plus qu’elle apparaît telle quelle dans deux célèbres florilèges du XIIe siècle, le ‹Florilegium morale oxoniense› et le ‹Florilegium gallicum›: c’est le cas entre autres de Mathieu de Vendôme dans son ‹Ars versificatoria› (XIIe), de Geoffroy d’Auxerre dans son livret ‹Contra capitula Gilberti Pictaviensis Episcopi› (XIIe), de Philippe de 42 Harvengt (†1183) dans ses ‹Commentaria in Cantica Canticorum›. La littérature satirique, en outre, trouve avec cette expression une sentence bien frappée et ajustant adroitement son tir en direction de l’adversaire. Bernard de Cluny s’en sert dans le deuxième livre de son ‹De contemptu mundi›, lorsqu’il s’ingénie à démolir la réputation de ceux qu’il appelle les pseudo-prophetae (713) ou les Pharisei (714), et en particulier celle de leur aîné, plus sournois, plus hypocrite encore que les autres: même s’il est Sathan, angelus esse putatur, / Est Sathan actibus ipseque vocibus angelus idem (738–739). La similitude avec la thématique employée dans le contexte du foris Cato, intus Nero est patente! Et la dialectique intérieur / extérieur, être vicieux / vertu apparente, se poursuit, dans le texte, jusqu’à la formulation concernant le troisième Caton. Celui-ci, avec un visage encore plus sévère que les deux autres, cache un cœur vil: Frons gerit Hectora, vincere Nestora creditur aetas, Est cutis arida fertque per hispida brachia setas. Iam prope funera pollice dextera computat annos, Cumque senex labet hic, animos habet ipse tyrannos. Iam quid apertius? en Cato tertius aethere missus, Fronte severior, in cute iustior, intro remissus. Est Cato; tempore cernitur affore Maurus Hiarba. Hinc Venus evirat, inde virum parat hispida barba, 43 Frons hominem gerit, intus homo perit, est lupus intus. ––––––––––––––––––– 42 Cf. Florilegium morale oxoniense, éd. Charles Hugh Talbot, t. 2: Flores Auctorum, Louvain/Lille 1956, p. 72, l. 14–16; Florilegum gallicum, éd. Beatriz Fernández de la Cuesta González, dans: En la senda del Florilegium Gallicum, Louvain 2008, pp. 285–524, voir p. 391; Matthaeus Vindocinensis, Ars versificatoria, dans: Mathei Vindocinensis Opera, éd. Franco Munari, Roma 1988, vol. 3, II, 16, p. 141; Gaufridus Claraevallensis, Libellus contra capitula Gilberti Pictaviensis Episcopi, PL 185, 595B–618B, voir 616B; Philippus de Harvengt, Commentaria in Cantica Canticorum, PL 203, I, vi, 200D. 43 Bernardus Cluniacensis, Contemptus mundi (note 33), II, 749–757, p. 120. Trad. pers.: «Il a le visage d’Hector, mais son âge doit bien dépasser celui de

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Ici, Bernard ne présente pas l’opposition Caton – Néron, mais celle entre Caton et Iarbas le Maure, roi de Libye, fils de Jupiter Amon et d’une nymphe du pays des Garamantes, qui avait fait construire cent temples en l’honneur de son père et qui avait recouvert du sang des victimes leurs porches. Selon ce que narre Virgile dans le quatrième livre de l’‹Enéide›, celui-ci, repoussé par Didon, pria son père Jupiter Amon de punir la 44 reine. Or, mis à part l’évidente disparité entre la vertu catonienne et la barbarie du Libyen, l’élément le plus intéressant se rattache à l’épisode raconté par Lucain dans le livre IX de la ‹Pharsale› (511–618), à savoir le refus de Caton, dans le désert de Libye, de consulter dans un temple les oracles de Jupiter Amon. En effet, le général affirme qu’il n’a rien à apprendre de la divination: il sait qu’il devra mourir un jour et que, jusquelà, il lui est demandé de suivre les préceptes stoïciens d’adhésion à la Nature et de service de l’Humanité. Le Romain représente ainsi l’autonomie morale face à la dépendance de Iarbas au faux dieu, qu’il prie pour être vengé. Une part de monstruosité, ou du moins d’ambiguïté, habite l’aîné des pseudo-prophètes, puisqu’il se présente en même temps, sous différentes perspectives, comme eunuque et comme viril. S’il paraît être un homme au service de ses confrères, celui-ci ne possède toutefois des traits humains qu’en apparence: son humanité a en effet péri pour se transformer en l’animalité d’un loup, réputé pour n’avoir aucune pitié envers la race humaine. Jean de Salisbury, lorsqu’il utilise la formule proverbiale sur le troisième Caton, mène, quant à lui, une discussion sur une version parente de cette dissimilitude déjà rencontrée, celle qui se présente entre videri sapiens et esse sapiens, entre la sagesse des paroles et celle des actes. Dans le douzième chapitre du livre VII, il s’attaque aux pseudo-philosophes qui croient pouvoir mesurer la sagesse par les seuls discours: De ineptiis nugatorum qui sapientiam verba putant ––––––––––––––––––– Nestor, / Sa peau est flétrie et il a des poils drus sur ses bras hirsutes. / Déjà proche de la mort, il compte ses années avec le pouce droit, / Alors que ce vieillard chancelle, il possède des esprits tyranniques. / Est-ce déjà plus clair? eh bien, un troisième Caton a été envoyé du ciel, / Plus sévère dans l’expression, plus juste en surface, lâche en profondeur. / Il est Caton; il finira par être perçu comme proche de Iarbas le Maure. / D’ici, Vénus l’émascule, de là, une barbe hirsute le rend viril, / Il a le visage d’un homme, mais à l’intérieur l’humain a péri, il y a un loup à l’intérieur». 44 Cf. Vergilius, Aeneis, IV, 196–202, éd. et trad. Jacques Perret, Paris 1981, t. 1, pp. 117–118.

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Errant utique et impudenter errant qui philosophiam in solis uerbis consistere opinantur; errant qui uirtutem uerba putant ut lucum ligna. Nam uirtutis commendatio consistit ab opere, et sapientiam iurtus inseparabiliter comitatur. Vnde constat qui illi, qui uerbis inherent, malunt uideri quam esse sapientes. […]. Verba multiplicant ut saepe minus intellecti sint onere et multitudine uerborum quam rerum difficultate. Cum enim ne intelligeretur effecit, arbitratur se meruisse ut prae ceteris philosophus uideatur. Et saepe qui paucissima nouit, proponit plurima quae nec ipse Pitagoras sufficeret explanare. Interdum eadem replicat et revolvit et, quia non habet quo divertat, laborat misere, idem terit et easdem circinat auras; dum eum procul audis, tertium Catonem e celo miraberis cecidisse. Quemlibet enim hominem attulisse vide-bitur; si professionem quaeris aut artem, est «grammaticus, rethor, geometer, pictor, aliptes, / augur, cenobates, 45 medicus, magus» (Juvénal, Saturae III, 76–77).

Ces derniers n’ont pas de profondeur de vue ni de compétences sapientiales, mais ils noient leur ignorance sous des flots de paroles compliquées et répétitives, cherchant une consécration à travers l’incompréhensibilité de leurs discours. De loin, l’enchevêtrement et la multiplicité des mots pourraient faire croire à la sagesse, mais l’on aurait tort de se laisser émerveiller par la descente du ciel d’un troisième Caton, apparemment omniscient. ––––––––––––––––––– 45 Ioannes Saresberiensis, Policraticus (note 17), VII, 12, vol. II, p. 137. Trad. pers.: «Les absurdités des hommes frivoles qui croient que la sagesse se mesure aux paroles. Ceux qui croient que la philosophie consiste seulement en des mots sont sujets à une forme d’erreur générale et éhontée. Ils sont dans l’erreur en jugeant que la vertu consiste en des mots, de même qu’un bois sacré serait du bois de cheminée. En effet, le mérite de la vertu consiste en ses œuvres, et la vertu est le compagnon inséparable de la sagesse. Ainsi, il est évident que ceux qui s’attachent aux mots préfèrent paraître sages que de l’être vraiment. [ … ] Ils multiplient tellement leurs paroles qu’il est souvent plus difficile de les comprendre à cause du poids et de la multitude des mots qu’à cause de la difficulté du thème. Lorsqu’un d’entre eux a réussi à se rendre incompréhensible, il pense avoir gagné le droit d’être regardé comme un philosophe supérieur aux autres. Souvent celui qui sait très peu prétend expliquer plus que Pythagore lui-même n’aurait su clarifier. Entre temps il revient et retourne encore sur les mêmes sujets et, parce qu’il ne sait pas à propos de quoi faire une digression, il peine misérablement; il use le même thème et tournoie autour du même point. Tant que tu l’entends de loin, tu t’émerveilles qu’un troisième Caton descende du ciel. Il paraîtra être un touche-à-tout; si tu lui demandes sa profession ou son art, il est ‹grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, funambule, médecin, magicien›». Pour Juvénal: Iuvenalis, Saturae (note 40), p. 16.

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Enfin, Evrard d’Ypres, moine cistercien et ancien professeur de droit canon à Paris, écrit, dans la dernière décennie du XIIe siècle, à la mémoire de son maître aussi célèbre que contesté, Gilbert de la Porrée, un curieux dialogue entre lui-même et un certain Grec Ratius, à propos du conflit doctrinal qui opposa son maître à Bernard de Clairvaux lors du concile de Reims en 1148. Evrard cherche à créer dans ce dialogue un climat de diligens negligentia, de «nonchalance soignée», comme le qualifie Peter 46 von Moos, en ponctuant le texte de plaisanteries, surtout dans sa première partie. Alors que Ratius voudrait s’en aller, Evrard lui rappelle qu’il avait promis de rester plus longtemps et lui fait remarquer qu’il n’a 47 pas encore eu le temps de lui poser la question essentielle. L’impatience est le vice capital du dialogue et semble appartenir particulièrement aux Grecs, selon Evrard. Ratius se ravise et affirme au contraire sa capacité à la patience, alors que son interlocuteur lui demande de donner une définition de cette attitude, ce qu’il propose au début de notre extrait: Ratius – Amice facis quod me mihi commendas. Faciam igitur quod hortaris. Patientia alia est vitium, alia virtus. Vitium: quando timore humano quis suffert quod non est sufferendum ut quando quis non audet reprehendere furem. Virtus: ut quando timore divino quis signum tolerantiae exhibet. De qua quaeris. Quae sic describitur: Patientia est repressio vindictae violentia aliena irritatae virtutis amore. [ … ] Everardus – Videtur mihi quod descriptio patientiae quam ponis reprehensibilis sit in duobus. Ratius – Quibus? Euerardus – Cum patientia passio sit genere cur in eius definitione ponis repressionem quae actio genere est? Nec uidetur dicendum uindictae sed irae. – Quid me toruo inspicis lumine. De facili uideris moueri, ne dicam irasci, qui te patientem dixeras. Ratius – Tertius e coelo cecidit Cato, scilicet tu. Euerardus – Ejice derisorem et exibunt cum eo jurgia sua (Pr. 22,10). Sum ne a 48 te deridendus quia reprehendo reprehendenda? ––––––––––––––––––– 46 Von Moos, Peter, Le dialogue latin au moyen âge, dans: Entre histoire et littérature, Firenze 2005, pp. 343–387, voir p. 365. 47 Cf. Evrardus Ypresis, Dialogus Ratii et Euerardi, éd. Nikolaus M. Häring, A Latin Dialogue on the Doctrine of Gilbert of Poitiers, dans: Medieval Studies 15 (1953), pp. 245–289, voir p. 248. 48 Evrardus Ypresis, Dialogus Ratii et Euerardi (note 47), pp. 248–249. Trad. pers.: «R. – Ami, tu fais ce que tu me demandes de faire. Je ferai donc ce que tu m’exhortes de faire. Une sorte de patience est un vice, une autre est une

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Cependant, Evrard ose critiquer deux éléments de la définition et Ratius semble s’en irriter, ce que le Latin relève avec satisfaction: celui qui s’est qualifié de patient ne l’est pas vraiment. Le Grec s’en sort avec ironie: «un troisième Caton est descendu du ciel» pour analyser ses comportements et en dénicher les contradictions! Evrard, cependant, ne s’adapte pas à cet esprit satirique et tente de justifier ce qu’il vient de juger. Ici aussi, le tertius Cato, avec ses airs de censeur, se voit raillé, bien qu’ici le ton soit plus amical que dans les autres extraits. La suite du dialogue permet de comprendre que l’impatience de Ratius ne concernait pas le fait même d’être critiqué, mais bien plutôt le contenu de cette critique, qui présentait de graves erreurs philosophiques. Ainsi, le troisième Caton se permet d’évaluer ce qu’il ne maîtrise pas, et c’est le mauvais juge qui finit par être ironiquement jugé. Ce tour d’horizon médiéval – bien sûr partiel – des traditions exemplaire et parémiologique à propos de Caton accompli, nous pouvons relever les liens thématiques importants qui unissent les deux traditions – Caton comme incarnation de la vertu, de la sévérité, de la rigidité, de la cohérence de vie –, tout en insistant sur l’utilisation divergente de cette figure dans les deux genres littéraires. En ce qui concerne les récits, la tendance est plutôt à l’exposition d’un comportement exemplaire et donc à la similitude: le nom de Caton s’associe à un personnage historique précis et à une attitude morale positive, que le lecteur devrait tenter d’imiter sincèrement. Dans le cas des proverbes, la stratégie discursive est inverse et elle se rapproche de l’usage de l’antonomase: le nom ‹Caton› associe les deux personnages historiques, avant de se désincarner pour ne ––––––––––––––––––– vertu. Un vice: quand, par crainte humaine, quelqu’un souffre de ce qu’il ne devrait pas souffrir, à savoir quand quelqu’un n’ose pas blâmer le voleur. Une vertu: quand, par crainte divine, quelqu’un montre un signe de constance. Tu es en recherche à ce propos. Voici sa description: la patience est la répression, par amour de la vertu, d’une revendication excitée par une violence inadéquate. [ … ] E. – Il me semble que la description de la patience que tu as proposée est à corriger sur deux points. R. – Lesquels? E. – Puisque la patience appartient au genre de la passion, pourquoi, dans sa définition, as-tu proposé la répression qui est du genre de l’action? Et il semble qu’il ne faut pas dire ‹revendication›, mais ‹colère›. – Pourquoi me regardes-tu d’un œil enflammé. Tu sembles t’émouvoir, pour ne pas dire te mettre en colère, facilement, toi qui avais dit être patient. R – Un troisième Caton est descendu du ciel, à savoir toi. E – Chasse le railleur et ses querelles franchiront le seuil avec lui. Est-ce que tu dois te moquer de moi parce que je réprimande ce qui est répréhensible?»

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devenir que le synonyme de ‹sage›, quelquefois de ‹sage païen›, faisant plus référence à un idéal qu’à un homme concret. Cet emploi proverbial tend ainsi à évaluer négativement un comportement humain qui essaie d’atteindre un modèle quasi inaccessible, ou qui ne s’intéresse qu’à l’ornement de ses signes extérieurs, tel l’hypocrite dénoncé dans la littérature satirique.

III. Dans un deuxième temps plus bref, nous voudrions nous interroger sur l’influence qu’a pu exercer sur ces deux traditions la fortune médiévale extraordinaire des ‹Disticha Catonis›, recueil de 144 distiques moraux (‹Cato magnus›), élaboré autour du IIIe siècle et organisé en quatre livres (dans la tradition la plus diffuse, le livre I compte 40 distiques, le livre II, 31, le livre III, 24 et le livre IV, 49), contenant une lettre introductive en prose de Caton à son fils, dans laquelle le père invite son descendant à suivre ses préceptes et à le lire attentivement. Viendront s’ajouter à ce corpus, en interpolation, 57 Breves sententiae (‹Cato parvus›), composées pour la plupart de deux mots et d’un verbe à l’impératif, ainsi que trois 49 introductions poétiques aux livres II, III et IV. Le lien entre ces dictons sapientiaux et Caton n’apparaît explicitement que dans le titre: jamais ceux-ci ne parlent de Caton, ils lui sont par contre attribués. Caton le Censeur, écrivain des origines de la littérature latine, célèbre pour son ‹Carmen de moribus› dédié à son fils Marcus et pour ses ‹Apophthegmata›, fut vénéré comme maître et comme plus grand représentant du genre gnomique latin; sous son nom se diffusèrent 50 de nombreux recueils de Dicta (ou Sententiae) Catonis. Image de la vertu et de la sagesse, aidé en cela par la contribution biographique de son arrière-petit-fils Caton d’Utique, le Censeur se voit certainement attribuer, au IIIe siècle, la composition du nouveau recueil de sentences morales, les ‹Disticha Catonis›, en partie inspirées de ses propres prover––––––––––––––––––– 49 Lire à ce propos la ‹Praefatio› à l’édition de Marcus Boas des ‹Disticha Catonis›, Amsterdam 1952, vii–lxxxiv. Voir aussi Roos, Paolo, Sentenza e proverbio nell’antichità e i ‹Distici di Catone›, il testo latino e i volgarizzamenti italiani, Brescia 1984, pp. 187–204, ainsi que la bibliographie qu’il propose pour chacune de ces questions. 50 Cf. Roos (note 49), pp. 27–40.

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bes. L’ample diffusion de ces dictons savants se reconnaît à la grande quantité de manuscrits conservés, tout autant qu’à une ample tradition 51 indirecte de citations, de gloses, de réécritures, de traductions. La question de l’identité de l’auteur a nourri d’amples réflexions, surtout par le biais des accessus aux ‹Disticha›. Les médiévaux connaissent les deux personnages historiques de Caton le Censeur et de Caton d’Utique, et leur attribuent à tour de rôle la rédaction de cette œuvre, avec un avantage pour le Censeur, plus apte à endosser ce rôle. Plusieurs cependant peinent à leur en reconnaître la paternité, à cause des références, dans la préface du livre II, à Virgile, Macer, Ovide et Lucain, auteurs tous postérieurs aux deux principaux intéressés: In initio cuiuscumque libri tria sunt requirenda, persona locus tempus. Sed persona istius Catonis ignoratur, legimus enim duos Catones fuisse, ununm Censorium, alterum vero Uticensiem. Uticensis dictus est ab Utica civitate, 52 qua periit. Sed ex duobus illis neuter iste fuit.

Outre les propositions de Cicéron, de Sénèque ou encore de Jean Chrysos53 tome mentionnées par Rémi d’Auxerre, une solution semble se profiler: le nom ‹Caton› ne se réfèrerait pas à un individu, mais désignerait, par le biais de la signification de l’adjectif catus, un homme sage: Duo Catones erant Romae, Censorinus Cato et Uticensis Cato. Ideo Censorinus dicitur Cato, quia bonus iudex erat et bene et iuste de omnibus iudicabat; ideo autem Uticensis Cato dicitur, quia devicit Uticam, quae est regio in romano imperio. Sed Censorinus Cato cum videret iuvenes et puellas in magno errore versari, scripsit hunc libellum ad filium suum, insinuans ei rationem bene vivendi et per eum docens cunctos homines ut iuste et caste ––––––––––––––––––– 51 Cf. ‹Praefatio› de Marcus Boas (note 49), xxxix–lii; Roos (note 49), pp. 232– 242; Zarncke, Friedrich, Der deutsche Cato. Geschichte der deutschen Übersetzungen der im Mittelalter unter dem Namen Cato bekannten Distichen [ … ] , (réimpr. de l’édition de 1852) Osnabrück 1966; Ruhe, Ernstpeter, Untersuchungen zu den altfranzösischen Übersetzungen der ‹Disticha Catonis›, München 1968; Bizzarri, Hugo O., Algunos aspectos de la difusion de los ‹Disticha Catonis› en Castilla durante la edad media, dans: Medioevo romanzo 36 (2002), pp. 127–148 et pp. 270–295. 52 Remigius Autissiodorensis, Accessus au Commentaire des ‹Disticha Catonis›, Ms. Rouen 1470, fol. 73a, éd. Max Manitius, Remigiusscholien, dans: Münchener Museum für Philologie des Mittelalters und der Renaissance II (1914), p. 109. 53 Cf. Remigius Autissiodorensis, Expositio super Catonem, cité par Ruhe (note 51), p. 10.

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vivant. Alii dicunt quod huic libello nomen non ab auctore, sed a materia sit 54 inditum: catus enim sapiens dicitur.

Un philosophe romain anonyme se trouverait alors à la source de ces distiques, comme semblent l’annoncer quelques titres répertoriés dans les 55 manuscrits, tel ‹Libri Catonis philosophi›; l’important étant en somme de reconnaître le caractère sapiential de ces dictons, quel qu’en soit l’auteur. ‹Caton› devient ainsi, dans cette tradition, un synonyme de sage. Le modus interpretandi éthique des ‹Disticha Catonis›, ouvrage qui sera désigné par le simple mot de ‹Cato›, et l’assimilation de ce nom à la figure du sage renforcèrent certainement l’autorité des exempla et des proverbia de Catone, qui intégrèrent aussi, par l’influence des ‹Disticha› 56 et du Censeur (avec sa définition de l’orateur: vir bonus dicendi peritus ), des composantes concernant les compétences rhétoriques du philosophe. Bien que la diffusion intensive de ces dictons et de leurs interprétations ait aussi influencé positivement la portée des récits exemplaires narrant un épisode de la vie de Caton et que l’on trouve des parallèles entre la biographie du philosophe et certains distiques – par exemple le distique II, 12, concernant l’inutilité des oracles –, la plus importante interaction s’est probablement développée avec les expressions proverbiales, puisque les ‹Disticha Catonis› appartiennent eux aussi à cette tradition. En effet, 57 certains proverbes répertoriés par Walther parlent avant tout du Caton des ‹Disticha› et présentent ainsi un Caton fournisseur de dits moraux, souvent associé aux mots mos ou mores (n°27885, 9519), lingua (n°28652), dicta (n°29174), verba (n°33056a), sermo (n°12116b). La même signification du nom ‹Caton› comme sage, sans référence à un personnage historique précis et à sa biographie (la fin de la préface du livre II des ‹Disticha› dit: ergo ades et quae sit sapientia disce legendo) et le même usage proche de l’antonomase apparaissent dans les deux genres. Le Caton des ‹Disticha› pourrait d’ailleurs représenter, tout autant que le Caton historique des exempla, cet idéal de sagesse que l’on retrouve dans les ––––––––––––––––––– 54 Accessus ad Auctores (XIIe s.), éd. rev. et corrigée par Robert B. C. Huygens, Leiden 1970, Accessus Catoni, pp. 21–22. 55 C’est par exemple le cas des manuscrits Paris, BNF, lat. 2772 et 8093ß. Voir à ce propos Boas, Marcus, Die ‹Epistola Catonis›, Amsterdam 1934, pp. 32–37. 56 Cf. Quintilianus, Institutiones oratoriae, XII, 1, 1, éd. et trad. Jean Cousin, Paris 1980, t. VII, p. 66 et Seneca Rhetor, Controversia, I, pr. 9, éd. Lennart Håkanson, Leipzig 1989, p. 3. 57 Cf. Walther (note 27), n° 16540, 23392, 9569, 14633.

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expressions proverbiales et qui contraste avec les comportements médiocres et hypocrites des humains, ces faux Caton. Au final, les Caton des trois traditions – exemples, proverbes et distiques – ont contribué à la création d’une figure paradigmatique de la moralité ainsi qu’à l’élaboration d’une personnification de la sagesse, représentées sous le nom de ‹Caton›. Ce que confirme synthétiquement le grammairien anglais du début du XIIIe siècle, Geoffroy de Vinsauf, dans sa ‹Summa de coloribus rhetoricis›: Significatio autem est quando per unum significatur aliud ut […] per «Paridem» «formosus», per «Helenam» «Formosa», per «Ulixem» «dolosus», per «Achilem» «fortis», per «Tullium» «eloquens», per «Platonem» «philosophus», per «Catonem» «sapiens» intelligitur. Unde illud: Tullius ore, Plato pectore, mente 58 Cato.

Les représentations médiévales de Caton rencontrées lors de notre parcours antico-médiéval proposent ainsi, dans le cadre d’une philosophie comme manière de vivre, une figure du sage dont l’exemplarité permet de discriminer la vraie vertu de la fausse pour finalement conduire les lecteurs à l’imitation du bon modèle.

––––––––––––––––––– 58 Galfridus de Vinosalvo, Summa de coloribus rhetoricis, éd. Edmond Faral, dans: Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, Paris 1924, p. 326.

Fabel und Exempel, Sprichwort und Gnome. Das Prozesskapitel von ‘Kalīla wa-Dimna’ Regula Forster (Berlin)

‘Kalī la wa-Dimna’ gehört wie das pseudo-aristotelische ‘Secretum secretorum’ und wesentlich später die anonym überlieferte Sammlung ‘Tausendundeine Nacht’ zu jenen orientalischen Texten, die in Ost und West 1 Karriere gemacht haben. Das Werk ist zwar indischen Ursprungs – es geht über eine persische Zwischenstufe auf eine Version des ‘Pañcatantra’ zurück –, doch wurde der Text vom Übersetzer ins Arabische, Ibn alMuqaffa‘, der um die Mitte des 8. Jahrhunderts im heutigen Irak und 2 Iran tätig war, stark bearbeitet. In der Folgezeit wurde vor allem die Version Ibn al-Muqaffa‘s einflussreich: Der arabische Text gewann in der islamischen Welt große Bedeutung, galt das Werk doch bei den Gelehrten, anders als ‘Tausendundeine Nacht’, als gute und nachahmenswerte Literatur. Entsprechend wurde das Buch so oft ab- und umgeschrieben, dass heute kaum eine arabische Handschrift oder Druckausgabe den gleichen Text wie eine andere aufweist. Zudem entstanden Fassungen in ––––––––––––––––––– 1

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Vgl. Grotzfeld, Heinz, Sophia Grotzfeld und Ulrich Marzolph, Kalila und Dimna, in: Enzyklopädie des Märchens, hg. v. Kurt Ranke u.a., Berlin/New York 1975ff., Bd. 7 (1993), Sp. 888–895. Keine der erhaltenen Versionen des ‘Pañcatantra’ kommt als Vorlage für ‘Kal ī la wa-Dimna’ in Frage, die persische Zwischenstufe ist nicht erhalten, vgl. de Blois, François, Burzōy’s Voyage to India and the Origin of the Book of Kal ī lah wa Dimnah (Royal Asiatic Society, Prize Publication Fund 23), London 1990, S. 1. – Zu Ibn al-Muqaffa‘ vgl. Latham, J[ohn] D., Ibn alMuqaffa‘ and early ‘Abbasid prose, in: The Cambridge history of Arabic literature: ‘Abbasid belles-lettres, hg. v. Julia Ashtiany u.a., Cambridge 1990, S. 48–77; Ders., Ebn al-Moqaffa‘, in: Encyclopaedia Iranica, hg. v. Ehsan Yarshater, London u.a. 1985ff., Bd. 8 (1998), S. 39–43; van Ess, Josef, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, 6 Bde., Berlin/New York 1991–1997, Bd. 2 (1993), S. 22–36.

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Versen, Nachahmungen und Übersetzungen in weitere islamische Spra3 chen, insbesondere ins Persische und ins Türkische. Doch auch außerhalb des islamischen Kulturraums wurde das Werk rezipiert: Aus dem Arabischen wurde ‘Kal ī la wa-Dimna’ unter anderem 4 ins Spanische, Griechische und zweimal ins Hebräische übertragen. Eine der beiden hebräischen Übersetzungen – sie wird einem gewissen Rabbi Joël zugeschrieben – stammt vom Anfang des 12. Jahrhunderts, ist aber 5 nur fragmentarisch erhalten. Um 1270 diente sie dem vom Judentum zum Christentum konvertierten Johannes von Capua als Vorlage für 6 seine lateinische Übersetzung. Diese lateinische Fassung wiederum wurde in verschiedene Volkssprachen übersetzt, unter anderem in den 1470er Jahren durch Anton von Pforr für den württembergischen Herzog Eber7 hard im Bart ins Deutsche.

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Zur Tradierung vgl. z.B. Brockelmann, C[arl], Kalīla wa-Dimna, in: The Encyclopaedia of Islam. New Edition, 12 Bde., Leiden 1960–2004, Bd. 4 (1974), S. 503–506 [zuerst auf Deutsch in: Enzyklopaedie des Islam, 1. Aufl., 4 Bde., Leiden 1913–1934, Bd. 2 (1927), S. 744–748], sowie de Blois (Anm. 2), S. 1. Vgl. zu den verschiedenen Versionen die Übersicht bei de Blois (Anm. 2), S. 3–7, sowie sein Stemma S. 11. [Rabbi Joël], Sefer Kalila wa-Dimna, in: Deux versions hébraïques du livre Kalîlah et Dimnâh, hg. v. J[oseph] Derenbourg, Paris 1881, S. 1–309. Johannes von Capua, Beispiele der alten Weisen des Johann von Capua. Übersetzung der hebräischen Bearbeitung des indischen Pañcatantra ins Lateinische, hg. u. übers. v. Friedmar Geißler, Berlin 1960. Zur Fassung Antons von Pforr vgl. Piontek, Frank, Ein Fürst und sein Buch. Beiträge zur Interpretation des Buchs der Beispiele (GAG 631), Göppingen 1997, und nun v.a. Obermaier, Sabine, Das Fabelbuch als Rahmenerzählung. Intertextualität und Intratextualität als Wege zur Interpretation des ‘Buchs der Beispiele der alten Weisen’ Antons von Pforr (Beihefte zum Euphorion 48), Heidelberg 2004, die sich (S. 37–42) sehr kritisch zur Edition Geißlers (Anton von Pforr, Das Buch der Beispiele der alten Weisen, hg. v. Friedmar Geißler, 2 Bde., Berlin 1964/74) äußert, da die von ihm gewählte Leithandschrift Anton von Pforr weder zeitlich noch geographisch nahe stehe. Obermaier zitiert daher wieder die Edition Hollands (Das Buch der Beispiele der alten Weisen. Nach Handschriften und Drucken, hg. v. Wilhelm Ludwig Holland [BLV 56], Stuttgart 1860). Für meine Zwecke fallen die Unterschiede nicht ins Gewicht, so dass ich die kritische und mit einem Register versehene Ausgabe Geißlers vorziehe; auf die Ausgabe Hollands verweise ich jeweils in Klammern mit der Sigle H.

Das Prozesskapitel von ‘Kal ī la wa-Dimna’

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Der Hauptteil von ‘Kalī la wa-Dimna’ besteht aus rund fünfzehn Kapi9 teln, deren Rahmenhandlung ein Dialog zwischen einem indischen König und seinem Philosophen bildet. Der König bittet jeweils den Philosophen um eine Erzählung, die ein bestimmtes Verhalten illustriert. Der Philosoph bringt darauf in der Regel zuerst eine kurze theoretische Erläuterung, danach erzählt er eine Geschichte, in die ähnlich wie bei ‘Tausendundeiner Nacht’ weitere eingefügt sein können. Von den Kapiteln dieses Hauptteils gehören die beiden ersten zusammen: In ihnen allein kommen zwei Schakale, Dimna und sein Bruder Kalī la, vor, von denen die arabische Fassung Ibn al-Muqaffa‘s ihren Titel hat. Das erste Kapitel erzählt, wie der verschlagene Dimna gegen den Rat seines Bruders am Hof des Löwen zu Ansehen zu kommen versucht und gegen den Stier, einen Ratgeber des Königs, intrigiert. Dimna ist erfolgreich, so dass der Löwe den Stier tötet. Im zweiten Kapitel trauert der Löwe um sein Opfer; die Mutter des Löwen versucht, ihm klar zu machen, dass Dimna schuld sei. Dimna verteidigt sich vor dem Gericht am Hof gegen die Anschuldigungen, unter anderem mit mehreren Erzählungen. Er wird schließlich aber verurteilt und hingerichtet. Dieses zweite Kapitel ist 10 ziemlich sicher eine Einfügung des arabischen Bearbeiters: Während das indische Original und die persische Zwischenstufe Dimna mit seiner ––––––––––––––––––– 8

Je nach Version enthält das Werk eine unterschiedliche Anzahl von Vorworten, darunter in der Regel eines Ibn al-Muqaffa‘s und eines, das davon berichtet, wie der persische Arzt Burzoë von König Hosrow nach Indien ge˘ erwirbt und ins schickt wird, wo er ein Exemplar von ‘Kal ī la wa-Dimna’ Persische übersetzt. Zur Burzoë-Geschichte vgl. Nöldeke, Theodor, Burzōes Einleitung zu dem Buche Kal ī la wa Dimna, Straßburg 1912. 9 Die genaue Anzahl der Kapitel im Hauptteil variiert: Bei Ibn al-Muqaffa‘ sind es je nach Edition vierzehn (so bei de Sacy, Silvestre, Calila et Dimna, ou Fables de Bidpai, en Arabe; précédées d’un mémoire sur l’origine de ce livre, et sur les diverses traductions qui en ont été faites dans l’orient [… ], Paris 1816, und La version arabe de Kalîlah et Dimnah, hg. v. Louis Cheikho, Bayrūt 1905 [Reprint Amsterdam 1981]), fünfzehn (Kitāb Kal ī la wa-Dimna, hg. v. ‘Abdalwahhāb ‘Azzām, mit einem Vorwort v. T.āhā Ḥusayn, al-Qāhira 1941) oder sechzehn (Kal ī la wa-Dimna, hg. v. Muh.ammad al-Mars.af ī, Bayrūt o.J. [neugesetzte Aufl. d. Ausgabe al-Qāhira 1912]). In der lateinischen und der deutschen Fassung sind es sechzehn; vermutlich waren es auch in der am Anfang unvollständig überlieferten hebräischen Fassung so viele. Vgl. auch Obermaier (Anm. 7), bes. S. 296f. 10 Vgl. dazu zuletzt de Blois (Anm. 2), S. 14.

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unmoralischen Intrige erfolgreich sein ließen, wollte Ibn al-Muqaffa‘ dies offensichtlich nicht so stehen lassen: Bei ihm und in allen von der arabischen Übersetzung abhängigen Versionen siegt die Moral, und Dimna wird hingerichtet. Die übrigen Kapitel weisen keinen Bezug zu Kalī la und Dimna mehr auf: Erzählt werden voneinander und von den ersten beiden Kapiteln unabhängige Geschichten. Im Folgenden soll das Kapitel über den Prozess Dimnas im Zentrum 12 stehen: Dieses Kapitel bietet sich für eine diachron-vergleichende Untersuchung, wie sie hier unternommen werden soll, an, da es, weil es sehr wahrscheinlich nicht auf eine indische Vorlage zurückgeht, vom Arabischen ausgehend befriedigend untersucht werden kann. Da der arabische 13 Text allerdings in stark divergierenden Versionen überliefert ist und eine kritische Ausgabe fehlt, stütze ich mich auf drei verschiedene Aus14 gaben; die hebräische Version Rabbi Joëls kann, weil der überlieferte Text erst gegen Ende des zweiten Kapitels einsetzt, nur teilweise herangezogen werden. Das Kapitel beginnt, wie alle Kapitel von ‘Kalī la waDimna’, mit einer Aufforderung des Königs an seinen Philosophen, ihm eine Geschichte zu erzählen. Anders als bei den anderen Kapiteln verlangt der König aber nicht eine Erzählung, welche ein bestimmtes Verhalten (z.B. zwischen guten Freunden oder gegenüber Feinden) illustrieren soll, sondern bittet um die Fortsetzung der Geschichte Dimnas, wobei der König bereits in seiner Frage vorwegnimmt, dass Dimna be15 straft werden wird, also den Ausgang der Geschichte schon kennt. Am ––––––––––––––––––– 11 Dies lässt sich aufgrund der syrischen Übersetzung (aus dem Persischen) wahrscheinlich machen, vgl. Nöldeke, Theodor, Zu Kal ī la waDimna, in: ZDMG 59 (1905), S. 794–806, bes. 797. 12 Ich bezeichne es als das zweite Kapitel von ‘Kalīla wa-Dimna’, da ich alles Vorangehende als Vorworte lese; in der Forschung erscheint es aber regelmäßig als drittes Kapitel (so zuletzt bei Obermaier, Anm. 7, passim), da der Bericht über Burzoës Reise nach Indien (vgl. Anm. 8) als erstes Kapitel gezählt wird. 13 Vgl. Guidi, Ignazio, Studii sul testo arabo del Libro di Calila e Dimna, Roma 1873, und Nöldeke (Anm. 11), bes. S. 794. 14 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām; hg. Cheikho; hg. al-Mars.af ī. Die Ausgabe von al-Mars.af ī stimmt im untersuchten Kapitel weitgehend mit der Edition von de Sacy (Anm. 9) überein, allerdings finden sich bei de Sacy, anders als bei al-Mars.af ī, auch das erste und das dritte Exempel des Kapitels (vgl. dazu unten Abschnitt 1. 2). 15 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 99; hg. Cheikho, S. 102; hg. alMars.af ī, S. 155; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 132; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 50 (H S. 62).

Das Prozesskapitel von ‘Kal ī la wa-Dimna’

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Ende des zweiten Kapitels kommt einzig in der Fassung Antons von Pforr der König selbst zu Wort und kommentiert, dass ein weiser Mann seinen eigenen Nutzen nicht auf Kosten eines anderen suchen dürfe, weil 16 es ihm sonst gehe wie Dimna. Die anderen Fassungen legen ähnliche 17 Epimythien entweder dem Philosophen in den Mund oder führen sie 18 als Erzählerkommentare, nicht als Figurenrede ein. Das Kapitel über den Prozess Dimnas ist in wesentlichen Teilen eine Darstellung der Verteidigung Dimnas gegen mehrere Anklagen, dazu treten immer wieder Passagen, in denen die Mutter des Löwen versucht, ihren Sohn von der Schuld Dimnas zu überzeugen. Inszeniert werden also Anklage und Verteidigung der Protagonisten. Dabei fallen zwei Elemente in ihrer Rhetorik besonders auf: argumentativ funktionalisierte Erzählungen und relativ kurze Aussagen oder Sprüche, die mit Floskeln wie „man sagt“ oder „die Weisen haben gesagt“ eingeleitet werden. Sowohl die Erzählungen als auch die Sprüche dienen einer zusätzlichen Autorisierung für die Argumente der Sprechenden: Die Figuren argumentieren nicht nur aus ihrem eigenen Erfahrungshorizont heraus, sondern verweisen durch die Verwendung dieser rhetorischen Mittel auf von anderen bereits Erlebtes; dadurch gewinnen ihre eigenen Aussagen an Gewicht und Bedeutung. Im Folgenden soll untersucht werden, welchen literarischen Kategorien die Erzählungen und Sprüche zuzuordnen sind und welcher argumentative Status ihnen innerhalb der Narratio zukommt; schließlich soll diskutiert werden, welche Beziehungen zwischen den Erzählungen und den Sprüchen bestehen und inwiefern ihnen ein ähnliches argumentatives Gewicht zukommt.

I. Fabel und Exempel I. 1 Terminologie ‘Kalī la wa-Dimna’ wird in der Forschung regelmäßig der Gattung der Fabeldichtung zugewiesen, so zuletzt von Obermaier, die von einem 19 „Fabelbuch“ spricht. Allerdings zeigt bereits ein Blick auf die Inhalts––––––––––––––––––– 16 17 18 19

Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 66 (H S. 82). Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 124; [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 17. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 124; hg. al-Mars.af ī, S. 171. So schon im Titel, vgl. Obermaier (Anm. 7); zahlreiche Verweise auf den gleichen oder einen ähnlichen Sprachgebrauch in anderen Arbeiten ebd., S. 125.

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verzeichnisse, dass diese Bezeichnung für ‘Kalī la wa-Dimna’ problematisch ist, denn in einer sehr großen Zahl der Geschichten handeln nicht Tiere, Pflanzen oder Gegenstände, sondern Menschen – und zwar nicht 20 als Vertreter ihrer Gattung, sondern als Individuen. Zwar enthalten Fabelsammlungen in Antike und Mittelalter üblicherweise nicht nur 21 Fabeln, sondern auch andere Typen von Erzählungen, aber im Fall von ‘Kalī la wa-Dimna’ können mehr als vierzig Prozent der Geschichten nicht im modernen literaturwissenschaftlichen Sinn als Fabeln bezeichnet 22 werden, so dass m.E. die Bezeichnung ‘Fabelbuch’ nicht angemessen ist. Es fragt sich somit, welcher Gattung diejenigen Geschichten zugewie23 sen werden sollen, die keine Fabeln sind. Im Folgenden wird eine moderne Terminologie, die sich als Konsens der neueren Forschung etablie24 ren lässt, verwendet: Zwar kann eine Analyse der zeitgenössischen ––––––––––––––––––– 20 Für eine Definition der Fabel vgl. Dicke, Gerd und Klaus Grubmüller, Die Fabeln des Mittelalters und der frühen Neuzeit. Ein Katalog der deutschen Versionen und ihrer lateinischen Entsprechungen (MMS 60), München 1987, bes. S. XXII–XXIV. 21 Zur Inkorporierung von Nicht-Fabeln in Fabelsammlungen vgl. z.B. Grubmüller, Klaus, Fabel, Exempel, Allegorese. Über Sinnbildungsverfahren und Verwendungszusammenhänge, in: Exempel und Exempelsammlungen, hg. v. Walter Haug und Burghart Wachinger (Fortuna vitrea 2), Tübingen 1991, S. 58–76, hier 60. 22 Die Rechnung kann unterschiedlich durchgeführt werden: Ich habe mich auf die Liste bei Obermaier (Anm. 7), S. 8–10, gestützt und dabei als ‘Erzählung’ jede Geschichte unabhängig von der Erzählebene gezählt; nicht als eigene Erzählung habe ich die Fortsetzung der Geschichte von Kal ī la und Dimna im Prozesskapitel sowie die nicht narrativen Vorworte gerechnet: Insgesamt ergibt das 75 Erzählungen, von denen 35 keine Fabeln sind. Zur Frage, welche der Erzählungen als Fabeln gelten dürfen, vgl. auch ebd., S. 126. 23 Laut Obermaier (Anm. 7), S. 129, handelt es sich bei jenen Geschichten, welche keine Fabeln sind, mit wenigen Ausnahmen (eine Allegorie, zwei Parabeln) um Beispielerzählungen. 24 Ich stütze mich im Wesentlichen auf: Dicke, Gerd, Exempel, in: Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft, hg. v. Klaus Weimar u.a., 3 Bde., Berlin u.a. 1997–2003, Bd. 1 (1997), S. 534–537; Ders. und Grubmüller (Anm. 20); Grubmüller (Anm. 21); Ders., Fabel 2, in: Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft (wie oben), Bd. 1 (1997), S. 555–558; von Moos, Peter, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die historiae im ‘Policraticus’ Johanns von Salisbury (Ordo 2), Hildesheim 1988; Ders., Die Kunst der Antwort. Exempla und dicta im lateinischen Mittelalter, in: Exempel und Exempelsammlungen (Anm. 21), S. 23–57;

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Terminologie durchaus ergiebig sein, für eine mehrere Sprachen umfassende diachronische Untersuchung erweist sie sich aber als schwierig, da für jede einzelne Sprache eine eigene Analyse durchgeführt werden müsste. Zudem sind zeitgenössische Termini in der Regel selten so weitgehend ausdifferenziert, wie es sich die moderne Literaturwissenschaft 27 wünscht. Als Oberbegriff für argumentativ funktionalisierte Erzählungen, die in die Handlung eingeschoben werden, wird hier der Einfachheit halber der 28 Begriff ‘Exempel’ verwendet. Als Unterbegriffe bieten sich ‘Fabel’, ‘historisches Exempel’ und ‘Beispielerzählung’ an. ‘Fabel’ meint eine fiktionale Erzählung, deren Akteure in der Regel Tiere, Pflanzen oder Naturgewalten mit anthropomorphen Zügen sind, die als Vertreter ihrer 29 Gattung und nicht als Individuen auftreten. ‘Historisches Exempel’ bezeichnet die Erzählung eines als wahr gesetzten Einzelfalles mit Bezug 30 auf eine historische Persönlichkeit. Dagegen erzählt die ‘Beispielerzählung’ einen fiktiven Einzelfall, aus dem durch Verallgemeinerung, aber ohne Übertragung in eine völlig andere Seinsebene – dies in Abgrenzung 31 von der Parabel – eine Lehre gezogen werden kann. Zwischen der ‘Beispielerzählung’ und dem ‘historischen Exempel’ könnte noch eine weitere Kategorie angesetzt werden, die man als ‘pseudo-historisches Exem32 pel’ bezeichnen mag: eine Geschichte, die nicht gleichermaßen wahr ist wie ein historisches Exempel, nicht mehr von einer nachprüfbar histori–––––––––––––––––––

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Obermaier (Anm. 7), bes. S. 125–137. – Die Definitionen gehen letztlich alle mehr oder weniger deutlich auf Aristoteles, Rhetorica II, 20, zurück. Vgl. dazu auch unten Abschnitt II.2. Vgl. z.B. zur Terminologie Antons von Pforr Obermaier (Anm. 7), S. 131f. Vgl. Haug, Walter, Exempelsammlungen im narrativen Rahmen: Vom ‘Pañcatantra’ zum ‘Decameron’, in: Exempel und Exempelsammlungen (Anm. 21), S. 264–287, hier 264. Vgl. Dicke (Anm. 24); Grubmüller, Klaus, Meister Esopus. Untersuchungen zu Geschichte und Funktion der Fabel im Mittelalter (MTU 56), Zürich/München 1977, S. 46. Vgl. Anm. 20. Vgl. Berlioz, Jacques, Les recherches en France sur les exempla médiévaux, 1968–1988, in: Exempel und Exempelsammlungen (Anm. 21), S. 288–317, hier 295; von Moos, Geschichte als Topik (Anm. 24), passim. Obermaier (Anm. 7), S. 128f.; Grubmüller (Anm. 28), S. 44. Grubmüller (Anm. 21), S. 63, spricht von einer „historisch gemeinte[n] Geschichte“.

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schen Person handelt, aber doch auch nicht für völlig fiktiv gehalten 33 werden soll. I. 2 Exempla im Prozesskapitel Ins Kapitel über den Prozess Dimnas sind im Maximalfall vier Geschichten eingeschoben, die alle von Dimna erzählt werden. Es handelt sich um 34 die folgenden Erzählungen:

––––––––––––––––––– 33 Viele der exempla in ‘Kal ī la wa-Dimna’ verwenden Glaubwürdigkeits- und Historizitätssignale. Wenn Obermaier (Anm. 7), S. 129, ihnen und insbesondere dem Vorwort über Burzoë und König Hosrow jeglichen historischen Anspruch abspricht, greift sie damit m.E. zu ˘kurz. Burzoë ist eine historische Person, ebenso der ihn beauftragende Perserkönig. Zumindest ein arabischsprachiges Publikum wird an der Historizität dieses Vorwortes nicht gezweifelt haben (zu den verschiedenen Formen des Vorwortes vgl. de Blois [Anm. 2], bes. S. 40–60). Damit verstärkt sich auch der historische Anspruch derjenigen Geschichten, die Historizitätssignale wie Namen oder Ortsnennungen enthalten: So wenig wie Burzoë und Hosrow fiktiv sind, so wenig ˘ sind es die Figuren in den exempla. Für die europäischen Rezipientinnen und Rezipienten wird sich die Sache wohl anders verhalten haben: Der persische Arzt und sein König hatten für sie möglicherweise tatsächlich keinen Anspruch auf Historizität mehr, waren nicht mehr als historische Personen fassbar, wodurch sich auch der historische Anspruch der übrigen Geschichten reduziert haben dürfte. 34 Nicht alle Erzählungen sind in allen Versionen vorhanden; vgl. dazu unten Anm. 35, 37 und 38. Keine dieser Erzählungen scheint außerhalb der ‘Kalīla wa-Dimna’-Tradition weit überliefert gewesen zu sein, vgl. Grotzfeld (Anm. 1191); Chauvin, Victor, Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux arabes publiés dans l’Europe chrétienne de 1810 à 1885, II Kalîlah, Liège/ Leipzig 1897, S. 92f.; Thompson, Stith, Motif-index of folk-literature. A classification of narrative elements in folktales, ballads, myths, fables, mediaeval romances, exempla, fabliaux, jest-books and local legend, 6 Bde., Copenhagen 1955–1958, Nr. K 1317.1 u. J 1152; Aarne, Antti, The types of the folktale. A classification and bibliography, translated and enlarged by Stith Thompson, Helsinki 1974, Nr. 1862; dies im Gegensatz zu anderen Erzählungen aus ‘Kalī la wa-Dimna’, die auch als Einzelerzählungen populär waren. Vgl. dazu auch Obermaiers Kapitel zur Rezeption von Antons von Pforr Übersetzung im 16. Jahrhundert (Obermaier [Anm. 7], S. 321–338). – Die folgenden Inhaltsangaben referieren grob die Handlung, die je nach Fassung in den Details recht unterschiedlich sein kann.

Das Prozesskapitel von ‘Kal ī la wa-Dimna’

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1. Die Frau des Kaufmanns (Zimmermanns), der Maler und der Mantel Eine Frau betrügt ihren Mann mit einem Maler, der jeweils in einem speziellen Mantel zu ihr kommt. Eines Tages nimmt sich ein Diener den Mantel, so dass die Frau sich ihm hingibt. Als der Maler selbst kommt, wundert sie sich, dass er schon wieder da stehe. Der Maler erkennt den Betrug und verbrennt den Mantel. 36

2. Der unwissende Arzt Eine Prinzessin ist krank, ein erfahrener Arzt weiß, was ihr fehlt, kann ihr aber nicht helfen, weil er blind ist und keine Arznei mehr zubereiten kann. Ein anderer wird herbeigerufen; dieser ist jedoch ein Scharlatan, der Gift statt Arznei mischt. Als die Prinzessin tot ist, wird auch der unwissende Arzt getötet. 37

3. Der Mann und die beiden nackten Frauen In einem kriegsversehrten Land hat ein Mann zwei Frauen, die beide keine Kleider mehr haben. Die eine findet einen Lappen und bedeckt ihre Scham, worauf die andere spottet, dass sie ansonsten ja weiterhin nackt sei. Ihr Mann weist sie zurecht: Sie selbst sei ja vollkommen nackt, die andere bedecke wenigstens die Scham. 38

4. Die Papageien, der Falkner und die standhafte Frau Ein Falkner bedrängt die Frau seines Herrn, die ihn nicht erhört. Da erzieht er zwei Papageien, so dass sie in einer fremden Sprache sagen, die Herrin betrüge ihren Mann. Die Papageien werden nie verstanden, bis Gäste kommen. Diese übersetzen, der Herr gerät in Zorn und will seine Frau töten, doch diese warnt vor Übereilung. Als sich herausstellt, dass die Papageien sonst nichts sagen können, sie also offensichtlich dazu erzogen worden sind, die Herrin zu verleumden, ist die List des Falkners verraten. Diese vier Geschichten sind eindeutig keine Fabeln, da sie nicht von Gattungsvertretern erzählen, so dass vom Allgemeinen deduktiv aufs Spezielle geschlossen werden könnte, sondern von spezifischen Einzel––––––––––––––––––– 35 Die erste Erzählung (Thompson [Anm. 34], Nr. K 1317.1) fehlt bei Ibn alMuqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars. af ī. 36 Aarne (Anm. 34), Nr. 1862. 37 Auch diese Erzählung fehlt bei Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī; sie ist weder bei Thompson (Anm. 34) noch bei Aarne (Anm. 34) nachgewiesen. 38 Die Erzählung (Thompson [Anm. 34], Nr. J 1152) fehlt in zweien der drei analysierten arabischen Fassungen, vgl. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho und hg. al-Mars.af ī.

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fällen. Es handelt sich also auch nicht etwa um ‘Menschenfabeln’, d.h. um Fabeln, in denen ausnahmsweise nicht Tiere, Gegenstände oder Na39 turgewalten auftreten, sondern Menschen. Um nun zu bestimmen, welcher Textsorte diese Geschichten sinnvollerweise zuzuordnen sind, soll diskutiert werden, ob die Geschichten als fiktiv intendiert sind, wie sie in den narrativen Kontext eingebunden sind und in welchem argumentativen Zusammenhang Dimna sie verwendet; zudem ist zu fragen, wie diejenigen Versionen den Text gestalten, die nicht alle vier Geschichten bringen. I. 2. 1 Der Fiktionalitätsstatus der exempla 40

Das erste Exempel unternimmt zumindest in den arabischen Fassungen relativ viel, um nicht als rein fiktiv zu gelten: Nicht nur wird gesagt, wo 41 die Geschichte spielt, sondern auch, wie der Kaufmann heißt. Natürlich 42 ist der Schauplatz – eine zwar benannte, aber nicht identifizierbare Stadt in Kaschmir – grundsätzlich verdächtig: Kaschmir liegt am Rand der islamischen Welt und ist daher für allerlei Erzählungen geeignet, deren Wahrheit nicht überprüft werden kann und soll; dennoch präsentieren sich die arabischen Versionen als lokal und personell verortbar. Anders verhalten sich die lateinische und die deutsche Fassung: In beiden trägt der zu einem Zimmermann gewordene Kaufmann keinen Namen mehr. Wenn Johannes von Capua die Geschichte in einer Stadt nomine 43 Bostenne in provincia Abezie spielen lässt, also in einer unidentifizierba––––––––––––––––––– 39 An sich wäre es natürlich besonders passend, wenn ein Schakal am Hof des Löwen Menschenfabeln statt Tierfabeln erzählen würde, das ist aber nicht der Fall; überhaupt ist der tierische Charakter der meisten Figuren wenig ausgeprägt, so dass z.B. die beiden Schakale in der lateinischen und der deutschen Version nur noch zwei Tiere sind, ohne dass gesagt würde, welcher Spezies sie angehören, vgl. dazu Obermaier (Anm. 7), S. 184f. 40 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām S. 107; hg. Cheikho, S. 109f.; fehlt hg. al-Mars.af ī. 41 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 107: Kabīraġ; hg. Cheikho, S. 110: Ḥabl. 42 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 107: Barūd; hg. Cheikho, S. 109: Tātirūn. 43 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 140. – Mit Abezie könnte Abchasien oder Abessinien gemeint sein: Varianten des Namens sind nachgewiesen bei Grässe, Johann G. Th., Orbis Latinus. Lexikon lateinischer geographischer Namen des Mittelalters und der Neuzeit, Großausgabe, bearb. u. hg. v. Helmut

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ren Stadt, vermutlich im heutigen Äthiopien, ist das ähnlich obskur wie die Stadt in Kaschmir. In der deutschen Fassung aber ist die Lokalität 44 nur noch eyne stat. So ist aus einer Geschichte, die anfangs noch als historisches Exempel intendiert gewesen sein dürfte, als sie im Schwaben des 15. Jahrhunderts ankommt, endgültig eine Beispielerzählung geworden. Das gleiche Phänomen begegnet bei der dritten Geschichte: Deren einziges Authentizitätssignal ist die Nennung der Stadt, in der sie angeb45 46 lich spielt, doch findet sich ein Name nur auf Arabisch, Hebräisch und 47 48 Lateinisch – bei Anton von Pforr heißt es lediglich: ein stadt. Das letzte Signal für ein ‘pseudo-historisches Exempel’ ist damit verschwunden. 49 Ähnliches gilt für die vierte Erzählung: Im Arabischen spielt sie in einer Stadt mit einem unidentifizierbaren Namen (Fārawāt), doch der Mann der treuen Frau ist ein Satrap (marzubān), womit ein persischer Kontext evoziert wird. Weder das eine noch das andere findet sich in der hebräischen Fassung und bei Johannes von Capua: Bei beiden ist nur 50 noch die Rede von einer Stadt und einem Mann, womit jeglicher historische Anspruch aufgegeben wird. Wenn Anton von Pforr dann wieder 51 von eyner grossen stadt yn India spricht, könnte das zwar auf eine klarere Verortung und damit auf eine Ent-Fiktionalisierung hinweisen, es könnte aber auch nur eine nahe liegende Ergänzung sein, kommt das 52 Buch selbst doch letztlich aus Indien. Über Zeit und Raum fast unverändert bleibt die Geschichte vom unwissenden Arzt: In den arabischen Fassungen spielt sie in einer Stadt in

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Plechl, 3 Bde., Braunschweig 1972, Bd. 1, S. 2 (Abascia [regio], d.h. Abchasien; Abassia, d.h. Abessinien) und S. 4 (Abexia ora [regio], d.h. Habesch, eine Landschaft in Äthiopien). Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 54 (H S. 67). Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 117: Barzgˇir; hg. Cheikho, S. 120: Būrhašt; das Exempel fehlt hg. al-Mars.af ī. ˘ Joël] (Anm. 5), S. 1 (Marwat). [Rabbi Johannes von Capua (Anm. 6), S. 158 (Merva). Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 61 (H S. 76). Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 121; das Exempel fehlt hg. Cheikho und al-Mars. af ī. [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 13; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 166. Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 65 (H S. 80). Vgl. Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 1 (H S. 1): Vorwort Antons von Pforr.

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Sind, einer Region im heutigen Südwesten Pakistans bzw. Nordwesten 54 Indiens, auf Lateinisch und Deutsch dann einfach in Indien. I. 2. 2 Einbindung der exempla in den narrativen Kontext und ihr argumentativer Status Die erste Geschichte erzählt Dimna ziemlich zu Beginn der Gerichtsverhandlung. Er leitet sie wie folgt ein: „[…] und man pflegte zu sagen: Wer aufgrund eines Verdachts handelt, dabei nicht bedächtig ist und ihn nicht sorgfältig überprüft, der hat für wahr gehalten, was er bezweifeln sollte, und für Lüge, was er glauben sollte, so dass sich seine Sache verhält wie 55 die der Frau, welche […] .“ Dimna beginnt seine Erzählung also mit einer Warnung vor Gutgläubigkeit und übereiltem Handeln, wobei er die Aussage nicht selbst formuliert, sondern einen angeblich allgemein gängigen Spruch zitiert. Die Verknüpfung von Spruch und Exempel wird von Johannes von Capua und Anton von Pforr noch intensiviert, indem der Spruch grammatisch – anders als im Arabischen – nicht mehr selbstständig existieren kann, sondern nur noch in Verbindung mit dem Exempel, dessen Hauptperson, die Frau, im Nachsatz erscheint: Dicitur autem quod quicumque facit aliquid dubium nec veritatem ducit ad lucem, nec respicit bene quid facit, erit ultimo suum negocium sicut 56 cuiusdam mulieris, quam […] bzw. NGn spricht man, wolcher etwas zweyfelt vnd die warheit an das licht nit brengtt vnd bedenckt, was er 57 thu, des sache wirt zu letzst als die getat eyner frawenn, die [ …] . Der springende Punkt ist die Warnung vor Übereilung, und entsprechend 58 fasst Dimna die Geschichte am Schluss zusammen; nur in einer der arabischen Versionen liegt die Betonung auf der Warnung vor Gutgläu59 bigkeit. Dimna will durch das Erzählen ein Urteil des Königs herauszögern, möchte sich wie Scheherazade erzählend das Leben retten. Dass die ––––––––––––––––––– 53 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 114; hg. Cheikho, S. 118; hg. alMars.af ī , S. 164, ohne Ortsangabe. 54 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 152; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 59 (H S. 73). 55 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 106f.; ähnlich formuliert hg. Cheikho, S. 109. Alle Übersetzungen hier und im Folgenden von der Autorin. 56 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 140. 57 Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 4 (H S. 67). 58 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 108; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 142; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 54 (H S. 67). 59 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 109 und im Epimythion S. 111.

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‘Moral von der Geschicht’ zweifelhaft ist, indem Dimna, der Lügner, vor der Lüge warnt und er, der seinen König dazu gebracht hat, einen Ratgeber unüberlegt umzubringen, zur Bedachtsamkeit aufruft, ist eine der 60 wesentlichen Pointen des Textes. Zum zweiten Mal erzählt Dimna, als er vor Gericht steht und niemand auf die Aufforderung der Richter, gegen ihn auszusagen, reagiert. Er ermahnt die Anwesenden zu sprechen – und warnt sie gleichzeitig davor: Denn wer über Dinge spreche oder Dinge bezeuge, die er nicht ausreichend kenne, dem gehe es wie dem unwissenden Arzt in der Geschichte. Entsprechend formuliert Dimna als Epimythion, dass die Erzählung zur Warnung diene, nicht über Dinge zu sprechen, von denen man nichts 61 wisse. In einer arabischen Fassung wird auch diese Erzählung, wie das erste Exempel, mit einem Verweis auf eine Aussage der Weisen eingelei62 tet, die davor warnen, falsches Zeugnis abzulegen. Diese Fassung ergänzt zudem das Epimythion um die Mahnung, man solle Grenzen nicht 63 überschreiten, was aus dem Mund Dimnas, der die Grenzen seines Schakal-Standes überschreiten und zum wichtigsten Ratgeber des Königs 64 aufsteigen wollte, nicht ohne Ironie ist, sowie um einen Ausspruch der „Weisen (‘ulamā’)“, der wiederum vor dem Ablegen falschen Zeugnisses 65 warnt. Dimna will mit diesem Exempel genau das Gegenteil dessen erreichen, was er vorgibt: Die am Hof Anwesenden sollen gerade nicht gegen ihn aussagen. Während der unwissende Arzt besser geschwiegen hätte, weil er gar keine Ahnung von Medizin hatte, also ein Wissensdefizit aufwies, sind die Höflinge nicht prinzipiell unwissend: Es fehlen ihnen aber die Beweise, denn niemand ist direkter Zeuge bei Dimnas Intri––––––––––––––––––– 60 Obermaier (Anm. 7), S. 199, sieht hingegen die Warnung vor einem Urteil aufgrund äußerer Anzeichen als zentral an, was auf eine ähnliche Pointe hinausläuft: Dimna warnt den Löwen, nicht wieder so zu urteilen wie im Fall des Stiers, ein Fehlurteil, das er selbst herbeigeführt hatte. 61 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 115; hg. Cheikho, S. 119; hg. alMars.af ī , S. 165; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 152; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 60 (H S. 74). 62 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī , S. 164. 63 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī , S. 165. 64 Vgl. dazu die Aussagen Kal ī las, der seinen Bruder mahnt, nicht zu viel zu wollen, und Dimnas Reaktion darauf im ersten Kapitel, Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 46–48; hg. Cheikho, S. 55f.; hg. al-Mars.af ī , S. 112f.; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 54–56; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 17f. (H S. 23f.). 65 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī , S. 165.

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ge gewesen. So hofft Dimna, indem er den Anwesenden ihr Wissensde67 fizit vorführt, doch noch davonzukommen. Mit dem dritten Exempel reagiert Dimna darauf, dass der Küchenmeister ihn mit physiognomischen Argumenten zu desavouieren versucht. Die Geschichte dient dabei als ‘Argumentum ad hominem’: Der Küchenmeister soll mit Hilfe der Erzählung als unfähig zur Selbsterkenntnis dargestellt werden. Dabei wirkt der Angriff Dimnas in den meisten Fassungen außerordentlich aggressiv; verständlich wird diese Aggressivität nur in jenen arabischen Fassungen, die angeben, dass es sich 68 beim Küchenmeister um ein Schwein handelt: Wenn Dimna einem Schwein vorwirft, es sei unrein und daher nicht dazu geeignet, die Speisen des Königs zuzubereiten, ist das zumindest für das Publikum Ibn al69 Muqaffa‘s sinnvoll, da Schweine im Islam als unrein gelten. Die letzte Geschichte erzählt Dimna, als sich sein Prozess dem Ende nähert; er setzt es ein bei seinem letzten Versuch, das Urteil, von dem sich abzeichnet, dass es für ihn negativ ausfallen wird, abzuwenden oder wenigstens erzählend hinauszuzögern. Das Exempel soll wiederum – wie dasjenige vom unwissenden Arzt – davor warnen, über Dinge zu spre––––––––––––––––––– 66 Am Schluss des Kapitels wird klar, dass es zwar keine direkten Tatzeugen gibt, dass aber zwei Tiere gehört haben, wie Dimna sich mit Kalī la über seine Taten unterhielt – da keines der beiden vom anderen wusste, hatten sie sich mit Aussagen zurückgehalten. Hierbei könnte es sich um einen Reflex auf islamisches Recht handeln, das, damit eine Klage vor Gericht Bestand haben kann, die Aussage von mindestens zwei Zeugen verlangt, vgl. Peters, R[udolph], Shāhid, in: The Encyclopaedia of Islam (Anm. 3), Bd. 9 (1995), S. 207f. Insofern liegt beim Urteil gegen Dimna am Schluss, als sich zwei Zeugen gefunden haben, anders als von Obermaier (Anm. 7), S. 192, angenommen, keine reine Willkür mehr vor. Juristisch gesehen problematisch ist allerdings, dass es sich nicht um Tatzeugen handelt, sondern um Personen, die den Angeklagten ein Geständnis haben ablegen hören. 67 Anders Obermaier (Anm. 7), S. 200. 68 Als Schwein erscheint der Küchenmeister nur bei Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 115–118 und hg. al-Mars.af ī , S. 165–167; in allen anderen Versionen wird nicht gesagt, um was für ein Tier es sich handelt, vgl. Ibn alMuqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 119–122; [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 1–4; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 154–160; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 60–62 (H S. 74–76). 69 Vgl. Viré, F[rançois], Khinz ī r, in: The Encyclopaedia of Islam (Anm. 3), Bd. 5 (1979), S. 8f.

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chen oder zu urteilen, die man nicht kennt. Im Epimythion betont Dimna jedoch eine andere Komponente, nämlich die Warnung vor Lug 71 und Trug. Diese Interpretation aber passt am besten auf Dimna selbst, der sich durch diese Auslegung seines eigenen Exempels dem Verdacht 72 aussetzt, selbst derjenige zu sein, vor dem er warnt. Zusammenfassend ist festzuhalten, dass Dimnas exempla alle rein illustrativen Charakter haben: Sie sollen seine Argumentation rhetorisch unterstreichen, sind aber für diese Argumentation nicht zwingend notwendig. Das zeigt sich auch daran, dass nicht alle Versionen alle exempla enthalten, ohne dass dies den Gang von Dimnas Argumentation beeinträchtigen würde: Die stark kürzende Version al-Mars.af ī s bringt überhaupt nur die Geschichte vom unwissenden Arzt; das letzte Exempel findet sich auch in der Ausgabe Cheikhos nicht, es fehlt also in zweien der drei untersuchten arabischen Fassungen. Den rhetorischen exempla wird auch von den handelnden Figuren eine paränetische Wirksamkeit zugeschrieben, so etwa wenn die Löwen73 mutter sich über die Beredtheit Dimnas wundert oder ihm droht, er werde trotz seines Predigens (maw‘iz.a) und seiner exempla (amtāl) nicht 74 entkommen, worauf Dimna kontert, dass genau dies der Ort sei, um exempla zu erzählen, wenn sie denn angenommen würden und folglich Nutzen brächten. Den Figuren ist also bewusst, dass exempla ein spezifisches rhetorisches Mittel darstellen und unter Umständen eine besondere Wirksamkeit entfalten können. Bei den von Dimna im Arabischen erzählten Geschichten handelt es sich meist um historische oder wenigstens ‘pseudo-historische exempla’. ––––––––––––––––––– 70 Vgl. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 121; [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 13; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 166; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 65 (H S. 80). 71 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 123: „Ich habe euch dieses Exempel erzählt (d.arabtu la-kum hādā l-matal), damit ihr wisst, dass, wer so lügt und trügt wie der Falkner, früher oder später bestraft wird.“ Ebenso [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 16; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 169; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 66 (H S. 81). 72 So auch Obermaier (Anm. 7), S. 200. 73 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 144: affluentie tue lingue in verbis et parabolis; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 55 (H S. 68): deÿn behende zGnge mit den worten der fabel; im Arabischen ohne den Verweis auf die exempla. 74 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 113 (nur in dieser Version so explizit).

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Im Lauf ihrer Tradierung verlieren sie häufig den Anspruch auf Wahrhaftigkeit und werden zu Beispielerzählungen. Das ändert aber nichts an ihrem argumentativen Gehalt innerhalb des narrativen Rahmens. Außerhalb der Erzählwelt, für den über die Intrige informierten Leser, ist die Situation grundsätzlich anders: Dimna erzählt nämlich offensichtlich 75 exempla, die gegen ihn selbst gewendet werden können. Damit klagt Dimna nicht nur sich selbst an, er zeigt auch, dass auf exempla kein Verlass ist, weil sich exempla grundsätzlich unterschiedlich interpretieren lassen: Somit ist die Moral in ‘Kalī la wa-Dimna’ nicht nur insofern relativ, als der Philosoph nach einer Geschichte, in der ein bestimmtes Verhalten als erfolgversprechend dargestellt wird, vom König in der Regel 76 um eine gebeten wird, die das Gegenteil nahe legt, sondern auch, weil die exempla der zweiten Stufe leicht diametral anders interpretiert wer77 den können, als dies der Erzähler Dimna intendiert.

II. Sprichwort und Gnome II. 1 Terminologie Die Figuren im Prozesskapitel benutzen für ihre Argumentation nicht nur exempla, sondern auch verschiedene Typen allgemeiner Aussagen. Dabei lassen sich – wiederum aus einer modernen Perspektive – Sprich78 wörter, Gnomen und Allaussagen unterscheiden. Das Sprichwort ist ein ––––––––––––––––––– 75 Vgl. Obermaier (Anm. 7), S. 200. 76 Vgl. dazu Obermaier (Anm. 7), S. 294–305, und Haug (Anm. 27), bes. S. 273. 77 Diese Relativität der Moral erinnert an die mittelalterliche Bibelexegese: So insistiert etwa Angelomus von Luxeuil, dass Davids Verhalten gegenüber Uria wörtlich gelesen verwerflich sei, dass er aber trotzdem als Antitypus Christi zu verstehen sei, vgl. Kurth, Jörg, Paul Michel und Regula Forster, Das Programm eines siebenfachen Schriftsinns und die Auslegung von David und Bathseba. Angelomus von Luxeuil, ‘Enarrationes in libros regum’, in: Significatio. Studien zur Geschichte von Exegese und Hermeneutik II, hg. v. Regula Forster und Paul Michel, Zürich 2007, S. 103–128, bes. 118–127. 78 Obermaier (Anm. 7), S. 139, verzichtet auf eine differenzierte Terminologie, da die jeweiligen Kriterien für einen historischen Text nicht operationalisierbar seien. Die Abgrenzungen im Bereich der spruchhaften Literatur sind problematisch, dennoch gibt es m.E. deutliche Unterschiede zwischen den

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selbstständiger Einsatztext, der sprachlich und gedanklich zugespitzt ist, in einer gemeinschaftlichen Tradition wurzelt und einen allgemeinen Geltungsanspruch erhebt; es ist grundsätzlich anonym und nicht an ei79 nen bestimmten Anlass gebunden. In der Regel zeichnen sich Sprich80 wörter durch eine ausgeprägte Bildlichkeit aus. 81 Als Gnomen sollen im Folgenden Sprüche bezeichnet werden, welche von den Figuren, die sie verwenden, nicht genauer benannten ‘Weisen’ zugeschrieben oder mit Floskeln wie „man sagt“ eingeleitet wer82 den. Anders als Sprichwörter brauchen diese sog. Gnomen nicht in einem Übertragungsprozess interpretiert zu werden, da sie semantisch eindeutig sind. Sie müssen auch weder sprachlich noch gedanklich besonders zugespitzt sein oder aus einer gemeinschaftlichen Tradition 83 stammen. Von Sentenzen und Apophthegmata sind sie insofern abzu–––––––––––––––––––

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drei genannten Typen, so dass ich sie nicht alle unter dem Oberbegriff des ‘Weisheitsspruchs’ subsumieren möchte. Zur Definition vgl. insb. Eikelmann, Manfred, Sprichwort, in: Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft (Anm. 24), Bd. 2 (2000), S. 486f., und Norrick, Neal R., Proverbs as set phrases, in: Phraseologie. Ein internationales Handbuch der zeitgenössischen Forschung, hg. v. Harald Burger u.a., 1. Halbbd., Berlin 2007, S. 381–393. Vgl. dazu Pagnini, Anna, Matal e verso a confronto. Una questione di poetica araba classica alla luce di un’ analisi paremiologica (Quaderni di semitistica 20), Firenze 1998, bes. S. 64. Alternativ käme als Terminus ‘dictum’ in Frage, was aber sowohl eine zu große Kontinuität und zeitgenössische Gültigkeit suggeriert als auch der Sentenz (in Sinn eines an einem bestimmten Autor rückgebundenen Weisheitsspruches) zu nahe steht. Einmal findet sich bei Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī , S. 169, eine interessante Alternative: Der Richter bezeichnet einen Spruch nicht als Aussage, sondern als etwas, was er in den „Büchern der Alten (kutub alawwal ī n)“ gefunden habe. Bei Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 58 (H S. 72), verweist auch die Mutter des Löwen einmal auf Geschriebenes: Dan es ist geschribenn (S. 58). Ich habe mit Hilfe der Indices versucht, diese Sprüche in der Sammlung Ah.mad b. Mu h. ammad al-Maydān ī s nachzuweisen, und zwar in den folgenden Ausgaben: Arabum proverbia, vocalibus instruxit, Latine vertit, commentario illustravit Georg W. Freytag, 4 Bde., Bonnae ad Rhenum 1838– 1843 und al-Maydānī , Ah.mad b. Muh.ammad, Magˇma‘ al-amtāl, hg. v. Muh.ammad Abū l-Fad.l Ibrāh ī m, 4 Bde., al-Qāhira 1977–1979, aber keine Übereinstimmungen gefunden. Auch die Hilfsmittel zur lateinischen und deutschen Tradition haben keine Stellen als Sprichwörter erwiesen. Dies bedeutet

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grenzen, als weder die Sprecher identifiziert noch konkrete Anlässe für 84 die Äußerungen genannt werden. Als dritte Kategorie von Sprüchen finden sich recht häufig sog. Allaussagen, d.h. Aussagen, die eine allgemein gültige Regel formulieren, ohne diese als Aussage der Allgemeinheit oder der Weisen auszugeben wie die Gnomen und ohne die Prägnanz, Bildhaftigkeit oder die durch 85 Tradierung entstandene Verbindlichkeit eines Sprichwortes. Ein recht typisches Beispiel für eine Allaussage ist etwa: „Wer das Blut [d.h. die Blutschuld] des Verbrechers in einem Vergehen verschweigt, der verdient 86 es, ihm darin beigesellt zu werden.“ Diese Art von Aussagen funktioniert strukturell ähnlich wie die hier als Gnomen bezeichneten Sprüche; ihre Nähe zu den Gnomen zeigt sich zudem auch darin, dass gelegentlich an der gleichen Stelle von ‘Kal ī la wa-Dimna’ die einen Fassungen einen 87 Spruch als Gnome einführen, die anderen als Allaussage. Einmal findet –––––––––––––––––––

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noch nicht, dass die Gnomen zu den jeweiligen Lebzeiten der Übersetzer bestimmt nicht den Status eines Sprichworts gehabt hätten, sondern nur, dass dies mit Hilfe der zur Verfügung stehenden Hilfsmittel zur Zeit nicht nachweisbar ist und dass formale Gründe klar dagegen sprechen. Vgl. Eikelmann, Manfred, Gnomik, in: Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft (Anm. 24), Bd. 1 (1997), S. 732–734; vgl. auch Eikelmann (Anm. 79) und Sellheim, Rudolf, Die klassisch-arabischen Sprichwörtersammlungen, insbesondere die des Abū ‘Ubaid, s-Gravenhage 1954, S. 18f. Ich habe die Allaussagen in der Sammlung al-Maydān ī s (Anm. 83) nachzuweisen versucht, was mir aber nicht gelungen ist; der Status von Phraseologismen scheint ihnen also eher nicht zuzukommen. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9) hg. ‘Azzām, S. 102 (fehlt hg. Cheikho und al-Mars.af ī ). Ich übersetze den Text im Apparat S. 292 (fa-inna l-kātima li-dammi lmugˇrimi f ī wataġin [lies so statt r–t–ġ], muntafi‘un širkahū iyyāhu f ī hi); ‘Azzām (S. 102) emendiert hier sehr stark (al-kātimu li-gˇurmi l-mugˇrimi f ī wataġin, mubtaġin širkahū f ī hi). Johannes von Capua (Anm. 6), S. 136: Nam qui occultat delictum peccatoris, ipse particeps est illi; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 52 (H S. 64): Dan wer die schuldigen hilfft vorlegenn, der wirt nit emphaer des getaters. Z.B. findet sich bei Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 111 (fehlt hg. Cheikho und al-Mars.af ī ) die Gnome: „Die Weisen haben gesagt: Wer nicht auf seine Brüder und seine treuen Ratgeber hört, dessen Sache endet in Reue.“ Bildlich ausgebaut und als Allaussage präsentiert bei Johannes von Capua (Anm. 6), S. 148: Verum tamen quicumque vulneratus est a deo vulnere concupiscentie, sociorum correctiones non recipit; et erit finis operum suorum penitere eorum que commisit, und Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 57

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sich im Prozesskapitel auch eine für die indische Literatur typische Rei88 hung solcher Allaussagen; es ist anzunehmen, dass Ibn al-Muqaffa‘ hier 89 sein indisches Vorbild nachahmte. Die Allaussagen haben aber insofern einen wesentlich geringeren argumentativen Wert als die Sprichwörter und Gnomen, als sie nicht auf eine alte Tradition verweisen können, d.h. ob sie als verbindlich akzeptiert werden, hängt von der jeweiligen kommunikativen Situation ab. Aufgrund dieser mangelnden Autorisierungsstrategie – die sie auch deutlich vom durch Alter autorisierten Exempel absetzt – bleiben sie im Folgenden unberücksichtigt. II. 2 Ein altarabisches Sprichwort? In den ersten Jahrhunderten des Islams vertraten einige zum Islam konvertierte Perser die Ansicht, dass die persische Sprache, Literatur und Kultur der arabischen mindestens ebenbürtig, wenn nicht gar deutlich 90 überlegen sei. Diese Ansicht stieß natürlich auf den Widerstand arabischer Literaten, die ihrerseits die Überlegenheit alles Arabischen über alles Persische propagierten. In diesem Kontext blieb auch ‘Kalī la waDimna’, eine von einem Perser angefertigte Übersetzung aus dem Persischen, nicht unbeachtet. So schreibt im 10. Jahrhundert ein arabischer Grammatiker, Abū ‘Abdallāh Muh. ammad ibn al-Ḥusayn ibn ‘Umar alYamanī, ein Werk mit dem Titel ‘Kitāb Mud.āhāt amtāl kitāb Kalī la waDimna bi-mā ašbahahā min aš‘ār al-‘arab („Buch der Sprüche von Kalī la und Dimna mit ihren Entsprechungen aus den Dichtungen der Araber“)’, mit dem er beweisen will, dass die in ‘Kalī la wa-Dimna’ enthaltene, von ihm als persisch betrachtete Weisheit derjenigen der alten Araber 91 unterlegen sei. Dazu stellt al-Yamanī in seinem Buch Aussprüche aus –––––––––––––––––––

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(H S. 71): Wer gewGnt wirt mit der wGnden der hoffart, des end wirt allein die rewe seiner werck. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 109; hg. Cheikho, S. 112; hg. alMars.af ī , S. 160; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 144; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 55f. (H S. 69). Vgl. dazu Nöldeke (Anm. 11), hier S. 797. Dieses Phänomen, die sog. šu‘ūbīya, begegnet auch bei anderen NichtArabern, vgl. Enderwitz, S[usanne], Shu‘ūbiyya, in: The Encyclopaedia of Islam (Anm. 3), Bd. 9 (1996), S. 513–516. Al-Yaman ī , Abū ‘Abdallāh Muh.ammad b. al-Ḥusayn b. ‘Umar, Kitāb Mud.āhāt amtāl kitāb Kal ī la wa-Dimna bi-mā ašbahahā min aš‘ār al-‘arab, hg. v. Muh.ammad Yūsuf Nagˇm, Bayrūt 1961. Laut dem Vorwort des Herausgebers (S. wāw) beendete al-Yamanī sein Buch in den 950er Jahren und widme-

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‘Kalī la wa-Dimna’ zusammen, die er als matal (Pl. amtāl) bezeichnet und zu denen er als Parallelen altarabische Verse setzt. Im Vorwort erklärt er, er hätte auch Parallelen aus der arabischen Weisheitsliteratur anführen können, dafür könne man aber die Sprichwörtersammlung Abū ‘Ubayds 92 konsultieren, weshalb er hier keine solchen Entsprechungen bringe. Diese Stelle aus dem Vorwort belegt, dass al-Yamanī der Meinung war, die von ihm aus ‘Kalī la wa-Dimna’ extrahierten Stellen seien mit echt arabischen Sprichwörtern zumindest inhaltsgleich. Allerdings fallen die Sprüche, welche Abū ‘Ubayd sammelt, gemäß einer modernen literaturwissenschaftlichen Definition nur teilweise unter den Begriff ‘Sprichwort’: Die amtāl Abū ‘Ubayds und der klassisch-arabischen Sammlungen im Allgemeinen sind zum Teil Sprichwörter, zum Teil aber auch sprichwörtliche Redensarten, Spruchweisheiten oder formelhafte Rede93 wendungen. Aus dem zweiten Kapitel von ‘Kal ī la wa-Dimna’ führt al-Yamanī ei94 nen einzigen Spruch an, zu dem es Parallelen in der altarabischen Dichtung und Weisheitsliteratur gebe: „Ein Mann liebt und hasst keinen, ohne dass der andere ihm gegenüber dasselbe bei sich empfindet, er wisse [es] oder nicht (lā yawaddu ragˇulun ragˇulan wa-lā yubġid.uhū illā 95 wagˇada lahū l-āharu mitla dālik ‘alima aw lam ya‘lam).“ Dieser Spruch ˘ ist gemäß der oben eingeführten Definition kein Sprichwort, da er relativ wenig prägnant und nicht bildlich ist, keinen semantischen Überschuss des Ganzen gegenüber seinen Teilen aufweist und zudem wohl nie in –––––––––––––––––––

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te es später dem Fatimiden al-Mu‘izz. Als Muh.ammad b. al-Ḥasan b. ‘Umayr erscheint al-Yamanī bei Brockelmann, Carl, Geschichte der arabischen Litteratur, 3 Bde. u. 2 Suppl.bde., Leiden 1895–1949, Suppl.bd. 1 (1937), S. 202. Al-Yamanī (Anm. 91), S. 3. Zur Sammlung Abū ‘Ubayds vgl. Sellheim (Anm. 84), bes. S. 56–89. Vgl. z.B. Sellheim (Anm. 84), S. 13. Zumindest gibt es nur einen einzigen Spruch, zu dem sich im Prozesskapitel Parallelen in den untersuchten Fassungen von ‘Kal ī la wa-Dimna’ finden. AlYaman ī hatte offensichtlich eine von den edierten Versionen stark abweichende Version von ‘Kal ī la wa-Dimna’ vor sich; vgl. dazu auch das Vorwort des Herausgebers (Nagˇm, in: al-Yamanī [Anm. 91], S. h.ā’ und t. ā’). Al-Yamanī (Anm. 91), S. 28, Nr. 45. – Der Text Ibn al-Muqaffa‘s, hg. ‘Azzām (Anm. 9), S. 100, stimmt fast wörtlich überein. In allen anderen Versionen weicht der Spruch inhaltlich deutlich ab, zum Teil wohl, weil ein Wort für ‘Mann’ (imru’) zu ‘Sache’ (amr) verlesen wurde; vgl. Ibn alMuqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 104; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 134; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 51 (H S. 64).

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eine gemeinschaftliche Tradition eingegangen ist. Al-Yamanī hat den Spruch somit zwar in eine Sammlung der amtāl von ‘Kalī la wa-Dimna’ aufgenommen und folglich als matal bzw. zumindest als mit einem matal inhaltsgleich verstanden, was ihn in die Nähe eines Sprichwortes rückt, aber in einer modernen Perspektive ist er aus formalen Gründen nicht als Sprichwort zu bezeichnen, sondern als Gnome. II. 3 Zwei Sprichwörter Nur gerade an zwei Stellen des untersuchten Kapitels lassen sich eindeutig Anspielungen auf Sprichwörter gemäß der oben gegebenen Definition identifizieren, ohne dass aber die Sprichwörter selbst zitiert würden. Die erste entsprechende Anspielung findet sich in der lateinischen Fassung des Johannes von Capua. Es handelt sich um einen Verweis auf das Sprichwort „Wer andern eine Grube gräbt, fällt selbst hinein“: foveam 97 quam fodit incideret et in rethe quod paravit caperetur. Da die Wendung bei Anton von Pforr, der eine ältere Version des lateinischen Textes 98 als die edierte benutzte, fehlt, könnte es sich um eine Einfügung bei einer sekundären Überarbeitung des lateinischen Textes handeln. Eine Anspielung auf das gleiche Sprichwort erscheint an einer weiteren Stelle und wird auch von Anton von Pforr übersetzt; allerdings fehlt der Anspielung die Pointe, dass derjenige, der in die Grube fällt, diese zuerst 99 selbst gegraben hat. Auch an der zweiten Stelle wird auf ein Sprichwort biblischen Ursprungs verwiesen, und zwar wiederum nur bei Johannes von Capua. Die Anspielung wird aber nicht Dimna oder einer der übrigen Figuren auf der Ebene des Prozesses in den Mund gelegt, sondern einer der Figu––––––––––––––––––– 96 Er findet sich jedenfalls weder in der Sammlung al-Maydānī s (Anm. 83) noch in den Sammlungen lateinischer und deutscher Sprichwörter. 97 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 132. In der hier verwendeten Form, also in der Verbindung von Grube und Strick, geht das Sprichwort auf Sirach 27, 29 (et qui foveam fodit in illam decidet et qui statuit lapidem proximo offendet in eo et qui laqueum alio peribit in illo) zurück, vgl. zur sprichwörtlichen Verwendung Singer, Samuel, Thesaurus proverbiorum medii aevi, 13 Bde., Berlin 1995–2002, Bd. 1 (1995), S. 231–234, und Bd. 3 (1996), S. 151–153. 98 Zum Problem von Antons von Pforr lateinischer Vorlage vgl. Obermaier (Anm. 7), bes. S. 46–49. 99 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 142: queris […] evadere a fovea quam incidisti; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 55 (H S. 68): das du zwusschen entrynnen mochst dem strigk, dar ynne du gefallen bist.

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ren in einem von Dimnas exempla, dem Mann mit den beiden Frauen in der dritten Erzählung: nec respicis maculam tui ipsius, videlicet trabem in 100 oculo tuo, alterius autem oculo vides vestucam. Auch hier könnte es sich um eine sekundäre Einfügung eines lateinischen Bearbeiters handeln. II. 4 Gnomen und ihre Funktionen Während sich also fast keine Sprichwörter finden, sind die Gnomen recht 101 zahlreich, allerdings variiert ihre Zahl in den verschiedenen Fassungen, es gibt viele Stellen, an denen die eine Fassung eine Gnome einfügt, die andere nicht, und selbst an der gleichen Stelle können inhaltlich unterschiedliche Sprüche auftreten. Ähnlich wie in der Sprichwortforschung selten danach gefragt wurde, wozu Sprichwörter eigentlich dienen, was ihr kommunikativer Mehrwert ist, weil ihnen ein solcher selbstverständlich zuzukommen scheint, sind auch die möglichen Funktionen von 102 Gnomen noch kaum untersucht. Im untersuchten zweiten Kapitel von ‘Kalī la wa-Dimna’ lassen sich die folgenden Funktionen ausmachen: ––––––––––––––––––– 100 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 158. Das Sprichwort geht zurück auf Mt 7,3 bzw. Lc 6,4; für weitere Belege vgl. Singer (Anm. 97), Bd. 1 (1995), S. 292–296. 101 Sechzehn Stellen bei Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām und hg. Cheikho, siebzehn hg. al-Mars.af ī ; elf bei Johannes von Capua (Anm. 6) und Anton von Pforr (Anm. 7). – In der hebräischen Fassung finden sich aufgrund des fragmentarischen Charakters der Überlieferung nur gerade zwei Sprüche, vgl. [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 5 u. 12. 102 In der Regel wird, wenn die Funktionen von Sprichwörtern, Weisheitssprüchen etc. überhaupt thematisiert werden, nur vage auf ihre Verwendung zu didaktischen Zwecken verwiesen, so schreibt etwa Archer Taylor, The Proverb and An Index to ‘The Proverb’. With an Introduction and Bibliography by Wolfgang Mieder (Sprichwörterforschung 6), Bern u.a. 1985 (Original 1931), S. 172: „Didactic writers naturally show a great liking for proverbs. A proverb is often a ready-made epigram, sums up the situation effectively, drives home the point, and appeals to the reader’s or hearer’s sense of humour.“ Seiler, Friedrich, Deutsche Sprichwörterkunde (Handbuch des deutschen Unterrichts an höheren Schulen, Bd. 4, 3), München 1922, S. 4 nennt zusätzlich den Aspekt der Ermahnung und Warnung. Laut Manfred Eikelmann (Anm. 79), S. 487, dienen Sprichwörter dazu, „einen besonderen Fall in analogischem Rückbezug auf konsensfähiges Erfahrungs- und Orientierungswissen zu beurteilen oder zu entscheiden.“ Dagegen führt Burger, Harald, Phraseologie. Eine Einführung am Beispiel des Deutschen (Grundlagen der Germanistik 36), Berlin 2007, S. 109 als Funktionen von Sprichwörtern insbesondere das Formulieren von „Überzeugungen, Werten und Normen“

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(i) Rechtfertigung eines bestimmten, in der Regel des eigenen Verhaltens, 103 (ii) Aufforderung zu bestimmtem Verhalten, (iii) Formulierung von Tadel, (iv) Trost, (v) Ein- oder Ausleitung eines Exempels, (vi) Formulierung eines Einwands, der vom Sprecher selbst sogleich widerlegt wird. Die erste Funktion (i) ist bei weitem am häufigsten: Die Aussagen der Weisen dienen dazu, ein bestimmtes Verhalten, mit einer einzigen Ausnahme das eigene, zu erklären und zu zeigen, dass es sich rechtfertigen 104 lässt oder grundsätzlich vernünftig ist. Zum Beispiel verteidigt sich Dimna beim ersten Verhör gegen die Vorwürfe der Löwenmutter mit einem Spruch, der, je nach Fassung, in zwei leicht unterschiedliche Richtungen zielt. In einer der arabischen Fassungen lautet er: „Man sagt: Der ––––––––––––––––––– sowie eine „soziale Funktion“ an und betont, dass die Funktion von der jeweiligen konkreten Kommunikationssituation abhänge (vgl. zur Situationsabhängigkeit auch Neumeister, Sebastian, Geschichten vor und nach dem Sprichwort, in: Kleinstformen der Literatur, hg. v. Walter Haug und Burghart Wachinger (Fortuna vitrea 14), Tübingen 1994, S. 205–215, bes. 208, und Peil, Dietmar, Das Sprichwort in den ‘Emblematum Tyrocinia’ des Mathias Holtzwart (1581), ebd., S. 132–164, bes. 134. 103 Dies kann auch eine Funktion von Sprichwörtern sein, so hält Röhrich, Lutz, Lexikon der sprichwörtlichen Redensarten, 4 Bde., Freiburg 1973, Bd. 1, S. 9 fest: „Unter einem Sprichwort verstehen wir also einen festgeprägten Satz, der eine unser Verhalten betreffende Einsicht oder eine Aufforderung zu einem bestimmten Verhalten ausspricht.“ 104 Eigenes Verhalten: Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 100, 104, 106, 108, 112, 119; hg. Cheikho, S. 103, 105, 106, 107, 111 (zwei Stellen), 122, 123; hg. al-Mars.af ī , S. 156 (zwei Stellen), 158 (zwei Stellen), 169 (drei Stellen), 171; [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 12 (eine Stelle, an der die arabischen Fassungen keinen Spruch haben); Johannes von Capua (Anm. 6), S. 138, 142, 166; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 53, 55, 64f. (H S. 65 [2 Stellen], 68, 79). Nur einmal wird fremdes Verhalten mit einer Gnome erklärt: Die Mutter des Löwen hat nach Dimnas ausführlicher Verteidigung plötzlich Zweifel an seiner Schuld, da alle Anwesenden schweigen, ihm also Glauben schenken: Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 114: „Die Weisen haben gesagt: Der Schweigende hat anerkannt.“ Johannes von Capua (Anm. 6), S. 146: Nam dicunt sapientes: Qui tacet affirmat. Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 56 (H S. 70): Vnd es sprechen die weysenn: Wer schweyget, der bestetiget.

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Mensch, der sich am meisten vor dem Unheil hütet, stürzt am ehesten 105 hinein.“ Hingegen betont eine andere Fassung nicht das Streben, dem Unheil zu entkommen, sondern den Versuch, das Beste zu erlangen: „Man pflegte zu sagen: Wer danach strebt, das Beste zu erlangen, zu dem 106 eilt das Unheil.“ Während sich Dimna in der ersten Fassung als einer darstellt, der versucht habe, Gefahren zu vermeiden, und dem daher nun Unheil widerfahre, betont die zweite, dass Dimna sogar aktiv nach dem Besten strebe. Noch positiver versucht er sich dann in der lateinischen und der deutschen Version darzustellen: […] dixerunt sapientes […]: Quicumque laborat benefacere, post tristiciam et malum est sibi valde 107 propinquum bzw. [ …] was die weysenn geredet […] : Wer sich fleysset, alle wege recht zu thGn, dem ist rewhe vnd widerwertigkeit alle wege 108 nahet. In den arabischen Fassungen präsentiert sich Dimna als einer, der nach dem Besten strebt oder das Unheil wenigstens zu vermeiden sucht, hier wird er zu jemandem, der sogar selbst gut handeln will. Indem er einem allgemeinen Fall zu entsprechen vorgibt, kann er das Unrecht, das ihm angeblich widerfährt, als noch größer darstellen als durch die reine Schilderung seiner gegenwärtigen Situation. Allerdings hat Dimna mit dieser Verteidigungsstrategie keinen Erfolg, ja der Trick scheint nicht einmal ihn selbst zu überzeugen, denn er bringt unmittelbar 109 danach noch eine weitere Gnome. Deutlich seltener findet sich die zweite Funktion (ii) der Gnomen: Mit dem Verweis auf allgemein gültige Aussagen lässt sich zu einer Verhal110 tensänderung aufrufen. So ermahnt die Mutter des Löwen ihren Sohn, die Angelegenheit genau zu untersuchen: „Denn die Weisen haben gesagt: Wer den Frevler bei seinem Treuebruch unterstützt, ist sein Genos-

––––––––––––––––––– 105 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 107; fast wörtlich übereinstimmend hg. al-Mars.af ī , S. 158. 106 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 104. 107 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 138. 108 Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 53 (H S. 65). 109 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 104; hg. Cheikho, S. 107; hg. alMars.af ī , S. 158; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 138; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 53 (H S. 65). 110 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 103 und 113; hg. Cheikho, S. 111; hg. al-Mars.af ī , S. 159, 163, 164, 171; Johannes von Capua (Anm. 6), 150; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 58 (H S. 72).

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se bei seinen Taten“, Quoniam dictum est: Quicumque consentit ma112 lignis in suis operibus, ipse est particeps eis bzw. Dan es ist geschribenn: 113 Wer gehilt mit den bosen iren wercken, der ist der mit teylhafftig. Davon abzugrenzen ist Typ (iii): Hier geht es nicht etwa darum, dass der Getadelte sich ändern soll, sondern nur um die Formulierung eines 114 Tadels. So sagt beispielsweise Kalī la zu seinem Bruder Dimna, diesen erwarte zurecht die Todesstrafe, denn die Weisen hätten ja gesagt, der 115 Schwindler sterbe vor seiner Zeit. In den beiden europäischen Fassungen wird die Aussage erweitert, indem eine Anspielung auf eine Stelle aus dem Buch Hiob angeschlossen wird: De te quidem dicitur: Qui capit 116 sapientes impiorum sapientia et consilium stultorum expeditur bzw. von dir wirt pillich gesprochenn: Wer nympt dem weysen sein vornufft vnd 117 gibt den thoren weyse wort? Hierin klingt Hiob 5, 13 an (qui adprehendit sapientes in astutia eorum et consilium pravorum dissipat), was den Tadel an Dimna klar verstärkt: Er ist nicht nur ein Lügner, der vor der Zeit stirbt, sondern auch ein Pseudo-Weiser. Die Verwendungsweise Nr. (iv) tritt nur selten auf: Im Wissen, dass etwas sich schon mehrfach so ereignet hat, einer allgemeinen Erfahrung 118 der Welt entspricht, lässt sich Trost finden. Ein besonders typisches Beispiel hierfür findet sich, als Dimna im Kerker erfährt, dass sein Bru119 der gestorben ist. Er tröstet sich mit der folgenden Gnome: „Wahr ––––––––––––––––––– 111 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 113; abweichend hg. al-Mars.af ī , S. 163; hg. Cheikho, S. 116, findet sich zwar eine inhaltlich der Stelle bei ‘Azzām entsprechende Aussage, sie wird aber nicht als Spruch der Weisen o.ä. eingeführt, sondern als Allaussage. 112 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 150. 113 Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 58 (H S. 72). 114 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 100 und 103; hg. Cheikho, S. 104, 115, 116; hg. al-Mars.af ī , S. 161; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 134, 148 (zwei Stellen); Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 51, 57 (zwei Stellen) (H S. 64, 71 [zwei Stellen]). 115 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. Cheikho, S. 115; ebenso hg. al-Mars.af ī ; fehlt hg. ‘Azzām. 116 Johannes von Capua (Anm. 6), S. 148. 117 Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 57 (H S. 71). 118 Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 104, 111, 118; hg. Cheikho, S. 107; hg. al-Mars.af ī , S. 158, 161; [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 5; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 138, 160; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 53, 62 (H S. 65, 77). 119 Ein Gedanke, der sich leicht als Sprichwort („Ein Unglück kommt selten allein“) formulieren ließe, vgl. Singer (Anm. 97), Bd. 12 (2001), S. 87f. (mit

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gesprochen hat der, der gesagt hat: Wenn der Mensch heimgesucht wird, 120 dann überfällt ihn das Böse von allen Seiten“, „Und da haben sich die Worte dessen bewahrheitet, der gesagt hat: Jeder der in der Welt von einem einzigen Schlag getroffen wird, über dem versammeln sich viele 121 Nöte von allen Ecken und Enden, Mühsale, Kummer und Trauer“, Iam quidem iuste dixit qui dixit: Quoniam quicunque fuerit percussus in uno, congregantur ad eum ex omni latere persecutionis et tribulationis 122 atque suspiria [ …] bzw. NGn hat der recht gesprochen, der do spricht: Welcher geschlagenn wirdt mit eyner widerwertigkeit, dem begegenn dar 123 nach zu allen seyten widerwertige dingk […] . Die Funktion (v) wäre, da die Nähe von Sprichwort und Fabel ja all124 gemein bekannt ist und insofern auch eine Verbindung von Gnome und Exempel naheläge, an sich zu erwarten, im analysierten Kapitel fin125 det sie sich aber nur selten. Typ (vi) schließlich begegnet nur ein Mal: Es handelt sich um die Vorwegnahme eines Einwandes, die an eine ‘quaestio’ erinnert. Die Löwenmutter kennt die Aussage der Weisen, welche Milde und Erbarmen gegenüber Verbrechern empfehlen, und empfiehlt dennoch, Dimna streng zu bestrafen. Die Aussage der Weisen wird dabei von der Mutter des Löwen nicht wörtlich wiedergegeben, sondern nur anzitiert: „Ich kenne wohl die Aussage der Weisen, welche die Gnade der Vergebung 126 gegenüber den Verbrechern verherrlichen.“ Indem sie den Einwand, –––––––––––––––––––

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Verweis auf diese Stelle). – Hg. Cheikho (Anm. 9) fehlt die Episode von Dimnas Trauer; der Spruch taucht aber trotzdem auf: Er dient Dimna hier (S. 107) zur Verteidigung gegen die Vorwürfe der Mutter des Löwen, ist eine Art trotziger Selbstbehauptung. Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 118 (nur hier). [Rabbi Joël] (Anm. 5), S. 5. Johannes von Capua (Anm. 6), S. 160. Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 62 (H S. 77). Vgl. Obermaier (Anm. 7), S. 149, und Grubmüller (Anm. 28), bes. S. 232 und 320. Vgl. die Ausführungen zum Kontext des ersten Exempels (Abschnitt 1. 2. 2) sowie Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 106 und 115; hg. Cheikho, S. 109; hg. al-Mars.af ī , S. 164 und 165; Johannes von Capua (Anm. 6), S. 140; Anton von Pforr (Anm. 7), Bd. 1, S. 54 (H S. 67). Ibn al-Muqaffa‘ (Anm. 9), hg. ‘Azzām, S. 103; fast wörtlich übereinstimmend hg. Cheikho, S. 107; hg. al-Mars.af ī , S. 158, verherrlichen die Weisen hingegen nicht die Gnade, sondern die harte Bestrafung: Damit nimmt die Löwenmutter nicht mehr einen Einwand vorweg, sondern rechtfertigt ihr ei-

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der aufgrund der Autorität der Weisen leicht erhoben werden kann, selbst vorwegnimmt, schwächt sie ihn bereits ab, auch wenn sie ihn im Prinzip damit noch nicht entkräftet.

III. Zusammenfassung (1) Die Bezeichnung ‘Fabelbuch’ ist für ‘Kalīla wa-Dimna’, wie gezeigt werden konnte, nicht angemessen. Im untersuchten Kapitel begegnen gar keine Fabeln, dafür aber Erzählungen, die man als ‘pseudo-historische exempla’ bezeichnen kann. Der Status dieser Erzählungen ändert sich zum Teil im Lauf der Tradierung: Auf Grund eines unterschiedlichen kulturellen Kontextes werden dabei ‘pseudo-historische exempla’ oftmals, besonders bei Anton von Pforr zu fiktionalen Beispielerzählungen. Alle exempla sind rein illustrativ, d.h. sie stellen keinen fundamentalen Bestandteil der jeweiligen Argumentation dar, sondern ergänzen diese bloß. Entsprechend weisen nicht alle Fassungen von ‘Kalī la wa-Dimna’ alle exempla auf: Sie können fehlen, ohne dass dadurch der Textverlauf gestört würde. Argumentativ ambivalent werden die exempla für den über die Intrige Dimnas informierten Leser: Ihm bleibt dadurch, dass die exempla von einer lügnerischen Figur erzählt werden, unklar, ob er die Handlungsanweisungen der exempla befolgen soll. (2) Für die Sprichwortforschung ist der Text nicht sehr ergiebig: Nur an zwei Stellen des lateinischen Textes (und in der Folge ein Mal im deutschen Text) sind eindeutige Anspielungen auf Sprichwörter auszumachen. Relativ zahlreich sind hingegen sog. Gnomen, d.h. den Weisen oder der Allgemeinheit zugeschriebene Sprüche, die in erster Linie dazu dienen, das eigene Verhalten als einer allgemeinen Norm entsprechend darzustellen und dadurch zu rechtfertigen. Andere Funktionen dieser Sprüche, wie Trost oder Tadel, sind dagegen vergleichsweise selten. Der Verweis auf die Allgemeinheit bzw. die Weisen ist eine Autorisierungsstrategie, die jener der historischen und ‘pseudo-historischen exempla’ nahesteht. Eine Nähe der beiden Formen zeigt sich auch darin, dass, wie sich nicht alle exempla in allen Fassungen finden, auch nicht alle Fassungen die gleiche Zahl von Gnomen an den gleichen Stellen aufweisen. Für ––––––––––––––––––– genes Handeln. Die Stelle fehlt bei Johannes von Capua (Anm. 6) und in der Folge auch bei Anton von Pforr (Anm. 7). Der hebräische Text der Passage ist nicht überliefert.

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die Rezipientinnen und Rezipienten ergibt sich aus der narrativen Einbettung der Gnomen ein ähnliches Problem relativer Moral wie im Fall der exempla: Die Gnomen enthalten zwar grundsätzlich eine allgemein verbindliche Wahrheit, doch dadurch, dass sie z.T. von einem Lügner geäußert werden, verlieren sie ihren Gültigkeitsanspruch. (3) Sowohl historische und ‘pseudo-historische exempla’ als auch Gnomen sind als argumentative Mittel wertvoll, weil sie sich über ihr Alter legitimieren können. Argumentativ kommt ihnen ein sehr ähnlicher Status zu: Sie dienen dazu, eine bestimmte Verhaltensweise als nachahmenswert oder vermeidenswert darzustellen. Doch während die exempla Einzelfälle zeigen, die vom Rezipienten zu ihrem eigenen Leben parallel gesetzt oder – wohl öfter – wieder in allgemeine Regeln, wie sie der 127 König in seinen Fragen jeweils suggeriert, umgesetzt werden sollen, funktionieren die Gnomen genau umgekehrt, indem sie eine allgemein gültige Situation beschreiben, als Sonderfall derer die aktuelle Lage der Protagonisten begriffen werden soll. Trotz ihrer Nähe in Bezug auf ihren argumentativen Status finden sich nicht oft Gnomen zur Einleitung oder Ausleitung eines Exempels, obschon dies aufgrund der bekannten Nähe von Sprichwort und Fabel zu erwarten wäre. Viel eher scheint es so, als würde gelegentlich das Fehlen von exempla durch ein Mehr an Gnomen 128 kompensiert. Sowohl für die exempla als auch für die Gnomen wirkt sich die Unzuverlässigkeit mindestens einer Figur, nämlich Dimnas, negativ auf die Autorisierungsstrategie gegenüber den Leserinnen und Lesern aus. So propagiert ‘Kalī la wa-Dimna’ letztlich nicht nur eine relative Moral, sondern auch eine nicht zu unterschätzende Skepsis gegenüber einfachen Rezepten für moralisches Verhalten, wie sie Fabeln, exempla, Sprichwörter und Gnomen bereithalten.

––––––––––––––––––– 127 Vgl. von Moos, Geschichte als Topik (Anm. 24), bes. S. 38. 128 Jedenfalls enthält die Fassung Ibn al-Muqaffa‘s (Anm. 9), hg. al-Mars.af ī , am wenigsten exempla, dafür am meisten Gnomen, vgl. oben Anm. 35, 37, 38 und 101.

Du proverbe à l’exemplum: fonctionnement d’un assemblage narratif dans un recueil de contes du e salut du XIV siècle, ‹Le Tombel de Chartrose› Audrey Sulpice (Paris)

‹Le Tombel de Chartrose›, recueil de trente et un contes du salut et non trente trois comme a pu longtemps l’affirmer la critique (cette dernière considérait en effet le prologue et l’épilogue comme deux contes à part entière), est conservé dans deux manuscrits. Le premier se trouve à Avranches sous le numéro 244. Il s’agit d’un petit in quarto en vélin à la reliure de cuir noir, sans décor ni motif, qui contient une table des matières dans laquelle chaque conte, rimé en français, est numéroté et annoncé par un titre également donné en langue vernaculaire. Á la fin du manuscrit, au folio 122, nous apprenons qu’il s’agit d’une copie: un colophon latin mentionne non seulement la date de rédaction, février 1423, et le nom du copiste, Nicolas Delauney, religieux de l’ordre de saint Benoît et prieur au Mont-Dol, petit village situé près du Mont-Saint-Michel. Quant au second manuscrit, qui se trouve actuellement à Paris sous la cote Nouvelles acquisitions françaises 6835, il se présente comme une copie plus récente que le manuscrit d’Avranches et par conséquent, s’éloigne davantage de l’image que nous nous faisons du manuscrit original. De ce dernier nous n’avons aucune trace mais nous pouvons penser qu’il fut rédigé entre 1334 et 1339 par un auteur dont nous possédons peu de renseignements. Cet auteur anonyme, ni curé ni prêtre, comme il l’avoue lui-même au conte numéro vingt, était sans doute un clerc séculier qui, pour une raison qu’on ignore n’avait pas reçu la prêtrise. Néanmoins, le prologue nous apprend que le ‹Tombel› fut composé pour un ordre religieux, les chartreux, et plus particulièrement sur le conseil d’un ami cher à l’auteur, moine à la chartreuse de Bourgfontaine et mort avant la fin du travail. Cette chartreuse, située au diocèse de Soissons, au cœur de la forêt de Retz, fut fondée en 1323 par le comte Charles de Valois, fils du roi Philippe III. Connue à l’époque médiévale sous le nom de La Fontaine-Notre-Dame, elle devient, même si cela ne s’est pas fait à son initia-

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tive, une résidence royale, théâtre d’enjeux politique et fief d’un véritable centre littéraire. En offrant ainsi son œuvre, l’auteur espérait se racheter de ses fautes, peut-être même souhaitait-il entrer en chartreuse, et assurer ainsi son voyage dans l’au-delà en demandant aux chartreux d’accompagner son âme de prières. Á travers ce manuel de prédication, destiné non seulement à l’ordre cartusien mais plus encore aux fidèles, hommes et femmes confondus, l’auteur joue des différents genres littéraires et use de sources les plus diverses. Tour à tour, recueil de contes, d’exempla, de sermons, de prières, puisque chaque poème se construit autour d’une demande adressée à Dieu et se clôt sur le terme «Amen», le ‹Tombel de Chartrose› se présente comme une somme de connaissances, construite à l’aide de plusieurs voix, regroupant de multiples sources, aussi bien antiques que bibliques, patristiques, scientifiques, philosophiques et littéraires. La voix de l’auteur se fond et se confond alors avec celle de ses pères, autorités universelles et reconnues de tous. Au milieu de cette polyphonie, qui définit l’esthétique même du recueil, se découvre une autre voix issue du langage proverbial. Mêlant ainsi différents types de la forme brève, l’auteur du ‹Tombel› utilise cette nouvelle parole soit comme une courte leçon qui introduit l’exemplum, soit, à l’inverse, comme une illustration insérée au récit pour soutenir le récit exemplaire. L’utilisation première, particulièrement intéressante pour notre étude, renchérit les rapports entre exempla et langage proverbial en montrant comment le proverbe est ici générateur de récit, voire du livre lui-même en tant qu’objet. D’où l’intérêt d’étudier l’utilisation et le rôle du langage proverbial dans ces contes du salut afin non seulement de comprendre les relations entre les deux formes littéraires mais plus encore afin de saisir l’usage d’un tel ouvrage destiné à un ordre religieux. Notre premier travail consiste à interroger les 14 200 vers du ‹Tombel› dans le but de distinguer les différents types de forme brève. Méthode critiquable puisque établir une liste des distinctes formes proverbiales revenaient à les isoler du discours exemplaire. Néanmoins cette étude liminaire est une étape indispensable: définir ce langage, c’est s’interroger sur le fonctionnement du recueil. Nous avons pu ainsi relever trois types de la forme brève à savoir le proverbe, l’auctoritas et la sentence qui se distinguent de la continuité du schéma narratif de l’exemplum moins par leur brièveté que par leur côté citationnel. En effet, certaines formes

Du proverbe à l’exemplum

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s’étendent sur cinq vers et compromettent ainsi par leur amplification la brièveté requise d’ordinaire par le langage proverbial. Le terme proverbe est utilisé à deux reprises par l’auteur du ‹Tombel›: au conte numéro sept intitulé ‹D’un étudiant qui apparaît à son maître après sa mort›: Le proverbe dit: Mal se queuvre / Celli a qui pert le der1 riere et au conte numéro vingt-huit: Quar, comme le proverbe accorde / 2 Chascun fruit attend sa saison. Si l’on considère que la forme brève comme proverbe n’existe que si elle est répertoriée dans les recueils de Le 3 4 5 Roux de Lincy, Tobler ou Morawski, alors le ‹Tombel› ne contient que dix-sept proverbes au sens strict du terme. En revanche, il offre de nombreux vers qui prennent une forme proverbiale. Ce style proverbial se définit tout d’abord par sa localisation: nous verrons en effet que l’énoncé proverbial se situe notamment en exorde ou en conclusion. Mais il se distingue également de la continuité narrative de l’exemplum par son rythme et sa musicalité. Nous trouvons de multiples exemples mais nous n’en citerons qu’un seul emprunté au conte numéro dix. Il est particulièrement intéressant puisque les vers qui servent d’ouverture à l’exemplum, intitulé ‹Comme saint Ambroise, evesque de Milan, se delogea de l’ostel› [d’un riche], prennent le contre-pied, dans un rapport ironique, de ce que l’on affirme d’ordinaire: Kalendre chante plus en cage / Qu’el ne feroit au 6 vert boscage. Il serait en effet plus logique que l’alouette, comme n’importe quel oiseau, chante mieux en dehors d’une cage. L’auteur d’établit ici une comparaison entre la cage de l’oiseau et la cellule du moine. En effet, les auteurs cartusiens déconseillent aux religieux de quit7 ter leur cellule afin de se protéger du monde extérieur. Ces deux vers ––––––––––––––––––– 1

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Walberg, Emmanuel, Histoire de Maistre Silon, Poème français inédit du e XIV siècle (Studia Neophilogica 15), Uppsala 1942, cf. conte n° 7, vv. 204– 205, p. 224. Kooiman, Ewald, 18 Contes français tirés du recueil intitulé ‹Le Tombel de Chartrose›, éd. avec variantes et précédés d’une introduction, Amsterdam 1975, cf. conte n° 28, vv. 138–139, p. 261. e Le Roux de Lincy, Antoine Jean Victor, Le Livre des proverbes français, 2 éd., Paris 1859, 2 vol. (republ. Genève 1968). Adolph Tobler, Li Proverbe au vilain, Leipzig 1895. e Joseph Morawski, Proverbes antérieurs au XV siècle, Paris 1925. e Walberg, Emmanuel, Contes pieux en vers du XIV siècle, tirés du recueil intitulé ‹Le Tombel de Chartrose› (Skrifter utg. av Kungl. Humanistika Vetenkapssamfundet i Lund 42), Lund 1946, cf. conte n° 10, vv. I-2, p. 69. er Un prieur de la Grande Chartreuse, Guigues I , comparait en 1128 dans ses Coutumes de Chartreuse, la cellule cartusienne, premier lieu nécessaire à une

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prennent ainsi l’aspect d’une formule métaphorique et s’associent au langage proverbial par leur originalité prosodique. Nous distinguons également l’auctoritas qui signifie ‹commun proverbe› revêt également, 8 comme la définit Paul Zumthor, la forme d’un énoncé à contenu général emprunté à un quelconque poète ou à la sagesse populaire et constitue ainsi un emprunt au donné historique, c’est-à-dire à la tradition. Par làmême, l’auctoritas est proche de l’exemplum. Prenons pour exemple le conte numéro six qui a pour titre: ‹De ceulx qui carolerent un an pour empeschier le divin service›. Le conte s’ouvre sur ces trois vers: Festes malvesement coultive / Que de bonnes euvres oesives / Si com saint Au9 10 gustin le dit. Cette autorité, empruntée à la ‹Cité de Dieu›, annonce le thème traité dans l’exemplum: la condamnation des fêtes, de l’oisiveté et plus particulièrement de la danse. Au conte numéro dix-huit, l’auteur s’appuie sur les paroles de Saint Paul avant de raconter la vita de saint Alexis, modèle de dévouement et de pauvreté: Saint Pol nous ensaigne et declaire / Que celx qui veulent a Dieu plaire / Seuffrent touz persequ11 cions. Enfin, le conte numéro vingt-deux, qui met en scène la vita de saint Serveul, exemple de pauvreté, débute ainsi: Ysaÿe dit en son livre Que Dieu, qui droiz guerredons livre, A en sa cogitacion De mener a confusion Toute terrïenne noblesce, 12 Et les povres aront lïesce. ––––––––––––––––––– vie de salut, à une sorte d’aquarium, endroit vital pour les chartreux qui ne doivent jamais en sortir: «L’habitant de cette cellule doit veiller avec diligence et sollicitude à ne pas forger ou accepter des occasions d’en sortir, hormis celles qui sont instituées par la règle; il estimera plutôt la cellule aussi nécessaire à son salut et à sa vie que l’eau aux poissons et la bergerie aux breer bis», cf. Guigues I , Coutumes de Chartreuse, introduction, texte critique, traduction et notes par un Chartreux (Sources Chrétiennes 313), Paris 1984, chapitre 31, pp. 231–233. 8 Zumthor, Paul, L’épiphonème proverbial, dans: Revue des sciences humaines 163 (1976), pp. 313–328. 9 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 6, vv. I-3, pp. 45–52. 10 Saint Augustin, La Cité de Dieu, éd. publiée sous la dir. de Lucien Jerphagnon, Paris 2000, Livre XXII, 8, pp. 1044–1046. 11 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 18, vv. I-3, pp. 77–105. 12 Ibid., cf. conte n° 22, vv. I-6, pp. 106–115.

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Ces autorités plus ou moins longues sont non seulement des types connus et reconnus comme leur nom l’indique mais plus encore des paroles porteuses d’une leçon qui sacralisent la puissance de signification de leur contenu. Enfin, l’auteur emploie à diverses reprises le terme «sentence» aussi bien au sens de ‹jugement› qu’au sens de ‹précepte moral›: c’est le cas par exemple au conte numéro trois: Et touz par commune sentence / Le flaël 13 de ma main ostoient / Par quoi les gens m’obeïssoient. La sentence, qui se distingue mal du mot proverbe et se confond fonctionnellement avec celui-ci, puisqu’au même titre que ce dernier, il s’agit d’un énoncé équivalent à une preuve, se distingue néanmoins de cette forme brève en tant que proposition courte qui instruit et enseigne. Ce qui domine dans la sentence, c’est l’idée d’opinion, de manière de voir. Nous pouvons citer à titre d’exemple le premier vers du conte numéro deux: «Beauté de corps n’est que peinture» qui présente en un seul octosyllabe, dans un rapport purement comparatif, l’objet même de l’exemplum. L’auteur, en évoquant l’histoire de sainte Galle, une jeune veuve qui refuse le remariage et souhaite entrer au couvent et devient alors barbue et est atteinte d’un cancer du sein, montre combien il est préférable de cultiver une beauté intérieure, d’aourner son âme pour le Christ, plutôt que de vouloir conserver une beauté corporelle. Autre exemple de deux octosyllabes qui renferment également une sentence: 14 celle du conte numéro vingt ‹Vray amour ne peut se celer›, qui illustre une histoire d’amour fraternel entre un prisonnier et un abbé. Au conte 15 numéro vingt-quatre, nous lisons: En la mort n’a point de ressort, qui prend finalement le contre-exemple du titre annoncé: ‹D’une femme juiesse que la Virge Marie delivra de mort pour ce qu’elle se converti›. Beaucoup plus courtes que l’autorité ou le proverbe, la sentence affirme une vérité générale, infinie, mais elle ne connaît pas le caractère citationnel propre au proverbe ou à l’autorité. La sentence évoque ainsi une objectivité qui ne prend sens que par une énonciation, donc un sujet, fortement ancré dans une histoire. Elle se définit davantage comme une parole argumentaire appuyée par la suite par un récit exemplaire. ––––––––––––––––––– e 13 Sandquist, Sven, Trois contes français du XIV siècle tirés du recueil intitulé ‹Le Tombel de Chartrose›, publiés avec introduction, notes et glossaire..., Stockholm 1982, pp. 101–121. 14 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 20, v. I, p. 194. 15 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 24, v. I, p. 126.

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Cette analyse nous permet ainsi d’identifier et de répertorier les types de formes brèves utilisés par l’auteur. Il est maintenant nécessaire de s’interroger sur le rôle d’une telle diversité de l’écriture proverbiale dans un recueil de contes du salut. Dans son prologue, l’auteur du ‹Tombel› justifie l’emploi de sources diverses en avouant que son acte d’écriture n’est qu’une répétition d’une narration déjà existante: les narracions icy mises [ …] sunt extraites et 16 prises toutes d’authentiques histores. Il se place ainsi sous l’autorité de 17 18 l’euvangile, parole de verité, en annonçant qu’il écrit «la vie des 19 saints». Par cet aveu, l’auteur délègue son autorité aux hommes dont les écrits correspondent aux principales sources de la littérature monastique: le livre de la Bible, les traités des Docteurs de l’Église et les ouvrages littéraires classiques. La première source exploitée par l’auteur, quantitativement et qualitativement, est donc tout naturellement la Bible. La sacra pagina devient pour l’auteur une véritable bibliothèque où il emprunte les récits et réflexions qui l’intéressent. Le ‹Tombel› se présente comme un métalangage pour la Bible, c’est-à-dire que la langue utilisée dans le recueil prend pour objet celle de l’Écriture et l’exploite en l’insérant aux contes. Á ces sources bibliques et patristiques viennent s’ajouter celles issues des grands ouvrages littéraires classiques, historiques, philosophiques, scientifiques qui constituent la base du savoir commun des lettrés. Le ‹Tombel› est ainsi construit à l’aide de plusieurs voix, regroupant de multiples sources, qui ont permis à l’auteur l’édification de son oeuvre. Dans cette optique, l’auteur orchestre, organise sa parole afin de créer une narration exemplaire qui a pour but de dicter aux fidèles le comportement désiré par l’Église. En utilisant le genre de l’exemplum, l’auteur cherche à produire un discours argumentatif, à construire un texte édifiant où sa parole se veut didactique et persuasive. L’auteur s’appuie donc pour fonder son récit sur un vaste ensemble de sources qui s’étend au langage proverbial. Comme nous avons pu le constater précédemment, il existe, à l’intérieur même de ce langage, une diversité d’énonciation qu’il était intéressant d’analyser pour tenter de démasquer les sources utilisées par ––––––––––––––––––– 16 17 18 19

Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. prologue, vv. 29–31, p. 4. Ibid., v. 81. Ibid., v. 80. Ibid., v. 36.

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l’auteur. Les plus évidents, l’auctoritas ou les proverbes dits ‹bibliques› permettent à l’auteur de construire un discours théologal inséré aux 20 contes. Par exemple, le proverbe Qui contre aiguillon escaucherre, exploité à deux reprises dans le recueil et fréquemment attesté dans les textes médiévaux, est issu du livre IX des Actes des Apôtres relatant la conversion de Saül. En revanche, les proverbes, sentences sont plus difficiles à identifier: l’auteur a-t-il consulté un recueil spécialisé, comme celui des Proverbes 21 au Vilain? Les proverbes Par desouz est l’ordure ou encore Au besoing 22 voit on l’ami en sont par exemple extraits, même si, il est vrai, que ces deux proverbes se retrouvent dans de nombreux textes. Ou s’agit-il davantage de connaissances qualifiées de ‹populaires›, c’est-à-dire empruntées, entendues ou lues par le poète et dans ce cas d’énoncés non identifiés comme proverbes et recueillis dans une œuvre littéraire, mais repris uniquement à titre de citation poétique? Nous retrouvons par exemple le proverbe Au besoing voit on l’ami dans le Ro23 man de Renard et le proverbe Qui bien aime a tart oblie dans le Miracle 24 de la Sacristine. Cette nouvelle diversité dans la prise de parole permet à l’auteur de différencier sa voix une fois encore en laissant place à un discours qui se veut toujours autoritaire mais plus général. En effet, l’expression proverbiale renchérit le pouvoir du discours. Ajoutée à cette polyphonie, elle donne la possibilité à l’auteur d’aboutir à une plus grande diversité et d’atteindre ainsi un plus grand nombre de destinataire. Aussi, le recueil du ‹Tombel› n’est-il pas uniquement destiné aux chartreux de Bourgfontaine. L’auteur souhaite élargir son champ de destinataires et atteindre, comme il le souligne lui-même dans son prologue, ceulx qui n’entendent 25 la lettre. Par leur autorité religieuse, les chartreux ont pour rôle de transmettre aux simples fidèles la morale à suivre pour obtenir le salut. En prêchant la parole de l’auteur, ils endossent la fonction de prédicateur, même si cela peut paraître surprenant et à l’encontre des coutumes ––––––––––––––––––– 20 21 22 23

Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 22 au v. 90 et conte n° 27 au v. 60. Le Tombel de Chartrose (note 13), cf. conte n° 2, v. 12, p. 87. Ibid., cf. conte n° 1, v. I, p. 73. Le Roman de Renart, publié par Ernest Martin, 3 t., Strasbourg/Paris 1882– 1887 (réimpr.: Berlin/New York 1973). 24 Miracle de la Sacristine, éd. par Hilding Kjellman, dans: Mélanges de philologie offerts à Johan Melander, Uppsala 1943, version II, v. 3, p. 65. 25 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. prologue, v. 53, p. 4.

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cartusiennes. En effet, les chartreux, ordre contemplatif par excellence, se devant ainsi de n’avoir aucun contact avec le monde extérieur, ne pouvaient transmettre directement la parole divine à un auditoire. Néanmoins, nous ne pouvons nier le caractère oral des contes qui transforme ainsi le recueil en un véritable outil de prédication. Le ‹Tombel› pouvait donc se destiner à deux utilisations différentes: tout d’abord, à une lecture à voix basse dans le cadre d’une lectio divina, activité majeure dans la journée d’un frère chartreux, qui conduit à la méditation du texte salutaire, mène à l’oraison, puis à la contemplation. La manducation de l’écriture aide en effet la mémoire à conserver les paroles de la leçon donnée par le récit exemplaire pour que l’intelligence en connaisse le fruit savoureux et que la volonté désire toujours s’y conformer d’avantage. En second lieu, à une lecture à voix haute, dans le cadre cette fois-ci d’une lecture publique au réfectoire ou au cours d’un sermon: l’auteur du ‹Tombel› avoue au conte numéro vingt-trois qu’il di ses histoires en ab26 baïes. Les exempla, malgré leur longueur, présentent à l’image des sermons, une parole édificatrice et argumentative. En exploitant les différents types de la forme brève, nourris des passages bibliques, des écrits patristiques ou littéraires, l’auteur conduit son lecteur à suivre un comportement moral spécifique, qui ne peut ni se discuter, ni se contester. La parole proverbiale, qui se donne également comme une parole d’autorité, intervient comme vérité. Á l’image du sermon, ou du conte, elle est issue d’une tradition orale qui participe à la rhétorique de celui-ci. Nous pouvons prendre comme exemple le conte numéro vingt-sept ‹De la deshonnesté que l’en fist au pappe Formose›, qui s’ouvre sur le proverbe suivant: 27 Cheval roignoux fuit a l’estrille («un cheval galeux se dérobe à l’étrille»). L’étrille désigne cette brosse de fer qui permet de nettoyer la robe des chevaux et qui en l’occurrence le débarrassait de ses parasites. Le proverbe, familier aux auditeurs, permet, dans un rapport métaphorique, de mobiliser l’attention de l’auditoire et facilite ainsi la compréhension du parallèle avec l’attitude d’un dement pape de Rome qui refuse les remarques de celui qui ose reprendre ses malx quand elles lui permettraient de retrouver les voies de la sagesse. Ainsi, la forme brève laisse place à une autorité plus générale qui renchérit le pouvoir de l’exemplum. Cette polyphonie des sources atteint un auditoire plus vaste et aboutit à une plus grande diversité dans l’utilisation du recueil. L’analyse d’une telle variété dans un recueil de ––––––––––––––––––– 26 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 23, v. 151, p. 120. 27 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 27, v. 1, p. 250.

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contes pieux nous a ainsi conduit à nous interroger sur le fonctionnement de chaque récit: à quel moment du discours intervient la parole proverbiale? Comment est-elle insérée au schéma narratif de l’exemplum? Le recueil du ‹Tombel› montre que les deux formes de discours se complètent et fonctionnent ensemble. Il n’existe en effet aucune frontière entre la forme proverbiale et l’exemplum mais bien au contraire une véritable perméabilité. Le langage proverbial est présent à deux moments du récit: en début de conte et à l’intérieur du conte. Nous commencerons par évoquer la seconde localisation. Dans l’utilisation de l’illustration, la forme proverbiale est intégrée à l’exemplum de façon linéaire. Enchâssée au récit, elle suit un schéma général d’insertion: marque de décrochement (quar, mais, ja, quand, toujours, que), locuteur (je, saint Pol, Salemon, le proverbe, li phillosophe), verbe conjugué au présent (dire, faire, témoigner, réciter, prêcher, déclarer, conseiller, lire, trouver, sermonner, exposer ou encore accorder), suivi d’un allocutaire (tu, vous). Pour intégrer ces citations proverbiales, l’auteur manie soit la citation explicite, soit la citation implicite, qui se révèle alors n’être qu’une référence. La première implique l’aveu de l’emprunt, qu’il s’agisse de citations nominatives ou de citations annoncées par un verbe introducteur tel que ceux que nous venons d’évoquer. C’est le cas, par exemple, au conte numéro cinq où le poète se reporte clairement à une auctoritas, le ‹Livre des Collations› de Jean Cassien: En cel temps, si come desclaire Le livre des Collacions, Entre les nobles campions Qui bien tindrent foi crestïenne En la contree egiptïenne, 28 Fut saint Theon, un bon abbé [… ]

L’autre méthode citationnelle, utilisée par l’auteur, est l’allusion. Cette deuxième forme de citation est un renvoi clair à un auteur, à un texte, ou à une parole sans qu’un nom précis soit indiqué. Les proverbes et les citations bibliques, lorsque ces dernières sont intégrées au récit sans qu’aucunes références ne soient données, en sont de bons exemples. Le proverbe du vers cent-quatre-vingt-dix neuf du conte vingt-trois: Toujours qui plus a, plus desire, recensé par Morawski au numéro 2080, mon29 tre bien que Rien ne peut a homme suffire / Que couvetise a envaï et ––––––––––––––––––– 28 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 5, vv. 72–77, p. 33. 29 Ibid., cf. conte n° 23, vv. 201–202, pp. 121–122.

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enrichit ainsi l’idée maîtresse du récit: la dénonciation du péché de concupiscence annoncée déjà par le titre du conte: ‹D’un clerc que la fouldre confondi pour ce qu’il tenoit malvesement les biens de saincte eglise›. De même, les vers cent trente-huit et cent trente-neuf du conte vingt-huit renvoient explicitement à un proverbe pour illustrer la vertu de patience: Quar bel commencer penitance Vault poi qui n’a perseverance Et n’acheve ce qu’il commence. Si doiz attendre en pacience La divine misericorde. Quar, comme le proverbe accorde, 30 Chascun fruit attent sa saison. 31

De même, le proverbe Qui bien aime a tart oblie, utilisé au conte numéro quatre, soutient l’idée que le lecteur trouvera dans ce conte non seulement un exemple édifiant de patience chrétienne dans la vita de saint Jean Damascène mais plus encore qu’il retiendra par là-même plus volontiers l’histoire. Ainsi, la forme proverbiale, située à l’intérieur du discours, s’insère tout naturellement dans la continuité du récit en laissant intervenir une parole péremptoire qui cherche à persuader le destinataire de la véracité des propos contenue dans l’histoire donnée par l’exemplum. Elle sert ainsi, au cours d’une homélie, à rompre avec le discours, à changer de ton, de rythme, de niveaux de signification pour mieux frapper l’assemblée. L’auteur insiste même sur le rôle divertissant de l’exemplum dans le préambule du conte numéro quinze quand il répond, par une forme proverbiale, à la question suivante: pour quoi il fait bon ouvrer les bons exemples: Quar a ouvrer, / Raison contraint, exemple attrait. / Et chascun veult mielx estre attrait / Par enclinement debonnaire / Que con32 traint a ce qu’il doit faire. L’utilisation de la forme proverbiale s’inscrit donc ici dans une fonction identique que celle de l’exemplum: un rôle pédagogique et didactique qui vise à mieux imprimer dans les mémoires des lecteurs et des auditeurs les vérités essentielles illustrées par le reste du sermon. ––––––––––––––––––– 30 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 28, vv. 133–138, p. 261. 31 Le Tombel de Chartrose (note 6), cf. conte n° 4, v. 5, p. 6. 32 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 15, vv. 10–14, p. 142.

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Attardons-nous maintenant sur la première situation du langage proverbial dans le récit, à savoir en début de conte. L’étude des trente et un exempla montre qu’ils offrent une structure interne identique. L’auteur répète un schéma traditionnel qui se déroule en trois temps: les premiers vers correspondent au préambule, qui a pour rôle d’introduire le conte; vient ensuite l’histoire elle-même, puis la péroraison qui conclut le conte et qui expose une morale renvoyant non seulement au récit que l’on vient de lire mais également à la forme brève qui a servi d’amorce au récit. Ce découpage, qui n’a rien d’exceptionnel, se retrouve dans de nombreux 33 exempla. Les contes de la ‹Vie des Pères› en sont un bel exemple. Chaque histoire de ce recueil est précédée d’un prologue où l’auteur expose quelque vérité de foi ou d’expérience, avant d’en venir au récit qui l’illustre, tandis qu’un épilogue en explicite la morale. De plus, il est assez aisé de déterminer où commencent et où se terminent préambules et péroraisons, car sur le plan visuel, les manuscrits du ‹Tombel› marquent de manière très claire le début de ces parties en utilisant une initiale peinte de taille supérieure. L’utilisation du pied-de-mouche (¶) permet également d’indiquer au lecteur les différents paragraphes du récit, qui correspondent aux divers épisodes de l’histoire. Chaque prologue débute donc par un proverbe ou une phrase qui prend une forme proverbiale. Cette forme proverbiale, placée en ouverture du conte, marque le commencement du récit exemplaire et introduit le thème principal de l’exemplum, l’idée directrice qui sera développée par l’auteur et que nous retrouvons résumée dans l’épilogue. Nous pouvons prendre comme exemple le conte numéro vingt-huit dont la rubrique est: ‹De deux hommes dont l’un accorda a paiz et l’autre ne s’y voulut accorder, qui mourut de male mort›. Le conte débute ainsi: Jadis ot 34 une grande discorde / Si com saint Jeroisme recorde. Cette auctoritas permet à l’auteur d’évoquer d’emblée le sujet dont traite le conte: la dispute entre deux hommes. Mais plus intéressant est de constater le soin que le poète a pris pour placer à la rime, le mot clef discorde, et de souligner ainsi l’essence même de l’histoire qu’il va raconter. Cette accumulation de termes, qui rendent les notions centrales du récit, se retrouvent également placés à la rime dans l’épilogue du conte:

––––––––––––––––––– 33 La Vie des Peres, éd. par Félix Lecoy, dans: Société des Anciens Textes Français, Paris 1987, 3 vol. 34 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 28, vv. I-2, p. 250.

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Quant celi qui de paiz n’ot cure Fu puni a si grant laidure, Comme ci dessus vous recorde, Et celli ot misericorde Qui volentiers paiz accorda, Il semble que grant concorde a Dieu a ceulx qui aiment concorde Et que ceulx qui aiment discorde, Qui par guerres et par descors Font sevrer les ames des corps, Ne sunt pas de li accordez. Non sunt ceulx qui les descordez Font tant en plaiz estre et tenir 35 Qu’a povrete les font venir.

Par l’assemblage de ces rimes, l’auteur vise à mettre dans son épilogue les idées fondamentales de l’histoire qu’il vient de raconter et qu’il annonce dès les premiers vers du conte en utilisant une forme brève. Elle présente ainsi une image forte, condensée en quelques vers, qui permet de faciliter la compréhension de l’exemplum et de marquer plus aisément l’esprit du destinataire en mobilisant d’entrée l’attention de ce dernier par une assertion générale, connue de tous et à valeur d’autorité. En utilisant le langage proverbial à chaque début des trente et un contes du ‹Tombel›, l’auteur rend ainsi la forme brève indispensable, obligatoire, pour donner naissance non seulement à chaque exemplum du recueil mais plus encore à l’ouvrage lui-même. En effet, par le biais de la forme brève, l’auteur choisit, pour les vingt-trois premiers contes, le classement alphabétique. Le premier conte commence ainsi par le proverbe suivant: Au besoing voit on ses amis et le vingt troisième débute par une auctoritas extraite du Nouveau Testament, le livre de Zorobabel. Á partir du vingt-quatrième conte, le cadre alphabétique s’efface laissant place à une suite de lettres E B P C J D M F qui correspondent toutes au début d’une forme brève. L’auteur a peut-être voulu cacher dans un anagramme son nom. Idée d’autant plus intéressante, lorsque nous lisons le premier vers du dernier 36 conte: Foulx, ce dit l’en, qui s’oublie. Malheureusement, nos recherches n’ont pour l’instant abouti à aucune découverte sur cet anonymat. Le classement de ces vingt-trois premiers contes ne relèvent donc pas d’un pur hasard et conforte l’idée que le ‹Tombel› se présente comme un ––––––––––––––––––– 35 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 31, vv. 191–204, pp. 289–290. 36 Ibid., cf. conte n° 31, v. I, p. 283.

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livre structuré. Dans cette conception d’une volonté d’organisation, (sans oublier bien évidemment la présence d’une table des matières, d’un prologue et d’un épilogue), l’auteur a choisi de numéroter ses contes et de placer sous le numéro quinze le récit de la fondation de l’ordre des chartreux. Le conte numéro quinze se présente donc comme le pilier central du recueil, non seulement par sa position, mais aussi par l’histoire qu’il raconte. Tout le recueil semble s’aménager autour de ce conte, qui justifie par son thème l’intitulé du livre, le ‹Tombel de Chartrose›, et qui, présenté comme une réflexion pour le religieux, évoque la finalité de la lecture du recueil tout entier et notamment l’intérêt d’une telle lecture. L’exemplum commence ainsi: Pour bons comptes oïr retraire / Prennent mainte gente exemplaire et se clôt sur cet épilogue qui reprend une idée analogue: Prengent es Chartroux exemplaire, Au meins s’il lor plaist a retraire Lours cuers de courre en folx deliz Et vers Jhesucrist vroiz et liz Par simple et vraie humilité De touz temps vivre en charité, Sans quoi nul entre en Paradis. Celi qui souffri mort jadis En la croiz pour notre salu Nous gart de l’infernal palu Et nous doint ci si contenir 37 Qu’en paradis puisson venir. Amen

La parole proverbiale engendre ainsi le récit: elle est un mot d’appel qui suffit à amorcer l’exemplum. Elle met en scène une courte leçon qui s’amplifie par l’illustration donnée par l’exemplum. Aussi, l’exemplum et la forme brève entretiennent-ils une relation de complémentarité qui s’offrent comme deux modalités de la moralisation et qui ont pour finalité de transmettre un message appartenant à la commune autorité et se présentant ainsi comme véridique. e

L’étude du langage proverbial dans un recueil de contes du salut du XIV siècle a permis de démontrer que l’emploi des différents types de la forme brève donne à l’auteur la possibilité de garantir sa parole par une nouvelle autorité issue d’un langage littéraire et populaire. Cette prise de pouvoir ––––––––––––––––––– 37 Le Tombel de Chartrose (note 2), cf. conte n° 15, vv. 461–472, p. 158.

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élargit ainsi le cadre des destinataires en leur offrant un livre structuré dont le titre énigmatique laissait sous-entendre le rôle premier du recueil: compiler des histoires, des voix rassemblées dans un tombeau pour assurer leur postérité.

De la fonction paraphrastique du proverbe. ‹Libro de los gatos›, ‹Libro de Buen amor› e (Espagne, XIV siècle) Bernard Darbord (Paris)

L’exemplum et le proverbe partagent une même fonction, celle d’illustrer 1 un concept, celle de présenter de façon attractive une leçon. Ainsi que l’ont observé les concepteurs de ce colloque, exempla et proverbes cohabitent naturellement dans un récit, accompagnés normalement d’une leçon, solidement argumentée, placée au début du récit ou, plus souvent encore, en son terme. Le ‹Comte Lucanor›, de don Juan Manuel, dans sa première partie, a exploité mieux que tout autre texte, ce paradigme illustratif: après un titre vient l’expression par le Comte d’une situation problématique. Apparaît ensuite, de la bouche du précepteur Patronio, l’exemplum proprement dit, illustrant cette situation. Interviennent enfin deux nouvelles expressions: deux vers, de caractère proverbial (viessos), et sans doute une illustration perdue, appelée historia par le narrateur. L’étymon grec de historia, en effet, avait le sens de ‹vérification›, d’où le sens d’illustration et même de miniature (biblias historiadas). En ce qui concerne le premier conte du Livre de don Juan Manuel, ces expressions proverbiales sont au nombre de deux: 1. Ne vous abusez pas, ne croyez pas que volontiers / nul homme fasse pour autrui son malheur de bon gré, 2. Par la pitié de Dieu et par un bon conseil l’homme sort de la peine et réalise son des––––––––––––––––––– 1

Bremond, Claude, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, L’Exemplum (Typologie des Sources du Moyen Age Occidental 40), Turnhout 1982; Voir aussi: Berlioz, Jacques et Marie Anne Polo de Beaulieu (dir.), Les Exempla médiévaux. Introduction à la recherche suivi des tables critiques de l’‹Index Exemplorum› de Frederic C. Tubach, Carcassonne 1992; Les Exempla médiévaux. Nouvelles perspectives, éd. par Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu (Nouvelle bibliothèque du moyen âge 47), Paris/Genève 1998.

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sein. Comme l’a écrit Hugo Oscar Bizzarri dans son argumentaire, «un proverbe peut générer un récit et un récit peut générer un proverbe». Les contes de ‹El conde Lucanor› se closent sur des phrases proverbiales. Chacun des contes du ‹Libro de los exemplos por ABC› a une phrase 3 proverbiale déposée au dessous du titre. L’auteur de fables, du reste, aime accompagner son récit d’un proverbe. Chez La Fontaine, «La raison du plus fort est toujours la meilleure» introduit la fable du loup et de l’agneau. «Aide-toi, le ciel t’aidera» clôt la fable du charretier embourbé, laissant ainsi le lecteur découvrir progressivement la leçon. Nous souhaitons étudier quelques aspects de ces techniques illustratives, en portant notre attention sur deux textes espagnols médiévaux du e XIV siècle: le ‹Libro de los gatos› (anonyme) et le ‹Libro de buen amor›, œuvre de l’Archiprêtre de Hita. Par convention, nous désignons par LG le ‹Libro de los gatos›, par LBA le ‹Libro de buen amor›. Le ‹Libro de los gatos› est une traduction amplifiée, développée, de certaines ‹Fabulae› 4 d’Eudes de Cheriton, clerc anglais du XIIIe siècle. Ces fables d’Eudes ont pu être écrites vers 1219. Nous nous pencherons donc également sur le texte d’Eudes.

I. Réflexion sur l’énoncé conclusif et son usage dans les ‹Fabulae› d’Eudes de Cheriton et le ‹Libro de los gatos› Le ‹Libro de los gatos› compte 66 exempla, disposés sans beaucoup d’ordre logique. Certains exempla, néanmoins, sont regroupés par thème. Un bon nombre d’entre eux est conclu par une réflexion, souvent longue, ––––––––––––––––––– 2

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Don Juan Manuel, El conde Lucanor, éd. par Guillermo Serés, Barcelona 1994, note 82; Don Juan Manuel, Le Livre du comte Lucanor , traduit et présenté par Michel Garcia, Paris 1995. Clemente Sánchez, Libro de los exemplos por ABC, édité par Andrea Baldissera, Pavia 2005. Anonyme, Libro de los gatos, éd. par Bernard Darbord, Paris 1984; Arcipreste de Hita, Libro de buen amor, édition Gerald Burney Gybbon Monypenny, Madrid 1989; Les Fabulae d’Eudes de Cheriton sont publiées dans: Hervieux, Léopold, Les Fabulistes latins, depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du Moyen Age, tome IV: Eudes de Cheriton et ses dérivés, Paris 1896. Les ‹ Fabulae› sont accessible sur http://gahom.ehess.fr/relex/Fabulistes.

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sur le contenu du conte. Parfois, ce développement est agrémenté par une expression lapidaire qui a trait à la parémiologie: dicton ou proverbe. Il arrive même que le dicton apparaisse dans l’exemplum et soit repris ensuite dans sa morale. Nous allons donc étudier ces énoncés, en nous fondant sur quelques aspects fondamentaux de l’approche parémiologique. Proverbes, dictons, sentences et formes figées constituent le domaine d’expérience de la parémiologie. Le domaine médiéval a été ouvert à ces 5 études. Le travail d’Eleanor S. O’Kane a été pionnier. Il s’agit d’un répertoire commode, appuyé sur un corpus important. D’autres travaux 6 ont porté sur la langue classique, mais peu ont étudié le proverbe et sa fonction dans l’espace du texte. C’est pour cela que le présent colloque vient à point. L’étude de la parémiologie était jadis marquée par un flou terminologique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains concepts méri7 tent d’être évoqués. I. 1 L’opacité du proverbe Le premier critère de définition de certaines expressions figées est l’absence de sens compositionnel: on parle d’opacité sémantique. Une construction est dite compositionnelle, quand on peut déduire son sens de l’étude de chacun de ses membres. Au contraire, l’expression figée ––––––––––––––––––– 5

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O’Kane, Eleanor S., Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Madrid 1959. Parémies et sentences sont étudiées dans l’important article de Cuartero Sancho, María Pilar, La paremiología en el Libro de buen amor, dans: Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, y el ‹Libro de buen amor›: Congreso Internacional del Centro para la edición de los clásicos españoles ... se celebró en Alcalá La Real del 9 al 11 de mayo 2002, al cuidado de Francisco Toro Ceballos, Alcalá La Real 2004, en ligne: http://cvc.cervantes.es/obref/ arcipreste_hita/cuartero.htm (dernière consultation: avril 2009) 23 pages. L’auteur fait apparaître que les sentences du ‹Libro de buen amor› sont inspirées d’un florilège, le ‹Compendium moralium nobilium› de Geremia da Montagnone (c.1255–1321). Combet, Louis, Recherches sur le refranero castillan, Paris 1971; Gómez Bernal, Antonio, Una aproximación al refranero popular en el Quijote, Salamanca 1989. Un très bon état de la question dans la thèse de Gómez-Jordana Ferary, Sonia, El proverbio: hacia una definición lingüística. Estudio semántico de los proverbios franceses y españoles contemporáneos, Directeurs: Amalia Rodríguez Somolinos, Jean-Claude Anscombre, Universidad Complutense de Madrid, EHESS, Paris 2006 (thèse inédite).

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peut comporter des mots que nous ne connaissons pas. Son sens général, néanmoins, est donné par le contexte, par son isosémie, ou récurrence de même sème, qui réunit chacun de ses membres. Le francophone ignore le sens du mot ‹fur›, mais il emploie l’expression ‹au fur et à mesure›. A un moment des ‹Fabulae› d’Eudes de Cheriton, le juge, un coq, répond par un ‹cloc› aux doléances. L’onomatopée ne prend du sens que par le contexte. Elle est d’ailleurs largement glosée, par une expression en français (donc opaque, non perçue par le lecteur), et par un autre dicton: Faciemus, faciemus, et sic dicit unum cloc. Plus loin: Ferai bien, ferai bien.

Plus loin encore: Promittunt unguentum et dant stimulum. Promittunt rosas et dant urticas (Hervieux, 1896, p.180).

L’opacité sémantique est un concept qui ne s’applique pas à tous les proverbes (quien no llora no mama a un sens compositionnel immédiat). Il ne reste qu’à établir le lien hyperonymique unissant le fait de téter et le fait d’obtenir un bienfait. On peut mesurer souvent un grand écart entre un sens immédiat et un sens tropologique (métonymique ou métaphorique) qu’on ne peut saisir qu’en vertu de son affinité avec une situation donnée. Le proverbe s’applique à cette situation et aussi à d’autres. Il est 8 un stéréotype (Anscombre). Une situation est expliquée par l’expérience. Nous touchons là la question du sens pragmatique d’un énoncé. La portée du proverbe ne peut être appréciée qu’en fonction de la situation contextuelle. On parlera de relation stéréotypique entre deux situations. Lorsque l’analogie entre le proverbe et la situation échappe au récepteur, on peut parler d’opacité pragmatique. I. 2 La stabilité Un énoncé peut être libre ou figé. L’énoncé figé comprend des locutions, des expressions, des proverbes, dont les éléments sont peu remplaçables selon les règles de la langue. Cependant, il importe de mesurer la portée du figement, étendu à tout l’énoncé (un proverbe) ou limitée à quelques mots de l’expression. Dans un proverbe, le choix du temps, celui du présentateur varient, de même que le choix des mots, dans la limite des figu––––––––––––––––––– 8

Anscombre, Jean-Claude, La Parole proverbiale, dans: Langages 139 (2000), pp. 6–26.

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res de signifiant (paronomases, rimes, assonances […] ) contenues dans l’expression. I. 3 La structure bipartite du proverbe Pour reconnaître un proverbe, on peut retenir son caractère acquis et stéréotypé. La présence de l’énoncé dans un ‹refranero› est donc une forme de preuve. De même sa présence répétée dans une banque de don9 nées, du type CORDE. Nous ne pouvons limiter notre recherche à ce critère. Sur les centaines d’énoncés proverbiaux de Juan Ruiz, une minorité est attestée dans d’autres documents. L’article de Pilar Cuartero Sancho est ici bien éclairant: les proverbes attestés sont au total peu nombreux. Au vrai, le trait essentiel, celui qui s’applique à tous les proverbes, est la structure bipartite de l’énoncé: en surface presque toujours, mais aussi en profondeur (toujours). Une condition, une circonstance (ou protase), entraîne une conséquence (ou apodose). 10 Georges Kleiber a observé que, si l’on peut fabriquer des proverbes, n’importe quelle phrase générique ne peut devenir proverbe. Les conditions signalées par Kleiber sont les suivantes: le proverbe porte sur les hommes (directement ou indirectement). Les énoncés du type articles + sujet + verbe sont exclus. Les énoncés mettant en jeu des sous-classes stables d’hommes ne peuvent devenir des proverbes: Les Alsaciens boivent de la bière. Ces caractéristiques ne sont pas en contradiction avec notre relevé. I. 4 La haute généralité ou virtualité de l’expression proverbiale Un proverbe est un stéréotype qui peut s’appliquer à nombre d’expériences. Il est stéréotypique et typifiant (Anscombre). Il est à relier 11 à la théorie des topoï (Ducrot, Anscombre). Gustave Guillaume aurait parlé d’extension maximum du sujet du proverbe: quien, el que, omne (en vieil espagnol): Quien todo lo quiere, todo lo pierde (LG, p. 118). Le pronom qui, en français, placé en début d’énoncé, est tenu pour un archaïsme. Parfois, un quantificateur de grande extension remplace l’article: ––––––––––––––––––– 9

La banque de données CORDE (Corpus diacrónico del español) réunit les textes espagnols vieux de plus de vingt-cinq ans. Les textes postérieurs sont réunis dans CREA (Corpus del español actual). Les deux bases de données sont accessibles à partir de www.rae.es (dernière consultation: avril 2009). 10 Kleiber, Georges, Sur le sens des proverbes, Langages 139 (2000), pp. 39–58. 11 Gómez-Jordana Ferary (note 7), p. 53.

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Remendar bien non sabe todo alafayate nuevo (LBA 66). Enfin, l’absence d’article dit aussi la haute généralité: Ansí en feo libro está saber non feo (LBA 16). C’est pour cette raison que le proverbe est la plupart du temps au présent. Un présent gnomique, de portée générale, non lié, en aucune façon, au moment de locution. En dehors du présent, peut apparaître l’impératif, du fait du caractère pragmatique de ces énoncés: Si buen manjar queredes, pagad bien el escote (LBA 815). Le futur, lui aussi gnomique, périphrastique ou non, n’est pas absent: Non dexes lo pagado por lo que has de ganar (LBA 995). Souvent en ce cas, l’antériorité notionnelle impliquée par la protase impose le recours au futur du subjonctif: «adónde fueres, haz lo que vieres». En effet, en espagnol ou en portugais, le subjonctif futur a conservé son contenu perfectif. Il est donc habile à exprimer une condition, dans la protase. De là sa présence dans les énoncés bimembres: proverbes, textes juridiques, etc. Une autre caractéristique du proverbe est la présence d’un élément généralisant, ou affirmant le stéréotype: nunca, ninguno, siempre, a veces, a las vegadas, quandoque. ‹Toujours›, ou bien ‹quelquefois›! On admet des exceptions. La présence d’exceptions ne retire rien à la force persuasive du proverbe, car celui-ci dit des vérités a priori, qui ne s’embarrassent pas de contingences ou d’exceptions. En outre, le critère aléthique de vérité est bien souvent posé: verdad es, a la fe! I. 5 Le signifiant La notion de ‹tactème›, introduite par Bernard Pottier est apte à faire comprendre la spécificité langagière du proverbe. Le ‹tactème› est un trait pertinent qui se définit en dehors de la phonologie ou de la morphologie: Ordre des mots (inversion), répétition phonique, inversion, rime, paronomase etc. Le proverbe se définit souvent par un écart par rapport à l’ordre banal et orthonymique: Qui crapaud aime, lune lui semble (Eudes de Cheriton). L’inversion du verbe et du complément est ici un trait tactique du proverbe. Le corpus d’énoncés tirés du ‹Libro de buen amor› 12 permettra d’illustrer ces différents aspects: rimes, chiasmes, figures de signifié. ––––––––––––––––––– 12 Darbord, Bernard et Alexandra Oddo, La parole proverbiale de Juan Ruiz dans le ‹Libro de buen amor›, Mélanges en hommage à Madeleine et Arcadio Pardo, éd. par Marie-Claude Chaput et Thomas Gomez Paris 2008, p. 61–91.

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II. Exemplum et proverbe Le concept guillaumien d’extension (ou d’extensité) permet de distinguer l’exemplum du proverbe. L’exemplum narre un fait précis, un conte, un événement, une légende. Certains narrent le fait d’un homme (exemplum métonymique), certains sont des fables d’animaux, métaphores des humains (exempla métaphoriques). Le protagoniste peut porter un nom. Il agit, et de son action l’auteur tire une leçon. Parfois, il s’agit au contraire d’une propriété générale, d’un animal, par exemple, dans le ‹Libro de los gatos›: «Des propriétés des mouches». Ce type de récit reçoit souvent le nom de similitudo (en espagnol médiéval: semejança). Comme la similitudo, le proverbe est un récit d’une extensité maximale. Il dit un stéréo13 type. Il ne nomme pas. Il contient des propriétés linguistiques propres à l’expression même de la généralité. On prendra ainsi pour exemple, dans le ‹Libro de los gatos›: Qui sapo ama, luna le parece (LG VII, p. 63). «Qui crapaud aime, lune lui semble». Personne n’est nommé. Qui, pronom relatif, désigne un support de grande généralité: n’importe qui, tout homme, toute créature. Cette haute généralité est en outre signifiée par le temps verbal: pas de place pour le récit, pour l’événement particulier. Le présent non marqué, gnomique, est là pour signifier un fait général. Une autre caractéristique du proverbe est sa complexité narrative: il est bimembre. Il se compose d’un événement posé, puis de sa conséquence: protase, puis apodose. Le premier membre est une circonstance préexistante. Elle peut comporter un temps perfectif (par exemple un futur du subjonctif en -re). Le second membre, dominant, est syntaxiquement (pas toujours) et mentalement (toujours) subséquent. Tout proverbe comporte cette structure bimembre, même si un membre n’est exprimé que par un mot (proverbes du type: «Paris vaut bien une messe», ou «No se hizo Zamora en un día»). On trouve ce type de proverbe dans l’Exemplum d’Eudes de Cheriton, ‹Fabulae› XXVIIa: De duobus sociis, uno verace, alio mendace. Contra adulatores: ––––––––––––––––––– 13 Anscombre, Jean-Claude, Proverbes et formes proverbiales: valeurs événementielle et argumentative, dans: Fonctionnalisme et Pragmatique: à propos de la notion de thème, éd. par Jean-Claude Anscombre et Gino Zaccaria, Milano 1990, pp. 43–150; id., Semántica y léxico: Topoï, estereotipos y frases genéricas, dans: Revista española de Lingüística 25,2, (1995), pp. 297–310; id., Le rôle du lexique dans la théorie des stéréotypes, dans: Langages 142 (2001), pp. 57–76.

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Et quandoque nocet omnia vera loqui. (Une vérité n’est pas toujours bonne à dire)

Le véridique a dit leur vérité aux singes qui l’ont alors aveuglé. La structure bimembre est exprimée par les deux verbes: loqui/nocet. Rappelons l’exemplum. Il s’agit de la première partie de l’exemplum 28 du ‹Libro de los gatos›: l’histoire des deux compagnons. L’un est véridique, l’autre est menteur. Le premier a dit aux singes qu’ils étaient laids. Les singes l’ont rendu aveugle. Le menteur leur a dit qu’ils étaient beaux. Les singes l’ont honoré. Une vérité ne doit pas toujours être dite. Cette première partie est entièrement contenue dans une Fabula d’Eudes de Cheriton. Ce proverbe en constitue la morale. Nous le classons dans la catégorie des proverbes car il en contient des caractéristiques: Quandoque: le proverbe dit une vérité a priori. Une vérité «typifiante 14 a priori» (Anscombre). Il a donc pour caractéristique d’admettre les exceptions. C’est là l’une des limites de l’autorité proverbiale. En conséquence, le proverbe est souvent annoncé soit par des adverbes exclusifs (toujours, jamais), soit par des adverbes non exclusifs, ce qui ne retire rien de leur force: ‹parfois›, a veces, a las vegadas, aliquando, quandoque, quandocumque. Quando, conjonction, peut en effet être un adverbe indéfini, au sens de ‹quelquefois›. Il suit si, ne, num, mais peut adopter la forme non enclitique, adverbiale, aliquando. Il est souvent renforcé de particules: quan15 done, quandoque, quandoquidem, quandolibet. Quandoque renforce aussi le caractère stéréotypé du proverbe. Celuici est rendu manifeste par le présent gnomique, et par le complément omnia vera.

––––––––––––––––––– 14 Kleiber, Georges, Sur la définition du proverbe, dans: id., Nominales: essais de sémantique référentielle, Paris 1994, pp. 207–224, cite Kuroda: «un certain état de choses, général, habituel ou courant». Le proverbe dit une vérité non limitée à la situation présente. Selon Anscombre, «une voiture possède quatre roues» est un énoncé générique, «typifiant a priori», non lié à un événement local ou particulier. 15 Dictionnaire étymologique de la langue latine: histoire des mots, éd. par Alfred Ernout et Antoine Meillet, 4. ed., 4. tir. augm. d’addit. et de corr. nouv. par Jacques André, Paris 1985.

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III. Autres proverbes du ‹Libro de los gatos› Voici en second lieu quelques proverbes, tous tirés des ‹Fabulae› d’Eudes de Cheriton et de leur traduction en espagnol, le ‹Libro de los gatos› (LG). L’exemple n° VII de LG s’appelle: ‹Exienplo del bufo con la liebre›. Le fils du hibou a été envoyé au chapitre ou conseil (cabildo) des animaux. Il a oublié ses chaussures. Le père hibou demande au lièvre de les lui apporter. Pour que le lièvre reconnaisse son fils, le père hibou lui dit que celuici est le plus beau de tous les animaux, «avec une tête, un ventre, des jambes et des pieds aussi beaux que les miens». Voici le propos du hibou, selon Eudes de Cheriton: Qui tale habet caput quale est meum, talem uentrem, tales tibias, tales pedes, ille pulcher filius meus. Le roi des animaux s’amuse de la fatuité du hibou. Eudes de Cheriton propose alors deux proverbes, l’un en vieux fran16 çais: Ki Crapout eime, Lune lui semble. L’autre en latin: Si quis amat Ranam. Ranam putat esse Dianam. Il s’agit bien là de proverbes, annoncés par qui, cataphorique et de grande extension. En outre, l’ordonnancement protase / apodose, l’équilibre des substantifs, sont caractéristiques de l’énoncé proverbial. Cet équilibre est phonique (Ranam / Dianam), mais aussi sémantique: le crapout (forme médiévale de crapaud) dit la laideur, face à la beauté de l’astre lumineux de la nuit (Lune), ou du matin (Dianam). Lune provient d’une racine leuk, indo-européenne, qui a également produit lumière et les autres mots apparentés. Confondue plus tard avec Diane, la Lune était 17 une déesse à qui un jour de la semaine était voué (lundi). Le crapaud dit au contraire l’angoisse des profondeurs. Il renvoie au germanique krappa, ‹crochet›, tout ce qui retient: crampe, crampon, grappe, agrafer. L’espagnol a produit un mot encore plus expressif: Qui sapo ama, luna 18 le paresçe. Pour Corominas, sapo (le crapaud) est une onomatopée, un terme ‹expressif›. Au départ, sap, sap, serait le bruit du crapaud sautant sur l’eau. Cette même onomatopée se produit sans doute dans sabot, ––––––––––––––––––– 16 Eudes de Cheriton, Fabula XIV, De Filio Bufonis et Sotularibus (LG, p. 64). Les fables d’Eudes de Cheriton sont accessible sur http://mythfolklore.net/ aesopica/odo/index.htm (dernière consultation: avril 2009). Chaque fable d’Eudes de Cheriton est désignée par OC, suivi du numéro. 17 Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. de Alain Rey, Paris 1994. 18 Corominas, Joan et José A. Pascual, Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico, Madrid 1980–1991.

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savate, zapato. Or, c’est justement pour une affaire de souliers (De sotularibus), que le proverbe a été amené. Corominas en vient à citer l’expression crapaud sabatié (Mistral), «gros crapaud de terre qui ressemble à une savate». Le hibou a, comme tous les oiseaux, des pieds fort laids. Ce lieu commun est souvent appliqué au paon: «Mírate a los pies, y desharás la rueda» (vois tes pieds, et ta roue se défera) dit Scipion à Bergance, dans le ‹Colloque des chiens›, de Cervantes. Il est donc important d’imaginer une analogie entre les hiboux, fort laids (De filio bufonis), les histoires de souliers (De sotularibus), et les crapauds, animaux laids que l’on piétine: sapo, zapato. Un autre exemplum fortement balisé par un proverbe est celui très fameux de la promesse faite au cœur du danger, puis non tenue une fois le péril passé: LG LVI Enxienplo del mur que cayó en la cuba, accompagné de l’exemple de ‹la puce et de l’abbé› (OC LVI De mure et catto, LVIa De pulice), LG LVII Enxienplo del ombre que se le quemó la casa (OC LVIc De grangia). Le conte de la promesse non tenue est assimilé à celui 19 de l’ingratitude. Une fois en sécurité, la souris ne veut se rendre aux raisons du chat, oubliant la promesse faite: In periculo fui et ideo non teneor (j’étais dans le danger, et pour cette raison je ne suis pas tenue par ma promesse). L’expression a une apparence de proverbe, du fait de la structure bimembre. La chronologie de raison, exprimée par le passage du perfectum à l’infectum (fui/teneo), enfin, par le contenu anaphorique de ideo, ‹ceci pour que›: composé de id, accusatif neutre, et de eo ablatif instrumental de id. Lorsque l’expression proverbiale est dûment reconnue, le mot proverbio apparaît: E por esto dice el proverbio: Quien todo lo quiere, todo lo pierde (LG, 118). Traduction littérale du latin (OC): Quoniam, ut dicitur, qui totum capit, totum perdit. La fonction illustrative de ces formules est manifeste: por esto, quoniam. Ut dicitur inscrit dans la parémiologie. Enfin, l’équilibre des deux propositions est une caractéristique du proverbe, autant que la figure de signifiant (répétition: todo/todo et paronomase: quiere/pierde). ––––––––––––––––––– 19 Du reste, Eudes de Cheriton place non loin de là l’exemple fameux de l’homme et du serpent: l’homme recueille le serpent en son sein (in sinu suo), le serpent une fois réchauffé le mord. Il confirme ainsi sa mauvaise nature: Nonne scis quod Serpens in sinu, Mus in pera, Ignis in gremio, male remunerant hospites suos? D’où le propos à rapprocher d’un proverbe (OC Fabulae LIX, p. 231): Odero, cum potero; si non inuitus amabo (Je hais si je peux, si non, malgré moi, j’aime).

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Quiere et pierde partagent trois sons et ne se distinguent que sur deux autres. En revanche, ils sont de parfaits contraires: l’un dit la tension vers, l’autre dit la dépossession.

IV. La langue étrangère, ou vernaculaire Le proverbe dit une vérité, un stéréotype. Il illustre la correspondance entre les cultures. Pour cette raison, les auteurs apportent parfois un dicton de leur langue vernaculaire, ou de celle d’une autre culture. Eudes 20 de Cheriton aime citer en anglais ou en français, pour agrémenter son exposé en latin. On s’écarte là du proverbe proprement dit: la langue étrangère, en ellemême, est habile à illustrer, à ‹historier›, sans les traces linguistiques d’un proverbe: Thai thu Wolf hore hodi te preste tho thu hym stee Salmes to 21 lere, evere beth his geres to the groue-ward (LG, p. 81). Il s’agit du loup qui voulut être moine: OC XXII. De lupo qui voluit esse monachus. En gros, même si on enseigne au loup les bonnes manières, et même toutes les pratiques des moines, le loup n’oubliera jamais ses moeurs premières. D’un âne, on ne peut faire un cheval. On ne peut jamais lui apprendre à avancer: Vetus runcinus nunquam addiscit ambulare [… ] nunquam perduces asinum ad bonum equum. Un même brusque abandon du latin se trouve chez Eudes de Cheriton, lors du conte de l’oiseau de saint Martin (‹Libro de los gatos›, ‹Exiemplo del ave de sant Martín›). Comme le hibou, et comme tous les oiseaux, l’oiseau de saint Martin est faible quand il ne vole pas. Quand il pèse sur ses pieds. On retrouve là le motif des pieds de l’oiseau, sa faiblesse. L’oiseau se vante, mais dans l’épreuve, il succombe et doit invoquer saint Martin. Voyant une feuille choir d’un arbre, il s’épouvante: «san martín, cómo no acorres a tu ave» (LG) «Saint Martin, pourquoi ne secours-tu pas ton oiseau?» Dans le texte en latin d’Eudes de Cheriton, ce cri est exprimé d’abord en latin, puis en français, comme si la langue vernaculaire était plus apte à exprimer un cri spontané d’épouvante: O sancte Martine, sucurre tue avicule; o sein Martin, eide nostre oiselin. ––––––––––––––––––– 20 Steiner, Arpad, The Vernacular Proverb in Medieval Latin Prose, dans: The American Journal of Philology 65/1 (1944), pp. 37–68. 21 Glose: «Although the wolf would be a priest, and though he is set to learn psalms, his eyes are ever to the grove».

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Il ne s’agit pas d’un proverbe. Néanmoins le dicton possède des qualités phraséologiques de nature à le faire répéter dans d’autres situations. Il possède les caractères stéréotypés du proverbe. Du point de vue du signifiant, les deux membres se répondent (Martin / oiselin). Du point de vue du contenu, le dicton peut s’appliquer, de façon lapidaire et ramassée, à tout personnage saisi d’épouvante devant le danger. Ce même personnage, une fois le péril passé, oublie ses promesses. On pourrait donc réunir les contes de ce type dans la collection: «le personnage est fat et prétentieux avant le danger (N-1), peureux dans le péril (N), ingrat après celui-ci (N+1)». Chaque conte ne retient que deux des trois moments. Les moments de crise, sont N et N+1. Chacun est ponctué par un dicton que l’on retiendra du fait de ses caractéristiques phraséologiques, ou aussi du fait de son expression en langue vernaculaire. Voici en résumé: LG III: Exemple de l’oiseau de saint Martin (N-1; N). LG LV: Exemple des souris et du chat (N-1; N). Les souris veulent se débarrasser du chat. Elles imaginent sereinement un plan (N-1), mais dès qu’il s’agit de savoir qui va accrocher la clochette au cou du chat, aucun n’est volontaire: Non ego, nec ego. Le dicton est ici fondé sur la figure du signifié de l’opposition des contraires: menores vs mayores. Et sic minores 22 permittunt maiores uiuere et preesse. LG LVI 1): Exemple de la souris tombée dans le seau de vin (N; N+1): prisonnière du seau, la souris promet au chat, son libérateur, de venir à lui à son appel. Plus tard, à l’appel du chat, la souris refuse de venir et de se faire dévorer. J’ai promis, mais j’étais ivre au moment de ma promesse. Celle-ci n’a donc pas de valeur: Ermano, beodo era quando lo dixe. Mon frère, j’étais ivre quand je te l’ai dit. En latin (Eudes): Frater, ebria fui, quando iuraui. Expression courte et lapidaire, bien liée au récit (le seau de vin) et facilement mémorisable et adaptable à une situation similaire. LGLVI 2) (N; N+1): L’exemple de la puce et de l’abbé: Un abbé capture une puce, l’empêchant ainsi de le mordre. La puce lui demande de la laisser confesser ses péchés, avant d’être occise. Elle profite de ce moment de liberté pour s’enfuir, oubliant sa promesse. Le texte espagnol n’est pas ponctué d’une formule, à la différence du texte latin qui conclut d’une sentence relativement équilibrée (1. protase/apodose, 2. protase et apodose): Sic plerique, in arto positi, interea promittunt; sed, cum evaserunt, nihil persoluunt. ––––––––––––––––––– 22 «¿Quién le pone el cascabel al gato?» est aujourd’hui une phrase proverbiale qui renvoie implicitement à la fable des souris et du chat.

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LGLVII: Exemple de l’homme dont la maison avait brûlé (N; N+1): Voyant sa maison qui brûle, un homme implore le Seigneur, promettant de partager ses biens entre les pauvres. Sa prière est entendue, mais l’homme, la quiétude recouvrée, ne tient pas sa promesse. Aucune formule ne termine le texte espagnol, alors qu’Eudes conclut: Quoniam ad tempus credunt et in tempore temptationis recedunt, jouant sur la paronomase credunt/recedunt, rapprochant ainsi par le signifiant (il s’agit presque d’un anagramme) deux signifiés étrangers l’un à l’autre.

V. De busardo et de nido ancipitris Le thème de la mauvaise nature est développé dans le conte IV des ‹Fabu23 lae› d’Eudes de Cheriton. Au fond, on retrouve la leçon du loup qui voulait être moine: on ne se défait pas de sa nature. C’est cette idée qui semble le mieux susciter chez Eudes une réaction affective et provoquer le retour irrépressible à sa langue maternelle. La femelle autour a accueilli l’œuf du busard. Mais le poussin busard a souillé le nid. Ce que voyant, elle projette le poussin hors du nid, disant: Of[eie] hi the brothte of athele hi ne mythte, hoc est: De ovo te eduxi; de natura non potui (Je ne 24 peux lutter contre la nature). L’article d’Arpad Steiner (note 20) recueille 320 proverbes issus de la prose latine médiévale (65 sources différentes). L’auteur a ainsi produit la liste suivante: 257 proverbes en latin, souvent annoncé par des formules indiquant l’origine populaire Proverbium illud: […] Vulgo enim dicitur [ …] Communiter dicitur [ … ] Vulgariter dicitur […] Illud vulgare […] Proverbialiter dici solet […] Tritum (bien connu) iam sermone proverbium […] Ubi sicut vulgo dicitur [ …] Illa sententia usitata [ … ] In proverbiis rusticanis [ …] Tritum siquidem proverbium est [ …]. A côté de la traduction en latin, apparaît, à 25 reprises, le proverbe en langue vernaculaire: ainsi (258): Vulgariter dicitur: Ad bonum finem vadit 25 totum. En la bone fin vait tot. Quinze proverbes apparaissent uniquement en français (dont Eudes de Cheriton: O sein Martin, eide nostre ––––––––––––––––––– 23 Résumé n° 821 dans l’index de Frederic C. Tubach, Index Exemplorum: a handbook of medieval religious tales, Helsinki 1969. 24 Odonis de Ceritona Fabulae, éd. Hervieux (note 4), p. 181. 25 Hauréau, Jean-Barthélémy, Notices et extraits de quelques manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris 1890–1891, IV, p. 117.

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oiselin (291). Enfin (proverbe 298) apparaît le propos en vieil anglais du loup qui voulait être moine, sans traduction en latin (Hervieux, p. 195).

VI. Quelques aspects du ‹Libro de buen amor› La parémie est un élément fondamental du ‹Libro de buen amor›. Deux approches sont possibles. On peut définir ce qu’est un proverbe, en fonction de critères formels, empruntés à la linguistique, à la pragmatique, à la logique. Une fois que ces critères sont définis (structure binaire, une protase et une apodose, extensité du sujet, temps non marqué par le présent d’actualité, stéréotype), on peut alors retrouver ces éléments dans le textes et réunir ainsi un vaste corpus d’énoncés répondant à ces critères formels. 26 C’est ce qu’Alexandra Oddo et moi-même avons fait récemment, réunissant ainsi un très vaste corpus de plusieurs centaines d’énoncés, soit une bonne proportion de tous les énoncés d’un poème constitué de 1728 27 strophes dans l’édition de Gybbon-Montpenny. Cette démarche a son intérêt, mais elle a aussi ses limites, car elle fait peu de cas du reste de la typologie proverbiale: distinction entre les parémies, sources etc. En particulier, il est probable (mais non assuré) que le poète pouvait recueillir des sentences savantes, accueillir des dictons populaires, mais aussi créer lui-même des formules dont la portée générale et la structure peuvent faire penser à des proverbes issus de la sagesse universelle. C’est pour cette raison qu’une autre attitude est indispensable. Elle a notamment été effectuée récemment par María Pilar Cuartero Sancho, 28 lors du colloque d’Alcalá la Real de 2002. Notre collègue de Saragosse a su puiser aux sources. Distinguant parémies et sentences, elle a retrouvé la trace de proverbes classiques et latins médiévaux (proverbios), les dis––––––––––––––––––– 26 Darbord et Oddo (note 12). 27 Gómez-Jordana Ferary (note 7), p. 398: «A partir de nuestro estudio, y como continuación de los trabajos de Anscombre, Kleiber, Tamba y Perrin, definiremos la noción lingüística de proverbio del siguiente modo: será proverbio toda fórmula, desprovista de autor, que se presente bajo un molde típicamente proverbial y cuya estructura consiste en P es argumento para Q. Será tipificante a priori y permitirá deducciones por defecto». 28 Cuartero Sancho (note 5).

De la fonction paraphrastique du proverbe

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tinguant des proverbes populaires (refranes). Elle a ensuite étudié les sentences, observant que celles-ci étaient souvent issues d’un florilège médiéval, celui de Geremia da Montagnone (XIIIe siècle). La démarche est donc irremplaçable. Exemple de proverbe savant: Antes viene cuervo blanco que pierdan asnería (vers 1 de la strophe 1284 du LBA) (le corbeau sera blanc avant qu’ils ne perdent leur sottise). L’oxymore de l’animal noir devenu blanc (le corbeau blanc, le merle blanc, etc) est présent chez Juvénal. María Pilar Cuartero Sancho parle de refranes, désignant ainsi les formules populaires présentes dans les refraneros (Santillana, Hernán Núñez, Correas […] ). Il est important d’observer que si l’archiprêtre n’emploie pas le mot, il est très sensible à l’origine, populaire ou savante, de ses formules et emploie, pour les désigner, un lexique très riche. e Le mot refrán est employé couramment dans la ‹Célestine› (fin du XV siècle). Il n’est jamais employé par Juan Ruiz, ni par Alfonso Martínez de Toledo. Eleanor O’Kane observe que l’acception ‹dicton populaire› apparaît dans la ‹Gran Conquista de Ultramar› (XIVe siècle), mais ne s’impose que bien plus tard. Au temps de l’archiprêtre, refrán avait le sens provençal de refranh (refrain, estribillo). En fait, les refrains des chansons étaient souvent des proverbes populaires. Il est normal que le sens ait donc ainsi évolué. Cette évolution sémantique n’est pas ici hors de propos. Un refrain, c’est une rupture, normalement placée à la fin d’un propos, d’un conte, d’une strophe. Il y a dans refrain un peu de son étymologie frangĕre (briser). «Le refrain revenant à intervalles régulier brise en quelque sorte 29 la suite du chant». Le ‹Trésor de la Langue Française› relève du reste une acception maritime (peu usitée): le refrain est le retour des houles ou grosses vagues qui viennent se briser contre les rochers. Il y a donc dans le refrán beaucoup de cette pratique de la paraphrase de Juan Ruiz, qui, inlassablement, dans l’espace de la cuaderna vía, reprend une idée, la repète, l’illustre. Quand il s’écarte de la cuaderna vía, l’archiprêtre recourt au zéjel, forme poétique d’origine arabo-andalouse et porteuse d’un refrain, d’un estribillo, toujours appelé phoniquement par un vers, une vuelta, tant dans le domaine populaire de la trova cazurra («Mis ojos no verán luz / pues perdido he a Cruz»), que dans celui de l’oraison mariale: «Omillo me Reína, / Madre del Salvador, / Virgen santa e dina, / oye a mí pecador». ––––––––––––––––––– 29 Dans la définition donné par le Trésor de la Langue Française, http://atilf.atilf.fr (dernière consultation: avril 2009).

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Quant à l’énoncé parémiologique, il est nommé de diverses façons par 30 l’archiprêtre: fabla (80), proverbio viejo (93), escriptura (160), conseja (162), retráheres (170), fablilla (179), fazaña (580), sentençia (896), parlilla (921), derecho (921), pastraña (64). Il semble que l’archiprêtre distinguait le caractère savant de l’expression populaire: proverbio, escritura, dit d’un sage avisé, sabio enviso (strophe 173), face à la sagesse populaire: fabla, parlilla, retráher, pastraña, voire fazaña. Quoi qu’il en soit, et dans l’optique même du présent colloque, il faut constater que les mots qui désignent chez l’archiprêtre le proverbe désignent aussi facilement le récit, le conte ou la fable: fabla, fablilla, fazaña. La fazaña désigne au départ une anecdote exemplaire, contenant un acte répréhensible, commis et condamné par écrit. C’est un document juridique. Fablar por fazaña, c’est conter l’un de ces cas. Un passage du ‹Libro de buen amor› illustre quelque peu ce signifié: Doña Garoça, religieuse vertueuse et droite, s’adresse ainsi à la maquerelle: La dueña dixo: vieja, ¡guarde me Dios de tus mañas! Ve dil que venga cras ante buenas conpañas: Fablar me ha buena fabla, non burla nin picañas; 31 E dil que non me diga de aquestas tus fazañas (1493).

Ailleurs, le mot désigne directement un exemplum, un conte: Dezirte he la fazaña de los dos perezosos (457) (Je te conterai l’histoire des deux paresseux […] ). Ainsi sont pareillement désignées l’histoire du jeune homme qui voulait épouser trois femmes (188) et la fable du rat des villes et du rat des champs (‹Mur de Monferrado et de Guadafajara›, 1369). Pour autant, en d’autres endroits, fazaña désigne davantage le proverbe, la sentence morale, le dicton: «Mis fablas e fazañas, ruégote que bien las mires (908)». Une sentence est véridique, dès lors qu’elle a reçu la confirmation de l’expérience: «Fazaña es usada, proverbio non mintroso» (580). ––––––––––––––––––– 30 Le mot est ambigu: il peut désigner le ‹Livre d’Alexandre›, mais aussi une sentence proverbiale transmise par écrit. 31 Le dernier mot de la traduction de Michel Garcia doit être corrigé: tes récentes filouteries. La dame dit: «la vieille, Dieu me protège de tes manœuvres! Dis-lui de venir demain: devant une noble assemblée, Il me tiendra propos honnêtes, ni bourles ni sornettes; Dis-lui de ne pas évoquer tes récentes démarches».

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Fabla, fazaña, proverbio sont des formulations synonymes qui illustrent bien le langage poétique de Juan Ruiz fondé sur la paraphrase, la répétition, l’illustration, le refrain. Il y a du reste dans proverbe ce signifié de paraphrase. Le mot ne désigne pas seulement une sentence. Il a pu désigner tout texte illustratif, modèle ou exemple, une énigme, une comparaison, une parabole (TLF). VII. 1 Le proverbe et sa place dans la cuaderna vía Nous avons pu décrire la fonction paraphrastique du proverbe. Le locuteur y recourt dès qu’il veut illustrer de façon concise une situation déjà décrite. C’est pour cette raison qu’il est souvent présent après un des contes du ‹Libro de los gatos›. Cette fonction paraphrastique justifie sa présence à de nombreuses reprises dans la strophe du métier de clergie, la cuaderna vía. 32 La structure à quatre vers de la cuaderna vía (la cuadruple vie) prédispose celle-ci à la pratique de la paraphrase: parfois, quatre vers se répondent, se répètent, se paraphrasent et bien souvent, une structure proverbiale occupe tout un vers. Il est parfois difficile de dire d’un vers s’il constitue un proverbe, ou s’il s’en approche. Ainsi, dès qu’il s’agit de faire l’éloge de la petitesse, petitesse des femmes ou concision du discours: En pequeña girgonça yaze grand resplandor; En açucar muy poco yaze mucho dulzor; En la dueña pequeña yaze muy grand amor; Pocas palabras cumplen al buen entendedor (LBA 1610).

On a parfois l’impression d’un court énoncé qui contient, résume, contracte ce qui aurait pu constituer un conte, une narration, une fable. Lorsqu’il s’agit, pour l’archiprêtre, de retrouver la faveur de la maquerelle, il va avoir recours à la ruse, comme la belette de la fable bien 33 connue. Faute de place, la fable n’est pas racontée. Néanmoins, elle apparaît, sous une forme quasi proverbiale, montrant ainsi l’extrême imbrication des deux concepts et justifiant par avance le sujet du présent colloque: Ove con la grand coita rogar a la mi vieja Que quisiese perder saña de la mala conseja; ––––––––––––––––––– e 32 Cette strophe à quatre vers est utilisée par les clercs depuis le XIII siècle. 33 La fable pouvait très bien suivre cette strophe. Dans cette hypothèse, le texte a été perdu.

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La liebre del covil sácala la comadreja, De prieto fazen blanco bolviéndole la pelleja (LBA 929).

Nous sommes là devant un stéréotype, connu du lecteur. A un autre moment du livre, il est à nouveau question du lièvre dans son terrier. Une strophe va rappeler que le sort des lièvres est ainsi fait: Pedro levanta la liebre e la mueve del covil; Non la sigue nin la toma; faze commo cazador vil; Otro Pedro que la sigue e la corre más sotil Toma la. Esto contesçe a caçadores mill (486). 35

Il s’agit là d’un exemplum!

VII. 2 L’avarice et l’ingratitude Au début du ‹Libro de buen amor›, l’archiprêtre de Hita, devient personnage de son propre livre. Il reçoit la visite de l’Amour, personnage courtois et mesuré, qu’il invective sans retenue, l’accusant d’être à l’origine des péchés mortels. Ces péchés sont au nombre de huit. L’amour est à l’origine de l’avarice («Tú eres avarizia»[… ] 246a). Tu veux tout et tu gardes tout: «Non te fartaría Duero con el su aguaducho» (246c). Ce vers pourrait sans trop de mal être tenu pour un proverbe. Vient ensuite l’exemplum biblique (Lazare et l’homme riche). ––––––––––––––––––– 34 Félix Lecoy a parfaitement repéré ici la présence de la fable: Recherches sur le ‹Libro de buen amor› de Juan Ruiz, Paris 1938, pp. 142–144. La fable se trouve chez La Fontaine, mais aussi dans le Panchatantra et Calila e Dimna (Chauvin ,Victor, Bibliographie des ouvrages arabes publiés dans l’Europe chrétienne de 1810 à 1885, 12 vol, Liège 1892–1922, reprint Institut du Monde Arabe, sans date, voir vol. III, 96, n°50). Il est curieux de constater que seuls Juan Ruiz et La Fontaine parlent de belette (comadreja). L’important est de retenir que sous cette forme quasi proverbiale, Juan Ruiz résume en quelque sorte toute une narration exemplaire. Covil ‘yacija’, término empleado tradicionalmente con referencia a la liebre (Corominas, LBA, p. 362). Covil est de la famille de cobija (cubierta de cama), cobijar < CUBILIA (pluriel de CUBILE). Aujourd’hui, selon le dictionnaire de Manuel Seco, Diccionario del español actual, Madrid 1999), cubil désigne le repaire d’une bête féroce (= guarida), un tout petit logement (habitación de dimensiones muy reducidas), ou une porcherie (pocilga). 35 Il n’est pas rare qu’une fable soit condensée en un vers. C’est le cas de 420a: «So la piel ovejuna traes dientes de lobo» qui convoque la fable du ‹Loup dans la bergerie›.

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En un troisième moment (strophe 248) apparaît le devoir du chrétien: secourir le pauvre. L’avare s’en affranchit, car il veut garder ses biens. La question est reprise plus loin, à la strophe 1590. L’avarice est un péché. Le Saint Esprit nous inculque la pitié, et nous apprend à donner aux pauvres. Celui qui a reçu doit à son tour donner. Au cours de ce développement, l’énoncé de chaque péché est suivi d’une fable illustrative. Or, cette fois-ci, le péché d’avarice est illustré par la fable du loup, de la chèvre et de la grue (=Le loup et la cigogne). Cette fable doit en fait illustrer l’ingratitude (le loup ne rétribue pas le bienfait reçu de la grue). Afin de faire coïncider péché d’avarice et fable de la grue, il faut inscrire un récit montrant l’ingrat bénéficiaire d’un don de Dieu et avare de cette richesse: l’avare ne répond pas au commandement de Dieu. Il fallait donc une suture. Celle-ci est un véritable petit exemplum qui partage avec le proverbe une très haute généralité: don amor est comme tout homme empreint de son ingratitude naturelle. Il est ingrat, non visà-vis du pauvre, mais vis-à-vis de Dieu dont il a reçu. L’épisode est nettement issu de l’Evangile selon saint Luc. En étant avare, en ne donnant pas au pauvre, tu n’as pas rendu à Dieu ce que tu lui devais. Tu es donc un ingrat. Quando tú eras pobre, que tenías grand dolençia, estonçes sospiravas e fazías penitençia; pidías a Dios que te diese salud e mantenençia, e que partirías con pobres e non farías fallençia. Oyó Dios tus querellas e dio te buen consejo, Salud e grand rriqueza, e thesoro sobejo; Quando vees el pobre cae se te el çejo; Fazes commo el lobo doliente en el vallejo (250–251).

VIII. Conclusion Le proverbe est un irremplaçable compagnon de la littérature exemplaire. Il partage avec l’exemplum une même fonction paradigmatique: illustrer, et donc paraphraser. De ce point de vue, le proverbe peut se substituer à un exemplum: il exprime semblablement une leçon salutaire. Le proverbe peut remplacer l’exemplum. Il peut aussi l’accompagner, l’illustrer à son tour, le paraphraser, car il est une forme brève, plus brève encore que le plus court des exempla. Il surpasse alors l’exemplum par sa

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concision, mais aussi par ses caractéristiques formelles: structure bipartite (protase et apodose), rime, assonance, alliance de mots, chiasme etc. Le proverbe peut enfin servir de suture narrative, chaque fois que la leçon du conte n’est pas bien accordée au récit: si l’on veut illustrer l’avarice par une fable sur l’ingratitude, une formule lapidaire et proverbiale vient rappeler que l’avare est aussi un ingrat: Quando vees el pobre, cae se te el çejo [ . . . ] (251c).

L’enxiemplo dans ‹El Conde Lucanor› de Juan Manuel. De l’exemplum au proverbe, entre clarté et 1 obscurité Carlos Heusch (Lyon)

Longum iter est per praecepta, breve et efficax per exempla (Sénèque, Ép., 6, 5) Las cosas son más ligeras de dezir por palabra que de ponerlas por scripto (Libro de las Armas)

Comment exprimer de manière idoine ce que l’on veut dire? Juan Manuel est un des premiers auteurs à se poser la question en ces termes, autrement dit, en termes de stylistique. En fait, cette question («comment écrire?») est indissociable, pour lui, de celle de la particularité de l’interlocuteur. Cela signifie que les problèmes de style sont des problèmes de communication. Les exemples de cette idée ne manquent pas dans l’œuvre de Juan Manuel:

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La question de l’opposition entre clarté et obscurité dans l’œuvre de Juan Manuel a fait l’objet d’importantes études, notamment Orduna, Germán, Fablar complido y fablar breve et escuro: procedencia oriental de esta disyuntiva en la obra literaria de don Juan Manuel, dans: Homenaje a Fernando Antonio Martínez, Bogotá 1979, pp. 135–146. Pour l’idée d’obscurité dans le livre des proverbes du ‹Lucanor›, voir Alvar, Carlos, Contribución al estudio de la parte V de ‹El conde Lucanor›, dans: La Corónica 13 (1985), pp. 190–195; Ariza Viguera, Manuel, La segunda parte del ‹Conde Lucanor› y el concepto de oscuridad en la Edad Media, dans: Anuario de Estudios Filológicos 6 (1983), pp. 7–20; et Cherchi, Paolo, Brevedad, oscuredad, synchisis in ‹El Conde Lucanor› (parts II–IV), dans: Medioevo Romanzo 9 (1984), pp. 361–374.

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Si celui qui enseigne ne s’exprime pas de façon très véritable et parfaite c’est 2 grand dommage pour celui qui doit apprendre.

De même: Ceux qui composent ou font composer des livres, particulièrement en langue vulgaire – signe qu’ils sont faits pour des laïcs qui ne sont pas très cultivés –, ne doivent point les faire sur des matières et avec des paroles tellement subtiles 3 que ceux qui les entendront ne les pourront comprendre.

La problématique d’une stylistique de la communication est, par conséquent, un des soucis majeurs de cet auteur, comme en témoigne, d’ailleurs, le prologue du ‹Conde Lucanor›: Comme l’homme apprend mieux ce qui lui plaît le plus, qui veut enseigner quelque chose à quelqu’un doit le lui enseigner de la façon qu’il jugera devoir 4 plaire le plus à celui qui doit l’apprendre.

La suite du texte montre qu’une telle affirmation est la cause des premiers choix stylistiques de l’auteur: «Aussi moi, sire Jean, [ … ] j’ai fait ce 5 livre avec les plus beaux mots que j’ai trouvés». Ces «mots agréables et 6 élégants», comme il le dit un peu plus loin, ne concernent pas uniquement des critères esthétiques en soi, mais une perfection qui passe par la compréhension de l’interlocuteur. C’est cette même idée que l’on retrouve au deuxième prologue de l’œuvre, lorsque Juan Manuel fait état des choix créatifs de la première partie: «je le fis dans la manière dont je

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Si aquel que la muestra non fabla en aquella cosa muy verdaderamente et muy conplida, es muy grant danno al que la ha de aprender, Libro del Caballero e del escudero [=Caballero], chap. XXXVI, Don Juan Manuel, Obras Completas, 2 vols, éd. par José Manuel Blecua, Madrid 1982, I, p. 71, l. 22–24. Los que fazen o mandan fazer algunos libros, mayormente en romançe que es señal que se fazen para los legos que non son muy letrados, non los deven fazer de razones nin por palabras tan sotiles que los que las oyeren non las entiendan, Crónica Abreviada [=C.A.], Blecua 1982 (note 2), II, p. 573, l. 8–13. Et porque cada omne aprende mejor aquello de que se más paga, por ende el que alguna cosa quiere mostrar a otro, dévegelo mostrar en la manera que entendiere que será más pagado el que la ha de aprender, Don Juan Manuel, El Conde Lucanor, éd. par Guillermo Serés, Barcelona 1994, p. 12. Por ende yo, don Johán [ . . . ] fiz este libro conpuesto de las más apuestas palabras que yo pude», id. Palabras falagueras et apuestas, ibid., p. 13.

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pensai qu’elle serait la plus aisée à comprendre». Or quelle est cette ma8 nière? Juan Manuel d’ajouter: «bien facile et déclarée». Autrement dit, c’est le critère rhétorique de clarté qui est le plus important. Le souci de communication débouche donc sur l’idée de clarté et, plus exactement sur l’opposition entre la clarté et l’obscurité du style. Or, dans le ‹Lucanor›, sans doute l’œuvre la plus célèbre de Juan Manuel, cette opposition trouve à se préciser. Rappelons, en effet, que ce traité didactique, achevé en 1335, se présente sous la forme d’une juxtaposition de cinq parties qui se réduisent de fait à trois grands principes discursifs: un ‹livre d’exemples› (partie I), un ‹livre de proverbes› (parties II à IV) et un ‹livre de doctrine› (partie V). Nous allons nous intéresser dans cette étude essentiellement aux parties I à IV (aux deux premiers livres donc) car c’est là que se joue un intéressant passage de l’exemple au proverbe, comme modalité d’expression. Cela est sciemment conçu par l’auteur comme un passage de la claritas à l’obscuritas inhérent à ce qui serait aussi l’abandon de l’amplificatio au bénéfice de la brevitas. En outre, l’exemplum et le proverbe sont les deux principaux visages de quelque chose que Juan Manuel nomme souvent dans ses premières œuvres, de manière indiscriminée, enxiemplo. Or, il m’intéresse de bien mettre en lumière que c’est justement dans une œuvre comme le ‹Lucanor› que ces deux visages vont finir par se scinder, comme l’avait déjà 9 suggéré Germán Orduna dans un article fondamental pour notre étude, et même, ajouterais-je, par s’opposer. Notre idée est que jusqu’à la rédaction du ‹Lucanor› Juan Manuel n’a pas vraiment de raisons de discriminer les différentes formes de l’enxiemplo: est enxiemplo toute expression qui vient en aide à la compréhension d’une idée. Cela peut donc être une citation, une sentence, une anecdote, une similitude [ … ] mais aussi toute forme de récit, depuis un très schématique argumentum jusqu’à une narration tout à fait structurée et même une juxtaposition de récits en10 chaînés. Nous considérons que c’est le dispositif structural que Juan Manuel met en place dans la dernière rédaction de son opus magnum, axé sur une opposition fondamentale d’ordre didactique entre clarté et obscurité, qui le pousse enfin à séparer ce qui relève de l’expression longue ––––––––––––––––––– 7

Fizlo en la manera en que entendí que sería más ligero de entender, Juan Manuel, El Conde Lucanor (note 4), p. 225. 8 Assaz llanas et declaradas, ibid., p. 226. 9 Orduna, Germán, El exemplo en la obra literaria de don Juan Manuel, dans: Juan Manuel Studies, éd. Ian Macpherson, London 1977, pp. 119–142. 10 Ibid., p. 128.

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et claire, à savoir l’exemplum et ce qui relève d’une expression aussi brève qu’obscure à savoir le proverbe. Et l’effet immédiat va être que si, au début, le terme enxiemplo peut désigner indistinctement exemplum et 11 sententia, il en va tout autrement à la fin du livre, notamment dans 12 l’introduction de la Partie IV, où l’auteur sépare de façon vraiment très nette des enxiemplos qui ne peuvent plus désigner que des exempla et des proverbios qui ont conquis, dans l’économie de l’œuvre une totale autonomie sémantique, voire une certaine forme de primauté sur des exemples empreints de vulgaire simplicité. Pour voir comment se fait ce pro––––––––––––––––––– 11 Dans le prologue, Juan Manuel évoque les exiemplos qu’il a mêlés à ses propos («j’ai fait ce livre avec les plus beaux mots que j’ai trouvés et j’y ai entremêlé quelques exemples»). De même, dans l’introduction de Patronio a la partie III, le terme enxienplo désigne autant la cinquantaine d’exempla de la première partie que la centaine de proverbes de la partie II: «car, dans l’autre [livre], il y a cinquante exemples et, dans celui-ci, il y en a cent» (ca en el otro ay cincuenta enxienplos et en este ay ciento, Lucanor, Serés [note 4], p. 242) et, plus loin: «dans l’un comme dans l’autre, il y a tant d’exemples [ … ] » (en el uno et en el otro ay tantos enxienplos que tengo que [ … ] , id.). 12 Patronio dit à Lucanor: «je m’efforçai de vous dire quelques choses en plus de celles que je vous avais dites dans les exemples que je vous ai dits dans la première partie de ce livre, dans lequel il y a cinquante exemples qui sont faciles et très déclarés. Puis, dans la deuxième partie, il y a cent proverbes; certains sont assez obscurs et la plupart d’entre eux est assez déclarée. Dans cette troisième partie, j’ai mis cinquante proverbes et ils sont plus obscurs que les cinquante exemples et que les cent proverbes. Ainsi, avec les exemples et les proverbes, je vous ai mis dans ce livre deux cents et plus, entre les proverbes et les exemples [ … ] » (je souligne) (trabajé de vos dezir algunas cosas más de las que vos avía dicho en los enxienplos que vos dixe en la primera parte deste libro, en que ha cincuenta enxienplos que son muy llanos et muy declarados. Et pues en la segunda parte ha cient proverbios, et algunos fueron yacuanto oscuros, et los más, assaz delcarados; et en esta tercera parte puse cincuenta proverbios, et son más oscuros que los primeros cuncuenta encienplos nin los cient proverbios. Et assí, con los enxienplos et con los proverbios, hevos puesto en este libro dozientos, entre proverbios et enxienplos [ … ] , Lucanor, Serés [note 4], pp. 251–252). Enfin il affirme: «les autres parties du livre où tout est proverbe» (en las otras partes deste libro que que son todos proverbios, ibid., p. 252). On remarquera la précision avec laquelle l’auteur veille scrupuleusement à bien séparer les deux formes: il est devenu radicalement impossible de les exprimer avec un terme commun et il préfère une syntaxe plus lourde mais où l’on fera apparaître les uns et les autres.

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cessus, il nous faut étudier comment s’opère chez Juan Manuel l’opposition entre clarté et obscurité. * * * L’opposition entre la clarté et l’obscurité fait référence à l’un des préceptes de base de la rhétorique classique: il faut rechercher la clarté et fuir l’obscurité. Cependant, l’originalité de Juan Manuel consiste à coupler cette opposition avec une autre: l’extension et la brièveté, ou, pour le dire avec des termes de rhétorique, l’amplificatio et l’abbreviatio. Cette opposition trouve à s’exprimer, chez Juan Manuel par les formules «parler longuement et parfaitement» (fablar luengo et complido) et «parler briè13 vement et obscurément» (fablar breve et escuro). Cela nous donne le schéma suivant: amplificatio (fablar luengo) ⇒ claritas (complido) abbreviatio (fablar breve) ⇒ obscuritas (escuro)

Voilà que de telles implications nouent une série de problématiques. Selon la rhétorique classique la brevitas, c’est-à-dire le fait d’exprimer quelque chose avec les mots absolument indispensables en évitant le superflu, est ce qui permet la plus grande clarté, l’obscurité se trouvant du côté d’une fastidieuse accumulation inutile de mots et d’effets. Juan Manuel serait-il, alors, en contradiction avec cette conception? Comment peut-on comprendre la position de Juan Manuel et, en fonction de quels critères peut-il créer une telle association des termes énoncés? Est-ce que cette association nous permet de mieux comprendre la disposition d’une œuvre comme le ‹Conde Lucanor›?

I. La rhétorique et la brièveté Pour l’ancienne rhétorique, la brièveté est une des normes fondamentales de la bonne écriture. C’est ainsi que la ‹Rhetorica ad Herennium› (sans doute la rhétorique classique la plus étudiée au Moyen Âge) conseille: «il faut que la narration ait trois choses: qu’elle soit brève (brevis), qu’elle ––––––––––––––––––– 13 Ce sont ces formules que Germán Orduna a retenu pour le titre de son étude sur les origines orientales de cette opposition chez Juan Manuel, voir Orduna 1979 (note 1).

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soit claire (dilucida), qu’elle soit vraisemblable (veri similis) (I, 9). Brièveté, clarté et vraisemblance vont donc ensemble et font partie des virtutes necessariae pour la bonne composition. Souvent, on ne garde que les deux seuls termes ‹brièveté› et ‹clarté›, comme dans les ‹Flores rhetorici› d’Albéric de Montcassin: la narration sera honnête si elle est brève et 14 claire. Au Moyen Âge, ces idées sont suivies comme une règle absolue 15 par les poètes de langue latine, par exemple au XIIe siècle. La brièveté peut être de deux sortes: soit une vertu de l’expression (virtus dicendi), soit une vertu du discours (virtus narrationis), auquel cas il est plus juste de l’appeler ‹concision›. Cette conception a deux effets principaux qui correspondent aux deux types de vertus. En tant que virtus dicendi, la brièveté/clarté oblige à l’utilisation d’un type de langage: il faut employer les mots que tous comprennent, dans les acceptions les plus courantes et avec la signification la plus intense. C’est ainsi que l’on atteint la clarté par le biais de la 16 brièveté. Cela s’oppose, en effet, à la multiplication de synonymes qui n’expriment pas tout à fait ce que l’on veut dire. Bref, il s’agit toujours de trouver ‹le› mot juste. En tant que virtus narrationis, la brièveté semble s’opposer, de manière générale aux longs discours. Il s’agit de la crainte de provoquer l’ennui (taedium) de l’auditoire. L’extension devient alors un vice et à la brevitas s’oppose le fastidium. Un des préceptes de Quintilien consiste à se servir de tous les moyens pour ne jamais fatiguer son 17 auditoire ou ne pas paraître prolixe. Les rhétoriciens du Moyen Âge auront, d’ailleurs, bien du mal à concilier cette exigence et la réalité de discours absolument interminables qu’on ne pouvait pas écarter pour autant (on s’est alors servi d’un tour de passe-passe qui consistait à dire qu’on restait dans la brevitas tant qu’on ne s’écartait pas de son sujet, même si celui-ci était traité en long et en large). C’est sur ces deux derniers effets que la rhétorique classique a une grande influence sur Juan Manuel. En effet, dans un certain sens, cet auteur défend la brevitas comme idéal stylistique. D’une part, Juan Manuel semble partager avec la rhétorique l’idée que l’économie de ––––––––––––––––––– 14 [ … ] Narrationem promovebis, que sic erit honesta, si brevis fuerit et clara apud Curtius, Ernst Robert, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris 1956, II, p. 309. 15 Ibid. 16 Voir Rhetorica ad Herennium, livre IV, 54. 17 Quintilien conseille par exemple d’évoquer la conclusion du discours puisque, dit-il, «on ne se lasse jamais de ce dont on connaît le terme».

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l’expression est un idéal stylistique. Est tout à fait en accord avec la rhétorique son souci de trouver une expression tellement claire qu’elle permette de tout dire avec un minimum de mots. D’ailleurs, cette réussite de la brevitas est comprise par Juan Manuel comme une preuve de sagesse: le sage est celui qui est capable de dire le plus de choses et le plus clairement, avec l’expression la plus réduite. Une telle affirmation est, en plus, un fil conducteur qui traverse toute l’œuvre de notre auteur. Les exemples sont, en effet, nombreux. On le trouve déjà dans sa ‹Chronique abrégée›, au sujet d’Alphonse X: «il ordonna parfaitement la chronique d’Espagne et l’écrivit parfaitement avec des propos fort élégants et avec le moins de mots possibles de sorte que toute personne qui la lira pourra la 18 comprendre». Il apparaît clairement qu’ici brevitas va de pair avec claritas puisque cette brièveté permet en plus la communication maximale. N’oublions pas, en outre, que ce que Juan Manuel est en train de faire avec cette œuvre n’est rien d’autre qu’une abbreviatio du texte alphonsin, une abréviation dont le but est d’en faciliter la compréhension et l’utilisation. En outre, quelques années plus tard, on peut lire dans le ‹Livre des États›: Mais en ce que vous me dites, moi je voudrais – et il me semblerait que ce serait le mieux que vous pourriez faire – que vous le dissiez clairement, à savoir avec le moins de mots que vous le pussiez, et, j’en suis certain, vous êtes si sage 19 que c’est ainsi que vous le ferez.

Plus loin, il est question d’une autre œuvre de Juan Manuel, le ‹Livre du Chevalier et de l’écuyer› dont on fait un éloge purement rhétorique: «et tous les propos qu’on y trouve sont dits avec de très bonnes paroles et dans le plus beau style que je n’ai jamais entendu dans un livre écrit en langue vernaculaire, en écrivant de façon claire et parfaite le propos que ––––––––––––––––––– 18 Ordeno muy complidamente la cronica de España et pusolo todo muy complido et por muy apuestas razones et en las menos palabras que se podia poner en tal manera que todo omne que la lea puede entender en esta obra, Blecua 1982 (note 2), II, p. 576. 19 Pero en esto que me dezides, commo yo querria et me paresceria mejor que lo vos fiziesedes seria que en tal que lo dixiesedes declaradamente, que fuese en las menos palabras que vos pudiesedes, et cierto só yo que tan sabio sodes vos que asi lo faredes, Don Juan Manuel, Libro de los Estados, éd. par Ian R. Macpherson et Robert Brian Tate, Madrid 1991, p. 192.

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l’on veut exprimer, à savoir avec le moins de mots possibles. La même idée se retrouve dans le ‹Livre infini›: «quand vous aurez à donner une 21 réponse [ … ] faites-le avec le moins de mots que vous le pourrez». Il est à noter qu’il s’agit là d’un conseil que Juan Manuel lui-même donne à son fils, sans la médiation d’aucune fiction, voire d’aucune rhétorique. Ainsi, brevis peut arriver à s’identifier à bonus. D’autre part, cette défense de la brevitas concerne la crainte de la prolixité. Les personnages ‹narrateurs› des œuvres de Juan Manuel demandent souvent à ne plus parler, de peur de paraître bavards. C’est d’ailleurs pour la même raison qu’on ne cesse d’évoquer, dans ces œuvres, tout ce dont on ne parle pas pour ne pas paraître long, avec un recours assez 22 récurrent à la reticentia. Il semblerait qu’on atteigne une sorte d’impasse ou de contradiction, car Juan Manuel semble suivre ici la conception rhétorique de la brevitas conçue comme un idéal stylistique, comme une des formes de la clarté rhétorique et, pourtant, on sait que pour lui la brevitas équivaut à obscuritas et l’amplification à cette perfection de la communication qu’il recherche. Comment comprendre cela? Il faut voir que différents degrés sont possibles. Les rhétoriciens médiévaux ont, d’ailleurs, bien compris que la brièveté ne pouvait être considérée comme un idéal stylistique que dans une certaine mesure. En fait, une volonté excessive de condensation, 23 d’abréviation produit non pas la clarté mais l’obscurité. Voilà quelque chose qui n’avait pas échappé à Horace, comme se plaisent à le répéter les auteurs médiévaux d’arts poétiques, comme, par exemple, Geoffroi de 24 Vinsauf: la brièveté peut se transformer en vice, en obscurité quand elle ––––––––––––––––––– 20 Et todas las razones que en el se contienen son dichas por muy buenas palabras et por los mas fermosos latines que yo nunca oi decir en libro que fuese fecho en romance, et poniendo declaradamente et complida la razon que quiere decir, ponelo en las menos palabras que pueden ser, ch. XC, Blecua 1982 (note 2), I, p. 270. 21 Quando ovieredes a dar respuesta, por tanto guisad de la dar […] en las menos palabras que pudieredes, ch. XXV, Blecua 1982 (note 2), I, p. 181. 22 Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 192, 168, 243, 270, 294, 351 et Don Juan Manuel, El Conde Lucanor, éd. par José Manuel Blecua, Madrid 1969, p. 319, parmi bien d’autres exemples: très souvent nous avons, par exemple chez Patronio, des expressions du type «ya os he dicho assaz», etc. 23 C’est, par exemple, ce qui se passe avec la figure de la brachylogie, considérée par beaucoup davantage comme un vice que comme une fleur de la rhétorique. 24 Documentum de arte versificandi, apud Faral, Edmond, Les arts poétiques e e aux XII et XIII siècles, Paris 1958, p. 313.

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est excessivement recherchée pour elle-même. Horace dit: «je travaille 25 pour que ce soit bref; je le rends obscur». La seule manière d’éviter cet écueil, c’est par une brièveté suffisante et modérée, nous dit Geoffroi ([…] per quod evitari potest, si brevitas idonea sit sufficiens et moderata). Quelle est cette brièveté? Juan Manuel nous a donné la réponse, c’est celle qui consiste à ménager un maximum d’expression avec la plus grande économie verbale. En dehors de ce cas d’espèce, toute recherche de brièveté se transforme nécessairement en obscurité. Mais si la brièveté devient obscurité, n’est plus respectée l’exigence stylistique de base dont est partie notre réflexion, à savoir la sauvegarde de la communication. Il faut donc préférer, afin d’assurer les principes du didactisme, les discours de la clarté aux discours de l’obscurité et par conséquent les formes longues aux formes brèves. C’est ce que fait Juan Manuel au début du ‹Conde Lucanor›.

II. De la rhétorique au didactisme: fablar luengo et complido Bien des textes de Juan Manuel insistent sur l’idée qu’il faut choisir les discours «longs et parfaits» (luengos et complidos), même au prix de contrarier l’exigence rhétorique de concision dont on vient de parler. Cette idée est largement évoquée par Johas dans le ‹Livre des États›: Je tiens pour ma part qu’il vaut mieux que l’écriture soit plus longue, de sorte que celui qui doit l’appréhender la puisse bien appréhender, plutôt que l’auteur, redoutant d’être tenu pour bavard, ne la fasse si brève qu’elle soit 26 obscure au point que celui qui doit l’appréhender ne pourra la comprendre.

––––––––––––––––––– 25 Brevis esse laboro, / obscurus fio. Ars poetica, v. 25–26. 26 Ca tengo que mejor es que la escriptura seya ya quanto más luenga, en guisa quel que la ha de aprender la pueda bien aprender, que non que el que la faze reçelando quel ternán por muy fablador, que la faga tan abreviada que sea tan escura que non la pueda entender el que la aprende, Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 185.

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Le ‹Livre des États› regorge d’exemples semblables. De tels textes ne cessent de mettre en lumière ce qui serait une suprématie de la finalité didactique sur la rhétorique. Il faut, d’ailleurs, préciser qu’à chaque fois, c’est l’illustre disciple – l’équivalent de Lucanor – qui demande à avoir l’enseignement le plus «long et parfait» possible. De fait, nous avons affaire à une autre conception de la clarté. Ce n’est plus un critère formel, esthétique, mais ‹communicationnel›, dirait-on aujourd’hui. En d’autres termes, il ne concerne pas l’univers des mots, mais celui de leur signification (non pas le verbum mais la res). Clair ne signifie pas beau mais immédiatement compréhensible par le plus grand nombre. Et, en outre, ce sont les idées qui doivent être comprises. D’où une nouvelle rhétorique mise au service de la communication, une rhétorique qui nous intéresse au plus haut degré car c’est celle qui est pratiquée tout le long de la première partie du ‹Lucanor›. Quelle est cette rhétorique du «parler long et parfait»? Dès le début du ‹Lucanor›, on se trouve confronté à ce problème. Seul, en effet, ce type de discours de l’amplificatio peut assurer la situation de communication didactique. C’est lui et lui seul qui permet d’aller vers l’interlocuteur, au lieu de faire venir à soi l’interlocuteur. C’est dans ce «parler long et parfait» que réside, chez Juan Manuel, ce qui serait une première ‹esthétique de la réception› dont le mot d’ordre est porque lo entendades mejor («pour que vous le compreniez mieux»). ––––––––––––––––––– 27 Et si dezides que vos responda abreviadamente, he recelo que avré a fablar tan escuro que por aventura será grave de entender. Et digovos que muy pocos libros leí yo que algun sabio fiziese que los que vinieron después non dixiesen contra ellos; contra los unos diziendo que fablaban muy luengo, et contra los otros que fablavan muy breve et scuro [ … ] Julio, dixo el infante, de las mayores corduras del mundo es quien puede entender el enbargo o peligro que puede en el fecho acaescer ante que acaesca, et fazer en ello lo que conpliere para se guardar de dicho et de obra. [ … ] Pero de lo uno o de lo otro, más de consentir et más aprovechoso para el que ha de aprender es en ser la scriptura mas luenga et declarada, que non abreviada et escura; ca el que aprende, entre todas las cosas que ha mester, es que aya vagar para aprender. Et pues nós vagar avemos, ruégovos que por reçelo que vos digan que sodes muy fablador, que non dexedes de fablar bien declaradamente en todas las cosas, Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 191; Por ende vos ruego que también en esto como en lo de aquí adelante, en todas las cosas que me habedes a responder, que sea lo más complida et declaradamente que pudiéredes, ibid., p. 194.

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Ce souci d’une réception optimale de l’œuvre part du présupposé de la difficulté que rencontrent les hommes pour comprendre les choses. De ce fait, ils ont besoin d’une médiation, une sorte d’élément de comparaison par lequel une idée peut être subitement comprise dans sa totalité. Cette médiation n’est autre que l’analogie – la «correspondance» dont parle Foucault –, une analogie que Juan Manuel pratique dans ses multiples formes avec un but éminemment didactique: faire mieux comprendre. Comme on l’a vu, c’est ce que Juan Manuel appelle enxienplo ou parfois aussi semejanza, comme dans le ‹Livre des États›: «et attendu que les hommes ne peuvent comprendre aussi bien les choses que par le moyen de ressemblances, je composai ce livre avec des questions et des 28 réponses». L’enxienplo, au début du ‹Lucanor›, n’aura pas d’autre fonction: Et fazervos he algunos enxienplos porque lo entendades mejor («je vais vous donner quelques exemples pour que vous le compreniez 29 mieux»). Pour justifier cette nécessité de ce qu’on appellerait aussi aujourd’hui un souci pédagogique, Juan Manuel se sert de l’explication couramment avancée par les auteurs spirituels: l’homme a perdu la plupart de ses facultés intellectuelles avec la Chute. Il s’agit donc d’un être d’autant plus imparfait qu’il est une substance intellectuelle mêlée à la matière, à cette ‹carnalité crasse› qui revient souvent sous la plume de Juan Manuel 30 comme un Leitmotiv. Être plus corporel que spirituel, l’homme a besoin d’éléments, corporels, ‹sensibles› pour comprendre les choses. L’idée, on se souvient, est chère à l’idéologie des Frères Prêcheurs. Saint Thomas, lui-même, évoque la nécessité de se servir de sensibilia pour faire comprendre les intelligibilia. Ce «parler long et achevé» nous renvoie donc à la rhétorique de la prédication. Le sermon est, justement, fondé, sur la nécessité de recourir aux méthodes analogiques pour mieux faire comprendre et mieux imprimer dans les mémoires le message moral. C’est assurément cette rhétorique du sermo humilis que reprend Juan Manuel. Et c’est celle-ci qui justifie le choix de l’exemplum au début du ––––––––––––––––––– 28 Et porque los omnes non pueden tan bien entender las cosas por otra manera commo por algunas semejanças, conpus este libro en manera de preguntas et repuestas, Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 72. 29 Lucanor, Serés (note 4), p. 11. 30 Voir, par exemple: devedes saber que por razón que los omnes somos enbueltos en esti carnalidat grasosa non podemos entender las cosas sotiles spirituales sinon por algunas semejanças, Estados, Macpherson/Tate (note 19), pp. 310–311.

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‹Lucanor› car l’exemplum est ce qu’il y a de plus emblématique du fablar analogique. La manière dont est utilisé l’exemplum dans le ‹Lucanor› correspond tout à fait à cette idée d’un discours qui ne cesse de s’expliciter. D’où la spécificité de la technique de l’exemplum dans ce recueil. Loin d’être une simple compilation, Juan Manuel se soucie de faire en sorte que chaque histoire soit dûment mise en scène, puis racontée de la façon la plus explicite qui soit, la plus «longue et parfaite». D’où aussi ces trois niveaux narratifs que l’on retrouve à chaque chapitre du ‹Livre des exemples›: le niveau enveloppant ou récit cadre assuré par un narrateur; le niveau dialogique entre Lucanor et Patronio qui permet une complète mise en scène de l’exemplum et de son enarratio par Patronio; enfin, la narration de l’exemple qui fonctionne toujours donc comme un récit intradiégetique, pour reprendre le terme de Gérard Genette dans ‹Figures 31 III›. Le premier livre du ‹Conde Lucanor› nous offre donc la structure la plus complète pour développer la signification du discours. En effet, dans bien des recueils on se contente de cet ultime niveau, celui du récit lui-même, alors que dans le ‹Lucanor›, les autres niveaux et, notamment, le niveau dialogique, sont tout à fait importants. Il arrive souvent, en effet, que Patronio ne se contente pas d’introduire l’exemplum: il réalise des commentaires théoriques préliminaires qui guident l’interprétation qui va être faite de l’exemplum, de même qu’il a tendance à gloser la signification de son récit, en revenant explicitement à la question posée par le comte. Le didactisme analogique de l’exemplum se double donc de la structure exégétique la plus complète possible. L’exemplum est ici à la fois un modèle heuristique et un modèle herméneutique. Je dis la plus «complète», il faudrait le dire avec les termes de Juan Manuel, c’est-à-dire la plus complida, à la fois parfaite et complète, l’un s’expliquant par l’autre et vice-versa. La plus complida et, par conséquent, aussi la plus declarada et donc luenga. Or, il faut assurément voir dans ce souci de clarification par le biais de l’amplification, de l’expansion, le point de départ de la transformation, que Juan Manuel fait subir aux exempla bruts de la tradition homilétique: ceux-ci étaient peutêtre jugés, justement, trop ‹brefs›, trop obscurs [ … ] trop schématiques, tels qu’ils apparaissent dans les recueils. Les sources de Juan Manuel pour les exempla sont en effet les recueils traditionnels comme le ‹Tractatus de diversis materiis praedicabilibus›, d’Étienne de Bourbon; le ‹Spe––––––––––––––––––– 31 Voir le chapitre ‹Voix› de Genette, Gérard, Figures III, Paris 1972.

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culum laicorum› de Jean de Hoveden, le ‹Bonum universale de apibus› de Thomas de Cantimpré, le ‹Speculum historiale› de Vincent de Beauvais, la ‹Summa praedicantium› de l’anglais Bromyard, la ‹Scala coeli› et la ‹Scala Dei› de Jean Gobi, les ‹Gesta romanorum›, parmi bien d’autres. Mais ce ne sont jamais de simples emprunts. La rhétorique manuéline du fablar luengo et complido, du «parler long et parfait», permet en fait un formidable renouveau stylistique de l’art de l’exemplum. Si l’amplificatio manuéline des exempla traditionnels semble répondre, dans un premier temps, à cette finalité clarificatrice, très rapidement elle en vient à développer un nouvel art du conteur. Car pour mieux faire passer le message, Juan Manuel est obligé de retravailler les trois éléments principaux qui constituent un récit: il façonne la psychologie des personnages; il structure les mises en scène; et, enfin, il ménage et polit les dénouements. 32 Comme l’a bien fait remarquer jadis Reinaldo Ayerbe-Chaux, Juan Manuel renouvelle entièrement la tradition de l’exemplum par cette extraordinaire dose de littérature à l’état brut qu’il y distille. Les caractères deviennent de véritables personnages tout à fait individualisés: qu’il s’agisse de doña Truhana – l’adaptation manuéline de Perrette –, de la fausse Béguine – être plus diabolique encore que le diable lui-même –, du très célèbre renard qui arrive à tromper le corbeau car il parle comme un 33 professeur de philosophie ou même de ces deux paradoxales compagnes Vérité et Menterie, Juan Manuel façonne le personnage au point de le rendre absolument tri-dimensionnel. Il offre au personnage suffisamment de texte, suffisamment de longueur pour le parachever. De même, il mêle souvent plusieurs histoires pour créer des récits beaucoup plus complexes et élaborés du point de vue de l’action. Là encore le souci d’amplificatio permet une véritable construction littéraire. Songeons par exemple à l’exemplum 36: un marchand parti en laissant sa femme enceinte surprend celle-ci, vingt ans après, en train de vivre avec un très beau jeune homme. Juan Manuel va combiner plusieurs motifs et plusieurs histoires tirées des divers recueils d’exempla pour composer, au sens strict du terme, une histoire tout à fait complexe du point de vue structurel. ––––––––––––––––––– 32 Vid. Ayerbe-Chaux, Reinaldo, El Conde Lucanor. Materia tradicional y originalidad creadora, Madrid 1975. 33 Vid. mon ‹De corbeaux et de renards dans les formes brèves médiévales romanes›, à paraître dans les actes du colloque ‹Typologies des formes brèves médiévales (domaine roman)›, organisé par Bernard Darbord à l’Université Paris X-Nanterre (mars 2008).

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On arrive ainsi à une espèce de paradoxe: alors que l’on a tendance à 34 associer l’exemplum aux formes brèves, force est de constater que, chez Juan Manuel, l’exemplum fonctionne stylistiquement comme une ‹forme longue›, une forme amplifiée, en expansion. Et c’est bien ainsi qu’il réécrit les petits exempla des recueils pour la prédication. Il est l’inverse même d’une forme ‹brève› c’est-à-dire pour Juan Manuel une forme obscure, difficile à comprendre. Ce fablar luengo et complido impose, en outre, un renouveau de la langue. La métaphore du prologue du ‹Conde Lucanor› est trop claire pour qu’on s’y méprenne. Il s’agit du topos vaguement cicéronien des idées amères enrobées dans la douceur des belles paroles plaisantes: «je fis ce livre, précise-t-il, avec les plus beaux mots que j’ai trouvés». La claritas didactique de son discours luengo et complido exige donc aussi de l’invention lexicale. Juan Manuel devient, dès lors, comme le dit Fernando Gómez Redondo: «un artiste de la parole, un consommé joueur du vocable qui sait recourir à la grammaire et aux artes poeticae, en quête de ‹couleurs› ou de figures rhétoriques pour rendre plus effectifs les conte35 nus didactiques qu’il veut transmettre». Juan Manuel vise donc une perfection formelle et une beauté littéraire qui lui permettront aussi d’avoir une prise sur son auditoire. Et la claritas, c’est aussi et avant tout ça, cette perfection de la forme par laquelle le discours arrive pleinement à son destinataire.

III. Du didactisme à la sagesse: fablar breve et escuro Dès lors, on pourrait penser que les choses sont simples et que la clarté des longs discours est toujours préférable à l’obscurité des expressions laconiques. Le choix technique de l’exemplum comme forme parachevée ––––––––––––––––––– 34 J’en veux pour preuve les différents colloques organisés d’abord à Grenade par Juan Paredes puis à Saragosse par María Jesús Lacarra et Juan Manuel Cacho Blecua et enfin à Nanterre par Bernard Darbord. 35 «Un artista de la palabra, un consumado jugador del vocablo que sabe recurrir a la grammatica [ … ] y a las artes poeticae, en este último caso en demanda de «colores» o figuras retóricas con que hacer más efectivos los contenidos didácticos que quiere difundir», Alvar, Carlos, Ángel Gómez Moreno et Fernando Gómez Redondo, La prosa y el teatro en la Edad Media (Historia crítica de la literatura hispánica 3), Madrid 1991, p. 140.

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en raison non pas de sa brièveté mais au contraire de sa ‹longueur› serait donc le meilleur garant de la transmission optimale du contenu didactique de l’œuvre. Or, ce n’est pas le cas. Juan Manuel est un être de contradictions et l’obscuritas n’est point écartée. Si on compare le ‹Livre des États› et le ‹Lucanor›, on se rend compte que, dans les deux œuvres les plus construites, en tant qu’œuvres littéraires, de Juan Manuel, il arrive toujours un moment où le «parler long et parfait», jusque-là choisi et préféré, atteint une espèce de limite qui oblige l’auteur à basculer dans l’autre terme de l’opposition: cette obscure brièveté, qui, dès lors, cesse d’avoir une connotation négative, cesse d’être un vice rhétorique, pour acquérir une réelle positivité, voire une utilité sur le plan de la construction littéraire. Or, il est très intéressant de constater qu’à chaque fois, ce qui nous fait basculer de la claritas dans l’obscuritas, c’est justement l’excès de la première. On ne bascule pas vers la quête d’obscurité en raison d’une saute d’humeur mais parce que la clarté du fablar luengo et complido est devenue excessive, insoutenable. Dans le ‹Livre des États›, c’est Julio qui décide que le sujet de son discours (les mystères métaphysiques) exige moins de clarté dans l’expression. Dans le ‹Conde Lucanor› le passage de la clarté de la forme longue à l’obscurité de la forme courte se fait de manière bien plus construite. Juan Manuel recourt au procédé somme toute assez topique de la prise en compte du point de vue d’un ami cher. Tel est le rôle de l’apparition indirecte, dans le prologue central – entre les parties I et II – du personnage de Jaime de Jérica, petit-fils er d’un fils naturel du roi Jacques I d’Aragon. Le seigneur de Jérica devient une espèce de proto-lecteur du ‹Lucanor› qui se permet des critiques en toute amitié. Il trouve que le livre de son ami Juan Manuel s’exprime de façon trop claire, trop évidente, si l’on croit ce qu’en dit Juan Manuel luimême: don Jaime, seigneur de Jérica, qui est l’un des hommes que j’aime le plus au monde – et il se peut même que ce soit celui que j’aime le plus – me dit qu’il voudrait que mes livres parlassent de façon plus obscure et il me pria que si jamais je refaisais aucun livre qu’il ne fût point si manifeste. Et je suis certain qu’il me dit cela parce qu’il est un homme si subtil et avec un si bon entendement qu’il tient pour manque de sagesse de parler des choses de façon très 36 plate et manifeste. ––––––––––––––––––– 36 Don Jayme, señor de Xérica, que es uno de los omnes del mundo que yo más amo, et por ventura non amo a otro tanto commo a él, me dixo que querría que los mis libros fablassen más oscuro et me rogó que si algund libro feziesse,

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La critique de don Jaime est donc cinglante et on suppose que le très hautain Juan Manuel, petit-fils du très chrétien Ferdinand III de Castille, a eu dû mal à s’en remettre. C’est ainsi qu’il justifie la suite qu’il va donner à son ‹Lucanor› en transférant à ce même don Jaime la responsabilité de la forme d’expression qui va être désormais choisie: Ce que je dirai, je le dirai avec des paroles que ceux qui seront d’un aussi bon entendement que don Jaime pourront comprendre aisément. Et ceux qui ne les comprendront point, qu’ils ne viennent pas m’en tenir rigueur, car moi je voulais faire celui-ci exactement comme j’avais fait mes autres livres; qu’ils tiennent plutôt rigueur à don Jaime qui me le fit faire ainsi et à eux-mêmes parce 37 qu’ils ne peuvent ou ne veulent comprendre.

Au-delà de ce qui ne ressemble que trop à un amical règlement de comptes qui a dû prêter à rire dans les salons, il faut surtout retenir, à mon sens, quelques éléments essentiels. D’abord le caractère indéniable que la rédaction du ‹Lucanor› s’est faite, au moins, en deux temps: à l’évidence, ce deuxième prologue inaugure un nouveau livre qui, en plus, on va le voir, est comme la palinodie du précédant. Puis, il y a l’idée à creuser ici que ce que l’avis de don Jaime met en place, c’est surtout une critique implicite de l’exemplum. La critique de la clarté et du caractère trop ‹manifeste› des propos de Juan Manuel dans le premier ‹Lucanor› doit être directement reliée à une critique de la modalité d’écriture mise en place par l’exemplum: écriture des sensibilia opposée à celle des intelligibilia, pour reprendre l’opposition de saint Thomas; écriture également opposée à ces verba subtilia dont déjà saint Augustin disait qu’ils étaient bien 38 moins efficaces pour enseigner que les exempla. Par quoi va-t-on remplacer ces exempla indirectement décriés par l’illustre premier lecteur de Juan Manuel, des exempla jugés inaptes à transmettre véritablement le savoir parce que dénués de subtilité? Juan Manuel et son alter ego, Patronio, précisent bien que la matière du livre ne va pas changer – cela reste le bien-être ici-bas du lecteur et son salut ––––––––––––––––––– que non fuesse tan declarado. Et só cierto que esto me dixo porque él es tan sotil et tan de buen entendimiento, que tiene por mengua de sabiduría fablar en las cosas muy llana et declaradamente, Lucanor, Serés (note 4), pp. 226–227. 37 Diré yo [ … ] lo que dixere por palabras que los que fueran de tan buen entendimiento como don Jayme que la entiendan muy bien e los que non las entendieren non pongan la culpa a mí ca yo non lo quería fazer sinon como fiz los otros libros, mas pónganla a don Jayme que me lo fizo assí fazer, et a ellos porque lo non pueden o non quieren entender, ibid., p. 228. 38 Plus docent exempla quam verba subtilia.

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dans l’au-delà – ce qui va changer, en revanche, c’est la manière du livre. Et quelle va être cette nouvelle manière d’écrire? Auteur et personnage se gardent bien pour l’instant de l’identifier, laissant au lecteur le soin de la découvrir par lui-même. Il suffit, cependant, d’un simple coup d’œil pour comprendre de quoi il s’agit, comme on le voit dès les premières lignes: L’autre étant achevé, ce livre-ci commence ainsi. 1. Dans les choses dans lesquelles il y a beaucoup de sens différents, on ne peut donner de règle générale. 2. Le plus accompli des hommes est celui qui connaît la vérité et qui la garde. 3. Insensé est celui qui néglige et qui perd ce qui dure et n’a pas de prix pour ce 39 qui ne peut manquer d’être de courte durée.

Et ainsi jusqu’à compléter une centaine de phrases semblables du point de vue de la forme. On est donc passé d’un recueil d’exempla insérés dans le dispositif dialogique fictionnel des entretiens entre le seigneur Lucanor et son conseiller Patronio, à un recueil de proverbes disposés les uns à la suite des autres de façon a priori aléatoire. Cela signifierait donc tout naturellement que le proverbe s’oppose à l’exemplum en ceci qu’il réussit à transmettre un savoir et une science supérieurs en raison de l’obscurité et de la subtilité de son mode d’expression. À ce stade de l’œuvre on a donc l’impression que le ‹Lucanor› met en place un affrontement fondamental entre exemplum et proverbe. Tous deux nés d’un même souffle analogique – l’enxienplo – qui permet de comprendre les choses, leurs chemins divergent bientôt car l’un, en raison d’une clarté qui se confond avec superficialité, est cantonné dans les apparences sensibles, dans le concret des cas particuliers, alors que l’autre, en raison de son obscurité que seul un petit nombre peut élucider, va tout droit aux essences cachées des choses, peut s’exprimer de façon absolument générale et donc absolue. Mais ce changement radical de manière implique un passage de la clarté à l’obscurité qui n’est pas sans conséquences. Voyons cela. Le passage de la claritas à l’obscuritas est fondamentalement problématique. Problématique car il implique une totale remise en cause des présupposés stylistiques de départ. En effet, nous sommes partis de l’idée selon laquelle il faut nécessairement adapter son discours de manière à ––––––––––––––––––– 39 1. En las cosas que ha muchas sentencias non se puede dar regla general; 2. El más conplido de los omnes es el que cognosce la verdat et la guarda; 3. De mal seso es el que dexa et pierde lo que dura et non ha precio por lo que non puede aver término a la su poca durada [ . . . ] , Lucanor, Serés (note 4), pp. 228–229.

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assurer pleinement la communication avec le destinataire. Or, ici, c’est exactement du contraire qu’il s’agit. Il ne faut plus aller vers l’interlocuteur mais demander à celui-ci d’aller vers l’auteur. Et s’il n’y arrive pas, tant pis pour lui! Il n’a qu’à s’en prendre à lui-même car, comme le disait le texte déjà cité du prologue, «il ne ‹peut› ou ne ‹veut› pas comprendre». Ce refus de la communication n’est pourtant pas nouveau chez 40 Juan Manuel. On le trouvait déjà dans le ‹Livre des États› où Juan Manuel nous dit qu’il vaut mieux s’arranger pour faire en sorte que le lecteur ne comprenne rien du tout plutôt qu’il comprenne mal quelque chose. Cette volte-face est trop violente pour qu’on ne cherche à la comprendre. Pourquoi ce soudain passage à une obscurité qui est un total refus de la communication didactique, telle qu’elle était énoncée au début du livre? Et, surtout, pourquoi cette opposition entre un exemplum associé à la clarté et donc à une certaine forme de superficialité, et des proverbes qui semblent être les seuls capables d’exprimer la complexité des sciences les plus subtiles? En fait, pour comprendre cette palinodie il faut peut-être penser qu’avec la deuxième rédaction du ‹Lucanor› nous ne sommes plus dans le didactisme ou, plus exactement, que le didactisme a ici changé de nature. L’objet du discours n’est plus le même. Si les exempla ont pour fonction de mettre en place une espèce d’apprentissage de la vie – ils permettent à Lucanor de «s’en trouver bien» (fallarse ende bien), selon la formule qui se répète à la fin de chaque exemple; les sentences, elles, ont directement trait à la sagesse: elles renferment, en elles-mêmes du savoir et, par conséquent, elles sont obscures. Certes, cette conséquence peut ne pas aller de soi, mais elle est évidente si on s’en tient à ce qu’on peut appeler une conception ‹orientale› de la sagesse. Puisque la sagesse est difficile à obtenir et à appréhender, son expression ne peut être que compliquée, subtile, obscure. Donc la compréhension de cette expression est déjà en soi un acte de sagesse. C’est d’ailleurs dans ce sens que Juan Manuel répond à don Jaime. Les sentences sont donc un appel à une sagesse à l’accès difficile. De ce fait, plus on est sage plus on sera à même de comprendre les discours brefs. Et de même, plus les discours seront brefs, plus ils contiendront d’obscurité mais aussi de ––––––––––––––––––– 40 Et quando viniere alguno que aya entendimiento para lo leer, so cierto que abrá entendimiento para lo entender, et plazerle a por lo que fallará escripto, et aprovecharse a dello; et el que lo non entendiere, non porá caer en dubda por lo que leyere, pues non lo pudiere leer por escuridad de las letras [ . . . ] , Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 307.

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sagesse. Cela n’est pas sans nous rappeler cette nouvelle de Borges, intitulée «La palabra», où un roi demande à son chantre de lui composer l’ode parfaite: le roi n’est jamais satisfait; il trouve que le poète n’a pas encore atteint à l’essentiel. Le poème devient de plus en plus court jusqu’à ce qu’il n’est plus qu’un seul mot. Son auteur le dit au roi à l’oreille, et les deux s’en vont mourir en silence. Le titre d’un des chapitres du ‹Libro de los 100 capítulos›, célèbre recueil de proverbes traduit de l’arabe sous le règne de Ferdinand III et que Juan Manuel connaît sans doute puisqu’il y trouve l’idée d’organiser les sentences en des séries qui sont des multiples de 25, est tout à fait emblématique de cette conception: «de ce que les sages ont dit avec des mots brefs et parfaits» (palabras breves e complidas). On voit bien à quel revirement on a affaire. La sagesse, la perfection (complido) est maintenant du côté de la brevitas. Il semble clair que Juan Manuel a reçu directement l’influence de cette conception orientale de la sagesse transmise par les recueils de sentences, comme le ‹Libro de los buenos proverbios› et surtout comme les ‹Bocados de oro› qui est la source directe de la plupart des proverbes du ‹Lucanor›. À cela il faut ajouter bien entendu la tradition des secreta, comme le ‹Poridat de las poridades› pseudoaristotélicien. En effet, c’est dans ce genre de textes que nous trouvons des expressions semblables à celles de Juan Manuel, en particulier dans les ‹Bocados de oro›, véritable livre de chevet de Juan Manuel pour cette partie du ‹Lucanor›. Nous y trouvons, par exemple, une définition de l’homme sage qui correspond tout à fait à cette image: L’homme le plus droit est celui qui a la raison la plus accomplie et qui dit le mieux ce qu’il a dans son cœur et le dit en lieu convenable et de la façon la plus brève et la plus étrange. Et parce que le savoir est la chose la plus noble de toutes il doit être dit avec la meilleure raison possible et avec les mots les plus beaux et les plus brefs et sans faute et sans gêne. Car si la raison n’est pas ac41 complie, l’on perd la lumière de la sagesse et alors celui qui écoute doute. ––––––––––––––––––– 41 E el mas derecho ombre es el que es mas complido de razon e el que mejor dize lo que tiene en su corazon e el que lo dize en el lugar que le conviene e el que lo dize mas breve e mas estraño. E porque la sabencia es la mas noble de todas las cosas ha de ser dichacon la mejor razon que puede ser e en las mas apuestas palabras e lasmas breves e sin yerro e sin embargamiento. Ca por non ser la razon bien complida, pierdese la lunbre de la sabiduria, e faze dudar al que la oye, Bocados de oro: kritische Ausgabe des altspanischen Textes, éd. par Mechthild Crombach, Bonn 1971, pp. 98–99.

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C’est ainsi qu’on arrive à la deuxième idée: si la sagesse a une expression difficile, c’est aussi parce qu’elle est fragile et que, par conséquent, elle doit être protégée. D’où l’idée du secret, l’idée que seuls certains ont le droit de savoir certaines choses, les choses qui, précisément doivent rester cachées. C’est encore dans les ‹Bocados› que Juan Manuel est allé chercher cette idée, par ailleurs, fort répandue: J’ai enfermé le savoir entre les murs les plus forts afin que les sots ne puissent s’en approcher et je lui ai donné une forme telle que ce sont les sages qui le comprendront et ne pourront tirer profit de lui ceux qui ne l’aiment pas 42 comme il faut.

Des souvenirs de cette formulation se trouvent déjà dans l’une des premières œuvres de Juan Manuel, la ‹Chronique abrégée› où l’on peut lire: «Item, parce que l’on dit que le savoir doit être enfermé dans de murs tels 43 que les sots ne pourront les franchir.» De tels postulats feront leur bonhomme de chemin et, en plein XVe siècle, on trouve encore un texte comme la ‹Visión deleytable› d’Alfonso de la Torre qui doit se justifier d’avoir énoncé clairement les secreta de 44 l’enseignement universitaire. Juan Manuel va abondamment jouer ‹de› et ‹avec› cette idée dans certaines de ses œuvres: ce sont par exemple les 45 procédés de cryptographie que l’on trouve dans le ‹Livre des États›. La cryptographie prend ici la forme d’une écriture chiffrée qui sert justement à mettre les vérités métaphysiques à l’abri des regards indiscrets: «ces choses je veux les mettre dans des lettres tellement obscures que

––––––––––––––––––– 42 Ca yo cerqué la sapiencia con fuertes muros de guisa que non se entremetan d’ella los necios e ordenéla de tal ordenamiento que la entenderán los sabios e non se aprovecharan d’ella los que la desaman, Bocados (note 40), p. 100. 43 Et otrosy porque dizen quel saber debe ser cercado de tales muros que non puedan entrar alla los nescios [ . . . ] , Blecua 1982 (note 2), II, p. 573. 44 Yo vos suplico quanto puedo e demando, de merçed syngular, que este libro no pase en terçera persona, porque por ventura algund voluntario que no entendiese mi fyn yncreparme ýa e sería yo sostenedor de pena syn meresçimiento, e eso mismo sería redargüido porque lo puse en palabras vulgares o que tan abiertamente las cosas amagadas declaré como fasta aquí ninguno non lo aya querido fazer en los que ha escripto fasta agora, Alfonso de la Torre, Visión deleytable, éd. par Jorge García López, Salamanca 1991, p. 349. 45 Vid. Sánchez Díaz, Carlos, La escritura críptica de don Juan Manuel, Homenaje a don Agustín Millares Carlo, Gran Canaria 1975, pp. 453–465.

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ceux qui ne seront pas très subtils ne pourront les comprendre». Suit une écriture codée qui, bien évidemment, a été perdue, puisque les copistes n’ont rien compris. L’équivalent de cette écriture chiffrée se trouve dans la IVe partie du ‹Lucanor› où Juan Manuel s’est amusé à faire alterner des proverbes a priori compréhensibles avec d’autres qui sont tout simplement incompréhensibles parce que l’ordre des mots a été sciemment altéré par l’auteur, créant ainsi un brouillage sémantique que les éditeurs modernes ont parfois quelque mal à élucider dans leurs notes de bas de page. Quelques exemples rapides suffiront pour comprendre comment se présentent les proverbes impairs de cette IVe partie: 1. Dans le présent beaucoup de choses grandes sont temps grandes et ne le paraissent pas, et l’homme pour rien dans le passé les tient; 3. Défaut de sens est très grave pour d’autrui grands tenir les défauts petits pour les siens; 5. Lors le dangereuses doit seigneur des expéditions le premier et précipitées 47 être à moins que à quitter le lieu le soit grand danger.

Et caetera. Le temps est venu, cependant, de tenter une synthèse finale. L’opposition entre claritas et obscuritas est, on l’a vu, riche de sens, mais s’agit-il véritablement d’une opposition? De même, la tradition occidentale de l’exemplum avec sa finalité didactique s’oppose-t-elle vraiment à la tradition orientale des proverbes obscurs réservés à une poignée de sages? En fait, si on regarde de près on se rend compte que Juan Manuel se sert des deux termes à la fois, et qu’il s’en sert, de plus, de manière structurale. Tout d’abord pour bâtir l’idée d’une progression. On ne passe pas de la claritas à l’obscuritas totales. En fait Patronio ne cesse de préciser dans les différents prologues qu’il s’agit d’une gradation. Manifestement on va vers des choses de plus en plus difficiles, mais selon une claire progression. Pour assurer cette progression, Juan Manuel ne se contente pas d’énoncer un caractère graduel, par l’intermédiaire de Patronio, en fait, il cherche à maintenir l’alternance entre le clair et l’obscur ––––––––––––––––––– 46 Estas cosas quiérolas yo poner por letras tan escuras que los que non fueren muy sotiles non las puedan entender, Estados, Macpherson/Tate (note 19), p. 307. 47 1. En el presente muchas cosas grandes son un tienpo grandes et non parescen, et omne nada en el passado las tiene; 3. De mengua seso es muy grande por los agenos grandes tener los yerros pequeños por los suyos; 5. En el medrosas deve señor ydas primero et las apressuradas ser sin el que saliere lugar enpero fata grand periglo que sea [ . . . ] , Lucanor, Serés (note 4), p. 253.

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même au sein des parties à sentences. À chaque fois, en effet, Patronio affirme qu’il est des sentences claires et d’autres obscures. Et ce jusqu’à la Ve partie qui, elle, tranche à nouveau et offre, en elle-même, une nouvelle alternance. Cela nous permet donc de comprendre que l’alternance clairobscur est un des principes structurants de l’œuvre et qu’elle a pour fonction, selon Juan Manuel, de nous montrer le chemin de la sagesse. De même, l’utilisation de l’exemplum est le point de départ, une sorte de rite de passage pour s’initier dans la voie de la sagesse. Après quoi il faut savoir aller vers les proverbes. Mais il ne peut pas y avoir d’opposition dans la mesure ou dans ce chemin graduel que Juan Manuel a peut-être emprunté à Raymond Lulle il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre. La voie de la sagesse ne saurait faire l’économie de cet enseignement initial qui s’obtient grâce aux exempla. * * * La manière dont Juan Manuel aborde cette question met en lumière une tension fondamentale, voire une contradiction. D’un côté Juan Manuel semble reprendre le souci didactique hérité de la rhétorique de la prédication, mais, d’un autre côté, il partage pleinement les conceptions épistémologiques orientales que les politiques culturelles de son oncle et son cousin de rois se sont bien chargées de porter au pinacle. Or une telle conception est fondée sur la valeur presque magique de la ‹parole›, de la parole dans son trop-plein de sens, un foisonnement qui n’est accessible qu’après avoir franchi les limites qui le contiennent et le protègent. Or la particularité de Juan Manuel est d’avoir eu à connaître cette opposition au sein d’une alternance nécessaire. Constamment on passe de l’un à l’autre, à l’instar de la quatrième partie. C’est là que réside sa paradoxale, encore une fois, et incontestable originalité.

Les mentalités médiévales d’après le Recueil de proverbes de Cambridge (ms. Corpus Christi 450) Philippe Ménard (Paris)

Quelques mots d’introduction. Le manuscrit de Cambridge (Corpus Christi 450, fol. 252–260) est un manuscrit du XIVe siècle, écrit en anglonormand, cette langue insulaire qu’on ferait mieux d’appeler du francoanglais. Il constitue un des principaux recueils de proverbes du Moyen Age. Il contient, en effet, un ensemble de 465 expressions proverbiales classées par ordre alphabétique. Le nombre de 420 donné par Joseph Morawski dans son très estimable travail ‹Proverbes français antérieurs 1 au XVe siècle› est inexact. Morawski à cette époque n’avait pas vu le recueil de Cambridge. Il s’était fondé sur la copie de Francisque Michel qui a été éditée autrefois par Le Roux de Lincy à la fin de son ‹Livre des 2 proverbes français›. Elle comporte des fautes de lecture et d’interprétation et aussi l’omission de 44 proverbes. Morawski a donc reproduit les erreurs de Michel. S’étant rendu en Angleterre en 1929, il a vu le codex et il a corrigé la plupart des fautes de son prédécesseur dans la Zeitschrift 3 für romanische Philologie. Seuls trois manuscrits possèdent davantage de locutions proverbiales: le ms. Q (Paris, BNF, lat. 10360, avec 1300 proverbes), le ms. R (Roma, Bibl. Vaticana, Reginensis 1429, avec 798 proverbes), enfin le ms. P (Paris, BNF, fr. 25545, avec 489 proverbes). Je reprends les sigles de Morawski. Autrement dit, mis à part la compilation du ms. Q, manuscrit daté du XVe siècle, mais pouvant appartenir aussi au XVIe siècle, qui dépasse nettement les 1000 proverbes (il est trois fois plus long que le ––––––––––––––––––– 1 2 3

Morawski, Joseph, Proverbes français antérieurs au XVe siècle (Classiques Français du Moyen Age 47), Paris 1925, p. IV (sigle Morawski). e Le Roux de Lincy, Antoine Jean Victor, Le Livre des proverbes français, 2 éd., Paris 1859, II, pp. 472–483. Morawski, Joseph, Proverbes français inédits tirés de trois recueils anglonormands, dans: Zeitschrift für romanische Philologie 56 (1936), pp. 421– 439, ici: 421–422, 434–435 et 438–439.

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manuscrit de Cambridge), mis à part le ms. R, qui est presque deux fois plus long que notre manuscrit avec ses 798 proverbes, le répertoire que nous étudions appartient à la classe des recueils assez vastes, inférieurs de peu à 500 proverbes. Si l’on compare notre texte avec les 26 recueils de proverbes conservés on découvre qu’il se classe dans la catégorie supérieure pour l’ampleur de la collection. Plusieurs recueils ont à peine une centaine de maximes, d’autres autour de 200. Notre manuscrit s’avère donc nettement plus fourni. En me rendant à Cambridge en 1993 j’ai procédé à un examen direct de ce codex et à une nouvelle transcription que je me propose de publier avec les Notes nécessaires à l’élucidation du texte et aussi avec un Glossaire indispensable à la compréhension de maximes parfois difficiles à saisir, toutes choses qui manquent fâcheusement au recueil de Morawski. Dans les citations que je ferai je me fonderai sur ma propre transcription. Disons, d’entrée de jeu, que sur les 465 proverbes du manuscrit de Cambridge une cinquantaine environ sont propres à ce codex et ne semblent pas se retrouver dans les autres manuscrits parémiologiques. Cela fait environ un peu plus du 10 % de l’ensemble. En ce qui concerne les proverbes attestés ailleurs, parfois apparaissent des variantes intéressantes. Pour les proverbes uniques il n’est pas possible d’affirmer qu’ils sont assurément de provenance insulaire. Le titre du recueil ‹Ci comencent Proverbes de Fraunce› (fol. 252) suggère que la collection est d’origine continentale. On ne dirait pas de Fraunce si les proverbes étaient nés sur le sol anglais. Cela dit, il est vraisemblable que dans cette série se soient glissés des adages fabriqués en Grande-Bretagne. La présence de proverbes non attestés ailleurs suggère l’enracinement d’une partie de la collection dans le terroir anglais. Mais il reste que l’immense majorité des adages cités vient de France, bien que la copie soit anglaise.

I. Considérations préliminaires En premier lieu il est toujours difficile d’appréhender et de comprendre les mentalités médiévales. Elles ne sont pas simples. Elles se dissimulent 4 parfois. Les deux livres sur les mentalités publiés par Hervé Martin ne ––––––––––––––––––– 4

Martin, Hervé, Mentalités médiévales, XIe–XVe siècles, Paris 1996 et id., e e Mentalités médiévales II, Représentations collectives du XI au XV siècle, Paris 2001.

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font pas place aux proverbes et ignorent ce que nous appelons aujourd’hui les mentalités folkloriques ou populaires. Ils analysent surtout les idées et les sentiments des classes dirigeantes (noblesse et clergé). Les petites gens sont oubliées dans ces ouvrages, par ailleurs intéressants. Or nous verrons qu’un certain nombre d’adages semblent procéder du milieu paysan. Nul hasard si une collection de proverbes a comme titre ‹Proverbes au vilain›. Plusieurs des dictons cités dans ce recueil comme dans le nôtre appartiennent à la sagesse des laboureurs ou des bergers. Tous les proverbes, en effet, ne procèdent pas de la culture savante des clercs. Les intellectuels du Moyen Age ont parfois repris de vieux adages en rapport avec les travaux des champs et sortis du monde paysan. L’étude de Hans-Henning Kortüm consacre quelques pages aux paysans 5 sous le titre ‹Aspekte bäuerlicher Mentalitäten›. L’auteur reconnaît la difficulté de connaître la mentalité des rustres («etwa den Schwierigkeiten der Mentalitätsforschung, soweit sie die Bauern betrifft», p. 166). En fait, il ne cherche pas à la pénéter. Il s’intéresse surtout à la représentation que l’on se fait des paysans, c’est-à-dire à des constructions étrangères au sujet concerné plutôt qu’au problème lui-même. Le concept de ‹mentalités› est non point vague et flou, mais complexe. Il faut y faire entrer plusieurs strates psychologiques: une zone incons6 ciente, ce que Jacques Le Goff appelle le socle profond du psychisme. Mais pour l’étude des mentalités il convient de ne pas se borner à la recherche de l’inconscient collectif. Il faut y joindre aussi l’étude de la psyché consciente, des sensibilités non seulement cachées, mais clairement exprimées, des représentations venues de la culture, de l’idéologie mentale, et aussi des rêves et des peurs imaginaires. Une des composantes de l’étude des mentalités est, en effet, l’exploration de l’imaginaire. On conviendra que les proverbes, littérature brève sans auteurs explicites, sans date et sans localisation précises, sans cesse repris et répétés pendant des générations et parfois pendant des siècles, s’inscrivent pleinement dans les représentations collectives. Ils appartiennent à la longue durée. ––––––––––––––––––– 5 6

Kortüm, Hans-Henning, Menschen und Mentalitäten. Einführung in Vorstellungswelten des Mittelalters, Berlin 1996, pp. 166–181. Le Goff, Jacques, Les mentalités, Une histoire ambiguë, dans: Faire de l’histoire, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, III, Nouveaux objets, Paris 1974, pp. 76–94. Voir aussi Duby, Georges, Histoire des mentalités, dans: Charles Samaran, L’histoire et ses méthodes, Paris 1961, pp. 937– 966; Le Goff, Jacques, L’Histoire Nouvelle, dans: La Nouvelle Histoire, sous la direction de Jacques Le Goff et alii, Paris 1978, pp. 210–241.

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Par leur permanence, par la constance de certaines de leurs affirmations ils traduisent profondément les mentalités (parfois diverses, comme nous le verrons) des hommes du Moyen Age. Il est malaisé de traiter le sujet proposé pour plusieurs raisons. 1) Un assez grand nombre de proverbes sont dépourvus de toute signification profonde et restent de simples constats. Ils ne révèlent rien sur les mentalités. Exemples: A dure asne, dure aguylioun (5) «Un âne 7 obstiné requiert un dur aiguillon». C’est là un fait d’expérience. Il arrive que des ânes refusent d’avancer ou de porter la charge qui leur a été mise sur le dos. Il faut les frapper pour les faire avancer. On ne peut rien tirer de cette vérité d’expérience. Elle ne nous instruit pas sur l’idéologie des hommes du Moyen Age. En tous temps les conducteurs d’ânes ont réagi de semblable façon face à l’opiniâtreté de l’animal. On devine que cet adage est d’origine populaire pour une raison assez simple. Les personnes amenées à conduire des ânes n’appartiennent pas aux classes dirigeantes de la société. Mais il est intemporel. On ne peut rien dire de plus. Autre exemple de proverbe amusant, mais insignifiant au plan de sa structure profonde: Alons, alons, ceo dit la grue, qi tout le jour ne se remoue (11) «Allons, allons, déclare la grue, qui ne bouge pas de toute la 8 journée». Le proverbe est plaisant puisqu’il oppose le conseil prodigué et la réalité vécue. On invite autrui à bouger et à se hâter alors qu’on reste immobile et qu’on n’applique pas à soi-même le conseil fait aux autres. Il s’agit là d’une notation malicieuse, et non d’une observation qui permettrait de descendre dans la psychologie collective. On ne saurait atteindre ni les formes inconscientes de la vie sociale ni les présupposés qui guident les réflexions et les sensibilités. Ce proverbe met simplement sous nos yeux une contradiction piquante des comportements humains. Attribuer cette attitude à la grue est une façon amusante de faire parler les animaux, 9 de faire image en mettant en scène un oiseau emblématique. Mais il est ––––––––––––––––––– 7

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Proverbe attesté dans: Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi – Lexikon der Sprichwörter des romanisch-germanischen Mittelalters, begründet von Samuel Singer, éd. Kuratorium Singer der Schweizerischen Akademie der Geistes- und Sozialwissenschaften, Berlin/New York 1995–2002, 13 vol. + Quellenverzeichnis (sigle TPMA), 3, p. 69, n° 8, 4, proverbes 200–202 sous ‹Esel›. Morawski 69; TPMA, 7, p. 173, n° 2 (proverbe présent dans le Recueil de Cambrai). Les Bestiaires nous apprennent que tandis que les grues dorment la nuit l’une d’entre elles monte la garde et veille jusqu’au matin. Elle tient une

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impossible de tirer du proverbe cité une mise en cause de l’immobilisme ou une apologie du changement ou encore une invite au dynamisme. Cet adage minuscule ne tire pas à conséquence. Autre formule piquante, mais qui reste superficielle: Bair sanz manger est past a renoulles (57) «Boire sans manger, c’est un repas de grenouil10 les». L’adage compare ironiquement l’alimentation humaine à celle des grenouilles. Le rédacteur du dicton feint de croire que les grenouilles qui vivent dans l’eau ne mangent rien de solide et qu’elles se contentent de boire de l’eau. La comparaison de l’homme et des grenouilles n’a évidemment rien de flatteur. On devine que ce proverbe possède implicitement une visée morale. La boisson est dangereuse si elle n’est pas accompagnée de nourriture. Elle montera vite à la tête. Cela dit, le sens implicite ne nous instruit pas sur les mentalités médiévales. Le proverbe est intemporel. Il n’est pas relié à un moment précis de l’histoire. Autre exemple de proverbe dénué de signification profonde: Il perd sa alleluya qe a cul de boef le chaunt (190) «Il perd son temps celui qui 11 chante une mélodie au derrière d’un boeuf». L’emploi du mot ‹alleluia› surprend en pareil contexte et fait sourire. Le mot tiré d’une expression hébraïque signifiant ‹louez Yahwé› est fréquent dans les Psaumes. Il a été utilisé dans la liturgie de l’Eglise, tout particulièrement au temps pascal, comme un terme de louange de Dieu et d’allégresse des fidèles. Le terme a désigné aussi une pièce musicale ornée de vocalises que l’on chantait au temps pascal avant la lecture de l’Evangile. La mise en présence d’un chant liturgique vénéré et du derrière d’un bœuf constitue une dissonance volontairement comique. Elle ne peut venir que d’un clerc voulant évoquer une situation paradoxale. L’origine savante, c’est-à-dire ecclésiastique, de cet adage ne fait aucun doute. En ancien français le dictionnaire de Godefroy a relevé deux exemples de l’expression perdre l’alleluia ou perdre l’alleluie sous une forme francisée au sens de «perdre ––––––––––––––––––– pierre dans sa patte pour rester éveillée et elle reste immobile toute la nuit sans sombrer dans le sommeil. 10 Pas de référence dans le TPMA, 4, pp. 77–82 sous ‹Frosch›. Mais dans le t. 11, p. 445, n° 3.3. sous ‹trinken› (un exemple tiré du recueil de Cambrai et de Morawski 268). 11 Le TPMA, 9, pp. 310–341 n’a pas ce proverbe sous ‹Rind› (bœuf). Il le cite sous ‹Halleluja›, 5, p. 355, n° 1–5 (avec quelques variantes à l’initiale de l’adage: Vil a s’alleluie / Soun allelue avile / Pur neent chente l’en alleluia / Il perd sa alleluya).

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les chants d’allégresse, être en fâcheuse position». L’‹Altfranzösisches 13 Wörterbuch› de Tobler-Lommatzsch donne les mêmes références. Dans le long article consacré par Du Cange au mot alleluia ne trouve pas 14 l’expression perdere alleluia. Rien non plus dans le ‹Lexicon Latinitatis 15 Medii Aevi› de Albert Blaise. Il faut donc penser que ce tour imagé et ironique est d’invention française. Il vise à mettre en évidence le caractère burlesque d’une situation. Il n’est nullement une contestation des cérémonies religieuses. Il n’est point la marque d’un esprit voltairien. C’est seulement le produit d’une plaisanterie ecclésiastique, semblable aux ‹Joca Monachorum›. Dernier exemple de proverbe ne permettant pas d’explorer les mentalités médiévales: A vespre se movent li limasçon (46) «C’est le soir 16 qu’avancent les limaçons». On devine ce que veut dire l’adage. Le soir, quand il a plu, ou simplement lorsqu’il y a de l’humidité sur terre, on voit les limaces apparaître. C’est un fait d’expérience banal, et non une profonde observation qui révèlerait les sentiments cachés des hommes du Moyen Age. Il faut donc se satisfaire des adages que les recueils parémiologiques nous donnent. Bien des dictons ne nous révèlent rien sur la nature humaine, sur la société ou sur la psychologie profonde. Il faut l’accepter, sans vouloir forcer les textes, sans croire que tout est révélateur. 2) Il faut ajouter que malheureusement un certain nombre de proverbes restent obscurs. J’en ai compté au moins une vingtaine dans le recueil de Cambridge, ce qui ferait un peu moins de 5 %. Même si l’on conduit de longues investigations sur la langue anglo-normande, on se heurte à des hapax ou encore à des mots déformés. Un certain nombre de locutions proverbiales n’ont pas été comprises et se trouvent défigurées. On ne réussit pas à en élucider le sens. Le copiste a parfois transcrit la ––––––––––––––––––– 12 Godefroy, Frédéric, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous e e ses dialectes du IX au XV siècle, Paris 1880–1902, I, p. 498. 13 Tobler, Adolf, Altfranzösisches Wörterbuch, (Adolf Toblers nachgelassene Materialien bearb. u. mit Unterstützung der Preuss. Akad. d. Wiss. hrsg. v. Erhard Lommatzsch), Berlin et alii 1925–, I, p. 307. 14 Du Cange, Charles du Fresne, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Paris 1678, réimpr. Niort 1883, pp. 183–184; (http://ducange.enc.sorbonne.fr). 15 Lexicon latinitatis medii aevi: praesertim ad res ecclesiasticas investigandas pertinens, éd. par Albert Blaise (CChrCM), Turnhout 1975. 16 Proverbe attesté dans le TPMA, 10, p. 207 sous ‹Schnecke› avec une variante Encontre nuit se muvent les limaces, empruntée au Recueil de Cambrai (Le Roux de Lincy [note 2], II, 473).

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maxime de manière aberrante. La consultation systématique des Réper17 toires de Morawski, de Hans Walther ou du ‹Thesaurus proverbiorum Medii Aevi› permet de rectifier certaines fautes. Donnons-en une illustration. Ainsi à propos du proverbe qui se présente sous cette forme dans le recueil de Cambridge: Teu puit viver qi ne puit eider (427), littéralement 18 «Tel peut vivre qui ne peut apporter d’aide». Mais viver est une mauvaise leçon. On peut parler de faute paléographique: au lieu de viv, il faut lire nui, qui a également cinq jambages. Le recueil de Morawski nous offre la bonne leçon Teu puet nuire qui ne puet aidier (2366) «Un être incapable d’apporter de l’aide est capable de nuire». De surcroît, plusieurs proverbes du manuscrit de Cambridge sont des hapax. On ne trouve aucun parallèle nulle part. Ils ne sont donc pas toujours faciles à comprendre. Ainsi le proverbe 444, proche de la fin du 19 Recueil, déclare: Tu le serras, dit le boef au thorel. Il n’est pas facile de comprendre une telle phrase. Que veut-elle dire? On devine qu’elle exprime une remarque railleuse du boeuf annonçant un dommage ou un 20 malheur au taureau. Le proverbe n’est pas enregistré dans le Répertoire de Morawski. Toutefois le ms. Q (Paris, BNF, lat. 10360, manuscrit du XVe siècle qui contient 1300 proverbes) conserve cet adage et donne une utile variante Tu le sauras (il faudrait transcrire Tu le savras), qui semble meilleure. Elle suggère que serras est une déformation de savras. La signification de la sentence reste évidemment obscure. Le proverbe figure dans le Répertoire de Morawski sous le numéro 2438 avec la forme sauras et la référence du ms. Q. Au sein des variantes figure la leçon propre au manuscrit de Cambridge Tu le serras. Rien de plus. L’éditeur n’a pas cherché à élucider la maxime. L’avertissement du bœuf au taureau reste mystérieux. La liberté et la vie sauvage du taureau semblent menacées. On ––––––––––––––––––– 17 Proverbia Sententiaeque Latinitatis Medii Aevi, Lateinische Sprichwörter und Sentenzen des Mittelalters, aus d. Nachlaß von Hans Walther hrsg. von Paul Gerhard Schmidt, Göttingen 1963–1969, 6 vol. réd. 1982–1986. 18 Proverbe attesté dans le TPMA, 9, p. 469, n° 171–192, qui cite de nombreux exemples. Le proverbe est présent également dans Schulze-Busacker, Elisabeth, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Age français, Paris 1985, p. 316, n° 2366. 19 Sentence inconnue du TPMA, 9, pp. 340–341 sous ‹Rind›, rien sous ‹Stier›. 20 La maxime est absente des Werner, Jakob, Lateinische Sprichwörter und Sinnsprüche des Mittelalters, Heidelberg 1912, qui possède 9 références pour le bœuf et 4 pour le taureau.

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ne sait pas si le taureau finira ses jours précocement. La sentence reste impénétrable. On ne saurait s’étonner que certains proverbes restent obscurs. Par définition les recueils de proverbe énumèrent des maximes privées de tout contexte. Les difficultés de compréhension en sont dès lors augmentées. L’anglo-normand qui pratique constamment la déformation des vocables accroît les difficultés. 3) Dernière difficulté: la masse considérable des proverbes dans le recueil de Cambridge. Je rappelle que le Répertoire de Morawski, ‹Provere bes français antérieurs au XV siècle› compte au total 2500 maximes. Plus un recueil est riche, moins son inspiration possède d’unité. Il y a forcément au sein d’un ensemble de 465 proverbes des différences, des divergences, parfois des contradictions dans les affirmations. On ne peut pas dégager une mentalité unique d’un ensemble de provenances diverses et donc d’inspirations différentes. Plus une compilation est riche, moins elle a d’unité. Nous essaierons, toutefois, de déceler des constantes en nous fondant sur des proverbes proches les uns des autres qui témoignent d’indéniables ressemblances idéologiques.

II. Un esprit de prudence et de méfiance Une première grande idée semble apparaître dans le recueil de Cambridge. Elle se rencontre aussi dans la plupart des collections parémiologiques. C’est une constante de la littérature des proverbes, et non un trait caractéristique de notre manuscrit. Il s’agit d’une réaction négative, d’un refus de répondre favorablement aux requêtes. Dans plusieurs adages il est évident que l’on conseille de refuser les demandes importunes des solliciteurs. Le premier proverbe de la collection déclare A bon demandeur bon escondur, ce qui revient à dire «aux demandes d’un habile solliciteur il faut opposer d’habiles refus». Un tel adage est très répandu dans les recueils proverbiaux du Moyen Age. On le trouve dans le recueil de Morawski sous le numéro 9 (A bon demandeor bon escondisseor). Il est cité d’après le manuscrit A (Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève 550). Les variantes données par Morawski montrent la large extension de cette maxime, donc son succès. Elle est attestée dans les recueils de proverbes G L Q X. Quatre autres manuscrits, b R U’ et Z ajoutent le qualificatif sage devant le substantif escun-

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dur. Cette petite adjonction précise l’esprit dans lequel a été rédigé l’adage. Le refus est souhaitable. Il ne faut pas multiplier les requêtes. Certaines sont importunes et exagérées. Les solliciteurs sont des gêneurs. Le texte exprime une fermeture de l’esprit et du cœur. Une autre maxime voisine peut être citée: Meuz vaut bon escondit qe mauveys ottreyt (245) «Mieux vaut un bon refus qu’une mauvaise acceptation». Le recueil de Morawski enregistre le proverbe sous le numéro 1250 d’après le manuscrit B (Paris, BNF, lat. 18184). Le texte est un peu différent: le second élément de la maxime est mauvés attrez. Le mot attrait possède un champ sémantique large et donc des sens assez variés. Le Dictionnaire de Godefroy donne, entre autres, le sens de «accueil» qui 21 conviendrait assez bien ici. Le Dictionnaire de Tobler-Lommatzsch propose plusieurs nuances acceptables aussi pour ce proverbe «amabili22 té» (Artigkeit), «caresse» (Liebkosung), «compagnie» (Gesellschaft). La nuance de «accueil» paraît ici la meilleure. Elle donne plus de force à l’antithèse. Sous la forme citée par Morawski le proverbe est attesté aussi dans les recueils de proverbes L Q Z, à en juger d’après les variantes 23 données par cet érudit. Mais otrois «l’action d’octroyer, l’acceptation» se rencontre dans le ms. Ba (Paris, BNF, lat. 13965). La leçon du manuscrit de Cambridge n’est donc pas isolée. Quelle est la meilleure leçon? Il est permis de préférer le texte du manuscrit de Cambridge qui rend mieux l’opposition entre les deux substantifs. Le refus s’affiche sans honte. Ce n’est jamais la générosité qui prédomine dans les recueils de proverbes. Tout au contraire un esprit de crainte des autres, de constante réserve se manifeste. On a peur que les autres sachent des choses sur vous: Boisson ad oreiles, boys escout (68) «Le buisson a des oreilles, le 24 bois écoute». On a l’impression que cet adage provient d’un milieu de paysans qui travaillent la terre et qui se méfie que des voisins ou des adversaires soient cachés à proximité pour espionner. Le recueil de Morawski présente un texte à la fois proche et différent sous le numéro 269: Bois a orelles et plain a eus «Le bois a des oreilles et la plaine a des yeux». Il y a quelques variantes dans la présentation de cette sentence. Selon 25 Morawski les mss. R et Z disent Le champ a yeux et le boys ad oreilles. On observera que la leçon du manuscrit de Cambridge pour le second ––––––––––––––––––– 21 22 23 24 25

Godefroy (note 12), I, p. 487. Tobler-Lommatzsch (note 13), I, 653–654. Morawaski (note 1), p. 112. Proverbe absent du TPMA, 2, p. 151. Morawski (note 1), p. 97.

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élément boys escout est isolée. Elle ne se rencontre pas ailleurs. Elle n’est pas la meilleure car elle reprend deux fois l’action d’entendre. Quoi qu’il en soit de la forme première, ce dicton trahit la peur que les autres sachent des choses sur vous et qu’ils en profitent pour nuire. Une conception pessimiste de la nature humaine se révèle ici. On n’accorde pas grand crédit aux promesses et on ne fait pas confiance à l’avenir: Meuz vaut un ten qe deus tu le averas (255) «Mieux 26 vaut un tiens que deux tu l’auras». Cette sentence très répandue est relevée dans le recueil de Morawski sous le numéro 1300 et citée d’après le ms. A, c’est-à-dire d’après le ms. 550 de la Bibliothèque SainteGeneviève à Paris. Elle se rencontre quasiment dans tous les recueils de proverbe. Morawski dans ses variantes renvoie à une quinzaine de ma27 nuscrits. Le sens du dicton est clair. On préfère saisir dans l’instant que remettre à plus tard. Autrement dit, méfiance, défiance, soupçon marchent de pair. On a également peur des voisins: Qi ad mauveys vaisine, il 28 a mauveys matin (329) «Qui a mauvais voisin il a mauvais matin». Le répertoire de Morawski présente sous le numéro 1809 d’après le ms. A, qui est le ms. 550 de Sainte-Geneviève, Qui a mal voisin, si a mal matin. Cette formulation est plus dense et parle mieux à l’oreille. Elle est attestée avec de très légères variantes stylistiques dans six recueils différents de proverbes. On notera que le ms. H (Hereford, Bibl. capit. f. 164–167) donne le même texte (avec l’adjectif mauvais) que celui de Cambridge. Il apparaît donc que pour ce proverbe la tradition anglo-normande se distingue des versions continentales. Dans une vision inquiète et peureuse des relations humaines les ennuis de voisinage arrivent vite. La formulation est très générale. La mise en parallèle Qi a et ensuite il a ou si a avec la ligature si donne à la phrase l’aspect d’un constat évident. A nouveau dans cet adage se manifeste la fermeture à l’égard des autres. A priori on considère les voisins comme des personnages dangereux. Un peu plus loin notre recueil dit: Veysyn seet tut (462) «Un voisin 29 sait tout sur vous». La collection de Morawski donne sous le numéro ––––––––––––––––––– 26 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 251, n° 1300. 27 Morawski (note 1), p. 113. 28 Proverbe attesté dans le TPMA, 8, 1999, p. 300 sous ‹Nachbar› 2. 4. 1. «Wer einen bösen Nachbarn hat, hat schlechten Morgen». Proverbe très apprécié en ancien français (22 exemples cités). Proverbe présent dans SchulzeBusacker (note 17), p. 278, n° 1809 (4 exemples). 29 Proverbe cité dans le TPMA, 8, p. 304, n° 3. 7. 4. «Der Nachbar weiss alles». Un exemple latin médiéval, trois exemples en ancien français.

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2497 une autre formulation Voisins tout set faite d’après les ‹Proverbes au Vilain›. Il signale dans les variantes que le texte du manuscrit de Cambridge se trouve aussi dans deux autres mss., L et Q (Leiden, Bibliothèque de l’Université, Voss. lat. 31 F et Paris, BNF, lat. 10360). Manifestement l’auteur du proverbe est un misanthrope. Il préfèrerait vivre loin des hommes, sans voisin. La jalousie est toujours vivace en ce bas-monde. Un proverbe nous le rappelle: Envyous poet murrir, envie ne murra ja (145) «Même si un envieux meurt l’envie ne mourra jamais». Le mot d’envie au Moyen Age possède un champ sémantique assez étendu, bien mis en lumière dans 30 Tobler-Lommatzsch. D’abord le sens de jalousie (‹Neid›, ‹Missgunst›), ensuite celui de désir hostile, d’hostilité (‹feindliches Gelüsten›), plus généralement celui de désir (‹Lust›, ‹Verlangen›, ‹Gelüsten›), parfois celui d’ardeur (‹Eifer›), de rivalité, d’émulation dans l’expression par envie (‹im Wettstreit›). Tous ces sens sont liés les uns aux autres. Dans notre proverbe la valeur fondamentale et première du terme s’impose. L’envie est le sentiment de déplaisir et de haine que l’on éprouve envers une personne qui possède un bien que l’on n’a pas. Le proverbe a un caractère savant. Il provient d’un milieu de clercs. Le répertoire de Morawski donne sous le numéro 705 une version un peu plus ferme: Envieus murt, 31 Envie ne morra ja d’après le manuscrit de Leyde. La formulation du manuscrit de Cambridge semble isolée à en croire les variantes des quatre autres manuscrits cités par Morawski.

III. Problèmes sociologiques: les clercs et le peuple Après ces considérations psychologiques sur les mentalités présentes dans le texte, tentons d’aller plus loin et de faire un peu de sociologie littéraire.

––––––––––––––––––– 30 Tobler-Lommatzsch (note 13), III, 713–715. 31 Proverbe cité dans le TPMA, 8, p. 449, n° 1. 5. «Neid stirbt» avec 15 exemples en ancien français. Pas d’exemple sous ‹begehren› (désirer, convoiter). Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 212, n° 704 Envie ne morra ja, dans trois textes différents.

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III.1 Présence des clercs La présence des hommes d’Eglise (le monde de la clergie) dans la fabrication de divers proverbes est incontestable. Rappelons qu’un ecclésiastique comme Serlon de Wilton poète anglais du XIIe siècle, mort en 1181, qui a étudié et enseigné à l’université de Paris, a publié des poèmes latins 32 et aussi un recueil de proverbes latins et français. Quelques exemples: Le mépris à l’égard des vilains, des rustres, rare, mais net, est sans doute un trait clérical, une réaction de lettré, d’homme frotté de culture: Vileyn coroucé est demy aragé (451). La maxime se retrouve avec une minuscule variante morphologique dans le recueil de Morawski sous le n° 2485, cité d’après le ms. U’ (Uppsala, Bibl. de l’Université, C 523). (Villains correciez est demi enragiez) «Un rustre en 33 colère est quasiment enragé». Morawski renvoie au proverbe 847 de son répertoire Homme vuy est demy enragé. Le qualificatif vui, forme abrégée de vuit, est à comprendre «dépourvu d’argent». Des exemples de cette valeur apparaissent dans le dictionnaire de Godefroy, mais non dans 34 celui de Tobler-Lommatzsch. Ce jugement signifie que l’inventeur de la maxime n’appartient pas au monde des paysans et qu’il ne les aime pas. Il marque aussi que rien (savoir-vivre, pudeur, sens des convenances) ne retient un rustre lorsqu’il est mécontent. Il peut se révolter avec violence. L’inspiration antiféministe de maints proverbes est sans doute l’indice d’une écriture cléricale. En voici quelques exemples: Ffemme aver treys foiz sele (147). Le proverbe est attesté dans le recueil de Morawski sous le n° 730 avec la même graphie sele. Seul le ms. lat. 14929 de la BNF contient aussi le proverbe. Le verbe sele semble une graphie avec s de celer «dissimuler, cacher». Le qualificatif aver doit signifier «avide, cupide». Le Dictionnaire de Godefroy donne plusieurs exemples qui ont 35 manifestement cette valeur. Il faut comprendre qu’une femme avide 36 cherche toujours à dissimuler ses envies. ––––––––––––––––––– 32 Voir l’excellente édition de Jan Oeberg, Serlon de Wilton, Poèmes latins, Stockholm, 1965, qui distingue bien les diverses strates du texte. 33 Proverbe présent dans le TPMA, 1, p. 374, n° 4. 2. 1. «Der Bauer ist gefährlich wenn er zornig ist», Vilains iriez est vis maufez. Proverbe présent également dans Schulze-Busacker (note 17), p. 322, n° 2484 (deux exemples). 34 Godefroy (note 12), VIII, p. 316; Tobler-Lommatzsch (note 13), XI, 819–827. 35 Godefroy (note 12), I, p. 519. 36 Le TPMA, 3, p. 383 dit Mulierum genus avarum est. La femme occupe à elle seule une place considérable dans les recueils de proverbes. Le TPMA (tome 3) consacre presque 130 pages à la femme (pp. 328–454). Aucun autre sujet n’est

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Autre maxime antiféministe: Ja femme lecheresse ne fra porré espesse 37 (176). Le proverbe est attesté dans le répertoire de Morawski d’après le ms. Q (Paris, BNF, lat. 10260) sous le n° 733 (Fame lecherresse ne fera poree espesse). Morawski a oublié de citer le manuscrit de Cambridge dans ses variantes (p. 105). Il indique que le proverbe apparaît dans les mss. R et Z. Il signale que le ms. Paris, BNF, lat. 13965 remplace espesse par grasse. Ce détail nous instruit sur la valeur de espesse. Ici la femme lecheresse semble une femme gourmande. Mais on comprend mal qu’elle s’emploie à réaliser un potage aux poireaux qui serait très maigre. La seule explication possible est de penser qu’elle mange à la dérobée les poireaux et qu’ensuite il ne reste plus que le bouillon. Un autre proverbe: Nul ne bat tant sa femme cum cil qe ne l’ad (277) n’est pas clair. Il est mentionné par Morawski sous le n° 1406 et pourvu d’un astérisque car il est propre au manuscrit de Cambridge et donc de facture anglo-normande. Que signifie cette maxime? Littéralement «Personne ne bat sa femme autant que celui qui n’en a pas». On reste perplexe face à cette affirmation paradoxale. Un autre dicton très répandu dénonce la légèreté féminine. Quand le mari est parti, la femme se trouve vite un galant: Voide chambre fait fole 38 dame (464) «Quand la chambre est vide l’épouse devient folle». Quand le mari n’est pas là, la dame est tentée de le tromper. C’est le dernier proverbe de la série rassemblée par Morawski. Il a le numéro 2500. Il se trouve dans sept recueils avec quelques variantes. Les larmes paraissent insincères. En lermes de feloun ou de femme se deit nul fier (134) «Nul ne doit avoir confiance en larmes de méchants personnages ou de femmes». Autre variation sur le motif de l’infidélité féminine: Pur l’amour le chevaler bee la dame l’esquier (304) «Pour l’amour du chevalier la dame regarde l’écuyer». La formulation est meilleure dans le répertoire de Morawski sous le n° 1674: Por l’amor du chevalier baise la dame l’escuier «Par affection pour le chevalier (sous entendu qui est son mari), la dame

––––––––––––––––––– aussi important. Signe de la continuité de l’antiféminisme dans les mentalités médiévales. 37 Proverbe présent dans le TPMA, 3, p. 442, n° 1662. Traduction générale de la maxime: «Wollüstige Frau, dünne Suppe». 38 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 323, n° 2500 (deux exemples).

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embrasse l’écuyer (sous entendu qui lui plaît)». La maxime ironique pratique l’art de l’allusion. Ironie sur les toilettes féminines: Quant la messe fust chauntee, fu ma dame paree (321) «Quand la messe fut terminée, ma dame fut enfin pa40 rée». C’est le proverbe 1745 du répertoire de Morawski, donné d’après la famille b. Plusieurs autres manuscrits mentionnent ce proverbe. On pourrait aussi invoquer épisodiquement l’hostilité envers les seigneurs. Critique des seigneurs: Certains adages constatent avec déplaisir que les seigneurs bénéficient d’avantages matériels ou moraux. A seignurs touz honurs (23) «Aux seigneurs vont tous les honneurs» ou bien «tous 41 les biens». Le répertoire de Morawski contient ce proverbe sous le numéro 127 (a seignors totes enors), cité d’après le ms. A (Sainte-Geneiève 550). Le sens de honor en ancienne français est complexe. Il peut désigner le domaine féodal, le fief, les avantages matériels, mais aussi les marques 42 de distinction, d’estime, de respect. Autre proverbe sur les avantages de la condition seigneuriale: Qi a seignour part peyres n’ad pas des plus beles (371) «Celui qui partage des 43 poires avec un seigneur n’a pas des plus belles». Le proverbe enregistré dans le répertoire de Morawski sous le numéro 2058 d’après la famille b apparaît sous la forme suivante Qui o seignor part poires il n’a pas des plus belles. Plusieurs manuscrits conservent le proverbe avec de menues variantes. La même idée se retrouve dans d’autres dictons: ainsi dans le répertoire de Morawski le n° 882: Il fait mal menger poires a son seigneur «il est dangereux de manger les poires de son seigneur», et le n° 1176: Mal partir fest au seignour «Il est mauvais de partager avec son seigneur». Est-ce une remarque de clerc ou de petites gens? Tout est possible. ––––––––––––––––––– 39 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 271, n° 1674 (un seul exemple emprunté au ‹Dolopathos›). 40 Proverbe présent dans le TPMA, 3, p. 375, n° 1. 11. 4 «Die Frau wird nie fertig mit ihrer Toilette». 41 Proverbe présent dans le TPMA, 6, p. 33, n° 3 «Dem Herrn gebührt Ehre». Le proverbe latin cité sous le n° 51 est vulgo dicitur Domino omnes honores. Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 183, n° 127 (cinq exemples). 42 Je renvoie à la thèse d’Yvonne Robreau, L’Honneur et la honte. Leur exprese e sion dans les romans en prose du Lancelot-Graal (XII –XIII siecles), Genève 1981. 43 Proverbe présent dans le TPMA, p. 53, n° 7. 2. 3. 2. 2. «Wehe dem, der mit seinem Herrn Birnen teilt (isst)».

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La différence de comportement entre les riches et les pauvres est signalée: Unques ne vi riches muet (461) «Je n’ai jamais vu un riche 44 muet». Cet adage signifie que les riches parlent trop, qu’ils occupent abusivement le devant de la scène. Le proverbe est enregistré dans le répertoire de Morawski sous le n° 1445, mais il est précédé d’un astérisque pour indiquer qu’il s’agit d’un proverbe anglo-normand, non attesté sur le Continent. La maxime peut provenir du milieu clérical. III.2 Présence du peuple Une indéniable présence du peuple est visible également dans le recueil de Cambridge. 45 A mol pasteur lou lui chie laine (14). Proverbe attesté ailleurs. L’adage est cité par Morawski sous le numéro 82 d’après les ‹Proverbes au Vilain›. Les variantes de Morawski montrent la large diffusion de l’adage, attesté dans presque tous les recueils. Le verbe chier (cacare) est présent partout sauf dans le ms. A qui dit A mol pastour lupus facit lanam. Mais facit ne convient pas ici. On peut deviner la signification du dicton. L’auteur critique les bergers qui surveillent mal leur troupeau. «Quand le berger est inattentif, le loup (après avoir dévoré les brebis) rend des crottes de laine». Un autre proverbe mentionné dans le répertoire de Morawski sous le numéro 1207 présente la même idée sous une autre forme: Mauvese garde pest le lou. Certains proverbes évoquent des milieux simples: Assez jeüne qui n’ad 46 qe maunger (26) «Il jeûne beaucoup celui qui n’a pas de quoi manger». Cette notation suggère que l’auteur du proverbe a été en contact avec des ––––––––––––––––––– 44 Proverbe attesté dans le TPMA, p. 257, n° 248 «Ich habe noch nie einen Reichen gesehen, der stumm gewesen wäre». 45 Proverbe absent du TPMA, 13, pp. 160–195 sous ‹Wolf›. Proverbe attesté sous ‹Hirt›, t. 6, p. 113, n° 5. Le Thesaurus cite l’adage latin Mollo bergario lupus caccat lanam («Dem lässigen Hirten scheisst der Wolf Wolle»). Nombreux proverbes, dont le nôtre. Au total dix en ancien français. Le proverbe est présent dans les ‹Proverbes au Vilain› (26), dans le Recueil de Cambrai (Le Roux de Lincy [note 2], II, 472) dans les Proverbes ruraux et vulgaux, chez Jean Mielot, etc. Une maxime très claire déclare dans Werner (note 19): Sub molli pastore cacat lanam lupus agni (p. 95, n° 179). Dans la plupart des formes de l’adage le substantif final a disparu. 46 Proverbe présent dans le TPMA, 3, p. 162, n° 1. 1–4 sous ‹fasten›. Un exemple du Recueil de Cambrai (Le Roux de Lincy [note 2], II, 473).

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malheureux à qui faisait défaut la nourriture. Constat dont le sens varie selon les situations. Il peut être ironique ou compatissant. D’autres proverbes font référence à la faim des malheureux dépourvus de subsistance. Ainsi La ou payn ne remeynt genz ne sont pas saül (199) «La où il ne reste plus de pain les gens ne sont pas rassasiés». Ce proverbe est propre à notre manuscrit. Il exprime bien le dénuement des pauvres. Le proverbe est mentionné par Morawski dans son recueil sous le numéro 1026 d’après le seul manuscrit de Cambridge. Aucun autre recueil ne le donne. C’est donc une innovation anglo-normande. L’impossibilité de s’alimenter se rencontre à plusieurs reprises. Un autre exemple avec l’emploi du verbe jeuner: Ne set le saül coment est au june (269) «celui qui est bien rassasié ne peut comprendre l’état de celui qui n’a rien mangé». Le proverbe est enregistré dans le recueil de Morawski sous le numéro 1355 d’après les ‹Proverbes au Vilain› (177) avec 47 une légère variante (Ne set li saous qu’est au jeün). Il a connu quelques menues variations stylistiques sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (Morawski, p. 114). On notera simplement que le dernier terme au jeün est remplacé dans plusieurs manuscrits des ‹Proverbes au Vilain› par le mot au fameilleus désignant un affamé. Cela montre bien le sens de jeün et la transcription jeüne en anglo-normand. Comparaison est faite entre celui qui a l’estomac bien rempli et celui qui n’a rien mangé. Une telle mise en parallèle ne peut venir qu’à l’esprit d’un homme qui a souffert de la faim, et donc qui appartient au peuple. L’adage suggère une origine populaire: paysan démuni ou clerc pauvre et vagant. C’est une notation instructive. Un autre proverbe piquant traduit bien l’extrême indigence de quelques-uns: Meuz vaut paile en dent qe nient (250) «Mieux vaut un brin de paille entre les dents que rien du tout». Le manuscrit de Cambridge n’est 48 pas le seul à donner ce proverbe. Un proverbe fait référence à l’argent qui manque aux humbles: Assez poet plurer qi n’ad qi li paie (28) «Il a bien des raisons de pleurer celui qui n’a personne qui le paye». Le répertoire de Morawski présente une rédaction différente sous le numéro 142 d’après le ms. B, c’est-à-dire ––––––––––––––––––– 47 Proverbe présent dans le TPMA, 9, p. 450 sous ‹satt› (saoul) n° 59, 02. 48 Voir le TPMA, 11, Berlin, 2002, p. 184, n° 43 sous ‹Stroh›, qui cite entre autres le proverbe du latin médiéval Da paleam denti! Plus quam nihil hoc fit edenti, tiré du recueil de Werner (p. 17, n° 1). Les Proverbes au Vilain (268) ont l’adage. A mon avis la paille sert surtout à se curer les dents. Mais ici elle devient un substitut de nourriture chez les pauvres.

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d’après le ms. Paris, BNF, lat. 18284: Assez puet plorer qui n’a qui l’apait «Il a bien des raisons de pleurer celui qui n’a personne pour le consoler». Au vu des variantes de la tradition manuscrite dans les divers recueils (Morawski, p. 95) et des formes l’apoit, l’apoyes, l’apaise, il semble que la forme première de l’adage doive être le subjonctif du verbe apaisier sous 49 la forme courante apaier «apaiser, calmer». Le manuscrit anglonormand aurait déformé le dicton et introduit dès lors une idée nouvelle. Autre proverbe de la même inspiration: A seür dort que n’ad qe perdre 50 (33) «On dort tranquille quand on n’a rien à perdre». L’adage est mentionné sous le numéro 130 dans le recueil de Morawski. Il se trouve dans plusieurs manuscrits. Le proverbe serait-il une raillerie à l’égard des humbles? ou bien un simple constat? L’ambiguïté du ton est visible. Le proverbe peut s’employer dans toutes les situations, aussi bien pour se moquer que pour compatir. Une maxime générale peut aussi être invoquée: Cheitif ne avera bon hostel (75) «Un misérable ne trouvera jamais un bon logis». Ici encore le poète voit le monde tel qu’il, est sans se nourrir d’illusions. Le proverbe est cité dans le répertoire de Morawski sous le numéro 339 d’après le ms. B (Paris, BNF, lat. 18184). Les miséreux ne seront jamais hébergés chez les riches. On notera une variante intéressante dans deux manuscrits, celui de Paris, BNF, lat. 13965 et celui de Cambrai, Bibl. municipale 535, où il est dit bonne escuele au lieu de bon hostel. L’expression est plus piquante. C’est une trouvaille heureuse. On devine que certaines maximes font références à des pauvres manouvriers qui travaillent de leurs mains: N’ad bien qi ne l’a del soen (263). Le sens n’est pas évident. On peut comprendre «Il n’a pas de bien celui qui ne l’a pas à soi, qui n’en est pas propriétaire». Le proverbe semble absent de la collection publiée par Morawski. Autre adage sur la pauvreté: Pover home n’ad nul ami (313) «Un pau51 vre n’a pas d’ami». Le proverbe est attesté ailleurs au Moyen Age. Le répertoire de Morawski enregistre l’adage sous le numéro 1714 sous la ––––––––––––––––––– 49 Godefroy (note 12), I, p. 313. 50 Proverbe absent du TPMA, 1 p. 448, qui cite seulement A seür boit qui son lit vo autresd it (n° 17–18). Un proverbe relativement proche dans SchulzeBusacker (note 17), p. 183, n° 136, Assez dort qui riens ne fet. 51 Proverbe présent dans le TPMA, 1, p. 195 n° 293 sous ‹Arm› 2. 3. 7. Les numéros 282–316 sont des variations sur le même thème. Le n° 282 dit en latin Equor erit siccum cum pauper habebit amicum. Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 273, n° 1714 (cinq exemples).

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même forme (Povres hons n’a nul d’ami), d’après le groupe de manuscrits a, constitué de cinq témoins (Morawski, p. XII). Cette constatation pourrait s’appliquer à tous les moments de l’histoire. Elle semble intemporelle et profondément juste. Un pauvre hère ne peut se constituer des amis. Il va de soi que tous les adages où s’exprime la triste condition des déshérités ne proviennent pas nécessairement de milieux populaires. Des clercs peuvent s’apitoyer sur le sort des démunis et leur porter une certaine commisération. Malgré tout, certaines maximes ont une couleur si particulière qu’elles ne semblent pas pouvoir provenir d’un homme d’Eglise bien pourvu de rentes et jouissant de toutes les commodités du temps.

IV. Vision du monde A partir des observations faites tentons une interprétation d’ensemble. Une inspiration noire est certainement présente de loin en loin dans notre texte. En voici quelques exemples: Home mort n’a poynt d’ami (172) 52 «Un mort n’a plus d’ami». Le proverbe est recensé par Morawski sous le n° 846 d’après le manuscrit de la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Home mort n’a ami). Diverses variantes minuscules se rencontrent dans les autres recueils de proverbes (Morawski, p. 107). L’idée se retrouve au sein de la collection rassemblée par Morawski: ainsi le n° 1136 (Li vis a pou d’ammis et li mors n’en a nus) et le N° 2129 (Qui se muert et se remue n’a amy). On peut donc dire que cette représentation répétée à plusieurs reprises s’avère une constante dans nos recueils. Autre remarque sans espérance: Qi ad compaignoun si ad mestre (327) 53 «Qui a un compagnon a un maître». Le n° 1787 du répertoire de Morawski cité d’après la famille b dit la même chose (Qui a compaignon si a mestre). De menues variantes stylistiques apparaissent çà et là. Le proverbe suggère que le compagnonnage est mauvais. Être associé à quelqu’un, c’est avoir avec soi un individu qui vous commande. L’auteur de la maxime semble un misanthrope. ––––––––––––––––––– 52 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 224, n° 846 (trois exemples). Proverbe présent dans le TPMA, 11, p. 387, n° 11. 1. 3. Nombreux proverbes cités, n° 1247–1271, Homo mortuus non habet amicum. 53 Proverbe attesté dans le TPMA, 4, p. 424, n° 7. 3 «Gesellschaft bringt Unterordnung mit sich».

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Autre manifestation d’inquiétude, accompagnée d’une image concrète: Quant Deus donne farine, e Diable tout le sac (317) «Quand Dieu donne 54 la farine, le diable enlève le sac». Cet adage suggère que les malheurs arrivent vite, aussitôt après les heureux moments de la vie. C’est le proverbe n° 1736 de Morawski cité d’après le ms. B (Paris, BNF, lat. 181184). Il est attesté dans plusieurs collections parémiologiques (Morawski, p. 121). Autre dicton du même ordre: Quant sak vient au molyn, pouche en aungle (322). Le sens est suggéré par la situation. Ici le mot pouche dési55 gne un petit sac caché dans un coin. Le proverbe fait allusion au vol soit d’une partie du grain par le meunier avant même qu’il soit moulu, soit de 56 la farine après la mouture. Le proverbe est cité par Morawski sous le n° 1759. Il se rencontre dans les mss. Q (Paris, BNF, lat. 10360) et K (Oxford, Bodleian Library, Rawlinson A 273). Le manuscrit de Cambridge n’est donc point isolé pour ce proverbe assez rare. Peur des rassemblements humains: Tant plusours, de tant peiour (414) «Plus il y a de personnes, plus elles sont pires». Le proverbe est enregistré par Morawski sous le n° 2300 (Tant plusieurs, tant peieurs) d’après le ms. Q (Paris, BNF, lat. 10260). Aucune variante n’apparaît comme si ce dicton était rare. Crainte d’être trompé par un familier: Tel acoille l’en sor soun geroun qe puis le get de sa mesoun (418) «Parfois on accueille quelqu’un sur sa poitrine qui ensuite vous chasse de votre maison». Le proverbe est enregistré par Morawski avec une variante notable sous le n° 2311 d’après le ms. 8336 de Cheltenham de la collection Phillips, aujourd’hui: London, British Library, Add. 46919 (Tel aqueut l’en sous son chevron qui puis le giete de sa meson). Le chevron à l’origine désigne la pièce de bois soute57 nant les lattes d’un toit. Ici par extension il fait référence au toit tout entier. Ce dicton paraît assez rare. On affirme que les méchants propèrent: Mal herbe meuz crest (226) «Mauvaise herbe pousse vite». Proverbe relevé par Morawski d’après le ––––––––––––––––––– 54 Proverbe absent du TPMA, sous ‹Beutel› (sac), mais présent sous ‹Teufel›, 11, p. 296, n° 2. 3. (six exemples en français, dont un de Rutebeuf). 55 Godefroy (note 12), X, p. 362; Tobler-Lommatzsch (note 13), VII, 2042, qui signale les sens de ‹Tasche›, ‹Beutel›, ‹Sack›. 56 Proverbe voisin présent dans le TPMA, 1 p. 459, n° 2. 2. «Wenn die Säcke kommen, wirft man die Beutel weg». 57 Godefroy (note 12), IX, p. 77.

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ms. U’ (Uppsala, Bibl. de l’Université, C 523), sous le n° 1164 (Male 58 herbe croist). On estime que la mauvaise nature d’un être persiste jusqu’à sa mort: O ytele pelle cum nest le lou l’estut murrir (287) «Dans la peau où naît le 59 loup il doit mourir». Dans le recueil de Morawski sous le n° 685 le proverbe est cité d’après le ms. B (Paris, BNF, lat. 18184). Le dicton y apparaît sous une formule plus ramassée (En tel pel con naist li lous morir l’estuet). La consultation des variantes de Morawski montre les petites et 60 incessantes réécritures de la formule. Parfois un désir égoïste s’étale. Ainsi penser à soi: Qi plus ayme autre de soy au molin fu mort de seyf «Quand on aime autrui plus que soi on meurt de soif quand on arrive au moulin». Proverbe absent de Morawski 61 et donc propre à notre manuscrit anglo-normand. L’idée ‹Chacun pour soi› est attestée: A la court le rei chescun y est pur soi (8) «A la cour du roi chacun recherche son intérêt». Morawski cite ce proverbe d’après le ms. A (Paris, Bibliothèque de Sainte-Geneviève) sous 62 le numéro 45. Il est attesté dans plusieurs collections parémiologiques. Une seule fois le passé est préféré aux innovations du présent: Meuz valent les veilles veyes qe les noves (241) «Mieux valent les vieux chemins 63 que les nouveaux». Dans le recueil de Morawski sous le n° 1237 est citée une maxime presque identique d’après le ms. B (Paris, BNF, lat. 18184): Mieuz valent les vieilles voies que les noveles. Diverses petites variantes montrent l’extension de cette idée. Les mss. R (Roma, Bibl. Vaticana, Reginensis 1429 et Z (édition Pierre Levet du XVIe siècle) disent Mieuz vault la vielle voye que la nouvelle sente. ––––––––––––––––––– 58 Proverbe présent dans le TPMA, 7, p. 195 sous ‹Kraut›, n° 2. Beaucoup de proverbes n° 2–38 avec quelques variantes Male herbe croist asez, croist volentiers, croist plutost que bonne, etc. 59 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 211, n° 685 En tel pel con naist li loux morir l’estuet. Dans Werner (note 19), p. 41, n° 61 une maxime voisine: In quo nascetur asinus corio, morietur. 60 Morawski (note 1), p. 104. 61 Formulation différente du proverbe dans Schulze-Busacker (note 17), p. 291, n° 1993: Qui mius aimme autrui que soi l’en le doit bien por fol tenir (deux exemples). 62 Morawski (note 1), p. 93; Proverbe présent également dans Schulze-Busacker (note 17), p. 178, n° 45 (un exemple). 63 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 243, n° 1237 (un seul exemple).

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Y a-t-il quelque vulgarité dans le recueil de Cambridge? Elle est rare. Un seul exemple peut être cité: Qi plus enmeut la merde, e ele plus pust 64 (381) «Plus on remue la merde, plus elle pue». La collection rassemblée par Morawski connaît cet adage. Il est enregistré sous le N° 410 d’après un manuscrit des ‹Proverbes au Vilain› sous la forme proche Con plus esmuet on la merde, et ele plus put. Les variantes de ce proverbe sont intéressantes car on trouve remuet dans un manuscrit des ‹Proverbes au Vilain› et enmuet l’ordure dans le manuscrit de Leyde. On lit aussi sous le n° 1757 Quant plus muet l’en la boe, et ele plus put «Plus l’on remue la boue, plus elle sent mauvais», cité d’après le ms. B. Immoralité: Qi primes prent ne se repent (383) «Quand on s’empare en premier de quelque chose, on n’a pas lieu de se repentir». La religion n’est pas toujours bien vue. Une allusion désagréable sur la condition de clerc: Meuz vaut pleine poigne de vie qe liver pleyn de clergie (252) «Mieux vaut plein poing de bonne vie qu’une pleine livre de vie de clerc». Le proverbe se rencontre dans le répertoire de Morawski d’après la famille b (mss. B, Paris, BNF, lat. 18184 et Ba Paris, BNF, lat. 13965) sous le numéro 1278 avec une petite variante (Meaux vaut plein poing de bone vie que ne fait un mui de clergie). Au vu des autres variantes men65 tionnées par Morawski la leçon du manuscrit de Cambridge paraît isolée. Quelques mots de conclusion. Un proverbe nous dit Biaus chanters 66 anuie (Morawski 239). Arrêtons donc notre exposé. Certains adages témoignent assurément d’une vision du monde sans idéal, voire matérialiste, parfois même cynique. Sont-ils les plus nombreux? Il faut répondre par la négative. Quelques maximes conseillent des relations sociales paisibles: Beu parler ne counchie bouche (48) «Des paroles aimables ne salissent pas la bou67 che». Même texte dans Morawski 242. Bonté autre requert (66) «Une ––––––––––––––––––– 64 Une maxime voisine dans Werner (note 19), p. 94, n° 162: Stercus olet fedum, quo plus vertendo movetur. 65 Morawski (note 1), p. 113; Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 249, n° 1278 sous la forme: Meaux vaut plein poing de bone vie que ne fait un mui de clergie. 66 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 190, n° 239 (trois exemples). 67 Proverbe présent également dans Schulze-Busacker (note 17), p. 190, n° 242 (mais texte réécrit).

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bonté appelle en retour une autre bonté». Texte proche dans Morawski 298. Qi ad bon amy n’est pas tut desgarni (332) «Qui possède un ami fidèle n’est pas privé d’aide». Pas de proverbe identique dans Morawski. Un peu différent est Qui a bon serjant tantost est manant (Morawski 1812). Il y a dans ce recueil quelques conseils de mesure: Seurparler nuist, seurgrater cuist (410) «Trop parler nuit, trop se grater fait mal à la peau» 69 (Morawski 2275). Parfois les proverbes exaltent le sens de l’honneur: Beneyt soit le seignur en qui hostel hom amende (53) «Béni soit le seigneur chez qui on devient meilleur». Le texte donné par Morawski 233 est proche: Benoist soit le seigneur dont li ostes amende. Autre maxime classique: Mesdire n’est pas vasselage (238) «Dire du mal d’autrui n’est pas une honnête 70 action». Même texte dans Morawski (1226). Plus dure est hounte qe poverte (300) «La honte fait plus souffrir que la pauvreté». Le texte de Morawski (1650) est légèrement différent: Plus dure honte que chier 71 tens. Des aspirations morales apparaissent de loin en loin. Prodhomme voet tut bien (315) «Un honnête homme veut toujours bien faire». Même texte dans Morawski 1325. Ou encore Qi de honur n’ad cure hunt est sa 72 droiture (344) «Qui ne se soucie pas de l’honneur vit dans la honte». Même texte dans Morawski 1892. Autre maxime: Un mauveys loos vaut un grant blasme (458) «Un mauvais éloge équivaut à un grand blâme». Même texte dans Morawski 2453. Un assez grand nombre des adages du recueil de Cambridge n’apparaissent pas dans le Répertoire de proverbes établi par Elisabeth Schulze-Busacker pour les romans courtois. Il ne faut pas s’en étonner. Ils ne convenaient pas aux situations et au ton distingué des romans de chevalerie. Mais beaucoup transcendent les genres et les siècles. On a relevé à plusieurs reprises l’absence de morale et d’idéalisme de certains proverbes, mais Dieu n’est pas complètement ignoré, tout en étant rare. Assez set Deus quel peleryn vous estes (variante du proverbe ––––––––––––––––––– 68 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 193, n° 299 (un exemple). 69 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 307, n° 276, avec une addition: Sorparler nuit et trop se reput l’en tere. 70 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 243, n° 1226 (six exemples relevés). 71 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 270, n° 1650 (un seul exemple). 72 Proverbe présent dans Schulze-Busacker (note 17), p. 285, n° 1892.

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143 de Morawski Assez seit Deus qui est bons pelerins. En petit hure 74 Dieu laboure (136). Texte semblable dans Morawski (679). En petit 75 mesoun ad Dieu grant part (137). Texte proche dans Morawski (676): En petite meson a Deus grant parçon. Ou encore La ou Deu voet il pluit (196) «Il pleut quand Dieu le veut». Texte semblable dans Morawski (1019). On ne peut donc pas parler de matérialisme et d’absence complète de la religion. Mais on doit remarquer que Dieu reste un élément mineur. La plupart du temps le hasard semble le maître du monde. En fin de compte plusieurs mentalités coexistent dans ce recueil. Un peu d’optimisme et beaucoup de constats négatifs. Des traits chrétiens et des réactions païennes. Faut-il s’en étonner? Certainement pas. Certaines sentences viennent de milieux savants. L’antiféminisme à son origine procède du monde des clercs. D’autres paraissent de source populaire. Ce qui frappe, c’est le pessimisme, le manque de confiance dans les hommes et dans l’avenir, la fermeture plutôt que l’ouverture. Cette inspiration semble sortir de milieux populaires et refléter les idées des petites gens. Même si des clercs ont rédigé les recueils de proverbes, maints adages échappent au milieu savant et au climat chrétien. Ils paraissent venir du fond des âges et du fond des campagnes.

––––––––––––––––––– 73 Proverbe présent dans le TPMA, 5, p. 151, n° 11 «Gott sieht und weiss alles». Nombreux proverbes sur ce thème. 74 Proverbe présent dans le TPMA, 5, p. 149, n° 10. 2 «Gott vollbringt viel in kurzer Zeit». Nombreux proverbes attestés en ancien français. Proverbe présent également dans Schulze-Busacker (note 17), p. 210, n° 679 (cinq exemples). 75 Proverbe présent dans le TPMA, 5, p. 143, n° 3. 6 «An kleinem Haus (Ort) hat Gott grossen Anteil». Un seul proverbe, cité d’après les ‹Proverbes rurauz 345› («En petit lieu a Dieus grant part») et p. 449, n° 4. 4. 4. d’après le recueil de Cambrai (Le Roux de Lincy [note 2], II, 475).

La littérature parémiologique castillane durant l’imprimerie primitive (1471–1520) Hugo O. Bizzarri (Fribourg)

L’objectif de ce travail est de réviser les collections de proverbes et d’exempla qui suscitèrent l’intérêt des premiers imprimeurs en Espagne, de déterminer les textes qui attirèrent leur attention et de voir comment ceux-là furent travaillés, afin de les présenter à un nouveau public lecteur. La période considérée est celle qui est communément appelée ‹incunable› (1470–1500) et aussi celle de l’imprimerie primitive manuelle (1500– 1520). De façon générale, les observations concernant certaines œuvres pourront s’étendre jusqu’à 1540, étant donné que nous nous en tenons davantage à l’évolution propre du genre. Il est nécessaire de préciser dès le début que nous n’étudierons pas ici les imprimés du point de vue matériel, comme une manière de connaître le fonctionnement de l’imprimerie primitive, mais plutôt du point de vue littéraire. C’est pour cela qu’il importe de définir quel type de littérature fomenta l’imprimerie primitive et comment il la travailla. Depuis quelques décennies, l’étude de l’imprimerie primitive manuelle en Espagne reçoit une attention toute particulière. La série ‹El Libro antiguo español›, organisée par Pedro Cátedra, la création de la ‹Sociedad Española de Historia del Libro› (Salamanque), l’application des théories de la Bibliographie textuelle, soutenues depuis des années par Francisco Rico, ainsi que les travaux fondamentaux de Julián Martín Abad offrent de nouvelles bases théoriques non seulement pour connaître les premiers imprimés du point de vue matériel, mais aussi pour l’établissement de leur texte et pour la compréhension de leur élaboration littéraire. Dans ce contexte, José Simon Diaz consacra il y a presque deux dé1 cennies une étude aux textes médiévaux imprimés entre 1501 et 1560. Il ––––––––––––––––––– 1

Simon Diaz, José, La literatura castellana y sus ediciones españolas de 1501– 1560, dans: El libro antiguo español. Actas del primer coloquio internacional

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observa que de tous les textes médiévaux connus par l’imprimerie seulement deux maintirent une vigueur constante durant les cinq derniers siècles: la ‹Historia de los siete sabios de Roma› et la ‹Historia de la doncella Teodor›. Il parla aussi d’une «infranqueable barrera» qui sépare deux époques: El establecimiento de la imprenta en España supuso para la literatura en lengua castellana la creación de una infranqueable barrera que iba a separar, durante siglos, lo admitido y lo rechazado por el nuevo sistema de reproducir los textos materiales (p. 371).

Cette barrière, située en 1501 selon l’opinion de Simon Diaz, a dû fonctionner comme un véritable sélecteur de littérature. Retournons sur les pas du méritant maître en étudiant un champ plus réduit de la littérature médiévale.

I. Survivance de la tradition manuscrite Il est bien connu que l’imprimerie primitive ne vint pas à bout de la production manuscrite. D’ailleurs, la diffusion d’anciens textes en copies manuscrites se déroula de manière parallèle à l’impression de ces derniers. La plus grande partie des témoignages de collections sapientiales ou d’exempla a été conservée dans des copies du XVe siècle, bien que dans plusieurs cas, nous ne puissions préciser la décennie durant laquelle ceuxlà furent copiés. Cependant, certains d’entre eux datent de la période qui nous intéresse. L’un d’eux est le manuscrit Escorial h.III.1, écrit en caractère gothique de la deuxième moitié du XVe siècle. Grâce à ses filigranes, 2 il est possible de le situer avec plus de précision vers 1493. Il s’agit d’un –––––––––––––––––––

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(Madrid, 18 al 20 de diciembre de 1986), éd. par Maria Luisa López Vidriero et Pedro M. Cátedra, Salamanca 1988, pp. 371–396. Description dans Knust, Hermann, Ein Beitrag zur Kenntniss der Eskurialbibliothek, dans: Jahrbuch für romanische und englische Literatur 10 (1869), pp. 327–330; Zarco Cuevas, Fray Julián, Catálogo de los manuscritos castellanos de la Real Biblioteca de El Escorial, t. I, Madrid 1926, p. 209; Kasten, Lloyd A., Poridat de las Poridades, Madrid 1957, pp. 23–24; Sturm, Harlan, The ‹Libro de los buenos proverbios›. A Critical Edition, Lexington 1971, pp. 30–31; Bizzarri, Hugo O., ‹Vida de Segundo›. Versión castellana de la ‹Vita Secundi› de Vicente de Beauvais, Exeter 2000, p. 1; Crosas, Francisco, ‹Vida y costumbres de los viejos filósofos›. La traducción castellana cuatro-

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manuscrit rudimentaire qui représente, en vérité, l’union de deux anciens codex. Le premier copie une version de la ‹Vida y costumbres de antiguos filósofos› (fols. 1r à 73v), traduction castillane de la ‹Vita et moribus philosophorum› de Walter Burley (c. 1275–c. 1346). Nous ne savons pas exactement de quand date la traduction, mais Francisco Crosas la situe au 3 début du XVe siècle. Ce précis remplaça les biographies et les dires de philosophes de l’antiquité que présentait ‹Bocados de oro›, bien que cette œuvre continua à être copiée au XVe siècle. Nonobstant, cette dernière exposait une variante importante: les 24 biographies de ‹Bocados de oro› se focalisent principalement sur des sages grecs, avec lesquels la culture arabe avait maintenu un contact; dans le précis de Burley, bien au contraire, ceux-là ont tout autant de valeur que les romains. Ceci permettait à l’œuvre d’être davantage acceptée par les cercles intellectuels quattrocentistes castillans qui s’intéressaient à la culture de l’humanisme italien. De ce fait, le marquis de Santillane avait en sa possession une de ses copies. Le deuxième codex utilisé pour conformer ce manuscrit offre un contenu plus hétérogène, allant de textes traduits de l’arabe à l’époque d’Alphonse X jusqu’à des textes postérieurs de caractère chrétien. Parmi eux, il faut souligner la copie de ‹Poridat de las poridades› (fols. 74r à 96v), texte pseudo-aristotélicien traduit à l’époque d’Alphonse X. Comme il est commun pour d’autres copies de la même œuvre, celle-ci se conclut aussi par le ‹Libro de los buenos proverbios›, engendrant justement l’union des deux œuvres dans la section des dictons d’Aristote. Le manuscrit propose d’autres textes moins essentiels qui n’ont aucun lien avec la tradition alphonsine, comme c’est le cas du ‹Capitulo de las palabras Eclesiastes› (fols. 155r à 157v), ou encore le ‹Capitulo como los fijos deuen onrrar al padre y como el padre deue fazer que le onrrer sus fijos› (fols. 146v–147r). Parmi ces petits textes finaux, celui qui ressort le plus est une copie de ‹Capitulo del filósofo que llaman Segundo que era de Atenas› (fols. 145r à 146r), petit texte traduit du ‹Speculum historiale› de Vincent de Beauvais, mais qui s’inclut dans la ‹Estoria de España› (chap. e 196) et même dans plusieurs traités du XV siècle, tel le ‹De commo al 4 omne es necesario amar› de Tostado. –––––––––––––––––––

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centista del ‹De vita et moribus philosophorum›, atribuido a Walter Burley, Madrid/Frankfurt a.M. 2002, pp. 11–12. Crosas, Francisco (note 2), p. 17. Voir aussi Haro Cortés, Marta, Literatura de castigos en la Edad Media: Libros y colecciones de sentencias, Madrid 2003, pp. 146–152. Voir sa diffusion dans Bizzarri, Hugo O. (note 2), pp. i–lxviii.

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Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Madrid 3995 (olim P. 23) conserve une copie réélaborée au XIVe siècle des ‹Castigos del rey don Sancho IV› (ca. 1292). Celle-ci devient plus particulière à cause d’une série de 22 miniatures qui ont pour objet d’illustrer et d’accentuer des concepts politiques qui constituent l’axe de la théorie politique transmise 5 par ce modèle de princes. Les grandes compilations seront également présentes à la fin du siècle. Une de ces compilations est attestée par celle du manuscrit 1159 (olim E. 171) de la Bibliothèque Nationale de Madrid. En effet, ce dernier présente un mélange de textes des XIVe et XVe siècles rattachés à la chevalerie: ‹Avisación de la dignidad real› (fols. 1r–12r), ‹Regimiento e reglas para bien vivir un caballero› (fols. 14r–20v), ‹Ceremonial de príncipes› de Diego de Valera (fols. 24r–38r) et une ‹Arenga ante Alfonso V de Portugal› (fol. 40r–51r). Les textes ont dû être copiés dans la seconde moitié du XVe siècle, vu que dans le prologue de la ‹Arenga› (fol. 40r), il est annon6 cé qu’elle fut composée le 24 novembre de 1449. Le manuscrit IV-206 de la Bibliothèque Zabalburu (Madrid) offre lui aussi une compilation semblable de près de 3000 proverbes. Le compilateur partit d’une copie des ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego› de Santillane, qui possède 726 proverbes. Mais, par la suite, il ajouta un grand nombre de proverbes issus d’autres sources. Cependant, l’histoire de cette compilation ne s’arrêta pas là: un successeur du XVIe siècle continua le travail en additionnant des sentences aux folios qui avaient été laissés en blanc. Le manuscrit se présente alors comme un florilège agencé par plusieurs auteurs, le premier d’entre eux partant d’une collec7 tion consacrée. ––––––––––––––––––– 5

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Voir Bizzarri, Hugo O., Del texto a la imagen: representaciones iconográficas de la realeza en un manuscrito de los ‹Castigos del rey don Sancho IV› (ms. Madrid, BN, 3995), dans: Incipit 22 (2002), pp. 53–94. Pour ce manuscrit, voir AAVV, Inventario general de manuscritos de la Biblioteca Nacional. IV (1101–1598), Madrid 1958, pp. 46–47; Bizzarri, Hugo O., Otro espejo de príncipes: ‹Avisaçión de la dignidad real›, dans: Incipit 11 (1991), pp. 187–208; id., ‹Avisación de la dignidad real›, dans: Diccionario filológico de la literatura medieval. Textos y transmisión, éd. par Carlos Alvar et José Manuel Lucía Megías, Madrid 2002, pp. 199–201; Rodríguez Velasco, Jesús, El debate sobre la caballería en el siglo XV. La tratadística caballeresca en su marco europeo, Salamanca 1996. Pour ce manuscrit, voir Bizzarri, Hugo O., El manuscrito Zabálburu de los ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego›, dans: Incipit 24 (2004), pp. 75–99.

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Quant au manuscrit 4515 de la Bibliothèque Nationale de Madrid, il appartient également à cette période. Il s’agit là d’une collection de 3227 sentences intitulée ‹Floresta de filósofos›. Dans ses trente quatre sections, il recueille une longue série de dits d’auteurs de l’Antiquité et modernes qui s’apparente bien au goût des compilations humanistes du XVe siècle. Les œuvres de Sénèque, saisies directement de la traduction réalisée par Alonso de Cartajena entre 1430 et 1434, y jouent un rôle prépondérant. Mais il récolte aussi du matériel sentencieux provenant du XIIIe siècle qui circulait toujours indubitablement au XVe siècle: des sections du ‹Libro del tesoro›, du ‹Libro de los buenos proverbios› ou de ‹Flores de filoso8 fía›. L’œuvre se conserve dans un manuscrit du XVIe siècle. A la fin du codex, elle est attribuée à Fernán Pérez de Guzmán († 1460). Toutefois, 9 cet aspect relève de l’hypothèse. D’un autre côté, il y a certains manuscrits qui mettent en évidence que cette période ne fut pas seulement une période réceptrice; elle encouragea également la création de nouvelles compilations. Le manuscrit 6052 de la Bibliothèque Nationale de Madrid conserve la première traduction en castillan de la ‹Ystoria septem sapientibus›, à partir de la version que Juan 10 Gobi incorpora à sa ‹Scala coeli›. Il s’agit de la version occidentale du ‹Sendebar›, qui ne se conserve qu’à travers une copie unique en très mauvais état du XVe siècle: le codex appelé ‹Pugnonrostro› (Real Academia Española, ms. 15). Cet autre codex conserve un mélange de textes; parmi eux, une copie du ‹Conde Lucanor› qui rajoute deux exemples, un inté11 gral et un autre fragmentaire. Le contraste entre la version de Diego ––––––––––––––––––– 8

Voir Foulché-Delbosc, Raymond, Floresta de filósofos, dans: Review Hispanic 11 (1904), pp. 5–154; Haro Cortés (note 3), pp. 159–178. 9 Gómez Redondo, Fernando, Historia de la prosa medieval castellana. III. Los orígenes del humanismo. El marco cultural de Enrique III y Juan II, Madrid 2002, pp. 3140–3143. 10 Publiée par Torre Rodríguez, Ventura de la, La novela de Diego de Cañizares, dans: Dicenda. Cuadernos de filología hispánica 11 (1993), pp. 307–332. Le texte latin peut s’apprécier dans Polo de Beaulieu, Marie Anne, La Scala coeli de Jean Gobi, Paris 1991, pp. 377–391. 11 Blecua, Alberto, La transmisión textual de ‹El Conde Lucanor›, Barcelona 1980; Real Academia Española, Códice de Puñonrostro. ‹El Conde Lucanor› y otros textos medievales. Prologue par José Manuel Blecua, Madrid 1992; Luisa Tobar, María, Códice Puñonrostro. Descrizione e Storia, dans: Helikon 17 (1977), pp. 312–321; Lacarra, María Jesús, Los copistas cuentistas: los otros ejemplos del ‹El Conde Lucanor› en el códice de Puñonrostro, dans: Entra mayo y sale abril: Medieval Spanish Literature and Folklore Studies in

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Cañizares et le manuscrit de l’Académie représente très bien la nouvelle direction de la tradition parémiologique de la fin du XVe siècle. L’ancien texte du XIIIe siècle se copie d’une manière imparfaite, en tant qu’œuvre morte, tandis que les auteurs contemporains préfèrent recourir aux versions occidentales de ces anciens textes-là. Enfin, il y a plusieurs manuscrits qui peuvent se situer dans cette période et qui nous démontrent, d’un côté, que la tradition parémiologique et exemplaire provenant des XIIIe et XIVe siècles continue à être copiée durant cette partie finale du Moyen Âge, et que, d’un autre côté, de nouvelles compilations furent encore élaborées. Il est bien certain que le public auquel étaient destinées ces copies n’était pas le même que celui des imprimés. Les nouveaux volumes visaient un public plus vaste, désireux de nouveautés éditoriales; ces codex maintenaient leur façon de procéder depuis des siècles: composés d’après les éventuelles requêtes des individus pour un usage particulier, ils continuaient à être sollicités par une clase noble capable de payer le prix élevé que chaque copie exigeait.

II. Premiers textes imprimés: Apollonios et Esope Durant les premières années de l’imprimerie, les imprimeurs travaillèrent des textes que nous pourrions qualifier ‹d’officiels›: textes juridiques, cartes, textes historiques et liturgiques (constitutions synodiales provinciales ou diocésaines, vies de saints, manuels de confesseurs et collections de sermons). A côté de ceux-là, il réside un bon nombre de textes médicinaux qui se réfèrent à la peste, ceci dû spécialement aux problèmes sani12 taires persistants à cette période. La littérature populaire allait s’insérer durant tout le long des années quatre-vingt, mais surtout depuis le début 13 du XVIe siècle avec les dénommés feuillets détachés (‹pliegos sueltos›). ––––––––––––––––––– Memory of Harreit Goldberg, éd. par Manuel Da Costa Fontes et Joseph T. Snow, Newark (Delware) 2005, pp. 231–258. 12 Voir Abad, Julián Martín, Los primeros tiempos de la imprenta en España (c. 1471–1520), Madrid 2003, pp. 165–180. 13 Au sujet de ce genre d’imprimés, voir Rodríguez-Moñino, Antonio, Diccionario bibliográfico de pliegos sueltos poéticos (siglo XVI), Madrid 1970 et Infantes, Victor, Los pliegos sueltos poéticos: constitución tipográfica y contenido literario (1482–1600), dans: El libro antiguo español. Actas del primer

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La première œuvre que nous pouvons inclure dans ce courant et qui est la clé qui ouvrira les portes à d’autres n’est pas précisément une qui puisse s’inclure dans la tradition sapientiale ni dans l’exemplaire; cependant, depuis ses origines, elle s’est vue mêlée à elle, tout particulièrement parce que ce récit recueille un bon nombre d’énigmes qui proviennent d’une collection du IVe–Ve siècle, connue sous le nom de ‹Synphosius›. Il s’agit d’un petit imprimé intitulé ‹La vida e hystoria de Apolonio› sans données d’impression, mais attribué par Homero Serís aux presses de 14 Pablo Hurus, à Saragosse, en 1488. Le récit d’Apollonios, roi de Tyr, avait déjà inspiré vers 1260 un des poèmes les plus anciens en quatrains d’alexandrins: le ‹Libro de Apolonio›. Or maintenant, l’ancien poème savant ne sert pas de base; nous revenons sur l’histoire racontée dans les 15 ‹Gesta romanorum›, vaste compilation de récits datant de 1300. Cette narration ne possède pas d’explication allégorique à l’inverse de beaucoup d’autres de cette collection, mais elle est précédée d’une épigraphe qui éclaircit sa finalité: De tribulacione temporali, que in gaudium sempiternum postremo commutabitur (p. 510). L’incunable castillan reproduisit cette titulation: [.. .] la qual contiene como la tribulacion temporal se muda en fin en gozo perdurable (p. 524). La version originale d’imprimerie utilisée très certainement pour cet 16 imprimé demeure inconnue. De même, nous ignorons si l’imprimeur se basa sur une traduction déjà existante ou si ce fut une commande exprès de sa part. Certaines erreurs dans les noms des personnages s’expliquent ––––––––––––––––––– coloquio internacional (Madrid, 18 al 20 de diciembre de 1986), éd. par María Luisa López Vidriero et Pedro Manuel Cátedra, Salamanca 1993, pp. 237–248. 14 Serís, Homero, La novela de Apolonio. Texto en prosa del siglo XV descubierto, dans: Bulletin Hispanique 64/1–2 (1962), pp. 5–29. Voir aussi id., Vida e Hystoria del rey Apolonio, dans: Nuevo ensayo de una biblioteca de libros raros y curiosos, I, New York 1964, pp. 94–113. De plus, il fut édité par Alvar, Manuel, Libro de Apolonio, Madrid 1977, t. II, pp. 523–580 (texte), pp. 581–628 (fac-similé) et Deyermond, Alain, Apollonius of Tyre: Two Fifteenth-Century Spanish Prose Romances, Exeter 1973. Je me référerai à l’édition d’Alvar pour les citations de l’imprimé castillan. 15 Le récit d’Apollonios occupe le chapitre 153 de l’édition d’Oesterley, Hermann, Gesta romanorum, Berlin 1872, pp. 510–532. 16 Singer, Samuel, Apollonius von Tyrus. Untersuchungen über das Fortleben des antiken Romans in spätern Zeiten, Halle 1910, p. 71 signala que la version des ‹Gesta romanorum› provient de la recensio OK de l’‹Historia Apollonii regis Tyri›. Au sujet des rédactions de cette oeuvre, voir Historia Apollonii regis Tyri, éd. par Gareth Schmeling, Leipzig 1988, pp. V–XXI.

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par des mauvaises lectures d’un original latin, par exemple, ‹Elimito› pour ‹Elanico›, ‹Adorno› pour ‹Adornio› ou encore ‹Michilenam› pour ‹Mitilenam›. L’imprimé transforme également quelques substantifs en noms de personnages. La curieuse désignation de ‹Cleopatra› pour identifier la femme d’Apollonios s’utilisait déjà dans la version qu’inclut Geoffroy de 17 Viterbe dans le ‹Panthéon›. La traduction est assez fidèle au modèle latin, bien que, comme le pré18 cisa déjà Manuel Alvar, le traducteur a surtout recours à la technique de l’adiecto pour apporter des éclaircissements, pour trouver des expressions équivalentes en castillan à partir des latines ou directement pour recréer l’histoire. Un des aspects les plus travaillés dans cette traduction est le langage. En effet, ‹La vida e hystoria de Apolonio› présente un grand nombre de latinismes très au goût de l’époque. Cette caractéristique ne va pas seulement se transformer en trait linguistique de cet incunable, sinon d’une grande partie des récits produits par l’ancienne imprimerie. Les latinismes lexicaux sont constants: incesto nephario (p. 527), vientos aquilacionales (p. 536), spera corriente (p. 539), mano distrada (p. 539), vilico (p. 555), gozo ingente (p. 577), etc. L’usage de participes + accusatif est très fréquent: El Apolonio tomada la question (p. 528), Apolonio, tomadas las letras (p. 546), vntada la cabeça de olio (p. 538), etc. Des propositions avec cum + subjonctif: Como pensasse donde buscaria el socorro de la vida, uio en la plaça un ninyo desnudo (p. 538). Uso de participios activos: llamante con gran voz (p. 538), e assi salliente el del edificio (p. 539), vno de los assentantes dixo (p. 50), la donzella, temiente que perdiesse su amado (p. 543), etc. Tout ceci démontre que le lexique utilisé pour la traduction de cette histoire n’est autre que celui des humanistes. Ainsi était reproduite la même histoire, connue déjà en Espagne, mais sous une forme différente. L’imprimé offre quelques nouveautés quant à la forme de présentation de l’histoire. Le bloc compact et unitaire proposé par le texte latin des ‹Gesta› a été divisé ici en trente cinq chapitres. L’intégration de trente cinq gravures (une d’elles se répète deux fois) constitue aussi une autre innovation dans l’exposition. Il est possible que celles-ci aient été ajoutées dans le local d’imprimerie, car ce procédé sera une forme de présen––––––––––––––––––– 17 Voir Alvar, Manuel (note 14), t. I, p. 249. Le nom apparaît abruptement dans le couplet 45: Audit et obstupit Cleopatra puella canorem, Samuel Singer (note 16), p. 157. 18 Alvar, Manuel (note 14), t. I, pp. 249–251.

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tation commune choisie par les anciens imprimeurs. Beaucoup d’entre eux recréent des scènes familières: Apollonios qui livre sa fille Tarsia à Strangulio, Tarsia et Denise au marché, les retrouvailles d’Apollonios et de Tarsia, le mariage de Tarsia avec Athénagoras, l’anagnorisis entre Cléopâtre et Apollonios. Puisque la mer est un élément très présent dans le récit, les images maritimes occupent plusieurs gravures. Deux d’entre elles montrent Tarsia dans le bordel et deux la mort de la femme d’Apollonios. Depuis ce moment, un intérêt général de l’imprimerie pour certains récits, auteurs et œuvres commencera à se mettre en évidence. Ce n’est pas une simple coïncidence que ce chapitre des ‹Gesta romanorum› soit 19 également traduit et imprimé à Augsbourg une année après, en 1489. En 1488, à Toulouse, apparaît aussi la première version castillane des fables d’Esope, imprimée par Juan Parix et Esteban Clevat. Le premier, originaire d’Heidelberg, séjourna à Ségovie en 1472, ce qui lui permit de découvrir le naissant commerce hispanique. Une autre étape de l’imprimerie s’initie donc: la publication de textes hispaniques en dehors du 20 territoire espagnol, phénomène qui s’intensifiera durant le XVIe siècle. L’œuvre a dû avoir du succès, puisqu’elle fut réimprimée avec peu de variantes de style l’année suivante à Saragosse par Juan Hurus et en 1496 21 à Burgos par Frédéric de Bâle. Une fois de plus, l’imprimeur opte pour accompagner son texte d’images (quelque deux cents), bien que celles-ci soient déjà présentes dans l’édition qui fonctionne comme modèle: 22 l’‹Esope› de Steinhöwels publié à Ulm en 1476/77. Dans son travail, le traducteur semble s’être servi non seulement du texte latin, mais aussi de ––––––––––––––––––– 19 Hermann Oesterley (note 15), p. 1. 20 Cet aspect fut étudié par Beardsley, Theodore S. Jr., Spanish Printers and the Classics: 1482–1599, dans: Hispanic Review 47/1 (1979), pp. 25–35. 21 L’édition saragossaine fut éditée sous forme de fac-similé par Cotarelo y Mori, Emilio, La vida del Ysopet con sus fabulas hystoriadas, Madrid 1929. Voir aussi Vindel, Francisco, El arte tipográfico en Zarazoza durante el siglo XV, Madrid 1949, pp. 71–76. 22 Steinhöwels ‹Äsop›, éd. par Hermann Oesterley, Tübingen 1873; Steinhöwels, Heinrich, Aesopus: Vita et Fabulae. Faksimile Ausgabe der Inkunabel im Originalformat nach dem Exemplar der Bibliothek Otto Schäfer, Schweinfurt, Kommentar von Peter Amelung, Ludwigsburg 1992–1995; Dicke, Gerd, Heinrich Steinhöwels ‹Esopus› und seine Fortsetzer. Untersuchungen zu einem Bucherfolg der Frühdruckzeit, Tübingen 1994.

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l’allemand. L’‹Esopete ystoriado› n’est pas seulement une édition des fables de l’écrivain grec, sinon plutôt une summa de la tradition fabuleuse médiévale. Le volume est précédé d’un prologue du traducteur qui ne se trouve pas dans la source du texte. Dans celui-là, le traducteur castillan relève de façon emphatique le style dans lequel se traduisent les fables: […] no que sean sacadas de verbo ad verbum mas cogiendo el seso rreal segund comun estilo de interpretes por mas clara & mas evidente discus24 sion & clarificacion del texto. Il reviendra sur ce thème à la fin du livre, dans la fable N°22 des ‹Fábulas coletas›: […] non creo escapar sin rreprehension en esta traslaçion deste libro en lengua llana castellana (p. 154). Effectivement, le style est plus simple que celui de ‹La vida e hystoria de Apolonio›, même si les cultismes ne s’estompent pas. Dans les grandes lignes, le traducteur castillan suit de près le schéma offert par Heinrich Steinhöwels: 1. Vie d’Esope (la version de Planude traduite par Ranutio d’Arezzo); 2. Quatre vingt fables de Romulus; 3. Dix sept fables extravagantes attribuées à Esope; 4. Dix sept autres de Ranutio d’Arezzo; 5. Sélection de vingt sept fables d’Avienus; 6. Vingt deux fables annexes de Pierre Alphonse et de Poggio. La dernière de cette section n’appartient pas aux auteurs susmentionnés, étant d’origine in25 connue: il s’agit d’un récit possédant le même motif que l’exemple N°2 du ‹Conde Lucanor›. A la fin de cette fable, le traducteur réapparaît mettant fin à son œuvre et demandant de l’indulgence au public au moment de juger son travail: Suplico a los prudentes et letrados oyan el tratado con animo beniuolo inclinado a defension mas que a rreprehension & offension porque çerca del juez que juzga sin testigos sean juzgados con misericordia & piedad» (p. 155). Mais le volume ne se conclut pas ici; quatre fables supplémentaires sont ajoutées, empruntées cette fois-ci à la version française de Julien Macho, réalisée à Lyon dans l’atelier de Nicolas Phi26 lippe et Marc Reinhard le 26 août 1480. Nous ne disposons pas non plus dans ce cas d’informations quant à l’original d’imprimerie, mais il semble évident que la décision exclusive d’ajouter les quatre dernières fables à l’édition de Toulouse de 1480 fut prise par l’imprimeur, laissant de cette façon la salutation du traducteur à ––––––––––––––––––– 23 Selon détermina Beyerle, Dieter, Der spanische ‹Äsop› des 15. Jahrhunderts, dans: Romanistisches Jahrbuch 31 (1980), pp. 312–338. 24 Esopete ystoriado (Toulouse 1488), éd. par Victoria Burrus et Harriet Goldberg, Madison 1990, p. 1. 25 Burrus et Goldberg (note 24), p. 163. 26 Dalbanne, Claude et Eugènie Droz, Les subtiles fables d’Esope, Lyon 1927.

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l’intérieur du corpus de fables. Etonnamment, ces quatre dernières fables n’apparaissent pas dans l’édition de Juan Hurus, peut-être parce que cet 27 autre imprimeur voulut réparer l’incongruité; tandis que dans celle de Frédéric de Bâle, non seulement il est possible de les retrouver, mais aussi d’en déceler encore trois autres. Tout paraît indiquer que l’ajout de ces fables finales dépendait des imprimeurs, qui se réservaient le droit d’apporter la touche finale à l’œuvre. Nous ne savons rien à propos du traducteur ni à propos de la date de traduction de ces fables. Dans le prologue, le traducteur indique que l’œuvre fut traduite par et pour l’infant Henri, identifié par la critique 28 comme Henri d’Aragon, vice-roi de Catalogne, décédé en 1522: La qual vulgarizacion & trasladamiento se ordeno por & a intuytu & contemplacion & seruicio del muy illustre & excellentissimo señor don Enrique, infante de Aragon et de Cecilia, duque de Segorbe, conde de Enpurias et señor de Valdeuxon, vysrey de Catalonia (p. 1). Cotarelo y Mori conclut que les fables ont dû être traduites pour l’éducation de l’infant vers 1460. Cependant, à ce moment-là, nous ignorions que le traducteur s’était basé sur la version de Steinhöwels compo29 sée des années après. Les dates se situent donc entre l’année de publication des fables de Ulm (1476/77) et l’édition de Toulouse (1488). Il n’est peut-être pas nécessaire de chercher la source principale d’inspiration dans l’infant d’Aragon, mais plutôt seulement l’appui matériel d’une collection qui avait été déjà traduite sur demande des imprimeurs. Son mécénat lui vaudrait bien la récompense de faire figurer son nom dans les lignes préliminaires de l’œuvre, comme cela sera le cas fréquemment à partir du XVIe siècle. Depuis là, les éditions d’Esope ne cesseront pas de se propager jusqu’à nos jours. Au XVIe siècle, le destin de celui-là s’unira même avec celui du ‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo›, lorsque Juan Steelsio les publie ensemble à Anvers, en 1541. De plus, à l’égal du

––––––––––––––––––– 27 Burrus et Goldberg (note 24) signalent à la page XIII que l’édition de Saragosse est celle qui possède le plus d’unité et celle qui représente le plus fidèlement la décision du traducteur. 28 Cotarelo y Mori (note 21), p. VI–VII; Vine, Guthie, Around the Earliest Spanish Version of Aesop’s Fables, dans: Bulletin of the John Rylands Library 25 (1941), pp. 97–118. 29 Cotarelo y Mori (note 21), p. VII.

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‹Exemplario›, des sentences seront placées dans les marges de l’édition de 30 Francisco Sánchez, conçue à Madrid en 1575. L’imprimé de Toulouse est le premier ensemble de fables ésopiques en castillan. Cela n’implique pas que l’auteur ne fût connu dans la péninsule. D’ailleurs, beaucoup de manuscrits latins ont perduré et l’Archiprêtre de Hita, vers 1335, avoue même avoir été inspiré du ‹Isopete› pour une de ses 31 fables. L’apparition d’Esope fait surgir une autre caractéristique des ateliers d’imprimerie: la circulation des mêmes livres dans ceux-là, spécialement grâce aux contacts entre les imprimeurs. Ces derniers établissent des relations pour vendre des livres; ils voyagent; ils facilitent enfin le passage de textes d’un pays à l’autre et ils s’intéressent tous aux mêmes œuvres.

III. Caton et ses imitateurs Le cas de Caton et de ses distiques est très différent, car son premier état de diffusion est davantage entrelacé avec la tradition culturelle hispanique. En plus d’être une lecture inévitable dans les classes de grammaire, il faut se rappeler l’existence d’une famille de manuscrits franco-hispanique de la version connue sous le nom de ‹Vulgata›, de laquelle se dégage le manuscrit 10029 (olim Toletanus, tiroir 14 N° 22 40) de la Bibliothèque 32 Nationale de Madrid. Les poèmes 2, 6 et 7 d’Eugène de Tolède († 657) contribuèrent à asseoir ce qu’au Moyen Âge fut connu comme le ‹Liber 33 V Catonis› et le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris lat. 8320 débute une copie fragmentaire de ces distiques par l’épigraphe sui––––––––––––––––––– 30 Un catalogue presque complet des éditions d’‹Esope› dans Cotarelo y Mori (note 21), pp. V–LII. 31 Morel-Fatio, Alfred, L’Isopo castillan, dans: Romania 23 (1894), pp. 561–575; Keidel, Georg C., Notes on Aesopic Fable Literature in Spain and Portugal during the Middle Ages, dans: Zeitschrift für romanische Philologie 25 (1901), pp. 721–730; Rodríguez Adrados, Francisco, Historia de la fábula greco-latina, Madrid 1979–1987, 4 vols. 32 Il s’agit d’un manuscrit qui contient une copie fragmentaire jusqu’au distique I: 27 ª. Voir Boas, Marcus, ‹Disticha Catonis›, recensuit et apparatu critico instruxi H. J. Botschuyvert, Amsterdam 1952, pp. XLVI–XLIX et id., Die Epistola Catonis, Amsterdam 1934, pp. 6 et suiv. 33 Riou, Yves-François, Quelques aspects de la tradition manuscrite des ‹Carmina› d’Eugène de Tolède: du ‹Liber catonianus› aux ‹Auctores octo morales›, dans: Revue d’Histoire des Textes 2 (1972), pp. 11–44.

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vant: Incipit prologus librorum Catonis cordubensis. Toutes ces références additionnées à une longue liste de citations de l’œuvre sont les témoins de la constante présence des ‹Distiques› en Castille. Dans la première moitié du XIVe siècle, Alphonse de Valladolid cite quelques vers d’une paraphrase castillane de Caton dans ses œuvres ‹Contra los que dizen que hay fadas e ventura e oras menguadas› et dans l’‹Exposición del Credo o Libro declarante›. Il ne nous reste plus de traits de cette traduction en langue romance de Caton, mais il s’agit de la même version en quatrain d’alexandrins qui s’imprimera à Lisbonne en 1521, bien qu’il y ait des différences notables qui indiquent que la dernière 35 présente un texte très réélaboré. Cependant, à l’égal de la tradition ésopique, ce sont les XVe et XVIe siècles qui symbolisent le mieux l’irruption de ces textes classiques. L’intérêt pour les préceptes de Caton ne se réduit pas à insérer un ou plusieurs de ses distiques de forme isolée en tant que texte d’autorité, mais à réaliser des paraphrases poétiques. L’imprimerie sera tout particulièrement sensible à recevoir ces recréations. La première de ces versions poétiques apparaît sans données d’impression. Pérez y Gómez indiqua qu’elle eut dû être imprimée à Sara36 gosse vers 1490 à cause des types d’impression. Nous devons la recréation à Martín García (ca. 1441–ca. 1521), évêque de Barcelone, prédica-

––––––––––––––––––– 34 Selon les indications de Boas (note 32), p. XLVIII et Schanz, Martin, Geschichte der Römischen Literatur bis zum Gesetzgebungswerk des Keisers Justinian, München 1959, pp. 34–41. 35 Pour la diffusion en Castille de Caton voir Pietsch, Karl, Notes on Two Old Spanish Version of the ‹Disticha Catonis›, dans: The University of Chicago Decenial Publications 7 (1902), pp. 193–232; Pérez y Gómez, Antonio, Versiones castellanas del Pseudo-Catón, dans: Gonzalo de Santa María. El Catón en latín y en romance (1493–1494), Valencia 1964 (s./f.); Infantes, Víctor, El Catón hispánico: versiones, ediciones y transmisiones, dans: Actas del VI Congreso Internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval (Alcalá de Henares, 12–16 de septiembre de 1995), éd. par José Manuel Lucía Megías, Alcalá de Henares 1997, vol. I, pp. 839–846; Bizzarri, Hugo O., Algunos aspectos de la difusión de los ‹Disticha Catonis› en Castilla durante la Edad Media, dans: Medioevo Romanzo 26/1 (2002), pp. 127–148 et 26/2 (2002), pp. 270–295. 36 Pérez y Gómez (note 35), s./n.

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teur des Rois Catholiques et inquisiteur. Selon les dits de ce dernier, nous savons qu’il acheva cette paraphrase en 1467: El presente ya se quanto / del divino nacimiento: / mil et siete con sesenta / et mas quatre fazen ciento (c. 49). D’après Clavería, il a dû écrire cette œuvre dans sa période d’étudiant comme un moyen de vérifier ses connaissances en 38 latin. Nous ignorons comment cette œuvre put arriver jusqu’à l’atelier d’imprimerie: si elle fut parrainée par l’église, si l’auteur lui-même suivit de près son impression à son retour en Espagne, après 1480, ou si ce fut grâce à l’impulsion du maître imprimeur. Si l’œuvre fut imprimée à Saragosse en 1490, cela fut très certainement dans l’atelier des frères Hurus. 39 En effet, nous savons que Pablo Hurus a su s’entourer d’intellectuels. Il a donc peut-être maintenu un contact avec Martín García, lui demandant de reprendre une œuvre écrite dans sa jeunesse. La vérité est que le grand intérêt que démontre l’auteur à l’égard des distiques catoniens est dans son contenu d’origine morale: Lo que Chaton dize, segunt mi saber, por tal que yo veo en el mundo los legos con oijos abiertos andar como ciegos, en no turas palabras lo quiero poner (cc. 9–12)

L’humanisme précoce n’influença très certainement pas ce clerc qui ne recherchait que la christianisation des distiques, exercice commun à l’école. Du moins, l’auteur semble être éloigné des préoccupations de ce nouveau groupe d’intellectuels davantage attentifs à la récupération de l’héritage de l’Antiquité. Ainsi, même si son œuvre contient quelques cultismes, aussi bien lexiques que syntactiques, ils ne sont jamais abondants et ils ne gênent pas la lecture de son poème, à l’inverse d’autres compositions contemporaines de Santillana ou Juan de Mena. Mais, au moins, en recourant à un topos littéraire, l’auteur met en évidence une préoccupation stylistique:

––––––––––––––––––– 37 Clavería, Carlos, La traslación del muy excelente doctor Catón llamado, hecha por un egregio maestro, Martín García nombrado, dans: Cuadernos de estudios caspolinos 15 (1989), pp. 29–140. 38 Ibid., p. 32. 39 Parmi lesquels figurait Gonzalo García de Santa María, traducteur également de Caton. Voir Abad (note 12), pp. 103–105. Francisco Vindel (note 21) étudie l’activité de ce libraire.

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Aquellya persona, qualquiere que sea, emiende o corrija aquellyo que vea no seyer bien dicho a su parecer (vv. 14–16).

Nous observons l’intrusion de l’imprimeur dans la présentation de son œuvre, car les épigraphes semblent être issues de sa création. La plus grande partie d’entre elles possède un caractère technique: elles indiquent le début ou la fin d’une section. Dans ce sens, il est curieux de constater comment l’imprimeur est influencé par la tradition d’Eugène de Tolède, car il considère l’œuvre divisée en cinq livres, le premier étant celui des ‹Brèves sentences›. Le texte latin qu’utilisa Martín García est celui de la 40 ‹Vulgata›, et dans celle-ci, la branche de la ψrma. De son côté, l’imprimeur décida d’imprimer les vers latins dans un caractère plus grand que celui de la glose, en donnant une prééminence au texte latin. Ce jeu visuel s’instaurera comme norme dans les imprimés parémiologiques de la période en distinguant le texte glosé de la glose, ou les proverbes de leur commentaire. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre de grande valeur littéraire, cette première édition imprimée des distiques de Caton signale déjà la nouvelle tendance sapientiale de cette période: une littérature qui n’est pas forcément liée à des cercles royaux; très au contraire, elle répond à des besoins pédagogiques ou encore hédonistes et elle est écrite pour une communauté bourgeoise qui nécessitera également ces préceptes pour diriger sa vie. Nous n’avons pas d’informations quant à la répercussion de cet imprimé, mais il est possible qu’il ait bénéficié d’une vente favorable, car quatre ans après, Pablo Hurus décide d’imprimer une nouvelle version des distiques catoniens, cette fois-ci moyennant la plume de Gonzalo García de Santa María (ca. 1447–ca. 1521). Ce personnage fut juriste et avocat de l’archevêché de Saragosse, lieutenant du magistrat suprême d’Aragon, écrivit une ‹Vida del rey de Aragon› (Juan II) et fut traducteur 41 d’œuvres historiques et religieuses. Il semble avoir maintenu d’étroites relations avec Pablo Hurus jusqu’au point de confesser dans le prologue à sa version poétique qu’il s’anima à l’écrire grâce à l’insistance de l’imprimeur: [ . . . ] & ahun que yo haya agora emprendido & atreuido me a fazer esta obrezilla en coplas han sido causas. La primer por satisffazer a los ruegos de Pablo ––––––––––––––––––– 40 Tous ces aspects sont analysés en profondeur dans Bizzarri (note 35), pp. 270–280 et Haro Cortés (note 3), pp. 208–216. 41 Pérez y Gómez (note 35), s./n.

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Hurus de constancia Aleman al qual por la mucha honra que haze en nuestra ciudad & republica yo por mis fuerças trabajo & trabajare en complazerle por priuar mi ciudad de tan noble artificio que si yo assi con mi industria como con ruegos no le detuuiera ya se houiera ido & quedara esta republica manda de vn miembro tan noble & sotil artificio inuentado o tornado en silla en nuestros dias. El qual ahun que no sea necessario no podemos empero negar que no sea prouechoso & no arree mucho la re publica de aquella ciudad en la qual si no le touieramos deuriamos procurar de le traher dende Alemania assi por ser artificio noble como ahun por la habilidad del artifice la qual es tan grande que si touiesse el papel que hai en Uenecia su obra se podria muy bien cotejar con aquell [ . . . ] Tambien fue causa del fazer esta obrezilla este estio mas cerca passado del año presente .Mil .cccc. .xciii. el qual fue aqui en Caragoça tan fuerte & de caluras tan sin medida junto con la sospecha & menazas que teniamos de la peste muy clara con algun effecto que estouiendo muy retrahido & dando me a cosas de plazer & apartado quasi de negocios me puse a 42 fazerla & poner en arte mayor.

Il s’agit d’une importante déclaration, dans laquelle l’auteur révèle l’ingérence qu’a eu l’imprimeur dans la production d’œuvres littéraires. D’un autre côté, la louange faite à l’utilité que la nouvelle invention de l’imprimerie procure à la nation est aussi révélatrice de l’admiration que causait cette nouvelle industrie parmi les intellectuels espagnols. Tout comme la version de Martín García, celle de Gonzalo García de Santa María présente les distiques en latin et ensuite leur commentaire. De plus, à l’égal de son prédécesseur, ce dernier s’appuie à nouveau sur la rma version ψ de la vulgata. Mais la présence de Gonzalo García de Santa María dans l’atelier d’imprimerie a amené probablement son œuvre à être davantage respectée, d’où le fait que les ‹Brèves sentences› soient maintenant séparées des quatre livres des distiques. A certaines occasions, nous distinguons une réorganisation thématique de celles-ci. Or ce fait est dû à l’auteur, qui opta aussi pour leur commentaire en groupes de trois et 43 même de six sentences. Ainsi que presque toutes les œuvres en langue romance issues de l’atelier de Pablo Hurus, celle-ci offre beaucoup de traits linguistiques de la région d’Aragon, qui deviennent logiques si nous pensons qu’elle était destinée à un public local. Les interventions de l’imprimeur dans cette version semblent avoir été limitées à des détails techniques. Par exemple, il a adapté la taille des ca––––––––––––––––––– 42 Je cite d’après l’édition fac-similé d’Antonio Pérez y Gómez (note 35). Voir aussi Vindel (note 21), pp. 167–168. 43 Analyse de cette version dans Bizzarri (note 35), pp. 280–285 et Haro Cortés (note 3), pp. 208–216.

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ractères: comme dans l’imprimé de Martín García, les grands caractères sont réservés pour le texte latin, tandis que les plus petits sont destinés à la glose poétique. García de Santa María paraît avoir été très exigeant avec tout ce qui se réfère à son œuvre. Le traitement des aspects orthographiques constitue un parfait témoignage de cette assiduité: Quiero certificar los que leeran este librito que yo he querido scriuir los pies de las coplas segun se deuen scriuir propiamente & no segun el pronunciar por que en muchos lugares segun la arte quando vna diction fenece en vocal & otra comiença por vocal mayor mente si es la misma se pierde & diminuye vna sillaba & esto he fecho adrede porque assi se scriue en latin el verso ahunque de otra manera se pronuncie (s./n.).

Nous nous trouvons à une année de l’édition imprimée de la ‹Gramática de la lengua castellana› de Nebrija (Salamanque 1492), dans laquelle celui-ci mettait l’accent sur le problème de la représentation de la langue castillane, c’est-à-dire, sur l’adéquation entre forme écrite et prononciation. Si Nebrija postulait un rapprochement entre les deux manifestations de la langue (une forme graphique pour chaque sonorité), Gonzalo García de Santa María se trouvait dans la position inverse: il proposait de prendre comme norme la langue latine et d’appliquer ses usages à la castillane. La dernière paraphrase de cette période est sûrement la plus ancienne version des recréations de Caton. Il s’agit d’une version en quatrains d’alexandrins imprimée à Lisbonne en 1521. Jusqu’en 1609, nous comp44 tons dix éditions imprimées. Les quatrains d’alexandrins étaient une forme poétique démodée au XVIe siècle. Cependant, il se peut que son impression soit due non seulement à la renommée croissante des distiques catoniens, mais aussi à la demande d’œuvres écrites en ‹fabla antigua›. Comme annoncé plus haut, cette paraphrase réélabore une version qui se citait déjà au milieu du XIVe siècle. Une autre constante de l’imprimerie primitive apparaît ici: les mêmes traditions du Moyen Âge sont reprises, mais dans de nouvelles versions maintenant. C’est à la fois une continuation de la tradition comme une tendance au changement. Il s’agit d’une version composée avec beaucoup de liberté, ce qui rend sa filiation très difficile. Cela se complique parce que les distiques latins n’ont pas été inclus, mais la recréation de la ‹Brève sentence› N° 7 permet de l’associer une fois de plus à la ψrma. Le texte latin utilisé pour réaliser cette paraphrase contenait l’Epître initiale, les ‹Brèves sentences› et les ––––––––––––––––––– 44 Pérez y Gómez (note 35), s./n. Les citations se feront d’après son édition.

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prologues en vers aux Livres II et III. Il a dû omettre le prologue en vers au Livre IV et, par conséquent, unir les deux finaux. Le distique II: 9 se traduit à deux occasions; c’est peut-être parce qu’il est répété dans la source latine. Le précepte final de l’Epître en vers est paraphrasé au couplet 14, ce qui indique qu’il avait déjà été rendu indépendant de l’Epître, 45 comme il était si fréquent dans la tradition latine. Une petite biographie du sage prélude la collection, ce qui semble l’unir à la tradition fran46 çaise: En Roma fue vn hombre que dezian Caton castigaua a su hijo con muy gran deuocion como pudiesse su vida en buena intencion guarneciolo de costumbres y de buena razon. Assi como el padre el hijo nombre auia en los castigos del padre el coraçon tenia en dichos y en hechos al padre bien seguia assi como oyreys el padre le dezia. E como el moço de su padre era mandado y en no saber costumbres era muy abaxado de lo que le castigo tomo muy gran cuydado començose a guarnecer por ser bien doctrinado (cc. 1–3).

Aucun élément n’aide à découvrir la manière de travailler des imprimeurs ni à conjecturer sur l’original d’imprimerie. Nous ne pouvons donc que constater que si nous récupérons une version en quatrains d’alexandrins, avec un langage archaïque, cela signifie que la circulation de textes manuscrits, provenant de la période pré-incunable, était toujours importante dans les imprimeries de la péninsule. ––––––––––––––––––– 45 Analyse de cette version dans Bizzarri (note 35), pp. 285–291 et Haro Cortés (note 3), pp. 130–134. e 46 De ce fait, on remarque en France depuis le milieu du XIII siècle des paraphrases en langue romance de Caton qui débutent par la biographie du sage. Parmi elles, celle de Jehan de Paris ou Castelet (ca. 1260), ou encore celle de e Jean Lefèvre (seconde moitié du XV siècle). Voir les travaux de Ulrich, Jacob, Die Übersetzung der Distichen des Pseudo-Cato von Jean de Paris, dans: Romanische Forschungen 15/1 (1904), pp. 41–69; id., Der Cato Jean Lefèvre’s, nach der Turiner Handschrift I.III.14 zum ersten mal herausgegeben, dans: Romanische Forschungen 15/1 (1904), pp. 70–106; Ruhe, Ernstpeter, Untersuchungen zu den altfranzösischen Übersetzungen der Disticha Catonis, München 1968.

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IV. Autres formes sapientiales La littérature de questions et réponses énigmatiques continua à être en 47 vigueur dans cette nouvelle période. Comme il advint avec d’autres genres, ces textes ont subi des modifications profondes. En 1492, le premier d’entre eux fut imprimé à Saragosse, à nouveau dans les presses de Pablo Hurus: ‹Preguntas que el emperador Adriano hizo al infante Epitus›. Il s’agit d’un texte qui s’enracine dans le haut Moyen Âge, dans une suite de textes du VIIIe siècle, connus sous le nom de ‹Joca monachorum›. Il s’agissait de petites séries de questions énigmatiques destinées à interroger les moines sur les aspects les plus variés de la Bible, spécialement les livres historiques. Au Xe siècle surgit un dialogue d’une plus grande envergure, ‹Adrianus et Epictitus›, dont la plus grande nouveauté fut celle d’ajouter une narration-cadre initiale qui préludait la série de questions. Une des branches de cette tradition s’est traduite au français et au 48 provençal; la version appelée ‹L’enfant sage› provient de là. De cette même branche dérive le ‹Diálogo de Epicteto y el emperador Adriano›, conservé dans quatre manuscrits contenant tous des changements importants dans la série de questions. En somme, il fut la souche de la version 49 préservée dans l’incunable de Saragosse. Comme dans chaque copie, la série de questions varie. En effet, les demandes atteignent là le nombre de 149; par contre, nous comptons 138 dans la version A, 86 dans la B et 111 dans la C. L’imprimé s’assimile le ––––––––––––––––––– 47 Pour un panorama sur ce genre, voir Goldberg, Harreit, Riddles and Enigmas in Medieval Castilian Literature, dans: Romance Philology 36/2 (1982), pp. 209–221; Haro Cortés, Marta, Prosa de examen: Preguntas-respuestas, dans: Los compendios de castigos del siglo XIII: Técnicas narrativas y contenido ético, Valencia 1995, pp. 41–50; Gómez Redondo, Fernando, La corte como marco de enseñanza: los diálogos, dans: Historia de la prosa medieval castellana. I. La creación del discurso prosístico: el entramado cortesano, Madrid 1998, pp. 470–510. e e 48 Meyer, Paul, ‹Joca monachorum› (texte du VI siècle [?] écrit au VII ), dans: Romania 1 (1872), pp. 483–490; Suchier, Walter, ‹L’enfant sage›: Das Gespräch des Kaisers Hadrian mit dem klugen Kinde Epitus, Dresden 1910; id., Das mittelalterliche Gespräch Adrian und Epictitus nebst verwandten Texten (‹Joca monachorum›), Tübingen 1955; Haro Cortés (note 47), pp. 45– 48; Haro Cortés (note 3), pp. 70–71. 49 Tradition étudiée par Bizzarri, Hugo O., Diálogo de Epicteto y el emperador Adriano (Derivaciones de un texto escolar en el siglo XIII), Frankfurt a.M./ Madrid 1995, pp. 7–29.

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plus à la copie manuscrite qui figure dans la version B; cependant, ni l’ordre des questions ni leur quantité est égal. Il arrive même que pour une question similaire la réponse diffère. J’offre, ci-après, quelques exemples sélectionnés de l’imprimé de Burgos (Juan de la Junta, 1540) publié par Suchier (pp. 365–394): Version B

Imprimé Burgos, 1540

N 6 Dixo el enperador: Pues, ¿Qué es çielo? Rrespondio el ynfante: Çielo es cosa [secreta] de Nuestro Sennor Dios e sera para syenpre jamas.

N° 4 El emperador le pregunto: Infante, ¿Que cosa es el cielo? El infante le respondio: Cosa secreta de Dios, que lo hizo de no nada y puso alli sus angeles, que siempre lo loassen, y donde puso sus signos y planetas y estrellas, por donde el mundo se rigiese y alumbrase.

N° 20 El emperador le pregunto: ¿Quantos pecados fizo Adan por que nos bautizamos? Rrespondio el ynfante: Syete. Soberuia, sacrillejo, omeçida, fe, fornicaçion, avariçia, cobdiçia, escusaçion de penitençia. Acometio soberuia que syguio mas su voluntad que no el mandamiento de Dios. Sacrillejo que comio lo que le vedara Dios. Omiçida que mato a sy e danno a su alma por lo que Dios la avia vedado. Fornicaçion por que cer[y]o mas al diablo que a Dios. Avariçia que quiso mas de lo que mereçia. Codiçia por que cobdiçio mas lo que vedara Dios. Escusaçion de penitençia que no se arrepintio quando fizo el pecado quando le pregunto Dios: Adan, ¿commo estas? Rrespondio Adan: Sennor, oy la bendicha palabra tuya e ove miedo e escondime. Por estos syete pecados estando Adan en los linbos çinco mill e veynte e çinco annos e syete oras, ca todos omnes

N° 18 El emperador pergunto: Infante, ¿quantos pecados fizo Adam quando comio el fruto que nuestro Señor Dios le avia vedado? El infante le respondio: Siete, los quales son estos: Sobervia, sacrilegio, homicidio, fornicio, furto, cobdicia, glotonia. Sobervia, porque fizo su voluntad contra lo que Dios le mando que no fiziese; sacrilegio, ca creyo al diablo mas que a Dios; homicidio, que mato a si mismo y a los que d’el descen-dieron; furto, que tomo la cosa que le era vedada de lugar sagrado; fornicio, que amor al diablo y desamparo a Dios; cabdicia, que cobdicio saber mas de lo que le convenia; gula, que comio mas de lo que era mandado que comiesse. Por los quales pecados fue fecho mortal y fue echado del parayso y despues de su muerte puesto en el infierno, donde estuvo cinco mil y dozientos y veynte y cinco años y

La littérature parémiologique castillane justos yvan al ynfierno o al linbo en poder del diablo e Nuestro Sennor Dios, que es lleno de misericordia e piedad enbio el Spiritu Santo en la Virgen Maria e conçibio a Nuestro Sennor Jhesu Christo e naçio della verdadero Dios y verdadero onbre, quedando virgen asy en el parto commo despues del parto asy commo estaua; el qual quiso rresçibir muerte e pasyon en la vera cruz por nos los pecadores, saluar e desçendio a los ynfiernos e sano dende a nuestro padre Adan y a todos los otros santos padres que ay estauan. E predicar por todo el mundo que fiziesen babtizar las gentes en el nonbre del Padre e del Fijo e del Spirito Santo.

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siete horas, hasta que nuestro Señor Jesu Cristo por su misericordia tomo muerte y passion en la santa vera cruz por salvar el humanal linaje, y lo saco del infierno, y a el y a los sanctos padres y profetas que con el estavan, y los llevo a la gloria del parayso.

Ces exemples sont représentatifs de la faible relation entre la version imprimée et la manuscrite. La question N° 6 de B (N° 4 dans l’imprimé) se base sur un passage biblique (Psaume 103 [104]: 2: ‹Extendens caellum sicut pellem›) et sa réponse s’ajuste à lui; en revanche, l’imprimé préfère amplifier la réponse. L’interrogation N° 20 de B (18 dans l’imprimé), non fondée sur un extrait déterminé mais sur plusieurs, est davantage laconique dans l’imprimé. Cela indique qu’à l’intérieur de cette branche plusieurs questions étaient manipulées, mais que leur réponse pouvait varier selon les exigences du lieu. En conséquence, chaque demande évolua de manière différente. La divergence ne s’applique pas seulement aux interrogations de cette version, mais aussi à son histoire-cadre. Il est possible que la ‹Historia de la doncella Teodor› ait exercé une influence sur cet aspect, étant donné qu’elle transmettait une histoire semblable à un conte traditionnel. Ici, la simple histoire du jeune amené devant la présence d’Adriano est chargée d’éléments classiques. En principe, la narration se situe en Orient et l’infant passe par d’autres endroits avant d’arriver à la cour d’Adriano, entre autres, par le patriarche de Jérusalem. Grâce aux croisades, ces éléments étaient tous courants à l’époque. Il y a d’autres topos: l’origine bâtard d’Epitus, le sauvetage de l’infant par des pêcheurs, l’adoption de l’enfant. Toutes ces démarches permettent d’accroître l’histoire et de lui

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octroyer l’aspect du récit traditionnel. Après 149 demandes, surgit une autre nouveauté: le récit possède une fin parfaite, tout comme la ‹Historia de la doncella Teodor›. Effectivement, dans le dénouement, il est raconté que l’empereur, se laissant guider par le conseil d’Epitus, eut du succès dans toutes ses entreprises. Une année plus tard, Pablo Hurus réimprime une collection de récits. Il s’agit là d’une traduction du ‹Directorium vitae humanae› de Jean de Capoue, composé entre 1262 et 1278. Elle fut publiée sous le titre 50 ‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo›. Le livre expose la version orientale, dérivée d’un original hébreu de la version arabe du ‹Calila wa Dimna›. C’est une édition imprimée assez élaborée avec 127 xylographies, plus près d’une centaine de sentences placées dans les marges. Les gravures sont anonymes, mais elles semblent être issues d’un original allemand. Il convient de rappeler que Pablo Hurus séjourna en Allemagne entre 1489 et 1490, ce qui a sans doute pu lui permettre de connaître cette œuvre. D’un autre côté, l’impression de ces récits populaires accompagnés d’images était déjà un fait habituel dans son imprimerie; la ‹Historia de Apolonio› et le ‹Ysopete estoriado› sont deux expériences qui le prouvent. Très fréquemment, parole et image étaient indissociables dans l’imprimerie ancienne, fondamentalement à cause d’un problème de marché. Nous ne disposons pas d’informations de manuscrits du ‹Exemplario›. Cependant, selon María Jesús Lacarra, ce premier imprimé a dû se fonder sur une copie manuscrite; tandis que ceux de Saragosse (Pablo Hurus, 1494) et de Burgos (Frédéric de Bâle, 1498) ont dû s’inspirer des impri51 més précédents. Il est difficile de savoir, d’un autre côté, si cette édition imprimée de 1493 à été établie d’après un original d’auteur ou d’après un original d’imprimerie. L’élément le plus innovant de cette édition imprimée est constitué par les sentences qui accompagnent les gravures, principe qui n’apparaissait ––––––––––––––––––– 50 Il existe une édition récente: Exemplario contra los engaños y peligros del mundo. Estudios y edición, éd. dirigée par Marta Haro, Valencia 2007. 51 Lacarra, María Jesús, El ‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo›: las transformaciones del ‹Calila› en Occidente, dans: Marta Haro (note 50), pp. 15–42, ici 32; voir aussi Lacarra, María Jesús, El ‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo› y sus posibles modelos, dans: Actes del X Congés Internacional de l’Associació Hispànica de Literatura Medieval, éd. par Rafael Alemany, Josep Lluís Martos et Josep Miquel Manzanaro, Alicante 2005, t. II, pp. 929–945.

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ni dans la version allemande ni dans la latine. Il est très possible que cela soit une décision de l’imprimeur, qui voulut accentuer le caractère didactique de l’œuvre avec l’ajout d’un recueil de sentences. D’autre part, celles-ci donnaient un caractère complémentaire au volume: il était utile aussi en tant que florilège de sagesse, tout comme les nombreuses collections de proverbes, d’exempla ou de sentences qui circulaient à l’époque. J’insiste à nouveau sur le fait que des intellectuels comme Gonzalo García de Santa María, Andrés de Li ou Martín Martínez de Ampiés se rencontraient dans l’atelier de Pablo Hurus. Nous n’avons toujours pas pu déterminer l’origine de ces sentences. Est-ce qu’elles proviennent d’une collection antérieure ou sont-elles des additions recueillies par le traducteur ou imprimeur? Sont-elles des sentences traditionnelles ou inventées? María Jesús Lacarra s’interrogea à ce sujet: Podríamos pensar que se esté utilizando algún repertorio sentencioso preexistente, aunque, su estrecha coordinación con el contenido hace poco viable está hipótesis. Es más probable que en algunos casos estemos ante proverbios creados ex-profeso a partir del texto, junto a otros muchos procedentes de la amplia tradición de frases proverbiales que podían ser patrimonio de un hom52 bre culto de finales del XV.

Nonobstant, pour le choix de ces sentences, une recherche plus approfondie démontre que la source d’inspiration se trouvait dans une ou plusieurs collections antérieures divulguées à l’époque, comme par exemple les ‹Refranes y dichos de Aristóteles de toda la filosofía moral› ou la ‹Floresta de filósofos›. Ceci illustre la nature peu créative du compilateur. En règle générale, les sentences sont placées verbatim. L’ajout de ce recueil de sentences à l’édition imprimée de Saragosse de 1493 nous révèle le fracas qui régnait dans l’imprimerie: non seulement la mise en page de l’œuvre était élaborée, mais il avait également tout un processus de sélection d’éléments (gravures, sentences, etc.) qui servait à parachever l’ouvrage. L’édition imprimée de cette même œuvre réalisée par Pablo Hurus l’année d’après affiche quelques nouveautés. Ce dernier a effectivement augmenté – et dans certaines occasions changé – le lieu des apostilles marginales. De plus, des petits changements graphiques et grammaticaux ont été effectués, ou encore, le cours de la phrase a été légèrement modi––––––––––––––––––– 52 Lacarra (note 51), p. 27.

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fié. Mais peut-être que la relation qu’elle maintient avec le ‹Ysopete ystoriado› soit l’élément le plus marquant. Hurus ajoute une gravure tirée du ‹Ysopete›, imprimé en 1489 (fol. 48v). Le rapprochement entre ces deux textes ne s’arrête pas là. Dans l’imprimé du ‹Ysopete› par Frédéric de Bâle en 1496 à Burgos, trois fables issues du ‹Exemplario› (Los mures que comían hierro, El religioso y los tres ladrones et El carpintero engañado por su mujer) sont intercalées. Il faut joindre à cela quatre éditions simultanées des deux œuvres (trois fois à Anvers par Juan Steelsio, 1541, 1546 et 1550 et une à Madrid dans les ateliers de la veuve de Cosme 54 Delgado, en 1621). L’histoire textuelle du ‹Exemplario› démontre que les liens entres les divers textes publiés par l’imprimerie étaient constants. La ‹Historia de la doncella Teodor› témoigne encore de cette relation. Cette œuvre 55 d’origine arabe fut traduite au XIIIe siècle. En 1498, elle attira 56 l’attention de l’imprimeur Pierre Hagenbach, à Tolède. Depuis ce moment, elle connut un succès éditorial inusité en continuant à être imprimée jusqu’à nos jours. Il existe même une version en portugais réalisée au 57 Brésil. A l’égal du ‹Diálogo de Epicteto y el emperador Adriano›, la version imprimée par Pierre Hagenbach est extrêmement amplifiée. Ces ––––––––––––––––––– 53 Lacarra (note 51), pp. 31–35. 54 Cotarelo y Mori (note 21), pp. xxiii et xxvi et Haro Marta (note 50), p. 52. 55 Est toujours en vigueur l’étude de Menéndez Pelayo, Marcelino, La doncella Teodor. Un cuento de las Mil y Una Noches, un libro de cordel y una comedia de Lope de Vega, dans: Estudios de crítica literaria, t. V, Madrid 1908, pp. 129–189. Nouvelles données dans Haro Cortés (note 47), pp. 45–48 et dans Gerresch, Claudine, Un récit des Mille et Une Nuits: Tawaddud. Petite encyclopédie de l’Islam médiéval, dans: Bulletin de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire 35/1 (1973), pp. 58–175. 56 Son activité est justement documentée à partir de cette année. Voir Norton, Frederick John, A Descriptive Catalogue of Printing in Spain and Portugal, 1501–1520, Cambridge 1978, pp. 93–97; Abad (note 12), p. 63. L’imprimé de Pierre Hagenbach fut édité par Mettmann, Walter, ‹La Historia de la donzella Teodor›. Ein spanisches Volksbuch arabischen Ursprungs. Untersuchungen und kritische Ausgabe der ältesten bekannten Fassungen, Wiesbaden 1962, pp. 33–134 et par Baranda, Nieves et Victor Infantes, Narrativa popular de la Edad Media. ‹La doncella Teodor›, ‹Flores y Blancaflor›, ‹Paris y Viana›, Madrid 1995, pp. 47–84. 57 La version brésilienne fut étudiée par Parker, Margaret R., The Story of a Story across Cultures. The Case of the ‹Doncella Teodor›, London 1996, pp. 29–30 et pp. 76–101.

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suppléments affectent aussi bien l’histoire-cadre que le groupe des demandes. L’histoire principale de ce dialogue était déjà un petit récit dans sa version primitive. Ici, cependant, l’auteur intensifie à nouveau les aspects folkloriques, car le récit adopte plus de caractéristiques du conte populaire: le marchand dans une situation économique difficile, la ‹parure› de la demoiselle, ou encore le pari de se dépouiller de ses habits avec le dernier sage constituent tous des motifs qui rapprochent le récit du roman de fiction du XVe siècle. Comme dans beaucoup d’autres narrations populaires de la période, l’action se situe ici en Orient, bien que le lieu ne soit jamais spécifié. Mais l’ensemble des interrogations devait être aussi modifié. Certains traits ‹d’actualité› ne cessent de s’observer. Par exemple, dans l’inventaire des savoirs de la demoiselle sont racontés: [.. .] e se tangeres viejos e nueuos e a la llama, e canto e tenor e contras e otros cantares e muchos romançes cantados, e se fazer muchas canticas viejas e nueuas, e se asonar58 las muy bien. Les romançes ne doivent pas nécessairement faire référence à la forme poétique si en vogue à ce moment-là, mais la distinction entre des canticas viejas e nueuas (peut-être liée à la rénovation de la poésie à la fin du XVe siècle) peut éventuellement confirmer qu’il ne s’agit pas de références si générales. Le deuxième sage se désigne comme un chirurgien érudit, discipline également à la mode durant ce changement de siècle. Aristote, considéré comme une autorité dans ce domaine dès la fin du Moyen Âge, est justement cité à plusieurs reprises lors de la dispute avec ce médecin. J’estime que la modification de l’ossature de la dispute ne s’agit pas d’une variation produite tout au long d’une vie traditionnelle, sinon d’une demande du propre imprimeur. Le dialogue possédait tous les éléments pour intéresser le public, mais il faillait lui ôter des couleurs orientales malgré que l’histoire se situât là-bas; pour cette raison, le corpus de ses demandes est amplifié en prenant des éléments de deux textes publiés dans la même imprimerie: les ‹Preguntas que el emperador Adriano hizo al infante Epitus› et le ‹Repertorio de los tiempos› d’Andrés de Li, tous deux imprimés à Zaragoza chez Pablo Hurus en 1492. La littérature imprimée servait maintenant à rénover les vieux textes. Ces affirmations prouvent avec une grande marge de sécurité que cette version de la ‹Historia de la doncella Teodor› est une élaboration de l’atelier d’imprimerie de Pierre Hagenbach. ––––––––––––––––––– 58 Je cite d’après l’édition de Mettmann (note 56), p. 109.

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Cette activité de l’atelier de Pierre Hagenbach ne s’estompe pas en si bon chemin. En 1510, ses successeurs publient ‹Bocados de oro el qual 59 fizo el Bonium rrey de Persia›. L’imprimé remontre les contacts entre les imprimeurs, car cette œuvre avait déjà été imprimé en 1495 à Séville par Meynard Ungut et Stanislas Polono. Elle fut traduite au XIIIe siècle par le cercle d’Alphonse X. La version acceptée par l’imprimerie est aussi une version réélaborée. Dans celle-ci, il a été ajouté, en tant que dernier chapitre, l’ancien ‹Capítulo del filósofo Segundo›, petit dialogue de questions et réponses énigmatiques traduit du ‹Speculum historiale› de Vincent de Beauvais au XIIIe siècle. Alphonse X le Sage l’avait inclus au cha60 pitre 196 de son ‹Estoria de España›. La liste des collections hispaniques se clôt avec l’édition imprimée à Valladolid du ‹Tractado de la nobleza y lealtad, compuesto por doze sabios por mandado del muy noble rey don Fernando que gano a Sevilla› 61 par Diego de Gumiel en 1502 (Escorial, 33-V-5). L’œuvre fut composée en partie durant le royaume de Ferdinand III et en partie durant celui d’Alphonse X. Ici cependant, elle est attribuée au premier roi, profitant peut-être de sa renommée de roi conquérant. Plusieurs motifs ont pu favoriser son impression: la réunion de douze sages qui conseillent le roi récupère l’ambiance orientale de sagesse si usuelle à l’époque; l’attribution de l’œuvre à l’appui du roi don Ferdinand a pu être considéré comme un élément attractif en vue de sa vente, de la même façon que Hans Gieser octroya à Alphonse X son imprimé de la ‹Gran conquista de 62 ultramar› (Salamanque, 1503); finalement, une recrudescence de l’intérêt ––––––––––––––––––– 59 Imprimé décrit par Knust, Hermann, Mitteilungen aus dem Eskurial (Bibliothek des Literarischen Vereins in Stuttgart 141), Tübingen 1879, p. 539 et suiv.; Crombach, Mechthild, ‹Bocados de oro›. Kritische Ausgabe des Altspanischen Textes, Bonn 1971, p. xxvii; Bizzarri (note 2), pp. lii–liii; Haro Cortés (note 47), pp. 50–54; Haro Cortés (note 3), pp. 25–38. 60 Voir Taylor, Barry, Old Spanisch Wisdom Texts: Some Relationships, dans: La corónica 14/1 (1985), pp. 71–85; Bizzarri (note 2), pp. ix–lxviii; Haro Cortés (note 3), pp. 25–38. 61 Voir Walsh, John K., ‹El Libro de los doze sabios o tractado de la nobleza y lealtad› (ca. 1237). Estudio y edición, Madrid 1975, pp. 57–59. Au début du siècle, Fray Benigno Fernández, O.S.A, Crónica de la Real Biblioteca Escurialense, dans: La Ciudad de Dios 55 (1901), pp. 534–535 donna une description détaillée de ce volume. Plus d’informations dans Norton (note 56), entrée N° 1287. 62 La gran conquista de Ultramar, éd. critique, introduction et notes par Louis Cooper, Bogotá 1979, 4 vols.

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pour les récits de croisades, qui se reflète dans cet imprimé en faisant référence à la croisière espagnole: il s’agit du roi que gano Seuilla. Nonobstant, dans sa présentation, aucun de ces aspects n’a été mis en cause. L’unique gravure qui illustre l’œuvre, placée après l’index des chapitres, reconstitue la si courante scène de l’auteur qui remet l’œuvre au roi. L’édition imprimée reprend ici un texte en très mauvais état en commettant plusieurs erreurs au moment de le produire dans l’atelier. Mais ici, nous pouvons observer que le volume ne réélabore pas un texte ancien; il le reproduit plutôt. Son style et son langage se rapprochent plus de celui de la fabla antigua que de celui des humanistes, sans atteindre les excès ridicules 63 que cette fabla acquerra parmi les dramaturges du Siècle d’Or. Beaucoup d’erreurs graves de transmission manuscrite ont été filtrés. Par exemple, le dicton de Caton au chapitre XII est incompréhensible: Interpone tuis interdum gaudia atris (fol. Xr) qu’un lecteur du XVIe siècle répara en annotant dans la marge «curis»; au chapitre II, dans le propos du dernier sage qui condamne la cupidité, nous lisons Codicia es [. ..] deseo perlongado (fol. IIv), erreur paléographique flagrante pour prolongado. Curieusement, de graves erreurs de transmission, qu’a dû présenter le manuscrit qui arriva à l’imprimerie, n’ont pas été rectifiées. Par exemple, le chapitre I omet les dictons du neuvième et du dixième sage; le chapitre VII néglige quant à lui celui du dozeno sage. Ces erreurs évidentes révèlent que l’œuvre fut préparée avec énormément de rapidité et négligence, et que l’original d’imprimerie ne subit aucun control.

V. Les collections de proverbes Pendant la crise qui entoura la naissante industrie éditoriale des années 1505 à 1510, des œuvres de caractère parémiologique continuèrent à s’imprimer. D’ailleurs, il semblerait que cette crise favorisât leur réception par l’imprimerie, car il s’agissait là d’un produit dans lequel il n’était pas nécessaire d’investir beaucoup d’argent et leur vente pouvait être beaucoup plus rapide que des traités de médecine, théologiques ou autres œuvres doctrinales. Ainsi, nous voyons apparaître les ‹Proverbios› du Marquis de Santillane (avec des commentaires de Pierre Diaz de Tolède), ––––––––––––––––––– 63 Sur ce langage ancien, voir Salvador Plans, Antonio, La fabla antigua, dans: Historia de la lengua española, éd. coord. par Rafael Cano, Barcelona 2004, pp. 786–791.

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Séville, Jacob Cromberger, 1509 et Tolède, Successeur de Pierre Hagenbach 1510?; Caton, ‹Disticha de moribus›, Saragosse, George Coci, 1508; ‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo›, Saragosse, George Coci, 1509; ‹Bocados de oro›, Tolède, Successeur de Pierre Hagenbach, 1510; ‹La vida de ysopo, con sus fábulas› (Séville, Jacob Cromberger, 64 1510?). Dans cette crise fait irruption le plus original de ce courant: l’impression de collections de proverbes, un type de littérature qui n’avait mérité jusqu’alors que la transmission manuscrite. Désormais, ils semblent correspondre au goût des lecteurs et susciter chaque fois plus de l’intérêt. Fernando de Rojas raconte dans le prologue de sa ‹Tragicomedia› que les proverbes furent un des aspects qui attirèrent le plus les lecteurs. Le commentateur anonyme de ‹Celestina comentada› leur concédera une importance spéciale. Ils commencent à être de plus en plus utilisés dans la lyrique, dans le roman et dans le théâtre. Dans cet environnement si favorable à la production populaire, les proverbes eurent un rôle prépondérant. Les ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego› du Marquis de Santillane (Séville, Jacob Cromberger, 1508) et les ‹Refranes famosíssimos y provechosos glosados› (Burgos, Frédéric de Bâle, 1509) furent les deux premières œuvres imprimées de proverbes. Bien qu’elles possèdent des traditions indépendantes, leur histoire textuelle se lia parce qu’elles se trouvèrent au milieu d’une compétence commerciale: toutes les deux vont se disputer un marché assoiffé de ce genre d’œuvres. La collection de Santillane sortit des presses de Jacob Cromberger dans un petit volume in-octavo. La couverture offre une gravure dans laquelle se dessine un roi (Jean II) assis dans son trône et entouré de nobles, deux debout à droite et trois à gauche, dont un d’entre eux agenouillé (le Marquis). Il s’agit d’une image récurrente dans la couverture des livres, même des manuscrits. Il est possible que l’imprimeur ait reproduit une image qui s’inspirait de la longue épigraphe qui débutait l’œuvre: «Iñigo Lopez de Mendoça a ruego del rrey don Juan ordeno estos refranes que dizen las viejas tras el fuego y van ordenados por el 65 [orden del] a.b.c.». ––––––––––––––––––– 64 Nous pouvons butiner ces imprimés dans Norton (note 56), pp. 243–349. 65 Je cite d’après l’édition Íñigo López de Mendoza, Marqués de Santillana, Refranes que dizen las viejas tras el fuego, éd. Bizzarri, Hugo O., Kassel 1995, p. 77.

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Jusqu’à il n’y a pas longtemps, nous ne savions rien de la vie traditionnelle de cette collection, à l’exception de ce que pouvait nous révéler une confrontation de témoignages. Cependant, grâce à la découverte du manuscrit Zabalburu, nous savons que cette collection posséda une tradition 66 manuscrite et qu’elle fut même l’objet de réélaborations. Nonobstant, contrairement à d’autres œuvres, les éditions imprimées du XVIe siècle ne présentent pas ces réélaborations, sinon la version originale. Sous la désignation de refranes, cette collection n’englobe pas seulement une unique forme d’expressions, sinon toute une gamme de formules proverbiales, allant de proverbes tels que El poluo de la oveja alcohol es para el lobo (N° 234) ou Faz bien y no cates a quien (N° 328), jusqu’à des dictons populaires comme Callar cono negra en baño (N° 179) ou Tanto pan como queso (N° 675), des phrases proverbiales du genre Harre alla por çepas (N° 362), Parlays de las anguillas (N° 530), des dialogismes comme ¿A do tu pie? Cata aqui mi oreja (N° 84), ¿Como te fiziste caluo? Pelo a pelo pelando (N° 151), ou encore des refrains de chansons populaires comme Campanillas de Toledo, oygo vos y no vos veo (N° 174), Tan lueñe de ojos, tanto de coraçon (N° 677). La collection nous démontre ainsi e l’étendue sémantique du mot refrán, toujours en vigueur au XVI siècle. Le succès des ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego› fut immense. Il existe une deuxième édition sans données d’impression, située par 67 Norton dans les années 1509–1510, une autre de Jacob Cromberger de 1522, une de Francisco Fernández de Córdoba de 1541 à Valladolid, et finalement, une de Dominico de Robertis de 1542 à Séville. Toutes ces éditions imprimées reproduisent plus ou moins le même format. La deuxième des collections, les ‹Refranes famosíssimos y provechosos glosados› (Burgos, Frédéric de Bâle, 1509), est profondément différente, malgré le fait qu’elle appartienne au même contexte. Il ne s’agit plus là d’une série alphabétique de proverbes, sinon d’un petit traité moral muni d’un prologue et de neuf chapitres. Le prologue offre un cadre général de l’œuvre: arrivé à la vieillesse, un père décide de conseiller son fils afin de lui laisser le plus grand des trésors, à savoir la sagesse. La scène d’un père qui conseille son fils était déjà valorisée dans la Péninsule Ibérique par ––––––––––––––––––– 66 Voir les travaux de Bizzarri, Hugo O., El manuscrito Zabálburu de los ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego›, dans: Incipit 24 (2004), pp. 75–99 et id., ‹Refranes y dichos de Aristóteles de todo la filosofía moral›: Manuscrito Zabálburu IV–206, dans: Incipit 24 (2004), pp. 131–180; Incipit 25–26 (2005– 2006), pp. 641–671; Incipit 27 (2007), pp. 265–333. 67 Norton (note 56), entrée N° 1080.

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des sources aussi bien orientales que par une tradition occidentale, parmi lesquelles se trouvent Salomon et Caton conseillant leurs fils. Chaque chapitre contient un développement thématique et la force de l’enseignement se concentre dans les proverbes qui se dressent comme un véritable puits de savoir. Mais, contrairement à la collection de Santillane, nous n’avons pas pu déceler une vie traditionnelle derrière cette édition imprimée: ce n’est pas uniquement à cause du manque de copies manuscrites, sinon parce qu’il n’y a pas non plus beaucoup de variantes entre les imprimés, ce qui ôte la possibilité de l’existence au préalable d’une tradition manuscrite aujourd’hui disparue. Tout ceci fait penser que la collection se créa sur demande de l’imprimeur qui souhaitait concurrencer les ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego› sur le marché éditorial avec un produit de la même envergure. Il s’agit d’un imprimé très soigné pourvu d’une couverture qui affiche deux grands anges sous le titre de l’œuvre. Tout le texte, à l’exception du prologue, est imprimé sous la forme de deux colonnes. Les proverbes sont mis en valeur par l’utilisation d’une taille de police plus grande que le reste des phrases. Par ce procédé, le compositeur désire distinguer ceux-là de ce qu’il estime sa glose et il suit une modalité de présentation qui avait été imposée par Pablo Hurus. L’œuvre fut imprimée à six reprises supplémentaires: à Burgos par Frédéric de Bâle en 1515, à Séville par Jacob Cromberger en 1522, à Burgos par Alonso de Melgar en 1524, une vraisemblablement en 1530 et une autre en 1541 sans indications des lieux d’impression, et finalement, à 68 Valence par Alvaro Franco en 1602. Il est bien évident que les coïncidences avec les dates d’impression de la collection de Santillane sont un fait qui symbolise la concurrence de ces ouvrages commerciaux. C’est pour cela que Jacob Cromberger voulut mettre fin à cette rivalité en 1522 en imprimant les deux œuvres dans son atelier. Ces deux collections ne sont pas seulement importantes pour l’histoire de l’imprimerie, sinon aussi pour l’histoire du recueil des proverbes, car elles vont déchaîner la mode de compiler des proverbes en Espagne. Il ne faut pas occulter l’influence des ‹Adagia› d’Erasme, certainement très connus déjà aussi bien par Jacob Cromberger que par Frédéric de Bâle avant leur traduction dans la Péninsule Ibérique. ––––––––––––––––––– 68 Bizzarri, Hugo O., Los refranes famosíssimos y provechosos glosados. Estado textual, dans: Cultura Neolatina 64/1–2 (2004), pp. 285–308.

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VI. Quelques conclusions J’esquisse désormais quelques conclusions sur ce qui a été énoncé jusqu’ici. 1. Le tour d’horizon des œuvres parémiologiques admisses par l’imprimerie primitive que je viens juste à l’instant d’ébaucher ne permet pas de percevoir l’«infranqueable barrera que iba a separar, durante si69 glos, lo admitido y lo rechazado» à laquelle fit allusion Simon Diaz. Très au contraire, il est possible d’observer une continuité avec la tradition médiévale dans laquelle va s’inscrire la nouvelle invention. Effectivement, de vieux textes possédant une très ancienne tradition médiévale comme le ‹Libro de los doze sabios›, la ‹Historia de la donzella Teodor› ou encore le ‹Diálogo de Epicteto› sont imprimés. Ils représentent les textes admis de l’ancienne tradition alphonsine parmi les nombreux qui circulaient à l’époque. 2. Bien sûr, il ne faut pas rejeter une innovation dans cette tradition. Sauf quelques rares exceptions, les versions réélaborées sont préférées, beaucoup d’entre elles même avec des composants apparus à l’imprimerie. C’est le cas de la réélaboration de la ‹Historia de la doncella Teodor› ou du ‹Diálogo de Epicteto› a partir de matériel repris de l’œuvre d’Andrés de Li, ‹Repertorio de los tiempos› (Saragosse, Pablo Hurus, 1492). Cette réélaboration à partir d’éléments qui circulaient à l’époque était une forme de rajeunir ces anciens textes et de les préparer e e pour un public de la fin du XV siècle, ou du début du XVI . Dans certaines occasions, il s’agissait simplement de sélectionner une histoire déjà connue en Espagne, mais dans une version qui pouvait séduire davantage le public de cette ère, comme l’indique ‹La vida e hystoria de Apolonio› (¿Saragosse, Pablo Hurus, 1488?). 3. L’impression telle quelle d’une œuvre qui parvient à l’atelier, tel le ‹Libro de los doze sabios› (Valladolid, Diego Gumiel, 1502), ne cesse pas pour autant, grâce à la mode des textes en fabla antigua présente surtout au théâtre et dans les romans de chevalerie. Cela favorisait la manifestation de textes au langage moins archaïque et, par conséquent, exempt de toute modernisation. 4. L’observation des collections publiées à cette période fait ressortir que l’atelier d’imprimerie n’était pas un simple récepteur de matériaux. Lorsque, en évoquant les débats occasionnés par son œuvre, Fernando de ––––––––––––––––––– 69 Simon Diaz (note 1), p. 370.

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Rojas raconte dans le prologue de ‹La Celestina› que «aun los impresores han dado sus punturas, poniendo rubricas o sumarios al principio de cada 70 acto, narrando en breve lo que dentro contenía», il se réfère naturellement a la manipulation du texte de son œuvre par les imprimeurs, du moins quant à la manière de présentation. Il est possible que cela n’ait pas été du goût de Rojas, si familiarisé avec la comédie humaniste, car plus loin il ajoute: «[.. .] una cosa bien escusada según lo que los antiguos escritores usaron» (p. 20). Cependant, les auteurs devaient se résigner à ces manipulations. Cette intervention des imprimeurs dans la présentation des œuvres parémiologiques des XVe et XVIe siècles est évidente. Ceux-ci préparent l’œuvre pour un lecteur-acheteur et, par conséquent, ils s’attribuent le droit d’annexer certaines parties (couverture, rubriques finales, arguments, intitulations, etc.). Comme la majorité des premiers imprimeurs étaient d’origine allemande, il n’est pas étonnant qu’ils aient reproduit la forme de présentation des œuvres telle qu’ils l’avaient appris dans leur patrie. En conséquence, nous remarquons par exemple la fréquente apparition de gravures qui recréent le texte. Dans l’atelier, le rythme de travail était vertigineux et certains imprimés démontrent comment le texte y a été complété en prenant des éléments d’un autre imprimé similaire, ou tout simplement en le parachevant grâce à l’aide d’intellectuels rattachés à l’atelier d’imprimerie. L’‹Esopete ystoriado› ou encore l’‹Exemplario contra los engaños y peligros del mundo› constituent deux preuves de cette tendance. 5. Un de ces intellectuels, García de Santa María, indique explicitement qu’il composa sa paraphrase de Caton pour satisfaire à la requête insistante de Pablo Hurus. L’imprimerie nous montre donc que le travail des imprimeurs ne se restreignit pas seulement à travailler la manière de présenter un texte. Ceux-là repéraient en Espagne un marché vierge et, de ce fait, prolifique à la publication des textes déjà imprimés dans leur pays. Par conséquent, nous observons à ce moment l’apparition de collections comme celles de Caton ou d’Esope, présentes dans la péninsule depuis longtemps, mais sans aucune version en langue romance, du moins circulant librement. Les imprimeurs – la majorité d’entre eux était allemande – reproduisirent en Espagne les schémas culturels qui leur étaient familiers dans leur patrie. Nous leur devons une première influence de l’érasmisme ––––––––––––––––––– 70 Rojas, Fernando de (et ‹Antiguo autor›), La Celestina. Tragicomedia de Calisto y Melibea, éd. par Francisco J. Lobera, Guillermo Serés, Paloma Díaz-Mas, Carlos Mota, Íñigo Ruiz Arzálluz et Francisco Rico, Barcelona 2000, p. 20.

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dans la littérature parémiologique. En 1501, Erasme avait publié ses 71 ‹Adagia›, mais ils ne furent traduits en Espagne qu’en 1549. Toutefois, les éditions imprimées des premières collections de proverbes, les ‹Refranes que dizen las viejas tras el fuego› et les ‹Refranes famosíssimos y provechosos glosados›, sont le résultat de la connaissance que les imprimeurs possédaient du texte d’Erasme. 6. Le nombre abondant de collections de proverbes et d’exempla réalisé durant l’imprimerie primitive démontre que cette littérature n’eut pas un rôle auxiliaire. Elle continuait à être primordiale dans la formation de l’individu, d’où son succès commercial. L’imprimerie préféra rajeunir cette ancienne tradition au lieu de la rejeter. Avec le refus de quelques collections, l’acceptation telles quelles de certaines et la réélaboration d’autres, elle créa effectivement un nouveau corpus sapientiel. Par contre, le but de ce dernier ne fut pas de soutenir une cour lettrée, comme ce fut e e le cas de son développement au XIII et au XIV siècle, sinon de fonctionner désormais comme littérature de formation et, pourquoi pas, de divertissement de ce nouveau public bourgeois.

––––––––––––––––––– 71 En 1549, les ‹Apotegmas› d’Erasme suscitent deux traductions, publiées toutes deux à Anvers: une à la charge du docte Francisco Thámara, professeur de l’Université de Cadix; une autre à la charge du maître Juan de Jarava, médecin. Voir Bataillon, Marcel, Erasmo y España. Estudios sobre la historia espiritual del siglo XVI, México 1966, p. 625.

Présentation des auteurs / Vorstellung der Autoren ALFONSO D’AGOSTINO est professeur de Philologie romane à l’Université de Milan, directeur du ‹Seminario Permanente su Questione Romanze›, membre de la ‹Commissione per l’Edizione Nazionale del Volgarizzamenti del classici latini›, et membre du comité des revues littéraires ‹Letteratura italiana antica› et ‹La parola del testo›. Il est également l’auteur de nombreuses études sur la littérature didactique romane, parmi lesquelles se trouvent les éditions critiques de ‹Fiori e vita di filosofi› (Firenze 1979), ‹Le savi: testo paremiologico in antico provenzale› (Roma 1984) et ‹Storia della lingua spagnola› (Milan 2001). CARLOS ALVAR est professeur au Département d’espagnol de l’Université de Genève, directeur du ‹Centro de Estudios Cervantines› (Alcalá de Henares) et président de l’Association internationale des Hispanistes. Il est docteur «honoris causa» des Universités de Cordoue et de Jérusalem. Il est l’auteur de plus d’une centaine d’articles sur la littérature médiévale, en particulier sur la littérature arthurienne, la poésie lyrique des troubadours, la poésie épique et la littérature didactique, ainsi que sur la littérature de la Renaissance. Actuellement, il dirige l’édition de la ‹Gran enciclopedia cervantina›, en 12 volumes (Alcalá de Henares). JACQUES BERLIOZ est, depuis 2006, directeur de l’Ecole nationale des chartes (Paris). Il anime avec Marie Anne Polo de Beaulieu le ‹Séminaire sur les exempla médiévaux›, au sein du Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval (Centre de recherches historiques, ÉHÉSSCNRS, Paris). Ses investigations se sont orientées vers le domaine des exempla médiévaux. Il dirige actuellement l’édition du ‹Traité des diverses matières à prêcher› du dominicain Étienne de Bourbon (2 vol. parus). HUGO O. BIZZARRI est professeur de Philologie Hispanique et Histoire de la langue à l’Université de Fribourg. Il est membre de l’Institut d’Études Médiévales (Fribourg), vice-président de l’Association Suisse d’Études Hispaniques, membre du comité scientifique de ‹Medievalia Hispánica› (Frankfurt), ‹Revista de literatura medieval› (Alcalá de Henares) et ‹Boletín Hispánico Helvético› (Genève). Parmi ses principaux

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Présentation des auteurs / Vorstellung der Autoren

ouvrages, on distingue le ‹Diccionario paremiológico e ideológico de la Edad Media (Castilla, siglo XIII)› (Buenos Aires 1999) et ‹El refranero castellano en la Edad Media› (Madrid 2005). DELPHINE CARRON prépare sa thèse de doctorat sur le personnage de Caton au Moyen Age, aux Universités de Neuchâtel et de Paris IV-Sorbonne. Elle a réalisé un séjour scientifique à l’Université de Pavie. Elle occupe aujourd’hui un poste de collaboratrice scientifique FNS à la chaire d’Histoire de la Philosophie médiévale de l’Université de Fribourg. BERNARD DARBORD est professeur de langue et littérature espagnoles à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Coresponsable du séminaire d’Études Médiévales hispaniques du ‹Colegio de España› de Paris. Il s’intéresse à la typologie des langues romanes, tout particulièrement à l’espagnol et au portugais, à la parémiologie et au récit médiéval. Il est l’auteur d’une édition critique du ‹Libro de los gatos› (Paris 1984) et de la ‹Grammaire explicative de l’espagnol› (Paris 2005). REGULA FORSTER est Juniorprofessorin d’études arabes à la Freie Universität de Berlin. Elle accomplit des études de germanistique, arabistique et philosophie à l’Université de Zurich. Elle reçut une bourse du Fond National Suisse à Oxford. En 2005, elle obtint sa promotion avec le travail ‹Das Geheimnis der Geheimnisse. Die arabischen und deutschen Fassungen des pseudo-aristotelischen Sirr al-asrāar / Secretum secretorum› publié une année après (Wiesbaden 2006). KLAUS GRUBMÜLLER est professeur de Philologie Germanique à la Georg-August-Universität Göttingen, fondateur et directeur de l’Interdisziplinäres Zentrum für Mittelalter- und Frühneuzeitforschung à l’Université de Göttingen. Il fut directeur du Mediävistischer Arbeitskreis der Herzog-August-Bibliothek Wolfenbüttel et fondateur de l’International Max Planck Research School ‹Werte und Wertewandel› (Göttingen). Parmi ses publications ressortent tout particulièrement le ‹Meister Esopus. Untersuchungen zu Geschichte der Funktion der Fabel im Mittelalter› (München 1977), ‹Novellistik des Mittelalters. Märendichtung› (Frankfurt 1996) et ‹Die Ordnung, der Witz und das Chaos. Eine Geschichte der europäischen Novellistik im Mittelalter› (Tübingen 2006). CARLOS HEUSCH est professeur à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines de Lyon, appartenant au PRES Université de Lyon,

Présentation des auteurs / Vorstellung der Autoren

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membre du CIHAM (UMR 5648 du CNRS) dont il dirige l’équipe 5 ‹Genèse, structuration et circulation des textes et des langues dans la Romania médiévale›. Il codirige (avec Georges Martin) les ‹Cahiers d’études hispaniques médiévales›. PHILIPPE MÉNARD est professeur émérite de l’Université ParisSorbonne, membre de la Medieval Academy of America et ancien Président de la Société Internationale Arthurienne. Il dirige actuellement l’édition du ‹Devisement du Monde› de Marco Polo, duquel ont paru cinq volumes (2001–2006). Dans notre domaine, sont remarquables ses éditions critiques de ‹Les lais de Marie de France: contes d’amour et d’aventure du moyen âge› (Paris 1979) et du ‹Roman d’Alexandre en prose› (Osaka 2003), ainsi que ses études ‹Fabliaux français du moyen âge› (Genève 1979) et ‹Les fabliaux: contes à rire du moyen âge› (Paris 1983). FRANCO MORENZONI est professeur d’Histoire médiévale à l’Université de Genève et directeur (en collaboration avec Nicole Bériou) de la collection ‹Bibliothèque d’histoire culturelle du moyen âge› (Turnhout, Brepols). Ses domaines de recherche sont l’histoire culturelle et religieuse, et notamment l’histoire de la prédication. Parmi ses ouvrages, on distingue ‹Mirificus Praedicator. Vincent Ferrier et la prédication mendiante› (Roma 2006) et (en collaboration avec Nicole Bériou) ‹Prédication et liturgie au Moyen Âge› (Turnhout 2008). ANNE MARIE POLO DE BEAULIEU est Directrice de Recherche au CNRS. Elle dirige (avec Jacques Berlioz) l’équipe de recherche sur les exempla médiévaux au sein du Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval (GAHOM). Elle a publié l’édition de la ‹Scala coeli› de Jean Gobi (Paris 1991) ainsi qu’un recueil de ses articles dans le volume intitulé ‹Education, prédication et cultures au moyen âge› (Lyon 1999) et un manuel: ‹La France au moyen âge: de l’an mil à la peste noire› (Paris 2002). ELISABETH SCHULZE-BUSACKER est professeure d’Histoire de la langue française à l’Université de Pavie, professeure émérite de l’Université de Montréal. Elle est membre de la Royal Society of Canada, membre du comité scientifique des ‹Cahiers de civilisation médiévale› (Poitiers), de ‹La France Latine. Revue d’Études d’Oc› (Paris) et de la Société des Anciens Textes Français (Paris). Elle est également auteure de nombreuses études sur la littérature française et occitane médiévale: lyrique, narra-

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Présentation des auteurs / Vorstellung der Autoren

tion, théâtre, parémiologie, textes didactiques et gnomiques. À la parémiologie est entièrement consacré son volume ‹Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du moyen âge français› (Paris 1985). AUDREY SULPICE est professeure à l’Institut Catholique de Paris et membre du Centre de Recherches d’Etudes et de Spiritualité Cartusienne et du Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval (GAHOM).