Ecrits antipolitiques - Libertarien ou rien

Recueil d'articles publiés sur le libertarisme de 2007 à 2018

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Ecrits antipolitiques - Libertarien ou rien

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Écrits antipolitiques (« libertarien ou rien ! »)

Thierry Falissard (février 2020)

Table des matières Préface ................................................................................................................................................... 3 Un marché en pleine expansion, le marché de la stupidité humaine ........................................... 5 Une leçon pour Jérôme Kerviel... et pour les autres ....................................................................... 9 Une perspective pessimiste : à quoi bon des libertariens dans un monde étatique ? ............. 10 L’endoctrinement étatiste dans les Grandes Ecoles françaises .................................................. 12 Justice privée, police privée : rêvons un peu ................................................................................. 14 Les dilemmes éthiques du libéralisme : non-agression et moindre mal .................................... 16 Libéral ou libertarien ? Faites le test ! ............................................................................................. 19 Un débat entre Extropian et Conservator ....................................................................................... 23 Un État gagnant ? L’État abolitionniste ! ......................................................................................... 26 SOUMISSION:IMPOSSIBLE ............................................................................................................ 28 Entretien avec des libertariens – Thierry Falissard (Adrien Faure) ............................................ 31 Pourquoi tout va si mal... ................................................................................................................... 36 La philosophie peut-elle nous aider à vivre ? ................................................................................. 37 Zarathoustra et l’étatiste .................................................................................................................... 40 Pour en finir avec la politique, une fois pour toutes ...................................................................... 41

Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Préface Chaque fois que j’entends un discours ou un débat politique, j’en arrive à la même constatation : l’impossibilité d’une décision collective respectueuse des droits des gens, et donc l’impossibilité de la politique toute entière ! Cela a beau avoir été démontré mathématiquement (théorème d’Arrow), cela reste ignoré à la fois du politicien machiavélique et du citoyen ignorant et naïf. En pratique, cela se traduit, dans certains pays, par la guerre de tous contre tous (organisée par l’État), et dans d’autres pays par une recherche de consensus qui n’aboutit qu’au mécontentement général (le consensus décide de vous couper un demi-bras, plutôt qu’un bras). Un des soucis majeurs que pose la politique, ce n’est pas seulement la tendance de nos gouvernants à tenter de résoudre de faux problèmes (les inégalités, le changement climatique…), c’est surtout qu’ils opèrent avec du vrai argent : le nôtre, et qu’ils attentent à de vrais droits, nos libertés ! L’État est le premier producteur de problèmes qui n’existeraient pas sans lui, et moins son action est efficace, plus il est porté à agir ! Il ne faut pas oublier non plus qu’un État n’est qu’une organisation particulière qui défend avant tout des intérêts particuliers, à commencer par les siens propres et ceux de ses agents. L’État dispose pour cela de deux armes infaillibles : une arme éthique dirigée contre les esprits, le prétexte de l’intérêt général ; une arme pratique dirigée contre les corps, la loi du plus fort. Tous les théoriciens ont souligné la contradiction entre le libéralisme et la démocratie. Pourtant, certains croient avoir trouvé une solution : la démocratie libérale : l’instauration d’une forme de collectivisme où l’on accorde si peu de prix à la liberté individuelle qu’on la soumet aux aléas du vote. Il ne faut pas s’y tromper : la démocratie n’a rien à voir avec la liberté. La démocratie met tous les droits sur le même plan, vrais droits et faux droits, droits naturels et droits-créances : liberté d’expression, liberté de commerce, droit de voler son voisin, droit de le tuer... Il suffit de trouver une majorité, et un nouveau droit est instauré. Comme les majorités sont toujours disparates, on obtient des résultats médiocres : droit de voler, mais pas trop, son voisin (par l’impôt) ; droit de tuer une petite partie de la population (par une guerre à l’étranger) ; droit à un enseignement de masse médiocre, etc. La politique ne peut, en aucune façon, résoudre une quelconque opposition dialectique entre droits individuels et droits collectifs (ou prétendus tels). Elle ne parvient qu’à écraser une partie de la population au bénéfice d’une autre. C’est pourquoi nous la voyons comme ce qu’il y a de pire en ce monde, comme la cause des plus grands crimes jamais perpétrés. ⁂ « La politique est une affaire sale, une ruse, un cul-de-sac idéologique, un vaste pilleur de ressources intellectuelles et financières, un mensonge corrupteur, une tromperie, un moyen de répandre dans le monde un énorme malheur, d’une espèce inattendue et indétectée ; c’est le plus grand gaspilleur de productivité humaine jamais concocté par ceux qui ne croient pas à un authentique progrès économique et social. » (Jeffrey Tucker) « L’État n’est pas un Père Noël bienveillant. C’est un monstre égoïste et intrusif qui ne sera jamais satisfait et finira par étouffer l’indépendance et l’autonomie de ses sujets. Et ce monstre est soutenu par la démocratie : par l’idée que la vie de chaque être humain peut être contrôlée par la majorité. » (Dépasser la démocratie)

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« L’État est le plus beau type de l’égoïsme individuel, et ce serait un leurre de croire, en nos temps où le gouvernement se proclame émané du peuple, que les deux volontés populaire et gouvernementale soient coïncidantes. (…) Il a une volonté d’individu, parce que, derrière le concept État, il y a effectivement des oligarques en nombre déterminé qui lui donnent sa vie réelle. » (Henri Lasvignes, Max Stirner) « Pourquoi le banditisme et le pillage sont-ils aussi sévèrement réprimés ? Parce qu’ils constituent une atteinte au monopole d’État ! » (Jacques Rossi, Manuel du Goulag)

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Un marché en pleine expansion, le marché de la stupidité humaine (paru dans Le Québécois Libre le 6 mai 2007) Loin d’être secondaire, limité aux talismans, pilules miracles ou autres escroqueries de bas de gamme, le marché de la stupidité est le plus vaste qui existe. En effet, personne n’est intelligent tout le temps ; tout le monde, peu ou prou, même parmi les moins bêtes, a des accès de sottise, ou même, pour certains, est carrément et irrémédiablement stupide. Les causes en sont diverses. L’omniscience n’est pas une caractéristique humaine, aussi nous sommes tous ignorants, à des degrés divers. Or l’ignorance est certainement l’ingrédient principal de la bêtise (savoir, tel Socrate, que nous ne savons rien, est déjà un luxe rare). Nous sommes influençables et facilement conformistes (comme son nom l’indique, le conformisme est une solution de confort). Nous sommes crédules (être sceptique est très fatigant à la longue). Le marché de la stupidité humaine, comme tous les marchés, est régi par des lois simples que je vous propose de découvrir ou de redécouvrir. Les deux premières sont bien connues. 1) La loi de Barnum : ce marché est gigantesque, car le nombre de clients est potentiellement illimité (« there is a sucker born every minute » ou sa variante : « always and inevitably everyone underestimates the number of stupid individuals in circulation »). Dans l’univers, la stupidité est aussi répandue que l’hydrogène (encore dit-on que la quantité d’hydrogène, elle, a tendance à diminuer avec le temps). 2) La loi de l’équilibre général du marché de la stupidité : pour répondre aux besoins imbéciles, il y aura toujours une offre abondante disponible (« for every sucker born there’s two people out there that will take their money » ou sa variante : « a fool and his money are soon parted »). Les troisième et quatrième lois du marché de la stupidité sont de mon cru : 3) Le marché de la stupidité humaine recoupe pour une très large part un autre marché : le marché politique (en application du premier amendement au huitième Commandement du Décalogue : « Thou shalt not steal, except by majority vote ») ; 4) Les symboles et les mythes sociaux sont les produits phares de ce marché (conformément à la loi d’Angleton : « Deception is a state of mind, and the mind of the State »). Examinons ces deux dernières lois. Le marché de la stupidité humaine recoupe pour une très large part un autre marché : le marché politique Le marché de la stupidité se caractérise par le fait que, dans l’échange volontaire auquel il participe, le client est finalement perdant, sans qu’il en soit forcément conscient (puisqu’il est stupide). Comme dans tout marché, l’art du vendeur consiste à répondre aux besoins du client et à lui vendre ce qu’il est disposé à acheter : - quelque chose de prétendument efficace, censé régler un problème précis, ou quelque chose dont il n’a en réalité pas besoin (une machine à balayer dans les coins, un philtre d’amour, un parfum pour éloigner les fantômes, une séance de désenvoûtement, etc.) - quelque chose qui n’existe pas (comme les beaux habits neufs de l’empereur, dans le conte bien connu, avant qu’il soit révélé que « le roi est nu ») - des promesses (un produit ou service futur, un gain ou un avantage futur) – promesses évidemment non tenues le plus souvent, mais auxquelles le client croit fermement, ce qui le pousse à participer à ce marché. Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Les deux premiers types de produit montrent vite leurs limites, et le client, pour peu qu’il finisse par ouvrir les yeux, risque vite de se rendre compte de l’escroquerie et de l’inanité de son achat. En revanche, les promesses en l’air, caractéristiques d’un marché très particulier, le marché politique, fournissent une denrée inépuisable, car immatérielle, et dépendant uniquement de l’imagination de l’offreur et, en contrepartie, de la crédulité du demandeur, et de ses attentes. L’investissement du côté du client est faible : un vote, un soutien à un candidat. Le gain n’est pas immense (ce n’est certes pas un pari pascalien, où l’on gagne l’infini), mais, quoique repoussé dans le futur, il est très concret pour le client : ce peut être un avantage « social », une sécurité en plus, un coût moindre pour un service « public », etc. Voulez-vous des exemples ? Consultez le programme électoral de votre candidat préféré (ou, au contraire, de celui ou celle que vous détestez le plus). Une fois la vente opérée (l’élection passée), la promesse a été vendue, et c’est tout ce qui importe pour le candidat. Il y a deux choses bien distinctes : la promesse, et l’objet de la promesse. Seule la promesse a été échangée contre le vote. Il n’y a aucune garantie que la promesse soit tenue : le politicien n’a signé aucun contrat, et la justice ne le tracassera pas quand ses mensonges seront devenus flagrants aux yeux de tous. Au contraire, il risque de passer pour un réaliste pragmatique, éloigné de toute démagogie. On a certes le droit de vendre du vent à celui qui aime les courants d’air. Mais les promesses politiques sont à la fois immorales et illégitimes, dans tous les cas - qu’elles ne soient pas tenues (tromperie envers l’électeur trop naïf), ou qu’elles soient tenues, ce qui s’opère alors aux dépens du « moins fort politiquement ». Car la politique ne crée pas de richesse, puisqu’il ne s’agit que d’un vol institutionnalisé, le politicien qui gagne l’élection se souciant comme de sa première veste (électorale) de votre consentement à son programme. Les symboles et les mythes sociaux sont les produits phares du marché de la bêtise. La capacité à accepter les promesses politiques finit par s’émousser, et le citoyen a de plus en plus conscience que le marché politique est un marché de dupes. Conformément à la théorie de la subjectivité de la valeur, il pourrait bien finir par ne plus accorder de crédit aux promesses, et se retirer de ce marché où il n’a rien à gagner, le coût d’opportunité du vote devenant prohibitif. Mais le politicien est normalement plus malin que son client - électeur - contribuable, puisque tout son art consiste à vivre à ses dépens sans que ce dernier se rebiffe. Il ne va pas seulement blâmer ce client qui le fuit, ce mauvais citoyen qui ne participe pas à la vie de la Cité, qui s’abstient, ou qui vote n’importe comment. Il va chercher toujours plus à s’attirer ses bonnes grâces en se faisant psychologue, pour sonder son âme et en déceler les craintes, les aspirations, et la phénoménale capacité à s’illusionner. Le citoyen a un besoin illimité de protection. Chaque jour, il risque de perdre son emploi, d’être agressé dans la rue, de tomber malade, de s’appauvrir et de ne plus pouvoir conserver son train de vie, etc. Il faut donc lui vendre des talismans protecteurs, et au besoin lui faire peur pour qu’il les achète. Pour répondre au besoin illimité de protection, le politicien va jouer les apprentis sorciers et proposer des « mesures » qui se révèleront toujours pires que le mal auquel elles sont censées remédier. Voyons quelques exemples typiques.

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On proposera d’instaurer un salaire minimum pour éviter d’avoir des travailleurs pauvres – ce faisant, on créera une nouvelle barrière à l’emploi qui exclura ceux dont le travail valait moins. Le SMIC devient ainsi un symbole de progrès qui ne protège en réalité personne. On durcira à coup de réglementation les conditions de licenciement pour « éviter les abus » des employeurs (le chômage ne participe-t-il pas de l’horreur économique capitaliste ?) – ce faisant, on dissuadera les patrons d’embaucher, mais peu importe, on crée ainsi un nouveau symbole appelé « Code du Travail » censé nous protéger, alors que le résultat est bien de nous précariser davantage. On proposera une assurance santé obligatoire qui n’a d’assurance que le nom (en l’absence de prime liée au risque, de contrat, de garantie) et qui détourne plus de 20% du salaire complet : c’est la symbolique « Sécu » à laquelle le citoyen est tellement attaché, tel le chien à sa chaîne. Une chaîne héritée du communisme français, qui remonte à 1945, mais qui est solide, car les gouvernements (non communistes) n’ont eu de cesse de la renforcer au fil des ans, bien qu’elle contrevienne autant à la législation européenne qu’au droit de l’homme à disposer librement des fruits de son travail. Tous ces symboles contribuent à édifier un mythe, celui de la « protection sociale », du « modèle social », qui n’a d’efficacité que symbolique, car tous ces services (ou du moins ceux qui sont vraiment utiles) pourraient être rendus à moindre coût et meilleure qualité par le marché privé, ce que les intéressés ignorent souvent, aveuglés par l’illusion sociale « solidaire ». Mais la charge symbolique est si forte, que le client abusé reste prêt à payer très cher pour cette « protection », ce qui est tout bénéfice pour les profiteurs de la « République Fromagère ». Celui qui viendrait à contester ces mythes serait au sens propre un iconoclaste anti-social, un monstre d’inhumanité, bref, un libéral ! Il préfère vivre sous la clarté du soleil plutôt qu’à l’ombre tutélaire, mais pernicieuse et délétère, de l’État redistributeur. Le soir venu, il parcourt les villes avec sa lanterne, à la recherche d’un homme qui ne croirait plus aux mythes étatiques, mais en vain : les assistés lui montrent les bienfaits de la solidarité forcée, tandis que les ponctionnés complaisants fustigent son « égoïsme » individualiste. Le citoyen a aussi un besoin illimité de se projeter dans l’avenir, d’espérer en la prospérité, de croire en son bonheur ou en celui de ses enfants, etc. Il ne compte pas sur lui-même pour avancer et réussir dans la vie, cela serait sans doute au-delà de ses forces. Il faut donc lui vendre du rêve, et c’est une autre des tâches du politicien. Se limiter à subvenir à son besoin de protection par ces symboles « sociaux » inefficaces mais tellement envoûtants serait faire montre de matérialisme mesquin, alors qu’il y a tant à gagner à vendre du rêve, du bonheur futur, le paradis sur terre… On lui proposera alors du Grand Dessein, du Vivre Ensemble, de l’Avenir Radieux ou Durable, ou bien l’Europe Sociale, le Pacte Républicain, un Autre Monde (qui est « possible », ou qui est « en marche », au choix), une France qui gagne… bref, toutes les lubies pré-totalitaires qui ont fait leurs preuves au XXe siècle. Il s’agit d’offrir, non plus l’espoir d’un avantage tangible, comme peuvent l’être les simulacres de protection sociale que nous avons mentionnés, mais un mythe collectif, du rêve à l’état pur, qui en appelle à la fois à l’instinct grégaire de chacun (qu’il soit nationaliste, communautaire, religieux, identitaire) et à la magie noire, à l’État comme source inépuisable de richesses et de bienfaits, infatigable pourvoyeur de lendemains qui chantent. Tandis que les gogos, sans se poser de questions, vivent de mythes, de symboles et d’eau fraîche, les politiciens, en calculateurs réalistes, cueillent les fruits de l’arbre de la stupidité. On peut penser que le gogo n’a que ce qu’il mérite (stupidity is painful after all). Cet état de

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choses serait tolérable si on permettait au restant de gens lucides d’échapper à l’esclavage politique, mais on sait qu’ils n’ont pas le choix, voter avec leurs pieds restant le dernier recours. Electeurs, réveillez-vous ! Stupidity is no excuse for not thinking.

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Une leçon pour Jérôme Kerviel... et pour les autres (publié le 14 mars 2008) Mon pauvre Jérôme, tu croyais avoir trouvé une "martingale"... Et deviner de quoi allait être fait le futur. Première erreur ! En matière de finances (comme dans beaucoup d’autres domaines de la vie sociale), il est impossible de prévoir précisément l’avenir. Pourquoi ? Parce qu’il repose sur les décisions individuelles d’une foule de personnes, et que nul ne sait encore lire dans les esprits. Et à supposer que ce soit possible, les esprits ont l’habitude de changer d’avis sans prévenir. Pour comprendre ça, pas besoin de lire von Mises et Hayek, qui en tirent très logiquement la réfutation de la planification étatique.

Supposons quand même que tu sois un génie de la finance capable de voir de quoi demain sera fait. En ce cas, qu’est-ce qui t’empêchait de jouer avec ton propre argent ? Comme disent les Anglo-saxons : "Put Your Money Where Your Mouth Is"... Mais non, seconde erreur : tu as engagé un argent qui ne t’appartenait pas. C’est l’hubris grecque couplée à la politique du coucou. Jouer avec l’argent des autres, c’est moins risqué que d’engager le sien. Voilà sans doute pourquoi tu taquinais les nombres à 10 ou 11 chiffres, sans en éprouver un vertige excessif.

Il est facile, derrière un écran d’ordinateur, de perdre pied avec la réalité et de sombrer dans la virtualité sans pouvoir s’en extraire.

Troisième erreur : derrière le virtuel, il y a des personnes bien réelles qui avaient mis leur confiance dans la banque, et que ton irresponsabilité a lésées irrémédiablement. Tu as transformé une activité profitable et économiquement justifiable en un jeu de casino. Oh, tu n’as pas voulu faire sauter la banque, et tu n’es peut-être pas le seul à mériter le blâme dans cette histoire. Mais ça fait quand même pas mal d’erreurs pour un joueur de poker.

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Une perspective pessimiste : à quoi bon des libertariens dans un monde étatique ? (paru dans Le Québécois Libre le 15 mai 2009) « A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? », se demandait au XIXe siècle Hölderlin, grand poète lyrique de langue allemande, avant de mourir fou. J’ignore si la détresse est devenue moins poétique, ce que je crains est qu’aujourd’hui sa cause profonde soit étatique ! Demandons-nous en parodiant le poète : à quoi bon des libertariens dans un monde étatique ? L’État n’a-t-il pas tout envahi, en se masquant derrière les meilleurs prétextes : la morale, la solidarité, la justice, la sécurité, l’intérêt général ? Son idéologie autojustificatrice n’a-t-elle pas profondément pénétré les cerveaux, à tel point, comme l’écrivait Bastiat, ce visionnaire, « qu’on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par ellemême, qui attend tout d’un ministre ou d’un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d’avoir perdu jusqu’à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice. » ? L’État ne s’avance jamais à visage découvert, ou plutôt « à idéologie découverte » : même si sa seule loi est en dernier lieu la loi du plus fort (masquée par tous les artifices du droit positif), et sa seule raison le fait du prince (c’est-à-dire de ceux qui sont aux manettes de la machine étatique : politiciens, technocrates, et les groupes de pression qui ont leurs faveurs), il ne manque jamais d’intellectuels subventionnés pour justifier son action, cacher sa vraie nature et trouver des boucs émissaires pour le disculper des catastrophes qu’il provoque (la crise financière actuelle l’illustre excellemment). Et les « sujets » de l’État eux-mêmes en redemandent, incapables de comprendre l’assujettissement dans lequel ils sont enfermés, victimes dociles d’une servitude volontaire, oubliant que puisque ce sont eux qui font vivre l’État, ce dernier ne saurait les faire vivre. Allons jusqu’au bout de cette perspective pessimiste. Peut-on imaginer à la tête du pouvoir, quelles que soient les constitutions, les évolutions et les révolutions, autre chose qu’une petite élite immorale, qui use et abuse de la machine étatique dans son propre intérêt aux dépens d’une masse aveuglée, avec l’aide d’une fonction publique aux ordres et d’une clientèle intéressée (l’État ponctionne très profond et arrose très large) ? Son succès tient et tiendra à la force de son idéologie (quoi de mieux que de grands mots creux : « république », « démocratie », « justice sociale »), à ses relais dans l’opinion (quoi de mieux pour cela qu’une presse subventionnée ?), à son acceptation par le plus grand nombre (quoi de mieux pour cela qu’un état-providence faussement généreux ?), à son apparente légitimité (quoi de mieux que l’imposture démocratique qui permet de voler autrui dans l’impunité ?). Nos étatistes sont cent fois plus vicieux et puissants que les monarques d’antan. Leur entreprise consiste à spolier délibérément les plus faibles et à confisquer la richesse là où elle est produite. Inutile de se voiler la face : nos princes ont réussi au-delà de toute espérance. Mais peut-il exister des princes soucieux du bien du peuple, qui fassent passer son intérêt avant le leur, conscients du risque de « corruption absolue » qui découle du pouvoir absolu ? L’argument libertarien est sans appel : dès que le pouvoir sort de sa sphère légitime, qui consiste à faire respecter le droit naturel, et qu’il s’occupe de monnaie, d’éducation, de santé, de culture, de religion, etc., le prince est immanquablement immoral, quelles que soient par ailleurs ses qualités. Cela se traduisait autrefois par un léviathan alternativement belliqueux, esclavagiste, théocratique, impérialiste, colonialiste, paternaliste. Dans la variante moderne qui est celle de notre époque, cela se traduit in fine par des déficits accrus et une dette qui sera impossible à rembourser, avec un prince « démocratiquement » élu qui dispense l’argent volé en espérant que d’autres que lui, dans un avenir indéterminé, s’emploieront à nettoyer les écuries d’Augias et à remédier aux dégâts collatéraux. C’est le contribuable futur qui payera

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(croit-on), ou bien on dévaluera la monnaie sans se soucier de la ruine du pays. Le moment venu, on trouvera bien la victime expiatoire, politiquement faible, qui conviendra. Le degré d’étatisme dans un pays donné peut se mesurer par deux paramètres : l’éthique (ou l’absence d’éthique) de l’élite au pouvoir ; la lucidité (ou l’aveuglement) du citoyen ordinaire. Et à ce jour il n’y a pas plus de despotes éclairés, capables d’autolimiter leur pouvoir, que de sujets bien au fait de leurs droits, insensibles à la démagogie ambiante et peu portés à ce « désir de vivre de l’impôt » que diagnostiquait Tocqueville en ce qui concerne la France. Le libertarien s’époumone en vain à crier que le roi est nu, malgré son pouvoir presque absolu, et que ses sujets, malgré leur prétendue « conscience citoyenne », sont ignorants, complaisants, profiteurs ou mus par l’éternel démon de la jalousie sociale. A quoi servons-nous donc ? Peut-être uniquement à rendre témoignage, à rappeler à ceux que l’étatisme triomphant n’a pas encore aveuglés que les mots galvaudés d’éthique et de justice ont un sens objectivement défini, reposant sur le respect de la liberté individuelle et du droit de propriété. C’est peu, mais c’est beaucoup quand même.

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L’endoctrinement étatiste dans les Grandes Ecoles françaises (paru le 29 octobre 2009) On sait que l’enseignement de l’économie en France est assez lamentable. Tout ce que semblent retenir les élèves est que l’intervention de l’État est toujours nécessaire (vive Keynes !), et qu’il faut avant tout se méfier du marché, des entrepreneurs, et du capitalisme : la seule entité qui sache mieux que tout le monde, c’est exclusivement l’État ! Ou plutôt ses serviteurs, tels des prêtres inspirés ou des dieux omniscients et omnipotents. Quand j’étais à l’école des Ponts (1978-1981), il y avait un cours d’économie, ou plutôt une initiation à l’économie, qui était sans prétention. Guy Benattar, fonctionnaire au ministère de l’Equipement, X’62, Ponts 67, essayait tant bien que mal de nous initier à l’optimum de Pareto et autres choses ésotériques. Même si l’enseignement n’était pas 100 % keynésien, et ne reposait pas exclusivement sur les maths, il était quand même aux antipodes de ceux de l’Ecole autrichienne d’économie (que je ne connus que beaucoup plus tard, et qui étaient totalement ignorés en France). Je me souviens avoir eu une bonne note à une interrogation où l’on nous demandait de proposer des remèdes au chômage en France : j’avais recopié en le paraphrasant le programme de l’Union de la gauche mitterrandienne (plan de relance, dépenses à tout-va et tutti quanti, plan testé quelques années plus tard avec le succès que l’on sait) ! Obnubilés par l’illusion gauchiste, les élèves (dont moi) avaient gentiment reproché à Guy Benattar, à la fin de l’année, de ne pas avoir parlé de l’économie socialiste (le terme d’économie socialiste - quasi oxymore - prête à rire, mais nous pensions sincèrement qu’il existait une autre voie parallèlement à l’économie capitaliste ou à l’économie mixte soviétoïde à la française). Je suis tombé par hasard sur le cours d’économie actuel, fait aux Ponts par un monsieur Stéphane Gallon : ECONOMIE GENERALE INITIATION, Année scolaire 2009-2010, Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. En lisant ce cours, on peut juger de l’avancée de l’illusion scientiste en économie. Il suffit de voir comme tout est mathématisé, et comme on prend facilement le modèle pour la réalité. Le biais étatiste apparaît clairement à de nombreux endroits (mais qu’attendre d’autre de ce type d’école ?). Par exemple, page 35 : A RETENIR EN PRIORITE : 







En pratique, les marchés sont imparfaits : l’intervention des pouvoirs publics est nécessaire car la concurrence n’est pas assez vive (concurrence imparfaite) ou car elle ne conduit pas à une situation optimale pour la société (défaillances de marché). Lorsque le nombre d’agents présents sur un marché est trop petit, ces agents peuvent manipuler les prix à leur avantage, et au détriment de la société dans son ensemble. L’État doit favoriser une plus grande concurrence ou contrôler les prix. En présence de rendements croissants, le monopole est souhaitable pour l’efficacité productive (monopole naturel) mais il faut prévoir d’en contrôler le comportement. Le monopole naturel réalise des pertes si on lui impose de tarifer au coût marginal (ce qui est pourtant optimal socialement). En présence d’externalités, les prix ne suffisent plus à orienter correctement le comportement des agents (exemple type : pollution). L’État doit agir (taxes, réglementations, permis).

On appréciera le beau sophisme non sequitur : "les marchés sont imparfaits : l’intervention des pouvoirs publics est nécessaire". Je renvoie à Wikibéral pour ceux qui voudraient les réfutations de ce point de vue très "orienté", mais hélas très courant en France. Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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L’auteur critique également ce qu’il appelle le "credo libéral" (qui est en fait plutôt de l’utilitarisme parétien, puisqu’il s’agit dans la définition qu’il en donne de théorèmes de l’économie du bien-être). L’auteur semble penser que l’économie est une science exacte, car il dit que "ce credo repose sur des théorèmes qui ne sont valides que sous certaines hypothèses, parfois fortes". J’imagine qu’à la fin de l’année les élèves croiront avoir appris plein de choses, alors qu’en fait tout a été ramené à des équations, à des fictions depuis longtemps démontées par les Autrichiens comme la "concurrence pure et parfaite", et à un schématisme dont on prétend tirer des conclusions - évidemment toujours dans un sens étatiste. Quand on a comme seul outil un marteau, tout se transforme en clou ! Vous voulez des maths, on vous en donne, car ça corrobore bien la vulgate étatiste ! Il est certain que le matheux, qui voudrait un jour sortir de ce confortable conformisme, risque d’être en manque d’équations s’il lui prend l’envie de lire des livres sérieux comme l’Action humaine de Ludwig von Mises, ou l’œuvre de Hayek (sans aller jusqu’à des iconoclastes comme Rothbard ou Lemennicier)... L’avantage considérable du point de vue scientiste pour l’enseignant est sa prétention à l’objectivité, car il semble s’appuyer sur une science rigoureuse (en fait, sur un schématisme mathématique tout à fait réducteur). Il permet de qualifier le libéralisme d’idéologie au même titre que le serait le socialisme. Le scientisme adopte en fait, sans le savoir, le même point de vue que les socialistes. Il faut relire Jean-François Revel à ce sujet : Un malentendu fausse quasiment toutes les discussions sur les mérites respectifs du socialisme et du libéralisme : les socialistes se figurent que le libéralisme est une idéologie. [...] Les libéraux se sont laissé inculquer cette vision grossièrement erronée d’eux-mêmes. Les socialistes, élevés dans l’idéologie, ne peuvent concevoir qu’il existe d’autres formes d’activité intellectuelle. Ils débusquent partout cette systématisation abstraite et moralisatrice qui les habite et les soutient. Ils croient que toutes les doctrines qui les critiquent copient la leur en se bornant à l’inverser et qu’elles promettent, comme la leur, la perfection absolue, mais simplement par des voies différentes.[...] Toute idéologie est intrinsèquement fausse, de par ses causes, ses motivations et ses fins, qui sont de réaliser une adaptation fictive du sujet humain à lui-même – à ce « luimême », du moins, qui a décidé de ne plus accepter la réalité, ni comme source d’information ni comme juge du bien-fondé de l’action.[...] Le libéralisme n’est pas le socialisme à l’envers, n’est pas un totalitarisme idéologique régi par des lois intellectuelles identiques à celles qu’il critique. Texte complet ici : La mémoire tronquée. Heureusement, les bons textes se trouvent sur Internet. Pas besoin de maîtriser les mathématiques avancées pour comprendre le fonctionnement général de l’économie. Tout espoir n’est pas perdu pour la jeune génération !

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Justice privée, police privée : rêvons un peu (publié le 14 décembre 2011) Un spectre hante la société post-moderne : celui d’un État qui abandonnerait ses prérogatives régaliennes pour les confier au secteur privé, mieux à même de satisfaire les citoyens. Tout le monde s’accorde à reconnaître que justice et police fonctionnent mal en France. La justice s’illustre par de retentissantes erreurs judiciaires, certaines font la une des journaux, d’autres, bien plus nombreuses, passent inaperçues. Les délais sont extrêmement longs, les cours sont encombrées, les procédures sont lentes, coûteuses. L’inertie étouffe les meilleures volontés. Les affaires sont vite classées, les peines parfois non exécutées. La police, quant à elle, a des taux d’élucidation très bas (par exemple 10% pour les cambriolages). Comme la justice, on peut l’accuser d’obéir à des impératifs plus politiques qu’orientés vers la satisfaction du citoyen. Le fonctionnaire moyen, et on le comprend, préfèrera ne pas faire d’excès de zèle, n’ayant finalement rien à y gagner. Mieux vaut infliger des amendes aux honnêtes gens et leur grignoter petit à petit leur permis de conduire que de s’aventurer dans les zones de non-droit ou jouer les petits soldats dans certaines banlieues chaudes. Le citoyen finit par comprendre que ces institutions et organisations chargées de le protéger sont d’abord à leur service, avant d’être au sien. Ainsi il s’en détourne autant qu’il le peut. Hélas, il n’a pas le choix, puisque l’État maintient un monopole des plus stricts dans ce domaine. Il serait temps de considérer que la justice et la police sont des services comme les autres, au service de clients, justiciables ou plaignants, qu’il importe avant tout de satisfaire. D’autres services bien plus essentiels à notre vie, l’alimentation, l’habillement, la pharmacie (etc.) sont privés, et, sauf à vouloir mourir de faim, vivre nu, ou passer sa vie dans les files d’attente, on n’imagine pas que l’État les prenne un jour en charge. Comme dans les autres secteurs de la vie économique et sociale, la concurrence a du bon. Mieux, elle est le seul moyen de progresser vers une meilleure satisfaction des besoins. Certes, la justice et la police ont un coût. Les sociétés d’assurance, par leur prise en charge de l’aléa, sont le mieux à même de pourvoir au coût des procédures de justice ou des enquêtes policières. Elles devraient élargir leur champ d’action pour suivre l’ouverture au privé des services de justice et de police (si elle survient un jour - peut-être dans quelques siècles !). J’entends les objections de ceux qui craignent de voir de tels services confiés au privé. Ne vont-ils pas favoriser les plus riches ? De façon étonnante, on ne se pose pas la question de savoir si, déjà, les plus riches ne sont pas favorisés. Ne peuvent-ils pas, déjà, se payer les meilleurs avocats et donc avoir de meilleures chances de gagner un procès ? Embaucher des gardes du corps, et donc ne pas craindre de se faire agresser par les voyous, comme le commun des mortels ? Quant aux juges et policiers privés, croyez-vous qu’ils seraient corruptibles ? Davantage que les juges et policiers publics ? Mais qui, dans la situation actuelle, n’a de compte à rendre à personne, si ce n’est à une hiérarchie bien peu regardante ? Dans quelle société le pouvoir des riches est-il le plus efficace : dans celle du maquis juridique, des passe-droits, des grilles des salaires rigides, de l’absence de motivation, ou dans celle où la responsabilité du juge et du policier serait directement engagée, comme c’est ou ce devrait être le cas pour toute personne qui gagne sa vie en offrant ses services à ses concitoyens ? Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Le marché, fondé sur l’échange libre, n’est pas l’expression de la loi du plus fort, c’est un champ de concurrence pacifique par lequel le consommateur vote pour le plus compétent. La loi du plus fort existe quand le monopole de la force existe, et c’est l’État qui l’exerce à ce jour. La séparation des pouvoirs est alors illusoire, exécutif et judiciaire étant mêlés de façon inextricable. Les politiciens s’auto-amnistient et certains d’entre eux sont protégés par une immunité scandaleuse. L’administration d’État devient intouchable. Le Léviathan prétend assurer notre protection, mais qui nous protègera du Léviathan ? Certes, l’ultra-étatisme actuel ne s’avouera pas facilement vaincu, et mon "ultra-libéralisme" (le terme exact serait plutôt "anarcho-capitalisme") semble aujourd’hui ultra utopique, même si la littérature libertarienne a déjà étudié la perspective de confier à la société civile l’ensemble des tâches monopolisées par le « monstre froid » que stigmatisait Nietzsche. J’ai conscience qu’il s’agit là d’une proposition, ou plutôt d’une simple considération, voire d’une extrapolation, qui est iconoclaste, et totalement irréaliste dans la situation actuelle, où la seule privatisation d’un dinosaure tel que GDF a provoqué des remous à droite et à gauche. Pourtant, à long terme, il n’y a là rien d’utopique. L’arbitrage privé existe déjà, les polices privées également. Longtemps avant le monopole d’État, les tribunaux étaient privés. Les assurances "assistance juridique" existent déjà pour les particuliers. On reconnaîtra sans doute un jour que le marché est la seule organisation capable de procurer cette séparation des pouvoirs ultime qui garantit les droits fondamentaux de la personne. En attendant, on peut rêver, en espérant que le cauchemar sécuritaire ne vienne pas nous réveiller brutalement.

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Les dilemmes éthiques du libéralisme : non-agression et moindre mal (paru le 6 mai 2013 sur le site du Mouvement pour la liberté)

En matière éthique, la "vieille école" à laquelle j’appartiens, qui cherche à voir les choses sub specie aeternitatis (grande prétention !), soutient que le droit repose nécessairement sur une éthique1, et que l’éthique repose nécessairement sur une métaphysique (explicite ou implicite, liée à une religion ou non)2. La tendance de l’éthique contemporaine est de laisser volontairement de côté la métaphysique, source d’interminables dissensions et controverses, pour se préoccuper d’abord de la cohérence interne de l’éthique proposée. Pour éviter de sombrer dans l’indémontré, et pour trouver un terrain d’entente commun à tous les êtres rationnels, on retourne à l’ambition kantienne de fonder une éthique sur la seule rationalité, ou du moins, ambition plus modeste et plus "criticiste" dans son esprit, d’examiner la cohérence de toute éthique et de la mettre en cause dès qu’elle s’écarte de manière flagrante de la rationalité. Ainsi, un libéral de gauche comme Ruwen Ogien n’hésite pas à dénoncer le paternalisme de certaines positions éthiques contemporaines, notamment celles qui invoquent la "dignité humaine" ou fustigent la "marchandisation", éthiques qui visent à protéger les gens d’euxmêmes et à faire leur bien sans tenir compte de leur opinion. Ogien dénonce la contradiction qu’il y a, au nom d’une conception de la liberté, d’empêcher justement les gens d’agir librement (qu’il s’agisse de drogue, de prostitution ou même de vente d’organes). Ogien aboutit ainsi à une "éthique minimale", celle de la non-nuisance à autrui, à la suite du libéral utilitariste du XIXe siècle John Stuart Mill dont il se réclame. C’est cette éthique, à quelques détails près, que les libéraux préconisent comme fondement du droit, quelles que soient leurs options "métaphysiques" par ailleurs. Il se trouve par chance que quasiment toutes les religions ou sagesses antiques préconisent la non-agression, de même les éthiques contemporaines (Golden Rule) : c’est là un élément supplémentaire qui plaide en faveur de ce principe. De la sorte, on tend à s’établir avantageusement dans le confort d’une éthique déontologique libérale, exprimée par le principe de non-agression (ou sa version un peu plus faible, le principe de non-nuisance). On évite les affres de l’éthique conséquentialiste et de son précepte honni "la fin justifie les moyens", à la source d’innombrables crimes étatiques, si ce n’est de tous. On est heureux d’avoir découvert un principe unique, un "fil à plomb" du libéralisme, qui semble pouvoir donner réponse à tout. Ce principe, développé dans ses conséquences les plus extrêmes, conduit à condamner la plupart des actions de l’État (sinon toutes), et notamment l’impôt, qui est une agression, puisque "imposé" sans promesse de contrepartie ni possibilité pour l’individu de refuser les "biens publics" en échange d’un non-paiement. Le principe de non-agression a donc des conséquences révolutionnaires, que Ruwen Ogien, en bon libéral de gauche, ne se risque évidemment pas à envisager en totalité3... A la suggestion que ce principe est utopique (l’équivalent en physique d’un "principe de nongravité", raille le libertarien canadien Pierre Lemieux4), on pourrait répondre qu’il peut être 1

En-dehors évidemment des aspects purement conventionnels ou procéduraux du droit, par exemple : "les automobilistes doivent rouler sur le côté droit de la chaussée" ; une telle obligation est conventionnelle et n’a aucun contenu éthique. En revanche, le droit civil est fondé en grande partie sur la responsabilité individuelle et sur le respect des contrats passés. 2 Schopenhauer est sans doute le premier philosophe à énoncer clairement ce lien étroit entre droit et éthique, et entre éthique et métaphysique. 3 Son dernier livre, paru en avril 2013, "L’État nous rend-il meilleur ?", explore le terrain - glissant pour un libéral de la "justice sociale". Sa thèse principale est "qu’il n’existe aucune justification morale aux inégalités économiques et sociales". 4 Du libéralisme à l’anarcho-capitalisme, trente ans plus tard (Contrepoints, 24/04/2013)

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facilement adapté en "principe d’agression minimale" dans les cas où l’agression est inévitable, au risque de pencher vers le relativisme (car tout le monde n’a pas le même point de vue sur ce qu’est une "agression minimale"). Et en effet, il faut bien souvent quitter le confort déontologique du principe de non-agression pur et dur pour se confronter à la réalité. Ce principe, que l’on voudrait d’application universelle, ne nous est d’aucun secours notamment quand il s’agit de choisir entre deux maux le moindre. On connaît le dilemme théorique classique : "si l’on pouvait sauver un million d’hommes en en sacrifiant un seul, faudrait-il s’en abstenir au nom de la non-agression ?". Ce dilemme paraît tiré par les cheveux (sauf quand le "seul homme" à sacrifier est un dictateur sanglant), mais on retrouve ce cas de figure constamment en politique, sous diverses formes. La plus évidente est la politique étrangère. C’est un fait, il existe bien une telle chose, la "politique étrangère" ; que l’on juge l’État légitime ou non quant à son existence ou à son action n’y change rien5. Cette politique peut impliquer des agressions, comme des guerres préventives ou des représailles. Agressions elles-mêmes financées par d’autres agressions, à l’intérieur du pays, puisqu’on ne demande pas son avis au contribuable, payeur en dernier ressort de l’action armée. Peut-il y avoir un point de vue libéral unique dans ce domaine ? L’application, sans autre forme de procès, du principe de non-agression, aboutit à condamner toute politique étrangère interventionniste. En effet, l’agression à l’étranger, même si elle repose sur les meilleures intentions, est financée par une agression fiscale à l’intérieur du pays, et soutenue par ce qu’on appelle un lobby militaro-industriel qui veille à ses propres intérêts et qui est financé par la coercition : il vit de la violence et n’agit qu’avec violence. De même qu’il n’y a rien de moral à donner à un pauvre le produit d’un vol (ce que fait constamment l’État-providence), il n’y a rien de moral à dépenser le produit de l’impôt en visées bellicistes (autres que purement et clairement défensives). Pour cette raison, la seule politique étrangère libérale serait l’isolationnisme. Tel est le point de vue de Murray Rothbard (le plus éminent représentant de l’anarcho-capitalisme), de Justin Raimondo (animateur du site pacifiste antiwar.com), ou du politicien américain Ron Paul, qui fustige ce qu’il appelle le "keynésianisme militaire"6. Rothbard affirme notamment : La position libérale, en général, consiste à réduire le pouvoir de l’État, à le ramener autant que possible à zéro, et l’isolationnisme est la pleine expression dans le domaine des affaires étrangères de l’objectif de diminution du pouvoir de l’État à l’intérieur du pays7. Prenant la suite du libéral déontologiste, le libéral conséquentialiste expliquera, non sans raison, que si tous les pays pratiquaient une neutralité à la Suisse il n’y aurait jamais de conflits entre eux ; de plus, ils réaliseraient des économies substantielles (Ron Paul rappelle que les dépenses militaires des États-Unis dépassent celles de toutes les autres nations réunies). On retournerait ainsi à la doctrine uti possidetis qui prévalut pendant tant de siècles, et limitait l’étendue des conflits8. L’anarcho-capitaliste, de son côté, qui ne veut pas passer pour un pacifiste béat, avancera avec raison qu’en l’absence d’État les individus pourraient toujours se coaliser pour mener, à leurs frais, des guerres extérieures contre des dictateurs ou des agresseurs potentiels ; les pacifistes ou les indifférents ne seraient donc pas contraints de participer à des actions guerrières qu’ils n’approuvent pas. 5

De même qu’il existe une "politique monétaire", et le fait que l’on estime illégitime l’existence d’une banque centrale n’y change rien. 6 Le keynésianisme, selon Ron Paul ("Keynesianism", Liberty Defined, Ron Paul, 2011) 7 Murray Rothbard on War. 8 Voir ce qu’en dit le blogueur libertarien "réactionnaire" Mencius Moldbug : The shortest way to world peace.

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Pour François Guillaumat9, au contraire, on aurait tort de mettre sur le même plan interventionnisme économique et interventionnisme politique (ou militaire). Il existe des lois économiques, et l’interventionnisme économique enfreint constamment ces lois, d’où son échec constant (excepté pour les quelques privilégiés qui bénéficient de l’intervention). Cependant, il n’existe pas de loi politique, si ce n’est qu’à la fin il y a un vainqueur et un vaincu ; pratiquer l’isolationnisme, c’est risquer de finir dans le camp des vaincus. Si l’on avait pu éliminer Lénine avant 1917 et Hitler avant 1933, aurait-il fallu s’en abstenir sous prétexte de non-agression et d’isolationnisme ? Guillaumat défend une approche pragmatique non idéologique et conclut : En termes libertariens, la politique internationale traite par définition de relations complexes entre bandes de criminels. Si on prétend en juger, on doit analyser à chaque fois la situation politique concrète, pour savoir quelle démarche se trouve être la moins nuisible, et quand, et où. Toutefois, quelque chose dans ce point de vue libéral-conservateur ou néo-conservateur semble choquant à l’adepte de l’individualisme méthodologique (position "autrichienne" classique des libéraux) : c’est qu’on fait implicitement une hypothèse de comparabilité dont on s’abstient en général dans les autres domaines, comme en économie. Le contribuable ne pourrait-il pas estimer que le mal qui lui est fait quand on lui prélève des impôts est incomparablement supérieur au mal qu’il y aurait à tolérer des dictateurs étrangers qui pourraient, hypothétiquement, lui nuire ou nuire à son pays ? Et donc qu’il est en droit de souhaiter que ses impôts ne servent pas à mener des guerres préventives ou autres actions belliqueuses à l’étranger, dont la légitimité lui paraît douteuse ? L’étatiste interventionniste répondra que de toute façon les impôts ont été prélevés et que le seul choix est à présent entre ne rien faire (et utiliser l’argent des impôts d’une autre façon) ou parer par la force à une menace potentielle, qui pourrait avoir des répercutions désagréables, quoique probablement lointaines et discutables, sur le citoyen. On ne pourrait donc échapper à la tyrannie du "moindre mal" ni au relativisme de l’"agression minimale" remplaçant la nonagression, tout cela entièrement laissé au bon jugement du politicien décideur... Le libéral cohérent devrait, me semble-t-il, répondre : 無 (en chinois non simplifié dans le texte). Puisque mon consentement n’est pas demandé, je n’ai à me prononcer ni pour ni contre. Des deux maux, je ne choisis pas le moindre, puisque je n’ai de toute façon pas le droit de choisir. Reconnaître mon impuissance à échapper à la spoliation qu’opère le belliciste est une chose, approuver le belliciste dans ses choix en est une autre. Le belliciste prétend agir pour notre bien, sans jamais nous demander notre point de vue. C’est une forme de paternalisme que libéraux de droite et de gauche devraient tous dénoncer. En outre, comme il en est pour toute action étatique, l’intervention militaire a vocation à s’étendre indéfiniment ; le "moindre mal" du début se transforme vite en une maladie chronique, celle du supersized state que le libéral favorable à l’intervention prétend pourtant dénoncer par ailleurs : un super-État agressif au service d’une industrie de guerre et de mort, qui devient un État-gendarme du monde après avoir été (et ce n’est pas un hasard) un Étatprovidence oppressif sur son territoire. L’argument du "moindre mal", éventuellement accolé au sempiternel et très fumeux "intérêt général", est destiné à clore le bec du libéral cohérent et à fournir un prétexte commode à toute intervention étatique à l’intérieur comme à l’extérieur.

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Murray Rothbard, Les sophismes isolationnistes.

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Libéral ou libertarien ? Faites le test ! (paru dans Contrepoints le 8 août 2013) Même si le Petit Larousse illustré 2014 intègre à présent "libertarien" dans ses nouveaux mots, et que le terme commence à "entrer dans les mœurs" (notamment depuis la campagne de Ron Paul en 2012 et les péripéties d’Edward Snowden, sans compter de petites incursions récentes en France soviétique lors d’une élection législative), l’usage n’est pas encore bien fixé autour de ce vocable. Certains auteurs, même libertariens (comme Pascal Salin), n’utilisent jamais le terme de "libertarien", mais uniquement celui de "libéral". D’autres utilisent indifféremment les deux termes, les considérant comme synonymes. Et une troisième catégorie (à laquelle j’appartiens) préfère différencier nettement "libéral" et "libertarien". En effet, "libéral" ne signifie plus rien aujourd’hui : tout le monde est plus ou moins libéral (sauf quelques nostalgiques de l’URSS), et aux États-Unis les étatistes prétendument progressistes se qualifient de liberal, tandis que libertarian désigne les libertariens (et parfois également les libertaires gauchisants). Il y a, paraît-il, un "socialisme libéral", un "égalitarisme libéral", un "conservatisme libéral" ; il ne manque plus qu’un "libéralisme libéral" pour ajouter à la confusion. Et le terme n’a pas le même sens d’un pays à l’autre : en Suisse, c’est une qualité que d’être libéral, en France, pays du terrorisme intellectuel de gauche, cela équivaut presque à être un "nazi" ou un "darwiniste social". Cependant, certains s’affirment libéraux mais non libertariens. Mais alors, comme différencier un libéral et un libertarien ? Je propose le test suivant. Si vous êtes d’accord avec l’une au moins des propositions cidessous, vous n’êtes probablement pas un libertarien. Si vous êtes d’accord avec toutes, vous êtes l’étatiste parfait, et vous devriez certainement vous lancer en politique ou entrer dans la fonction publique ! La cleptocratie vous appelle ! 1) L’État a le droit d’imposer une "solidarité" minimale, via l’impôt ou les cotisations "sociales", car autrement personne n’assisterait ceux qui sont "laissés au bord de la route". 2) Il y a des limites à la liberté, que le "principe de non-agression" libertarien à lui seul ne cerne pas ; par exemple, vente d’organes, prostitution, trafic de drogue, diffamation, etc. doivent être interdits et punis. 3) La notion libertarienne de "lutte des classes" n’est pas admissible, l’État n’est pas une source d’exploitation au seul prétexte qu’il impose une "asymétrie" entre citoyens, certains payant des impôts ou finançant des privilèges dont d’autres bénéficient. 4) La démocratie représente l’achèvement ("l’horizon indépassable") du libéralisme, dont elle est inséparable ; démocratie ou liberté, c’est du pareil au même. 5) L’idée d’un "droit naturel" qui ne serait pas d’origine étatique, mais existerait indépendamment de lui, est absurde : le seul droit est celui que met en œuvre l’État, et en démocratie il est normal pour le citoyen de s’y plier. 6) Certains services publics ou "biens publics", comme la monnaie, ou l’éducation, ou la "sécurité sociale", sont du ressort exclusif de l’État et doivent lui être confiés. 7) Il est normal que l’État ne fonctionne pas comme une entreprise, et qu’il prenne en charge des fonctions a priori "non rentables".

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8) L’économie ne peut fonctionner correctement si l’État n’est pas là pour la diriger ou la réguler. 9) La politique est quelque chose de noble, cela consiste à désigner nos représentants, qui agiront dans l’intérêt général. 10) L’État devrait interdire les tests politiquement incorrects et provocateurs comme celui-ci.

Quelques commentaires sur chacune de ces affirmations. 1) La solidarité ne peut être que volontaire, sinon ce n’est plus de la solidarité : c’est de la coercition pour les uns et de l’assistanat pour les autres : L’État-providence est une pornographie de la générosité, car il nous force à accomplir les gestes, même si nous n’éprouvons pas le sentiment. (Christian Michel) C’est aussi l’idée que la fin justifie les moyens : on aurait le droit de soulager un mal ici en causant un autre mal là. Mais alors pourquoi n’aurais-je pas moi-même le "droit" d’obliger mon voisin à être "solidaire" envers moi en allant le voler, sous prétexte qu’il est plus chanceux, plus riche, plus favorisé que moi ? L’État fait-il autre chose ? Pourquoi le vol est-il considéré comme un mal, excepté quand c’est l’État qui le pratique ? 2) Si vous posez des limites à la liberté, quelles seront ces limites ? Et que faire en cas de désaccord sur ces limites ? Vente d’organes, prostitution, trafic de drogue, etc., si vous les regardez de près, ne limitent la liberté de personne, n’agressent personne (en droit il ne peut exister d’agression envers soi-même − sans quoi il faudrait aussi bien interdire le suicide ou le masochisme). Quant à la diffamation, au mensonge, à la calomnie ou à l’insulte, ils ressortissent à la liberté d’expression, dont évidemment il est possible d’user de façon immorale, mais il n’y a là pour les libertariens aucune agression à proprement parler. 3) La "lutte des classes" au sens premier, celui du libéralisme (avant que le marxisme n’en dévoie le concept), c’est l’opposition entre les volés et les voleurs, les criminels et leurs victimes. Le vol consiste à prendre le bien d’autrui sans son consentement : c’est exactement ce que fait l’État, puisque l’impôt est "imposé", et que le "consentement à l’impôt" est un oxymore (si un tel consentement existait vraiment, on pourrait sans problème rendre l’impôt facultatif). 4) La démocratie a conduit au nazisme et au communisme ! Nous n’évoquerons même pas les contradictions qui lui sont propres (théorème d’Arrow, théorème de l’électeur médian, etc.), pour insister sur le fait qu’elle se transforme aisément en démocratie totalitaire, soit de façon violente (par la révolution), soit de façon insidieuse comme c’est le cas dans les socialdémocraties. Quel devrait être son champ d’action, d’un point de vue libertarien ? Tout ce qui ne concerne pas la liberté et la propriété d’autrui : la couleur du drapeau national, l’élection d’un représentant gestionnaire des "biens publics", etc. Il est clair qu’alors la politique serait réduite à peu de chose, pour le plus grand bien de tous. On aurait enfin réussi à dépasser la démocratie. 5) Si l’idée de "droit naturel" est absurde, cela signifie qu’il n’y a pas de loi injuste. En revanche, si vous jugez qu’il peut effectivement y avoir des lois injustes, vous devez admettre l’existence de critères qui vous permettent d’en juger, et cela indépendamment du droit positif. Le droit naturel (que l’on ferait mieux d’appeler "droit moral" comme le proposaient judicieusement John Stuart Mill et Arthur Schopenhauer) ce n’est pas autre chose : c’est la recherche d’une justice acceptable par tous et fondée sur la raison, sous la forme d’une éthique minimale Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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applicable à tous. Entre Antigone et Créon, les libertariens choisissent Antigone ! Ils en arrivent ainsi à rejeter toute notion de droit qui serait en désaccord avec l’éthique minimale du principe de non-agression, et donc à rejeter une grande partie du droit positif : L’État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m’impose un credo, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il proscrit mon moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. (Max Stirner, L’Unique et sa propriété) 6) Le point de vue libéral et libertarien est que le service public devrait être confié chaque fois que c’est possible à la société civile, et donc privatisé, confié à des entreprises ou à des associations. Dans le passé, l’État s’occupait du commerce du blé, le résultat en était la famine. Aujourd’hui on peut constater chaque jour les dégâts causés par le service public : gaspillages, pénuries ou gabegies, rationnement, corruption, bureaucratie, privilèges accordés à quelques-uns aux dépens de tous, retards technologiques, grèves à répétition, contraintes absurdes, etc. Le libertarien va en général plus loin que le libéral, dans la mesure où il étend la privatisation aux domaines de la monnaie, de l’éducation, du transport, de la santé, de la retraite, etc., voire de la sécurité (police et justice) pour les libertariens anarcho-capitalistes. 7) Il a existé et il existe encore des États fonctionnant comme des entreprises. C’est le cas d’un certain nombre de paradis fiscaux. L’État bernois, sans être un réel paradis fiscal, en fut longtemps un exemple, c’était un "État-entrepreneur domanial" : Berne était la plus grande république au nord des Alpes, s’étendant des portes de Genève aux portes de Zurich. Ses ressources financières étaient la propriété foncière, les émoluments des offices, les contributions aux routes et le commerce du sel et du blé. En plus, au XVIIIe siècle, les placements à l’étranger fournissaient un septième du budget. (Beat Kappeler, La fin de l’État idéal, Le Temps, 2 juillet 2011) La question est de savoir si l’État est à notre service, ou bien si au contraire nous sommes au service de l’État. Si l’État est à notre service, il n’est pas très différent d’une entreprise, il pourrait (devrait ?) donc être géré comme une entreprise. Si vous jugez normal que l’État prenne en charge des fonctions non rentables, ne vous étonnez pas que la dette publique grandisse indéfiniment ! Ce sont vos enfants qui paieront cette absence de rentabilité qui ne semble pas vous choquer. Car l’économie se venge toujours ! 8) L’économie peut fonctionner sans interventionnisme étatique pourvu que les droits de chacun soient respectés. On ne nie pas qu’il faille à cette fin des services de justice et de police, et un minimum de règles à respecter, qui ne seront que l’expression du respect de la propriété et des contrats passés. On nie qu’il faille davantage que cela. Il est facile de montrer que l’intervention de l’État est la cause de tous les désastres économiques. Non pas que l’économie "livrée à elle-même" soit parfaite (elle ne le sera jamais : il y aura toujours des faillites, des crises, des bulles spéculatives, des escroqueries, etc.), mais l’intervention étatique inconsidérée a la faculté de transformer l’imparfait en catastrophe. Car il est tout simplement impossible de diriger l’économie : Piloter l’économie est une tâche en soi qui n’a pas de sens et qui condamne toute action publique à l’échec puisque les grandeurs économiques globales que l’on prétend réguler (comme la consommation des ménages, l’investissement des entreprises ou les prix, salaires et taux d’intérêts) résultent fondamentalement de décisions prises librement par des acteurs aux motivations variées et aux contraintes diverses. Et empêcher les acteurs de prendre leurs décisions et d’assumer leurs responsabilités, c’est franchir un pas supplémentaire dans l’étouffement progressif de la liberté Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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individuelle, ce qui est le plus sûr moyen de condamner toute l’économie. (Jean-Louis Caccomo) 9) La politique, c’est presque toujours l’affrontement d’une partie du pays contre une autre partie. C’est certes moins violent qu’une guerre civile, mais cela reste, en démocratie, une violence symbolique, qui permet à une majorité d’opprimer impunément une minorité. Sortez de l’illusion démocratique qui vous donne le droit de choisir l’étatiste en chef, mais pas d’échapper à l’étatisme ! Quant au mythique intérêt général, il n’existe pas, ou plutôt, on peut le définir simplement comme le respect du droit de chacun : il est a priori dépourvu d’aspect collectif. ⁂ Ce test ne doit pas donner une idée fausse des conceptions libertariennes ni du but qu’elles visent. Le libertarien n’est pas un utopiste (ou pas seulement…) ni un doctrinaire borné. Il est prêt à soutenir toute avancée procurant à la société civile davantage de liberté et lui permettant une reprise en main de son destin en-dehors de la coercition étatique. Il approuve toute initiative dans ce sens, aussi insignifiante soit-elle, qu’elle vienne de droite ou de gauche. Malheureusement, ce que les politiciens proposent en général c’est davantage d’esclavage, de contrôle, de paternalisme, de "protection" chèrement monnayée. Leur tâche, qui normalement devrait être réduite à sa plus simple expression (gérer quelques rares biens publics), devient démesurée ; et l’arme du "monopole de la violence légitime", fonction étatique fondamentale, les rend nuisibles par l’usage incorrect qu’ils en font.

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Un débat entre Extropian et Conservator Petites réflexions décousues sur le transhumanisme (août 2013) Conservator : Il semble, cher ami, que notre époque ait procédé à une opportune « rectification des dénominations » : ce qu’on appelait autrefois l’eugénisme s’appelle à présent le « transhumanisme ». Voudrait-on, de cette façon, mieux en cacher l’aspect inhumain ? Extropian : Le transhumanisme s’intéresse à l’impact que pourraient avoir sur l’être humain les sciences et les technologies (biologie, informatique, nanotechnologies, etc.). Qu’y a-t-il d’inhumain dans ce programme ? Conservator : Le but semble bien d’améliorer la qualité des hommes, comme on peut le faire pour les végétaux ou les animaux. C’est donc bien de l’eugénisme, une pratique dont l’histoire a rapporté les dégâts en Allemagne nazie, au Japon, en Chine, etc. Extropian : La différence est que le transhumaniste n’envisage pas des programmes étatiques, donc coercitifs et imposés de force à une population, mais des choix individuels, libres et raisonnés. L’homme a toujours cherché à s’améliorer, lui-même ou sa descendance. Que trouver à y redire ? Conservator : Pourquoi l’individu aurait-il le droit de pratiquer ce qu’on refuse aux États ? En quoi serait-il moins monstrueux, par exemple, de permettre à certains parents de modifier les gènes de leurs enfants pour produire des esprits supposés supérieurs qui, de plus, allons jusqu’au bout de la tentation eugénique, n’auraient aucun défaut physique ? Extropian : Je ne comprends pas ces réticences. Cet « eugénisme » est pratiqué tout le temps, de façon naturelle, par le simple choix d’un partenaire ou d’un conjoint. Se marier, c’est déjà pratiquer une sélection génétique. Au lieu de compter sur le hasard pour avoir des enfants intelligents et athlétiques, on espère utiliser la science pour mieux atteindre le but souhaité. Conservator : Vous voulez forcer la main de la nature pour créer un être humain qui corresponde à l’image idéale que vous en formez. Il ne faut pas modifier la nature humaine, c’est pour moi une entreprise totalitaire. Extropian : Vous donnez un peu vite dans l’incantation et dans l’imprécation. D’abord qu’estce que la nature humaine ? Il y a certes une nature humaine dans le sens où un homme diffère d’un chien ou d’un caillou, mais il n’y a pas de nature humaine si par là vous entendez quelque chose de permanent, de figé pour toujours. L’homme d’aujourd’hui n’est pas le même que celui d’il y a des milliers ou des millions d’années. Il est en perpétuelle évolution. S’interdire de modifier la nature humaine, c’est se priver des moyens d’accroître nos performances ou de préserver notre vie face à de futures menaces, c’est aussi se priver d’une plus grande diversité génétique. Conservator : Ce n’est pas libéral puisque vous imposez vos choix aux êtres ainsi « modifiés ». Extropian : On impose toujours nos choix à nos enfants, ne serait-ce qu’en se mariant avec un(e) blond(e) plutôt qu’avec un(e) brun(e), en leur inculquant une religion donnée, en leur faisant apprendre une langue ou le piano, en les envoyant dans telle école plutôt que dans telle autre, etc. Conservator : Le principe de précaution devrait s’appliquer, de façon à interdire ces entorses douteuses à la loi naturelle dont on ne sait quelle peut être l’issue finale. Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Extropian : Le principe de précaution suppose que l’inaction n’aurait jamais de conséquence fâcheuse, alors que l’action pourrait en avoir. S’il avait été appliqué, on n’aurait trouvé ni le feu, ni le moteur à explosion, ni les antibiotiques, ni pratiquement aucune des inventions dont nous ne pourrions nous passer aujourd’hui. Je lui préfère un « principe de proaction » : c’est la liberté d’innover qui nous fait progresser, et non le refus du risque. Conservator : Je maintiens que c’est une mentalité totalitaire qui est à l’œuvre, une mentalité qui n’a rien à envier aux pires exactions de certaines dictatures du XXe siècle. C’est un « homme nouveau » en éprouvette que vous voulez créer. Extropian : Non, car le but n’est pas « d’améliorer la race humaine », ce qui serait une vision collectiviste et constructiviste que je rejette autant que vous. Je professe ici un progressisme libéral qui peut probablement choquer certaines personnes adeptes d’une éthique particulière, d’une éthique conservatrice ; cependant, cette volonté progressiste est tout à fait respectable et conforme à l’éthique minimale du libéralisme, qui consiste à ne pas agresser autrui dans sa propriété ni dans son intégrité physique. Conservator : Manipuler les gènes d’un enfant à naître, ce n’est pas attenter à son intégrité physique ? Extropian : Pourquoi, si l’intention est de lui éviter certaines maladies ou malformations, ou de lui conférer certaines qualités physiques (voire mentales − à supposer que ce soit possible, car le postulat matérialiste qui suppose que les qualités intellectuelles reposeraient exclusivement sur la génétique n’est pas prouvé) ? En outre, vous avez tort de vous focaliser exclusivement sur ce qui se passe avant la naissance. Des modifications génétiques pourraient très bien, un jour, être introduites après la naissance, permettant à l’individu de déterminer par lui-même s’il les souhaite ou non. Le degré de « science-fiction » de ces deux types de spéculations (manipulation avant naissance ou après naissance) est sensiblement le même. Conservator : Je crois que vous fermez un peu trop vite les yeux sur les conséquences sur autrui de vos actes. Vous demandez une liberté maximale dans ce redoutable domaine de l’eugénisme en oubliant la responsabilité qui accompagne nécessairement cette liberté. Certains désaxés pourraient très bien vouloir engendrer des monstres, ou des sortes d’esclaves qui seraient à leur service. Car l’homme est égoïste. Extropian : Une technologie est neutre en elle-même, elle peut toujours être utilisée dans un sens ou dans un autre. En outre, la génétique ne détermine pas de façon absolue ce que sera l’être après sa naissance. Ce dernier pourrait d’ailleurs aller plus tard en justice demander réparation pour des torts qu’il subirait de par des choix génétiques clairement stupides et préjudiciables opérés par ses géniteurs. Conservator : Mais pourquoi voulez-vous jouer au démiurge ? N’est-ce pas de l’arrogance, ou pire, de l’hubris ? Extropian : La modification de l’homme relève aussi de sa recherche du bonheur. Conservator : Une recherche sans doute illusoire, car il n’échappera jamais à la souffrance, à la maladie et à la mort. Extropian : Certes ! Je ne partage pas les délires de certains sur l’immortalité ou sur la toutepuissance que promettrait on ne sait quelle technologie avancée encore inexistante. Mais il n’y a aucune raison de s’opposer à de potentiels progrès technologiques, n’y d’imposer à autrui une éthique conservatrice, ennemie de la nouveauté voire de la transgression, seule façon d’avancer dans la nuit de l’ignorance et de l’incertitude. Libre à vous de penser que la nature Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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humaine est sacrée, intangible. Mais laissez faire comme ils l’entendent ceux qui ne partagent pas ce point de vue.

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Un État gagnant ? L’État abolitionniste ! (paru dans Libres !! - 100 idées / 100 auteurs / 100 feuillets le 14 juin 2014)

« L’État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m’impose un credo, le credo de la légalité. » – Max Stirner

Les libertariens ont des conceptions bien arrêtées de ce que devrait être l’État, selon leurs options éthiques ou ontologiques (principe de non agression, propriété de soi-même, autonomie de la personne, éthique minimale, droit naturel, etc.). Passons de l’autre côté de la barrière et devenons des étatistes ! Mais des étatistes rationnels, qui voient davantage l’État comme une entreprise utile et responsable – comme toute entreprise à succès – plutôt qu’un moyen de spoliation, de redistribution, d’enrichissement personnel par la corruption, et d’appauvrissement par la démagogie. Imaginez-vous à la tête d’une de ces entités qu’on appelle « État », ou plutôt que nous appellerons dans sa nouvelle forme un ἐtat, c’est-à-dire un État banalisé, « epsilonisé », rendu à ses missions principales, l’inverse de l’État d’aujourd’hui. Il vous importe à vous, dirigeant et actionnaire, qu’il ne travaille pas à la destruction de la société ni à sa propre destruction, par la dette publique, l’absence de rentabilité, le déficit, la poursuite de missions contradictoires ou sans finalité précise, l’octroi de privilèges, et surtout l’absence de contrôle par ses actionnaires, appelés « contribuables ». Les citoyens ne contestent pas la légitimité d’un ἐtat, qui existe ipso facto, comme fournisseur de certains services, entre autres de sécurité ; ils ne s’attachent qu’à évaluer les fonctions que rend cette entreprise particulière, en situation (ou non) de monopole. L’ancien État avait des esclaves, le nouvel ἐtat a des clients. Car les citoyens, politiquement matures, ont perdu l’illusion de la représentation : un ἐtat ne représente que lui-même. Ils ont aussi abandonné l’illusion de l’intérêt général : le seul « intérêt général » qu’ils connaissent est le respect de leurs droits individuels, peu importe qui l’assure et de quelle façon. L’ἐtat n’est pas la nation, bien que l’État d’ancien style prétendît le contraire. A sa tête, il n’y a que les chefs des employés-fonctionnaires, pas les « représentants du peuple ». Par le vote, les électeurs ne donnent aucun chèque en blanc pour être « représentés » et agir en leur nom. Les contribuables ne sont plus un bétail passif mais deviennent des copropriétaires actifs. Ils ont réglé le problème séculaire de l’État, entreprise sans contrôle actionnarial, car tombée entre les mains de ses employés et de leurs chefs. L’ἐtat est un État désacralisé, au service des citoyens, à rebours de l’État habituel qui exige que les citoyens soient à son service. L’État d’ancien style rendait des services, dits « publics » car le public payait aveuglément pour eux, qu’il utilisât ces services ou non, qu’ils lui plussent ou non… L’ἐtat de nouveau style cherche à rendre le meilleur service : sa rentabilité en dépend. Pour cette raison, il est amené à se recentrer sur son cœur de métier, la coercition, la « violence légitime », le droit du plus fort – mais appliqué le plus judicieusement possible. Car l’ἐtat est évidemment en concurrence, y compris en interne. Ses actionnaires minoritaires pourraient se détourner de lui et former d’autres ἐtats plus adaptés à leurs besoins, selon un principe de subsidiarité. Examinons à présent la pratique des ἐtats les plus prospères et les plus appréciés du public :   

ils ont séparé ἐtat et économie, en abandonnant tout interventionnisme économique ; ils ont répudié la dette courante de l’État en faillite dont ils ont hérité ; ils se sont interdit tout nouvel endettement autre que justifié par des investissements ;

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ils ont instauré une liberté monétaire : toute monnaie est acceptée par leur clientèle ; ils ont séparé l’ἐtat et le social ; l’ancien État n’était ni solidaire ni moral, puisque son action reposait sur l’immoralité de l’impôt, vol légal ; ils ont ouvert en grand les frontières (liberté de circulation complète des personnes, des marchandises et des capitaux) ; faute d’État-providence attractif, l’immigration est modérée et ipso facto « choisie » ; ils ont laissé disparaître d’eux-mêmes les monopoles de droit qui saignaient le pays et n’avaient aucune raison d’exister. Des dédommagements ont pu être payés à ceux qui profitaient de ces rentes étatiques, en vendant les biens de l’État en faillite.

En n’imposant qu’un droit minimal, expression de la légitime défense, une grosse partie du droit positif a été abolie, et le reste a été revu à la lumière du principe d’agression minimale : suppression du statut protégé des fonctionnaires (devenus salariés de l’ἐtat, ou prestataires extérieurs), du code du travail, de la sécurité sociale, abolition des lois qui instaurent des inégalités de droit ou limitent la liberté d’expression, suppression de la réserve héréditaire, rejet de la DUDH dans ses aspects antilibéraux, suppression de toutes les formes d’associations non libres, marché libre de l’adoption, etc. Les secteurs auparavant étatisés, inutiles ou nuisibles, ont disparu (fisc, douane, inspection du travail, répression des fraudes, ministères non régaliens…) ou se sont adaptés : l’Académie française est devenue une association de promotion du français ; les diplomates rendent des services de négociation privés, etc. Chaque ἐtat ne s’occupe que de justice et de sécurité, en laissant tous les autres domaines à des entités plus compétentes que lui. À qui nous accuserait de vouloir faire passer l’État en des mains privées, nous répondrons que c’est déjà le cas ! L’État actuel est la propriété de ceux qui en ont les rênes, officiellement (politiciens, fonctionnaires) ou officieusement (lobbies, syndicats, associations). Il faudrait le rendre à ses légitimes propriétaires, ceux qui paient pour lui : que les décideurs soient les payeurs, les payeurs les bénéficiaires. C’est donc une nouvelle façon de considérer l’État que nous proposons : ni un ennemi, ni un représentant, mais un prestataire de services, dont le métier est la coercition, qui est jugé sur ses résultats ; utile dans certaines missions, il est porté à toutes sortes d’abus quand il est monopolistique ou quand son actionnariat est impuissant. Cette perspective futuriste exige du citoyen qu’il abandonne toutes sortes d’illusions, le credo de la légalité, la sacralisation de l’État. Cela prendra peut-être des siècles, mais on passera un jour d’une société d’oppression et de pauvreté à une société de liberté et de prospérité, par abolition des deux principales activités de l’État : l’interventionnisme et l’injustice par la loi.

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SOUMISSION:IMPOSSIBLE (paru dans Contrepoints le 10 janvier 2015)

Avant même de sortir en librairie (n’est pas piraté qui veut), le roman « Soumission » de Houellebecq a beaucoup fait parler de lui. Pour certains critiques, il s’agit là d’une œuvre aussi grandiose que le 1984 d’Orwell ; pour d’autres c’est une simple provocation qui n’a rien de visionnaire. Si vous voulez vous en épargner la lecture, notre article tombe à point pour vous en donner les grandes lignes. On a donc un récit à la première personne. Au centre, le héros, un intellectuel parisien de la rive gauche − davantage XIIIe arrondissement que Saint-Sulpice (comme on le voit, l’axe est d’emblée déplacé vers l’Orient). C’est un littéraire aussi talentueux que nombriliste, qui à Bloy l’imprécateur préfère Huysmans le décadent (dont il est amené, de par sa compétence sur le sujet, à préfacer les œuvres complètes dans la Pléiade). Le lecteur appréciera peut-être, ici et là, un humour houellebecquien assez facile, entre ruminations et supputations, poltronnerie et veulerie : « En vieillissant, je me rapprochais moi-même de Nietzsche, comme c’est sans doute inévitable quand on a des problèmes de plomberie... » « Je ne connaissais à vrai dire à peu près rien du Sud-ouest, sinon que c’est une région où l’on mange du confit de canard ; et le confit de canard me paraissait peu compatible avec la guerre civile. Enfin, je pouvais me tromper. » Autour du héros, un paysage électoral inédit. L’élection présidentielle de 2022 conduit droite et gauche, pour faire barrage à l’extrême-droite, à s’unir dans un « front républicain élargi » pour s’allier au candidat musulman dit « modéré », en bonne position pour le second tour. Ce dernier gagne l’élection en s’étant habilement placé sur le terrain des valeurs, prônant « la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et implicitement du patriarcat », rassurant la droite et les catholiques, sans que ni la gauche antiraciste ni les identitaires marginalisés puissent s’y opposer en quelque façon que ce soit. Les musulmans affirment d’ailleurs, comme partisans du distributivisme, n’avoir aucune divergence avec la gauche, le seul point d’achoppement avec elle étant l’éducation, domaine où ils ont des idées bien arrêtées. Aussi, l’élection est couronnée par le choix judicieux de Bayrou comme premier ministre, prime bien méritée à l’opportunisme politique − qu’importent les idées pourvu qu’on ait le poste... En somme, la France continue à être gouvernée au centre, comme elle l’a presque toujours été. Le récit étant marqué par la subjectivité du narrateur et par son nihilisme jouisseur, on ne peut que deviner les événements politiques qui surviennent en arrière-plan, suggérés sans trop de précision (ce n’est pas un roman de politique-suspense). Tout ce qu’on peut en dire est que tout se passe quasiment sans accroc. Le candidat, à défaut d’être « normal » au sens hollandien, a été normalement élu et applique normalement son programme. Avec succès et diligence, car bien vite, entre autres réussites, il supprime le chômage (ce qui est d’autant plus facile que les femmes n’ont plus le droit de travailler), et rallie à sa cause les enseignants, tout autant piliers du système que sous le socialisme (l’université islamique multiplie par trois leur Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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salaire, avec le soutien des pays du Golfe − foin de la laïcité ! −). Il entame même un élargissement de l’Europe aux pays du Maghreb... Comment en est-on arrivé là ? Bien opportunément, c’est un antilibéralisme peu nuancé, bien français, qui arrive à la rescousse pour fournir une explication à cette islamisation de la société. L’analyse de l’auteur semble être la suivante. Le libéralisme aurait détruit la société traditionnelle mais aurait buté sur deux réalités sur lesquelles il n’avait pas prise : la famille et la démographie. Loin d’être l’émanation d’un anti-occidentalisme violent et fanatique, l’islam est présenté comme l’aboutissement logique de la civilisation occidentale, de ses valeurs matérialistes destructrices des « valeurs traditionnelles »... D’où le retour en force, par effet boomerang, d’une idéologie capable de revigorer la vieille Europe décadente, idéologie devenue hégémonique, que celle-ci accepte avec lassitude et fatalisme (« il arriverait ce qui doit arriver »). Une citation caractéristique, que l’on espère ironique : « L’arrivée massive de populations immigrées empreintes d’une culture traditionnelle encore marquée par les hiérarchies naturelles, la soumission de la femme et le respect dû aux anciens constituait une chance historique pour le réarmement moral et familial de l’Europe, ouvrait la perspective d’un nouvel âge d’or pour le vieux continent. » L’élite française ne devient même pas dhimmie, elle s’adapte comme elle l’a toujours fait, en se convertissant en masse (c’est obligatoire pour enseigner à l’université islamique de la Sorbonne). L’islam étant davantage une orthopraxie qu’une orthodoxie, on ne s’embarrasse pas de formalités compliquées. L’islam c’est jeune, efficace, exotique. On ne sonde pas les cœurs, mais on rallie efficacement les esprits. Le mot « charia » n’est même pas prononcé, sauf au détour d’une phrase, presque par inadvertance, comme composante normale de la nouvelle politique. Le héros du roman lui-même finit probablement par se convertir à l’islam. C’est facile, et ça rapporte gros : un bon poste à l’Université et plusieurs épouses judicieusement choisies par des marieurs professionnels. En fin de compte, il semble qu’une majorité de la population (exclusivement masculine, cependant) s’accommode de l’islam, et même y trouve beaucoup d’avantages. Quant aux femmes, elles sont bien peu présentes dans ce roman, la seule qui ait un rôle un tant soit peu important s’expatrie en Israël avant les événements. Où est la polémique, alors ? Justement, il n’y en a pas ! La polémique n’est pas à l’intérieur du livre, mais en dehors, dans les commentaires et réactions des lecteurs titillés ou révoltés par la peinture plus ou moins réaliste d’une France islamisée. La nonchalance des Occidentaux les mènera-t-elle inexorablement à une soumission devant une religion conquérante, comme le redoutent certains ? Au contraire, les excès de l’islamisme conduiront-ils à la marginalisation ou à la « normalisation » de l’islam, comme il en a été pour le judaïsme dans l’Antiquité ? Impossible de trancher aujourd’hui entre Cassandre et Hérodote, entre l’histoire tragique et l’histoire qui bégaie. L’anticipation de Soumission est du domaine du possible, à défaut d’être dans celui du probable. Cette extrapolation audacieuse donne en fin de compte un petit roman plus divertissant que stimulant, qui surfe sur l’esprit du temps. On est bien loin du remarquable « Camp des saints » de Raspail (1973), excessif lui aussi, mais où se déployait un insoutenable suspense psychologique devant l’inéluctable. Dans Soumission, l’invasion n’est pas physique comme chez Raspail, elle est mentale ; elle n’est pas repoussée dans un futur angoissant, elle a déjà été réalisée dans les têtes ; elle n’est pas l’œuvre de terroristes sanguinaires qui font l’actualité, mais elle est consentie par une majorité de la population. C’est

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ce qui rend le livre déroutant : trop en avance sur son temps, ou trop tiré par les cheveux ? On en reparlera en 2022 !

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Entretien avec des libertariens – Thierry Falissard (Adrien Faure) (publié le 27 mai 2015) Questions générales 1. Comment définirais-tu le libertarianisme ? Je préfère parler de libertarisme que de libertarianisme. C’est la recherche et l’application des principes de base qui conditionnent la possibilité d’une vie en société qui minimise la violence. Cette recherche touche à l’éthique, voire à la métaphysique. En effet, il faut une définition de la violence, de l’agression, des agresseurs, du périmètre individuel sujet à agression et qui devrait en être protégé, et donc de ce que devrait être le droit dans une société non-violente. On aboutit à une philosophie du droit découlant de préoccupations éthiques, voire d’une ontologie ou d’une conception de l’homme. Le droit, sauf à être arbitraire, doit être la traduction d’une éthique intersubjective : pour moi, il s’agit de l’éthique minimale de la non-agression, éthique « confirmée » par toutes les religions et les morales laïques (éthique de réciprocité, Golden Rule et Silver Rule). Les libertariens mettent au défi quiconque de trouver un autre fondement à une vie en société qui soit nonviolente. Cela remet en question les conceptions positivistes du droit comme construction ou institution héritée du passé, totalement déconnectée de l’éthique, comme le croient certains libéraux. Cela remet aussi en question la nature de la politique et du « pouvoir ». La démocratie n’en réchappe pas, puisqu’elle consacre la domination d’une majorité sur une minorité, et s’attaque constamment au périmètre individuel et à la sphère privée (y compris en Suisse avec de fréquentes initiatives populaires antilibérales, et une élite politique qui va contre l’intérêt de la population tellement elle est pressée de construire une Suisse identique au reste du monde). 2. De quel courant du libertarianisme te sens-tu le plus proche et pourquoi ? Je me sens proche de tous les courants (sauf des conservateurs et des Randiens), sachant qu’ils relèvent tous pour le moment de l’utopie : il n’y a pas aujourd’hui de société anarchocapitaliste ou panarchique, et encore moins de société minarchique. L’une ou l’autre me conviendraient, mais je n’en vois pas la perspective avant longtemps. Je parle d’utopies car il n’y a pas de formule magique pour empêcher en anarcapie l’émergence d’un État central, ni pour empêcher en minarchie un État minimal de devenir maximal, comme les États d’aujourd’hui. Ce sont donc des modèles théoriques vers lesquels il faut tendre, mais qui ne seront peut-être jamais réalisés, ou pas avant des siècles. En effet, la pente naturelle de toute société est de céder à cette loi éternelle qu’est la loi du plus fort, et il est impossible d’empêcher le plus fort de s’octroyer la part du lion (d’où tous les avantages dont bénéficie le secteur public dans tous les pays, l’impunité totale des dirigeants, le mépris qu’ils ont pour leurs administrés, leur court-termisme, leur propagande orwellienne, la dette publique qui matérialise leur irresponsabilité). Mais ce qu’il faut incriminer est bien la bêtise du citoyen-électeur, prisonnier de toutes sortes d’illusions, qui croit que la politique est utile et nécessaire : c’est bien là la cause profonde de l’inaptocratie ! 3. Selon toi, le libertarianisme est-il un projet politique ou une éthique de vie ? Ou les deux ? Le libertarisme est d’abord pour moi un rejet de la politique, ou un projet anti-politique, car c’est une affirmation de la primauté de l’individu sur le collectif. C’est aussi une éthique de vie fondée sur le primat de la volonté individuelle et de la non-agression. Ce n’est pas une éthique Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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complète, elle ne vous empêche pas d’avoir au surplus une éthique personnelle, d’être athée ou croyant, végan ou carnivore, altruiste, égoïste, radin, misanthrope, judéophile, islamophobe, etc. Comme individualiste radical, j’ai la plus grande méfiance à l’égard de toutes les entités collectives, sources d’oppression. Seules les associations volontaires sont légitimes. Libre à vous de vous définir comme appartenant à telle entité collective (nationale, religieuse, politique…) et d’y voir une partie de votre identité, libre à moi de refuser de faire de même, et de refuser qu’au nom de votre identification à un collectif donné (nation, patrie, congrégation, syndicat…) vous veniez empiéter sur ma liberté et m’imposer votre point de vue. Certains libéraux se gargarisent avec l’État de droit, les institutions, la séparation des pouvoirs, la « légitimité démocratique », le « contrôle démocratique », l’indépendance de la justice, etc. Toute cette machinerie dont ils sont très fiers (et qui a sans doute quelques mérites historiquement) n’a pas empêché les États et les institutions (nationales et internationales) de devenir ce qu’ils sont : de terrifiantes machines à broyer l’individu, avec prolifération de la bureaucratie, impunité des irresponsables institutionnels, spoliation généralisée, atteintes continuelles aux libertés et à la propriété. Alors ils préconisent aux mécontents de « voter avec leurs pieds », comme si les États étaient des copropriétés d’où l’on pouvait facilement déménager en cas de désaccord, et comme si ces États étaient les propriétaires ultimes du territoire où ils résident… Le libertarien conteste les notions d’intérêt général, de biens publics, constructions ad hoc qui servent à justifier l’oppression. Est récusée aussi l’idée de nation, de volonté populaire, de cohésion sociale, de « vivre ensemble », de projet commun, de progrès social, sans tomber dans un atomisme social (reproche habituel si facile), puisque le libertarien est en faveur de toute association volontaire. La tâche du libertarien de mon point de vue n’est pas d’entrer dans le jeu politique normal et de chercher à être élu. Il n’a pas de modèle de société de rechange à proposer, mais il exerce une fonction critique à l’égard de la chose politique, en montrant comment toute action étatique est immorale, car fondée sur le vol, la coercition, les privilèges accordés à quelques-uns aux dépens de tous les autres. En abandonnant la politique politicienne au bénéfice de la philosophie politique et de l’économie politique, il peut ainsi espérer élever le « niveau de conscience » (désolé d’employer une expression aussi « new age ») de la population en dénonçant l’imposture politique. Appliquer la loi du plus fort indépendamment de toute éthique, fût-ce au travers de la démocratie, c’est céder à la facilité : rien ne la justifie, ni la théorie des biens publics (la prétendue non-excluabilité, question purement technique, est utilisée pour justifier l’immoralité de l’oppression !), ni la fiction de l’intérêt général (même une armée nationale financée par le contribuable n’a plus de raison d’être avec des citoyens armés capables de résister à un envahisseur, fût-ce par la guérilla et le harcèlement – demandezvous pourquoi Hitler n’a pas envahi la Suisse). Au plan collectif, le libertarisme est un abolitionnisme : il « suffit » en théorie d’abolir les législations liberticides, c’est-à-dire 99 % des lois, alors que la tendance est au contraire à l’empilement législatif, au bénéfice direct des politiciens, juristes, lobbyistes, assistés, groupes de pression et minorités tapageuses, etc., sans parler du capitalisme de connivence qui a pris une ampleur démesurée de nos jours (la PME du coin peut bien crever sous les charges, mais il faut sauver telle grande entreprise ou telle banque au nom de l’intérêt national, ce cachesexe de la corruption cleptocratique). Au plan individuel, le libertarien peut rechercher un affranchissement personnel, en usant du « droit d’ignorer l’État » et du passivisme. Quelques outils existent : on peut quitter la Sécu (en France), utiliser Bitcoin, faire jouer la concurrence à tous les niveaux, pratiquer l’agorisme, la

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désobéissance civile, etc., mais on est encore loin du compte pour ce qui est des moyens disponibles. 4. Comment es-tu devenu libertarien ? As-tu toujours été libertarien ? Si non, quelles étaient tes positions politiques antérieures ? Quand on n’a pas de principe directeur, de philosophie politique, c’est l’émotionnel qui domine, et l’on est pris au piège d’illusions telles que la nation, les acquis sociaux, le progrès social, la justice... C’est ce qui se passe en politique française, où il n’y a plus d’idées, que de l’émotionnel et des querelles de personnes. Le cycle interventionniste a été bien décrit par les libertariens : il y a un « problème » à résoudre, d’où une intervention étatique, qui créera d’autres problèmes dans une spirale sans fin. Tout cela est absurde, sauf pour les politiciens qui y trouvent leur raison d’être, car « l’art de la politique consiste à masquer la destruction de richesse par l’enfumage des victimes » (corollaire de Nasr Eddin Hodja à la loi de BiturCamember). Je suis donc sorti, bien péniblement car rien ne vous y aide (surtout quand vous êtes un produit des « Grandes écoles » à la française), de toutes les illusions étatistes, sans pour autant tomber dans un utopisme libertarien (pas de Matrice de rechange quand vous êtes sortis de la Matrice). La clé a été pour moi le postulat de la volonté individuelle, et le critère du consentement appliqué à tous les rapports sociaux. La critique libertarienne montre que le roi est nu, qu’on n’a pas besoin de lui, que le mensonge et le vol ne changent pas de nature parce qu’ils ont reçu l’onction politique ou étatique. Le libertarien a pour vocation de devenir le poil à gratter du conformisme politique (y compris libéral). 5 Quels individus, vivants ou morts, inspirent ton engagement ? Je me réclame de la philosophie transcendantale (celle qui part du primat de la conscience) et du volontarisme, dans le sillage difficile de Spinoza, Kant, Schelling et Schopenhauer. L’avantage et en même temps le défaut d’une telle philosophie est qu’on se place dans l’intemporel, on néglige un peu les théories évolutionnistes parce qu’on a tendance à penser qu’il n’y a jamais « rien de nouveau sous le soleil »… Il me faut citer Max Stirner, qui dénonce l’État comme nouvelle divinité, ancrée davantage dans les têtes qu’établie dans les faits ou légitimée par ses succès. La royauté de droit divin et l’assertion que « tout pouvoir vient de Dieu » ont laissé des traces, on a juste remplacé le roi par la nation, tout cela pour aboutir à une oppression bien pire que sous l’Ancien régime. Il y a encore des gens qui croient que tout ce que fait l’État est bien, puisque cela résulte de la « volonté générale » ! Ou que l’État a une vision à long terme, qu’il est indispensable pour fournir tel service dit « public », voire qu’il est la source de toute civilisation et de tout progrès... Arthur Schopenhauer, plus connu comme métaphysicien (offrant un trait d’union unique entre Occident et Orient), établit un lien fort entre métaphysique, éthique et politique. La politique n’est plus alors que la façon d’assurer la coexistence des volontés individuelles, en imposant le principe de moindre agression, chaque volonté étant respectable dès qu’elle n’en agresse pas une autre. D’où déjà la critique du paternalisme étatique, tout autant que du collectivisme (que Schopenhauer dénonce chez Hegel de façon prémonitoire !). On aboutit à des positions assez proches de celles de Rand ou Rothbard, en partant de postulats diamétralement opposés (réalisme empirique kantien au lieu du réalisme aristotélicien). Après cela, les libertariens du XXe siècle, Rothbard, Friedman, Rand, etc., n’ont fait que développer à l’extrême et de façon systématique ce qui était déjà en germe au XIXe siècle, décrit par Bastiat (ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas) ou Molinari (l’État comme producteur monopolistique, très inefficace, de sécurité). Avec le temps, je crois davantage à une société

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multiculturelle et multi-juridique à la Friedman qu’à une société où règnerait un « droit naturel » uniforme à la Rothbard. 6. Quelles sont les 3 valeurs les plus importantes à tes yeux ? Outre la triade classique liberté, propriété, responsabilité : autonomie, dépassement, lucidité. 7. Ton livre libertarien préféré ? C’est peut-être le livre de Pascal Salin, Libéralisme (2000), celui qui m’a le plus efficacement ouvert les yeux. « Encore un livre politique, donc arbitraire, partisan et sectaire » m’étais-je dit en l’ouvrant, plutôt sceptique. Mais non, tout au long du livre on applique une seule logique, la logique de la liberté, et une extraordinaire cohérence s’en dégage ! On est très loin des ouvrages politiques habituels, écrits par les politiciens, leurs nègres ou leurs épigones, où les intentions généreuses cachent sous de belles phrases la coercition et la dictature molle nécessaires pour faire appliquer les idées. 8. Ta citation libertarienne préférée ? Il y aurait des dizaines de citations toutes aussi valables les unes que les autres… - Il ne faut pas que le peuple s’attende à ce que l’État le fasse vivre puisque c’est lui qui fait vivre l’État. (Frédéric Bastiat) - Ils veulent être ‘‘bergers’’, ils veulent que nous soyons ‘‘troupeau’’. Cet arrangement présuppose en eux une supériorité de nature, dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable. (Frédéric Bastiat) - L’État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m’impose un credo, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il proscrit mon moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. (Max Stirner) - L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » (Friedrich Nietzsche) - Il n’y a point d’alchimie politique à l’aide de laquelle on puisse transformer des instincts de plomb en une conduite d’or. (Herbert Spencer) - L’État n’est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive cette bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore. (Arthur Schopenhauer ) - Le Français préfère un mensonge bien dit à une vérité mal formulée. (Cioran) - Pour un libéral, l’État minimal est le plancher ; pour un libertarien, il est le plafond. (Patrick Smets) Questions spécifiques 9. En tant que libertarien, quelle est ton analyse sur la situation socio-économique et politique en Suisse et en Europe ? L’Europe est bien avancée sur la route de la servitude hayékienne, et la Suisse, trahie par ses élites, court derrière elle avec quelques années de retard. Comme on pouvait s’y attendre, le problème du surendettement étatique a été réglé partout non par l’austérité ou la réduction du périmètre étatique, mais par la planche à billets. Tout le monde sait que ça finira très mal (d’où le marasme actuel où cet effondrement de la société est inconsciemment pressenti) mais on ne sait pas quand l’écroulement aura lieu, ni si ce sera uniquement pour des raisons économiques (faillite générale) ou socio-politiques (dictatures nationales ou supranationales, fanatisme nationaliste ou révolutionnaire, expansion du totalitarisme islamique…). La gangrène étatique s’étend aujourd’hui sur toute la société, et quasiment tous les domaines d’activité sont touchés. Quelques exemples dans des domaines auxquels je m’intéresse. La santé, avec une sécurité sociale de type soviétique en France, et crypto-soviétique en Suisse avec la LAMal, qui interdit de s’assurer hors de Suisse (alors que même en France c’est Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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possible) ! L’enseignement public, à la fois uniformisé dans sa partie obligatoire (promotion des cancres et rabaissement des doués) et prébendaire dans sa partie universitaire, déconnectée de l’économie (avec des matières qui ne servent qu’à faire vivre le professeur qui les enseigne). La science, que l’on aurait pu croire objective et détachée de la politique, est en fait une science étatisée, où prolifèrent les gaspillages et les fromages (changement climatique prétendument d’origine anthropique, projets inutiles et pharaoniques comme ITER, théories-fromages qui ne servent qu’à donner une occupation aux scientifiques, comme la théorie des cordes en physique, sciences dites « sociales », etc.). 10. Envie d’ajouter quelque chose ? Je rappelle l’existence de mon livre gratuit Faut-il avoir peur du libéralisme ?, qui est une description assez équilibrée du libéralisme, mais qui sera jugée extrémiste si l’on est étatiste, et trop modérée si l’on est libertarien. Je publie en 2016 un petit livre « La pensée bouddhiste » (son titre d’origine : « Métaphysique bouddhique » a été jugé trop rebutant par l’éditeur, Almora…) où j’essaie de combattre pas mal d’idées reçues sur cette philosophie, qui est la mienne, au travers du prisme de la philosophie transcendantale occidentale. Les réalistes dogmatiques, les matérialistes et les religieux bigots en prennent pour leur grade, mais comme je sais ce qu’en retour ils en penseront... Je soutiens l’initiative suisse « monnaie-or » (ex « franc-or ») qui vise à mettre en circulation une monnaie parallèle reposant sur l’or. Un des critères permettant de reconnaître un État vraiment libéral (on en cherche toujours !) serait celui d’une liberté monétaire complète (autres critères : non pénalisation des crimes sans victimes, ceux liés à la drogue, au port d’armes ; État géré comme une entreprise ; liberté d’expression absolue). Enfin, je plaide pour des débats libertariens où l’on éviterait autant que possible des sources de dissension classiques, qui sont de deux sortes : éthiques et métaphysiques. Ethiques : vous avez le droit de soutenir n’importe quelle éthique (conservatrice, écologique, solidariste…) du moment que vous ne cherchez pas à l’imposer à autrui (excepté quand il s’agit de l’éthique minimale de la non-agression). Métaphysiques : vous ne devriez pas utiliser des arguments métaphysiques dans un débat libertarien, qu’il s’agisse de la « loi naturelle », de Dieu, de la providence (Bastiat !), du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau !), de la dignité humaine (Kant !) ou même (plus subtil) du libre arbitre ou d’une quelconque « nature humaine ». De telles hypothèses risquent d’affaiblir votre argumentation (sauf avec ceux qui partagent les mêmes conceptions) et de mettre un terme au débat, ce qui est dommage car on peut parvenir à des conclusions libertariennes identiques à partir de postulats très différents.

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Pourquoi tout va si mal... (publié le 7 juillet 2015) La société est rongée par deux cancers : la politique et son rejeton la démocratie.

- Les hommes de l’État décident en toute irresponsabilité et dépensent à tous vents, ce ne sont pas eux qui paieront les dégâts / la facture.

- Les citoyens ne craignent pas le surendettement de l’État, comme cela se trouve réparti sur un grand nombre de contribuables, ils espèrent en tirer plus de bénéfices (État-providence) que de coûts (impôts pour rembourser la dette).

- Les créanciers et banquiers ne craignent pas de prêter à des insolvables, ils ont comme caution surtout l’argent des déposants, et les hommes de l’État viendront s’il le faut à la rescousse avec le "too big to fail"...

- Les banques centrales ne craignent pas de faire marcher la planche à billets pour que le jeu de chaises musicales continue jusqu’à l’effondrement final. Il n’y a rien que la fausse monnaie ne puisse régler - au moins à court terme.

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La philosophie peut-elle nous aider à vivre ? (paru dans le Diurnambule le 2 juin 2016) La philosophie est une activité intellectuelle assez particulière, si ce n’est étrange. Relève-telle de la seule littérature ? de la science ? de la logique ? de l’opinion ? Est-elle totalement rationnelle, ou peut-elle sombrer aisément dans l’idéologie ? Peut-elle nous fournir des certitudes ? Ou simplement nous aider à vivre ? Au début, on musarde dans le magasin de la pensée. On est séduit tour à tour, au fil des siècles parcourus et des livres feuilletés, par la fortitude des Stoïciens, le scepticisme de Montaigne, l’immatérialisme de Berkeley, le subjectivisme de Kierkegaard, l’absurde des existentialistes. Mais on referme la « Logique » de Hegel ou les ouvrages de Heidegger, assuré que l’on n’a rien compris à ce qui ressemble à une vaine logomachie. On se rassure en apprenant que Schopenhauer tient Hegel pour un charlatan et que nos contemporains considèrent Heidegger comme un crypto-nazi, et qu’en outre ce dernier « n’a jamais compris ce qu’il voulait dire » (selon Marcel Conche). Littérature, science ou jeu logique ? Schopenhauer, Nietzsche, Cioran, et bien d’autres, sont d’abord des écrivains pourvoyeurs d’alcools forts, ensuite des psychologues, enfin des philosophes souvent profonds, tandis que Spinoza ou Wittgenstein, en apparence philosophes et logiciens rigoureux plutôt que littérateurs habiles, spéculent beaucoup et errent parfois... La frontière entre philosophie, littérature et idéologie paraît bien mince, tout compte fait. Passé l’âge des admirations juvéniles, on cherche quelque chose d’un peu plus consistant. On tombe un jour sur l’avertissement de Revel : « un système philosophique n’est pas fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre. » On commence alors à se méfier de la magie du langage, du réalisme naïf que celui-ci implique souvent, et de toutes les constructions élaborées qui s’érigent dessus – sans parler des « démonstrations » fallacieuses qui pullulent. On doute, avec Revel, que Descartes soit le seul philosophe à être inutile et incertain, tant les « systèmes » prolifèrent autant que les Weltanschauungen les plus étranges. On comprend que la vraie philosophie est moins destinée à donner des réponses qu’à poser des questions. Les questions elles-mêmes peuvent être souvent mal posées, absurdes, sans objet, et les réponses obtuses, dogmatiques, religieuses, évasives ou incompréhensibles. La « fumisterie intellectuelle » dénoncée par Russell prolifère depuis les sophistes grecs jusqu’aux scolastiques médiévaux adeptes des causalités transcendantes réfutées par Kant. La leçon de Pyrrhon puis de tous ces héritiers lointains des Sceptiques que sont Hume, Kant et les philosophes analytiques, porte au désenchantement à l’égard de certaine activité intellectuelle, y compris à l’égard de la science officielle, « la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses », selon Paul Feyerabend. Comprenant que notre époque est, comme le dit Edgar Morin, celle d’une « conscience de la destruction des fondements de la certitude » (tant au plan religieux que scientifique), on prend de plus en plus ses distances à l’égard du marécage des opinions, et l’on recherche dans la philosophie d’abord des thèmes de réflexions, des lignes directrices pour de futures investigations, et même une aide pour mieux vivre, après avoir renoncé définitivement à y trouver des vérités absolues. C’est ainsi que nous comprenons la métaphysique, qui n’est donc pas une science, mais un lieu de confrontation des arguments. Un fil rouge a été pour moi le phénomène de la volonté, examiné notamment dans le cadre de l’idéalisme allemand (mais pas seulement). Non comme principe ontologique, fondement réel de l’être et des choses, mais comme clé explicative, ou interprétation (au sens de Nietzsche). La volonté individuelle se pose comme point de départ obligé de toute réflexion économique, politique, métaphysique ou éthique, sans que l’on affirme pour autant un libre arbitre de cette Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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volonté (cette dernière hypothèse métaphysique très forte est refusée, avec raison, aussi bien par Spinoza que Schopenhauer ou Nietzsche). La volonté se décline selon différents aspects, qui vont du conatus spinozien au vouloir-vivre de Schopenhauer, l’Unique de Max Stirner ou la volonté de puissance de Nietzsche, le désir ou la pulsion freudienne, etc. La vie sociale peut alors être réinterprétée comme intersubjectivité, affrontement ou interaction des volontés individuelles entre elles : le marché ou l’association seraient des modes d’interaction pacifique des volontés (au contraire de la guerre) tandis que l’État serait l’instrument d’une volonté coercitive arbitraire, prétendument générale mais à la discrétion des puissants du moment. En économie, la valeur serait une mesure du désir des volontés, et la croissance, la création de valeur, seraient illimitées, comme l’est le désir. La destruction créatrice traduirait seulement les fluctuations de la volonté dans sa recherche de satisfaction. Adopter la volonté comme source de réflexion conduit naturellement à la praxéologie et à l’éthique. Le consentement individuel, critère pratique justifié par une relation très étroite entre ces trois disciplines que sont droit, éthique et métaphysique, déguisé éventuellement sous le concept de « droit naturel », peut devenir la clé de voûte théorique de la vie sociale, alors qu’en pratique c’est la violence, légale ou non, qui règle tout. De là un idéal libertarien toujours plus actuel, à la fois utopique et rationnel, qui risque, face à la réalité étatique de la loi du plus fort et à l’aveuglement des populations, de rester longtemps dans son paradis platonicien et de ne jamais se concrétiser. La volonté est indissociable d’un autre phénomène : la conscience, si bien que les deux sont associés/dissociés par les philosophes (volonté et représentation chez Schopenhauer, intention et conscience dans le bouddhisme) ou confondus sous un seul concept (pensée chez Spinoza, intentionnalité chez les phénoménologues). La « philosophie transcendantale », aboutissement de l’idéalisme le plus rigoureux (d’autres diront le moins fantaisiste), est la tendance philosophique qui affirme le primat de la conscience (sans pour autant en faire un principe ontologique et un monisme). La conscience est la réalité la plus immédiate qui nous soit donnée, la réduire à un épiphénomène est une aberration qui conduit la connaissance dans une impasse. Le prolongement métaphysique de la question de la volonté nous mène à la croisée des chemins, à la question existentielle. La volonté/conscience étant « prise » et même emprisonnée dans le processus d’individuation (on ne rencontre jamais une « volonté cosmique » ni une « volonté générale », mais uniquement des volontés individuelles, séparées dans le temps et l’espace, antagonistes ou coopératives), l’individu est ainsi confronté à un dilemme téléologique, à une urgence concernant son propre être et sa destinée : soit affirmer cette volonté dans le périmètre (limité) où elle s’exerce, soit la nier (je ne détaille pas ici les raisons derrière ces choix). Le premier choix est celui de Nietzsche (auquel on peut rattacher les hédonistes, les positivistes, et la majorité des philosophies et des religions positives), le second celui de Schopenhauer ainsi que des pessimistes, de la philosophie indienne, des ascétismes de toutes sortes. Je développe ce dernier thème dans ses aspects théoriques et pratiques dans mon dernier livre, où j’expose le traitement radical que le bouddhisme, métaphysique sceptique et pratique, opère de ce point de vue. Certains pourraient parler d’un nihilisme transcendantal, qui juge la vie « courte, brutale, insipide » (Roland Jaccard), et qui refuse l’éternel retour nietzschéen pour préférer un éternel départ... Même si l’effort pour surmonter l’absurde est souvent périlleux, la philosophie (antique ou moderne, continentale ou non) peut nous aider à vivre, c’est incontestable : elle nous offre certes des raisons de désespérer, mais en même temps elle nous enlève nos illusions les plus chères pour affiner notre vision du monde et mieux éclairer notre chemin. Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Auto-bibliographie : - Faut-il avoir peur de la liberté ? - Le libéralisme en 21 questions, 2012 (gratuit sur site de l’Institut Coppet) - La pensée bouddhiste - une métaphysique de la délivrance, éd. Almora, 2016

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Zarathoustra et l’étatiste (publié le 12 avril 2016, évidemment inspiré de Nietzsche) Zarathoustra s’était retiré dans la montagne quand il fut abordé par le Fou. Le Fou parla ainsi. « O Zarathoustra, écoute ma sagesse et suis à la lettre mes injonctions ! - Ma religion est tellement bonne que je dois te l’imposer, pour te sauver malgré toi ! - Ma solidarité est tellement belle que je dois te voler ton argent pour en faire profiter tout le monde et te rendre moral malgré toi ! - Mon appareil d’État est tellement grandiose que je dois lui donner tous les pouvoirs pour te faire sentir combien tu es faible ! - Ma législation est tellement juste et tellement progressiste que je dois chaque jour la compléter en y ajoutant des centaines de lois et d’articles de lois pour te conduire dans le plus magnifique des dédales juridiques ! - Ma société est tellement bien organisée que tous admirent ma planification impeccable ! - Ma centralisation est tellement efficace que je sais tout sur tous, et que je veille à ce que rien n’échappe à mon regard bienveillant ! Prosterne-toi, ô Zarathoustra, car je suis le Maître des maîtres, le seul dieu dont le cadavre remue encore aujourd’hui, impavide Moloch et Léviathan tout-puissant, je suis ton État ! »

« O Fou, retourne dans ton hospice, je ne doute pas que là-bas, parmi tes congénères, tu trouveras des oreilles plus complaisantes que les miennes, et des échines plus soumises, sur lesquelles tu pourras exercer ton esclavage ! »

Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes, tandis que le Fou repartait rejoindre les siens.

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Pour en finir avec la politique, une fois pour toutes (paru dans Contrepoints le 1er novembre 2018)

Même l’individu le plus allergique à la politique est obligé de s’intéresser à elle, ne serait-ce que parce que, elle, sans lui demander son avis, s’intéresse toujours à lui. Chaque jour, le citoyen averti doit s’informer et suivre les nouvelles, pour savoir ce qu’une « majorité » de ses concitoyens, ou leurs représentants, ont décidé pour lui. Mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi les décisions, en démocratie, se font au scrutin majoritaire ? Qui a décidé que ce serait le mode définitif de désignation de nos « représentants », et même le mode unique d’aboutir à certaines décisions politiques importantes (par référendum, ou initiative populaire) ? Pourquoi une majorité (absolue, qualifiée, relative…) plutôt qu’une unanimité ? Sur quelle base légitime repose donc le suffrage universel, « principe d’expression de la volonté populaire » ? La réponse à cette question est simple : il ne repose sur rien ! Le philosophe Friedrich Nietzsche le remarquait déjà au XIXe siècle et s’en étonnait : Une loi qui détermine que c’est la majorité qui décide en dernière instance du bien de tous ne peut pas être édifiée sur une base acquise précisément par cette loi ; il faut nécessairement une base plus large et cette base c’est l’unanimité de tous les suffrages. Le suffrage universel ne peut pas être seulement l’expression de la volonté d’une majorité : il faut que le pays tout entier le désire. C’est pourquoi la contradiction d’une petite minorité suffit déjà à le rendre impraticable : et la non-participation à un vote est précisément une de ces contradictions qui renverse tout le système électoral. (Humain, trop humain, III-276) Il semble donc que l’on ait « sauté une étape » dans le processus censé établir la légitimité d’une décision collective − processus pudiquement laissé de côté par tous les constitutionnalistes, ou réglé sommairement par la fiction du « contrat social ». C’est évidemment très commode pour le politicien : un vote à l’unanimité a peu de chances d’aboutir, car une décision politique se fait presque toujours au détriment au moins d’une personne, et celle-ci ne sera pas encline à voter contre ses intérêts ; avec un vote à la majorité, au contraire, le politicien a la voie libre pour s’approprier les bénéfices de la décision « majoritaire ». Cette étonnante « immaculée conception » du scrutin majoritaire, pilier de la démocratie, ne sera jamais qu’une préoccupation accessoire laissée aux théoriciens scrupuleux, car l’action du politicien repose tout entière sur cette fiction qui la légitime et qu’il ne remettra pas en cause ! On connaît les objections des démocrates à cet argument d’illégitimité de la démocratie : il existe selon eux une « volonté générale » qui diffère des « volontés particulières », et Rousseau affirmait déjà, dans son Contrat social : Chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun. Le problème de la décision collective se trouve donc bizarrement résolu par l’affirmation (évidemment improuvable) d’une schizophrénie de la volonté individuelle, partagée entre son intérêt particulier et un « intérêt général » qui la dépasserait mais auquel elle participerait cependant, d’une manière assez mystérieuse, comme si elle était deux personnes en une seule. La question qui s’ensuit, en admettant cette schizophrénie comme un fait de nature (puisque « l’homme est un animal social »), est celle-ci : cette « volonté générale » existe-telle vraiment, ou n’est-elle qu’une fiction à l’usage des politiciens ? Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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Les mathématiques ont répondu à cette question par le théorème d’Arrow : il est impossible de définir de façon cohérente une préférence collective en agrégeant des préférences individuelles. Les conséquences de ce théorème sont paradoxales, et pour le moins inattendues : la politique est condamnée dans toutes ses prétentions, et, « en même temps », c’est un gigantesque boulevard qui s’ouvre devant elle ! D’une part, le théorème établit définitivement que la démocratie est « une chimère logiquement auto-contradictoire » (selon les mots de l’économiste Paul Samuelson) ; d’autre part, comme le remarquait Henri Lepage (en 1978, dans Demain le capitalisme), il ouvre la voie à un étatisme conquérant et illimité (« sûr de lui et dominateur », aurait pu dire un personnage célèbre), puisque, selon l’interprétation politicarde en vigueur de nos jours, l’intérêt général, ne pouvant être défini collectivement, mais supposé tout de même « exister quelque part », doit nécessairement, de ce seul fait, être confié à une élite qui le définira et agira en conformité avec lui. On tombe alors sur un autre écueil : la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » (Robert Michels), qui repose sur ce non sequitur signalé plus haut, jamais remis en question de nos jours, découlant de l’existence supposée d’un intérêt général ! Donnons le pouvoir à « ceux qui savent », laissons-les régir notre vie, puisque « le Pouvoir est commandement, et tous ne peuvent commander », comme le rappelait Bertrand de Jouvenel, ce nationaliste venu sur le tard au libéralisme. Inutile de préciser que, la volonté générale et l’intérêt général étant indéterminables, en pratique c’est l’intérêt particulier du politicien qui décide de tout, et qui est la seule clé – avec l’idéologie, de façon subsidiaire – capable d’expliquer ses décisions (théorie du choix public). Pour noircir encore le tableau, il faut bien reconnaître que l’impunité dont jouit le politicien, avec les autres avantages de la fonction, attire les éléments les plus immoraux de la société : c’est le règne de l’inaptocratie, de la cleptocratie, de la cheiristocratie, de la statolâtrie, masquées derrière le prétexte de la démocratie. Peu importe in fine que le « peuple » prétendument souverain finisse par être en désaccord avec les « représentants » qu’il élit (eux-mêmes en désaccord avec l’appareil d’État, lui-même en désaccord avec certaines instances internationales, elles-mêmes en désaccord entre elles…) : il y aura toujours quelque part quelques oligarques bien placés pour tirer les marrons du feu, et faire payer leurs décisions au reste de la population, au nom de l’indéfinissable « intérêt général ». Toute la politique repose ainsi sur une fiction, mais cette fiction ne serait être sous-estimée dans ses conséquences pratiques : car elle aboutit à la spoliation légale du citoyen, au capitalisme de connivence (certaines entreprises ou organisations représenteraient le fameux « intérêt général », et d’autres non), à l’accroissement indéfini de la dette publique (nécessaire pour satisfaire les promesses électorales faites à la « majorité »), à la suppression des libertés les plus élémentaires − notamment la liberté d’expression, de plus en plus mise à mal dans notre Occident prétendument « libéral ». Il suffit au politicien de brandir l’étendard de l’intérêt général, agrémenté d’autres concepts collectivistes tout aussi vagues (solidarité, citoyenneté, pacte républicain, cohésion ou paix sociale, justice sociale), pour écraser sans remords et sans recours la liberté individuelle. Les décisions démocratiques (ainsi que les législations et les actions étatiques qui en découlent) peuvent être complètement injustes et criminelles (l’histoire du XXe siècle le prouve assez), le démocrate n’en a cure, car toute contestation semble étouffée dans l’œuf. On découvre là le seul « avantage » de la démocratie : les décisions politiques semblent être mieux acceptées par l’ensemble de la population, car elles émanent (ou paraissent émaner) d’un grand nombre de personnes et non d’un unique « dictateur » qui imposerait une volonté unique (au risque de conduire à des révoltes ou à une guerre civile). Ce n’est pas la « justice » qui règne, mais la loi du plus fort, le plus fort numériquement (démocratie) plutôt que le plus fort physiquement (dictature). Là encore, un autre théorème, celui de l’électeur médian, montre Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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l’inanité de ce point de vue : à supposer que la légitimité provienne d’une majorité numérique (ce que l’on a déjà contesté plus haut), cette majorité est de toute façon fictive, l’élection étant faite par le seul « électeur médian », les autres électeurs ayant voté pour la moins pire des solutions à leurs yeux, et non selon leur vœu profond. Cela ne signifie pas pour autant qu’un grand nombre d’électeurs ne s’accommodent pas de la situation politique et sociale du pays, car elle peut servir leurs intérêts, au moins sous certains aspects. On peut comprendre par exemple qu’une augmentation de la charge fiscale ne gêne pas une majorité de personnes, celles qui échappent à l’impôt sur le revenu (près de 60 % en France). On voit ici la « magie » de la démocratie, ou plutôt son vice principal, qui est que les décideurs ne sont pas les payeurs, et les payeurs ne sont pas les bénéficiaires. Le suffrage censitaire (« celui qui commande doit être aussi celui qui paie ») avait tenté de remédier à ce « défaut majeur » de la démocratie, sans voir que c’est la démocratie elle-même qui constituait le défaut majeur ! La seule règle libérale admissible serait que « chacun décide des choses qui le concernent avec ses seuls moyens ». Cette exigence signe-t-elle la fin de toute entreprise collective, qui se trouverait incapacitée par un « atomisme social » et un « chacun pour soi » individualiste (accusation classique formulée par les collectivistes) ? Non, cela signifie seulement que toute entité collective capable de décision devrait reposer sur le consentement de chacun de ses membres, et que l’on ne puisse être impliqué de force dans une décision collective au prétexte que l’on est né ou que l’on réside dans un pays donné, que l’on est homme ou femme, riche ou pauvre, votant ou abstentionniste, étranger ou natif, etc. Faut-il pour cela adopter la règle si contraignante de l’unanimité, qui permet à n’importe qui de bloquer toute décision collective ? Pas nécessairement, du moment que les décideurs sont aussi les payeurs, et que ceux qui s’opposent à une décision donnée ne soient pas obligés de payer pour elle. On voit le changement extraordinaire que cela entraînerait dans la vie publique : les décisions collectives perdraient de leur arbitraire, et ce à tous les échelons de la société. A l’échelon local, des équipements généralement non rentables (piscines, médiathèques, terrains de sport, etc.) seraient financés uniquement par les personnes intéressées et non par « la collectivité ». Les financeurs détiendraient une part de la propriété collective, comme cela se fait pour une entreprise détenue par des actionnaires. A l’échelon national, des projets « sociaux » de grande envergure, par exemple l’instauration d’une allocation universelle, seraient financés uniquement par leurs partisans. Ce serait la fin de cette règle budgétaire si commode pour les étatistes, qui interdit l’affectation des recettes aux dépenses (l’État s’arroge le droit de faire ce qu’il veut de la masse d’impôts collectés). On voit que cela provoquerait la ruine des politiciens de carrière, la fin de la démagogie électorale et des promesses inconséquentes, de la fiscalité envahissante, de l’endettement public effréné. Et, à l’encontre d’une « unité nationale » factice et artificielle, cela permettrait le développement de communautés responsables partageant des intérêts communs (idéologiques, religieux, culturels, géographiques, ethniques, etc.) et capables de mener des projets sans l’intervention d’un État pour les régenter et les financer. Après tout, pourquoi empêcher le socialiste, le communiste, le nationaliste, le théocrate, etc., d’organiser son utopie avec ceux qui le veulent bien, tant qu’il ne gêne pas les autres ? Est-ce que cela complexifierait les décisions politiques, puisqu’il faudrait répertorier, pour le moindre projet collectif, ses partisans-financeurs, tous différents d’un projet à l’autre, et aléatoirement répartis dans la population ? C’est là un problème d’organisation tout à fait surmontable, et l’informatique pour cela existe déjà – Internet nous rendant tous « hyperconnectés » et permettant d’organiser des communautés virtuelles ; la technique

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informatique continue d’ailleurs à s’améliorer pour gérer les droits de propriété sans intermédiaire (on pense ici à la blockchain, aux contrats intelligents, etc.). L’objection principale à ce tableau idylliquement libertarien est connue, et les collectivistes ne se font faute de la rappeler : il s’agit du problème du « passager clandestin » (free rider). La piscine « publique », financée par quelques-uns, bénéficiera à tous, même à ceux qui n’ont pas participé à son financement. Le magnifique feu d’artifice tiré lors de la fête nationale, financé par notre bon État si généreux (« je brûle l’argent qui n’est pas le mien »), peut être contemplé même par les badauds qui ne l’ont pas financé (sans parler des touristes de passage). De même, les ouvrages publics, utilisés par tous, ne pourraient être financés par quelques-uns. Telle est l’arme ultime de l’étatiste, quand il daigne renoncer à ses arguments moraux préférés et à sa conception holiste de la société. Mais c’est là un argument purement « technique » relativement facile à contrer, car différents procédés existent pour gérer les prétendus « biens publics » sans intervention étatique tout en éliminant le « passager clandestin ». La solution peut consister simplement à faire payer les biens publics à proportion de l’usage qu’en fait le consommateur – consommateur qui peut aussi être copropriétaire du bien public, notons-le. L’accès à la piscine « publique » sera payant, libre au propriétaire collectif de fixer un coût adapté : un coût (peut-être élevé) qui lui rapportera un bénéfice s’il est une entreprise, ou un coût très modique qui ne lui rapportera aucun bénéfice s’il s’agit d’une structure associative vivant des cotisations de ses membres. On découvrira ainsi le « vrai prix » de nombreux dispositifs collectifs présentés ordinairement comme « gratuits » et d’intérêt public. L’idée est valable quelle que soit l’échelle à laquelle le « bien public » est déployé. Est-ce que cela peut s’appliquer par exemple aux routes, actuellement payées par le contribuable mais utilisées sans restriction par le premier véhicule qui les emprunte ? En attendant que la technologie permette un jour de mesurer l’usage exact que fait l’automobiliste de la moindre route de campagne (en vue de facturer cet usage), un dispositif plus rudimentaire existe déjà : les péages. Ainsi l’accès aux autoroutes en Suisse est ouvert au monde entier… à condition de payer une vignette autoroutière (introduite en 1985, elle donne un droit d’accès au réseau routier national pour une durée d’une année). Sans doute, admettons-le, existe-t-il des cas de figure où le problème du « passager clandestin » est insoluble (nous ne parlons pas ici des « externalités », qui sont un faux problème). Par exemple, il paraît difficile de répercuter sur un « consommateur » quelconque le coût d’un dispositif de défense aérienne géré par une armée nationale et couvrant le territoire national… Mais l’anarcho-capitaliste dira qu’il s’agit là d’un simple problème d’assurance, et qu’une telle assurance pourrait être rattachée « localement » à une assurancehabitation, ou gérée à un échelon supérieur (communauté de propriétaires, ville privée…), ou simplement ne pas être traitée car il s’agit d’un faux problème. Le minarchiste prudent exigera au minimum que ce problème du « passager clandestin » soit explicité par l’État dans ce cas précis, que l’on explique à la population pourquoi l’on n’a pas de solution privée, sans recours à la fiction de l’intérêt général pour évacuer le problème d’emblée et généraliser l’emprise de l’État sur la société civile en fermant la porte à toute alternative. Le sujet de la « défense nationale » ne constitue pas nécessairement une exception, l’histoire ayant montré qu’un certain individualisme mal ou médiocrement organisé (guérillas, organisations de résistance contre un envahisseur étranger, armées privées ou de milice…) peut se montrer plus efficace que de grandes organisations étatiques gérant des armées « napoléoniennes ». Une dernière objection que l’on peut formuler contre cet éclatement de la politique oligarchique et dirigiste qui découlerait de l’exercice libre et indépendant des volontés individuelles coalisées dans le domaine qui leur est propre, est l’exigence d’« unité de la volonté », dernière ligne de défense de l’oligarque. De même qu’une armée ne peut avoir qu’un seul chef pour la commander, l’État ne peut avoir qu’un seul dirigeant à sa tête (une seule personne ou du Écrits antipolitiques – Thierry Falissard

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moins un seul collectif affichant une volonté unique). Sinon, faute d’un interlocuteur unique, que deviendrait par exemple la « politique étrangère » ? Mais cette « unité de la volonté » au niveau d’un pays est tout aussi fictive que l’intérêt général. Il convient, plutôt que de s’en remettre indifféremment à une oligarchie (élue ou non), d’analyser de quelle « volonté » il s’agit, car une telle volonté n’est jamais monolithique, elle est complexe et multiple. La décision centrale serait remplacée par une coordination des seuls intérêts concernés, une fois qu’ils ont été identifiés. Prenons un exemple : le prétendu problème des « migrants » (autrefois appelés « immigrés clandestins », on voit comment le vocabulaire a évolué vers le mot-virus, l‘immigration étant soudain devenue licite). Supposons que la « communauté internationale » somme autoritairement un « État libertarien » d’accepter l’accueil en son sein d’une population étrangère nombreuse. Un État classique acceptera ou refusera autoritairement cet accueil, selon l’idéologie du potentat du moment, peut-être contre l’avis de son « peuple ». L’État libertarien (acceptons cet oxymore, le chef de cet État se limitant vraisemblablement à un rôle de coordinateur, et non de « représentant » ou de « dirigeant ») se contentera de consulter les habitants pour savoir qui serait prêt à accueillir sur sa propriété, à ses propres frais et sous sa propre responsabilité, quel nombre de « migrants », et à quelles conditions. La réponse étatiste classique, positive ou négative, est remplacée par une réponse beaucoup plus nuancée et complexe, qui pourrait être : « tel collectif de notre pays est prêt à accueillir telle quantité de migrants à telles conditions » (car le collectif veille d’abord à ses propres intérêts, qui peuvent être favorables ou opposés à l’accueil de migrants, par idéologie altruiste ou au contraire par égoïsme bien pensé). L’État libertarien (encore utopique à ce jour) ne prétend pas avoir résolu définitivement le problème principal-agent, mais, en s’affranchissant des fictions collectivistes, il en a réduit les effets de bord, en identifiant les acteurs concernés et les responsabilisant, eux et personne d’autre. Il est certain que, malgré notre titre aguicheur, nous n’en avons pas « fini », « une fois pour toutes », avec la politique, et que notre perspective de « subsidiarisation radicale » de la politique, par une réduction drastique du périmètre « public » prétendument d’intérêt général, mettra peut-être des siècles à se réaliser. Nous espérons tout du moins avoir contribué à la démystifier et à la démythifier : le « roi » est nu, et ne peut jamais représenter que lui-même – ne cédez pas à son hypnomachie10 insidieuse !

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L’hypnomachie (néologisme : étymologiquement, le « combat par l’hypnose ») désigne ici les différents procédés d’enfumage qui permettent d’assujettir une personne ou une population (en politique : terrorisme intellectuel, mensonge, illusion, propagande, etc.). L’hypnomachie est aussi un « combat contre l’hypnose », une démarche consistant à acquérir les techniques et les moyens de les mettre en œuvre permettant de se protéger contre les différents procédés d’enfumage.

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