Tous peuvent réussir ! : partir des élèves dont on n’attend rien 9782367170022, 2367170029

Pourquoi l’école est-elle impuissante face à l’échec scolaire de beaucoup d’enfants et de jeunes de milieux très défavor

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Tous peuvent réussir ! : partir des élèves dont on n’attend rien
 9782367170022, 2367170029

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Tous peuvent réussir ! Partir des élèves dont on n'attend rien

La Chronique Sociale est à la fois un organisme de formation et de recherche et une maison d'édition. Fondée à Lyon en 1892, elle s'est préoccupée dès ses origines de sensibiliser aux évolutions de la société et de suggérer une organisation de la vie collective plus solidaire et plus respectueuse des personnes. Actuellement, les Éditions de la Chronique Sociale publient des ouvrages et des jeux pédagogiques qui contribuent à mettre en oeuvre ces orientations. Issus de pratiques professionnelles et sociales, ils sont au service de tous ceux qui s'efforcent de mieux comprendre le monde. Chacun pourra s'approprier ces outils et les utiliser, tant pour son développement personnel que pour une action collective efficace.

Pour plus d'informations : www.chroniquesociale.com

Couverture : Responsable des Éditions :

3M2A André Soutrenon

Correction :

Gil Mozzo

Imprimeur :

Darantiere

La reproduction partielle et à des fins non commerciales des textes publiés par la "Chronique Sociale" est autorisée à la seule condition d'indiquer la source (nom de l'ouvrage, de l'auteur et de l'éditeur), et de nous envoyer un exemplaire de la publication. Chronique sociale, Lyon, Dépôt légal : avril 2013 N° d'impression : 13-0333 Imprimé en France

ATD Quart Monde

Tous peuvent réussir ! Partir des élèves dont on n'attend rien Pédagogie formation

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l'essentiel

Chronique

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QUART ele.. i° DE

1, rue Vaubecour - 69002 Lyon Tél. : 04 78372212

Remerciements Merci à tous ceux qui, en participant au début de cette recherche, ont permis qu'elle atteigne son objectif : Franck Bettendorff, Sébastien Billon, Marie-Jo Bouyer, Claude Cosnard, Marie-Christine Crublé, Jean-François Durand, Danielle Frey, Valérie Gaultier, Béatrice Halle, Élise Letarte, Christophe Picart, Sabine Roubelas, Frédéric Tijou, Agnès Vallet. Merci à Gaston Pineau, professeur émérite à l'université François Rabelais de Tours, de nous avoir permis de travailler dans de confortables conditions tout en contemplant la Loire dans la bonne ville de Tours. Merci à Yvette Boissarie et Bruno Couder qui ont orienté utilement le travail de rédaction et à Marie Garier, Claude Hooge et Anne-Isabelle Pellegrin pour leurs remarques judicieuses après lecture attentive du manuscrit. Un grand merci à Mireille Félix pour sa patience et ses conseils. Nous sommes reconnaissants envers l'IUFM de Lyon qui a concrètement soutenu ce travail. Nous espérons que le contenu de ce livre montrera notre très grande reconnaissance à tous les enfants, jeunes et parents que nous avons rencontrés et qui nous ont enseigné, dans un engagement commun au sein du mouvement ATD Quart Monde.

Tous peuvent réussir ! L'équipe de recherche

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Au lecteur

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Préface

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Préambule Un engagement qui interroge l'école Un engagement qui interagit avec la profession

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Chapitre 1 : Histoire et méthodologie d'une recherche Premier entretien Rencontre avec Pascal Galvani et structuration de la recherche Formation à l'entretien d'explicitation Deuxième entretien dit d'explicitation Constitution de l'équipe des acteurs-chercheurs

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Chapitre 2 : L'importance de la rencontre — Mahaut Rigaldiès 1.Parcours professionnel et militant 2. Moment de pratique professionnelle 3. Moment de pratique militante 4. Retour sur ces deux moments

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Chapitre 3 : La démocratie à l'école — Christian Deligne 1.Parcours professionnel et militant 2. Moment de pratique professionnelle 3. Moment de pratique militante 4. Retour sur ces deux moments

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Chapitre 4 : La force de l'enseignant : les élèves — Marie Verkindt 1.Parcours professionnel et militant 2. Moment de pratique professionnelle 3. Moment de pratique militante 4. Retour sur ces deux moments

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Chapitre 5 : L'enjeu du dialogue — Vincent Massart 1.Parcours professionnel et militant 2. Moment de pratique professionnelle 3. Moment de pratique militante 4. Retour sur ces deux moments

71 71 76 81 83

Chapitre 6 : Libérer la parole des enfants — Agnès Sulmont 1.Parcours professionnel et militant 2. Moment de pratique professionnelle 3. Moment de pratique militante 4. Retour sur ces deux moments

85 85 91 94 94

Chapitre 7 : Les savoirs d'action Domaine 1 : Pour permettre l'accès aux savoirs, créer l'alliance nécessaire entre et avec tous les élèves et avec tous les parents Domaine 2 : Exercer une autorité au service de la réussite de tous les élèves Domaine 3 : Prendre le parti de la valorisation de l'élève le plus exclu Domaine 4 : Mener des projets ambitieux qui ouvrent l'école sur son environnement et redonnent confiance et fierté aux élèves et à leurs parents Domaine 5 : Accepter de considérer son propre modèle social comme un modèle parmi d'autres Domaine 6 : S'impliquer en tant que personne, s'engager auprès de chacun sans exclusion Domaine 7 : Agir en praticien réflexif

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Chapitre 8 : Renversements fondamentaux 1. Premier renversement : donner la parole aux plus pauvres 2. Second renversement : passer de la compétition à la coopération 3. Vivre ces renversements par un travail sur soi de l'enseignant

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Postface : Pascal Galvani Étudier collectivement les moments décisifs de la pratique Comment explorer la pratique et les savoir-faire 9 Expliciter les kaïros ou moments décisifs de la pratique L'autoformation pratique des enseignants Une éthique éducative en acte

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Tableau récapitulatif des leviers pédagogiques L'école ou enseigner l'art de la rencontre — Albert Jacquard Suite des parcours professionnels et militants Bibliographie Glossaire

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Recherche-action d'une équipe d'enseignants membres du mouvement ATD Quart Monde : Sabine Courtois, Christian Deligne, Régis Félix, Françoise Grailhe, Benoît Hooge,Vincent Massart, Bruno Masurel, Mahaut Rigaldiès,Agnès Sulmont, Catherine Thoris, Michel Thoris, Héloïse Saloux, Colette Utzmann, Marie Verkindt. Recherche dirigée par Pascal Galvani Rédaction finale par Régis Félix

Tous les mots suivis de sont dé finis dans le glossaire.

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ATD Quart Monde ATD Quart Monde est un mouvement international, sans appartenance politique ni confessionnelle. Créé en 1957 par Joseph Wresinski avec les habitants d'un bidonville de la région parisienne, il mène des actions qui visent à détruire la misère par l'accès de tous aux droits fondamentaux. Il développe particulièrement des actions d'accès au savoir, à la culture, à la prise de parole (Bibliothèques de rue, Festivals des arts et des savoirs, Universités populaires Quart Monde...). Il se mobilise afin qu'aux plans local, national et international, les personnes démunies soient écoutées et représentées, et que la lutte contre la grande pauvreté soit une priorité (actions auprès des institutions politiques, des professionnels et du grand public). Les éditions Quart Monde, un appel à ne pas se résigner Branche éditoriale du mouvement ATD Quart Monde, les éditions Quart Monde ont un triple objectif : —témoigner de la vie et de la pensée des personnes très pauvres en leur donnant la parole le plus directement possible ; —contribuer à changer les mentalités ; — permettre de réfléchir et d'agir, à partir des actions de fond menées par ATD Quart Monde. www.editionsquartmonde.org [email protected] Pour en savoir plus :

ATD Quart Monde France www.atd-quartmonde.fr ATD Quart Monde international www.atd-quartmonde.org

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L'équipe de recherche Enseignant-chercheur ayant dirigé la recherche Pascal Galvani, professeur à l'université du Québec à Rimouski, est chercheur associé à l'équipe de recherche Dynadiv de l'université François Rabelais de Tours (DYNAmiques et enjeux de la DIVersité : cultures, langues, littératures, formation).

Équipe de coordination (membres d'ATD Quart Monde) Christian Deligne est professeur des écoles, école élémentaire, en Île-deFrance. Régis Félix était professeur en classe préparatoire puis principal de collège. Benoît Hooge était directeur adjoint de l'IUFM de Bretagne. Bruno Masurel, volontaire permanent* du mouvement ATD Quart Monde, est responsable d'un projet pilote avec des écoles d'un quartier défavorisé en Bretagne.

Onze acteurs-chercheurs (membres d'ATD Quart Monde) Sabine Courtois était professeure en collège dans le Nord. Christian Deligne est professeur des écoles, école élémentaire, en Île-deFrance. Françoise Grailhe était professeure des écoles, maître formateur, école élémentaire, en Alsace. Vincent Massart est professeur en lycée professionnel, formateur en IUFM, en Rhône-Alpes. Mahaut Rigaldiès est professeure des écoles, école élémentaire, en RhôneAlpes. Héloïse Saloux est professeure en lycée professionnel. Agnès Sulmont est professeure des écoles, école élémentaire, en RhôneAlpes. Catherine Thoris est professeure des écoles, école maternelle, dans le Nord. Michel Thoris est professeur des écoles, école élémentaire, dans le Nord. Colette Utzmann était professeure des écoles, école élémentaire, en Alsace. Marie Verkindt est professeure en collège, dans le Nord.

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Au lecteur Ce livre est structuré en quatre parties, qui peuvent se lire dans la continuité ou séparément. • Méthodologie de la recherche (chapitre 1). • Les récits (chapitres 2 à 6 et p.155 à 200). Chacun des onze acteurs-chercheurs a été invité à écrire un récit reprenant l'essentiel des deux entretiens qu'il a eus avec les accompagnateurs. Tous les récits ont la même structure : —présentation rapide de l'auteur du récit ; —parcours professionnel et militant ; —moment de pratique professionnelle ; — moment de pratique militante ; —retour sur ces deux moments. • Vingt et un savoirs d'action (chapitre 7) tirés de l'analyse des entretiens. • Deux renversements fondamentaux (chapitre 8) qui fondent l'action en classe des acteurs-chercheurs en lien avec leur engagement dans le mouvement ATD Quart Monde. Pour des raisons éditoriales, nous avons choisi de mettre en première partie du livre cinq des onze récits analysés. Les six autres se situent en fin d'ouvrage.

Biographie succincte du fondateur d'ATD Quart Monde Joseph Wresinski Né en France dans une famille très pauvre, d'origine polonaise par son père et espagnole par sa mère, Joseph Wresinski (1917-1988) est devenu le porte-parole du « peuple de la misère ». Porté par une certitude : « La misère est l'oeuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire », il fonde en 1957, avec les habitants du camp de sans-logis de Noisy-le-Grand où il est aumônier, le mouvement ATD Quart Monde. L'éradication de l'illétrisme, l'accès à la culture et à l'éducation sont au coeur de son combat. Membre du Conseil économique et social à partir de 1979, il est l'auteur de l'un des rapports les plus diffusés de l'institution : Grande pauvreté et précarité économique et sociale (février 1987, téléchargeable sur le site du CESE : http://grandepauvrete.lecese. fr/impact.html). Ce texte a inspiré des politiques publiques et une nouvelle façon de comprendre les droits de l'homme.

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Préface Tout engagement mérite le respect, et plus que tout autre l'engagement en faveur des pauvres, des déshérités, des exclus. C'est le premier sentiment qu'inspire la lecture de ce livre. Militants d'ATD Quart Monde, les enseignants qui témoignent ici ont organisé leur vie en fonction de ce choix fondamental, et leur réflexion sur leur métier et la façon dont ils l'exercent soulignent d'abord l'importance de l'engagement pour un pédagogue. Cet engagement repose d'abord sur la conviction fondamentale que tous les élèves peuvent réussir à leur façon. « Il n'y a pas de fatalité à une situation d'échec. » (p. 127). Ces enseignants refusent de se résigner à l'état des choses, à la misère du monde. Leur expérience à ATD Quart Monde les a convaincus de l'existence de véritables richesses chez les plus pauvres. Mais, pour en tirer parti, il faut, par une sorte de révolution copernicienne, modifier profondément le rapport aux parents et aux élèves. « Ce n'est pas l'action qui est déterminante, c'est l'attitude. » (p. 156) Depuis une vingtaine d'années, le modèle professionnel du professeur, qui revendique une compétence, une expertise pour fonder son autorité dans la classe, se substitue au modèle paternel ou maternel de l'instituteur traditionnel. C'est oublier que l'enseignement, comme la médecine, est un métier de relation, et que l'on ne peut y réussir sans assumer cette dimension essentielle. Les auteurs le relèvent ici de façon récurrente : « Par pudeur ou par discrétion, les enseignants sont peu nombreux à oser revendiquer à haute voix leur implication dans un métier qui, pourtant, n'a de sens plein que dans cet attachement profond avec ceux et celles que nous avons la responsabilité de faire grandir. » (p. 128). Sans la création d'un lien authentique avec les élèves, il est difficile de les faire avancer, et ce qui vaut pour tous vaut encore plus pour les enfants les plus pauvres. Agnès le dit très simplement : « J'ai vite compris que faire avancer les enfants les plus exclus est un long chemin qui demande l'implication personnelle de l'enseignant. » (p. 88). Pour créer ce lien, plusieurs des témoins qui s'expriment ici ont choisi d'habiter le même quartier que leurs élèves. C'est un choix à contre-courant : la diffusion du modèle professionnel est un phénomène général, qui touche tous les métiers de relation — le cabinet des médecins ou des avocats ne fait plus partie aujourd'hui de leur domicile. Une frontière que l'on voudrait étanche sépare désormais vie domestique et activité professionnelle. Les militants d'ATD Quart Monde qui ont précisément refusé de vivre en dehors du quartier où ils exerçaient soulignent ce que leur a apporté ce choix. Ainsi Agnès : « J'habite dans le quartier où j'enseigne. Même si j'avais

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quelques réticences au début, je pense que c'est un plus par rapport aux parents et aux enfants. Cela permet de se rencontrer de manière informelle : quand on fait ses courses, lors des fêtes de quartier, à l'école maternelle de mes enfants, etc. » (p. 86). Et Vincent le confirme : « Je crois que ça aide, d'habiter le même quartier, d'habiter la même réalité géographique, on parle d'un lieu que l'on a en commun. Nous ne sommes pas du même milieu, nous ne sommes pas issus de la même histoire. Simplement, le fait d'avoir habité le même quartier que Mourad me donnait une légitimité à rappeler une certaine norme sans que ce soit vécu comme un arbitraire, une violence symbolique. » (p. 75) L'enseignant qui habite le même quartier que ses élèves partage avec eux un lien qui n'a rien d'arbitraire, en effet, et qui se renforce avec le temps. « Croiser mes élèves actuels ou mes anciens élèves, c'est vraiment une joie. J'aime les rencontrer dans la rue, il y a toujours beaucoup de respect. Et je crois que cela m'implique davantage dans mon métier : je sais que les enfants que j'ai dans ma classe, je vais les croiser encore les années suivantes, et j'ai encore plus envie qu'ils s'épanouissent, qu'ils grandissent et qu'ils apprennent. » (p. 33) L'engagement du maître ne suffit pourtant pas. Il faut que lui réponde un engagement des élèves ; or il suppose le concours des parents et de l'ensemble des élèves. La stigmatisation des parents déclarés défaillants est, pour une école en situation d'échec, car l'échec de tant d'élèves est celui de l'institution et non plus des individus, une solution de facilité, une façon de nier sa propre responsabilité en la faisant retomber de façon arbitraire, injuste et blessante sur les familles. « Passer de la défiance à la confiance, quitter les idées reçues sur les parents qui ne s'intéresseraient pas à la scolarité de leurs enfants en prenant les moyens de les écouter, en notant leurs paroles pour comprendre leurs difficultés, permet d'entrer dans le dialogue. Cela repose sur la conviction que les parents sont indispensables à la réussite de leurs enfants. » (p. 103) Les enseignants se plaignent rituellement de ce que les parents des mauvais élèves ne viennent jamais aux réunions qu'ils organisent. Mais estce qu'eux-mêmes se rendraient à de telles convocations s'ils savaient, à l'avance, qu'il va leur falloir entendre que leur fils ou leur fille ne travaille pas, a de mauvais résultats, se conduit mal, alors qu'ils n'y peuvent rien, et qu'ils sont dépassés par la précarité de leur existence de pauvres ? « Bien sûr que je ne sors pas de ma voiture, parce que je sais que, de toute façon, ça ne va pas, donc à quoi ça sert de venir à l'école si on me dit toujours que ça ne va pas ? » (p. 32) Dans leur rapport aux parents, les enseignants qu'on va lire évitent de se placer en surplomb. Ils ne donnent pas de leçons, ne font pas de reproches, mais cherchent à comprendre. Cela commence par une grande attention aux conditions de l'accueil individuel. Ils savent que les parents qui viennent 12

se sentent d'abord gênés, intimidés, inquiets. Ils cherchent à les mettre en confiance : on cause mieux assis autour d'une table de façon un peu intime. Alors que beaucoup d'enseignants croient bien faire dans les réunions collectives en demandant aux parents de s'asseoir à la place qu'occupe leur enfant, Agnès a compris l'aspect infantilisant du dispositif : elle « installe les chaises en cercle pour faciliter les échanges et pour que les parents ne se retrouvent pas assis au bureau de leur enfant [...], leur accordant ainsi le statut qui est le leur. » (p. 89) Ils cherchent aussi à valoriser aux yeux des parents les réussites des enfants, et créent dans ce but des situations scolaires ou extrascolaires. C'est capital pour redonner confiance et espoir, et donc motiver et les parents et les enfants. Marie a par exemple recours à une ruse simple avec un élève qui n'apprenait jamais ses leçons. Elle l'interroge en dernier, pour qu'il ait eu le temps d'entendre les réponses de ses camarades, et elle peut alors, sans démagogie, lui donner une relativement bonne note, car elle a vu qu'il les écoutait, ce qui lui permet de lui dire ensuite : « Te rends-tu compte, avec la mémoire que tu as, si tu apprenais tes leçons, tu pourrais vraiment réussir. » C'est une remarque qu'on lui rappelle plusieurs mois plus tard. Les humbles sont aussi des humiliés. « Je me souviens, écrit Marie à propos d'un autre cas, d'une maman qui m'a dit : "Vous êtes la première personne qui me dit que mon enfant sait faire quelque chose." » (p. 57). Il faut rendre aux parents une certaine fierté de leurs enfants. « Avant de penser comment transmettre un savoir et une éducation à nos enfants, il faut d'abord qu'ils soient fiers : fiers d'eux-mêmes, de leur famille, de leur quartier. Sinon, ils ne pourront rien apprendre, disaient les militants du Quart Monde à l'Université populaire de Lille en 1992. » (p. 46) La modification du rapport aux parents est une condition nécessaire si l'on veut que les élèves apprennent, mais elle ne suffit pas : il faut aussi modifier les rapports des élèves entre eux. Marie insiste sur ce point : « Les barrières sociales séparent les jeunes et les empêchent d'entrer dans de nouveaux univers et donc d'apprendre. Il faut tenir compte de ce fait et ne pas le minimiser. Abaisser ces barrières n'est pas une condition secondaire, c'est essentiel pour accéder aux apprentissages. Un enseignant, sans l'aide des élèves, ne peut faire face à leur hétérogénéité. Cette dernière n'est une richesse pour tous qu'à condition de créer un climat qui permette aux élèves de s'enrichir mutuellement. Il serait illusoire de penser que, de façon générale, ce climat se crée naturellement. » (p. 69) Pour modifier le climat de la classe et amener les élèves à se découvrir et à s'accepter, nos témoins multiplient les initiatives. Ils utilisent les sorties hors de l'école, le montage de petites manifestations ou de représentations. Deux des réalisations rapportées ici sont particulièrement représentatives

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des multiples possibilités qui s'offrent à qui cherche à sortir de la routine de la classe. La première, rapportée par Marie, est une visite du patrimoine industriel d'une ville du Nord, préparée et guidée par des élèves de 4e pédagogie de contrat et SEGPA, pour des élèves de 4e dite normale du même collège. Le récit en est passionnant. La seconde, rapportée par Vincent, est une rencontre d'une petite classe de CAP (onze élèves) à la médiathèque de la ville avec la bibliothécaire et une écrivaine. Les élèves posent d'abord des questions à celle-ci, puis ils lui soumettent des textes que Vincent leur a fait préparer pour la circonstance. Il en résulte des échanges inattendus et profonds sur la lecture et l'écriture. Pour que ces situations, en dehors de la classe ou au sein même de la classe, soient fécondes et efficaces, il faut une maîtrise de la conduite des groupes qui s'apprend. Nos témoins ne décrivent pas en détail comment ils l'ont apprise. Christian a participé à des groupes Balint. D'autres ont bénéficié de formations internes au mouvement ATD Quart Monde. D'autres encore ont suivi d'autres chemins. Tous, en tout cas, se définissent comme des praticiens réflexifs, et ils vivent leur renversement pédagogique par un travail sur soi (p. 142). Un travail sur soi qui est aussi un travail collectif et dont ce livre est à lui seul un exemple éloquent. Ce ne sont pas, en effet, des témoignages recueillis sur le vif. L'équipe les a travaillés, écrits selon un plan relativement uniforme, en les centrant sur des épisodes significatifs. Enfin, elle a formalisé les enseignements qu'elle pouvait en tirer, en collaboration avec un chercheur franco-canadien, Pascal Galvani, qui l'a accompagnée et livre in fine ses réflexions. C'est tout sauf des témoignages bruts de décoffrage, si l'on me permet cette métaphore. Nous n'avons pas ici des militants qui s'épanchent, mais des enseignants engagés qui travaillent leur vécu. Leurs témoignages manifestent ce savoir-faire indispensable, qui se constitue et s'approfondit précisément par la réflexion sur la pratique, et dont on regrette qu'il ne fasse pas partie de la formation des maîtres dans sa conception traditionnelle. Il est attesté d'abord par leur extrême attention à l'usage de l'espace quel qu'il soit, à la position des élèves dans cet espace, à la composition des groupes. Quand il fait asseoir sa classe autour de la table de la médiathèque, Vincent veille à être en face de tel élève, il évite que deux autres, en affrontement fréquent, ne se trouvent côte à côte, et peu lui importe qu'il ne voie pas la bibliothécaire. Il joue un rôle de modérateur : « Je veille à ce que tout ce que la bibliothécaire entend reste tolérable. » Et l'on pourrait donner d'autres exemples de cette pratique de l'animation et de la gestion du groupe. Un second trait caractéristique de ce savoir-faire est une extrême attention à ce qui se passe dans le groupe, et notamment à l'instant où se produit un événement, un incident, une parole inattendue. L'une des grandes difficultés du métier d'enseigner réside précisément dans la gestion de ces 14

moments, où l'enseignant est pris au dépourvu, où il est surpris et où il doit réagir dans l'instant, jouant ainsi sur une réaction dont il n'a pas eu le temps de mesurer les conséquences, sa relation avec la classe. Tirer parti de ces moments, en faire ce que les Grecs nommaient kaïros, l'occasion opportune, le bon moment pour agir, est un art, qui s'apprend lui aussi à condition d'y réfléchir après coup. Nos témoins y sont très attentifs : « La pratique de l'autorité [telle que ces enseignants l'exercent] est un refus de l'humiliation parfois utilisée comme principe d'éducation. Exercer une autorité bienveillante n'est pas succomber à la démagogie. C'est savoir modifier son plan de route en vol, c'est savoir se saisir des opportunités, c'est garder une attention constante à l'inattendu. De cet inattendu peut surgir l'occasion de mettre l'élève le plus exclu des apprentissages, et parfois du groupe, au centre des activités cognitives en cours. » (p. 108) On pourrait glaner dans ce livre bien d'autres leçons. Je laisse le lecteur les découvrir, ou plutôt les méditer. Le propos ne vise pas, en effet, à la simple description, encore moins à l'exemplarité, bien qu'il soit à la fois exemplaire et riche d'exemples. Les auteurs sont trop modestes, ils ont trop conscience de l'ampleur du chantier et de sa difficulté pour croire qu'ils proposent des solutions définitives. Du moins indiquent-ils la voie sur laquelle il faut cheminer avec les plus pauvres, et ils nous invitent à les accompagner. Mais cela implique, ils en ont bien conscience, un véritable renversement des attitudes et des pratiques, une remise en question fondamentale. Le susciter est leur objectif. Il n'est pas mesquin. Antoine Prost

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Préambule Quelle école pour quelle société ? Comment faire l'école pour bâtir la société que nous voulons ? Comment allier chez les enseignants la volonté d'apprendre aux enfants et aux jeunes à vivre ensemble et l'exigence fondamentale de transmettre à tous un savoir dont l'école est porteuse ? Ils sont nombreux ceux qui contribuent à faire avancer les réponses à ces questions. Il suffit pour s'en rendre compte de voir l'extraordinaire vitalité des publications, des débats, des échanges par sites Internet, revues, etc. qui montre combien l'école porte en elle les forces qui devraient lui permettre de venir à bout de l'échec scolaire persistant d'un trop grand nombre d'enfants et de jeunes. Alors pourquoi ce livre ? Il veut aborder ces questions d'un point de vue décalé. Nous, les auteurs, avons deux points communs : nous sommes enseignants, de la maternelle au lycée professionnel, en passant par l'école élémentaire et le collège ; et nous militons tous dans le mouvement ATD Quart Monde. Notre regard sur l'école, sur la classe, sur la personne de l'élève a été changé, aiguisé, affûté, par les rencontres que nous avons faites au cours des actions menées au sein d'ATD Quart Monde, en partenariat étroit avec des familles vivant dans la grande pauvreté. C'est de cela dont il sera question : comment des parents, des enfants, des jeunes, trop souvent identifiés par la pauvreté dont ils sont victimes, ont appris à des enseignants des pratiques pédagogiques pouvant bénéficier à tous. Enseigner est un métier qui s'apprend tout au long de sa carrière, patiemment, au fil du temps, par des rencontres. Enseigner est un métier de rencontres. Rencontre de l'élève dans et hors de sa classe, rencontre des parents, rencontre de tous ceux avec qui l'enseignant est amené à travailler. Rencontrer, ce n'est pas s'enfermer dans des certitudes, ce n'est pas s'imposer à l'autre. Rencontrer, c'est descendre d'un piédestal illusoire, c'est se laisser interroger, c'est devenir interdépendant. Enseigner est aussi un métier de liberté : liberté de refuser l'échec d'un enfant, liberté d'affirmer que tous les enfants, tous les jeunes peuvent accéder à un savoir émancipatoire, liberté d'être des chercheurs qui veulent trouver des pédagogies donnant à tous les élèves une égale dignité. Les pratiques pédagogiques, les clés pour une nouvelle école, qui seront exposées dans les chapitres suivants, sont le bien commun de tous les enseignants. À chacun de s'en saisir dans la rencontre vraie.

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Un engagement qui interroge l'école Professeurs des écoles, de collège, de lycée professionnel, nous sommes aussi membres actifs du mouvement ATD Quart Monde. Nous nous reconnaissons dans l'affirmation portée par les options de base de ce mouvement : « Tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d'homme. Quels que soient son mode de vie ou sa pensée, sa situation sociale ou ses moyens économiques, son origine ethnique, tout homme garde intacte cette valeur essentielle qui le situe d'emblée au rang de tous les hommes. » Notre engagement peut prendre différentes formes dont évidemment la participation à des actions menées par ATD Quart Monde. Mais, avant tout, notre engagement est de construire une alliance entre ceux qui ont déjà les moyens de participer à la construction de notre société et ceux qui en sont exclus pour cause de pauvreté. Riches ou pauvres, exclus ou non exclus, tous riches de notre humanité, nous voulons par cette alliance être coconstructeurs d'une société dans laquelle « considérer les progrès de la société à l'aune de la qualité de vie du plus démuni et du plus exclu est la dignité d'une nation fondée sur les Droits de l'Homme. »' Avec cette double posture d'enseignants et d'alliés* du mouvement ATD Quart Monde, il était naturel que nous interrogions notre école. Quelle est sa place dans l'éradication de la grande pauvreté ? Pourquoi est-elle en difficulté face à l'échec scolaire de beaucoup d'enfants et de jeunes de milieux très défavorisés ? Que peut apprendre l'école, et tous ses acteurs, des parents, jeunes et enfants qui connaissent la grande pauvreté et qui savent, non pas ce qui manque à l'école, mais comment il faut refonder l'école pour qu'elle devienne vraiment l'école de tous ?

Un engagement qui interagit avec la profession Parmi nous, certains se sont engagés dans ATD Quart Monde après plusieurs années d'enseignement, d'autres ont découvert le mouvement ATD Quart Monde pendant leurs études puis sont devenus professeurs. Il en est même qui ont choisi ce métier à cause de leur engagement dans des bibliothèques de rue* ou des Universités populaires Quart Monde*. Tous nous étions d'accord pour reconnaître que notre participation à des projets d'ATD Quart Monde avait contribué à notre formation professionnelle, avait provoqué une évolution de nos pratiques pédagogiques en classe.

1. Texte gravé au Conseil économique, social et environnemental à l'occasion du vingtième anniversaire du rapport Wresinski Grande pauvreté et précarité économique et sociale.

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L'affirmer est une chose. Appréhender, analyser le contenu de cette évolution en est une autre. Nous avons voulu en savoir plus sur cette interaction enseignement-engagement et nous nous sommes lancés dans un travail de décryptage de nos histoires personnelles. Très vite une évidence est apparue : si nous voulions faire un travail sérieux et aboutir à exprimer clairement ce que nous avions gagné sur le plan professionnel, il nous fallait entreprendre une vraie recherche au sens universitaire du terme. Nous nous sommes tournés vers le département de sciences de l'éducation de l'université François Rabelais, à Tours, et nous avons entrepris avec Pascal Galvani cette recherche pédagogique. Professeur à l'université du Québec, à Rimouski, et chercheur associé à l'équipe de recherche Dynadiv (Dynamique et enjeux de la Diversité : cultures, langues, littératures, formation) de l'université François Rabelais de Tours, Pascal Galvani nous a proposé une méthodologie (voir chapitre suivant), a dirigé nos séminaires de recherche et a fait de nous des « praticiens réflexifs ». Ce travail de recherche a duré trois ans. Nous en avons tiré des savoirs d'action, ces savoirs pédagogiques que nous mettons en oeuvre dans la classe sans être toujours conscients de les posséder, ces savoirs que nous pouvons maintenant clairement exprimer parce que nous avons pris le temps d'analyser nos pratiques. Ce qui nous a permis de comprendre que nous les avions transférés de nos actions dans le mouvement ATD Quart Monde vers l'école. Ils nous ont donné des clés pour ouvrir des portes entre deux mondes trop souvent séparés, celui de l'école et celui des exclus de l'école. Ces clés sont celles de l'école de tous avec tous. Comme le montrera la méthodologie de notre travail de recherche, nous nous sommes appuyés sur des faits vécus par chacun des auteurs. Deux questions traversent ces récits et sont au coeur de notre travail : • Comment regarder le groupe-classe, comment réfléchir à ce que nous devons être avec ce groupe, à partir de l'enfant, de l'adolescent le plus en difficulté, ou même franchement le plus exclu ? • Quelle dynamique pédagogique permet ce regard ? Deux questions que tout enseignant peut se poser. Deux questions qui n'impliquent pas de ne travailler que pour cet élève en souffrance mais qui assurent que nous n'oublierons personne. Bien sûr dans ce livre il sera souvent question du mouvement ATD Quart Monde car il a été et est encore un chemin suivi par les auteurs. Mais il n'est pas le seul chemin, à chacun de trouver le sien. Tout au long des chapitres qui vont suivre, il sera question de pédagogie, celle que nous avons apprise en regardant l'école à partir de ceux qui en souffrent et non par son élite.

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Chapitre I

Histoire et méthodologie d'une recherche Indépendamment des résultats qui seront exposés par la suite, la méthode que nous avons adoptée est en elle-même un élément essentiel de notre travail. Cheminer avec cette méthode nous a permis à tous d'analyser nos pratiques, de nous regarder tels que nous sommes face à l'enfant ou au jeune qui, dans nos classes, nous ramène toujours à la question essentielle : est-ce que j'exerce mon métier pour tous ou pour quelques-uns ? Nous n'étions pas tout à fait les mêmes après ce travail : il nous a remis en cause et fait progresser. Voilà pourquoi l'exposé de la méthode nous paraît tout aussi important que celui des résultats, afin que d'autres équipes de professionnels de l'école puissent s'en saisir et l'adapter à leur propre réalité. Au départ, nous étions quatre. Nous savions qu'un bon nombre de membres d'ATD Quart Monde, engagés en tant qu'alliés*, enseignants de profession, partageaient une même conviction : le mouvement ATD Quart Monde a fortement contribué à notre formation professionnelle ; notre engagement auprès de personnes très pauvres nous a poussés à faire évoluer notre pratique pédagogique en classe. Il nous paraissait important d'aller plus loin et de pouvoir dire précisément quel est cet apport de l'engagement militant. Nous avons donc formulé les questions qui sont à la base de ce travail de recherche : • Quelles pratiques d'actions vécues dans le mouvement ATD Quart Monde avons-nous transférées dans nos pratiques professionnelles ? • Sur quels éléments fondamentaux, sur quelles valeurs reposent ces pratiques d'actions ?

Premier entretien Face à ces questions, nous avons décidé tous les quatre d'aller à la rencontre d'une quinzaine d'alliés-enseignants pour les questionner sur leur histoire de vie. Cette rencontre a pris la forme d'un entretien personnel enregistré. Nous avons demandé à chacun de raconter son histoire professionnelle et son histoire d'engagement avec ATD Quart Monde. Chaque entretien a duré une à deux heures. Pour chacune de ces deux histoires l'allié-enseignant

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était libre de raconter les étapes qu'il souhaitait, libre de raconter une histoire puis l'autre, libre de mêler les deux histoires dans une chronologie continue. Le récit était interrompu par des questions de celui de nous quatre qui menait l'entretien, questions destinées à bien comprendre les étapes et l'articulation entre ces étapes. Certains ont fait spontanément des rapprochements entre les deux histoires, disant clairement tel ou tel transfert du vécu de l'engagement vers la pratique professionnelle. Les questions que nous posions à la fin de l'entretien permettaient à l'interviewé de dire comment sa profession et son engagement militant s'étaient imbriqués l'un dans l'autre. Dans ces entretiens, les alliés-enseignants rencontrés font souvent allusion à des moments dans la classe ou des moments d'actions menées dans le cadre d'ATD Quart Monde qui les ont marqués, qui sont des jalons importants de leur histoire personnelle, mais sans les développer. Le cadre de l'entretien et sa durée ne s'y prêtaient pas. Ces premiers entretiens, ces récits de vie, sont très riches sur le plan des valeurs et du sens donné à la vie professionnelle. Ils évoquent la transformation des pratiques dans des moments particuliers mais ils ne développent pas une description fine de l'action et des savoir-faire engagés. Tous ces entretiens enregistrés ont été transcrits intégralement et envoyés à leurs auteurs.

Rencontre avec Pascal Galvani et structuration de la recherche Nous étions devant une masse considérable de matériaux de recherche : la transcription de quinze entretiens, augmentés des quatre entretiens auxquels nous nous étions nous-mêmes soumis. L'étude que nous avons commencé à en faire s'est très vite révélée superficielle et désordonnée : il nous manquait une méthode et une grille de lecture sérieuses. Devant l'échec de nos premières tentatives d'exploitation des entretiens, la nécessité d'opérer dans le cadre d'une recherche universitaire rigoureuse, guidée par un chercheur professionnel, nous est apparue clairement. Nous nous sommes tournés vers le Département de sciences de l'éducation de l'université François Rabelais à Tours, et plus particulièrement vers Gaston Pineau, qui avait déjà travaillé avec des équipes du mouvement ATD Quart Monde dans des programmes de recherche, dont celui sur le Croisement des savoirs (Groupe de Recherche Quart Monde-Université — 1999). Ce dernier nous a dirigés vers Pascal Galvani, professeur à l'université du Québec et chercheur associé à l'équipe de recherche Dynadiv de l'université François Rabelais de Tours, qui avait lui aussi participé au programme de recherche sur le

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Croisement des savoirs. Dès notre première rencontre, Pascal Galvani nous a montré les points des premiers entretiens qu'il allait falloir développer, ces moments de pratiques à peine évoqués, recelant très probablement les clés de compréhension du lien entre l'engagement militant et le métier d'enseignant.

Formation à l'entretien d'explicitation Il fallait donc que nous, l'équipe initiale de quatre personnes, retournions vers les quinze alliés-enseignants pour obtenir d'eux une description précise des moments de pratiques évoqués dans leur histoire de vie. Pour atteindre cet objectif, le deuxième entretien s'est appuyé sur la technique de l'entretien d'explicitation développée au CNRS par Pierre Vermersch2. Dans une action d'enseignement ou de conduite d'un projet avec ATD Quart Monde (ou toute autre action dans d'autres domaines !...) l'acteur, le praticien, met en oeuvre des savoirs conscients, savoirs appris dans sa formation et formalisés consciemment dans la préparation de l'action. En préparant par exemple une heure de classe avec des élèves, le professeur sait d'avance les compétences qu'il va mettre en oeuvre, les savoirs qu'il veut transmettre, le cadre qu'il souhaite donner à cette heure pédagogique. En se rendant à une séance de bibliothèque de rue*, l'allié animateur de cette bibliothèque peut prévoir le livre qu'il lira à tel enfant, le contact qu'il souhaite avoir avec tel parent, la démarche qu'il fera pour permettre à un autre enfant de participer à l'après-midi autour des livres. Et puis, sur ce plan bien préparé, viennent se greffer tous les imprévus qui feront la richesse de l'heure de classe ou de la séance de bibliothèque de rue : réactions d'enfants, intrusion d'une personne nouvelle, bavardages intempestifs, questions inattendues, déroulement non conforme à ce que l'on a préparé, etc. Devant ces imprévus, l'enseignant, l'animateur de bibliothèque de rue, est amené à prendre mille et une décisions immédiates, le plus souvent non conscientes, réactions dans l'instant, non réfléchies, mais qui s'appuient sur une capitalisation d'expériences vécues. Le praticien trouve le bon geste au bon moment, dans l'instantanéité. Il saisit l'instant décisif, le kaïros, pour exécuter le geste opportun. Ce savoir pratique, savoir d'action, le plus souvent non conscient, permet de répondre de manière pertinente à la situation. L'entretien d'explicitation, auquel est soumis le praticien, doit lui permettre de faire émerger ce savoir tacite, mis en oeuvre dans la multitude des microsituations d'une classe ou d'une bibliothèque de rue, et de le rendre ex2. Pierre Vermersch, L'entretien d'explicitation, ESF éditeur, 1996.

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plicite, donc d'en prendre conscience. L'entretien d'explicitation met le praticien face à ses propres savoirs d'action non encore conscientisés. Sans développer toute la technique de cet entretien3 on peut la résumer en en donnant trois points caractéristiques : • description des moments vécus en privilégiant la mémoire sensorielle (ouïe, vue, odorat...) et motrice (gestes, déplacements...) ; • description du contexte, de la situation singulière du moment décrit ; • globalité vécue : pensées, actions, intentions, conceptions, émotions, valeurs, etc.

Kaïros : le dieu grec Kaïros est représenté sous les traits d'un jeune homme dont le crâne, en grande partie chauve, porte à l'avant une touffe de cheveux. Il est l'allégorie du moment opportun, de l'occasion à saisir. Lorsque Kaïros passe à côté de nous, il le fait toujours rapidement et, soit nous ne le voyons pas, soit nous le voyons mais restons sans réaction, soit nous le saisissons par sa touffe de cheveux pour l'arrêter. L'opportunité se saisit par les cheveux...

nous former à l'entretien d'explicitation auprès de Pascal Galvani, puis nous sommes retournés vers les quinze alliés-enseignants qui avaient accepté le premier entretien.

Nous avons pris le temps nécessaire pour

Deuxième entretien dit d'explicitation Ce deuxième entretien a été mené par l'une des quatre personnes de l'équipe initiale, formée à l'entretien d'explicitation. Elle sera nommée dans la suite l'accompagnateur. L'allié-enseignant à qui il est demandé d'expliciter un moment de pratique sera nommé le praticien. L'entretien comporte trois temps sur lesquels nous avons réfléchi au préalable avec Pascal Galvani. Premier temps : le praticien est en possession de la transcription écrite de son premier entretien. À partir de quelques moments évoqués dans cet entretien, l'accompagnateur lui demande quel moment de sa pratique professionnelle d'enseignant il souhaite raconter et expliciter. Ce moment doit être une réussite pédagogique et doit impliquer un ou des enfants ou jeunes dont la scolarité n'est pas facile. À noter que, dans cette recherche, nous n'avons délibérément travaillé que sur des moments de réussite. Par le jeu des questions, le praticien est amené à décrire le contexte du moment choisi, puis le déroulement très détaillé de ce moment. L'accompagnateur, attentif à saisir le kaïros, relance le praticien par des 3. Pierre Vermersch, L'entretien d'explicitation, op. cit.

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questions qui ne suggèrent jamais une réponse mais poussent le participant à être toujours plus clair et plus explicite sur le récit qu'il fait. Lorsque le praticien estime qu'il a dit tout ce qu'il avait à dire sur ce moment, l'accompagnateur ne le relance plus. Deuxième temps : l'accompagnateur demande alors au praticien si le moment de pratique professionnelle qu'il vient de raconter lui fait penser à un moment de réussite vécu dans le cadre d'une activité du mouvement ATD Quart Monde. L'accompagnateur précise que le praticien ne doit pas chercher dans sa mémoire, il doit juste associer un moment qui lui vient instantanément à l'esprit. Le praticien dit alors ce qu'il veut raconter et l'entretien d'explicitation reprend sur ce moment de pratique d'engagement avec ATD Quart Monde. Comme précédemment, le praticien met lui-même un terme à l'explicitation de ce moment. Troisième temps : le praticien est alors invité par l'accompagnateur à analyser immédiatement le rapprochement qu'il fait entre ces deux moments qu'il a lui-même choisis. L'accompagnateur introduit ce temps par les questions suivantes : « Je te propose de prendre un moment pour me dire ce qui est significatif pour toi dans ces deux moments. Ce que tu retiens. Ce que tu as appris sur toi-même ou sur ta pratique. Quelle lecture fais-tu de cette association des deux moments ? » Puis, pendant quelques minutes, le praticien écrit, seul, une courte analyse personnelle de l'entretien, introduite par les questions suivantes de l'accompagnateur : « En quoi ces pratiques sont-elles positives pour toi ? Quelles valeurs y vois-tu ? Quelles finalités ? Quels critères d'efficacité, de pertinence pour l'école, pour la société... ? » Même lorsque, dans la vie du praticien, une durée très longue séparait le moment de pratique professionnelle et le moment de pratique d'engagement, accompagnateurs comme praticiens ont été frappés par la pertinence du rapprochement spontanément opéré. Ainsi, un praticien a choisi un moment de réussite pédagogique datant de quelques mois, puis, spontanément, un moment vécu avec des personnes d'ATD Quart Monde remontant à plus de vingt ans dont le déroulement était sinon similaire, du moins fortement corrélé. Tous les entretiens ont été transcrits intégralement et envoyés à leurs auteurs.

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Constitution de l'équipe des acteurs-chercheurs À ce stade du travail, une équipe de quatorze acteurs-chercheurs s'est constituée (voir p. 9) — avec les dix alliés-enseignants qui ont pu poursuivre (sur les quinze initialement rencontrés en entretien, cinq ne disposaient pas du temps nécessaire pour assister aux séminaires, pour écrire, etc.) et les quatre personnes à l'origine du projet qui ont assuré la coordination. L'équipe s'est placée sous la direction de Pascal Galvani. Onze doubles entretiens ont été retenus pour la suite, ceux des dix participants plus ceux d'un membre de l'équipe de coordination. La recherche a porté sur la pratique de tous les participants, chacun d'entre eux analysant l'ensemble des entretiens y compris les siens. Elle s'est déroulée sous forme de séminaires de travail collectif et chaque étape a été validée par l'ensemble des acteurs-chercheurs participants. Le groupe de recherche-action a donc fonctionné comme un chercheur collectif, composé d'un chercheur professionnel et de quatorze praticiens réflexifs qui cherchent quels sont leurs savoirs cachés.

Praticiens réflexifs' Il existe une connaissance dans l'action. L'action n'est pas une application de la connaissance, elle est en interaction avec elle. Qu'il soit mécanicien, pianiste, technicien, contrôleur d'écran ou professeur, le praticien a des savoirs qu'il a acquis par l'expérience, par « ce qui marche ». Ces savoirs d'action se recueillent et se décrivent dans des conditions de recherche tout aussi précises qu'un savoir objectif. C'est le praticien lui-même qui les recueille en opérant une relecture, une réflexion sur son action. Il devient ainsi praticien réflexif : celui qui réfléchit sur sa pratique une fois qu'elle est exécutée et qui peut utiliser des outils de recherche pour cela. Il réfléchit en relisant des moments clés de l'action que sont les victoires, les dilemmes, les impasses... Il est attentif à ce qu'il a vécu, et particulièrement aux surprises qui révèlent ses propres a priori. Il se rend compte que la théorie (parfois inconsciente) qu'il avait en tête ne fonctionne pas, n'est pas adaptée à la réalité et il doit rethéoriser. Il produit ainsi un nouveau savoir né de l'action.

4. René Barbier, La recherche-action, Anthropos, 1996 ; René Barbier, La recherche-action dans l'institution éducative, Bordas, 1977 ; John Elliott, Reflecting where the action is, Routledge, 2007 ; André Morin, Cheminer ensemble dans la réalité complexe : la recherche-action intégrale et systémique, L'Harmattan, 2004 ; Philippe Perrenoud, Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, ESF éditeur, 2001 ; Donald Schôn, Le praticien réflexif, à la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel, Éditions Logiques, 1994.

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Notons que le mouvement ATD Quart Monde pratique cette approche au quotidien depuis longtemps, en particulier en demandant à ses militants l'écriture de rapport d'observation, auxquels il sera fait allusion à plusieurs reprises dans la suite. Le 3 décembre 1980, à l'UNESCO, Joseph Wresinski s'adresse à des chercheurs. Il leur parle de la place de « la pensée des plus pauvres dans une connaissance qui mène au combat ». Il leur dit ceci : « Les études universitaires, qui sont des essais de saisir l'action de l'extérieur, ne peuvent en aucun cas remplacer la connaissance que l'action doit avoir d'elle-même et pour elle-même. [...] La pensée de l'action sur elle-même est également une composante de la connaissance globale et mobilisatrice dont nous avons besoin pour devenir capables d'action. »5

Premier séminaire Un premier séminaire de trois jours a réuni les quatorze membres de l'équipe de recherche, toujours sous la direction de Pascal Galvani. Ils étaient tous en possession des onze doubles entretiens. Le travail de ce premier séminaire a permis d'analyser très finement cinq entretiens d'explicitation. Le chercheur collectif en a extrait tous les savoirs d'action apparaissant dans les récits de moments de réussite. Puis il a constitué une première grille permettant de les classer et de les rapprocher. Cette grille est devenue grille de lecture pour les autres entretiens d'explicitation.

Travail par petits groupes en région Par groupes régionaux de trois ou quatre acteurs-chercheurs, l'analyse des entretiens d'explicitation a continué à l'aide de la grille élaborée lors du premier séminaire. La grille s'est ainsi enrichie et elle a aussi évolué. Les travaux des petits groupes ont été centralisés par l'équipe de coordination qui a renvoyé les résultats à tous.

Deuxième séminaire Au cours du deuxième séminaire, le chercheur collectif a finalisé la grille et validé le travail. Puis, par petits groupes, les acteurs-chercheurs ont commencé des exercices d'écriture sur les savoirs d'action mis en évidence dans la grille. À la fin de ce séminaire, les résultats de la recherche étaient écrits et validés mais non rédigés.

5. Joseph Wresinski, Refuser la misère, une pensée politique née de l'action, Le Cerf/Éditions Quart Monde, 2007.

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Finalisation de la recherche L'équipe de coordination a finalisé la rédaction des résultats de la recherche et un dernier séminaire réunissant la majorité des participants (les autres étant associés par des moyens de communication électroniques) a validé cette rédaction.

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Chapitre 2

L'importance de la rencontre Mahaut Rigaldiès Je suis professeure des écoles depuis 2002. J'exerce actuellement dans un quartier populaire, quartier qui est aussi mon lieu d'habitation. À la fin de mes études d'ingénieure, j'avais décidé de consacrer une année à une activité différente de mon domaine d'étude. Mes recherches de cette activité m'ont menée vers ATD Quart Monde et c'est avec ce mouvement que j'ai passé une « année sociale ». Cette année a été le début de mon engagement et la cause d'un virage professionnel.

I. Parcours professionnel et militant

Le choix de devenir institutrice ancré dans une expérience menée avec ATD Quart Monde À la fin de mes études secondaires, j'avais pensé devenir professeure. Mes résultats scolaires étaient bons, je suis allée en classe préparatoire aux grandes écoles, ce qui m'a menée à intégrer l'École centrale. Parcours de réussite qui correspondait à un environnement familial et social dans lequel je n'avais pas rencontré de personnes ayant suivi des voies très différentes. Durant mes années d'école d'ingénieurs, je pensais vraiment devenir ingénieure. À l'issue de ces études, j'ai décidé de me donner un an pour travailler dans une association et j'ai choisi de le faire au sein du mouvement ATD Quart Monde, avec un statut particulier dit « d'année sociale ». Après un temps de formation et de regroupement avec d'autres personnes ayant le même statut, le mouvement ATD Quart Monde m'a envoyée à Bruxelles. Là, j'ai participé à une bibliothèque de rue*, aux Universités populaires Quart Monde* et à des réflexions sur la politique belge avec des personnes vivant dans la grande pauvreté. Au cours de cette année, j'ai rencontré des familles très pauvres, des enfants étonnants, des alliés* du mouvement ATD Quart Monde qui exerçaient différents métiers, et qui possédaient des manières de penser radicalement différentes des miennes.

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Pendant cette année à Bruxelles, une rencontre m'a beaucoup marquée. Par une volontaire permanente* d'ATD Quart Monde, j'ai fait la connaissance d'une institutrice qui m'a parlé et présenté son école. L'école regroupait des enfants qui avaient deux ans de retard. Une école très normale, très cadrée, avec peu d'enfants par classe et des instituteurs très engagés dans la vie de l'école. Cette école avait plein de projets permettant aux enfants d'être acteurs dans beaucoup de domaines. A la fin de la scolarité dans cette école, 70 % des enfants réintégraient le système scolaire classique. Parallèlement, à la bibliothèque de rue, je côtoyais des familles qui vivaient très enfermées, avec des enfants très vifs mais qui ne réussissaient pas du tout à l'école. D'où cette question : pourquoi l'école n'y arrive-t-elle pas avec ces enfants qui ont vraiment une intelligence, qui ne sont pas du tout renfermés et amorphes ? J'ai pensé qu'il y avait quelque chose à faire. Le plaisir que j'avais à être avec les enfants à la bibliothèque de rue m'a permis de réfléchir et de prendre du recul par rapport au quotidien que je désirais vivre. Et puis la question de l'école revenait souvent : l'école qui pour moi avait toujours été un lieu très valorisant, l'école où ces enfants n'apprenaient pas alors qu'ils montraient en bibliothèque de rue beaucoup de malice et de curiosité, l'école qui, en particulier pour ces enfants-là, devrait pouvoir être un pilier ! Et petit à petit, j'ai choisi de devenir institutrice : je sentais que j'avais vraiment envie de cela.

Premières années d'enseignement Après cette année sociale, j'ai effectué un remplacement d'un an dans une école privée en CM1. C'était le côté de l'école que je connaissais déjà un peu en tant qu'élève : il fallait faire le programme et les parents reprenaient tout à la maison. Cela m'a plongée directement dans le métier, et j'y ai beaucoup appris. En parallèle, j'ai réussi le concours de professeur des écoles et je suis entrée en deuxième année à l'IUFM. Mon premier poste de titulaire a été dans une école publique du XIXe arrondissement de Paris où la mixité sociale était intéressante. L'année suivante, j'étais dans une école beaucoup plus dure où mes débuts ont été très difficiles avec l'impression de faire de la survie. Les enseignants y restaient peu de temps. 75 % de l'équipe venaient de changer avec essentiellement des titulaires en deuxième année comme moi. En première année nous n'étions pas nommés en ZEP, mais en deuxième, on prend ce qu'il y a. J'avais choisi cette école parce que j'y avais fait un stage et ça m'avait paru intéressant. Mais la direction avait changé, ce qui faisait que c'étaient les élèves qui étaient les plus anciens de l'école. Une institutrice était là depuis

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vingt ans et nous aidait beaucoup, mais elle ne pouvait pas aider tout le monde. Elle ne pouvait pas gérer tous les enfants qui avaient des difficultés. J'étais à bout. J'avais un élève très en difficulté qui ne savait pas lire en CM1 et qui passait la majorité du temps à perturber la classe. Les autres élèves bougeaient beaucoup et avaient de grosses difficultés scolaires eux aussi. J'ai été mise face à mes limites. Peu à peu les choses se sont un peu apaisées grâce à des projets que j'ai mis en place dans lesquels les élèves pouvaient participer, faire des choses eux-mêmes et être valorisés. Par exemple, j'ai fait écrire aux enfants un poème à partir de leur prénom, avec chaque lettre de leur prénom. Ils devaient inventer des phrases qui les décrivent. Comme il faut commencer par une lettre, il faut chercher. J'avais laissé chercher un élève très en difficulté, puis j'avais écrit sous sa dictée et je lui avais dit : « C'est super ce que tu as écrit, tu as créé vraiment quelque chose de bien. » On avait ensuite tapé son poème sur l'ordinateur et il avait été affiché avec tous les autres. Il avait réussi à faire quelque chose. Je prenais du temps avec lui et, au bout d'un moment, j'avais senti qu'il y avait une petite relation qui s'était créée et qu'il commençait à avoir envie d'apprendre. Sa famille a déménagé et il a quitté l'école en milieu d'année. Son père m'a dit : « Je sentais qu'il commençait à apprendre à lire. » Après son départ, j'ai découvert d'autres enfants de ma classe : cet élève me prenait beaucoup d'énergie... ! Comment être là pour chacun ? Cette année professionnelle a été difficile mais elle n'a pas été un échec.

Une bibliothèque de rue auprès de familles roms Pendant ces années à Paris, j'ai continué mon engagement avec le mouvement ATD Quart Monde. J'ai participé à une bibliothèque de rue auprès de familles roms au sud puis au nord de Paris. J'avais besoin d'être avec des enfants dans un cadre non institutionnel, juste pour le plaisir, et de continuer à découvrir ATD Quart Monde. On arrivait sous le pont du RER à côté de l'autoroute et là c'était un autre pays, j'avais l'impression d'être en Inde. Et toujours émerveillée de cette soif de livre, de ce désir d'aller à l'école ! La bibliothèque de rue a enraciné en moi le goût des histoires partagées : j'essaie dans mon métier de faire beaucoup de lecture magistrale. Dans ces moments-là, c'est moi qui lis : les enfants écoutent, réagissent. Ils aiguisent leur curiosité, ils se demandent ce qui va se passer, ils anticipent, veulent savoir la suite. Cela leur donne envie de lire, de regarder ce livre qui est ensuite à leur disposition dans la bibliothèque de la classe.

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Habiter et enseigner dans un quartier populaire Après ces années à Paris, je me suis mariée et nous avons choisi d'habiter un quartier dit sensible de la banlieue d'une grande ville. Mon mari est engagé dans ce quartier depuis presque dix ans avec ATD Quart Monde. J'ai eu un poste dans l'école juste à côté de chez nous pendant trois ans, puis j'ai changé d'école, toujours dans notre quartier. La première école était socialement mixte car située en bord de quartier, elle rassemblait des enfants du quartier et des enfants des petits pavillons avoisinants. J'ai été impressionnée par la paix qui y régnait et par le niveau scolaire des enfants ; j'ai eu l'impression que tout le monde était tiré vers le haut. Dans l'école où je travaille maintenant, on sent moins ce mélange et les difficultés scolaires sont plus importantes. Connaître des familles très pauvres par ATD Quart Monde m'amène à ne plus supporter certaines idées reçues telles que : « Qu'ils arrêtent d'avoir des enfants » ou « De toute façon, cette famille ne veut pas ; si elle voulait, elle s'impliquerait plus dans la scolarité de son enfant » ou encore : « S'ils ne viennent pas à l'école, c'est qu'ils s'en fichent, donc c'est normal que l'enfant n'y arrive pas ». Si une famille ne vient pas à un rendez-vous à l'école, ce n'est certainement pas le signe qu'elle ne veut pas s'occuper de son enfant. Il y a bien des raisons qui font que c'est difficile pour un parent de venir à l'école : son propre vécu scolaire ou l'image d'échec que l'école renvoie de son enfant. D'ailleurs une maman l'a bien dit à l'une de mes collègues : « Bien sûr que je ne sors pas de ma voiture, parce que je sais que, de toute façon, ça ne va pas, donc à quoi ça sert de venir à l'école si on me dit toujours que ça ne va pas ? » J'ai la chance d'habiter le quartier et de connaître certaines familles par le biais de la Semaine de l'avenir partagé* qui a lieu tous les étés au milieu des immeubles. Il y a ainsi une confiance qui se crée petit à petit avec certaines familles. Mais je reste toujours démunie quand je n'arrive pas à rencontrer certains parents. Cette Semaine de l'avenir partagé m'a permis parfois de rencontrer des enfants avant qu'ils ne soient dans ma classe. Une petite fille avait fait de la poterie avec moi durant cette semaine. Nous nous étions bien entendues, elle m'avait repérée et cela lui ouvrait la possibilité d'une relation différente avec son enseignante. Quand nous nous sommes retrouvées à la rentrée, elle m'a dit : « Je te connais déjà, tu fais de la poterie. » Les collègues m'avaient dit d'elle qu'elle ne parlait pas à l'école. Cette annéelà, elle a grandi, elle a pris confiance en elle, elle était contente de venir à l'école, même s'il restait des blocages dans les apprentissages. Je trouve une grande motivation à être avec des enfants qui ont vraiment besoin de l'école. Je souhaiterais qu'ils puissent montrer la richesse qu'ils ont à donner, qu'ils aient les mêmes chances que les autres de réussir à

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l'école. C'est cela qui me pousse à valoriser et intégrer sans cesse ceux qui ont des difficultés, et à faire en sorte que les autres enfants reconnaissent aussi leur place dans la classe. Par ailleurs, je me sens du quartier. Le projet de démolition d'une partie des immeubles me concerne et m'attaque. Je vois une autre facette de la vie quotidienne des familles. Cela crée une unité pour moi. Et puis croiser mes élèves actuels ou mes anciens élèves, c'est vraiment une joie. J'aime les rencontrer dans la rue, il y a toujours beaucoup de respect. Et je crois que cela m'implique davantage dans mon métier : je sais que les enfants que j'ai dans ma classe, je vais les croiser à nouveau les années suivantes, et j'ai encore plus envie qu'ils s'épanouissent, qu'ils grandissent et qu'ils apprennent.

2. Moment de pratique professionnelle

Une heure de retard C'est un moment particulier vécu dans ma classe actuelle de CE2-CM1 entre une de mes élèves et sa maman. Cela s'est passé début novembre. J'allais prendre sa fille, Fatou, en soutien, je devais donc voir cette maman. Et je n'étais pas du tout sûre qu'elle vienne car je ne l'avais jamais vue l'année où j'avais eu Mohamed, le frère de Fatou, dans ma classe. Je l'avais invitée par un mot dans le cahier. Mais elle ne répondait jamais par écrit. C'était toujours la petite fille qui me donnait une réponse. Il y avait déjà eu un premier rendez-vous auquel elle n'était pas venue. Ce nouveau rendez-vous était à 16 h 30, elle est arrivée à 17 h 30. J'étais encore dans ma classe. Elle est venue avec sa fille aînée, Surathi, et avec une voisine amie de Surathi. Je connais bien Surathi et la voisine car elles ont participé à la Semaine de l'avenir partagé dans notre quartier et mon mari, qui habite là depuis huit ans, connaît Surathi depuis qu'elle est toute petite. Je l'ai donc rencontrée de nombreuses fois. Et puis, j'ai eu Mohamed dans ma classe lors de ma première année dans cette école. Fatou parle toute l'année de la Semaine de l'avenir partagé. Elle me demande sans cesse : « Quand estce que c'est la fête du quartier ? » J'ai donc beaucoup de liens avec les enfants de cette famille. J'avais rencontré la maman à la fin d'une Semaine de l'avenir partagé où elle était venue faire des tresses aux enfants. Toute la famille était restée à parler à la fin des ateliers et je m'étais présentée à elle. Ce jour de novembre, j'étais donc dans ma classe, la porte ouverte. Quand la maman est arrivée avec une heure de retard, j'étais assise à mon bureau. Je me suis levée pour aller la voir, lui dire bonjour, dire bonjour à la grande soeur et à la copine. Nous avons discuté deux minutes pour voir comment 33

on allait s'organiser pour aller chercher Fatou qui était en étude. Sa grande soeur s'en est chargée. Et puis la maman est entrée. J'étais vraiment heureuse de la voir parce que je pensais qu'elle ne viendrait pas. J'avais d'autant plus envie qu'elle se sente accueillie dans l'école, qu'elle se dise que c'était possible de revenir que je tenais à la revoir plusieurs fois dans l'année. Avant que ses filles ne reviennent, je lui ai dit combien c'était important pour moi de la connaître dans ce cadre-là, et combien c'était important pour Fatou qu'elle vienne. Je lui ai rappelé que j'avais été la maîtresse de Mohamed et je lui ai dit que j'aurais aimé la voir pour Mohamed aussi. Elle a souri d'un air un petit peu gêné. Mais je sentais qu'elle était bien. Je pense que si elle est venue, c'était aussi parce que Fatou l'avait poussée à le faire. Mohamed était un enfant beaucoup plus réservé, qui avait envie de garder son monde à lui. Alors que Fatou avait envie de faire du lien entre tous ses mondes. Avant qu'elle n'arrive dans la classe, dans le couloir, la voisine a dit à Fatou : « Tu vas te faire démolir. » En effet, elle pensait qu'un rendez-vous avec une maîtresse était nécessairement pour dire que ça n'allait pas. Fatou est donc arrivée en pleurs dans la classe. Je lui ai demandé pourquoi elle pleurait et j'ai demandé à la voisine ce qu'elle lui avait dit. J'ai invité la voisine à rester dans le couloir. Je souhaitais que cela se passe bien, que Fatou puisse participer. C'était important qu'elle puisse être là avec sa maman et sa grande soeur. J'avais choisi que la grande soeur reste dans la classe parce qu'elle prenait beaucoup en charge ses petits frères et soeurs et aussi parce que je savais que la maman parlait peu le français et que la grande soeur pourrait traduire. Après avoir expliqué que ce rendez-vous n'était pas du tout pour gronder Fatou mais pour voir comment elle pourrait participer au soutien, on a pu discuter de ce qui allait se passer. Pour moi, c'était un moment beaucoup plus détendu qu'une rencontre avec des parents dans un cadre institutionnel parce que c'était une famille que je connaissais. Je n'avais rencontré la maman qu'une fois en dehors de l'école, mais j'avais l'impression qu'il y avait une confiance qui était là. C'était complètement différent d'autres rendez-vous. Je sentais que ce n'était pas facile pour elle d'être là et qu'elle ne comprenait pas tout ce qui se passait. Elle était un peu gênée, un peu intimidée. Nous nous sommes assises dans la classe à un endroit où les tables sont en rond pour pouvoir discuter à quatre. Au début d'un rendez-vous, j'essaie de mettre en pratique ce conseil reçu en formation : ce qui est très important quand on reçoit des parents, c'est de montrer la bienveillance qu'on a vis-à-vis de leur enfant, avant de parler des problèmes, des difficultés, etc. Lors de cet entretien, les circonstances ont donc fait que je me suis adressée à Fatou pour lui expliquer que nous allions parler de son travail, de ce qui allait bien et de ce qui allait moins bien, pour avancer ensemble. J'avais dit aux enfants en classe ce que serait le soutien et Fatou savait qu'elle allait

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venir deux heures de plus à l'école. Ça lui faisait plaisir d'être en petit groupe avec la maîtresse. J'ai ensuite dit à la maman tous les efforts que faisait Fatou et qu'elle avait vraiment envie d'apprendre, ce que je pensais. J'ai insisté sur l'importance de cette attitude qui voulait dire que Fatou allait y arriver, parce qu'elle avait envie de réussir. Ensuite j'ai expliqué le soutien, comment nous allions travailler, quelles étaient les difficultés de Fatou.

Kaïros J'ai alors demandé comment cela se passait à la maison. La maman, ne maîtrisant pas très bien le français, n'a pas beaucoup parlé. Mais elle comprenait ce que je disais. C'est donc Surathi, la grande soeur, qui a dit qu'ils étaient contents de Fatou à la maison, qu'elle faisait ses devoirs, et, signe qu'elle avait vraiment envie de travailler, qu'elle faisait étudier ses petits frères. En entendant Surathi dire cela, j'ai soudain demandé à Fatou : « Mais tu ne voudrais pas devenir maîtresse par hasard ? ». À ce moment-là, toute une émotion est remontée dans ses yeux. Et elle a dit : « Oui ! » C'était beau que la maman et la grande soeur puissent entendre que Fatou avait vraiment envie de devenir maîtresse. Je crois que si j'ai pu poser cette question, c'est parce que je savais depuis le début de l'année que Fatou faisait réciter ses poésies à son petit frère. Elle me l'avait dit dans la cour. C'était une enfant qui était très en demande de relation avec l'adulte. Donc elle racontait beaucoup ce qu'elle faisait. C'était toute une histoire vécue avant qui faisait que ce moment-là pouvait être vécu. Je pense que je n'aurais pas réussi à capter la phrase de Surathi si j'avais appris juste ce jour-là que ça se passait comme ça à la maison. Et puis il y avait une confiance entre nous quatre. J'ai dit à Fatou que ce projet était tout à fait possible et que nous allions travailler ensemble pour cela. Sa mère a souri, d'un sourire qui montrait de la fierté. Surathi aussi a ri mais gentiment, affectueusement. Puis l'entretien s'est tranquillement terminé. J'ai dit à la maman que je serai heureuse de la revoir pour mesurer avec elle les progrès de Fatou. Et elle est revenue.

3. Moment de pratique militante

Une famille très enfermée Après mes études d'ingénieur, lors de mon année sociale à Bruxelles avec ATD Quart Monde, j'ai participé à une bibliothèque de rue où nous étions

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en lien avec une famille qui sortait très peu de sa maison. Cette bibliothèque de rue existait essentiellement pour rejoindre cette famille très enfermée. Elle avait lieu sur un carré d'herbe bordé de maisons assez délabrées, devant celle de cette famille qui vivait avec des rideaux noirs devant les fenêtres. Les parents n'ouvraient pas la porte, les enfants étaient enfermés chez eux et passaient parfois les livres par la boîte aux lettres. Par moments, les enfants participaient à la bibliothèque de rue. Il m'est arrivé de passer un petit moment chez eux. À la fin de l'année scolaire, nous avons organisé une Semaine de l'avenir partagé toujours juste devant la maison de cette famille : il n'y avait qu'une petite rue à traverser. L'après-midi du deuxième jour, la maman de cette famille est sortie. Elle a fait des colliers en tissu tout en discutant avec la personne qui animait l'atelier. Alors que je l'avais toujours vue enfermée chez elle, j'ai des images d'elle ce jour-là très ouverte, à l'aise avec l'animatrice. Son visage était détendu, elle était tout à sa tâche. À un moment, elle a même fait des colliers avec sa fille et ça m'a réjouie. Je ne suis pas allée vers elle car j'avais d'autres choses à faire.

Kaïros À la fin de l'après-midi, quand on commençait à ranger, la maman est venue vers moi et elle m'a donné un collier, disant qu'elle l'avait fait pour moi. Elle m'a embrassée sur la joue, on n'avait jamais été aussi proches. Sur son visage, on voyait qu'elle était fière d'avoir fait ça et heureuse de me l'offrir. Je revois encore son sourire. Je l'ai remerciée, j'étais vraiment très touchée.

4. Retour sur ces deux moments J'associe ces deux moments parce que, lors de ces deux rencontres, j'avais vraiment le désir d'être en lien avec ces mamans. Leurs enfants me touchaient beaucoup. Mais en même temps leur misère était si grande, les situations semblaient tellement bloquées que je ne savais plus bien quoi espérer. Il y avait eu beaucoup de tentatives infructueuses auparavant. Alors, dans ces deux moments-là, j'ai été étonnée, émerveillée, que ces mamans puissent sortir de leur isolement, faire ce pas : prendre leur place dans la vie de leur enfant à l'école ou dans une fête. On croit quelquefois que les parents de milieux très pauvres ne peuvent pas vivre ces moments. On ne croit pas assez en eux, ce qui fait qu'on ne leur demande même pas d'en être acteurs ! Dans la rencontre de la maman à l'école, le moment qui me frappe, c'est celui de l'illumination du visage de Fatou quand je lui ai demandé si elle 36

voulait devenir maîtresse. Je trouve que beaucoup d'entretiens avec des parents restent très formels. Celui-ci était différent du fait qu'on se connaissait. Je me sentais plus à l'aise et j'étais très heureuse que cette maman soit là. J'étais donc capable de capter ces petites choses-là. La relation faisait que je pouvais vraiment être présente. Quelquefois, à la fin d'un entretien avec des parents, quand on a vraiment bien réussi à échanger, on peut arriver à l'essentiel, à l'important. Et quelquefois, c'est l'échec parce qu'il y a encore trop de distance. Ici la distance est tombée car on avait vécu des choses avant.

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Chapitre 3

La démocratie à l'école Christian Deligne Je suis né en 1950. Ma famille de la grande bourgeoisie et l'école que j'ai fréquentée m'ont transmis un langage précis et la conviction que chacun a une place dans la société à condition de travailler. Comme beaucoup, je n'ai pas eu énormément d'occasions de sortir de mon milieu social pendant ma jeunesse même si, de par mon histoire personnelle, j'avais toujours eu l'expérience que d'autres manières de vivre et de penser sont possibles. C'est la rencontre avec le mouvement ATD Quart Monde qui a radicalement élargi mon champ de pensée, mes langages. De plus, regarder vivre mes enfants et nous regarder vivre en famille est aussi une source fondatrice et toujours renouvelée de comparaison et de recherche.

I. Parcours professionnel et militant

Quelques repères chronologiques 1972 — rencontre avec ATD Quart Monde 1975 — professeur de Sciences de la vie et de la Terre (SVT) en collège 1976 — rencontre avec Jean-Pierre Astolfi, didacticien des sciences 1980 à 1992 — volontaire permanent* d'ATD Quart Monde 1992 — concours de professeur des écoles 1993 — professeur des écoles stagiaire, rencontre de la pédagogie Freinet 2000 — rencontre avec Jacques Lévine et l'AGSAS6

Entrer dans la logique de l'autre En 1972, en aidant à un déménagement, je suis entré dans une cité d'urgence à Versailles. Finalement, je n'ai pas eu grand-chose à déménager : les 6. Association des groupes de soutien au soutien. Pour en savoir plus : http://agsas.free.fr

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meubles étaient tellement pourris par l'humidité qu'ils étaient intransportables. Les cent vingt-six logements, construits en 1954 sur un terrain marécageux, n'avaient jamais été entretenus par la mairie. L'urgence s'étant prolongée, la cité était devenue complètement insalubre. Aussitôt, Alain, le volontaire permanent du mouvement ATD Quart Monde engagé dans cette cité, m'a demandé d'écrire ce qui s'était passé pour en garder la mémoire, pour l'Histoire. Pour tous les militants qui l'écrivent, le rapport quotidien d'observation participante est un puissant outil de formation. Son écriture nous force à nous souvenir le plus exactement possible, non seulement des paroles échangées avec les personnes très pauvres, leur donnant ainsi une juste importance, mais aussi de nos paroles, gestes, attitudes qui ont provoqué les leurs, ce qui permet de se rendre compte de leur interdépendance et de prendre conscience de nos représentations de la misère. Cette écriture a orienté ma révolte vers une recherche d'intelligibilité sans laquelle, inévitablement, leurs actes et leurs comportements m'auraient paru sans logique et auraient conduit à leur rejet. Jeune étudiant, je me suis rendu compte que le monde bien ordonné que l'on m'avait présenté n'était qu'une illusion. À côté de chez moi, à Versailles, des gens qui travaillaient étaient obligés de vivre dans des conditions inhumaines. De plus, ils étaient méprisés, vus comme « ces gens-là », ceux qu'il ne fallait pas être, des sous-prolétaires, des sous-hommes. Cet entraînement à se décentrer et à prendre conscience de mon mode de fonctionnement, associé à des lectures, m'a amené plus tard à rechercher des groupes Balint' pour enseignants.

Passer de l'individuel au collectif, de l'entraide à la solidarité Les conditions de vie dans la cité d'urgence étaient devenues telles que tout le monde voulait être relogé. Mais pour avoir une chance de l'être, il fallait montrer que l'on n'était pas comme les autres. L'entraide quotidienne qui se vivait, malgré la tension et les disputes inévitables, ne pouvait pas se montrer à l'extérieur : pour être relogés, les habitants disaient qu'ils étaient là par hasard, que la mauvaise réputation de la cité venait des fainéants, ceux qui buvaient, qui n'éduquaient pas leurs enfants, qui ne respectaient 7. Michael Balint, médecin et psychanalyste anglais, a émis l'hypothèse que la relation entre le soignant et le malade peut aider celui-ci à se soigner. Des soignants volontaires, aidés par un psychanalyste, se réunissent régulièrement. L'analyse d'une situation concrète et problématique, apportée par l'un d'eux, permet à chacun de prendre du recul.

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pas leur femme, qui se bagarraient. Bien sûr, cette ambiance de délation pourrissait la vie de la cité. Alors Alain créa le journal de la cité, quelques feuilles ronéotées à l'alcool. Chaque habitant pouvait y rédiger un article sur la vie de la cité. Alain se déplaçait chez les uns pour écrire un article sous leur dictée, et recevait chez les autres les réactions : « Comment ! Il écrit ça ! Il fait le contraire ! Il expliquait, repartait chez les uns et les autres jusqu'à ce que les points de vue s'acceptent et que le journal puisse être publié. Petit à petit, les habitants se rendirent compte qu'ils avaient les mêmes attentes, les mêmes espoirs. Et passèrent à une solidarité affichée : « Personne ne sera relogé tant que nous n'aurons pas la garantie écrite que tout le monde le sera. » Ce qui fonctionna aussi grâce à l'appui d'autres Versaillais. Dans une classe, se jouent les mêmes tensions : il est facile pour un enfant d'aider un autre qui lui ressemble, c'est autre chose d'aider celui qui s'est montré fermé, désagréable ou violent. L'enjeu est que chacun voie, derrière celui-ci, l'enfant qui veut apprendre. Il faut saisir toutes les occasions pour montrer que tous les hommes sont faits de la même pâte. Je souligne par exemple la peur de ne pas savoir, car elle est universelle : c'est la peur de l'inconnu. Les premiers de classe la subissent aussi, mais ils ne l'expriment pas, elle leur sert d'aiguillon alors que c'est un frein pour beaucoup d'autres. Autre exemple : la peur, puis la tristesse de quitter sa maman ! Quand T. embrasse avec frénésie les aimants du tableau de classe avant de retourner à sa place, les élèves pointent son étrangeté ; quand je leur fais remarquer qu'ils font moins les malins quand ils doivent quitter leur mère, ils ont des regards de connivence. Le degré de connaissance de la nature humaine, la conviction partagée qu'à chaque endroit il y a un envers, qu'à chaque qualité il y a un défaut, l'habitude de confronter des points de vue, la prise de conscience de la palette de tous les possibles permettent de créer dans la classe un climat sans exclusion. C'est là un des points essentiels de ma conduite de classe pour que les enfants s'acceptent entre eux. En 2000, la rencontre de Jacques Lévine et de l'AGSAS m'a permis d'aller encore plus loin dans la présentation de la psychologie du groupe à la classe : je parle maintenant de la classe comme de l'enfant de tous à faire grandir par tous. « La classe n'a que trois semaines ! C'est encore un bébé ! Il ne peut pas se débrouiller tout seul. Il ne sait pas encore gérer les crises et les réussites, mais petit à petit, il va avoir moins besoin de fermer les yeux pour se protéger. La classe, c'est pareil, elle grandit grâce à vous tous... » Ainsi je demande comment va la classe, puis les élèves le font. La lutte de la cité m'a appris que la misère rend dépendant pour le quotidien et dépendant du regard des autres. Cette dépendance devient une force

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quand ceux qui la subissent deviennent des militants de la solidarité dans leur famille, leur classe, leur école, leur quartier.

Inverser la pyramide J'ai continué ma formation d'allié* pendant sept ans. J'ai d'abord rendu quelques services, puis j'ai participé à des conférences-débats destinées à changer le regard des Versaillais sur la cité d'urgence. Il fallait obtenir le relogement de tous les habitants de la cité dans des conditions dignes. D'abord Alain animait la conférence, les habitants ne donnant que des témoignages. Puis, peu à peu, j'ai constaté que les habitants de la cité prenaient de plus en plus de place, jusqu'à mener la réunion d'un bout à l'autre, Alain ne prenant que rarement la parole. Cela m'a convaincu que l'utopie revendiquée d'un monde où les exclus deviennent les transformateurs de la société pouvait être vécue. Cela a décidé de l'orientation de ma vie car il s'agit là d'un véritable projet de société transposable à l'école, qui a pour finalité l'humain, projet qui suppose d'accueillir ou de susciter l'envie de chercher, de savoir, d'apprendre des enfants dès leur plus jeune âge, et d'inventer donc une école véritablement démocratique.

Les savoirs à l'Université populaire Quart Monde* L'Université populaire Quart Monde était la principale formation à l'expression publique pour les militants du mouvement ATD Quart Monde de milieux très pauvres. Ce fut aussi ma formation politique durant sept ans. Chaque mois, elle avait lieu à Paris, animée par Joseph Wresinski. L'ordre de prise de parole était cohérent avec la philosophie du mouvement ATD Quart Monde : les personnes très pauvres s'exprimaient en premier car leur parole, leur pensée doivent servir de référence. Puis venait le tour des alliés, puis celui de l'invité connaissant bien par son métier ou son engagement le sujet abordé. Un échange suivait. Joseph Wresinski était intraitable avec les uns comme avec les autres : sa traque de la langue de bois, sa volonté de clarté, son sens du peuple n'épargnaient personne. Il n'avait qu'une seule obsession : faire reconnaître son peuple comme interlocuteur indispensable. Durant ces années, je saisissais toutes les occasions données par le mouvement ATD Quart Monde pour me former : sessions, colloques, rencontres internationales... En 1976, professeur de SVT en collège, j'eus la chance de travailler dans l'équipe de Jean-Pierre Astolfi qui osait se poser cette simple question :

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quand nous avons enseigné de manière traditionnelle, frontale, qu'en restet-il quelques mois plus tard ? Eh bien, souvent pas grand-chose, et même quelques fois plus d'erreurs qu'auparavant ! D'où la nécessité de tenir compte des représentations des élèves et de les impliquer dans leurs apprentissages. Ce qui aiguisa encore mon appétit de recherche, et me conforta dans l'idée qu'on ne peut ni vouloir ni apprendre à la place des autres. Le projet de vie que je découvrais avec le mouvement ATD Quart Monde était beaucoup plus large que ce que je pouvais faire dans les collèges où l'avis du professeur de SVT sur les élèves est fort peu écouté. D'autre part, je sentais bien que ce projet de société demandait un tel renversement de perspectives qu'il fallait s'y rendre disponible entièrement. C'est pourquoi je suis devenu volontaire permanent en 1980. J'y ai essentiellement travaillé dans les Universités populaires Quart Monde et au Pivot culturel* avec les enfants. Pour des raisons personnelles, j'ai arrêté cet engagement en 1992. Ayant beaucoup pensé à ce que devrait faire l'Éducation nationale pendant ces douze ans, j'ai alors décidé d'essayer de mettre en pratique mes idées et j'ai préparé le concours de professeur des écoles. Quand je suis devenu instituteur, il était clair que la classe devait être une université populaire pour que tous les enfants puissent entrer dans le savoir, c'est-à-dire : « ... d'abord avoir la conscience d'être quelqu'un, pouvoir donner une signification à ce qu'on vit, à ce qu'on fait, pouvoir s'exprimer, [...] avoir une place dans le monde, connaître ses racines, se reconnaître d'une famille, d'un milieu, [...] par conséquent pouvoir participer à ce qu'est et fait autrui. »8 Ce programme de travail exprimé par Joseph Wresinski résume pour moi la finalité de l'école. Lui-même et Alain m'ont forgé la certitude que « celui dont les idées ne peuvent être entendues parce qu'elles ne peuvent être exprimées est le jouet de tous les pouvoirs arbitraires ; il est toujours soumis aux idées des autres, il en est l'esclave. »9 L'école non seulement doit préparer la société de demain mais aussi la faire vivre aujourd'hui : une société sans exclusion dans laquelle chaque enfant a réellement le droit d'apporter sa pierre à la construction de la classe, d'apprendre, et d'avoir des copains. Chaque nouvelle année scolaire est un espoir immense pour les enfants et les parents. « Cette année, cela va marcher, il va avoir un bon instituteur », disent-ils. Pour bénéficier de cet élan de la rentrée, j'ai l'habitude de faire dans la première matinée une déclaration de politique générale : « Apprendre le français va permettre à chacun dans la classe de pouvoir dire et écrire ce qu'il pense, dit, et fait, de manière compréhensible pour son 8. Joseph Wresinski, « L'enfant du Quart Monde en quête de Savoir », Igloos, n° 105-106, 2' trimestre 1979, éditorial. Disponible sur : www.joseph-wresinski.org/Savoir.html. 9. Ibid.

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voisin ou pour le président de la République ; et de comprendre de la même manière ce que disent ou écrivent les autres. Apprendre les mathématiques va permettre de prévoir et d'organiser ce que vous voulez faire seul, avec des copains ou avec toute la classe. » J'énonce ensuite les principes républicains, donc non négociables : la réciprocité, la remise en cause, l'impartialité, la probité, la construction de l'identité, la solidarité, le droit à l'appartenance, la responsabilité de chacun à faire grandir les institutions : principes valables pour tous, y compris les adultes.

Les savoirs à l'école En 1993, alors que j'étais stagiaire, une inspectrice, rencontrée par hasard un samedi midi, m'a permis de faire le lien entre mon expérience et les concepts enseignés à l'école. « Si je résume, vous avez appris avec le mouvement ATD Quart Monde ce qui est essentiel pour que les élèves apprennent : il faut partir de leur vécu. Mais attention, il faut aussi leur permettre de percevoir ce qu'ils vivent, sinon ils ne s'en rendraient pas compte et ne pourraient pas s'appuyer dessus. Puis, dans une troisième étape, en faisant des relations entre tous ces savoirs, vous les amènerez aux concepts. Vécu, perçu, conçu, il faut toujours progresser dans ce sens, sinon les élèves les plus fragiles auront une représentation artificielle des concepts, ils ne se les approprieront pas et les oublieront peu après les avoir étudiés. » Ces trois mots resteront un guide de ma pédagogie. Cette inspectrice m'a alors fait rencontrer une école qui fonctionnait en pédagogie Freinet. Par la suite, j'ai mis en place lentement des institutions de la classe en lien avec mes intuitions issues d'ATD Quart Monde, du groupe Freinet du Val-d'Oise et de l'AGSAS depuis 2001 : l'entretien du matin, le rendezvous poésie, le Conseil de coopérative d'enfants (institution instituante), les textes libres, les conférences, les ateliers philo, les ateliers psycho et l'évaluation par brevet. Par toutes ces pratiques, complétées par des entraînements à l'aide de fichiers autocorrectifs, les enfants acquièrent des compétences. Chaque fois qu'un enfant a acquis un savoir dans un domaine répertorié (grammaire, langage oral, calcul...), il demande à passer le brevet correspondant. Deux erreurs sont tolérées sur dix items. Le brevet peut être repassé autant de fois qu'il le faut pour le réussir (les phrases ou les nombres sont bien sûr changés). Je reverrai toujours cette élève de CM2 qui me tend sa feuille : « C'est vrai que je pourrai le repasser ? » Elle, très dilettante, ne s'est plus arrêtée de travailler, même pendant les récréations. Tout cela fait vivre la coopération dans la classe.

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Rapprocher le savoir et les plus pauvres J'ai d'abord enseigné en CM1 et CM2. À cet âge, les enfants sont déjà très sensibles aux différences économiques et sociales. Or je sais que la méfiance et la peur ancestrale de la misère privent le passé de l'enfant du Quart Monde de toute signification positive. Son passé et celui de sa famille n'apparaissent que par la charge qu'ils ont représentée. J'ai constaté l'intérêt de tous les enfants pour les documents avec lesquels ils pouvaient identifier leur milieu social et comprendre son évolution. Par exemple, présenter les inventions des machines qui révolutionnèrent la vie paysanne au Moyen Âge autant que la structuration féodale. Ou les cahiers de doléances du quatrième ordre en 1789. Les enfants deviennent alors passionnés d'histoire. En mathématiques, je multiplie les références communes avec ceux dont le quotidien est difficile. Par exemple, quand je parle de l'importance de savoir calculer la monnaie rendue à la boulangerie parce que chaque euro compte, les enfants pour lesquels chaque euro compte réellement sentent que la classe est pour eux.

L'étude des droits de l'homme À l'occasion de la Journée mondiale du refus de la misère, mes élèves lisent les petits livres Tapori* qui sont de courtes monographies d'enfants à travers le monde. Ils recherchent alors quel droit est évoqué dans chacun des récits. Puis, ce qu'il aurait fallu dans cette histoire pour que ce droit soit respecté. Enfin, je leur demande comment ils pourraient être eux-mêmes des acteurs de ces droits dans leur quotidien. Le droit au savoir revient souvent dans leurs lectures et c'est alors un nouveau souffle pour la coopération dans la classe.

L'estime des Mois Au Pivot culturel*, les enfants parlaient souvent des étoiles. Nous avons rencontré un club d'astronomie puis fabriqué une maquette de quatre mètres d'envergure en trois dimensions avec des matériaux de récupération. Grâce à l'appui du directeur de l'école du quartier, nous l'avons transportée dans l'établissement et ce sont les enfants de la cité qui ont expliqué à chacune des classes, entre autres, que l'obliquité de l'axe de la Terre détermine les saisons. En présentant au pied levé la maquette à des invités de passage, les enfants ont commencé spontanément en disant : « Ce sont nos parents qui nous ont permis de finir cette maquette ! »

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Depuis que je suis devenu instituteur, c'est un de mes leitmotive : mener des actions visibles de l'extérieur qui rendent leur fierté aux enfants et à leurs parents. Concours des écoles fleuries (ler prix national !), théâtre, et surtout des petits projets qui montrent aux parents les progrès des enfants. « Avant de penser comment transmettre un savoir et une éducation à nos enfants, il faut d'abord qu'ils soient fiers : fiers d'eux-mêmes, de leur famille, de leur quartier. Sinon ils ne pourront rien apprendre », disaient les militants du Quart Monde à l'Université populaire de Lille en 1992. L'embourgeoisement du recrutement des professeurs des écoles n'est pas forcément néfaste aux enfants issus de milieux populaires, à condition que ces nouveaux enseignants préservent l'estime de soi de ces enfants et de leur milieu social.

2. Moment de pratique professionnelle

Le contexte J'ai lu Éduquer par le jeu dramatique, de Christiane Page et, depuis le début de l'année, les enfants ont l'habitude de faire des improvisations théâtrales. Ils se mettent par trois ou plus, s'accordent sur une histoire à jouer avec une situation de départ, un événement et une fin, puis ils viennent improviser les scènes à partir de ce canevas devant les copains qui les conseilleront ensuite. Tous les enfants sans exception aiment ce moment de travail. Nous sommes début avril. Je suis avec ma classe de CP dans une salle polyvalente, une salle de classe sans table. Je sais que cette séance est particulière car, auparavant, les enfants constituaient librement les groupes, qui changeaient ainsi à chaque séance. Le temps de la représentation de fin d'année approchant, j'ai décidé de garder les groupes et les histoires de cette séance jusqu'à la représentation finale. Je suis confiant, car les constitutions d'équipes se sont toujours bien passées, sans grosse friction, aboutissant à des groupes hétérogènes. Le jeu habituel des « Viens, viens ! » a lieu. Mais les demandes d'intégration de Michel sont refusées. Je le vois qui se referme. Il risque d'exploser.

Michel, l'apprentissage de la condition humaine Dès son entrée au CP, je savais que je devais faire alliance avec lui, essayer de comprendre sa logique avant qu'il ne soit trop tard et qu'il ne rejette la 10. Christiane Page, Éduquer par le jeu dramatique, ESF éditeur, 2006.

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grande école comme il l'avait fait pour la maternelle. Plusieurs fois par semaine, Michel venait en classe en protestant sous des prétextes variés, souvent liés à des relations avec des camarades. Ses récriminations enflaient, se heurtaient aux règles de la classe et, inévitablement allaient jusqu'à l'explosion, une vraie catharsis suivie d'un effondrement en pleurs, comme une poupée molle. Le temps de reprendre ses esprits, il pouvait alors travailler. Même s'il avait très peur d'être inférieur aux autres, il apprenait à lire, écrire et compter. Un matin, il a explosé dans les rangs avant de monter en classe et il s'est effondré dans le couloir. Il ne voulait plus monter. Je me suis dit : pour une fois qu'il ne fait pas cela en classe et que les autres ne m'accaparent pas, je peux saisir l'occasion pour faire alliance avec lui. « Allez ! Tu ne vas pas rester là, c'est trop triste ! » Je l'ai ramassé et il est monté en classe dans mes bras, au milieu des autres enfants. « Je comprends que tu protestes, que tu n'es vraiment pas d'accord, quelque chose ne s'est pas passé comme tu aurais aimé, et maintenant, tu crois que tout est fichu, que cela va recommencer comme d'habitude ; mais tu vois : personne ne t'en veut ! Tu vas pouvoir t'asseoir, te calmer et travailler. » Les enfants lui ont souri, lui ont fait des gestes d'amitié. Au début de l'année, les enfants avaient été effrayés, ou avaient eu envie de se comporter comme Michel, ce qui conduisait aux mêmes réactions de rejet. À force de leur faire remarquer qu'ils avaient les mêmes réactions, certes moins vives, aux mêmes problèmes humains que Michel, à force de valoriser les apports de celui-ci, à force de faire percevoir ses cycles de violence et leur espacement progressif, Michel a été vu comme un enfant comme les autres. Je rencontrais souvent son papa, inquiet pour son intégration. Sa maman était partie un jour sans prévenir, trois ans auparavant, avait dit qu'elle reverrait ses enfants, mais n'était jamais revenue. Petit à petit, au fur et à mesure qu'une relation de confiance s'était établie avec son père, nous parlions avec Michel de son histoire. Je lui disais : « En ce moment, tu protestes beaucoup, mais tu verras, peu à peu, tu vas te rendre compte que c'est ton histoire, que beaucoup d'enfants auraient aussi voulu que cela se passe autrement dans leur vie, que tous les enfants ont peur d'être abandonnés, et petit à petit tu te rendras compte que tu n'es pas le seul et que d'autres enfants ont des histoires encore plus dures que la tienne et cela sera moins dur pour toi, et un jour tu pourras dire : "Je suis comme tous les enfants." C'est ce qui m'est arrivé : mes parents m'ont abandonné quand j'avais trois jours, je ne les ai jamais revus. Pourtant, maintenant, je peux en parler calmement, je suis devenu maître et j'ai une femme et cinq enfants. Mais quand j'étais petit, j'ai eu l'impression d'être très différent des autres enfants. »

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Ce jour-là, dans la salle polyvalente, quand les groupes de théâtre se forment, je me rapproche de lui. « Ben oui, tu es seul. Encore une fois, cela ne se passe pas comme tu l'aurais voulu. Mais tu sais bien que les autres ne sont pas les seuls responsables ; ce n'est pas toujours facile d'être avec toi. C'est comme ça maintenant, c'est dur. » Nos regards sont tristes. « Mais tu vois, tu as changé, au début de l'année, tu te serais mis dans une grande colère. Maintenant tu es capable de jouer avec les autres. » Je demande à un groupe de filles d'intégrer Michel, elles le font très gentiment.

Relier les vécus personnels, intimes, familiaux à l'apprentissage scolaire dans un cadre sécurisant Je me tourne et je m'aperçois que la constitution des groupes ne s'est pas déroulée comme d'habitude. Les quatre qui sont difficiles en relation et avec qui il a été laborieux de jouer dans les séances précédentes se sont retrouvés entre eux. Adrien, souvent bougon, qui peut devenir violent, mais accessible à l'empathie ; Dominique, qui a vécu la première partie de son enfance dans une caravane isolée avec sa mère, qui a des difficultés profondes d'expression, qui n'a pas encore beaucoup d'atouts pour décoder le monde ; Julien, un petit oiseau effarouché et Ahmed, petit roi pleurant un paradis perdu et qui ne veut s'engager en rien. Je me dis : « Oh ! là, là ! ça va exploser ; eux qui ont déjà du mal quand d'autres enfants jouent le rôle de tampon, ils vont se disputer, ça ne va pas être vivable ! Et en plus, ce ne sera pas la seule séance, c'est jusqu'à la fin ! Et ils vont jouer devant les parents ! » Ils sont là tous les quatre, ils se regardent, il n'y a pas d'animosité. Là, ça n'explose pas, ils ont l'air d'être heureux ensemble. Ils sourient, ils parlent avec des gestes. Il se passe quelque chose de très fort, ils sont dans leurs rôles. Moi je ne dis rien, je pars, je sais qu'il ne faut pas que je m'occupe d'eux plus que d'autres, ce serait une marque de défiance. Ce sont eux qui viennent me voir, enthousiastes, heureux : « On est prêts, on est prêts ! » « Oui, j'entends bien, mais les autres ne sont pas prêts ! Alors vous attendez un peu. » Je ne leur dis pas, mais je suis étonné qu'ils aient réussi à se mettre d'accord si vite, comment ont-ils fait ? Ils jouent donc en premier. L'ambiance est un peu tendue, je vois des sourires signifiants : « Ils vont se casser la figure ! » Ils commencent à jouer, ils n'hésitent absolument pas, chacun a son rôle, tout est clair dans leur tête. Ils jouent une partie de foot. Je me demande intérieurement comment je vais pouvoir faire évoluer leur sujet car d'autres groupes ont déjà joué sur ce

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thème pendant les séances précédentes et, à chaque fois, j'ai dû intervenir pour éviter que leur scène ne soit trop longue et pour les inciter à lui donner un sens. Je ne suis pas du tout rassuré. Cependant ils sont heureux et ne jouent pas aux caïds.

Kaïros Puis vient un moment où ils disent à Dominique : « Oh tu sais pas jouer, dégage. » Et voilà Adrien qui pousse Dominique hors de la scène. Je me dis : « Ils ont exclu l'exclu des exclus dans la vraie vie ! Je ne peux pas laisser passer cela, je les ai mis dans une situation où ils reproduisent ce qui se passe dans la réalité. C'est anti-éducatif ! » La suite de leur histoire est une dispute entre les trois qui sont restés, dispute qui se conclut par la décision d'aller rechercher Dominique. Je revois encore Adrien qui passe la main sur l'épaule de Dominique et qui avance avec lui sur le devant de la scène avec un sourire gentil. Alors là, je me suis dit qu'ils m'avaient placé devant mes contradictions : j'avais eu peur de l'expression des plus pauvres et ils m'avaient montré que mes peurs étaient inutiles, que je pouvais avoir confiance. C'était la première fois de l'année que ces quatre enfants aux relations difficiles étaient tous ensemble. Précédemment, quand les groupes étaient hétérogènes, j'avais confiance, je ne contrôlais pas grand-chose de leur expression, mais cela ne me gênait pas, le cadre de respect que j'avais mis dans la classe me semblait suffisant. Mais quand ces enfants, qui avançaient lentement en classe et étaient souvent en conflit avec les autres, ont formé un seul groupe, je n'ai pas vu que cela pouvait être une chance pour eux d'avoir une expression propre. J'ai eu le réflexe de survie des instituteurs : « Ne mets pas ceux-là ensemble, ils vont te mettre le Bronx ! » et m'est remonté le souvenir des chahuts quand j'étais élève.

Les suites Tous les groupes ont aussi joué des situations de plus en plus personnelles sous le couvert de la fiction, sans faire référence à la réalité, mais pour moi c'était évident que c'était la réalité qui sous-tendait tout ce qu'ils jouaient : Le groupe de Michel a raconté une histoire d'enfants tellement insupportables que la mère part. Le groupe de petits gars bien remuants dormait ; un copain venait les réveiller, ils allaient voir un autre enfant qui ne faisait pas partie de leur

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bande pour lui demander de faire un coup avec eux. Celui-ci devait passer des épreuves pour entrer dans la bande. Dans un autre groupe, c'est la position de leader du groupe qui a été interrogée : le chef n'était, en réalité, pas le plus fort. Dans la suite de l'année, comme le thème du spectacle de fin d'année était l'Afrique, nous sommes allés au musée africain Dapper et je leur ai demandé : « Si cette histoire se passait en Afrique, qu'est-ce que ça changerait ? » Alors, tout s'est joué à l'ombre du baobab : le ballon s'est changé en boîte de conserve, les rites d'entrée dans le groupe se faisaient en vue d'entrer dans la société des masques. Voici l'introduction de chacune des scènes sur lesquelles les enfants improvisaient : Les habitants de Faraba se posent l'éternelle question : qui est le plus fort ? Pourquoi le chef est-il le plus fort ? Heureusement, en face d'une injustice, on peut toujours se plaindre au Conseil ! Comme partout, les enfants de Faraba veulent avoir raison. Ils poussent, ils poussent. Soit les adultes sont là, soit ils partent. Mais si les adultes partaient vraiment ? Qui me protégerait ? Qui penserait à moi ? À Faraba aussi, les enfants jouent, se disputent et ont peur de perdre leur place dans le groupe. En Afrique, quand un nouveau arrive, il ne peut pas entrer dans la société des masques. Il doit faire reconnaître ses qualités en passant des épreuves : apprendre toutes les histoires de son masque, les danses, les chants, les cris. À Faraba, l'eau vient à manquer. Alors, c'est la soif, la faim et toutes les disputes qui vont avec. Comme on ne sait pas comment faire tomber la pluie, on se réunit sous l'arbre pour tenir le Conseil, régler les conflits. Le théâtre nous a permis, aux enfants et à moi-même, de « revoir » leur vie et de changer de regard sur le groupe le plus en difficulté, qui s'est révélé être celui qui inventait et jouait le plus rapidement et le plus clairement. Lors de la représentation, j'ai eu l'impression de vivre un résumé de notre année. De nombreux parents de l'école que je ne connaissais pas sont venus me dire à la fin de la représentation leur étonnement et leur admiration que des petits de CP soient capables de prendre en main leur spectacle et de s'exprimer avec tant de liberté et de vérité.

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3. Moment de pratique militante

Le refus de l'écrémage J'ai spontanément associé ce moment de réussite avec un moment fondateur de mon engagement avec ATD Quart Monde. J'avais vingt-cinq ans. Alain jugea que je pouvais assister à une réunion de préparation de l'Université populaire Quart Monde. C'était au Centre social de Jussieu, à Versailles. Sous mes yeux ébahis, j'assistais à ce qui, pour moi, fut une leçon fondatrice. Alain animait la réunion. Les ténors de la cité d'urgence prenaient toute leur place. Un nouveau venu prit alors maladroitement la parole. Tout sentait chez lui la grande précarité. Il se fit remettre à sa place par les leaders.

Kaïros Alain s'indigna avec une force dont je ne le savais pas capable : il n'était pas question que l'apport de cet homme puisse être mis à l'écart. Or, il était évident que ce qu'il disait allait retarder le combat du groupe pour le relogement de toute la cité. Lors de l'affrontement verbal très vif, Alain réexposa les valeurs fondamentales du mouvement ATD Quart Monde : le refus de l'écrémage, le droit de chacun à une expression prise en compte par le groupe. Son autorité, due à un engagement total et désintéressé, a permis que le groupe n'éclate pas.

4. Retour sur ces deux moments

Moment d'expression dans la classe Dans la classe, la rigueur du cadre permet à chacun de s'autoriser à inventer et/ou révéler son monde imaginaire. Alors, même si la constitution des groupes peut me faire peur, l'expression singulière des enfants étonne par sa vérité, la connaissance des relations humaines par des enfants de sept ans surprend. Mais ce n'est que la face visible de leur iceberg. Dans certaines situations, des enfants s'entraînent à faire des bêtises. Mais ce moment dans la classe m'a permis de reprendre conscience de la capacité des enfants à adhérer à un projet d'expression et de communication. Et alors l'envie de jouer dans les règles prend le pas sur l'envie de casser le groupe. J'ai encore vécu là que croire en une démocratie complète n'est pas du tout spontané quand on ne l'analyse pas en permanence. Malgré toute 51

ma formation, ma volonté, je demeure méfiant de l'expression des plus pauvres, suspects de n'avoir rien à dire, de ne pas savoir le dire, de ne pas vouloir le dire. Mais le cadre de ces séances de théâtre m'a permis de ne pas passer à côté de ce joyau. Voilà pourquoi il est indispensable de se rappeler très régulièrement les valeurs qui fondent une école sans exclusion, entre collègues et avec tous les membres du service éducatif.

Ce qui unit ces deux moments de réussite Le responsable d'un groupe a la tentation de s'appuyer sur les leaders du groupe pour asseoir son autorité, ce qui revient souvent à exclure de la réflexion et de l'action les plus faibles. Cela se traduit souvent en classe par : « Ne soyez pas comme Untel qui... » Même un groupe qui choisit de lutter contre l'exclusion garde la logique de ce contre quoi il prétend lutter, à moins d'en être conscient et de se mettre constamment des recours-barrières. Il est clair désormais pour moi qu'un groupe n'est réellement promoteur de l'homme que s'il accepte d'être cadré par des idéaux qui dépassent les humains qui le composent. Ces idéaux doivent être clairement énoncés et rappelés et chacun doit s'y référer. Un groupe ne tire sa légitimité que du respect de ses principes. Tout le travail consiste à montrer au groupe que le plus rejeté ne va pas le retarder mais lui apporter un autre éclairage, l'enrichir. Quand chaque enfant a les preuves que sa vision du monde est entendue, acceptée, qu'elle contribue au même titre que les autres à l'identité de la classe, se met en route une pédagogie de l'appartenance scolaire qui permet une démocratie vivante dans la classe.

Respecter les conventions internationales Les enfants qui sortent de l'école sans pouvoir s'approprier la pensée des autres, ni exprimer la leur, représentent en moyenne trois ou quatre enfants dans chaque classe. Il est temps que l'école primaire devienne l'école de la chose publique, de la République, et respecte les conventions qu'elle a signées. Celle relative aux droits des enfants ne remet pas à un hypothétique lendemain le droit à s'exprimer, à communiquer, à débattre et à décider démocratiquement. De ce fait, ces droits ne sont pas tributaires de telle ou telle démarche pédagogique, ce sont les objectifs de la République, les savoirs académiques ne sont que des moyens nécessaires et indispensables. Ici et maintenant,

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les enfants sont des écrivains, des comédiens, des chercheurs, des citoyens actifs. Le monde, qui change si rapidement, a besoin que tous les humains soient imaginatifs, créatifs. Seule une véritable vie démocratique dans l'école permet aux enfants issus de familles rejetées d'avoir envie de s'investir dans les histoires inventées, dans les décisions de groupe, dans la vie de la classe. Quand l'enfant qui n'a pas été écouté est témoin que l'école est organisée pour que tous les enfants apprennent à exprimer de façon intelligible ce qui fait leur vie, alors il peut investir l'école et les savoirs. Ce qu'il ne peut faire s'il constate que les enfants récitent ce qui va plaire aux enseignants ou à leurs copains. Ce ne sont plus seulement les quatre ou cinq enfants les plus rapides qui participent à la classe mais aussi ceux qui sont le plus dérangés dans leur développement, ceux qui forment les quatre ou cinq élèves dits « en échec scolaire ». Chaque enfant a le droit d'avoir tout au long de l'année des projets identifiés, d'être utile à sa classe, à son école, au quartier. Faire appel à lui pour aider les autres est une motivation très puissante pour apprendre.

L'apprentissage de la condition humaine Il est difficile de reconnaître ces droits sans lier l'intelligence conceptuelle et l'intelligence émotionnelle. La reconnaissance des émotions actuelles et passées des enfants et/ou de leurs parents est une condition nécessaire à l'entrée des enfants dans les apprentissages. Leur expression dans la classe doit être suffisamment quotidienne pour qu'une connaissance de l'humain se tisse petit à petit et que les expressions exacerbées ne soient vues que comme des hypertrophies de celles très courantes. Quand l'école fait ces choix, les enfants apprennent à métaboliser leurs émotions en productions culturelles. Leur apport étant reconnu, ils ressentent la nécessité des apprentissages indispensables à la communication (les métalangages) et l'apport que représente tout le patrimoine culturel.

La formation des professionnels Les plus lucides et sincères des enseignants reconnaissent que l'expression des émotions des enfants leur fait peur. C'est un obstacle à l'expression et à la communication des enfants. Il est très difficile par exemple de garder l'objectif d'un texte libre, vraiment libre. Les ateliers d'écriture sont des moyens de développer l'imagination et les capacités d'expression mais ce ne sont pas des moyens suffisants.

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Ce qui renvoie au recrutement et à la formation des enseignants : pouvoir recevoir les émotions des enfants, être intéressé par ce qu'elles apprennent de l'humain sans entrer en confrontation, en rejet, ou en indifférence, demande au départ une volonté et une aptitude à être en recherche, à se former au recul. Recul qui s'acquiert par la connaissance de la psychologie de l'enfant, et par un travail sur soi-même, notamment dans les groupes Balint enseignants. La formation passe aussi par une connaissance de ce qu'est l'exclusion qui peut être comprise comme choisir entre la vie et la mort : quand quelqu'un est en haut, l'autre doit être en bas. La lutte contre l'exclusion fait prendre conscience de toute la palette des possibles entre le haut et le bas, de l'existence d'un envers à tout endroit et réciproquement. Ainsi, personne dans la classe ne sera mis l'un en haut, l'autre en bas. Pour cela, la classe sera un milieu suffisamment riche pour que chaque enfant puisse y exceller dans un domaine.

Pas un mot contre les parents en présence des enfants ! Les parents sont très souvent un des leviers qui vont faire bouger l'enfant, lui permettre d'apprendre. À nous, professionnels, de ne pas casser ou fausser ce levier. A nous de ne jamais affaiblir la fonction parentale mais de chercher ensemble, professionnels et parents, comment l'enfant peut apprendre. Reconnaître le préjudice subi par un enfant (tu protestes, tu aurais bien aimé que cela se passe autrement), l'aider à voir la réalité, se faire raconter l'histoire scolaire liée à celle de la famille permet de tirer ensemble une intelligence des situations et de commencer à se projeter dans un futur humanisant.

Oser ! Tout cela ne revient-il pas à oser vivre les valeurs de la République et de la démocratie dans une éthique universalisable : celle de la réciprocité ?

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Chapitre 4

La force de l'enseignant : les élèves Marie Verkindt Enseignante en collège depuis 1973 dans le département du Nord, j'ai connu le mouvement ATD Quart Monde en 1975. J'y ai été engagée en bibliothèque de rue*, dans le mouvement Tapori* à Lille, puis dans le groupe de Roubaix. J'ai toujours situé l'essentiel de mon engagement dans ma profession d'enseignante. Je suis actuellement professeure à mi-temps, et je participe pour l'autre mi-temps à un projet de promotion familiale, sociale et culturelle dans le quartier de Fives, à Lille, avec la mission particulière de rapprocher école et familles à la vie difficile à cause de la pauvreté.

I. Parcours professionnel et militant

Des vacances renversantes Lorsque j'essaie de décrire les liens entre ma vie professionnelle et ma vie de militante du mouvement ATD Quart Monde, je parle instinctivement d'un séjour de vacances en Haute-Savoie avec vingt enfants de familles de Lille connaissant la grande pauvreté pour lequel je me suis engagée pendant l'été 1975 et du métier d'enseignante en collège que j'exerçais depuis deux ans. Ces trois semaines à la montagne ont été le point de départ d'une interrogation professionnelle qui dure depuis quarante ans. Cette rencontre avec les enfants doit peu de choses au hasard : je viens d'une famille d'origine ouvrière (textile) mais mes parents ont connu « l'ascenseur social » dont on parle parfois à l'intérieur de l'entreprise ; dans cette dernière, mon père est passé d'employé à responsable du personnel. Une éducation chrétienne m'a fait découvrir certaines valeurs de l'Évangile qu'à l'adolescence j'ai réinterrogées avant de les rendre vraiment miennes : la recherche du bonheur, de la justice, assez typiques de cet âge, y trouvaient des réponses et je cherchais à les vivre dans mes relations. En 3e, une éducatrice m'a ouverte aux difficultés des personnes qui vivaient dans le tiers-monde dont on commençait à parler. Enfin, un module de sciences de l'éducation à partir du livre de Bourdieu, La Reproduction, a jeté dans mon esprit pour

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la première fois l'idée que l'école pouvait avoir une responsabilité dans la reproduction, voire l'accroissement, des inégalités sociales. Avec mon mari, notre projet de mariage comprenait également une dimension de recherche de justice. Mais tout cela avait besoin d'être concrétisé et ce sont les vacances dont j'ai parlé plus haut qui allaient m'en donner l'occasion. C'est par ce séjour qu'a commencé mon histoire avec ATD Quart Monde. Ce fut aussi ma première rencontre réelle avec la pauvreté, rencontre qui a profondément ébranlé tous les piliers sur lesquels je croyais avoir construit ma vie. Les conditions matérielles dans lesquelles vivaient certaines familles me bouleversaient : une famille avec trois enfants vivait par exemple au deuxième étage d'une maison dont les premier et troisième étages étaient effondrés ; l'escalier sans éclairage qui permettait d'y accéder comptait de nombreuses marches branlantes. Plus encore, cette incapacité pour les parents de décider une fois pour toutes si l'enfant partirait avec nous m'était incompréhensible. Nous n'avons pas connu le nombre d'enfants que nous emmenions avant le moment du départ. Ce jour-là, il y avait, dans le quartier, un énervement comme je n'en avais jamais vu ; les jeunes non concernés par le séjour avaient décidé de se rappeler à notre souvenir en s'attaquant à notre local. Le voyage fut un enfer auquel j'aurais voulu me soustraire. Les enfants, semblant avoir perdu tout repère, n'obéissaient à aucune autorité et prenaient des risques importants, de façon inconsciente, comme celui de descendre sur les rails du métro parisien. Sur la route en bus vers la gare de départ, un enfant de neuf ans à qui on avait expliqué ce qu'était la montagne me demanda en voyant la pelouse légèrement bombée devant la mairie : « Est-ce cela la montagne ? » J'allais d'imprévu en imprévu. Les trois semaines qui ont suivi ont été des moments très intenses ; ils m'ont permis de découvrir que ces mêmes enfants avaient autant de curiosité pour les livres, la nature, la vie des abeilles ou des fourmis que les autres enfants que j'avais déjà accompagnés en vacances. Quinze jours ont été nécessaires pour qu'ils découvrent réellement qu'ils étaient à la montagne, ce que l'un d'eux a exprimé lorsque, arrivé à un col, il s'exclama enfin : « C'est beau! » Cette première conviction, que l'appétit d'apprendre pouvait se révéler chez tous, à certaines conditions, ne m'a plus quittée ; de même le sentiment d'une injustice que je n'imaginais pas jusque-là : aucun enfant (entre six et douze ans) de ce groupe ne pouvait écrire une lettre à ses parents de façon autonome, ne fût-ce que quelques mots ; ils ne pouvaient que recopier un modèle qu'ils nous dictaient, avec beaucoup de difficultés d'ailleurs. Les enfants qui ont participé à ce séjour m'ont marquée au point que je me rappelle leurs noms, trente-cinq ans plus tard ; ils m'avaient permis de découvrir l'injustice que je voulais combattre avec d'autres, celle du quasi-illettrisme de beaucoup d'enfants de milieu défavorisé. 56

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« Vous êtes la première personne qui dit que mon enfant sait faire quelque chose. » Après ce séjour de vacances, j'ai animé une bibliothèque de rue : chaque jeudi, j'allais chercher les enfants après l'école ; nous lisions des albums sur la place, et plus tard à la bibliothèque. Les enfants parlaient des livres ou s'exprimaient par le dessin puis je les ramenais chez eux où je retransmettais aux parents ce que nous avions fait. J'écrivais ensuite mon « rapport d'observation », en essayant d'être la plus fidèle possible aux expressions des enfants. ATD Quart Monde nous encourage beaucoup à écrire nos rencontres et nos actions de façon objective sans interprétation trop rapide. C'est une façon de prendre du recul sur ces rencontres et actions et une condition pour que cela devienne du savoir. Cela m'aidait à découvrir les centres d'intérêt des enfants, leurs potentiels cachés qui guidaient ensuite mon animation. J'en parlais avec les parents, et je me souviens d'une maman qui m'a dit : « Vous êtes la première personne qui dit que mon enfant sait faire quelque chose. » Cette réflexion a profondément influencé ma pratique enseignante par la suite.

Tapori, la parole des enfants L'année suivante, j'ai animé un groupe Tapori. J'y ai découvert en premier que la parole des enfants peut être prise au sérieux. Je me souviens par exemple d'une enfant qui donnait l'explication suivante à ses difficultés scolaires : « C'est difficile d'écouter la maîtresse quand on a des soucis dans la tête. » Ou, en parlant d'une autre enfant : « Si elle n'aime pas l'école, c'est parce qu'elle n'y a pas d'amis. » Avec la complicité des parents, un groupe d'enfants est parti répondre à l'invitation d'un « personnage mystérieux » pour chercher un « trésor » pour le quartier : il s'agissait d'un cadre de sérigraphie qui permettrait de reproduire sur des affiches la pensée des enfants, leurs découvertes pour le quartier. Je me souviens de quelques phrases à propos du travail des parents : « C'est important de travailler pour que la famille puisse manger » mais aussi « Je suis fier quand mon père explique qu'il connaît les différents métaux » ou « J'ai aimé quand ma mère a expliqué son travail à l'usine quand elle était jeune. » Cette expérience fondatrice a progressivement transformé ma pratique professionnelle dans des directions différentes et complémentaires qui se sont succédé dans l'ordre suivant : être convaincu que tout enfant doit pouvoir aimer apprendre ;

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- mettre en œuvre une pédagogie de la réussite basée sur des projets ambitieux qui redonnent confiance ; - bâtir l'enseignement à partir de la connaissance du milieu culturel des élèves ; - s'appuyer sur les parents ; - s'appuyer sur les élèves ; - faire coopérer les élèves.

Être convaincu que tout enfant doit pouvoir aimer apprendre Au départ, je n'avais que cette conviction : tout enfant doit pouvoir aimer apprendre, même s'il est en situation d'échec scolaire. Il faut donc refuser la fatalité de cet échec et donner à l'enfant en difficulté l'occasion de découvrir qu'apprendre peut être source de satisfaction. Je me souviens de Paul, arrivé au collège alors qu'il habitait dans un foyer. Les enfants de foyers étaient souvent issus des familles les plus pauvres du collège qui, pour l'essentiel, recrute ses élèves dans un milieu populaire. La famille de Paul a connu de gros problèmes et la maman et ses deux garçons ont été temporairement hébergés dans un hôtel bon marché avec le soutien de l'Aide sociale. Ces difficultés ont rendu irrégulière la présence de Paul au collège ; son travail est devenu insatisfaisant et Paul a été souvent envoyé en étude pour y faire les travaux demandés et non effectués. À cette époque, j'étais directrice adjointe et c'est moi qui accueillais les enfants exclus des cours. Je ne voulais pas représenter uniquement l'autorité en appliquant automatiquement les sanctions prévues mais j'ai essayé de prouver à Paul, à plusieurs reprises, qu'il était capable de faire les devoirs qui lui semblaient impossibles. Avec lui, mon action n'a pas été beaucoup plus loin ; elle n'a pas empêché qu'il soit exclu en fin d'année et envoyé dans un collège d'une autre région. Plus tard, Paul revint dans la région. Devant être scolarisé à nouveau, il me passa un coup de téléphone me demandant si nous voulions bien le reprendre au collège. Comment fallait-il interpréter cet appel téléphonique plusieurs années après avoir quitté l'établissement autrement que comme un appel à être soutenu par des personnes qui avaient cru un peu en lui ?

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Une pédagogie de la réussite basée sur des projets ambitieux qui redonnent confiance Dans les premières années de ma carrière, il y avait tout un courant qui prônait la pédagogie de la réussite ; mais comment faire pour qu'elle soit vraiment la réussite de tous ? Je me suis posé cette question lorsque j'ai participé à une classe de 6e d'accueil, sorte de classe passerelle entre l'école primaire et le collège. Les élèves de cette classe n'avaient pas le niveau pour suivre une classe de 6e, en particulier en français, bien que ce soit la langue maternelle de la plupart. Je proposais à l'équipe d'enseignants de lancer les élèves dans l'écriture d'un livre, ce qui représentait justement un domaine de difficulté pour eux. Pour les entraîner dans ce défi, il fallait trouver un thème pour lequel tous auraient quelque chose à dire, et particulièrement ceux qui connaissent une vie difficile. Nous avons choisi le thème des droits de l'enfant pour lequel on pouvait faire appel à l'expérience vécue par tous et qui pouvait capter l'intérêt de tous. J'avais découvert à la bibliothèque de rue que, pour que les enfants s'accrochent à un travail, il fallait qu'ils puissent en être fiers : après la lecture des livres, ils dessinaient souvent ce que leur suggérait l'histoire ou les illustrations, et il n'était pas rare qu'ils barbouillent de noir leurs dessins à peine commencés ou qu'ils les jettent n'importe où. Par contre, lorsque, à cette bibliothèque de rue, on amenait du matériel de peinture de qualité et un vrai peintre pour les guider, ils mettaient alors dans ce travail une concentration et une application toutes particulières. Leur attention grandissait également si nous les prenions en photo en train de s'appliquer et que nous apportions la photo à leurs parents. J'essayais donc d'appliquer ces règles à la classe de 6e d'accueil. C'est le travail d'équipe réunissant les compétences variées des enseignants qui garantirait la qualité de la production. Pour accroître encore la valorisation, j'ai insisté sur le fait que leur écrit pourrait être lu par d'autres enfants. Nous avons écrit au maire de la commune, en tant que responsable de l'application des droits de l'enfant sur son territoire, pour lui présenter notre travail. Il nous a reçus. La presse était présente. Cette valorisation a eu un effet inattendu : la maman de l'enfant le plus exclu nous a accompagnés. Nous ne l'avions jamais vue auparavant au collège. Je découvrais que, contrairement à ce que l'on pouvait penser sur les parents qui ne se manifestent pas au collège, nous ne pouvions pas en déduire automatiquement qu'ils se désintéressent de ce qu'on y fait. Un autre exemple illustre encore cette volonté d'amener les élèves sur un chemin de réussite : lors d'une évaluation de connaissances, j'entends ce même élève dire qu'il n'a pas étudié. Je l'interroge en dernier ; il a donc eu le temps d'intérioriser ce que les autres ont récité et il réussit. Je lui donne une bonne note et, plus tard, je vais le voir, en particulier pour lui montrer 59

que je ne suis pas complètement dupe et lui dis : « Te rends-tu compte, avec la mémoire que tu as, si tu apprenais tes leçons tu pourrais vraiment réussir ! » À mon grand étonnement, la maman que j'ai revue après la visite à la mairie me répète cette phrase prononcée plusieurs mois plus tôt. J'en tirai la conclusion que même les parents « absents » de l'école peuvent devenir des soutiens pour nous, nos partenaires sans qu'on s'en rende compte. Cela dépend certainement de ce qu'ils perçoivent de notre attitude à travers les phrases de leur enfant.

Bâtir l'enseignement à partir de la connaissance du milieu culturel des élèves À la bibliothèque de rue, je choisissais les albums à partir des centres d'intérêt des enfants et de leur famille au fur et à mesure que je les découvrais. De la même façon, j'ai essayé, en tant qu'enseignante, de concilier cette recherche de centres d'intérêt avec le respect des programmes à enseigner. Ainsi, en éducation civique, pour parler des droits de l'enfant, j'utilisais un roman, La Boîte à musique", qui raconte la naissance et l'évolution d'une amitié entre deux enfants de milieux différents. Il nous permettait de découvrir que les droits de l'enfant ne sont pas toujours respectés pour ceux qui vivent dans la pauvreté en France. On réfléchissait ensuite à la manière de s'engager pour les faire respecter. À la fin d'une séance avec ce roman, je me souviens d'un élève qui est venu me voir pour me dire : « Vous savez Madame, ce qui est dans le livre, c'est ma vie ! » Ce livre, fort apprécié des élèves car il rejoignait des éléments de leur expérience en leur permettant de s'identifier aux personnages, a plusieurs fois permis à un élève exclu de la classe d'être accepté ; il permettait en effet aux autres de découvrir un ami possible chez un camarade dont on ne comprend le comportement que lorsqu'on possède les clés ouvrant sur des réalités de vies différentes.

S'appuyer sur les parents L'étape suivante a été de rechercher davantage le partenariat avec les parents. En effet, la bibliothèque de rue m'avait fait prendre conscience qu'on ne peut pas s'en sortir avec les enfants sans l'appui des parents : il fallait souvent du temps pour que les parents acceptent de nous confier leurs enfants. C'est pourquoi nous commencions souvent par nous installer à proximité de leur maison et nous les raccompagnions chez eux pour raconter aux parents les découvertes et les réussites de leurs enfants. Ce temps de 11. Jean-Michel Defromont, La Boîte à musique, Éditions Quart Monde, 1995.

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restitution aux différentes familles était presque aussi long que l'activité avec les enfants. Petit à petit, la confiance s'installait, et parents et enfants commençaient à attendre notre venue. De la même façon, au collège, j'entendais souvent qu'on n'arrive pas à voir certains parents. La réflexion de la maman dont j'ai parlé plus haut me poussait à penser que, si les parents pouvaient percevoir qu'on essayait de faire progresser leur enfant, on devait pouvoir les rencontrer. Je décidais donc de prendre une année sabbatique pour convenance personnelle pendant laquelle j'ai proposé à mes ex-collègues de venir au collège trois matinées par semaine pour prendre en soutien individuel des enfants qui n'arrivaient pas à suivre dans le cadre de la classe. Mon objectif principal était de prouver que les parents des cinq élèves choisis pouvaient être des partenaires éducatifs. Deux faits ont suffi à permettre la rencontre de quatre parents sur cinq : les élèves ont parlé à leurs parents de l'aide apportée et un mot donnant un aspect positif de leurs enfants a été mis dans le carnet de correspondance. Pour les derniers parents, il a fallu que je propose de me déplacer chez eux avec leur accord et aussi de dépasser la méfiance palpable au début de l'entretien. Le passage de la méfiance à la confiance s'est opéré lorsque j'ai trouvé le moyen de dire aux parents, surtout au père, que je voyais bien tous les efforts qu'ils faisaient pour donner le meilleur d'euxmêmes à leur fils. Je pouvais affirmer alors que, de notre côté, nous faisions de même. C'est ATD Quart Monde qui m'a fait découvrir qu'on n'avançait avec les personnes qu'en s'appuyant sur leurs potentialités, et cela me guide souvent quand je sens qu'un entretien avec des parents est tendu.

S'appuyer sur les élèves Plus tard, une autre expérience s'est déroulée dans une classe de 4e pédagogie de contrat dans laquelle j'ai enseigné pendant trois années consécutives. Cette classe rassemblait une quinzaine d'élèves en échec scolaire total. Certains n'avaient pas fait de 5e. Le programme de la classe était officiellement le même que celui des autres classes de 4e. La difficulté du groupe, bien que moins nombreux que dans une classe ordinaire, était d'être composé d'élèves « habitués » depuis longtemps à l'échec et dont la motivation, affaiblie par le fait d'être dans cette classe, n'a pas dépassé une ou deux semaines ! Il me semblait que rien ne serait possible tant qu'ils n'auraient pas réussi un apprentissage scolaire, ce qui leur semblait inaccessible. En bibliothèque de rue, j'avais appris qu'avec de tels enfants, pour recréer une vraie motivation, il fallait passer par la réussite de projets culturels ambitieux dans lesquels ils redécouvraient leurs capacités. Je cherchais comment appliquer cette idée dans la classe : je l'ai inscrite au concours national René Cassin qui proposait une réalisation sur le thème : « La pau61

vreté et les droits de l'enfant ». Pour augmenter la motivation et aussi la stimulation intellectuelle, j'ai inscrit en même temps une autre classe de 4e du second établissement où j'enseignais : chaque équipe de travail comprenait des élèves des deux collèges et je passais les dossiers d'un collège à l'autre pour qu'ils complètent le travail les uns des autres. Nous avons réalisé un dossier et un jeu et nous avons gagné le prix ! Ce projet m'a permis de découvrir que je ne pouvais me passer de l'aide d'autres élèves connaissant moins de difficultés.

Faire coopérer les élèves La conviction que chaque enfant de la classe avait un rôle à jouer dans la réussite des autres s'imposait de plus en plus à moi. Tapori m'avait appris à croire au potentiel de solidarité des enfants entre eux s'ils sont mis dans un contexte particulier. Avec le professeur principal de la classe, qui enseignait les mathématiques, et le professeur de français, nous avons proposé aux élèves d'une classe de 6e un projet de classe basé sur la coopération entre eux. Cela a commencé avec un dossier pédagogique proposé pour préparer la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre. Il présentait l'histoire vraie de deux enfants africains dont l'un est exclu par les autres pour des raisons liées à sa vie dans une famille pauvre et l'autre qui l'amène dans son groupe. Cette histoire permet une réflexion sur la pauvreté, l'exclusion et ses conséquences sur les enfants et leurs possibilités d'apprentissage. Nous avons ensuite transféré ces questions à la vie de la classe par différentes activités. Par exemple, les élèves ont créé des silhouettes les représentant collectivement. Cette réalisation leur demandait de faire un effort pour mieux se connaître et leur donnait l'occasion de s'engager dans la lutte contre l'exclusion en cherchant comment le faire d'abord au sein de la classe. Ils se sont lancé le défi que, grâce à la coopération entre eux, personne ne redoublerait sa 6e. Tout au long de l'année, au moyen d'activités diverses permettant de réfléchir aux relations à l'intérieur de la classe, ils ont découvert dix « recettes » pour que tout le monde puisse apprendre : bien se connaître, voir l'autre à partir de ses qualités, apprendre à se taire pour mieux écouter les autres, etc. Ces recettes ont été mises dans une valise en bois réalisée par le père d'un des élèves en difficulté, valise envoyée vers d'autres groupes d'enfants pour qu'ils la complètent. Le défi n'a pas été entièrement relevé, mais plusieurs élèves disent qu'ils sont passés dans la classe supérieure grâce à l'état d'esprit créé par le projet et l'aide des autres. Il semble important de noter que ce projet avait été présenté au début de l'année scolaire aux familles et que, dans l'évaluation qui a été faite auprès d'eux l'année suivante, presque tous les parents ont répondu et affirmé à la fois leur accord et parfois l'effet bénéfique que cela avait pu avoir sur le 62

développement de leur enfant : « C'est important pour les jeunes de vivre de tels projets » ou « Jamais je n'aurais cru que ma fille si timide et en difficulté aurait osé jouer en public le récit de leur expérience d'année ! »

2. Moment de pratique professionnelle Si je dois revenir sur un moment pédagogique que j'ai trouvé efficace, je choisis volontiers une visite du patrimoine industriel d'une ville du nord de la France, guidée par des élèves de e pédagogie de contrat et des élèves de 4e SEGPA, pour des élèves de 4e générale. Ce moment a été préparé pendant toute l'année scolaire. Pour comprendre la réussite, quelques préalables doivent être décrits.

Les acteurs du projet étaient tous des élèves en difficulté d'apprentissage Le groupe des acteurs était composé de quatorze élèves de 4e pédagogie de contrat, seize de 4e SEGPA, du professeur de français-histoire-géographie de SEGPA, de la documentaliste du collège et de moi-même, professeure d'histoire-géographie et d'éducation civique en 4e pédagogie de contrat. Le choix du projet était celui des adultes et non des élèves. Deux convictions avaient réuni les animateurs : la nécessité d'une pédagogie de projet et celle de projets culturels ambitieux réussis. Le thème du patrimoine industriel de notre ville s'est imposé d'une part parce qu'il rejoignait le programme d'histoire des classes de 4e de collège, d'autre part parce que nous imaginions que des membres des familles des élèves pourraient avoir travaillé dans ces bâtiments et auraient quelque chose à partager de leur expérience. Les élèves de la classe de 4e pédagogie de contrat avaient tous des difficultés à suivre dans des classes ordinaires de collège ; ils avaient déjà redoublé au moins deux fois et restaient en échec. Les élèves de SEGPA avaient déjà suivi une 6e et une 5e SEGPA ; ils étaient entrés dans cette filière sur décision de la famille, d'enseignants et du psychologue scolaire qui avait détecté de graves retards de développement du quotient intellectuel.

« Mais si, ça va aller ! » On est en juin, il fait beau. Rendez-vous est donné au CDI de l'établissement. L'ambiance est tendue. Combien vont être présents ? Les élèves des différents groupes se regardent en « chiens de faïence ». La composition des équipes est imposée : chacune comprend deux élèves de 4e SEGPA, deux

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élèves de 4e pédagogie de contrat et trois ou quatre élèves de 4e générale choisis pour leurs capacités à s'intéresser à la visite et aussi à accepter les autres sans moquerie systématique. C'était une façon de limiter partiellement le risque d'échec. Ces élèves de 4e générale vont visiter le patrimoine industriel de la ville, guidés par ceux des deux autres classes qui ont préparé ce projet. Un enseignant volontaire de l'établissement, et même la directrice accompagnent chaque équipe. Malgré la date tardive, dans un collège où une forte proportion d'élèves commence à s'absenter dès le début du mois de juin, onze élèves de 4e pédagogie de contrat sur quatorze sont présents et presque tous ceux de SEGPA. Quelques réactions agressives témoignent de l'anxiété causée par la peur de ne pas être à la hauteur : « On n'y va pas, on sait rien, de toute façon on n'a rien appris », « Je ne saurai pas parler », « Madame, j'y vais pas. » Ou de la difficulté à être ensemble : « Qui sera dans mon équipe ? », « Non, je ne veux pas être avec lui. » Mais ils sont présents. Ils ont du mal à composer entre le manque de confiance en eux et l'envie de croire en leurs capacités. Ces réactions s'adressent à moi et s'expriment encore davantage chez les élèves de 4e pédagogie de contrat que chez les 4e SEGPA. Je crois qu'en SEGPA, l'équipe des enseignants plus réduite avait bien soutenu le projet. Ces élèves avaient fait de nombreuses répétitions et se sentaient certainement davantage préparés. Et depuis trois ans, ils avaient acquis une habitude de la pédagogie de projet. Les 4e générale semblent intimidés ; ils ne posent pas beaucoup de questions ; ils sont là, ils attendent et se demandent « à quelle sauce ils vont être mangés ». Aucun échange ne se fait à l'intérieur des équipes. Ils sont dans le même collège mais ne se fréquentent pas et n'hésitent pas à s'insulter. Nous passons les minutes qui préparent le départ à rassurer : « Mais si, ça va aller », « On pourra vous souffler »... Les adultes aussi sont peut-être un peu anxieux ; en ce qui me concerne, des expériences antérieures me font craindre d'avoir du mal à maîtriser certains débordements à l'extérieur. Mais le travail en équipe des adultes me rassure. Le déplacement en petites équipes et le fait que les élèves soient présents me confortent dans l'idée qu'ils y croient quand même et que le pari a des chances d'être relevé. Nous tentons d'expliquer à tous ce que nous allons faire, mais il y a trop d'effervescence. C'était souvent comme cela au cours de l'année, ce n'était pas facile d'expliquer au groupe. Il fallait souvent répéter car plusieurs n'avaient pas été attentifs au moment de l'explication générale. Je limite donc ma prise de parole en disant simplement que la visite concerne le centre de la ville et qu'elle est en lien avec le programme. Mon intention est surtout de faire prendre au sérieux cette sortie pédagogique par tous et en particulier par les élèves de 4e générale. Nous distribuons un dossier à chaque équipe, ils y inscrivent leurs noms, mais il n'y a toujours aucune envie de communiquer à l'intérieur des équipes.

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Vont-ils oser se parler ? Je pars avec la première équipe. Les autres suivront avec quelques minutes de décalage. Une guide de l'Office du tourisme va passer une partie du temps avec nous. C'est elle qui avait montré certains monuments de la ville aux élèves au tout début du projet et elle avait promis de venir les écouter lorsqu'ils seraient eux-mêmes guides. Sur le trajet, les élèves de ma classe n'arrêtent pas de me parler pour demander : « Où on va ? », « Qui va parler en premier ? »... comme si on n'en avait jamais parlé et qu'ils prenaient enfin au sérieux un projet sur lequel on travaillait depuis huit ou neuf mois. Pourtant, ils ont appris leur texte et les rôles ont été clairement distribués. Les autres élèves sont silencieux. On arrive sur la grand-place, face à la mairie, où il y a une frise sculptée qui décrit les différentes étapes du travail textile. Une fille dit le texte qu'elle a appris pour commenter cette frise, d'un bout à l'autre sans s'arrêter, puis une deuxième enchaîne. Je me rends compte alors que ces élèves qui n'apprenaient jamais aucune leçon ont fait l'effort de mémoriser le texte et ont osé le dire aux autres. Les élèves « visiteurs » font alors un exercice concret de remise en ordre de la frise grâce à des photocopies à découper et coller. Perplexes après les explications un peu rapides, leur premier réflexe est de s'adresser à moi pour demander une aide et non à celles qui ont commenté. Je remarque même une certaine passivité de celles qui ont parlé pendant que les autres réalisent le collage, comme si elles considéraient que c'était mon rôle de répondre et non le leur. Je les sollicite donc chacune personnellement pour qu'elles aident. Une élève de SEGPA est beaucoup plus tranquille. Je ne suis pas son enseignante mais elle me regarde beaucoup quand elle parle, comme si elle avait besoin d'un tuteur sur lequel s'appuyer.

Kaïros Après ce premier arrêt sur la grand-place je me dis : « Ça y est, ils sont dedans ! » Et alors que jusque-là les élèves de 4e SEGPA et pédagogie de contrat s'ignoraient, ils se mettent à s'écouter dire leurs commentaires, curieux de ce qu'un autre élève est capable de faire. Peut-être s'attendentils un peu « au tournant » ! Il faut savoir que les 4e pédagogie de contrat avaient été assez blessés par le fait de travailler avec les élèves de SEGPA qu'ils considéraient comme des « babanes ». Un jour, nous avions dû utiliser la salle de classe des SEGPA. Mes élèves m'avaient suppliée d'attendre que tous les élèves du collège soient rentrés dans leurs propres locaux pour qu'ils ne les voient pas y pénétrer. Un autre jour, nous avions fait

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un échange de la première étape de nos découvertes réciproques au CDI. Mes élèves, qui avaient mis beaucoup plus de temps à prendre le projet au sérieux, avaient été piqués au vif par la meilleure prestation des SEGPA et avaient rejeté la responsabilité de leur humiliation sur moi, qui ne les avais pas suffisamment préparés ! Les élèves de « pédagogie de contrat » subissaient eux-mêmes l'exclusion de la part des autres élèves du collège : moqueries quand les rangs passaient à proximité des leurs, injures du fait qu'ils étaient dans cette classe (« babane », « fou »...). Ils s'écoutent donc mais sans chercher à comprendre réellement ce que disent les autres. S'ils n'ont pas compris, ils ne pensent pas à redemander. Le support à compléter les pousse à poser des questions et peu à peu ils les posent aux élèves et non à moi. Au fur et à mesure des arrêts devant les différents bâtiments, les élèves se prennent au jeu d'expliquer aux autres et cherchent même des moyens d'expliquer à la place d'un élève-guide absent en lisant les feuillets sur lesquels ils avaient appris leur partie de texte. Réticents au départ, ils ne refusent plus une seule fois de parler, soufflent à celui qui est en difficulté. Ils semblent découvrir les bâtiments de la ville pour la première fois, alors qu'ils font partie de leur environnement quotidien et que nous les avions déjà regardés deux fois dans l'année. C'est au moment de les commenter aux autres, grâce également à la présence de la guide de l'Office du tourisme, que l'exercice, purement scolaire et donc insensé pour eux, prend enfin du sens. Ils commencent à admettre que des personnes peuvent être intéressées par le fait de regarder des bâtiments chargés d'histoire et de vie mais, surtout, ils découvrent le goût d'expliquer aux autres.

« On s'apprend des choses, on en est fiers... C'est la paix » Aucune bagarre ni insulte pendant les deux heures du parcours, aucun manque de respect entre les jeunes. Et, à la fin du trajet, sur la route du retour, alors que la visite guidée est terminée, je me rends compte que l'ambiance a complètement changé dans l'équipe. J'entends les élèves des trois classes s'intéresser les uns aux autres, se poser des questions pour se connaître : « Où t'habites ? », « T'as des frères ? des soeurs ? » ou partager leurs avis à propos de tel ou tel professeur, surtout lorsque nous en croisons un sur la route : « Tu as déjà eu Mme X... », « C'est notre prof d'anglais, elle est bien »... De retour au CDI de l'établissement, en attendant les autres équipes, je propose aux élèves de terminer le dossier complété sur la route. Il reste quelques collages ou réponses à trouver. C'est cette fois naturellement que les élèvesguides aident les autres à terminer. Ils se sentent responsables de la production de leurs camarades et viennent m'interroger lorsqu'ils sont en difficulté

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pour aider. Le regard qu'ils portent les uns sur les autres s'est transformé ; pour un temps au moins, ils se sentent tous élèves d'un même collège. Les autres équipes reviennent. Dans l'ensemble, cela s'est bien passé. Mais dans les commentaires des enseignants, parmi les conditions qui déterminent la réussite, je prends conscience à nouveau de l'importance de la façon de regarder les élèves. En effet, une collègue, très compétente et tout à fait volontaire pour encadrer un projet qu'elle n'avait pas préparé, me fait remarquer qu'un des élèves a été assez difficile. Elle accorde une note de 6/10 à l'équipe. J'imagine bien l'élève dont elle parle, peu confiant en lui-même, très remuant lorsqu'il est en difficulté : si on relève son énervement ou le fait qu'il bouge, on a peu de chance que cela marche ensuite. Seul un regard qui a perçu une petite réussite et le lui signifie a quelque chance de lui permettre de quitter l'étiquette qui l'enferme depuis si longtemps au collège. Excepté cette situation, le souvenir de cette matinée est celui d'une grande paix et d'une sérénité contrastant avec l'agressivité qui commandait souvent les rapports entre les groupes d'élèves et provoquait chez moi une crispation chaque fois que j'entrais dans la cour de récréation. Chaque équipe est fière d'être allée au bout du projet, fière d'avoir découvert des choses valorisées par le reste de la société et d'avoir pu les expliquer aux autres.

3. Moment de pratique militante

Tous différents mais tous ensemble pour jouer Le moment vécu dans une action avec le mouvement ATD Quart Monde auquel j'associe instinctivement le récit précédent se situe dans les coulisses d'un spectacle que nous avions organisé : nous avions mis en scène le livre La Boîte à musique déjà cité. Ce livre raconte la naissance d'une amitié entre l'enfant d'une famille très pauvre et celui d'une famille sans difficulté économique mais ayant un autre enfant lourdement handicapé. Nous avions voulu vivre cette histoire d'amitié en rassemblant dix groupes d'enfants de milieux sociaux et d'âges très différents : ceux d'une école nationale de danse classique encadrés par un chorégraphe, ceux rencontrés en bibliothèque de rue, des enfants de classes primaires et de collèges de l'enseignement privé et public. Nous souhaitions vérifier que cette amitié était non seulement possible, mais que cela pouvait donner un résultat de qualité, et nous voulions réunir les conditions pour y parvenir.

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Ils commencent à s'intéresser les uns aux autres Je me revois donc, dans les coulisses, avec des enfants de l'école nationale de danse, et des enfants de la bibliothèque de rue. Ils attendent leur tour pour retourner sur scène. Ce n'est pas la première représentation. Leur stress est donc un peu apaisé car les représentations précédentes ont été applaudies. Je surprends des conversations entre eux pour la première fois, après une année de rencontres laborieuses, empêchées par des sentiments de honte ou de peur des autres. Je revois les premières rencontres matériellement difficiles à organiser et où les enfants ne se voyaient même pas les uns les autres. Je les revois au début du mois précédant le spectacle : les enfants de la bibliothèque de rue fuient en disant : « On va se taper la honte. » Il faut les rattraper. Les enfants de l'école de danse regardent, les yeux écarquillés, se demandant où ils sont tombés.

Kaïros Et là, dans les coulisses, les mêmes se demandent : « Où tu vas à l'école ? », « T'as des frères ? des soeurs ? » Le contenu des questions m'échappe en grande partie, mais je me souviens avoir été très marquée par le fait qu'ils échangent pour se connaître. Leurs visages sont détendus, souriants. A priori, je suis là pour qu'ils restent calmes en attendant leur tour et qu'ils ne ratent pas leur entrée en scène, mais, concentrée, attentive, je deviens le témoin heureux du fait qu'ils commencent à s'intéresser les uns aux autres.

4. Retour sur ces deux moments

Se rencontrer : une condition pour apprendre Pour ne plus être exclu ou ne pas exclure les autres, il faut avoir eu l'occasion de se rencontrer. L'école, les événements culturels sont des lieux et des moments qui devraient permettre cela. Les adultes ont un rôle important à jouer pour permettre ces rencontres inattendues, de par leur conviction que les enfants peuvent découvrir la culture des autres, aussi éloignée d'eux qu'elle leur paraisse. J'ai pu remarquer toute une évolution dans la façon dont les enfants de la bibliothèque de rue concevaient un spectacle. Au départ, ils imaginaient quelqu'un avec un micro sur une scène que les autres applaudissaient après sa chanson. Vers la fin du projet, ils parlaient avec fierté d'un chorégraphe de l'école de danse qu'ils présentaient comme leur moniteur. Ce chorégraphe était venu vers eux et leurs familles, il les avait invités à un spectacle où lui68

même dansait et où les enfants avaient pu lire dans les yeux des spectateurs une grande admiration. Pour présenter le spectacle aux journalistes, une enfant disait : « Il faut parler de la danse, c'est ça qui intéresse les gens. » Ce qu'il y a de commun entre ces deux moments — la visite du patrimoine industriel de la ville par les e et le spectacle La Boîte à musique —, c'est, me semble-t-il, ce moment paisible dans les deux cas, lorsque les jeunes ont envie de se connaître après tous les temps de tension si difficiles à vivre. Rien que pour ça, je me dis qu'il faut être audacieux. Les barrières sociales séparent les jeunes et les empêchent d'entrer dans de nouveaux univers et donc d'apprendre. Il faut tenir compte de ce fait et ne pas le minimiser. Abaisser ces barrières n'est pas une condition secondaire, c'est essentiel pour accéder aux apprentissages. Un enseignant, sans l'aide des élèves, ne peut faire face à leur hétérogénéité. Cette dernière n'est une richesse pour tous qu'à condition de réussir à créer un climat qui permette aux élèves de s'enrichir mutuellement. Il serait illusoire de penser que, de façon générale, ce climat se crée naturellement. J'attendais de ces deux expériences que les élèves y gagnent de l'estime d'eux-mêmes. Je pense que nous y sommes arrivés. Pour preuve, cet enfant qui avait été très impressionné par le fait d'entrer le premier sur scène et que j'ai croisé quelques semaines plus tard. Il m'a interpellée en me demandant : « Quand est-ce qu'on le rejoue ? Quand est-ce qu'on le rejoue ? » J'attendais également quelque chose en termes de partage de savoir au bénéfice de chaque groupe d'enfants. Je crois que la qualité des réalisations a tenu à ce qu'il a fallu prendre en compte des potentiels très différents. Peutêtre n'imaginais-je pas complètement cette envie qu'ils ont eue par surcroît de s'intéresser les uns aux autres et le plaisir qu'ils ont eu à se rencontrer. En tout cas, ces expériences m'ont confortée dans l'idée que cette rencontre entre enfants différents est possible, qu'elle est un préalable à la coopération entre eux, qu'elle apporte un enrichissement réciproque, des productions plus riches et de la sérénité dans les relations. Cette idée n'est pas nouvelle, mais je pense qu'ATD Quart Monde m'a permis de découvrir que tous les enfants, même ceux dont on désespère, peuvent participer à ces rencontres avec d'autres et y prendre une vraie place. C'est ce mouvement qui m'a fait découvrir que, pour les enfants de milieu défavorisé, ces rencontres sont une condition indispensable pour qu'ils aient des chances d'apprendre à l'école. J'y ai gagné une espèce de réflexe, un refus de capituler devant un enfant, de milieu défavorisé ou non, dont on dit qu'il est violent ou qu'il se fiche de l'école et qui me pousse à croire en lui malgré tout et à chercher les conditions pour le mettre en situation de réussite. Dans cette quête, je pense qu'on ne peut pas se passer de l'aide des enfants eux-mêmes.

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Chapitre 5

L'enjeu du dialogue Vincent Massart Je suis né en 1968, marié et père de plusieurs enfants. Professeur en lycée professionnel, je suis maintenant formateur à l'IUFM (université Claude Bernard, Lyon 1) où j'interviens essentiellement devant de futurs enseignants des ler et 2d degrés (primaire et lycées professionnels). Ma rencontre avec le mouvement ATD Quart Monde date de mon enfance, ma mère, membre d'ATD Quart Monde à Reims, m'ayant proposé de participer à Tapori*, branche enfance du mouvement ATD Quart Monde.

I. Parcours professionnel et militant

Au sortir de l'enfance, l'amitié avec Michel En 1978, Tapori m'apparut comme une proposition de faire des activités le samedi après-midi avec d'autres enfants de milieux fort différents. Les bons souvenirs de cette période se superposent à la découverte parfois difficile de la différence, pas toujours facile à comprendre quand on est un gamin. Cette histoire ne serait peut-être pas allée très loin s'il n'y avait pas eu une rencontre à un moment donné. C'était en 1981 pendant un camp Tapori de quinze jours dans les Vosges. Je me revois sous une tente avec d'autres enfants, des enfants de familles vivant dans la grande pauvreté. Il y avait là Pierre, Robert et Michel. Je me suis mis cette nuit-là tout d'un coup à discuter avec Michel, beaucoup discuter. Sur le moment, je n'ai pas vécu cette amitié naissante comme un moment décisif mais comme un bon moment à Tapori où ce n'était pas toujours tranquille. De retour à la maison, les vacances étaient terminées, j'ai raccompagné Michel chez lui, dans un quartier populaire. Le week-end suivant, Michel a sonné à la maison. Il s'était procuré mon adresse et il venait à vélo me rencontrer. Dès ce moment-là, Michel est entré dans mon histoire. Le jour où il a sonné à la porte de la maison pour la première fois, où l'on s'est retrouvés autour de la table de ping-pong, constitue un de ces événements dans ma vie que je peux identifier comme fondateurs. On s'est vus ensuite quasiment toutes

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les semaines. On a grandi ensemble. Ma mère, de son côté, a noué, via ATD Quart Monde, une relation d'amitié avec la maman de Michel. Ces deux femmes ont lié une relation fraternelle et les deux fils ont vécu la leur. Je pense que la seconde a été possible parce que la première existait. Plus tard, après Tapori, j'ai participé à la dynamique du club du savoir* et plus tard encore à celle des jeunes alliés*, cette fois avec des copains du lycée que j'avais ralliés à ATD Quart Monde. Théâtres-forums, rassemblements, camps... furent de véritables lieux de formation à la citoyenneté, à la prise de parole, à l'engagement, à la prise de responsabilités, à tout ce qui fait que, plus tard, on peut s'engager dans une vie d'adulte. En 1987, je suis parti faire des études de lettres à la faculté de Nancy. Une page s'est tournée.

Enseignant en lycée professionnel La suivante s'écrit à quatre mains. Avec ma compagne, nous sommes partis en Égypte, avant de revenir nous installer en France en 1995, dans un quartier populaire de la banlieue de l'Est lyonnais. J'ai rejoint une formation d'enseignant. Très rapidement, sans me poser de questions, je me suis dirigé vers le lycée professionnel. Si je devais essayer d'expliquer pourquoi j'ai opté pour le lycée professionnel plutôt que pour le CAPES ou l'agrégation, je dirais que, finalement, toute mon histoire convergeait vers le fait d'entrer dans un métier visant à l'émancipation des plus fragiles et des personnes les plus promptes à être oubliées de tout système quel qu'il soit. Le lycée professionnel est un lieu où se retrouvent nombre de jeunes déjà en marge. Beaucoup connaissent la précarité et pour tous se pose la question de la place dans la société. J'ai passé le CAPLP2 (l'équivalent du CAPES pour les lycées professionnels) et j'ai commencé à enseigner. Les élèves des lycées professionnels peuvent parfois inquiéter des professeurs qui ne sont pas issus des milieux dont proviennent ces élèves ; nul n'est indemne d'appréhensions à l'encontre d'un milieu qu'il ne connaît pas. Mon parcours avec ATD Quart Monde m'avait comme désinhibé et je n'avais pas ce type de crainte.

C'est la rencontre qui désinhibe J'ai éprouvé à ATD Quart Monde (entre autres, mais cela est fondateur de la suite) ce qu'est la rencontre de quelqu'un de différent de soi : Michel, Pierre, Yves ou Yohan, tous ces noms qui font écho à des trajets en voiture dans des Trafics brinquebalants, des dortoirs, des coups, des jeux, des bagarres, des peurs aussi... Je me rappelle très bien un séjour dans les Vosges, je me vois 72

tourner autour de la table du gîte pendant que Pierre me poursuivait pour me casser la gueule. C'est ça la rencontre. Ce n'est pas seulement se retrouver autour d'une table pour échanger... des points de vue. Cette rencontre fut rendue possible dans le temps grâce à ATD Quart Monde. Si l'unique rencontre que j'avais faite avec Pierre avait été ce moment autour de la table, il n'y aurait pas eu rencontre. Il y aurait eu confirmation des appréhensions de l'un vis-à-vis de l'autre. En fait, c'est ça la rencontre : c'est éprouver que la peur de l'autre n'est pas le dernier mot. Aujourd'hui, je me dis que non seulement la rencontre est possible, mais elle est souhaitable et je l'espère pour mes propres enfants, pour les élèves et pour les enseignants que j'ai en formation. La rencontre est souhaitable parce qu'au final je suis redevable à tous, Michel, Pierre, Yves et Yohan, de ce que je suis. Je sais aussi de façon intime que le destin d'Yves, qui aujourd'hui court derrière les camions pour vider les poubelles, et le mien sont liés. Je n'ai pas à le démontrer. Cette expérience me fait dire aussi que mon destin est lié à celui de mes élèves en lycée professionnel.

Collectivement, nos destins sont liés Pour moi, le pari à la fois fou et nécessaire quand on entre dans une classe est de dire que tous ceux-là doivent réussir, tous doivent accéder au diplôme auquel je les prépare. Ne pas prévoir l'exclusion, ne pas calculer l'échec, c'est se dire : comment je fais en termes pédagogiques pour que celui qui est le plus susceptible de quitter ma salle avant la fin de l'année reste ? Je n'en fais pas une spécificité de celui qui est passé par ATD Quart Monde. Bien d'autres lieux existent où se travaille et s'expérimente cette exigence d'être. Il y a d'autres collègues, d'autres personnes qui maintiennent la question en suspens, capables à un moment donné de se relancer dans cette dynamique. Enseignant, très vite on repère ceux pour lesquels notre travail sera efficace et ceux qui vont avoir du mal. L'enjeu de formation, c'est d'envisager, sans arrêt, que la limite entre ces deux cases puisse se déplacer. Ce fut le cas pour Visar, un élève du fond de la classe. Dès le mois de septembre, il était estampillé décrocheur car l'année précédente, en première année de CAP mécanique, cela ne s'était pas bien passé. À demi viré en juin, il fut rappelé en septembre car on avait besoin de compléter la classe de seconde année. Certains collègues me disaient : « Il est trop pénible, mais ne t'inquiète pas, au mois de décembre il sera parti. On en a au plus pour trois mois. » Il se trouve que c'est un élève qui habite mon quartier, nous nous sommes croisés, on se connaît. Septembre passe, et au mois d'octobre, j'ai dit aux élèves : « Je pense que si on s'y met tous, de notre côté les profs et de votre côté les élèves, il devrait y avoir cent pour cent de réussite cette

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année au CAP. » C'était une classe de douze élèves, cela ne me paraissait pas un défi à ce point hors d'atteinte. Visar, cet élève du fond de la classe, s'est levé et a dit : « Même moi ? » À ce moment-là, il s'est joué quelque chose autour de cette capacité à voir chez celui estampillé décrocheur celui qui allait nous surprendre. Je lui ai répondu : « Surtout toi ! » Il s'est assis et il s'est accroché. D'avoir dit cela a rendu possible pour lui, pour moi et pour les collègues quelque chose qui était inenvisageable au début de l'année et qui est arrivé : Visar, en juin, a obtenu son CAP !

Les outils pédagogiques Les théâtres-forums, les discussions autour des tables, les débats, les clubs du savoir, l'utilisation du paperboard et du dessin, le travail constant pour s'assurer que l'autre comprend bien, l'utilisation du mot juste et compris par tous... Tout cela fait partie intégrante aujourd'hui de ma pratique professionnelle. Si je dis « propos rédhibitoire », je dois vérifier que l'élève sait ce que veut dire « rédhibitoire », je dois avoir la périphrase qui palliera l'incompréhension. Forgés et expérimentés pendant mes années à ATD Quart Monde, ces outils sont particulièrement bien adaptés au public des lycées professionnels, avec lequel être capable de désamorcer une incompréhension fait partie du kit « premiers secours »... De nombreux collègues sont effarouchés par le langage des jeunes. Le langage rend les choses difficiles, génère une très forte incompréhension. Le fait d'être avec des jeunes pendant quinze jours l'été (lors de camps ou de colonies, en tant que jeune d'abord puis, plus tard, comme animateur) m'a beaucoup aidé à relativiser ce que l'on pourrait appeler des écarts de langage. Par exemple, les tutoiements : « Pourquoi tu m'causes », ou les phrases à la limite de l'insulte : « Tu me prends la tête ! », qu'un certain nombre de collègues ne tolèrent pas, n'ont jamais constitué un obstacle, ne m'ont jamais empêché d'aller au bout de ce que j'avais envie d'expliquer, ni au bout de mon exigence pédagogique. Au club du savoir, à l'Université populaire Quart Monde*, j'ai expérimenté combien la parole de chacun est indispensable. Chacun a besoin de la parole de celui qui a le plus de difficulté à s'exprimer. Il en est de même dans la classe et je pose cette affirmation comme un préalable indispensable. Pour un élève de lycée professionnel, le rapport à l'écrit est très conflictuel. L'obligation d'écrire qui lui est faite par moments n'est pas la même suivant qu'elle s'impose au nom du programme ou parce qu'on lui a dit : « J'ai besoin de ton écrit, et donc tu vas écrire car cela m'est indispensable. » Le résultat final est le même, mais l'intention et l'implication ne sont pas les mêmes. Je ne suis pas payé par ATD Quart Monde pour enseigner en lycée professionnel, je suis payé par l'Éducation nationale pour que mes élèves 74

se présentent à un examen et qu'ils aient toutes les chances de le réussir. Il se trouve que mon expérience m'informe que prendre soin de la parole de l'élève contribue à atteindre cet objectif. C'est là que les objectifs me semblent converger.

Avoir des lieux communs avec les jeunes Dans le cadre du métier d'enseignant, la fréquentation, le compagnonnage avec les gens les plus pauvres sont des antidotes à ces certitudes qui fonctionnent comme des isolants, et ils permettent aussi de se maintenir en phase avec la réalité des jeunes. Pendant mes études à Nancy, j 'habitais un quartier populaire et, en 1996, je suis venu habiter un quartier populaire près de Lyon. Un collègue d'un autre établissement a retrouvé un de mes anciens élèves dans sa classe et m'a dit un jour : « Tiens, Mourad me parle souvent de toi. Il dit : "C'était bien ce qu'on faisait avec Monsieur Massait, et puis, surtout, il habitait le quartier". » Je crois que cela aide d'habiter dans le même quartier, d'habiter la même réalité géographique, on parle d'un lieu que l'on a en commun. Nous ne sommes pas du même milieu, nous ne sommes pas issus de la même histoire. Simplement, le fait d'avoir habité le même quartier que Mourad me donnait une légitimité à rappeler une certaine norme sans que ce soit vécu comme un arbitraire, une violence symbolique. Aujourd'hui, j'ai quitté ce quartier. Je sais très bien que de nouveau je vais oublier : l'ascenseur en panne quand il faut monter les sept étages avec le Caddie, tous ces gens qui doivent aller faire leurs courses à Auchan parce qu'il n'y a pas de petits commerces à proximité et que, pour faire les courses, il faut prendre le bus et que c'est une demi-journée, tous ces jeunes qui, pour aller au lycée, sont obligés d'attendre le bus devant la boulangerie où squattent tous les autres jeunes du quartier. Je risque d'oublier que, pour les jeunes qui attendent le bus, il faut une force morale incroyable pour y monter et se rendre au lycée, et résister aux copains qui « tiennent les murs », qui « rouillent ». Adolescent, je n'ai jamais eu cette pression-là pour aller à l'école... mon père me déposait à la porte du lycée.

Posture de l'enseignant L'animateur d'un club du savoir doit faire taire sa propre parole pour laisser la parole des autres advenir. Il en est de même dans une classe. Le professeur est aussi celui qui doit se taire, qui doit apprendre à se retirer. Apprendre à taire ma parole pour entendre celle qui va naître est, je pense, une posture pédagogique qui s'apprend. Il y a un certain nombre d'élèves qui s'ennuient dans nos classes parce qu'ils attendent la réponse que le pro-

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fesseur va leur donner. Ah ! Si nous étions davantage formés à questionner les élèves et à attendre les réponses... Un élève me disait un jour : « À quoi ça sert de questionner si vous connaissez déjà la réponse ? » Si on pose une question, il faut être capable d'entendre la réponse que l'on n'attendait pas et faire cours là-dessus. C'est une position d'enseignant et où l'apprendon ? Le club du savoir est un lieu où l'on apprend ça. L'école est un lieu d'émancipation au sens fort du terme, un lieu où l'on sort de la fatalité qui enferme. Mais il faut que l'enseignant l'éprouve concrètement dans sa vie pour que cette émancipation devienne un enjeu, un souci, un combat. Pour ma part, j'espère trouver en face de moi de jeunes enseignants qui ont à coeur de ne pas laisser des enfants ou des jeunes sur le côté et qui ont à coeur de travailler dans l'école et de travailler l'école pour qu'elle prenne en compte les élèves les plus en difficulté, les plus fragilisés. Ce n'est pas une vision misérabiliste ! Quand un élève quitte une classe en échec scolaire, ce n'est pas pour l'enseignant une question de culpabilité, c'est une question d'être convaincu que la société perd une personne.

2. Moment de pratique professionnelle Contexte Il s'agit d'une rencontre à la médiathèque, en présence de la bibliothécaire, avec une écrivaine, Brigitte G. La rencontre est une étape dans le cadre d'un projet d'écriture sur plusieurs semaines. Elle a été précédée, d'une part, de lectures d'extraits de l'ouvrage dont l'écrivaine vient nous parler et, d'autre part, d'ateliers d'écriture. Un patient travail a eu lieu en amont pour préparer cet événement. J'accompagne une classe de CAP, onze élèves (un petit effectif mais qui suffit largement). Les onze ont écrit un texte personnel et certains souhaitent le partager avec l'auteur. Nous sommes venus à pied à la médiathèque, située à proximité du lycée. La marche est prétexte et occasion d'échanges... On a évoqué l'hétérogénéité des élèves et cette richesse incroyable de tous ces jeunes venant d'horizons différents — les onze élèves témoignent de onze nationalités si on remonte à deux générations. L'un d'entre eux, Maffias, commentait cela en disant : « Oui, j'en ai parlé avec mes parents, je leur disais que c'était fou comme on s'entendait bien. »

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Objectifs et enjeux Les objectifs sont : travailler une oeuvre littéraire, faire lire les élèves, les interroger à partir du texte, préparer cette rencontre avec l'écrivaine et organiser l'échange. Un autre objectif est de les amener à la médiathèque, lieu qu'ils ne fréquentent pas. L'enjeu pour la bibliothécaire est d'appréhender ce type de public (jeunes issus de milieu populaire) et, pour l'auteure, de parvenir à entamer un partage avec ces jeunes. La difficulté est triple : difficulté pour la bibliothécaire à s'adresser à ce public et à ajuster son discours, ce qui n'est pas évident malgré toute sa bonne volonté ; difficulté pour l'écrivaine à être dans un vrai dialogue qui ne soit ni de la condescendance, ni de l'attentisme passif ; difficulté enfin pour les élèves à arriver à entrer dans un échange avec cette auteure, à appréhender ce qu'elle a voulu dire et à expérimenter l'intérêt de lire et écrire. J'ai souvent travaillé avec des intervenants extérieurs. J'ai toujours trouvé que c'était instructif de faire intervenir d'autres adultes, même dans mon champ de compétence, dans un atelier d'écriture par exemple, d'autant que Brigitte G. est quelqu'un qui a un bon contact avec les jeunes. La séance durera deux heures, de dix heures à midi.

Le cadre À notre arrivée, nous sommes accueillis par la bibliothécaire qui a préparé des petits gâteaux que l'on mangera plus tard, signe de convivialité qui marque l'accueil. Ils disent tous bonjour, saluent la bibliothécaire. Ils la « branchent » un peu car elle est jeunette... À chaque fois, je rappelle la bonne attitude, le bon registre. Je passe mon temps à rappeler les règles du bon relationnel sans être dans l'autoritarisme, sous forme d'humour ou en signalant : « Attention ! là, on va un peu loin... » Je veille à ce que tout ce que la bibliothécaire entend reste tolérable. Je fais attention à ce que ça ne dérape pas, à ce que la relation entre cette personne extérieure au lycée et les élèves reste possible. Elle les fait s'asseoir. J'évite que deux jeunes dans une émulation permanente s'installent côte à côte. J'organise donc la répartition autour des deux tables disposées en rectangle. Je prends la précaution de me mettre à côté de Visar, celui qu'il faut canaliser le plus, et en face de Gevorg. Bref, je me mets dans une position où je peux intervenir physiquement sur celui qui est à ma gauche et qui aura besoin de temps en temps d'un geste ou d'une pression du bras, et de façon à avoir tout le monde sous mon regard. En fait, j'évite qu'il y ait un élève qui soit, par rapport à moi, dans un angle mort. Brigitte G. s'installe sur un des côtés. La bibliothécaire est sur l'autre, je ne la vois pas directement, mais j'ai tous les élèves dans mon champ de vision.

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Présentation : la gestion de la parole Ensuite, c'est moi qui dirige. Contrairement à d'autres collègues, j'ai toujours tenu à préciser que c'était moi qui étais garant du cadre. Quand bien même on est dans une médiathèque ou dans un autre lieu, je pose le cadre et je le tiens. C'est donc moi qui propose un tour de présentation. Je demande à l'un de présenter la section dans laquelle ils sont, de dire ce qu'ils y font. Puis, chacun se présente. Je sais qu'à partir du moment où ils se sont présentés, certaines choses, certains dérapages ne sont plus possibles. À partir du moment où il y a un prénom sur un visage, on est déjà sortis de l'anonymat, on est déjà entre gens qui se connaissent. Là aussi je suis vigilant. Il y en a toujours au moins un qui est en situation de fragilité par rapport au groupe. Dès qu'il prend la parole, c'est souvent l'occasion pour les autres de le charrier, de le bousculer. Mickaël est dans ce cas, il parle très peu, il est timide, ce n'est pas un caïd. Il n'est pas mauvais en classe, mais il est un peu écrasé par le groupe. Je crains qu'il ne se présente pas aux épreuves de fin d'année (crainte qui se révélera fondée). Il est sous mon regard. Quand il se présente, il y a une espèce de double présentation où ma parole vient comme en écho à la sienne... Je ne sais pas comment dire, mais... Les autres n'ont pas le temps... Son espace de parole est protégé. Les autres élèves ne sont pas méchants, mais ils pourraient assez vite se moquer. Ils ne le font pas parce que je suis là pour repérer tout de suite le dérapage possible. S'ils essaient tout de même, je fais taire l'un, rappelle à l'autre la règle : « Chacun se présente et tant qu'il n'a pas fini sa présentation, on n'intervient pas », rabroue le suivant : « Tu parleras quand ça sera ton tour. Et si à ce moment-là tes copains ont envie de se moquer de toi, on verra comment tu réagiras. » etc. Ce faisant, je préserve la parole de Mickaël et la parole de chacun. C'est important car il faut absolument que, dès ce premier tour de table, chacun se sente en sécurité pour pouvoir ensuite risquer une parole dans l'échange qui suivra. Si ça ne fonctionne pas maintenant, c'est fichu, ce gars-là ne reprendra pas la parole pendant les deux heures qui vont suivre.

Vers un échange « vrai » Brigitte G. commence par lire des extraits de son livre et évoque sa démarche. Les jeunes lui posent des questions. D'abord des questions assez classiques : combien elle gagne, ce qu'elle fait de son argent. Assez vite, après l'instauration du dialogue entre l'écrivaine et les élèves, les questions tournent un peu à vide. Je vois se répéter les sempiternelles questions que tous les élèves posent à un écrivain. J'estime alors qu'on ne peut plus en rester là et je pose une vraie question, une question qui m'importe. Je souhaite arrêter les banalités, amener les élèves à une vraie discussion comportant des enjeux.

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Je pose donc une question sur la crudité : « Quand on écrit, jusqu'où peut-on être explicite sur la mort, sur la sexualité ? » Je pose la question comme ça. C'est là quelque chose qui m'interroge vraiment. À cet instant, Brigitte G. ne s'adresse plus aux élèves et quelque chose se dit vraiment entre elle et moi. Les jeunes sont intéressés. Ils ne parlent pas d'autre chose, signe qu'ils écoutent. A partir de là, il me semble que les élèves se sont branchés là-dessus et ont engagé une discussion authentique avec l'auteure, en entrant dans sa problématique : partir de ce que je suis pour interroger l'autre. Ensuite, ils rebondissent dans la discussion, par exemple sur la question des mots crus : « Mais pourquoi les gros mots, est-ce qu'il y a besoin d'écrire les gros mots ? » Puis ils enchaînent sur la question de la souffrance, des questions plus personnelles. Ces jeunes ont vécu pour la plupart des traumatismes importants, soit parce que certains ont connu la guerre (l'un d'eux venait d'Irak), soit parce qu'ils sont extrêmement stigmatisés dans le quartier, soit parce que ça ne se passe pas bien dans la famille... Ce vécu pouvait trouver des échos dans les récits évoqués par l'auteure : disparition de sa mère ou mort de son mari. C'était très intéressant. Les élèves se sont engagés en profondeur dans l'échange. D'autres questions sont venues : « Est-ce qu'on peut tout écrire ? », « Est-ce qu'on peut écrire le plus intime ? » Gevorg, jeune Irakien, disant : « Mais moi, je peux pas tout dire, il y a des trucs que je dirai jamais. » Du coup, s'est instauré entre l'écrivaine et l'élève un dialogue autour des questions : pourquoi c'est important de dire les choses ? qu'est-ce que ça fait de dire ? Quand Gevorg dit cela, il le dit à la fois à l'écrivaine, à ses camarades et à moi, son professeur. Un véritable espace de dialogue se met à exister. Mon rôle est alors d'être garant de ce moment-là, car pour les élèves, dès que quelque chose d'important se joue, la tentation est de le casser, de le ridiculiser. Ce qui est le plus précieux est aussi le plus fragile. Qu'une blague mal venue survienne et ce sera terminé. Mon rôle est de valoriser au maximum, de faire prendre conscience à l'élève de la pertinence de ce qu'il est en train de dire, de ce qui est en train de se dire.

Lecture et malentendu Un peu plus tard se déroule un événement que je trouve très intéressant. Je demande aux élèves de lire leurs productions réalisées dans un atelier d'écriture préalable. Mattias annonce qu'il va lire un texte dont il est très fier, texte collectif écrit quinze jours auparavant : « Vous allez voir, on a écrit un truc super. » Je lui fais lire deux fois. Une fois pour le lancer, une autre fois pour qu'il y ait un temps où on peut savourer la fierté d'une réussite. À la fin de la lecture, Brigitte G. a cette réaction : « Je suis très émue, je ressens beaucoup d'émotion. » Surprise ! Mattias sort de ses gonds en s'exclamant : « Quoi, vous n'aimez pas, vous trouvez pas ça bien ! » 79

Kaïros Oh ! là, là ! J'identifie tout de suite ce qui se joue. Brigitte réagit comme on peut le faire entre adultes, elle est sur un implicite culturel partagé : tu me lis un texte et je réagis à partir de l'effet produit en moi. Et l'élève ne comprend pas du tout cette réponse. Il n'a pas su identifier la valeur de la réaction de Brigitte. Il est vexé, très blessé. Je reprends immédiatement en disant : « Attends, attends, quand Brigitte dit : "J'ai beaucoup d'émotion", ça veut dire qu'elle a beaucoup aimé ! » Brigitte G. confirme : « Oui, c'est ce que je veux dire. » Mattias, rasséréné, se rassoit : « Ah ! Bon ! parce que je croyais que ça t'avait pas intéressée. » Désamorcer le malentendu nécessite un travail de décodage. Bref... on peut repartir... Je relance d'une part Brigitte G.: « Mais attends, explique pourquoi tu aimes bien ce texte », d'autre part l'élève en lui demandant : « Mais comment vous l'avez fait ce texte-là, et pourquoi t'es fier ? » Sa fierté était palpable (et le sentir fier, moi ça me rendait fier). Au moment de lire, il avait anticipé l'effet que le texte allait déclencher sur son auditrice. C'est pour cette raison d'ailleurs que, n'ayant pas eu ce qu'il attendait, il en était resté complètement désemparé. C'est un très beau texte et Brigitte G. l'a reçu comme tel. Les deux élèves qui ont participé à l'écriture avec Mattias sont très fiers aussi. Puis, les autres lisent leurs textes à leur tour avec la même fierté. Seul Gevorg refuse : lui, qui disait qu'il ne pouvait pas tout dire, a écrit un texte très intime sur le fait qu'il est seul en France... Texte qu'il offrira à la bibliothécaire en partant pour qu'elle le lise.

Le bus et le livre La bibliothécaire demande aux jeunes s'ils lisent. Ils répondent : « Non, non ! Nous, on lit pas. Tu te rends compte, lire un livre dans le bus, mais c'est la honte. Tu peux pas lire un livre dans le bus au milieu de tes copains, c'est trop la honte. » L'écrivaine réagit : « Mais pourquoi c'est la honte ? » De mon côté je leur demande : « Explique pourquoi. Qu'est-ce qui se passe ? T'es comment ? Vous êtes combien ? Comment ça se passe dans le bus ? Vous êtes assis ? Vous faites quoi si vous lisez pas ? » Je me rends compte qu'à ce moment-là ce ne sont pas que des questions de didactique (argumenter) ou de pédagogie (réguler), ce sont ce que j'appellerais de vraies questions. Ces échanges-là me passionnent... je ne suis plus simplement sur des questions de texte, mais sur des questions qui permettent d'élaborer du sens, de construire le sens de ce que vivent ces jeunes-là. Je leur demande : « Quel bus tu prends ? Tu le prends où ? Tu vas où ? Qu'est-ce qui se passe dans ce bus ? Vous vous mettez où ? Vous vous mettez devant ? Derrière ? » (Ils se mettent derrière !)... Je me rends compte

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que je leur pose des questions qui m'informent. À la fois ça m'intéresse réellement de savoir comment Medhi arrive à l'école, le trajet qu'il fait, les conditions dans lesquelles il l'effectue, et en même temps ça me permet de comprendre dans quel état il arrive à l'école et pourquoi. Plus tard, avec la bibliothécaire, nous nous interrogerons sur cette question de lecture. Quand on amène ces jeunes à la bibliothèque, on leur demande de prendre un livre, mais, au fond, qu'est-ce qu'on leur demande ? On leur demande de le lire ? Mais où vont-ils le lire sachant ça ? Ils ne le liront ni dans le métro ni dans le train ni dans le bus, pourtant c'est là que nous, nous lisons. Où vontils lire ? Peut-être alors faut-il ménager des temps en classe ? Ou lire sur place ? Ou ne lire que des extraits ?

L'envoi Je suis frappé de la qualité de ce qui s'est joué entre les adultes et ces jeunes, qualité de la relation et qualité de l'écoute. Cela se voit dans leur attitude. Pendant cet échange, le cadre n'a quasiment plus eu besoin d'être rappelé. Le temps de partage se termine, je conclus en donnant le signal de la fin : « On arrête là. Il va bientôt être midi. Si on veut garder encore un peu de temps pour manger trois, quatre gâteaux... » Je rappelle aussi la gentillesse de la bibliothécaire qui nous accueille, qui a préparé un jus de fruit. Je mets des mots sur ce qu'on est en train de vivre. Ces mots permettent aux élèves de la remercier. Ils boivent le jus en grignotant des gâteaux et sortent de la bibliothèque. Ils ne partent pas en s'égayant comme souvent. Chacun serre la main des trois adultes présents, en remerciant, puis ils partent. Je leur donne rendez-vous dans trois jours. Je reste un peu avec Brigitte et la bibliothécaire pour débriefer. Elles aussi sont frappées par la qualité de ce qui s'est passé.

3. Moment de pratique militante Je vais raconter comment, à la Maison Quart Monde de Reims, François, volontaire permanent*, animait les groupes du club du savoir. J'avais une quinzaine d'années et le club du savoir était pour moi la suite logique de Tapori. J'étais vraiment très intimidé par ces jeunes de milieu défavorisé, qui parlaient fort et ponctuaient leurs phrases de mots qui m'apparaissaient comme des plus grossiers. C'était des modes de réaction qui m'impressionnaient. Parmi cette bonne douzaine de jeunes, j'étais le seul jeune allié à l'époque. Je revois François en train de mettre en place un théâtre-forum en commençant par des jeux coopératifs destinés à nous mettre à l'aise pour faciliter

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l'expression personnelle de chacun. Parmi ces jeux coopératifs, celui de la statue ou du sculpteur. Dans un petit groupe de deux ou trois, l'un est le sculpteur et le ou les autres sont les statues modelées par le sculpteur. Je suis avec deux jeunes et Philippe, le sculpteur, nous fait prendre une position obscène qu'il présente à François. Je me retrouve, avec deux autres, dans une situation plutôt humiliante.

Kaïros C'est là où je pense que François réagit bien en n'accordant aucune importance à cette provocation. Il la repère comme un non-événement, ce qui dégonfle la tension. François ne s'arrête pas sur la situation, il ne commente pas, ne s'énerve pas et propose tout de suite autre chose. Ce qui me frappe, c'est qu'à aucun moment François n'a une parole qui stigmatise en disant : « C'est nul ce que vous faites. » (Pourtant ça l'était !) Mais il y met fin sur le mode « Je propose autre chose ». Moi, à ce moment-là, je suis un peu tétanisé (je ne savais même pas à l'époque que cette position existait ! J'apprends des choses !). Mais sa réaction me surprend : face à un fait a priori choquant, devant une attitude, un comportement, un langage qui me paraissent inacceptables et pour le moins en contradiction avec ce qui est jusqu'ici ma norme relationnelle, je suis surpris de voir comment François réagit sans jamais s'énerver, sans jamais dire que la norme est ailleurs. Dans le cadre des compétences des enseignants, quelque chose est de cet ordre-là. Nous ne devons pas nous laisser prendre au piège de la provocation, et garder le cap, l'attention fixée sur l'objectif que nous nous sommes fixé. Par ailleurs, nous avons à mettre en oeuvre cette fonction de protection : être enseignant, c'est savoir détourner sur soi tout ce qui est naissance de violence. Quand, dans la classe, une vanne commence à sortir, je coupe la parole et je récupère l'attention du jeune vers moi, sachant qu'à ce moment-là j'ai les épaules assez larges (via le statut, l'expérience, la légitimité institutionnelle...) pour accueillir ou l'agressivité ou la violence ou la moquerie et en faire autre chose. Je me souviens aussi d'un autre événement. J'avais environ quatorze ans. L'adulte, cette fois, se nomme Xavier et on allait passer un week-end dans un lieu de rassemblement de jeunes du mouvement ATD Quart Monde. Dans la voiture, une vieille 405, nous étions cinq : Xavier et quatre jeunes, dont moi. L'un d'entre eux, installé devant, faisait vraiment le con. Ce garçon, je me souviens, me faisait toujours un peu peur et je n'étais jamais très rassuré avec lui. J'étais assis derrière, et Xavier lui a dit d'arrêter ses conneries. À un moment même, il est descendu de voiture et s'est fâché en lui expliquant qu'il ne pouvait pas conduire dans ces conditions. Je me souviens de cette double posture, sur le point d'être dépassé par le comportement du jeune, 82

mais sans jamais rien lâcher, garant de l'autorité. J'ai encore en mémoire, au retour du week-end, son commentaire final sur l'événement : « Je me suis fâché, mais, au fond, je l'admire parce que parvenir à allumer la radio avec son doigt de pied, c'est quand même balèze. » Je reste interloqué par cette capacité, qu'aujourd'hui je nomme compétence, d'être à la fois sur le mode de l'autorité, en ne tolérant pas l'incartade en voiture, et sur le mode de la distance, qui permet de rire de la situation et d'en repérer l'à-propos : « Il est vachement habile avec son doigt de pied. » C'est le double registre qui permet de ne pas se laisser enfermer dans la situation hic et nunc, voire d'en saisir les potentialités.

4. Retour sur ces deux moments

Les conditions de l'échange François et Xavier avaient une qualité de présence à l'autre. Une sorte de présence qui est à la fois opérante et légère. Je ne sais comment le dire, mais je sais par exemple que François était beaucoup dans le mot. Je ne l'ai jamais vu vraiment se fâcher. Il disait « non », mais sans forcer le ton. Il avait une capacité à ne pas se laisser entraîner là où les jeunes parfois souhaitent situer la relation. Complètement présent sur le mode d'une relation authentique. Dans cette médiathèque, autour de la table, je crois qu'il y a quelque chose du même ordre. Si les jeunes se chahutent, j'interviens (parfois durement) avec le souci qu'autour de la table se joue quelque chose de sérieux, qui doit vraiment pouvoir exister. Au club du savoir, pendant ces tours de table où des jeunes prenaient la parole, François posait une question, il attendait la réponse, une réponse qui allait être vraiment écoutée. En classe, c'est pareil, il y a quelque chose qui se joue autour de ça, autour de la prise au sérieux de l'échange. On n'est pas ensemble pour simplement passer du temps avec un intervenant extérieur. Si, par exemple, on parle de la souffrance, alors on pose vraiment la question et on écoute vraiment la réponse. La manière dont on fait circuler la parole est déterminante. Quand les élèves ont des choses à dire, quand une parole va émerger, il s'agit de la reconnaître comme parole et de l'écouter sérieusement. Et puis la question de l'humour. J'admire, a posteriori, cette capacité de Xavier d'être à la fois capable de nommer l'incartade, d'être dans une relation d'autorité, au sens fort du terme (autoritarisme), d'être capable de repérer là où ça débloque, ça dysfonctionne, et de pouvoir se situer sur un autre registre, celui de l'humour. Quel exemple pourrais-je donner transposé en classe ? Savoir repérer l'insolence d'un élève en tant que telle, la dénoncer, voire le réprimander, et savoir dans le même mouvement repérer l'humour

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qu'il y a dans cette insolence. Cela permet de relativiser bien des situations conflictuelles et de n'enfermer ni les élèves ni les enseignants dans des postures irréconciliables. L'humour dans toute relation, pédagogique entre autres, est toujours gage d' avenir !

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Chapitre 6

Libérer la parole des enfants Agnès Sulmont Je suis professeure des écoles depuis 2002. J'exerce actuellement dans une école de Lyon. Le mouvement ATD Quart Monde accompagne mon existence depuis mon enfance : je suis fille de volontaires permanents* de ce mouvement. Il fait donc partie de ma culture familiale, personnelle et a nourri ma réflexion et mes engagements.

I. Parcours professionnel et militant

Début de carrière Ma nomination sur mon premier poste a été en partie choisie. Les débutants formulent des voeux tout en sachant qu'ils auront les postes laissés libres par les plus anciens. Un premier tour de nomination a lieu en juin, puis un autre en septembre. Si le débutant n'a pas de poste au tour de juin, il risque de se voir imposer un poste non choisi en septembre. Je n'ai pas eu de poste en juin. Il restait un poste libre dans la périphérie de la ville. Je me suis renseignée sur l'école. Une collègue, rencontrée lors de ma formation à l'IUFM, y avait fait un stage et avait choisi d'y retourner. Ça m'a donné envie de postuler et j'ai obtenu ce poste en septembre. J'ai eu un CE1 pendant quatre ans, avec un interruption pour la naissance de mon premier enfant. Je garde, de ces premières années, un sentiment ambivalent : ce fut une expérience à la fois enrichissante et formatrice, mais aussi déroutante et qui m'a vite montré mes limites et mon manque de formation. Au bout de quatre ans, j'ai demandé à changer d'école pour deux raisons principales : la première pour me rapprocher de mon domicile familial et la seconde parce que je sentais que je m'épuisais. Je n'arrivais pas à gérer les difficultés des élèves, je me dévalorisais. J'avais besoin de changement. J'enseigne maintenant dans une école dont les élèves sont issus de classes moyennes-aisées et de milieux défavorisés. J'ai eu pendant trois ans un CM1 puis, pendant une année, un CM I -CM2, année raccourcie par l'arri85

vée de mon deuxième enfant. J'habite dans le quartier où j'enseigne. Même si j'avais quelques réticences au début, je pense que c'est un plus par rapport aux enfants et aux parents. Cela permet de se rencontrer de manière informelle : quand on fait ses courses, lors des fêtes de quartier, à l'école maternelle de mes enfants, etc.

ATD Quart Monde dès le berceau ! Pour ce qui est d'ATD Quart Monde, je suis « tombée dedans » toute petite, étant fille de volontaires permanents de ce mouvement. De mon point de vue, plus qu'un métier, être volontaire à ATD Quart Monde est une vocation qui touche aussi la sphère privée. L'éducation que j'ai reçue est pétrie des valeurs et de la philosophie du mouvement ATD Quart Monde (le sens du partage, le respect de la dignité de chacun, l'importance de tenir compte du plus petit...). Mes parents partageaient ce qu'ils vivaient au travail. À table, ils parlaient beaucoup des familles avec qui ils travaillaient. Ils m'ont aussi emmenée à des moments forts du mouvement : le 17 octobre* 1987, où j'ai joué dans le spectacle, des journées familiales, des Universités populaires Quart Monde*, des Semaines de l'avenir partagé*. Tous ces temps m'ont permis de rencontrer des familles vivant dans la grande pauvreté, ils ont nourri ma réflexion puis influencé mes engagements. Après mon bac, pendant mes études, j'ai voulu m'engager dans une association. La lutte contre la misère m'est apparue comme une priorité, celle qui permet à tout homme de vivre dignement. Ne voulant pas faire exactement comme mes parents, je me suis tournée vers une association créée par d'anciens volontaires permanents. Pendant trois ans, j'ai participé à l'animation des dimanches avec des enfants de milieu défavorisé et des camps pendant l'été. Deux étés de suite, j'ai également animé un camp de vacances qui accueillait des enfants placés. Tous ces enfants avaient vécu des drames familiaux.

Le choix du métier J'ai été très touchée par l'injustice vécue par ces familles vivant dans la grande pauvreté. Je pense en particulier à l'une d'elles que j'ai rencontrée par cette association et chez laquelle je suis allée. J'ai fait des camps avec ses enfants. Les aînés étaient placés. Le dernier avait beaucoup de mal à s'exprimer, à faire des phrases. Un des petits avait redoublé son CP. Il avait même été déscolarisé l'après-midi à cause de son comportement. J'étais révoltée, et je le reste encore, de voir que l'école n'arrivait pas à accueillir ces enfants et à les faire progresser.

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Ma mère travaillait dans une préécole* d'ATD Quart Monde. Elle se rendait régulièrement au domicile de certaines familles pour apporter des jeux, des livres et prendre du temps avec une mère et ses enfants. Le but était de permettre aux tout-petits d'accéder aux apprentissages de base indispensables à l'entrée en maternelle et de renforcer la relation enfant-parent. Le parent, durant ce temps privilégié, peut jouer pleinement son rôle de premier éducateur de son enfant. Moi-même, lors de mes stages en maternelle, j'ai rencontré des tout-petits se sentant déjà en difficulté scolaire. Quoi de plus interloquant que d'entendre de la bouche d'un enfant de quatre ans : « Je suis nul, je ne sais rien... » Une autre facette de cette injustice déterminante dans ma décision d'être enseignante est l'histoire du parcours scolaire de certains parents qui ont bien du mal à rencontrer l'institution quand il s'agit de leur enfant. Je pense à certaines femmes qui ont essayé de rencontrer les enseignants et qui se sont senties humiliées. Elles n'osaient pas aller les voir, je me disais : « Comment est-ce possible ? » Ce que j'ai reçu dans mon enfance m'a donné envie de faire un métier de contacts, de relations. J'ai besoin de me sentir utile. La lutte contre les exclusions peut aussi se réaliser par l'école. Et voilà, je suis devenue enseignante. Ma grand-mère paternelle était institutrice, ça m'a peut-être aussi donné envie de faire ce métier.

L'empreinte d'ATD Quart Monde dans mon métier En débutant ma carrière, j'ai tout de suite rencontré des familles de milieu populaire, voire très pauvres, dont certaines issues de l'immigration, pour lesquelles les difficultés économiques s'ajoutent aux difficultés d'intégration. Quatre années passées dans cette école classée en REP (Réseau d'éducation prioritaire) m'ont poussée à me questionner. J'avais envie de faire ce métier pour que chaque enfant réussisse. Mais avec des enfants en difficulté dès la petite enfance, cet objectif m'a vite paru très difficile à atteindre. Beaucoup redoublaient le CP ou le CE1. Mes idéaux se sont heurtés à la réalité et j'ai vite ressenti de la frustration devant ces enfants qui progressaient plus lentement que je le souhaitais. J'aurais tellement voulu qu'ils décollent en lecture. J'ai reçu de la part de mes collègues un soutien modéré, beaucoup comme moi débutaient. Nous formions une équipe assez soudée en travaillant par niveau pour construire les contenus. Mais la majorité de mes questions concernant ces élèves « décrochés » restaient sans réponse. Certains de mes collègues me disaient souvent : « De toute façon, l'école ne peut pas tout, on ne peut pas faire de miracle. Il faut te protéger et mettre des distances. »

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J'ai pris conscience que l'on ne travaillait pas assez avec les différents partenaires qui gravitent autour de l'école (assistante sociale, orthophoniste, éducateur, psychologue...). Les occasions de les rencontrer étaient rares. J'ai vite compris que faire avancer les enfants les plus exclus est un long chemin qui demande l'implication personnelle de l'enseignant. En parallèle, en tant qu'alliée* du mouvement, j'ai participé à des Universités populaires Quart Monde. J'ai vu des parents oser y prendre la parole et réfléchir sur leur position de parents d'élèves. Certains témoignaient avoir réussi à rencontrer l'école de leur enfant et avoir pu exprimer leurs craintes, leurs attentes, leurs avis. Lors d'une formation proposée par ATD Quart Monde sur la famille, un professeur du nord de la France racontait qu'en équipe, ils avaient décidé d'aller voir les parents d'élèves dans les centres sociaux car ils ne venaient pas au collège. Ces rencontres avaient permis de créer le dialogue parentsécole. J'ai contacté le réseau Wresinski École* du mouvement ATD Quart Monde pour rencontrer d'autres enseignants partageant les mêmes valeurs et pour trouver des appuis dans mon métier. En 2007, j'ai participé à une recherche sur le décrochage scolaire, à laquelle participaient un sociologue et d'autres professionnels de l'Éducation nationale. Ce fut l'occasion d'un dialogue très formateur avec des familles pauvres sur ce qu'elles attendent de l'école. C'est par ce type d'actions concrètes, en dehors de l'institution, que j'ai réalisé qu'on peut changer des choses, essayer d'adapter son enseignement.

Apport dans ma relation aux parents Dans mon premier poste, une réunion de parents était organisée en début d'année. Ensuite, les enseignants convoquaient les parents selon les besoins. J'ai très vite vérifié le constat fait par beaucoup de mes collègues : les parents des élèves les plus en difficulté ne viennent pas aux réunions de parents ou aux sorties d'école. Il existe une certaine crainte des enseignants vis-à-vis des parents, une incompréhension. Moi-même, j'ai parfois des difficultés à comprendre certaines réactions de parents. Dans ces occasions, ce que j'ai reçu du mouvement ATD Quart Monde prend tout son sens et m'évite de porter un jugement inadéquat. Quand on ne connaît pas la réalité de vie de certaines familles, on a du mal à les comprendre et on se les représente démissionnaires. Je pense à un garçon de ma classe dont la famille venait d'un autre pays. Je m'acharnais à rencontrer la maman. Une collègue me disait : « T'as beau essayer, elle ne viendra pas, elle s'en moque. » Dans ma tête, je pensais : « Non, elle ne s'en moque pas, mais quelque chose la bloque et l'empêche 88

de venir à l'école. » Quand elle venait chercher ses enfants, elle se mettait loin de l'entrée. Pour la rencontrer, je suis allée la chercher jusqu'à l'arrêt de bus. J'ai appris que cette famille était en attente de titres de séjour et était logée dans des foyers, ce qui provoquait de fréquents changements d'école pour cet enfant. Prenant exemple sur un collègue, j'ai décidé dès ma première année de rencontrer tous les parents au moins deux fois dans l'année en entretien individuel. Le fait de donner à tous un rendez-vous poussait les parents réticents, timides, à venir. J'essayais de montrer à la fois les points forts de l'enfant et ses difficultés. Je voulais que les parents entendent que j'étais là pour aider leur enfant à progresser, attentive à ne pas le décourager et à ne pas porter de jugement de valeur. J'étais attentive aux questions des parents et prête à y répondre. Une rencontre avec un papa me revient en mémoire. Il avait une fille en grande difficulté scolaire et comportementale. Il m'a dit un jour : « Avant, à chaque fois qu'il fallait que je vienne à l'école, je savais que c'était pour entendre les bêtises de ma fille. » C'était son enfant qui était en cause, mais il se sentait jugé et culpabilisait. Il a ajouté en s'adressant à sa fille : «Tu vois, cette maîtresse, tu vas la voir, mais c'est pour t'aider. » Au fil des années, je me suis rendu compte de l'importance de ces rendez-vous. Ils m'ont permis, par exemple, d'associer davantage les parents dans les sorties et de mieux connaître mes élèves. Autre apport de ma connaissance du mouvement ATD Quart Monde : soigner l'accueil des parents jusque dans les détails. Par exemple, lors des réunions de rentrée, j'installe les chaises en cercle pour faciliter les échanges et pour que les parents ne se retrouvent pas assis au bureau de leur enfant.

Apport dans ma relation aux élèves Pendant ma formation à l'IUFM, ma sensibilité aux élèves les plus en difficulté a guidé mon choix de sujet de mémoire vers « l'estime de soi ». L'estime de soi implique la perception la plus réaliste de soi-même, une connaissance de ses atouts et de ses limites. Elle se nourrit de succès obtenus au cours des activités. Elle a une très grande place dans le processus d'apprentissage puisqu'elle influence la manière dont l'enfant entre dans les apprentissages, les perçoit et les évalue. Ce mémoire m'a permis de réfléchir à mon rôle et à ma responsabilité d'enseignante dans le développement de l'estime de soi chez mes élèves. Dans ce but, je me suis appuyée sur des pédagogies coopératives (Freinet, Decroly) et canadiennes, découvertes au cours de mes lectures, pour étayer ma pratique. Chaque année, j'essaie de donner à l'enfant un cadre sécurisant, des repères spatiaux et temporels stables (affichage de l'emploi du temps, petits rituels

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du matin). Je m'attache à souder la classe. Par exemple, j'invite les élèves à jouer à « l'ami invisible ». Ce jeu consiste à piocher au hasard le nom d'un camarade de classe. Puis, pendant une journée, une semaine, être attentif à lui discrètement, l'aider sans rien attendre en retour. C'est très important de développer le sentiment d'appartenance à la classe, de favoriser les échanges, de donner à chacun une place dans le groupe de travail. Par exemple, après mon congé maternité, je reprenais ma classe dans laquelle il y avait des tensions. Lors d'une séance d'escalade, j'avais moi-même formé les groupes de travail. Plus tard, lors d'un entretien, une élève a dit à sa maman : « Je ne savais pas que cette élève pouvait être très sympa, elle m'a aidée en escalade. » Dans ma classe, chaque enfant a un service à rendre. J'encourage le tutorat. Par le travail de groupe, je provoque le partage et la coopération. Je ne souhaite pas baser ma pédagogie sur la compétition. J'essaie d'éviter les situations humiliantes : je ne classe pas les élèves, je ne dis pas tout haut les notes. J'ai trop vu, au cours de certains stages, des enseignants dire à voix haute : « Un tel : zéro. » Mes expériences à ATD Quart Monde m'ont confirmé l'importance et la valeur de la parole de l'autre. J'essaie de donner des temps de parole aux enfants, comme l'exercice « je présente », les débats philosophiques sur des questions qui touchent les enfants (l'amitié, la famille, l'exclusion...). Des règles précises, connues des enfants, sont nécessaires pour le bon déroulement de ces moments. Je me suis rendu compte de l'importance fondamentale de valoriser les enfants par des mots d'encouragement et des signes de reconnaissance non verbaux (regards, gestes). Chaque enfant a besoin de vivre une relation individualisée avec son enseignant. J'essaie d'interroger tous les élèves au cours de la journée, même les élèves qui ne lèvent pas le doigt ou qui n'osent pas. Les paroles d'amour vont fortifier une personne et l'aider à grandir, à l'inverse des paroles destructrices qui vont l'abaisser. Ce savoir, très fort dans la pensée du mouvement ATD Quart Monde, m'a été transmis par mes parents. Dans ma pratique, je m'impose de parler des actes, de ne pas enfermer l'enfant dans des « Tu es... », mais de dire plutôt : « Ce que tu as fait... » même si, poussée par la colère et l'exaspération, des paroles disqualifiantes peuvent surgir. Je m'efforce d'aider les élèves à se souvenir des réussites passées (rétroactions positives). Il y a deux ans, j'avais une élève qui, en début d'année, disait souvent : « Je suis bête, j'y arrive pas » en se donnant une tape sur la tête. Elle n'avait pas beaucoup de copains. En récréation, les autres lui demandaient de jouer le rôle de la folle. Cette élève était suivie psychologiquement. Elle était issue d'une famille immigrée en grande difficulté. Tout au long de l'année,

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j'ai essayé de la valoriser, de la mettre dans des situations de réussite, de lui donner le droit de se tromper. J'ai pu observer une évolution dans son comportement. Elle ne disait plus : « Je suis bête » et avait des amis dans la classe. Au niveau des apprentissages, elle a pu faire des progrès, sans toutefois combler toutes ses lacunes. Tous ces aspects primordiaux développés plus haut, je ne les ai pas appris à l'IUFM. L'aspect relationnel avec les élèves, leur psychologie, l'autorité qu'on doit essayer d'exercer sont des points très peu développés dans la formation initiale. Ma pratique professionnelle me révèle un besoin de formation continue, de partage d'expériences avec d'autres et l'exigence d'avoir une attitude réflexive sur mes méthodes et sur les relations tissées au sein de la classe.

2. Moment de pratique professionnelle

Débat en CM1 sur les droits de l'homme Je me souviens d'un moment très fort en éducation civique au mois d'octobre, avec une classe de CM1. C'était une classe très hétérogène, sujette régulièrement à des conflits entre élèves. Une classe difficile à souder avec des élèves très effacés et d'autres très à l'aise à l'oral. J'avais dans cette classe un nouvel élève particulièrement difficile à cadrer, souvent à la limite de l'insolence. Au cours de cette première période de l'année, nous avions déjà travaillé sur les règles de la classe et de l'école permettant la vie en collectivité, sur les principes élémentaires de la démocratie, sur les droits et devoirs à la cantine. Mon objectif principal, lors de cette séance, était de faire un débat sur les droits de l'homme en leur faisant lire la Déclaration universelle des droits de l'homme. Je souhaitais inscrire ce débat dans une réflexion sur le respect des autres. J'ai limité cette séance dans le temps pour qu'elle n'excède pas trois quarts d'heure afin d'éviter la baisse de concentration et la perte de qualité du débat.

Déroulement habituel d'un débat Quand je fais des débats en classe, pour faciliter la circulation de la parole, je me sers d'une technique d'animation que j'ai vu appliquer par une enseignante maître formatrice lors de ma deuxième année d'IUFM. Je donne des rôles à certains élèves pour que je ne sois pas la personne qui mène la dis91

cussion et pour que ce ne soient pas ceux qui sont le plus à l'aise qui parlent en premier en monopolisant la parole. Il y a un président qui a pour tâche de distribuer la parole. Il fait circuler le bâton de parole en se déplaçant et en le donnant à quelqu'un. Seul l'enfant qui le tient dans la main peut parler. Le président doit veiller à ce que personne ne prenne la parole trop longtemps, ce qui permet à tout le monde d'avoir un moment d'expression dans un temps limité. Il y a également deux secrétaires qui prennent des notes sur ce qui est dit. La disposition de la classe reste la même. Le président et les secrétaires changent à chaque débat. Je les désigne parmi les volontaires du moment. J'inscris leur nom sur une affiche qui répertorie les élèves qui ont été présidents ou secrétaires. Cette trace écrite permet de se souvenir des rôles tenus par chacun. Un enfant qui a déjà été secrétaire ou président ne peut pas l'être une deuxième fois tant que tous ne l'ont pas été. Les élèves apprécient beaucoup de tenir ces rôles. Moi, à ce moment-là, je me mets au fond de la classe, en retrait. Je regarde et j'écoute. Parfois, si nécessaire, j'aide à relancer ou recentrer le débat. Généralement, je n'interviens pas. Si le président donne trop souvent le bâton de parole à certains élèves, d'autres vont lui faire la remarque ; ça s'autorégule relativement bien. Je peux intervenir quand je vois un enfant ne pas demander le bâton de parole alors qu'il a envie de participer. Je peux aussi donner mon opinion personnelle. Dans ce cas, je demande la parole en levant la main. Les élèves sont souvent étonnés de voir que la maîtresse applique la règle commune.

Mise en route Ce jour-là, pour introduire le débat et lancer la discussion, je leur lis en lecture offerte le conte Et l'on chercha tortue12. C'est un conte qui met en avant l'importance de marcher au rythme du plus petit et qui rappelle que chaque être a une richesse à transmettre aux autres. Quand j'offre une histoire, je suis généralement placée devant les élèves, sur l'estrade. Les élèves aiment beaucoup entendre des histoires lues par l'enseignant ; généralement, ils ont une attitude positive d'écoute. Ils ont les yeux face à moi, c'est un moment assez calme où l'on sent que chacun porte attention à l'histoire, comme dans un moment d'écoute musicale. C'est encore le cas pour ce livre. Après la lecture du conte, je leur demande s'ils peuvent reformuler ce qu'ils ont compris, ce qui les a touchés dans l'histoire, quel personnage les a interpellés. On confronte les idées de chacun. Spontanément, plusieurs élèves 12. Collectif d'enfants du Burkina Faso, Et l'on chercha tortue, Éditions Quart Monde, 1992.

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demandent la parole. Ils semblent avoir compris l'histoire car ils retrouvent par eux-mêmes la morale et les valeurs mises en avant dans le conte. Après ce premier temps d'expression, je rappelle le déroulement du débat et les règles établies au cours des séances d'éducation civique précédentes. Je leur pose une question : « Quels sont pour vous les droits les plus importants qu'il faudrait respecter pour que chaque homme soit heureux ? » Je me retire au fond de la classe. Le débat s'engage.

Kaïros J'ai un souvenir agréable de l'ambiance du début. Les enfants débattent paisiblement. Ils ont l'air d'avoir tous un avis sur le sujet. Je suis contente de voir qu'ils sont intéressés par ce thème. Il y a un vrai échange sur ce que les élèves pensent de la société en se basant sur leur vécu personnel. Dans la classe, beaucoup d'enfants sont issus de familles immigrées. Certains, interpellés par le problème des personnes sans papiers, disent : « On a tous le droit d'avoir une identité. » Il y a comme un consensus dans le groupe autour de ce droit. Claudine, une nouvelle élève qui vient d'Afrique, dit : « C'est important aussi d'avoir le droit à l'éducation. » Elle n'expose pas son parcours personnel mais rappelle que, dans certains pays, des enfants ne vont pas à l'école parce qu'ils sont obligés de travailler. Beaucoup parlent du droit au logement, du droit à avoir un métier, du droit à avoir de l'argent qui « permet de réaliser ses rêves, d'être heureux », de pouvoir se soigner. Parmi les échanges, celui autour du droit à la famille est particulièrement intense. Ils essaient de définir la famille. Samuel dit : « C'est important d'avoir une famille, de se retrouver en famille, d'avoir des parents, un père, une mère qui s'occupent de nous. » Marie, une fille unique, ajoute : « Oui, mais c'est bien aussi d'avoir des frères et soeurs parce que sinon on s'ennuie. » Fatima continue : « Oui, mais une famille, on en a tous dans la classe, c'est important d'avoir une famille unie. Moi, à la maison en ce moment, il y a des conflits, des problèmes, donc, je crois que c'est bien d'avoir une famille unie. » Ce moment est très fort car tous les enfants s'expriment, ils sont attentifs jusqu'au bout, sans problème d'agitation et montrent un vif intérêt pour le sujet. Pour mettre fin au débat, je leur dis : « On prend encore trois ou quatre avis puis on arrête parce que le temps est écoulé. » Je nomme les quatre personnes qui ont levé la main en dernier. Pour clore, j'écris sur une affiche

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les droits qu'ils ont trouvés. Puis je leur demande s'il y a un ordre d'importance et ils les classent du plus important au moins important.

3. Moment de pratique militante Cette séance de classe me fait spontanément penser à une Université populaire Quart Monde sur le thème de la famille. L'Université populaire est un lieu où tout est fait pour que les gens se rencontrent en vérité, sans peur. J'étais à l'époque étudiante à l'IUFM. Après un temps de présentation du thème et des intervenants (une assistante sociale et deux autres professionnels), chaque groupe participant avait exposé ses avis sur la famille à l'aide d'affiches. Beaucoup parlaient du placement des enfants et des souffrances que cela engendrait. Un groupe avait préparé un schéma sur les éléments fondamentaux de la famille. J'étais assise à côté d'une femme vivant dans la grande pauvreté, militante d'ATD Quart Monde, que je connaissais un peu. Cette dame intervenait souvent en off. Elle faisait des commentaires à voix basse. Le troisième temps de la soirée est arrivé : celui ou chacun pouvait dire son opinion. Il suffisait de lever la main pour demander le micro. Une personne était chargée de le faire circuler. L'assistante sociale a pris la parole.

Kaïros Juste après, ma voisine est intervenue d'une manière forte en témoignant de sa vie personnelle. Elle témoignait avec toutes ses tripes. C'était virulent, on la sentait très impliquée dans ce qu'elle disait. Ça m'a touchée qu'elle ait osé prendre la parole devant tout le monde avec beaucoup d'assurance et qu'elle ait témoigné de ce qu'elle vivait de difficile. Elle parlait tellement fort qu'elle n'a même pas eu besoin du micro. La parole des professionnels déclenchait des réactions souvent critiques de la part des participants. On sentait que ça remuait chez eux des sujets sensibles qu'ils ne pouvaient écouter calmement. Ils voulaient intervenir, prendre la parole, surtout dans ce lieu créé pour cela, où ils ont toute légitimité pour le faire. D'être en groupe leur permettait aussi de se sentir plus forts.

4. Retour sur ces deux moments Le débat sur les droits de l'homme dans la classe m'a touchée car les élèves étaient impliqués. Je ne saurais répéter tout ce qu'ils disaient, mais je me

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souviens que les enfants échangeaient sur ce qu'ils vivaient, ils engageaient leur personne. Leurs opinions reposaient sur des expériences vécues et non sur ce qu'ils avaient déjà entendu. Un parallèle étroit peut être établi entre le débat en classe et la soirée d'Université populaire Quart Monde, moments que j'ai associés de manière spontanée. Ces deux moments représentent des lieux de parole libre dans lesquels l'animateur s'efface sans démissionner. Au contraire, il garantit un cadre et laisse la parole aux intervenants. Chacun peut s'exprimer, surtout ceux qui habituellement n'ont pas la parole. Les personnes exclues, comme les élèves, ne sont pas souvent sollicitées pour donner leur avis. Par contre, on parle fréquemment en leur nom. C'est important pour moi de créer dans la classe, à la manière des Universités populaires Quart Monde, un climat de paix où chacun puisse s'exprimer de manière libre et où chacun respecte la parole de l'autre. Le parti pris important est celui-ci : la parole d'un enfant, du plus pauvre, révèle une vérité fondatrice pour chacun.

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Chapitre 7

Les savoirs d'action Ces récits ne racontent pas des faits exceptionnels. Ils sont les reflets, aussi nets que possible, de ces moments de réussite vécus dans la classe ou dans l'école, qui confortent l'enseignant dans la voie pédagogique qu'il a choisie. Réussite de l'enseignant qui n'a de sens que si elle est aussi celle de tous les élèves, cela va de soi. Chaque récit raconte un moment planifié par l'enseignant. Qu'il s'agisse d'une séance de théâtre avec des enfants de CP ou de la rencontre avec une mère d'élève après la classe, il avait un objectif et avait réfléchi au meilleur moyen de le tenir. Mais ce que nous avons lu, c'est aussi cet enchaînement de gestes, de postures, de paroles, qu'il a dû improviser, décider dans l'instant, sans lesquels il n'y aurait pas eu de réussite. Cet enseignant a dû saisir le kaïros par les cheveux avant qu'il ne soit trop loin. Gestes, postures, paroles qui sont autant de « savoirs d'action ». Ces savoirs d'action ne peuvent être assimilés à de simples réflexes. Il s'agit de décisions prises dans l'instant qui s'appuient sur l'expérience. Ils sont le fruit de la pratique et ils s'enrichissent de la pratique. Expérience et pratique que chacun a pu trouver à différentes sources, l'école n'étant pas la seule. Deux questions se posent après avoir lu ces récits : —Quels sont les savoirs d'action qu'ils contiennent ? —Comment ces maîtres, ces professeurs, les ont-ils appris, intériorisés, au point de pouvoir les utiliser sans... réfléchir ? Ce chapitre va tenter de répondre à ces deux questions. Mais, pour ce qui est de la seconde, nous avons donné d'emblée au début de ce livre un commencement de réponse : tous les membres de l'équipe de recherche reconnaissent que la rencontre des personnes vivant ou ayant vécu la grande pauvreté a profondément nourri leurs pratiques pédagogiques. Extraire les savoirs d'action des récits a été une recherche collective menée au cours de trois séminaires rassemblant l'ensemble des acteurs-chercheurs (voir chapitre 1, p. 27). L'analyse collective d'un premier récit a permis de lister quelques savoirs d'action. Cette première liste a servi de grille pour la lecture d'un deuxième récit dont l'analyse a mis à jour de nouveaux savoirs d'action qui ont enrichi la grille. Et ainsi de suite... Peu à peu s'est imposée une classification des savoirs d'action en sept domaines, car, dans chacun des récits, se trouvaient des thèmes récurrents. Chacun de ces domaines se subdivise en trois savoirs d'action. Il s'agit là de postures pédagogiques qui peuvent lever des obstacles à la réussite d'un enfant ou d'un jeune en grande difficulté ou dont la famille connaît les situations sociales les plus difficiles. 97

7 domaines et 21 savoirs d'action Savoir d'action 2

Savoir d'action 3

Domaines

Savoir d'action I

I — Pour permettre l'accès aux savoirs, créer l'alliance nécessaire entre et avec tous les élèves et avec tous les parents

Assurer à chaque élève, sans exception, une participation pleine et entière au dialogue

S'effacer, sans perdre la maîtrise, pour permettre l'émergence d'un dialogue et d'une coopération entre les élèves

Dialoguer avec les parents : passer de la méfiance à la confiance dans une relation triangulaire enfant-parents-enseignant

Instaurer et garantir un cadre d'échanges sécurisant, fondé sur les règles de la société

Gérer avec souplesse un cadre, dont les règles sont explicites, admis et compris par les élèves

Exercer une autorité qui n'exclut pas ceux qui ont tendance à sortir du cadre

3 —Prendre le parti de la valorisation de l'élève le plus exclu

Porter un regard qui construit, chez ,. , l'élève, I estime de soi en prenant au sérieux son projet

Créer les conditions d'une coopération entre les élèves qui valorise les élèves en difficulté

Redonner confiance aux parents dans les capacités scolaires de leur enfant

4 — Mener des projets ambitieux qui ouvrent l'école sur son environnement et redonnent confiance et fierté aux élèves et à leurs parents

Concevoir des projets culturels, collectifs et ambitieux permettant aux élèves les plus en difficulté d'être à la même place que les autres

Impliquer dans ces projets des partenaires extérieurs à l'école

Construire la fierté de tous par une présentation publique

5 —Accepter de considérer son propre modèle social comme un modèle parmi d'autres

Se laisser questionner par les milieux de vie des élèves et entrer dans la logique de l'autre

Abandonner ses préjugés, ses idées reçues, pour entrer en dialogue avec les parents

Construire les apprentissages en s'appuyant sur ce que les élèves expriment de leur vécu

6 — S'impliquer en tant que personne, s'engager auprès de chacun sans exclusion

Se laisser interpeller personnellement par l'attente visà-vis de l'école de ceux qui en sont les plus éloignés

Rejoindre la volonté de grandir de chacun, y compris par l'expression des émotions

Refuser tout jugement hâtif ou irrévocable

7 —Agir en praticien réflexif

Adopter une posture de recherche tenant compte de la situation particulière des élèves

Transformer une situation imprévue en une situation d'apprentissage

Être clair sur ses objectifs pour être libre d'adapter sa pratique

2 — Exercer une autorité au service de la réussite de tous les élèves

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À la fin de chacun des extraits de récit qui suivent, le lecteur trouvera la mention du prénom de son auteur et un renvoi aux pages le concernant.

Domaine I : Pour permettre l'accès aux savoirs, créer l'alliance nécessaire entre et avec tous les élèves et avec tous les parents Quand les familles en situation de grande pauvreté parlent de l'école, une cause évidente de l'échec scolaire de beaucoup d'enfants de ces familles apparaît clairement : la rupture du dialogue. Leur parole ne compte plus et, dans la classe, la parole de leur enfant est ignorée. Le premier domaine de savoirs d'action vise à restaurer ce qui est la base de toute relation humaine : le dialogue.

1.1 Assurer à chaque élève, sans exception, une participation pleine et entière au dialogue Le dialogue en classe entre les élèves et avec l'enseignant est en général une nécessité pédagogique pour amener les élèves à se saisir d'un savoir nouveau. Pour être vrai, ce dialogue doit éviter l'écueil des questions et réponses maîtrisées par le professeur qui ne laissent aucune place à la créativité. Un dialogue vrai ne peut s'instaurer sans un climat propice qui est continuellement à créer, à entretenir, à restaurer parfois, dans chaque instant d'un temps de la classe ou même en dehors de la classe. Dans l'exemple qui suit, Vincent veille à préparer la place de chacun dans l'échange qu'il souhaite voir s'instaurer : « Je demande à l'un de présenter la section dans laquelle ils sont, de dire ce qu'ils y font. Ensuite chacun se présente. Je sais qu'à partir du moment où ils se sont présentés, certaines choses, certains dérapages ne sont plus possibles. À partir du moment où il y a un prénom sur un visage, on est déjà sortis de l'anonymat, on est déjà entre gens qui se connaissent. » (Vincent, p. 78) C'est bien le même but que poursuit Héloïse en saisissant une occasion totalement imprévue pour anticiper la prochaine heure de classe, pendant laquelle ses élèves devront accepter de lire aux autres un monologue : « À 17 heures, alors que je me dirigeais vers l'arrêt de bus, je rencontrai les six élèves que j'ai cités plus haut, les stars de la classe en quelque sorte. Ils attendaient le bus qui les ramène chez eux. J'ai l'habitude de passer les voir, de discuter un peu avec eux. Toujours 99

du travail ou de leur stage, pas de leur vie personnelle, comme ça, sur un bout de trottoir devant tout le monde... Cette fois-là, je m'arrêtai en face d'eux, même si on venait de se voir, et je dis : "Bon alors, vous le faites, hein, le monologue pour demain !" Yacin me répondit : "Oui, oui, Madame, c'est fait, c'est fait. C'est genre... heu... Mme Popova, elle est devant sa photo et elle se parle à elle-même..." [...] Ils n'étaient plus vingt-quatre, moi j'étais moins dans la confrontation. J'étais plus relaxe, je discutais à l'arrêt de bus comme je discuterais avec n'importe quelle connaissance. Finalement, il a suffi de mettre le manteau, de sortir dans la rue et de s'exprimer de manière beaucoup plus apaisée pour que cela fonctionne et engendre de belles réussites. » (Héloïse, p. 179) Héloïse n'aborde pas ses élèves pour leur parler de leur vie privée, elle reste dans son domaine en gardant en tête ce qui se jouera le lendemain dans la classe. Comment expliquer le silence de certains élèves lors de débats ? Oser parler, c'est prendre un risque, c'est s'exposer. Or les élèves ne sont pas habitués à avoir une parole personnelle en classe°. Encourager, favoriser la prise de parole d'un élève qui serait naturellement tenté de se taire, de s'effacer, suppose de lui assurer que sa parole sera écoutée et respectée par tous. Vincent ne se contente pas de solliciter la parole de Mickaël, il lui garantit qu'elle sera valorisée : « Quand Mickaël se présente, il y a une espèce de double présentation où ma parole vient comme en écho à la sienne... Je ne sais pas comment dire mais... les autres n'ont pas le temps... son espace de parole est protégé. Les autres élèves ne sont pas méchants, mais ils pourraient assez vite se moquer. Ils ne le font pas parce que je suis là pour repérer tout de suite le dérapage possible. [...] Ce faisant, je préserve la parole de Mickaël et la parole de chacun. C'est important car il faut absolument que, dès ce premier tour de table, chacun puisse se sentir en sécurité pour risquer une parole dans l'échange qui suivra. Si ça ne fonctionne pas maintenant, c'est fichu, ce gars-là ne reprendra pas la parole pendant les deux heures qui vont suivre. » (Vincent, p. 78) La parole de Vincent est pour Mickaël un rempart qui le protège des agressions extérieures, sans que les autres élèves la perçoivent comme une surprotection particulière et stigmatisante de l'un des leurs. À ce moment-

13. Françoise Carraud, « Des débats philosophiques en classe : parler ou ne pas parler », Le Français dans le Monde, Clé International, numéro spécial, juillet 2005.

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là, la condition d'un apprentissage pour Mickaël passe par sa présentation réussie.

12 S'effacer, sans perdre la maîtrise, pour permettre l'émergence d'un dialogue et d'une coopération entre les élèves Si, comme on vient de le voir, la parole de chacun est libre et protégée, l'enseignant peut s'appuyer sur les élèves et sur leur capacité à coopérer. En se mettant en retrait, sans démissionner de sa responsabilité, il laisse les élèves avancer ensemble. Pour cela, quelques conditions doivent être respectées. Ainsi, Agnès délègue aux enfants des rôles clairement définis instituant le cadre de l'échange qui va se dérouler : «Je donne des rôles à certains élèves pour que je ne sois pas la personne qui mène la discussion et pour que ce ne soient pas ceux qui sont le plus à l'aise qui parlent en premier en monopolisant la parole. Il y a un président qui a pour tâche de distribuer la parole. Il fait circuler le bâton de parole en se déplaçant et en le donnant à quelqu'un. Seul l'enfant qui le tient dans la main peut parler. Le président doit veiller à ce que personne ne prenne la parole trop longtemps, ce qui permet à tout le monde d'avoir un moment d'expression dans un temps limité. Il y a également deux secrétaires qui prennent des notes sur ce qui est dit. » (Agnès, p. 91-92) Agnès se retire ensuite au fond de la classe dans une veille attentive. Colette fait de même : « Pendant toute cette discussion, je me suis retirée. C'est-à-dire que j'étais présente physiquement, devant le tableau, mais je n'intervenais pas, ni pour rappeler la consigne ni pour donner une indication quelconque. J'étais simplement garante d'une bonne circulation de la parole, attentive à ce que tout le monde s'exprime, sollicitant ceux qui n'ont rien à dire mais qui ont un avis et qui finissent par parler. » (Colette, p. 156) Pour Agnès comme pour Colette, tous doivent pouvoir s'exprimer. Cela suppose que chaque enfant en ait envie, en ressente la nécessité pour le groupe-classe. Chacun doit être convaincu de l'importance de sa parole, de l'apport indispensable qu'elle représente pour enrichir la connaissance commune. Cette parole s'inscrit dans les apprentissages fondamentaux (apprendre à parler, à exprimer sa pensée...). Colette « sollicite ceux qui n'ont rien à dire », et Agnès ajoute :

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« Je peux intervenir quand je vois un enfant ne pas demander le bâton de parole alors qu'il a envie de participer. Je peux aussi donner mon opinion personnelle. Dans ce cas, je demande la parole en levant la main. Les élèves sont souvent étonnés de voir que la maîtresse applique la règle commune. » (Agnès, p. 92) L'intervention d'Agnès se fait dans le respect des règles communes à tous, ce qui lui permet de tenir pleinement son rôle tout en gardant la posture d'effacement volontaire. Les élèves peuvent alors quitter le confort d'un prudent retrait qui ne les compromet pas et s'engager personnellement dans la construction du savoir commun : « Les élèves se sont engagés en profondeur dans l'échange. D'autres questions sont venues : "Est-ce qu'on peut tout écrire ?" "Est-ce qu'on peut écrire le plus intime ?" Gevorg, jeune Irakien, disant : "Mais moi, je peux pas tout dire, il y a des trucs que je dirai jamais." [...] Quand Gevorg dit cela, il le dit à la fois à l'écrivaine, à ses camarades et à moi, son professeur. Un véritable espace de dialogue se met à exister. » (Vincent, p. 79) « Le débat sur les droits de l'homme dans la classe m'a touchée car les élèves étaient impliqués. Je ne saurais répéter tout ce qu'ils disaient, mais je me souviens que les enfants échangeaient sur ce qu'ils vivaient, ils engageaient leur personne. Leurs opinions reposaient sur des expériences vécues et pas sur ce qu'ils avaient déjà entendu. » (Agnès, p. 94-95) Le risque de la parole est encore plus manifeste pour l'élève le plus en difficulté. Lui préserver une place est une garantie de la qualité de l'ensemble de l'échange, facilitant la participation de tous. Un vrai dialogue permet la reconnaissance par tous des capacités et du désir d'apprendre de chacun.

13 Dialoguer avec les parents : passer de la méfiance à la confiance dans une relation triangulaire enfant-parentsenseignant L'ensemble des récits montre l'importance pour leurs auteurs d'associer étroitement les parents à la scolarité de leur enfant. Insistons sur le fait que plus les familles sont en situation de grande pauvreté, plus il est essentiel de créer les conditions d'un dialogue confiant avec les parents — condition indispensable pour que l'enfant ne soit pas pris dans un conflit de loyauté entre ses parents et l'école, conflit qui l'empêche d'apprendre. Les ensei102

gnants découvrent parfois à leurs dépens la nécessité de ce dialogue avec les parents, comme Françoise le raconte dans son récit : « Durant les années 1970, dans l'école où j'exerçais, école qui était pourtant une école d'application, nous donnions les bulletins le dernier jour du trimestre et de l'année scolaire ; nous écartions ainsi les risques de conflits dus aux redoublements, par exemple. Le souvenir de Fanny et de son papa restera pour moi un grand moment de transformation. J'avais décidé de faire redoubler Fanny à la fin de son CP et je l'ai donc annoncé à l'ensemble des élèves au moment de la distribution des bulletins, c'est-à-dire une heure avant la fin de la classe, le dernier jour de l'année scolaire. Matthieu, le petit malin, s'est dépêché d'annoncer la nouvelle à grands cris à la sortie des classes, dans la rue : "Fanny redouble !" Qui arrive, furieux, dans ma classe ? Le papa de Fanny : "Vous pensez que c'est normal que j'apprenne par un élève que ma fille redouble ?" En relatant ce vécu, j'éprouve encore la honte qui m'a envahie à ce moment-là : non, je n'ai pas été en colère vis-à-vis de ce papa, au contraire, il m'a fait comprendre mon erreur. » (Françoise, p. 173) Françoise continue son récit en rappelant les exigences des instructions officielles de l'Éducation nationale14 concernant la relation avec tous les parents, qui restent souvent lettre morte. Et elle ajoute : « L'obligation donnée par les instructions officielles, associée à la connaissance acquise par le mouvement ATD Quart Monde, m'a donné plus de conviction et de force pour aller vers ceux qui n'entraient pas dans l'école. C'est ainsi que j'ai récolté des paroles de mamans : "Vous savez, je ne parle pas bien le français", "Je ne sais pas lire et écrire", "Je ne peux pas venir aux réunions", "Je suis gênée devant les autres parents", "Je ne peux pas venir à 16 heures car je travaille à ces heures-là. L'année dernière, la maîtresse acceptait que je vienne parfois pendant les heures de classe, mais celle du CP ne voulait pas du tout m'écouter". » (Françoise, p. 173) Passer de la défiance à la confiance, quitter les idées reçues sur les parents qui ne s'intéresseraient pas à la scolarité de leur enfant en prenant les moyens de les écouter, en notant leurs paroles pour comprendre leurs difficultés, permet d'entrer dans le dialogue. Cela repose sur la conviction que les parents sont indispensables à la réussite de leur enfant. Cette conviction permet à Mahaut de vivre un moment de dialogue avec une mère et son enfant, alors que tout se ligue pour que cette rencontre 14. « Le rôle et la place des parents à l'école », Bulletin officiel de l'Éducation nationale, 31 août 2006, n° 31.

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capote. Un premier rendez-vous auquel la maman n'est pas venue et un deuxième qui commence mal : une heure de retard. « Ce jour de novembre, j'étais donc dans ma classe, la porte ouverte. Quand la maman est arrivée avec une heure de retard, j'étais assise à mon bureau. Je me suis levée pour aller la voir, lui dire bonjour. [...] Puis la maman est entrée. J'étais vraiment heureuse de la voir parce que je pensais qu'elle ne viendrait pas. J'avais d'autant plus envie qu'elle se sente accueillie dans l'école, qu'elle se dise que c'était possible de revenir, que je tenais à la revoir plusieurs fois dans l'année. [...] Je lui ai dit combien c'était important pour moi de la connaître dans ce cadre-là, et combien c'était important pour Fatou qu'elle vienne. [...] Elle a souri d'un air un petit peu gêné. Mais je sentais qu'elle était bien. Je pense que si elle est venue, c'était aussi parce que Fatou l'avait poussée à le faire. [...] Je sentais que ce n'était pas facile pour elle d'être là et qu'elle ne comprenait pas tout ce qui se passait. Elle était un peu gênée, un peu intimidée. » (Mahaut, p. 33-34) Là où un enseignant aurait pu se sentir méprisé par cette mère qui arrive une heure en retard après un premier rendez-vous manqué, Mahaut montre l'intérêt qu'elle éprouve pour la personne qu'elle attend. Elle sait d'expérience que cette mère a toutes les raisons de ne pas venir voir la maîtresse de sa fille et mesure à sa juste valeur l'étape qu'elle a franchie en entrant dans la classe. Pour que ce dialogue ait lieu, il a fallu que l'institutrice et la mère fassent un pas l'une vers l'autre. La relation avec les parents n'est pas jouée d'avance. La construire suppose de la part de l'enseignant ce savoir d'action contenu dans les gestes, paroles, attitudes qui permettent l'accueil et la rencontre. Cette relation installe l'enfant dans une durée où tout est possible, comme pour Axel dans le récit de Michel : « [Au mois de juin, contre toute attente, Axel est inscrit sur le tableau des "spécialistes"]... À la fin de la séance, j'ai invité Axel à en parler à ses parents. [La maman arrive dans la cour de l'école]... Je n'ai même pas réussi à rejoindre [Axel et sa maman] que des enfants [les] entouraient déjà : "Maman, maman, je suis spécialiste !" La maman d'Axel connaissait bien le fonctionnement de la classe et avait compris que son enfant avait réussi. Elle pleura de bonheur, ils s'embrassèrent et elle lui répondit : "Ce n'est pas vrai, il a attendu la fin de l'année, mais là, chapeau Axel !" » (Michel, p. 189)

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Domaine 2 : Exercer une autorité au service de la réussite de tous les élèves Dans son étude, Bruno Robbes définit ainsi la représentation de l'autorité chez les enseignants : « L'autorité est l'établissement d'une relation" entre un enseignant et des élèves ; définie aussi comme lien, elle exprime un degré d'engagement plus profond touchant à l'affectif. »16 En nous intéressant aux moments des récits pendant lesquels les enseignants exercent leur autorité pour créer la relation, nous avons dégagé trois savoirs d'action.

2.1 Instaurer et garantir un cadre d'échanges sécurisant, fondé sur les règles de la société Dans le métier d'enseignant, c'est une banalité que de dire la nécessité de poser un cadre dans le déroulement d'une séquence pédagogique. Nous voulons ici faire ressortir l'objectif suivi en bâtissant ce cadre, qui est de le mettre au service de l'élève qui a le plus besoin de sécurité pour s'exprimer. Au fur et à mesure que le temps de classe se déroule, le cadre se construit. Il n'est pas établi à l'avance, dès le début de la séance. « À chaque fois, je rappelle la bonne attitude, le bon registre. Je passe mon temps à rappeler les règles du bon relationnel sans être dans l'autoritarisme, sous forme d'humour ou en signalant : "Attention ! Là, on va un peu loin..." Je veille à ce que tout ce que la bibliothécaire entend reste tolérable. Je fais attention à ce que ça ne dérape pas, à ce que la relation entre cette personne extérieure au lycée et les élèves reste possible. » (Vincent, p. 77) Délimiter ce qui est possible, éviter à l'élève de s'égarer dans l'inacceptable, créer un climat de paix et de coopération, tels sont les buts poursuivis par Vincent. Pour l'enseignant, garantir le cadre est un moyen efficace pour assurer son enseignement en se consacrant à l'essentiel, l'apprentissage. Pour les élèves, le cadre apporte une sécurité. Il évite le flottement, le vague qui mène à des conduites incertaines. Il répond par avance aux questions qu'ils ont en tête et qui les parasitent : comment me situer face aux autres ? Qui suis-je ici, quelle est ma place ? Qu'attend-on de moi ? :

15.Le gras a été ajouté par l'auteur. 16. Bruno Robbes, « Quelques représentations et significations inconscientes de l'autorité chez les enseignants aujourd'hui », 8' Biennale de l'éducation et de la formation INRP, n° 221, 2006.

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« Elle les fait s'asseoir. J'évite que deux jeunes dans une émulation permanente s'installent côte à côte. J'organise donc la répartition autour des deux tables disposées en rectangle. Je prends la précaution de me mettre à côté de Visar, celui qu'il faut canaliser le plus, et en face de Gevorg. Bref, je me mets dans une position où je peux intervenir physiquement sur celui qui est à ma gauche et qui aura besoin de temps en temps d'un geste ou d'une pression du bras, et de façon à avoir tout le monde sous mon regard. En fait, j'évite qu'il y ait un élève qui soit, par rapport à moi, dans un angle mort. » (Vincent, p. 77) Ces jeunes de lycée professionnel sont placés de telle sorte qu'ils n'aient plus à se préoccuper des regards des autres, des rapports de forces, des attitudes de séduction. Ils peuvent entrer dans la rencontre. Il n'y a peut-être pas toujours similitude entre la conduite d'une classe de lycée professionnel et celle d'une classe de maternelle. Et pourtant, lorsque Catherine emmène sa classe de moyenne section au musée d'Art moderne, elle a les mêmes préoccupations que Vincent, elle met en œuvre le même savoir d'action : « Je me suis assise au milieu des enfants, les mamans sont plutôt restées debout autour. Pendant les explications et le jeu de questions-réponses, j'essaie de rassurer les inquiets et de stimuler les distraits, mais j'évite les mouvements brusques et les déplacements pour garder un maximum de calme. » (Catherine, p. 165)

22 Gérer avec souplesse un cadre, dont les règles sont explicites, admis et compris par les élèves Autorité toujours, mais autorité intelligente. N'oublions pas qu'il s'agit de créer une relation. Les élèves connaissent les règles, cela les sécurise. L'enseignant les utilise au profit du plus fragile qui doit trouver sa place dans le groupe. C'est ainsi qu'Héloïse gère un début de cours chaotique en lycée professionnel : « Ce vendredi, l'ensemble de la classe arrive avec dix minutes de retard [retard dû à l'étendue du lycée]... Je patiente, je les vois arriver et j'attends qu'ils s'assoient, ce qui prend encore cinq bonnes minutes. En effet, il faut s'imaginer des élèves entrant en criant que je fais ressortir, d'autres qui arrivent en me saluant bruyamment et qui s'interpellent ensuite à travers la classe, d'autres encore qui sont assis mais sortent leurs affaires en continuant à bavarder. Et puis

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surtout, il faut se représenter Jacques qui fait le tour de la classe en chantant avant de s'asseoir. Abdoulaye qui parade en faisant tourner sa casquette. Il existe donc tout un tas de parasitages, parce que chacun essaie de montrer qu'il existe. Jacques, par exemple, a besoin d'être le dernier assis pour être sûr que tout le monde l'a vu déambuler, faire un mouvement, esquisser un pas de danse. Il faut donc ce jour-là que je fasse en sorte que les autres s'assoient, que je signifie de façon bienveillante à Jacques que je l'ai remarqué, puis que, fermement, je lui ordonne de s'asseoir et d'enlever sa casquette. Je ne parle pas tant qu'ils ne sont pas assis. » (Héloïse, p. 179) Autorité et bienveillance : Héloïse met en place le cadre nécessaire, elle donne des ordres tout en construisant le lien fragile qui permettra à Jacques d'entrer dans le travail proposé sans se rebeller dès les premières minutes du cours. Le cadre institutionnel permet d'asseoir l'autorité et Héloïse l'utilise avec ses élèves : « Il me semble important de leur montrer que le manque de rigueur et le manquement au règlement de ponctualité gênent le déroulement du cours ; je leur dis sans énervement : "Ça fait un quart d'heure qu'on aurait dû commencer, donc je fais un cours de cinquante minutes, c'est comme ça pour vous et pour moi. [...] Si on arrive à faire tout ce que j'ai prévu d'ici la sonnerie, je vous laisserai partir, sinon, je prendrai un quart d'heure sur la récréation." [...] Tout le monde acquiesce et un certain calme semble s'instaurer. » (Héloïse, p. 179) Dans sa classe de CP, Christian met en place une séance d'expression théâtrale. Le cadre est connu des élèves. Et l'imprévu arrive : « Je sais que cette séance est particulière car, auparavant, les enfants constituaient librement les groupes qui changeaient ainsi à chaque séance. Mais, le temps de la représentation de fin d'année approchant, j'ai décidé de garder les groupes et les histoires de cette séance jusqu'à la représentation finale. Je suis confiant car les constitutions d'équipes se sont toujours bien passées, sans grosse friction, aboutissant à des groupes hétérogènes. [...] Je me tourne et je m'aperçois que la constitution des groupes ne s'est pas déroulée comme d'habitude. Les quatre qui sont difficiles en relation et avec qui il a été laborieux de jouer dans les séances précédentes se sont retrouvés entre eux. [...] Je me dis : "Oh! là, là! Ça va exploser ; eux qui ont déjà du mal quand d'autres enfants jouent le rôle de tampon, ils vont se disputer, ça ne va pas être vivable ! Et en plus, ce ne sera pas la seule séance, c'est jusqu'à la fin ! Et ils vont jouer devant les parents !" [Un peu 107

plus tard] ce sont eux qui viennent me voir, enthousiastes, heureux : "On est prêts, on est prêts !" "Oui, j'entends bien, mais les autres ne sont pas prêts ! Alors vous attendez un peu." Je ne leur dis pas, mais je suis étonné qu'ils aient réussi à se mettre d'accord si vite. Comment ont-ils fait ? » (Christian, p. 46-48) Christian se saisit du moment présent et des opportunités que développent les élèves. Il pose et tient le cadre, mais à l'intérieur de celui-ci, il accepte de se laisser surprendre et conduire par les élèves pour aller au bout d'une situation pédagogique. Le cadre initial, dès lors, est amené à évoluer au fur et à mesure des problèmes, des questions qui ne manquent pas de se poser au gré des situations rencontrées, produites par les dynamiques au sein de la classe. Le cadre est au service des élèves, il requiert leur adhésion. À partir de ce cadre, les élèves les plus en difficulté s'autorisent à envisager des situations inédites d'apprentissage.

23 Exercer une autorité qui n'exclut pas ceux qui ont tendance à sortir du cadre Héloïse impose un cadre à un début de cours très perturbé, mais elle protège Jacques (voir savoir d'action 2.2) pour qu'il ne perde pas la face devant toute la classe. Christian constate que quatre enfants se sont regroupés en dehors des règles habituelles de constitution des groupes (voir savoir d'action 2.2), mais il leur fait confiance et n'impose pas une règle rigide qui aurait cassé la dynamique ainsi mise en route. Retournons en lycée professionnel : « Cependant, à ce moment, frappent encore à la porte deux élèves, Mamadou et Tidianny, qui n'attendent pas la réponse et débarquent bruyamment dans la salle. Je décide de ne pas les exclure car, en respectant la procédure, on perdrait encore du temps et eux manqueraient un cours qu'ils ne prendraient probablement pas la peine de rattraper. Je préfère donc les accepter. » (Héloïse, p. 179) La pratique de l'autorité, telle que les enseignants la décrivent dans les récits, ne cherche pas à écraser, à briser. Elle est un refus de l'humiliation parfois utilisée comme principe d'éducation. Exercer une autorité bienveillante n'est pas succomber à la démagogie. C'est savoir modifier son plan de route en vol, c'est savoir se saisir des opportunités, c'est garder une attention constante à l'inattendu. De cet inattendu peut surgir l'occasion de mettre l'élève le plus exclu des apprentissages, et parfois du groupe, au centre des activités cognitives en cours.

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En racontant le moment militant dont il s'est souvenu spontanément lors de son entretien d'explicitation, Christian décrit un beau moment d'autorité... musclée, s'appuyant sur des valeurs claires : « Alain animait la réunion. Les ténors de la cité d'urgence prenaient toute leur place. Un nouveau venu prit alors maladroitement la parole. Tout sentait chez lui la grande précarité. Il se fit remettre à sa place par les leaders. Alain s'indigna avec une force dont je ne le savais pas capable : il n'était pas question que l'apport de cet homme puisse être mis à l'écart. Or, il était évident que ce qu'il disait allait retarder le combat du groupe pour le relogement de toute la cité. Lors de l'affrontement verbal très vif, Alain réexposa les valeurs fondamentales du mouvement ATD Quart Monde : le refus de l'écrémage, le droit de chacun à une expression prise en compte par le groupe. Son autorité, due à un engagement total et désintéressé, a permis que le groupe n'éclate pas. » (Christian, p. 51)

Domaine 3 : Prendre le parti de la valorisation de l'élève le plus exclu Il est difficile de se débarrasser des stéréotypes, des préjugés qui encombrent les esprits dans la relation aux personnes fragilisées par tout type d'obstacle (handicap, pauvreté... échec scolaire). Si la formation initiale et continue ne les a pas poussés à prendre conscience de leurs préjugés, les enseignants abordent souvent leurs classes avec des a priori sur les élèves qui peuvent être lourds de conséquences en les enfermant dans un rôle, celui du cancre, celui du dilettante, celui du bon élève... les catégories ne manquent pas. Comme nous l'avons déjà dit, les auteurs des récits ont tous vécu un partenariat avec des personnes en situation de grande pauvreté. Ils les ont rencontrées, ils les ont écoutées, ils ont agi avec elles. Les récits montrent comment ces rencontres ont été décisives pour faire tomber bon nombre de stéréotypes et de préjugés. Et même plus, elles nous ont fait entrer dans un nouveau parti pris : celui de faire émerger la parole, le savoir de ceux qu'on n'écoute jamais. Nous y reviendrons au chapitre suivant. Les trois savoirs d'action ci-dessous sont la mise en pratique en classe de ce parti pris.

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3.1 Porter un regard qui construit, chez l'élève, l'estime de soi en prenant au sérieux son projet Les textes officiels de l'Éducation nationale peuvent contenir des vérités peu mises en valeur. Ainsi, sur le site du ministère17 trouve-t-on : « La valorisation de l'élève correspond au fait de mettre les aptitudes et qualités de l'élève en avant et, ce faisant, de lui donner l'occasion d'être fier de son travail. L'un et l'autre des bénéfices sont intrinsèquement liés puisque les usages valorisants sont généralement motivants et vice versa. » C'est ce que fait Mahaut en rencontrant la mère et la grande soeur de Fatou : « La grande soeur dit que Fatou faisait étudier ses petits frères. En entendant cela, j'ai soudain demandé à Fatou : "Mais tu ne voudrais pas devenir maîtresse par hasard ?" À ce moment-là, toute une émotion est remontée dans ses yeux. Et elle a dit : "Oui !" C'était beau que la maman et la grande soeur puissent entendre que Fatou avait vraiment envie de devenir maîtresse. Je crois que si j'ai pu poser cette question, c'est parce que je savais depuis le début de l'année que Fatou faisait réciter ses poésies à son petit frère. Elle me l'avait dit dans la cour. [...] C'était toute une histoire vécue avant qui faisait que ce moment-là pouvait être vécu. [...] Il y avait une confiance entre nous quatre. J'ai dit à Fatou que ce projet était tout à fait possible et que nous allions travailler ensemble pour cela. Sa mère a souri, d'un sourire qui montrait de la fierté. » (Mahaut, p. 35) L'enseignante rend possible que Fatou énonce devant sa mère et sa grande soeur sa volonté de devenir maîtresse. L'accueil positif et confiant de cette parole, aussi bien par sa maîtresse que par sa mère, conforte l'enfant dans ses motivations profondes pour apprendre à l'école. Dans cet extrait, Mahaut, tout entière tendue vers la réussite de cette enfant, lui tend la perche en mobilisant à point nommé ce qu'elle sait d'elle et de son investissement auprès de ses petits frères. Elle prend au sérieux ce qui pourrait passer pour le rêve de beaucoup de fillettes de cet âge. Elle fait de ce rêve un projet. L'à-propos de cette interpellation improvisée de Fatou construit sa réussite. On retrouve une volonté identique de valorisation d'un projet, d'une qualité, d'une aptitude peu reconnue, d'un désir d'expression étouffé, dans les récits de Vincent, de Marie, de Christian et d'autres. Quand Françoise parle de Yann, sept ans, enfant placé en famille d'accueil par l'Aide sociale à l'enfance et présentant de grosses difficultés de comportement dans la classe, elle écrit :

17. www.educnet.education.fr

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« Je découvrais que la présence de Yann ne présentait pas de problèmes majeurs chez mes élèves. Bien au contraire ! J'avais tant de moments de doute ! Yann nous [la classe] permettait de réfléchir dans bien des domaines de la vie. À considérer sa gaieté plutôt que ses bêtises, on pouvait compter sur lui, on avait besoin de lui. [...] Un jour, nous devions écrire une lettre de remerciements au maire. Il en a compris l'enjeu, c'est sa lettre qui a été choisie pour être envoyée. Durant les moments magiques du conte [...] son rire éclatant anticipait si souvent l'action. C'est à ces moments-là que je devinais le mieux son intelligence fine. [...] Nous sommes loin des évaluations normées, mais sans aucun doute plus humains. » (Françoise, p. 173) La valorisation n'est pas un jeu de dupes. Il est le choix de Françoise qui sait bien, pour le vivre tous les jours, en quoi le comportement de Yann est un obstacle pour lui-même et pour la classe. Yann peut exister auprès de tous les enfants de la classe autrement que comme le perturbateur. Il peut sortir de ce rôle dans lequel on pourrait l'enfermer et entrer ainsi dans l'apprentissage. Ajoutons, comme le dit Françoise, que, trop souvent, l'évaluation veut faire entrer l'élève dans une norme, dans un carcan, au risque de l'écraser. Alors qu'existent de nombreuses expérimentations d'évaluations positives que l'école utilise si peu !

3.2 Créer les conditions d'une coopération entre les élèves qui valorise les élèves en difficulté En demandant à des élèves de 4e adaptée de se faire les guides de la visite de la ville pour des élèves d'une 4e générale, Marie renverse les rôles et met ces élèves en capacité de se découvrir des compétences insoupçonnées : « Après ce premier arrêt sur la grand-place, je me dis : "Ça y est, ils sont dedans !" Et alors que jusque-là les élèves de e SEGPA et pédagogie de contrat s'ignoraient, ils se mettent à s'écouter dire leurs commentaires, curieux de ce qu'un autre élève est capable de faire. Peut-être s'attendent-ils un peu "au tournant" ! Il faut savoir que les e pédagogie de contrat avaient été assez blessés par le fait de travailler avec les élèves de SEGPA qu'ils considéraient comme des "babanes". Un jour, nous avions dû utiliser la salle de classe des SEGPA. Mes élèves m'avaient suppliée d'attendre que tous les élèves du collège soient rentrés dans leurs propres locaux pour qu'ils ne les voient pas y pénétrer. » (Marie, p. 65-66)

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La reconnaissance de la valeur du travail de l'autre, de sa compétence, induit la reconnaissance de la personne. En organisant un événement ambitieux, sans perdre de vue la place des élèves les plus en difficulté au coeur de ce processus, l'enseignante permet que tous ces élèves de e se découvrent et se reconnaissent d'un même collège. « De retour au CDI de l'établissement, en attendant les autres équipes, je propose aux élèves de terminer le dossier complété sur la route. Il reste quelques collages ou réponses à trouver. C'est, cette fois, naturellement que les élèves-guides aident les autres à terminer. Ils se sentent responsables de la production de leurs camarades et viennent m'interroger lorsqu'ils sont en difficulté pour aider. Le regard qu'ils portent les uns sur les autres s'est transformé ; pour un temps au moins, ils se sentent tous élèves d'un même collège. » (Marie, p. 66-67) La transformation du regard, que ce soit celui des élèves ou celui des adultes, est déterminante dans le processus de réhabilitation de l'enfant ou du jeune dans sa posture de personne capable d'apprendre. Cette transformation du regard permet à l'enfant de se libérer de l'image négative qu'il a de lui-même (« Moi, je suis nul, j'arriverai jamais à être spécialiste » dans le récit de Michel, p. 189) pour entrer dans le défi de l'apprentissage (« Même moi, Monsieur, je peux avoir mon CAP ? », « Surtout toi, Visar » dans le récit de Vincent, p. 74). Marie ne lésine pas sur les moyens qu'elle se donne pour garantir le succès de son projet dont le principal objectif est de voir ses élèves en situation de réussite devant d'autres. Face à une collègue évoquant un élève « difficile », elle oppose sa propre perception : « Si on relève son énervement ou le fait qu'il bouge, on a peu de chance que cela marche ensuite. Seul un regard qui a perçu une petite réussite et le lui signifie peut lui permettre de quitter l'étiquette qui l'enferme depuis si longtemps au collège. » « Aucune bagarre ni insulte pendant les deux heures du parcours, aucun manque de respect entre les jeunes. Et, à la fin du trajet, sur la route du retour, alors que la visite guidée est terminée, je me rends compte que l'ambiance a complètement changé dans l'équipe. J'entends les élèves des trois classes s'intéresser les uns aux autres, se poser des questions pour se connaître. » (Marie, p. 66) En installant dans sa classe une culture de la coopération, Christian permet à ses élèves de voir le brevet non comme un obstacle qu'ils craignent mais comme un objectif à leur portée, qui mérite qu'ils persévèrent pour l'obtenir :

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« Chaque fois qu'un enfant a acquis un savoir dans un domaine répertorié (grammaire, langage oral, calcul...), il demande à passer le brevet correspondant. [...] Le brevet peut être repassé autant de fois qu'il le faut pour le réussir. [...] Je reverrai toujours cette élève de CM2 qui me tend sa feuille : "C'est vrai que je pourrai le repasser ?" Elle, très dilettante, ne s'est plus arrêtée de travailler, même pendant les récréations. » (Christian, p. 44) Ce que les adultes initient, les enfants, les jeunes ne demandent qu'à l'amplifier, que ce soit dans une classe ou dans un club Tapori* : « Au club Tapori, les élèves de 5e avaient participé à un concours sur leur implication dans l'avancée des droits de l'enfant. La directrice avait reçu une convocation de l'inspection académique. [...] Quatre élèves de 5e avaient préparé un dossier reprenant toutes leurs réalisations des mois précédents. J'entends encore deux d'entre elles dire à leur amie qui avait des difficultés : "Écoute, c'est toi qui vas dire à l'inspecteur ce qu'on a réalisé. On va t'aider à l'écrire. C'est toi qui le lira à l'inspecteur d'académie." [...] Ces deux élèves excellentes avaient compris que ce serait peut-être un déclic, une possibilité de réussir, pour leur amie. » (Sabine, p. 194)

3.3 Redonner confiance aux parents dans les capacités scolaires de leur enfant Retour aux parents ! La valorisation de l'élève le plus exclu passe évidemment par les parents avec lesquels il est nécessaire de partager les réussites de leur enfant. À propos de Yann, Françoise s'adresse à sa mère : « Yann sait lire à présent, il écrit beaucoup mieux, il réagit très bien dans toutes les situations, dans toutes les matières. Il est vif, curieux de tout, gai, agile, son comportement est encore difficile car il est taquin, bagarreur et n'avoue jamais ses forfaits. Il est intelligent. [Réponse de la mère] : "Vous êtres la première maîtresse à me dire que mon fils est intelligent !" » (Françoise, p. 173) Respecter Yann et sa mère, c'est dire à cette dernière que son fils est intelligent, parce que c'est vrai malgré toutes les perturbations qu'il peut causer dans la classe. La mère est soulagée de voir que son enfant peut être perçu à l'école autrement qu'en perturbateur. Elle peut ainsi reprendre confiance en son fils et porter sur lui un regard positif qui aidera Yann à grandir. Valoriser l'enfant aux yeux de ses parents renforce le partenariat écolefamille. 113

Cette valorisation passe par la rencontre directe des parents, mais elle passe aussi par ce que l'enfant retransmet à la maison. Ce que raconte Mahaut en est un exemple a contrario : « Une maman avait dit à l'une de mes collègues : "Bien sûr que je ne sors pas de ma voiture, parce que je sais que, de toute façon, ça ne va pas, donc à quoi ça sert de venir à l'école si on me dit toujours que ça ne va pas ?" » (Mahaut, p. 32) Si l'enfant retransmet à ses parents les paroles qui blessent, qui cassent le lien et le mettront un jour sur la voie du décrochage, il peut bien évidemment retransmettre les paroles, les gestes qui le construisent : « J'entends ce même élève dire qu'il n'a pas étudié. Je l'interroge en dernier ; il a donc eu le temps d'intérioriser ce que les autres ont récité et il réussit. Je lui donne une bonne note et, plus tard, je vais le voir en particulier pour lui montrer que je ne suis pas complètement dupe et lui dis : "Te rends-tu compte, avec la mémoire que tu as, si tu apprenais tes leçons tu pourrais vraiment réussir !" À mon grand étonnement, la maman, que j'ai revue après la visite à la mairie, me répète cette phrase prononcée plusieurs mois plus tôt. » (Marie, p. 59-60)

Domaine 4 : Mener des projets ambitieux qui ouvrent l'école sur son environnement et redonnent confiance et fierté aux élèves et à leurs parents Prolongement du domaine précédent, ce quatrième domaine de savoirs d'action traite de la valorisation des élèves les plus en difficulté, de la reconstruction de l'estime de soi, de la construction du partenariat avec les parents, par l'ouverture de l'école (au sens large) à son environnement : le quartier, la commune, des partenaires divers. La coopération entre les élèves s'ouvre à d'autres personnes extérieures à l'établissement scolaire (enfants, jeunes ou adultes) pour aboutir à une mise en lumière publique et valorisante des capacités révélées par le projet.

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4.1 Concevoir des projets culturels, collectes et ambitieux permettant aux élèves les plus en difficulté d'être à la même place que les autres Suivons Catherine dans le récit où elle retrace comment la participation à des projets culturels ambitieux vécus dans son engagement avec le mouvement ATD Quart Monde l'amène à transposer cette ambition à sa classe. Elle s'implique fortement dans la préparation de la première Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 1987 (rassemblement de cent mille personnes sur le parvis des Droits de l'Homme à Paris, dont beaucoup de personnes en situation de grande pauvreté) : « [Dans le cadre de mon engagement,] je multiplie les visites de musées, les expériences qui me semblent démesurées. La préparation du 17 octobre 1987 avec les familles et les enfants en est une. Dans chaque région se prépare une scène du spectacle son et lumière qui sera présenté le soir du 17 octobre sur des podiums dans les jardins du Trocadéro à Paris. Le metteur en scène se déplace à Lille [pour nous faire travailler], il nous demande de vraies performances d'acteurs, à nous et à des personnes tellement malmenées par la vie. Et ça marche. Et le 17 octobre au soir, des centaines de personnes fragiles, mais fières et dignes, franchissent le podium sous la tour Eiffel. C'est impensable, c'est incroyable, mais ils ont osé et les familles et nous-mêmes ressortons de cette expérience émus et grandis. » (Catherine, p. 165) L'ambition de ce projet national, avec des personnes à qui on ne donne jamais la parole, impliquant de nombreux partenaires du monde artistique et culturel, marque durablement cette maîtresse de maternelle. Dix-huit ans plus tard, c'est la même ambition qui la pousse à emmener toute sa classe d'enfants de quatre ou cinq ans, classe turbulente qui lui crée du souci, avec les parents, au musée d'une ville proche de sa commune : « Une importante exposition de Jean Dubuffet est présentée. Je connais quelques oeuvres de l'artiste et pense que cela peut intéresser les élèves. [...] Un guide prendra en main le groupe-classe. [...] C'est la première fois que la plupart des enfants vont au musée. [...] Je leur explique ce qu'est un musée, [...] les règles de calme, de silence. Il faut respecter le musée. [...] Je leur parle du voyage : nous irons en autocar. » (Catherine, p. 165) Ce projet fédère la classe, il fait entrer les enfants dans les exigences scolaires (calme, maîtrise de soi, apprentissage) et il veille à intégrer pleinement les enfants déjà stigmatisés : 115

« Je tiens à ce que tous les enfants participent et je m'entoure de plusieurs adultes du musée pour les encadrer. Je prépare les petits groupes en séparant les enfants perturbateurs, un dans chaque groupe, au milieu des autres, sans pour autant les signaler "perturbateurs" à l'adulte. Ils sont suffisamment connus à l'école. Par contre, il faut convaincre les parents de faire confiance à leur enfant et à l'encadrement, et de les laisser partir. » (Catherine, p. 165) Nous avons déjà cité le récit que Marie fait de la découverte du patrimoine industriel de la ville par des élèves de 4e et du rôle prééminent qu'elle donne dans ce projet aux élèves marginalisés de son collège. La reconquête de l'estime de soi se joue au sein de l'institution scolaire mais prend en compte l'ensemble de l'espace social. Présenter une visite guidée devant un professionnel de l'Office du tourisme suppose une ambition qui, parce qu'elle est réussie, restaure la confiance en soi. De plus, elle permet la rencontre, dans un climat de paix, entre jeunes qui s'ignoraient. Lorsque Christian parle de son engagement avec ATD Quart Monde, c'est bien une expérience du même genre qu'il décrit, qui réunit des enfants d'une cité, un club d'astronomie et l'école du quartier : « Au Pivot culturel*, les enfants parlaient souvent des étoiles. Nous avons rencontré un club d'astronomie puis fabriqué une maquette de quatre mètres d'envergure en trois dimensions avec des matériaux de récupération. Grâce à l'appui du directeur de l'école du quartier, nous l'avons transportée dans l'établissement et ce sont les enfants de la cité qui ont expliqué à chacune des classes, entre autres, que l'obliquité de l'axe de la Terre détermine les saisons. En présentant au pied levé la maquette à des invités de passage, les enfants ont commencé spontanément en disant : "Ce sont nos parents qui nous ont permis de finir cette maquette !" » (Christian, p. 45)

42 Impliquer dans ces projets des partenaires extérieurs à l'école Ce savoir d'action est naturellement lié au savoir d'action 4.1. Les exemples cités (Catherine, Christian, et on pourrait ajouter Marie, Vincent...) montrent bien la nécessité d'emmener dans ces projets le monde des arts, de la culture, de l'entreprise, etc. Mobiliser des partenaires, faire jouer ses réseaux, ses amitiés professionnelles sont des savoirs d'action au service des élèves :

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« J'ai donc dit aux élèves que j'avais rencontré une ancienne élève qui était d'accord pour réécrire le scénario et nous aider à monter le spectacle. Je leur ai demandé qui voulait jouer le rôle d'Alice. Nous nous sommes mis d'accord pour les huit rôles. Certains étaient très intéressés, d'autres plus prudents. Je me disais : "C'est dommage si tout le monde ne participe pas." Ils étaient vingt. J'en parlais en salle des professeurs, et une amie, professeure de sport, a proposé de préparer avec les autres élèves une chorégraphie où les élèves mimeraient les droits des enfants bafoués dans le monde. » (Sabine, p. 194) Ce type de partenariat s'impose aux enseignants, car la réussite d'un élève réside aussi dans sa capacité à entrer en relation avec des personnes autres que celles de son cercle scolaire habituel, à participer à la réalisation d'un projet mené par un « étranger » à son monde. Le partenaire apporte un peu d'air dans la relation asymétrique enseignant-élève. « Professeurs et parents ont été surpris de la qualité du spectacle, de l'investissement des jeunes. Les parents ont été contents de voir leurs enfants valorisés. Les professeurs eurent l'occasion de poser un autre regard sur cette classe. » (Sabine, p. 194) Dans cette rencontre avec les partenaires, les enseignants gardent le souci de la place de l'élève en difficulté, telle Catherine et ses enfants « perturbateurs » (voir le savoir d'action 4.1) ou Vincent à la médiathèque avec les jeunes du lycée professionnel : « Les objectifs sont : travailler une oeuvre littéraire, faire lire les élèves, les interroger à partir du texte, organiser cette rencontre avec l'écrivaine et organiser l'échange. Un autre objectif est de les amener à la médiathèque, lieu qu'ils ne fréquentent pas. L'enjeu, pour la bibliothécaire, est d'appréhender ce type de public (jeunes issus de milieu populaire) et, pour l'auteure, de parvenir à entamer un partage avec ces jeunes. » (Vincent, p. 77)

43 Construire la fierté de tous par une présentation publique Si l'on est convaincu que les élèves vont, par leur participation, s'approprier le contenu culturel du projet mené, alors il est indispensable d'aller jusqu'au bout : ce sont les élèves eux-mêmes qui doivent rendre publics, dans et hors de l'école, les résultats de ce projet. Bien sûr, il y a un risque : relisons les récits de Marie, de Christian, de Sabine. Bien sûr, rendre publiquement acteur l'enfant, le jeune, que l'on sait en difficulté, sans le

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mettre en danger, nécessite un investissement personnel de l'enseignant ou d'autres personnes. La retransmission publique, quelle qu'en soit la forme, renvoie aux enfants, aux parents, au quartier, la parole des témoins qui peuvent attester que chacun des acteurs a été capable du meilleur : « Je me revois donc, dans les coulisses, avec des enfants de l'école nationale de danse et des enfants de la bibliothèque de rue. Ils attendent leur tour pour retourner sur scène. [...] Vers la fin du projet, ils [les enfants de la bibliothèque de rue] parlaient avec fierté d'un chorégraphe de l'école de danse qu'ils présentaient comme leur moniteur. Ce chorégraphe était venu vers eux et leurs familles, il les avait invités à un spectacle où lui-même dansait et où les enfants avaient pu lire dans les yeux des spectateurs une grande admiration. Pour présenter le spectacle aux journalistes, une enfant disait : "Il faut parler de la danse, c'est ça qui intéresse les gens." » (Marie, p. 68-69) « Le théâtre nous a permis, aux enfants et à moi-même, de "revoir" leur vie et de changer de regard sur le groupe le plus en difficulté, qui s'est révélé être celui qui inventait et jouait le plus rapidement et le plus clairement. Lors de la représentation, j'ai eu l'impression de vivre un résumé de notre année. De nombreux parents de l'école que je ne connaissais pas sont venus me dire à la fin de la représentation leur étonnement et leur admiration que des petits de CP soient capables de prendre en main leur spectacle et de s'exprimer avec tant de liberté et de vérité. » (Christian, p. 50) Parlons encore de la fierté. Fierté individuelle de l'élève qui peut se reconnaître un savoir, des compétences qu'il ignorait. Fierté des parents par rapport à leur enfant. Mais aussi fierté collective qui soude un groupe : la classe (voir le spectacle avec le Ballet du Nord, celui d'Alice au pays des droits de l'enfant, la visite du patrimoine de la ville, etc.), l'école, le quartier (voir les enfants de la cité et leurs parents qui font une maquette du système solaire présentée à l'école). Et pourquoi pas... fierté de l'enseignant ! « Je revois surtout le jour du spectacle. Je ressentais la joie de ces élèves, leur fierté de proposer ce spectacle à leurs parents et professeurs et aussi le trac. [...] Les élèves ont beaucoup apprécié. On ne se moquait pas d'eux. La balle était dans leur camp. » (Sabine, p. 194) « Mattias annonce qu'il va lire un texte dont il est très fier, texte collectif écrit quinze jours auparavant : "Vous allez voir, on a écrit un truc super." [...] Sa fierté était palpable (et le sentir fier, moi, ça me rendait fier). » (Vincent, p. 79-80)

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Domaine 5 : Accepter de considérer son propre modèle social comme un modèle parmi d'autres Nous avons dit, dans le premier domaine, l'importance du dialogue vrai entre l'enseignant, les parents et l'enfant, dialogue qui permettra à l'enfant de ne pas se sentir écartelé entre deux mondes : celui de l'école avec ses codes propres et sa culture académique et celui de sa famille, de son quartier, avec leurs codes et leurs cultures. L'enseignant a sa propre histoire, il a fait des études supérieures, il est pleinement entré dans l'institution école, il en a intériorisé toute la complexité. Si ni son histoire ni la formation qu'il a reçue ne l'ont préparé, il peut être tenté de plaquer sur l'autre, élève ou parent, son mode de vie ou de pensée et il peut ne pas voir le mur qu'il construit ainsi entre certains élèves et l'école.

5.1 Se laisser questionner par les milieux de vie des élèves et entrer dans la logique de l'autre Françoise ose dire par un exemple comment, à ses débuts de toute jeune institutrice, une incompréhension profonde et grave a pu s'établir avec un enfant et lui faire penser « qu'il était sot » : « J'ai été formée à mon métier à partir de 1964, en tant que remplaçante, c'est-à-dire avec comme bagage : rien ! J'avais dix-neuf ans. [...] Ce jour-là, nous devions découvrir la lettre "b". J'avais dessiné sur le tableau, avec application, un bébé en train de boire son biberon. À côté j'avais écrit : "Bébé boit le biberon". J'interroge André : "Tu lis ce qu'il y a écrit à côté du dessin ?" "Bébé boit la chopine." Quel ne fut pas mon étonnement ! Comment cet enfant ne sait-il pas lire ce que j'ai écrit ! Est-il si sot ? À dix-neuf ans, sans formation, quelle fut ma réaction ? Aller vers ceux qui savent... » (Françoise, p. 173) 1964. Texte d'un autre âge ? Non. Nous ne voulons pas prendre d'autres exemples que ceux contenus dans les récits, mais le dialogue avec des personnes en situation de grande pauvreté nous met aujourd'hui régulièrement face à de tels exemples. « Le mouvement ATD Quart Monde accompagne mon existence depuis mon enfance », écrit Agnès au tout début de son récit. Elle raconte ses débuts professionnels : « En débutant ma carrière, j'ai tout de suite rencontré des familles de milieux populaires, voire très pauvres. [...] J'ai reçu de la part de mes collègues un soutien modéré, beaucoup, comme moi, débutaient. [...]

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Certains de mes collègues me disaient : "Il faut te protéger et mettre des distances." [...] J'ai contacté le réseau Wresinski École* du mouvement ATD Quart Monde pour rencontrer d'autres enseignants partageant les mêmes valeurs et trouver des appuis dans mon métier. En 2007, j'ai participé à une recherche sur le décrochage scolaire, à laquelle participaient un sociologue et d'autres professionnels de l'Éducation nationale. Ce fut l'occasion d'un dialogue très formateur avec des familles pauvres sur ce qu'elles attendent de l'école. » (Agnès, p. 87-88) Prendre conscience de ce qui fait obstacle à la compréhension de l'autre, de l'élève, est un premier pas. Comprendre ce qui fait obstacle à l'apprentissage chez l'enfant, ce qui fait obstacle à la venue des parents à l'école, est indispensable et doit faire partie du bagage de tout enseignant. Ayant habité leur quartier, Vincent perçoit chez ses élèves de lycée professionnel la force dont ils doivent faire preuve pour ne pas décrocher : « Tous ces jeunes qui, pour aller au lycée, sont obligés d'attendre le bus devant la boulangerie où squattent tous les autres jeunes du quartier. Je risque d'oublier que, pour les jeunes qui attendent le bus, il faut une force morale incroyable pour y monter et se rendre au lycée et résister aux copains qui "tiennent les murs", qui "rouillent". » (Vincent, p. 75) Il est utile pour l'enseignant d'ancrer son enseignement dans un territoire, de tenir compte de ce que le quartier vit, de s'adapter à la réalité du vécu des élèves et de la prendre en compte. Si le professeur impose un modèle social sans reconnaître le milieu culturel des élèves, ceux-ci peuvent sentir leur rapport au monde, sinon nié, du moins oublié. Passer du grand écart que l'élève est trop souvent amené à faire à un dialogue respectueux de chacun suppose de la part de l'enseignant de se laisser imprégner par un monde qui n'est pas le sien, différence qui n'est pas hiérarchie. Dans l'exemple suivant, le savoir d'action passe par la connaissance du rapport au langage si déterminant dans la construction des savoirs : « À la fin de la lecture, Brigitte G. a cette réaction : "Je suis très émue, je ressens beaucoup d'émotion." Surprise ! Mattias sort de ses gonds en s'exclamant : "Quoi, vous n'aimez pas, vous trouvez pas ça bien!" Oh! là, là! J'identifie tout de suite ce qui se joue. [...] L'élève ne comprend pas du tout cette réponse. Il n'a pas su identifier la valeur de la réaction de Brigitte. Il est vexé, très blessé. Je reprends immédiatement en disant : "Attends, attends, quand Brigitte dit : `J'ai beaucoup d'émotion', ça veut dire qu'elle a beaucoup aimé !" Brigitte G. confirme. » (Vincent, p. 79-80) 120

Pourquoi l'élève réagit-il si violemment ? La conscience de vivre dans des univers langagiers différents permet à Vincent de reformuler les propos de l'auteur pour que l'élève puisse se l'approprier. Christian sait à qui il s'adresse lorsqu'il formule un exercice de calcul : « Quand je parle de l'importance de savoir calculer la monnaie rendue à la boulangerie parce que chaque euro compte, les enfants pour lesquels chaque euro compte réellement sentent que la classe est pour eux. » (Christian, p. 45) L'intérêt manifesté pour le vécu des élèves est un élément important de la qualité de la relation pédagogique. Cet intérêt amène l'enseignant à se poser les questions appropriées, telle celle de la lecture chez des jeunes de lycée professionnel : « Quand on amène ces jeunes à la bibliothèque, on leur demande de prendre un livre, mais, au fond, qu'est-ce qu'on leur demande ? On leur demande de le lire ? Mais où vont-ils le lire sachant ça ? Ils ne le liront ni dans le métro ni dans le train ni dans le bus, pourtant, c'est là que nous, nous lisons. Où vont-ils lire ? Peut-être alors faut-il ménager des temps en classe ? Ou lire sur place ? Ou ne lire que des extraits ? » (Vincent, p. 81) Il ne s'agit pas de reconnaître une quelconque incapacité à lire de ces jeunes, mais de prendre en compte les impondérables avec lesquels l'école doit composer. Comprendre pourquoi Untel ne fait jamais ses devoirs, ce n'est pas l'excuser. C'est entrer dans une forme de curiosité vive, dans un intérêt qui ne se réduit pas à l'empathie et qui est au service des finalités de l'enseignement.

52 Abandonner ses préjugés, ses idées reçues, pour entrer en dialogue avec les parents Comprendre nos préjugés sociaux, culturels, accepter que nous avons quelques idées reçues vis-à-vis de milieux sociaux qui nous sont inconnus sont des démarches nécessaires pour entrer dans le dialogue vrai avec tous les parents. Colette relate un souvenir d'enfance concernant des familles nomades d'Alsace, les Yéniches, et ce qui lui a permis de rectifier des idées reçues : « Ils étaient très présents dans mon enfance, fréquents clients de la boucherie de mes parents. [...] Pour fêter les trente ans du mouvement ATD Quart Monde, j'ai eu le privilège de préparer une pièce

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de théâtre avec une famille yéniche. [...] Il s'agissait de faire à partir d'eux et avec eux. [...] Cette expérience a occasionné une implication personnelle [...] qui m'a permis de relativiser et de rectifier les idées reçues, souvent fausses, concernant les enfants et les parents de ces milieux. » (Colette, p. 156) Entrer dans une démarche volontaire de compréhension de l'autre, non comme un entomologiste qui observe un insecte, mais comme une personne qui veut dialoguer avec une autre personne, telle est la démarche entreprise par Christian : « En 1972, en aidant à un déménagement, je suis entré dans une cité d'urgence à Versailles. Finalement, je n'ai pas eu grand-chose à déménager : les meubles étaient tellement pourris par l'humidité qu'ils étaient intransportables. [Christian écrit ce qui s'est passé pour entrer dans une] recherche d'intelligibilité sans laquelle, inévitablement, leurs actes et leurs comportements m'auraient paru sans logique et auraient conduit à leur rejet. » (Christian, p. 39-40) Comprendre les différences et les logiques de l'autre, b.a.-ba d'une relation entre deux personnes, permet de mener un projet ensemble. Dans le cadre de l'école, il s'agit évidemment de l'accompagnement de l'enfant par les parents et l'enseignant dans sa démarche d'apprentissage et dans son projet personnel. Chercher à comprendre là où c'est incompréhensible, trouver la logique interne, retenir son jugement... Rappelons l'exemple déjà cité, donné par Mahaut, de cette maman qui n'entrait jamais dans l'école et restait dans sa voiture et qui a fini par dire à une maîtresse : « À quoi ça sert de venir à l'école si on me dit toujours que ça ne va pas ? » Entendre la souffrance et le dépit de la maman, c'est pouvoir les prendre en compte lors de la prochaine rencontre avec d'autres parents dans la même situation. La réussite des rencontres avec les parents passe par ce savoir d'action qui se traduit en acte par la gestion des détails : « Lors des réunions de rentrée, j'installe les chaises en cercle pour faciliter les échanges et pour que les parents ne se retrouvent pas assis au bureau de leur enfant. » (Agnès, p. 89) Agnès prend la précaution de ne pas mettre les parents dans la situation physique de leur enfant, leur accordant ainsi le statut qui est le leur. Dans la rencontre, l'enseignant et le parent ont un autre statut que celui de l'enfant. C'est ce qui fait réagir Héloïse lorsque, témoin d'une entrevue avec un père, elle le pressent humilié :

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« Je me souviens d'une réunion parents-professeurs pendant laquelle je partageais une salle avec des collègues. L'un d'eux, quelqu'un d'ordinaire très délicat, très respectueux, a accueilli un élève difficile et son père. Sans le vouloir, et sans doute sans en avoir conscience, mon collègue a très fermement sermonné le fils et aussi le père. Et j'ai vu le père baisser la tête et se faire gronder comme un enfant. [...] J'étais mal à l'aise, je pensais : le père n'est pas partenaire ; il se fait sermonner de deux façons, celui qui ne connaît pas les codes ni l'institution, et celui qui ne se fait pas respecter par son enfant. » (Héloïse, p. 179)

5.3 Construire les apprentissages en s'appuyant sur ce que les élèves expriment de leur vécu Ce savoir d'action peut paraître redondant par rapport au 5.1. On peut d'ailleurs relire des exemples du savoir d'action 5.1 en constatant qu'ils illustrent ce 5.3. Il est nécessaire cependant de l'énoncer clairement, en notant que divers mouvements pédagogiques en ont fait une base de leur travail. Sans développer longuement ce savoir d'action, nous voulons signaler deux points importants. Écouter ce que l'élève dit de son vécu, surtout s'il s'agit de moments difficiles, ne doit pas entraîner l'enseignant dans une compassion stérile qui enferme l'enfant dans son vécu et l'empêche d'entrer dans les apprentissages. Écoutons Michel : « Je me disais à cette époque : ce n'est pas normal que Sonia n'aille pas souvent à l'école, elle en a vraiment besoin. [Michel en parle à Sonia, qui lui explique ses absences.] Je lui ai répondu : "Écoute Sonia, ce n'est pas facile pour toi, je te comprends bien, mais tu dois essayer de venir à l'école, il faut que tu sois là, c'est important pour bien apprendre plein de choses." Elle mangeait à la cantine et, pendant le temps du midi, j'essayais de l'entraîner à rattraper son retard et de lui proposer une méthode de travail plus adaptée à ses conditions de vie difficiles. » (Michel, p. 189) Michel n'enferme pas l'enfant dans la situation avec laquelle elle se débat, ne prononce aucun jugement qui pourrait altérer la relation entre la mère et la fille mais, pour autant, prend en compte la situation. Partir de l'expérience vécue par les élèves est une posture pédagogique qui respecte chaque élève et, par conséquent, permet de construire les savoirs avec eux :

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« Lorsque j'ai pris ce groupe d'élèves en charge au CE2, j'ai choisi de construire mon travail sur ce que les élèves avaient en commun : ils savaient parler et penser. Jusqu'à présent, nous avons essentiellement cherché à communiquer et à échanger toutes sortes "d'histoires" vécues, inventées, copiées. Les élèves ont beaucoup écrit et lu leurs propres productions. Notre préoccupation ne se focalise pas sur la justesse ou la pertinence du "code", il s'agit avant tout de se faire comprendre. Je suis très surprise de constater que les exigences relatives à ce fameux "code" sont rapidement abordées par les élèves euxmêmes. Les règles deviennent nécessaires pour la compréhension des textes lus et/ou entendus. L'importance de mettre des règles en place naturellement justifie petit à petit la découverte et l'apprentissage de connaissances théoriques appelées règles de grammaire, d'orthographe, de conjugaison et de vocabulaire. » (Colette, p. 156) Dans son histoire, Colette parle de sa formation « sur le tas », qui l'a poussée à prospecter différents mouvements pédagogiques : Freinet, OCCE18, GFEN19, la pédagogie institutionnelle. Et elle insiste tout particulièrement sur ce que lui ont appris les bibliothèques de rue*. Ces quelques lignes de son récit montrent que le but est atteint lorsque, à la fin d'un cycle, tous les élèves sont parvenus à mettre en place les acquisitions nécessaires, ont satisfait aux exigences du programme et sont devenus autonomes dans l'exercice de leur parole et de leur pensée.

Domaine 6 : S'impliquer en tant que personne, s'engager auprès de chacun sans exclusion Accéder aux savoirs, grandir en partenariat avec d'autres personnes, c'est ce que nous vivons dans toutes les actions culturelles d'accès au savoir, d'accès à la parole, à l'expression de sa pensée, que nous menons avec ATD Quart Monde. Et nous constatons dans toutes ces actions que le but ne peut être atteint tous ensemble que si chacun s'engage pleinement en tant que personne, avec tout ce qu'il est. Transposons à l'école.

6.1 Se laisser interpeller personnellement par l'attente visà-vis de l'école de ceux qui en sont les plus éloignés Qui sommes-nous, auteurs de ce livre ? Des militants du mouvement ATD Quart Monde interpellés dans leur vie par ce qu'expriment les plus 18.Office central de la coopération à l'école. 19.Groupe français d'éducation nouvelle.

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pauvres ? Des enseignants ayant reçu mission d'enseigner à tous ? Vincent l'exprime clairement : « Je ne suis pas payé par ATD Quart Monde pour enseigner en lycée professionnel, je suis payé par l'Éducation nationale pour que mes élèves se présentent à un examen et qu'ils aient toutes les chances de l'obtenir. Il se trouve que mon expérience m'informe que prendre soin de la parole de l'élève contribue à atteindre cet objectif. C'est là que les objectifs me semblent converger. » (Vincent, p. 74-75) De la même manière que l'enfant ne se réduit pas à l'élève, la personne de l'enseignant déborde la seule fonction d'enseigner : « J'ai été très touchée par l'injustice vécue par ces familles vivant dans la grande pauvreté. Je pense en particulier à l'une d'elles [...] chez laquelle je suis allée. J'ai fait des camps avec ses enfants. Les aînés étaient placés. Le dernier avait beaucoup de mal à s'exprimer, à faire des phrases. Un des petits avait redoublé son CP. Il avait même été déscolarisé l'après-midi à cause de son comportement. J'étais révoltée, et je le reste encore, de voir que l'école n'arrivait pas à accueillir ces enfants et à les faire progresser. » (Agnès, p. 86) Cette révolte d'Agnès date d'avant ses débuts dans l'enseignement. Lorsqu'elle commence ses stages de professionnalisation, elle est à nouveau « interloquée » : « Moi-même, lors de mes stages en maternelle, j'ai rencontré des tout-petits se sentant déjà en difficulté scolaire. Quoi de plus interloquant que d'entendre de la bouche d'un enfant de quatre ans : "Je suis nul, je ne sais rien..." » (Agnès, p. 87) Révoltée, interloquée, dit Agnès. D'autres, dans leur récit, emploient des mots différents : touché, bouleversé, marqué... Autant de termes qui expriment des sentiments, sentiments peu professionnels s'ils ne mènent à rien. Ils constituent pourtant sans conteste le socle de l'action professionnelle des auteurs des récits. Ils transforment leurs pratiques en classe. Ils les poussent à la rencontre. « Après tout ce vécu d'enseignant en milieu populaire, je me disais que c'était important de mettre en pratique ses propres convictions et d'insuffler cet esprit-là dans toute une école. J'espérais que le partenariat entre enseignants, enfants et parents de milieu défavorisé puisse apporter un souffle nouveau dans un établissement et permettre à chacun d'avoir sa place, d'être reconnu dans la société. » (Michel, p. 189)

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En lisant ces quelques lignes, osons dire que se joue dans l'école un destin partagé, celui de tous les acteurs de l'école, élèves compris, à l'image de la société qui s'y construit. Ce destin partagé, il est fait de partenariats, de réunions, d'invitations, de concertations, de projets, de savoirs partagés. Il peut aussi se vivre tout simplement, dans le quartier : « J'ai la chance d'habiter le quartier et de connaître certaines familles par le biais de la Semaine de l'avenir partagé* qui a lieu tous les étés. Il y a ainsi une confiance qui se crée petit à petit avec certaines familles. » (Mahaut, p. 32)

62 Rejoindre la volonté de grandir de chacun, y compris par l'expression des émotions À l'opposé de la sensiblerie, rejoindre l'enfant, le jeune, dans ses émotions suppose de la part de l'enseignant une connaissance de sa propre personnalité et une connaissance fine de chacun de ses élèves. Connaissance de soi, travail sur soi (premier extrait ci-dessous) qui permet à Christian de partager qui il est avec Michel, un enfant (deuxième extrait ci-dessous) : « Aussitôt, Alain, le volontaire permanent du mouvement ATD Quart Monde engagé dans cette cité, m'a demandé d'écrire. [...] Cette écriture a orienté ma révolte vers une recherche d'intelligibilité sans laquelle, inévitablement, leurs actes et leurs comportements m'auraient paru sans logique et auraient conduit à leur rejet. [...] Cet entraînement à se décentrer et à prendre conscience de mon mode de fonctionnement, associé à des lectures, m'a amené plus tard à rechercher des groupes Balint pour enseignants. » (Christian, p. 40) « Un jour tu pourras dire : "Je suis comme tous les enfants." C'est ce qui m'est arrivé : mes parents m'ont abandonné quand j'avais trois jours, je ne les ai jamais revus. Pourtant, maintenant je peux en parler calmement, je suis devenu maître et j'ai une femme et cinq enfants. Mais quand j'étais petit, j'ai eu l'impression d'être très différent des autres enfants. » (Christian, p. 47-48) S'entretenir de son histoire avec un élève pour témoigner de l'existence d'un autre destin possible, c'est permettre à l'enfant (ici le plus violent) de s'identifier au maître en partageant ses émotions, en nommant les émotions communes. Au fond, la rencontre avec les plus pauvres confirme cette évidence d'une commune humanité. L'école, la classe, est aussi le lieu de cette commune humanité.

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Mettant en parallèle la bibliothèque de rue à laquelle elle participe et l'école où elle exerce son métier, Colette écrit : « Lorsque nous arrivons avec nos livres [à la bibliothèque de rue], les enfants abandonnent leurs jeux et accourent pour lire. À l'école, ces mêmes enfants sont souvent en situation d'échec. Pourquoi l'école ne peut-elle pas entretenir cet attrait pour les livres ? Lorsque les enfants parlent de l'école, ils manquent singulièrement de repères. La plupart du temps, ils ignorent le nom de leur enseignant (mis à part les enfants qui étaient dans la classe de perfectionnement de M. Bouchon!). Très souvent, ils ne savent pas dans quelle classe ils passent six heures par jour, se contentant de dire qu'ils sont à la "grande" ou à la "petite" école. Ils parlent peu des activités qu'ils pratiquent. Se contentant de dire qu'ils "travaillent" ou "apprennent" sans pouvoir préciser quoi. Ce constat m'a incitée à réfléchir sur les repères que mes propres élèves ont de leur milieu scolaire et de l'organisation de chaque journée de classe. » (Colette, p. 156) Colette observe, analyse et en tire les conclusions. Elle est amenée à repenser l'organisation de chaque journée en rompant avec les habitudes antérieures. Elle se met à la place des élèves pour mieux appréhender ce qui fait obstacle à leur capacité d'apprendre ou à se situer dans des repères (le nom de l'enseignant !). L'analyse des récits montre la puissance du sentiment de fierté (déjà mentionné) revendiqué par les enseignants et combien cette fierté et celle des élèves sont contagieuses et s'entretiennent mutuellement. Sabine, Mahaut, Marie, Vincent, Catherine, Christian... tous l'évoquent. Impossible d'être devant des jeunes sans prendre part au travail émotionnel qui s'opère en eux, non pas pour s'y noyer, pour s'y complaire à la manière malsaine d'une mauvaise émission de télé, mais pour y donner ensemble du sens.

63 Refuser tout jugement hâtif ou irrévocable Nous sommes nombreux à partager l'idée qu'il n'y a pas de fatalité à une situation d'échec. Qu'il s'agisse des conditions de vie difficiles d'une famille ou de celles de l'ensemble des plus pauvres de notre société, qu'il s'agisse de l'échec scolaire d'un enfant ou de celui des cent cinquante mille jeunes recensés tous les ans comme sortant du système scolaire sans qualification, la fatalité n'explique rien, ne change rien, elle enferme et elle désengage. Choisir le parti pris de la personne, c'est sortir de la fatalité en ne l'enfermant pas dans une case, c'est permettre qu'elle ne soit plus nommée par ses manques. L'implication de l'enseignant dans sa classe, dans son établissement et son environnement, est de cet ordre. C'est un engagement. 127

Devenue directrice d'école, Franoise vit ce parti pris, cette confiance, en développant le travail en équipe. A propos d'une collègue, elle écrit : « Elle vivait l'exclusion au sein du corps enseignant. [...] Nous avons travaillé en équipe ; cela se déroulait professionnellement, sans bavardage, sans évoquer les problèmes antérieurs. Nous découvrions une collègue sur qui on pouvait compter, responsable de ce qu'elle prenait en charge. » (Françoise, p. 173) Dans cette situation, le « sans évoquer les problèmes antérieurs » est le savoir d'action qui installe la confiance et permet à cette enseignante de réassumer ses responsabilités. Ne pas figer l'élève dans ce qu'il a montré de lui à plusieurs reprises, telle est la volonté de Christian lorsqu'il parle à cet enfant de CP : « Ce jour-là, dans la salle polyvalente, quand les groupes de théâtre se forment, je me rapproche de lui : "Ben oui, tu es seul. Encore une fois, cela ne se passe pas comme tu l'aurais voulu. Mais tu sais bien que les autres ne sont pas les seuls responsables ; ce n'est pas toujours facile d'être avec toi. C'est comme ça maintenant, c'est dur." Nos regards sont tristes. "Mais tu vois, tu as changé, au début de l'année, tu te serais mis dans une grande colère. Maintenant tu es capable de jouer avec les autres." » (Christian, p. 48) En le rejoignant dans sa tristesse, Christian offre à l'enfant une formidable occasion d'évaluer sa propre progression. Par pudeur ou par discrétion, les enseignants sont peu nombreux à oser revendiquer à haute voix leur implication dans un métier qui, pourtant, n'a de sens plein que dans cet attachement profond tissé avec celles et ceux que nous avons la responsabilité de faire grandir. C'est ce que fait Michel dans un raccourci... saisissant ! « J'arrivais de ma campagne, heureux à l'idée d'enseigner. [...] J'avais trente-deux élèves en classe de CE2. [...] La journée a été horrible, des enfants grimpaient sur les tables, rendaient leur repas au milieu de la classe sans que personne n'intervienne pour me soutenir, des enfants se querellaient sans arrêt, aucun collègue pour vous aider. Bref, le soir, en arrivant chez moi, je me suis jeté sur mon lit, exténué et je me suis dit : "Si c'est ça l'enseignement, j'arrête!" Et puis, trente-trois ans plus tard, je suis encore vivant ! » (Michel, p. 189) Sans cette implication, comment comprendre que, malgré les échecs et les déceptions, les enseignants soient encore devant leurs élèves, avec eux, à essayer à nouveau et toujours de faire que l'école remplisse sa mission ?

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Domaine 7 :Agir en praticien réflexif Nous avons vu au chapitre 1 ce qu'il fallait entendre par cette expression : praticien réflexif. En travaillant à l'analyse des récits, nous nous sommes regardés agir et nous avons tiré un savoir de notre action. Quand il s'agit de se montrer au plus près de ce que demandent les personnes en grande difficulté ou les élèves en échec scolaire lourd, les récits affirment la nécessité de se comporter en praticien réflexif. Cette capacité peut alors s'exercer au coeur même de l'action d'enseigner ou dans un autre temps dévolu à la formation ou à l'autoformation.

7.1 Adopter une posture de recherche tenant compte de la situation particulière des élèves « Sur le terrain, j'ai assez vite rencontré des élèves qui ne correspondaient pas à la norme. Comme Antoine qui, lorsqu'il écrivait, n'utilisait que des consonnes et à qui ça ne posait aucun problème pour se relire ! Pourtant, les méthodes d'apprentissage de la lecture débutaient par l'apprentissage des voyelles "qu'on entendait mieux" m'avait-on dit lors de la formation. [...] Ces élèves ont éveillé ma curiosité et, très vite, j'ai tracé mon chemin. Stages de formation choisis en fonction de mes préoccupations, à savoir l'apprentissage de la lecture, l'organisation pratique, l'implication des élèves dans leurs apprentissages. » (Colette, p. 156) Colette opère ce que Dominique Bucheton nomme l'analyse didactique a priori20 : elle planifie les aménagements à apporter à sa pratique car elle prend la mesure de l'écart entre ce que pense l'enseignant qui prépare la séquence pédagogique et la réalité de ce qui se passe dans la classe. Elle part des élèves en difficulté pour identifier ses besoins de formation et pouvoir ainsi se conformer aux besoins de ses élèves. Nous avons déjà mentionné au savoir d'action 6.2 la « recherche d'intelligibilité » menée par Christian qui l'amène à participer à des groupes Balint. Il parle d'autres pistes de recherche qu'il a explorées : « J'eus la chance de travailler dans l'équipe de Jean-Pierre Astolfi qui osait se poser cette simple question : quand nous avons enseigné de manière traditionnelle, frontale, qu'en reste-t-il quelques mois plus tard ? Eh bien, souvent pas grand-chose, et même quelquefois plus d'erreurs qu'auparavant ! D'où la nécessité de tenir compte des 20. Dominique Bucheton, L'agir enseignant : des gestes professionnels ajustés, Octares éditions, 2009.

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représentations des élèves et de les impliquer dans leurs apprentissages. Ce qui aiguisa encore mon appétit de recherche, et me conforta dans l'idée qu'on ne peut ni vouloir ni apprendre à la place des autres. » (Christian, p. 42-43) Le questionnement sur la pertinence de sa pratique ne va pas de soi et ce souci de formation qui se retrouve dans de nombreux récits trouve un prolongement dans la classe. Au savoir d'action 6-2, nous avons vu comment Colette, mettant en parallèle l'appétit des enfants pour le livre dans la bibliothèque de rue et le rejet du livre à l'école, en tire des conséquences pour sa classe. Dans nos récits, il semble que ce soient les enseignants ayant le plus de métier qui paraissent le mieux à même de maintenir cette volonté de rester des chercheurs au service des élèves les plus en difficulté, ce qui peut les mener à changer volontairement de poste : « Pendant très longtemps, j'ai cherché comment transférer ces principes dans mon propre travail. Quelle place occupe un élève en difficulté (qui n'est pas forcément issu d'un milieu très pauvre) au sein d'une classe ? Et si on lui donnait la priorité pour que sa voix soit aussi entendue dans la classe ? Est-ce que ça ne permettrait pas à tous les élèves de progresser ? C'est pour mettre à l'épreuve ces considérations théoriques que j'ai décidé de changer de poste pour aller travailler dans une école classée en zone sensible à Guebwiller. Je savais que je pouvais travailler "en équipe" avec une ou deux collègues et la directrice. J'ai passé mes douze dernières années avant la retraite à chercher comment on peut donner la priorité aux élèves les plus faibles. » (Colette, p. 156)

7.2 Transformer une situation imprévue en une situation d'apprentissage Ici, le praticien réflexif agit dans l'instant, il réagit à l'imprévu pour le mettre au service du projet pédagogique. Les élèves en échec sont souvent ceux qui interrogent nos pratiques et habitudes de la manière la plus directe, sans nous faire de concessions. On peut alors les juger perturbateurs ou... créateurs ! « Ils jouent une partie de foot. Je me demande intérieurement comment je vais pouvoir faire évoluer leur sujet car d'autres groupes ont déjà joué sur ce thème pendant les séances précédentes et, à chaque fois, j'ai dû intervenir pour éviter que leur scène ne soit trop longue et

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pour les inciter à lui donner un sens. Je ne suis pas du tout rassuré. Cependant, ils sont heureux et ne jouent pas aux caïds. » (Christian, p. 48-49) L'analyse immédiate de la situation pousse Christian à laisser les enfants aller au bout de ce qu'ils ont prévu. Il se laisse surprendre et met ainsi les élèves en situation de réussite. Lors d'une séance dont, comme le dit un élève, on ne sait s'il s'agit d'un cours de grammaire ou d'expression écrite, Colette a en tête qu'elle ne peut pas savoir comment va se dérouler la séance : « Je note les mots, ou groupes de mots supprimés, sur les deux tableaux latéraux en essayant de trouver une cohérence (je ne pouvais pas "penser" la situation à l'avance, ne sachant pas comment les élèves allaient réagir). Les discussions sont passionnantes et passionnées. Lorsque les élèves arrivent à se mettre d'accord, j'arrête le travail concernant la phrase en question. » (Colette, p. 156) La séance se poursuit, une enfant qui d'habitude ne participe pas beaucoup déclenche un débat fort intéressant, puis vient la question qui déstabilise : « Anisse m'interpelle : "Moi, j'aimerais savoir, est-ce qu'on fait de la grammaire ou de l'expression écrite ?" Surprise et soulagée, je m'adresse à l'élève en question et lui dis : "C'est génial ce que tu viens de dire et c'est une vraie récompense pour moi." Par cette phrase, cet élève me signifie qu'on s'enlise parce que les choses ne sont pas claires. » (Colette, p. 156)

73 Être clair sur ses objectifs pour être libre d'adapter sa pratique Le savoir d'action précédent (7.2) repose sur des objectifs clairs, fixés par l'enseignant avant le temps en classe. Ainsi Colette peut-elle « improviser » (improvisation très construite !) parce qu'elle sait où elle veut emmener ses élèves, même si elle ne sait pas quel chemin ils vont emprunter. Nous sommes le jour de la rentrée de septembre, dans une classe à deux niveaux, CE1 et CE2. Françoise et les enfants lancent leur année scolaire commune qui va commencer par une séance de lecture. Les objectifs de la maîtresse sont clairs : « Je voulais garantir à chaque enfant l'espoir de la réussite. Je voulais sécuriser celui qui ne savait pas encore lire à haute voix devant ses camarades de classe. Je voulais que cette première journée vé-

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cue ensemble reste sous le signe de la gaieté et de la confiance. » (Françoise, p. 173) « Je voulais... », le but à atteindre est bien déterminé. Reste la part de... l'improvisation : « Chaque élève se prépare à sa manière à l'épreuve attendue par la maîtresse. Que se passe-t-il dans tous ces cerveaux ? Dans quelle mesure l'enfant a-t-il conscience que, d'ici quelques minutes, il va être entendu, regardé, jugé, évalué, par sa nouvelle maîtresse et par ses pairs ? L'attention est mobilisée par la lecture des images, mais celles-ci apportent-elles la capacité à lire le texte ? Je prends la parole et annonce : "Ceux qui voudront lire aujourd'hui lèvent le doigt et ceux qui ne veulent pas lire aujourd'hui pourront le faire demain ou plus tard." Je prends cette décision d'instinct, comme une illumination, [...] cette manière de faire m'est apparue comme incontournable ce matin-là. » (Françoise, p. 173) Dans ce choix sur le vif, Françoise ne perd pas de vue le but fixé à la classe. Elle sait d'expérience que « le temps et l'action dans la durée permettront à chaque élève d'accéder à l'autonomie en lecture ». Sans oublier la finesse des élèves : « D'ailleurs, Maxime, le petit terrible, avait vite réalisé la chance qui s'offrait à lui ce matin-là. La lecture avait été bien entamée, le voilà qui se lève, court vers moi et me demande : "Est-ce que je pourrai lire le dernier paragraphe ?" Le dernier paragraphe ne comportait qu'une seule ligne. » (Françoise, p. 173) Idem pour Marie. Elle réagit à un certain flottement dans le groupe des élèves, sans perdre « l'intention » : « Nous tentons d'expliquer à tous ce que nous allons faire, mais il y a trop d'effervescence. C'était souvent comme cela au cours de l'année, ce n'était pas facile d'expliquer au groupe. Il fallait souvent répéter car plusieurs n'avaient pas été attentifs au moment de l'explication générale. Je limite donc ma prise de parole en disant simplement que la visite concerne le centre de la ville et qu'elle est en lien avec le programme. Mon intention est surtout de faire prendre au sérieux cette sortie pédagogique par tous et en particulier par les élèves de 4e générale. » (Marie, p. 64) Nous avons par deux fois dans ce chapitre (savoirs d'action 6.2 et 6.3) repris le passage du récit de Christian concernant un enfant, Michel, qui arrive en CP. Christian fixe une ligne directrice dans sa relation avec cet élève :

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« Dès son entrée au CP, je savais que je devais faire alliance avec lui, essayer de comprendre sa logique avant qu'il ne soit trop tard et qu'il ne rejette la grande école comme il l'avait fait pour la maternelle. » (Christian, p. 46-47) Cette ligne directrice lui permet de parler à l'enfant, comme nous l'avons déjà vu précédemment, et lui permet des gestes, que certains pourraient qualifier de non professionnels, qui donnent à l'enfant toute sa place dans le groupe : « Un matin, il a explosé dans les rangs avant de monter en classe et il s'est effondré dans le couloir. Il ne voulait plus monter. Je me suis dit : pour une fois qu'il ne fait pas cela en classe, et que les autres ne m'accaparent pas, je peux saisir l'occasion pour faire alliance avec lui. "Allez ! Tu ne vas pas rester là, c'est trop triste !" Je l'ai ramassé et il est monté en classe dans mes bras, au milieu des autres enfants. » (Christian, p. 47)

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Chapitre 8

Renversements fondamentaux « J'ai constaté que donner la priorité aux plus démunis dans ma classe est un facteur de paix et de progrès pour tous. » Colette Les savoirs d'action que nous venons d'expliciter ouvrent des portes, tracent des chemins, font tomber des obstacles. Mais il y a un risque : celui de transformer la liste des vingt et un savoirs d'action en une boîte à outils dans laquelle il suffirait de piocher celui qui semble le plus adapté à une situation donnée. Chacun des vingt et un savoirs d'action n'est opérationnel que s'il est associé aux autres. Et surtout, ces savoirs d'action ne dispensent pas d'une réflexion que les enseignants doivent mener, seuls et collectivement, sur la personne de l'élève, son rôle, son statut. Au début du livre, nous posions cette question : comment des parents, des enfants, des jeunes, trop souvent étiquetés en raison de la pauvreté dont ils sont victimes, ont-ils appris à des enseignants des pratiques pédagogiques pouvant bénéficier à tous ? Chaque auteur, dans son récit, a mis en parallèle un moment de réussite professionnelle et un moment de réussite dans le cadre de son engagement avec ATD Quart Monde. Il dit ainsi d'où lui viennent les savoirs d'action mis en oeuvre dans son métier. Si l'on veut bien relire ces récits, y compris entre les lignes, leurs auteurs témoignent de l'évolution du regard qu'ils ont porté et porte maintenant sur la personne quelle qu'elle soit, le pauvre à qui on ne donne jamais la parole ou l'élève le plus en difficulté de la classe. Deux convictions traversent nos engagements : • « toute personne, quelle que soit sa position dans la société, a une dignité égale à celle de toute autre personne. Nul ne peut offenser cette dignité sous aucun prétexte21. » • une société de paix ne peut se construire sans la participation active de tous ses membres, sans exception, et ses progrès se mesurent par ceux des personnes les plus fragiles. Comme école et société sont étroitement liées, nous avons traduit ces deux convictions en termes scolaires. S'ensuivent cinq principes :

21. Déclaration finale des Assises du mouvement international ATD Quart Monde, novembre 2004.

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• l'école est le lieu de la coopération où les enfants travaillent ensemble ; • l'enfant le plus exclu de la classe doit devenir celui qui construit le savoir avec les autres ; • chaque enfant a des potentialités et son temps doit être respecté ; • le savoir n'a de sens que s'il est émancipatoire, libérateur ; • enseigner nécessite de changer de regard sur les enfants et leurs parents, c'est se transformer soi-même. Issus du cheminement personnel de chacun de nous, ces cinq principes donnent le sens des vingt et un savoirs d'action précédemment étudiés. Ils mènent à un renversement fondamental : faire de chaque enfant un auteur, un créateur. Reprenons donc la lecture des récits sous trois angles : 1. Premier renversement : donner la parole aux plus pauvres ; 2. Deuxième renversement : passer de la compétition à la coopération ; 3. Vivre ces renversements par un travail sur soi de l'enseignant.

I. Premier renversement : donner la parole aux plus pauvres L'éducation est l'un des droits fondamentaux de la personne. « Toute personne a droit à l'éducation... l'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales... » dit l'article 26 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il en est de l'éducation comme des autres droits fondamentaux (santé, logement, citoyenneté, etc.) : ils sont universels et tous doivent en bénéficier. Mais ce n'est pas le cas pour ce qui est de l'éducation, de l'accès aux savoirs communs. Les personnes vivant dans la grande pauvreté sont là pour nous le rappeler. Elles sont les veilleurs dont l'école a besoin pour se mettre face à ses limites. L'accès aux droits ne se fera pas sans la participation de ceux qui en sont privés, sans leurs savoirs, leurs compétences, leurs pensées, leur expertise. Voilà pourquoi il est indispensable de donner la parole aux plus pauvres. Rien ne se fera sans eux, quel que soit le sujet, y compris donc celui de l'école. Nous avons rappelé au début de ce livre la corrélation insupportable entre le milieu social des élèves et l'échec ou la réussite à l'école. Pour que cesse ce scandale, le mouvement ATD Quart Monde a voulu écrire avec des partenaires acteurs de l'école (syndicats d'enseignants, fédérations de parents, mouvements pédagogiques) des propositions permettant à l'école de ne 136

plus être en échec sur cette question. La parole des parents, des enfants, des jeunes, dont les conditions de vie sont les plus difficiles devait être le socle de ces propositions. Voilà pourquoi pendant trois ans nous avons travaillé avec ces personnes et avec les partenaires pour aboutir à une plate-forme de propositions intitulée Quelle école pour quelle société ? Construire ensemble l'école de la réussite de tous". Pourquoi parler de cela dans un livre de pédagogie ? Parce que la pédagogie n'est pas une science hors du monde, pas plus que l'école n'est un îlot préservé de la société. Si l'école a besoin, pour évoluer, de la pensée des personnes vivant la pauvreté, elle a aussi besoin, dans la classe, de la parole, de la pensée, des enfants et des jeunes qui sont actuellement les laisséspour-compte de notre Éducation nationale. Que trouvons-nous sur ce sujet dans les onze récits ? • Marie (chapitre 4) raconte le séjour de vacances qu'elle fit lorsqu'elle était jeune enseignante et qui fut sa première rencontre réelle avec la pauvreté, « rencontre qui a profondément ébranlé tous les piliers sur lesquels [elle] croyait avoir construit [sa] vie ». Après ce séjour, elle anime une bibliothèque de rue*, où elle apprend à être attentive à la parole des enfants : « Cela m'aidait à découvrir les centres d'intérêt des enfants, leur potentiel caché, qui guidaient ensuite mon animation. J'en parlais avec les parents et je me souviens d'une maman qui m'a dit : "Vous êtes la première personne qui dit que mon enfant sait faire quelque chose." Cette réflexion a profondément influencé ma pratique enseignante par la suite. » Ensuite Marie anime un groupe Tapori*. Elle découvre que « la parole des enfants peut être prise au sérieux... Tapori m'avait appris à croire au potentiel de solidarité des enfants entre eux, s'ils sont mis dans un contexte particulier ». Son récit contient plusieurs épisodes où elle met en application cette importance donnée à la parole des enfants. Nous renvoyons le lecteur à ce récit et nous ne rappellerons qu'un seul moment, moment de renversement fondamental : ce sont les élèves de 46 SEGPA qui ont la parole en faisant découvrir les richesses du patrimoine de leur ville aux élèves d'une classe de 46 générale. • Mahaut (chapitre 2) se trouve confrontée à un élève de CM1 qui ne sait pas lire et qui passe la majorité du temps à perturber la classe. Le déclic qui permettra à cet enfant de commencer à apprendre à lire est un poème que l'enseignante lui demande de composer et qu'elle écrira sous sa dictée. Quant au projet que cette institutrice propose à Fatou et à sa mère, il s'appuie sur la parole de l'enfant, sur son rêve de devenir maîtresse, rêve que Mahaut prend au sérieux.

22. Pascal Percq et ATD Quart Monde, Quelle école pour quelle société ? Réussir l'école avec les familles en précarité, Chronique Sociale-Éditions Quart Monde, 2012.

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• Agnès (chapitre 6) raconte un moment de pratique enseignante avec une classe de CM1 : « C'était une classe très hétérogène, sujette régulièrement à des conflits entre élèves. Une classe difficile à souder avec des élèves très effacés et d'autres réservés à l'oral. J'avais dans cette classe un nouvel élève particulièrement difficile à cadrer, souvent à la limite de l'insolence. » C'est avec cette classe « difficile à souder » qu'Agnès organise des débats placés sous la responsabilité entière des enfants, en leur laissant la parole. « Je me souviens que les enfants échangeaient sur ce qu'ils vivaient, ils engageaient leur personne. Leurs opinions reposaient sur des expériences vécues et non sur ce qu'ils avaient déjà entendu. » Analysant brièvement le rapprochement entre les deux moments de pratiques de son récit, Agnès ajoute « qu'un parallèle étroit peut être établi entre le débat en classe et la soirée d'Université populaire Quart Monde... Ces deux moments représentent des lieux de parole libre dans lesquels l'animateur s'efface sans démissionner ». • Christian (chapitre 3) décrit son itinéraire : de professeur de SVT en collège, il devient volontaire permanent* du mouvement ATD Quart Monde puis instituteur. « Quand je suis devenu instituteur, il était clair que la classe devait être une Université populaire pour que tous les enfants puissent entrer dans le savoir, c'est-à-dire (comme l'écrit Joseph Wresinski) d'abord avoir la conscience d'être quelqu'un, pouvoir donner une signification à ce qu'on vit, à ce qu'on fait, pouvoir s'exprimer... avoir une place dans le monde, connaître ses racines, se reconnaître d'une famille, d'un milieu... Par conséquent, pouvoir participer à ce qu'est et fait autrui. » Lorsque quatre enfants de CP, tous les quatre en difficulté scolaire, inventent une saynète dans laquelle l'un d'entre eux est exclu, Christian craint le pire. Mais il les laisse aller au bout de ce qu'ils ont à exprimer. Au final, « je me suis dit qu'ils m'avaient placé devant mes contradictions. J'avais eu peur de l'expression des plus pauvres et ils m'avaient montré que mes peurs étaient inutiles, que je pouvais avoir confiance ». • Vincent (chapitre 5) n'a pas été comme Marie animateur d'un groupe Tapori, il en a été membre en tant qu'enfant. Il a ensuite participé avec des jeunes de milieux très défavorisés à des clubs du savoir*. « Théâtresforums, rassemblements, camps... furent de véritables lieux de formation à la citoyenneté, à la prise de parole. [...] Les théâtres-forums, les discussions autour des tables, les débats, les clubs du savoir, l'utilisation du paperboard et du dessin, le travail constant pour s'assurer que l'autre comprend bien, l'utilisation du mot juste et compris par tous... Tout cela fait partie intégrante aujourd'hui de ma pratique professionnelle. » Lorsque Vincent anime un temps de rencontre à la médiathèque avec une auteure, il pousse ses élèves de lycée professionnel à s'engager personnellement dans le dialogue. « Du coup, s'est instauré entre l'écrivaine et l'élève un dialogue au-

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tour des questions : pourquoi c'est important de dire les choses ? Qu'est-ce que ça fait de dire ? Quand Gevorg dit cela, il le dit à la fois à l'écrivaine, à ses camarades et à moi, son professeur. Un véritable espace de dialogue se met à exister. »

2. Second renversement : passer de la compétition à la coopération Notre société et notre école sont fortement structurées sur le principe de la compétition. Dans un éditorial de la revue Feuille de Route23, Albert Jacquard écrit à propos des rencontres nécessaires à tout humain : « Si elles sont à base de compétition, elles ne peuvent engendrer que des conflits permanents réduisant la vie commune à une lutte sans merci. À base d'émulation, au contraire, elles permettent une coopération bénéfique pour tous ; il ne s'agit plus de l'emporter sur les autres, mais de se dépasser soi-même. » Les récits de ce livre présentent des classes où l'apprentissage de la fraternité se fait en coopérant à des projets communs qui dépassent les individualités. L'originalité et la force des actions des enseignants tiennent à ce que le rôle des plus faibles dans la coopération n'est pas celui d'un figurant mais bien d'un acteur, et même souvent d'un acteur principal. Relisons les récits de Christian, de Marie, de Michel... Ou encore celui de Sabine dans lequel des élèves en difficulté demandent à jouer un spectacle. Sabine répond à leur souhait en mobilisant un collègue qui demande aux enfants de chercher eux-mêmes comment ils pourraient s'exprimer : « Ils ont compris que l'on croyait à leur potentiel et ont joué volontiers. » Vouloir que tous les élèves soient acteurs de ces projets suppose de ne pas faire de la maîtrise des outils de communication un préalable à l'expression. D'où, par exemple, la nécessité que l'élève puisse dicter (voir Mahaut, chapitre 2) à l'adulte ce qu'il veut écrire aussi longtemps que ce sera nécessaire. Les exigences du code écrit sont abordées par les élèves eux-mêmes comme une nécessité de la communication (voir Colette, p. 156 ; Vincent, chapitre 5). La pratique quotidienne de l'expression orale permet aux élèves de ne plus être étonnés d'entendre ceux qui, d'habitude, ne s'expriment pas dans le cadre scolaire. C'est vrai à l'école primaire (voir Christian, chapitre 3, Michel, p. 189), au collège (voir Marie, chapitre 4), mais aussi au lycée professionnel où Héloïse (voir p. 179) saisit toute occasion, même si le point 23. Albert Jacquard, « Dossier : quelle école pour quelle société ? », éditorial, Feuille de Route n° 410, septembre-octobre 2011. Feuille de Route est une publication mensuelle du mouvement ATD Quart Monde.

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de départ de la situation est un mensonge : « Je vois donc qu'il prend le travail de quelqu'un pour le lire, mais je laisse faire [pour ne pas l'enfoncer publiquement]... Il est content, fier, et c'est ça l'essentiel sur le moment. Il vient donc et lit le texte. Il le découvre et l'interprète très correctement. Les élèves l'applaudissent chaleureusement. Tidianny est tellement heureux qu'il sent que ce moment est beau et sincère et il n'a pas envie de l'entacher d'un mensonge. Alors il dit : "Ben voilà, moi, j'ai fait que le lire, le travail c'est Dieudonné qui l'a fait." » L'habitude de confronter des points de vue, la prise de conscience de la palette de tous les possibles permettent de créer dans la classe un climat sans exclusion. L'enfant apprend qu'il est digne d'intérêt à travers une relation fiable et sécurisante. Il apprend à la fois qu'il peut compter sur l'adulte et sur les autres enfants, et qu'on peut compter sur lui. Dans cette coopération entre les élèves, un point important ne doit pas être oublié : l'école doit être le lieu d'une rencontre possible et fructueuse entre des enfants et des jeunes qui ne se rencontreraient pas ailleurs. Autrement dit, la classe doit être le lieu de l'hétérogénéité sociale. Marie le rappelle à la fin de son récit et nous met en garde : « Les barrières sociales séparent les jeunes et les empêchent d'entrer dans de nouveaux univers et donc d'apprendre. Il faut tenir compte de ce fait et ne pas le minimiser. Abaisser ces barrières n'est pas une condition secondaire, c'est essentiel pour accéder aux apprentissages. Un enseignant, sans l'aide des élèves, ne peut faire face à leur hétérogénéité. Cette dernière n'est une richesse pour tous qu'à condition de réussir à créer un climat qui permette aux élèves de s'enrichir mutuellement. Il serait illusoire de penser que, de façon générale, ce climat se crée naturellement. » Nous pensons que les vingt et un savoirs d'action du chapitre précédent peuvent y contribuer. Nous avons vu, dans le deuxième domaine des savoirs d'action, l'importance d'instaurer dans la classe un cadre contraignant et libérateur. La liberté qu'il offre étant possible grâce à la contrainte qu'il impose. Pas de réelle coopération sans ce cadre. Encore faut-il qu'il soit accepté par tous. L'enfant ne l'acceptera que si l'enseignant a noué avec lui un lien personnel, lui garantissant que son identité sera toujours respectée. Le respect du cadre devient alors l'affaire de tous (voir Christian, chapitre 3 ; Agnès, chapitre 6 ; Colette, p. 156) même si c'est toujours l'enseignant qui en est le garant (Vincent, chapitre 5). Nouer un lien personnel avec l'élève relève d'une position éthique déjà développée dans l'exposé des savoirs d'action : à cet enfant, à ce jeune, que nous ne connaissons pas, dont nous savons si peu sur les parents, sur la famille, dont nous ignorons presque tout de ce qu'il vit en dehors de l'école, nous devons le respect de la personne, des parents, du milieu. Cette

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position n'a nul besoin pour exister que nous, enseignants, sachions tout de l'enfant, bien au contraire. Pour illustrer cette position éthique, il suffirait de reprendre de nombreux exemples cités à propos des savoirs d'action. Ajoutons-en deux : • Avec un lycéen de re professionnelle qui perd pied, qui a des relations difficiles avec sa mère, Héloïse (voir p. 179) crée un lien régulier sans chercher à résoudre le conflit mère-fils : « Sa mère oscillait entre les larmes et le découragement. Elle était parfois dans une situation de rejet, ne voulant plus s'occuper de son fils. Mais elle était surtout désespérée et étouffée par une situation familiale difficile... Avec cette maman, nous avons décidé de nous appeler tous les samedis midi pour faire un bilan de la semaine et confronter nos points de vue... Le dialogue n'a jamais été rompu et Maxime a eu son BEP. » • Agnès (voir chapitre 6) rappelle l'effet Pygmalion : les enfants ont tendance à se conformer à l'image que l'on donne d'eux. « Je me suis rendu compte de l'importance fondamentale de valoriser les enfants par des mots d'encouragement et des signes de reconnaissance non verbaux (regards, gestes)... Les paroles d'amour vont fortifier une personne et l'aider à grandir à l'inverse des paroles destructrices qui vont l'abaisser. [...] Dans ma pratique, je m'impose de parler des actes, de ne pas enfermer l'enfant dans des "tu es...", mais de dire plutôt "ce que tu as fait..." même si, poussée par la colère et l'exaspération, des paroles disqualifiantes peuvent surgir. Je m'efforce d'aider les élèves à se souvenir des réussites passées. » Pour certains enseignants (Catherine, Mahaut, Michel, Vincent), ce lien est, ou a été consolidé par le fait d'habiter le quartier de l'école où ils travaillent. Vincent (voir chapitre 5) écrit : « Je crois que cela aide d'habiter dans le même quartier, d'habiter la même réalité géographique, on parle d'un lieu que l'on a en commun. Nous ne sommes pas du même milieu, nous ne sommes pas issus de la même histoire. Simplement, le fait d'avoir habité le même quartier que Mourad me donnait une légitimité à rappeler une certaine norme sans que ce soit vécu comme un arbitraire, une violence symbolique. » Mahaut (voir chapitre 2) ajoute : « Pour ma part, j'ai la chance d'habiter le quartier et de connaître certaines familles... Il y a une confiance qui se crée... Je crois que pour une petite fille en particulier ça a été important : cela l'a aidée à prendre la parole car nous nous connaissions déjà. » Loin de nous l'idée de dire que tout enseignant doit habiter le quartier de son école ou de son établissement, mais la question est posée : quelle proximité de vie faut-il entre les enseignants, les parents et les enfants ? En coopérant, les enfants peuvent tous devenir acteurs et auteurs. Colette en donne un exemple simple : « Nous avons essentiellement cherché à communiquer et à échanger toutes sortes d'histoires vécues, inventées, co-

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piées. Les élèves ont beaucoup écrit et lu leurs propres productions. » Ces productions leur appartiennent et sont accueillies comme telles. Bien sûr, l'enseignant y retrouvera les thèmes de prédilection de chaque enfant, mais il se gardera d'y faire même allusion. À travers ces productions libres, les enfants expérimentent que leur regard sur le monde, leur expérience, leur imaginaire, leurs émotions sont communicables, qu'ils peuvent intéresser les autres. Quant aux petits de maternelle de la classe de Catherine (voir p. 165), ils s'embarquent dans « l'aventure Jean Dubuffet » au point qu'une mère dira, lors de la présentation publique du projet : « Je ne soupçonnais pas tous les apprentissages que permet un tel projet, c'est vraiment bien. Je ne pensais pas que des enfants si jeunes pouvaient s'intéresser autant à un peintre, je suis contente. »

3.Vivre ces renversements par un travail sur soi de l'enseignant Nous parlons d'un travail sur soi nécessaire pour apprendre à taire notre parole et à entendre celle qui va naître (voir Vincent, chapitre 5). Car, ajoute Colette (voir p. 156), « ce n'est pas l'action qui est déterminante mais l'attitude... Pendant toute cette discussion, je me suis retirée. C'est-à-dire que j'étais présente physiquement, devant le tableau, mais je n'intervenais pas, ni pour rappeler la consigne ni pour donner une indication quelconque. J'étais simplement garante d'une bonne circulation de la parole, attentive à ce que tout le monde s'exprime, sollicitant ceux qui n'ont rien à dire mais qui finissent par avoir un avis ». Quand la situation de classe le permet, tous les auteurs de récits ont cette attitude de retrait, d'écoute, de regard. Elle permet de laisser les enfants libres dans leur expression, ce qui n'empêche pas de vivre des temps bien différents où les enfants peuvent nourrir leur imaginaire. L'imprévu déstabilisateur, venant souvent d'enfants qui se sentent décalés, perturbe l'enseignant. Sa première réaction peut être excluante. Là aussi, les savoirs d'action efficaces consistent à prendre du recul sur cette première réaction pour faire de cet imprévu un événement didactique (voir Vincent, chapitre 5 ; Héloïse, p. 179 ; Christian, chapitre 3). La maîtrise de nos émotions n'est pas acquise une fois pour toutes. Tous les enseignants sont les témoins de collègues très touchés par les familles en souffrance, qui deviennent fatigués comme elles, puis indifférents pour se protéger, et même parfois agressifs envers elles. Nous citons dans les récits plusieurs formations qui nous ont aidés à prendre du recul et à nous sentir soutenus : celles qui sont du domaine de l'écriture et celles qui relèvent de l'échange dans des groupes de formation. La nar-

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ration écrite d'un fait, d'un dialogue, d'une situation difficile, outil qu'ATD Quart Monde propose à tous ses militants, nous force à nous souvenir le plus exactement possible des paroles échangées, des attitudes, des gestes, et à percevoir l'interdépendance entre nos paroles, gestes et attitudes et celles de notre interlocuteur, qu'il soit un élève ou un adulte. Travailler ensuite cette écriture dans un groupe développe une recherche d'intelligibilité sans laquelle les actes et les comportements des enfants en échec scolaire paraîtraient sans logique et conduiraient, tôt ou tard, à leur rejet (voir sur ce sujet les récits de Christian, chapitre 3 et de Colette, p. 156). Les monographies d'enfants ou de classe, pratiquées par différentes pédagogies, notamment la pédagogie institutionnelle, sont des outils de même nature. Plusieurs des enseignants ayant mené cette recherche ont travaillé dans des groupes spécialisés en pédagogie, en didactique ou en psychologie. Et tous, comme il est écrit au début du chapitre 1, ont tiré du travail relaté dans ce livre une connaissance d'eux-mêmes renforçant leur engagement. Bien sûr, quand les enfants s'expriment librement, leurs émotions sont très présentes. Et, inévitablement, les nôtres leur font écho. Elles nous permettent parfois de nous identifier aux enfants, mais alors elles risquent de nous empêcher de prendre du recul par rapport à la situation. Ou bien elles font resurgir le souvenir d'attitudes contre lesquelles nous avons nous-mêmes lutté, et notre réaction vis-à-vis de l'enfant risque d'être disproportionnée. Accepter l'expression des émotions des enfants sans vouloir en faire un objet d'interprétation, d'étude ou de soin, ce qui n'est surtout pas la mission des enseignants, demande de bien connaître et accepter les siennes. Tous ces aspects primordiaux, la connaissance de soi, l'aspect relationnel avec les élèves, leur psychologie, leur développement émotionnel, relationnel, l'autorité que l'on doit exercer, doivent être un aspect essentiel de la formation professionnelle des enseignants. Ils permettent à l'enseignant d'adapter librement sa pratique et à l'enfant d'acquérir un savoir émancipatoire. Nous avons décrit le chemin de formation que nous avons suivi. À chaque enseignant de trouver le sien, en souhaitant que l'Éducation nationale prenne toute sa part dans cette recherche. C'est ainsi que nous pourrons tous contribuer à ce que celui qui est le plus éloigné de la participation à l'oeuvre collective en devienne un auteur à part entière. Le savoir n'a de sens que s'il est partagé, il est une oeuvre collective.

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Convention internationale des droits de l'enfant La Convention internationale des droits de l'enfant institue le droit des enfants à prendre la parole sur tous les sujets les concernant dans la vie de tous les jours. Quand le droit des enfants à l'expression est respecté, la classe devient un lieu hors menace, un lieu de sécurité, un lieu où l'autorité du maître est réelle, un lieu de travail et d'apprentissage. Pourtant, aujourd'hui encore, les enfants ne disent pas : «À l'école, je voudrais apprendre à dire ce que je pense, ce que je cherche, à construire et à écrire mes projets, à les réaliser et à échanger à leur sujet avec d'autres personnes... » Ils disent : « C'est difficile d'écouter le maître quand on a des soucis dans sa tête.» Ils se conforment ainsi à ce que le maître demande : uniquement écouter sans apprendre à développer son apport personnel. De même, les parents disent à leur enfant : « Sois sage et écoute bien le maître.» Mais pas : « Ce soir, tu me diras ce que tu as inventé, écrit, comment tu as avancé dans ton projet, quel est celui de la classe.Tu me diras si tout le monde t'a compris. ».

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Postface Pascal Galvani En France, au Québec et dans tous les pays industrialisés, l'éducation est l'objet de toutes sortes de pressions et d'attentes. Les pressions conjuguées des changements technologiques et de la mondialisation économique engendrent des « sociétés de l'information » dans lesquelles l'accès aux savoirs est devenu une question de survie sociale. Mais alors que l'on attend une efficacité maximale des écoles et des universités, celles-ci sont confrontées à de nouveaux problèmes. Elles sont concurrencées dans leur fonction de transmission des savoirs par les réseaux Internet et médiatiques. Elles sont aussi confrontées aux difficultés sociales et au stress que vivent les étudiants et les enseignants. Avec ces constats qui sont devenus des lieux communs, le métier d'enseignant n'a peut-être jamais paru aussi difficile et dévalorisé. Pourtant, malgré la complexité des conditions, des enseignants se passionnent pour leur métier et réussissent précisément là où c'est difficile ! Il faut saluer la parution de ce livre qui prend l'exact contre-pied du discours médiatique. Il est issu d'une recherche-action qui a rassemblé quatorze enseignants impliqués dans le mouvement ATD Quart Monde. Ces enseignants, qui vivent leur métier avec passion, ont en commun d'avoir transformé et enrichi leur manière d'enseigner à partir d'expériences d'engagements et de partages avec des personnes confrontées à la grande pauvreté. Ces enseignants se sont donné les moyens d'étudier leurs pratiques individuellement et collectivement pour rendre explicites et communicables les savoirs pratiques qui leur permettent de réussir et de se passionner pour l'enseignement dans les situations difficiles. On sait combien l'éducation, la pédagogie et les méthodes d'enseignement sont souvent le lieu de grands débats théoriques et idéologiques. Ce livre me semble particulièrement important parce qu'ici, au contraire, plutôt qu'un appel à de grands principes, ces enseignants se sont plongés au coeur de leurs pratiques, dans les moments les plus quotidiens pour identifier les gestes les plus essentiels et les plus décisifs. À l'origine de la recherche-action, il y avait une intuition de départ partagée par ces enseignants : l'expérience d'engagement avec ATD Quart Monde avait été la source d'apprentissages et de transformations majeures dans leurs pratiques d'enseignement. Pour eux, il était évident que les expé-

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riences vécues avec les militants du mouvement ATD Quart Monde avaient été profondément formatrices et qu'elles avaient transformé leurs pratiques pédagogiques en classe. Mais comment témoigner de cette formation ? Comment l'analyser et, finalement, comment la communiquer ? L'enjeu de ce travail était double : • identifier les savoirs pratiques qui permettent à ces enseignants de réussir : les décrire, les analyser et les rendre communicables à la communauté des enseignants ; • comprendre comment ces gestes et ces savoirs ont été acquis dans une expérience vécue dans le mouvement ATD Quart Monde en partageant des moments de vie et d'engagement avec les militants confrontés à la grande pauvreté et à l'exclusion.

Étudier collectivement les moments décisifs de la pratique Il se trouve que les savoirs pratiques, les manières et les arts de faire sont parmi les savoirs les plus difficiles à comprendre et à expliciter24. Dans l'Antiquité grecque déjà, on identifiait l'intelligence pratique par la déesse Mètis qui agit dans l'ombre et le clair-obscur. Le praticien expérimenté est celui qui trouve le bon geste au bon moment. Grâce à Mètis, il est capable de saisir l'instant décisif, le kaïros". Historiquement, les théories de l'action se sont d'abord intéressées à l'action rationnelle, délibérée, consciente, organisée et programmée". Ce n'est que récemment qu'une nouvelle manière d'envisager l'action s'est développée, basée sur l'idée que l'action doit être étudiée dans sa réalisation pour décrire les caractéristiques du phénomène vécu : l'agir en situation". Depuis une trentaine d'années, différents chercheurs se sont intéressés à la pratique concrète des professionnels en situation. Michael Polanyi a montré que la plus grande partie du savoir personnel est un savoir incorporé, implicite et tacite" : « Il faut reconsidérer le savoir humain en partant du fait que nous pouvons savoir plus que nous ne pouvons dire. Ce fait semble assez 24. Michel de Certeau, L'invention du quotidien, Tome 1. Arts de faire, Gallimard, 1990. 25. Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Flammarion, 1974. 26. Jean-Michel Baudoin, Janette Friedrich (éds), Théories de l'action et éducation, De Boeck, 2001 ; Albert Ogien, Louis Quéré, Le vocabulaire de la sociologie de l'action, Ellipses, 2005. 27. Albert Ogien, Louis Quéré, Le vocabulaire de la sociologie de l'action, op. cit. 28. Michael Polanyi, Personnal Kowledge : toward a post-critical philosophy, University of Chicago Press, 1974.

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évident, mais il n'est pas aisé de dire exactement ce qu'il signifie. Prenons un exemple. Nous connaissons le visage d'une personne et nous pouvons le reconnaître parmi un millier, même un million. Pourtant, nous ne pouvons pas habituellement dire comment nous reconnaissons un visage que nous connaissons. Ainsi la plus grande part de ce savoir ne peut pas être mis en mots. » En fait, on sait faire les choses sans savoir complètement comment on les fait. C'est pourquoi les praticiens expérimentés, comme ces enseignants, en savent beaucoup plus qu'ils ne le pensent29. L'acte est une aventure, un engagement et un risque dans une confrontation avec la réalité ; il déplace celui qui agit au-delà de sa zone de contrôle, il est une mise en jeu, une interface entre pensée/imaginaire et réalité". Penser la pratique implique de penser une écologie de l'action31. L'essentiel des savoirs d'action pertinents émerge de l'action et surtout de la réflexion dans l'action". Dans le domaine de l'ergonomie, la distinction entre la tâche (travail prescrit) et l'activité (travail réel) a permis de comprendre que l'action consciente délibérée et programmée est loin d'expliquer la pratique concrète. Le travail réel est largement lié à l'invention du praticien qui doit sans cesse faire face à l'imprévu des événements". «Travailler, c'est combler l'écart entre le prescrit et l'effectif. Or ce qu'il faut mettre en oeuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu. Le chemin à parcourir entre le prescrit et l'effectif doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. »34

29. Donald Schôn, Le praticien réflexif, op. cit. 30. Gérard Mendel, L'acte est une aventure — Du sujet métaphysique au sujet de l'acte pouvoir, La Découverte, 1998. 31. Edgar Morin, La Méthode, vol. 2, t. 6, Éthique, Le Seuil, 2008, p. 2245. 32. Donald Schôn, Le praticien réflexif op. cit. 33. Yves Clot, « Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l'activité », Éducation Permanente, n° 146, 2001, p. 147 ; Christophe Dejours, « Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel », Éducation Permanente, n° 116 (Comprendre le travail), 1993, p. 47-70. 34. Christophe Dejours, Travail vivant : travail et émancipation, Payot, 2009, p. 20.

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Comment explorer la pratique et les savoir-faire ? Cette recherche-action se situe dans une approche réflexive et dialogique de la pratique". Dans ce paradigme réflexif, la pratique n'est pas vue comme une simple application de connaissances théoriques, comme c'est le cas dans le modèle des sciences appliquées". La pratique est au contraire envisagée comme une théorie implicite et incorporée car toute réussite est une compréhension en action37. L'enjeu majeur de l'approche réflexive et dialogique est justement d'explorer, de décrire et d'expliciter l'intelligence de la pratique. La pratique d'un enseignant est loin de se limiter à des techniques qu'il se contenterait d'appliquer ! Elle est un mélange inextricable de multiples savoirs : théoriques, expérientiels déclaratifs, empiriques, factuels, techniques, procéduraux, sensorimoteurs, émotionnels, éthiques, etc. L'intelligence pratique est constituée par un répertoire quasi illimité de gestes et d'habitudes pratiques, de tours de main. C'est une disposition à agir incorporée dans des micro-identités répondant aux microsituations qui composent l'expérience quotidienne". Le praticien expérimenté agit sans avoir à y réfléchir, il n'a pas besoin d'analyser et de chercher le comportement adéquat. Le savoir pratique relève du comportement éthique ; c'est un savoir faire face immédiat, capable de répondre instantanément au flux des événements". Les recherches sur l'action menées par Pierre Vermersch avec la technique de l'entretien d'explicitation ont révélé l'importance de la mémoire sensorimotrice et la possibilité de conscientiser les dimensions préréfléchies de l'action40. Le praticien compétent est celui qui « sait » faire le bon geste au bon moment, il peut saisir le kaïros, le moment opportun pour accomplir le geste

35. Pascal Galvani, « L'exploration des moments d'autoformation : prise de conscience réflexive et compréhension dialogique », Éducation Permanente, n° 168 (L'autoformation actualité et perspectives), 2006, p. 59-73 ; Catherine Guillaumin, Sébastien Pesce, Noël Denoyel, Pratiques réflexives en formation : ingéniosité et ingénieries émergentes, L'Harmattan, 2009 ; Philippe Perrenoud, Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, op. cit. ; Donald Schön, Le tournant réflexif. Pratiques éducatives et études de cas, Éditions Logiques, 1996 ; Donald Schön, Le praticien réflexif op. cit. 36. Gaston Pineau, « Les réflexions sur les pratiques au coeur du tournant réflexif », in Catherine Guillaumin, Sébastien Pesce, Noël Denoyel, Pratiques réflexives en formation, op. cit. 37. Jean Piaget, Réussir et comprendre, PUF, 1974. 38. Francisco Varela, Quel savoir pour l'éthique : Action, sagesse et cognition, La Découverte, 1992. 39. Ibid., p. 18. 40. Pierre Vermersch, L'entretien d'explicitation, op. cit. ; Pierre Vermersch, « Aide à l'explicitation et retour réflexif », Éducation Permanente : L'analyse des pratiques (n° 160), 2004, p. 71-81.

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décisif'. Le savoir pratique est capable de répondre de manière pertinente dans l'immédiateté du flux des événements parce qu'il est un savoir incorporé. Mais alors, comment explorer ce savoir tacite incorporé dans les microsituations concrètes vécues par les praticiens ? Comment le conscientiser ? Comment le décrire ? Comment passer du tacite à l'explicite ? Les différentes méthodes développées pour explorer le savoir pratique" se sont constituées en respectant les caractéristiques propres de ce type de savoir : —description des phénomènes vécus en privilégiant la mémoire sensorimotrice concrète ; —attention aux contextes, aux situations singulières dans lesquels s'inscrit la pertinence du geste ; — globalité vécue : pensées, actions, intentions, conceptions, émotions, valeurs, etc.

Expliciter les kaïros ou moments décisifs de la pratique Ce qui est frappant à la lecture de ce livre, c'est la grande rigueur qui a animé le groupe de recherche autant dans les descriptions des moments de la pratique que dans l'analyse des savoirs d'action. Pour explorer les liens entre l'engagement dans le mouvement ATD Quart Monde et les pratiques d'enseignant des participants, deux méthodes ont été utilisées au cours de deux séries d'entrevues. Une première série d'entrevues a permis de recueillir les histoires de vie professionnelle". Ces récits de vie expliquent les interactions entre la vie professionnelle et l'expérience d'engagement. Ils sont très riches sur le plan des valeurs et du sens donné à la vie professionnelle. Les récits évoquent la transformation des pratiques dans des moments particuliers mais ils ne développent pas une description fine de l'action et des savoir-faire engagés. C'est pourquoi une seconde série d'entrevues a été réalisée pour recueillir la description des kaïros, des moments décisifs de la pratique par la technique de l'entretien d'explicita41. Pascal Galvani, « Moments d'autoformation, kaïros de mise en forme et en sens de soi », in Pascal Galvani, Danielle Nolin, Yves de Champlain, Gabrielle Dubé, Moments de formation et mise en sens de soi, L'Harmattan, p. 69-96. 42. Yves Clot, « Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l'activité », op. cit. ; Pascal Galvani, « L'exploration des moments d'autoformation, une ingénierie plurielle des modes de réflexivité », op. cit, p. 37-55 ; Philippe Perrenoud, Développer la pratique réflexive dans le métier d'enseignant, op. cit. ; Donald Schön, Le praticien réflexif op. cit. ; Pierre Vermersch, L'entretien d'explicitation, op. cit. 43. Gaston Pineau, Jean-Louis Le Grand, Les histoires de vie, PUF, 1993. 44. Pascal Galvani, « Moments d'autoformation, kaïros de mise en forme et en sens de soi », op. cit.

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tion de l'action45. Les entretiens ont été enregistrés, intégralement transcrits et remis aux interviewés. L'objectif de ces entretiens est d'obtenir une description précise des expériences signifiantes que les participants ont évoquées dans leurs histoires de vie. Un autre point de méthode est à souligner parce qu'il reste encore rare dans les recherches en sciences humaines : l'ensemble de ces données a été analysé en dialogue lors de séminaires avec l'ensemble des participants.

L'autoformation pratique des enseignants Pour comprendre l'autoformation des enseignants dans leur pratique professionnelle, la méthodologie globale de recueil des données croise les entretiens d'histoire de vie et d'explicitation. L'analyse réflexive individuelle puis dialogique et collective de ces entretiens fait apparaître l'importance des moments intenses dans l'autoformation expérientielle des enseignante. Les moments intenses, signifiants, et décisifs (kaïros) sont des concentrés de sens47. Les réflexions des participants exprimées en conclusion des chapitres individuels soulignent les prises de conscience réalisées par l'exploration de ces moments intenses. La construction de l'entretien d'explicitation sur une association libre entre un moment décisif de la pratique scolaire et un moment intense de l'expérience d'engagement a notamment montré comment ces différents moments sont producteurs du sens de l'action. Le sens de la pratique et la pertinence des actes les plus décisifs émergent des résonances entre les moments intenses. Une part du savoir pratique passe alors du tacite à l'explicite.

Une éthique éducative en acte En lisant les récits et les analyses contenus dans ce livre, on mesure combien les compétences d'enseignants reposent sur une disposition à agir qui s'est construite progressivement dans l'expérience. Dans les moments décisifs de la pratique, cette disposition à agir révèle une véritable éthique éducative en acte. 45. Pierre Vermersch, L'entretien d'explicitation, op. cit. 46. Pascal Galvani, « L'exploration des moments d'autoformation : prise de conscience réflexive et compréhension dialogique », op. cit., p. 37-55 ; Pascal Galvani, « L'exploration réflexive et dialogique de l'autoformation existentielle », in Carré Philippe, Moisan André, Poisson Denis (éds.), L'autoformation — Perspectives de recherche, PUF, 2010, p. 269-313. 47. Pascal Galvani, « Moments d'autoformation, kaïros de mise en forme et en sens de soi », op. cit.

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Chaque récit raconte un moment planifié par l'enseignant. [...] Mais ce que nous avons lu, c'est aussi cet enchaînement de gestes, de postures, de paroles qu'il a dû improviser, décider dans l'instant, sans lesquels il n'y aurait pas eu de réussite. Cet enseignant a dû saisir le kaïros par les cheveux avant qu'il ne soit trop loin. Gestes, postures, paroles qui sont autant de « savoirs d'action ». [...] Quels sont les savoirs d'action qu'ils contiennent ? Et comment ces maîtres, ces professeurs, les ont-ils appris, intériorisés, au point de pouvoir les utiliser sans... réfléchir ? (voir le début du chapitre 7). Enfin, en nous permettant de comprendre leurs gestes et la manière dont ils se sont formés, les auteurs de ce livre ouvrent des pistes pour accompagner la formation des enseignants. Comme ils le soulignent eux-mêmes en conclusion : mener une recherche sur sa pratique est l'un des plus puissants leviers de formation ! L'étude des pratiques par les praticiens est une véritable formation par la recherche sur l'action. Avec ce livre, on mesure l'intérêt qu'il y aurait à briser l'isolement des jeunes enseignants par des petits groupes d'accompagnement en pratique réflexive. On imagine aussi les immenses ressources d'une formation continue qui permettrait aux enseignants de réfléchir et de partager collectivement les moments décisifs de leurs pratiques.

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Des leviers pour une pratique en quelques idées-forces Domaines

I — Pour permettre l'accès aux savoirs, créer l'alliance nécessaire entre et avec tous les élèves et avec tous les parents

Savoirs d'action

Actions

Assurer à chaque élève, sans exception, une participation pleine et entière au dialogue.

Sortir les élèves de l'anonymat. Créer les occasions de se parler librement. Valoriser la parole de chacun.

S'effacer, sans perdre la maîtrise, pour permettre l'émergence d'un dialogue et d'une coopération entre les élèves.

Donner à chacun un rôle bien défini. Se retirer en restant garant des apprentissages. Respecter les règles communes.

Dialoguer avec les parents : passer de la méfiance à la confiance dans une relation triangulaire enfant-parents-enseignant.

Garder la mémoire de la parole des parents. Signifier aux parents qu'ils sont des partenaires indispensables. Faire le premier pas.

Instaurer et garantir un cadre d'échanges sécurisant, Créer un climat de paix. fondé sur les règles de la société. Prévenir les conduites d'évitement des élèves. Sécuriser les plus fragiles. 2 — Exercer une autorité au service de la réussite de tous les élèves

3 — Prendre le parti de la valorisation de l'élève le plus exclu

Gérer avec souplesse un cadre, dont les règles sont explicites, admis et compris par les élèves.

Exercer une autorité bienveillante. Exercer une autorité sans laxisme. Laisser place à l'imprévu sans rigidité excessive.

Exercer une autorité qui n'exclut pas ceux qui ont tendance à sortir du cadre.

Proscrire l'humiliation. S'appuyer sur des valeurs communes. Saisir les opportunités.

Porter un regard qui construit, chez l'élève, l'estime de soi en prenant au sérieux son projet.

Accueillir les rêves de l'enfant. Contribuer à transformer le rêve en projet. Évaluer sans normaliser.

Créer les conditions d'une coopération entre les élèves qui valorise les élèves en difficulté.

Réhabiliter l'exclu, il peut apprendre. Installer une culture de la coopération. Renverser les rôles habituels chez les élèves.

Redonner confiance aux parents dans les capacités scolaires de leur enfant.

Partager les réussites avec les parents. Dire aux parents l'intelligence de leur enfant. Dire à l'enfant le positif qu'il dira lui-même à ses parents.

4 — Mener des projets ambitieux qui ouvrent l'école sur son environnement et redonnent confiance et fierté aux élèves et à leurs parents

5 —Accepter de considérer son propre modèle social comme un modèle parmi d'autres

6 — S'impliquer en tant que personne, s'engager auprès de chacun sans exclusion

7 —Agi r réflexif

Concevoir des projets culturels, collectifs et ambitieux permettant aux élèves les plus en difficulté d'être à la même place que les autres.

Oser dépasser les obstacles inhérents au projet. Fédérer toute la classe sans exclusion. Permettre la rencontre entre ceux qui s'ignorent.

Impliquer dans ces projets des partenaires extérieurs à l'école.

Découvrir les partenaires possibles. Bien définir ensemble les objectifs. Permettre un regard neuf et confiant sur les élèves.

Construire la fierté de tous par une présentation publique.

Rendre les élèves responsables de la présentation. Se risquer avec les jeunes. Vivre une fierté collective.

Se laisser questionner par les milieux de vie des élèves et entrer dans la logique de l'autre.

Prendre conscience des obstacles à la compréhension mutuelle. S'intéresser à l'univers quotidien des élèves. Prendre en compte l'univers quotidien des élèves dans les apprentissages.

Abandonner ses préjugés, ses idées reçues, pour entrer en dialogue avec les parents.

Accepter de reconnaître ses préjugés. Rechercher l'intelligibilité dans ce qui déroute. Retenir son jugement.

Construire les apprentissages en s'appuyant sur ce que les élèves expriment de leur vécu.

Écouter ce que l'élève dit de son vécu. Proscrire la compassion stérile. Aller du vécu aux savoirs à construire.

Se laisser interpeller personnellement par l'attente vis-à-vis de l'école de ceux qui en sont les plus éloignés.

Se laisser toucher, marquer... Faire de cette sensibilité un atout professionnel. Vivre dans l'école un destin partagé élève-parents-enseignant.

Rejoindre la volonté de grandir de chacun, y compris par l'expression des émotions.

Se connaître soi-même. Pouvoir rejoindre l'enfant dans ses émotions. Leur donner du sens.

Refuser tout jugement hâtif ou irrévocable.

Ne pas figer l'élève dans un comportement. Prendre le parti de la confiance. S'engager...

Adopter une posture de recherche tenant compte de la situation particulière des élèves.

Partir de l'élève pour identifier ses besoins. Toujours questionner la pertinence de sa pratique. Chercher l'équipe avec qui travailler.

Transformer une situation imprévue en une situation 7 - Agir en praticien d'apprentissage.

Savoir que dans une classe tout n'est pas prévisible. Se laisser surprendre. Mettre l'imprévu au service du projet pédagogique.

Être clair sur ses objectifs pour être libre d'adapter sa pratique.

Ne pas perdre le but fixé. S'autoriser à sortir de la démarche prévue. Pouvoir agir librement dans l'intérêt de l'enfant.

L'école ou enseigner l'art de la rencontre Albert Jacquard Extrait de l'intervention d'Albert Jacquard lors des Ateliers pour l'école organisés à l'initiative d'ATD Quart Monde à l'École normale supérieure de Lyon, en novembre 201 I. Les travaux des 450 personnes rassemblées (parents d'élèves dont une forte proportion de parents vivant dans des conditions de grande précarité, enseignants, chercheurs universitaires, professionnels concernés par les liens école-quartier) ont permis l'écriture de propositions rassemblées dans la plateforme Construire ensemble l'école de la réussite de tous, signée par douze organisations (syndicats, fédérations de parents d'élèves, mouvements pédagogiques). La rencontre est le concept central pour comprendre la nature de l'être humain. Ce que je suis est bien sûr constitué de ce que la nature m'a donné, avec des gènes et toutes sortes de métabolismes... Mais l'essentiel est ce que j'ai ajouté à ce que la nature m'a donné. En tant qu'être humain, je suis capable de construire plus que ce que la nature donne. Et c'est ça, l'éducation, c'est conduire un enfant hors de lui-même pour que, peu à peu, il s'aperçoive qu'il est capable de créer, de se créer, à condition d'être en communication avec les autres. Par conséquent, la clé de l'humanisation, c'est la rencontre. On peut donc imaginer que toutes les sociétés humaines n'ont qu'un désir : permettre à chacun de faire des rencontres.Voilà pourquoi j'ai proposé d'écrire sur tous les frontons des lycées, facultés, écoles : « Ici est enseigné l'art de la rencontre.» Là est l'objectif du système éducatif. Mais il faut aller jusqu'au bout des conséquences de cette réflexion. L'art de la rencontre suppose une transformation complète de certaines activités. On ne peut plus conseiller à un enfant d'être un gagnant, d'être quelqu'un de compétitif. Ce serait criminel. Dire à un enfant : « J'espère que tu seras un gagnant », c'est lui proposer de s'entourer de perdants. Il faut dire très tôt aux enfants : « Ne sois jamais un gagnant », afin qu'ils s'aperçoivent qu'ils ont, au contraire, à aider l'autre à devenir lui-même. Nous devons affronter ce choix : soit nous conseillons aux enfants d'être compétitifs, soit nous leur conseillons d'être capables d'émulation. Comprenons bien. Être compétitif c'est : je cours avec toi, tu cours plus vite que moi, ça me vexe, j'ai envie de l'emporter quand même, alors j'emploie tous les moyens y compris le croc-en-jambe et je suis un gagnant. L'émulation c'est : je cours avec toi, tu cours plus vite que moi, j'en suis bien content car je me dis que tu connais une manière de courir meilleure que la mienne et je vais m'adresser à toi pour te demander comment tu fais. Il nous faut transformer la différence en une possibilité d'amélioration de l'un et de l'autre. On me dit que la compétition fait partie de la nature. C'est faux. La nature n'est pas capable de nous enseigner des comportements aussi complexes que la compétition et l'émulation. Non, la nature ne sait pas ce qu'elle fait, la nature n'a pas d'objectif. Elle ignore tout ce qui se passe. Elle est, c'est tout. 154

Suite des parcours professionnels et militants

La réussite de tous à l'école primaire, une utopie ? Colette Utzmann

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L'art contemporain pour fédérer une classe de maternelle Catherine Thoris

lt,

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Reconnaître quoi qu'il arrive l'intelligence de l'enfant Françoise Grailhe

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Un cadre qui sécurise Héloïse Saloux

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La confiance qui libère Michel Thoris

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Ouvrir à l'universel Sabine Courtois

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La réussite de tous à l'école primaire, une utopie ? Colette Utzmann Enseignante en primaire, retraitée en 2003, je suis engagée avec le mouvement ATD Quart Monde de diverses façons. Mais c'est la bibliothèque de rue* qui m'a permis de découvrir l'universalité et la spécificité de ce mouvement. Elle a surtout questionné la conception de mon métier d'enseignante et initié mes pratiques.

I. Parcours professionnel et militant

Débuts difficiles comme enseignante

local et s'est assis à mon bureau sans rien dire sauf : « Donnez-moi vite votre cahier-journal et les cahiers des élèves. » Il a écrit pendant une heure trente. Puis il s'est levé, m'a tendu une feuille noircie d'encre en me disant : « Vous recopierez ça en trois exemplaires. Vous en garderez un et vous m'enverrez les deux autres. » J'ai lu ce qu'il avait écrit y compris la note (8/20) et je me suis effondrée. Le directeur de l'école, voyant mon état, m'a conseillé de démissionner. Mais je n'ai pas suivi son conseil. Avec le statut de remplaçante, je bénéficiais de journées de formation le jeudi, libéré à l'époque. Pour ces journées, nous rédigions des dissertations et nous assistions à des leçons-modèles. Des enseignantes chevronnées nous montraient comment faire. Après l'obtention du CAP (Certificat d'aptitude pédagoique),jvnstlrd'eca de CP. Sur le terrain, j'ai assez vite rencontré des élèves qui ne correspondaient pas à la norme. Comme Antoine qui, lorsqu'il écrivait, n'utilisait que des consonnes, et ça ne lui posait aucun problème pour se relire ! Pourtant, les méthodes de lecture débutaient par l'apprentissage des voyelles « qu'on entendait mieux », m'avait-on dit lors de la formation.

Après avoir galéré pour avoir mon bac, je n'avais qu'une hâte, intégrer le monde du travail. Et j'ai réussi. C'était peu avant mai 1968. L'enseignement m'offrait cette possibilité. Après trois jours de formation dispensée aux débutants par le SNI (Syndicat national des instituteurs), j'ai découvert mon premier poste, une classe de CP dans un village au fond d'une petite vallée. À ma grande surprise, le jour de la rentrée, j'ai constaté que les élèves en face de moi ne savaient pas lire. Dernière-née de la famille, entourée d'adultes, l'apprentissage de la lecture n'a jamais été un sujet de préoccupation dans mon entourage. Alors, ce jour-là, panique. Je ne savais pas quoi faire, à part courir chez l'institutrice titulaire pour demander conseil.

À la recherche de solutions dans l'arsenal pédagogique

Quinze jours après la rentrée, un monsieur muni d'une serviette noire a fait irruption dans ma classe. Je pensais avoir affaire à un représentant. Il a traversé le

Ces élèves ont éveillé ma curiosité et, très vite, j'ai tracé mon chemin. Stages de formation choisis en fonction de mes préoccupations, à savoir l'appren-

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tissage de la lecture, l'organisation pratique, l'implication des élèves dans leurs apprentissages. À l'École normale de Colmar, j'ai côtoyé des professeurs intéressants, qui ont su me faire profiter de récentes recherches en didactique qui ont bouleversé ma conception initiale de l'apprentissage de la lecture. Ils m'ont fait découvrir que, pour devenir un lecteur, il ne suffisait pas d'apprendre des lettres, de les assembler pour déchiffrer les mots. Plus tard, deux autres professeurs de Guebwiller m'ont fait découvrir la richesse d'une activité appelée dictée à l'adulte qui a sensiblement modifié mon approche de l'écrit au moment des apprentissages. Parmi eux, Bernard Friot, qui, tout en étant professeur de français, commençait à publier des histoires destinées aux enfants. Comme il habitait Colmar, ville dans laquelle j'enseignais à ce moment-là, il venait en lire dans ma classe (élèves de CP que je suivais au CE1) et proposait de temps en temps des séances d'écriture à mes élèves. Avec ces apprentis écrivains, je vivais déjà des moments d'exception et, lorsque je rentrais le soir, je lui téléphonais souvent pour lui raconter les trouvailles de mes élèves en expression écrite. À ma grande surprise, il reformulait mon vécu en utilisant des termes pédagogiques, m'expliquant que, ce qu'on faisait, c'était de la grammaire de texte. Comme Monsieur Jourdain découvre qu'il fait de la prose, je découvrais que je faisais de la grammaire de texte. C'est ce qu'on appelle une formation « sur le tas ». Quel privilège !

Stella Baruk, Jean Foucambert, Gérard Chauveau, Philippe Meirieu et bien d'autres) m'ont permis, petit à petit, de mettre l'élève au centre de mes préoccupations et de prendre du plaisir dans ce que je faisais. J'ai mis en place des séquences d'apprentissage liées aux projets que j'élaborais pour les élèves. Les instructions officielles permettaient de cadrer toutes ces activités. Je voulais que les élèves aiment venir à l'école parce qu'ils s'y sentent bien. Les élèves en difficulté ou en situation d'échec retenaient toute mon attention. Et j'essayais de les aider du mieux que je pouvais.

J'ai prospecté différents courants pédagogiques comme le mouvement Freinet, l'Office central de la coopération à l'école, le Groupe français d'éducation nouvelle et la pédagogie institutionnelle. J'ai passé un an dans une école au Québec dans le cadre d'un échange. Des lectures (Carl Rogers, Ivan Illich, André de Peretti, Jacques Fijalkow,

• ATD Quart Monde n'est pas un mouvement de revendication mais un mouvement de révélation. L'écriture étaie toutes les activités du mouvement. Pour les animateurs de bibliothèque de rue, il s'agit d'écrire des situations ou des faits vécus avec les enfants et leurs parents. Cette technique nous apprend à observer, à comprendre autrement. Une façon

Découverte des bibliothèques de rue et premières interrogations C'est à partir du moment où je me suis engagée dans les bibliothèques de rue avec ATD Quart Monde que j'ai commencé à comprendre pourquoi tant d'élèves échouent dans nos écoles. Cette prise de conscience s'est faite progressivement au contact des enfants et de leurs parents dans un quartier délaissé, abandonné par les infrastructures mises en place par la municipalité. L'activité consistait à aller y lire des livres. Je n'ai pas compris pourquoi ATD Quart Monde m'a demandé de me former avant de m'engager dans cette activité. Lire des livres à des enfants dans la rue ne me paraissait pas hors de portée. Mais j'ai obtempéré et je suis revenue de cette formation avec deux idées fortes :

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de faire bouger nos propres conceptions ou idées reçues. • À la bibliothèque de rue, nous devons être attentifs à tous les enfants, notamment à ceux qui ne sont pas là, à ceux qui nous regardent de loin et qui n'ont pas le courage de s'approcher ou qui ne peuvent pas nous rejoindre. Petit à petit, le contact des enfants dans la rue, le samedi après-midi, m'a fait porter un autre regard sur ces enfants et ces familles. Ce que je vivais là a suscité de nombreuses questions concernant nos pratiques dans l'Éducation nationale, à commencer par mon attitude en classe. 1. Une interrogation : lorsque nous arrivons avec nos livres, les enfants abandonnent leurs jeux et accourent pour lire. À l'école, ces mêmes enfants sont souvent en situation d'échec. Pourquoi l'école ne peut-elle pas entretenir cet attrait pour les livres ? 2. Un constat : lorsque les enfants parlent de l'école, ils manquent singulièrement de repères. La plupart du temps, ils ignorent le nom de leur enseignant (mis à part les enfants qui étaient dans la classe de perfectionnement de M. Bouchon !). Très souvent, ils ne savent pas dans quelle classe ils passent six heures par jour, se contentant de dire qu'ils sont à la « grande » ou à la « petite » école. Ils parlent peu des activités qu'ils pratiquent. Ils indiquent simplement qu'ils « travaillent » ou « apprennent », sans pouvoir préciser quoi. Ce constat m'a incitée à réfléchir sur les repères que mes propres élèves ont de leur milieu scolaire et de l'organisation de chaque journée de classe. 3. Une découverte : une jeune collégienne, tout heureuse de découvrir qu'elle sait lire « grâce à sa prof de français de 6e » dit-elle, se désole de ne pas pouvoir me montrer les histoires qu'elle a écrites : « Je fais plein de fautes quand

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j'écris. Les conjugaisons et tout ça, je les ai apprises mais je ne sais pas quoi en faire ! » Comment les élèves perçoiventils ce que nous (les enseignants) essayons de leur inculquer, règles diverses, calculs, tables, notions disciplinaires ? Une évidence se révèle. Les apprentissages ne doivent pas exister en tant que tels ou pour faire l'objet d'une évaluation, les apprentissages scolaires doivent être des outils dont l'enfant dispose pour optimiser sa capacité d'expression (orale et écrite). Les parfaire au maximum, voilà ma mission d'enseignante. 4. Une incidence : ATD Quart Monde est très exigeant sur la qualité du matériel et des projets mis en place. Dans tout ce qu'on entreprend à la bibliothèque de rue, un seul mot d'ordre : il faut que ce soit beau et grand et ne pas oublier de garder les traces des productions des enfants. Les notes et le bulletin scolaire sont-ils les seules façons de rendre compte aux parents du travail des enfants ? Il a suffi d'y penser pour trouver quantité d'occasions de mettre en valeur le travail des élèves, de lui donner une existence et une légitimité en le faisant sortir de la classe. Ces prises de conscience, je les ai faites alors que j'étais en poste dans une école d'un quartier résidentiel de Colmar. J'avais vraiment le sentiment que mes élèves étaient les premiers bénéficiaires de l'enrichissement dont je profitais au contact des enfants de la bibliothèque de rue.

Changer de regard Beaucoup de familles rencontrées grâce au mouvement étaient des familles yéniches. Très présentes en Alsace, souvent assimilées aux Gitans du fait de leur vie nomade (autrefois généralisée mais aujourd'hui très partielle), elles ont leur propre langue, la langue yéniche.

Elles sont marginalisées et exerçaient avant les métiers de rémouleur, vannier ou ferrailleur. Elles étaient très présentes dans mon enfance, fréquentes clientes de la boucherie de mes parents. En 1987, pour fêter les trente ans du mouvement ATD Quart Monde, j'ai eu le privilège de préparer une pièce de théâtre avec une famille yéniche. Dans ce travail, les personnes étaient complètement engagées, il ne s'agissait pas seulement de les impliquer ou de les faire participer à cette démarche, mais il s'agissait de faire à partir d'elles et avec elles. Elles seules connaissaient leur vécu, donc elles seules pouvaient construire les scènes que nous allions jouer. Leur savoir et leur vécu ont été dits, recueillis, écrits et mis en scène par des professionnels pour un résultat tout à fait probant. Cette expérience a occasionné mon implication personnelle auprès d'enfants de familles particulièrement rejetées. Cela m'a permis de relativiser et de rectifier les idées reçues, souvent fausses, concernant les enfants et les parents de ces milieux. J'ai trouvé une très forte résonance à la lecture de Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires'''. C'était aussi une expérimentation sur le terrain de deux grands principes qui animent ATD Quart Monde : • faire entendre la voix des plus pauvres au sein des institutions internationales, pour arriver à tenir compte des attentes et des réflexions de ceux qui vivent dans la grande pauvreté ; 48. Bemard Lahire est professeur de sociologie à l'École normale supérieure de lettres et sciences humaines. Outre Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Le Seuil, 2012, on lui doit également Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l'« échec scolaire » à l'école primaire, PUL, 2000.

• penser et agir à partir des personnes en situation de grande pauvreté, ce qui permet d'établir ensemble les conditions d'une véritable participation.

Changer d'école pour aller vers une expérimentation Pendant très longtemps, j'ai cherché comment transférer ces principes dans mon propre travail. Quelle place occupe un élève en difficulté (qui n'est pas forcément issu d'une famille en situation de grande pauvreté) au sein d'une classe ? Et si on lui donnait la priorité pour que sa voix soit aussi entendue dans la classe ? Est-ce que ça ne permettrait pas à tous les élèves de progresser ? C'est pour mettre à l'épreuve ces considérations théoriques que j'ai décidé de changer de poste pour aller travailler dans une école classée en zone sensible à Guebwiller. Je savais que je pouvais travailler en équipe avec une ou deux collègues et la directrice. J'ai passé les douze années précédant ma retraite à chercher comment on peut donner la priorité aux élèves les plus faibles. C'est le souvenir d'une remarque d'un parent d'élève de l'école que je venais de quitter qui m'a soufflé la réponse. Lors d'une réunion, quelques années auparavant, une maman avait déclaré suite à une intervention du directeur : « Dans cette école, il y a des enseignants qui s'occupent trop des élèves en difficulté et d'autres qui ne s'en occupent pas assez. » Comme un de ses enfants, très bon élève, était dans ma classe, j'ai compris que le message m'était adressé indirectement et je l'ai pris pour un compliment ! Et voilà que le mot « s'occuper de... » résonne fortement en moi. Et si plutôt que de « m'occuper » des élèves en difficulté, je réfléchissais à leur donner, au sein de la classe, un statut d'élèves tout simple-

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ment, au lieu d'en faire des élèves « à problèmes » ou « en difficulté ». C'est donc à Colmar que cette réflexion a débuté, alimentée par les réunions du « groupe école » d'ATD Quart Monde auquel participait aussi Françoise Grailhe49, enseignante à Guebwiller. Dans cette nouvelle école, j'ai eu la chance de me voir confier une classe très hétérogène. Un CE2 de vingt-huit élèves, dont deux brillants et huit ne sachant pas lire. Parmi ces huit élèves, il y avait quatre redoublants. J'ai commencé par chercher ce que les élèves peuvent avoir en commun : la parole, ils savent tous parler. Une collègue m'a fait remarquer qu'avant la parole, il y a la pensée et là, on rejoint l'idée de Joseph Wresinski : « Aucun homme n'est privé d'une pensée personnelle au moins sur son propre sort. Si on n'aide pas les hommes à maîtriser leur intelligence et à avoir une réflexion, leur propre sort est absolument dépendant d'autrui et donc ce n'est jamais leur propre sort qu'ils vont jouer. » Partant de ce principe, j'ai essayé de trouver comment faire pour que chacun puisse utiliser sa propre intelligence pour apprendre et progresser. Chaque élève doit être un élève utile à la classe et c'est à moi, enseignante, de faire en sorte que chacun occupe une place réelle dans une classe. Cela change complètement ma conception de l'échec scolaire. L'élève en situation d'échec scolaire ne sera plus l'objet de la mise en place de remédiations ou de séances de soutien, mais il prendra une part active dans l'ensemble des activités. J'ai dû changer d'attitude à son égard et lui apprendre à devenir acteur de ses propres apprentissages. Il a fallu lui apprendre à ne plus attendre qu'on vienne l'aider mais à devenir demandeur. Je pense par 49. Voir récit de Françoise Grailhe, p. 173.

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exemple à Céline qui croise les bras, regarde son cahier et attend. Je lui demande pourquoi elle ne fait pas son travail. Réponse : « Je ne comprends pas. » Je lui demande alors de faire un effort pour essayer de dire ce qu'elle ne comprend pas. Est-ce un mot contenu dans la consigne ou le sens de la consigne ? Céline relit la consigne, me regarde, sourit et se met au travail. (Je pense qu'elle ne l'avait pas lue!) Souvent, cette attitude est déjà un bout de chemin vers la réussite. Les élèves « à l'aise » doivent apprendre à laisser le temps de la parole à ceux qui n'ont rien à dire. Beaucoup d'élèves ne s'expriment plus parce qu'ils n'arrivent jamais à prendre la parole. «L'homme ne pense pas parce qu'il parle — ce serait là précisément soumettre la pensée à l'ordre matériel existant, l'homme pense parce qu'il existe... Reste que la pensée doit se dire, se manifester par des oeuvres, se communiquer à d'autres êtres pensants. »50 Un travail passionnant. C'est tout à fait possible, à condition d'instaurer une dynamique de partage des savoirs au sein de la classe, dynamique propre aux bibliothèques de rue. Chaque élève apporte sa contribution à la construction d'un savoir collectif. Cette démarche se rapproche d'une pédagogie d'émancipation prônée par Jacotot51' et qui prend le contre-pied de la pédagogie d'explication pratiquée le plus souvent et si hermétique aux élèves en difficulté. Elle nous a conduits vers une responsabilisation collective où chacun est garant de la réussite de l'autre, une force rarement exploitée dans la classe. J'ai constaté que donner la priorité aux plus démunis dans ma classe est un facteur de paix et de progrès pour tous. 50. Jacques Rancière, Le Maître ignorant, 10/18, 2004, p. 105 et suiv. 51. Ibid.

2. Moment de pratique professionnelle

Séance de français au CM2,fin de cycle 3, à la rentrée C'est la troisième année que je travaille avec ce groupe très hétérogène que j'ai suivi du CE2 au CM2. Il s'agit, en ce début d'année, de faire le point sur les acquisitions en français (grammaire, orthographe, conjugaison) puisque le passage en 6e attend ces élèves à la fin de l'année. Cette année scolaire marque non seulement la fin d'un cycle mais aussi l'aboutissement d'un pari pédagogique : donner la priorité aux plus faibles permet à tous les élèves de progresser. Lorsque j'ai pris ce groupe d'élèves en charge au CE2, j'ai choisi de construire mon travail sur ce que les élèves avaient en commun : ils savaient parler et penser. Jusqu'à présent, nous avons essentiellement cherché à communiquer et à échanger toutes sortes d'histoires vécues, inventées, copiées. Les élèves ont beaucoup écrit et lu leurs propres productions. Notre préoccupation ne se focalisait pas sur la justesse ou la pertinence du code, il s'agissait avant tout de se faire comprendre. Je suis très surprise de constater que les exigences relatives à ce fameux code sont rapidement abordées par les élèves eux-mêmes. Les règles deviennent nécessaires pour la compréhension des textes lus et/ou entendus. L'importance de mettre des règles en place naturellement justifie petit à petit la découverte et l'apprentissage de connaissances théoriques appelées règles de grammaire, d'orthographe, de conjugaison et de vocabulaire. C'est dans ce contexte que je propose au début de la troisième année la séance que je vais décrire.

Déroulement de la séance Les élèves ont sous leurs yeux une feuille comportant une série de sept phrases écrites. Nous les lisons ensemble. Une élève s'écrie : « Elles sont belles ces phrases ! » Je leur demande de choisir individuellement la ou les phrases qu'ils préfèrent et de les réécrire en supprimant les groupes de mots qui ne sont pas indispensables, de ne garder que les mots obligatoires pour que ce soit encore une phrase. Voici les phrases proposées : 1.Un vieil homme de la ville voisine est arrivé chez nous vers cinq heures. 2. Des animaux sauvages, affamés, bondissent sur le troupeau affolé. 3. La grande vitrine illuminée du magasin d'en face m'attire chaque fois davantage. 4. Les gros nuages gris courent dans le ciel, au-dessus de nos têtes. 5. Une vieille femme, vêtue de noir et chaussée de sabots, passe dans l'allée du marché. 6. Deux mignons petits ours en peluche rose dorment sur le lit de bébé. 7. Dans une grande forêt, des voyageurs imprudents se sont perdus. Chacun cherche et note les phrases réécrites sur son cahier de brouillon. Au bout de dix à quinze minutes, j'arrête le travail individuel et un premier élève propose une phrase réécrite. Je la note sur le tableau central. Pendant que je note, tous les autres élèves recherchent la phrase référence et ils comparent. Celui qui le souhaite donne son avis, même s'il n'a pas traité la phrase choisie par l'intervenant. Je note les mots ou groupes de mots supprimés sur les deux tableaux latéraux en essayant de trouver une cohérence (je ne pouvais pas penser la situation à l'avance, ne sachant pas

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comment les élèves allaient réagir). Les discussions sont passionnantes et passionnées. Lorsque les élèves arrivent à se mettre d'accord, j'arrête le travail concernant la phrase en question. La discussion a été très longue en ce qui concerne la phrase n° 5. Quelqu'un a proposé une première version en supprimant « dans l'allée du marché » notée au tableau, mais d'autres sont intervenus en signalant qu'on peut aussi enlever « vieille » et Joanne (une excellente élève) a fait rapidement le ménage en proposant : « Une femme passe. » C'est la seule élève de la classe qui a réagi conformément à ce que j'espérais en préparant la séquence. Et c'est là, à ma grande surprise, qu'Anna, très réservée en général, pas très rapide, qui ne participe pas beaucoup, s'indigne et déclare : « Ça ne va pas du tout. Ce n'est plus la même chose, on ne sait plus que c'est une vieille femme, ni où elle est. » Réaction des élèves qui essaient de lui faire comprendre « que ça va quand même » puisque c'est encore une phrase, même si elle ne veut plus dire tout à fait la même chose, mais la consigne est respectée. Mais Anna n'en démord pas et continue à exprimer son désaccord. La « bonne élève » Joanne, la seule qui a saisi le désir sous-jacent de la maîtresse qui était de démarrer son programme de grammaire de l'année par une étude de phrase, a provoqué les protestations d'Anna qui, elle, en est encore à trouver une réelle satisfaction à comprendre et à goûter le sens de ce qu'elle lit. Et Anna a raison de défendre cet acquis avec vigueur.

Kaïros Pendant toute cette discussion, je me suis retirée. C'est-à-dire que j'étais présente physiquement, devant le tableau, mais je n'intervenais pas, ni pour rap-

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peler la consigne ni pour donner une indication quelconque. J'étais simplement garante d'une circulation équilibrée de la parole, attentive à ce que tout le monde s'exprime, sollicitant ceux qui n'ont rien à dire mais qui finissent par avoir un avis. Je laisse la confusion s'installer jusqu'au moment où unisse, jeune homme d'un quartier étiqueté défavorisé, se lève et m'interpelle : « Moi, j'aimerais savoir, est-ce qu'on fait de la grammaire ou de l'expression écrite ? Surprise et soulagée, je m'adresse à l'élève en question et lui dis : « C'est génial ce que tu viens de dire et c'est une vraie récompense pour moi. » Par cette phrase, cet élève me signifie qu'on s'enlise parce que les choses ne sont pas claires. Comme c'est souvent le cas pour les consignes que les élèves interprètent en fonction de leur intelligence, donc de diverses manières. Les réponses sont souvent considérées comme fausses par l'enseignant, alors qu'elles correspondent souvent à une autre interprétation de la part de l'élève. C'est dans ces interprétations diverses que se manifeste la diversité des intelligences présentes au sein d'un groupe, d'une classe, et qui ne demande qu'à s'exprimer. Y compris celle des élèves les plus faibles. Cette séance m'a vraiment enthousiasmée parce qu'elle est riche en enseignements : • par rapport aux élèves : tout le monde participe car les élèves ont compris qu'on peut avoir un avis et le dire sans crainte puisqu'il sera accepté avec respect. Mais chacun est, et reste, dans son degré d'abstraction par rapport à la compréhension de la langue. Toutes les intelligences sont présentes, ce qui ne signifie pas que tous les élèves sont au même niveau, c'est une richesse ; • en tant qu'enseignante, j'accepte tout, intentionnellement : une façon de me

mettre en retrait. Mon savoir et/ou mes intentions ne viennent pas interférer avec celui des élèves. Pas de hiérarchie mais une explosion de savoirs ; • les acquisitions, les savoirs issus d'un inconscient collectif (élèves et moi), celui de la classe, rejoignent les savoirs institutionnels (dont je suis garante). Ce sont les mêmes si on les laisse émerger dans des situations d'une vraie communication indispensable à la vie. Pas de souci pour le programme, il sera fait. Avec un avantage de taille : on évite les répétitions des mêmes règles inlassablement apprises par coeur sans les comprendre ; • la programmation du travail : pour moi, la relecture de ce qui est noté au tableau (ce que les élèves ont trouvé) est un condensé du programme de grammaire à mettre en place. Y rattacher les notions d'orthographe, de conjugaison ou de vocabulaire est un jeu d'enfant.

3. Moment de pratique militante

À la bibliothèque de rue on propose, mais on ne peut pas imposer Lorsque j'ai proposé cette activité aux élèves, j'avais un objectif bien précis en tête mais il a rapidement été pulvérisé par les réactions des élèves. À la bibliothèque de rue, j'ai souvent vécu une situation semblable. La plus impressionnante a été l'histoire des carnets. En arrivant dans le quartier, les enfants se précipitaient sur les livres. Pourquoi ne pas les impliquer davantage en leur faisant écrire des histoires ? J'ai donc bien réfléchi et préparé mon projet. Je suis arrivée avec de beaux carnets à spirale et des stylos de bonne qualité (exigence du mouvement ATD Quart Monde, il faut toujours avoir du

matériel de qualité). Je propose aux enfants de leur donner ce matériel pour écrire des histoires chez eux. La semaine suivante, ils pourront venir les partager avec leurs camarades. Je leur parle avec enthousiasme de ce projet en leur disant que je sais qu'ils ont beaucoup d'idées et qu'ils en sont capables. En quelques minutes, mon projet est anéanti. Je n'ai plus de carnets ni de stylos et les enfants se sont envolés. La semaine suivante, ils sont revenus pour avoir d'autres carnets. Ils ont perdu les leurs. Je leur ai fait savoir que je ne suis pas dupe et que j'ai compris leur message. Qui fallait-il blâmer dans cette situation ? Les enfants qui ont su exploiter ma naïveté, ma candeur, mon inexpérience ? Je ne connaissais rien aux habitudes du quartier. Les belles idées et les beaux discours ne suffisent pas. Avec le livre, pas de problème. Les enfants accourent, sont demandeurs. Pourquoi ? Le texte permet la rencontre. Il ne s'agit pas de transmettre une connaissance, un savoir. Je ne suis pas à l'école. La richesse de ces séances est ailleurs. Il s'agit de la rencontre de deux volontés, celle de celui qui impose les livres et celle de celui qui vient lire. Il s'agit aussi de la rencontre de deux intelligences, celle de l'animateur qui apporte le livre et celle de l'enfant aux prises avec le livre. La relation est enrichissante pour les deux parce qu'elle est basée sur l'hypothèse de l'égalité de l'intelligence. « Ce n'est pas une hypothèse fondée dans une théorie de connaissance. C'est quelque chose qui doit être présupposé pour pouvoir être vérifié. Là où on localise l'ignorance, il y a toujours déjà, en fait, un savoir, et c'est la même intelligence qui est à l'oeuvre dans tous les apprentissages intellectuels. Il n'y a pas d'homme sur Terre qui n'ait appris quelque chose par lui-même (marcher,

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parler...) et sans maître explicateur. »52 C'est ce que Jacotot appelle une pédagogie de « l'émancipation », découverte faite suite à une expérience fortuite avec des étudiants de l'université de Louvain (Belgique) qui ont appris le français sans avoir bénéficié d'aucune leçon de la part de leur professeur, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française. Jacques Rancière décortique cette expérience qui date de 1818, en la mettant en regard avec l'attitude des maîtres explicateurs. Ce n'est pas une méthode, c'est une attitude qui rejoint celle défendue par le mouvement ATD Quart Monde quand il propose d'aller à la recherche du plus démuni. Ce n'est pas l'action qui est déterminante mais l'attitude. Cette attitude transférée en classe donne à l'élève le plus faible la chance de mettre son intelligence en éveil. N'estce pas une manière non explorée pour lutter contre l'échec scolaire ? N'estce pas l'échec scolaire des élèves qui angoisse les enseignants et les fait désespérer de voir leurs pratiques explicatives opérantes ?

ce sens et avoir une autonomie de création indispensable pour mener à bien de semblables projets éducatifs sans se couper de l'ensemble de l'institution scolaire. De toute manière, l'école doit avoir pour objectif de préparer les enfants les plus défavorisés à la vie du monde de demain... »53 N'est-ce pas un objectif concernant l'ensemble des élèves scolarisés ? Je me suis prouvé que c'est possible. Sans être allée jusqu'à mettre l'école dans la rue, j'ai fait entrer la rue dans l'école. Au cours de ce travail, Pascal Galvani nous a fait connaître un film intitulé L'École de la liberté' qui relate l'installation d'écoles dans des villages très pauvres en Inde. J'ai retrouvé beaucoup de points communs avec mon vécu. Une raison de plus pour continuer à croire que les vraies questions concernant l'avenir de l'institution scolaire et les solutions inhérentes seront révélées par les plus démunis. J'ai également relu Le Maître ignorant et je me dis : à quand des enseignants heureux au milieu d'élèves heureux dans des classes bourdonnantes d'activités ? Qui va avoir l'audace de tenter l'aventure ?

4. Conclusion Retraitée, donc hors circuit, je découvre qu'en 1982 Joseph Wresinski écrit, dans un rapport commandé par Michel Rocard, ministre d'État : « Pour notre part, nous voudrions proposer que les enseignants sortent de leurs murs de l'école et instaurent l'école dans la rue. Il ne s'agit pas là de créer une école pour les pauvres, mais une école où la pédagogie se fonde sur la manière d'être de l'enfant, s'appuie sur l'expérience du milieu, se bâtit en collaboration avec les familles. Des maîtres volontaires rattachés à des groupes scolaires de quartier devraient recevoir une formation dans 52. Jacques Rancière, Le Maître ignorant, op. cit.

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53. Joseph Wresinski, Refuser la misère, une pensée politique née de l'action, op. cit., p. 279. 54. Jiddu Krishnamurti, L'École de la liberté, School without walls, pédagogie River.

L'art contemporain pour fédérer une classe de maternelle Catherine Thoris J'ai commencé à enseigner en 1971. J'avais dix-neuf ans. Je venais d'obtenir mon baccalauréat en juin et, dès septembre, dans l'enseignement privé catholique, on me confie, en tant que suppléante pour une année, une classe enfantine. Je suis actuellement enseignante en maternelle dans le nord de la France. Mon mari enseigne en école élémentaire. C'est dans les années 1980 que notre chemin a croisé le mouvement ATD Quart Monde dans lequel nous sommes toujours engagés.

I. Parcours professionnel et militant

Les premières années d'enseignante En 1971, munie du baccalauréat, je prends en charge une classe enfantine : soixante-dix-sept enfants de deux à cinq ans (il y avait encore à l'époque des classes avec un effectif important, mais très vite elles seront supprimées). Je suis aidée par une ATSEM55 à pleintemps, qui prend l'un ou l'autre groupe en charge. A la rentrée suivante, c'est une école de quatre classes, de la maternelle au CE1, qui m'accueille. Je resterai quatorze ans dans cette école, jusqu'en 1986, toujours avec des élèves de grande section de maternelle, ou des cours préparatoires ou les deux associés, en fonction des effectifs. L'école se situe dans le quartier populaire d'une

petite ville, à la fois banlieue lilloise et porte des Flandres. Ces années sont celles de l'apprentissage du métier : j'ai tout à apprendre... sur le tas! J'assiste à des conférences pédagogiques organisées le mercredi matin par la direction diocésaine pour préparer le CAP (certificat d'aptitude pédagogique). Pour me rendre à ces rencontres, je fais du covoiturage et j'apprends autant par l'échange d'expériences sur le parcours que par les exposés magistraux. Je fais aussi des devoirs par correspondance qui me préparent davantage à l'écrit de l'examen. J'échange aussi avec ma marraine, qui est passée de monitrice d'enseignement général dans un centre d'apprentissage du textile à institutrice de l'Éducation nationale en retournant à l'IUFM pour préparer le CAEI (certificat d'aptitude à l'éducation des enfants et adolescents déficients ou inadaptés). Elle est passionnée par son métier et y consacre toute sa vie. Ces conversations me poussent à m'inscrire dans des stages pendant les vacances. J'en suis beaucoup et j'y découvre à la fois une méthode de lecture et la psychomotricité à développer chez l'enfant (travail fait avec Jean-Marie Tasset, psychomotricien canadien). C'est l'esprit des méthodes qui m'a surtout intéressée, esprit positif mettant en valeur les réussites. Dans ces premières années, d'autres rencontres sont importantes pour moi : • rencontre de collègues encourageantes, d'une auxiliaire maternelle qui

55. Agent territorial spécialisé des écoles maternelles.

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chante pour enrichir mon répertoire de débutante ; • rencontre d'enfants dociles qui ne posaient pas de problèmes de discipline, malgré le nombre, la première année ; • rencontre d'enfants plus remuants et dérangeants, ensuite. Parmi eux, on se rappelle toujours des « meilleurs » parce qu'ils ont touché notre coeur et y ont gravé leur empreinte. Je me souviens spécialement de JeanMarc, Stéphane, Patrice, Véronique et Laurent, une fratrie solidaire ayant d'énormes difficultés d'apprentissage. Je découvre à travers eux l'extrême pauvreté : leur maman est si marquée physiquement que je pense être en présence de leur grand-mère ! D'ailleurs, elle ne vient que très rarement à l'école, les petits étant amenés par la grande soeur. Par eux, je comprends le sens que peut prendre le mot « solidarité » dans une famille. Il ne faut pas toucher à un cheveu d'un des membres, sinon le clan se rebiffe. Je me souviens de Sébastien, toujours absent, mais qui ne manque aucune journée de répétition de danse quand la fête de l'école approche. Par lui et sa famille, je comprends l'importance que revêtent ces moments conviviaux où les enfants sont fiers de montrer ce qu'ils ont appris (danse, chant...) et qui permettent aux parents de retrouver confiance en leurs enfants par la même occasion ; • rencontre de parents d'élèves d'un milieu ouvrier simple mais chaleureux, qui font confiance à l'enseignante aussi jeune et inexpérimentée soit-elle. Par exemple : un matin d'hiver, au retour d'une sortie improvisée dans la campagne environnante pour découvrir la neige, des mamans nous attendent avec un chocolat chaud, sans faire remarquer les pieds mouillés et les nez rougis de leurs petits. Les papas aident pour repeindre ou réparer tel objet ou

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tel meuble abîmé. Des échanges cordiaux autour d'une bière clôturent les réunions. Encore maintenant, nous sommes heureux de nous saluer quand nos chemins se croisent ; • rencontre de Jocelyne, maman qui défend ses enfants comme une lionne. Ils sont souvent absents et dans les mauvais coups, mais ils ont toujours raison à ses yeux. J'ai toujours admiré le courage de cette maman que je retrouverai plus tard dans le cadre de nos activités avec ATD Quart Monde ; • rencontre de Michel, instituteur remplaçant, qui deviendra mon mari. De ces années, je garde le souvenir des conditions matérielles précaires : poêle à charbon à allumer, matériel pédagogique à fabriquer avec les moyens du bord, ce qui met à contribution toute ma famille (je suis l'aînée d'une famille de cinq enfants, et tout le monde s'y met pour m'aider). Il y a également une grande solidarité entre enseignants et parents d'élèves.

Découverte du mouvement ATD Quart Monde En 1983, je travaille à mi-temps, nous habitons un quartier très ouvrier où beaucoup d'enfants jouent dans la rue et ça nous interpelle. Nos deux aînés ont respectivement deux ans et demi et six mois et nous n'imaginons pas laisser le plus grand jouer ainsi dans la rue. Notre projet de couple est d'ouvrir notre maison. Jusqu'alors l'ouverture s'est faite surtout pour les proches, il nous semble temps de nous intéresser à quelque chose de plus large. Depuis une conférence de Joseph Wresinski à Lille, nous recevons Feuille de Route, mensuel du mouvement ATD Quart Monde. Nous sommes intéressés par les expériences, relatées dans ce journal, de personnes s'investissant dans leur

lieu de vie pour refuser la misère. Nous essayons de rencontrer les membres du mouvement dans le Nord. C'est ainsi que nous rencontrons Marie Verkindt (voir chapitre 5), une alliée* de ce mouvement, qui nous parle de Tapori*. Ce courant d'amitié entre enfants «ensemble pour un monde sans misère » semble correspondre à notre projet de vie dans notre quartier. Très vite, nous organisons des activités et réunions Tapori chez nous, avec les enfants du quartier. À Noël, nous proposons aux enfants de fabriquer des cartes pour les offrir à des personnes qu'ils connaissent et qui ne passeront peut-être pas de bonnes fêtes. Les enfants du quartier nous entraînent à la rencontre d'autres enfants en plus grande difficulté. Par la suite, nous devons inventer des moyens pour rester en contact et mieux connaître les nouveaux enfants découverts et leurs familles. Nous participons à une session de formation Tapori au centre international d'ATD Quart Monde, en région parisienne. Joseph Wresinski s'adresse à nous et me déstabilise. Il nous demande de mettre des ordinateurs dans la rue ! L'ordinateur n'est, en 1984, que peu ou pas démocratisé. Je trouve donc ça démesuré et insensé. D'autant plus que, pour moi, l'ordinateur, c'est du chinois. Mais, dans le même temps, un volontaire permanent* d'ATD Quart Monde nous invite à apporter dans les quartiers ce qui nous passionne, nous anime : bref, le meilleur de nous-mêmes et plus encore. L'enthousiasme est communicatif, j'adhère bien à cet aspect des actions du mouvement. C'est le début d'une longue aventure où je multiplie les visites de musées, les expériences qui me semblent démesurées. La préparation du 17 octobre 1987 (première Journée mondiale du refus de la misère à Paris, au Trocadéro, sur

le parvis des Droits-de-l'Homme) avec les parents et les enfants en est une. Dans chaque région, se prépare une scène du spectacle son et lumière qui sera présenté le soir du 17 octobre, au pied du Trocadéro. Le metteur en scène se déplace à Lille pour nous expliquer l'esprit du spectacle et nous donner les directives. Il nous demande de vraies performances d'acteurs, à nous et à des personnes tellement malmenées par la vie. Et ça marche ! Le 17 octobre au soir, des centaines de personnes fragiles, mais fières et dignes, franchissent le podium sous la tour Eiffel. C'est impensable, c'est incroyable, mais ils ont osé et les familles et nous-mêmes ressortons de cette expérience émus et grandis. J'ai encore des frissons quand je repense à cette journée. De 1986 à 1992, je bénéficie de six années de congé parental, la naissance de notre troisième puis quatrième enfant ayant agrandi notre famille. Je m'investis davantage avec ATD Quart Monde : j'anime une bibliothèque de rue*, des Semaines de l'avenir partagé*. Afin de parfaire mes connaissances, je participe à des stages organisés par Jeunesse et sport ou par l'association Lis avec moi, dirigée par Juliette Campagne, qui veut promouvoir la lecture dans des lieux publics où parents et enfants sont présents (salle d'attente de services pédiatriques, hall de la Caisse d'allocations familiales, services de Protection maternelle et infantile...). J'y apprends des techniques de conteur et de lecteur, j'y approfondis les richesses de la littérature enfantine ; car il s'agit d'apporter les meilleurs et plus beaux albums dans la rue et de les exploiter au mieux (albums que je réutiliserai plus tard en classe). Des projets de fresques, de décorations, de fabrication de chars, menés dans le cadre des activités avec les enfants et leurs parents me permettent de côtoyer

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des artistes : peintres, graveurs, potiers... Ils apportent leurs compétences dans les quartiers, révélant souvent des talents cachés chez les petits et les grands et nous redisant combien ils y ont vécu un véritable partage de savoirs, parce qu'ils y reçoivent des leçons de vie, de solidarité. Bien sûr, le résultat en termes de réussite artistique est inégal. Cependant, je n'ai jamais regretté l'investissement, même s'il fut souvent lourd, car, à chaque fois, cela a permis de redonner confiance aux enfants et à leurs parents et les retombées ne se mesurent que très tardivement parfois. Je découvre un plaisir personnel à approcher les oeuvres d'art dans les musées, ce que je n'ai pas expérimenté dans mes années antérieures, et la joie de partager ces moments avec d'autres. C'est alors que je perçois la fierté que retirent petits et grands de la fréquentation de ces hauts lieux culturels. Je découvre combien j'aime imaginer, chercher et créer un projet en allant « piocher » dans tout ce que j'ai pu voir autour de moi.

Reprise du métier En 1992, je retourne vers mon métier. Je ne peux retrouver une classe de maternelle, le seul poste disponible à mitemps étant une classe de CE1 dans une école du centre-ville d'Armentières. En 2001, je reprends un plein-temps en moyenne section de maternelle, dans la même école, qui compte quatorze classes, dont une CLIS (classe pour l'inclusion scolaire). Dans les concertations de maîtres, j'ai une étiquette ATD Quart Monde. Mais je ne veux pas en abuser et intervenir systématiquement en référence à mon engagement. Je préfère être discrète et

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j'encourage toutes les initiatives qui me paraissent intéressantes. Je m'efforce d'avoir un regard positif envers les difficultés de tous ordres. J'ai cependant proposé quelques actions issues de la dynamique Tapori. Je m'attache à rejoindre aussi d'autres projets, surtout quand ils parlent de solidarité ou qu'ils sont innovants : • nous mettrons en place, à l'initiative de la secrétaire de l'école, plusieurs opérations Téléthon d'envergure, dans lesquelles toutes les classes seront véritablement actrices ; • nous organiserons aussi des « journées sans cartable ». Ces journées s'inscrivent dans une dynamique proposée par la direction de l'enseignement catholique qui invite à se mettre à l'écoute, à rencontrer tous les acteurs de la communauté éducative. Lors de ces temps forts, tous les âges de l'école sont mélangés pour vivre ensemble des activités décloisonnées et éclatées avec divers intervenants (enseignants, personnels de service, parents, enseignants à la retraite...). Ces événements sont ponctuels et, d'une année sur l'autre, la réussite est inégale ; les circonstances, les enfants et les équipes enseignantes étant différents. À chaque fois qu'ils ont pu être mis en place, ils ont permis un temps d'écoute mutuelle, une approche plus positive des enfants et de leurs difficultés. A chaque fois, j'ai tenu à être dans l'organisation parce que j'aime vivre de tels moments et donc participer à leur mise en place. Je crois à l'importance de ces temps forts. Les trouvailles des uns et des autres, le travail des collègues, les stages et conférences pédagogiques m'ont souvent intéressée et formée. Cependant, c'est grâce à mes rencontres et mes formations faites au sein du mouvement ATD Quart Monde que j'ai acquis

une conviction : l'ouverture au beau (beaux livres, oeuvres d'art...), dans des projets qui obligent à se dépasser, permet à tous les enfants et à leurs parents d'avoir confiance et donne envie d'apprendre ensemble.

2. Moment de pratique professionnelle

Contexte global dans une année difficile En septembre 2005, je commence ma troisième année en moyenne section. Je n'ai jamais connu une année scolaire comme celle-là. J'ai une classe très difficile de vingt-sept élèves, dont cinq très perturbés et perturbateurs. Ils sont en grande souffrance affective, réagissent bruyamment, parfois violemment, bougent beaucoup, interpellent et demandent une attention individuelle de chaque instant. Depuis le début de l'année, je n'arrive pas à organiser des moments de regroupement fédérateurs donnant une vie à cette classe, car les difficultés et les réactions perturbatrices des cinq enfants, chacun à leur tour ou ensemble, sont trop envahissantes. Les moments de regroupement de tous les enfants autour du tapis sont les temps que j'ai le plus de mal à animer. Pourtant, ils sont essentiels à la vie de la classe, car on y partage les chants, les comptines, les histoires. Les projets s'y dessinent et y sont décidés. Ce sont des instants où, pour être remarqués et pas oubliés, Renaud, Raphaël, Sacha, Mathieu et France-Marie bougent, crient, tapent des mains, des pieds, se bousculent, sans interruption. J'essaie donc de leur donner des rôles : tenir le livre, l'affiche, tourner les pages, distribuer le matériel... Je fixe des places sur les bancs pour les rassurer, mais cela

reste compliqué. Il faudrait que j'aie cinq genoux, dix bras pour les entourer chacun d'une affection particulière et obtenir le calme nécessaire à l'élaboration d'un projet de classe qui soit fédérateur pour l'ensemble. Une opportunité se présente : le musée d'Art moderne de la ville organise une importante exposition intitulée Jean Dubuffet, chemin de l'art brut. Je saisis cette occasion et décide d'emmener les enfants à la découverte de cet artiste. Ma décision s'appuie sur mes expériences de sorties au musée vécues en bibliothèque de rue. De plus, je connais quelques oeuvres de l'artiste. J'obtiens un rendezvous pour une visite guidée et un temps d'atelier début novembre. Un guide prendra en main le groupe classe. Il l'emmènera dans le musée à la découverte des oeuvres, en détaillera trois ou quatre plus précisément, puis nous conduira dans un atelier pour réaliser un objet plastique à la manière de Jean Dubuffet.

Préparation de la visite Pour la plupart des enfants, c'est la première fois qu'ils vont au musée. Je leur explique ce qu'est un musée à partir d'affiches, et quelles sont les règles de calme et de silence à respecter dans un tel lieu. Je leur parle du voyage : nous irons en autocar. Les enfants cherchent ce qu'ils vont emporter : un pique-nique. Je pense que cette visite devrait bien se passer. Chaque fois que j'ai emmené des groupes dans un musée lors de mes expériences en bibliothèque de rue, la majesté du lieu, les oeuvres inhabituelles rencontrées ont créé comme par magie un climat de calme et de respect. J'espère que cette fois encore le charme opérera. Je tiens à ce que tous les enfants participent et je m'entoure de plusieurs adultes pour les encadrer. Je prépare les

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petits groupes, en séparant les enfants perturbateurs, un dans chaque groupe, au milieu des autres, sans pour autant le signaler « perturbateur » à l'adulte. Ils sont suffisamment connus dans l'école. Par contre, il faut convaincre les parents de faire confiance à leur enfant et à l'encadrement et d'oser les laisser partir. La grand-mère de Raphaël est inquiète. Il est très vif, ne parle pas français, ses parents sont au Portugal et la grand-mère, qui le garde pendant un an, a peur. Je lui propose de nous accompagner, elle accepte. Mais le jour de la sortie, Raphaël est malade et ne vient pas. Je ne crains pas trop pour Renaud : ses frères et soeurs ont toujours été agréables lors des sorties de classe. Mathieu, qui le copie toujours, devrait suivre. Je crains plus pour France-Marie, c'est une enfant fantasque qui, pour suivre une idée, peut perdre le groupe. Quelques collègues émettent des réserves quant à la participation de tous les enfants, mais la sortie est prête et ce ne sont peut-être pas les enfants pour lesquels on craint qui poseront problème.

Kaïros Le jour de notre visite, le musée est très animé. Il y a du monde et plusieurs groupes se croisent. L'animatrice nous emmène devant un tableau et demande aux enfants de s'asseoir par terre, en demi-cercle, devant la toile. Je me suis assise au milieu des enfants. Les mamans sont plutôt restées debout autour. Lors des explications et d'un jeu de questions-réponses, j'essaie de rassurer les inquiets et de stimuler les distraits, mais j'évite les mouvements brusques et les déplacements pour garder un maximum de calme. Cela se passe aussi bien que possible. Comme prévu, les enfants sont impressionnés par le cadre et l'environnement. Ils sont attentifs à

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la découverte des oeuvres. Seul Sacha se fait remarquer, il est un peu remuant et trop volubile, laissant insuffisamment de place aux interventions de ses camarades, mais cela reste correct. Je n'ai plus de souvenirs précis de l'atelier qui a suivi cette visite. Je sais que la journée est réussie car les enfants sont heureux. Aucun n'a été trop difficile et les mamans accompagnatrices reconnaissent qu'il faut une attention particulière pour chaque enfant et sans faille, mais elles ne pointent pas du doigt l'un ou l'autre. Elles trouvent que la visite a été intéressante et, pour certaines, aller au musée est également une découverte.

De retour en classe Après la visite, il s'agit de poursuivre le projet, de parler de ce que nous avons vécu, voir ce que nous pourrons faire à la manière de Jean Dubuffet, commenter les photos pour laisser une trace dans le cahier de vie. Pour cela, il va falloir vivre plusieurs moments de regroupement autour du tapis ! Le regroupement se situe au centre de la classe. Je suis souvent assise sur une petite chaise devant ou à côté des enfants, ceux-ci étant répartis sur trois bancs autour ou sur un tapis. Ce que je relate se déroule en plusieurs temps courts et réguliers de regroupement. Tout de suite, les enfants parlent du transport en autocar, du pique-nique. C'est toujours ce qui revient en premier, mais très vite, les enfants reparlent du musée, de Jean Dubuffet. Ils ont bien mémorisé le nom du peintre. J'ai emprunté, à la bibliothèque municipale, un livre qui retrace la vie et l'oeuvre de l'artiste de manière complète et abondamment illustrée. Le musée a donné une affiche de l'exposition. Je m'appuie sur ce matériel pour poursuivre le projet. Il y a dans le livre des photos de Jean Dubuffet et, très vite,

il devient quelqu'un d'important dans la classe. Ce ne sont pas seulement ses oeuvres qui marquent les enfants, ils s'attachent au monsieur qui les a créées. Ils connaissent son nom, ils reconnaissent son travail. Un midi, Léa arrive tout excitée : « J'ai vu le bus de Jean Dubuffet dehors ! » Elle a reconnu une affiche de l'exposition sur un panneau informatif, sur la grand-place d'Armentières. Bien sûr, nous allons l'admirer et les enfants étonnent les passants par leur intérêt. À chaque fois que j'ouvre les livres d'art, le groupe est plus calme. Soit je le tiens, soit un enfant le présente aux autres qui commentent. J'essaie que chacun ait son tour de parole et, cette fois, je n'ai pas besoin de faire le gendarme pendant toute la séance. L'ambiance est plus paisible, le moment est fédérateur, tous ont envie de commenter les images. C'est important pour tous les enfants. L'expérience est nouvelle pour tous. Je revois les enfants observant un autoportrait de Jean Dubuffet : les couleurs, le rouge, le bleu, sont appliquées dans des espaces cernés de noir, ce sont des aplats de couleur pure ou des hachures. Les enfants retrouvent dans ce tableau une technique qu'ils ont observée sur de grandes sculptures au musée. Ils disent : « C'est des traits... Il y a du rouge, c'est bleu... C'est blanc... C'est colorié... Il ne dépasse pas... Là, c'est que des traits... C'est un bonhomme... On voit un Un nez... Une bouche... Y a pas de cheveux... Les traits, c'est les cheveux... » D'autres s'expriment en montrant ce qui est nommé par un camarade.

couvriront ensuite un mur de la cour de récréation. La consigne est d'y peindre sa main. Avec les enfants, nous avons décidé de les décorer à la manière de l'autoportrait de Jean Dubuffet. Ils peuvent ainsi reconnaître parmi toutes les mains celles peintes par les copains de la classe. De même, les parents des élèves de la classe, ainsi que ceux de la classe d'à côté, interrogent : « C'est qui, ce Jean Dubuffet ? » L'occasion de répondre à la question m'est donnée lors de la réunion de classe qui a lieu quinze jours plus tard. En raison de l'ambiance de classe un peu tendue, je crains que la réunion de parents ne devienne l'occasion de pointer du doigt l'un ou l'autre enfant perturbateur et sa famille. Mais, grâce à l'impact du projet Jean Dubuffet sur les élèves, l'accent est mis sur la visite au musée et sur ses conséquences. Les parents sont positivement étonnés du grand intérêt des jeunes pour un peintre. Ils découvrent tous les apprentissages dans différents domaines (graphisme, langage oral, langage écrit, organisation spatiale et temporelle...) que génère une simple visite. Ils sentent que leurs enfants sont pris très au sérieux par ce projet culturel. Une maman dit : « Je ne soupçonnais pas tous les apprentissages que permet un tel projet, c'est vraiment bien, je ne pensais pas que des enfants si jeunes pouvaient s'intéresser autant à un peintre, je suis contente. »

Rendre publiques nos découvertes

En évoquant tout cela, une image me vient et s'impose à moi. Pourquoi ce moment ? Je ne sais pas vraiment. C'est l'image de Jacky, un garçon de dix ans. Chaque semaine, nous allons le chercher pour participer à la bibliothèque de rue, en bas de son immeuble. Jacky des-

Au même moment, une grande campagne Téléthon se prépare dans l'école. Le défi est de décorer et de vendre un maximum de carreaux de céramique qui

3. Moment de pratique militante

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cend ou pas. Souvent, il préfère tourner autour de nous avec son vélo. Par moments, il écoute la moitié d'une histoire et repart. Les autres enfants disent parfois : « Oh, lui, ce n'est pas la peine d'aller le chercher. » Mais pour nous, animatrices, il est un de ceux à qui nous portons une attention particulière. Dans le cadre de la bibliothèque de rue dans ce quartier, nous avons déjà participé à des actions d'envergure. C'est ainsi qu'Ingrid, sa soeur, a été primée dans un concours d'affiche et que sa réalisation a été exposée dans le hall de l'Hôtel de Ville de Paris. Jacky a suivi cela de loin. Il a aussi entendu parler du père Joseph. Nous avons plusieurs fois apporté des livres racontant la vie de Joseph Wresinski. Ce jour-là, nous allons avec quelques enfants de la bibliothèque de rue à la rencontre d'autres enfants, chez eux. Contrairement à nos habitudes, nous nous installons non pas à l'extérieur, mais dans la salle à manger de quelqu'un du quartier, autour de la table. L'autre animatrice et moi-même sortons, parmi d'autres, un livre sur la vie de Joseph Wresinski. Les parents sont présents, heureux de nous accueillir. Ce jour-là, Jacky devient peu à peu le centre d'intérêt, car il trouve les mots pour raconter aux autres ce qu'il a compris du

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père Joseph, et c'est juste. Les enfants l'écoutent. Cela ne durera pas plus de dix minutes, mais cet instant est resté dans ma mémoire tant Jacky m'a épatée. J'avais l'impression qu'il n'avait jamais écouté une histoire en entier. Et là, il a pu expliquer ce qu'il connaissait de Joseph Wresinski et intéresser un auditoire.

4. Retour sur ces deux moments Entre ces deux faits, le lien est, me semble-t-il, la dimension que prennent les personnes aux yeux des enfants. Pour Jacky, l'histoire de Joseph Wresinski est quelque chose de très important, de grand. La manière dont il nous l'a restituée prouve qu'elle l'a touché au plus profond. En effet, on ne peut pas dire que la vie de cet homme soit banale. C'est celle d'un grand homme. De même que pour les enfants de la classe, Jean Dubuffet est devenu quelqu'un d'important, quelqu'un dont les œuvres sont exposées dans un musée, quelqu'un qui les rend importants aux yeux des autres. Pouvoir dire : « Je suis allé au musée, j'ai vu les dessins, les statues de Jean Dubuffet, je connais Jean Dubuffet... » est une grande fierté. Comme pour Jacky de dire : « Moi, je connais l'histoire du père Joseph. »

Reconnaître quoi qu'il arrive l'intelligence de l'enfant Françoise Grailhe Née en 1945 à Guebwiller (Haut-Rhin), cinquième enfant d'une fratrie de sept, père ouvrier, mère au foyer, je suis entrée dans l'enseignement primaire par le recrutement des remplaçants à l'âge de dix-neuf ans, juste après le baccalauréat. Mariée, mère de famille puis grand-mère... Alliée* du mouvement ATD Quart Monde au sein du groupeécole d'Alsace. I. Parcours professionnel et militant

Des rencontres Nous étions dans les années 1980. Je travaillais à plein-temps en tant qu'institutrice. J'étais mariée, mère de quatre enfants, ma vie était bien remplie. J'enseignais à Guebwiller dans l'école d'une zone sensible qui scolarisait, en partie, des enfants vivant en foyer d'accueil ou issus de milieux défavorisés, ainsi que de milieux divers. Notre école était une école d'application'', attachée à l'École normale' de cette ville, elle comptait huit classes. Des liens professionnels se sont tissés entre maîtres d'application et professeurs de l'École normale. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Colette

56. Une école d'application était une école publique dans laquelle les instituteurs stagiaires en cours de formation faisaient l'apprentissage pratique de leur métier. 57. Avant la création des IUFM, l'École normale formait les futurs instituteurs.

Utzmann58". Elle m'a parlé du mouvement ATD Quart Monde et de la bibliothèque de rue*. Un samedi de décembre, durant les vacances de Noël, je l'ai accompagnée. Je souhaitais découvrir, comprendre ce dont elle me parlait. Colette a déployé la couverture, sorti les livres, les enfants sont arrivés et elle a lu avec eux. J'étais plongée dans un quartier et un monde qui m'étaient totalement inconnus. Des volontaires permanents* du mouvement ATD Quart Monde avaient démarré un « groupe-école », j'ai été invitée à découvrir le travail qui s'y faisait. Pourquoi ai-je suivi ainsi Colette dans le mouvement ATD Quart Monde ? Je pense pouvoir dire qu'à ce moment de ma carrière, le mouvement a répondu à des questions que je me posais par rapport à tous ces enfants pauvres, placés ou non, dont j'avais la charge dans mes classes.

Le mystère de la pauvreté Que connaissais-je des pauvres ? J'avais environ dix ans lorsque mon père a été nommé tuteur d'une famille pauvre. Il encaissait les allocations familiales de cette famille puis, mensuellement, payait la note chez l'épicier. Je me souviens des visites de l'assistante sociale chargée du suivi de ce travail, ainsi que de leurs discussions au cours desquelles mes parents ne portaient pas de jugement sur les parents, sentant in-

58. Voir récit de Colette Utzmann, p 156.

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tuitivement leur propre humilité devant tant de pauvreté.

Ma vie professionnelle J'ai commencé mon métier en 1964, en tant que remplaçante, sans formation professionnelle. Durant mon enfance et mon adolescence, j'ai vécu mes temps de loisirs au sein du scoutisme féminin. Cette pratique scoute m'a, sans aucun doute, aidée à entrer dans le métier. Mon premier poste a été un remplacement d'une institutrice de CP qui pratiquait une pédagogie naturelle inspirée par Célestin Freinet : ma chance ! Madame B. n'utilisait pas de manuel, mais créait ses textes et les illustrait directement à la craie, sur le tableau. J'ai suivi ses conseils. Je me souviens... S'appelaitil André ? Ce jour-là, nous devions découvrir la lettre « B » ; j'avais dessiné sur le tableau, avec application, un bébé en train de boire son biberon. À côté, j'avais écrit : « Bébé boit le biberon. » J'interroge André : — Tu lis ce qu'il y a écrit à côté du dessin ? — Bébé boit la chopine. Quel ne fut pas mon étonnement ! Comment cet enfant ne savait-il pas lire ce que j'avais écrit ! Était-il si sot ? A dixneuf ans, sans formation, ma réaction fut d'aller vers ceux qui « savent » : le directeur de cette école primaire, sa femme, qui enseignait dans un CP ailleurs, l'enseignante que je remplaçais, l'équipe Freinet qui proposait des formations aux jeunes enseignants comme moi... et l'Éducation nationale qui, par le biais des inspections, avait mis en place un programme de formation pour les remplaçants, notre dénomination à cette époque. Dans le domaine des relations avec les parents, l'attitude des enseignants de ma génération se résumait à : « Leur

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place est à la maison. » Seul le bulletin servait à la connaissance des acquis et du vécu de leur enfant en classe. Durant les années 1970, dans l'école où j'exerçais, qui était pourtant une école d'application, nous donnions les bulletins le dernier jour du trimestre et de l'année scolaire. Nous écartions ainsi les risques de conflits dus aux redoublements, par exemple. Le souvenir de Fanny et de son papa restera pour moi un grand moment de transformation. J'avais décidé de faire redoubler Fanny à la fin de son CP et je l'ai donc annoncé à l'ensemble des élèves au moment de la distribution des bulletins, c'est-àdire une heure avant la fin de la classe, le dernier jour de l'année scolaire. Matthieu, le petit malin, s'est dépêché d'annoncer la nouvelle à grands cris à la sortie des classes, dans la rue : « Fanny redouble ! » Qui arrive, furieux, dans ma classe ? Le papa de Fanny : « Vous pensez que c'est normal que j'apprenne par un élève que ma fille redouble ? » En relatant ce vécu, j'éprouve encore la honte qui m'a envahie à ce moment-là : non, je n'ai pas été en colère vis-à-vis de ce papa, au contraire, il m'a fait comprendre mon erreur.

L'importance des parents Les premières évaluations nationales en 1990 ont obligé les enseignants à expliquer à tous les parents les résultats des tests écrits de leurs enfants. Des exigences qui m'ont aidée à devenir plus professionnelle dans la relation avec les parents d'élèves. La question de rencontrer tous les parents a été résolue : nous devions nous soumettre aux nouvelles directives ou instructions officielles. J'avais pris l'habitude d'aller vers les parents dès le début de ma carrière. Je me rendais à leur

domicile lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions quant à des sorties ou des classes vertes. L'obligation donnée par les instructions officielles, associée à la connaissance acquise par ATD Quart Monde, m'a donné plus de conviction et de force pour aller vers ceux qui n'entraient pas dans l'école. C'est ainsi que j'ai entendu des paroles de mamans : — Vous savez, je ne parle pas bien le français. — Je ne sais pas lire et écrire. — Je ne peux pas venir aux réunions. — Je suis gênée devant les autres parents. — Je ne peux pas venir à 16 heures car je travaille à ces heures-là. L'année dernière, la maîtresse acceptait que je vienne parfois pendant les heures de classe, mais celle du CP ne voulait pas du tout m'écouter !

La protection Une autre rencontre a marqué mon début de carrière. Elle s'est passée trois ou quatre ans après mes débuts. Je me rends, un jour, dans la boulangerie du quartier où je me servais habituellement. Une jeune vendeuse, nouvelle, se trouve derrière le comptoir : — Bonjour Madame Grailhe, vous me reconnaissez ? — Maria ! Tu étais en classe chez Madame F., lorsque je suis venue la remplacer un jour. — Oui, vous m'avez défendue contre les moqueries de mes camarades ! Les souvenirs me sont revenus : Maria était élève dans une classe de fin d'études dans laquelle j'ai dû me rendre à 13 h 30, au pied levé, pour remplacer l'institutrice. Elle était primo-arrivante et sa lecture à voix haute était fortement teintée par son accent portugais. Dès

qu'elle s'était mise à lire, les moqueries de ses camarades de classe, âgées d'environ treize ans, avaient fusé et j'avais immédiatement réagi. Je ne me souviens plus de mes propos, mais Maria, elle, s'en rappelait ! Je ne connaissais pas encore ATD Quart Monde à cette époque, mais le souvenir de cette rencontre et la leçon que j'en ai gardé sont restés gravés dans mes pratiques pédagogiques. Très tôt, j'ai imposé une règle à tous mes élèves, et cela, dès le premier jour de classe : on entrait dans notre classe après avoir lu l'affiche apposée sur la porte : « Je ne me moque pas, j'écoute celui qui parle, je demande la parole. »

Des souffrances En 1991, j'ai demandé un poste d'adjointe dans un village. Là, j'ai découvert que les pauvres et les immigrés vivaient sans doute encore plus difficilement leurs conditions que dans les villes. Mes relations avec le directeur de l'école furent très problématiques sur le plan pédagogique. J'ai traversé le désert durant sept années. Le directeur avait son point de vue : « Les enfants de la famille X sont tous ainsi, limités. Les Y sont fiables, ils réussissent. » Ces années m'ont formée professionnellement, car j'ai dû assurer en permanence mes convictions pédagogiques, mes relations avec les parents. En 1998, j'ai été nommée directrice dans cette école, suite au départ en retraite de ce directeur. L'enjeu était de taille ! D'autant plus qu'à la même rentrée, une autre collègue fut nommée comme adjointe. Or elle avait eu des problèmes de santé, suivis de graves contentieux avec la hiérarchie. Elle vivait l'exclusion au sein du corps enseignant. Des parents s'étaient renseignés

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sur sa capacité à enseigner. Je n'avais aucune prise sur cette situation. J'ai décidé de l'accueillir comme n'importe quel autre être humain. Et nous nous sommes mises au travail (nous étions trois collègues féminines) : préparer la rentrée scolaire, poser les bases du travail pour l'année. Nous travaillions en équipe ; cela se déroulait professionnellement, sans bavardage, sans évoquer les problèmes antérieurs. Nous découvrions une collègue sur qui on pouvait compter, responsable de ce qu'elle prenait en charge.

de l'homme. Un grand moment pour l'école et le village !

De l'utilité d'un projet d'école

Permettre à l'élève d'exprimer sa pensée

J'avais mon idée en tête depuis ma nomination au poste de directrice : je voulais utiliser le projet d'école pour impulser les valeurs fondatrices permettant une « vie heureuse dans notre école ». Cette année-là, on devait célébrer le cinquantième anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme, le 10 décembre 1998. L'Éducation nationale nous y invitait par circulaire officielle. J'avais suggéré d'intituler le projet d'école : «Être responsable ». Collègues, élèves et parents élus au conseil d'école ont adhéré à cette idée et nous avons donc établi une liste d'actions. Au Centre international d'initiation aux droits de l'homme, à Sélestat (Bas-Rhin), nous avons trouvé une liste complète de livres et de jeux. En équipe, nous avons réparti les tâches : quels chants, quels albums, quelles saynètes, quelle exposition. J'ai proposé à mes élèves de lire un conte sur le thème travaillé et nous avons décidé de le mettre en scène. Le 10 décembre, les trois classes ont invité les parents, l'inspecteur et les élus à célébrer dignement les droits

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Établir des relations avec les parents, construire des relations entre les élèves et les enseignants, au sein des classes et des écoles, avec respect, sans jugement personnel, travailler professionnellement, c'est l'apport du mouvement ATD Quart Monde dans ma carrière professionnelle.

2. Moment de pratique professionnelle

Premier jour de classe, première heure de lecture dans un CE1 composé de vingt-trois élèves que je prends en main pour la première fois. Nous sommes dans un petit village de mille deux cents habitants. L'école primaire comporte quatre classes, l'école maternelle voisine deux classes. Je connais mes nouveaux élèves en tant que directrice de cette école et par le quotidien qui fait que, durant les entrées, les sorties, les récréations, nous nous côtoyons depuis un an déjà. Ma collègue, qui en était responsable durant l'année du CP, m'en avait fait un portrait rapide, au moment des changements de classe, fin juin. D'expérience, je m'attendais, dans le domaine du français, à accueillir des lecteurs de niveaux hétérogènes. Je connaissais aussi les petits perturbateurs... Le cadre est défini : tous les élèves ont reçu le même texte de lecture photocopié. Un texte de Bernard Friot, La Sieste, extrait d'une revue. Le déroulement habituel d'une telle séquence de lecture supposerait que chaque élève se soumette d'autorité à la lecture orale de l'un ou l'autre passage. Acte imposé

par le maître, acte auquel aucun enfant ne penserait à se soustraire en ce jour si important, le jour de la rentrée. Le texte est découpé en sept paragraphes, les sept jours de la semaine, chacun étant illustré par une image qui aide à la compréhension. Chaque élève se prépare, sans aucun doute, à sa manière, à l'épreuve attendue par le maître. Que se passe-t-il dans tous ces cerveaux ? Dans quelle mesure l'enfant at-il conscience que, d'ici à quelques minutes, il va être entendu, regardé, jugé, évalué, par sa nouvelle maîtresse et par ses pairs ? L'attention est mobilisée par la lecture des images, mais celles-ci apportent-elles la capacité à lire le texte ?

Kaïros Je prends la parole et annonce : « Ceux qui veulent lire aujourd'hui lèvent le doigt et ceux qui ne veulent pas lire aujourd'hui pourront le faire demain ou plus tard. » Je prends cette décision d'instinct, comme une illumination. Je veux laisser la liberté de ne pas lire à haute voix en ce premier jour de classe. Je veux que le bonheur de découvrir un texte qui invite au rire soit l'essentiel de cette heure de français. Ai-je agi de la même manière les années précédentes ? Les classes étant composées de CE1 et de CE2, je ne procédais sans doute pas de cette manière-là. Toujours est-il que cette manière de faire m'est apparue comme incontournable ce matin-là. Je voulais garantir à chaque enfant l'espoir de la réussite. Je voulais sécuriser celui qui ne savait pas encore lire à haute voix devant ses camarades de classe. Je voulais que cette première journée vécue ensemble reste sous le signe de la gaieté et de la confiance. Je savais que le temps et l'action dans la durée permettraient à

chaque élève d'accéder à l'autonomie en lecture. D'ailleurs, Maxime, le « petit terrible », avait vite réalisé la chance qui s'offrait à lui ce matin-là. La lecture était bien entamée. Le voilà qui se lève, court vers moi et me demande : « Est-ce que je pourrai lire le dernier paragraphe ? » Quel malin ! Le paragraphe ne comportait qu'une phrase : « Et le dimanche ? Je me suis endormi... » Sans entrer dans le détail de la pédagogie du français vécu durant l'année, j'avais mis en place différents moments de lecture, le plus souvent par petits groupes. Parmi eux, un moment particulièrement heureux, celui de se préparer à lire un texte, une fois par semaine, aux petits camarades de la grande section de l'école maternelle. Les enfants s'y préparaient volontairement deux par deux. En réalité, ils pouvaient le faire lorsque leur capacité à lire à voix haute était devenue suffisamment performante. Je n'intervenais pas beaucoup, si ce n'est par mes encouragements. Et c'est ainsi qu'à la veille des vacances de Noël, lors d'une rencontre entre nos deux classes, tous les élèves de sept ans ont pu offrir un texte de lecture aux petits copains de cinq ans. Un grand moment ! Effectivement, tous les enfants étaient devenus lecteurs autonomes au bout de ce quatrième trimestre de leur scolarité en école élémentaire. La notion de cycle d'apprentissage est une réalité.

3. Moment de pratique militante

Respecter l'autre Je n'ai jamais pris d'engagement dans le mouvement ATD Quart Monde en dehors de la participation au réseau École*. Les seuls contacts que j'avais

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avec les familles, à l'époque où j'étais en activité professionnelle, étaient ceux avec les parents d'élèves en situation de grande pauvreté. Je me souviens donc très bien de cette jeune mère de famille qui avait accepté le placement de son fils en famille d'accueil, par les services de l'Aide sociale à l'enfance. La famille habitait à Mulhouse, la plus grande ville du département et, l'année scolaire précédente, l'enfant n'allait plus à l'école, sillonnait les rues, se comportait difficilement en famille. Yann avait sept ans... Sa maman espérait que dans cette nouvelle situation, il pourrait se restructurer. Les mois passant, j'ai pu parler à la maman par téléphone ainsi que de vive voix. Les relations entre la famille d'accueil et la maman devenaient de plus en plus conflictuelles. Le comportement de Yann ne s'améliorait ni au sein de sa famille d'accueil, ni dans sa famille durant les week-ends. En classe, nous avancions ensemble... La fin de l'année arrivait. J'ai demandé à la maman de venir à l'école quand elle le pourrait pour faire le bilan. Elle a pu venir un samedi après-midi, au moment de la kermesse. Cela représentait pour elle, qui n'avait pas de moyen de locomotion, un déplacement complexe, nécessitant de trouver un chauffeur et de faire garder des jumeaux en bas âge. Bien que l'ambiance de fête de ce jour-là ne permît pas de lui consacrer beaucoup de temps, je lui ai présenté le bilan des progrès et des difficultés de son fils : « Yann sait lire à présent, il écrit beaucoup mieux, il réagit très bien dans toutes les situations, dans toutes les matières, il est vif, curieux de tout, gai, agile. Son comportement est encore difficile, car il est taquin, bagarreur et n'avoue jamais ses forfaits. Il est intelligent. »

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Elle me répondit vivement : « Vous êtes la première maîtresse à me dire que mon fils est intelligent ! » Nous, les enseignants, sommes tenus de rendre compte des résultats scolaires aux parents de nos élèves. Comment procéder ? Prendre le temps de s'asseoir, ouvrir les cahiers, regarder, commenter, écouter les questions et y répondre et, surtout, parler de l'élève dans sa globalité. Pourquoi passer sous silence l'intelligence d'un élève sous prétexte qu'il présente des difficultés de comportement ? Que cette intelligence compense sans aucun doute les problèmes liés au comportement ? Ses camarades de classe avaient bien cerné Yann. La trace écrite qui suit en témoigne. Un samedi matin, durant le premier trimestre, à l'heure de la « réunion de classe », je propose de parler de Yann. Il se trouve que ce matin-là il était absent (je crois bien que c'était la première absence de l'année) pour raison de maladie. Je demande à mes élèves : « Est-ce que vous pourriez dire ce qui ne va pas chez Yann ? » Les réponses fusent : « Il dit des gros mots ! », « Il nous pousse ! », « Il fait des trucs pour s'amuser, des crochepieds mais il dit toujours "c'est pas moi !" », « Il dit des mensonges. », « Il n'avoue pas la vérité ! », « Il râle, se met en colère ! » Tout cela est hélas exact ! Je leur dis ensuite : « Que fait-il qui est bien selon vous ? » « Il nous dit toujours "Salut !" » L'enfant en question le mime. « Il nous amuse, avec ses grimaces ! », « Il arrive qu'il réussisse. », « Il est hyper rapide et malin ! », « Il a peur des punitions. » Là aussi, tout est conforme ! Je leur demande encore : « Pourquoi pensez-vous que Yann est comme cela ? »

Pierre, un élève bien éveillé, prend la parole : « Samedi dernier, il était très heureux avec ses petits frères et sa maman quand ils sont venus le voir jouer au match de foot. Il est séparé de sa mère. » D'autres enfants ajoutent les uns à la suite des autres : « Il est très énervé et jaloux que ses petits frères soient avec elle. », « C'est un peu triste d'être séparé de sa mère. », «Yann m'a dit que son papa est séparé de sa maman parce qu'il buvait beaucoup de bière. », « Il est pauvre parce qu'il n'est pas près de sa maman. Il est en famille d'accueil. », « Il m'a dit qu'il n'est plus avec sa maman parce qu'il dit des gros mots. » Ce moment de libre expression autour d'un de leurs copains m'a éclairée sur bien des points. Je découvrais que la présence de Yann ne présentait pas de problèmes majeurs chez mes élèves. Bien au contraire ! J'avais pourtant tant de moments de doute. Cet échange m'a rassurée et j'ai pu constater les points positifs. Yann nous permettait de réfléchir dans bien des domaines de la vie. À considérer sa gaieté plutôt que ses bêtises, on pouvait compter sur lui, on avait besoin de lui. En athlétisme, il faisait équipe avec Pierre. En français, il lui arrivait de dicter un texte à des enfants plus lents que lui. Un jour, nous devions écrire une

lettre de remerciements au maire. Il en a compris l'enjeu, c'est sa lettre qui a été choisie pour être envoyée ! Durant les moments magiques du conte, il était le premier à s'installer pour avoir la place la plus proche du livre, afin de ne louper aucun détail. Son rire éclatant anticipait si souvent l'action. C'est à ces moments-là que je devinais le mieux son intelligence fine. Sa maman devait-elle être privée de l'image de son fils ? Mon affirmation lui a-t-elle redonné confiance ? Nous sommes loin des évaluations normées... mais sans aucun doute beaucoup plus humains.

4. Retour sur ces deux moments Ces deux moments qui ont surgi de ma mémoire, de mon esprit, ont fait émerger ce en quoi je crois le plus profondément : le respect de tout enfant, de tout adulte, en tant qu'être humain. Dans notre métier, nous dirigeons, organisons, décidons, obéissons aux instructions officielles et oublions que l'enfant est un être pensant. Sa contribution est possible si nous organisons, grâce à la pédagogie, l'expression de cette pensée. De même, la réelle relation avec les parents permet un travail de qualité.

Un cadre qui sécurise Héloïse Saloux Née en 1981 à Rennes, c'est dans cette ville que j'ai passé beaucoup de temps avec le mouvement ATD Quart Monde. Après Rennes, j'ai vécu un an

en Bolivie. Puis je me suis installée à Toulouse, pour mes études, pendant deux ans. Après le concours de professeur de lycée professionnel (français-

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les enfants et puis aussi, petit à petit, à structurer notre équipe. Nous sommes restés ensemble presque cinq ans. En 2002, je suis partie un an en Bolivie. I. Parcours professionnel et J'ai vécu à El Alto, la banlieue popumilitant laire de La Paz. J'y ai rejoint l'équipe Actuellement, je suis professeure de constituée autour d'un volontaire perfrançais et d'espagnol en lycée profes- manent* à la Casa de la Amistad d'ATD sionnel dans une banlieue défavorisée Quart Monde. On y faisait des ateliers d'une grande ville, mais c'est ma deux- de musique, de lecture, de théâtre. Cette ième formation, puisque ma formation année-là, de nombreuses émeutes ont initiale, c'est l'animation sociocultu- provoqué des coupures fréquentes de la relle à l'IUT carrières sociales. J'ai route entre La Paz et El Alto. Habitant beaucoup exercé en tant qu'animatrice El Alto, j'ai pu malgré tout continuer dans le bénévolat, dans le volontariat, à me rendre au quartier et à partager dans des boulots éphémères, mais je ne des moments extraordinaires avec les l'ai jamais fait sur une longue durée. enfants. Mon histoire avec ATD Quart Monde Je suis ensuite revenue à Rennes, à la a commencé en 1999, j'avais dix-huit bibliothèque de rue. Puis, j'ai dû parans. Cet été-là, je n'ai pas pu partir en tir à Toulouse pour suivre mes cours vacances. J'ai voulu agir dans le milieu à l'IUFM, et j'ai continué à fréquenassociatif. J'ai pris l'annuaire, et c'est ter ATD Quart Monde. Enfin, j'ai eu ainsi que j'ai trouvé ATD Quart Monde. le concours de PLP (professeur de Il y avait alors une Semaine de l'ave- lycée professionnel). Tout de suite, je nir partagé*. J'y ai été invitée et ça me suis sentie meilleure professeure m'a paru immédiatement incroyable : de français que d'espagnol, car je suis c'était la première fois qu'on me fai- davantage convaincue de l'utilité d'un sait confiance à ce point-là, que l'on me cours de français. Pour moi, mettre des donnait des responsabilités, que l'on me mots sur des sensations, s'exprimer, donnait quelque chose à faire du début à faire du théâtre, toucher à des concepts la fin et que l'on me considérait comme existentiels à partir d'oeuvres aide proune personne adulte capable d'appor- fondément n'importe quel jeune. Je ter quelque chose. En fait, lors de ma travaille dans un lycée de plus de deux première rencontre avec ATD Quart mille élèves, coincé entre un quartier Monde, j'ai pu vivre le lien que le mou- sensible, une autoroute, une zone indusvement tente d'établir avec l'ensemble trielle qui ne ressemble à rien et où sont des gens : de les reconsidérer comme rassemblés pêle-mêle Buffalo Grill, des personnes capables... Moi, c'est Midas, Mac Do... Tout cela n'est pas l'image qu'on m'a renvoyée. Cet ac- fait pour les esthètes. Lorsqu'on sort de cueil et cette confiance m'ont vraiment chez soi, c'est pour consommer, il n'y a plu et donc je me suis rapidement enga- rien à voir. gée à la bibliothèque de rue* d'un tout Je n'ai passé que le concours de PLP. J'ai petit quartier de Gitans sédentarisés. fait ce choix car, depuis que j'ai dix-huit Je me sentais bien dans ce quartier, à ans, à cause d'ATD Quart Monde, je ne connaître vraiment les gens, à établir ou rencontre que des jeunes de quartiers entretenir une relation avec eux, avec dits difficiles et je me sens bien avec

espagnol), j'enseigne maintenant en lycée professionnel.

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eux. Et puis, au lycée professionnel, la quasi-obligation d'inventer autre chose m'a plu. En effet, souvent, les élèves de lycée professionnel ont vécu de douloureux moments au collège, où parfois le regard des professeurs ou la pédagogie employée ne leur a pas plu, ne leur a pas convenu. C'est important de leur proposer autre chose. Je dois avouer que c'est parfois difficile. Ces élèves sont vifs, ils participent, ils disent tout ce qui leur passe par la tête, ça, c'est magnifique. Mais cette spontanéité est terrible : ils demandent de quelle couleur il faut souligner ou bien ils se balancent des gommes à travers la classe parce qu'ils ont oublié la trousse ou le crayon. Enfin, les règles élémentaires, comme lever la main, s'écouter, ne pas couper la parole, ne sont pas du tout acquises. Nous, professeurs, pouvons aussi être parfois maladroits dans notre volonté de donner un cadre à l'élève. Je me souviens d'une réunion parents-professeurs pendant laquelle je partageais une salle avec des collègues. L'un d'eux, quelqu'un habituellement très délicat, très respectueux, a accueilli un élève difficile et son père. Sans le vouloir, et sans doute sans en avoir conscience, mon collègue a très fermement sermonné le fils et aussi le père. Et j'ai vu le père baisser la tête et se faire gronder comme un enfant. De ma place, je me disais : « Quel est l'effet produit ? Le gamin voit son père sermonné comme lui et cela ne peut que décrédibiliser le père ! Quand l'élève rentrera chez lui et que son père lui fera une remarque, il lui répondra : "rte crois plus." » J'étais mal à l'aise, je pensais : « Le père n'est pas partenaire, là ; il se fait sermonner de deux façons : il est celui qui ne connaît pas les codes, qui ne connaît pas l'institution et il est aussi celui qui ne se fait pas respecter par son enfant. »

Cela m'a fait penser à un moment qu'indirectement j'avais vécu grâce à ATD Quart Monde. Il s'agissait d'une conférence organisée par le mouvement dans laquelle intervenait un éducateur. Il expliquait que les jeunes sont pris dans un triangle entre trois types d'éducation, trois modèles : la loi du quartier, celle de la famille, de la religion et des traditions et celle de l'institution. Il disait que les jeunes perdent leurs repères entre ces trois modèles. J'ai trouvé ce discours très pertinent et cela m'a confirmé que l'on gagne à inscrire le lycée dans son environnement et, surtout, à inclure les parents dans notre travail. Voilà pourquoi j'ai demandé à être professeur principal. Je souhaitais travailler la discipline, la cohésion du groupe et la relation avec les parents. Les parents s'intéressent beaucoup au devenir de leur enfant, mais notre lycée est profondément impressionnant. Son aspect extérieur n'est pas très engageant. J'ai remarqué que l'on gagne réellement à inclure les parents dans le processus d'apprentissage et d'éducation car alors tout devient cohérent pour les jeunes. Je téléphone donc très régulièrement aux parents et la plupart répondent toujours présents. Isolés, nous pouvons avoir un sentiment d'impuissance ; lorsque nous faisons alliance avec les parents, l'élève a l'impression d'être suivi et accompagné. Compte tenu de ce qu'ils ont déjà vécu, beaucoup de ces adolescents n'ont pas peur des menaces de sanction de la part de l'école. Il vaut mieux avoir avec eux un suivi bienveillant, un accompagnement de tous les instants. Je pense notamment à un garçon qui avait bien commencé l'année mais dont les notes, l'implication et le comportement se sont dégradés peu à peu. Je me suis rendu compte, en lui faisant ouvrir son sac, qu'il avait tout un attirail pour fumer du cannabis. J'y ai même décou-

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vert un couteau. Bizarrement, l'élève ne refusait pas d'ouvrir son sac, comme si, finalement, il recherchait ce suivi, ce cadre. Sa mère oscillait entre les larmes et le découragement. Elle était parfois dans une situation de rejet, ne voulant plus s'occuper de son fils, mais elle était surtout désespérée et étouffée par une situation familiale difficile. Ce gamin, j'ai refusé de le lâcher. Je crois que c'est sa rage qui m'a touchée. En tête-à-tête, on a beaucoup discuté, alternant la confrontation crue, ferme, au corps-à-corps, presque agressive et les moments d'écoute, de réflexion sur ses fréquentations, sur sa relation à la drogue. Avec la maman, nous avons décidé de nous appeler tous les samedis midi pour faire un bilan de la semaine et confronter nos points de vue. Maxime est resté en classe jusqu'à l'examen, avec des baisses de forme, mais le dialogue n'a jamais été rompu et il a eu son BEP. Mon seul regret, c'est que sa mère et lui ne soient pas parvenus à se parler, au-delà des reproches. Cela le rendait très malheureux et il l'exprimait avec une rage manifeste. J'ai l'impression que si j'ai quelque esprit de liberté par rapport aux conventions et au formatage, c'est grâce à ATD Quart Monde. Néanmoins, il est difficile pour moi de savoir exactement ce qui est lié à cette rencontre et ce qui résulte de mon éducation, car j'ai commencé très jeune à m'impliquer dans le mouvement, et aucune autre structure pour laquelle j'ai travaillé n'envisageait d'oser la rencontre « hors les murs ». Ce qui renforçait cette idée de partage et d'égalité, c'était l'idée de faire ensemble. J'étais déjà sensible à cela car ma mère dit toujours : « C'est pas très intéressant de boire l'apéro pendant des heures et de papoter sur rien, il vaut mieux faire ensemble. » C'était ça, la Semaine de l'avenir partagé : on écrivait ensemble, on fai-

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sait de la musique ensemble, on dessinait ensemble, une place pour chacun et non chacun à sa place. J'ai eu l'impression que l'on faisait confiance à chacun, que tout le monde était considéré comme capable, moi y compris. C'est important d'en passer par là pour avoir confiance en tant que professeur : confiance dans la réussite des élèves, confiance en soi face au groupe et aussi confiance envers les parents, même si on n'appartient pas toujours au même monde. Je crois que c'est surtout ça que m'a apporté ATD Quart Monde : l'opportunité et le cadre sécurisant dans lequel j'ai pu rencontrer des personnes différentes de moi, que je n'aurais jamais eu la chance de croiser autrement et à qui je n'aurais pas su quoi dire. Grâce à cette confiance acquise, j'ai pu me lancer à l'aventure à l'étranger et les confrontations avec toutes les cultures m'ont passionnées. Je terminerai en disant que la confiance en l'autre acquise grâce à ATD Quart Monde, la curiosité de la différence alimentée par les voyages, le sentiment d'être de partout et de nulle part lié à mes origines m'ont permis d'être à l'aise en tant que personne dans mes fonctions de professeur face aux élèves des quartiers.

2. Moment de pratique professionnelle Je vais parler d'une classe de 2de bac pro trois ans comptabilité-gestion. J'avais cette classe en charge pour quelques mois en remplacement d'une collègue en congé maternité. C'était un concentré d'élèves intelligents, vifs, mais inadaptés à l'espace scolaire. Pas méchants, mais extrêmement fatigants, difficilement contrôlables. La majorité de ces élèves avait été envoyée dans cette classe de comptabilité non parce qu'ils présentaient des difficultés sco-

laires mais bien à cause de leur comportement en classe. J'étais donc très étonnée du potentiel de cette classe et en même temps, complètement déstabilisée par le désordre et l'agitation qui y régnaient. Pourtant, je connaissais ces élèves, je les avais en espagnol. Mais là, je les découvrais en cours de français. J'ai eu mon premier cours avec eux un jeudi : ça s'est passé dans un relatif chahut. J'étais déçue et je me suis dit : « Demain, il faut que ça change. »

Arrivée des élèves et mise en place du cours Le vendredi, l'ensemble de la classe arrive avec dix minutes de retard. Le lycée, il est vrai, est très grand, organisé à la manière d'un campus. Je sais qu'ils viennent du bâtiment dédié à l'enseignement professionnel, qu'ils ont à traverser l'immense cour. Mais je me dis : « Dix minutes, clairement, c'est trop. » Donc, je patiente, je les vois arriver, et j'attends qu'ils s'assoient, ce qui prend encore cinq bonnes minutes. En effet, il faut s'imaginer des élèves entrant en criant et que je fais ressortir, d'autres qui arrivent en me saluant bruyamment, qui s'interpellent ensuite à travers la classe, d'autres encore qui sont assis mais sortent leurs affaires en continuant à bavarder. Et puis, surtout, il faut se représenter Jacques, qui fait le tour de la classe en chantant avant de s'asseoir, Abdoulaye, qui parade en faisant tourner sa casquette. Il existe donc tout un tas de parasitages parce que chacun essaie de montrer qu'il existe. Jacques, par exemple, a besoin d'être le dernier assis pour être sûr que tout le monde l'a vu déambuler, faire un mouvement, esquisser un pas de danse. Il faut donc, ce jourlà, que je fasse en sorte que les autres s'assoient, que je signifie de façon bienveillante à Jacques que je l'ai remarqué

puis que, fermement, je lui ordonne de s'asseoir et d'enlever sa casquette. Je ne parle pas tant qu'ils ne sont pas assis. Il me semble important de leur montrer que le manque de rigueur et le manquement au règlement de ponctualité gênent le déroulement du cours. Je prends alors ma montre et je leur dis : « Voilà, voyez, ça fait un quart d'heure qu'on aurait dû commencer le cours, donc moi, je fais un cours de cinquante minutes. C'est comme ça pour vous comme pour moi, c'est dans notre programme. Si on arrive à faire tout ce que j'ai prévu d'ici à la sonnerie, je vous laisserai partir, sinon, je prendrai un quart d'heure sur la récréation. Il ne tient qu'à vous que l'on puisse faire un cours efficace. » Je dis cela sans énervement, juste en leur montrant en quoi ils ne respectent pas le règlement, je mets l'accent sur l'aspect mesurable du temps pour leur montrer qu'il ne s'agit pas d'un jugement subjectif à l'emportepièce, mais d'une envie de faire régner la justice. Tout le monde acquiesce et un certain calme semble s'instaurer. Cependant, à ce moment, frappent encore à la porte deux élèves, Mamadou et Tidianny, qui n'attendent pas la réponse et débarquent bruyamment dans la salle. Je décide de ne pas les exclure car, en respectant la procédure, on perdrait encore du temps et eux manqueraient un cours qu'ils ne prendraient probablement pas la peine de rattraper. Je préfère donc les accepter. Maintenant que tous sont installés, il me faut m'assurer que chacun sort ses affaires. Je passe donc auprès de chaque élève vérifier qu'il a son cahier et son matériel. Au début de l'année, je prends une heure avec les élèves pour établir une liste de ce qu'il est indispensable de faire ou d'avoir pour travailler. À partir de nos conclusions communes, j'établis une fiche par classe sur laquelle

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j'inscris le nombre de manquements au règlement. Si les élèves sont absents ou en retard, s'ils oublient leur matériel, s'ils ne font pas le travail demandé à la maison ou si leur comportement gêne le déroulement du cours, je leur rappelle la règle et consigne le manquement par une croix sur la fiche. L'élève part avec un crédit de dix points au début de chaque trimestre et il perd autant de points que de croix. Le respect de ces cinq principes étant un préalable à tout travail, c'est une note qui ne peut augmenter. Le défi étant plutôt de conserver tous ses points. Une autre note de ce type, cependant, est dévolue aux points positifs tels que participation, présentation des travaux maison... En faisant cette vérification, je vois des tas de photocopies qui volent et j'en profite également pour signifier à certains élèves qu'il faudra réorganiser leur cahier. Pendant ce temps, Jacques est toujours à s'agiter sur son siège et ne semble pas penser à sortir son cours. Je lui demande trois fois de le faire. Il m'ignore nonchalamment. Je répète. Toujours aucun effet. Je n'ai jamais eu autant de difficultés qu'avec cette classe. Je m'interroge : comment le faire obéir ? Que faitil en classe s'il est affalé sur la chaise, les jambes allongées, écartées, la casquette sur la tête, et blaguant à droite à gauche ? Comment le motiver alors que je n'ai que trente secondes à lui consacrer car il faut par ailleurs éteindre quinze incendies ? Je décide de le raccrocher à notre contrat en lui donnant de petites échéances. Je m'approche de lui et lui dit calmement : « Jacques, je chronomètre : vous avez trente secondes pour sortir votre cahier, sinon, je considérerai que vous n'avez pas votre matériel. » « OK, OK, OK Madame. » Et il s'active enfin. Tout au long de l'heure, je persisterai ainsi avec lui ou l'ensemble de la classe selon les besoins : « Vous avez huit minutes pour

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élaborer le tableau d'analyse, si ce n'est pas fait au bout du temps imparti, vous n'aurez pas respecté le contrat. Je vous rappelle le contrat : venir en classe, être attentif et travailler. » J'essaie de respecter ce fonctionnement à croix que je leur ai exposé dès le début de l'année. Ils savent à quoi s'en tenir, ils connaissent le règlement, les bases du contrat ainsi que les conséquences en cas de manquement. Pour moi, ça n'a rien à voir avec le fait d'exploser tout à coup et de hurler : « Tu vas à la porte, je ne peux plus te supporter. » Alors que je termine mon tour de vérification, cela fait déjà vingt minutes que le cours aurait théoriquement dû commencer. Mais je pense que cette mise en place n'est pas inutile.

Rappel du cours précédent Après avoir installé les jeunes dans une posture d'élèves, j'essaie de faire le lien avec le cours de la veille. C'était un cours où nous avions initié une séquence sur le théâtre. Nous avions donc commencé à étudier une petite pièce d'Anton Tchekov intitulée L'Ours. Nous avions découvert alors dans les premières scènes une jeune veuve éplorée, Mme Popova. L'enjeu du travail de la veille était de leur faire découvrir les caractéristiques du théâtre et notamment que le livre, le texte ne sont qu'un support du jeu véritable. On avait donc vu que certains personnages échangent des répliques tandis que d'autres parlent seuls pendant de longs monologues. À la fin de ce cours, je leur avais demandé d'écrire pour le lendemain un monologue à partir de la photo sur laquelle était représentée une actrice jouant Mme Popova pleurant devant le portrait de son défunt mari. Avant de commencer, il faut donc que je m'assure lors d'un second tour de tables que ce travail a été fait. Pendant

que je vérifie, je leur demande de relire leur monologue. Même si cette mise en place semble infiniment longue, je m'aperçois que cela les oblige à ouvrir le cahier à la bonne page et, peu à peu, à les faire entrer dans le sujet. En revenant à mon bureau, je demande : « Est-ce que quelqu'un se souvient de ce qu'est un monologue ? » Julien, très sérieux et très stressé, lève la main et explique aux autres ce qu'il en a compris. Tous ne l'écoutent pas. Je ne m'attarde pas sur l'aspect théorique ; je préfère leur demander : « Qui a envie de lire son monologue ? » Yacin, toujours assis juste devant moi, lève le doigt. Yacin est l'élève qui pose le plus de problèmes durant cette année. Il est sans cesse dans la provocation, refuse les remarques et l'autorité, se réfugie derrière un comportement extrêmement puéril. Il a une fiche de suivi. Il apporte cette fiche à chaque début d'heure et le professeur y note le travail et l'attitude de Yacin pendant le cours. Heure par heure, l'élève se sent valorisé de voir qu'à tel ou tel cours, il s'est bien comporté, il a eu une réflexion intéressante. Cette fiche le porte vers la fin de la journée, vers la fin de la semaine, vers la fin du mois, vers la fin de l'année. On en a trois comme ça dont on s'occupe plus particulièrement. Pour ces élèves, s'impliquer, participer, rendre un travail sérieux devient un enjeu qui peut les valoriser immédiatement. Yacin lève donc le doigt et dit : « Moi, Madame, je veux faire le monologue. » « D'accord. » Le voilà donc parti.

Kaïros Lui qui d'habitude prend le plus fort des accents marocains lorsqu'il lit un texte pour faire délibérément rire ses camarades et ne pas prendre le risque d'être moqué, se lève spontanément et se propose de jouer le rôle d'une femme ! Je

n'en reviens pas ! Il commence : « Oh mon chéri, je t'aime toujours... » Il se cache un peu derrière sa feuille, il tente de persister dans sa posture de clown à l'accent trop prononcé, on ne l'entend pas très bien. Je lui dis : « Madame Popova, elle est très triste, d'accord, mais elle articule un peu quand même ! » Alors, il recommence et c'est super : il y a des sentiments, il y a le fait que, peut-être, elle envisage le suicide pour le rejoindre, il utilise un vocabulaire assez riche. C'est bien, c'est un bon travail. Les autres élèves, spontanément, se taisent, décelant immédiatement la qualité du travail de Yacin. Le silence, si rare dans cette classe, se fait. Tous ont véritablement l'air à la fois épatés et touchés, presque émus par la prestation de Yacin. A la fin de son monologue, le temps se suspend un court instant. Les élèves sont déstabilisés parce qu'une vraie émotion est passée. Puis, d'un seul coup, ce lourd silence se transforme en un tonnerre d'applaudissements.

Conséquence Une fois le calme revenu, les autres élèves, voyant Yacin ovationné, s'exclament : « Moi ! », « Moi je veux venir, Madame ! » Je vois alors, au fond de la classe, Tydianny lever la main. Il pose lui aussi d'énormes difficultés. Il est très agressif, très fermé, toujours sur la défensive et comme prêt à mordre. Il a très envie de faire un monologue. Je sais qu'il ne l'a pas fait car j'ai vérifié les cahiers et je vois qu'il se met très vite d'accord avec Jean-Dieudonné, son voisin, pour lui prendre sa feuille. Je vois donc qu'il prend le travail de quelqu'un d'autre pour le lire, mais je laisse faire. Je ne dis rien parce que c'est l'enfoncer que de dire : « Vous n'avez pas fait votre travail. » Il est content, fier, et c'est ça l'essentiel sur le moment. Il vient donc

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et lit le texte. Il le découvre mais l'interprète très correctement. Les élèves l'applaudissent chaleureusement. Tidianny est tellement heureux qu'il sent que ce moment est beau et sincère et il n'a pas envie de l'entacher d'un mensonge. Il explique humblement : « Ben voilà, moi, j'ai fait que le lire, le travail c'est Dieudonné qui l'a fait. » Les deux ont donc reçu les félicitations. Pour terminer, Abdoulaye, habituellement absent la moitié du temps, est ce jour-là très motivé et souhaite venir lire. Il vient clore cette petite séance d'oral. Tout de suite, les élèves ont affirmé : « En fait, c'est bien le théâtre, Madame. C'est mieux que de lire des textes. »

Rencontre à l'arrêt de bus Je me suis ensuite demandé pourquoi Abdoulaye, Tidianny, Isa, Wyclef, Yacin et Kemal s'étaient aussi spontanément proposés pour présenter leur travail. Je me suis rendu compte que Yacin était fier et heureux d'avoir fait quelque chose de bien. Il s'est lancé parce qu'il était allé à l'aide aux devoirs. Pour lui, l'aide aux devoirs et notre dialogue de la veille à l'arrêt de bus étaient la garantie qu'il avait fait quelque chose de bien, d'intelligent, digne d'être exposé aux autres. En effet, la veille, le jeudi à 16 heures, nous avions terminé notre cours dans un relatif chahut. À 17 heures, alors que je me dirigeais vers l'arrêt de bus, je rencontrais les six élèves que j'ai cités plus haut, les stars de la classe, en quelque sorte. Ils attendaient le bus qui les ramène chez eux. J'ai l'habitude de passer les voir, de discuter un peu avec eux. Toujours du travail ou de leur stage, pas de leur vie personnelle, comme ça, sur un bout de trottoir devant tout le monde. Cette fois-là, je me suis arrêtée en face d'eux, même si on venait de se voir, et j'ai dit : « Bon alors, vous le faites, hein,

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le monologue pour demain ! » Yacin m'a répondu : « Oui, oui, Madame, c'est fait, c'est fait. C'est genre... heu... Mme Popova elle est devant sa photo et elle se parle à elle-même... » J'ai dit : « Ben oui, c'est exactement ça, le domestique est parti, donc elle se parle à elle-même. » C'était drôle parce que ce type d'échange aurait été totalement impossible une heure plus tôt, lorsqu'en classe j'avais réexpliqué une énième fois ce qu'il fallait faire. Ils n'étaient plus vingt-quatre, moi, j'étais moins dans la confrontation. J'étais plus relax, je discutais à l'arrêt de bus comme je discuterais avec n'importe quelle connaissance. Finalement, il a suffi de mettre le manteau, de sortir dans la rue et de s'exprimer de manière beaucoup plus apaisée pour que cela fonctionne et engendre de belles réussites. J'ai l'impression que, lors de ce court échange, ils ont reçu mon assentiment comme une garantie de succès. Je pense en effet que, bien des fois, lorsque les élèves ne font pas leur travail, c'est parce qu'ils ne savent pas quoi faire. Ils n'ont pas compris, donc, plutôt que dire le lendemain : « Moi, Madame, j'ai pas compris », ils font une réponse agressive, dans laquelle ils cachent leur sentiment d'échec : « Je l'ai pas fait, j'ai pas que ça à faire. » Je suis contente que l'aide aux devoirs ainsi que notre rencontre fortuite aient pu les rassurer et que le cadre rigoureux imposé au cours suivant ait pu créer les conditions d'écoute optimales et, ainsi, engendrer les applaudissements qu'ils méritaient.

3. Moment de pratique militante Je pense à de nombreux moments vécus en bibliothèque de rue. Je me souviens d'une femme, Maryline, toute fluette, les cheveux teints en rouge et le visage fatigué. C'était la soeur aînée de

deux femmes, Carole et Lætitia, que je connaissais bien par l'intermédiaire de leurs enfants. Peu à peu, Carole, Lætitia et moi étions devenues proches. Elles venaient discuter, surveiller les enfants du coin de prendre des nouvelles, participer à l'organisation des activités, se confier, demander ou proposer des services. Un lien de confiance s'était établi. Maryline n'avait pas d'enfant et elle était extrêmement réservée, discrète, sans doute isolée. Nous avions déjà organisé plusieurs Semaines de l'avenir partagé et elle n'avait jamais réellement participé. On la voyait parfois passer, comme une ombre, mais rien de plus.

Le dernier jour, alors que j'avais passé la semaine à voguer d'atelier en atelier pour rendre des services de tous ordres, je décidais de prendre le temps de m'investir dans la création de cocktails, car, dès 14 heures, je voyais plusieurs femmes du quartier, dont Lætitia, qui commençaient à en préparer. J'ignorais tout en la matière. J'ai donc voulu passer du temps avec elles parce que ça me plaisait, cette idée d'apprendre, d'être un peu leur fille à qui elles pouvaient transmettre une connaissance. Je me sentais bien avec elles. Elles m'expliquaient ce qu'il fallait faire et dans quel ordre.

Cette année-là, quelques semaines avant la Semaine de l'avenir partagé, une animatrice et moi étions passées chez les gens sans enfant, pour leur demander s'ils avaient envie de proposer une activité, un savoir-faire et s'ils voulaient qu'on les aide. Maryline avait répondu qu'elle ne savait rien faire et nous n'avions pas su relancer la discussion.

Kaïros

La Semaine commença, on s'était installés sur le petit square, juste en face de chez Carole, qui avait la gentillesse de nous fournir l'électricité, et donc juste à côté de chez Maryline, qui vivait non loin de chez sa soeur. C'était la dernière Semaine de l'avenir partagé, le quartier allait être détruit sous peu et les habitants, à leur grand désarroi, relogés. Beaucoup de personnes s'étaient donc mobilisées autour de cette fête. Mais Maryline n'était pas venue. Les résidants avaient déjà fait de belles réalisations : poèmes, témoignages et beaucoup d'autres choses. Maryline observait discrètement derrière sa fenêtre et je pense qu'elle a dû voir à la fois le bonheur des participants et la sérénité des échanges. Pas de disputes, ni de moqueries.

Et puis, tout d'un coup, juste derrière moi, je sens une présence. Je ne m'étais pas rendu compte que notre table de travail était à quelques mètres du jardin de Maryline. Et elle était là, accoudée au portillon, comme empêchée, mais visiblement mourant d'envie de nous rejoindre. Les femmes lui disaient en riant : « Mais viens là, Maryline, viens t'amuser avec nous, reste pas là. » Mais elle disait : « Non, j'ai à faire. » Mais en fait, elle restait là. Alors j'ai laissé passer quelques minutes, pour que tout le monde oublie Maryline et les gentilles moqueries, et puis j'ai mis un couteau et quelques fruits bien en évidence sur la table et puis j'ai lancé : « Eh ben... on n'a pas fini ! Maryline, y'a encore un couteau, tu voudrais pas venir nous aider ? » Elle n'a rien dit, elle a seulement ouvert son portillon et est venue nous rejoindre. Les autres femmes ont eu la délicatesse de ne pas se moquer d'elle et de ne pas lui rappeler les prétextes énoncés quelques minutes auparavant. Elles l'ont accueillie, l'ont intégrée et l'après-midi s'est très bien déroulé.

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4. Retour sur ces deux moments Je crois que cette femme a osé franchir le pas parce qu'elle a vu ses pairs le faire et aussi parce qu'elle a senti qu'elle était capable de réaliser ce travail. Les autres femmes venaient de m'expliquer, sous ses yeux, ce qu'il fallait faire et dans quel ordre. Elle a aussi été invitée à le faire sans que cela soit présenté sous la forme d'un défi, d'une mise sous pression : « Allez, mais faisle ! », sous-entendu « Si tu le fais pas ou si tu rates, t'es une faible », mais plutôt sur le mode du travail collectif, de l'édification de l'ouvrage commun que l'on a tous à cœur de réussir. Je pense que cela m'a coûté de lui proposer de nous rejoindre : chaque proposition de ce type contient l'hypothèse d'un refus, d'un rejet, voire d'une remarque agressive. Mais au contact des personnes de ce quartier, j'ai appris moi aussi à oser aller vers elles. Je me suis rendu compte que, parfois, j'essuyais des refus à cause de ma différence (certains m'ont appelée « la gadgé » pendant cinq ans), mais, la plupart du temps, si les gens montraient de la méfiance ou de l'agressivité à notre égard, c'est qu'ils n'étaient pas rassurés : « Que dois-je faire ? Cette personne attendelle quelque chose de moi ? Pourquoi s'adresse-t-elle à moi ? Comment doisje m'adresser à elle ? » Finalement, réaliser ensemble un ouvrage en s'étant accordé auparavant sur les procédés est la meilleure façon de se rencontrer et de faire valoir les compétences de chacun. C'est un peu ce qui s'est passé ce jourlà dans ma classe, ou plutôt en dehors. De façon incongrue, mais sans doute nécessaire, à l'arrêt de bus, le groupe d'élèves en difficulté a pu être rassuré

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sur ce que j'attendais d'eux et sur leur capacité à reformuler cette consigne. Le lendemain, lors de la restitution, chaque élève, sécurisé par notre rencontre de la veille, par son travail à l'étude du soir et par les applaudissements des présentations faites par ses camarades, a pu oser déclamer son texte devant la classe et se sentir valorisé. Les élèves ont même pu faire l'expérience de créer quelque chose de beau, un discours qui puisse émouvoir les autres, les inviter au silence et à l'écoute. Le cours que j'ai raconté est une réussite professionnelle au sens où j'ai permis à des élèves de s'exprimer, d'être rigoureux, de se donner les outils pour travailler correctement, de s'écouter, d'acquérir un peu de vocabulaire, de comprendre que l'on peut se détacher de soi en jouant à être quelqu'un d'autre. Pour moi, la rigueur qui a caractérisé ce cours est une grande réussite. En effet, ces élèves viennent d'entrer au lycée, démarrent une formation professionnelle qui est censée leur donner un nouveau souffle, leur montrer qu'ils sont capables de quelque chose. Je pense qu'être sérieux et rigoureux dans le travail, c'est être sérieux et rigoureux envers soi. C'est donner de la valeur à sa personne. L'exigence me permet de montrer à mes élèves que je m'intéresse à eux et que je veux le meilleur pour eux. Je crois donc à la rigueur du cadre et du contenu, car cela rassure l'élève et lui permet d'avancer, de construire, surtout quand il vient d'un monde où la parole n'est pas toujours maîtrisée et où, donc, le monde insécurise. Ce cadre permet aussi à l'élève de sentir que l'adulte lui donne de la valeur.

La confiance qui libère Michel Thoris J'ai commencé à enseigner en école primaire en 1977. Un conseiller pédagogique est venu chez moi me demander de remplacer une enseignante malade à une dizaine de kilomètres de là, c'était en février. Cela tombait bien, j'avais envie d'être instituteur depuis la classe de 4e. Mais, comme j'avais réussi le concours d'entrée à l'École de formation d'animateurs sociaux culturels (EFAS à Lille), j'ai dû choisir : « Tiens, pourquoi pas l'enseignement ?

I. Parcours professionnel et militant

Des débuts fracassants J'ai donc débarqué dans une petite ville du Nord de cinq mille habitants, dans un vieux pensionnat où étaient rassemblés tous les enfants des environs qui étaient rejetés ou exclus de l'école. Ces enfants n'avaient plus rien à espérer de l'école et ils en faisaient voir de toutes les couleurs aux enseignants. Un préfet de la discipline existait à juste titre dans cet établissement. J'arrivais de ma campagne, heureux à l'idée d'enseigner. Je devais remplacer une enseignante dépressive, que je n'ai plus jamais revue d'ailleurs, et qui a dû quitter l'enseignement. J'avais trente-deux élèves en classe de CE2 et l'établissement devait contenir plus de cinq cents élèves. La première journée a été horrible, des enfants grimpaient sur les tables, rendaient leur repas au milieu de la classe sans que personne n'intervienne pour me soutenir, certains se querellaient sans arrêt, aucun collègue pour m'aider.

Bref, le soir, rentré chez moi, je me suis jeté sur mon lit, exténué et je me suis dit : « Si c'est ça l'enseignement, j'arrête ! » Et puis, trente-trois ans plus tard, je suis toujours vivant ! Un deuxième remplacement dans une petite ville à la porte des Flandres m'a permis de rencontrer Catherine", une enseignante de l'école. Nous nous sommes mariés tout près de l'école, avec nos élèves comme enfants d'honneur, un souvenir inoubliable ! Nous habitions une petite maison, dans un quartier ouvrier et populaire d'Armentières, et nous nous posions tous les deux la question d'un engagement là où nous vivions.

Découverte de Tapori Nous avons rejoint le mouvement ATD Quart Monde qui nous convenait bien. Nous avons pris contact avec Marie Verkindt60, qui animait la branche enfance de la région Nord-Pas-de-Calais et qui nous a entraînés à vivre des temps forts avec les enfants de notre quartier. Nous avons créé un groupe Tapori* avec les enfants qui traînaient dans les rues, afin qu'ils découvrent d'autres horizons. Nous tenions à vivre avec les enfants un courant d'amitié, de paix et de fraternité. Nous voulions créer des liens entre tous les enfants et leur permettre de comprendre la vie difficile d'autres enfants du quartier et ainsi d'élaborer entre eux une chaîne de solidarité. Nous avons mené différentes actions, tout en expliquant aux parents ce que nous faisions : 59. Voir récit de Catherine Thoris, p. 165. 60. Voir récit de Marie Verkindt, p. 55.

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création de cartes de voeux offertes à des familles démunies, fête de Noël avec des personnes handicapées, participation au carnaval. Bref, le groupe Tapori essayait de faire vivre son quartier. Régulièrement, on participait à des rassemblements régionaux où les enfants retrouvaient d'autres groupes Tapori et où on préparait des moments de partage du savoir, des temps d'amitié et de fraternité, qui se terminaient souvent par un goûter commun. Ces rassemblements dynamisaient le groupe et lui donnaient du courage malgré les conditions de vie difficiles de certains enfants.

Ne laisser personne au bord du chemin Je me souviens de Sonia, qui vivait dans des conditions difficiles et qui m'a beaucoup interpellé. Sonia avait dix ans, elle manquait régulièrement la classe. Elle vivait avec ses deux petites soeurs et sa maman dans un petit appartement à un bon kilomètre de l'école. Je ne trouvais pas normal son absentéisme. Elle avait évidemment besoin de l'école. Le lendemain d'une de ses multiples absences, je lui en ai parlé tranquillement entre deux cours. Elle m'a expliqué, difficilement, que sa mère avait beaucoup bu la veille au soir et qu'elle avait dû la porter avec ses deux soeurs. Je lui ai répondu : « Ce n'est pas facile pour toi, je te comprends bien, mais tu dois essayer de venir à l'école, il faut que tu sois là, c'est important pour bien apprendre plein de choses. » Sonia mangeait à la cantine et, pendant le temps du midi, j'essayais de lui faire rattraper son retard en lui proposant une méthode de travail plus adaptée à ses conditions de vie difficiles. Je reprenais avec elle tout ce qu'elle n'avait pas compris dans la journée. Je lui proposais des exercices plus appropriés à son

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niveau, plus faciles, plus ludiques. Petit à petit, elle reprenait confiance en elle et s'ouvrait davantage aux autres. Dany est un autre enfant qui m'a interpellé. Il était le fils d'une famille monoparentale et sa maman venait le conduire chaque jour à l'école à vélo. Son frère et lui habitaient à environ quatre kilomètres de l'école. La maman, femme de ménage, levée très tôt le matin et qui finissait son travail très tard le soir, tenait absolument à ce que ses enfants soient présents à l'école, par tous les temps. Elle préférait q'ils mangent à la cantine pour avoir au moins un repas équilibré dans la journée. Je passais beaucoup de temps avec Dany, Sonia et d'autres enfants, le midi, pour qu'ils apprennent le mieux possible. À mon grand étonnement, j'ai retrouvé Dany une vingtaine d'années plus tard, en train de faire vivre une boulangerie en compagnie de sa femme, de sa mère et d'un ouvrier qu'il avait embauché. Je l'ai félicité pour sa réussite et il m'a répondu : « Vous savez, Monsieur, je crois que vous y êtes pour quelque chose ! » Il se rappelait tous les exercices que je lui avais donnés et l'acharnement que nous avions eu ensemble pour qu'il apprenne.

Les enfants apprennent ensemble : les spécialistes J'ai commencé à mettre en place, dans ma première classe de CM1-CM2, un partage de savoirs, où celui qui savait quelque chose expliquait à celui qui ne savait pas. J'ai utilisé une méthode d'apprentissage extraite de la méthode Freinet et de l'arbre à savoirs. Elle permet aux enfants de ne pas se retrouver seuls devant une feuille blanche, mais de travailler en équipe et d'essayer de comprendre une notion grâce à l'apport

des autres. On démarre une leçon tous ensemble, on découvre la technique d'apprentissage, la règle importante à retenir. Afin de bien comprendre la notion, je présente toute une série d'exercices aux enfants. Certains comprennent vite et, dès que je suis assuré que la notion est très bien acquise, je nomme sur un tableau des spécialistes. Le spécialiste a alors la responsabilité d'aller vers les autres, d'expliquer ce qu'il a retenu et ainsi de partager son savoir avec les enfants en difficulté qui n'ont pas compris cette notion. Les enfants sont fiers de partager ce qu'ils savent avec les autres, ils se sentent reconnus, respectés et mis en valeur par les adultes. Cette entraide leur permet aussi de réinvestir leur savoir, de l'approfondir. L'enfant isolé, exclu, a ainsi une chance de réintégrer les apprentissages qu'il n'a pas acquis.

De grands projets Un jour, j'ai reçu un appel téléphonique d'une volontaire permanente d'ATD Quart Monde. Elle recherchait des enfants qui avaient vécu des temps de solidarité avec d'autres enfants, afin de les emmener au Conseil de l'Europe, à Strasbourg, pour témoigner de leur engagement et de leur volonté de partage du savoir. Ils seraient les délégués de la région, chargés de représenter leur classe et leur école. Je racontais l'histoire à Audrey, aînée d'une famille de sept frères et soeurs, qui habitait dans une courée insalubre. Audrey, enfant réservée, gentille, s'acharnait en classe pour bien lire et elle s'intéressait à de nombreux ouvrages de la bibliothèque. Les enfants ont choisi deux d'entre eux pour les représenter au Conseil de l'Europe à Strasbourg : Audrey et Charlène. La mère de Charlène élevait seule ses trois enfants. « C'était un moment inoubliable », nous a-t-elle

dit après la rencontre à Strasbourg. Tous les élèves ont été transformés par cet élan de solidarité où plus aucun enfant ne devait rester seul dans son coin. À l'occasion du 17 octobre 1990 (Journée mondiale du refus de la misère), un journaliste d'une antenne nationale est venu interviewer Audrey et quelques-uns de ses camarades. Ils ont expliqué ce qu'ils réalisaient en classe pour ne laisser personne de côté et vivre le partage du savoir. La maman d'Audrey n'osait pas franchir le portail de l'école, qui représentait le lieu de son propre échec lorsqu'elle était enfant. Peu après la rencontre au Conseil de l'Europe, elle est arrivée un après-midi avec un énorme gâteau qu'on a pu partager avec de nombreux enfants. Elle voulait nous remercier de l'intérêt qu'on avait porté à sa fille, qui avait été vue à la télévision au Journal de 20 heures ! Là, elle avait osé passer la grille de l'école, traverser fièrement, la tête haute, toute la cour et nous remettre ce magnifique gâteau.

2. Moment de pratique professionnelle

Axel, spécialiste ? L'année scolaire se termine en classe de CM1 et les élèves sont habitués à s'entraider grâce aux spécialistes qui animent certains cours. Nous sommes autour du 15 juin et un enfant nommé Axel, qui décroche vite dès qu'une difficulté arrive, fait remarquer à toute la classe : « Moi, je suis nul, j'arriverai jamais à être spécialiste ! » Axel se laisse distraire facilement par tout ce qui l'entoure, il n'arrive pas à se concentrer longtemps sur son travail. Par contre, dès qu'on parle sport, et football en particulier, il sait donner les

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noms des joueurs de toutes les grandes équipes. Ses parents, inquiets, se demandent vraiment s'il va pouvoir passer en CM2, il a déjà redoublé une classe. Vers le 15 juin, l'ambiance est assez détendue, ça sent la fin de l'année scolaire. Les enfants parlent plus de vacances que de travail, mais les fameux passages de classe n'ont pas encore eu lieu et il y a le programme scolaire à terminer. Je présente la dernière leçon de géométrie : les différents types de polygone. Tous les élèves recherchent ensemble dans le dictionnaire le mot polygone et ils en découvrent l'étymologie. Axel participe bien, c'est rare et étonnant : « Ben, moi, je connais pas mal de figures : le carré, le rectangle... » Je réponds : « Oui, Axel, ce sont des figures qui ont plusieurs côtés, comment peut-on les classer ? » « En regardant le nombre de côtés, Monsieur », indique un autre élève. Les enfants commencent à dessiner toutes sortes de figures : à trois côtés, à quatre côtés, à cinq, six, sept côtés... On les reproduit au tableau et sur un cahier-outils pour bien les classer suivant le nombre de côtés. « Et si on cherchait leur nom ? » demandé-je à toute la classe. « On n'a qu'à regarder dans le dictionnaire, reprend Axel. Dans le dictionnaire, on peut trouver ça ! » Je n'en reviens pas de la participation d'Axel, c'est exceptionnel. « Monsieur, j'ai trouvé ! » signale-t-il. En effet, il a déniché la page du dictionnaire où il y a toutes les figures planes. Un élève indique au tableau le nom de chaque figure et à quelle classe elle appartient : quadrilatères, pentagones, hexagones... Je reprends : « Maintenant, on va s'entraîner à bien les reconnaître. Pour cela, on va prendre son livre de mathématiques et on va s'exercer. »

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Axel et ses camarades sont motivés. C'est même lui qui entraîne les autres, je suis vraiment étonné d'une participation aussi active. Avant de démarrer cette séquence par petits groupes, j'ai rappelé les conditions pour être spécialiste de géométrie : avoir tout « bon » aux exercices d'entraînement présentés précédemment et m'expliquer la démarche suivie. Le nom de l'élève est alors écrit sur le tableau des spécialistes et il doit être capable ensuite d'expliquer aux autres, sans donner aucune réponse. Les enfants se mettent au travail. Assez rapidement, certains élèves me signalent qu'ils ont tout « bon » au premier exercice et je leur réponds : « C'est bien, mais il faut que les trois exercices donnés soient entièrement exacts, continuez, vous êtes bien partis ! »

Kaïros Axel arrive à son tour et veut même dépasser tout le monde, il a tout réussi : « M'sieur, M'sieur, je peux être spécialiste, hein ! » Je ne peux rater une telle occasion, je lui dis alors, en souriant : « Tu es sûr que tu as tout "bon", Axel ? Est-ce que tu te sens capable d'être spécialiste et d'expliquer aux autres ce que tu as compris ? » Il est enthousiaste : « Oui, M'sieur, là, oui, c'est facile ! » Un élève lui répond : « Oui, c'est facile, mais seulement quand on a compris, hein ! » Et un autre d'ajouter : « Oui, t'arriveras jamais ! » Axel a quitté sa place et bondit dans la classe : « Je suis spécialiste, je suis spécialiste ! » Je reprends la situation en main, je demande à Axel d'inscrire son nom sur le tableau des spécialistes et d'aller vers ceux qui ont besoin de lui. Il est fier et heureux. Il sautille devant ses camarades, avec un sourire qui s'allonge

jusqu'aux oreilles. Tous les enfants sont heureux pour lui, l'un d'entre eux raconte : « Monsieur, c'est la première fois qu'Axel est spécialiste depuis le début de l'année ! » À la fin de la séance, j'ai invité Axel à en parler à ses parents. À la fin de la journée, avant même que j'aie eu le temps de rejoindre sa mère dans la cour de l'école, des enfants étaient autour d'elle et d'Axel. La mère d'Axel connaissait bien le fonctionnement de la classe et avait compris que son enfant avait réussi : « Ce n'est pas vrai, il a attendu la fin de l'année, mais, là, chapeau Axel ! » Toutes les difficultés n'étaient pas résolues pour autant, mais, vu les efforts réalisés, l'équipe enseignante lui a permis de passer en CM2, au grand soulagement de ses parents et de tout le monde.

3. Moment de pratique militante À ce moment de réussite dans ma classe, j'associe un moment en Université populaire Quart Monde*. Je pense à Jocelyne, qui a connu énormément de galères dans sa vie et qui participe pour la première fois à l'Université populaire de Lille. Elle avait élevé seule ses huit enfants, avec très peu de ressources, et partageait ses soucis avec d'autres adultes en réunion, chaque mois, pour trouver des moyens de réagir à cette misère qui la détruisait. Elle ne manquait pas de courage et on essayait de la soutenir, régulièrement, pour qu'elle puisse s'exprimer sur son vécu et apporter son expérience aux autres. Comme elle était très réservée, je l'entraînais, en temps qu'animateur local d'un groupe de préparation d'Université populaire Quart Monde, à reprendre confiance en elle et à prendre la parole devant les autres, ce qui n'était pas facile, car elle avait tou-

jours peur d'être jugée par tout le monde. Sur un sujet précis, on mettait en commun dans le groupe de préparation ce qu'on souhaitait partager à l'Université populaire qui rassemblait une centaine de personnes de toute la région. Jocelyne arrive, très timide, pour la première fois dans une grande salle de la maison Quart Monde de Lille. Elle prend place au milieu des membres du groupe de préparation et écoute très attentivement toutes les interventions des différentes équipes de la région. Par crainte du regard des autres, elle ne dit rien, mais ses yeux sont illuminés. À la fin de près de trois heures de débats et de discussions, elle s'approche de moi et me dit : « C'est formidable de pouvoir s'écouter les uns les autres, plein de gens sont plus malheureux que moi, je n'ai pas le droit de me plaindre. On apprend plein de choses tous ensemble et on peut tous donner son avis. » À partir de ce moment-là, Jocelyne a beaucoup participé aux Universités populaires Quart Monde. Elle a pu prendre la parole pour s'exprimer et s'est tournée vers de nombreuses associations pour continuer à apprendre des autres et à partager sa très riche expérience de vie. Elle est devenue une militante très convaincante dans la société.

4. Retour sur ces deux moments Pour réussir des moments magiques comme celui vécu en classe avec Axel, il est important de toujours valoriser les enfants. Face au regard parfois pesant des autres, ils ont besoin d'être mis en confiance. L'enseignant a la responsabilité de débloquer des situations difficiles où certains élèves sont en panne de dynamisme, de revalorisation. Si l'adulte ne croit pas à la réussite scolaire de chaque

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enfant, qui peut les sauver ? Il est important d'être là au bon moment. L'histoire de Jocelyne ne me paraît pas banale, car c'est l'histoire d'une personne qui retrouve son honneur, sa fierté, sa dignité. Pour Jocelyne, le fait même de s'écouter était formidable. Elle en était tout étonnée. De plus, pouvoir se dire qu'elle était encore capable, à plus

de cinquante ans, d'apprendre plein de choses et de faire profiter d'autres de toute son expérience n'était même pas imaginable. Elle n'avait pas osé parler lors des premières Universités populaires Quart Monde, tellement elle était marquée par ses conditions de vie. C'est devenu possible lorsqu'elle a compris qu'elle ne serait pas jugée et qu'elle pouvait apporter quelque chose aux autres.

Ouvrir à l'universel Sabine Courtois J'ai enseigné pendant trente ans. Après deux ans d'enseignement en CM2 et un an en 6e, je suis partie à Ouagadougou, au Burkina Faso, à la rencontre d'élèves de 6e. Si je suis allée enseigner en Afrique, c'est parce que je venais d'une famille très ouverte et engagée et que j'avais été très fortement sensibilisée aux problèmes du monde dans un club tiers-monde quand j'étais au collège. Le terreau familial et scolaire m'avait préparée à cette expérience.

I. Parcours professionnel et militant À Ouagadougou, je devais donner des cours de français, de mathématiques, d'histoire et de géographie locales, des cours de sciences naturelles sur les animaux et la végétation du pays. Les élèves et moi avons préparé les cours ensemble. Les jeunes étaient toutes internes et, le week-end, nous allions nous promener dans les environs. Elles me montraient

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ce qu'elles connaissaient. Je complétais ensuite avec des livres et documents. À mon retour en France, j'ai continué d'enseigner de cette façon. Une de mes priorités était de faire participer au maximum les élèves. J'étais professeure de français. Pendant deux ans, j'ai eu des élèves de dix-huit à vingt-deux ans qui préparaient le concours d'entrée dans les écoles médicales et sociales. Elles avaient le désir de faire des études d'infirmières, d'assistantes sociales, de puéricultrices, ce qui était possible à l'époque sans le bac. Je n'avais pas de programme. Nous pouvions établir des projets. Les jeunes ont fait beaucoup de recherches dans les journaux, des dossiers, des comptes rendus de visites très variées. Cette ouverture sur la vie a permis de développer la participation des jeunes, de les préparer à un monde nouveau. Nous avons fait appel à plusieurs reprises à des adultes riches de leur expérience professionnelle, de leur culture personnelle.

J'ai ensuite demandé une disponibilité pour élever mes trois jeunes enfants. Dix ans plus tard, j'ai repris l'enseignement en collège. J'avais des 6' et des 5'. Souhaitant les ouvrir au monde, je suis allée chercher de la documentation auprès de plusieurs associations. C'est ainsi qu'à la Maison Quart Monde de Lille, j'ai fait la connaissance de deux volontaires permanents*. Ils nous ont invités, mon mari et moi, au grand rassemblement du 17 octobre 1987 au Trocadéro, première Journée mondiale du refus de la misère. Nous avons été très marqués par cette journée et l'avons exprimé au père Joseph Wresinski dans un courrier. J'eus le plaisir de recevoir une réponse. Joseph Wresinski me demandait de créer des liens entre les enfants de familles vivant dans la grande pauvreté et les enfants favorisés. Étincelle qui me conduisit à la connaissance du courant d'amitié d'enfants de tous milieux et de tous pays qu'est Tapori*. Depuis cette date, mon mari et moi sommes engagés à ATD Quart Monde.

Une pédagogie ouverte au monde C'est alors que j'ai démarré une pédagogie influencée par la dynamique ATD Quart Monde : attention aux élèves les plus en difficulté, confiance en chacun, ouverture à l'universel, invitation à l'expression. L'été 1983, nous étions allés en famille à un grand rassemblement sur le plateau du Larzac. Là étaient réunies de nombreuses associations. Après des échanges en petits groupes, un père de famille avait dit : « Il faudrait demander aux enseignants de consacrer une heure à l'éducation à la paix. » Pourquoi pas ? Quand je suis revenue en septembre, j'ai exposé ce souhait au directeur du collège qui me donna le feu vert, l'ouverture à l'universel faisant partie du pro-

jet éducatif du collège. Régulièrement, je le mettais au courant du contenu de cette heure hebdomadaire. Intégrée à mon projet pédagogique, cette heure a d'abord été une éducation à la paix. Puis, je l'ai appelée heure d'ouverture à l'universel et elle fut centrée au premier trimestre sur les droits de l'homme et les droits de l'enfant, avec des dates phares : le 17 octobre (Journée mondiale du refus de la misère) ; le 20 novembre (anniversaire de la Convention internationale des droits de l'enfant) ; le 10 décembre (anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme). Nous profitions de ces dates pour que les jeunes puissent, dans leurs journaux, trouver de la matière et participer activement aux cours. Le deuxième trimestre proposait une éducation à la tolérance, au respect des différences, à la paix. Nous profitions de la Semaine contre le racisme, de la Semaine de la presse à l'école... Le troisième trimestre était une sensibilisation au développement durable et au commerce équitable. J'y consacrais donc une heure sur les cinq heures de français que je donnais. Les objectifs de cette heure étaient notés sur le cahier de bord des classes : apprendre à s'exprimer oralement, être capable de faire des rapports écrits, de tenir des dossiers, d'analyser des vidéos ou des livres, de faire des exposés, de présenter aux autres ses lectures, de donner ses opinions personnelles. Lors de deux inspections, les inspecteurs m'ont encouragée à continuer. Je me souviens qu'à ma première inspection, l'inspecteur est arrivé sans prévenir, un jour où tous les élèves préparaient un dossier, avec des journaux, chacun suivant ses centres d'intérêt. Il avait apprécié l'autonomie des jeunes.

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Être attentive aux élèves les plus en difficulté et se rapprocher de tous les parents Ce qui m'a permis de changer ma pédagogie, c'est le souci de faire progresser les élèves les plus en difficulté. C'est aussi la volonté de respecter leur droit à la parole. Il fallait qu'ils puissent apporter leurs savoirs, leurs savoir-faire, qu'ils trouvent leur place dans la classe. Ensemble, nous avons essayé de vivre l'ouverture, a tolérance, la communication. Aux conseils de classe, je crois que le fait d'être du mouvement ATD Quart Monde me poussait à montrer ce que les élèves savaient faire plutôt que leurs faiblesses. ATD Quart Monde m'a appris à parler aux parents, à m'intéresser à ce que l'enfant savait faire chez lui, quels étaient ses souhaits, ses projets. J'avais écouté avec intérêt l'intervention de parents et professeurs lors d'un colloque à Arrae. J'ai souvent par la suite repensé au témoignage de tel ou tel enseignant sur ce qu'il faisait pour se rapprocher des familles.

Encourager d'autres à vivre de tels projets Je n'ai jamais oublié ce que m'avait dit Joseph Wresinski, fin octobre 1987 : « Ce serait bien que cette heure d'ouverture à l'universel puisse être vécue aussi avec les enfants les plus pauvres, les élèves en difficulté. » Chaque fois que j'allais en formation, j'essayais de parler de ce que je faisais pour que d'autres aient envie de le vivre aussi. Faire en sorte que les élèves connaissent la vie d'autres enfants a toujours été pour moi un objectif important. 61. Colloque « Toutes les familles partenaires de l'école », organisé à Arras le 4 avril 1992 par le recteur Claude Pair.

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J'ai eu la possibilité de partager mon expérience d'enseignante dans le mouvement ATD Quart Monde et à une rencontre nationale du Mouvement pour une alternative non violente : pour une éducation à la paix et aux droits de l'homme au collège. Mes préparations du cours d'ouverture à l'universel étaient disponibles pour d'autres, dans un casier en salle de professeurs.

Une nécessité : se former J'ai eu beaucoup de contacts avec d'autres associations pour préparer le cours d'ouverture à l'universel (Amnesty International, CCFD-Terre solidaire, Peuples solidaires, Mouvement pour une alternative non violente...). Ayant eu toute liberté pour mener cette heure, je suis restée dans le même collège pendant vingt et un ans. C'était passionnant de vivre cela avec les jeunes. Les stages de formation continue m'ont aussi beaucoup aidée (gestion mentale ; adolescents en difficulté ; retrouver le plaisir d'écrire ; la lecture ; initiations aux images, à l'art, à la vidéo, à l'informatique), autant d'occasions d'échanger avec d'autres enseignants sur les pratiques pédagogiques.

Le club Tapori : un lieu d'écoute, d'expression, de création, d'apprentissage de la solidarité Très intéressée par la dynamique d'échange entre enfants vécue dans le mouvement Tapori, j'ai démarré un club Tapori au collège en 1990. Certains élèves revenaient d'une année sur l'autre, accueillaient les nouveaux qui arrivaient, expliquaient avec leurs mots ce qu'était ce climat, cette dynamique Tapori : une manière de vivre l'amitié qui ne laisse

pas les plus faibles de côté. Ils se soutiennent, s'entraident. Je proposais régulièrement de participer à des concours, de correspondre avec des jeunes de Roumanie, du Liban, de Kabylie, du Sénégal. Chacun choisissait sa manière de participer. C'était ouvert à tous. C'est ainsi que s'articulaient l'heure d'ouverture à l'universel et le club Tapori. Le club Tapori m'a permis d'avoir davantage de contacts, de relations, de communication avec les élèves en difficulté. Il est important qu'il puisse y avoir des lieux d'écoute dans le collège. Il est surprenant de constater qu'au club Tapori viennent souvent des élèves en difficulté et des élèves excellents et qu'ils arrivent très bien à vivre ensemble. À Tapori, ils font beaucoup d'activités manuelles. C'est ainsi que des élèves en difficulté scolaire se sont montrés de très bons dessinateurs et créateurs d'objets divers qui ont suscité la surprise générale. Je crois que c'est vraiment une priorité d'ATD Quart Monde et de Tapori de faire en sorte que chacun puisse se sentir valorisé un jour ou l'autre. Il me paraît important qu'existent, dans les écoles et collèges, ces plages de rencontres.

2. Moment de pratique professionnelle Au cours d'ouverture à l'universel, je passais tous les ans, en novembre, la cassette Alice au pays des droits de l'enfant d'Amnesty International et Média Enfance. Nous regardions cette cassette deux fois, nous en discutions et je demandais aux élèves de 6e ce qu'ils souhaitaient réaliser. Quand le collège a fait le choix de mettre en place une classe d'élèves de 6e en difficulté, avec des professeurs volontaires pour proposer une pédagogie différente et des projets variés, cette classe a souhaité réaliser un spectacle à partir de la cassette.

S'entourer de partenaires compétents et trouver un rôle pour chacun J'en ai parlé avec une ancienne élève avec qui j'étais restée en contact. Elle faisait des études de médecine et aimait beaucoup le théâtre. Elle a été intéressée, a accepté de réécrire le scénario et nous a aidés à monter le spectacle. Nous nous sommes mis d'accord avec les élèves pour répartir les huit rôles, dont celui d'Alice. Certains étaient très enthousiastes, d'autres plus prudents. Je trouvais dommage que tous ne participent pas. Ils étaient vingt. J'en ai parlé en salle des professeurs et une amie, professeure de sports, a proposé de préparer avec les autres élèves une chorégraphie dans laquelle les élèves chercheraient eux-mêmes comment exprimer telle ou telle violation des droits de l'enfant. Ils ont été contents qu'on leur demande leur avis, contents de participer à la création, à la mise en place du spectacle. Ils ont compris que l'on croyait à leur potentiel et ont joué volontiers. Ils avaient de bons contacts avec la professeure de sport qui croyait en eux et savait les valoriser. J'essayais toujours de valoriser le positif chez ces élèves qui étaient souvent mal jugés. On avançait beaucoup plus après une remarque positive. Ceux qui se pensaient trop timides pour intervenir sur la scène du spectacle s'occupaient des rideaux, de la lumière.

Prendre le temps et les moyens pour un spectacle de qualité Domitille, l'étudiante en médecine, était très exigeante. Les élèves ont compris qu'ils allaient répéter jusqu'à ce que ce soit très bien. Ce n'était pas encore le grand enthousiasme. Ils avaient tellement peu confiance en eux. Il a fallu qu'ils se rendent compte que les animateurs venaient toutes les semaines, que Domitille

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tenait vraiment à ce qu'ils fassent quelque chose de bien et que la professeure de sport voulait proposer avec eux des intermèdes de valeur. Ils ont vu que des personnes investissaient du temps et de l'énergie pour eux ; ça leur a donné confiance. Ils se sont dit : « Si eux, ils y croient... » Je ressentais leur plaisir de voir qu'au fur et à mesure d'autres personnes s'impliquaient. Le travail d'équipe avec la professeure de sport, le professeur d'arts plastiques et une étudiante de l'extérieur nous a permis d'oser. Chacun apportait ses compétences. Les élèves avaient de plus en plus confiance. Cela n'a pas été facile tout le temps. Certains en avaient assez de devoir apprendre par coeur leur rôle et d'être repris quand ce n'était pas bien. Je leur disais que si cette animatrice donnait des contraintes, c'était pour que ce soit un spectacle de valeur. J'essayais de redonner du tonus et du courage. Je jouais le rôle de médiateur et leur disais qu'au théâtre, tout le monde fait des répétitions. Les premières réussites des élèves ont rendu les choses plus faciles. Nous avons également créé de très grands décors. C'était beau. Les élèves étaient très fiers.

Les droits de l'enfant nous concernent. Nous agissons Ce spectacle a été présenté aux parents dans le cadre d'un projet de partenariat avec la Roumanie. Un professeur de Iasi, en Roumanie, à qui j'écrivais régulièrement, m'avait expliqué le manque de lait pour les petits ainsi que d'autres besoins. Les élèves avaient souhaité que leur spectacle puisse aider ces enfants roumains. La pièce de théâtre devait être suivie d'une chorégraphie, puis d'une vente aux enchères de dessins réalisés par des élèves et des professeurs. Le bénéfice de cette soirée était destiné à l'achat de médicaments à destination

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d'enfants roumains gravement malades et à répondre aux besoins du moment.

Kaïros La répétition générale n'avait pas été parfaite. Adultes et élèves en étaient sortis inquiets. À 20 heures, le 8 avril 1994, toute la classe était présente. Nous avions loué une table de mixage et tout ce qui était nécessaire pour que le son soit le meilleur possible. Les élèves ont beaucoup apprécié. On ne se moquait pas d'eux. La balle était dans leur camp. Ça leur a plus, ce n'était pas n'importe quoi ! Il restait à les soutenir. Pour cela, nous étions plusieurs : deux étudiants, la professeure de sport, le professeur d'arts plastiques et moi, enseignante de français. On faisait en sorte de limiter les voix, les éclats, les différents bruits pour que tous comprennent qu'on ne devait rien entendre pendant le spectacle. Quelques élèves souvent difficiles étaient plus calmes que d'habitude. Je les vois écouter pour la énième fois les conseils de Domitille, je sens leur inquiétude et leur plaisir. Ils avaient accepté des contraintes pendant des semaines, chaque vendredi à la dernière heure, pour arriver à un beau résultat. J'essayais de donner confiance aux jeunes juste avant la représentation, en leur parlant, en leur montrant où était ce qu'ils cherchaient, en leur disant qu'ils avaient bien répété. Je disais à celui qui allait s'occuper du rideau l'importance de ce qu'il allait faire. J'allais également vers ceux qui avaient préparé ce spectacle avec nous pendant des semaines et qui étaient aussi inquiets que moi. Devant leurs parents et leurs professeurs, les jeunes ont donné le maximum et ont été fiers de ce qu'ils ont réussi. Tous leurs professeurs n'ont pas pu venir ce soir-là. Dommage !

Je ressentais la joie de ces élèves, leur fierté de proposer ce spectacle à leurs parents et professeurs et aussi leur trac. Cela m'a fait plaisir de les voir contents de réussir. Je me disais qu'il faut toujours faire confiance, avoir de la patience pour que le résultat puisse se voir. Ensemble, on peut réussir quelque chose de beau. Les professeurs présents ont été contents de voir que ces élèves avaient réalisé ensemble un beau spectacle. C'était une bonne expérience. Nous étions quelques professeurs volontaires, d'accord pour proposer une pédagogie différente à ces élèves en difficulté. J'ai souvent partagé avec des professeurs ou des futurs enseignants d'IUFM cette expérience concernant des enfants en difficulté, de façon à faire remarquer que des actions qui motivent les jeunes sont possibles.

3. Moment de pratique militante Ce souvenir me fait penser à un autre moment vécu à l'heure du midi avec des élèves volontaires de 6e et de 5e au club Tapori, initié et soutenu par ATD Quart Monde.

L'inspecteur d'académie nous invite Au club Tapori, les élèves de 5e avaient participé à un concours sur leur implication dans l'avancée des droits de l'enfant. La directrice avait reçu une convocation de l'inspection académique pour que nous venions présenter ce qui nous avait permis d'être remarqués parmi beaucoup d'autres élèves d'autres classes. Quatre élèves de 5e avaient préparé un dossier reprenant toutes leurs réalisations des mois précédents.

J'entends encore deux d'entre elles dire à Mathilde, leur amie, qui avait des difficultés : « Écoute, c'est toi qui vas dire à l'inspecteur ce qu'on a réalisé. On va t'aider à l'écrire. C'est toi qui le liras, à l'inspecteur d'académie. » J'ai beaucoup admiré cette délicatesse, cette humanité, cette preuve d'amitié sincère. Ces deux élèves excellentes avaient compris que ce serait peut-être pour Mathilde un déclic, une possibilité de réussir. Je les ai donc laissées faire, me contentant d'écouter et de regarder comment elles s'y prenaient. Je les vois encore chercher tout ce qu'elles avaient créé les mois précédents pour pouvoir réaliser un beau livret. Je ne suis pas intervenue. Je suis allée dire à l'autre animatrice ce qui se passait. Elle n'en revenait pas non plus. Elle était plus inquiète que moi. Comment Mathilde allait-elle se débrouiller devant l'inspecteur ? « Elles vont être ensemble », lui ai-je dit. S'il y avait eu un problème, les trois autres seraient venues à la rescousse. Les ayant en cours de français, je savais qu'elles étaient très efficaces, donc je ne me faisais pas de souci. Elles ont fait écrire Mathilde et, ensemble, ont mis au point un dossier très varié et bien présenté. Je suis encore admirative devant ce qu'elles ont réussi à faire. Les jeunes savaient qu'à Tapori ils venaient vivre des moments d'amitié. Ils étaient préparés à créer, à inventer, avaient toute liberté d'expression. Cette élève en difficulté a donc eu le plaisir d'être félicitée par l'inspecteur d'académie devant la directrice du collège, devant ses amies et beaucoup d'autres jeunes de collèges et lycées. Je me souviens de son sourire rayonnant.

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4. Retour sur ces deux moments Ce qui est significatif pour moi dans ces deux moments de réussite, c'est que, lorsqu'on les écoute et qu'on leur donne la possibilité de s'exprimer, d'être actifs, les jeunes nous étonnent et révèlent des manières d'être que nous ne soupçonnions pas. Je crois qu'il est très important de varier les activités proposées pour que des élèves, différents les uns des autres, trouvent ici ou là une porte d'entrée, un intérêt qui leur permettent d'être acteurs et de progresser. J'avais le souci d'être attentive à ceux qui ne croyaient pas avoir leur place dans une pièce de théâtre. Il était important d'aller vers les élèves qui avaient besoin d'une attention particulière. Il me fallait trouver les paroles, les gestes qui apaisent, l'attitude qui rassure et soutient. Par contre, la discrétion s'imposait quand des élèves trouvaient un moyen de valoriser une amie en difficulté et prenaient spontanément en charge la situation. Faire participer le plus possible les élèves, leur permettre d'être acteurs,

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tenir compte de ce qu'ils proposaient a été pour moi très important pendant toute ma carrière d'enseignante. A plusieurs, on peut mieux répondre aux besoins des jeunes. Le partenariat permet de proposer des activités différentes qui motivent et font progresser. Les élèves sont très sensibles aux activités pluridisciplinaires. Ce que ces deux moments traduisent, c'est ma recherche perpétuelle de trouver comment faire progresser les élèves en difficulté, comment faire pour qu'ils se sentent bien. Que leur proposer ? Que leur dire pour qu'ils puissent réussir ? Comment permettre le tutorat entre élèves, la médiation par les jeunes du même âge ? Comment profiter de l'heure de vie de classe pour que de nombreuses idées puissent être partagées ? Comment faire de la classe, ou du club Tapori, un lieu où l'on s'exprime, où l'on écoute les autres avec respect, un lieu où l'on essaie de réussir ensemble, où l'on se réjouit de la progression de chacun ? Autant de questions qui m'ont accompagnée pendant toute ma carrière d'enseignante.

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Glossaire Allié : les alliés s'efforcent d'introduire dans leur entourage (voisinage, milieu professionnel, famille, église, syndicat, etc.) leur souci des plus pauvres et de partager ce qu'ils apprennent du mouvement ATD Quart Monde. Par le terme d'allié, ATD Quart Monde met en valeur une dimension qui va au-delà du temps mis à disposition.

Bibliothèque de rue Tapori : les bibliothèques de rue Tapori consistent à introduire le livre, l'art et d'autres outils d'accès au savoir (notamment informatiques) auprès des familles de milieu défavorisé, à partir de leurs enfants. Se déroulant sur leur lieu de vie (sur un trottoir, au pied d'une cage d'escalier, dans des lieux isolés à la campagne...), ces activités répondent à la soif de savoir des enfants, les réconcilient avec la joie d'apprendre et les encouragent à révéler et à partager leurs talents.

Club du savoir : les clubs du savoir rassemblaient des jeunes de milieu défavorisé et des jeunes alliés. Ils étaient des lieux d'expression et de partage du savoir.

Pivot culturel : le Pivot culturel offre à chaque enfant un lieu pour lui permettre de se construire et le mettre dans des situations où il peut se révéler : se révéler à lui-même pour pouvoir être fier de ce qu'il est et de ce qu'il sait faire, se révéler à ses parents et se révéler à tous. Le Pivot culturel a trois objectifs, que les enfants puissent : —s'exercer à la vie ensemble, en créant une ambiance de respect et de paix où chaque enfant a une place ; — développer leurs aptitudes, leurs goûts artistiques et culturels, élargir leur horizon ; — retrouver la fierté d'eux-mêmes, de leur famille et de leur milieu.

Préécole : des parents victimes de la grande pauvreté peuvent douter profondément de leurs qualités de parents et vivent souvent avec angoisse le risque de se retrouver dans la rue, de voir leurs enfants placés ou de tomber malades. Ils veulent donner une meilleure éducation à leurs enfants mais n'en ont pas toujours les moyens ou le savoir-faire. La préécole invente avec les parents les moyens de jouer leur rôle de premiers éducateurs de leurs enfants, dès la petite enfance, conformément à leurs aspirations.

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Quart Monde : Lors des états généraux de 1789 trois ordres étaient représentés : le clergé, la noblesse et le tiers état. Un fervent défenseur des principes de liberté et d'égalité, Pierre-Louis Dufourny de Villiers, a proposé au quatrième ordre des pauvres journaliers, des infirmes, des indigents, non représenté par le tiers état, de rédiger des cahiers de doléances. En référence à ce quatrième ordre, ce quart état, Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, a inventé le nom de Quart Monde, identité positive destinée à représenter le rassemblement de personnes très pauvres et de personnes non pauvres engagées dans un même refus de la misère. Réseau Wresinski École : le réseau Wresinski École réunit des professionnels de l'école, des parents d'élèves, des porteurs de projets éducatifs et, plus généralement, toutes les personnes dont les actions témoignent d'un engagement dans la lutte contre les exclusions et les discriminations : ils refusent qu'un enfant, un jeune, quitte l'école sans la possibilité d'une insertion professionnelle, culturelle, citoyenne, à laquelle il a droit. Semaine de l'avenir partagé : depuis 1985, les Semaines de l'avenir partagé proposent à des personnes de tous horizons (artistes, artisans, sportifs, bibliothécaires... ou simples citoyens) de venir partager leur savoir avec des enfants, des jeunes et leurs parents dans des quartiers parmi les plus défavorisés. Tapori : le courant d'amitié Tapori, créé au sein du mouvement ATD Quart Monde, relie entre eux des enfants de tous milieux et de tous pays et les soutient dans leur volonté de lutter contre la misère et l'exclusion, de devenir amis. Université populaire Quart Monde : l'Université populaire Quart Monde est un lieu d'identité, de remembrement de ceux qui vivent la pauvreté : remembrer, bâtir ensemble une histoire basée sur la fierté. C'est un lieu universitaire de pensée et de parole. C'est un lieu où on prend au sérieux la réflexion basée sur l'expérience de ceux qui vivent la pauvreté. Volontaire permanent : les volontaires permanents sont au service du mouvement ATD Quart Monde à temps complet, en accord avec leur vie familiale et personnelle. Ils vivent, se forment et travaillent en équipe. Ils optent pour une certaine simplicité de vie. Beaucoup d'entre eux vivent dans les lieux où habitent les familles vivant dans la grande pauvreté.

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-la1pJoruen7méciètdbf,selamièr: ces journées a eu lieu à Paris, au Trocadéro, le 17 octobre 1987, à l'initiative du mouvementATD Quart Monde. Une dalle en hommage « aux victimes de la faim, de l'ignorance et de la violence » fut alors inaugurée sur le parvis des Droits de l'Homme. Elle porte cette phrase de Joseph Wresinski : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les Droits de l'Homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » En 1992, le 17 octobre fut reconnu par l'ONU Journée mondiale du refus de la misère.

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Chez le même éditeur Le principal il nous aime pas L'École à l'épreuve de la mixité sociale Régis Felix Encore un livre sur l'École! Certes, mais une École peu présente sous les projecteurs de l'actualité : celle d'un collège de banlieue en province qui tente, coûte que coûte, de réussir la mixité sociale. Au carrefour de deux quartiers que tout sépare en apparence, la dernière année d'un principal de collège au parti pris affirmé : être vigilant d'abord aux jeunes les plus en difficulté, ceux qui font l'expérience de la discrimination scolaire, premier visage de l'exclusion sociale. À ces élèves en échec, la langue française a réservé un barbarisme dont elle a le secret : « les décrocheurs ».

208 L'essentiel p.

L'histoire de ce livre est celle du combat que mène un principal, le plus souvent avec son équipe éducative, mais parfois contre elle, pour éviter que ces jeunes voient les portes de l'École se refermer devant eux. Nous suivons Yann, Raphaël, Joël, Jennifer, Cyril dans leurs confrontations avec leurs camarades et leurs enseignants, dans leur scolarité trouée d'absences et ponctuée d'actes de rébellion, dans les liens chahutés avec leur famille, dans leurs rêves fous de vies déjà adultes, dans leurs fragilités aussi. Ils interpellent cette École à laquelle ils disent à la fois leur rejet et leurs espoirs. Des tranches de vie racontées dans un rythme alerte au fil d'une année scolaire. Humour, tendresse, violence, nous sommes dans le quotidien de ce qui fait l'École aujourd'hui.

Quelle école pour quelle société ? Réussir l'école avec les familles en précarité ATD Quart-Monde / Pascal Percq 208 p. L'essentiel Poche

Que faire face au gâchis humain que représente l'échec scolaire, avec plus de 150 000 enfants sortant chaque année du système sans diplôme ? Un projet d'école ne peut se distinguer d'un projet de société.

Pour ATD Quart Monde, qui lutte depuis plus de 50 ans contre la misère, l'échec n'est pas inéluctable. Mais la réussite scolaire de tous les enfants ne peut être envisagée que si les familles vivant dans la pauvreté sont réellement partie prenante, avec tout ce qu'elles peuvent apporter. Parents de milieu très défavorisé ou non, enfants, jeunes, enseignants, chercheurs, pédagogues, syndicalistes : tous s'expriment ici et disent comment « Construire ensemble l'école de la réussite de tous ». ATD Quart Monde appelle chacun à concrétiser ce rêve. C'est possible.

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