Thot: Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique 9782343047492, 2343047499

La plupart des films et la majorité des livres d'histoire nous ont transmis l'image d'une Egypte peuplée

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Thot: Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique
 9782343047492, 2343047499

Table of contents :
Ferran Iniesta
SOMMAIRE
CHAPITRE 1 Sphynx. La fascination de l’Égypte ancienne
CHAPITRE 2 Kémit. Le pays de Cham L’Afrique noire dans la méditerannée
CHAPITRE 3 Horus de Nekhen. La fondation du pays noir
CHAPITRE 4 Ptah de Memphis métaphysique stellaire sur le Nil
CHAPITRE 5 Amon de Thèbes Cosmothéologies impériales à la croisée des chemins
CHAPITRE 6 Alexandria, Apud Aegyptum Hermès Trismégiste au crépuscule du Kémit
ÉPILOGUE « À propos de la mort de Pérégrinus ». La pensée chrétienne et ses leçons
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE

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Ferran INIESTA

Thot

Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique

Thot Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique

FERRAN INIESTA

Thot Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique

  

  

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Ferran Iniesta

Enseignant et chercheur dans les universités de Dakar (Sénégal) et Antananarivo (Madagascar). Actuellement professeur titulaire d’histoire de l’Afrique à l’université de Barcelone. Promoteur du master euro-africain (2010-2012) en sciences sociales pour le développement entre trois universités africaines et cinq espagnoles. Il dirige depuis 2005 le groupe de recherche GESA (groupe d’études des sociétés africaines) et coordonne depuis 1997 le réseau de chercheurs ARDA (Agrupament de Recerca i Docència d’Africa). Spécialiste des systèmes de pouvoir et de la pensée en Afrique, il est l’auteur, entre autres œuvres, de : Antiguo egipto. La nación negra (1989). El planeta negro. Aproximación histórica a las culturas africanas (1992, 1995, 1998, 2002). Kuma. Historia del África negra (1998). Emitla. Estudios de historia africana (2000) et El pensamiento tradicional africano (2010). En tant qu’éditeur scientifique, soulignons : Ètnia i Nació als móns africans (1995, avec C. Coulon). África en la frontera occidental (2002, avec A. Roca). La frontière ambiguë. Tradition et démocratie en Afrique (2013). África en diáspora (2007) et l’Islam de l’Afrique noire (2012). Traduction / Révision : Mira Max Rabemila / Carine Dubois Mouton

SOMMAIRE

CHAPITRE 1 Sphynx. La fascination de l’Égypte ancienne ...................................11 CHAPITRE 2 Kémit. Le pays de Cham. L’Afrique noire dans la méditerannée ......25 CHAPITRE 3 Horus de Nekhen. La fondation du pays noir .................................37 QUSTUL. LES PHARAONS DE LA DEUXIÈME CATARACTE ....... 37 ANW. LES CRÉATEURS DU PRÉDYNASTIQUE .......................... 45 HORUS. LE DIEU DE L’AFRIQUE SUR LE NIL ............................ 52 REMTW KÉMIT. LA VIE QUOTIDIENNE AU IVe MILLÉNAIRE ....................................................................... 62

CHAPITRE 4 Ptah de Memphis métaphysique stellaire sur le Nil .........................77 NARMER. LA FONDATION DES MURAILLES BLANCHES ....... 80 THOT ET ATOUM. LES GRANDES MÉTAONTOLOGIES ÉGYPTIENNES ................................................................................. 84 PYRAMIDES. LES PHARAONS DANS L’AXE DU MONDE ......... 99 OUNAS. PARADOXES THÉORIQUES DANS LES DYNASTIES SOLAIRES ............................................... 110

CHAPITRE 5 Amon de Thèbes Cosmothéologies impériales à la croisée des chemins .....................121 OSIRIS. LE BON PASTEUR SUR LE NIL ...................................... 124 AMON. PLURALISME DURANT LE MOYEN EMPIRE .............. 134 APOPHIS. AMW ET HYKSÔS DANS LE DELTA......................... 141 TOUTHMÔSIS III. L’IMPÉRIALISME THÉBAIN AU ZÉNITH ..... 147 ATON. FAIBLESSES D’UNE RÉVOLUTION MANQUÉE .......... 160 RAMSÈS III. LE DERNIER BASTION AFRICAIN EN MÉDITERRANÉE ..................................................................... 172

CHAPITRE 6 Alexandria, Apud Aegyptum Hermès Trismégiste au crépuscule du Kémit .................................183 AMON DE NAPATA. KOUSH, « BOUCLIER D’ÉGYPTE » ........ 189 HERMÈS D’ALEXANDRIE. LA VACUITÉ DU MONDE ............ 199 LE CRÉPUSCULE DU KÉMIT. DUALISMES INCORPORELS ... 213

ÉPILOGUE « À propos de la mort de Pérégrinus ». La pensée chrétienne et ses leçons..................................................223 SOPHISTES, L’EFFONDREMENT DE LA PENSÉE HELLÉNISTE ....................................................... 225 CLÉMENT. LE NIL SE CHRISTIANISE........................................ 230 EMMANUEL. LE RETOUR DE MAÂT ......................................... 236

ANNEXES ......................................................................................241 ANNEXE 1. CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES ................... 241 ANNEXE II. SÉLECTION DE TEXTES ÉGYPTIENS ................... 248

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................269

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CHAPITRE 1 Sphynx. La fascination de l’Égypte ancienne

L’Égypte fascine les Occidentaux depuis déjà quelque trois mille ans, aussi bien les contemporains au travers du tourisme massif vers ce pays que ceux des générations passées, comme le montre n’importe quel écrit grec ou de la renaissance. Même le Moyen Âge européen le plus provincial était au fait de la puissance mystérieuse du monde des pharaons et de l’usage de leurs momies comme pommades magiques, d’utilisation courante chez les alchimistes qui tentaient de récupérer la « science d’Al-Kémit » vaguement transmise par les musulmans de l’époque. Le Kémit, l’Égypte ancienne – décadent, chrétien ou islamique – n’a jamais cessé de fasciner les peuples du monde. Toute publication – revue, documentaire ou livre – sur l’ancien pays du Nil est une garantie de succès sur le marché actuel. La magnificence de ses monuments en pierre pourrait être la principale raison de l’attrait égyptien, puisque toute la vallée jusqu’à la deuxième cataracte (Wadi Halfa) est parsemée de sanctuaires et de nécropoles. Son passé s’identifie facilement aux gigantesques pyramides de Gizeh, sur la plateforme ouest du Caire, déjà située sur la rive gauche du Nil. Mais les alchimistes médiévaux n’en savaient que très peu sur les pyramides et attendaient des momies exportées par bateaux vénitiens et génois un autre type d’émerveillement sous la forme des fameuses pommades.

Il se peut que Thalès de Milet y ait fait des recherches de mesures de hauteurs et de volumes des pyramides, mais il est sûr que ce n’est pas ce qui attira d’autres Grecs, sans doute les plus grands représentants de la pensée ancienne européenne, vers les temples du Delta ou de la Haute-Égypte. Kémit (le Pays Noir), appelé Égypte par les Grecs, exerça son attrait sur des peuples très divers, non seulement pour la monumentalité de ses constructions, mais surtout pour la sagesse qui s’est toujours dégagée d’un pays consacré à l’ordre divin du monde. À titre de sources d’information, il convient de relire Diodore, Jamblique, Plutarque ou Plotin, afin d’apprécier le respect que le pays de Nil força chez les meilleurs penseurs méditerranéens. Solon partit dans le Delta recueillir des informations législatives pour sa propre constitution athénienne. Pythagore se forma durant vingt ans dans les temples de la Thébaïde, avant de revenir en terres helléniques comme réformateur de la tradition grecque délabrée. Platon passa plusieurs années dans les temples du Delta même si, selon Jamblique, les prêtres ne crurent pas opportun de lui transmettre de grandes connaissances ; et malgré tout, le maître de l’Académie fut le grand référent de la pensée traditionnelle en Occident. Thalès, qui se disait autodidacte, confessa que le seul voyage qu’il ait entrepris fut en Égypte, et son théorème avait déjà été écrit par des étudiants égyptiens quelque 1600 ans auparavant. De nombreuses figures géométriques d’Archimède étaient dessinées sur des papyrus anciens, et les calculs de volumes étaient bien plus anciens sur les bords du Nil. Le prétendu « empirisme » du savoir égyptien, comme l’a fort bien expliqué Martin G. Bernal (1993), n’est confirmé que par de rares auteurs eurocentriques résolus à démontrer le caractère grossier de la science au Kémit. La symphonie des sphères exposée par Platon a son pendant ancien dans l’harmonie du mouvement stellaire dont nous parlent les Textes des Pyramides, tel que nous le rappelle Pfouma. 12

Même la progression numérique du maître de l’Académie, dans laquelle le 9 précède le 8, est un acte de vénération envers la sainte Ennéade de Lounou-Héliopolis et de Memphis, étant donné que le Un précède nécessairement les paires de contraires dans lesquels se différencie la réalité du monde, le numéro 9 étant ainsi son expression la plus exacte dans son déploiement manifeste, tel que Diop l’observa dans son dernier ouvrage. Même les habitudes alimentaires des pythagoriciens présentaient de fortes similarités avec celles décrites par Plutarque pour le sacerdoce égyptien, ou les périodes initiatiques de silence (sept ans pour les novices/apprentis) étaient intimement liées au mutisme qui précède la parole créatrice. La liste serait fastidieuse et il suffit de se rappeler que les disciples de Plotin n’avaient pas choisi par hasard le titre « les Ennéades » pour réunir les œuvres du maître, mais qu’ils eurent recours à la conception métaphysique et cosmologique égyptienne, tout comme le grec d’Alexandrie avait centré ses réflexions sur le Principe Suprême ou Un Unique éternel déjà décrit par les Égyptiens quatre mille ans auparavant. Pour les historiens et archéologues – en particulier ceux qui ne sont pas habitués aux monuments en adobe d’Asie ou d’Afrique – il s’avère plutôt inattendu de découvrir une vallée fluviale remplie de temples et de tombes, mais de peu de vestiges de palais. Seule Akhetaton, la ville palatine qu’Aménophis IV se fit construire sur l’actuel site de Tell el Amarna, est un modèle de construction civile, bien que tout en elle soit conçu avec un sens solaire sacré. Le soi-disant luxe pharaonique n’a laissé aucune trace, après quatre mille ans d’africanité égyptienne, à l’exception de ses constructions de pierre vouées à l’éternité, ses temples et ses tombes royales. Tout comme dans les promenades romantiques du Comte de Volney sur les plateaux de Gizeh, seul le grand sphinx au corps de lion et tête de pharaon semble posséder le secret d’un monde certes puissant 13

dans l’Antiquité, mais dont les valeurs et la pensée restent méconnues. Comme pour le Français à la fin du XVIIIe siècle, l’image du pouvoir du roi-dieu, Khâef Rê ou Khéphren, érigé comme Sphinx devant son sanctuaire et sa pyramide, reste une énigme et semble contenir en lui tous les mystères d’une Égypte disparue. Il n’est donc pas surprenant, dès lors, que la tragédie de l’Œdipe méridional dans la Thèbes grecque débute par le dialogue entre un Sphinx menaçant et le jeune destiné à une vie d’erreurs inconscientes : le Sphinx incarnera dorénavant, en Occident, le symbole d’un pouvoir difficile à comprendre et malgré tout indispensable pour vivre dignement. Comme en terres maliennes, éthiopiennes, zimbabwéennes ou sud-africaines, les mosquées en adobe du XIVe siècle et les églises ou temples solaires en pierre entre le Xe et le XVIIe siècle sont l’unique vestige architectonique des grands royaumes et empires. De la splendeur du Mali de Kankou Moussa en 1325 (le célèbre Maure Moussa des légendes médiévales) ou de l’empire des Sonray de Gao, en 1510, il ne nous reste que les magnifiques mosquées en banko ou adobe de Tombouctou ou d’Agadès. De même, il ne reste que des monastères et des églises creusées dans la roche de l’Abyssinie chrétienne du Moyen Âge ou des templespalais en pierre du Zimbabwe et du Mapungubwe. Là où le caractère sacré et le pouvoir se séparèrent, comme dans l’islam et le christianisme africains, le palais en adobe fut détruit par la pluie, et seul le lieu de culte à Allah ou à Dieu fut conservé, soit en rénovant les troncs et l’adobe, soit en construisant dans la roche ou en taillant la pierre. Tout comme dans le reste de l’Afrique, Kémit-le Pays Noir érigea uniquement une architecture durable dans les logis de l’éternité, les temples et les tombes, mais ses rois n’utilisèrent pas de pierre taillée pour le quotidien familial ou politique. Aussi, à la surprise du monde durant six mille ans, la vallée des pharaons est dépourvue de monuments civils qui auraient exhibé les demeures des privilégiés. 14

L’Égypte fascine en outre par la beauté de ses murailles peintes et sculptées en relief, par la majesté de son art statuaire en pierre, par le riche chromatisme de ses fresques sur lesquelles sont décrites des scènes de palais ou de la vie quotidienne de la population, ainsi que par la variété de ses bijoux en or et en pierres précieuses dont on trouve de nombreuses pièces dans les nécropoles pharaoniques. Déjà au IVe millénaire, certains mastabas de hauts dignitaires présentaient une riche ornementation picturale et le travail de construction de sièges en pierre continue d’étonner de par sa perfection dans les grands et petits édifices sacrés. Justement, cette esthétique de couleurs et de formes – dont a parlé Pfouma – et les scènes de vie quotidienne montrent un profond attachement à la vie, une intense communion des habitants avec le pays du Nil et une confiance millénaire en une existence durable au-delà des simples limites de la vie terrestre. Il n’y a aucune, voire très peu de démesure dans les images ou de laideur dans les représentations sur les sarcophages et les temples. Même l’habillement des hommes et des femmes était simple - comme il se doit dans une région chaude - mais d’une harmonie sans pareil. La même sensualité dans la forme et les tuniques féminines évitait la tendance à l’exagération ou à l’insolence et seules les anciennes représentations du dieu Bès offraient des caractéristiques de démesure. De manière générale, aussi bien en architecture qu’en arts plastiques, régnait dans toute la vallée égyptienne le principe de l’équilibre, de l’ordre et de l’harmonie, représenté par la déesse Maât, une plume d’oiseau couronnant sa chevelure. Peut-être les nombreux égyptologues qui insistèrent sur l’horreur égyptienne face au chaos, à la mort ou à la douleur avaient-ils quelque peu raison, car en quatre mille ans d’esthétiques pharaoniques, tout ce qui fut construit et élaboré porte la marque de l’équilibre, de la modération et de la beauté. Cette sérénité millénaire est un autre 15

aspect qui séduit ceux qui s’intéressent à ce que fut Kémit, audelà de ses crises et de ses tensions conjoncturelles. Même dans les représentations funéraires, les anciens artistes n’accordaient aucune place à la souffrance ou à la mort, puisque jusque dans les tombeaux on cherchait le rétablissement de la vie et la récupération de sa beauté. C’est dans cette partie funèbre que l’on peut le mieux percevoir de manière distincte l’attachement égyptien pour la vie et sa continuité malgré des générations d’égyptologues – certainement pas tous – qui répétèrent, jusqu’à satiété, que ce monde ancien du Nil vivait dans l’obsession de la mort en multipliant les efforts magiques pour y échapper : nous savons qu’il n’en fut rien puisque la grande majorité des textes et des images expriment une confiance profonde et tranquille en une existence personnelle qui perdurera au-delà de ce passage qu’est la mort. De manière surprenante, mais facilement observable, la vénération de l’au-delà qui se manifeste dans les temples et les tombes reflète un véritable amour de la terre et de la vie terrestre, bien que l’égyptien sache bien que son « autre vie » n’aura pas de supports corporels, un thème que nous aborderons en toute tranquillité dans cet ouvrage : la momie n’était pas le corps pour « ressusciter » mais la base de l’unité humaine sans laquelle la personnalité pourrait se dissoudre. Beaucoup de peuples revendiquent aujourd’hui un héritage égyptien. Le christianisme lui doit de nombreuses formules de représentation, et même de liturgie, mais avant tout des concepts qui, dans le message évangélique, n’apparaissaient que sous forme d’ébauche, comme le Dieu Un et Trin ou la transsubstantiation même du vin et du pain en Christ vivant. L’idée même de philosophie, selon Bernal, aurait une provenance linguistique égyptienne, tout comme l’incorporation des divinités à l’imaginaire gréco-romain. Et de nos jours, en tant que revendication politique générale, les intellectuels africains et afro16

américains réclament l’héritage culturel d’un Kémit qu’ils considèrent comme leur référence ancienne, leur classicisme idéologique et leur propre famille linguistique puisqu’un système de langue est une manière particulière de penser la réalité. La filiation égyptienne est alors très large et peu exclusive. On peut parler de descendances légitimes, comme les négroafricaines, qui disposent de parallélismes en symbolisme traditionnel, en onomastique, en morphosyntaxe et même en formules politiques comme la royauté divine. Mais ne pouvonsnous pas parler de descendances adoptives comme dans le cas de la Grèce antique ou dans celui du christianisme émergent des premiers siècles ? Il ne fait aucun doute que le monde occidental ne peut revendiquer une généalogie stricte par rapport au Kémit car les bases grecques étaient du Nord et non africaines, mais on ne peut pas non plus cacher le fait que ses meilleurs siècles se sont nourris d’idées et de formules forgées dans le pays du Nil. Platon, contrairement à que j’avais personnellement écrit un jour (1992), ne fut pas un plagiaire de la sagesse égyptienne, mais au contraire un rénovateur de la tradition grecque qui avait beaucoup appris des prêtres du Delta. Le fondateur de l’Académie ne reproduisit pas à Athènes le modèle africain du Nil, mais avec son exemple et avec son soutien plein de sagesse, déploya la pensée la plus brillante de l’Europe ancienne. Durant les deux derniers siècles, depuis les travaux de Champollion le Jeune, s’est développé un débat particulier sur le lien de parenté culturel de l’ancien Égypte. Pour les uns, tel que l’archéologue Maspero, de l’avis de Champollion, les Égyptiens classiques étaient les descendants bronzés des « belles races caucasiques » ; pour d’autres, comme Sergi, c’était un peuple parmi tant d’autres rencontrés normalement de nos jours autour de la Méditerranée ; pour certains chercheurs arabes, comme Mokhtar ou El Nadury, ils étaient sémites dans leur langue et d’aspect physique similaire aux actuels habitants du pays ; mais 17

pour quelques rares contestataires (Lepsius, Amélineau, Naville, Homburguer, Meyerovitz), ils étaient africains, que ce soit dans leur langue, leur religion, leur système politique ou leur couleur de peau noire. Le problème général dans ces recherches non dépourvues de passions et de désirs individuels, fut que personne n’arrivait à classifier, européens ou asiatiques, les anciens habitants du Kémit, d’où la mention de certains auteurs de « race pharaonique » pour définir un peuple qui était peu acceptable par le monde sémitique et jugé trop grandiose pour être africain. Peu à peu, et ce jusqu’à nos jours, la grande majorité de la communauté académique (particulièrement française) convertit l’Égypte en une rare exception sans corrélation particulière avec les cultures environnantes, en une explosion culturelle sortie du néant et qui disparut dans ce même néant après quatre millénaires qui auraient stupéfié le monde. Pour la majorité des égyptologues, le Kémit n’a jamais disposé d’une parenté fiable. La bataille pour l’appropriation nationaliste du Kémit s’intensifia durant les cinquante dernières années, et atteint presque son paroxysme au début du XXIe siècle. L’idée que la langue pharaonique puisse s’intégrer dans la famille sémitique ayant été exclue en 1974 lors du Colloque International convoqué par l’UNESCO au Caire, et l’hypothèse selon laquelle elle aurait été un sous-groupe de la famille « afro-asiatique » plus que douteuse ayant perdu de sa consistance avec l’abandon du nordaméricain Ehret de sa propre théorie, les origines culturelles égyptiennes ne pouvaient se situer que dans la partie africaine de la mer Rouge. Et bientôt les chercheurs se divisèrent à nouveau en un groupe africain partisan d’une provenance méridionale, nilotique, et en un groupe européen, défenseur du Sahara néolithique, sans doute parce que cette zone plus au Nord offrait de meilleures possibilités de blanchir l’origine égyptienne. Depuis son commencement, ce débat identitaire fut entaché par des considérations crypto-racistes et par l’exigence du nationalisme 18

moderne de posséder la plus grande noblesse d’origine possible : ceci marqua beaucoup Champollion qui rejeta l’œuvre de Volney ou celle d’Hérodote car elles considéraient les anciens Égyptiens comme noirs, ou des égyptologues actuels comme Daumas ou Yoyotte qui s’efforcèrent de rejeter tout parallélisme ou toute ressemblance entre Kémit et le Grand Sud africain. La polémique actuelle entre Obenga ou Asante dans le secteur africaniste et Fauvel ou Lefkowitz dans le secteur critique ou eurocentrisme reste fortement marquée par des considérations racistes et nationalistes.

Voici l’aspect impressionnant du Sphinx à la fin du XXVIIIe siècle, pendant l’expédition napoléonienne en Égypte. Cette statue colossale du Pharaon Kaf-Râ (Khéphren) exhibait encore toute la grandeur de la première civilisation négroafricaine. Vivant Denon, chef de l’équipe scientifique, s’est dessiné lui-même sur le Sphinx et nous rappelle – comme Volney, peu avant – que l’Ancienne Égypte fut, depuis son origine, une puissance africaine dans la Méditerranée.

Deux mille ans après sa disparition culturelle, le Kémit (le Pays Noir) fascine toujours autant le monde au point que celuici se dispute son héritage. Dans ce domaine, ma position n’a jamais été neutre (dans aucun domaine, en fait) et j’ai formulé mon approche personnelle de l’Afrique pour connaître et travailler avec Cheikh Anta Diop, le physicien et historien qui, 19

avec ses écrits, relança le débat sur la négritude du pays des pharaons. Sur la pigmentation égyptienne ou son origine, il suffit de lire des auteurs éminents comme ceux cités plus haut, et moi-même dans un ouvrage de jeunesse (Ancienne Égypte. La nation noire), dans lequel ce débat avait été soulevé dans les grandes lignes : la seule chose à ajouter est que, de nos jours, la polémique est mieux argumentée, bien que ses apparences puissent être inutilement dégradantes et même grotesques dans les attaques personnalisées, tel que cela apparaît dans les textes de Chrétien du camp des eurocentristes ou dans ceux d’Obenga du camp des afrocentristes. Mention spéciale doit être faite, bien qu’il n’ait pas non plus échappé aux critiques, à l’immense travail, par son érudition, sur une troisième voie marquée par l’Anglais Martin Gardiner Bernal, avec ses trois volumes : Black Athena. The afroasiatic roots of classical civilization entre 1991 et 2006 (la censure académique espagnole a évité la publication des volumes II et III). Les anciens Égyptiens auraient-ils été noirs ? C’est une évidence, auraient répondu Hérodote hier ou moi-même aujourd’hui, mais ceci est un aspect qui n’acquiert de valeur que dans une société raciste comme l’occidentale moderne, tel que Bernal l’analysa dans ses publications. Cependant, ni le père de l’histoire n’a accordé une grande valeur à ce fait, ni moi-même ne lui ait accordé une importance majeure après des années d’apprentissage des cultures africaines. Ils étaient noirs car ils venaient des espaces nilo-sahariens, et ces espaces étaient peuplés de négro-Africains, du moins très majoritairement, et nous le savons car leurs productions matérielles précédèrent celles du Kémit et parce que leurs expressions symboliques – que nous appelons, de nos jours, art – sont les prédécesseurs de l’écriture hiéroglyphique et de la pensée cosmologique égyptienne. Bien que cela nous déplaise, personne ne peut rester en marge du débat sur l’origine culturelle et ethnique du Kémit, mais nous 20

pouvons et nous devons faire un effort pour passer outre et fouiller dans les différentes formes de civilisations déployées par les Égyptiens. Et ces formes, bien connues dans les écritures et sur les monuments, sont nettement africaines « dans leur art, leur religion, et dans leur système politique », comme le conclut le colloque du Caire de 1974 précédemment cité. Nous essaierons donc de ne pas nous arrêter sur des questions pigmentaires ou nationalistes, et nous efforcerons d’analyser comment une pensée de structure africaine certaine put atteindre son apogée il y a de cela des milliers d’années. D’une certaine manière, la force de la société égyptienne ne fut pas ses constructions en pierre, mais sa manière de percevoir la réalité et de s’y intégrer de manière ordonnée. Ce que le temps enseigna à nombre d’entre nous est que le plus surprenant est souvent le plus artificiel et le plus passager : pour les enfants éduqués dans l’idéologie hégémonique occidentale, la supériorité blanche est si évidente que lorsqu’Hérodote décrit les Égyptiens « aux cheveux crépus et noirs de peau » (melankhroes), le lecteur occidental subit un choc traumatique. J’admets que c’est ce qui enflamma le plus mon imagination en lisant Nations Nègres et Culture, un ouvrage de celui qui deviendrait par la suite un de mes maîtres, Cheik Anta Diop. Mais avec le temps je compris que même si la négritude égyptienne restait indiscutable, le plus important était la complexité de sa pensée et la méticuleuse élaboration d’un modèle politique millénaire. Finalement, l’humain peut se présenter sous des formes physiques très diverses, mais ce sont ses créations culturelles qui impressionnent le plus dans ce primate particulier, capable des pires absurdités mais aussi de la métaphysique la plus élevée et de l’ordre social le plus ingénieux. Plus de vingt ans après ma fougueuse incursion dans l’histoire africaine à partir du Kémit, cet ouvrage s’efforce de reconnaître que la puissance égyptienne résidait dans sa vision du monde et dans sa manière d’en faire partie. 21

Ménès ou Narmer exprima son action en unifiant le pays de Cham ou Kémit. Sur cette palette trouvée dans les fouilles de l’ancienne Nekhen-Hiérakonpolis. Le roi exhibe sa couronne blanche et oblongue de Nekhen du côté où il apparaît vainqueur de ses ennemis. Et il se pare de la couronne rouge et conique de Pé-Bouto pour aller aux rituels de célébration du Kémit, comme double-pays. Ainsi naquit, sur les rives de la Méditerranée, la principale puissance africaine, aussi bien sur le plan spirituel que matériel.

Le cliché moderne affirme qu’en Afrique il n’y avait rien, sauf une humanité ancienne qui peupla les continents. Hegel lui-même fit partie de cette ignorance doublée de mépris durant l’esclavagisme européen dans l’Atlantique ; mais les cultures africaines sont les plus anciennes, leurs pensées sont les plus complexes, et leur première grande manifestation sur le Nil égyptien impressionna les peuples de la Méditerranée. Personne n’a répété l’exploit du Kémit, en Afrique ou autre part, et sur le plan de la pensée, à peine les doctrines taoïstes ou hindouistes 22

peuvent-elles supporter la comparaison : l’affirmation « ex Oriente lux » n’a de sens que sur le plan symbolique mais ne rend pas justice dans la dimension historique à ce que l’Afrique apporta au monde ancien et plus particulièrement aux pensées européenne et chrétienne. Il y a quelques années, j’ai publié un petit livre sur « La pensée traditionnelle africaine » (el pensamiento tradicional africano, Madrid, 2010 – en cours de publication en français – L’Harmattan) et ce texte s’efforçait d’apporter une vision d’ensemble du déploiement historique des cultures de l’Afrique : d’une certaine manière, la réflexion sur la pensée égyptienne est à la fois prologue et conclusion de la pensée africaine puisque les deux sont indissolublement liés par une africanité commune, celle du monde néolithique nilo-saharien. Les intellectuels négro-africains et afro-américains ont raison au sujet de la nécessaire récupération des valeurs pharaoniques pour la reconstruction de l’Afrique. Mais cela ne sera pas un travail d’archéologie mais de revitalisation de la propre pensée des peuples d’Afrique qui disposent de ressources propres, originales, et qui offrent fréquemment des solutions différentes de celles des anciens Égyptiens. Néanmoins, il faut reconnaître que la fonction rééducatrice que la modernité a conférée à un certain classicisme grec peut se traduire, pour l’Afrique, par un enseignement normatif du Kémit dans les pays négro-africains : cela n’existe pas encore dans l’enseignement secondaire, mais dans certaines universités dans lesquelles l’enseignement de l’écriture hiéroglyphique et de l’histoire du pays du Nil occupe déjà une place privilégiée. Le Kémit continue de présenter ses leçons intellectuelles au monde, mais plus particulièrement garde une parenté culturelle avec les peuples de l’Afrique noire qui lisent aujourd’hui dans ce passé les acquis de leurs nobles prédécesseurs. Nous parlerons donc dans cet ouvrage de la richesse d’une pensée beaucoup plus vaste que la philosophie aristotélicienne et beaucoup plus flexible en matière de diversité 23

que la scolastique ou le rationalisme. Nous n’envisageons donc pas l’étude d’une curiosité « primitive » ou « mythique » mais d’une des expressions les plus riches et les plus complexes de la pensée humaine de tous les temps.

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CHAPITRE 2 Kémit. Le pays de Cham L’Afrique noire dans la méditerannée

Au cours des derniers siècles, les Occidentaux ont eu une tendance à penser que la Méditerranée a, depuis toujours, été une mer de peuples sémito-européens, d’hommes et de femmes clairs de peau avec certaines zones où les habitants étaient plus bronzés par le soleil mais, finalement, une mer de peuples blancs de type méditerranidé, selon le terme récent d’un excellent ami égyptologue. Mais ni la race marron de Sergi, ni les méditerranidés ne furent aussi clairs de peau dans un passé relativement bien documenté. Il y a trois mille ans, lorsque l’Égypte commençait à perdre des forces sur le tableau méditerranéen et que la Phénicie ou la Grèce commençaient à peine à émerger comme un ensemble de villes-états consacrées à la mer, la négritude était une caractéristique courante sur la rive méridionale de la mer entre des terres. Et certaines influences matérielles étaient déjà en train de se diriger du Delta du Nil vers des recoins côtiers de la Méditerranée occidentale. Les côtes du nord de l’Afrique étaient déjà peuplées par des gens à peau claire, tel que les Libyco-Berbères, prédécesseurs des Guanches et des Amazigh, bien que de nombreux groupes avaient encore un teint sombre, comme le décrit Tite-Live dans

ses ouvrages. Certaines communautés numides et mauritaniennes étaient, du temps de Rome, particulièrement noires, et personne ne s’étonnait qu’un Africain de la côte comme le dramaturge Térence puisse avoir une peau noire, avec ce flot de plaisanteries d’un public peu complaisant devant les différences physiques qui s’en suit généralement. Cependant, aucun manuel scolaire ne nous expliqua cela pendant notre jeunesse, non pas à cause de son caractère insignifiant mais parce que cela aurait pu remettre en question la tranquillisante idée commune d’une mer de peuples leucoïdes. En réalité, sur les rives de la future Mare Nostrum des Latins convergeaient il y a trois millénaires des cultures orientales de langues sémitiques, des cultures gréco-italiotes, de langues indo-européennes et des cultures africaines qui, tout comme l’Égypte, parlaient une des langues du proto-africain commun. Non seulement le monde africain était présent en Méditerranée, mais il l’était de plus au travers de la plus grande civilisation de l’Antiquité de cette région. Tandis que les Sardes et les populations des Baléares construisaient leurs nuragues et leurs talayots, que les Grecs montaient la Mycènes en pierre, et que les Syro-Phéniciens mettaient au point leurs navires à quille longue, le peuple constructeur de pyramides préservait ses temples et exportait ses manufactures. Comme l’expliqua Goyon, ses voisins eux-mêmes ne pouvaient avoir conscience de la faiblesse croissante de l’Égypte, puisque même au cours de sa décadence l’Égypte paraissait organisée, riche et stable. Kem-it (parfois prononcé Kémet) était le nom que les anciens Égyptiens donnaient à leur pays, c’est-à-dire le lieu ou le Pays Noir. Et kem (noir) est le même mot qu’en araméen Cham (brûlé, noirci), mot que la Bible utilisait pour nommer le fils noir ou méridional de Noé. Chaque fois que les prophètes d’Israël parlaient du Pays de Cham, ils faisaient directement allusion à l’Égypte par son nom propre, Kémit. Pour le monde méditerra26

néen oriental, pour un Cananéen ou un Hébreu, les grands groupes humains sont divisés entre les peuples de racine sémite, des peuples du Nord ou de langue indo-européenne, et les gens bronzés du Sud, parmi lesquels se détachait, de par sa puissance, le Pays de Cham. Il n’est donc pas surprenant que dans la généalogie de Cham se trouvent Misraïm (même aujourd’hui, les Arabes appellent ainsi l’Égypte), Put ou Punt, au sud de l’Arabie, et la Corne de l’Afrique ou le très critiqué Canaan qui fut celui qui reçut directement la malédiction du patriarche Noé. Le fait que dans des langues africaines comme le wolof du Sénégal, khem signifie « charbon » et « noir », ou que plus de deux mille mots de cette langue actuelle soient apparentés à l’égyptien ancien, disparu il y a de cela deux mille ans, coule finalement de source. Le cours Sud-Nord du Nil, l’unique fleuve capable de supporter l’aridité saharienne, resta durant le néolithique le véritable passage vers la Méditerranée, alors que dans le reste du désert, le Niger avait déjà perdu sa partie septentrionale et l’extension du Tchad lui-même avait diminué de plus de trente fois par rapport aux cartes récentes. Depuis la grande vague de désertification de l’an 5500 av. J.-C., certains peuples s’étaient déplacées vers le Nord et beaucoup d’autres avaient suivi les troupeaux vers le Sud, vers les bassins fluviaux comme ceux du Sénégal, du nouveau Niger, du Tchad ou du long cours du Nil ; certains groupes colonisèrent les oasis libyennes qui bordaient le cours nilotique, d’autres se déplacèrent vers les parties du fleuve qui allaient de la réunion des deux affluents du Nil jusqu’à la région d’Assouan, et aux alentours des années 4000 av. J.-C., ils commencèrent la colonisation effective de la région qui serait plus tard baptisée Kémit. Ces habitants parlaient des langues de la grande famille proto-africaine, avaient des expériences culturelles similaires acquises dans des régions sahariennes et nilotiques, disposaient d’un capital symbolique homogène dont 27

nous possédons toujours des exemples spectaculaires dans l’art rupestre saharien, et concevaient le monde comme une unité en déploiement en recherche constante de l’équilibre, aussi bien dans la nature que dans la société humaine. Malgré les travaux de certains spécialistes du Sahara néolithique (Muzzolini, Le Quellec, Mac Dougall), ce que nous savons sur ces millénaires avant que le désert ne se vide (aux alentours de 2500 av. J.-C.) c’est que de nombreux peuples reproduisirent leur vision du monde sur des gravures et des peintures dans les abris rocheux, que la grande faune africaine existait déjà et que vers 6000 av. J.-C. la domestication du bœuf commença dans le Sahara même, et ce ne fut pas une importation asiatique comme on l’avait toujours supposé. Les céramiques et les pointes de harpon du capétien, nous les retrouvons dans la région du néolithique khartoumien, mais aussi dans la zone égyptienne et même dans le Natuf palestinienne, et tout ceci permit de parler à Ki-Zerbo d’un Croissant Fertile africain, antérieur à la naissance de l’Égypte comme réalité unifiée. Tout ce que nous savons démontre un contexte culturel qui explique l’émergence du Kémit, un peuple qui n’est pas apparu du jour au lendemain et ne s’est pas forgé isolé du reste du continent dans lequel se formèrent ses composantes. Le débat se poursuit de nos jours entre les partisans de groupes de populations égyptiennes majoritairement soudanaises – le nilotique khartoumien – et ceux qui voient dans les cultures préégyptiennes des oasis occidentales (les cultures connues comme des « plages »), le noyau central des habitants. Dans les deux cas, les racines centrales du Kémit sont africaines, elles proviennent principalement du Sahara ou du Nil soudanais, et la conception politique et symbolique égyptienne ne sera insérable et reconnaissable que dans l’ensemble culturel négro-africain qui se développerait des siècles plus tard. Tel que l’a dit à juste titre Devisse : « l’Égypte se situe, assurément, en Afrique ». 28

Considérer le cours du Nil comme la véritable colonne vertébrale de ce qui serait le Pays Noir, depuis la première cataracte, au niveau d’Assouan, jusqu’aux embouchures fluviales dans la Méditerranée n’a rien de nouveau. Neuf cents kilomètres de vallée bordée par les montagnes libyennes à l’ouest et arabiques à l’est, constituant la Haute-Égypte ou Sud, et une centaine de kilomètres de terres alluviales au Nord ou BasseÉgypte, ceci formait déjà aux alentours de 4000 av. J.-C., l’espace de fusion et de consolidation de Kémit. Avec un climat aride tempéré par le fleuve et régulé par les crues périodiques qui, à partir de la mi-juillet (avant la construction du barrage d’Assouan évidemment) jusqu’au mois d’octobre bien avancé, apportaient des terres alluviales fertiles et la possibilité d’une agriculture relativement intense avec un climat méditerranéen dans le Delta, l’Égypte serait durant des millénaires le passage naturel entre l’Afrique profonde et la Méditerranée, entre les cultures négro-africaines dont elle-même provenait et les cultures asiatiques et européennes qui l’accompagnèrent dans son déploiement, et avec lesquelles l’Égypte eut d’intenses relations, mais ne s’est jamais confondue jusqu’au premier millénaire avant notre ère. Durant le dénommé Pluvial africain, entre les années 9000 et 6000 av. J.-C., la vallée égyptienne était peu peuplée car les eaux étaient excessivement hautes et les risques de crues trop fréquents. Seuls quelques groupes de chasseurs-cueilleurs occupaient des refuges occasionnels sur les monts de Libye et une grande partie du Sahara méridional se trouvait en permanence sous les eaux. Mais au milieu du VIe millénaire, avec la réduction des pluies postglaciaires, commencèrent à se développer des cultures agricoles dotées de calendriers solaires dans les oasis de l’ouest du Nil, dans ces « plages » qui supposaient une halte sur le chemin – en plein désert de Libye – vers le grand fleuve. Vers 5500 av. J.-C. également, au sud de la première cataracte et à 29

l’entrée de la région de la « Trompe de l’Éléphant » – Khartoum – il y avait d’autres peuples d’origine diverse, Haut-Nil et surtout saharienne, à la tête de troupeaux et caractérisés par cette coutume consistant à enterrer leurs cadavres de manière successive pour les dessécher, et dotés d’un outillage lithique puissant de pêche, de chasse et de guerre. Ces deux groupes d’agriculteurs et de pasteurs commencèrent l’occupation stable de la vallée égyptienne à la fin du Ve millénaire, les eaux étant alors plus basses et moins menaçantes. Ce fut Flinders Petrie qui décrivit en premier, de manière détaillée, le principal groupe d’habitants qui commença son installation au nord d’Assouan, de manière assez massive, peu avant 4000 av. J.-C. : il s’agit des Anw ou Onw qui se représentaient eux-mêmes par le hiéroglyphique des trois barres verticales (III). Ce furent les Anw qui fondèrent les cultures prédynastiques du IVe millénaire, celles de Nagada-Gerzèh I – II – III que les égyptologues séparèrent en trois périodes (4100, 3800, 3300) qui culminèrent au commencement de l’unification de l’Égypte, aux alentours de 3300 pour certains auteurs et 3200-3100 pour d’autres. Les Anw, appelés Nagadiens ou Gerzéens en raison de l’emplacement moderne des centres de fouille, construisirent des sanctuaires, donnèrent leur nom aux villages de toute la vallée, s’affrontèrent pour l’hégémonie de la zone, organisèrent le déroulement des activités agricoles et d’élevage aux alentours de 1800 av. J.-C., et développèrent l’écriture hiéroglyphique vers 3500 av. J.-C. Originaires du Sud, avec des enclaves comme Qustul près de la deuxième cataracte, très au sud de la limite de l’Égypte historique, les Anw furent la force déterminante des populations dans la mise en place des cultures de Nagada, véritable fondement du peuple Kémit : comme l’a interprété Petrie de leurs peintures murales, ils étaient noirs et provenaient du Soudan, et ils donnèrent leur homogénéité culturelle à la vallée égyptienne. 30

Le fait que les populations établies auparavant aient une origine semblable ou saharienne des oasis-plages facilita sans doute leur action mais toujours avec une forte familiarité linguistique et idéologique. La démographie complexe néolithique nilosaharien s’est ainsi façonnée, au IVe millénaire, dans une société dense et structurée : le Kémit. Tandis que Baal ou Ishtar étaient les référents divins des populations proche-orientales, atteignant même des groupes sudarabiques et de la Corne de l’Afrique, le symbole distinctif des Anw ou Onw fut HWR, Horus, littéralement « l’Éloigné », selon Frankfort. Divinité créationnelle qui se manifeste de manière cosmique dans le soleil au zénith, sa forme animée était le grand faucon des montagnes sahariennes et des régions nilotiques soudanaises. Si les Asiatiques furent les gens de Baal, les nilo-sahariens furent très tôt les gens d’Horus, et il en serait ainsi durant plus de trois millénaires, tel que l’on peut toujours le voir dans la tombe thébaine de Ramsès III (1180 av. J.-C.). Et tandis que les rois de l’Orient méditerranéen étaient des prêtres intermédiaires entre la divinité et le peuple, les rois Anw étaient de véritables incarnations mystiques du Principe Suprême, de cet Horus dans son expression de proximité, la réalité humaine. Il n’y eut pas d’Horus local, propre d’un royaume du Delta ou d’un autre à NekhenHiérakonpolis mais une vénération générale dans toute la vallée, car cette force divine apparaissait déjà gravée sur les parois rocheuses du Sahara bien avant l’apparition des Nagadiens ou Anw. Par contre, sur la rive septentrionale de la Méditerranée, les peuples du groupe linguistique indo-européen avaient comme référence Zeus ou Dieu, le Principe Suprême qui est lumière et nuit, qui peut s’exprimer dans le soleil ou dans la foudre retentissante, et qui n’a aucune connotation de proximité incarnée ; Jupiter est, littéralement, « le Père qui est en hauteur et qui ne se mêle pas aux humains ». Tout autour de la mer ancienne des trois terres s’établirent aussi trois grandes formes idéologiques de pen31

ser et d’expliquer le monde et, malgré toutes leurs coïncidences profondes, les manières de traduire la relation entre les humains et les divinités furent significativement différentes. Dans cette région, Kémit a toujours été, depuis le IVe millénaire, une force tranquille, centrée sur sa propre intériorité sociale et qui, même en phase de déclin, attira encore de nombreux voyageurs qui cherchaient dans ses temples la sagesse ancienne qui avait permis d’ériger les pyramides, de fonder les temples et de donner à la vie quotidienne un air de pérennité et d’éternité. Ni l’écriture hiéroglyphique, ni les représentations divines, ni le modèle de royauté divine, ni même la stricte organisation étatique de l’économie n’ont de pareil dans la partie asiatique ou européenne de la mer, peut-être avec l’interrogateur de la période minoenne dans la Crête antérieure à l’explosion de Santorini vers 1500 av. J.C. D’une certaine manière, la société égyptienne, que les combattants Anw esquissèrent avec énergie, était dépourvue de liens de parenté euro-asiatiques, et une certaine solitude finirait par s’installer dans l’âme collective des gens du Kémit. Ce pays allait être le Temple par excellence de la divinité sur terre, l’espace d’harmonie au sein d’un univers parfait, mais toujours en instable équilibre astronomique, naturel et social. Comme on peut encore l’observer dans différentes tombes pharaoniques, les peuples environnants étaient représentés avec leurs vêtements de fête et avec leurs traits physiques les plus marqués – barbe et nez aquilin des Amw asiatiques, longue chevelure et tatouages sur une peau très blanche des Libyens et Phalestjw européens – mais ces peuples n’ont jamais été confondus avec « les gens d’Horus ». Les sépultures de Séthi I ou Ramsès III montrent de manière spectaculaire que les anciens Égyptiens avaient une proximité physique, culturelle et sacrée uniquement avec les Nahasjw soudanais de Koush, les voisins méridionaux, malgré leur image de barbares en matière de civilisation et moins avantagés en termes physiques. 32

L’histoire renferme de nombreux paradoxes, l’un d’entre eux étant la conscience qu’un peuple peut avoir de ses origines, de ses affinités ou de ses principaux changements. Pour Hérodote, il était clair que, selon ses prêtres informateurs, l’Égypte était née dans l’espace soudanais et avait appris de lui tout ce qu’il savait sur les dieux et les hommes, peut-être parce que la mémoire de la XXVe dynastie de Koush était encore très vive, aussi bien pour sa dévotion que pour son dévouement aux petites gens, jusqu’alors négligées par les dynasties de Libye. En réalité, ce Koush était un pays égyptianisé durant le Nouvel Empire (1580-1100 av. J.-C.), ses pyramides furent érigées à peine au Ier millénaire av. J.-C., et son État pharaonique reconstructeur pourrait être considéré comme propre des barbares égyptianisés, avec l’enthousiasme caractéristique des convertis. Cependant, au-delà de l’impressionnisme d’un passé récent, nous devons situer une idée ancienne, diffuse mais solidement enracinée dans la conscience égyptienne, selon laquelle ses peuples sont venus du grand Sud soudanais, et que dans cet espace se sont forgées la religiosité, la hiérarchie royale et la société d’ordres. Le paradoxe est que, revenant à la racine première, les prêtres qui ont renseigné l’historien grec avaient raison puisque le IVe millénaire qui a structuré le Kémit fut une création nilo-saharienne, africaine, simplement négro-africaine dans son sens culturel le plus strict. Certainement « les Éthiopiens » ou Noirs profonds dont Hérodote a expliqué qu’ils furent les éducateurs de l’Égypte, furent les ancêtres d’un Kémit qui deux mille ans plus tard revinrent au Sud pour « civiliser » des parents archaïques qui n’avaient pas évolué au même rythme ni dans la même direction. Ce fut justement à cause de sa solitude culturelle et ethnique au milieu de la Méditerranée que l’Égypte n’essaya jamais d’établir de temples en Libye (sauf dans les oasis proches de Nil) et encore moins au Proche-Orient. Par contre, elle le fit dans la région soudanaise des cataractes, et pas uniquement à cause du 33

« retard » relatif des Koushites, mais parce qu’avec ce peuple, elle trouvait des coïncidences idéologiques fondamentales et même des divinités qui ont été incorporées au panthéon égyptien, comme Horakhti-Harmakhis, l’Horus de l’Horizon, ce qui ne s’est pas fait avec les divinités du Nord ou de l’Est. Quand le Psammétique II de Libye fit construire un temple à Assur, dans le Delta, ce fut en témoignage de sa soumission à l’Assyrie, mais quand l’occupant disparut dans le tourbillon de l’histoire, ce temple s’évanouit dans la nature. Rien à voir avec ce que les Égyptiens du dernier pharaon impérial Ramsès III dessinèrent dans une antichambre de sa tombe : après la mise en déroute des peuples de la Mer, dans une spectaculaire représentation « de races », les peuples dirigés par Horus furent des Égyptiens et des Koushites et, ce qui surprend le plus, c’est que – de manière exceptionnelle – les deux groupes africains furent peints en noir charbon, avec les traits les plus prognathes des Koushites. Le Kémit avait certainement survécu à la grande peur des invasions euro-asiatiques et s’affirmait dans la négritude culturelle et physique, aux côtés des Koushites, les frères du Sud. Ce qui rendit l’Égypte étrange, méconnaissable et rarement récupérable dans l’histoire moderne, ce fut son africanité. Le racisme des siècles de traite d’esclaves s’efforça de nier tout trait africain au Kémit, malgré les évidences : Champollion, Maspero, Sethe ou Daumas tentèrent de « blanchir » ce monde ancien, mais sans aucun résultat acceptable. Lepsius, Amélineau, Naville, Homburguer ou Diop formèrent la généalogie contestataire qui perçut dans la langue, la religion et l’ethnie des Égyptiens une profonde africanité, ce qui leur valut presque à tous d’être proscrits académiquement. Nous, nous ne voulons pas centrer cet ouvrage sur des aspects pigmentaires, mais pour comprendre les bases de la pensée égyptienne, nous rappellerons autant de fois qu’il le faut, que le Kémit, le Pays Noir, « se trouvait en Afrique et était Afrique sur les rives de la Méditerranée ». 34

L’ancien monde des Égyptiens fut, sans aucun doute, la plus brillante hypertrophie culturelle du néolithique nilo-saharien, la réalisation la plus mémorable de l’Afrique noire dans l’histoire de l’humanité des derniers millénaires.

Mastaba dans la Nécropole de Saqqarah, près de Memphis. Il possède déjà tous les traits de ce que sera le temple funéraire de Djoser, durant la IIIe Dynastie. Quand ces enterrements disparaitront, les accès aux temples consacrés aux défunts pharaons auront les mêmes caractéristiques que celles qui étaient évidentes à Qustul, et culminèrent avec Djoser, quelque 1300 ans plus tard.

Relief avec le nom royal du roi Uadji – Serpent – avec le dieu Horus dans sa forme de faucon, sur la maison funèbre, tous les rois de la maison de Nekhen, aussi bien à This qu’à Memphis durant les deux premières dynasties. Ils étaient horusiens : ils portaient leur nom de couronnement surmonté d’un ou deux faucons et, exceptionnellement, d’un faucon et d’un animal canidé.

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CHAPITRE 3 Horus de Nekhen. La fondation du pays noir

HORUS EST GÉNÉRALEMENT SURNOMMÉ « LE GRAND DIEU, LE SEIGNEUR DU CIEL » … L’OISEAU A ACQUIS DES PROPORTIONS GIGANTESQUES, COMME DANS UNE VISION ; SES AILES DÉPLOYÉES SONT LE CIEL, SES YEUX FÉROCES, LE SOLEIL ET LA LUNE. ON DISAIT ENCORE DANS LE NOUVEL EMPIRE: « TU ES LE DIEU QUI A EXISTÉ EN PREMIER, AVANT TOUT AUTRE DIEU, QUAND AUCUN NOM D’AUCUNE CHOSE N’AVAIT ENCORE ÉTÉ PROCLAMÉ. QUAND TU OUVRES LES YEUX POUR VOIR, LA LUMIÈRE SE FAIT POUR TOUT LE MONDE ». ROIS ET DIEUX, 61 (FRANKFORT) IL SE TROUVE QUE LE ROSEAU ET LE PAPYRUS FURENT PLACÉS AUX DEUX PORTES EXTÉRIEURES DU TEMPLE DE PTAH. CE QUI SIGNIFIE : HORUS ET SETH QUI FURENT INDULGENTS L’UN ENVERS L’AUTRE ET S’UNIRENT ET FRATERNISÈRENT DE SORTE QUE LEUR COMBAT, QUELLE QU’ELLE FÛT, S’ACHEVA. ILS SONT UNIS DANS LE TEMPLE DE PTAH, LA « BALANCE DES DEUX TERRES » SUR LAQUELLE FURET PESÉES LA HAUTE ET LA BASSE-ÉGYPTE. THÉOLOGIE MEMPHITE V (TRAD. SETHE)

QUSTUL. LES PHARAONS DE LA DEUXIÈME CATARACTE

Quelque quatre mille ans avant l’ère chrétienne, dans la région de la deuxième cataracte du Nil, se trouvait la nécropole de Qustul, un des plus anciens emplacements des peuples qui en-

cadraient au Sud ce qui deviendrait plus tard le Kémit, l’ancienne Égypte. Les fouilles dirigées dans les années soixantedix et quatre-vingt du XXe siècle par Bruce Williams, de l’Institut Oriental de Chicago, menèrent à la découverte de certaines tombes de plus grande taille que les autres, et avec certains objets déposés à l’intérieur. Ce n’est pas la découverte de couteaux ou de poteries, objets habituels, qui fut surprenante, mais un objet cylindrique, en ivoire (et donc datable au carbone 14), décoré sur sa face externe par une série d’images hautement significatives : il s’agit de l’encensoir dont la datation permet de fixer l’époque de son propriétaire à quelque six mille ans. Certains auteurs, comme Wengrow, choisirent par la suite de situer cette nécropole durant l’époque de Nagada III, vers 3500-3200 av. J.-C., mais sans aucune preuve autre que la résistance de beaucoup d’égyptologues à admettre une première datation nagadienne, avant même d’entrer en Égypte. Après des années d’études, et avec la publication des mémoires de cette fouille, Williams publia un texte polémique dans lequel il émit l’hypothèse selon laquelle l’État pharaonique aurait commencé hors de la vallée égyptienne, et plus exactement parmi les populations du néolithique khartoumien qui très vite allaient entreprendre l’occupation systématique du nord du fleuve, la partie de la vallée connue comme étant l’Égypte. La surprise de l’équipe nord-américaine fut qu’après une fouille méticuleuse fidèle aux normes récentes, cette pièce décorée d’images en relief qui décrivaient une procession de barques se dirigeant vers un temple avec des rideaux à l’entrée semblait appartenir davantage aux siècles suivants, durant les cultures de Nagada II et III (approximativement entre 3700 et 3500 av. J.C.) tout comme, par une simple comparaison de styles, l’a récemment constaté l’archéologue Wengrow, cité précédemment. La résistance mentale de Williams à accepter sa propre trouvaille est due au fait qu’aussi bien les barques que le temple 38

s’avéreraient parfaitement égyptiens malgré leur taille quelque peu grossière, mais surtout que sur une des barques, assis sur une chaise, se trouvait un personnage à l’allure pharaonique, avec une barbichette royale et au-dessus duquel volait avec ses ailes déployées un oiseau aux traits du dieu faucon, Horus. La solution aurait été simple si la tombe eût été dépouillée ou réutilisée, mais elle était intacte et il n’y avait eu aucune intrusion avant l’arrivée des archéologues de Chicago. Les conclusions de Bruce Williams The lost Pharaons of Nubia provoquèrent une agitation dans le camp des égyptologues, déjà très agités par l’affrontement entre les classicistes, adeptes de Champollion – ceux qui nient toute africanité égyptienne – et les africanistes de ce que l’on appelle l’École de Dakar, ou disciples du défunt Cheik Anta Diop. Dans la pratique, les travaux de l’Institut Oriental de Chicago avaient renforcé, sans le vouloir, le courant panégyriste de l’égyptologie contemporaine et qui remplit les rayons des bibliothèques spécialisées des cinquante dernières années, apportant une donnée clef aux travaux de recherche. Le nationalisme moderne de nombreux chercheurs africains ou d’ascendance africaine met l’accent sur la négritude physique des anciens Égyptiens, et s’appuie aussi bien sur des études linguistiques de plus en plus précises et fiables que sur des textes que les auteurs grecs et latins nous ont légués et dans lesquels il apparaissait clairement que les Égyptiens étaient noirs ou très sombres. Il suffit de relire attentivement Hérodote, Diodore de Sicile ou Amiano Marcelino pour dissiper les doutes à ce sujet, et de préciser que ces auteurs parlaient d’une Égypte déjà décadente, très métissée dans le Delta et sous le commandement de pharaons d’origine étrangère : même en phase terminale, le monde égyptien apparaissait aux gréco-romains comme un lieu de haute civilisation et à la population noire, avec des coutumes surprenantes pour les gens de l’Est et du Nord, comme la circoncision ou la royauté divine. Citer Hérodote dans son livre II, 39

paragraphe 104 ne devrait pas être nécessaire, mais il nous semble d’une justice élémentaire d’y faire à nouveau référence dans le premier chapitre de cet ouvrage, dans toute sa simplicité et sa clarté, à propos de qui et comment étaient les Égyptiens et les peuples qui leur ressemblaient hypothétiquement, comme les Colcos de la mer Noire orientale, tout comme il convient de rappeler ce qu’Aristote lui-même disait des Égyptiens : Ceux qui sont trop noirs sont des lâches, et ceci d’applique aux Égyptiens et aux Éthiopiens Mais, ceux qui sont excessivement blancs sont également lâches, par exemple, les femmes… Aristote, Physionomique, 6

Cependant, au-delà du débat houleux entre égyptologues contemporains, l’encensoir en ivoire du cimetière de Qustul soulève bien d’autres interrogations. La première est l’ancienneté de la royauté dans la vallée du Nil, et sa présence antérieure à l’État pharaonique égyptien, se trouvant aussi loin au Sud que l’est historiquement la deuxième cataracte. S’agissait-il de rois-dieux à la tête de petits États ou étaient-ils simplement des divinités claniques soumises à des rituels de régénération ou de renaissance ? Étaient-ils étroitement liés à des chefs militaires, touchés par la fonction divine en raison de leur poste de leader ou étaient-ils de grands prêtres dans l’antichambre d’une royauté étatique ? En ne regardant que le monde égyptien antique, nous pouvons avoir des doutes, mais en prenant un peu plus de recul, nous voyons la topographie historique de la royauté de l’Afrique noire, et alors s’évanouit tout doute concernant la royauté du personnage de Qustul et, s’il en est ainsi, le sacerdoce reste limité à des aspects rituels que le roi doit exécuter. Pour cela, ni Williams ni Diop ne se sont trompés en qualifiant les rois de Qustul de véritables pharaons bien avant que l’Égypte, en tant que telle, n’atteigne 40

l’existence historique que nous lui connaissons bien. Et bien que les fouilles dans la zone de la Haute-Égypte ou au sud du pays aient assez progressé à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, dans les nécropoles proto-égyptiennes il n’y a rien d’aussi frappant que l’encensoir de Qustul qui situe avec précision la royauté non seulement dans la zone méridionale de l’Égypte, mais aussi bien plus au sud de celle-ci, dans les environs de ce qui est aujourd’hui Wadi Halfa (Nubie), un espace que les Égyptiens classiques considéraient historiquement comme barbare et éloigné du monde. Il y a de cela un siècle, Moret écrivait sur les premiers temps de la formation du monde égyptien, durant le IVe millénaire av. J.-C., et en s’appuyant sur des peintures et des reliefs, il dessina une région fluviale occupée par des groupes de combattants dont se détacheraient petit à petit de petits États qui, à leur tour, se disputeraient l’hégémonie de la première cataracte jusqu’à la Méditerranée. Ce furent les siècles de formation de l’Égypte, ce que l’archéologue appela l’époque des clans combattants. Jusqu’à nos jours, les fouilles et les progrès de la recherche n’ont pas contredit Moret, mais ont confirmé son hypothèse selon laquelle le millénaire initial n’a pas été aussi placide socialement que les suivants : avant l’établissement de l’État égyptien unitaire, vers 3300 av. J.-C., les confrontations militaires entre les clans établis dans ce qui, plus tard, seraient les nomes ou démarcations administratives, eurent lieu fréquemment et avec intensité. L’image, aujourd’hui populaire, d’Égyptiens pacifiques par nature tend à ignorer la virulence des temps de la création d’un nouvel espace culturel, le Kémit. Jusqu’à l’indépendance du Rwanda, il y a un peu plus de cinquante ans, les mwani ou rois rwandais – de lointaine origine nilotique – étaient transportés à leur mort, durant la pleine lune, sur les eaux marécageuses du Kagera jusqu’à la nécropole royale dans laquelle ils étaient inhumés après une liturgie com41

plexe (Hartzfeld). Malheureusement, de nos jours, ces mêmes rivages de roseaux et de cannes à sucre sont encore peuplés de milliers de victimes du génocide de 1994, même si probablement la lune doit toujours illuminer ces zones du haut Nil dans lesquelles les rois voyageaient au-delà des eaux terrestres pour atteindre l’océan céleste, au sein duquel ils brilleraient comme de nouvelles étoiles dans la nuit éternelle. Le même fleuve, bien qu’à des milliers de kilomètres de distance, est celui qui, déjà par le passé, présida l’enterrement des rois de Qustul, au niveau de la deuxième cataracte, bien avant que son peuple ait pénétré en Égypte et quand l’écriture hiéroglyphique n’était pas encore née. Et bien que la royauté divine africaine, durant des milliers d’années, apparaisse sous de multiples formes, dans l’exemple nilotique depuis Qustul jusqu’en Rwanda, nous nous trouvons face à une similitude surprenante qui ne peut être que difficilement le simple fruit du hasard. Tout dans l’encensoir trouvé dans la nécropole de Qustul possède le symbolisme du futur État pharaonique bien que dans des formes encore grossières et peu élaborées. Le défunt, installé dans son siège-trône, porte la barbichette qui symbolise l’autorité royale, propre des anciens dans la majeure partie de l’Afrique ; même la reine Hatchepsout, quelque 2500 ans après, se ferait représenter dans son temple de Deir el-Bahari avec cette barbichette pharaonique qui représentait l’autorité dans le patriarcat africain. Il n’existe pas de preuves suffisantes dans la nécropole de Qustul pour supposer un état embryonnaire, et tout porte à croire que le roi qui voyageait dans la barque vers sa demeure éternelle était le dirigeant d’un groupement clanique comme tant de peuples de l’histoire ancienne qui sont arrivés jusqu’à nous. Il convient d’écarter l’idée d’un simple « chef » car toute la procession visible dans l’encensoir signale, sans aucun doute, qu’il s’agissait déjà d’un prédécesseur de l’État pharaonique égyptien, bien avant que ce clan ne pénètre en Égypte et 42

bien avant que l’État pharaonique étatique ne se forme dans des régions beaucoup plus au nord de Qustul. La procession de barques qui encadre le roi de Qustul pourrait se diriger vers un temple, comme pendant les festivités égyptiennes postérieures, simplement pour une cérémonie, sans qu’il s’agisse nécessairement d’un rite funéraire. Cependant, tout porte à croire qu’il s’agit d’une procession funéraire étant donné que le temple gravé sur l’encensoir possède une porte avec des rideaux du même style que ceux des mastabas royaux des premières dynasties ou que ceux du complexe funéraire de Djoser, le pharaon de la IIIe dynastie qui fit construire la pyramide échelonnée de Saqqarah, vers 2780 av. J.-C. Tel que cela a déjà été analysé par des spécialistes en art rupestre saharien et par de jeunes égyptologues (Le Quellec, Cervelló), les maisons à redans ont précédé les mastabas égyptiens durant le néolithique du Sahara, et ces redans étaient des espaces couverts par des briques crues entre les troncs d’acacia saillants qui consolidaient la structure de l’édifice, et plus particulièrement de la porte. Quand le seigneur ou le roi meurt, comme cela se passe encore aujourd’hui dans le golfe de Guinée et dans les régions équatoriales, il est inhumé sous le sol de la maison, et celle-ci est abandonnée, se transformant ainsi en lieu de culte ; le mastaba des rois prédynastiques et des successeurs de Narmer était une maison aux dimensions supérieures aux autres maisons mais, déjà durant le prédynastique, on commença à les construire en pierre pour être exclusivement la demeure éternelle du roi défunt : les redans ont été conservés comme une réminiscence de l’origine saharienne dans lesquels la boue et les troncs se combinaient pour consolider les demeures. On peut supposer sans grand risque que la procession de barques où le roi intronisé se trouve au centre se dirigeait, sur les eaux, vers l’ultime demeure et tout ceci au fil sur les eaux tranquilles du Nil, exempt de crues, glissant doucement vers ce nord dans lequel le fleuve et les eaux nocturnes du firmament s’unissent. 43

Un autre détail frappant sur l’encensoir de Qustul, l’oiseau qui déploie ses larges ailes au-dessus de la tête du roi, avec un corps central circulaire rappelant celui d’Horus, le dieu faucon, malgré le manque de précisions du relief en ivoire. Il aurait pu s’agir d’un simple chef clanique, avec la barbichette d’autorité, mais la présence du présumé faucon, situé exactement au-dessus de la tête du personnage assis, ne laisse que peu de place au doute concernant une nature royale, et surtout divine, de l’individu intronisé. Horus, en Égypte HWR (littéralement, « le Noun ») [Frankfort], est un des plus anciens noms de divinité dans le monde nilosaharien, et son vol zénithal a été assimilé à la puissance du disque solaire. Il existe déjà des hommes Horus, des rois horusiens, dans les représentations néolithiques des terrains rocheux du Sahara, des personnages avec des masques ou des têtes de faucon, symbolisant ainsi l’identité entre le roi humain et le dieu aérien avec leur disque resplendissant flanqué des ailes du grand faucon africain. L’idée folle de nombreux égyptologues d’une divination pharaonique à partir des grandes pyramides est indéfendable lorsque nous pénétrons dans l’histoire négro-africaine car depuis huit mille ans, beaucoup de peuples claniques et étatiques ont identifié le roi avec la présence divine dans leur société ; et dans des régions aussi différentes que le Zimbabwe ou l’ancien Mali, le dieu faucon a présidé les rituels que les rois organisaient sous sa constante protection. Tout indique alors que dans le sud du pays égyptien il y avait déjà des clans gouvernés par des rois divins dont le symbole le plus marquant était ce faucon solaire saharien qui deviendrait si populaire tout au long de l’histoire de l’Afrique noire. Les rois horusiens sont nés sur le Nil soudanais, durant la période néolithique appelée khartoumienne, entre l’an 5500 et 4000 av. J.-C.

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ANW. LES CRÉATEURS DU PRÉDYNASTIQUE

En analysant les peintures et les reliefs muraux de la longue période que Moret a définie comme celle des « clans des combattants », Flinders Petrie a décrit le groupe vainqueur comme manifestement méridional, peints en noir, vainqueurs sur terre et sur mer, et qui vers 3500 écrivaient déjà leur nom ethnique avec des barres verticales et que l’on peut y lire An-On, avec comme pluriel Anw ou Onw. Ces groupes Anw ou Onw ont pénétré dans la vallée égyptienne à partir de 4000 av. J.-C., juste durant l’époque pendant laquelle un roi horusien fut inhumé dans la zone proche de la deuxième cataracte, dans un endroit appelé Qustul, accompagné d’un encensoir en ivoire. Les archéologues, suivant la chronologie proposée par Petrie, ont désigné les trois grandes étapes culturelles que ces populations ont produites comme Gerzèh ou Nagada, en phases connues comme I, II et III. Bien qu’il y eut une forte variation dans les dates attribuées à chaque étape, la majorité des égyptologues est enclin actuellement à situer entre 4000 et 3700 ans av. J.-C. le Nagada I ou Gerzèh I ; entre 3700 et 3500 ans av. J.-C. le Nagada II ou Gerzèh II ; et entre 3500 et 3300-3200 ans av. J.C. le Nagada III ou Gerzèh III. Vers les années 3300 ou 3200 av. J.-C. la dernière époque des cultures du sud de Nagada aurait été à son apogée, ces cultures développées par les peuples soudanais qui se surnommaient Onw ou Anw, et qui écrivaient leur ethnonyme avec les trois barres verticales citées plus haut. Curieusement, les égyptologues africanistes de l’École de Dakar (disciples de Cheik Anta Diop) utilisèrent à peine le nom que les Anw se donnaient à eux-mêmes, la majorité des spécialistes préférant parler de Nagada, en fin de compte un terme moins ethnique et plus aseptique, tout comme le terme « Égypte », nom que les Égyptiens n’ont jamais utilisé pour leur pays ou pour eux-mêmes.

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Tandis que certains aspects du calendrier classique égyptien commencèrent très tôt à être présents dans les oasis libyennes de l’ouest du Nil, dans les cultures archéologiques connues comme « plages », par des populations d’origine probablement saharienne, après le premier spasme de désertification (vers 5500 av. J.-C.), des facteurs qui préfigurent la momification postérieure apparaissent de la main de populations khartoumiennes, qui déjà vers 5000 av. J.-C., déshydrataient leurs défunts au cours de successives inhumations jusqu’à ce qu’ils soient momifiés. Le Sahara et le Nil sont les deux grandes routes de population du Nil durant le IVe millénaire, mais aussi bien l’héritage matériel des tombes que la toponymie elle-même établie tout au long de la vallée égyptienne par les Anw dénotent une claire supériorité démographique des peuples soudanais, dont le pacage des bovins en particulier qui très vite sera représenté par un panthéon de divinités comme Hathor, Kamoutef ou Apis. Loin de toute possibilité mésopotamienne, les origines de l’écriture hiéroglyphique plongent leurs racines dans le néolithique saharien et dans sa projection fluviale khartoumienne, c’est-à-dire dans un univers africain. La puissance des peuples qui se faisaient appeler Anw-Onw se reflète dans toute la vallée égyptienne, marquant chaque lieu émergent avec l’ethnonyme des vainqueurs. Ainsi, vers 2800 (Campaño), ils fondèrent Nekhen (littéralement, « On du Sud »), la ville que les Grecs appelleraient beaucoup plus tard Hiérakonpolis ou ville sacrée. À peine une centaine d’années plus tard, le pouvoir de Nekhen serait le plus grand de toute la vallée égyptienne, et son sanctuaire consacré à Horus attirerait de nouveaux peuples et de nouvelles techniques en métallurgie et en céramique. De datation imprécise, dans l’angle sud-est du Delta, les Anw fondèrent Lounou (littéralement « On du Nord ») où serait bâti un prestigieux sanctuaire, aux influences asiatiques, que les Grecs appelleraient Héliopolis ou ville du 46

soleil. Même dans la région centrale de la Haute-Égypte, les Anw créèrent ce qui, plus tard, serait Tôd, avec le nom de « On Central », un lieu d’où provient le texte écrit le plus ancien de l’histoire. Si la première phase des cultures de Nagada-Gerzèh fut dirigée par des vagues successives de gens ethniquement proches bien qu’appartenant à des clans différents, la deuxième – entre 3700 et 3500 av. J.-C. – fut celle des affrontements, des unions et des absorptions de clans par d’autres clans, et celle de l’apparition de petits états régionaux et de la consolidation des sanctuaires érigés en honneur aux divinités vénérées localement ou de manière plus générale parmi les Anw. Ainsi, Min et Seth furent adorés en particulier dans la partie médiane de la vallée. Ptah dans l’extrême nord de la Haute-Égypte ; Khnoum, dans la région de la première cataracte ; Atoum et son image Rê, dans le Delta ; Thot dans le sanctuaire de Schmun, connu plus tard comme Hermopolis. Mais il existe des divinités comme Horus vénérées dans de nombreux sanctuaires nagadiens, bien que vers 3500 se distinguèrent par leur renommée Nekhen dans le sud et Pé-Bouto dans le nord-ouest du Delta. Bien que l’on ne dispose pas d’informations suffisantes sur cette étape de Nagada II, nous savons cependant que les grandes concentrations de populations augmentèrent autour des principaux sanctuaires, et nous pouvons supposer que même les conflits entre deux ou plusieurs nomes (démarcations politiques) ne pouvaient paralyser les échanges commerciaux, et encore moins les pérégrinations vers des temples de divinités aussi vénérées que Rê à Lounou, Horus à Nekhen et Pé-Bouto et Thot à Schmun, puisque nous nous trouvons déjà devant un peuple culturellement homogène dans sa langue et dans ses us et coutumes. Cinq cents ans vont s’écouler depuis l’encensoir de Qustul avant d’assister à la naissance de la première inscription écrite, sur un des murs du temple de Tufium (On Central) sur laquelle 47

un roi des Anw apparaît en majesté. Le personnage, en position de marche, avec le torse présenté frontalement, porte un bâton de commandement, la jupe courte classique, est coiffé d’une calotte et arbore une notable barbichette pharaonique. Le texte, simple et éloquent, dit : « Tera Neter, seigneur des Anw, dans son temple-palais de la ville d’On Central ». Tera, le Dieu ou le Divin, est l’unique traduction valable, puisque « Neter » est divinité et non « sacré », comme on a tenté de le traduire à tort. La marche progressive des siècles de culture nagadienne, depuis les temps de Qustul, n’a pas souffert de variations importantes quant à la considération du roi comme une incarnation vivante d’une divinité, bien que la ville de Tera tomberait bientôt entre les mains de ses adversaires Anw plus méridionaux, les rois netjerw (divins) de la ville horusienne de Nekhen, près de la première cataracte. L’un des traits significatifs du roi embarqué à Qustul était sa couronne que nous n’avions délibérément pas mentionnée jusqu’à présent : bien que quelque peu abîmée dans sa partie centrale, sa base et son sommet sont identiques aux couronnes blanches que, plus tard, porteront beaucoup de rois Anw, dans toute la vallée, mais plus particulièrement la dynastie horusienne de Nekhen, successeur direct probable de la royauté pré-égyptienne de Qustul. Durant les siècles de Nagada III, les rois du Grand Sud avaient l’habitude d’être identifiés par leur couronne blanche dont le haut était de forme oblongue, bien que nous savons qu’il y avait aussi des couronnes blanches dans le Delta et des rouges tronconiques non seulement à Pé-Bouto, mais aussi dans le centre de la vallée. Et bien qu’au début de la dynastie – 3300 av. J.-C. – la couronne blanche était symboliquement l’exclusivité de la Haute-Égypte ou du Sud, et la rouge de la Basse-Égypte ou du Nord, il est indéniable que la couronne blanche possédait une longue histoire, bien avant que les Anw aient atteint la première cataracte. Et il est vrai que la cou48

leur blanche, depuis le néolithique saharien, était le propre de l’au-delà, de la vie après la mort, des ancêtres et des divinités : une couleur appropriée pour la coiffe royale, indiquant clairement sa dimension éternelle. L’expansion des rois de Nekhen vers le Nord dura quelque quatre cents ans, couvrant la presque totalité des périodes I et II de Nagada-Gerzèh, entre 3700 et 3300 av. J.-C. Durant ces siècles, tout semble indiquer une sédentarisation très prononcée des diverses fractions Anw tout au long des mille kilomètres de fleuve qui constituent l’Égypte historique, une prolifération de chefferies claniques et, progressivement, de petits États avec des sanctuaires consacrés à des divinités propres à chaque lignée, et une augmentation vertigineuse de la population après l’abandon général de l’élevage en faveur d’une agriculture de haute production. Avec une langue commune, des traits culturels communs ou très peu distants des rares noyaux de populations antérieurs, les gens de Nagada-Gerzèh, ou plus simplement les Anw, ne rencontrèrent pas d’obstacles particuliers pour nouer des alliances, s’approprier des divinités particulières, et articuler la nouvelle société sédentaire autour des grands templessanctuaires. Nous pouvons même nous demander si les vaincus par les Anw, en peintures et en reliefs et présentés de couleur jaune et rougeâtre, n’étaient pas aussi du même colombage ethnique bien que peints avec des couleurs différentes face aux vainqueurs. La proximité culturelle des clans, entre les années 4000 et 3500, explique probablement la facilité du premier peuplement massif de la vallée égyptienne et la rapide inclusion de certains clans dans d’autres, après les confrontations militaires. D’où la surprise de Wilson lorsqu’il déclara que l’écriture hiéroglyphique était apparue très tôt et pratiquement « mise de côté », sans qu’il soit possible de lui trouver des antécédents mésopotamiens, malgré les infructueuses réflexions de cet au49

teur. En réalité, les antécédents étaient sahariens et nilotiques, et la composante orientale ou son influence se perçoit uniquement dans le grand sanctuaire solaire de Lounou (On du Nord), déjà dans les plaines d’un Delta ouvert sur la Méditerranée. Ce furent Amélineau, Naville, Frankfort ou Diop qui pressentirent que pour comprendre la langue et la pensée égyptiennes, il fallait revenir aux racines et que celles-ci étaient manifestement africaines, bien que cette position théorique leur ait valu, à tous, les foudres académiques puisque dans l’idéologie moderne rien d’important ne pouvait venir du Sud, et l’Afrique noire s’avérait être le Sud le plus absolu. Seligman, déjà dans les années trente du siècle dernier, signala le lien de parenté symbolique et rituel entre les peuples africains des grands lacs et les Égyptiens. Eva Meyerowitz put établir une solide comparaison entre la religiosité des Ashanti et celle des anciens Égyptiens ; et Frankfort, Diop et plus récemment Bernal approfondirent dans cette direction. Même en termes démographiques et militaires, le Sud égyptien fut la zone la plus peuplée et aux coutumes les plus enracinées, peut-être à cause de la proximité des régions ancestrales dans lesquelles brilla la soudanaise Qustul et d’où émergerait plus tard Nekhen, la Ville Sacrée égyptienne dont les Grecs parlèrent avec respect, même durant sa décadence, époque où ils la connurent. Si nous nous référons à des travaux récents (Bilolo, Campaño), Nekhen-Hiérakonpolis était déjà à partir de 3800 av. J.-C. le grand poumon culturel de la vallée égyptienne, élargissant sa zone d’influence religieuse, économique et politique à tout le sud de la Haute-Égypte, et basant sa force d’attraction sur des lignées et clans, surtout dans l’influence de son sanctuaire principal consacré au dieu céleste Horus, l’Éloigné, la divinité même que le roi incarnait. En seulement trois cents ans, la population sédentaire se multiplia grâce aux riches récoltes et au meilleur contrôle administratif d’une royauté qui garantissait la paix, 50

assurait les marchés et s’étendait dans le centre de la vallée jusqu’à occuper Tufium et fonder une nouvelle capitale politique à This, près du grand sanctuaire d’Abydos, sur le méandre que le Nil décrit dans les actuelles villes de Qena et Coptos. Vers l’an 3400 av. J.-C., la maison royale de Nekhen initiait son avancée dans le Delta et nombre de ses royaumes passaient déjà sous son contrôle. Jamais il n’y a eût une prétendue conquête militaire du Sud par un royaume du Nord, comme une certaine bibliographie égyptologique voulut le croire, et les faits rapportés par la critique textuelle (Frankfort) et par l’archéologie (Midant-Reynes, Wengrow) coïncident sur le fait que ce fut toujours du Sud que s’élargit l’unification politique du vaste pays fluvial des Onw-Anw, appelés froidement Nagadiens ou Gerzéens par la majorité des égyptologues. Vers l’an 3300 av. J.-C., 3200 selon les auteurs favorables à la chronologie appelée « courte », le dernier royaume qui résistait dans le Delta, celui de Pé-Bouto, curieusement siège d’un autre grand sanctuaire dédié au dieu faucon, Horus l’Éloigné, tomba face à un roi du Sud, de la maison royale de Nekhen et qui gouvernait à This-Abydos. Le vainqueur, connu sous le nom de Narmer, resta dans les mémoires durant la Basse époque égyptienne sous le nom de Ménès, ou Mina (Hérodote), épousa une princesse du royaume soumis, construisit une nouvelle capitale au croisement du Delta et de la Haute-Égypte et s’appropria les symboles les plus importants pour tous les Anw sur ses triomphants étendards, initiant ainsi une politique conciliatrice aux mains d’un fort pouvoir étatique. Les peuples du Grand Sud, durant sept cents ans avaient configuré la personnalité d’une nouvelle société qui donnait à leurs terres le nom concis et significatif de Kémit, le Pays Noir, et se baptisaient les Remtw Kémit, les « Parfaits du Pays Noir » (Ndigi) selon toute vraisemblance, bien que la traduction soit toujours sujette à polémique. Ainsi, la première grande puissance africaine an51

cienne atteignait les rives de la Méditerranée durant un IVe millénaire où ni les Mésopotamiens ni les Européens ne présentaient de structure sociale comparable. HORUS. LE DIEU DE L’AFRIQUE SUR LE NIL

Le panthéon des divinités africaines est connu pour être vaste, complexe et divers. Les noms servant à désigner ce qui est absolu et ce qui est éternel sont très variés, de même que les termes employés par les peuples négro-africains pour désigner le Principe Suprême ou la divinité (Mbiti, Lupo). Il ne s’agit pas de forcer l’histoire pour prétendre que le faucon africain, de grande envergure et au plumage moucheté de blanc, fut le symbole utilisé par tous les peuples du continent, car cela est faux ; par contre, il convient de signaler que des informations importantes situent ce grand rapace dans des endroits très éloignés du continent, et l’associent presque toujours avec la royauté (Iniesta). Les anciens Karanga du plateau rhodésien construisirent de grands palais-temples en pierre – il y a différents Zimbabwe dans la région – entre les XIIe et XVIIIe siècles, et durant toute cette époque le faucon fut la divinité aérienne qui symbolisait le roi dans sa dimension de Mwari ou dieu parmi les hommes. La coupole d’audience sous laquelle le roi recevait ses sujets, dans l’ancienne capitale du Mali durant les XIVe et XVe siècles, était également présidée par un oiseau d’or qui apparaissait comme élément décoratif mais qui n’était autre que Douga, le faucon solaire. De manière similaire dans la Mogadiscio de cette époque, Ibn Battuta décrit la procession dans laquelle le Cheik de la ville se déplace vers la mosquée, couvert par un pallium qui possède aux quatre angles quatre oiseaux en or, probablement une autre version du faucon céleste. De manière assez généralisée, le faucon comme symbole de la puissance solaire est présent dans la mémoire des peuples africains et plus 52

particulièrement chez ceux qui témoignent une origine clairement néolithique en terres sahariennes ou nilotiques, du Mali jusqu’au Zimbabwe, en passant par le Kémit et la Corne de l’Afrique. Le nom égyptien de HWR, le Lointain ou l’Éloigné, était déjà avant la naissance du Kémit un symbole de Dieu, du Principe Suprême, du grand Générateur du monde et de ses êtres. Le sens littéral de ce nom nous renvoie à l’idée de distance, mais aussi de puissance diurne, solaire, ainsi que de la vie initiée à l’aube de l’univers. À la différence du soleil, radiant mais qui s’apparente davantage à un feu dans la savane qu’à un vivant, HWR, le faucon de la distance, est un être vivant, doté d’une vision pénétrante et capable de détecter ses proies depuis des hauteurs célestes. Horus est le Principe Suprême, l’Être par excellence, le Vivant qui dans sa condition solaire ne peut s’éteindre et le Roi du monde qui le survole et le domine depuis le firmament : c’est pour cela que ses yeux seront perçus comme le soleil et la lune, comme la puissance divine et la présence nocturne, comme deux aspects de la même royauté divine. C’est ainsi que depuis des temps prédynastiques, les Anw considéraient leurs rois capables de s’élever directement jusqu’aux hauteurs célestes du Soleil-Horus, et capables de briller dans le ciel étoilé du nord comme une nouvelle étoile polaire sans avoir à passer par la dure épreuve de l’inhumation dans l’obscurité des souterrains. L’identité entre le Suprême Générateur, l’Être par excellence et le roi d’un peuple africain se trouve dans le principe vital, dans la force génératrice même (Ndebi Biya) qui apparaît depuis le Début et atteint les confins du monde naturel. Et cette identité fait du roi un être humain particulier investi de la puissance du dieu. Mais la particularité du roi ne se limite pas à sa participation intime de l’énergie génératrice, mais possède quelque chose de plus spécifiquement africain qu’un roi divin inca ou quechua 53

par exemple n’a jamais eu : tout comme ses homologues, le roi jouit d’une nature double, divine et humaine, mais dispose aussi dans son essence même de tout ce que l’énergie divine possède de créatif et de destructif, configurant ainsi le mouvement harmonieux de l’univers. Dans de nombreuses traditions africaines ultérieures, le roi est un protecteur, mais aussi une menace potentielle, de par sa capacité à générer des forces sans limite, précisément car il prend pleinement part à la puissance divine que nous, Occidentaux, appelons puissance créationnelle et les Africains, puissance génératrice. En d’autres termes, en raison de sa force même, le roi doit être maintenu à distance du commun des mortels, et chacun de ses gestes possède une transcendance distincte de celle des autres individus. Dans le fond, le monarque divin possède toute la force négative et destructrice concevable sur le plan naturel, dans le monde généré par le Principe Suprême ou dieu. Cette dualité inhérente à la royauté africaine a été identifiée par les couleurs noir et rouge comme symboles de création et de mort. N’importe quel roi de l’ère culturelle bantou, comme au Kémit il y a de cela six mille ans, est à la fois protecteur et destructeur, noir et rouge (De Heusch, Ansélin). Nous présumons que cette approche a existé il y a quelque huit mille ans dans le Sahara néolithique, puisque des gravures et peintures rupestres nous montrent des personnages avec des masques d’animaux puissants, et nous pensons aussi que les rois faucons avaient déjà une dualité de par leurs caractéristiques essentielles. Et ces traits devaient déjà être ceux du roi embarqué dans une procession dans la zone soudanaise de Qustul, aux alentours de 4000 av. J.-C. Rien n’indique que se soit produit une divinisation lente ni une attribution de dualité en fonction des accroissements des populations ou des complexités sociales : l’idée de royauté duale, noir et rouge, apparaît avec toute sa force bien avant la période dynastique, et relève d’un vieux 54

tronc néolithique africain situé dans les savanes sahariennes et dans les vallées nilotiques de la région soudanaise. À la différence des monarques divins d’Asie ou d’Amérique et des rois sacrés de la haute antiquité européenne, les rois africains furent des divinités à deux visages, avec tout leur pouvoir harmonisateur, et avec toute leur puissance déstabilisatrice, dans la même personne. Les représentations d’Horus l’Éloigné ont une ancienneté démontrable dans l’art rupestre du Sahara. Qustul fut sa version khartoumienne, bien au sud de l’Égypte historique. Et les rois de Nekhen-Hiérakonpolis furent sa première version prédynastique de monarques horusiens, et aussi la plus répandue. Et ce furent justement les gouvernants divins de la maison royale de Nekhen, déjà durant la phase de Nagada III, qui commencèrent à laisser sur les cartouches royaux sur lesquels ils inscrivaient leur nom, une image de deux faucons face à face, situés audessus du cartouche horizontal et allongé. Ces deux faucons étaient surnommés Les Deux Combattants, car ils étaient les représentations d’Horus et de Seth, les deux facettes de la royauté, le noir et le rouge, le bienveillant et le pervers. Ainsi, la première version du dieu rouge, Seth, fut un faucon situé en position importante et d’égalité avec l’autre faucon, Horus, tous deux représentant la puissance divine sur terre (DriotonVandier). Il faudra attendre quelque mille cinq cents ans, au Moyen Empire – 2500 av. J.-C. – pour que Seth soit représenté avec les traits terrestres d’un animal canidé, ceux d’un chacal, mais sans identification claire. Cette représentation animale de Seth, apparue tardivement, indique un long processus de retardement déjà initié avant 3000 av. J.-C., lorsque l’orientation absolutiste des monarques des premières dynasties eut besoin de reléguer le dieu rouge à une position plus subordonnée et moins importante pour une royauté qui cherchait à se présenter comme le Bien absolu. 55

Si nous lisons avec attention l’analyse du texte de la Théologie Memphite – aux alentours de 2700 av. J.-C. – faite par Frankfort, nous observons que dans le mythe, le dieu Seth n’était pas un usurpateur mais un roi de la Haute-Égypte que le tribunal des dieux finalement choisit d’écarter en raison de son comportement dangereux. De même, si nous lisons certains textes de l’Ancien Empire – entre 2800 et 2150 av. J.-C. – nous verrons que Seth était « l’échelle » qu’Osiris devait emprunter pour accéder au ciel, ce qui certifie à nouveau la légitimité monarchique du dieu rouge (Cervelló). Il ne faut donc pas s’étonner que, durant une bonne partie du IVe millénaire durant lequel se forma le Kémit, Seth fasse partie de la figure fauconnière d’Horus même – Qustul, Nekhen – pour plus tard se séparer de ce dernier afin de mettre en évidence la double réalité du pouvoir, le côté resplendissant et le côté sombre. Dans la perception africaine actuelle, les Deux Combattants seraient les frères jumeaux qui opèrent séparément, expliquant ainsi la joie et la tristesse, l’abondance et la pénurie, la naissance et la mort, le bien et le mal : la scission du dieu Horus en les Deux Combattants est le fruit tardif de l’incapacité à percevoir le pouvoir comme un tout complexe et comme une tentative avortée de présenter un Bien immaculé et un Mal déterminé. C’est ainsi, par la voie de la scission idéologique de l’unité divine et royale, que fut préparé le terrain pour les dynasties solaires absolutistes, durant le IIIe millénaire, en vue de séparer en premier lieu Seth comme le Mal et le subordonner ensuite jusqu’à finalement transformer le pharaon en une puissance strictement négative. Un simple un coup d’œil à la Palette de Narmer, l’unificateur du Kémit, nous permet de comprendre que l’exaltation de l’ordre nouveau n’est pas exempte d’une forte dose de violence et de mort, comme le prouvent les corps des ennemis décapités et le dieu faucon extirpant l’essence vital d’un vaincu du Delta. Les efforts ultérieurs de la Xe dynastie 56

pour faire du monarque un « bon berger » n’ont pas réussi non plus à bannir le loup séthien, un maraudeur sans lequel le bon roi protecteur n’aurait plus de sens. Les développements idéologiques effectués par les peuples africains durant les derniers siècles oscillèrent entre la figure intégrée du monarque et l’expulsion, voire l’élimination, de l’aspect rouge et destructeur du pouvoir. Dans l’empire des Karanga, connu comme Mwene Mutapa – entre 1450 et 1830 apr. J.-C. – le roi ou Mwene possédait tous les pouvoirs, et uniquement de son plein gré, respectait la loi et l’ordre. Mais dans les États Karanga de Quiteve et Sedanda, scindés durant les XVIe et XVIIIe siècles, le candidat choisi pour l’intronisation devait effectuer une série d’actes interdits, comme avoir des relations sexuelles avec toutes les épouses royales du monarque défunt – à l’exception de sa propre mère – et s’accoupler avec une sœur sur un crocodile attaché (Andrade). Comme l’expliquèrent Adler ou De Heusche, ces violations aux tabous ou ces activités anormales pour une société déterminée, étaient en même temps une démonstration de l’altérité absolue du roi, qui échappe aux limites humaines, ainsi que l’expression du potentiel transgresseur du nouveau roi. Y compris la mort du Mwene était une occasion pour la douleur, tous les feux des foyers de l’empire du Zambèze devant être éteints pour signaler la joie liée à l’intronisation du nouveau monarque qui allumerait un feu dont les braises serviraient à rallumer les feux de tout le pays des Karanga. L’option séparative d’Horus face à Seth, apparue pour la première fois dans les serekh ou cartouches royaux des dynasties thinites de la maison de Nekhen aux alentours de 3400 av. J.C., fut la voie empruntée par un grand nombre de monarchies africaines ultérieures. Frères royaux, nés de la même source et du même principe, jumeaux humains avec tout le libre arbitre de l’espèce, la scission, le combat et l’expulsion de l’aspect rouge 57

et destructeur furent la solution adoptée par de nombreuses traditions négro-africaines. Au nord de l’actuel Burkina Faso, dans l’ancien royaume mossi du Yatenga – de 1450 jusqu’à nos jours – le prince héritier, à la mort du Yatenga Naba, était isolé durant un mois avec un poulain sauvage (Izard) et, au sortir de son isolement, la malédiction avait été circonscrite au cheval, et le nouveau Yatenga Naba était devenu intouchable, bien qu’apte à gouverner pour avoir confiné la force destructrice dans un autre être vivant. Dans la région équatoriale, les monarchies luba et lunda expliquent la création de la royauté comme un processus en deux temps, l’un pour la force incontrôlée et arbitraire – le roi rouge – et l’autre pour l’arrivée du chasseur vertueux qui rétablit l’ordre et expulse ou tue son prédécesseur (Bilolo). Cependant, l’expulsion des forces rouges ou destructrices ne suppose jamais leur disparition, elles restent latentes dans le roi ou confinées dans un être de nature séthienne : pour cela, le détrônement de Seth éloigne le risque mais n’arrive jamais à entièrement l’éliminer, et oblige Horus à une perpétuelle vigilance. Si nous analysons le mythe du roi horusien, nous y verrons une claire idée de puissance cosmique, traduite à des niveaux humains, et où l’énergie, sur ce plan, peut opérer de manière constructive ou destructrice. Les rois horusiens furent, durant plus d’un millénaire, l’expression la plus complète de la conception africaine d’un cosmos unitaire mais complexe et d’une personnalité humaine unique, bien qu’également moralement contradictoire. Ce que Freud décrit comme des pulsions de vie et de mort était déjà défini dans la pensée nilo-saharienne, et la royauté était la formule la plus élevée de cette équation complexe qui a toujours mis en échec les sociétés humaines, en dépit de leurs solutions morales et organisationnelles. Finalement séparés par le petit espace du serekh, l’Horus thinite voulait représenter l’ordre définitif, tandis que Seth se voyait confiner à 58

démontrer le libre arbitre assumant toute action arbitraire et destructrice. Mais quand naquit Seth ? Osiris est un dieu néolithique, relativement récent, qui fait partie de la large gamme des divinités de la végétation décrites par Mircea Eliade. Les tentatives d’Amélineau pour l’identifier à un roi historique de la période thinite (nécropole d’Abydos) n’ont pas abouti par la suite, et le fait que les textes des pyramides parlent de sa mort et de sa montée au ciel par « l’échelle de Seth » est clarificateur car il semblerait qu’au départ il n’ait pas possédé les qualités d’un roi horusien mais simplement d’un dieu du renaître végétal. Bien au contraire, Seth apparait déjà vers 3500 av. J.-C., au début de l’établissement des rois horusiens à This, comme un roi divin. On pourrait même affirmer que sa divinité provient directement de sa royauté puisque pas même la mythologie officielle de Memphis ne le présente comme usurpateur ou étranger au pouvoir. Cependant, il est probable que Seth n’ait pas une ancienneté comparable à celle d’Horus, un dieu probablement de racine paléolithique en raison de son aspect aérien et solaire. Si nous nous référons aux données disponibles, dans le Sahara et sur les rives du Nil, Horus était la divinité solaire par excellence et, au fil du temps, les rois furent considérés comme des étincelles de cette force primordiale, mais ce roi-dieu intégrait en lui-même toute la puissance noire et rouge de l’astre diurne lui-même. Sur le Nil, vers 5000 av. J.-C., Osiris dût s’affirmer comme dieu de la revitalisation agricole, bien que parfaitement étranger à la luminosité du roi. Sur ce point, les rois de Qustul au Soudan puis de Nekhen en Égypte étaient probablement horusiens, sans aucune scission ni incorporation aucune dans leur nature des éléments de résurrection osirienne. À sa mort, le roi montait directement aux cieux étoilés pour y briller sous forme de soleil. Mais au cours des siècles, les rois de Nekhen essayèrent d’éliminer de son image divine les aspects les plus rouges et in59

quiétants, précisément ceux qui, dans la phase néolithique, furent considérés comme propres de l’énergie divine déstabilisatrice. Le même faucon suspendu en vol au-dessus des espaces sahariens et nilotiques, celui qui inspira plus tard les artistes, le disque solaire aux ailes déployées, était aussi celui qui plongeait sur ses proies et les capturait de manière sanglante : pendant longtemps, il se peut que Seth n’ait été qu’un aspect d’Horus, exactement celui de sa puissance mortelle et déséquilibrante. Quand la maison royale de Nekhen, gouvernant déjà toute la Haute-Égypte, décida de « positiver » entièrement l’image du roi-dieu, elle dût se défaire du côté séthien d’Horus, créant ainsi le mythe des Deux Combattants sur les noms des rois. Seth était un ancien aspect du dieu suprême, et c’est pour cela qu’Horus exista en solitaire durant des millénaires, mais l’exigence d’un ordre stable et définitif poussa les rois horusiens à se démarquer de ce côté violent, propre à la nature du pouvoir, qu’il s’agisse du cosmique ou de l’humain. Avec cette action géniale des monarques thinites, le Bien s’affirmait avec vocation de pérennité et le Mal se limitait à un épisode secondaire que la monarchie devait et pouvait surmonter, bien que les mythes sur les Deux Combattants ne montrent pas une confiance aveugle en Horus, fréquemment critiqué par Seth dans la confrontation pour le pouvoir royal, comme nous le racontait Plutarque. L’apparition de Seth dans l’imagerie des Anw sous la forme du faucon opposant ou alternatif, démontre avec clarté que jusqu’alors Seth était à peine un des attributs divins d’Horus. Avec la scission horusienne, les rois de This préparèrent les conditions d’une expulsion memphite de Seth, avec une proscription durant l’Ancien Empire qui entraînerait le propre Horus dans sa chute, et surtout un bon Osiris, peu ou mal incorporé aux dynasties divines de Lounou-Héliopolis et de Memphis. 60

Bien que les frontières de la pensée soient toujours fluides et perméables, essayons d’observer quels aspects furent cardinaux dans la pensée horusienne, avant la scission thinite, car sur ces aspects s’établirent les bases idéologiques du grand Kémit historique. Dans sa splendide unicité originale, HWR l’Éloigné était le principe essentiel à partir duquel on pouvait expliquer le monde et, en son sein, l’être humain. Mais avec le passage des millénaires néolithiques – Pluvial saharien entre 9000 et 6000 av. J.-C. et ses répétitions khartoumiennes entre 5500 et 4000 av. J.-C. – le développement des clans et l’augmentation des conflits pour la prééminence, déjà dans la phase égyptienne du Nagada III, l’idée horusienne survécut sous ses formes de roisdieux, mais prit une nouvelle voie en vue d’une unicité de pouvoir capable de maintenir à distance ce qui détruit. Il n’est pas déraisonnable de supposer que les rois Anw qui s’affrontèrent pour l’hégémonie dans la vallée, depuis Qustul en 4000 jusqu’à Tufium en 3500 av. J.-C., conservent encore le concept ancien d’une royauté horusienne totale, capable de protéger et de nuire, mais toujours en rétablissant l’équilibre naturel et social ; seules des monarchies divines équatoriales préservèrent jusqu’à nos jours cette simple et dynamique conception de la hiérarchie qui préside l’univers et la vie humaine. Mais le passage des siècles et la croissance démographique sapèrent l’idée première d’un Horus total. Approximativement entre l’installation du siège politique à This, après la défaite des États de la partie moyenne du Nil égyptien aux alentours de l’année 3500 av. J.-C. et le passage au IIIe millénaire de l’État pharaonique de Memphis, nombreuses furent les dynasties qui vécurent le conflit idéologique d’un Horus fracturé. La solution fut la même que celle que, des millénaires plus tard, les peuples de l’ouest africain adoptèrent : subordonner le côté négatif et lui ôter les attributs visibles du pouvoir. Mais qui allait nier à Seth, véritable force cosmique et 61

sociale de déstabilisation, sa capacité à nuire et à être si présent dans la vie commune tout comme l’était la mort ? Les rois et les prêtres des sanctuaires horusiens, tous de profondes racines africaines, furent confrontés à l’un des plus grands dilemmes de la pensée métaphysique ou de toute théologie cosmologique qui soit. Les peuples asiatiques répondirent au paradoxe en affirmant que le mal et la douleur n’étaient que des apparences, comme plus tard le ferait l’islam de tendance soufie ; les peuples du contexte européen affirmèrent en revanche la réalité du mal et de la mort, bien qu’en subordonnant le principe divin négatif. L’État pharaonique thinite – et le memphite jusqu’à la IIe dynastie – restèrent, il est vrai, majoritairement horusiens, mais avec une conception qui écartait Seth d’Horus et qui avait tendance à le subordonner comme bouc émissaire. Le dualisme des deux combattants affaiblit lentement la conception intégratrice qui jusqu’alors caractérisait Horus, le dieu de la distance cosmique et le roi divin aux capacités totales. Vers 3000 av. J.-C., le temps des pharaons horusiens de Qustul et Nekhen touchait à sa fin. REMTW KÉMIT. LA VIE QUOTIDIENNE AU IVe MILLÉNAIRE

Ce travail est destiné à analyser la pensée dans l’Ancienne Égypte, et nous ne disposons pas de beaucoup d’espace pour nous référer aux multiples aspects de la vie quotidienne de chaque groupe social. Mais il serait excessif de laisser de côté la pratique courante d’une culture africaine, ses formes d’organisation et ses expressions artistiques, puisqu’en les laissant de côté, nous transformerions les Remtw Kémit (Les Parfaits du Pays Noir) en purs esprits, étrangers à l’humanité réelle, ce qui serait une grossière absurdité. Nous nous inspirerons donc de données fournies par des auteurs tels que Donadoni, Trigger ou 62

Goyon sur la manière dont se forma le monde clanique des Anw jusqu’à devenir le pays unifié où vécurent les premiers Égyptiens véritables, les Remtw Kémit (en transcription simple, Rmtw Kmt). En réalité, ce IVe millénaire fut déterminant puisque l’histoire postérieure s’y est toujours rapportée comme référence fondamentale et regrettée. Quand les groupements claniques Anw commencèrent leur montée nilotique vers les premières cataractes ou vestibule de la vallée égyptienne, leur économie reposait sur l’élevage de gros troupeaux bovins à corne longue (les zébus africains domestiqués dans le néolithique saharien), complété par une agriculture riveraine du fleuve. Leur idéologie de la formation du monde était composée d’un large éventail de symboles d’animaux, majoritairement de chasse et dans une moindre mesure domestiques, comme les taureaux et les béliers. Cependant, leur installation progressive dans le secteur égyptien de la vallée, par plusieurs vagues de population, limita très vite les possibilités de conserver de grands troupeaux, tandis que les inondations périodiques du fleuve leur donnaient la possibilité d’adhérer à une agriculture intensive déjà pratiquée par les populations diverses qui s’y trouvaient et qui disposaient d’une variété de blé sélectionnée. De manière assez rapide, les Anw devinrent agriculteurs, optant pour le troc avec les peuples méridionaux culturellement proches et qui continuaient à se baser sur le pâturage d’animaux à longue corne. En contraste avec cette surprenante transformation économique, l’idéologie des nouveaux arrivants maintint un riche panthéon de divinités de la faune sauvage et de l’élevage bovin. Ainsi, très tôt, au culte dédié à Horus dans divers endroits de la vallée égyptienne s’ajouta à Dendérah celui de la vache déesse Hathor, littéralement la « maison d’Horus ». Si nous nous en tenons à ce qu’une partie des égyptologues signale (Vercoutter), une population, moindre démographiquement mais sensible 63

idéologiquement, arriva simultanément au fleuve depuis les oasis libyennes connues archéologiquement comme « plages » ; ces populations provenant directement du Sahara désertifié, pratiquaient déjà une agriculture intensive et apportèrent de solides connaissances stellaires et en matière de calendrier agricole. Il est possible que des dieux de la végétation, comme Osiris, aient déjà été présents dans ces clans et se soient facilement dissous parmi les Anw en raison de leur très probable familiarité culturelle saharienne, origine aussi bien des habitants des oasis libyennes que des peuples du Khartoumien, sur le Nil soudanais. Sahariens et Soudanais s’ajoutèrent alors aux jeunes États, de petite taille, qui depuis l’an 5000 av. J.-C. étaient descendus sur les rives du fleuve. Certains auteurs refusent de parler, pour les quatre mille ans du Kémit, de véritables villes, mais plutôt d’agglomérations paysannes dans un habitat généralement dispersé et avec de rares concentrations d’individus, sauf dans les garnisons militaires et dans les centres administratifs autour du Pharaon ou du roi horusien (Goyon). Mais si nous reprenons les textes grecs sur les villes déjà décadentes de Nekhen-Hiérakonpolis, Thèbes, Schmun-Hermopolis, Memphis, Saïs ou Lounou-Héliopolis, nous nous rendons compte que ces agglomérations étaient démographiquement formidables et techniquement équipées de toute sorte de services spécialisés. Quand déjà en l’an 661 av. J.C., les troupes d’Assurbanipal assaillirent et saccagèrent Thèbes, la Bible parlait de la splendeur de Nout Amon (La ville d’Amon), finalement tombée en disgrâce et rasée. Il est certain que le roi disposait de multiples sièges dans la vallée, mais ceuxci n’étaient pas pour autant de simples lieux d’occupation temporelle, et la dynamique démographique agricole du pays ne permettait pas un simple univers paysan. Il est très probable que les clans Awa vécurent dans un régime agraire sous contrôle strict de l’État, puisque jusqu’à l’an 64

2000 av. J.-C., les Égyptiens cultivaient leurs parcelles sans un soutien stable de l’administration pharaonique et surtout sans la moindre trace archéologique qui aurait montré la réalisation de grands travaux hydrauliques pour favoriser la production et augmenter les impôts (Janssen), contrairement à ce que Marx supposa dans son Introduction au Capital et à ce que des auteurs de tendance marxiste supposèrent également, de Wittfogel à Godelier. Le pouvoir pharaonique, comme beaucoup d’autres pouvoirs africains plus récents, fut durant des siècles strictement politisé, en ce sens que son action se limitait à monopoliser la force et à garantir la production agricole et artisanale sans à peine aucune intervention. Il existe des preuves fiables que l’armée de Nekhen elle-même cultivait ses propres champs et avait construit avec l’aide des artisans le grand temple d’Horus soutenu par de grandes colonnes de tronc et recouvert par une immense tente, aux débuts de la fondation de cette ville. La conception de certains peuples agraires, dispersés et soumis à un contrôle strict des jeunes États horusiens, dépend de la vision faussée de certains grands temples et de pyramides construites par des milliers d’esclaves au centre d’une misère généralisée, misère qui exista seulement dans la mémoire vindicative des Hébreux après leur départ d’Égypte, vers 1350 av. J.-C., lorsque l’Empire était à l’aube de sa plus grande crise. En réalité, la terre était un bien collectif et, pour autant, le roi en était le propriétaire symbolique, sans que cela empêche depuis le début une libre installation des familles, en général monogamiques, et un rapide processus de perte de force lignagère et clanique vers le milieu du IVe siècle, lorsque la densité démographique de la vallée égyptienne commença justement à être élevée en raison de l’efficience de certains États en guerre, mais qui protégeaient leurs populations. Avec la croissante prééminence de l’État horusien sur les fidélités claniques, il y eut un affaiblissement progressif des lignages et une affirmation 65

notable des options individuelles favorisées aussi bien par le recours à l’intégration dans les corps étatiques que par l’indépendance pratique que chaque unité paysanne ou artisanale pouvait atteindre, sauf en cas de désastre naturel ou de conflit. Des spécialistes ont même suggéré que le roi était assigné à la monogamie familiale puisque ses « épouses royales » auraient été de simples cadeaux de princes étrangers ou de fonctionnaires puissants, bien que la documentation à notre disposition ne permet pas de corroborer que la monogamie de certains pharaons fût la règle générale. Si nous écoutons Donadoni, l’armée de Memphis, déjà avec un pays unifié, n’a jamais dépassé les quinze ou vingt mille soldats, ce qui reste un chiffre étonnamment bas qui, en partie, pourrait s’expliquer par la rareté des attaques sur les frontières méridionales et septentrionales, et par la faiblesse militaire et démographique des Bédouins qui pouvaient lancer des raids depuis les wadi orientaux et, parfois, depuis les oasis occidentales de Libye. Pour arriver aux énormes chiffres militaires fournis par les auteurs grecs, il faudra attendre l’expulsion des Hyksôs vers 1580 av. J.-C., quand la peur de nouvelles invasions extérieures provoquerait la réflexion impérialiste selon laquelle la meilleure défense était l’attaque. Et c’est seulement là que nous obtenons des chiffres qui dépassent les centaines de mille, dont une bonne partie serait des archers du sud de Koush, et plus tard des troupes mercenaires de Libye. En général, depuis l’hégémonie de Nekhen, l’armée était formée d’un corps spécialisé qui libéra la majorité de la population des guerres et rendit possible une production stable, avec un excédent suffisant pour soutenir l’administration pharaonique et ses dépenses militaires et dévotionnelles / spirituelles, ces dernières étant la base principale du développement de l’artisanat. L’image que le lecteur de thèmes pharaoniques se fait généralement de l’interventionnisme de l’État est faussée, comme nous 66

l’avons déjà signalé, en raison de la tardive réinterprétation biblique – textes prophétiques écrits vers le IVe siècle av. J.-C. – d’une Égypte oppresseur, qui créait ses monuments avec un nombre impressionnant d’esclaves, et où l’État et les collèges sacerdotaux contrôlaient même la respiration des paysans. Bien qu’il existe des spécialistes, tels que Goyon, qui pensaient que l’administration étatique, depuis des temps memphites, était omniprésente et garantissait les semences à replanter durant les années de famine, nous avons suffisamment d’informations qui indiquent que l’État entreprit son intervention collatérale à partir du Moyen Empire – entre 2050 et 1730 av. J.-C. – avec la création de canaux latéraux et de barrages des grandes crues, établissant ainsi des réserves importantes d’eau pour l’irrigation en cas de besoin, comme l’a expliqué en détail Janssen. L’État pharaonique fut sans aucun doute méticuleux dans le contrôle du paiement des impôts, et ce déjà durant les temps de Nekhen, en échange de sa protection militaire, mais son interventionnisme fut si limité que durant de nombreuses périodes, les paysans s’endettèrent et durent se placer sous la tutelle des grands temples qui déjà durant le IIIe millénaire furent un facteur d’appauvrissement des populations à leur charge. Il n’y eut ni un « mode de production asiatique » avant la XIe dynastie – pour employer la terminologie marxiste – ni un système oppressif de l’état s’immisçant dans tous les domaines de la vie rurale ou urbaine, à l’exception des périodes de crise aigüe qu’en son temps signala Pirenne, à la fin des Empires Ancien et Nouveau. Ce fût précisément durant ces phases d’endettement généralisé, après la perte d’une bonne partie de l’efficience organisatrice de l’État, que les collèges sacerdotaux et les administrateurs locaux exercèrent la plus forte pression sur les familles paysannes avec d’authentiques extorsions tributaires, proches du régime servile. Une autre image très répandue, et d’un réalisme nul, fut celle d’un système de palais somptueux érigé au milieu des popula67

tions pour le moins austères. À l’exception d’Akhet-Aton, la ville qui fit construire Akhenaton sur la rive droite du fleuve, vers 1375 av. J.-C., les résidences des Pharaons, qui se trouvaient à divers points de la vallée égyptienne, n’ont pas subsisté. La raison est simple : les bâtisses royales étaient des maisons en torchis, avec de grandes cours intérieures, entourées de murs en torchis aussi, et l’unique caractéristique distinctive était des pièces plus grandes qu’à l’accoutumé et des toits plats plus élevés que ceux des maisons populaires. Il en est de même dans l’histoire africaine postérieure, dans laquelle n’ont subsisté que de rares traces archéologiques des palais impériaux du MaliNiani (à quelque soixante kilomètres au sud de Bamako) ou de Kànem-Bornú (Nguigui, sur la rive sud-est du lac Tchad) ; et idem pour les palais d’autres capitales historiques de la période classique africaine, entre les VIIIe et XVIe siècles de notre ère. Cela ne s’explique pas uniquement par l’emploi du torchis comme matériel de construction, justifié parfois par la rareté des pierres dans la région, mais avant tout parce que seuls les temples furent jugés dignes d’être construits en pierre ou en brique cuite durant des générations (les mosquées de Djenné ou de Tombouctou), en tant que véritables demeures pour l’éternité. Les palais pharaoniques n’ont pas survécu à leurs utilisateurs car ils n’ont jamais été bâtis avec l’objectif de la somptuosité, mais avaient une fonction simplement résidentielle, et le luxe y était exclusivement mobilier. Il convient de signaler que la circonlocution avec laquelle on nomme le roi dans un Kémit consolidé est Per Aa (littéralement, « la Grande Maison »), vocable que les Grecs prononcèrent avec difficulté pour nous laisser le terme de « pharaon », (pharaos) et qui nous sert encore pour désigner le roi du Kémit. La personne du roi était importante de par sa divinité, et pour cela sa présence était recherchée partout dans le pays, une fois que la monarchie horusienne eut 68

éliminé ses rivaux durant les phases formatives de Nagada I et II, mais leurs résidences temporelles manquaient de relief social. Par contre, les tombes royales, déjà durant le premier Nekhen de Nagada I, commencèrent à atteindre de plus grandes dimensions et à s’éloigner du reste des enterrements populaires : durant six mille ans, les grandes nécropoles égyptiennes (pharaoniques, chrétiennes, musulmanes) occupèrent les mêmes lieux occupés par les Anw en leur temps, mais très vite apparurent les mastabas en pierre, puis les pyramides et finalement les grandes hypogées de l’empire, toutes et tous réservés à la royauté et à ses proches. La tombe de pierre était un symbole d’éternité qui continuait à lier le roi à la terre depuis sa nouvelle demeure stellaire. En parallèle, le temple était la véritable maison du roi, parce que c’était le lieu privilégié d’union entre le dieu et son incarnation humaine, entre la cour divine et le fils situé temporellement parmi les humains : la pierre remplaça très vite, à Nekhen, les grandes tentes soutenues par d’énormes troncs d’acacia épineux, et le Hiérakonpolis des Grecs étaient le même lieu de pierre que nous pouvons visiter de nos jours. L’usage de la pierre n’a jamais été alors limité de par sa rareté ou son éloignement dans les wadi arabiques ou dans les montagnes de Libye, mais sélectionné en fonction de sa destination. Bien que, de nos jours, il ne nous reste que des fragments des murs du Temple de Tufium, dans lequel le roi Anw Tera Neter nous a laissé le premier texte gravé, nous pouvons observer que le terme « Maison » était imprécis et pouvait se lire « temple » ou même « palais », puisque la qualité du lieu dépendait de la présence du roi d’un point de vue rituel. De là à la périphrase postérieure « Grande Maison » pour désigner le roi (pharaon) il n’y avait qu’un petit pas que les Égyptiens classiques n’hésitèrent pas à franchir. De fait, la véritable « maison royale » n’a jamais été le palais, ou habitation transitoire à quelque endroit du Kémit, 69

mais le temple pour le rituel du dieu vivant et la tombe pour sa présence comme lien entre les hommes et les dieux. Le feu détruisit le premier grand temple de Nekhen à la fin de la période Nagada I, et grâce à lui nous en savons un peu plus sur ses piliers de tronc, ses dimensions et ses céramiques. Mais d’autres incendies devraient nous avoir procuré des tablettes d’argile avec les registres économiques du palais, que ce fût à Nekhen, à This ou à Memphis et cependant, il n’y eut aucune trace de cette célèbre comptabilité de la trésorerie pharaonique qui – selon les experts orientalistes en Mésopotamie – aurait dû être la base de l’écriture initiale hiéroglyphique. Il faut éliminer ce mythe moderne que l’histoire humaine a voulu lire au travers de ses lunettes d’économiste : l’écriture hiéroglyphique née pour des motifs idéologiques et liée à l’idée d’éternité et de conservation d’un ordre social acceptable, et si elle fut employée pour des registres mercantiles, ce fut de manière collatérale et postérieure, ou tout du moins c’est ce que nous dit la volumineuse documentation archéologique à notre disposition. Il est probable que l’écriture soit née dans tout le monde néolithique, pour les mêmes raisons qu’au Kémit, mais il aurait pu déjà exister des peuples à tendances mercantilistes – nous en doutons sérieusement – et dans ce cas, l’ancienne Égypte faisait déjà partie des peuples spirituels et pour cela « arriérés », selon l’idéologie moderne en vogue. Curieusement, ce qui apparut tardivement au Kémit fut la version d’écriture appelée hiératique ou sacerdotale, ou la très postérieure démotique, moins solennelle et plus pratique, pour résoudre des questions de moindre envergure, tout au moins dans la conception classique égyptienne de ce qui méritait réellement d’être écrit pour le souvenir.

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Ptah fut initialement une divinité chtonique de la petite agglomération de Memphis, sur la rive gauche du Nil et quelque peu au sud de l’actuelle ville du Caire. C’était alors un dieu local, protecteur des défunts. Et après la création par Narmer du sanctuaire officiel des Murailles Blanches, il devint un Principe Suprême, présidant une Ennéade comme celle d’Atoum à Lounou-Héliopolis.

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Relief du roi Djoser, de la IIIe dynastie, celle qui fit construire la première pyramide. Ce pharaon, comme la grande majorité, montrait clairement des traits africains. La date de son long règne est bien connue car, en 2783-2780 av. J.-C., se produisit la première Grande Aurore Héliaque de Sothis, en même temps que la première inondation du Nil avec l’émergence simultanée de la Syrie et du Soleil, phénomène qui ne se produit que dans le parallèle de Memphis, tous les 1460 ans.

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Il existe une évolution spectaculaire, durant le IVe millénaire de la production de céramique, ainsi que de celle des ustensiles en pierre – poignards, récipients, pointes de flèches et de lances – en plus de l’apparition à Abydos et Saqqarah de collèges de tailleurs, peintres ou sculpteurs spécialisés dans la création de tombes et de temples. Quand un monument d’envergure était construit, les paysans et les habitants urbains des régions voisines accouraient pour aider les spécialistes à effectuer l’ouvrage pendant la période morte des activités agricoles, créant ainsi des habitations transitoires et recevant de la nourriture fournie par le pouvoir royal. Ce travail massif, non spécialisé, fut toujours volontaire et étroitement lié à l’idée que le bien-être éternel du roi était le garant du bien-être social pour les vivants, du moins jusqu’à ce que durant la phase impériale (1580 à 1100 av. J.-C.) on commence à utiliser des prisonniers de guerre et des esclaves sans spécialisation pour édifier ou reconstruire les temples, précisément durant la période à laquelle les prophètes de l’Ancien Testament font allusion. En général, tout comme l’écriture était une science des prêtres ou que les scribes apprenaient dans les temples, l’architecture était aussi un savoir des collèges sacerdotaux, ainsi avec le temps sont apparus des maîtres constructeurs laïques, bien que formés dans des temples. Comme Diop l’a démontré, le théorème attribué à Thalès se retrouve sur le papyrus d’un élève d’un temple égyptien quelque 1600 ans avant que le sage de Milet se glorifie de l’avoir découvert par lui-même. Parler du caractère improvisé, presque grossier, des connaissances grecques est quelque chose de fréquent, même chez les égyptologues, mais cette position ne résiste pas à la moindre analyse : déjà durant la IIIe dynastie, le nom d’Imhotep ou Imutes nous parvint comme architecte de la pyramide échelonnée de Saqqarah, comme médecin expert et même comme Premier ministre, pour devenir par la suite dans l’histoire grecque le dieu de la 73

médecine. Nous disposons aussi de papyrus consacrés aux mathématiques et à la médecine, et nous connaissons raisonnablement bien les laborieuses techniques de préparation des corps pour leur embaumement final, ce que nous appelons momification. Mais toutes ces opérations étant liées à des rites et à des convictions cosmologiques, beaucoup d’auteurs ont vu dans ces activités scientifiques des spéculations religieuses, sans plus, sans se rendre compte que les Grecs avaient appris de ces rites la majorité de leurs progrès. Ce ne fut pas non plus un hasard si, déjà dans la Basse-Égypte, apparurent des papyrus, à Alexandrie, avec de surprenants dessins d’une machine à vapeur, et même d’un mécanisme de machine capable de distribuer des objets puisque bien que les auteurs soient helléniques, ils étaient fortement influencés par le monde égyptien qui les entourait. Et si nous nous plongeons dans les connaissances astronomiques des premiers Remtw Kémit, nous observerons qu’en marge des observations expérimentales sur les crues du fleuve ou les constellations fixes du pôle Nord, situant avec précision Sirius ou Orion, les prêtres faisaient déjà des calculs précis sur les déplacements stellaires périodiques. Trois mille ans avant la création de la célèbre Bibliothèque – et ce n’est pas un hasard si elle se situe à Alexandrie – les prêtres de Lounou et Memphis avaient établi avec précision la périodicité des déplacements de Sirius à 1460 ans, donnée impossible à connaître au préalable. Quoique le calendrier égyptien ait trois cent soixante-cinq jours, les prêtres rejetèrent clairement la possibilité d’y ajouter un jour tous les quatre ans (les années bissextiles), comme cela se ferait plus tard, et optèrent pour laisser l’année civile et l’astronomique se distancer par des cycles de mille quatre cent soixante ans, juste le temps de périodicité de déplacement de Sirius – dans le parallèle 35 de Memphis – pour se retrouver dans l’horizon et coïncider avec l’aurore solaire et le début, en juillet, du débordement du Nil, quand commence l’année ci74

vile : ce moment fut appelé l’Aurore héliaque de Sothis ou Sirius, phénomène qui se produit pendant deux ou trois ans en périodes astronomiques de mille quatre cent soixante ans. Malgré les efforts d’égyptologues comme Drioton ou Vandier pour recourir à une expérience préalable, il est certain que Diop avait raison en affirmant que la première aurore héliaque historique eut lieu pendant le règne de Djoser – le pharaon de la IIIe dynastie – dans les années 2782-2780 av. J .C, rendant impossible toute expérience préalable en l’an 4240, date à laquelle Memphis ne comptait même pas d’habitant. Même la tablette d’ivoire d’Abydos – datée de 3100 av. J.-C. – salue l’Étoile de l’inondation, chose impossible à expérimenter puisqu’il ne s’était produit aucune aurore héliaque durant tout le IVe millénaire. En réalité, la sagesse égyptienne était beaucoup plus grande que ce que les spécialistes eux-mêmes voulurent concéder, probablement pour des raisons idéologiques, comme le fait de considérer qu’une culture de traits africains puisse être la première civilisation du monde, et dont nous restons les héritiers sur le plan scientifique et philosophique. Et bien que beaucoup d’autres éléments de la société des Anw-Remtw méritent d’être analysés, peut-être faut-il consacrer quelques lignes à l’idée simpliste, générée par certains égyptologues qui ne savent rien ou très peu des cultures africaines, selon laquelle l’ancienne Égypte fut un monde dominé par la peur et centré sur la mort et ses rituels effroyables. Il suffit de lire les textes de toutes les époques pour comprendre l’attachement des Égyptiens pour la vie, leur sensibilité pour les plaisirs quotidiens, leur capacité à fêter la récolte ou les moments rituels, et la vitalité des scènes quotidiennes de palais ou des champs représentées sur les tombes et les temples. À la différence de ce que signalèrent certains auteurs disciples de Champollion, qui identifièrent la vallée égyptienne comme un cimetière peuplé de momies et de terreurs, les Anw et leurs des75

cendants les Remtw aimaient tellement la vie, bien qu’elle soit brève, qu’ils cherchèrent dans l’embaumement et dans les rituels les moyens de pérenniser une vie illimitée, la momie étant tout simplement le point d’appui dans ce passage. Les scènes de vendange ou de moisson, d’élaboration de la bière ou de préparation du pain, de banquets ou de moments familiaux tapissent les murs des tombes, depuis les premiers mastabas en pierre jusqu’aux sarcophages de l’époque gréco-romaine. Kémit, le Pays Noir, exhalait de vie et de joie, s’efforçant pour cela de pérenniser l’existence même au-delà de la mort terrestre.

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CHAPITRE 4 Ptah de Memphis métaphysique stellaire sur le Nil

LE PÈRE DES PÈRES, LA MÈRE DES MÈRES, L’ÊTRE DIVIN QUI COMMENÇA À ÊTRE, AU DÉBUT, SE TROUVAIT AU SEIN DU NOUN, ÉMANÉ DE LUIMÊME, TANDIS QUE LE MONDE SE TROUVAIT ENCORE DANS LES TÉNÈBRES, TANDIS QU’AUCUNE TERRE N’ÉTAIT ENCORE APPARUE ET QU’AUCUNE PLANTE NE POUSSAIT ENCORE… TEMPLE D’ESNA (TRAD. SAUNERON) MOI, PTAH, J’EXISTAIS DÉJÀ QUAND LE SOLEIL N’ÉTAIT PAS ENCORE, NI LA TERRE, NI LES HOMMES, NI LES DIEUX, NI LA MORT. TEXTES DES PYRAMIDES, 146

Parmi les nombreuses surprises que nous réserve l’ancien monde égyptien, la moins surprenante n’est précisément pas sa très longue durée culturelle, quatre millénaires. Pour essayer d’expliquer une telle longévité historique, certains spécialistes insistèrent sur la bonne organisation de l’État égyptien et d’autres sur son relatif isolement géographique entre deux déserts et une mer. Certains auteurs (Pirenne, Wilson) s’efforcèrent de démontrer que, sous une stabilité apparente, l’Égypte s’était transformée à chaque étape de son histoire, bien que reconnaissant toujours une étrange propension à maintenir un discours de continuité et de respect des valeurs fondamentales, prétendument fixées une fois pour toutes depuis l’époque

de Narmer-Ménès. Pour notre part, nous accorderons une attention particulière non seulement aux changements idéologiques tout au long des siècles et aux nombreuses continuités, mais aussi aux raisons d’un discours officiel et populaire destiné à garantir le fait que tout a toujours été effectué conformément aux idées et aux formes établies depuis les temps immémoriaux. Le monde hellénique le plus tardif, au contraire, tint un discours plus enclin à analyser positivement les changements et à se concentrer davantage sur de possibles futurs, meilleurs, que sur des passés supposés resplendissants. Il serait naïf de penser que cette manière de penser est exempte de conséquences pratiques, car si nous analysons le rythme des crises sociales en Grèce durant à peine les mille ans avant notre ère, nous nous rendons compte de la très haute fréquence des confrontations avec le système régnant et les tentatives de l’éliminer en faveur de nouvelles formules : de la royauté aux oligarchies aristocratiques, qui laissèrent le pas aux tyrannies individuelles et finalement à certains régimes supposées démocratiques qui durent disparaître au profit du format impérial d’Alexandre qui, à son tour se transforma en monarchie de fait. Tandis que sur la rive sud de la mer, l’Égypte vécut à peine trois grandes convulsions en trois mille ans, ce qui écarte la supposition selon laquelle le discours de la stabilité est indépendant de la pratique politique : les idées enracinées dans un peuple ont une incidence déterminante sur son comportement et sur ses objectifs. Il existe sans doute une corrélation entre le malaise actuel et les désirs d’un horizon plus radieux, et cela laisse penser qu’en règle générale, la civilisation gréco-romaine vivait un présent peu agréable et possédait une mémoire peu favorable du passé, tel que l’a déjà commenté le classiciste Fustel de Coulanges : les rares peuples qui ne réussirent pas à assumer leurs origines culturelles existèrent historiquement caractérisés par de très hautes tensions, avec un présent mal assumé et un futur incertain, mais 78

plus prometteur dans leur imagination. Ce fait, associé à une certaine méfiance hellénique à l’encontre du milieu naturel, est un des piliers de description des utopies – même Platon s’y est essayé – et de la création de la Polis comme un pouvoir de nouveau type mis en place consciemment de dos à la nature et cherchant à forger des modalités politiques définies comme non naturelles, en opposition aux voisins africains du Sud. Ainsi, quand la Grèce antique commença à affirmer que ses lois dépendaient simplement du libre arbitre humain, le Kémit affirmait déjà depuis trois millénaires que son système politique était naturel et d’origine divine, et tout cela avec des résultats pratiques réellement notoires. Toutefois, il existe un autre élément qui divise les peuples anciens des deux rives de la Méditerranée : la considération de l’histoire humaine soit comme un processus de cycles de montée-chute, soit comme un déploiement linéaire-ascendant depuis un mauvais passé vers un futur toujours meilleur. Cet aspect progressiste, bien que non partagé par tous les penseurs grecs, nous le trouvons même parfois chez des auteurs clairement traditionnels comme Hésiode qui considéra comme caractéristique humaine la capacité de construire des habitacles, contrairement aux animaux. Il est opportun de signaler ici que les cultures néolithiques et leurs successeurs, du moins dans leur grande majorité, furent dans presque tous les continents d’idéologie cyclique dans leur manière d’interpréter leurs propres histoires et si nous reprenons Platon dans sa République, nous verrons que ce qu’il décrit est la lente décadence aussi bien des systèmes familiaux que des politiques, tous deux intimement liés : sur cet aspect, le maître de l’Académie, bien formé par les pythagoriciens et par les prêtres égyptiens, avait une parfaite conception traditionnelle – et pour autant cyclique – de l’évolution sociale, partant des sommets fondamentaux vers les désagrégations finales. Le plus opportun serait alors de parler de 79

Platon l’égyptianisé bien que nous pourrions aussi commenter ironiquement que les anciens Égyptiens étaient très platoniques dans leur façon de comprendre l’existence et les évolutions sociales. NARMER. LA FONDATION DES MURAILLES BLANCHES

Nous ne disposons que de très peu d’informations sur la vie du dernier roi thinite, bien que de nombreuses réalisations lui aient été attribuées au cours des siècles. Avec Narmer (appelé Mina ou Ménès comme surnom dynastique) culmine la maison royale de Nekhen et sont repoussés les sièges horusiens de Nekhen et This en faveur d’une nouvelle capitale politique, Memphis, au croisement entre la vallée (Haute-Égypte) et le Delta ou Basse-Égypte. La difficulté pour les historiens de déterminer l’ordre de succession des pharaons thinites avant l’unification mena à la création d’une dynastie 0 dans laquelle s’entremêlent des noms comme Aha, Djer,Wadji ou Scorpion ou le propre Narmer, qui initierait la nouvelle étape, et avec elle la Ire dynastie vers 3300-3200 av. J.-C. Nous savons de Narmer qu’il vainquit le dernier règne horusien indépendant de This, la double ville de Pé-Bouto, sur la rive nord-ouest du Delta, qu’il prit en épouse principale une princesse de l’État voisin – son nom est caractéristique de la région – et qu’il porta la couronne blanche tronconique de Bouto, montrant ainsi symboliquement l’intégration de tous les Anw, en voie de devenir les Remtw Kémit de l’État pharaonique classique. Bien que l’on utilise généralement le terme thinites pour se référer aux deux premières dynasties (entre 3300 et 2800 av. J.C.), cela ne nous semble pas adapté car tout ce que nous savons indique, depuis Narmer lui-même, une forte propension politique, militaire et idéologique à se centrer sur la capitale récemment fondée, Memphis, sur la rive gauche ou occidentale 80

du fleuve avant de pénétrer dans le Delta. Autre rare information en notre possession sur Narmer, celui-ci, pour fortifier l’emplacement préexistant de Memphis, fit dévier le fleuve de manière à ce que les eaux limitrophes de la ville puissent compléter la protection terrestre des murailles, faisant de ce lieu une citadelle difficile à prendre d’assaut. Le nom ancien, Memphis ou Minnoferw, selon Maspero, signifiait le Bon Asile ou le Port des Bons, là où les défunts allaient retrouver Osiris. Quant au nom des Murailles Blanches, donné par son refondateur, il pourrait faire allusion à la couleur de la pierre calcaire, mais il est plus probable qu’il soit dû au nouveau siège des rois de la Maison de Nekhen, les porteurs de la couronne blanche oblongue, tel que Narmer l’exhibe sur un des portraits de sa célèbre palette qui fut retrouvée exactement dans les fouilles de Nekhen. Quant à la possibilité que ce pharaon des Deux Terres ou des Deux Dames – tel qu’on désignait rituellement l’Égypte depuis l’unification – puisse avoir ordonné des travaux hydrauliques dans le Delta, nous pensons avec Janssen que c’est peu probable, non seulement parce que nous ne disposons pas de restes archéologiques, mais aussi parce que si ce qu’il cherchait était s’attirer les bonnes grâces des populations du Delta, il se peut qu’il se soit limité à utiliser l’armée pour drainer les maremmes et les zones marécageuses, aussi bien pour offrir davantage de terres aux cultivateurs mais également afin de réduire l’infestation paludique dans la région. Comme le déclara Hérodote « le Delta est un don du Nil » et il fit clairement comprendre que cette zone, par le passé, était peu habitée et soumise aux irrégularités des crues. Mais Memphis devait en particulier son nom de Murailles Blanches à son sanctuaire consacré à l’ancienne divinité funéraire locale Ptah, dieu enveloppé dans son suaire et aux attributions chthoniennes originales. Narmer et ses successeurs immédiats à Memphis adoptèrent les solutions théologiques du 81

sanctuaire deltaïque voisin de Lounou-Héliopolis, créant pour le dieu Ptah un clergé propre et une doctrine inspirée directement de celle d’Atoum-Rê et de son Ennéade ou déploiement de l’Être, en neuf divinités constitutives du monde et de l’humanité. Il nous est difficile de devoir appeler les rois de l’unification thinites ou même horusiens alors que ce qu’ils initièrent activement fut l’impulsion d’un nouveau modèle théologique de connotations originales mésopotamiennes. Par contre, nous ne pensons pas, comme Obenga sur ce sujet, que le nouveau sanctuaire ait inspiré aux Grecs, deux mille ans plus tard, le nom d’ « Égypte », qui proviendrait prétendument d’une périphrase linguistique compliquée qui n’a jamais été populaire sur le Nil : « Hi-Kuptah », le Château de l’Âme de Ptah. Ce qui est certain, c’est que le nom grec de l’Égypte n’a pas de sémantique claire, bien qu’Obenga suggère la possibilité qu’il s’agisse d’une allégorie de Aígypios, le faucon noir d’Égypte, et qui linguistiquement parlant semble plus raisonnable. Les récents travaux de recherche montrent que plusieurs règnes du Delta, avant leur conquête par les Thinites, disposaient de couronnes blanches comme celle de Nekhen-This et que, dans le centre de la vallée, il y avait aussi des couronnes rouges tronconiques. Ceci renforce la conviction selon laquelle les clans Anw et leurs évolutions étatiques étaient tous assez homogènes, tous horusiens ou très majoritairement – rappelons que Bouto, dans le Delta, était consacré à Horus – et avec la même symbolique du pouvoir. Il fut facile pour Narmer de synthétiser le système politique avec l’assomption des deux couronnes pour représenter la totalité du Kémit. Peu importe que le petit État de Pé-Bouto ait été entouré depuis longtemps par un Delta occupé par les Scorpion ou les Serpent, son incorporation sous Narmer ouvrit une réalité insolite et nouvelle : l’unité politique des Anw, qui entraient dans une ère de paix et de sécurité 82

comme des Remtw Kémit, comme les Bien faits ou Parfaits du Pays Noir. Et bien que sur une période de plusieurs centenaires d’années nous ne disposons que de rares mentions à des expéditions militaires dans le désert contre les Bédouins et à des disputes périodiques pour le contrôle du pouvoir, le nouvel État pharaonique du Double Pays supposa la fin des tensions, la libre circulation le long du fleuve et, probablement, une croissance économique et démographique substantielle. Pour cela, le mythe de Narmer avait de très sérieuses racines historiques, bien qu’il n’ait pas réalisé les travaux hydrauliques comme se l’imagina Marx. Qustul, Nekhen, et même This restaient en retrait, face à la nouvelle réalité de Memphis ; et pour cela, très rapidement les pharaons et les hauts fonctionnaires thinites commencèrent à construire des mastabas funéraires sur le plateau de Saqqarah, à côté même de la Memphis aujourd’hui submergée et au sud du plateau de Gizeh, sur lequel se détachent les grandes pyramides ultérieures. Les grands sanctuaires de la Haute-Égypte continuèrent à recevoir les pèlerins venus de partout et, à quelques exceptions près, presque tous ces temples finirent par être connus par les Grecs, plus de trois mille ans après. Les grandes villes de la vallée restèrent des sièges royaux, car le pharaon, dans ses fonctions politiques et rituelles, devait se déplacer sur tout le territoire de ses sujets ; et bien que les grandes donations aux collèges sacerdotaux, mis à part ceux de Lounou et Memphis, aient été réduites, tous les centres perdurèrent, en partie grâce à la dévotion populaire, mais aussi et dans une large mesure parce que les fonctionnaires de l’État dans chaque nome ou district administratif n’auraient pu exercer leurs fonctions sans s’occuper des sanctuaires de manière régulière.

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THOT ET ATOUM. LES GRANDES MÉTAONTOLOGIES ÉGYPTIENNES

Précisons que lorsque nous parlons de l’Ancien Empire, il s’agit là du sens large, tandis que dans un sens strict – d’usage habituel parmi les égyptologues – cette étape se limite aux cinq cents dernières années (3800 à 3200 av. J.-C.), celles des dynasties solaires. Comme nous venons de le voir, il n’y eut pas, après Narmer, d’État pharaonique proprement thinite, bien qu’il soit indéniable que certains des affrontements dynastiques les plus graves eurent lieu à cause du lien affectif et idéologique que certains pharaons maintenaient avec This et sa nécropole sacrée d’Abydos, dans la vallée centrale. Dans notre approche. Memphis comme sanctuaire central suppose, déjà sous Narmer, une nouvelle étape de l’histoire égyptienne, parfaitement structurée dans son économie et dans son organisation et dotée d’une idéologie apparemment disséminée dans des dizaines de sanctuaires, mais en réalité de solide conception unitaire avec de légères variantes locales. Narmer fut, pour autant, le créateur de l’Ancien Empire et le premier pharaon de l’étape memphite, et déjà sous son règne il avait défini les grandes lignes qu’allait suivre le premier État pharaonique durant mille ans, jusqu’à faire naufrage dans la convulsion sociale que les égyptologues appelèrent Révolution osirienne, vers 2200 av. J.-C. Nous nous somme référés à Horus l’Éloigné comme symbole de la royauté africaine depuis Qustul jusqu’à Pé-Bouto et bien que ce dieu fut relégué face aux hégémonies officielles d’Atoum et Ptah, d’Amon et même de Thor durant les époques ultérieures, Horus resta toujours la divinité purement royale et capable d’exprimer toute la nature cosmique et sociale du pouvoir, tel que l’analysa Frankfort. Tout roi égyptien était Horus, y compris les usurpateurs et les monarques d’origine étrangère, parce que pour les Égyptiens un roi ne pouvait être reconnu que sous les traits d’Horus. Pas même dans les textes des Pyramides, 84

durant la phase absolutiste des dynasties solaires, très centrées sur Atoum, ne cessèrent les références à Horus comme dieu intronisé, bien que subordonné à l’action génératrice de Rê, manifestation solaire du Principe Suprême Atoum. À Memphis, Horus perdit de son importance mais jamais il ne disparut, comme nous allons le voir. Il aurait pu sembler logique, après avoir parlé de Memphis, d’aborder alors la célèbre Théologie Memphite, élaborée de main de maître par les prêtres de Ptah, mais cela aurait été trop précipité et même injuste. Car avant la synthèse memphite, élaborée artificieusement et artistiquement par les prêtres dépendants du roi, les grandes doctrines métaphysiques et cosmologiques consolidées à Kémit depuis le milieu du IVe millénaire existaient déjà. Si Nekhen, Tufium, Abydos et Bouto furent des temples hautement vénérés, il y eut deux grands sanctuaires qui de manière indépendante du pouvoir politique de Nekhen avaient déjà atteint une popularité indéniable à la fin de Nagada II, vers 3500 av. J.-C. : les complexes sacrés de Jemnu, aujourd’hui Schmun, dans le centre de la vallée et que les Grecs appelleraient ville d’Hermès et ceux de Lounou, dans le sud-est du Delta et que les Grecs classiques admireraient sous le nom d’Héliopolis. Thot et Atoum furent leurs divinités ou princes suprêmes respectifs même si, dans le premier cas, le dieu à l’aspect de babouin exerçait sa fonction de manière presque voilée. Les deux centres religieux offrirent avec leurs corps doctrinaux une brillante représentation de l’Infini, de l’Être et du Monde, avec la plasticité expressive africaine qui a toujours caractérisé la pensée égyptienne. Nous ne sommes pas absolument certains de la manière dont les deux grands sanctuaires de prédilection pour la dévotion des Anw passèrent sous le contrôle de la maison royale de Nekhen, bien que nous pensons que Lounou resta sous le pouvoir des rois thinites avec les premiers royaumes deltaïques soumis. 85

Comme par le passé, les collèges sacerdotaux consacrés au service de la divinité furent conservés, bien que leurs rois antérieurs aient été éliminés. La particularité des deux espaces sacrés est qu’ils incluaient Horus uniquement comme divinité secondaire liée au pouvoir terrestre et centraient leur attention rituelle sur un principe essentiel antérieur au reste des divinités spécifiques qui constituaient la grande Ennéade à Lounou et l’Ogdoade primordiale à Jemnu-Schmun. Commençons par le système doctrinal le plus ancien, d’aspect plus clairement binaire, et de forte tradition africaine, celui des Huit êtres originaux de l’ancienne Jemnu, connue de nos jours comme Schmun-Hermopolis. Dans l’obscurité absolue du Noun ou Nuh, seul un être flottait inerte dans son silence humide : Thot, le sage, le circonspect, celui qui sait depuis toujours, bien avant le temps et la lumière. Quand Thot sortit de son inertie, il sema sa semence dans la spirale que luimême avait formée au sein du Noun, et ainsi s’ouvrit l’œuf dans lequel la terre glaise primordiale se vit animée par quatre couples d’êtres originaux, dans leurs formes masculines de grenouilles ou féminines de serpents : ce fut ainsi que naquirent Noun et Nounet (les eaux primordiales), Heh et Hehet (les forces de l’inondation), Kekou et Kekout (l’obscurité) ou Amon et Amonet (le dynamisme universel) avec le monde et le nourrirent de leur vitalité. Dans l’obscurité du grand Noun éternel, Thot demeura pensif et attentif au déploiement de son œuvre : l’œuf du monde et ses principes stimulants. Tout comme chez les peuples africains d’origine nilotique parmi lesquels les pasteurs peul ou foulbé de la savane nigérotchadienne, la divinité forme le monde avec une matière aqueuse boueuse, d’où émerge la vie animale et finalement l’humaine, coïncidant ainsi avec des traditions sémitiques bien connues des lecteurs. Cependant, dans l’analyse de l’Ogdoade divine de Jemnu ou Schmun il y eut une confusion importante : 86

Ptah – ou Atoum – Principe Suprême, se trouvait en léthargie dans le Noun ou Absolu, un océan de possibilités différent de ce que les égyptologues appelèrent « eaux primordiales ». Quand on donna au Noun cette deuxième signification – de bourbiers originaux – il ne s’agissait plus de l’Infini ni de l’Océan Éternel, mais de la matière créationnelle que le dieu forme en son sein et depuis laquelle émergent les êtres primordiaux dont le mouvement définira le monde. En considérant dans le même terme (Noun ou Nuh) la même réalité, l’égyptologie des adeptes de Champollion évacua lamentablement le Noun océan absolu ou mer de toutes les potentialités, justement ces « eaux » qui manquent de forme, de couleur, de limite et de temps, et dans le sein obscur et silencieux desquelles se trouve, depuis toujours, le Principe Suprême, Thot. Cette précision est indispensable, si nous sommes d’accord avec l’analyse exacte de l’égyptologue congolais Bilolo, pour mettre au premier plan l’idée que les Anw avaient de l’Infini ou Éternité, puisque le Dieu créateur fait partie intégrante de cet Absolu, bien qu’avec son mouvement déterminant il façonne l’œuf cosmique, la lumière, le temps, les eaux primordiales, et même la vie. À Schmun, il y eut alors deux Noun, l’océan infini et l’océan primordial, le Dieu absolu qui renferme le Dieu générateur et la future matière aqueuse chaotique dans laquelle prendront forme les Huit forces vitales dans un temps cosmique limité. Deux mille ans après, un Texte à Thèbes résume ainsi l’action divine : Celui qui émergea, au début, avec lui son nom Ptah, et que l’on appelle Ptah, créateur de l’œuf sorti du Noun… est celui qui déposa la semence dans l’œuf, dans lequel les Huit vinrent au monde. Inscription thébaine (traduction de Sauneron)

Tel que le montre le texte ci-dessus, la société pharaonique thébaine croyait en l’idée d’un Noun absolu, bien qu’attribuant 87

la fonction de dieu générateur à Ptah et, en d’autres occasions, au dieu héliopolitain Atoum o à la divinité locale de Thèbes, Amon. Cette conception est habituellement générale chez les peuples du néolithique qui considèrent que le désir ardent de l’absolu, de perfection illimitée, de vie éternelle que la nature humaine exprime, exige nécessairement la réalité de cette dimension que de nos jours nous appelons Infini ou Éternité, et que les égyptologues avaient dénommée Noun. Ensuite vint la personnalisation de cette immensité illimitée, imaginée comme un océan sans rivages perceptibles, et c’est ce que Thot, Ptah ou Atoum symbolisèrent ou, plus tard Amon, une divinité ogdoadique que les rois thébains du Moyen Empire élevèrent au niveau du Principe Suprême. Les Remtw Kémit eurent toujours une compréhension si claire de la réalité infinie de Noun et du dieu primordial qu’ils n’hésitèrent pas à employer indistinctement les noms de Ptah ou Atoum ce qui, pour les Occidentaux serait une confusion grave. Il peut être recommandable de procéder à une lecture rapide du premier et très bref chapitre du Tao Te King pour comprendre que la conception chinoise de l’Être et du Non-Être ne diffère en rien de l’africaine nilotique, puisque l’Absolu et Dieu sont simplement deux aspects d’une seule réalité innommable et rarement démontrable pour des raisons mentales car le limité ne peut pas mesurer l’illimité (d’où l’invalidité logique des dénommées voies de Saint Thomas pour démontrer l’existence de Dieu). La doctrine ogdoadique, connue grâce à de rares fragments dispersés et provenant d’époques diverses, peut paraître éloignée de la conception pharaonique de Horus, mais en réalité elle est très similaire dans son contenu. Dans le sanctuaire de JemnuSchmun se distinguaient avant tout le Noun comme véritable Absolu de l’obscurité-silence et les Huit principes vitaux qui forment l’univers, laissant Thot ou Principe Suprême à un plan presque voilé. Thot, tel Ptah ou Amon, est la cause ultime du 88

monde limité ou « fini », mais sa grandeur en tant que partie du Noun infini le rend pratiquement inaccessible et intraitable, puisque c’est ce qui se rapproche le plus de ce qui, après avoir généré le monde, fut désigné comme « dieu oisif » : fondamental, générateur, architecte, constructeur de l’univers, mais trop immense pour établir un dialogue, sauf à travers ses messagers, les quatre couples de contraires primordiaux, qui sont des forces humainement identifiables. Le système d’opposés symétriques, sécheresse et humidité ou potentialité et manifestation, souligne avant tout l’aspect perceptible du monde, son caractère sensoriel pour les humains. Cette perception de la dualité est justement ce qui fit d’Horus un dieu protecteur et menaçant, un pouvoir harmonieux mais capable de détruire, comme tout ce qui se trouve à la portée de nos sens et de notre entendement. L’Ogdoade possédait de solides bases métaontologiques – métaphysiques comme nous disons en Occident – mais son intention se portait davantage sur les forces opposées qui expriment les mouvements complexes de l’univers issu de l’Être Suprême que sur l’Absolu, ou sur Dieu. Ainsi, bien que les eaux marécageuses du début du monde, avec leurs grenouilles et leurs serpents, puissent donner l’impression d’un chaos arbitraire, ce que faisaient les sages de Schmun était mettre l’accent sur la proximité vitale des dualités inhérentes à l’être humain : jour et nuit, droite et gauche, haut et bas, mâle et femelle, joie et douleur, naissance et mort, et ainsi de suite indéfiniment. Le système de couples d’opposés, indispensables et complémentaires, niait – de manière très africaine – toute possibilité raisonnable d’éliminer ou d’expulser un des pôles opposés, comme beaucoup plus tard tenterait de le faire la très tendue dialectique aristotélique dans laquelle les thèses doivent être toujours niées dans un mouvement frénétique sans solution réelle.

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Après l’ascension de l’Ogdoade s’enracina dans le sud-est du Delta un sanctuaire solaire avec une conception différente de l’Infini et de la divinité primordiale : Lounou (On du Nord), appelée Héliopolis par les Grecs, fut le siège d’une métaontologie égyptienne aux traits asiatiques, sur certains aspects. Ce n’est pas que le sacerdoce héliopolitain ignorait la fonction capitale de l’État pharaonique ou s’opposait à sa divinité vivante, mais la structure très verticale de la doctrine solaire tendait nécessairement à une subordination du roi, et même à un effacement de l’humanité courante. À la différence de la doctrine ogdoadique, fragmentaire et même parfois paradoxale, la héliopolitainne dessina très vite une véritable pyramide présidée par le dieu primordial Atoum et qui positionnait les dieux archétypiques de l’humanité à la base de l’édifice théorique. Le schéma de Lounou est connu comme l’Ennéade car au sommet de la construction se trouve le dieu monarque unique, d’où découlent les couples différenciateurs : Atoum génère Shou et Tefnout, ces derniers Geb et Nout, et Geb et Nout donneront naissance aux deux couples divins qui sont les prototypes du comportement humain, depuis la bonté d’Osiris jusqu’à la furie criminelle de Seth, en passant par la fidélité d’Iris ou les hésitations de Nephtys. L’hypothétique numéro 10 (Horus, come fils d’Osiris et d’Isis) est postérieur à l’Ennéade et représente le retour au 1 et au pouvoir absolu et harmonieux. On préféra voir dans la doctrine de Lounou une verticalité monarchique, assez conséquence, d’une pyramide sociale déjà présidée par les rois horusiens plutôt qu’une stimulation conceptuelle préalable pour justifier ensuite une monarchie absolue. Le fait est qu’étant donné le manque d’informations politiques à notre disposition, il serait difficile d’établir la cause de l’évolution absolutiste, depuis la IIIe dynastie, de l’État pharaonique de Memphis, physiquement basé très près du sanctuaire héliopolitain. Il suffit de supposer que la doctrine de l’Ennéade 90

existait déjà avant que son sanctuaire ne passe sous contrôle thinite, mais aussi que l’installation de Narmer à Memphis ne fut pas exclusivement due à d’impérieuses raisons militaires, mais aussi à un désir de garantir la fidélité du temple le plus influent du Delta depuis des siècles. Une conception de la divinité comme « Le Un Unique » faisait d’Atoum l’exemple cosmique à imiter en termes sociaux, avec une idéologie qui excluait tout trait négatif ou simplement double et, pour cela, toute différence vis-à-vis du pouvoir comme simplement rejetable et ontologiquement monstrueuse : dans l’Ennéade, le caractère arbitraire de Seth ou les faiblesses de Nephtys faisaient partie d’un chaos étrange qui devait être maudit et expulsé à jamais. Nous ne savons pas si ce fut le premier État pharaonique de Memphis qui chercha la bénédiction du sanctuaire de Lounou ou si ce fut ce dernier qui se rapprocha du nouveau siège pharaonique, mais cette alliance se produisit bien avant l’an 3000 av. J.-C., et laissa son empreinte dans les changements idéologiques, politiques et architectoniques. Tandis que les systèmes horusien et ogdoatique insistaient sur la dualité structurelle de tout le cosmos, ainsi que sur la multiplicité des êtres issus du centre divin, le paradigme de Lounou-Héliopolis affirmait avec conviction la totale unicité du dieu Atoum, l’être par excellence et le seul véritablement essentiel. Pour les prêtres héliopolitains, pas même Rê (le soleil, forme visible d’Atoum) ne possédait une entité authentique malgré ses apparences de luminosité et de mouvement zénithal. Quand cette doctrine imprégna l’État pharaonique de Memphis, le roi fut directement désigné Fils de Rê, bien que cela n’en faisait que le reflet solaire de l’unique dieu, Atoum, l’Unique, celui qui n’a ni Second ni division aucune. La concession sacerdotale héliopolitainne fut d’élever le roi jusqu’à l’identité suprême d’Atoum, sauvegardant ainsi la nature divine, africaine, de l’État pharaonique égyptien : et pour éviter toute 91

velléité d’autonomie, les rituels délimitèrent de manière stricte les fonctions du monarque, garantissant ainsi sa dépendance visà-vis d’un collège sacerdotal d’immense influence. Une innovation similaire, capable d’insister sur l’apparence du monde naturel et centrée sur la réalité unique de l’Être, avec la nécessité d’éloignement populaire du pharaon par l’élévation idéologique de ce dernier vers une divinité déshumanisée, ne put se produire ni rapidement, ni sans de fortes contradictions dans l’État pharaonique. Bien que la majorité des rois de Memphis de la Ire et IIe dynasties se fasse déjà enterrer dans la nouvelle capitale, une importante minorité continuait à reposer dans la nécropole d’Abydos, un sanctuaire osiriaque de haute dévotion populaire. Un certain nombre d’autres rois optèrent pour la construction de doubles tombes à Memphis et Abydos, l’une d’elles le tombeau authentique et l’autre un cénotaphe ou simulation symbolique de présence spirituelle. Finalement certains pharaons (Khâsekhemoui, le plus notoire) se proclamèrent sympathisants de Seth, ce qui était une forme légitime de revendiquer leur nature horusienne – un pouvoir ambivalent, mais libre – et réclamer pour eux l’ancienne loi monarchique des Anw insistant sur ce retour idéologique aux origines par des tentatives échouées de rétablir l’administration de l’État à This, comme auparavant Narmer. Plusieurs confrontations militaires, avec des soutiens populaires aux Séthiens à Abydos, marquèrent l’extinction du légitimisme horusien, pour laisser dans la IIe dynastie une royauté affiliée aux postulats héliopolitains. Néanmoins, la perte d’humanité du pharaon en faveur de sa divinité absolue était un risque excessif et son éloignement populaire put être la cause d’une terrible rupture sociale au Kémit. La solution arriva par voie architectonique, avec une augmentation démesurée des mastabas en pierre des rois, et enfin (vers 2780 av. J.-C.) avec la construction de la première tombe pyramidale à Saqqarah, pour la momie du roi Djoser, pyramide échelonnée 92

attribuée au ministre et sage Imhotep. Si le temple, il y a déjà un millénaire, était la maison du dieu vivant, Horus intronisé, avec la déshumanisation de la royauté, il ne restait qu’une voie de récupération tangible, africaine : enterrer le roi-dieu dans de grandes enceintes funéraires pour, finalement, le déposer au cœur d’une pyramide capable d’unir symboliquement terre et ciel. Dans certaines cultures asiatiques, la montagne, centre du monde (comme le mont Meru des hindous) est le cordon ombilical qui unit le transitoire terrestre à l’impérissable céleste, mais le roi ne fait pas partie de cet axe, sauf le dieu, qui peut se trouver intronisé dans la cime de la montagne, et dans des cas exceptionnels (Mésopotamie), le roi peut occuper cette position comme officiant devant le ciel, sans se confondre avec lui. Il y a de fortes chances pour que le concept absolu d’Atoum soit une influence asiatique sur le Delta, et que tout comme la pyramide, en tant qu’axe de l’univers, il ait une origine procheorientale. La variation égyptienne, proprement africaine, fut d’obliger les monarques de Memphis à accepter d’être enterrés tout d’abord sous les pyramides, puis par la suite dans le cœur même du monument : ces tombes gigantesques, des montagnes pour monter jusqu’aux étoiles polaires, furent remplies de vie physique tangible, avec les corps embaumés des pharaons, qui de cette manière purent être vénérés au-delà de la mort biologique. Ainsi, le roi se trouvait à la fois au cœur de la terre et dans l’axe vertical qui s’élevait depuis la profondeur des morts en passant par la visibilité physique des vivants qui entouraient la pyramide, jusqu’à monter aux cieux pour devenir Rê pendant le jour et Sothis-Sirius pendant la nuit. Les chambres funéraires au sein des grandes pyramides de Gizeh libéraient le roi de l’obscurité de la mort, mais permettaient aux vivants d’observer cette montagne de pierre comme un chemin d’ascension vers l’éternité et de pressentir la communion entre les sujets, le pharaon et les dieux stellaires. 93

Les textes aujourd’hui à notre disposition sont des copies tardives par rapport aux pyramides, de telle sorte que les élaborations sacerdotales de Schmun, Lounou ou Memphis sont généralement postérieures au règne de Djoser, vers 2780 av. J.C. Cependant, presque toutes montrent une magnifique synthèse intégrant dans leur discours des éléments et des divinités d’autres modèles contemporains, tout comme elles montrent qu’Atoum et Ptah sont substituables, ou peuvent même prendre la place de Thot, sans que chaque modèle cosmothéologique ne perde sa consistance originale pour autant. Cette attitude s’explique en partie par la proximité doctrinale de tous les paradigmes égyptiens, mais plus particulièrement par la facilité avec laquelle cette pensée de tradition africaine pouvait adopter, pour chaque divinité, divers attributs suivant le contexte, évitant ainsi la perception monolithique qui caractérisa la pensée sémitique et européenne. Thot fut celui qui forgea l’œuf cosmique dans le sein du Noun, mais Atoum et Ptah le firent aussi par assimilation postérieure. Atoum commanda l’Ennéade divine, tout comme Ptah plus tard et même Amon qui pourra être considéré comme l’Un d’une triade générationnelle ou comme le Principe Suprême qui depuis l’obscurité permet à sa puissance de se manifester dans le monde sous la forme féminine d’Amonet, la génitrice des réalités cosmiques. Pour de nombreux ouvrages spécialisés, Thot est simplement le dieu de la sagesse et de l’écriture, ou parfois la version ancienne de l’Hermès Trismégiste des Grecs d’Alexandrie, mais il s’agit de traits potentiels d’un Principe Suprême beaucoup plus ancien, dans le sanctuaire Anw de Jemnu-Schmun. Cela s’applique également à Isis qui est la mère d’Horus dans une certaine mesure, qui est Hathor comme génitrice du dieu vivant, mais qui peut aussi être le trône comme siège légitime du pouvoir divin sur terre, et dans chaque texte, il convient de déterminer sa véritable fonction et d’éviter les lec94

tures mécaniques et rigides. Une interprétation littérale et rigide mena de nombreux égyptologues à une totale incompréhension de la vision plurielle et de la polysémie égyptienne, jusqu’à faire des grandes métaontologies de la vallée, un vulgaire amalgame de superstitions de faible connexion logique. Un fragment de papyrus qui fait référence à la solitude d’Atoum dans le Noun, avant le monde, montre sa plasticité expressive : L’Être antérieur du Cosmos était submergé dans les ténèbres : ses limites étaient inconnues, autant vers le Sud que vers le Nord, vers l’Ouest ou vers l’Est. En bas, l’esprit ne peut prendre son envol. Son espace n’est accessible ni aux dieux, ni aux hommes, et aucun lumière ne brille en lui. Papyrus Carlsberg (traduction de Junker)

Devant des textes de cette envergure conceptuelle exigeant un recours obligé aux images sensorielles d’obscurité ou aux points cardinaux, circonscrire l’action divine à un seul nom eut certainement été d’une étroitesse lamentable. Aucun collège sacerdotal ne commit cette erreur d’un rationalisme quantitatif et d’horizon limité. Les héliopolitains avaient, simplement, une conception profondément unitaire de la réalité, et c’est ce qu’ils transmirent dans l’enseignement sur l’essence d’Atoum, celui qui ne peut être ni divisé ni comparé, et sans lequel la nature entière se dissoudrait dans la vacuité car hors de l’Être, il ne peut strictement rien exister. Comme le spécifient plusieurs autres textes funéraires, il existait avant même l’existence : Tu es l’unique, l’être dont l’existence existait avant même l’existence, qui a créé le ciel, qui a créé la terre… La terre vit de tout ce que tu as créé. Hymne à Osiris, nº12

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Ce fragment dédié au dieu Aton par le pharaon Akhénaton, presque deux mille ans après l’émergence d’Héliopolis, aurait pu se référer sans aucune difficulté à Aton ou à Thot, tel que cela a déjà été signalé auparavant. Mais il faut admettre que l’insistance dans l’aspect Unique de l’Un qui symbolisait Atoum forgea une ligne historique, au Kémit, dans laquelle s’inscriraient durant des millénaires les adeptes du dieu absolu (Atoum, Aton) et les partisans d’un Principe Suprême plus ouvert et qui concèderait une réalité au cosmos, comme le furent Thot, Horus ou Amon. Certains spécialistes parlèrent, en analysant le parcours de la pensée égyptienne ancienne, d’atoniens et d’amoniens, car les deux divinités étaient déjà présentes dans les sanctuaires du IVe millénaire et exprimaient des sensibilités différentes. Horusiens et amoniens insistèrent durant des millénaires sur la réalité du 8ème ou du 9ème, c’est-à-dire, sur la diversité d’êtres au sein de l’Être Suprême. En revanche, les atoniens mirent toujours l’accent sur l’unique réalité de l’Être Suprême, admettant même que ce dieu n’était qu’un aspect de l’Absolu appelé Noun. Séparation stricte entre l’absolutisme atonien et le pluralisme horusien et amonien ? Dans des conditions de paix sociale, ces deux orientations de la pensée égyptienne ancienne coexistèrent sans trop de difficultés. Il était fréquent que des rois et des princes royaux, certains administrateurs de l’État et un secteur minoritaire mais notoire des collèges sacerdotaux, aient une prédilection marquée pour Atoum, celui-ci étant un concept plus abstrait et acceptable par des groupes que nous définirions de nos jours comme intellectuels. Cela ne mena qu’à l’affrontement lorsque les bases sociales étaient affaiblies par des politiques pharaoniques éloignées du bien-être populaire ; c’est ce qui arriva à la fin de l’Ancien Empire et se finalisa avec la dissolution de l’État pharaonique ; de même quand le gouvernement d’Akhénaton négligea sa population, livrée aux 96

sécheresses et aux pénuries, et finalement aussi dans la partie finale du Kémit contre les mauvais pouvoirs de Libye, tout au long du Ier millénaire av. J.-C. Déjà durant les premiers siècles chrétiens éclata la dernière confrontation entre une élite isolée de sa population maltraitée, et cette dernière dirigée par des prédicateurs chrétiens intransigeants, mais qui se trouvaient beaucoup plus proches des pratiques culturelles des simples citoyens. Nous aborderons chacun de ces affrontements en temps et en heure, pour accompagner ainsi l’évolution générale de la pensée égyptienne. Contentons-nous pour le moment de signaler que, durant l’Ancien Empire, et malgré l’hégémonie de la pensée élitiste de Lounou, le sacerdoce héliopolitain n’eut aucun inconvénient à incorporer le sens de la multiplicité des êtres au sein de l’Être, tel que cela se dégage d’un texte bien plus tardif : Je suis le dieu Atoum, solitaire des larges Espaces du Ciel, je suis le dieu Rê se levant à l’aube des Temps Anciens. Semblable au dieu Noun, je suis la Grande Divinité qui se procrée elle-même. Les mystérieux pouvoirs de mes noms créent les hiérarchies célestes : les dieux ne s’opposent pas à ma progression, car je suis le Passé et je connais l’Avenir. Livre des Morts XVII

Nekhen, le premier grand centre urbain du Kémit, fut construit autour d’une royauté forte et d’un sanctuaire prestigieux. Les rois horusiens de l’On du Sud, dans leur expansion constante vers le Delta, intégrèrent ou remportèrent la guerre contre d’autres clans et d’autres États avec des temples populairement notoires, comme Abydos ou Schmun ; et bien qu’ils aient toujours conservé leur prédilection pour leur sanctuaire d’origine, ils ne rejetèrent aucune divinité ni locale ni d’autres temples dédiés également à Horus. Dans la mentalité intégratrice des 97

Anw, chaque temple, chaque dieu était un aspect particulier, unique, de la même conception du monde. C’est ainsi qu’Osiris s’incorpora au culte des rois horusiens, et qu’Abydos devint la deuxième nécropole royale de ces pharaons qui, cependant, ne cessèrent jamais de vouer un culte préférentiel à Nekhen, pas même alors que leur siège politique se trouvait déjà à Memphis. La célèbre Palette de Narmer, sur laquelle est raconté l’exploit unificateur du roi, fut déterrée à Nekhen et non à Memphis. Mais la refondation même par Narmer des Murailles Blanches, la ville et sanctuaire du dieu Ptah, ne fut probablement pas le fruit d’un simple calcul militaire, mais également un rapprochement géographique délibéré du plus grand et plus influent collège sacerdotal du Delta, Lounou-Héliopolis. Pour cette raison, depuis le début du Kémit unifié, certains monarques de la Maison de Nekhen firent construire leurs cénotaphes à Saqqarah, près de Memphis, et commencèrent même les enterrements de certains rois dans la nouvelle nécropole, bien que dans ce cas en construisant des cénotaphes symboliques à Abydos, pour reposer ainsi dans l’ancien cimetière thinite. Et pour des raisons similaires, l’influence de la doctrine de Lounou fut présente pendant les conflits qui frappèrent avec régularité le pouvoir durant la Ire et la IIe dynastie. Les tendances « séthiennes » de certains pharaons, durant cette première étape de l’Ancien Empire (3300 à 2800 av. J.-C.) ne signifièrent pas une rupture avec la mentalité duale horusienne, mais un effort pour prendre de la distance vis-à-vis de Lounou et de son influence idéologique, en se maintenant fidèles au concept nilo-saharien de royauté. Le pharaon Khâsekhemoui, durant la IIe dynastie, réussit à rendre à This son statut de capitale, et son action comme roi Horus-Seth bénéficia de nombreux soutiens populaires, bien que ses successeurs rentrent à Memphis.

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En général, même en périodes de politique pharaonique basée sur les doctrines de l’Unique (Atoum, Aton), l’État pharaonique se maintint respectueux de la diversité des dieux et des cultes, bien que durant certaines phases seuls les temples solaires bénéficièrent d’aides officielles. La dévotion populaire, aussi bien locale que nationale, réussit à éviter la disparition de ces sanctuaires qui, parfois, redevinrent très importants après des siècles de mise à l’écart relative : Osiris fut toujours vénéré à Abydos, durant l’absolutisme solaire de l’Ancien Empire, et Thot récupéra le prestige dans son sanctuaire de SchmunHermopolis durant la Basse époque égyptienne. Même le culte minoritaire à Aton ne disparut pas avec la mort du promoteur du dieu Unique, le pharaon Akhénaton, ni le collège sacerdotal d’Amon n’exclut cette divinité aux traits unitaristes. Si ce n’est durant les époques de convulsion sociale, les sanctuaires cohabitaient sans difficultés, et le sens africain de la diversité facilitait cette interchangeabilité, dans les inscriptions et papyrus, des divinités, voire cette possibilité d’assumer leurs fonctions subordonnées à des cosmothéologies différentes des leurs : Atoum pouvait engendrer l’Ogdoade, mais Amon pouvait aussi occuper la place d’Atoum et être l’itinérant occulte du Soleil Rê. Le respect de la diversité et la conception de la vie comme une réalité explicable sous de multiples formes furent les traits classiques de la pensée égyptienne depuis ses débuts. PYRAMIDES. LES PHARAONS DANS L’AXE DU MONDE

Ce ne fut pas la ziggourat mésopotamienne qui donna l’idée de montagne sacrée, ni la pyramide qui inspira la notion de montagne, centre du monde. Certains peuples asiatiques néolithiques avaient déjà cette idée d’un lieu élevé depuis l’axe duquel monter aux cieux, au zénith solaire ou dans les étoiles polaires du grand Nord : la ziggourat du Proche-Orient ne fut 99

qu’une expression de cette ancienne idée, et la mythique tour de Babel ou la Porte vers Dieu, une de ses expressions. Chez les peuples africains, le concept d’élévation vers les cieux exista presque dans toutes les régions, mais plutôt comme un tumulus qui recouvrait le défunt après sa sépulture dans la terre et qui émergeait d’entre les eaux du chaos primordial. Dans les deux cas, ziggourat ou tumulus, nous nous trouvons face à deux conceptions d’une terre qui cherche toujours à s’élever vers le ciel, loin de l’obscurité souterraine où les cadavres se décomposent. Les peuples européens, de la même façon, eurent l’idée d’un nombril ou centre du monde, l’Omphalos, auquel furent consacrés des sanctuaires et dans lesquels les pythies prophétisaient le futur, bien que ce soit la notion de viscère de la terre qui était davantage présente que celle de mont axial du monde. L’Olympe, depuis lequel Zeus gouvernait, était à son tour à proximité de cette montagne des dieux où ciel et terre pouvaient s’entrelacer. Dans la mythologie la plus ancienne des Remtw Kémit, la montagne sacrée n’apparaissait pas comme centre du monde, sauf sur la première terre émergée des eaux du chaos, davantage similaire au grand tumulus funéraire des rois de l’ancien Ghana qu’à un mont Meru ou un Olympe : les mastabas en pierre des rois thinites et de leurs premiers descendants à Memphis se rapprochaient plus du tumulus, comme représentation, que de la montagne. Tout cela allait sensiblement varier durant les cinq cents premières années de l’Ancien Empire, d’abord en accordant davantage de place à la doctrine héliopolitainne d’un axe du monde par lequel le pharaon s’élevait aux cieux pour s’installer dans la polarité stellaire, et petit à petit pour laisser l’influence mésopotamienne faire son chemin jusqu’à prendre la forme des pyramides, de véritables symboles impérissables de la montagne, par l’axe de laquelle le défunt roi maintient le lien entre les profondeurs chthoniennes et les cieux infinis. 100

Bien que l’archéologie ait démontré que la première pyramide (vers 2780 av. J.-C.) dans la nécropole memphite de Saqqarah fut initialement un mastaba gigantesque, et que dans un deuxième temps, fut ajoutée une superposition d’un autre mastaba de dimension plus modeste, le choix final de construire par étages décroissants l’édifice funéraire de Djoser ne fut pas le fruit du hasard, mais une volonté délibérée d’établir une montagne artificielle en pierre, bien que ce fut techniquement à travers l’installation de corps successifs dont la base diminuait. La légende attribue l’œuvre au très sage ministre, médecin et architecte Imhotep ou Imutes, que les Grecs vénéreraient plus tard comme Asclépios (l’Esculape romain), et sa célébrité n’a rien d’un hasard. Tout comme sa pyramide échelonnée à l’image d’une montagne ou axe du monde, une fois dépassées les premières hésitations. L’accroissement du nombre de mastabas royaux, aussi bien à Abydos qu’à Saqqarah, associé à l’avancement de l’idéologie solaire du dieu absolu Atoum-Rê ou Ptah, avait déjà préparé les mentalités pour que la tombe royale se situe en ligne visuelle avec le ciel. On évitait ainsi, même physiquement, l’inhumation proprement dite, puisqu’après les premières pyramides avec chambre funèbre souterraine, on commença rapidement à installer le sarcophage du roi dans la partie élevée de la construction même, lui épargnant ainsi la descente dans l’Amenti ou Enfers égyptiens. De cette manière naissait une forte divergence entre la population et les pharaons sur le plan de la mort et de sa route ultérieure. On a répété mécaniquement et ce jusqu’à satiété, que seuls les pharaons accédaient à l’au-delà, et que pour ce motif, les princesses et les fonctionnaires privilégiés essayaient d’obtenir le privilège d’être enterrés près des pyramides de ceux qui furent leurs rois. Pour la même raison, quand vers 2200 av. J.-C., le système de gouvernement s’effondra de manière irrémédiable durant la dénommée Révolution Osiriaque, on déclara 101

sans réflexion aucune que ce qu’obtint le peuple insurgé fut le « droit démocratique à l’immortalité », ce qui était une aberration aussi bien sur le plan de la pensée humaine que sur celui des faits démontrables. La séparation entre le roi et ses sujets s’affirma au fur et à mesure que l’idée d’une montée solaire ou stellaire directe réservée au monarque se renforçait avec l’image d’une divinité unique qui acceptait seulement de s’identifier avec la royauté : pour le reste des mortels, la route douloureuse de l’inhumation demeurait, ainsi que ses sentiers sombres (Aton était le soleil de minuit), jusqu’à atteindre l’horizon oriental où réapparaissait le soleil, dans sa forme de Rê. La pyramide était alors un escalier divin duquel étaient exclus les Remtw Kémit communs qui ne cessaient pour autant de vénérer Osiris et de suivre avec lui la route funèbre souterraine, comme pendant mille ans l’avaient fait déjà les Anw-Onw dans toute la vallée. Il convient d’insister à nouveau sur le fait que depuis six mille ans les Égyptiens avaient été enterrés dans les mêmes nécropoles populaires déjà établies pendant Nagada I et II, ce qui prouve que jamais ils ne perdirent la certitude de l’immortalité : ce que le nouveau pouvoir memphite avait mis en doute, c’était l’égalité sur le chemin vers l’éternité, non pas l’éternité humaine. Au cours des siècles, alors que les temples à Ptah et Atoum-Rê organisaient des cérémonies pompeuses et coûteuses, parfois réservées à la cour pharaonique, la population continuait à pérégriner vers des sanctuaires plus modestes et à remplir leurs tombes de statuettes d’Osiris, pour solliciter son humilité et sa bienveillante intercession. Durant des générations, la minorité dirigeante se solarisa, cherchant une fusion avec le dieu absolu, mais la majorité populaire devint de plus en plus osiriaque, en faveur d’une proximité symbolique que l’État pharaonique ne leur procurait plus qu’à peine.

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Sur le plan théorique, l’option pharaonique pour une nouvelle métaontologie centrée sur le couple Noun-Ptah ne fut pas non plus une simple répétition de la doctrine solaire du sacerdoce de Lounou-Héliopolis. Ce qui fascina Narmer et nombreux de ses successeurs dans la métaphysique solaire d’Atoum-Rê fut sa nature de divinité ou être unique, et la possibilité d’identifier le roi avec cette perfection éternelle, ce qui présentait le risque de perte de liberté de mouvements ou de décisions du monarque mais l’avantage de la protection et de la légitimation ajoutée que le corps des prêtres pouvait apporter au pouvoir royal. Pour Narmer, il n’y eut pas de doute, et le sanctuaire érigé à Ptah, à Memphis, fut une étape énergique vers la relative autonomisation de la royauté horusienne de tout contrôle populaire. Il eut été néfaste d’établir, de manière officielle et dans toute la vallée, la perception minoritaire du collège sacerdotal de Lounou, et c’est pour cette raison que l’action directement pharaonique força la construction d’une nouvelle théorie et d’une cosmologie flexible et capable d’englober la quasi-totalité des pensées particulières disséminées à travers tout le pays. Le prestige et l’éminence qu’un roi Horus avait parmi ses gens donnaient un avantage initial à tout projet de changement disposant d’un soutien explicite du pharaon : Narmer fut, pour autant, le premier roi de Memphis et l’authentique forgeur d’une nouvelle ère, celle que nous définissons comme l’Ancien Empire, depuis Narmer en l’an 3300 av. J.-C. jusqu’à Pépi II vers 2200 av. J.-C., dernier monarque stable de la VIe et dernière dynastie solaire ou atonienne ancienne. La première particularité de la dénommée Théologie Memphite, élaborée par le sacerdoce de Ptah, fut d’introduire la voix, la parole, comme instrument créationnel du monde, reprenant de cette manière la très ancienne tradition de beaucoup de cultures néolithiques selon laquelle la lumière et le son furent les premiers éléments de l’existence. Pour les Dogons du Mali 103

d’aujourd’hui, Amma (parallèle d’Amon) déploya l’univers à travers sa parole, qui tomba comme la pluie et l’arc-en-ciel sur la terre, de sorte que, comme le disent leurs voisins Mandinka et Bambara, la parole primordiale Kuma est génitrice de la réalité et ne doit être ni banalisée ni trahie : signalons que Kuma, la parole sacrée, signifie aussi en langue bantoue d’Afrique de l’est « sexe féminin » puisque le sens premier du mot est la création ou, plus exactement, la génération de nouvelles réalités, sur le plan cosmique. Toute la section V du texte memphite insiste sur la pensée avenante de dieu et sur sa matérialisation en acte au moyen de la parole. Elle tire son origine du cœur et de la langue de Ptah, quelque peu à l’image d’Atoum. Ptah est Grand et sublime, il concéda son pouvoir à tous les dieux et à ses Kas, grâce à son cœur et à sa langue… Il arriva que le cœur et la langue triomphèrent sur tous les autres membres, considérant que lui, Ptah, est comme le cœur de tous les corps, comme la langue dans toutes les bouches de tous les dieux, les personnes, les animaux, les créatures rampantes et dans tout ce qui vit, tant qu’il pense comme cœur et ordonne comme langue tout ce qu’il désire… Théologie Memphite, section V (traduction de Frankfort)

Lumière et son sont vibrationnels, et le verbe créateur émit la première clarté au sein du Noun ou océan de possibilités, et forma le monde avec sa parole, avec la langue génératrice d’êtres. Pour cela, en liant la parole avec dieu, toute divinité ou tout humain devenait une partie du principe générateur, bien que de forme particulière et à moindre échelle. L’Ancien Testament affirma même « vous serez des dieux », se référant à l’origine divine des êtres humains, tel que le reprit l’évangile de Jean ; mais tandis que la doctrine judéo-chrétienne marquait une distance théorique presque insurmontable entre la divinité comme absolu et la création comme quelque chose de différent de dieu, les cosmothéologies égyptiennes de Schmun ou Mem104

phis surmontèrent ce blocage en affirmant que le monde était fait de la même pensée et de la même essence divine. La doctrine memphite était même allée plus loin, puisqu’elle avait expliqué que Ptah n’avait pas formé les êtres grâce à son unique libre arbitre, mais qu’il avait répondu au profond désir de chacun des nouveaux êtres. Il a créé les dieux, construit les villes, fondé les divisions provinciales; il a mis les dieux dans leurs lieux de vénération, établi leurs offrandes, fondé leurs chapelles. Il a fait en sorte que leurs corps ressemblent à ce qui plaisait à leurs cœurs, c’est-à-dire les formes dans lesquelles ils souhaitaient se manifester. Et ainsi ils entrèrent dans les corps de tout type de bois, de pierre, d’argile, de tout type de chose qui croît en lui, et dont ils ont pris forme. Ainsi tous les dieux et leurs Kas sont un avec lui, contenus dans le Seigneur des Deux Terres et unis à lui.

La métaphysique – ou plus exactement, métaontologie – du sanctuaire de Lounou se reproduit fidèlement à Memphis, avec la simple substitution d’Atoum par Ptah, sans abandonner l’idée d’Atoum comme principe ancien en rien incompatible avec le principe nouveau de Ptah. Il n’y a pas de divergence entre le Noun des deux doctrines, puisqu’il s’agit toujours de l’absolu innommable, sans lumière, sans son, sans forme, sans temps, bien que l’on désigne son hiéroglyphique par de petites vagues, offrant ainsi une image de l’extension illimitée de la mer : c’est l’équivalent africain du Tao Absolu ou Tao de Taos des anciens chinois. Il n’existe aucune divergence non plus entre les deux doctrines ennéadiques en indiquant que le Principe Suprême émergea de sa somnolence, et ainsi se disposa consciemment à former l’univers, ce que les Grecs traduisent par cosmos : une simple distinction dans les formes, car Atoum émergeait en projetant le soleil Rê comme énergie génératrice et Ptah le faisait en 105

formant la première terre entre les eaux chaotiques et en désignant chacun des êtres pour qu’ils initient leur existence. L’éloignement entre les deux cosmothéologies officielles de l’Ancien Empire commença réellement avec la formation des esprits ou dieux car Atoum engendrait seul directement le premier couple Shou-Tefnout (sécheresse et humidité), tandis que le texte memphite rappelait que chaque être obtint le souffle divin et se forma par sa voix, faisant en sorte que chaque dieu et chaque être obtienne la forme et le caractère désiré par chacun d’eux. La particularité de l’action de Ptah fut de laisser à chaque créature générée par sa voix le choix d’élire sa « manière d’être », évitant toute rigidité qui puisse annuler le libre arbitre des êtres intelligents. Il importe relativement peu, dans la plasticité idéologique africaine, que par la suite le texte indique la structure pyramidale et descendante de l’action de Ptah sur ShouTefnout, celle de ceux-ci sur Geb-Nout, et celle de ces derniers, à leur tour, sur les couples humains prototypiques Osiris-Isis et Seth-Nephtys puisque dans ce paragraphe, ce que nous signalons étaient les oppositions dynamiques d’éléments primaires, sexuels et éthiques : précisément, dans cette généalogie descendante de divinités, l’action de Ptah semble plus différée car il s’agit de l’autonomie relative de chaque personnalité divine qui est mise en relief. Cela explique l’insistante persistante du texte memphite sur la voix créatrice de Ptah, qui continue à vibrer et à permettre l’existence à tout endroit de l’univers qui se forgea par sa parole. Et comme elle permit à chaque être d’avoir les traits caractérologiques que ce même être aurait choisis, elle permit l’arrivée du désordre et de la rupture des perfections que le même dieu suprême avait forgées par sa parole. Ptah, tout comme plus tard le dieu chrétien, n’a pas introduit le mal, mais un bien précieux, celui de la liberté de choisir et, en général, cette liberté put ensuite s’exprimer avec force, toujours par la même voie : 106

l’infraction, le désordre, la rupture des synergies et des harmonies. Tandis que dans la plus antique doctrine héliopolitainne, Atoum, à travers Rê, forgea une Ennéade apparemment identique à celle de Ptah, mais avec des divinités aux traits invariables, dans la nouvelle cosmothéologie memphite, le dieu Ptah permettait à chaque être conscient de construire ses traits éthiques même au risque d’introduire ainsi la douleur, l’infraction et la mort. La voix génératrice de l’univers, en Ptah, ne fut pas une gigantesque prison dans laquelle elle se mélangea à des êtres mécaniques et sans libre détermination, mais un jardin peuplé d’êtres libres et divers. Toute parole divine commença à exister à cause de ce que fut pensé par le cœur et ordonné par la langue… Et ainsi firent les Kas, et se créèrent les Hemsut – ceux qui font la substance et tout aliment – par ces paroles qui furent pensées par le cœur et dites par la langue. Et de cette manière celui qui fait ce qu’il veut se fait justice à lui-même Et celui qui fait ce qui est détesté se fait mal à lui-même. Et ainsi se donne la vie au pacifique, et la mort au criminel. Et ainsi se font tout travail et tous les arts l’action des bras, la marche des jambes, le mouvement de tous les membres en accord avec cet ordre qui fut pensé par le cœur et sortit de la langue et constitue le signifié de toutes les choses. Théologie Memphite, section V (traduction de Frankfort)

L’idée ancienne d’équilibre, de paix, d’ordre juste réapparaissait ainsi dans la doctrine memphite parce que le mal et le bien dépendaient strictement du libre choix des êtres conscients. Maât, la déesse d’aspect féminin et coiffée d’une plume verticale d’autruche, devenait une figure centrale de la cosmothéologie de Memphis. Notion que l’égyptologie hésita à traduire par loi, 107

ordre, justice, Maât était ce qui ressemblait le plus à harmonie ou mouvement qui respectait et générait la beauté puisque, comme le dirait plus tard Platon, tout ce qui est Bon est nécessairement Beau. Maât, une divinité de racines clairement sahariennes, avait assisté à l’agitation, durant sept cents ans, de rivalités et de combats entre les clans Anw, mais son déploiement en plénitude était uniquement possible dans un ordre politique stable, compensé et, sans aucun doute, harmonieux : la victoire belliqueuse de Narmer – peu aimable avec les vaincus, si l’on s’en réfère aux décapités de sa célèbre palette commémorative – permit l’instauration d’une longue période de paix miliaire et de bien-être matériel. L’accès du roi-dieu au trône, après la mort du prédécesseur, serait dès lors un vrai jubilé, car avec l’intronisation du nouveau dieu vivant se confirmait aussi la prédominance de Maât dans tout le Kémit. Avec les premières dynasties memphites, Maât acquit une position notoire dans toutes les cosmothéologies égyptiennes, comme fille du Principe Suprême et de l’ordre intime de toute l’évolution cosmique, et cette prépondérance durerait trois mille ans. Il serait impossible de finaliser cette révision des changements de la pensée égyptienne au début du Kémit unifié sans jeter un coup d’œil – bref, mais attentif – à l’une des plus anciennes et des plus riches productions théoriques de l’humanité : les dénommés Textes des Pyramides, l’ensemble des écrits trouvés sur les murs des chambres funéraires, antichambres et galeries des immenses tombes pyramidales construites de Djoser à Saqqarah, en passant par celles du plateau un peu plus septentrional de Gizeh et en culminant dans la zone la plus au sud de Meïdoum. Dans les premières édifications de montagnes-axes du monde, à peine trouvons-nous de rares inscriptions, parce que la propre force expressive du monument rendait inutile toute explication de la part du roi et de ses architectes. 108

Petit à petit, et de manière très accélérée vers 2500 av. J.-C. dans la petite pyramide du pharaon Ounas, les textes se multiplièrent, remplirent les cryptes et les espaces latéraux, et même cherchèrent tout support sur des sarcophages et temples funéraires voisins. Grâce au décompte de l’ensemble produit durant les six cents ans qui vont de la IIIe dynastie avec Djoser jusqu’au crépuscule du dernier roi incontesté de la VIe dynastie, Pépi II, nous comprendrons que les premières tombes-montagnes parlaient d’elles-mêmes, mais qu’au cours des générations, les rois et leurs proches eurent besoin de mettre par écrit ce que, peutêtre, la mémoire allait perdre ou le message que la normalité de ces grands monuments n’évoquait déjà plus. Les premiers grands textes, de par leur extension et variété, furent justement ceux d’Ounas, dont la pyramide est toute petite en comparaison avec celles édifiées au nord de Gizeh, mais dont l’intérieur, admirablement stuqué en vert, est rempli d’invocations et de supplications funèbres. Ces tombes colossales requirent l’effort d’un secteur important de la population, ce qui signifia durant des siècles une mobilisation périodique annuelle, laquelle ne fut possible que grâce à la prédisposition favorable des gens envers le pharaon come dieu vivant, ainsi que grâce à l’excellente administration d’un État capable de mobiliser les transports, d’alimenter les ouvriers et de payer les spécialistes, presque année après année. Durant plus d’un demi millénaire, le Kémit fut une immense carrière, avec des extractions de blocs de pierre dans les wadis orientaux, des navires qui transportaient les blocs par le Nil, des marchands qui collaboraient avec l’intendance pharaonique pour approvisionner les peuples saisonniers de constructeurs, et des écoles sacerdotales qui formaient les scribes et fournissaient les architectes qui réaliseraient les dessins des pyramides ou des temples solaires. Le moteur de l’activité, pendant l’Ancien Empire, ne fut ni la guerre ni l’accumulation des biens dans le 109

palais, mais la vie sociale autour du roi qui était l’expression la plus élevée du potentiel collectif du Kémit. La placidité et la joie, dans cette paix memphite, projetèrent un concept fort de Maât comme ordre cosmique, mais aussi social. Et Maât présidait un univers dans lequel la lumière et la vie travaillaient de concert. Pour cela, le monde dans son ensemble, humanité incluse, était pour la pensée égyptienne un espace de Lumière dans lequel des réseaux harmonieux s’assemblaient, comme Platon l’enseignerait dans ses temples pour parler de l’harmonie des sphères. L’obscurité était le revers nécessaire, préalable et équilibrant de débordement lumineux. Et ce fut ainsi déjà bien avant les temps, lorsqu’Atoum ouvrit les yeux et illumina les ténèbres absolues, comme le signalent de nombreux textes, aussi bien sur les pyramides que sur les temples. Rê a illuminé le Noun grâce à ses yeux, a créé la lumière au milieu de l’obscurité qui se trouvait au cœur des ténèbres de l’origine. Temple de Kôm Ombo I, 58-59

OUNAS. PARADOXES THÉORIQUES DANS LES DYNASTIES SOLAIRES

La lumière aussi bien que la parole furent des traits proprement divins de la manifestation universelle, et toutes deux présidaient la quotidienneté dans la vallée. Que ce soit Atoum, Ptah ou plus tard Amon, le dieu créateur générait luminosité et parole pour libérer les vivants des ombres et des silences du Noun ancien et éternel. L’expression « donner le jour » comme naissance de la vie avait déjà son sens sur le Nil gouverné par Memphis. Cependant, l’expérience montre à plusieurs reprises que la nuit revient inéluctablement, tout comme la vie précède la mort : si le soleil (Horus, Rê, Aton) dominait le jour, la lune donnait à peine une faible clarté, qui pouvait être considérée 110

comme l’œil blessé d’Horus, mais aussi comme un temps de peur et de mort avec un soleil caché sous terre. L’hégémonie idéologique de Lounou-Héliopolis sur l’État pharaonique de l’Ancien Empire n’a pas seulement produit des pyramides et une absolutisation de la divinité du monarque, mais également une contradiction que les rois horusiens n’avaient pas connue, du moins en termes si aigus : une tendance verticale à l’ascension mystique du roi vers les cieux solaires et stellaires, aux côtés d’une dévotion populaire croissante envers les dieux de la nuit et de la mort. Pas même l’État pharaonique de Memphis lui-même ne s’est libéré de cette double pression, sacerdotale et populaire, dans ses textes sur les pyramides et les temples : le pharaon monte aussi vite aux cieux qu’il ne plonge sous terre et c’est un Osiris qui renaîtra comme Horus ; et parfois le même texte offre la double direction. La même disposition, sur le plateau de Gizeh, des grandes pyramides de la IVe dynastie, que celle de la constellation d’Orion, assimilée à Osiris, et dans beaucoup de textes le pharaon est à la fois étoile et navigant souterrain. Oh, Ounas, tu es cette grande étoile, la compagne d’Orion, qui traverse le Ciel avec Orion et navigue à travers l’enfer avec Osiris. Tu sors du côté oriental du Ciel rénové en ton temps, rajeuni à ton heure. Nout t’a mis au monde avec Orion, l’année t’a embelli avec Osiris. Textes des Pyramides, 882-883

Dans les paroles de Plutarque, le mois de Thot (le premier de l’année) était présidé par Sothis ou Sirius, l’étoile qui contenait l’âme d’Isis et marquait le début de l’inondation à la mi-juillet. Chacune des grandes étoiles (Orion était le siège d’Osiris) portait 111

une divinité de l’Ennéade et les pharaons s’assimilaient à des lumières stellaires du Nord, toujours stables et d’aspect impérissable. Pour cela, l’Aurore héliaque de Sothis, tous les 1460 ans, était un moment extraordinaire car elle faisait coïncider à la hauteur de Memphis la crue des eaux fluviales, l’aurore solaire et, sur cette dernière, la brillance de la grande étoile. Comme l’expliqua Meunier : « En faisant coïncider l’ordination du temps avec la naissance des dieux, les Égyptiens voulaient peut-être nous laisser entendre que les dieux étaient nés pour manifester dans le temps ce qui est hors de lui, et ordonner le monde en accord avec les lois de l’intelligence éternelle » (Meunier, 1910). Dans son ascension stellaire, le roi assume l’ordre divin et se libère des contingences, bien que pour garantir son élévation, il doive accepter la route nocturne des défunts avec Osiris, dans une barque solaire nocturne, qui est celle d’Atoum, en tant que soleil noir, avec un parcours qui commençait à minuit et se finalisait à midi. Puisque vit celui qui vit sur ordre des dieux, tu vivras. Tu apparais avec Orion dans la partie orientale du Ciel ; Tu te couches avec Orion dans la partie occidentale du Ciel ; Le troisième d’entre vous est Sothis (Sirius), des lieux purs C’est elle qui te guidera sur les jolis chemins Qui se trouvent au ciel, dans les Champs de Roseaux. Textes des Pyramides, 821-822

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La circoncision était une pratique ancienne chez les Égyptiens et ce document date de l’époque prédynastique. Comme dans beaucoup d’autres peuples africains, elle se réalisait durant l’adolescence, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, comme rite de passage à l’âge adulte, symbolisant, probablement, la différenciation sexuelle de la maturité.

La présence d’Horus comme dieu-vivant en la personne du pharaon est restée vivante pendant l’Ancien Empire. Kaf-Râ (Khéphren) de la IVe dynastie est montré sur le trône avec le faucon divin sur son dos. La statue, orientée vers le sud, montre la position stellaire du roi, dans le nord, là où s’unissent les eaux de la mer et celles du ciel.

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Nous trouvons par ailleurs durant cette période un positionnement, dans l’espace terrestre, très marqué par les cieux, et de forme très spéciale en raison de son regard porté sur le Nord et les constellations polaires, appelées fixes. Les cataractes, au sud des limites égyptiennes, étaient considérées comme le point d’origine des Remtw Kémit, à la fois pays des ancêtres et Amenti, dans lequel les morts pouvaient à nouveau pénétrer dans les eaux pour ressusciter dans une vie définitive ; le lac sacré près du sanctuaire thinite d’Abydos, sur lequel tous les ans on célébrait la mort et la résurrection d’Osiris, était une reproduction rituelle des eaux de l’Enfer-Amenti. Justement, là-bas, dans les cataractes, les Égyptiens situaient le lieu par lequel les dieux descendaient sur terre pour configurer leur ordre vivant et aussi la région anciennement présidée par Seth, le dieu de la vitalité, de la force et du chaos. Le cours du Nil, dans sa descente vers le Nord, se jette dans une mer dont les limites sont inconnues et dont l’horizon se fond avec les eaux du firmament nocturne, formant ainsi une allégorie claire entre l’écoulement des eaux vers l’océan absolu et immobile, le parcours des vies humaines et la mort d’un Osiris flottant, dépecé sur les eaux. Un pharaon, comme Pépi II, était un nouveau Osiris en marche vers sa luminosité d’Orion. Oh, Pépi, tu es parti pour devenir un esprit, pour devenir aussi puissant qu’un dieu, toi qui te trouves sur le trône d’Osiris ! […] Quand tu t’en vas, Horus s’en va, Quand tu parles, Seth parle, Tu vas au lac, tu t’approches de la province de This, tu traverses Abydos et une porte du ciel s’ouvre pour toi, vers l’Horizon. Textes des Pyramides, 752-799.

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Comme nous l’aurons remarqué, même les monarchies les plus solaires, comme celles d’Ounas ou de Pépi II, assumaient le dur déboire de la mort et le parcours d’Osiris vers leur ultime demeure. Pas même les Deux Combattants, Horus et Seth, ne cessèrent d’être des formes de royauté et d’immortalité qui continuèrent à être revendiquées par les sacerdoces atoniens d’Atoum et de Ptah. Le même Horus, divinité incarnée dans le pharaon, occupa pendant des siècles son trône symbolique dans le Nord, son regard porté vers le grand Sud présidé depuis les cataractes par Seth : dans ce sens, la statue intronisée de Kaf-Rê (le Khéphren des Grecs), avec le faucon Horus installé sur son dos, est une des images les plus nettes de la représentation imaginaire de la société pharaonique dans le grand Nord, dans laquelle la vie périssable et la vie éternelle unissaient leurs eaux en un point mythique de la Méditerranée et du ciel polaire durant la nuit. Des auteurs comme Gilmot considérèrent que les points cardinaux de l’Ancien Empire avaient le Nord comme point prépondérant, Horus étant la véritable porte d’ascension des rois-dieux vers l’éternité des eaux supérieures, stellaires. Cependant, aussi bien dans la disposition des temples que dans celle des statues des divinités, cette polarisation sur l’axe Sud-Nord serait perturbée, de plus en plus fréquemment, par une luminosité reconnue comme le mouvement changeant de l’astre, ce qui entraîna une nouvelle disposition des divinités dans un axe oriental Est-Ouest. Dans différents monuments, Horus apparaîtra, déjà durant le IIIe millénaire, installé à l’Ouest et regardant le Levant, tandis que Seth occupera la position orientale comme point initial du circuit solaire et émergence de la vie. Malgré la conception polaire de Lounou, et à une luminosité zénithale qui faisait de Rê un pouvoir inamovible, les pharaons ne purent éviter la double direction verticale ou fluviale vers le zénith et les constellations polaires, et horizontale ou souterraine vers les 115

obscurités infernales de l’Amenti, aux côtés d’Osiris et du soleil de minuit. Ounas a été conduit sur les Chemins du Scarabée, Ounas se repose de la vie à l’Ouest. Les habitants de l’Enfer l’accompagnent, Ounas, rénové, brille à l’Est. […] Ô Ounas, tu es cette grande étoile, la compagne d’Orion, qui traverse le ciel avec Orion et navigue à travers l’Enfer avec Osiris. Textes des Pyramides, 305, 882-883

Cette contradiction dynamique entre un axe polaire-vertical et un autre oriental-horizontal perdura pendant les dynasties solaires, sans que les idées de la mort humaine et le nécessaire parcours souterrain fussent jamais éliminés de la réflexion égyptienne. De nombreux fragments de textes de l’Ancien Empire continuèrent à insister sur la nature de divinité absolue du roi et sur son ascension directe vers les cieux, que ce soit par la porte du lac sacré d’Abydos, tel que nous l’avons signalé, ou par la propre nature absolue et toute-puissante du roi. À certaines occasions, les pouvoirs divins ancestraux de Nekhen et de Pé, dans leurs formes d’acclamateurs canidés et faucons, s’unissent pour permettre au roi son élévation au Zénith. D’autres fois, Ounas et Pépi II s’élèvent dans les espaces solaires ou stellaires par leur propre énergie, identique à celle des dieux, voire supérieure, car finalement leur ascension était la même que celle d’Atoum ou de Ptah. À lui – Ounas – viennent les dieux, les Âmes de Pé, et les dieux, les Âmes de Nekhen - les dieux appartenant au ciel et les dieux appartenant à la terre.

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Ils font pour toi, Ô Ounas, des supports de leurs bras et toi, tu montes au ciel et tu y montes en son nom d’ « échelle » Textes des pyramides 478-480

Curieusement, en pleine affirmation de l’omnipuissance royale, selon les directives atoniennes, le pharaon Ounas reçoit l’aide des dénommées Âmes de Nekhen et de Pé, présentées comme des divinités mais supposées être les ancêtres des rois historiques des deux villes sacrées. Cette caractéristique africaine, qui met la force des ancêtres au service des vivants, se trouve aussi présente qu’Horus et Seth, et finit par s’immiscer dans une doctrine qui initialement entendait rendre le roi indépendant de toute force autre que celle des divinités qui configurent le monde. On trouve parfois des écrits dans lesquels le roi défunt, dans son identité avec Osiris, est invité à monter aux cieux par « l’échelle de Seth », authentique divinité royale qui n’a jamais pu être totalement marginalisée par la pensée memphite. Prodigieuse de par son élévation métaphysique, la pensée héliopolitainne et memphite n’a jamais pu évacuer l’africanité horusienne du Kémit, ni le réalisme osiriaque de la mort inéluctable des vivants. Et tout comme les symboles divins continuèrent à montrer des aspects animaux, et que le vaste panthéon égyptien fut toujours présent même dans les deux Ennéades officielles de la cour pharaonique, de nombreux autres traits africains n’ont pas disparu des textes solaires de l’Ancien Empire. La petite pyramide d’Ounas, dernier roi de la Ve dynastie, est une toute petite surprise au sud des grandes masses pyramidales qui se dressent devant elle ; mais dans son intérieur, la puissance magique des textes qui confirment le passage du roi révèle des rites que Muck a défini comme « Cannibales » par leur volonté symbolique d’incorporer dans le pharaon les forces vitales des dieux et des rois. Il serait une erreur d’occulter cette 117

mythologie de l’absorption d’énergies d’autrui qui est toujours en vigueur en Afrique noire, en règle générale par le biais de viscères des cadavres. Le ciel est chargé de nuages les étoiles se sont assombries la voûte céleste frissonne les os de la terre tremblent tout mouvement s’est arrêté, car on a vu le roi Ounas tel un dieu puissant et reluisant, qui vit de ses pères et s’alimente de sa mère le roi Ounas est bien fourni, il a incorporé leurs forces. Celui qui se trouve sur son chemin, il le dévore petit à petit. Il a mordu le premier à la vertèbre dorsale de sa victime, tel qu’il l’a souhaité, il a arraché le cœur des dieux. Le roi Ounas s’alimente des foies des dieux qui contiennent la sagesse. Ses dignités ne lui seront jamais retirées car il a englouti la force de chaque dieu il est le roi Ounas qui mange les hommes et vit des dieux… Textes des Pyramides, 477- 478 (traduction de Muck)

Cet écrit monumental, qui situe le roi comme le maître suprême des énergies universelles, a parfois été dissimulé pour éviter les doutes sur l’origine africaine de la culture égyptienne. Certes, ni la pigmentation obscure des Remtw Kémit, ni ce terrible hymne pour monter aux cieux et mériter l’Esprit définitif (Ka) ne seraient des raisons suffisantes pour attribuer la culture égyptienne au monde culturel négro-africaine, mais il ne fait aucun doute que cela renforcerait le caractère horusien et le 118

symbolisme hiéroglyphique, tous deux déjà intensément africains. De par son éminence, sa force vitaliste – nous pourrions dire Séthienne – nous avons sélectionné comme document annexe à la fin de l’ouvrage, cette « ascension du roi Ounas au ciel pour gagner son Ka (w) », dans la version d’Otto Muck. Les auteurs qui signalèrent le désajustement social croissant entre l’appareil Étatique et la population soulignèrent le mécanisme par lequel l’État pharaonique s’éloigna des soutiens populaires. Sans aucun doute, on construisit des pyramides durant près d’un demi-millénaire, et toujours avec la libre participation des travailleurs durant les époques non agricoles, mais il convient aussi de noter que, petit à petit, l’envergure de ces montagnes en pierre diminua avec la désillusion et désaffection de la majorité des Égyptiens. Il existe peut-être une relation compensatoire entre la petitesse de la pyramide d’Ounas et l’apparition des premiers grands textes à l’intérieur, comme une solution magique à la perte de soutiens populaires. Car ce qui est en fin de compte indéniable, c’est que l’État pharaonique solaire entre la IVe et la VIe dynastie gaspilla ses ressources tributaires en célébrations culturelles, dans la construction de tombes et dans la multiplication de temples, aussi bien à Gizeh qu’à Meïdoum, jusqu’à compenser les collèges sacerdotaux par la donation de terres et la renonciation directe à la collecte d’impôts. Lentement, l’administration se fragmenta, l’État pharaonique se retrouva sans ressources propres et les temples, les administrateurs locaux recommencèrent à exiger des impôts des paysans et citadins, jusqu’à ce que la désaffection éclate de manière imparable durant plus de cent cinquante ans, à la fin du IIIe millénaire, dans une crise totale qui entraîna avec elle l’institution centrale du Kémit, la royauté divine. Durant ces siècles de constante, bien que peu perceptible, décadence, l’image de Maât, la déesse de l’ordre et de l’harmonie, fut reléguée au second plan. Les équilibres entre 119

pouvoir protecteur et pouvoir destructeur disparurent. Le visage absolu de la métaphysique héliopolitainne commença à se répercuter dangereusement sur une monarchie enorgueillie, brillante, mais de plus en plus isolée dans ses temples et dans ses grands désirs pyramidaux. Les groupes de l’élite de l’État pharaonique, les administrateurs et les prêtres, vécurent de plus en plus en marge des préoccupations quotidiennes du peuple qui continuait à vénérer Osiris dans ses modestes sanctuaires ou à se protéger du mauvais œil grâce aux anciennes amulettes. Pendant des siècles décisifs pour l’évolution de la pensée des Remtw Kémit, les pharaons et leurs proches négligèrent l’importance de Maât, quelque chose que leurs prédécesseurs horusiens avaient su et que, des millénaires après, Plutarque tenta d’expliquer aux Grecs. […] quand la Raison organisa le monde, elle établit en lui l’harmonie en en faisant le résultat d’éléments opposés, que la force destructrice n’a pas anéantie mais s’est contenté de la régulariser (Hermès entre Typhon et Horus) Plutarque, Isis et Osiris, 125 (55)

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CHAPITRE 5 Amon de Thèbes Cosmothéologies impériales à la croisée des chemins

AMON, QUI A COMMENCÉ À EXISTER DÈS LE DÉBUT PERSONNE NE SAIT SOUS QUELLE FORME IL ÉMERGEA AUCUN DIEU NE NAQUIT AVANT LUI IL N’Y AVAIT AVEC LUI AUCUN AUTRE DIEU QUI AURAIT PU RELATER LES FORMES QU’IL AVAIT PRISES IL N’A PAS EU DE MÈRE QUI LUI AURAIT DONNÉ SON NOM IL N’A PAS EU DE PÈRE QUI L’AURAIT ENGENDRÉ POUR LUI DIRE : « C’EST MOI » IL CONFIGURA SON PROPRE ŒUF, MYSTÉRIEUSE FORCE DE NAISSANCES QUI CRÉA SES BEAUTÉS. DIEU DIVIN, QUI COMMENÇA À EXISTER PAR LUI-MÊME : TOUS LES DIEUX COMMENCÈRENT À EXISTER APRÈS QU’IL AIT COMMENCÉ À ÊTRE Sethe, Amon 90 [ATON, TOI] TU AS CRÉÉ LE NIL DANS LE MONDE INFÉRIEUR ET TU LE FAIS SORTIR SELON TA VOLONTÉ

POUR FAIRE VIVRE LES ÉGYPTIENS, QUE TU AS CRÉÉS POUR TOI TOI, LE SEIGNEUR DE TOUS, SI INQUIET POUR EUX ! SEIGNEUR DE TOUT L’UNIVERS, TU TE LÈVES POUR LUI. DISQUE DIURNE, DE PRESTIGE PRODIGIEUX ! TOUT PAYS ÉTRANGER, AUSSI LOINTAIN QU’IL SOIT, TU LE FAIS VIVRE AUSSI ;

TU AS PLACÉ UN NIL DANS LE CIEL QUI DESCEND POUR EUX FORME DES COURANTS D’EAU SUR LES MONTAGNES, COMME LA MER TRÈS VERTE, POUR ARROSER LEURS CHAMPS ET TERRES. Bilolo, Grand hymne à Aton 94 - 104

Cet ouvrage se centre sur la pensée de l’Égypte ancienne et ne peut pas s’étendre sur son évolution sociale et économique, bien que sa totale exclusion rendrait les processus idéologiques que nous aborderons peu compréhensibles. Nous ferons ainsi une brève allusion aux caractéristiques politiques de chaque grande période, bien que sans pouvoir entrer dans les détails ni dans les particularités de chaque zone et de chaque instant, ce qui pourrait nous induire en erreur et laisser supposer une homogénéité globale qui n’a jamais existé dans un pays qui débordait de vitalité et d’une forte interaction entre pensées locales et pensées plus ou moins officielles. Ainsi au chapitre précédent, nous avions attribué l’ensemble des tendances au patronage ou signe de Ptah, le dieu memphite, mais sans occulter la force d’Atoum, le Principe Suprême, adoré à Lounou bien avant sous sa forme de Rê. En ce qui concerne le IIe millénaire, présidé par l’État pharaonique thébain (Moyen Empire et Empire), la centralité synthétique du dieu Amon, le Caché, est indubitable et reprend les aspects solaires d’Atoum ou Ptah, mais avec des traits beaucoup plus populaires et moins élitistes. Comment ne pas parler, même ainsi, du choix réalisé par le monothéiste Akhénaton, malgré sa fugacité ? S’il s’était agi d’une simple anecdote – une trentaine d’années au milieu d’un millénaire – nous ne l’aurions considérée que comme une curiosité, mais il est certain que la prédilection pour Aton, même sous d’autres noms divins, était le reflet d’une tendance toujours présente aussi bien parmi les hauts fonctionnaires de l’État qu’au sein de nombreux collèges sacerdotaux. Pour autant, au mépris d’être très critique – à partir de la pensée pluraliste afri122

caine – avec la doctrine du jeune pharaon Aménophis IV, il serait injuste de la dévaloriser ou de ne pas en parler : ce qui, en pleine phase impériale, fut l’expression théorique d’une tendance idéologique doit être abordé de manière claire, en particulier car il s’agit d’un antécédent de ce que serait la proposition, durant l’Égypte romaine, d’un christianisme peu, voire pas du tout trinitaire. Comme nous allons le voir, le millénaire de l’hégémonie de Thèbes, dans le sud de la Haute-Égypte, fut marqué par la présence du Kémit dans la Méditerranée orientale, parfois comme sujet passif (invasion asiatique des dénommés Hyksôs) et, durant la phase impériale, comme sujet actif sur la scène internationale. Bien qu’il y ait eu deux étapes bien différenciées durant la royauté de Thèbes, celle de la XIe à la XIIIe dynastie marque déjà une orientation qui, sur de nombreux aspects, se consolidera durant le Nouvel Empire – simplement Empire – entre la XVIIIe et la XXe dynastie. À l’exception d’Akhénaton (1375 à 1350 av. J.-C.), les rois impérialistes maintinrent la prépondérance d’Amon, cherchèrent des accommodements doctrinaux avec les cosmothéologies d’Atoum et Ptah et consolidèrent la dévotion populaire à Osiris à laquelle ils ajoutèrent activement la récupération officielle du dieu de Schmun ou Hermopolis, Thot. Ce n’est peut-être pas en termes politiques mais certainement, idéologiques que le millénaire thébain fut puissant sur le plan cosmologique, riche en production de textes en tout genre et ouvert au pluralisme de théories et doctrines. En revanche, sur le plan social, se développaient déjà des structures qui finiraient par affaiblir le paradigme classique de l’État pharaonique, puisque la politique de l’Empire finit par appauvrir la population et à favoriser un démembrement du pays déjà durant le millénaire suivant. Les deux États pharaoniques thébains furent, ainsi, la deuxième et dernière période classique, après les dynasties solaires de l’Ancien Empire. 123

Dans l’ouvrage bien connu de Jacques Pirenne, sur les cycles de l’histoire égyptienne, l’auteur insistait sur le fait que le Sud ou Haute-Égypte fut toujours plus agricole, moins urbain et plus fermé au cosmopolitisme que le Nord ou Delta. Le Kémit aurait toujours vécu des tendances unificatrices provenant du Sud (Nekhen, et plus tard, Thèbes) et de division dans les villes deltaïques, beaucoup plus ouvertes au commerce asiatique. Dans une certaine mesure, pour Pirenne, le nationalisme égyptien ancien serait une caractéristique des seigneurs féodaux réfractaires au vertige cosmopolite de la vallée moyenne et deltaïque. Comme il en ressortira ainsi, nous sommes radicalement en désaccord avec cette vision, qui répond simplement à un point de vue moderne selon lequel toute dissolution d’identités culturelles est positive, parce qu’elle supposerait un progrès dans tous les domaines sociaux et parce que toute stabilité serait un signe de retard ou d’ineptie. Pour des raisons similaires, des archéologues comme Gordon Childe affirmèrent, en leur temps, que puisque dans le Delta, il n’y avait que de rares traces documentaires des cultures méridionales de Nagada, cela signifiait nécessairement que « l’authentique » culture de Nagada venait du Delta, et celles du sud seraient leurs imitations barbares ; nous nous heurtons, une fois de plus, au préjugé racial contre le Sud et plus particulièrement contre le négro-africain car toute provenance culturelle du Sud est toujours suspectée d’être africaine. Dans ce chapitre, nous essaierons de rétablir la vérité, qui n’est autre que l’africanité du Kémit. OSIRIS. LE BON PASTEUR SUR LE NIL

Comme dans le reste des cultures africaines, l’Égypte pouvait aussi entrer en crise, mais l’usage de la terre ne pouvait être refusé aux cultivateurs qui la travaillaient depuis déjà des générations. Malgré le fractionnement de l’État, le processus de 124

seigneuralisation des nomes ou districts – d’abord par quelques temples de plus en plus incapables de protéger les populations locales et, petit à petit, par des administrateurs civils possesseurs de postes héréditaires tout au long de la VIe dynastie – les paysans ne furent pas exclus de leurs terres. Cependant, les petites armées locales représentaient une menace constante pour les territoires voisins, et les villes du centre et du nord du pays créèrent bientôt leurs propres milices et leurs impôts commerciaux. À la mort de Pépi II, la société pharaonique se désintégra. Pillages, larcins, administration vénale de la justice aux mains de nomarques, non-protection de la population face à des nouveaux fortunés, incapacité des anciennes classes dirigeantes à maintenir leur opulence passée, perte de prestige du sacerdoce, etc. tout cela accompagna pendant presque deux cent ans l’effondrement de l’État. Memphis devint une puissante ville autonome, capable de contrôler les échanges entre le Delta et la Haute-Égypte. Héracléopolis, dans la moyenne vallée, vit comment ses nomarques devenaient rois avec la volonté de recomposer l’État selon le modèle disparu. Plus au Sud, le nome thébain, avec la famille des Antef, se dota vite d’une armée, certes petite mais efficace, en échange de terres concédées aux hommes qui acceptaient de s’enrôler durant une vingtaine d’années, pour ensuite devenir des colons dans les zones moins cultivées. Quand Khéti III, depuis Héracléopolis, s’appropria Abydos et son sanctuaire vénéré à Osiris et établit un accord avec les nomarques d’Edfou et de Nekhen, dans l’extrême sud, afin d’attaquer Thèbes, il sembla que toute la Haute-Égypte allait passer aux mains de la Xe dynastie, que le roi représentait vers 2100 av. J.-C. Cependant, les Thébains déroutèrent en premier Edfou, prirent Nekhen et récupérèrent leur prédominance sur Coptos et Abydos, laissant Héracléopolis à la défensive. Les enseignements ou instructions de Khéti III pour son fils Merika-rê signalent le risque de mal 125

évaluer les forces de l’adversaire, faisant allusion à ce conflit entre les deux principaux royaumes de la Haute-Égypte. Et ce fut juste après le règne de Merika-rê que les troupes thébaines prirent Héracléopolis, soumirent Memphis, bien que lui laissant une grande autonomie, et réduisirent tout le Delta à la position de vassal vers 2050 av. J.-C., après deux cents ans de fragmentation politique et de régression sociale. Ainsi commençait la XIe dynastie, la première du Moyen Empire, et ce pour plus de mille ans dans le nome thébain. Une lecture excessivement économiste de l’histoire du Moyen Empire fut trop fréquemment réalisée, le considérant comme un régime pratiquement féodal et peu raffiné. Si nous nous référons aux textes (2000 à 1750 av. J.-C.), cette description d’une monarchie tartre et dotée d’une liberté populaire limitée, s’ouvre à nous une autre manière de concevoir la royauté, très éloignée de ce que fut la somptuosité solaire de la dernière partie de l’Ancien Empire. Il est certain que les grandes constructions (pyramides ou temples) disparurent pour laisser place à des hypogées de dimensions discrètes ; il est également vrai que le luxe exhibé par les dynasties du IIIe millénaire disparurent aussi durant la nouvelle étape, mais il n’est pas vrai que ce fut face à un régime pharaonique purement militaire : ce fut à cette époque que pour la première fois dans l’histoire du Kémit débutèrent et se développèrent de grands travaux d’irrigation dans toute la vallée pour améliorer le contrôle des eaux et assurer une production plus importante et plus fiable, tel que Janssen l’indique dans une étude mémorable. L’armée de Thèbes durant le Moyen Empire, comme jadis celle de Memphis, ne dépassa jamais les 20000 ou 25000 soldats ; ses expéditions pour reprendre le contrôle de Ouadi Hammamat ou renforcer le contrôle de la deuxième et troisième cataracte, ainsi que ses attaques aux Bédouins sur le front Est, ne supposèrent pas non plus de grandes dépenses semblables à celles de la 126

société pharaonique des pyramides. En réalité, les Antef s’efforcèrent de garantir le bon fonctionnement agricole et mercantile du pays ; c’est de cette manière que furent utilisés leurs excédents et pas dans la somptuosité de ceux qui menaient le pays à son effondrement. Les XIe, XIIe, et XIIIe dynasties thébaines basèrent leur pouvoir sur une armée hautement professionnalisée, mais surtout sur une gestion austère de leurs ressources économiques. Autre point important : avec la désaffection populaire pour l’appareil au pouvoir, qui avait présenté Ptah ou Atoum liés à une monarchie lointaine et en déclin, le sanctuaire d’Abydos recouvra sa popularité aux 4 coins du pays, offrant l’image d’un dieu-roi proche des petites gens et disposé au sacrifice, aux côtés des pauvres et des défunts. Si dans l’étape solaire, Osiris continua à être vénéré populairement, bien qu’en marge des fastes pharaoniques, durant la nouvelle période, aussi bien la Xe dynastie que la XIe assumèrent déjà leur éminence et appuyèrent résolument leur sanctuaire central. De plus, les dieux locaux comme Min à Coptos – une très ancienne variante d’Amon comme générateur – Hathor à Dendérah, Thot à Schmun, ou Amon lui-même à Thèbes, reçurent le soutien de la nouvelle monarchie. Il n’est pas certain qu’avec la fragmentation politique des années 2200 et 2050 av. J.-C., la perception égyptienne de la réalité cosmique se soit aussi fracturée, mais il est vrai que chaque localité accorda une plus grande importance à la divinité propre et que, en de nombreuses occasions, elles lui ajoutèrent des traits du Principe Suprême, comme ce qui arriva avec Amon, qui très vite prit les attributs d’Atoum-Rê sans perdre son origine ogdoadique ni sa facette trinitaire (Amon, Mut, Khonsou) à Thèbes. Les nouvelles dynasties, héracléopolitaine et thébaine, démontrèrent avoir appris de nombreuses leçons : éviter le gaspillage, se montrer utile et partager leurs convictions avec la majorité du peuple. 127

Les égyptologues appelèrent « Révolution osiriaque » la crise qui mit fin à l’État pharaonique solaire, car c’est le dieu humble et vaincu qui obtint le plus d’éclat à la fin de la période de turbulences sociales. Il a aussi été dit, de manière simpliste, que l’unique réalisation de ces quasi deux siècles de confusion fut l’obtention populaire du « droit à l’immortalité », ce qui est une authentique absurdité : nous avons déjà signalé que durant six mille ans, les Égyptiens ne cessèrent jamais de s’inhumer dans les mêmes nécropoles qui peuplaient déjà la vallée en 4000 av. J.-C., et jamais ils ne pensèrent que leur vie se terminait avec la mort, et encore moins que leurs rois étaient les uniques humains ayant accès aux étoiles et à la barque de Rê. Ce qui est vrai, c’est que leurs routes vers l’au-delà variaient, selon qu’il s’agisse de celle du dieu vivant, ou pharaon, ou de celle du commun des mortels, ces derniers ne pouvant éviter ni la douleur, ni la mort, et encore moins le circuit osiriaque par les profondeurs obscures de la terre, jusqu’à émerger en Orient. Dans tous les cas, considérer, comme le font certains spécialistes, que le « droit à l’immortalité » fut l’unique résultat palpable de deux siècles de lutte est une grave erreur puisqu’ils ne se limitèrent pas au retour officiel d’Osiris, et ne furent pas à nouveau oubliés par leurs rois comme durant l’étape solaire ; il y eut des travaux hydrauliques et un changement éthique. Dans un texte, lamentablement trop abimé, un ancien haut fonctionnaire ou peut-être un prêtre décrit la confusion politique que le pays vécut avant la reconstruction opérée par l’État pharaonique thébain. Les lamentations d’Ipou-our possèdent une indéniable beauté poétique, expriment un jugement clair de l’élite dépossédée et regrettent l’ordre et la paix qui se perdirent au milieu d’une véritable révolution sociale. Les riches se lamentent, les pauvres s’enrichissent, les dames exercent de domestiques pour servir leurs anciennes servantes, l’or et les parfums ne viennent plus de Byblos ou de Nubie, les chants des 128

danseuses et la musique se sont transformés en sanglots dans les habitations fermées ; on ne cultive plus et le vol est plus efficace ; on n’enterre plus les morts, mais on les jette dans le fleuve ; qui n’avait rien, possède un harem avec de nobles dames, et subsiste à peine le souvenir des offrandes dans les temples et les chemins, jadis sûrs. Regardez comment beaucoup de morts se lancent dans le fleuve, leurs tombes sont les eaux…. Regardez comment le sourire a disparu. On ne sourit plus, et seules les lamentations s’étendent… Dorénavant, les dames d’antan souffriront, comme auparavant les servantes Regardez comment les enfants des puissants d’hier sont écrasés contre les murs… Le grain, sur tous les chemins a été détruit… Le grenier est vide… Les formules magiques ont été divulguées et leur contenu n’est plus efficace… Les bureaux administratifs sont ouverts… On tue les scribes et on vole leurs écrits… Regardez comment celui qui dormait sans femme maintenant a trouvé de nobles dames… Aucune fonction n’est à sa place… Rappelez-vous de l’observation des règles, de la juste succession des jours… Il est bon, sans doute, quand les chemins sont pour se promener, Quand les mains des hommes construisent des pyramides…. Quand les cris de joie sont dans toutes gorges… Lamentations de Ipu-wer (traduction de C. Lalouette)

L’auteur du texte, certainement Ipou-our, donne une image complète de la subversion de l’ordre précédent ; il regrette l’époque où l’ordre et la paix étaient choses courantes, et laisse clairement entendre que les secteurs qui formaient par le passé l’élite, sont maintenant marginalisés à l’extrême. En d’autres 129

lieux et époques, nous possédons des écrits très similaires dans lesquels un membre ou un proche des classes aisées décrit la convulsion et regrette ses conséquences pour un ordre désormais irrécupérable. Il existe d’autres papyrus d’un réalisme et d’une beauté notables qui corroborent les difficultés de beaucoup d’Égyptiens à faire face à une société faiblement réglementée et excessivement dangereuse pour une vie quotidienne ordonnée, ce qui était habituel jusqu’à l’effondrement de la VIe dynastie. L’écrit du suicide, ou plus précisément « Dialogue d’un homme avec son Bâ », bien qu’élaboré vers 2000 sous l’hégémonie thébaine, offre des éléments d’un passé qui angoisse encore beaucoup de secteurs de la population, car la crise laissa à nu les fragilités sociales et les misères de l’âme humaine. À qui parlerais-je aujourd’hui ? Les frères (même) sont méchants Et les amis d’aujourd’hui n’aiment plus… Il n’y a plus de justes Le pays est laissé aux faiseurs d’iniquité… À qui parlerais-je aujourd’hui ? Je suis accablé de misère Et j’aurais besoin d’un ami… La mort est aujourd’hui devant moi Comme la guérison après la maladie… Comme l’odeur de la myrrhe Comme un chemin familier Comme le retour de l’homme qui s’en revient de guerre vers sa maison… Dialogue d’un homme avec son Bâ

Le sauve-qui-peut d’une situation limite génère l’individualisme, et ce dernier souffre des conséquences d’une solitude à laquelle personne ne s’habitue, encore moins si la référence est une société hautement hiérarchisée, mais également holiste, solidaire, protectrice. L’angoisse du candidat au suicide, en discussion avec son double ou son ombre personnelle (son Bâ) est 130

propre d’une société fortement structurée qui entra en désorganisation et dans laquelle les morales et les certitudes furent rompues. L’époque des troubles était passée, mais l’auteur de ce dernier texte ressentait encore vivement la mémoire de la solitude passée, et ce phénomène aurait de graves conséquences : un individualisme plus grand, et une forte méfiance, non seulement envers la royauté, mais aussi envers la bonté humaine. Cependant, ce manque de gouvernance ne pouvait durer indéfiniment, et la paix thébaine jetterait des bases organisationnelles et idéologiques acceptables. En ce qui concerne le secteur administratif, Thèbes déploya un important réseau de canaux et de barrages pour la réserve d’eau, rétablit un fonctionnariat efficace, libéra la justice des intérêts locaux, mit fin aux attaques de pillage, limita l’autonomie des villes sans l’éliminer et présenta ses rois comme des protecteurs, tel le bon berger protégeant son troupeau. En ce qui concerne l’idéologie, l’orientation de l’État pharaonique thébain fut plus importante encore, redonnant au roi son ambivalence horusienne, libérant Amon de l’absolutisme atonien et rétablissant Osiris dans sa fonction de dieu de résurrection de tous les humains. Peu avant le triomphe thébain, le monarque de la Xe dynastie avait déjà jeté les bases du nouvel État pharaonique que les gens réclamaient. Vers l’an 2070 av. J.-C., le pharaon Héracléopolis disait à son fils Merika-rê : Il est bon d’agir pour le temps à venir Respecte la vie de l’homme intelligent Mais avoir confiance conduit au mal Celui qui est riche dans sa maison ne sera point partial Car il possède des biens et n’a pas de besoins Accomplis la Justice tant que tu dureras sur la terre Apaise celui qui pleure N’opprime pas la veuve N’expulse pas un homme des possessions de son père

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Ne préfère pas le fils d’un homme (riche) à celui d’un homme pauvre Rapproche de toi un homme en fonction de ses actes Protège les tables à libations, honore Dieu… Celui qui se révolte contre toi, il détruit le ciel Enrichis ta maison de l’Occident (ta tombe) Rends durable ta place de la nécropole, comme un homme juste et qui accomplit la justice celui sur le cœur duquel les hommes puissent prendre appui… Instructions pour Merika-rê

Bien que nous ne présentions ici que quelques fragments des instructions à Merika-rê, on peut y observer l’insistance avec laquelle le roi recommande à son fils justice, mais aussi prudence, car la confiance a été ébranlée durement tout au long des siècles de désagrégation pharaonique. Il ne suffit plus d’être le dieu vivant, bien que cela reste important, il faut agir, et pas seulement sur le terrain militaire : Khéti III conseille de ne pas répéter les provocations qui ont causé la perte de This et Abydos, et de ne pas faire confiance aux Asiatiques dont le mode de vie est misérable même s’ils campent dans plusieurs zones du Delta. Le texte reflète une situation politique instable au sud et au nord d’Héracléopolis, et une volonté ferme de gouverner avec justice comme condition d’une continuité voulue de la paix et du bien-être. Le chambardement dans lequel vécut le Kémit a été si considérable que le pharaon de la moyenne vallée insiste, encore une fois, sur l’urgence de préserver activement l’ordre, la paix, l’harmonie, la justice, c’est-à-dire Maât, le principe d’équilibre dynamique qui régit le cosmos depuis sa formation, et vers qui il faut rapidement retourner. Et Maât possède une double relation : aux niveaux célestes, c’est le retour à Thot, Ptah ou Atoum, mais aux niveaux infernaux, elle est intimement liée à Osiris, le bon dieu protecteur qui, après avoir été assassiné, fertilise la terre et prépare une vie d’éternité.

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Selon une des nombreuses légendes se référant à Osiris, reprise par Plutarque (40,13) ce dieu de la végétation appelé Kem Aa (littéralement le Grand Noir) aurait libéré les Égyptiens de leurs privations et les aurait protégés des animaux sauvages en leur enseignant les secrets de l’agriculture, en leur donnant les lois et en leur enseignant à respecter les dieux, et pour finir en parcourant la terre entière pour la civiliser. Ceci signifiait, simplement, que le bon dieu assassiné et ressuscité était l’expression humaine et active de Maât dans le pays du Nil. Non seulement il était le Seigneur des Années, car il les transcendait malgré sa mort traumatique des mains de son frère, mais il était aussi l’espoir même du retour à la vie après la fin de sa vie terrestre. Pour cette raison, quand l’absolutisme solaire se décomposa entre l’an 2400 et l’an 2200 av. J.C, le sanctuaire d’Osiris à Abydos accueillit à nouveau les pèlerins des quatre coins de la vallée ; et même durant le conflit entre Héracléopolis et Thèbes, la nécropole d’Abydos restait le lieu d’enterrement de prédilection des gens de la haute société, à cause de sa proximité avec Kem Aa. Durant l’étape thébaine du Moyen Empire, la vénération d’Osiris se formalisa, même dans la nouvelle capitale politique, s’éloignant ainsi de la pratique memphite consistant à se centrer de manière presque exclusive sur Ptah ou Atoum. Tout cela soulignait l’attachement populaire non seulement pour leurs divinités locales, mais aussi et plus particulièrement pour ces concepts considérés proches de la quotidienneté et décisifs en vue d’éviter l’isolement humain dans une vie trop contraignante et brève. Ce nouvel État pharaonique accorda à Osiris la priorité dans ses activités rituelles, avec Amon de Thèbes, mais surtout rendit son attention en tant qu’État à des sanctuaires locaux (comme ceux de Min à Coptos ou Hathor à Dendérah) qui avaient été négligés par l’officialité solaire. Maât et Osiris seraient donc, durant le Moyen Empire, deux idées centrales qui préside133

raient l’orientation politique et idéologique de l’État égyptien réunifié. Les dieux se rapprochaient à nouveau des Remtw Kémit, comme ils l’avaient déjà fait durant les phases de création du IVe millénaire du temps des rois horusiens de Qustul et Nekhen : les divinités se réincarnaient aux côtés des humains. AMON. PLURALISME DURANT LE MOYEN EMPIRE

Dans un système idéologique purement binaire (oui ou non, bon ou mauvais), il est inacceptable qu’un concept puisse être de vision plurielle, à savoir vu depuis des angles divers ou, encore pire, polysémique (divers signifiés, selon son contexte d’usage) ; et cette polysémie supposa d’énormes casse-tête pour beaucoup d’égyptologues occidentaux, formés dans le plus rigoureux modèle binaire, selon les normes de la noncontradiction données par Aristote. Si un égyptologue comme Daumas, qui étudia la religiosité égyptienne, put considérer que les Égyptiens avaient deux religions, une élitiste et de grande envergure conceptuel, et l’autre populaire et d’un inextricable amalgame mythologique, il faut reconnaître que le binarisme occidental frustra de nombreuses tentatives d’approche d’autres modèles culturels et d’autres formes de concevoir l’existence et leur explication. L’idée de Principe Suprême et sa différence avec l’Absolu est habituellement plus claire chez les gens simples de cultures non occidentales que chez le professorat même des universités européennes ou nord-américaines ; simplement, l’intellectuel occidental part du principe que si pour lui, le concept est complexe, pour les gens simples des autres peuples, il sera impossible à comprendre. Apparaît alors le recours à « l’irrationalisme du mythe » alors qu’en réalité, ce qui est en jeu, c’est la propre capacité du modèle binaire à comprendre tout processus culturel, qui est habituellement toujours plus complexe que le blanc ou le noir de la science aristotélique. 134

Il convient de bannir définitivement toute appréciation péjorative de la pensée africaine – et de sa première expression égyptienne – pour admettre que la polysémie est probablement le recours intellectuel le plus complet pour exprimer la complexité de la réalité. Atoum était un principe absolu, et ses variations étaient purement accessoires, comme décider s’il a généré l’œuf du monde avec ses mains ou a produit le cosmos avec une masturbation manuelle. À des niveaux inférieurs de manifestation (l’Ennéade divine), les concepts avaient finalement été plus polyédriques et de difficile compréhension pour les esprits estropiés par le binarisme pédagogique (n’oublions pas qu’éduquer les enfants est justement les emmener du binarisme simpliste à la compréhension nuancée et complexe). Un dieu comme Geb (la terre) pouvait en fait être pensé pour sa fonction reproductrice, son aspect de masculinité ou sa source patriarche comme géniteur des quatre dieux à profil humain, Isis-Osiris et Seth-Nephtys. Même à un niveau plus proche de la société, Isis peut se présenter comme la mère d’Horus dans sa forme d’Hathor ou maison de dieu, comme la sœur de son mari Osiris en insistant sur la correcte fraternité, et même comme légitimité du pouvoir, qui est le sens de son nom, « le siège ou pilier du trône ». Et ce fut toujours ainsi dans les cultures africaines, puisqu’aucune idée, aucun concept, n’est la propriété exclusive d’un personne, ni même de son inventeur, et le succès d’une idée est précisément sa popularisation et l’acquisition progressive de nouveaux aspects et traits. Pour cela, nous avons suggéré au début de l’ouvrage que le modèle de LounouHéliopolis avait de grands chances d’avoir une provenance proche-orientale car le concept même d’Atoum était étonnamment fermé, bien délimité et à peine multiforme dans certains détails accessoires. Avec Amon, un des Huit principes créationnels de l’Ogdoade hermopolitaine, transformé en Principe Suprême 135

dans la Thèbes émergeante du Moyen Empire, la défaite du modèle binaire ou à un seul niveau (élimination du monde comme simple apparence) atteint son niveau maximal. Pas même les Amenemhat et les Sésostris thébains ne marginèrent ni n’arrêtèrent de soutenir les sanctuaires de Memphis ou de Lounou, mais pour eux, ce furent d’autres variantes du même Principe Suprême et non pas l’unique forme de l’exprimer. Tandis que, dans la méridionale Thèbes, le dieu Non Manifeste, Amon le Caché (Montou, en version locale), commença à complexifier sa théologie, avec l’aide du clergé officiel dans l’actuel temple de Louxor, mais aussi avec l’active collaboration de la population de la région et d’autres régions d’Égypte. En à peine un siècle d’hégémonie thébaine, Amon devint le plus complexe, le plus polysémique, le plus vénéré principe suprême de tout le Kémit ; une divinité essentielle qui adopta vite sa variante synthétique de Amon-Rê, en unissant sa figure non manifestée d’Amon avec son épiphanie solaire en Rê, et une divinité triadique qui épousa Mout ou déesse mère, qui était l’aspect maternel d’Amonet (la campagne manifeste d’Amon) et engendra Khonsou, le dieu Lune qui, à son tour était le frère non né d’Horus, selon la brillante analyse de Frankfort. À Schmun, le couple Amon-Amonet resta un aspect créationnel, sous l’impulsion du dieu suprême Thot, qui pouvait s’estomper lors de l’émergence d’Amon comme moteur et ordonnateur du cosmos au milieu des boueuses eaux chaotiques. À Thèbes, les prêtres dessinèrent une généalogie facilement intégrée dans les idées populaires : Amon, le tout-puissant dieu caché (Montou, en version thébaine) s’exprima avec la force resplendissante de Rê, épousa Mout-Amonet comme mère suprême de tout ce qui existe et engendra Khonsou, le dieu toujours enfant et jumeau d’Horus, le dieu vivant dans sa forme de roi. Pour Narmer, sur sa Palette, Khonsou était son étendard-placenta qui suivait le loup qui ouvrait les chemins, 136

Upuawt, le premier né ou symbole d’Horus. Pour la Théologie memphite, Khonsou était l’œil pâle d’Horus, après avoir été blessé dans le combat par le rouge Seth, d’où l’identification de la Lune comme aspect nocturne d’Horus. Pour le clergé thébain et la majorité des Égyptiens du Moyen Empire, Khonsou était l’aspect filial divin dans une triade où le roi Horus s’identifiait à son père, Amon-Rê. Cela peut sembler déconcertant, nous insistons, pour une analyse de contours fixes et déterminés, mais c’était une nouvelle démonstration spectaculaire d’une pensée créative, vive et capable de récupérer les idées fondamentales en les chargeant avec des contenus nouveaux et variés : du temps de Nekhen, jusqu’à six cosmothéologies différentes cohabitèrent ; le clergé memphite essaya de les synthétiser à travers un système articulé de subordinations divines, mais l’État pharaonique thébain établit une synthèse étonnamment ouverte et aida chaque doctrine à évoluer selon ses propres paramètres. Bien que les dualités marquèrent toujours la conception symétrique que les Égyptiens avaient du monde, comme le prouve le fait que deux réalités non comparables de par leur dimension se soient converties en symbole d’équilibre sous Narmer (Le Double Pays ou Les Deux Dames pour définir le Kémit), l’effondrement de l’Ancien Empire facilita un échange qui, auparavant, était à peine noté dans les théories cosmothéologiques : l’avènement pratique, généralisé et populaire des triades divines. Il est certain que Thot, durant le IVe millénaire, était le principe sous-jacent de l’Ogdoade, ou qu’Atoum et Ptah l’étaient à leur tour par rapport à l’Ennéade, mais le déploiement du monde était, de fait, le résultat de l’action des couples de contraires, ainsi que de leurs équilibres. Mais avec le retour officiel d’Osiris, avec l’acceptation ouverte qu’Horus ne pouvait opérer sans les contrepoids de Seth, l’idée d’équilibre dynamique s’introduit de forme pratique aussi bien dans la chancellerie et le temple que dans les foyers populaires. Amon, dans toute sa grandeur, n’assombrissait plus la 137

manifestation féminine de Mout, et cette dernière – sous la forme d’Hathor – rompait sa solitude antagoniste grâce à la présence constante de Khonsou – le visage peu visible d’Horus – le fils avec ses propres traits et qui donnait au monde son dynamisme, instable mais harmonieux. Bien que la conception triadique fut ébauchée même durant l’époque horusienne, et se trouvait bien décrite dans les Ennéades de Lounou et de Memphis, ce n’est qu’avec la réunification thébaine qu’elle acquit une expression rituelle et un sens social clair. Le pouvoir a toujours des déterminations, des limites, des contrepoints aussi dynamiques que la figure géométrique du triangle équilatéral, parfait et harmonieux, mais toujours instable et en mouvement, comme toute manifestation universelle. À la différence des proclamations absolues d’Ounas ou de Pépi II, les textes consacrés aux pharaons thébains du Moyen Empire sont plus nuancés ; ils introduisent constamment la déesse Maât comme garantie de justice et insistent sur la nécessité royale de prendre soin de l’invalide et d’écouter celui qui se plaint, tel que le montreront les enseignements d’Amenemhat et que nous l’avons déjà observé dans l’exemple de Merika-rê. La triade divine, sur cet aspect, est une reconnaissance de la complexité de la réalité et du bon jugement, ainsi que d’une limite délibérée du pouvoir absolu, qui peut tomber dans l’arbitraire ou dans le repliement sur soi-même. Avec beaucoup plus de clarté que dans le texte de Khéti III d’Héracléopolis à son fils, les instructions du thébain Amenemhat à son fils Senousert (Sésostris) déclarent que le roi est obligé de réaliser Maât et de protéger ses sujets les plus faibles : la leçon du splendide – et désastreux – isolement memphite avait été apprise. Les Thébains, à la différence des Horusiens et des Atoniens, incorporèrent leurs héritiers aux tâches du gouvernement, comme mesure de prudence pour éviter les ruptures et les désordres.

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J’ai donné au déshérité, j’ai élevé l’orphelin J’ai fait en sorte que puisse parvenir celui qui n’avait rien au même titre que celui qui possédait… J’ai marché jusqu’à Éléphantine et j’ai atteint les marais du Delta… Je suis celui qui produit le grain… Et le Nil m’a honoré à chacune de ses sorties. Il n’y eut pas d’affamé durant mes années (de règne) et grâce à moi, on ne fut pas altéré… Je suis le port pour toi, qui es dans mon cœur. Mon image, la semence du Dieu, portera longtemps la couronne blanche Et les forteresses seront à leur place ainsi que je l’ai commandé pour toi La joie est dans la barque de Rê, car ta royauté s’est manifestée dès le début de la mienne, car tu agis avec amour et tu accomplis des actes de vaillance. Érige des monuments afin que tu sois durable et fort. J’ai combattu pour que l’on sache que tu es un homme averti. Instructions d’Amenemhat (traduction de Lalouette)

Fait nouveau dans les textes de la royauté thébaine, le roi sera dès lors toujours présenté comme un facteur actif de paix et de richesse, pas uniquement pour la simple raison « d’être présent » au milieu de la population mais parce qu’en tant que bon berger, le monarque protège les champs, défend les frontières et réactive les cultes. Les quatre cents ans d’éloignement solaire entre la royauté et les classes populaires auxquels s’ajoutèrent les deux cents ans de crise révolutionnaire finale, avaient sapé de manière irréversible la confiance populaire en l’État pharaonique. La Xe dynastie héracléopolitaine l’avait parfaitement compris, et les enseignements pour Merika-rê furent une tentative de faire le bien pour obtenir à nouveau la confiance des gens : cependant ni elle, ni les dynasties thébaines postérieures ne purent éviter de rester prévoyants devant les menaces, les trahisons et les imprévus, car la confiance classique en le roi ne 139

récupéra jamais la solidité de l’Ancien Empire. Curieusement, les pharaons du Moyen Empire firent de courageux efforts – comme Janssen l’analysa – pour regagner cette confiance, en vain, parce que la peur de l’abandon du pouvoir ne se perdrait jamais. Une solution pour éviter les conspirations de palais durant les pactes successoraux se met en place durant le premier État pharaonique thébain : ajouter l’héritier comme régent en vie et gouvernant de son géniteur. Par le passé, ceci n’était pas nécessaire, soit car les rois horusiens pouvaient l’être par choix, en fonction de leurs qualités prouvées, soit car le bon fonctionnement de l’administration étatique pendant l’étape solaire garantissait non pas un ordre juste mais plutôt des réitérations qui garantissaient la confiance. Dans l’intérêt des dynasties absolutistes, la population continua à percevoir les pharaons comme des Horus vivants, et cela permit sa mobilisation volontaire pour ériger des pyramides et des temples aussi bien à Gizeh qu’à Dahchour. Cependant, les derniers siècles de Memphis et le chaos qui en résulta convainquirent les couches populaires de quelque chose qu’elles avaient déjà compris quand l’ordre apparent se maintenait encore : le composant humain du pouvoir était beaucoup plus enclin à l’acte arbitraire et aux abus que ce que l’on pouvait attendre d’un dieu vivant. L’État pharaonique de Thèbes ne put plus accorder sa confiance à personne, d’où l’insistance à ne pas faire confiance, ni même aux amis ou aux frères, puisque la trahison était toujours possible, même venant des plus fidèles serviteurs : le conte du médecin Sinouhé, qui dut fuir en exil, se base sur des faits réels de conspiration des épouses et des fils du roi, qui furent sur le point d’éliminer le pharaon lui-même. Devant ce risque, le système de régence était une mesure prudente que l’État pharaonique impérial n’abandonna pas non plus, au milieu de ce IIe millénaire. S’il 140

nous fallait résumer ce que fut le premier État pharaonique de Thèbes, nous pourrions noter qu’il fut militairement efficace, hydrauliquement pionnier, socialement redistributeur, poliment austère, rituellement pluraliste, et politiquement prudent par méfiance. Si la justice faisait partie de l’histoire humaine, ces dynasties amoniennes auraient mérité un meilleur sort que celui qui leur a été réservé. APOPHIS. AMW ET HYKSÔS DANS LE DELTA

Le problème du zénith solaire est que très vite il dérive vers sa fin ou disparaît dans les champs d’Occident. S’il existe un enseignement humain de validité universelle, c’est qu’aucun instant historique n’est permanent, aussi bon qu’il puisse être ou paraître ; heureusement, ni les prétendus « Reich de mille ans » ne s’affirment généralement, ni la perfection sociale définitive du « communisme ». Senousert III, le pharaon militairement le plus inquiétant sur toutes les frontières du Kémit réunifié, ne perçut pas ce que le roi d’Héracléopolis, Khéti III, avait détecté trois cents ans auparavant : les bergers asiatiques (appelés Amw par les Égyptiens), fuyant les famines, s’étaient établis dans le Delta et représentaient un facteur d’instabilité qui s’ajoutait à celui des milices autonomes urbaines visant à rendre difficile le contrôle central que la Xe dynastie essaya avec des fortunes diverses. Pour son infortune, la XIIIe dynastie basée dans le sud de Thèbes n’avait pas prévu que les emplacements Amw ou asiatiques du Delta seraient une tête de pont efficace durant l’attaque militaire de peuples venus de la région syropalestinienne, et qu’ils aideraient activement à consolider un pouvoir qui, depuis l’an 1730 av. J.-C., s’était renforcé dans la Moyenne et Basse-Égypte. La secousse fut si violente que la société pharaonique se désagrégea et seul restèrent à Thèbes les princes locaux du clan des Antef pour survivre avec une petite 141

armée et quelques nomes du sud sous leur contrôle : de fait, les Thébains devinrent les vassaux des envahisseurs asiatiques, connus comme Hyksôs ou rois-bergers selon Maneton, ou plus littéralement Hekaw Hasetjw « rois ou pouvoirs étrangers ». Il convient de relire la Genèse Biblique pour se rendre compte de la manière dont l’histoire de Joseph l’Hébreu, apparemment banale, est expliquée. En pleine sécheresse et avec les troupeaux décimés, les fils de Jacob-Israël vendirent leur frère, aux tendances prophétiques, à des marchands qui l’offrirent au vizir royal : avec les années et après beaucoup de péripéties, Joseph serait nommé vizir et, grâce à sa fonction, pourrait recevoir et protéger sa famille qui avait décidé de se réfugier en Égypte. Nous ne pouvons pas utiliser les textes sacrés comme un fait historique, mais ils fournissent toujours des indices sur une époque ou des faits. Quand Joseph invita sa famille, très nombreuse, à manger, il les mit à une table à part « parce que les Égyptiens ont les bergers en horreur » (Genèse 46 : 34), ce qui semble indiquer que l’État pharaonique récepteur était toujours l’Égypte, bien qu’il s’agissait probablement d’une principauté locale soumise à Héracléopolis, ou bien une ville autonome avec un pouvoir royal provisoire : ce fut, probablement, la phase d’installation pacifique, profitant du désordre égyptien, et durant laquelle vraisemblablement sont entrés les Apirw ou Habirw, noms donnés par les Égyptiens aux Hébreux depuis ces dates incertaines jusqu’à l’apparition du nom d’ « Israël » vers 1224 av. J.-C., dans le sillage du pharaon Mérenptah. Rien ne permet de supposer que les Hébreux étaient des envahisseurs, bien au contraire, des immigrés pacifiques avant ou après l’attaque militaire, bien que très probablement avant. Ce qui semble, au contraire, indéniable c’est que l’hégémonie politico-militaire des peuples de langue sémitique et aux coutumes pastorales semblables à celles des Hébreux, put leur être bénéfique, et dans une large mesure. Pour cela, il est plausible que 142

Moïse fut un haut responsable hébreux égyptianisé, ou même un prince des anciennes lignées Hyksôs, expulsés militairement mais avec des populations asiatiques résiduelles dans le Delta. La relative autonomie des autorités urbaines et régionales, durant l’État pharaonique thébain, favorisa le triomphe armé des Hyksôs qui, en règle générale, se limitèrent à établir une puissante citadelle militaire à Avaris (Delta oriental) et des garnisons dans les zones deltaïques et dans la moyenne vallée, réduisant à la position de vassal les autorités et les princes égyptiens, dont beaucoup furent des collaborateurs afin d’éviter la perte totale de leurs privilèges. L’argument le plus fort des envahisseurs était leur technologie militaire, aussi bien leurs terribles haches à doubles lames que l’usage de leurs chars de combat et leur pratique dans le maniement guerrier de la chevalerie, des éléments qui, durant les périodes de basses eaux étaient déterminants dans les affrontements : Thèbes accepta de s’acquitter de ses obligations tributaires et de maintenir une relative autonomie depuis sa région jusqu’à Nekhen, conservant une petite armée. Maneton nous laissa un récit peu aimable sur la conquête faite par les Asiatiques, après la déroute de l’armée, dans le Delta. Sans difficulté ni combat, ils s’approprièrent du pays par la force, capturèrent les chefs, incendièrent les villes de manière sauvage, rasèrent les temples des dieux Et traitèrent les indigènes avec la plus grande cruauté, Ils égorgèrent les uns, emportèrent comme esclaves les femmes et les enfants, À la fin ils firent roi, l’un des leurs… Comme il aurait trouvé une ville de situation favorable À l’est du bras de Boubastis, appelée Avaris, Il l’a reconstruisit et la fortifia avec trois solides murailles ; Il établit en elle un grand nombre de troupes lourdes, Quelque 240 000 hommes, pour la garder… Manéthon (dans Drioton et Vandier, 289)

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Groupements militaires nomades fuyant la sécheresse persistante et le Proche-Orient en guerre entre Mitanni, Kati et Babylone, les Hyksôs s’égyptianisèrent à peine ; ils se limitèrent à se maintenir comme une élite dédiée professionnellement aux armes et profitèrent des autonomies seigneuriales et urbaines pour subsister grâce à leurs impôts. Bien qu’ils acceptèrent d’être « fils de Rê », selon le protocole royal, ils maintinrent l’adoration de Baal sous diverses formes, qu’ils identifièrent vite au dieu Seth, toujours très populaire en Haute-Égypte et considéré comme créateur à légitimité égale avec Horus, de par leur nature royale. Il semblerait que les XVe et XVIe dynasties, que l’on a l’habitude de leur attribuer, contrôlèrent différentes zones du Delta simultanément, bien que le dernier grand monarque connu fût Apophis ou Apophis II, de la XVe dynastie, exactement celle qui contrôlait la forteresse d’Avaris et la moyenne vallée. Alors que disparaissaient presque en même temps la XIIIe dynastie à Thèbes et la XIVe dans le Delta devant l’irruption asiatique, en un peu moins d’un siècle, émergeait une nouvelle lignée, à Thèbes, qui revendiquait la continuité avec les Antef : ce fut la XVIIe dynastie, attachée depuis sa formation à renforcer son organisation militaire, à assurer la fidélité des nomarques et les sanctuaires du Sud et à adopter les techniques militaires des Hyksôs tandis que, diplomatiquement, elle continuait à vénérer les rois d’Avaris. L’avant-dernier roi local de la nouvelle dynastie, Sekhenenrê II, entreprit une politique agressive contre l’hégémonie d’Avaris, évitant un choc frontal, mais déroutant ses vassaux égyptiens de la Moyenne-Égypte, les soustrayant au contrôle asiatique. Nous connaissons les textes qui se réfèrent à son activité, et la plus surprenante fut sa façon symbolico-magique de préparer la destruction de l’adversaire détesté : chaque semaine, sur le lac sacré près du temple de Karnak, Sekhenenrê harponnait jusqu’à sa mort, depuis sa barque sacrée, un hippopotame que ses soldats 144

introduisaient dans les eaux sacrificielles. Il convient de rappeler ici qu’aussi bien le crocodile que le chacal, le serpent ou l’hippopotame étaient considérés comme des animaux rouges, adeptes du dieu Seth, justement la divinité assumée par la royauté asiatique, et par conséquent, harponner l’hippopotame revenait à harponner le roi Hyksôs, qui plus est portait le nom du grand serpent malin Apophis ou Apophis. Il n’est alors pas surprenant que, du non-paiement des impôts, on passe aux défis magiques, et de ces derniers aux batailles ouvertes, au cours de l’une desquelles tomba l’audacieux roi thébain. Il se peut que la bataille durant laquelle fut tué le roi Sekhenenrê fut une déroute égyptienne, mais certainement pas définitive car la momie du roi se conserve et c’est l’unique momie pharaonique, en trois mille ans, à peine enveloppée et présentant cinq blessures de hache hyksôs à la tête, ce qui prouve que son peuple récupéra son cadavre. Son fils Kamosé occupa militairement les oasis de Libye, renforça le nombre des embarcations capables de transporter des chevaux et des chars de combat, prit la moyenne vallée et, profitant de l’inondation, transporta ses troupes pour investir Avaris, et mit, par surprise, Apophis II sur la défensive dans le même Delta. Il n’est pas très facile de délimiter l’action de Kamosé de celle de son frère cadet et successeur, Ahmôsis, mais ce qui est certain, c’est qu’en l’espace d’un nouveau cycle de trois ans, Avaris fut prise, incendiée, et démolie pierre par pierre, et Memphis, soumise pour sa collaboration avec les Asiatiques. Les troupes égyptiennes ne fléchirent pas dans leur acharnement à détruire les citadelles hyksôs de Palestine, action qui culmina avec la destruction définitive de Jéricho, au nord de la mer Morte. Le roi de Koush, au sud de la deuxième cataracte, allié des Hyksôs, fut attaqué et réduit à la position de vassal, de tel sorte que vers 1580 av. J.C., l’État pharaonique avait élargi ses frontières, dans l’intention de créer une bande sécuritaire. 145

Avec Ahmosis commença alors une nouvelle étape dans un pays pour la deuxième fois réunifié, et avec une dynastie thébaine (la XVIIIe) qui inaugurait le Nouvel Empire ou plus exactement, l’unique et certifiable Empire égyptien. Apparemment l’épisode hyksôs fut bref, mais ses conséquences furent considérables. Sur le plan militaire, le deuxième État pharaonique thébain crut que la meilleure défense face aux menaces potentielles de l’extérieur était toujours d’anticiper l’attaque, ce qui poussa les dynasties impériales à maintenir une mobilisation permanente de grande envergure : il ne s’agirait plus d’une armée de 20000 ou 30000 combattants, mais de divisions entières qui, au total, pourraient dépasser les 300000 à 400000 soldats, grâce au recrutement de troupes professionnelles aussi bien dans le Koush que parmi les peuples libyens du désert. Sur le plan politique, la royauté amonienne créa des liens étroits avec le sacerdoce thébain d’Amon, élimina les autonomies seigneuriales et maintint une active centralisation des finances favorisées par les impôts asiatiques, mais aussi sollicitées par les croissantes dépenses somptuaires dans les temples et les hypogées, et surtout pour l’énorme machinerie militaire et opérationnelle. Quant au terrain plus spécifiquement idéologique, l’interrègne hyksôs eut de graves conséquences, puisqu’il ajouta la terreur des invasions à la détresse qui, déjà par le passé, avait produit l’État pharaonique solaire, de telle sorte que la confiance populaire resta à son plus bas niveau. Un monde bien articulé, protégé, flexible dans ses conceptions émergea dans le passé avec Narmer. Ce ne fut pas une époque de grande prospérité, mais de paix et de confiance et elle resta dans la mémoire de toutes les générations égyptiennes. Le fiasco des dynasties absolutistes sapa sérieusement la confiance des Remtw Kémit, comme le signala magistralement Wilson, mais l’irruption asiatique ajouta la terreur au sang et à la démesure illimitée, même avec les rois qui assumaient des noms 146

séthiens, comme les Apophis. Non seulement les pharaons thébains ultérieurs (XIXe dynastie) porteraient des noms en honneur de Seth, mais la peur envahirait également la vie quotidienne et saperait la confiance en les dieux habituels : aux niveaux populaires, la magie protectrice se développa comme jamais auparavant, et au niveau de l’élite des fonctionnaires et sacerdotale commencèrent à fleurir des écoles d’initiation aux mystères de la connaissance. S’initiait ainsi un chemin divergeant qui, mille cinq cents ans plus tard, mènerait à une terrible et irréparable rupture entre le peuple et les dirigeants. Même si, momentanément avec la victoire thébaine et l’expulsion asiatique, tout semblait revenir au bon ordre de la déesse Maât. TOUTHMÔSIS III. L’IMPÉRIALISME THÉBAIN AU ZÉNITH

La situation géographique particulière du Kémit, pays sillonné par mille kilomètres du fleuve Nil et entouré de déserts et de la mer, faisait de lui un pays relativement isolé, avec une seule connexion naturelle au sud de la première cataracte. Ce n’est pas que durant les IVe et IIIe millénaires la politique pharaonique se soit désintéressée des peuples voisins, mais ceci fut toujours un aspect secondaire dans les préoccupations des pharaons horusiens et solaires. Il suffisait de quelques expéditions punitives contre les tribus bédouines libyennes ou arabiques, ou de quelques expéditions militaires contre les peuples du sud de la Nubie pour garantir la tranquillité dans la vallée égyptienne et rétablir les flux commerciaux dont l’État avait besoin : pierre et or dans les wadis orientaux, troupeaux et or dans les terres soudanaises et cuivre dans le Sinaï. Le bois de cèdre, qui était un autre bien précieux pour les toits des temples et la fabrication de grands navires s’obtenait par navigation méditerranéenne jusqu’à la côte phénicienne. Sauf rares exceptions, la royauté pharaonique n’exerça ni occupation, ni protectorat d’espaces 147

non égyptiens, et les rois considérés comme « impérialistes », comme Senousert III durant la XIIe dynastie, ne planifièrent jamais de s’établir durablement en dehors des limites ethniques des Remtw Kémit. La crise osiriaque qui mit fin à un Ancien Empire déjà disloqué n’eut guère de rapport avec le déclin du commerce entre le Delta et la frange palestinienne, mais fut fortement lié à la dégradation des équilibres sociaux internes : en réalité, ce fut l’appauvrissement de la population qui fut à l’origine de l’effondrement de l’État pharaonique et par conséquent, de la fin des relations maritimes avec l’est de la Méditerranée. Par contre, l’arrivée des groupes asiatiques au Delta durant la crise, les famines dans le monde mésopotamien pendant le XVIIIe siècle av. J.-C. et l’acceptation thébaine face à l’installation de ces peuples, comme colonies, dans le Delta, et même dans la région lacustre de Fayum, furent les facteurs externes qui commencèrent à faire pression sur la structure égyptienne. Amenemhat et ses successeurs, en fixant légalement ces populations, finirent peut-être par freiner une attaque militaire ouverte, mais ce qui semble certain, c’est que, lorsque se déchaîna l’offensive des Rois Étrangers ou Hyksôs, ils disposèrent d’un soutien efficace grâce à la solidarité entre les peuples d’éleveurs et idéologiquement sémites. Aux côtés des villes égyptiennes apparurent de petites localités asiatiques comme Tanis et Avaris, et parallèlement au paysannat égyptien commencèrent à se multiplier les populations de pasteurs, de langues et coutumes orientales ; même des villes comme Memphis ou Héracléopolis eurent très vite recours à des milices mercenaires d’origine asiatique. L’attaque déferlante des Hyksôs permit la formation et la multiplication de toutes ces tendances. La destruction d’Avaris et l’expulsion des éléments armés asiatiques éliminèrent le pouvoir étatique des pharaons, mais ne modifièrent pas fondamentalement les données d’une Basse148

Égypte traversée par les tensions. L’idée sans cesse défendue par Pirenne d’un Delta tolérant, cosmopolite et ouvert au monde reflète la réalité d’une perte croissante des positions égyptiennes dans son espace méditerranéen et la transformation lente de la région en une terre de tous, c’est-à-dire de personne, comme si à la sédimentation alluvienne du Delta venaient s’ajouter de nouvelles alluvions avec des personnalités différentes et parfois même opposées à celles de l’Égypte. Il ne fait aucun doute que depuis ce moment-là, au milieu du IIe millénaire, la BasseÉgypte emprunta la route vers la « déségyptianisation », aussi bien sur le plan matériel que sur le plan idéologique : ceux qui saluèrent son « cosmopolitisme » célébrèrent de fait sa désarticulation. Car une culture qui se trouve en phase de désarticulation ne peut générer une pensée créative, ni même conserver celle qu’elle avait durant les périodes précédentes. Tout comme les êtres humains, les formations culturelles naissent durant les temps fondateurs, se déploient pendant les temps classiques et périclitent durant ceux de décadence. Il arrive fréquemment que la descente ou perte de dynamisme culturel ne soit pas perceptible durant une longue période, car dans cette descente naissent encore des travaux ou des idées qui avaient germé bien avant, et surtout parce que l’action politique de l’État peut atteindre ses plus hauts niveaux de réalisation, soit en architecture soit dans le domaine militaire. Bien que cela semble paradoxal, il se pourrait que l’Ancien et le Moyen Empire aient été plus classiques que l’admiré Nouvel Empire, que nous préférons appeler simplement Empire. Le deuxième pharaon thébain, depuis ses débuts, suivit un fort processus de militarisation et son obsession pour se libérer de toute épisode hyksôs le mena à une extraversion constante, aussi bien sur le plan belliqueux que diplomatique, installant des garnisons en terres libyennes, palestiniennes et koushites, mais devint aussi de plus en plus 149

dépendant des importations de toute sorte de produits et des charges tributaires des États vassaux. En maintenant la capitale dans le sud, la XVIIIe dynastie maintint ses normes culturelles dans la sphère classique, mais la nécessité de se distinguer dans ses relations internationales le mena vers une authentique course aux constructions de plus en plus impressionnantes, un effort qui dévora la trésorerie et appauvrit la population. Bien que ce soit une royauté méridionale, dans la même Thèbes des Antef, la politique impérialiste et la nécessité d’amalgamer, tout autour d’Amon, toutes les cosmologies de la vallée, rapprocha les XVIII-XXe dynasties de ce qu’avait été la royauté solaire : un gigantesque appareil étatique – malheureusement aujourd’hui, beaucoup plus militarisé – dédié à la construction de temples et de tombes, tandis que les carences allaient faire leur apparition dans certains secteurs. Il est certain que, jusqu’au règne d’Aménophis IV-Akhénaton, cette dépendance des rentrées extérieures et cette fragilité du paysannat n’étaient pas vraiment flagrantes car le fonctionnariat étatique opérait avec efficacité et les systèmes de collecte-redistribution se montraient capables de palier aux sécheresses et aux mauvaises récoltes. Mais en réalité, la nouvelle société pharaonique s’était habituée à vivre de ressources étrangères, et pour cela, sa machinerie militaire était devenue très vite la plus grosse dépense étatique, dans un effort démesuré pour garantir la collecte des impôts asiatiques et africains. À Thèbes, mais aussi à Memphis come résidence secondaire, les délégations politiques et commerciales des Keftjw ou crétoises et celles des divers États Amw ou asiatiques commencèrent à être habituelles, et leur aspect solennel et luxueux contribuait à donner à la population urbaine une fausse sensation de sécurité. Les expéditions à la recherche de produits exotiques pour les temples, comme celles, vers 1500 av. J.-C. que la reine Hatchepsout envoya vers le méridional Pays de Pount – probablement la Corne 150

de l’Afrique et le sud-ouest arabe – et les victorieuses campagnes militaires de Thoutmôsis III dans tout le bassin de la Méditerranée orientale, convainquirent le monde de l’époque que le soleil égyptien se trouvait au zénith. En réalité, la puissance de l’Égypte impériale reposait sur une solide économie reconstruite et améliorée sous le premier État pharaonique thébain, et réactivée avec l’expulsion des Hyksôs : dans la mesure où les marchandises extérieures dévaluèrent la production interne et que commencèrent l’appauvrissement et l’endettement des paysans, l’état impérial thébain construisit au fil du temps son prestige sur des bases de plus en plus instables. Quelles sont les répercussions du processus impérialiste sur la pensée égyptienne, dans ses différentes variantes ? Dans les formes, rien de visible extérieurement ne semble affecter les conceptions déjà classiques. Amon, dans sa version thébaine, occupait toujours l’espace mental qu’eurent Atoum ou Ptah dans la royauté memphite, même si dans son aspect d’Amon-Rê il avait une versatilité que le dieu de Lounou n’eut jamais. Baal disparut complètement jusqu’à l’arrivée des Assyriens dans le Delta, durant le VIIe siècle av. J.-C. et Seth, par contre, resta associé à Sekhmet (la déesse lionne) dans le Delta et directement dans la Haute-Égypte, où elle n’a jamais été effacée comme divinité royale : même l’importance thébaine du dieu enfant Khonsou, avec son aspect lunaire, renvoyait aux deux Combattants Horus-Seth et à leur combat pour la royauté dans le pays sacré du Nil. La vénération d’Osiris continuait à occuper une place centrale dans la mentalité égyptienne, et son temple d’Abydos reçut toujours une aide préférentielle de l’État. Les pharaons, à leur tour, avaient l’habitude de consacrer dans leurs noms d’intronisation la prééminence de Amon (les Aménophis), mais beaucoup prirent comme signe distinctif le dieu Thot (les Thoutmôsis), le Principe Suprême de la cosmothéologie de Schmun-Hermopolis, qui commençait aussi à être vénéré 151

comme le sage qui jugeait le âmes défuntes, annotant dans son livre les actions mémorables et néfastes de chaque humain dans son désir de « sortir à la lumière du jour », ce qui était le nom égyptien du dénommé à tort Livre des morts. En surface, rien n’avait changé dans la mentalité pharaonique après l’interférence asiatique, et la deuxième monarchie thébaine suivait les méthodes de son prédécesseur. Depuis Aménophis I, le successeur d’Ahmosis, les activités constructives avaient repris, aussi bien à Karnak que sur la rive gauche de l’agglomération thébaine. Les grandes salles hypostyles de Louxor s’agrandissaient à Karnak, l’avenue entre les deux temples se peuplait de statues de sphinx et très vite s’érigèrent de grands obélisques solaires en commémoration des victoires et en honneur au dieu Amon-Rê, dans le style des cours intérieures du temple d’Atoum à Lounou-Héliopolis. Des temples funéraires sur la rive occidentale commencèrent à apparaître, et les hypogées-tombes s’enfoncèrent dans la terre sur le flanc des monts libyens ; et exactement comme le développement des enterrements royaux, se multiplièrent aussi les voleurs, spécialisés dans le pillage des tombes royales et de celles des fonctionnaires, ce qui démontre bien que pour certaines couches de la population, la terreur des menaces magiques qui protégeaient les morts était déjà assez faible : si la tombe de Toutankhamon fut retrouvée intacte, ce fut grâce à un nouvel enterrement qui la recouvrit de quantités énormes de terre qui finirent par la cacher. Les processions fluviales – funèbres ou d’adoration – qui se déroulèrent à Qustul atteignirent, durant cette époque, leur plus grande réputation : la population pouvait ainsi être présente au passage du dieu vivant, en plus de le contempler porté en triomphe dans la cour d’accès aux temples. Le rituel s’alourdit, principalement dans les temples au service d’Amon-Rê, et la liturgie envahit presque tous les espaces de la vie quotidienne. 152

Ce fut dans ce contexte que furent écrits les textes dédiés au passage vers l’au-delà, les dénommés Livres de la Douât et des Morts. La montée directe aux espaces stellaires et zénithaux de la Douât, une ancienne prérogative pharaonique, apparaît toujours dans les supplications des Moyen et Nouvel Empires, mais en général, il faut pénétrer avec Osiris dans la barque nocturne pour espérer s’élever dans la barque solaire de Rê. Les textes des pyramides étaient stellaires ou solaires avec un recours latéral à l’action restauratrice d’Osiris. Les textes du Moyen Empire, inscrits sur les sarcophages des rois et de l’élite, décrivaient l’action génératrice d’Amon et rendaient à Osiris toute la centralité de la mort. Osiris règne aussi dans les nouveaux écrits impériaux, mais dans ces nouveaux écrits apparaît un élément nouveau qui n’a pas été présent avant la XVIIIe dynastie thébaine : la peur, fréquemment personnifiée par des démons ou des esprits malins, mais aussi par un inframonde d’animaux nuisibles et de feu éternel. L’empreinte asiatique apparaît avec force dans les textes qui accompagnaient les défunts vers le bonheur transcendant, puisque la terreur poursuit sans trêve ceux qui entreprennent leur dernier voyage. Délivre-moi de ces Esprits Gardiens, armés de longs couteaux et dont les doigts font si mal ! Je le sais : le massacre des serviteurs d’Osiris les rend heureux… Qu’ils ne puissent pas ne capturer ! Qu’ils ne me traînent pas vers leurs chaudières ! […] Délivre-moi de ce démon, dont l’aspect rappelle celui d’un chien, mais dont les sourcils ressemblent à ceux d’un être humain ! […] Il monte la garde dans les canaux du Lac de Feu dévore les cadavres des morts, coupe en morceaux leurs cœurs et jette des immondices…

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Oh, toi, puissant Seigneur des Deux Terres, Seigneur des Démons rouges ! Je sais très bien que tu règnes dans les lieux d’exécution et que les viscères des morts sont ta nourriture préférée. Éloigne-toi ! Livre des Morts XVII (traduction de Kolpatkchy)

Il se peut que cette invocation propitiatoire remonte au Moyen Empire, mais son usage courant pendant l’Empire prouve sa popularité croissante. La mort n’est déjà plus un simple passage pour l’humain, mais le début d’une route dangereuse sur laquelle guette le mal, et avec lui, les Démons Rouges, les bêtes diaboliques de nature séthienne. L’incertitude dans la vie, une vie pleine de risques et de menaces sous des États pharaoniques faibles, se prolonge dans les champs de l’Occident, là où l’ancien roi Seth maintient sa prépondérance cruelle sous un aspect canidé. L’Enfer ou inframonde dispose d’un lac en flammes et de serviteurs démoniaques rouges comme le sang ou le désert, que le défunt doit éviter, protégé par des paroles magiques, les paroles de pouvoir qui sont habituellement des noms divins. Comme l’a souligné Schwarz dans son étude sur le Livre des Morts, les formules protectrices se généralisent dans les tombes de la haute société et dans les tombes communes, car l’individu de l’époque thébaine se méfie de l’ordre humain et, par la même, du divin. Les suppliques se multiplient alors, les amulettes préventives et les prières de contenu obscur, à la recherche d’une protection qui rend possible le passage victorieux à travers la nuit jusqu’à pouvoir se lever comme Osiris dans le Champ oriental de roseaux, dans lequel l’Horus de l’Horizon (Horakhty ou Harmakhis) fait naître le jour et à partir duquel Rê conduit sa barque solaire. La première représentation picturale d’un enfer comme le chrétien, nous la trouvons précisément dans la vallée des Rois, dans l’une des chapelles latérales de la tombe de Ramsès III, vers 1180 av. J.-C. Dans cette chapelle, un gigantesque serpent, 154

dont les anneaux forment un pont, s’élève au-dessus d’une mer de flammes dans laquelle des torses nus d’hommes et de femmes lèvent les bras dans un appel au secours. Au-dessus de ce pont périlleux traversent les âmes des défunts qui, si le poids de leurs péchés n’est pas excessif et si le serpent n’ouvre pas ses anneaux, arriveront à atteindre l’autre rive de l’enfer en flammes. Cette image réunit les éléments du futur Hadès grec, avec sa rivière Styx qu’il faut traverser avec un batelier inquisiteur, l’effrayant canidé Cerbères étant gardien de son accès. Mais cela préfigure même plus directement, et avec des couleurs vives, l’Enfer que déjà les anciens chrétiens devinèrent aux traits séthiens d’origine égyptienne claire. Rien ne prouve que ce monde infernal – plein de démons, de bêtes dépeceuses, de chaudières brûlantes, de flammes, sans oublier l’énorme serpent maléfique Apophis – qui peuple les écrits magiques et les inscriptions tombales, fût déjà ainsi dans le Kémit ancien. Le désespoir d’amples secteurs de la population durant les ultimes phases de l’Ancien Empire, et pendant la crise osiriaque, ainsi que la peur généralisée par l’hégémonie asiatique, remplirent l’esprit populaire d’images menaçantes. Seth restait toujours un roi puissant, de pair avec Horus, mais plus tant dans sa fonction dynamisante, mais plutôt dans sa représentation d’un mal déjà présent parmi les vivants : Seth serait ainsi la base du Satan judéo-chrétien et musulman, une incarnation prototype du mal. Oh, toi [Atoum-Kheper], qui pousse la barque de Rê, Regarde ! Les voiles et les vergues de ta barque Se gonflent de vent Tandis qu’elle glisse sur le Lac de Feu dans la Région des Morts. Ici, j’ai réuni toutes les Paroles de Pouvoir de toutes les régions dans lesquelles elles étaient ainsi que dans le cœur de tout être humain Qui les a hébergées… Livre des Morts XXIV (traduction de Kolpaktchy)

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La parole conserve son caractère primordial, créateur de réalité, mais déjà durant cette période, elle a une fonction particulièrement magique, celle de préserver l’accessibilité à la Réalité profonde. Pour cela, connaître les noms divins est une condition pour aller au-delà des dangers qui guettent le défunt dans sa marche vers la bienheureuse éternité. Sans doute, la majorité des presque deux cents textes qui font partie du livre pour la Sortie de l’Âme à la Lumière du Jour, recueillent la plupart des concepts et des expressions déjà présents dans les Textes des Pyramides, popularisés durant le Moyen Empire dans les dénommés Textes des Sarcophages bien qu’avec une ascendance de plus en plus importante de la figure d’Osiris, le Grand Noir, le vainqueur de la mort. L’identification du défunt avec Osiris n’était plus suffisante aux yeux des habitants de l’Empire, d’où la nécessité d’une connaissance des paroles de pouvoir, des noms secrets des divinités, pour obtenir de nouvelles identifications capables de protéger le mort des êtres démoniaques. Petit à petit, la magie atteint une si grande importance que les amulettes corporelles se popularisent et les scribes obtiennent une bonne partie de leurs revenus de la rédaction d’invocations funéraires pour le blindage de la future momie. Si l’Ancien Empire fut présidé par la métaontologie (métaphysique) dans presque tous les sanctuaires, le Moyen Empire le fut par la connaissance de la cosmologie ou formation de l’univers ; l’Empire est déjà le début de la prépondérance des opérations magiques dans les temples, mais plus particulièrement dans les tombeshypogées. L’idée popularisée dans le monde contemporain d’une Égypte obsédée par la mort et ses menaces a ses fondements pendant cette étape, beaucoup plus que pendant les précédentes, dont les monuments étaient dominés par les écrits de lumière stellaire ou solaire dans lesquels la confiance et l’optimisme étaient parfaitement perceptibles. Le Kémit impérial des Aménophis et Thoutmôsis, qui donnait une impression 156

extérieure de pouvoir militaire et de grandeur architectonique, souffrait dans son intérieur des conséquences de la peur, comme l’a bien signalé Wilson : une terreur née déjà avant la Révolution osiriaque, et qui augmenta durant la dure hégémonie des chars Hyksôs et à peine palliée par les fastes officiels du nouvel État pharaonique thébain. Comme un ver rongeur, la méfiance envers le roi et son État soulignait le fait que la conception axiale de l’homme-dieu était déjà loin de la solidité qu’elle avait eue durant les deux précédents millénaires. Les murs et les colonnes des temples continuèrent à montrer les pharaons vainqueurs, rangées interminables d’Amw (asiatiques) et de Nahasjw (nubiens) enchaînés, ainsi que d’innombrables scènes dans lesquelles Amon et Maât concédaient leur faveur au monarque. Les grandes célébrations du calendrier égyptien, les processions et les couronnements royaux, tout ceci atteint un faste probablement supérieur à celui des dynasties solaires mêmes, mais l’inquiétude continuait à s’immiscer de manière tranquille dans les esprits de toute la population : le zénith visible cachait à peine les nuages de l’incertitude générale. Et malgré tout, l’État pharaonique impérial recomposa l’administration et élimina les tendances seigneuriales héréditaires, et fit même en sorte que le Grand Sacerdoce d’Amon soit directement choisi par le pharaon, devenant ainsi le deuxième personnage de l’État, bien que sans droit d’intervention dans les questions relatives à l’État. Dans une large mesure, comme cela s’était déjà passé durant l’Ancien Empire, des secteurs sacerdotaux et administratifs montrèrent, à nouveau, une propension à identifier Atoum ou Ptah comme l’Être Unique dans la réalité duquel se trouverait toute la connaissance de la vérité et, comme par le passé, ceci se fit sans exclure aucune divinité mineure ou sans identifier ces principes suprêmes avec Amon ou sa variante syncrétique d’Amon-Rê.

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Nous devons ici évoquer un règne particulier, celui de la reine Hatchepsout qui, entre 1500 et 1400 av. J.-C. approximativement, gouverna le Kémit avec intelligence et énergie. Fille, sœur et tante de pharaons, Hatchepsout fut l’unique reine d’une dynastie impérialiste – avant Akhénaton – qui maintint la structure de l’Empire sans recours à la guerre, de telle sorte que son grand temple funéraire à Deir el-Bahari – sculpté dans la montagne libyenne – montre dans des reliefs et peintures son accès à l’État pharaonique et ses expéditions commerciales au lointain Pays de Punt au détriment de scènes de guerre. Son neveu et successeur, Thoutmôsis III, qui accéda au trône aux alentours de la cinquantaine, fut probablement la plus grande preuve de l’impérialisme du Nouvel Empire et ses stèles commémoratives se retrouvent dans les îles et sur les côtes d’une bonne partie de la Méditerranée orientale. En réalité, Hatchepsout put assurer la paix car l’hégémonie égyptienne était incontestable et parce que son contrôle de l’administration était strict et efficace ; mais si son gouvernement n’avait pas été suivi de celui d’un roi belliqueux, la marche égyptienne aurait pris l’eau parce qu’elle dépendait déjà, dans une grande mesure, de ressources extérieures au pays. Sans aucune intention de rentrer dans une polémique, par rapport aux égyptologues, sur le fait que la reine fut réellement un pharaon dans la forme et dans le fond – voir Pirenne ou Frankfort – il conviendrait de préciser certains éléments. Comme dans la majorité des peuples néolithiques, le patriarcat donne la légitimité du pouvoir aux hommes, et seulement aux femmes exceptionnellement ; mais dans les cultures africaines du passé, et dans quelques-unes encore de nos jours, il y a des reines qui peuvent gouverner en solitaire, et pas en condition provisoire de régentes ou reines mères. Les images et les textes du temple de Deir el-Bahari sont éloquents : la reine portait la barbe postiche pharaonique et était consacrée depuis sa naissance comme la fille d’Hathor, et pour autant comme un 158

véritable Horus vivant ; et bien que souvent on cache ses attributs féminins, dans d’autres cas ses seins sont mis en évidence même si elle porte la barbe cérémoniale. Dans la longue histoire du Kémit, avant même la royauté grecque, dans sa phase terminale, il y eut seulement quatre reines, ce qui est une preuve que la transmission était jugée préférable, mais la grandeur d’Hatchepsout est qu’elle occupa le trône durant plus d’un quart de siècle, au cœur d’un tourbillon militaire expansionniste et, de plus, elle le fit en refusant d’entrer en guerre. Il y a peu de chances pour que l’État pharaonique de cette reine puisse être considéré, comme ce qui a été écrit : « une aberration théologique », parce que ni les prêtres d’Amon, ni ceux des autres sanctuaires ne pouvaient l’éviter : nous pensons que ce fut une reine légitime capable d’écarter de nombreux candidats à la régence et de maintenir dans une position subordonnée son neveu et héritier, Thoutmôsis III qui, précisément, n’était pas un individu timoré. Qui plus est, et ceci est un fait incontournable, beaucoup de pharaons prenaient une de leurs sœurs pour épouse officielle : il ne s’agissait pas de déviations psychiques, dans le style d’un Caligula à Rome, mais d’une forme préférentielle de légitimer le pouvoir. Nous sommes là devant un vestige probable d’un très vieux système matriarcal, qui resterait vivant dans la royauté et qui, de par son anomalie comme tabou incestueux, donnerait au roi un caractère plus distant et distinct du reste des humains ; sur cet aspect, il conviendrait de consulter des anthropologues comme De Heusch, qui analysèrent ce type d’infraction dans les monarchies nilotiques des Grands Lacs, même si leur orientation freudienne les poussa à développer davantage les aspects psychologiques que ceux proprement politiques. Le matrilignage, en Afrique, reste de nos jours parfaitement en vigueur parmi les Ąkan du golfe de Guinée, et les fiançailles pharaoniques avec leurs sœurs ne devraient pas non plus être le fruit d’aberrations sexuelles ou doctrinales. 159

ATON. FAIBLESSES D’UNE RÉVOLUTION MANQUÉE

Bien qu’il s’agisse d’une divinité ancienne des Anw, Amon le Caché acquit seulement ce degré d’importance qui l’identifie comme le Grand Dieu du Kémit avec l’ascension de la Ire dynastie thébaine, la XIe des Antef, aux alentours de l’an 2000 av. J.C. Son nom, déjà au IVe millénaire, s’employait comme invocation dans les zones de la Haute-Égypte, car nommer le Non Manifeste était presque équivalent à le rendre manifeste dans toute sa puissance primordiale. Cet emploi du nom sacré d’un dieu qui se trouve dans tout, sans être lui-même perceptible, se maintint jusqu’à se généraliser durant l’Empire. On pouvait louer Ptah ou à Horus, mais la clôture de la prière commença à être invariablement le Nom du Caché par excellence : une invocation, une supplication ou une action de grâce ne pouvait se terminer sans demander la confirmation de l’Éternel, de Celui qui N’est pas Manifeste, sans lequel rien ne serait devant nos sens. L’envergure de la vieille divinité de l’Ogdoade de SchmunHermopolis était telle que, quand elle fut assumée par les Thébains, son homologue féminin (Amonet, la Manifeste) put être déplacée sans difficulté car Nout, Hathor ou Mout, comme le signala Plutarque, pouvaient être ses « épouses » et établir ensemble une triade génératrice du monde juste. Quant à Isis, quelquefois appelée Mut, d’autres fois Athiry (Hathor) et Methier (Neith de Saïs, la Pléthorique) On dit que le premier de ces mots signifie « Mère », Le deuxième « Habitation terrestre d’Horus » dans le même sens donné par Platon à Isis « le Siège » et le « Réceptacle » de la génération, le troisième est composé de deux mots qui veulent dire « plein » et « cause ». Plutarque 127-128 (57)

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Les Hébreux ou Apirw, après leur séjour de plusieurs siècles en Égypte, revendiquèrent Moïse comme Dieu Unique très semblable à l’Aton du pharaon Aménophis IV, mais ils ne purent abandonner dans leurs prières l’interpellation finale au Nom plus sacré, celui d’Amon ou Amen. Les chrétiens conservèrent cette pratique judaïque, bien qu’ils se soient très vite éloignés de la Torah des Hébreux, de telle sorte que le mot « Amen » ferme en général toute prière ou invocation. L’islam, né comme judaïsme et christianisme dans le monde égyptien, n’abandonna ni un seul instant l’utilisation invocatoire du mot Amin qui finalise toujours ses prières aujourd’hui. Il existe un certain nombre d’équivalents africains de cet emploi du Nom divin, tout comme de la même racine chez les Dogons du Mali lorsqu’à la fin d’une invocation, ils utilisent le mot Amma ; et déjà de sémantique différente, les peuples de la langue bantoue comme les Basaa du sud du Cameroun, qui terminent leurs affirmations avec le mot Mbok ou Mbog, qui signifie « unité » mais aussi « perfection ». Si bien qu’avec un nom et une racine très différents, les Grecs assimilèrent vite Amon à Zeus, comme nous le voyons chez Hérodote ou Diodore et Plutarque. Certains auteurs de la Philosophia Perennis virent ainsi une racine commune du mot Amon avec le Aum (On) des invocations hindoues et bouddhistes, mais historiquement ceci serait bien plus problématique. Dans tous les cas, cette profonde et sérieuse appropriation populaire du nom divin prouve clairement sa réputation durant les derniers deux mille ans du Kémit. Manéthon le Sebennytos pense que ce mot [Amon] signifie chose cachée action de cacher. Hécatée d’Abdère ajoute aussi que les Égyptiens se servaient de ce mot pour appeler quelqu’un, car cette voix est interpellative. Ainsi, s’adressant au premier Dieu, le même, selon eux, qui se trouve dans l’Univers,

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comme un être invisible et caché, l’invitent et l’exhortent en l’appelant Amon à se montrer devant eux et à se découvrir. Plutarque, 33 (9)

Cependant, la popularité d’un dieu rencontre de dures contreparties. Au IVe millénaire, Horus et Thot furent sans doute les dieux les plus vénérés, à l’intérieur et hors des sanctuaires. Mais des éléments de l’élite sacerdotale et administrative préférèrent Atoum ou Ptah, concepts plus subtils et moins à la portée de la manipulation populaire : ce que le peuple assuma d’Atoum fut, avant tout, sa manifestation solaire sous forme de Rê et de Ptah, son ancien caractère chthonien comme accompagnateur des défunts, se rapprochant ainsi d’un Osiris à demi marginalisé par la pensée officielle de Memphis. De manière similaire, de nos jours, de nombreux Occidentaux évitent le nom de Dieu le Père parce que ce serait excessivement vulgaire et ils préfèrent les indéterminations de Allah ou Brahma qui, dans la distance culturel, leur semblent plus éminentes et moins contaminées par des formes populaires de matérialisation. Qu’il en soit ainsi, si les secteurs de l’élite pensent que c’est mieux de cette manière, mais le fait historique est qu’Amon fut, depuis l’Empire, le Dieu de l’Égypte, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, même avec les traits de Ptah, de Rê ou de Thot, et ceci ne devrait pas être passé sous silence dans notre étude. Cependant, si intellectuellement l’émergence d’Amon se présentait excessivement syncrétique et chargée d’attributs aussi matériels qu’une épouse et un fils, socialement sa prééminence conférait un prestige et une importance considérables aux groupements sacerdotaux qui servaient dans les dépendances de la vallée qui lui étaient consacré. Et ceci pouvait représenter une menace pour le pouvoir royal. Les deux aspects jouèrent un rôle émergeant dans les options qu’Aménophis III choisit de ma162

nière prudente et que son fils Aménophis IV modela de manière décisive au milieu du XVIe siècle av. J.-C. Pour cela, présenter le jeune roi qui fonda Akhet-Aton (la ville de l’Horizon d’Aton) à Tell el-Amarna – dans la moyenne vallée – et qui établit un culte solaire au Dieu Unique, comme le « premier monothéiste » du monde est, pour le moins, une énorme exagération. Même avant l’unification, sous Narmer, l’idée d’un Dieu Unique d’où jaillissait tout sans renoncer à être lui-même non seulement existait parmi les Anw, mais justement dans l’On du Nord (Lounou) prit la forme d’un grand sanctuaire dédié à Atoum et dans les cours duquel s’élevaient des obélisques solaires en son honneur : on ne peut même pas affirmer qu’Atoum était impopulaire ou rarement vénéré, mais au contraire la population se sentit davantage unie avec sa matérialisation solaire comme Rê, car c’était une forme plus perceptible de cette divinité suprême. Le clergé d’Amon lui-même, à Thèbes, écrivait depuis plusieurs règnes sur Amon-Rê ou inscrivait des invocations à Atoum et Ptah sans le moindre remord ou objection idéologique d’hypothétiques censeurs. Pour autant, il existait durant l’Ancien Empire un courant de nature essentialiste qui préférait les indéterminations attributives de Dieu aux multiples formes que l’esprit populaire pouvait donner à Amon, de plus en plus chargé de traits étrangers. Lorsqu’Aménophis III, avec le soutien actif et décisif de son épouse Tiyi, vers 1400 av. J.-C., commença la construction d’un petit temple à Aton, dans le complexe de Karnak dédié à Amon et Khonsou, il n’y eut aucune opposition de la part ni du clergé, ni du palais. Avoir une prédilection pour une des multiples variantes formelles du Principe Suprême, Dieu ou de quelque autre nom qui lui ait été donné, n’a jamais été un crime dans la vallée égyptienne, ni même durant le règne d’Aménophis III.

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Au sens le plus classique, Aton était la variante nocturne de Rê, ou si l’on veut le visage caché du Principe Suprême, Atoum. Mais durant mille cinq cents ans, il fut à peine un aspect de la divinité principale. En lui dédiant une attention particulière, Aménophis III et Tiyi lui donnèrent une plus large portée, avec les traits de principe unique ; ils pouvaient ainsi, avec un groupe sélectionné d’accompagnateurs et de prêtres, se concentrer sur son adoration comme Réalité Suprême, sans contourner les cérémonies officielles en honneur à Amon. D’une certaine manière, Aton passa de l’obscurité à la pleine lumière, comme forme exclusive de Rê, incluant la dimension essentielle réservée jusqu’alors à Atoum dans la doctrine héliopolitainne. Ceci ne créa pas non plus de tensions puisque les visites au sanctuaire de Ptah, à Memphis et à Lounou-Héliopolis, furent fréquentes et les appuis économiques à leurs clergés respectifs, stables. La dévotion du couple royal fut telle qu’à partir de sa quinzième année de gouvernance elle n’entreprit plus aucune action militaire, limitant la chancellerie royale sous la direction habile de Tiyi, à maintenir une correspondance diplomatique active qui garantissait la soumission tributaire des princes asiatiques subalternes. Sans discordance, Aton prenait les traits d’Atoum. Toi, Aton, tu es l’Unique, l’être dont l’existence existait déjà avant l’existence, qui a créé le ciel, qui a créé la terre… la terre vit de tout ce que tu as créé. Hymne à Osiris, n°12.

Le jeune prince Aménophis, de haute sensibilité spirituelle, grandit dans une ambiance de palais hautement favorable à la méditation et à l’adoration. Éduqué dans l’art de la gouvernance près de son père Aménophis III, avec lequel il fut corégent durant vingt-cinq ans, il observe avec normalité un Empire qui 164

fonctionne comme un moteur bien huilé et assume l’État pharaonique avec la conviction que les décisions du roi peuvent se transformer, sans hésitation, en loi. Il n’est pas certain qu’il ait rompu les hostilités avec le clergé ammonite ou qu’il ait arrêté de soutenir ses temples, ni que depuis sa nouvelle capitale solaire à Amarna il aurait donné l’ordre de détruire les effigies d’Amon, par contre il est vrai qu’il s’isola de la capitale thébaine et centra ses activités sur le milieu rituel d’adoration du soleil dans sa forme de disque radiant de bénédictions. Autour de lui, une minorité jeune, enthousiaste, intelligente et sélectionnée de penseurs, prêtres et artistes l’aidèrent à façonner une nouvelle vision du monde, avec un art réaliste et moins hiératique que le précédent. Ton visage resplendit ravivant les cœurs. Tu remplis les Deux Pays de ton amour, Oh ! Noble dieu qui s’est créé lui-même, qui a construit toute la terre et tout ce qui s’y trouve, les hommes, toutes les bêtes domestiques et sauvages, les arbres qui poussent sur la terre. Ils vivent quand tu as brillé sur eux, Tu es le père et la mère de ceux que tu as créés. [..] Tu es seul, mais tu as en toi des milliers de vies pour raviver les créatures. Voir tes rayons est le souffle de la vie. Toutes les fleurs qui germent du sol, vivent, et grandissent quand tu as resplendi elles s’enivrent de ton visage. Tous les animaux sautillent sur leurs pattes les oiseaux qui étaient dans leur nid, volent de joie leurs ailes qui étaient repliées, s’ouvrent pour célébrer le soleil vivant. Bilolo, Petit Hymne à Aton Vivant.

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Chacun des chants en l’honneur d’Aton déborde de joie et de reconnaissance, concentrant sur le disque solaire l’idée de génération de l’ordre, de la beauté et de la vie. Dans des fragments comme celui-ci on trouve la référence au psaume 104 de l’Ancien Testament, parfaitement connu de Moïse et des Hébreux qui le suivirent en exil, dans son long nomadisme à travers le Sinaï. Probablement l’action cosmothéologique du pharaon d’Amarna laissa plus de traces chez ce peuple égyptianisé que fut le peuple hébreu, que chez les Égyptiens eux-mêmes, car Aton – comme le Dieu d’Abraham – n’accepta ni les dédoublements ni les multiplicités de l’ordre divin autour de lui. Le message d’un unique créateur universel, tout puissant et protecteur, paternel envers tous les êtres et tous les peuples fut bien reçu par les chancelleries asiatiques, dépendantes de l’Empire égyptien, mais n’atteint pas le grand public dans les terres nilotiques où l’idée d’un dieu supra-ethnique et sans un amour spécial pour les Égyptiens ne reçut pas un accueil des plus enthousiastes. Probablement Aménophis IV, rebaptisé Akhénaton, bien qu’il ait été bien préparé pour gouverner, sous-estima le fait que la nouvelle doctrine était plus acceptable par les vassaux extérieurs que par son propre peuple. À cela il convient d’ajouter le renoncement à sa divinité comme roi, compréhensible doctrinalement parlant, mais non culturellement, et qui réduisit la ferveur populaire pour le nouveau monarque. Évidemment, des groupes d’enthousiastes se consacrèrent à effacer les effigies d’Amon sur beaucoup de murs de temples, mais jamais il n’y eut de chasse aux sorcières ni de rupture avec le clergé amonien. Si un Empire ou un gouvernement mondial avait prétendu chercher l’harmonie universelle et la réalisation humaine dans la connaissance, il est possible que le projet atonien eut obtenu une meilleure fortune, mais en général les empires se construisent pour des raisons moins verticales et un peu plus 166

matérielles : se protéger d’hypothétiques attaques, ajouter de la richesse à celle déjà existante ou simplement éviter les problèmes intérieurs en organisant de véritables fuites en avant. Il est indéniable que les Aménophis et les Thoutmôsis furent des rois aguerris et brillants et que beaucoup de monuments qu’ils ont laissés étonnent toujours de nos jours, mais leur action a très peu à voir avec l’élévation de l’esprit vers sa première origine ou vers l’absolu dans lequel nous existons. Comme symbole de pouvoir cosmique, le soleil était parfaitement acceptable par les Cananéens ou les Libyens, mais ni les Égyptiens, ni les Koushites (les gens du Nil) ne comprirent qu’Amon et ses Ennéades et Ogdoades, qui les avaient toujours accompagnés, fondraient sous les rayons du nouveau disque solaire, Aton. En termes exclusivement théoriques, pas même l’acceptation de l’occultation nocturne du soleil ne peut sembler acceptable, car cela reviendrait à admettre que pendant l’obscurité tout restait soumis au mal et à la solitude humaine. Le Grand Hymne qu’Akhénaton dédia à Amarna loue les innombrables bénéfices des rayons d’Aton, mais même dans ce chant magnifique de joie et d’action de grâce il est impossible d’esquiver la présence répétée des ombres de la nuit, avec leur lot de peurs, d’embûches et de délaissements. Dans ces ténèbres, où finit Osiris ? Quel dieu sage, comme Anubis ou Thot, donnerait accès à la barque nocturne qui, traversant l’obscurité, émergerait finalement avec l’aube, plein Est ? Akhénaton, beaucoup plus que les supposés polythéistes qui suivaient Amon, était théoriquement prisonnier dans la contradiction duale entre la vitalité diurne et l’amoindrissement nocturne, et sa luminosité de dieu unique restait limitée sur le plan cosmique, tandis que ses prédécesseurs avec Atoum-Rê acceptèrent l’obscurité comme antichambre ascensionnelle des étoiles polaires.

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Tu es devant nos yeux mais ta marche demeure inconnue. Lorsque tu te couches dans l’horizon occidental, l’univers est plongé dans les ténèbres et comme mort. Les hommes dorment dans les habitations, la tête enveloppée, et aucun d’eux ne peut voir son frère. Volerait-on tous leurs biens qu’ils ont sous la tête, qu’ils ne s’en apercevraient pas ! Tous les lions sont sortis de leur antre, et tous les reptiles mordent. Ce sont les ténèbres d’un four et le monde gît dans le silence, C’est que leur créateur repose dans son horizon. Mais à l’aube, dès que tu es levé à l’horizon, et que tu brilles, disque solaire dans la journée, Tu chasses les ténèbres et tu émets tes rayons, alors le Double-Pays est en fête, L’humanité est éveillée et debout sur ses pieds ; Bilolo, Grand Hymne à Aton, 40-52

L’importance que le monde occidental accorda à l’œuvre fugace et innovatrice d’Akhénaton se rapporta à une certaine conception du Dieu Unique, qui se situait à des niveaux proches du dualisme : soit le monde possédait une réalité négative et c’était une simple apparence, soit c’était une réalité appauvrie dont il fallait se libérer par l’ascension spirituelle vers le Principe Unique. L’œuvre d’Akhénaton, d’une grande vivacité dans sa description de l’ordre universel, signalait cependant une baisse dans la perception de la réalité en comparaison avec les doctrines de l’Ancien Empire : tout dans son œuvre se déroulait sur le plan créationnel, cosmogonique, et l’Être ou Dieu n’apparaissait pas lié à l’Absolu ou Noun ; et, en ce sens, sa proposition était beaucoup plus limitée en termes métaphysiques ou de reconnaissance de l’Éternel, sans détermination d’aucune sorte. Aton, le dieu tout puissant et vivifiant d’Amarna, était 168

trop lié au circuit solaire et réduisait ainsi l’horizon classique de l’État pharaonique.

Troupes égyptiennes débarquées au pays de Punt, probablement dans la corne de l’Afrique, aux alentours de l’an 1500 av. J.-C. La reine HATCHEPSUT envoya, par la mer Rouge, plusieurs navires à la recherche d’encens et de plantes aromatiques, tantôt la cannelle, tantôt l’or et l’encens étaient destinés, à la base, au culte religieux et beaucoup d’expéditions anciennes naviguaient jusqu’au Liban à la recherche de grands cèdres, utiles pour les premiers sanctuaires de la vallée.

Et malgré cette fragilité doctrinale, la critique occidentale a toujours considéré Akhénaton comme un visionnaire mystique – il l’était sans aucun doute – et un précurseur du monothéisme judéo-chrétien. On considéra que l’échec de son projet politique et spirituel s’expliquait par sa faible flexibilité, et pour avoir délaissé les affaires de l’État qui commençaient à s’accumuler. Ce fut ainsi en partie. Mais ce qui fut réellement important dans la non-continuité atonienne fut son éloignement de la population ordinaire du Kémit, le fait d’avoir forgé un monde à part qui n’était même pas accessible à l’immense majorité de ses sujets : se dépouiller de sa divinité royale pourrait être toléré comme une excentricité, mais priver le peuple de sa présence comme Horus vivant, ceci fut probablement sa principale fai169

blesse, car cela le priva du soutien dont tout pharaon disposait du fait de son intronisation. Avant de mourir assassiné, Akhénaton était déjà fini politiquement parlant, ses filles vivant à Memphis, et la succession se préparant pour retourner à Thèbes. Les accords du groupe dirigeant de l’État (Ay, Horemheb) avec le clergé amonien se consolidèrent autour du jeune prince Toutânkhaton, qui régna durant dix ans, et supposa le retour au pluralisme. Et bien que beaucoup de chapelles dédiées à Aton soient réutilisées par Horemheb en honneur à Amon, il n’y eut pas non plus de chasse aux sorcières contre les fidèles atoniens qui, après l’abandon d’Akhet Aton, se dispersèrent à travers la vallée. Certainement, la proposition réductionniste rigide d’Aménophis IV ne trouva aucune audience réceptive au Kémit, un pays trop sensible à la multiplicité et habitué à la cohabitation tranquille de cosmothéologies diverses. L’inquiétude resta vivante dans les temples. La nouvelle charge rituelle amonienne atteignait des niveaux fastidieux, et les liturgies devenaient opaques par simple réitération. Ceci générait de l’insatisfaction dans les groupes de l’élite, qui cherchaient la connaissance suprême dans la vie, et n’espéraient pas l’atteindre avec les activités rituelles quotidiennes. Tandis que la cour maintenait son extraversion impériale, des secteurs du clergé, du fonctionnariat et des artisans commencèrent à développer des pratiques d’initiation dans les temples mêmes. Les tendances atoniennes du passé (partisan d’Atoum, Ptah ou Aton) constituèrent progressivement des collèges initiatiques, les premiers dédiés à Osiris et les plus tardifs à Isis, comme méthodes spécifiques d’initiation des hommes et des femmes pour accéder à l’immortalité dans la vie terrestre elle-même : mourir pour ressusciter, ceci fut dès lors la clef des mystères initiatiques, et qui déjà durant l’époque grecque seraient les références de Pythagore, Platon et Eudoxe. La scission croissante entre les secteurs intellectuels et la dévotion populaire ne cesserait de croître du170

rant l’étape finale de l’Empire, et se convertirait en un abîme infranchissable après la déroute de l’an 661 av. J.-C. de l’ultime monarchie légitimiste, la XXVe dynastie Koushite. Avec l’Empire, craintes et magies grandirent ensemble.

Le dieu Amon – le Caché – reçoit à Thèbes l’adoration des esprits ancestraux du pharaon. Les âmes de Pé et Nekhen sont étroitement liées avec la royauté depuis le IVe millénaire, aussi bien Horus qu’UPWANT – le loup ouvreur de chemins – sont les dieux de la maison de Nekhen. L’unificatrice du Kémit. Le lignage pharaonique vénère alors le roi et le dieu suprême.

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Le couple royal Akhénaton et Néfertiti à Tell El Amarna – ville d’Akhet-Aton – lèvent leurs mains pour adorer Aton. Les rayons solaires, expression de la puissance soutenue de dieu, inondent les époux, et par leur médiation bénéficient au monde. La démystification que le monarque Antoine tenta n’a pas été comprise par une société qui voyait en ses rois le symbole vivant de l’harmonie entre le monde et la société.

RAMSÈS III. LE DERNIER BASTION AFRICAIN EN MÉDITERRANÉE

L’isolement volontaire d’Akhénaton et de sa cour d’Amarna favorisa une quotidienneté égyptienne sans roi car dans la majorité des grandes fêtes du calendrier Kémit il brillait par son absence et seule la nouvelle capitale pouvait disposer de la présence directe du pharaon. Comme par le passé, à la fin de l’Ancien Empire, les collèges sacerdotaux commencèrent à assumer des tâches administratives qui correspondaient à 172

l’administration étatique. Et bien que le retour de l’État pharaonique à ses sièges populaires dans la vallée lui ait rendu, pendant deux siècles, le contrôle de l’administration, l’absentéisme amarnien avait démontré que d’autres corps étatiques pouvaient le substituer dans l’organisation du pays. Le pharaon, Horus vivant, n’avait besoin ni de démontrer ni d’impressionner avec de grandes réalisations, mais simplement d’être présent dans les grandes célébrations, et d’être la garantie symbolique de la stabilité et de la paix sociale. Son absence physique était probablement pire que son adhésion à des doctrines dans lesquelles lui-même se dédivinisait pour devenir un simple médiateur entre le dieu et les humains. Une absence physique qui était un prélude à de futures absences politiques. L’absentéisme amarnien ne fut pas le responsable direct de la décadence impériale, mais il lui donna une impulsion malheureuse car il annonça aux fonctionnaires et aux prêtres que l’organisation des campagnes et des villes pouvait rester entre leurs mains. Ceci aggrava une situation dans laquelle les impôts autochtones couvraient à peine une partie de l’énorme dépense militaire, administrative et religieuse de l’État pharaonique impérialiste. Et une des conséquences les plus malheureuses fut que les responsables fonctionnaires et prêtres de chaque localité et nome commencèrent à devenir indépendants d’un appareil d’État de plus en plus éloigné de la population dans sa pratique et dans ses préoccupations : aussi bien la justice que la collecte des impôts eurent tendance à se résoudre localement et, petit à petit, entre les XIVe et XIIe siècles av. J.-C., elles passèrent sous le contrôle des temples et des notables de chaque ville ou région. Aussi bien les derniers rois de la XVIIIe dynastie que ceux de la XIXe et les premiers de la XXe rétablirent la dynamique caractéristique de l’Empire et obtinrent que l’hégémonie dans la Méditerranée orientale se traduise par de nouveaux flux de richesses vers les coffres pharaoniques en difficulté, mais l’appareil 173

de l’État continua à se distancer de la réalité interne du pays, donnant les privilèges aux temples et aux potentats locaux pour s’assurer leur fidélité et, en somme, menant Kémit à un deuxième effondrement, plus grave cette fois-ci que celui de mille ans auparavant car à présent : la scène internationale était en pleine agitation. Horemheb réorganisa l’administration et Séthi I reprit l’initiative militaire. Ramsès II, durant un long règne, resta à la pointe du progrès de l’empire hittite et Mérenptah et Ramsès III sauvèrent le Kémit de la dissolution en plein mouvement populaire dans toute la Méditerranée orientale. Vu de l’extérieur, l’Égypte restait, à la mort du grand Ramsès III (vers 1180 av. J.-C.), une puissance inégalée au croisement des trois continents. À quelques exceptions près, les pharaons impérialistes maintinrent une intense activité de campagnes militaires qui permirent d’ajouter de nouveaux sanctuaires à ceux déjà existants, de doter les temples de nouveaux privilèges, de réaliser de splendides tombes dans les hypogées thébains et de conserver une apparence étatique fastueuse. Comme durant l’époque des Ve et VIe dynasties, les observateurs extérieurs ne pouvaient percevoir le processus d’appauvrissement rural et d’autonomisation croissante des administrations locales. Horemheb lui-même dut réguler une justice qui s’atomisait et qui était guidée par des considérations népotistes. Que tout haut fonctionnaire ou tout prêtre à qui on entend dire : « Il s’assoit dans le tribunal pour accomplir son devoir, dont la fonction est de juger, et cependant il commet des crimes contre la justice », celui-ci sera arrêté comme auteur d’une faute grave, susceptible de la peine de mort… Les prêtres des temples urbains, les hauts fonctionnaires de la Résidence, ainsi que les prêtres consacrés aux dieux et qui forment le tribunal

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selon leur paraître, jugeront les citoyens de chaque cité… Voyez comme la fonction de juge reste bien établie dans tout le pays, dans chaque ville, pour faire régner la justice conformément aux désirs bénéfiques de Ma Majesté… Décret de Horemheb (Lalouette I. 83)

Il est probable que si le Kémit n’avait pas développé une politique impériale active, il aurait également souffert des agressions extérieures des Hittites, des Assyriens et des peuples euroasiatiques en migration massive, mais la société en serait ressortie plus fort et dotée d’une meilleure articulation pour faire front à ces défis. L’État pharaonique de l’Empire fut, d’une certaine manière, le bouclier d’un pays affaibli tant sur le plan économique qu’idéologique : sa production interne était insuffisante pour faire fonctionner l’État, et ses rois-dieux étaient déjà trop éloignés de la vie quotidienne du peuple. La royauté divine égyptienne – dont la force résidait dans la conviction populaire – s’était affaiblie au milieu de fastes officiels qui cachaient cette réalité. Quand Ahmosis commença son offensive au Proche-Orient, il dut recourir au recrutement massif de mercenaires Koushites, les célèbres guerriers à grand arc – Hérodote les appelait littéralement macrobioi – pour passer d’une armée de quelque 30000 soldats à une autre de dimensions impériales. Durant des siècles, l’Égypte disposa de divisions égyptiennes et de divisions soudanaises (Koushites ou nehesjuw), qui s’ajoutèrent aux décisifs régiments de chars de guerre, uniquement opérationnels dans les territoires peu escarpés. Déjà durant l’époque de Ramsès II on recrutait des mercenaires libyens (tehenw) qui formèrent plusieurs divisions de choc. Et bien que durant les attaques des dénommés Peuples de la Mer, les Tehenw étaient encore peu nombreux dans la structure militaire égyptienne, plus de la moitié des combattants du pharaon étaient des étrangers. Mérenptah, le dernier roi de la XIXe dynastie, dérouta la première grande coalition de peuples asiatiques et européens qui 175

en 1224 tenta d’envahir la Palestine et le Delta égyptien : la stèle qui commémore son triomphe désigne Israël comme une réalité politique, pour la première fois. Ramsès III (XXe dynastie) détruisit, par terre et par mer, quatre autres coalitions qui durant une vingtaine d’années tentèrent d’occuper le Kémit : il fut le dernier roi à faire de grandes donations aux temples, à ordonner la construction de sanctuaires et à conserver une administration étatique relativement centralisée. À sa mort, ses inscriptions et sa grande tombe dans la vallée des Rois montrèrent clairement la panique vécue par les Égyptiens face aux menaces réitérées d’invasion des peuples barbares du Nord et de l’Est. À peine quarante ans en arrière, en s’imposant face à la première attaque des peuples coalisés, Mérenptah avait cru vaincus définitivement les Libyens de la Cyrénaïque, et même le nouvel État d’Israël, qu’il pensa détruit et sans descendance. Les jeunes générations (libyennes) disent au sujet de leurs victoires : « cela n’était jamais arrivé contre nous, depuis les temps de Rê ! » […] Les Libyens ont cessé de vivre selon l’heureuse habitude d’aller et de venir librement à travers les champs : en un seul jour leurs incursions se sont terminées, en une seule année les Tenhew ont été consumés. […] Le pays des Tenhew a été détruit, Khati est apaisée. Canaan épurée de tout ce qu’elle avait de mal. Ashkelon a été déportée. Gezer est prise. Yanoam est comme si elle n’avait jamais existé. Israël est détruit et sa semence n’existe plus. Syrie est devenue une veuve pour l’Égypte. Ils sont tous unis, ils sont tous en paix. Stèle Mérenptah (Lalouette I, 121 – 124)

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Effectivement, beaucoup d’États s’effondrèrent pendant cette convulsion finale du XIIIe siècle av. J.-C. Beaucoup de peuples abandonnèrent leurs foyers historiques en s’unissant à l’avalanche déchaînée, vraisemblablement par des gens venus de Crète, de Libye et des régions caucasiques. Par terre et par mer, depuis les bandes palestinienne et cyrénaïque, un mélange d’Étrusques, de Hittites, de Tehenw, de Philistins (phalestjw, dans les textes égyptiens) de Cananéens, d’Arméniens se dirigèrent avec leurs familles, leurs chariots et leurs navires vers l’unique Eldorado qui résistait toujours en Méditerranée orientale : le Kémit, et plus spécialement son Delta riche et urbanisé. Les Égyptiens, peu enclins aux activités militaires, mirent en déroute cinq coalitions barbares grâce à leur sens de l’organisation face à des combattants beaucoup plus aguerris, mais qui combattaient en ordre dispersé. Il suffit de regarder les murs de Karnak et ceux de Médinet Habou, sur la rive occidentale de Thèbes, pour voir dans les batailles gravées, l’unité d’exécution égyptienne lors du tir à l’arc, et le désordre des navires et de l’infanterie des envahisseurs. Et malgré l’inévitable exagération des célébrations de Mérenptah (« Israël est détruit »), il n’y eut aucun doute sur l’importance du triomphe, avec une Méditerranée totalement déstabilisée. Même sur la défensive, l’inertie maintenait encore l’État égyptien. Si les villes conservaient encore une certaine préférence pour l’État pharaonique face au pouvoir croissant des temples, cela était dû au fait qu’elles le voyaient comme une meilleure garantie de protection, et ceci s’était vérifié durant les règnes de Mérenptah et de Ramsès III. La peur d’autres occupations comme celle des Hyksôs réapparut avec force, et la présence croissante de groupes asiatiques et libyens sur les deux côtés du Delta installés légalement mais avec des formes de vie très différentes de celles des Égyptiens, intensifia cette peur avec la pénétration armée, par les bras du Nil, de navires chargés 177

d’attaquants de toute provenance. Il y eut probablement beaucoup de peur dans la vallée, et particulièrement dans le secteur le plus menacé, le Delta, quand le roi, vainqueur, consacra des passages à décrire le retour de la sécurité et la relaxation d’une population angoissée par la menace d’une nouvelle occupation armée. Une grande joie est survenue en Égypte et la jubilation est monté dans le Pays Aimé… oh, qu’il est agréable de s’asseoir et de parler ! oh, se promener à grandes enjambées par les chemins sans qu’il n’y ait de crainte dans le cœur des hommes ! Les forteresses ont été abandonnées, les puits sont à nouveau ouverts, accessibles aux messagers ; Les créneaux des murailles sont tranquilles, seul le soleil réveillera les gardiens. les gardes (Medjaÿ, Koushites) couchés sur le sol, dorment. Les pisteurs à cheval s’en vont dans les champs, au gré de leur volonté. Dans les champs, le troupeau broute librement, sans berger, traversant seul les eaux des petits ruisseaux. On n’entend plus dans la nuit le cri : « Halte ! Regardez qui s’approche en parlant la langue d’autres hommes ». On se promène en chantant, et on n’entend plus de cris de lamentation dans les villes. Les villes sont de nouveau habitées et celui qui laboure pour la récolte sait que lui-même la mangera. Stèle de Mérenptah (Lalouette I, 123)

La commémoration de Mérenptah était justifiée, parce que le risque d’invasion avait été élevé, et seul le Kémit arriva à faire face à la vague étrangère. Le retour de Maât, dans sa version d’ordre libre, ou simplement de paix, concept inconciliable avec la coaction, était une réalité après un autre épisode d’angoisse. Quand Ramsès III, pharaon profondément lié au culte d’Amon, 178

s’imposa face à quatre autres grandes coalitions de Peuples de la Mer, des commémorations furent célébrées dans tout le pays et un bon nombre de monuments en gardent le souvenir, insistant aussi sur le retour de la paix et de la justice, et montrant des enfants qui s’amusent, heureux, près de la rivière, ou des paysans qui reviennent à la ville sous le regard souriant du soldat libyen, mercenaire, mais déjà incorporé massivement aux armées du dernier pharaon de la XXe dynastie. Ceci représente un point crucial dans le processus idéologique et politique du Kémit : l’intégration de plus de deux cent mille Tehenw libyens aux divisions militaires du Kémit, dans des fonctions de surveillance sur les deux côtés du Delta et même à la frontière d’Éléphantine, à la première cataracte. Ramsès III considéra qu’il était préférable qu’il installe dans le Delta les peuples qui faisaient pression depuis l’Ouest, au lieu de les maintenir en dehors du paradis tant désiré et en état de guerre quasi permanent. Il vrai que durant deux cents ans, les pressions cessèrent, coïncidant avec une étape de prospérité dans la Méditerranée orientale : les dimensions de la nouvelle armée, avec les deux tiers de ses effectifs formés par les Koushites et les Libyens, semblaient en elles-mêmes dissuasives, mais ces mercenaires professionnels perdraient très tôt leur combativité et démontreraient leur impuissance face à la deuxième étape impériale d’Assyrie. Les Ramessides, successeurs de Ramsès III, se limitèrent à gouverner par inertie, laissant de plus en plus de compétences aux collèges sacerdotaux, aux administrateurs héréditaires, et même aux chefs militaires libyens, qui avaient leurs propres régiments et qui protégeaient chacun d’entre eux une ville dans le Delta ou dans la moyenne vallée, et c’est ainsi que se forgea une alliance structurelle entre les grands commerçants urbains et les dénommés « Chefs des Maa » qui constituèrent petit à petit les principautés locales.

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Mille ans auparavant, s’opérèrent déjà des changements dans la composition de la population égyptienne, puisqu’avant et après les Hyksôs, il y avait eu des populations de langue sémitique établies dans la Basse-Égypte : les Prophètes rappellent, dans l’Ancien Testament, qu’il y avait toujours eu des Hébreux qui continuaient à adorer la « Reine des Cieux » (Mout ou Hathor), comme ceux qui restèrent au « Pays de Kam », c’est-àdire, en Égypte. Mais avec le triomphe sur les dénommés Peuples de la Mer, l’État pharaonique pensa qu’une installation permanente, pacifique et contrôlée, de ces tribus hostiles serait la meilleure option : la faible complexité sociale de ces populations leur permettait à peine d’opérer dans des domaines non militaires, et c’est pour cela que Ramsès III les convertit en divisions de sa propre armée. Si à cela nous ajoutons le fait que, durant une seule bataille de cette étape agitée, le grand Ramesside ordonna comme donation aux temples de la Thébaïde soixante-dix mille prisonniers à titre d’esclaves, nous pourrons nous faire une idée des dimensions démographiques de cette installation d’après-guerre. En à peine deux générations, les esclaves étaient affranchis et il n’y eut jamais aucune difficulté pour qu’ils épousent des femmes autochtones, du moins dans les régions du Sud, dans lesquelles les détachements libyens ultérieurs seraient moins habituels. Et bien que dans le Delta, les « Chefs des Maa » formèrent leurs propres populations aux côtés des grandes villes égyptiennes, le processus de fusion avec paysans et citadins, et plus particulièrement la formation d’une nouvelle élite entre les puissants urbains et les chefs militaires tehenw, se produisit très rapidement. Cependant, dans cette nouvelle réalité culturelle, ces nouveaux dirigeants démontreraient jusqu’à satiété leur peu d’attachement au Kémit, à ses traditions et à son organisation historique. La « désethnisation » égyptienne, initiée de forme massive durant le XIIe siècle av. J.C., aurait des conséquences décisives durant le dernier millé180

naire de l’Ancienne Égypte, sans que nous puissions, malgré tout, établir avec précision à quel moment précis le vieux peuple des Remtw Kémit cessa d’exister comme culture africaine dans la Méditerranée. Peut-être que la déesse Maât, après le triomphe sur les invasions des Peuples de la Mer, serait retournée au Nil, comme l’affirmèrent les deux derniers rois vainqueurs. Mais les bénéfices de son hégémonie durèrent peu : la divinité de la plume verticale avec ses ailes de faucon Horus entrait dans une phase peu adaptée pour son action équilibrante. La dilution rapide du pouvoir monarchique et la perte d’une grande partie des ressources venant de l’étranger non seulement appauvrirent le pays, mais rendirent aussi plus palpable l’éloignement entre l’élite et la majorité de la population. Le retrait des Ramessides favorisa les très grands prêtres d’Amon qui assumaient en partie les fonctions de l’État dans toute la Haute-Égypte, et rendit possible une alliance de plus en plus étroite entre le mercenariat libyen et les villes du Delta. Dans les deux cas, les classes populaires furent les principales perdantes, et la joie qu’elles exprimèrent en leur temps pour avoir été libérées d’une invasion fut lentement remplacée par la pauvreté, l’impuissance et l’abandon royal et, aussi, pour autant, divin. Durant les dernières années de Maât, vers 1000 av. J.-C., seule Heka, la Magie, restait présente, non pas dans sa dimension théurgique ou métaphysique, mais dans sa version de formules et d’actions destinées au bénéfice individuel, dans un « sauve qui peut » désespéré. Le Kémit – organisation et pensée – commençait sa lente désagrégation.

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CHAPITRE 6 Alexandria, Apud Aegyptum Hermès Trismégiste au crépuscule du Kémit

LES MAISONS DE LA VIE, DANS LESQUELLES THOT ÉTAIT LE MAÎTRE, ONT TRAVERSÉ TOUTE L’HISTOIRE DE L’ÉGYPTE PHARAONIQUE. LEUR FONCTION ALLAIT BIEN AU-DELÀ DU PHARAON. POUR CELA LES GRECS COMPRIRENT QUE KEM (ANCIEN NOM DE L’ÉGYPTE QUI DONNA LE TERME « ALCHIMIE ») ÉTAIT LE PAYS DE THOT, ET GRÂCE À UNE FILIATION HERMÉTIQUE ET HERMÉNEUTIQUE, L’OCCIDENT A PU BÉNÉFICIER DE CERTAINES

CONNAISSANCES

ALCHIMIQUES

ET

SPIRITUELLES

DE

L’ANCIENNE

ÉGYPTE. POUR CELA, DURANT LE MOYEN-ÂGE, L’ART ROYAL DÉSIGNAIT L’ARCHITECTURE ET L’ALCHIMIE. SCHWARZ 31-32. LEURS MYTHOLOGUES DISENT QU’HERMÈS (THOT), APRÈS AVOIR ENLEVÉ À TYPHON (SETH) SES NERFS, EN A FAIT DES CORDES POUR SA LYRE. CECI SERT À NOUS FAIRE COMPRENDRE QUE LORSQUE LA RAISON (THOT – MAÂT) ORGANISA LE MONDE, ELLE ÉTABLIT EN LUI L’HARMONIE EN EN FAISANT LE RÉSULTAT D’ÉLÉMENTS OPPOSÉS QUI NE DÉTRUISIT PAS LA FORCE DESTRUCTRICE MAIS SE CONTENTA DE LA RÉGULARISER.

ISIS ET OSIRIS 55 (PLUTARQUE)

Afin d’analyser l’évolution des idées dans le monde égyptien durant les mille ans qui précédèrent l’ère chrétienne, nous sommes à nouveau obligés de jeter un rapide coup d’œil aux

processus politiques du Kémit et de son entourage. Notre objectif est ainsi de faciliter la compréhension des lecteurs et d’éviter que les changements de mentalité puissent apparaître comme indépendants des autres pratiques égyptiennes. Et même si nous partageons la phrase forte d’un égyptologue selon laquelle « tout ce qui importe dans l’histoire, ce sont les idées », notre rôle d’historien nous invite à ne négliger ni les relations sociales, ni les économiques, ni les idées spécifiquement politiques. Personnellement, j’aimerais rendre hommage ici à l’effort gigantesque de Jacques Pirenne en son temps, et plus particulièrement à sa finesse lors de l’évaluation des évolutions idéologiques dans son troisième et dernier volume. Je ne peux que recommander d’ajouter à la lecture de Sethe, Frankfort, Duquesne et Bilolo – indispensables à une étude de la pensée égyptienne – celle de Pirenne. Mais ce petit ouvrage que nous rédigeons aujourd’hui sur le vif, bien qu’il s’appuie sur l’un et l’autre auteur et rend hommage à ce que nous avons appris de ces auteurs, dépend d’une lecture africaine du monde égyptien, et sa mise au point n’est pas commune. Frankfort – sans connaissances de l’Afrique – s’orienta dans la direction la plus efficace, celle du méridional africain, mais Pirenne estompa son étude sociologique car il était un enthousiaste de l’individualisme et de ses conséquences démocratiques. Cependant, il y a d’autres visions moins aimables avec l’idéologie individualiste et plus compréhensives avec les pensées traditionnelles. Les coïncidences de notre bref travail avec Pirenne sont nombreuses, surtout dans la description des faits, mais pas dans l’évaluation, car l’élévation constante des villes mercantiles du Delta, de leur individualisme et de leur propension millénaire à se débarrasser de la royauté sont une excellente démonstration d’une tendance interne qui ne pouvait culminer que par la désagrégation finale du Kémit, comme cela arriva. Cette partie de l’ouvrage pourrait surprendre la plupart des lecteurs, mais pas ceux qui ont une 184

connaissance des cultures africaines, du moins c’est ce que nous espérons : l’échec général de l’individualisme moderne nous rendra sûrement plus intelligibles dans notre tentative de relire le Kémit sous un angle africain. Le premier dilemme fut pour nous de savoir comment intituler ce chapitre. Dans le brouillon initial, le titre était « Thot d’Alexandrie », mais cela sonnait faux puisque Thot ne fut vénéré dans la ville grecque d’Alexandre que sous sa forme hellénisée de Hermès Trismégiste, le Trois fois grand. De plus, Trismégiste ne parlait même pas égyptien mais grec, et ses adeptes écrivaient dans cette langue indo-européenne. Nos efforts pour donner un nom autochtone au dernier dieu égyptien restèrent vains après des mois à tourner en rond : il n’y avait aucune référence claire, comme ce fut le cas durant le précédent millénaire avec Amon à Thèbes, ou même avec Ptah à Memphis, durant le IIIe millénaire – bien que nous aurions pu opter pour Atoum – avec Horus luimême à Nekhen pour le IVe millénaire durant lequel se forma le monde égyptien. Mais si un dieu avec un nom étranger entrait sur le Nil – du moins sur le Nil africain dont on parle dans ce livre – il était alors préférable qu’il y entre de plein pied avec prénom et nom à l’appui : Hermès Trismégiste. S’il apparaît dans la deuxième moitié du titre ce n’est pas par erreur, mais parce que nous avons clairement conscience qu’il ne fut éminent que durant les derniers siècles antérieurs au christianisme. Pour autant, nous avons attribué la première partie de l’intitulé du chapitre à l’expression latine bien connue « Alexandria apud Aegyptum », c’est-à-dire Alexandrie avec l’Égypte, Alexandrie aux côtés de l’Égypte, et même, peut-être – de forme malicieuse, mais non erronée – Alexandrie de dos à l’Égypte. J’espère que quand Pirenne lira ceci depuis l’au-delà, il ne sursautera pas ni ne se fâchera parce que lui, il a déjà franchi la ligne où se terminent les polémiques humaines : j’espère que nous pourrons le commenter paisiblement, deux points brillants parmi les étoiles du Duât. 185

Pour quelle raison la dernière phase de l’histoire égyptienne serait-elle si importante ? Ne correspond-elle pas à la fin de l’Empire, à l’appauvrissement et aux déchirements sociaux, et même à une étape de superstitions et d’invocations magiques ? En premier lieu, cette étape troublée est importante parce que l’historiographie considéra qu’elle était décadente et incapable d’apporter quoi que ce soit sur le plan du progrès ; Marx a déjà dit des Égyptiens qu’ils étaient « des enfants prématurément vieux » (Parain) et c’est ainsi qu’il traita de manière expéditive une civilisation millénaire. L’anecdote marxiste n’est pas grave, car l’auteur ne prétendait pas être un égyptologue et ce qui le préoccupait étaient les « moyens de production » ; mais quand la majorité des spécialistes de l’Ancienne Égypte semblent être d’accord avec Marx, alors cette période acquiert une importance toute spéciale. En considérant que l’authentique Kémit fut toujours le Delta avec ses développements antimonarchiques – ne parlons plus de sa supposée pigmentation leucoïde – on est en train de nous indiquer que ce qui valait la peine dans cette longue histoire fut justement tout ce qui provenait de l’étranger, sous-entendant du Nord, de la Méditerranée. Ceci est un bon motif, pour l’historien de l’Afrique classique que je suis, pour considérer les faits et les analyser, même avec une certaine mauvaise intention, face à tant de consensus progressiste sur la supposée nature sauvage et arriérée des cultures africaines qui, selon ceux qui ne savent rien ou très peu de l’Afrique, ne purent jamais donner naissance à quelque chose d’aussi monumental que l’Égypte. Les faits sont incontournables, c’est certes lamentable, et les origines africaines du Kémit sont claires au vu de la documentation actuelle. Au sujet de la stabilité de la population des Remtw Kémit, les faits sont également explicites, et nous avons déjà signalé le moment où les peuples Amw – asiatiques – commencèrent à s’installer dans le Delta, et le moment où s’installèrent 186

là-bas de grandes populations européennes – comme les libyens Tehenw – des peuples qui sont tous étrangers au corps culturel égyptien et qui, par la suite, se sont très partiellement égyptianisés. Tout ce que nous présentons dans ce travail est spécifiquement égyptien, et quand nous supposons des emprunts culturels asiatiques, comme dans la cosmothéologie d’Atoum à Lounou-Héliopolis, nous l’affirmons sans le moindre remord. Et bien que Pirenne ait fait un effort méritoire pour démontrer la continuité de la pensée classique après la chute de l’Empire – et en montrant une grande empathie envers la culture égyptienne – sa lecture est pleine de justesse dans les détails mais fortement erronée dans les contenus centraux, car son analyse reste historique, individualiste, moderne et, au final, fausse. Décrivons donc brièvement les dynasties étrangères qui dominèrent le Kémit durant mille ans, nombreuses d’entre elles peu égyptianisées, comme celles de Libye, et d’autres ignorant même la langue égyptienne, comme les Ptolémaïques d’origine hellénique. Et face à ce processus de décomposition que Thomas Mann définit comme des corps qui tombent malade à partir de la tête, nous retrouverons ces pensées qui persistèrent sous de nouvelles formes expressives ainsi que ces pensées qui étaient d’origine pharaonique, et il est inutile d’essayer de les camoufler pour les rendre spécifiquement égyptiennes. Ce travail, à peine introducteur dans cet ouvrage, est crucial si certains considèrent encore que les cultures avec une personnalité propre et des parcours historiques particuliers existent toujours, car si la réponse est que tout est amalgame et indistinction, alors il est préférable de ne pas perdre de temps avec le Kémit, bien qu’inévitablement, ils furent les précurseurs du progrès et de l’individualisme modernes. Si l’un ou l’autre lecteur ne l’avait pas compris dans les chapitres précédents, il se peut que ce soit dur à digérer, car ce qui est en jeu dans l’analyse du passé, ce sont les projets du présent ; et le dualisme moderne est incom187

patible avec toute culture de type traditionnel. Pour cela, Pirenne, hier, ou Bilolo de nos jours, avec la meilleure des intentions, s’efforcèrent d’interpréter le Kémit comme une société précurseur de la modernité… Mais cela concerne davantage leurs projets idéologiques actuels que ce que fut la société égyptienne ancienne. Pénétrons alors dans les eaux tumultueuses d’une Égypte post-impériale défiée par les puissances asiatiques et défendue, à grand-peine, par des mercenaires de tout bord, tandis qu’à l’intérieur, les groupes dirigeants s’affrontaient militairement alors que la population s’appauvrissait matériellement, et la pensée collective se scindait encore davantage durant les temps d’Akhénaton. Ce qui est surprenant, c’est que, même en pleine décadence d’un modèle culturel, durant ces mille ans, le monde environnant continua d’admirer l’Égypte dans tous les domaines. Dans l’appréciation des peuples qui entouraient le Kémit, se produisit alors une confusion toujours perceptible aujourd’hui et qui pesa durement sur la motivation de nombreux égyptologues : si des rois sont à la tête d’un pays, c’est qu’ils appartiennent à ce pays. Quand Hérodote nous parle d’Ahmôsis, d’Apriès ou de l’un des monarques libyens, il le fait convaincu qu’il s’agit de membres pleins de la société égyptienne, bien que parfois il indique des actions qui prouvent le contraire : on se rappelle qu’après l’imposition de Psammétique II, plus de deux cents mille soldats égyptiens et leurs familles partirent pour Koush, et demandèrent au roi de Napata le droit d’installation, requête que le monarque accepta. Un tel fait prouve indubitablement que le caractère égyptien de l’État pharaonique de Libye était pour le moins douteux. Après tout, il ne fait aucun doute que la Méditerranée du Ier millénaire av. J.-C., peu préoccupée par les affaires ethniques, considérait les étrangers comme des pharaons, et non comme des gouvernants fallacieux et cela mena aux actuelles confusions, même quand 188

l’égyptologie, curieusement, considère la XXVe dynastie Koushite comme la dynastie étrangère par excellence. AMON DE NAPATA. KOUSH, « BOUCLIER D’ÉGYPTE »

Si l’histoire égyptienne des IIIe et IIe millénaires av. J.-C. est relativement tranquille, et que ses événements les plus remarquables sont faciles à décrire, la quantité de faits politiques du Ier millénaire est au contraire écrasante. Le Kémit vit en plein tourbillon méditerranéen, et ses processus internes sont davantage marqués par l’extérieur, si tant est que ce soit possible, que lors des périodes précédentes. L’incidence de ce haut rythme d’événements se fera sentir dans le domaine de la pensée, rituelle et légale, mais aussi artistique. La nation tranquille que fut le Kémit vivra des siècles d’agitation présidés par des dynasties d’origine étrangère, toutes sans exception. À la fin de ce processus post-impérial, le Kémit sera au bord de la disparition en faveur d’un nouveau pays appelé Égypte, et même d’autres formes de compréhension de l’existence, comme le sera le christianisme. Les pharaons grecs, à partir du IVe siècle av. J.-C., n’écriront plus en hiéroglyphique ni en démotique, et ne comprendront même plus la langue du pays : parler le grec les situera de plein pied en Méditerranée et ils ne verront pas la nécessité d’apprendre une langue étrange et circonscrite au Nil. Comment en est-on arrivé à cet extrême ? Cela mérite quelques brèves descriptions des faits les plus marquants. Les « Chefs des Maa » libyens finirent par assumer le pouvoir étatique, et réussirent à être couronnés avec le soutien des villes et l’animosité ouverte du clergé amonien. Vers l’an 950 av. J.C., le libyen Sheshonq fut intronisé à la mort du dernier pharaon d’une sombre et désarmée XXIe dynastie, Psousennès II. En réalité, Sheshonq et ses descendants n’exerçaient pas un véritable contrôle sur la Haute-Égypte et étaient acceptés par les 189

villes car ils interféraient à peine dans leurs affaires mercantiles. Le nouveau monarque profita de la non-existence d’une puissance hégémonique dans la région syro-palestinienne pour la soumettre à nouveau au contrôle égyptien, et rendre ainsi possible l’arrivée de l’or et des parfums par la route de la mer Rouge, à travers Jérusalem et les ports phéniciens. Jusqu’à la fin du IXe siècle, l’Égypte se maintiendra en Asie occidentale, comme si elle était encore une force impériale. Mais jamais par le passé la superficialité et le peu d’enracinement de la nouvelle caste dirigeante n’avaient été aussi rares, sauf durant l’époque hyksôs. Le fait que Sheshonq, le « Grand Chef des Maa » se soit installé tranquillement sur le trône des pharaons signifie qu’il représentait à ce momentlà, non pas le pouvoir royal, mais la force authentique, la force militaire, qui dans l’Égypte décadente de la XXIe dynastie, était totalement formée par les mercenaires vétérans libyens. L’avènement de Sheshonq ouvre alors, dans l’histoire de l’Égypte, un nouvel épisode, caractérisé par la suprématie d’une classe militaire étrangère sur le point de devenir une noblesse, propriétaire foncier et féodale. Les Libyens, écrasés par Ramsès III, étaient devenus, pacifiquement, les maîtres de l’Égypte, car petit à petit, ce pays leur avait remis tout son dispositif défensif. Pirenne III, 24

L’occupation militaire de Thèbes par le roi libyen lui permit de limiter l’autonomie du clergé d’Amon, si bien qu’une partie du sacerdoce se réfugia dans la Napata soudanaise, dans le sanctuaire du dieu Amon, sous la protection des princes koushites égyptianisés. Vers l’an 930 av. J.-C., le pharaon prenait Jérusalem et les ressources extérieures lui permirent de renforcer sa position instable sur le Nil. Mais Thèbes perdait sa population et son prestige, avec les révoltes, les affrontements contre la hiérarchie sacerdotale et, déjà en l’an 850 av. J.-C., avec les premiers prêtres dissidents, brûlés sur le bûcher, jetant les bases d’un précédent inquiétant dans la résolution des disputes. Vers 190

l’an 817 av. J.-C., deux autres chefs libyens furent couronnés dans le Delta, l’un d’entre eux à Tanis, et la population contempla dans l’expectative les escarmouches et les situations instables que dirigeaient les chefs de guerre, dans lesquelles le pharaon pouvait se limiter à exercer un certain arbitrage, ce qui était une preuve supplémentaire de son pouvoir limité. La combativité des anciens féroces Tehenw, impliqués trois siècles en arrière dans toutes les batailles aux côtés des « Peuples de la Mer », était maintenant inexistante, sauf que le calme international évitait que leur ineptie guerrière ne soit détectée : les rois libyens se doteraient très vite de mercenaires cariens et grecs pour former leur garde personnelle et leurs détachements d’élite. La royauté, telle que la théorie classique l’exposa, avait disparu et, comme le signale avec justesse Pirenne, des textes, véritables satires de la monarchie, apparurent, comme le Conte d’Horus et de Seth, dans lesquels on ridiculisait le mysticisme d’Osiris et on laissait clairement entendre que seule la violence séthienne en retirait des avantages. Le découragement gagna la population, les sanctuaires se remplirent de processions de toute sorte mais commencèrent à se forger des cultes minoritaires en marge des collèges sacerdotaux, tandis que l’adoration envers Osiris et Thot récupérait l’adhésion populaire dans une tentative d’obtenir l’aide divine alors que la royauté semblait peu fiable. Dans un Delta fractionné, et avec un État pharaonique uniquement nominal, vers 750 émergea à Saïs un chef libyen, Tefnakht, en même temps que montait sur le trône koushite, à Napata, le roi Piye – mal écrit habituellement en Piânkhy – protégé par le clergé amonien, aussi bien dans la capitale koushite – Napata, à la quatrième cataracte – qu’à Thèbes. Le sacerdoce thébain ratifierait en l’an 730 l’État pharaonique du prince soudanais et le reconnaissant pour sa royauté comme « Grand Prêtre - Piye-Piânkhy », livrerait sa fille Amenardis afin qu’elle devienne « Épouse de Dieu » ou « Divine Adoratrice 191

d’Amon », une autorité dotée d’un haut prestige moral et qui échappait au contrôle sacerdotal et même pharaonique. À la tête de ses troupes, le pharaon nubien dérouta alors la coalition libyenne que lui opposait Tefnakht, libéra son siège Héracléopolis et soumit la ville de Thot, Schmun-Hermopolis. Finalement, il assiégea Memphis, ville autonome dotée de ses propres milices, et l’attaqua depuis le Nil, côté que l’on croyait inexpugnable. Le pharaon koushite se constitua en fils de Ptah dans le sanctuaire des Murailles Blanches et démontra ainsi son respect pour les diverses doctrines cosmothéologiques de la vallée. Tefnakht se soumit, mais à sa mort, son fils Bocchoris s’émancipa à Saïs, dans le Delta occidental, jusqu’en l’an 715 av. J.-C. où le nouveau roi Koushite Chabaka, frère de Pey, reprit le contrôle du Delta, le dérouta et le brûla sur le bûcher comme hérétique, pour avoir rompu ses serments de fidélité au dieu vivant, le pharaon. Les princes libyens se soumirent à nouveau au pharaon, avec leur pragmatisme habituel. La XXVe dynastie, appelée soudanaise, koushite ou éthiopienne, dans laquelle le roi récupérait la légitimité sacerdotale, se consolida ainsi, mais elle dut cohabiter avec les principautés libyennes du Delta. Chabaka basa son action sur la Basse-Égypte et obtint des soutiens sacerdotaux dans toutes les villes et une rapide adhésion paysanne, secteur qui le considérait comme un protecteur contre les pillages militaires et un champion du vieil ordre monarchique. Durant soixante-dix ans, l’armée égyptienne, formée principalement par des Koushites, sera l’unique force de la Méditerranée orientale qui fera front à l’Assyrie et qui constituera Koush, en termes bibliques, le bouclier de l’Égypte. Profitant de sa bonne position, Chabaka rétablit les communications dans la Basse et Moyenne-Égypte et entreprit la construction des canalisations du fleuve, et depuis son siège à Tanis, garantit la sécurité égyptienne, dissuadant de nouvelles 192

tentatives assyriennes. En seulement vingt ans, le pays enregistra une notable récupération. En l’an 701 av. J.-C., Chabataka, fils de Chabaka, accéda au trône de Koush et du Kémit. Le jeune pharaon commit l’erreur de lancer une campagne de soutien aux villes phéniciennes attaquées par l’Assyrie de Sennachérib, tandis que dans la BasseÉgypte les troupes royales combattaient pour éliminer les milices seigneuriales libyennes. Quand ses troupes, dirigées par son oncle Taharqa, furent déroutées en Palestine – entre Ashkelon et Gaza – par l’armée assyrienne, lors de leur repli dans le Delta alors qu’elles étaient poursuivies par Assarhaddon II, elles reçurent l’aide inespérée de centaines de milliers de volontaires urbains et ruraux qui reformèrent l’armée et chassèrent les Assyriens à Péluse, dans l’extrême nord de la Basse-Égypte. Aucun prince libyen ne vint en aide à l’armée pharaonique, uniquement la population civile. En 689, après l’assassinat du roi, Taharqa monta sur le trône et poursuivit le désarmement des Libyens, appuya la diversité des cultes, et donna une importance toute particulière à celui de Ptah à Memphis, tandis qu’il maintenait la paix et augmentait la période de récupération économique. Profondément pieux, les rois koushites de la XXVe dynastie reconstruisirent les temples, recopièrent les textes déjà illisibles comme la Théologie Memphite – gravés sur la pierre par Taharqa – et encouragèrent la dévotion populaire envers Thot à Schmun-Hermopolis, envers Min à Coptos et même envers Rê, à Lounou-Héliopolis. La colonne de Taharqa représente une bonne référence de ce dernier sursaut du sentiment national égyptien. Mais en l’an 671 av. J.-C., l’armée de Taharqa, qui venait en aide à Tyr, fut anéantie par Assarhaddon II. Le roi assyrien traversa le Sinaï avec l’aide des tribus bédouines, dérouta en trois nouvelles batailles l’armée koushite déjà affaiblie, jusqu’à finalement donner l’assaut de la ville de Memphis. Taharqa se replia 193

à Thèbes, et tout le centre et le nord du pays passèrent sous contrôle de l’Assyrie qui rétablit dans ses seigneuries les chefs libyens rebelles : Nékao, fils du supplicié Bocchoris, fut réinstallé au Sinaï occidental, tandis que l’on construisait un temple pour le dieu Assur et lui-même prit un nom assyrien pour s’attirer les bonnes grâces du vainqueur. Sans aucune réserve, les « chefs des Maa » démontrèrent qu’ils s’intéressaient peu au sort du pays, et qu’une domination étrangère pouvait être bénéfique, peut-être parce qu’eux-mêmes continuaient à se comporter comme des étrangers dans une société désarmée qu’ils pillaient depuis des siècles : seul Taharqa et Chabataka, devant Sennachérib, avaient obtenu le soutien populaire, probablement parce que leur monarchie – bien qu’ethniquement étrangère – était l’unique considérée comme légitime en doctrine et en actes par les Égyptiens. Lorsque les armées d’Assarhaddon envahirent l’Égypte, il n’y eut aucune résistance nationale dans le pays. Bien que par le passé, les princes féodaux se soient élevés contre Piankhi – Pey – qui représentait le pouvoir légitime conféré par Amon au roi de la Haute et Basse-Égypte, ni les uns, ni les autres ne firent le moindre effort pour s’opposer à l’avance victorieuse du roi étranger, que les troupes égyptiennes avaient combattu déjà à plusieurs reprises en Palestine. Pirenne III, 107

Le commentaire de Pirenne reflète ce qui succéda en toute certitude. Les milices urbaines qui s’opposèrent à Pey, le créateur de la XXVe dynastie, servaient de mercenaires étrangers aux grands commerçants urbains, et n’avaient aucun intérêt pour un Kémit centralisé par une monarchie forte. Quant aux troupes des « Chefs des Maa », qui ne vivaient même pas dans les mêmes villes que les Égyptiens, tout pouvoir légitime les incommodait. Ce furent les citadins et les paysans qui aidèrent les Koushites à Péluse, ce qui montre jusqu’à quel point la dynastie 194

soudanaise était considérée comme propre, égyptienne, de par ses convictions et ses interventions contre les chefs de guerre libyens. Mais à cette occasion, le roi koushite n’eut pas d’autre soutien que celui de ses propres troupes méridionales, peut-être parce que la population égyptienne avait déjà accepté avec résignation le triomphe des Assyriens redoutés, et essayait de se préserver des horreurs que les villes phéniciennes avaient vécues peu avant. Nonobstant, aucun collège sacerdotal ne cessa de dater les années avec le nom de Taharqa, bien qu’il leur faille accepter, dans les temples, les statues d’Assur et du nouveau roi asiatique ; seuls Nékao et d’autres leaders libyens portèrent leur servilité jusqu’au point « d’assyrianiser » leurs noms. Taharqa reprit l’initiative à plusieurs reprises, depuis ses bases méridionales de la Thébaïde et de Koush, mais il dut se replier à Napata, Thèbes étant occupée pour la première fois. À sa mort en 664, son neveu Tanoutamon se proclama roi, arriva à Thèbes pour y être sacré pharaon, y fut reçu dans la liesse par les populations de toute la vallée et, au niveau de Memphis, détruisit la coalition libyenne lors d’une bataille au cours de laquelle mourut Nékao et prit d’assaut l’ancienne capitale de Ptah. Durant trois ans, à l’exception de Saïs, qui resta indépendante de l’Assyrie aux côtés de Psammétique, le Kémit redevint une seule et unique entité politique. Cependant, les Koushites pouvaient vaincre sans difficulté les rebelles libyens, tout en profitant du soutien populaire et sacerdotal, mais leurs possibilités face à l’Assyrie étaient moindres. En 661 av. J.-C., date qui résonne avec force dans les textes prophétiques de la Bible, une armée assyrienne sous le commandement d’Assurbanipal récupéra le Delta, mit en déroute les Koushites, saccagea et incendia Nout Amon, la ville sacrée d’Amon, la Thèbes qui fut la capitale égyptienne pendant plus de mille ans.

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Es-tu meilleure que Nout-Amon (Thèbes) installée entre rivières, entourée d’eau, qui tenait sa force de la mer et pour murailles, les eaux ? L’Éthiopie et l’Égypte étaient sa force sans limite, Put et la Libye furent son secours. Mais elle fut aussi emprisonnée en exil, ses enfants furent aussi jetés contre les murs des rues, ses nobles furent combattus et ses magnats attachés avec des chaînes. Nahum III, 8 – 10

Avec le célèbre pillage de Thèbes, qui retentit dans toutes les populations de l’époque, prenait fin de manière tragique l’indépendance de l’Égypte, le dernier État pharaonique légitime, et avec lui les espoirs populaires d’un possible retour aux temps mythiques de Narmer-Ménès. Mais curieusement, de nombreux égyptologues voulurent voir dans la XXVe dynastie, en raison de sa provenance de Koush la méridionale, l’unique dynastie « étrangère » du dernier millénaire égyptien, outre sa couleur « noire », en traduisant délibérément mal l’ethnonyme nahasjw par « noirs » (Kemitjw est « noirs »). En réalité, chez ces auteurs, prévalaient le préjugé racial contre le Sud – les Koushites étaient certainement plus sombres et de traits africains plus prononcés – et l’idée que le royaume de Koush ne pouvait apporter rien de bon, qu’il émergeait d’une Afrique plus intérieure et moins méditerranéenne (voir les commentaires méprisants sur Koush, à la fin du IIIe volume de Pirenne). Mais si nous analysons les divers aspects de l’intervention des rois amoniens de Napata, nous pouvons arriver à des conclusions assez éloignées de celles de l’égyptologie des adeptes de Champollion, passablement raciste presque durant deux cents ans après sa fondation, comme le furent Champollion et son demi-frère 196

Champollion-Figeac (voir leur correspondance, hautement explicite en ce sens). En ce qui concerne les rituels, les Koushites furent stricts, pieux, ouverts à toutes les variantes doctrinales du Kémit, reconstructeurs de temples et défenseurs de l’idée première du pharaon comme divinité incarnée au milieu de son peuple. Il est vrai que Bocchoris fut brûlé, ce qui nous semble une brutalité, mais faillir au serment de fidélité envers un pharaon, en termes classiques, revenait à nier le principe de Maât ou justice : on oublie, avec trop de fréquence, que son père Tefnakht, après avoir combattu Pey durant des années, et avoir été vaincu, avait juré fidélité et préservé tous ses privilèges au Saïs. Dans le domaine social, les rois du royaume de Koush rétablirent le fonctionnement rural, réduisirent les excès de la justice seigneuriale des temples et des potentats, et laissèrent les villes continuer leurs activités librement. Ils n’accordèrent même pas une priorité religieuse au culte dédié au dieu Horus de l’Horizon, d’origine clairement soudanaise, introduit en Égypte durant la colonisation impériale sous le nom de HorakhtiHarmakhis, une variante soudanaise et royale d’Horus qui fut très appréciée au Kémit. Sa particularité méridionale était à peine discernable sur le casque pharaonique de combat, dans sa partie frontale, car il n’était pas présidé par le cobra ou uraeus simple de Bouto, mais par le double uraeus ou double cobra des rois de Koush, comme nous le pouvons voir sur les statues de Taharqa. En politique, les pharaons koushites entreprirent plusieurs fois de défendre la population face à un adversaire dont le seul nom produisait terreur et soumission, et le firent même après de lourdes défaites sur les champs de bataille : il ne faut pas s’étonner si presque trente ans après le pillage assyrien de Thèbes, les Divines Adoratrices d’Amon, à Thèbes, aient continué à dater les années avec les noms de Tanoutamon, Aspelta et 197

d’autres rois Koushites, malgré leur absence physique dans la vallée égyptienne. Ils bénéficièrent, comme nous l’avons indiqué précédemment, d’un fort soutien populaire, même pour faire face aux Assyriens, et comptèrent avec le soutien, en rien désintéressé, du clergé, qui voyait en eux les défenseurs les plus fervents de leurs privilèges, mais aussi des défenseurs convaincus d’une royauté divine, amonienne et horusienne. Ce n’est pas un hasard si la XXVe dynastie fut la dernière qui ait prêté une attention à la Haute-Égypte, renvoyant le clergé d’Amon à sa position d’origine subordonnée au roi divin, et réhabilitant les travaux hydrauliques déjà en mauvais état. Enfin, sur le plan plus strictement conceptuel, les pharaons koushites furent des amoniens qui montrèrent leur sensibilité pour Ptah comme Principe Suprême ou être unique, dont tout le cosmos ne représente qu’un aspect ou reflet par génération, c’est-à-dire que peu sont ceux qui eurent quelque chose à voir avec de supposées superstitions. Ils protégèrent le culte de la moyenne vallée à Min, le dieu ancien ithyphallique, forme probablement ancestrale d’Amon comme créateur. Ils protégèrent le grand sanctuaire de Schmun dédié à Thot et à l’Ogdoade, même si le dynaste de la ville s’aligna militairement contre les troupes du pharaon koushite qui dut prendre d’assaut ses murailles. Ils bâtirent de grandes colonnes dans les temples et les obélisques solaires en honneur à Atoum-Rê, et réhabilitèrent les sanctuaires menacés de ruine. Ils recopièrent les textes, comme ceux de la déjà citée Théologie Memphite, et démontrèrent à plusieurs reprises leur profonde conviction que le monde avait un sens, était structuré par l’ordre harmonieux et qu’il incombait à la monarchie d’être sa garante. En somme, ils furent d’un classicisme incontestable dans leur conception de l’existence et dans les actions qu’ils déployèrent en accord avec elle, dans le plus pur style égyptien. Nous continuerons à nous poser cette question : jusqu’à quand le racisme – à peine dissimulé – d’une 198

grande partie des égyptologues continuera-t-il à traiter la XXVe dynastie comme l’étrangère par excellence ? HERMÈS D’ALEXANDRIE. LA VACUITÉ DU MONDE

À partir de l’an 661 av. J.-C., l’histoire égyptienne entre dans sa phase finale, sans aucune perspective de rétablissement des coordonnées classiques. Une fois de plus, les égyptologues firent l’apologie non seulement du mercantilisme du Delta, mais aussi des princes qui, tels Nékao et Psammétique, se plièrent servilement devant l’Assyrie. Tandis que la XXVe dynastie fut traitée de conservatrice, rétrograde et nationaliste, cette même égyptologie n’a fait que chanter les louanges de la XXVIe dynastie – libyenne – et de son caractère supposé progressiste, avancé, tolérant et – pourquoi ne pas le dire ouvertement – proto-moderne et presque démocratique. Mais les faits sont obstinés et tendent à se répéter même si l’on tente de les dissimuler : la royauté de Libye se consolida uniquement avec le soutien assyrien, et exerça uniquement un gouvernement dans la mesure où cela convenait aux pouvoirs commerciaux urbains et n’entrait pas en conflit avec les nombreux privilèges des temples. Psammétique II en est même arrivé à attaquer Napata, car elle avait formé une armée mercenaire dans laquelle les Grecs représentaient le noyau fondamental et les Koushites déplacèrent leur capitale à Méroé, près de la sixième cataracte. Avec les années, une de fille de Psammétique fut même adoptée comme future Adoratrice d’Amon. Le repli assyrien accorda aux pharaons libyens une période de répit durant laquelle l’évolution sociale suivit son cours vers la désintégration des anciennes structures même si, en apparence, la vie publique semblait normalisée. Après la mort d’Amasis, Cambyse, le deuxième monarque achéménide, détruisit l’armée mercenaire de Psammétique III à Péluse, attaqua Memphis, emprisonnant le roi libyen qui se 199

suicida peu après. L’Égypte allait devenir une province de l’Empire perse. Il y eut divers soulèvements, profitant des guerres appelées médiques entre Grecs et Perses, mais les dynasties libyennes duraient généralement peu car elles entraient dans des querelles intestines constantes, et le pays revenait irrémédiablement sous contrôle asiatique. Lorsque durant l’an 330 av. J.C., le roi macédonien Alexandre fonda la ville côtière d’Alexandrie – dans le Delta occidental – et fut couronné dieu vivant par un clergé à la capacité diminuée, la structure sociale égyptienne, qui l’avait rendue puissante pendant les millénaires précédents, se trouvait déjà dans une phase de transformation aiguë. Les villes étaient appauvries, le paysannat ruiné et une bonne partie de la production destinée à l’exportation, les grains mais aussi l’or, les métaux, qui continuaient à venir des régions koushites, tandis que toute la Haute-Égypte se désurbanisait et dans les campagnes on reculait vers une économie familiale, appauvrie et isolée. L’intronisation d’Alexandre le Grand complétait sept siècles de gouvernants étrangers au Kémit, mais signifiait probablement aussi la fin d’un pays qui avait vécu centré sur son propre développement interne et qui, maintenant, ne représentait qu’une fragile composante de la politique méditerranéenne, passant successivement des mains perses aux mains grecques et de celles-ci aux mains de Rome. La langue égyptienne ne s’employait pas même dans les chancelleries perses et grecques de l’Égypte car même les hautes classes égyptiennes étaient appauvries, avec un statut de subalterne dans leur propre pays. Tandis qu’un être humain meurt en un instant, pour la culture il n’en est jamais ainsi, probablement parce qu’en tant que corps collectif, son évolution continue, passant d’un modèle à l’autre, de manière presque insensible. Quand la culture égyptienne prit-t-elle fin ?

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Personne ne sait de source sûre quand se termina le Kémit, le Pays Noir, le foyer des Remtw Kémit. Pour de nombreux auteurs, l’occupation romaine, sous Auguste, aurait été la fin de l’Égypte ; pour d’autres, ce fut déjà durant l’époque hellénistique qui débuta avec la fondation d’Alexandrie, pour d’autres encore – y compris moi-même pendant de nombreuses années – le Kémit classique africain aurait expiré vers 1000 av. J.-C., tandis que les Ramessides s’enfonçaient dans la somnolence et la société passait aux mains des fonctionnaires, des prêtres et des Libyens, une élite qui, dans son ensemble, possédait des traits éthiques presque punissables. En fin de compte, il serait peutêtre prudent de s’aligner sur l’avis de l’égyptologue Théodore Rundle Clark qui situa la mort culturelle définitive du Kémit au IVe siècle de l’ère chrétienne, époque à laquelle la majorité de la population – indépendamment de ses origines ethniques ou de ses statuts sociaux – s’était déjà christianisée, car ceci marqua pour toujours la fin de l’État pharaonique, le terme d’une certaine idée de société multiple monarchiquement intégrée. Les changements de la longue trame historique qui précéda Rome – entre 661 et 19 av. J.-C. – furent profonds. Les fêtes et les processions en l’honneur de Ptah et sa forme syncrétique aux traits du bœuf Sérapis trouvaient leur parallèle dans les célébrations osiriaques, qui avaient déplacé leur centre principal d’Abydos à Bubastis, mais aussi dans l’ascendance rénovée de Thot qui était vénéré comme seigneur des morts et connaisseur des mystères de la vie éternelle dans le Sud et le Nord, sans exception. À Memphis et dans d’autres villes, l’embaumement des animaux comme représentations des dieux était des plus rentable, et l’art de la construction de grandes statues – bien que limité aux temples encouragés par les Ptolémées – allait être remplacé par la réalisation de statuettes de Ptah ou Osiris, et de phallus simples ou articulés de toutes tailles qui étaient brandis pendant les processions et les festivités. Une autre industrie fleu201

rissante fut la copie du dénommé à tort Livre des Morts, car chacun devait en posséder un exemplaire ou, au moins, certaines des invocations principales, ce qui économisait l’apprentissage de la complexe doctrine cosmothéologique égyptienne et il suffisait de le joindre à la momie comme protection bénéfique face au passage risqué vers l’au-delà. Et la momification, dans les Maisons de la Vie des temples fut, en elle-même, une activité improductive mais rentable, puisque tout cadavre devait emporter au moins une partie des rituels jugés indispensables. Dans une certaine mesure, les anciennes élites égyptiennes se refugiaient dans les collèges sacerdotaux, dernier corps professionnel qui leur était accessible, tandis que les descendants libyens, cariens et grecs fusionnaient avec les grands marchands du Delta pour former la nouvelle classe dirigeante d’un pays presque déstructuré. Même l’ample diffusion de l’écriture démotique, sous la XXVIe dynastie, périclita rapidement en faveur du grec, bien avant le triomphe d’Alexandre. Les derniers à employer, avec profusion, les écritures hiéroglyphiques et hiératiques furent les Koushites, qui continuèrent jusqu’au début du IVe siècle av. J.C. et qui, par la suite, développèrent leur propre écriture, connue comme méroïtique. Le carré d’or, le canon égyptien de beauté du corps humain, souffrit aussi de notables mutations, car bien que les pharaons libyens et grecs aient essayé de respecter la tradition en matière de statues et de reliefs, la tendance réaliste méditerranéenne les encouragea à façonner des personnages qui n’étaient égyptiens que dans leur habillement, mais helléniques dans leurs proportions, avec des bras et des jambes plus courts et plus musclés, et des visages moins prognathes. En termes conceptuels, les minorités inquiètes spirituellement allaient se former dans les écoles initiatiques osiriaques – les hommes – et isiaques – les femmes – mais la dimension acquise par le mot mystérieux convertissait les vérités diaphanes de la 202

métaphysique classique en quelque chose d’étrange, d’ineffable, et d’à peine compréhensible, à la différence de la clarté des textes des pyramides ou de ceux des sarcophages. C’est peut-être dans le domaine juridique que l’on trouve un aspect significatif de la forte évolution égyptienne vers un modèle social fortement individualiste. On a beaucoup loué le progrès du droit individuel durant ces siècles et au vu des informations que nous possédons, ceci semble indiscutable. Même les esclaves avaient le droit d’obtenir une certaine rétribution et des sommes pour leur affranchissement, comme l’a bien étudié Pierre Lefebvre. Les propriétés pouvaient être héritées par tous les descendants, ce qui facilita les petites exploitations et la ruine des paysans dans le Delta. Quant au mariage, les contrats de divorce montraient que la femme pouvait récupérer ce qu’elle avait apporté au ménage en cas d’adultère marital, ou qu’elle pouvait simplement abandonner la maison familiale, sans rien emporter, si elle désirait était aller vivre avec un autre homme. D’une certaine manière, ces faits montrent un effort des législateurs étatiques pour protéger les individus, juste à la période à laquelle les garanties offertes historiquement par l’État pharaonique avaient déjà disparu. Et ceci est un fait d’une importance capitale, car cette législation améliorait le droit des individus, et plus particulièrement celui des femmes, dans un contexte où les solidarités testamentaires et étatiques avaient définitivement disparu. N’en déplaise aux idéologues de la modernité – et aux égyptologues qui déformèrent leurs analyses au service d’un ensemble d’idées individualiste actuel – quand le droit individuel se déploie avec une plus grande force, c’est que le modèle traditionnel – hiérarchique et holiste, inégal mais protecteur – est disloqué et sur le point de disparaître. Pensez sinon à notre époque où un droit individuel brillant n’arrive pas à calmer l’anxiété, ni à éviter l’énorme manque de défense d’un individu désocialisé et pratiquement en état pur, comme le dirait Rousseau. Tel que Louis Dumont 203

l’expliqua dans son Homo Aequalis, les sociétés traditionnelles protègent leurs peuples en préservant les différences, les sociétés modernes annihilent les solidarités en encourageant l’égalité, et il ne semble pas, selon l’anthropologue français, que l’on puisse unir ces deux structures culturelles. De fait, les solidarités institutionnelles et familiales étaient en cours de désintégration. Face aux grandes manifestations de ferveur populaire envers Osiris ou Isis-Neith comme déesse mère, se développa le phénomène de la sorcellerie sur le terrain des possessions psychiques, phénomène en règle générale très répandu lorsqu’une société est en pleine crise matérielle et morale. Les états de délaissement et d’angoisse étaient favorables aux invasions psychiques que les Égyptiens attribuaient à des êtres intermédiaires malins, comme les démons rouges, les Séthiens, dont nous avons déjà parlé. Les amulettes et les formules écrites de protection, qui abondaient déjà dans les sarcophages et les chambres funéraires durant l’Empire, se généralisèrent aussi chez les vivants habitués à se sentir menacés par la même incertitude dans laquelle était soumise le pays. Il est inutile d’essayer de démontrer que les conceptions classiques égyptiennes – celles des IIIe et IIe millénaires – se maintinrent intactes, car il est évident que les manifestations populaires avaient changé, et que la pensée équilibrée par Maât était en train d’être remplacée par une conception beaucoup plus dualiste, dans laquelle le mal était pratiquement à l’opposé symétrique du bien. L’Égypte vécut immergée dans le naufrage moral et dans l’oppression politique et sa religiosité populaire, presque fanatique, fut la réponse désespérée à cette situation insupportable. Il est vrai que les noms divins, les mythes et beaucoup de rituels restèrent ceux d’antan, mais la peur et l’incertitude présidèrent tout, de la même manière que la législation méticuleuse pour protéger les individus furent une réponse obligée à l’abandon général.

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Une mauvaise période pour le peuple, mais excellente pour les chercheurs de fortune, et parmi eux excellèrent ceux qui employaient, pour leur bénéfice matériel, la théurgie métaphysique apprise dans les écoles initiatiques. Le mage et le sorcier sortent des mêmes centres de formation, mais ils diffèrent dans l’usage qu’ils font de leurs connaissances : le premier essaie d’aider les gens ; le second cherche, à n’importe quel prix, son bénéfice personnel. Tout montre, clairement, que la Basse époque égyptienne fut pleine de misère, de délabrement, de superstition et d’une magie à fort penchant pour la sorcellerie, ce que la filmographie récente appela « le côté obscur » et qui ne se généralise jamais si la crise d’une culture n’est pas encore en phase terminale. Pour les observateurs grecs comme Hérodote, Diodore ou Plutarque, les manifestations des fidèles égyptiens dans les rues et dans les temples étaient une expression de vitalité spirituelle puisqu’eux-mêmes provenaient d’un monde hellénique pratiquement areligieux et dépourvu de toute pensée élevée, à l’exception de celle des pythagoriciens et platoniciens. Quand Diodore parlait de l’antériorité culturelle éthiopienne – c’est-àdire, Koushite – par rapport à la culture égyptienne, en réalité il se référait à des temps beaucoup plus proches, comme le furent ceux de la XXVe dynastie et de son clergé amonien à Napata et Thèbes ; cet univers culturel était justement celui qui existait durant ses dernières phases, bien qu’ils ne pouvaient l’apprécier qu’en comparaison avec le nord méditerranéen ; pour un Grec, à côté d’Hellade, le Kémit était le sommet de la spiritualité, même dans sa décadence. Depuis sa propre dynamique intérieure, l’Égypte était en crise profonde, et le délabrement dans lequel se trouvait son peuple réclamait un grand changement, un retournement radical de situation capable de leur rendre la foi, la confiance et un rêve commun de bonheur éternel. L’admiration grecque était compréhensible. 205

Les Égyptiens connaissaient Dieu. Tous, unanimement, se tournaient avec foi, amour et confiance vers la divinité… Les divinités humaines étaient plus facilement admises par un peuple pour lequel l’égalité des hommes devant Dieu était une vérité essentielle. Et puisqu’ainsi le désirait le créateur, l’autorité apparaissait comme légitime… Cette harmonie qui existe en Égypte entre la religion, la morale et les formes de la vie politique, les Grecs en étaient démunis… La pensée millénaire, dans sa sérénité hautaine, ne pouvait apporter à des hommes qui venaient de se défaire des hiérarchies sociales dans lesquelles ils avaient vécu durant des siècles, un nouvel idéal collectif, parce qu’elle ne leur procurait pas la foi accompagnée de la certitude. Pirenne III, 236

La population égyptienne n’a sûrement jamais perdu ces paramètres fondamentaux dont parle magistralement Pirenne, et les raisons du pessimisme grec sont exactement celles données par l’auteur. Lamentablement, ceci n’explique pas pourquoi le mal-être grec continuait à augmenter, et encore moins pour quelle raison le christianisme ferait irruption des siècles plus tard avec une force torrentielle, dans le pays le plus « religieux » du monde. Évidemment, la clef se trouvait ailleurs : l’État pharaonique post-impérial avait fait défection et, avec la brève exception Koushite, n’avait rempli aucune des obligations que la conception égyptienne de Maât lui imposait : un millénaire de rois étrangers, de peau et d’âme, tuèrent la confiance envers la royauté et assombrirent l’espoir d’un passage sûr vers l’harmonie éternelle. La doléance populaire égyptienne, dissimulée à grand peine par une frénésie rituelle et magique, s’appelait société pharaonique, un système africain classique d’ordre social qui maintenant avait disparu. Il se peut que, pour un lecteur, mille ans à attendre le bon Horus vivant lui semble peu de temps, mais pour nous, cela nous semble d’une patience stupéfiante digne de l’obtention d’une réponse positive : le christianisme n’était pas une éventualité, mais une nécessité historique, et comme telle elle se manifesterait. 206

En construisant sa ville, entièrement neuve, près de la vieille île des Phares, sur l’extrême nord-occidental du Delta, Alexandre le Grand voulait laisser son empreinte sur le sol égyptien, mais une trace ouverte sur la Méditerranée. Sa ville était égyptienne de par sa situation et selon le désir explicite de son fondateur qui n’hésita pas à être couronné comme dieu vivant, mais qui était avant tout cosmopolite car cette ville était encadrée par les Grecs et parce que c’était les notables Égyptiens qui y venaient, pour des raisons politiques ou idéologiques. À sa mort à Babylone, le disciple macédonien d’Aristote fut remplacé par ses généraux éparpillés aux quatre coins de son empire, et ce fut Ptolémée Lagide qui s’affirma militairement en Égypte. Depuis ce moment-là, le pays ne serait plus une province, mais une pièce dans la lutte pour l’hégémonie politique en Méditerranée. Les Lagides ou Ptolémaïques gouvernèrent durant les trois siècles qui précédèrent l’arrivée de l’ère chrétienne, ils firent d’Alexandrie le plus grand empire de la Méditerranée orientale, et entreprirent une politique active sur la mer, en formant des escadrons navals, avec des navires gigantesques qui faisaient face aux Grecs de Syrie ou de Macédoine, comme l’analysèrent Casson ou Loture. Et durant ces siècles, derrière la brillante Alexandrie, sa capitale, la vieille Égypte agonisait de désespoir. Mercenaires des pharaons libyens depuis le VIIIe siècle – et avec la création postérieure de Naucratis dans le Delta – les Grecs étaient présents au Kémit dans presque tous ses conflits. Très tôt, Amon fut identifié à Zeus, et très vite on lui rendit un culte sous cette forme syncrétique dans la Libye voisine, et il ne faut pas s’étonner si pour Hérodote, le berceau de la religiosité se trouvait sur le Nil, ni que les sanctuaires prophétiques de Grèce prenaient leurs racines dans le monde égyptien. Mais ceci était, sans doute, le dernier voyage vers le Nord du dieu Amon, comme par le passé Horus l’avait entrepris : quelque chose de similaire était en train de se passer avec un autre très ancien 207

Prince Suprême, Thot, seigneur de l’Ogdoade de Schmun, une ville appelée par les Grecs Hermopolis, assimilant Thot au grec Hermès. Aussi bien Amon le Caché que Thot le Sage commencèrent à acquérir des traits étranges, dans la mesure où les Grecs comprenaient à peine l’essence métaphysique de ces deux dieux. Thot, symbolisé par le babouin de la sagesse, circonspect et impénétrable, fut le dieu de l’écriture sacrée et de la communication entre les grands et les petits dieux de l’Ennéade. « ce fut Thot, ce grand dieu qui est le Seigneur de la justice dans le ciel et sur la terre, qui m’a parlé », puisque sa parole était vraie, cite Drioton. C’était un dieu ancien, même dans le domaine funéraire, car déjà durant le Moyen Empire il avait opéré comme seigneur de la Parole écrite, comme son gardien et celui qui lit dans les âmes. Il fut peut-être aussi un médiateur comme nous le voyons dans beaucoup d’inscriptions sur les statues du Ier millénaire av. J.-C. mais, à ce sujet, aucune certitude ; de plus, il semblerait que sa fonction médiatrice se soit développée durant la Basse époque d’où les Grecs trouvèrent leurs parallélismes avec Hermès. Très vite, au début du Ier millénaire, l’idée de principe essentiel, antérieure au chaos et aux dynamiques cosmiques en équilibre, s’estompa pour la majorité des populations du Delta, et deux traits dominants furent révélés : scribe des paroles divines et seigneur des pouvoirs de la parole. Ainsi, le Thot de la décadence devenait gardien des mystères écrits depuis les temps anciens, et seigneur de la parole comme magie, c’est-à-dire comme pouvoir créationnel. Je suis Thot, Seigneur des Paroles Divines Celui qui agit comme interprète des dieux. Rituels funéraires (Goyon, 1972)

En d’autres termes, pour les Égyptiens et les étrangers installés dans le Delta et la moyenne vallée, la lumière qui émanait de 208

l’ancienne parole, durant les précédents millénaires, s’obscurcit et sa vérité devint opaque : le dieu ancien, dominateur du chaos duquel il avait fait émerger l’Ogdoade divine, celui qui connaissait la vérité et pour autant les âmes humaines durant leur passage vers l’au-delà, ce dieu en question devint alors la meilleure route d’accès fiable à la lumière de la vérité. Le résultat, à une certaine période de la Basse époque, fut le Thot scribe, gardien des secrets et connaisseur du pouvoir primordial de la Parole. La majorité des populations – égyptiennes, libyennes et grecques sans distinction aucune – adoptèrent le dieu de Schmun dans son aspect funéraire, comme juge des âmes, mais la minorité insatisfaite dans les temples et les palais opta pour Thot comme Ker Sehesta ou gardien des mystères, dieu de ce que seule la Parole créatrice pouvait révéler.

Roi des Anw dans le nome central de Tufium – centre de la vallée égyptienne – Tera NETJER fut un dieu-vivant, comme on peut lire sur cette inscription, vers l’an 3500 av. J.-C. Sa posture avec le torse en avant, la barbichette pharaonique de la sagesse, et sa crosse d’évêque de commandement sont les aspects fondamentaux pour toute la suite de l’histoire pharaonique.

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Durant la Basse-Égypte, Thot, le dieu primitif, connaisseur des secrets de l’univers que lui-même a conformés dans son Ogdoade de Schmun, a acquis les traits d’Amon et de la royauté, avec un bâton de commandement – qui sera le caducée d’Hermès – comme Tera Neter des millénaires après.

Les initiés, hommes et femmes, qui suivaient déjà une formation à part, mystérieuse, depuis les temps de l’Empire, se sont vu alors renforcés par l’arrivée de nouveaux adeptes helléniques. Pour cette minorité inquiète, que ce soit les Pythagoriciens, Eudoxe, Platon ou leurs maîtres dans les temples égyptiens, seule une méthode d’apprentissage de la connaissance essentielle pouvait faciliter la compréhension des liturgies amoniennes ou atoniennes, qui étaient devenues opaques, « hermétiques » pour l’immense majorité des fidèles. Ainsi, sur une base égyptienne mais mélangée avec des éléments méditerranéens, se forma, vers le IIIe siècle av. J.-C., la dénommée « tradition hermétique » ou simplement, « l’hermétisme » qui aurait survécu jusque bien 210

avant dans le IVe siècle de l’ère chrétienne. On ne peut nier que l’article encyclopédique soit un résumé acceptable de ce courant des derniers temps de l’Égypte : Courant spirituel de l’époque hellénistique tardive (IIIe siècle) qui prit le nom d’Hermès Trismégiste, un sage fabuleux, identifié au dieu égyptien Thot. Il proposait la libération par le biais de la gnose. Dans sa spéculation se trouvent les éléments de l’astralisme chaldéen, de la physique d’Aristote, de la psychologie de Pythagore et Platon, et de l’astrologie… Il divisait le cosmos en trois zones : la supérieure, siège de la lumière, l’inférieure habitée par les hommes, siège de la matière et de la corruption, et l’intermédiaire qui correspond aux esprits et aux âmes. « Hermétisme » (Enciclopedia catalana, 1995)

Les interférences avec des éléments mésopotamiens et helléniques font partie d’une époque de grande intensité d’échanges dans la Méditerranée orientale, et cela n’est pas surprenant si nous admettons que les histoires des peuples n’ont jamais été confinées dans des compartiments étanches. L’effort grec pour trouver des explications scientifiques « raisonnables » aux mystères du cosmos et de l’existence, en collaboration avec les connaissances astronomiques des temples égyptiens, put être la base de la création en Alexandrie d’un immense disque astral sur lequel on contemplait, avec leurs caractéristiques psychiques, chacun des trois cent soixante-cinq jours de l’année, se rapprochant des Babyloniens dans la formation des dénommées cartes astrales. Rien de cela ne devrait nous surprendre, mais la préoccupation pour connaître le futur individuel est généralement un trait caractéristique des périodes de désagrégation sociale et de perte de foi en l’harmonie du monde, que les Égyptiens appelèrent Maât et les Grecs logos. Il n’est pas non plus étrange que la numérologie pythagoriciennne ou la psychologie platonicienne, élaborées par d’authentiques égyptianisés, puissent pénétrer avec facilité dans cette société désorientée et anxieuse de trouver des réponses fiables. 211

Le fait surprenant de ce bref article encyclopédique est quelque chose que nous verrons corroboré dans les textes hermétiques : la nouveauté n’est pas l’apparition d’un espace intermédiaire pour les âmes et autres êtres désincarnés, mais que la terre soit considérée comme un lieu de corruption duquel il faut échapper, comme l’enseignait Platon ou son prédécesseur Pythagore à travers le monde hellénique. Considérer le monde matériel, y compris le corps humain, comme une prison ou un châtiment ou, parfois, un rêve dont il faut se réveiller pour accéder à l’unique Réalité, est également très fréquent dans les traditions asiatiques, mais c’est insolite dans les cultures africaines dont faisait partie le Kémit. Ce monde dans lequel nous vivons est variable et périssable, inscrit dans des espaces changeants et dans un temps qui a un début et qui aura une fin, mais pour les Égyptiens des millénaires passés tout comme pour les Africains des millénaires suivants, même dans leurs limitations indéniables, ce cosmos et cette existence étaient réels et à sa petite échelle déterminée, beau et admirable car il ne pouvait être que l’œuvre d’un être parfait. L’hermétisme fut probablement le dernier épisode de la tradition égyptienne, de cette pensée que conçut l’Absolu comme Noun et le principe divin comme Thot, Atoum, Ptah, Amon ou Aton, mais il y avait déjà des éléments centraux de sa théorie qui entraient en contradiction ouverte avec la pensée classique de ses prédécesseurs. La société holiste et hiérarchique que fut la pharaonique était devenue individualiste, sans aucune confiance en le pouvoir, et avec une prémunition – hautement justifiée – contre la royauté. Et sans le roi – Horus vivant – le Kémit n’était rien, pas même sur le plan quotidien et matériel. L’existence sur terre commençait même à être un bien douteux du grand dieu, peut-être une prison dans laquelle purger ses erreurs. Il existe deux grands groupes dans la pensée traditionnelle néolithique : l’un affirme la vacuité du monde, l’autre sa réalité 212

consistante, bien que d’un rang moins élevé que celle de l’être qui l’avait conçue et générée. Le Kémit, comme son entourage africain, avait toujours considéré – comme l’Ancien Testament plus tard – que l’œuvre divine dans laquelle nous existons est d’une merveilleuse beauté et d’un mouvement harmonieux. Une grande majorité de son élite, au milieu de ce pessimisme, commença à considérer le cosmos tout entier comme une grande prison, la culture pharaonique était en train de s’écrouler, sans le moindre doute. Seul le christianisme, des siècles plus tard, rendrait espoir à une population mise à l’écart dans les domaines matériel et spirituel et, évidemment, le christianisme n’a pas confondu le monde et le corps avec le mal ou avec une simple fiction : son triomphe écrasant, en à peine trois cents ans, et sans aucun pouvoir social, fut la démonstration la plus nette que la nouvelle tradition spirituelle était connectée avec l’ancienne conviction africaine selon laquelle le monde, y compris la mort et la méchanceté, était bon en soi parce que son créateur l’était, et qu’il ne pouvait en être autrement. Mais Alexandrie, de dos au vieux Kémit, parlait le grec et avait déjà le pessimisme des Grecs, de manière irrémédiable. Et c’est là qu’apparut Hermès Trismégiste, le Trois fois Grand, en l’absence d’un Thot qui déserta le pays du Nil. LE CRÉPUSCULE DU KÉMIT. DUALISMES INCORPORELS

Il existe un célèbre texte hermétique du début du IVe siècle de l’ère chrétienne, qui décrit avec orgueil l’Égypte chrétienne, déjà loin de ce que fut la tradition classique du Kémit. On le connaît vulgairement sous le nom de « La prophétie de la fin de l’Égypte », bien qu’on ait l’habitude de l’appeler « Asclépios » parmi les spécialistes ou plus exactement « Le discours de l’initiation ». Ce passage fait partie du Livre II du Corpus hermeticum, un ensemble d’écrits en grec ou latin, compilés durant la 213

Renaissance, et étudiés par Ménard il y a un siècle et par Festugière à la fin du XXe siècle. Bien que l’œuvre très érudite de Festugière soit recommandable, certaines observations de Ménard restent, de nos jours, riches d’enseignements. Asclépios identifie la fin de la civilisation pharaonique avec le christianisme, et chronologiquement cela semble être vrai, mais si on analyse les contenus de la nouvelle gnose ou doctrine de la connaissance du dieu unique, proposée par les hermétiques, ainsi que les théories parallèles amalgamées par les gnostiques d’origine asiatique et les néo-platoniques de l’école grecque, nous comprendrons peut-être que, durant plus de sept cents ans, ces approches avaient déjà tué ce qui restait de la pensée classique égyptienne. Entrons donc dans cette dernière étape, indispensable pour dissiper les confusions, et donner à chacun ce qui est juste, sans plus. Convaincus de la supériorité de la voie initiatique vers la connaissance des mystères divins, certains secteurs de l’élite hellénique qui gouverna l’Égypte à la fin du Ier millénaire commencèrent à assister activement à tous les cultes anciens et syncrétiques pour progressivement les abandonner en faveur de leur simple pratique initiatique. L’éloignement de la population, de plus en plus superstitieuse et insatisfaite dans sa pratique religieuse, s’agrandit jusqu’à devenir infranchissable : les gens ne participaient même plus aux luttes pour le pouvoir du règne ptolémaïque, tout cela leur semblait déjà très loin. Et tandis que les groupes dirigeants se divisaient entre pragmatiques du pouvoir et élitistes de la connaissance, la population continuait sa désagrégation entre pauvreté matérielle et misère de l’âme. Il convient de se demander pourquoi l’hermétisme, s’il était spécifiquement égyptien, fut incapable de galvaniser le peuple égyptien ou pourquoi les multiples variantes de gnostiques qui proliférèrent dans la vallée – voir les textes de Nagg Hammadi – ne réussirent pas non plus à s’implanter de manière stable, mal214

gré leurs références hermétiques et leur adoption des éléments du christianisme. L’explication réside dans la manière même de concevoir l’existence et cela apparaît avec une clarté diaphane dans les textes de l’époque. Quand, au milieu du Ier siècle de la nouvelle ère, le christianisme s’implanta au-delà des cercles judaïques et s’établit aussi bien parmi la population que parmi une partie de l’élite grécoromaine, il était alors dépourvu de soutiens oligarchiques et impériaux. La doctrine du nazaréen arriva presque simultanément à la gnose syriaque de Simon et dut, de même, entrer en compétition avec l’hermétisme et le néoplatonisme de la classe dominante alexandrine, avec la particularité défavorable de ne pas disposer dans ses rangs de véritables érudits, du moins pas avant le IIe siècle après J.-C. Cependant, l’impact chrétien fut si formidable que ni la persécution romaine de l’an 70 apr. J.-C., ni cette carence intellectuelle n’avantagèrent ses concurrents dans la bataille pour se réapproprier l’âme collective égyptienne. Certainement, comme le signalait brillamment Ménard il y a un siècle, un point essentiel, celui du dieu qui s’incarne, évitait toute une confusion entre le christianisme et ses détracteurs quand il compare, de manière brillante, l’idée du dieu de lumière dans l’Évangile selon St Jean avec le Poimandrès ou Livre I hermétique : Il est probable que le Poimandrès et l’Évangile de Saint Jean aient été écrits à des dates pas trop éloignées, dans des cercles dans lesquels les mêmes idées et les mêmes expressions étaient courantes, l’un parmi les judéo-grecs d’Alexandrie et l’autre parmi ceux d’Éphèse. Cependant, il existe entre les deux une différence profonde qui se résume dans la parole de Saint Jean, ci-après : « Et le Verbe s’est fait chair, et habita en nous ». L’incarnation du Verbe est le dogme fondamental du christianisme, et comme il n’y a aucun trait de ce dogme dans le Poimandrès, il est inimaginable que l’auteur ne le connaisse pas ; en d’autres termes, il y aurait fait allusion, soit pour y adhérer, soit pour le combattre. Hermès Trismégiste (Ménard LV – LVI)

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De nos jours, on en sait un peu plus, et il est bon de le préciser. On situe actuellement l’Évangile de Jean vers 90 du Ier siècle, et non vers 300, comme la majorité des écrits hermétiques. Mais il faut signaler que ces derniers furent recopiés à de nombreuses reprises, et il aurait pu y avoir la possibilité de lancer une attaque directe contre l’idée – presque osiriaque – de l’incarnation divine en homme. Ou bien le texte hermétique cité est contemporain de Saint Jean, et ils partageaient la même idée de lumière comme source authentique de vie, ou bien une attaque frontale à l’incarnation aurait alors réduit les possibilités hermétiques de se frayer un chemin au milieu du chaos idéologique dans lequel vivait l’Alexandrie romaine. Mais chronologie et acquis culturel commun sont des aspects secondaires qui ne peuvent expliquer pourquoi les hermétiques échouèrent, bien mieux situés à l’apparition du christianisme, et pourquoi les gnostiques sombrèrent malgré leurs efforts pour adopter une terminologie chrétienne, et même pour se doter d’Évangiles alternatifs, appelés apocryphes. Le point crucial restait et reste encore la doctrine trinitaire de l’incarnation du Fils, du Verbe, du logos sans équivalent aucun… sauf dans l’ancien mythe d’Osiris. Il s’agit d’une grave erreur d’appréciation que de penser que la nouvelle tradition, le christianisme, fut ce qui ensevelit dans l’oubli le Kémit. Au contraire, ses fossoyeurs – certainement involontaires – furent tous les courants dualistes qui dominèrent la Méditerranée orientale entre l’an 300 av. J.-C. et l’an 300 apr. J.-C., et qui poussèrent les Égyptiens à une situation bien pire que la pauvreté et la défaite : ils les poussèrent au désespoir. Le problème n’était pas les complexités rituelles de l’initiation hermétique ni les baroques cosmologies gnostiques qui remplissaient l’univers d’éons et qui situaient même Jésus-Christ comme un d’entre eux dans une succession de cieux et de temps ; le problème était que le pharaon restait absent et le 216

peuple égyptien orphelin, le problème était que dieu s’était tellement éloigné qu’un croyant normal ne pouvait même pas accéder à son ombre. Ce fut le problème. Et pour cela, le christianisme, de doctrine simple et profonde, avec un Dieu trin et Unique, qui habitait parmi les gens, triompha de manière ahurissante. En réalité, le texte poétique sur la fin de l’Égypte était davantage destiné à ses auteurs qu’aux chrétiens vainqueurs. Un temps viendra où il semblera que les Égyptiens ont en vain observé le culte des Dieux avec tant de piété, et que toutes leurs saintes invocations ont été stériles et inexaucées. La divinité abandonnera la terre et remontera au ciel abandonnant l’Égypte, son ancienne demeure, la laissant veuve de religion, privée de la présence des dieux. Des étrangers rempliront le pays et la terre, non seulement on négligera les choses saintes mais également, et ceci est plus dur encore, la religion, la piété, le culte des dieux seront proscrits et punis par les lois. Alors, cette terre sanctifiée par tant de chapelles et de temples sera recouverte de tombes et de morts. Ô Égypte, Égypte ! De tes religions il ne restera à peine que de vagues légendes que la prospérité ne croira plus, des paroles inscrites sur la pierre racontant ta piété… Le divin retournera au ciel et l’humanité, abandonnée mourra entièrement, et la terre d’Égypte restera déserte et veuve des hommes et des dieux. Hermès Trismégiste II « Asclépios, 147

Cette prophétie, d’une beauté indéniable, résume la perception que les hermétiques eurent de la fin du Kémit, sans se rendre compte qu’eux-mêmes furent déjà l’expression des pre217

miers symptômes de cet abandon d’une tradition mise à mal par les négligences séculaires de leurs dirigeants. Et la mort du Kémit s’explique, au-delà de tout autre motif, par l’élimination dualiste – hermétiques, gnostiques et néoplatoniciens – de la divinité dans l’être humain, la suppression du dieu vivant comme « Dieu véritable et homme véritable », comme le disait déjà un texte du IIIe millénaire av. J.-C., dans le sanctuaire d’Abydos, en référence à Osiris (Frankfort). Platon avait évité l’obstacle que représentait la divinité humaine, affirmant que son âme avait une partie sensible et une autre spirituelle, mais en considérant la matière comme un lieu de châtiment et de privation, il avait déjà jeté les bases d’un monde qui était la négation du ciel, d’où sa position pythagorique sur la réincarnation des âmes qui n’auraient pas encore épuré leurs pêchés sur terre. Et les grands néoplatoniciens comme Plotin s’unirent aux gnostiques comme Valentin et aux hermétiques comme Hypatie dans leur rejet de tout ce qui était matériel, et ainsi leur négation de l’harmonie de la vie sur terre. En réalité, ce furent les dualistes qui avaient détruit la confiance égyptienne en le monde terrestre comme une œuvre du monde divin. Akhénaton fut un monothéiste intransigeant, mais son Hymne à Aton est une preuve resplendissante de la reconnaissance de Maât, l’harmonie divine dans le monde ; les pharaons atoniens consacrés à Atoum ou Ptah, les amoniens au service de Thot et d’Amon, tous – unicistes ou ennéadiques – considérèrent que la vie et l’univers étaient une œuvre magistrale de l’Être Suprême. Pendant le pessimisme intellectuel de la décadence, l’élite alexandrine méprisa le monde, la matière et sa beauté. Au milieu de l’effondrement culturel, les superficiels cultivèrent leurs corps et les plus profonds cherchèrent dans les arcanes de la connaissance le moyen de revenir à la lumière, cette lumière qu’Asclépios d’Alexandrie ou Jean d’Éphèse considéraient comme la vie pleine. Mais sans amour pour le monde qui nous 218

entoure chaque jour, l’isolement des aristoi – les meilleurs – les convertit en une proie facile pour le pessimisme et en « répudiateurs » du monde environnant. Osiris était un dieu simple, chtonique, d’une bonté qui frisait la naïveté, mais si proche des mortels que les Égyptiens ne cessèrent jamais de le vénérer comme le meilleur des humains, et le plus accueillant des dieux. Au contraire, les initiés aux mystères d’Osiris cherchaient à sortir au grand jour mais, en réalité, ils avaient seulement confiance en l’« art de la connaissance », en la « méthode de réintégration dans la lumière », et ces efforts « scientifiques » leur firent perdre le caractère chaleureux des gens, la compréhension de leurs misères, et la possibilité pour Osiris de toujours demeurer à leurs côtés, comme pendant des millénaires l’espérèrent les Remtw Kémit. Le triomphe du christianisme ne fut pas accidentel, comme le prétendent certains auteurs rationalistes et néognostiques de nos jours, mais inévitable parce que c’était l’unique qui répondait avec amour au triple jeu de la réalité – Dieu, le monde et les humains – avec un « Emmanuel » (Dieu avec nous) qui était une révolution osiriaque incroyable dans l’histoire, comme l’explique Ka Mana. Sans doute l’hermétisme, et dans une moindre mesure le gnosticisme, partagèrent une forte dose de doctrine avec l’émergente tradition chrétienne. Fils de la même époque, comme le rappelle Ménard, Montserrat, Piñera ou Festugière, leurs textes ne devraient pas nous surprendre de par leur proximité avec le christianisme, parce que leur pureté apparente aujourd’hui est due au fait que leurs communautés de « mystes » – initiés aux mystères – disparurent il y a 1500 ans, et cela nous laisse supposer une pureté non tâchée par l’histoire. Dans l’Occident moderne, certains groupements tentèrent de ressusciter soit l’hermétisme, soit le gnosticisme, bien qu’avec des résultats douteux, avec de nombreux ordres, mais peu de pratiquants : à peine la franc-maçonnerie, dans quelques-uns de ses 219

rites les plus récents – celui de Memphis Misraïm, créé par Cagliostro, ou l’Écossais Ancien et Accepté, établi au début du XIXe siècle – réussirent à incorporer, de manière stable, certains symboles égyptiens classiques, parmi un système initiatique de fondements chrétiens médiévaux. Durant la longue chute de la civilisation égyptienne, l’hermétisme fut à la fois cause et effet, et à sa disparition s’ajoutèrent les néoplatoniciens et les gnostiques. De nos jours, restent à notre disposition ces textes qui, en leur temps, émerveillèrent Ficine et Della Mirandola, et qui ne restent aujourd’hui qu’une expression de la tradition égyptienne tardive, textes d’une qualité très inférieure par rapport à ceux de la grande méta-ontologie des anciens sanctuaires. Cette Lumière – dit Poimandrès – c’est moi, l’Intelligence, ton Dieu, qui précède la nature humide née des ténèbres. La parole lumineuse – le Verbe – qui émane de l’Intelligence est le fils de Dieu…. L’Intelligence est Dieu le père. Ils ne sont pas séparés l’un de l’autre, parce que l’union est leur vie. Hermès Trismégiste : Poimandrès V

Comme dans tant d’autres fragments du Corpus hermeticum, la considération amonienne d’un Dieu Unique et Trin, avec une mention particulière pour la relation indissoluble parentsenfant, reste présente dans la nouvelle doctrine alexandrine, bien qu’avec cette contradiction d’en arriver à percevoir le monde comme un lieu funeste dont il faut se libérer. Seul Origène, durant le IIIe siècle, et Martinez de Pasqually, un judéochrétien surprenant du XVIIIe siècle, théorisèrent sur la malignité substantive du monde qui aurait été créé non comme un paradis mais comme une prison pour les anges rebelles, mais ceci fut exceptionnel dans l’histoire du christianisme, comme l’a signalé à juste titre Vivenza. D’autres fragments d’Asclépios ou 220

du Poimandrès parlent de l’homme façonné par dieu « à son image », lui donnant ainsi sa propre beauté formelle, jusqu’à ce que l’homme décide de créer par lui-même, et de former ce monde dans lequel l’humanité se trouve prostrée et spirituellement orpheline (Poimandrès I, 7). Mais l’insistance des enseignements hermétiques se centre sur la nécessaire réintégration dans l’Unité, dans le noyau divin duquel proviennent les humains, seul l’Unique est le Bien absolu, tel que le platonisme le concevait, et comme l’aspect central qu’Héliopolis et Memphis avaient établi trois mille ans en arrière (Poimandrès VI, 42). Précisément parce que le corps humain, pour cette réintégration ou retour à l’état original divin, est un châtiment pour les âmes pour avoir osé créer un monde de basse qualité, sur cet aspect la rupture avec la pensée traditionnelle égyptienne fut définitive. Le chef et maître de l’univers décida alors de fabriquer l’organisme humain en châtiment pour les âmes ; et après m’avoir appelé à ses côtés – dit Hermès – il me parla ainsi : « Âme de mon âme, pensée de ma pensée, Jusqu’à quand la nature d’en bas restera-t-elle triste ? Jusqu’à quand les créations déjà nées resteront-elles inertes et sans louanges ? Hermès Trismégiste III, I 185

Et aussi curieux que cela puisse paraître, pour pallier l’obscurité humaine, dieu invita des dieux mineurs, comme Aphrodite ou Hermès, à donner un soupçon d’amour et un peu d’intelligence pour que, de cette manière, l’homme allège sa souffrance dans ce monde obscur que lui-même avait forgé. Ce contexte dualiste, nous le rencontrerons dans chaque soubresaut historique : les Bogomiles, dans l’Europe moyenâgeuse ; chez les Cathares, durant le Bas Moyen Âge ; et pendant les derniers cent cinquante ans modernes, les mouvements théosophiques, 221

les églises gnostiques ou les groupements hermétiques qui manquent, à l’évidence, de continuité historique, et sont des réinventions plus ou moins fantaisistes autour de quelques textes anciens. Mais l’option théorique des hermétiques d’Alexandrie ne pouvait pas entrer en compétition avec l’osirianisme tangible, diaphane, du christianisme avec l’incarnation du fils de Dieu et sa proposition de résurrection grâce à l’amour. Et bien que dans un autre texte, Hermès – dieu éducateur – enseigne que le roi est le dernier maillon divin et le premier maillon humain (Hermès Trismégiste III, II 202), il précise aussi que sa condition n’est pas réellement divine, à la différence de la manière dont les Égyptiens classiques vécurent l’État pharaonique. En somme, la rupture alexandrine ne fut pas seulement politique, mais aussi de la pensée, consacrant un monde désespérant et un objectif d’étoiles à peine accessibles à de rares privilégiés, les initiés dans la connaissance de l’Unique. Avant l’arrivée de Jésus de Nazareth, le Kémit était déjà rongé par une maladie dont le coup de grâce fut porté par le dualisme des hermétiques, gnostiques et néoplatoniciens, véritables fossoyeurs du Temple des dieux que fut l’Égypte, pour employer une terminologie hermétique.

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ÉPILOGUE « À propos de la mort de Pérégrinus ». La pensée chrétienne et ses leçons

Depuis l’arrivée d’Alexandre en Égypte, le pays du Nil vécut plongé dans les conflits militaires de la Méditerranée orientale, alors dominée par des pouvoirs hellénistiques et avec une Rome en pleine ascension dans la partie occidentale de la mer. En réalité, depuis presque 1500 ans, l’Égypte était impliquée dans les processus internationaux du Nord, depuis l’invasion des Hyksôs, et pour autant dans l’impossibilité de se déployer uniquement dans des paramètres sociaux internes. Pour cela, la proposition atonienne eut plus d’impacts stables chez les Hébreux que dans le propre pays du Nil mais aussi, pour la même raison, des mouvements idéologiques postérieurs – gnostiques en Syrie, hellénistes dans toutes les régions de la zone et le mouvement christianisme dans la Palestine voisine – eurent d’énormes répercussions dans le Delta et même dans la HauteÉgypte. Si le pays du Nil, le Kémit, avait été jusqu’à un certain point un monde à part par rapport à son origine nilo-saharienne, et encore même par rapport à son entourage méditerranéen, il n’avait jamais fonctionné en vase clos. Déjà durant les temps nagadiens des Anw, le dieu Horus cohabitait avec Min – forme

ancestrale probable de Amon – mais aussi avec Thot et avec Aton et, dans ce dernier cas la provenance asiatique nous semble indiscutable. La pensée égyptienne établit ses fondements en Afrique noir, mais très vite fit ses propres développements et adopta des éléments des voisins asiatiques. Même si le Kémit maintint sa dévotion pour des divinités spécifiquement africaines comme Mine, Khnoum, Hathor, Nekhbet, Bès, Anubis ou Horakhty, il n’en demeure pas moins qu’il assimila une solidarité absolue avec Rê ou avec Aton, qui, conceptuellement, avaient des profils orientaux. Il n’en est pas de même pour Assur malgré l’hommage de certains princes libyens, car sa divinité était intrinsèquement liée à la férocité de la domination assyrienne que la population égyptienne répudiait. Quand Hermès Trismégiste arriva finalement, il put seulement rassembler des adeptes parmi les étrangers et rarement parmi les autochtones de la vallée, parce qu’il se trouvait aussi lié à un État pharaonique étranger, celui des Ptolémées. Le Kémit eut une pensée riche, flexible, tolérante, et de forte personnalité. Ce ne fut pas une culture africaine indifférenciée, et encore moins un sous-produit asiatique, car même la divinité absolue d’Atoum ou de Ptah fut modérée par l’Ennéade ou génération du Multiple. Et bien qu’il eut le sens de la diversité durant toutes les époques, ce trait typiquement africain n’empêcha pas les particularités notoires : ce fut une civilisation agraire complexe, comme il n’y en eut jamais d’autre sur le continent africain, et par-dessus tout, ce fut une pensée qui donna une place d’éternité à chaque être humain sans exception : « Que mon nom ne soit pas effacé !», « que ma mémoire ne soit pas engloutie ! », récitent encore et encore les invocations du Livre des Morts . Ni les Grecs ni les Sémites ne conçurent l’immortalité individuelle, personnelle, ni les Négro-africains postérieurs dont les défunts finissent par s’estomper dans l’Ancêtre primordial. Curieusement, ce trait particulier, seuls les 224

Égyptiens le partageraient historiquement avec la tradition chrétienne, ce qui conduisit des auteurs comme Ka Mana à parler du « souffle pharaonique » de Jésus-Christ. La particularité du Kémit fut alors perceptible depuis toutes les régions environnantes et, pour cela, il ne faudrait pas s’étonner si ses œuvres matérielles surprennent toujours et soient admirées par les voyageurs du monde entier. SOPHISTES, L’EFFONDREMENT DE LA PENSÉE HELLÉNISTE

Une brève relecture de certains passages de l’Ancien Testament ou de Flavius Josèphe suffirait pour se rendre compte de l’envergure que l’hellénisme postérieur à Alexandre atteint dans la Méditerranée orientale. Même des auteurs fidèles au judaïsme comme Filon d’Alexandrie écrivaient en grec et étaient déjà incapables de le faire dans leur langue rituelle. La culture impériale hellénique s’étendit depuis l’Indus jusqu’en Italie avec la fluidité des eaux torrentielles mais, tout comme les torrents, ses eaux cessèrent vite de couler. Le logos de Pythagore ou de Platon, toujours vibrant de mystère divin comme Maât parmi les Égyptiens, s’assécha comme un tronc arraché de son milieu naturel, jusqu’à être remplacé par un petit logos de cyniques, sceptiques ou simplement aristotéliques, un logos purement rationnel qui se considérait autosuffisant et libre de toute hiérarchie universelle. Ce petit logos fut capable de produire des monuments notoires comme la Bibliothèque d’Alexandrie, et des cercles de considérable érudition astronomique ou médicale, mais en revanche incapable de donner aux peuples de son temps la foi en la réalité de l’existence ou l’espérance dans les possibilités humaines durant la vie et au-delà. Lucrèce, dans son traité atomiste sur la causalité dans la formation du monde et des êtres, pouvait à peine offrir érudition, 225

rythme poétique et angoisse face au manque de perspectives, car dans sa tentative de libérer l’être humain des dieux, il n’arrivait qu’à le soumettre à la vacuité de l’absurde. Un siècle et demi plus tard, Lucien de Samosata fut également incapable d’apporter à ses contemporains davantage que son génie critique, son sens de l’humour et une totale méfiance vis-à-vis des gens. Dans son œuvre importante, le penseur de Samosata fit à peine allusion, à deux reprises, au christianisme, déjà au milieu du IIe siècle apr. J.-C. et pour cela, sa perception est d’une plus grande importance car il ne parlait pas d’un phénomène triomphal, mais émergent. La mordacité incisive de Lucien est une chance pour nous car elle nous permet d’aborder avec un certain recul un mouvement qui, dans l’actualité, ne laisse personne indifférent. En partie, Lucien avait des raisons plus que suffisantes pour aborder avec précaution les penseurs de la cour hellénistique qui palabraient sur tout sans s’en remettre à plus d’autorité que leur supposée sagesse. Comme il le dit dans le Pêcheur : Je hais les imposteurs, les vauriens, les menteurs et les orgueilleux et toute la race des scélérats, qui sont innombrables, comme tu le sais…

Ce fut justement la vacuité que produit la pensée rationaliste des sophistes – que Platon a combattue sans trop de succès – qui conduisit les personnes indépendantes, et de l’intelligence de Lucien, à des positions extrêmes. Cet auteur incisif, dans un de ses dialogues, analysa la figure de Pérégrinus Protée, un philosophe cynique qui se jeta dans le bûcher durant les jeux olympiques de l’an 165 apr. J.-C. Dans sa vie bien remplie, Pérégrinus se convertit, temporairement, au christianisme dans la région de la Palestine, pour rentrer ensuite dans la vie ascétique, bien que Lucien le considère comme un imposteur à la 226

recherche d’une notoriété publique. À plusieurs reprises, l’auteur de Samosata fit allusion à Jésus-Christ et à ses adeptes de manière assez juste : « ils croient en de nouveaux mystères, rejetant la multitude des dieux, se considèrent immortels et pour cela ne craignent pas la mort, formant une puissante fraternité de gens austères et suivent, avec grande conviction, l’exemple de l’homme crucifié ». Dans un autre dialogue, Lucien parle du christianisme comme « une sorte de stoïcisme pour les plébéiens » ce qui, en lui-même, est une observation explicative. Certains Grecs comme Thalès ou Solon se déplacèrent en Égypte à la recherche de connaissances mathématiques ou juridiques, mais la majorité voyagèrent dans le Pays de Cham ou Kémit pour apprendre la sagesse classique dans les temples, tout comme le firent Eudoxe, Pythagore ou Platon. Il ne faut alors pas s’étonner si notre mémoire n’a pas retenu le nombre de sophistes, cyniques, épicuriens, atomistes et autres pour à peine conserver de manière marquante des auteurs qui, eux, croyaient que le monde avait un sens, possédait un logos qui lui donnait unité et raison d’être, bien que certains le fassent dans une optique métaphysique – Pythagore, Socrate, Platon – et d’autres – Aristote – avec des analyses cosmologiques ou physiques. Durant quelque sept cent ans, entre l’an 400 av. J.-C. et l’an 300 apr. J.-C., le monde hellénistique fut un bouillonnement de groupes et de personnalités fugaces, parmi lesquels se détachait à peine, par sa pensée profonde, un disciple avancé de Platon, baptisé Plotin. Les Cicéron, Lucrèce, Sénèque, ou même Lucien étaient des penseurs de seconde zone, non pas pour leur incapacité, mais parce que leur vision de l’existence et du monde était limitée, plus proche du petit logos de l’éthique que du grand logos-Maât de la métaphysique ou méta-ontique qui avait habité le Kémit.

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Sans le vouloir, Lucien nous donna plusieurs clefs pour appréhender le naufrage de l’orgueil helléniste et la poussée du christianisme – dont lui-même n’avait pas vu l’ascension – au milieu de la confusion générale. La force de la Rome Impériale serait sa puissante machinerie de guerre avec un respect acerbe pour les pensées des peuples soumis : sa faiblesse fut que Rome elle-même manquait de convictions, et sa pensée était simplement physique, éthique et limitée au petit logos d’Aristote, pragmatique, mais sans élévation spirituelle. En termes de pensée, le monde romain hégémonique était comme un aveugle guidant des borgnes car les banalités des sophistes s’écrivaient et s’écoutaient aussi bien en grec qu’en latin. Si, pendant des siècles, l’Empire romain resta en place, ce fut grâce aux peuples vaincus qui se trouvaient presque aussi confus et découragés que les vainqueurs. En réalité, Rome s’effondra intérieurement, en pleine confusion sociale, avec des frontières défendues à peine par des barbares romanisés, et avec un modèle culturel en lequel personne n’avait confiance. Comme durant les derniers siècles du Kémit, personne n’espérait déjà plus rien du pouvoir ni de ses penseurs ou de ses groupes d’élite. Les communautés chrétiennes dont parlait Lucien étaient l’unique tissu social cohésif au-delà des origines ethniques ou des statuts : elles ne s’affrontèrent pas pour le pouvoir politique – « Donne à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » – bien que le pouvoir finirait par chercher en elles l’unique force réelle qui survivait. Mais quelle était la différence entre la « secte chrétienne » dont parlait Lucien et celles des gnostiques, hermétiques, épicuriens, stoïques ou pythagoriciens qui pullulaient durant l’Empire ? Apparemment aucune, pour un observateur helléniste, car selon lui, tout était superstition populaire et manipulation des minorités : mais ceci n’explique pas pourquoi une poignée de pêcheurs, presque analphabètes, réussirent à 228

convaincre en moins d’un siècle, aristocrates, néo-platoniciens, hermétiques et gnostiques qui s’unirent avec conviction aux rangs de cette nouvelle fraternité. La clef, que d’auteur du dialogue avec Pérégrinus ne put comprendre, était le nouveau mystère : l’immortalité de tous les humains autour d’un homme-dieu, un pauvre crucifié jusqu’à en mourir, mais un roi intronisé sur les dépouilles de la mort. Cette clef fut alors double, puisqu’elle redonnait un roi-dieu aux Égyptiens et assurait la filiation divine à tout être humain avec le nouvel Osiris crucifié. Comment les chrétiens allaient-ils craindre la mort ? Naturellement, Lucien non plus ne lit aucun écrit sur un juif hellénisé, appelé Saül ou Paul, pour la simple raison que ses lettres circulaient seulement dans les assemblées ou les ecclésias clandestines des chrétiens. Mais, s’il avait lu Paul, il aurait peutêtre compris qu’il y avait en lui beaucoup de Platon, et encore davantage de la conception hénothéiste, dynamique, harmonieuse des Égyptiens classiques, bien que sûrement seuls quelques Grecs l’avaient connu à travers de longues initiations dans les temples tardifs du Nil. En résumé, Lucien de Samosata fit allusion aux chrétiens pour leur mépris de la mort – comme apparemment, Pérégrinus – et pour leur « stoïcisme » populaire, mais il ne sut pas jusqu’à quel point les « nouveaux mystères » du crucifié unissaient l’identité de l’homme-dieu avec les gens ordinaires. Le maître de Samosata avait parcouru la Méditerranée, mais l’Égypte ne lui sembla pas un lieu d’importance, alors que c’était, précisément, en Égypte que le nouveau message fondamental était fortement enraciné, et les meilleurs intellectuels (« sophistes » aurait écrit Lucien) s’appelaient déjà Pantène, Clément et Origène.

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CLÉMENT. LE NIL SE CHRISTIANISE

Bien que Plotin ait longtemps vécu en Italie impériale, son élaboration théorique sur l’Unique et sa répercussion dépendait pleinement de son expérience alexandrine, helléniste, mais aussi égyptienne. L’idée d’unité profonde dans le Principe Unique était toujours restée vivante dans la vallée égyptienne. La conception d’une réalité absolue et principale qui ne crée rien hors de soi mais qui émane ou répand sa propre essence avec sa lumière, qui génère au lieu de créer, qui se divulgue comme un père générateur, comme dans la dernière perception hermétique dans le Livre I ou Asclépios, cette conception était clairement de racine égyptienne. La nouveauté de l’exposé de Plotin n’était pas dans sa théorisation, mais dans la force métaphysique de ce maître silencieux et peu enclin aux adulations palatines. Plotin, à la différence de Lucien, connaissait le christianisme, mais son platonisme le maintint à distance, car pour les chrétiens le monde était une œuvre créée et, avant tout, positive, tout comme l’être humain aussi à l’origine, tandis que pour l’auteur hellénique, il fallait abandonner la périphérie matérielle émanée de l’Unique si on voulait échapper à l’obscurité grossière et la mort animique. En somme, la séparation entre les platoniciens et les chrétiens se basait d’abord sur l’évaluation distincte du monde matériel, puis sur la conviction des chrétiens de l’existence d’une résurrection de la main du crucifié. Plotin, comme toute son école, se fondait entièrement sur sa force de volonté et sur la capacité animique pour remonter jusqu’à l’Unique lui-même. Clément, qui défendait aussi une voie de connaissance intérieure ou gnose chrétienne, était convaincu que les vertus ascétiques aidaient à sortir de la prostration, mais que la garantie se trouvait exclusivement dans l’amour et que ce dernier reposait sur l’action réparatrice de Jésus-Christ, le Dieu qui s’était fait Homme.

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L’hellénisme, et après lui Rome, avait libéré les penseurs de toute restriction ou limite, mais avait amené vacuité et désespoir aux populations. Les meilleures options – hermétisme, néoplatonisme – fondaient tout sur le volontarisme humain au milieu de l’absurde et de la misère spirituelle, mais seule la « secte chrétienne » comprit depuis sa fondation que sans foi et sans espoir, et surtout sans amour, il n’existait aucun horizon vital pour personne. Dans une certaine mesure, les penseurs païens des premiers siècles de notre ère étaient des érudits et des honnêtes, bien que démunis de foi et incapables de transmettre l’amour pour la vie et l’espérance en l’au-delà : leur proximité, comme dans Sénèque, produisait du respect, mais pas l’adhésion ni la joie, plutôt tristesse et nostalgie d’un paradis incertain auquel la majorité n’accéderait pas. À l’opposé, les dénommés « Pères de l’Église » prêchaient le sacrifice personnel, mais professaient leur certitude de ne pas être seuls ni abandonnés dans la vie terrestre. Les dieux, comme le regrettait le texte hermétique sur la fin de l’Égypte, étaient retournés au ciel, mais Jésus-Christ, le sacrifié, restait présent et ses fidèles proclamaient la joie de vivre dans la foi et de manière fraternelle, tel que l’a bien observé Lucien. Plotin était un métaphysicien austère, Clément était un père qui protégeait et encourageait. Les gens du Kémit n’hésitèrent pas longtemps à choisir entre hellénisme et christianisme. En effet, seul Lui (Christ) domestiqua les animaux les plus terribles qui existèrent. Ah les hommes ! […] Regarde le pouvoir du chant nouveau. Il a arraché des hommes des pierres et des hommes des bêtes féroces. Et d’un autre côté, les morts qui n’avaient pas leur place dans cette vie véritable, seulement pour être disciples du chant, ont ressuscité à nouveau [….]

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Puisque le Logos était du ciel, au commencement divin de toutes les choses, et c’est ainsi, et puisque maintenant il a reçu le nom sanctifié de nouveau, nom digne de pouvoir, le nom de Christ, je l’appelle un chant nouveau. Pour cela le Logos, Christ, est la cause non seulement de notre existence depuis toujours (car Lui était en Dieu), mais aussi de notre bonheur (car maintenant, il s’est manifesté à nous, les hommes). Ce même Logos est unique et les deux à la fois, Dieu et homme, la cause de tous nos biens. Par Lui, nous apprenons à vivre et nous sommes conduits à la vie éternelle. Clément, Protreptique I 3, 4 et I 6, 7.

Originaire d’Athènes et doté d’une solide formation intellectuelle après avoir parcouru grande partie de la Méditerranée, Clément trouva à Alexandrie ce que, selon ses propres mots, il n’avait pas trouvé dans les philosophies encore présentes de l’hellénisme – stoïque, platonique, épicurienne et aristotélique – car bien qu’il ait appris dans chacune d’elles des fragments de la vérité, aucune ne lui avait enseigné à aimer le monde ou à apprécier la théologie du logos, c’est-à-dire Maât vitalisée par un authentique Osiris, le dieu vivant. Pour l’Athénien d’Alexandrie, les études érudites étaient une acceptable préparation humaine, mais la sagesse était la compréhension de l’existence et de son Principe Suprême ; en réalité le sage était très au-dessus du philosophe, parce qu’il était capable de vivre en aimant et en diffusant l’espérance. Avec Pantène, et surtout avec Clément, la pensée égyptienne récupéra l’osirianisme, bien que de forme nouvelle, puisque Jésus-Christ – le logos incarné – reste présent comme roi vainqueur de la mort, invitant les gens à aimer le monde, la vie, et le Dieu Unique et trin, sans lequel 232

ni la vie, ni sa plénitude ne seraient possibles. Comme Clément, beaucoup d’érudits de l’hellénisme, de toute classe et de toute nation, passèrent à la spiritualité chrétienne, simple, profonde, intense et débordante d’espoir. Pour cela, les presbytériens et les missionnaires de la nouvelle tradition s’imposèrent lors des débats avec les érudits de l’hellénisme, mais surtout n’eurent pas de rival en matière de capacité à communiquer foi et espérance aux gens de toute condition. Le dieu inconnu dont parlait Paul aux Athéniens, ou le logos fait homme que prêcha Clément aux gens d’Alexandrie avaient un réalisme et une authenticité que ne donnait aucune des autres écoles plus anciennes ou plus sophistiquées. Le renversement fut si spectaculaire que, déjà durant le IIe siècle, les théoriciens chrétiens d’Asie Mineure, de Syrie et d’Égypte dotaient le message chrétien de toute la complexité doctrinale que nous lui connaissons aujourd’hui, et des disciples des apôtres ou de leurs premiers adeptes prêchaient dans toute la Méditerranée occidentale. Si Clément parla d’une gnose ou sagesse chrétienne radicalement distincte du volontarisme des gnostiques (stromata VII), vers la même époque Irénée en faisait autant à Marseille et Lyon pour rappeler que, sans la générosité du Fils ou logos, sans la grâce de l’Esprit, et sans sa mort réelle sur la croix il n’y aurait pas de véritable connaissance mais l’orgueil et la fausse gnose (Adversus Haereses III). La puissance intellectuelle du mouvement messianique se répéta à peine lors de l’irruption postérieure de l’islam, mais sur des sentiers battus par une expérience de siècles décisifs. Tout ceci soulève alors d’inévitables questions : Alexandrie n’était-elle donc pas la capitale de l’intelligence et le siège d’une œuvre innovatrice comme la Bibliothèque ? N’est-ce pas l’intolérance agressive des chrétiens qui finit par anéantir le lieu dans lequel les connaissances de l’époque étaient conservées ? Sans doute Alexandrie, « de dos à l’Égypte », fut-elle une mé233

tropole brillante vers laquelle convergeaient des érudits de toute part, mais cela ne semble pas avoir apporté à la population la moindre quiétude spirituelle, si nous partons d’un fait prouvé selon lequel le bien-être matériel d’Alexandrie n’existait plus depuis un certain temps : malgré la prohibition et les persécutions impériales, l’adhésion au christianisme fut constante, même parmi les classes dirigeantes. Comme nous l’avons déjà expliqué précédemment, pendant des siècles les penseurs de type helléniste vécurent dans une tour d’ivoire, de plus en plus isolés des secteurs populaires, et leurs théorisations hermétiques n’apportèrent ni consolation, ni lumière à la société égyptienne de la Basse époque : en réalité, bien avant l’assassinat d’Hypatie en 416 apr. J.-C., à la requête de l’évêque Cyrille et de ses prédicateurs incendiaires, la philosophie hellénistique, de quelque nature qu’elle soit, était finie après avoir perdu le gros de ses adeptes au profit du christianisme. Quant à la Bibliothèque, détruite plusieurs fois au IIIe siècle apr. J.-C., il nous faut ici ouvrir une parenthèse, dans une optique africaine. S’il est quelque chose de purement européen, et par extension occidental, c’est l’idée qui est à l’origine de la formation de la Bibliothèque d’Alexandrie : une connaissance universelle, totale, à la portée de tous, sans aucune discrimination ni de sexes, ni de capacités, ni de fortunes. Mais cette idée était étrangère à la pensée classique égyptienne qui, comme toute conception de sagesse traditionnelle, considérait que pensée et pouvoir étaient intimement liés et, par conséquent, que seuls ceux qui en étaient dignes pouvaient accéder à la connaissance. L’idée de bibliothèque était parfaitement démocratique, grecque à l’origine, mais totalement étrangère aux cultures africaines ou aux traditions d’autres parties du monde. Bien que pendant un millénaire, les Égyptiens aient vu comment le pouvoir monarchique enfreignait toute limite en fonction de ses privilèges, et aient constaté comment les collèges sacerdotaux usaient de leurs 234

connaissances théoriques pour se constituer en un pouvoir économique, le respect envers l’autorité et sa sagesse étaient sur le point de disparaître. Quand les plébéiens égyptiens brûlèrent la Bibliothèque et assassinèrent Hypatie au Ve siècle, cette institution était déjà considérée comme liée au pouvoir d’une minorité avec laquelle la population majoritaire ne partageait ni les bénéfices matériels, ni les convictions spirituelles. Avant ses successifs et déplorables incendies, la Bibliothèque était déjà sèche comme une forêt dévitalisée. Les incendies successifs de la Bibliothèque furent probablement davantage le symbole d’un rejet d’une science qui ne servait pas les gens qu’un fait chronologiquement vérifiable. On ne peut que se rappeler que César l’avait déjà attaquée, ou que Dioclétien, à la fin du IIIe siècle, brûla une partie importante de l’installation, de telle sorte que durant le IVe siècle, certains écrits furent déplacés dans le Sérapéum ; on a aussi dit, sans aucun fondement, que les musulmans la brûlèrent par la suite, mais ce qui ressort de toutes ces hypothèses, c’est le sens de cette haine aux livres. Le savoir accumulatif, l’érudition, l’accès sans discrimination aux dépôts d’informations et de théories, uni à l’abandon matériel et moral de la population, voilà la base de la transformation de cette institution en quelque chose d’abominable pour la majorité. Évidemment, nous tous, Occidentaux modernes ou occidentalisés de tout pays, nous aimons les bibliothèques et nous sommes persuadés que tous devrions pouvoir accéder aux connaissances accumulées, sans aucune restriction, mais il convient de rappeler que beaucoup de gouvernements se sont servi, dans une époque récente, de l’accès à des connaissances techniques et scientifiques dont ils n’étaient pas dignes. Ceci est un autre sujet pour une autre occasion, mais en ce qui nous concerne en ce moment, la fin de la Bibliothèque et l’amorce du déclin d’Alexandrie sont la meilleure allégorie de la chute de l’ancienne arrogance nationaliste. Le Kémit, de fait, 235

n’était plus qu’un souvenir, et en seulement quelques siècles les Remtw Kémit adhérèrent massivement au christianisme. Nous pourrions considérer, avec Théodore Rundle Clark, que l’Édit de Milan en 325 apr. J.-C. marqua la fin du Kémit, mais nous pensons que ce fut seulement la constatation que le pays de Cham n’existait déjà plus puisque ses pharaons légitimes disparurent définitivement bien avant avec Taharqa et Tanoutamon, ses collèges sacerdotaux avaient déjà été dépeuplés en faveur de l’érudition helléniste, et les meilleurs platoniciens et hermétiques s’étaient convertis au message du crucifié. Et bien que l’histoire ne se répète jamais, il se peut que les penseurs traditionnels aient raison de considérer que l’histoire ne se déploie pas de manière linéaire, mais avec des cycles semblables à la vie humaine et que tous les cycles possèdent des moments identiques. Cet ouvrage est une brève réflexion sur le cycle historique du Kémit, mais aussi une invitation à réfléchir sur le moment du cycle moderne dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, en 2014 d’une ère chrétienne usée, une ère que s’est approprié un nouveau type d’hellénisme – la modernité – avec une arrogance scientifique néo-alexandrine. Le nouveau mythe, humaniste – progrès, individualisme – proclame des horizons illimités, mais il existe des motifs raisonnables de suspecter que sa vacuité situe déjà ce mythe à des temps crépusculaires. EMMANUEL. LE RETOUR DE MAÂT

Les peuples africains qui modelèrent le Kémit, le Pays Noir, appréciaient la vie et, avec elle, la terre sur laquelle elle se déroulait. Comme le racontent les récits de sagesse des Remtw Kémit – les Parfaits du Pays Noir – même durant les phases tardives comme les enseignements hermétiques, l’Égypte restait le temple de prédilection des dieux, le lieu le plus sacré au monde. Un peuple qui ne vénère pas sa culture et sa terre est condamné 236

à disparaître, comme cela arriva tant de fois au cours des derniers millénaires. Finalement, aimer sa propre communauté et le propre pays dans lequel elle se déploie est la manière la plus simple et la plus forte de manifester son adhésion au monde et à la vie qui l’entoure. Comme l’a dit plus tard un Amérindien, Seattle, nous sommes une partie de la Terre, et si nous ne nous occupons pas de celle-ci, la mort extirpe même le souvenir des civilisations qui, en leur temps, se dressèrent en toute confiance. Durant son exil doré en terres cananéennes, le médecin sinouhé était comme une plante déracinée, car pour lui, son Nil et ses gens étaient l’équilibre, la beauté et le bien-être. Après l’unification faite par Narmer-Ménès, le Pays de Cham établit des rythmes, des habitudes, des articulations qui rendirent la quotidienneté bienveillante. La perfection n’a jamais existé, mais d’innombrables générations d’Égyptiens ont toujours regretté les siècles fondateurs car, en eux, ils voyaient tous Maât, l’harmonie entre la Nature, l’humanité et Dieu, ce que Jean, mieux qu’Aristote, appela logos, la véritable mesure intime de l’univers. Il y avait une manière de vivre égyptienne, de penser et d’œuvrer, et dans ce style particulier, il y avait peu d’espace pour la haine, la terreur ou la destruction, très peu de marge pour la mort, malgré sa proximité avec la vie. Se sont trompés ceux qui nous ont dessiné, grossièrement, une société égyptienne peuplée de momies, de tombes et de terreurs, car le Kémit était un lieu de lumière et de joie. Aveuglés par la brutalité destructive de Seth, le dieu rouge de sang et de désert, nous avons accepté de la part d’une certaine égyptologie occidentale – et pessimiste, c’est certain ! – que ce pays fut pris dans l’étau de l’angoisse face aux débordements fluviaux, les fléaux et les maladies, les armées hostiles, et en garda une obsession malsaine pour la mort. Ce pessimisme existentiel fut à peine observé dans les pires moments, car le vitalisme africain des Remtw Kémit reprit vite le dessus, à plu237

sieurs reprises, contre l’abattement et la désaffection pour la vie. Le Rmt, l’égyptien ancien, avait une telle prédilection pour le monde et la vie qu’il affirma la victoire des individus sur la mort, qu’il mit en évidence la dimension éternelle de chaque être humain et que, pour cela, il s’occupa de sa tombe comme une demeure aimable pour le passage vers les étoiles polaires, celles qui ne changent pas de position dans l’immensité céleste. Déjà dans les mastabas du IVe millénaire, les scènes de vendange, d’élaboration de la bière, du pain, de la chasse ou de la pêche se succédaient, pour culminer avec Akhénaton par d’authentiques hymnes de gratitude envers le Principe générateur qui s’était manifesté à travers le monde. Tout comme la maladie ou la mort, la douleur ou la peur étaient présentes, mais toute la culture égyptienne les défiait par son chant aimable à l’harmonie universelle. Les hellénistes, honnêtes mais convaincus de la négativité du monde et de la futilité divine, insistèrent, durant des siècles, pour libérer l’être humain de la superstition de Dieu et de l’éternité. La seule chose qu’ils obtinrent fut un pessimisme croissant, un isolement envers les populations qui cherchaient à récupérer l’espoir et, enfin, une déroute sans équivoque face aux adeptes de l’Osiris crucifié à Jérusalem. L’hellénisme – précurseur de notre rationalisme illustré – se fondait entièrement sur l’homme, et son pessimisme ne cessa de croître : le classicisme égyptien, par contre, se fondait sur Maât, l’harmonie divine qui se trouve en toute chose et en chacun, résistant ainsi durant quatre mille ans à l’abattement et à la désagrégation : les missionnaires chrétiens triomphèrent car leur message apportait à nouveau espérance, lumière et respect pour la vie. De cette refondation du monde égyptien, les hellénistes ne nous dirent presque rien car ils ne se rendirent même pas compte de ce monde qui bouillonnait sous leurs pieds. Dans les faits, la population simple respectait beaucoup plus la vie que 238

ces obstinés platoniciens et gnostiques qui écrivaient sur la malignité du monde, sans jamais sortir dans la rue pour se rendre compte de la gamme illimitée de merveilles offerte par l’univers : ils ne pouvaient probablement pas sortir dans un monde hostile pour eux, car ils considéraient que Dieu se trouvait loin, et que ce qui était proche était fugace et misérable. Le Kémit n’est plus. Les rois étrangers, les mercenaires barbares, les fonctionnaires et les prêtres prospères, les hellénistes vaniteux et la redoutable détérioration que le temps apporte à tout ce qui existe sur ce monde, s’évanouirent avec le Kémit. Et arriva l’Égypte, avec ses anciennes racines, son sang nouveau de christianisme copte, ouvrant la porte à Misr, le fils de Cham, que les musulmans reprirent. Mais de cette Égypte copte, chrétienne, ou de ce Misr musulman, nous avons peu de connaissance, parce qu’elle est aussi éloignée de l’Occident moderne que le furent les Remtw Kémit pour les intellectuels de l’hellénisme. Maât répandait l’équilibre entre Seth et Horus, entre douleur et allégresse, entre perfection éternelle et imperfection quotidienne. Le logos de Jean aussi, le créateur qui s’est fait homme véritable et qui, en mourant, a triomphé comme roi. Mais le sophiste dans un premier temps et tout l’hellénisme plus tard, crurent qu’ils avaient pu se libérer de l’ordre divin du monde et le substituèrent par de fragiles solutions humaines : l’insipidité et le délaissement, l’horreur d’une existence absurde marginalisa cette intellectualité et ouvrit les portes au crucifié dont un érudit comme Lucien ne savait presque rien. Et l’existence humaine, exactement comme le cosmos, devint une apparence pour les néo-platoniciens comme Plotin ou Hypatie et une perversité pour les gnostiques comme Marcion ou Valentin. Ce dualisme dont les manichéens représentèrent une petite portion, est celui qui enterra définitivement le Kémit. Et le Nazaréen triompha car, comme Osiris, il aimait, souffrait, vivait, mourrait dans la conviction profonde d’une résurrection que les Égyptiens ont 239

toujours cherchée. La même notion d’Emmanuel – Dieu parmi nous – était le début du retour de Maât sur le Nil. Mais César ne serait jamais le Dieu vivant, comme le furent les pharaons, et le pouvoir politique se désacralisa de manière irréversible durant l’ère chrétienne. Les pyramides et les temples silencieux furent laissés de côté, témoins de l’ancienne puissance africaine de Maât, la déesse qui harmonise toujours la diversité bien que son nom change au cours des siècles.

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ANNEXES

ANNEXE 1. CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES LA TRADITION DU KÉMIT. LE PAYS NOIR

Au début du IVe millénaire av. J.-C., les clans méridionaux pénétrèrent dans la vallée égyptienne et forgèrent les cultures prédynastiques de Nagada et Gerzèh. Des Royaumes combattants – Moret – exprimèrent une cosmovision riche, complexe et étonnamment homogène sur leurs bases vertébrales. Avec le triomphe final de la maison royale de Nekhen et la refondation par Narmer-Ménès, vers le 3.300 av. J.-C., de Memphis ou Les Murailles Blanches, l’État pharaonique entreprit la création trimillénaire du Double Pays. Cette tradition dura jusqu’au long crépuscule du Ier millénaire av. J.-C. La disparition évoquée par le texte hermétique « Asclépios » – Livre II, 9 – supposa la fin des rituels exotériques et la prédominance d’autres formes traditionnelles de provenance non égyptienne. L’hermétisme, ramification tardive du tronc pharaonique, serait le témoin exceptionnel durant ces derniers siècles de ce qui fut la première grande tradition culturelle négro-africaine. HORUS SUR LE NIL

Le dieu Faucon fut le plus grand symbole cosmique pour les Égyptiens dynastiques (Frankfort). Il semblerait qu’il le fut déjà

dans les terrains rocheux néolithiques du Sahara (Cervelló) et dans les cataractes soudanaises qui précédèrent de mille ans la naissance du Kémit, le Pays Noir (Williams). Dieu paléolithique du lointain, uni au soleil créationnel, il se posa durant les temps néolithiques sur le sol des clans, sous sa forme de Seth, le faucon prédateur qui s’incarne dans les chefs de guerre (Iniesta). DSRT – rouge, désert – fut son épithète de feu et de sang, de vitalité et de pouvoir social (Ansélin). Aucun pouvoir ne resta hors de l’axe vertical du Double Faucon, symbole de la hiérarchie universelle. OSIRIS, L’AVATAR SACRIFICIEL

Les temps du début de l’ère obscure, inaugurés par la puissance méridionale des Africains dans leur forme nilotique des clans combattants (Petrie, Moret) furent des temps de guerre. Une hiérarchie militaire rigide, une forte reconnaissance du sens cosmique de tout pouvoir humain, y compris le pouvoir destructeur des Horus Anw, depuis Qustul jusqu’au Delta (Midant Reynes, Wengrow). Les rois horusiens de Nekhen et This ou Thinis portaient sur leur serekh royal les deux faucons, mais rapidement ils incorporèrent à leur personne royale le dieu de la végétation des néolithiques nilo-sahariens, par son nom égyptien d’Osiris, le roi qui meurt pour donner la vie (Eliade). Osiris fut-il un roi des Anw ? (Amélineau) ; dans tous les cas, le pharaon devait être guidé par Maât, le principe d’harmonie universelle (Frankfort). Si Horus, sous sa forme de faucon, est le même symbole solaire, créationnel qui, en Europe, correspond à l’aigle ou, en Amérique au condor, Osiris est le dieu-homme par excellence. Véritable homme (il est assassiné) et véritable dieu (il est ressuscité), il est le médiateur parfait entre la condition humaine, fragile, et le firmament, immuable : avec sa mort il garantit la 242

pérennité des humains et consolide le cycle cosmique, comme les rois-dieux néolithiques (Cervelló). Chaque pharaon est une incarnation divine, mais Osiris est l’avatar salutaire par excellence, et charge le roi de son identité sacrificielle : sa mort signifie à la fois douleur et jubilé, mort et communion (Rites lacustres dans le sanctuaire d’Abydos). À PROPOS DU PRINCIPE SUPRÊME

Les Rmtw Kémit, les Parfaits du Pays Noir, sont-ils purement cosmologiques ? Simplement sensibles, concrets, physiquement tactiles comme presque tous les peuples de l’Afrique historique appelés animistes (Frankfort). Pour cela, leurs concepts prennent la forme d’images qui n’ont rien d’abstrait, la personnalisation de chaque force et de chaque principe produit un panthéon étonnamment vital même pour des eaux et des terrains rocheux, des déserts et des astres (Ansélin). Mais aux côtés du nom, il y eut toujours le côté ineffable, aux côtés du Visible ou du Translucide – Amawnet – se trouva le pouvoir de Celui qui ne se manifeste pas ou de l’Obscur – Amon – depuis très longtemps. L’Ogdoade hermopolitaine affirma la présence d’un Principe immuable au sein duquel le chaos boueux primordial contenait les quatre couples d’archétypes d’où se produisirent toutes les séparations créationnelles, toutes les dualités et les diversifications. Ainsi, le couple Amon-Amawnet obtint son aspect perceptible. Le système héliopolitain, dans le Delta, chargea Atoum de cette réalité métaphysique. Plus abstrayants – peut-être une influence mésopotamienne – les prêtres de l’On du Nord (Lounou ou Héliopolis) affirmèrent la vacuité du panthéon devant l’Absolu indicible d’Atoum, bien qu’ils aient accepté la vision plurielle égyptienne en percevant la réalité immédiate comme 243

Multiple et présidée par l’Horus incarné (Bilolo). Rê fut la manifestation d’Atoum, et les barques diurne et la nocturne seraient seulement des modalités du cycle manifesté, dans sa forme de Rê. Enfin, la théologie Memphite chercha la synthèse entre le Multiple hermopolitain et l’Unique héliopolitain, dans un travail où politique et cosmovision eurent un seul axe (Frankfort). Ptah, la divinité locale de Memphis, assuma en son nom l’Absolu et l’Unique dans son déploiement de l’Ennéade : ShouTefnout, Geb-Nout, Osiris-Isis-Seth-Nephtys. Dans ce contexte, la force des rois horusiens et des successeurs d’Atoum s’exprima sur des pierres marquées de peu d’inscriptions tout au long du IIIe millénaire av. J.-C., avec des textes certes rares mais significatifs laissés en héritage (T. Pyramides, Th. R. Clark). Ce fut autour des conceptions vétéro-égyptiennes que s’articulèrent les rituels de rétablissement de l’unité et de l’identité. NOUN, L’ABSOLU MÉTAPHYSIQUE

Peut-être le langage africain du Kémit nous complique-t-il la compréhension du sens profond du Noun, traduit littéralement par Océan Primordial, Chaos primitif, Eaux Primordiales, tout comme dans la Théologie Memphite, quand Ptah sortit de sa somnolence, au sein du Noun… il y a tout lieu de penser que ces eaux – telles la boue primitive de l’Ogdoade – n’étaient pas uniquement les possibilités Non Manifestées de l’Être, mais l’Absolu même dans son acception de Non qualifié, pour s’en remettre à la terminologie hindoue. Mais la critique égyptologique, occidentale, et pour autant peu préparée à aller au-delà du niveau ontologique, a toujours considéré que le Noun était simplement le Chaos matériel depuis lequel Atoum, Ptah ou Amon opéraient en tant que démiurges. Il faudra réfléchir sur ce point, parce que le contenu 244

du Noun semble beaucoup plus grand que son image de continent aquatique concret. La lumière brilla dans l’obscurité des eaux-chaos (celles-ci étaient bien des Possibilités Non Manifestées de l’Être-Atoum), car avec l’émergence active de la divinité, la lumière se fraya un chemin dans les ténèbres : la pierre sacrée Benben ou obélisque créationnel est le prélude de la pyramide qui reçoit en son sommet la brillance de la première lumière jaillie des eaux au sortir de Ptah ou Atoum de leur inertie. L’oiseau lumineux Phénix se posera sur le monolithe du premier instant créateur (Clark) ou plus exactement, générateur. MAÂT, L’ORDRE UNIVERSEL

Le roi, Horus incarné et Osiris assumé, est le symbole du Principe Universel au sein du pays égyptien. Membre et fils de l’Ennéade, le pharaon occupe le trône pour que les cycles s’accomplissent et que l’ordre social et naturel ne se brise ni par les voies de Seth, ni par les destructions définitives (Frankfort). La compagne du roi est Maât, l’harmonie cosmique, la beauté créationnelle, l’ordre sacré qui doit être respecté entre le rouge destructeur DSRT et le noir réorganisateur KM. Pour cela, le pharaon est à la fois Horus et Seth, Osiris et Seth, car il contient en lui-même toute la charge créationnelle des dualités (Ansélin). C’est la déesse de la Plume, Maât, qui donne au roi sa croix ansée pour qu’il aspire à l’éternité, et c’est elle qui préside tout rituel et tout acte royal. Maât précède le pharaon comme la Vérité précède la conscience et, en dehors de la vie harmonieuse universelle, il n’existe ni royauté, ni société.

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THOT ET LA CONNAISSANCE

« Symbolisé par le babouin de la sagesse, circonspect et impénétrable, il fut le dieu de l’écriture sacrée et de la communication entre les grands et les petits dieux de l’Ennéade. Ce fut Thot, ce grand dieu qui est Seigneur de la justice dans le ciel et sur la terre, qui m’a parlé » (Drioton). C’est un dieu ancien, surtout dans le domaine funéraire et déjà au Moyen Empire il opère comme seigneur de la Parole écrite, comme son gardien. Il se peut qu’il soit aussi un médiateur ancien, comme nous le voyons dans beaucoup de textes des statues du Ier millénaire av. J.-C. mais sur ce point, nous manquons de certitudes et il semblerait que sa fonction médiatrice se soit développée durant la Basse époque pendant laquelle les Grecs trouvèrent leurs parallélismes avec Hermès. Comme le signale Bilolo, il y a suffisamment d’informations pour penser que vers 3 500 av. J.C., Thot était le Seigneur de l’Ogdoade et la forme la plus ancienne du Principe Suprême dans le centre de la vallée : son aspect funéraire et finalement transmetteur de savoir furent postérieurs, jusqu’à être associés à Hermès, petit dieu des Grecs. Comme un ancien Psychopompe, compagnon des âmes défuntes, Thot, maître de la Parole perdue, apporte le savoir aux humains et les accompagne dans leur ascension vers le Douât pour récupérer la mémoire primordiale. Mourir dans les champs de roseaux (Ialou), tel Osiris, ressusciter de l’autre côté de ce champ sombre qui relie la terre aux étoiles, tel HorusKharakhti, s’obscurcir avec le soleil de minuit – Atoum – et briller avec le soleil du zénith – Rê –, voici la route de la Connaissance et, avec elle, du pouvoir. Thot enseignait ainsi la vérité cachée de la demeure des vingt-quatre heures, une vérité cachée à simple vue par le Voile de la Connaissance – Isis – qui protège la hiérarchie cosmique ou Kheper – le devenir – en Maât (l’harmonie). 246

AMONIENS ET ATONIENS

Tout le IIe millénaire av. J.-C. fut présidé par une royauté thébaine qui combinait sans difficulté la reconnaissance de l’Un-Multiple (Ennéade ou Ogdoade) dans la Divinité Suprême d’Amon, plusieurs fois dans sa forme synthétique d’Amon-Rê. Il n’y a pas de différence fondamentale entre les fidèles d’Amon et ceux d’Atoum, Ptah ou Aton, sauf dans les formes, puisque la conception d’un Être générateur était dans toutes les variantes doctrinales de la vallée. Comme l’écrira Cervelló, les cosmothéologies égyptiennes furent hénothéistes, et n’envisagèrent jamais un dualisme extrême en faveur de la réalité unique de Dieu ou de la réalité principale du monde : la réalité était alors Un-Multiple, ce qui donnait une énorme flexibilité et tolérance aux gens du Kémit. La tendance exclusiviste manifestée par Akhénaton n’était pas une nouveauté historique, puisque les Dynasties solaires de l’Ancien Empire (les constructeurs de pyramides) la pratiquaient déjà, mais plutôt une attitude minoritaire et suivie fondamentalement par des secteurs réduits du sacerdoce et du fonctionnariat. Le problème théorique, soulevé par le défenseur d’Aton, fut que pour la première fois un roi promouvait sa propre démystification, ce qui était conceptuellement inacceptable pour l’immense majorité des Remtw Kémit. L’extroversion impériale du deuxième État pharaonique thébain (1580-1000 av. J.-C.) favorisa la tentative d’Akhénaton, mais fut rejetée sur le Nil par une population culturellement très africaine, et pour laquelle la divinité du roi était fondamentale pour éviter le chaos et l’anéantissement. Aménophis IV-Akhénaton commit de graves erreurs politiques, mais la plus grande de toutes fut doctrinale, en refusant la divinisation et en refusant de protéger symboliquement sa propre société. Et ainsi le christianisme triompha là où le culte d’Aton du roi d’Amarna avait échoué : Emmanuel, « Dieu avec nous ». 247

ANNEXE II. SÉLECTION DE TEXTES ÉGYPTIENS

Nous avons sélectionné certains fragments d’ouvrages égyptiens qui vont du IVe millénaire av. J.-C. – bien qu’il s’agisse de copies plus tardives, comme la Théologie Memphite – jusqu’au IVe siècle de l’ère chrétienne. Nous nous sommes concentrés, avant tout, sur les aspects théoriques et doctrinaux, aspects qui sont conformes à une certaine pensée culturelle et marquent leur évolution historique. Nous avons évité, de manière délibérée, de mettre l’accent sur les invocations magiques, très fréquentes dans le dénommé Livre des Morts, ou sur des questions sociales comme celles des périodes de crise appelées Intermèdes (chant du harpiste, du suicide, etc.) Le premier compendium – Infini et Dieu – se base sur des inscriptions multiples, dans lesquelles on signale clairement un Absolu ou Zéro méta-ontique que les Égyptiens désignaient par Noun. En son sein émerge l’Être ou Principe Suprême – Thot, Atoum, Ptah, Amon ou Aton – et celui-ci avec sa pensée et sa volonté, génère l’univers, depuis les dieux jusqu’aux choses les plus infimes. Pour cela, tout possède en son intérieur la semence divine. Le deuxième paragraphe, bien qu’incomplet, provient d’un original égaré du IIe millénaire av. J.-C., recopié du temps de Taharqa, pharaon koushite ou soudanais, vers 670 av. J.-C. Il s’agit de la dénommée Théologie Memphite. Sa précision théorique, la richesse allégorique du « réveil » de Dieu parmi l’obscurité et les eaux silencieuses du Noun, et l’apparition de la « langue » comme parole créatrice, ou plus proprement génératrice, est probablement bien plus ancienne. Nous supposons que les sanctuaires de l’Ennéade de Lounou-Héliopolis et de l’Ogdoade de Schmun-Hermopolis possédaient déjà cette théorisation essentielle de la relation intrinsèque entre l’Infini innommable et l’Être divin qui opère depuis Lui et en Lui. Il s’agit alors d’une œuvre exceptionnelle, qui atteint son apogée au milieu de l’Ancien Empire. 248

Le troisième compendium tire ses fragments de la petite pyramide du roi Ounas – le dernier de la Ve dynastie, vers 2500 av. J.-C. – qui apparaît dans son intérieur profusément stuquée en vert, et avec des écrits très longs et surprenants. Il semble que la petitesse sociale du roi, avec sa pyramide sans importance, essaie de compenser par la profusion de la parole et de son pouvoir créateur. Apparaît l’ « Hymne cannibale », dans lequel Ounas monte aux cieux stellaires en dévorant les humains, les parents et les dieux, dans une captation d’énergies vitales, très africaines, de tous les êtres : évidemment, la manducation des dieux et des hommes est symbolique, mais possède une puissance indéniable. Le quatrième paragraphe est dédié à Osiris – avec les épithètes de Ken Aa, le Grand Noir, mais aussi de dieu ancien – qui était vénéré au milieu du IVe millénaire dans toute la vallée égyptienne, mais aussi durant toutes les époques existent des références à lui comme « rétablisseur » de la vie humaine dans sa dimension éternelle. La crise osiriaque qui mit fin à l’État pharaonique solaire du IIIe millénaire fut une évolution sociale, mais aussi un rétablissement de la priorité des cultes aux divinités très proches du quotidien des hommes. Comme Plutarque nous le dit, dans la Basse-Égypte, le dieu de la résurrection bénéficiait encore d’une adhésion massive dans le Pays Noir, le Kémit des derniers siècles. Et malgré la peur des invasions étrangères, des abandons de l’État pharaonique et des difficultés sociales croissantes, le bon dieu resta vivant dans les mentalités égyptiennes. L’avant dernier titre est dédié à la doctrine monothéiste d’Aton, promue par le pharaon Aménophis IV ou Akhénaton entre l’an 1375 et l’an 1350 av. J.-C. Ce sont des fragments écrits par le roi lui-même ou par ses adeptes les plus proches, qui situent la divinité comme supra-ethnique et non dédiée exclusivement à protéger le Nil égyptien. Il existe des coïnci249

dences, non fortuites, entre le Grand Hymne et le Psaume 104 de l’Ancien Testament, ce qui renforce la conviction que les Hébreux n’ont pas quitté le Kémit avec les Hyksôs, mais bien plus tard. De fait, le Dieu d’Abraham et de Moïse a de forts parallélismes avec Aton, bien que mettant l’accent sur l’idée d’un peuple élu pour transmettre le message de la transcendance. Finalement, la sixième et dernière partie a été rédigée très tardivement, probablement durant les IIIe ou IVe siècles apr. J.C., et représente un panorama de désolation : la fin de la culture égyptienne et de sa religiosité positive. Ces fragments de Poimandrès, ou Livre II du Corpus hermeticum, soulignent quelque chose de très important : les derniers hermétiques, comme la majorité chrétienne dans l’Égypte romaine, continuent à préserver leur amour pour la terre et la vie, et en cela ils s’éloignent de manière drastique du pessimisme des gnostiques et des néoplatoniciens qui identifiaient la création comme une fiction, une prison ou un stade pernicieux dont il fallait échapper. Texte d’une grande force poétique, la « fin de l’Égypte », raconté par le maître Hermès, dessine la fin d’une culture et insiste sur la réalité de la vie humaine. L’ABSOLU ET LA DIVINITÉ. (LE NOUN ET L’ÊTRE) [Moi – Ptah – J’étais] quand le ciel n’existait pas encore, ni la terre, ni les hommes n’étaient encore arrivés à l’existence, ni même les dieux à la naissance, quand il n’y avait pas encore la mort. Textes des Pyramides 146 [J’étais déjà né au sein du Noun quand] le ciel n’existait pas encore, quand la terre même n’existait pas… quand le désordre et la peur n’existaient pas non plus… Textes des Pyramides 1040

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[Amon] celui qui a existé en premier, au temps où il n’existait encore rien de ce qui, plus tard, allait exister. Temple thébain, XVe siècle apr. J.-C. Toi – Aton – tu es l’Unique, l’Être dont l’existence existait avant l’existence, qui a créé le ciel, qui a créé la terre… la terre vit de tout ce que tu as créé. Hymne à Osiris, n°12 Mais je détruirai tout ce que j’ai créé ; ce pays retournera à l’état de Noun, à l’état aqueux qui fut son premier état. Je suis celui qui survivra, avec Osiris, quand de nouveau je me serai transformé en serpent, celui que les hommes ne peuvent pas connaître et que les dieux ne peuvent pas voir. Livre des morts 175 Celui qui a émergé, en premier, avec son nom de Ptah, et que l’on appelle Ptah, créateur de l’œuf qui est sorti du Noun… c’est lui qui a mis la semence dans l’œuf, dans l’intérieur duquel les Huit arrivèrent à l’existence. Inscription thébaine (Sauneron)

AVANT LE TEMPS (ÊTRE ET MANIFESTATION) Je suis le dieu Atoum, solitaire des grands Espaces du Ciel, je suis le dieu Rê qui se lève à l’aurore des Temps Anciens. Semblable au dieu Noun, je suis la Grande Divinité qui se procrée elle-même. Les mystérieux pouvoirs de mes noms créent les hiérarchies célestes : les dieux ne s’opposent pas à ma progression, car je suis l’Hier et je connais le Demain. Livre des Morts XVII Je suis celui qui marche vers l’avant, et dont le Nom est un Mystère. Je suis l’Hier. « Celui qui contemple les Millions d’Années » est mon Nom. Je parcours les chemins du ciel… Voici que le titre de Seigneur de l’Éternité m’a été donné. Livre des Morts XLII

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Je suis l’Aujourd’hui, je suis l’Hier, je suis le Demain. De par mes nombreuses naissances, je continue à vivre jeune et vigoureux. Je suis l’âme divine et mystérieuse qui, à une autre époque, créa les dieux… Livre des Morts LXIV

L’OBSCURITÉ ET LA LUMIÈRE (L’ÊTRE ET LE CHAOS) [Amon] Celui qui émergea du Noun et de l’obscurité originale. Edfou I, 96b [ Rê] a illuminé le Noun grâce à ses yeux, a créé la lumière au milieu des ténèbres qui étaient au sein de l’obscurité originale. Kôm Ombo I, 58-59 C’est l’Esprit occulte qui est sorti de l’obscurité originale, diffusant la lumière avec ses yeux ; c’est le serpent créateur que le Phénix porte sur ses épaules, le Grand Dieu du temps primordial. Temple thébain ptolémaïque (Hornung) [Amon-Rê] est sorti du Noun, Esprit Splendide, quand la terre était encore mélangée avec l’obscurité originale… il a illuminé tout ce qui l’entoure avec la flamme, il a levé le ciel, et a agrandi la terre. Textes des Sarcophages, 79h Tu es Atoum, le Principe Ancien de la Terre, qui apparut parmi les dieux… tu as expulsé les ténèbres originales. Inscription de Thoutmôsis III. En vérité, je suis celui qui avance vers la pleine Lumière du Jour. En présence d’Osiris, je deviens Seigneur de la Vie. Mon être vivra pour toujours, inaltérable et éternel. Livre des Morts LXIV

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LE POUVOIR DIVIN DANS LE SOLEIL* Atoum-Kheper, tu étais si haut comme la Colline. Tu brillais comme Benben Dans le temple de Benben à Héliopolis. Tu as craché Shu ; Tu as jeté Tefnout. Tu as mis tes bras tout autour d’eux, avec ton Ka, Pour que ton Ka se trouve en eux. Textes des Pyramides 1652-1653 Ce dieu vient se reposer dans cet espace, La fin des ténèbres de connexion. Ce Grand Dieu renaît dans cet espace Sous la forme du scarabée divin, Kheper. Noun et Naumet, Kuk et Kauket Sont présents dans cet espace pour faire renaître le Grand Dieu quand il sortira de l’Enfer Et s’installera dans la Barque du Matin Et apparaîtra entre les cuisses de Nout. Sethe, Livre de Qui se trouve en Enfer Tu es Amon, le Seigneur de celui qui est silencieux, Celui qui accourt à l’appel de l’humble […] Il (Amon) vit dans ce que Shu édifie – les nuages – Jusqu’à la fin du circuit du ciel. Il pénètre dans tous les arbres, Et ils s’animent en s’agitant leurs branches… Il provoque la fureur du ciel et l’agitation de la mer, Et s’apaisent à nouveau quand il se calme. Il amène le divin Nil à croître et à inonder Quand son cœur le lui suggère… On entend sa voix, mais on ne le voit pas, Bien qu’il fasse que toutes les gorges respirent ; Il fortifie le cœur de celle qui accouche Et fait vivre l’enfant qui naît d’elle. Gunn, JEA 81; Sethe, Amon 97-98.

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Amon, qui commença à exister au début. Personne ne sait sous quelle forme il apparut. Aucun dieu n’est né avant lui Il n’y avait, avec lui, aucun autre dieu Qui puisse relater les formes qu’il a prises. Il n’y a pas eu de mère pour lui donner un nom. Il n’a pas eu de père qui l’engendre et lui dise : « C’est moi ». Il a configuré son propre œuf. Mystérieuse force des naissances, Qui créa ses beautés. Dieu divin, qui commença à exister par lui-même : Tous les dieux commencèrent à exister Après qu’il ait commencé à exister. Après que lui commence à être. Sethe, Amon 90. *Versions de Frankfort et de Sethe.

THÉOLOGIE MEMPHITE* Elle tire son origine du cœur et de la langue de Ptah, quelque peu à l’image d’Atoum. Ptah est grand, sublime il concéda son pouvoir à tous les dieux et à ses Kas, grâce à son cœur et à sa langue… L’histoire raconte que le cœur et la langue triomphèrent sur tous les autres membres, considérant que lui, Ptah, était comme le cœur de tous les corps, comme la langue dans toutes les bouches de tous les dieux, les personnes, les animaux, les créatures rampantes et dans tout ce qui vit, tant qu’il pensait comme cœur et ordonnait comme langue tout ce qu’il désirait… Toute parole divine commença à exister grâce à ce qui fut pensé par le cœur et ordonné par la langue… Et ainsi se firent les Kas et se créèrent les Hemsout – ceux qui font substance et tout aliment – par ces paroles qui furent pensées par le cœur et dites avec la langue. Et de cette manière, justice est faite pour celui qui fait ce qui lui plaît, et mal pour celui qui fait ce qui est interdit. Et ainsi est donnée la vie au pacifique et la mort au criminel. Et ainsi se font tout le travail et tous les arts, l’action des bras, la marche des jambes, le mouvement de tous les membres en accord avec cet ordre

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qui fut pensé par le cœur et sortit de la langue et qui constitue le sens de toutes les choses. (Section V) Il a créé les dieux, construit les villes, fondé les divisions provinciales; il a mis les dieux dans leurs lieux de vénération, établi leurs offrandes, fondé leurs chapelles. Il a fait en sorte que leurs corps ressemblent à ce qui plaisait à leurs cœurs, c’est-à-dire les formes dans lesquelles ils souhaitaient se manifester. Et ainsi ils entrèrent dans les corps de tout type de bois, de pierre, d’argile, de tout type de chose qui croît en lui, et dont ils ont pris forme. Ainsi tous les dieux et leurs Kas sont un avec lui, contenus dans le Seigneur des Deux Terres et unis à lui. (Section V) Le grenier de dieu – Ptah Ta Tjenen – fut le Grand Trône – Memphis – qui réjouit les cœurs des dieux qui se trouvent dans le temple de Ptah, Dame de la Vie (épithète du temple),** dans lequel on prend soin de la nourriture des Deux Terres, parce qu’Osiris flotta sur ses eaux. Isis et Nephtys l’aperçurent. Ils le virent et furent horrifiés. Mais Horus ordonna à Isis et Nephtys de capturer Osiris immédiatement et d’éviter sa disparition dans les eaux. Ils tournèrent leurs têtes à temps, et ainsi l’aidèrent à rejoindre le rivage. Il entra par les Portes Secrètes (de l’Enfer ?), dans la gloire des Seigneurs de l’Éternité (les morts), au passage de celui qui brille à l’Horizon (Horus-Horakhti), sur le chemin de Rê, dans le Grand Trône (Memphis). (Section VI) Il s’incorpora au cortège et fraternisa avec les dieux de Ta Tjenen, Ptah, Seigneur des Années. Ainsi Osiris se fit terre dans le Château Royal dans la partie Nord de cette terre où il était arrivé. Son fils Horus apparut comme roi de la Haute-Égypte et comme roi de la Basse-Égypte dans les bras de son père Osiris, en présence des dieux qui étaient avant lui et ceux qui étaient après lui. (Section VI) * traduction d’Henri Frankfort. **toutes les clarifications entre parenthèses sont de Frankfort.

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LES KAS DU ROI OUNAS* « LE PASSAGE NOCTURNE DU ROI OUNAS » Oh, Ounas, attention au lac ! (quatre fois) Des messages de ton Ka sont arrivés pour toi, Des messages de ton père sont arrivés pour toi, Des messages de Rê sont arrivés pour toi : « Va-t’en, après que tes jours se soient remplis. Lave-toi tes os… Pour que tu puisses être aux côtés du dieu ; Et laisse ta maison à ton fils ». Textes des Pyramides 136-137 Tes membres sont les enfants jumeaux d’Atoum, Oh, toi, impérissable, Toi, tu ne péris pas, Ton Ka ne périt pas. Tu es Ka. Textes des Pyramides 149 Horus emmène le roi décédé Ounas. Il lave Ounas dans le Lac du Renard ; Purifie le Ka de cet Ounas dans le Lac de l’Aube. Enlève la chair du Ka de cet Ounas et sa propre chair… Emmène le Ka de Ounas et Ounas lui-même Au Grand Château Royal – du roi soleil Rê… Cet Ounas dirige les étoiles impérissables ; Navigue dans les champs de Roseaux – Élysée – ; Ceux qui habitent à l’Horizon le conduisent à la rame, Ceux qui habitent dans le ciel l’emportent en navigant, Cet Ounas est puissant en force. Ses bras ne le lâchent pas. Cet Ounas est dominant dans le monde, Son Ka est avec lui. Textes des Pyramides 372-375

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« Quel plaisir de voir, qu’il est agréable d’observer ! » – voilà ce que disent les dieux – « Comment ce dieu va vers le ciel, comment Ounas va vers le Ciel ! ». Sa gloire est au-dessus de lui, sa terreur est à chaque côté, sa magie va en face de lui. Geb lui a préparé le type de chose qui lui avait été faite à luimême. À lui – Ounas – viennent les dieux, les Âmes de Pé, et les dieux, les Âmes de Nekhen – les dieux appartenant au ciel, et les dieux appartenant à la terre. Ils font pour toi, oh, Ounas des supports de leurs bras, et toi tu montes au ciel, et tu y montes par son nom d’« échelle ». « Que le ciel lui soit donné ! Que la terre lui soit donnée ! Ainsi a parlé Atoum. Ce fut Geb qui avait parlé de cela – avec Atoum. Textes des Pyramides 476-480, H. Frankfort.

« LA SENTENCE DES CANNIBALES ». L’ASCENSION DUROI OUNAS AU CIEL, POUR GAGNER SON (SES) KA (W). Le ciel est chargé de nuages Les étoiles se sont obscurcies La voûte céleste tressaille Les os de la terre tremblent Tout mouvement s’est arrêté, Car on a vu le roi Ounas Tel un dieu puissant et resplendissant, Qui vit de ses pères Et se nourrit de sa mère Le roi Ounas est bien pourvu Il a intégré ses forces. Celui qu’il rencontre sur son chemin, Il le dévore pièce par pièce. Il a mordu le premier sur la colonne vertébrale De sa victime, tel qu’il l’a voulu, Il a arraché le cœur des dieux.

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Le roi Ounas s’alimente des foies des dieux Qui contiennent la sagesse. Ses dignités ne lui seront jamais retirées Car il a englouti la force de chaque dieu Il est le roi Ounas qui mange les hommes Et vit des dieux, Qui possède des messagers Et donne les ordres. Pour lui, on les soutient par le dessus du crâne. Pour lui, le serpent – tête levée – le surveille. Celui qui tonne rouge de sang, il les attache pour lui. Il leur coupe la gorge pour le roi Ounas. Et les dépouille pour lui. Le dieu des proies les coupe pour le roi Ounas Et les cuit sur le feu pour le repas du soir. Il est le roi Ounas, Qui a intégré ses forces magiques. Et a avalé ses puissances. Ils servent les grands au déjeuner Les moyens au goûter Les petits au dîner. Il réchauffe son foyer avec les vieux et les vieilles. Les étoiles du ciel nocturne alimentent le feu Dans lequel cuisent dans les braises les cuisses de ses ancêtres. Les dieux servent le roi Ounas. Textes des Pyramides, Muck 85-86 *Versions de H. Frankfort et d’O. Muck.

OSIRIS DANS LE PHARAON* Atoum, voici ton fils, Osiris, Que tu as fait survivre et vivre. Lui, il vit, et pour cela Ounas vit ; Il n’est pas mort, et pour cela Ounas n’est pas mort ; Il n’a pas disparu, et pour cela Ounas ne disparaît pas. Textes des Pyramides 167

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Ton corps – Osiris – est le corps de cet Ounas ; Ta chair est la chair de cet Ounas ; Tes os sont les os de cet Ounas ; Toi, tu pars, et pour cela Ounas s’en va ; Ounas s’en va, et pour cela tu pars. Textes des Pyramides 192-193 Tu es sur le trône d’Osiris Comme successeur du chef des Occidentaux (Osiris)** Tu as assumé son pouvoir Et tu as pris sa couronne. Oh, roi Téti, que c’est merveilleux, que c’est grand, Ce que ton père Osiris a fait pour toi ! Il t’a cédé le trône Pour que tu gouvernes ceux qui sont cachés Et que tu guides les Vénérables (les morts). Textes des Pyramides 2021-2023 Oh, Pépi, tu es parti pour devenir un esprit, Pour devenir aussi puissant qu’un dieu, Toi qui te trouves sur le trône d’Osiris ! […] Ceux qui servent un dieu sont derrière toi, Ceux qui rendent hommage à un dieu sont devant toi, Ils récitent : « Un dieu arrive ! Pépi arrive sur le trône d’Osiris. Cet esprit qui est à Nedyt arrive, Ce pouvoir dans la province de l’Est ». Isis te parle, Nephtys te pleure. Les esprits viennent à toi et, en s’inclinant, Embrassent la terre devant tes pieds… Tu montes jusqu’à ta mère Nout ; elle te prend la main Et te dirige vers l’Horizon, là où se trouve Rê. Les portes du ciel s’ouvrent pour toi ; Les portes du Lieu froid, s’ouvrent pour toi. Tu rencontres Rê, debout, qui t’attend. Il prend ta main, t’emmène vers les Deux Chapelles du ciel et t’assoit sur le trône d’Osiris.

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[…] Toi, tu te présentes comme roi, oh, Pépi ! Appuyé, pourvu comme un dieu. Doté de l’apparence d’Osiris, Sur le trône de Celui qui gouverne les Occidentaux. Et tu fais ce que lui avait l’habitude de faire, Parmi les esprits, les Etoiles Impérissables. Ton fils se présente comme roi sur ton trône, Doté de ton aspect, et fais ce que toi, tu avais l’habitude de faire, Avant la tête des vivants, Sur ordre de Rê, le Grand Dieu. Il fait croître l’orge, cultive « l’épeautre » pour te la présenter […] Ton nom qui se trouve sur la terre, vit ; Ton nom qui se trouve sur la terre, dure ; Tu ne disparaîtras jamais ; tu ne seras jamais détruit pour toute l’éternité. Textes des Pyramides 752-764 Oh, Terre ! Écoute ce que les dieux ont dit, Ce que Rê dira quand il transfigurera ce roi Pépi Sa spiritualité devant les dieux, Comme Horus, le fils d’Osiris, quand On lui concède sa spiritualité parmi les gardiens de Rê, Et l’anoblit comme dieu parmi les gardiens de Nekhen. La Terre dit : « Les portes d’Akeru s’ouvrent pour toi, Les portes de Geb s’ouvrent pour toi, Tu pars quand Anubis t’appelle ». […] Quand tu t’en vas, Horus s’en va, Quand tu parles, Seth parle. Tu vas au Lac ; Tu t’approches de la province de This, tu traverses Abydos et Une porte du Ciel s’ouvre pour toi, vers l’Horizon. Le cœur des dieux se réjouit quand tu t’approches, Ils t’emportent au ciel dans ta condition de Ba. Tu es puissant parmi eux. Textes des Pyramides 795-799

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Pépi est arrivé pour se purifier dans le Champ de roseaux ; Il descend au Champ de Kenset. Les suiveurs d’Horus purifient Pépi. Ils le lavent, ils le sèchent. Ils lui récitent le Psaume du Droit Chemin. Ils lui récitent le Psaume de l’Ascension. Pépi monte au ciel, Pépi monte dans la barque de Rê Pépi ordonne pour lui (Rê) les dieux qui le conduisent. Tous les dieux se réjouissent quand Pépi s’approche, De même, ils se réjouissent quand Rê s’approche, Quand il émerge du côté oriental du Ciel En paix, en paix. Textes des Pyramides 920-923. Ounas a été conduit sur les Chemins du Scarabée. Ounas repose de la vie dans l’Ouest. Les habitants de l’Enfer l’accompagnent. Ounas, rénové, brille à l’Est. Textes des Pyramides 305-306 Ô Ounas, tu es cette grande étoile, La Compagne d’Orion, Qui traverse le Ciel avec Orion et navigue en Enfer avec Osiris. Tu sors du côté oriental du Ciel, Rénové dans ton temps, rajeuni à ton heure. Nout t’a mise au monde avec Orion, L’année t’a décorée avec Osiris. Textes des Pyramides 882-883 Tu vas au lac et tu remontes le courant Jusqu’à la région de This. Tu passes par Abydos, là tu te transfigures Car les dieux t’ont ordonné de le faire. On t’a ouvert un sentier vers l’Enfer, Vers le lieu où se trouve Orion. Le Taureau du Ciel te prend par le bras. Textes des Pyramides 1716-1717

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Puisque vit celui qui vit sur ordre des dieux, tu vivras. Tu apparais avec Orion dans la partie orientale du Ciel ; Tu te couches avec Orion dans la partie occidentale du Ciel ; Le troisième d’entre vous est Sothis (Sirius), des lieux purs C’est elle qui te guidera sur les jolis chemins Qui se trouvent au ciel, dans les Champs de Roseaux. Textes des Pyramides 821-822 Tu te détaches de ta saleté par Atoum, à Héliopolis, Et tu descends avec lui. Tu juges la disgrâce de l’Enfer (Naunet, anti-ciel) et Tu es le roi là où se trouvent les Eaux primitives (Noun) « Tu te formes » avec ton père, Atoum. La disgrâce de l’Enfer diminue pour toi. La sage-femme d’Héliopolis tient ta tête. Tu te lèves. Et tu fraies un chemin à travers les os de Shu. Tu te laves à l’Horizon, et tu te débarrasses de ta saleté Dans les lacs de Shu. Tu sors et tu te couches ; tu descends avec Rê, Te submergeant dans le crépuscule avec Nedy, Tu sors et tu te couches ; tu sors avec Rê et tu montes Avec le Grand Carrosse de Roseaux. Tu sors et tu te couches ; tu descends avec Nephtys. En te submergeant dans le crépuscule avec la Barque Vespérale du Soleil. Tu sors et tu te couches; tu sors avec Isis, montant avec La barque Matinale du Soleil. Tu prends possession de ton corps, personne ne se met sur ton chemin Tu nais à cause d’Horus – en toi –, Tu es conçu à cause de Seth – en toi. Tu t’es purifié dans la Région du Faucon, Et tu as reçu la purification dans la Province du Gouvernant Absolu, de ton père Atoum. Tu es « venu être », tu te trouves en hauteur, tu as été transfiguré.

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Tu es frais dans les bras de ton père, dans les bras d’Atoum. Atoum laisse Ounas monter jusqu’à toi ; embrasse-le. Il est ton fils, de ton corps, pour toute l’éternité. Textes des Pyramides 207-212 *Textes des Pyramides – Ancien Empire. (Version de H. Frankfort) **Toutes les clarifications entre parenthèses sont de Frankfort.

LE GRAND HYMNE À ATON* Que tu sois sauvé, disque solaire – Aton – du jour ! Créateur de tout, qui créa sa vie ; Grand Faucon aux plumes multicolores, Qui naquit pour s’élever ; Qui naquit de lui-même, sans père ; Que l’on acclame quand il brille Tout comme à son coucher. Toi qui façonnes ce que la terre produit, Khnum et Amon des hommes ; Qui a pris possession des Deux Terres Du plus grand au plus petit De ce qui se trouve en elles ; Artiste patient, Grand en persévérance dans d’innombrables œuvres. Berger courageux qui guide ses brebis et ses chèvres, Son refuge, fait ainsi pour qu’elles puissent vivre. Accélérant, s’approchant, courant, Kheper, né de noble lignée, Qui lève sa beauté au corps de Nout Et illumine les Deux Terres avec son disque ; Dieu premier qui s’est créé lui-même, Qui sait ce qu’il doit faire ; Seigneur Unique, qui arrive chaque jour au bout des terres Et considère ceux qui y marchent ; Qui monte dans le ciel sous forme de soleil, Pour qu’il puisse engendrer les saisons et les mois.

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De la chaleur quand il veut, du froid quand il le désire. Lui, il attend que les membres se fatiguent, et alors il les embrasse ; Dans sa louange, tous les pays prient chaque jour quand il apparaît. Rois et dieux 180, Scharff-Frankfort Que vive : Re-Harus de l’Horizon, qui jubile à l’Horizon En son Nom de Lumière qui est dans le Disque Solaire […] Le Grand-et-Vivant Jati… Maître de tout ce que le Soleil entoure, Maître du Ciel, Maître de la Terre. Maître du Temple de Jati à Akhet-Jati. […] Tu apparais en beauté dans l’horizon du ciel, Disque vivant, qui as inauguré la vie ! Sitôt tu es levé dans l’horizon oriental, Que tu as rempli chaque pays de ta perfection. Tu es beau, grand, brillant, élevé au-dessus de tout univers. Tes rayons entourent les pays jusqu’à l’extrémité de tout ce que tu as créé.. C’est parce que tu es le soleil que tu les as conquis jusqu’à leurs extrémités, Et tu les lies pour ton fils que tu aimes. Si éloigné sois-tu, tes rayons touchent la terre, Tu es devant nos yeux mais ta marche demeure inconnue. Lorsque tu te couches dans l’horizon occidental, L’univers est plongé dans les ténèbres et comme mort. Les hommes dorment dans les chambres, la tête enveloppée, Et aucun d ‘eux ne peut voir son frère. Volerait-on tous les biens qu’ils ont sous leur tête, Qu’ils ne s’en apercevraient même pas ! Tous les lions sont sortis de leur antre, Et tous les reptiles mordent.

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Ce sont les ténèbres d’un four et le monde gît dans le silence. C’est que le Créateur repose dans son horizon. Mais à l’aube, dès que tu es levé à l’horizon, Et que tu brilles, disque solaire dans la journée, Tu chasses les ténèbres et tu émets tes rayons, Alors le Double-Pays est en fête, L’humanité est éveillée et debout sur ses pieds ; C’est toi qui les as fait lever ! Sitôt leurs corps purifiés, ils prennent leurs vêtements, et leurs bras sont en adoration à ton lever. L’Univers entier se livre à son travail. Chaque troupeau est satisfait de son herbe ; Arbres et herbes verdissent ; Les oiseaux qui s’envolent de leurs nids, Leurs ailes déployées, sont en adoration devant ton être. Toutes les bêtes se mettent à sauter sur leurs pattes. Et tous ceux qui s’envolent, et tous ceux qui se posent, Vivent, lorsque tu t’es levé pour eux. Les bateaux descendent et remontent le courant. Tout chemin est ouvert parce que tu es apparu, les poissons, à la surface du fleuve, bondissent vers ta face : C’est que tes rayons pénètrent jusqu’au sein de la mer-très-verte. Grand Hymne à Aton 1-58, Bilolo. C’est toi qui fait se développer les germes chez les femmes, Toi qui crées la semence chez les hommes. Toi qui vivifies le fils dans le sein de sa mère, Toi qui l’apaises avec ce qui fait sécher ses larmes, Toi, la nourrice de celui qui est encore dans le sein. Toi qui ne cesses de donner le souffle pour vivifier chacune de tes créatures. Lorsqu’elle sort du sein pour respirer, au jour de sa naissance, Tu ouvres sa bouche tout à fait et tu pourvois à son nécessaire. Tandis que l’oiselet est dans son œuf et pépie déjà dans sa coquille, Tu lui donnes le souffle à l’intérieur, pour le vivifier.

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Tu as prescrit pour lui un temps fixe pour la briser de l’intérieur. Il sort de l’œuf pour piailler, au temps fixé. Et marche sur ses pattes aussitôt qu’il en est sorti. Qu’elles sont nombreuses les choses que tu as créées, Bien qu’elles soient cachées à nos yeux, Ô Dieu Unique qui n’a point son pareil ! Tu as créé l’univers selon ton désir, Tandis que tu demeurais seul : Hommes, troupeaux, bêtes sauvages, Tout ce qui est sur terre et marche sur ses pattes, Ce qui est dans les hauteurs et vole, ailes déployées, Les pays de montagne : Syrie et Soudan Et la plaine d’Égypte. Tu as mis chaque homme à sa place et as pourvu à son nécessaire. Chacun possède de quoi manger et le temps de sa vie est compté. Les langues sont variées dans leurs expressions ; Leurs caractères comme leurs couleurs sont distincts, Puisque tu as distingué les étrangers. Tu crées le Nil dans le monde inférieur Et tu le fais venir à ta volonté pour faire vivre les Égyptiens, comme tu les as créés pour toi, Toi, le Seigneur à tous, qui prend tant de peine avec eux ! Seigneur de l’univers entier, qui te lèves pour lui, Disque du jour au prodigieux prestige ! Tout pays étranger, si loin soit-il, tu le fais vivre aussi : Tu as placé un Nil dans le ciel qui descende pour eux ; Il forme les courants d’eau sur les montagnes comme la mer-très-verte, Pour arroser leurs champs et leurs territoires. Qu’ils sont efficaces tes desseins, Seigneur de l’éternité ! Un Nil dans le ciel, c’est le don que tu as fait aux étrangers Et à toute bête des montagnes qui marche sur ses pattes, Tout comme le Nil qui vient du monde inférieur pour le Pays-aimé. Grand Hymne à Aton 59-104, Bilolo. *Versions de Scharff-Frankfort et de Bilolo.

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PROPHÉTIE SUR LA FIN DE L’ÉGYPTE* Ignores-tu, ô Asclépios, que l’Égypte est l’image du ciel, ou plutôt, qu’elle est la projection ici-bas de tout l’ordonnance des choses célestes ? S’il faut dire la vérité, notre terre est le temple du monde. Cependant, comme les sages doivent tout prévoir, il est une chose qu’il faut que vous sachiez : un temps viendra où il semblera que les Égyptiens ont en vain observé le culte des Dieux avec tant de piété, et que toutes leurs saintes invocations ont été stériles et inexaucées. La divinité quittera la terre et remontera au ciel, abandonnant l’Égypte, son antique séjour, et la laissant veuve de religion, privée de la présence des Dieux. Des étrangers remplissant le pays et la terre, non seulement on négligera choses saintes, mais, ce qui est plus dur encore, la religion, la piété, le culte des Dieux seront proscrits et punis par les lois. Alors, cette terre sanctifiée par tant de chapelles et de temples sera couverte de tombeaux et de morts. O Égypte, Égypte ! Il ne restera de tes religions que de vagues récits que la postérité ne croira plus, des mots gravés sur la pierre et racontant comme témoin de piété.la piété. Le Scythe ou l’indien, ou quelque autre voisin barbare habitera l’Égypte. Le divin remontera au ciel, l’humanité abandonnée mourra tout entière, et l’Égypte sera déserte et veuve d’hommes et de Dieux. Je m’adresse à toi, fleuve très-saint, et je t’annonce l’avenir. Des flots de sang, souillant tes ondes divines, déborderont tes rivages, le nombre des morts surpassera celui des vivants, et s’il reste quelques habitants, Égyptiens seulement par la langue, ils seront étrangers par les mœurs. Tu pleures, ô Asclépios ! Il y aura des choses plus tristes encore. L’Égypte elle-même tombera dans l’apostasie, le pire des maux. Elle, autrefois la terre sainte, aimée des Dieux pour sa dévotion à leur culte ; elle sera la perversion des saints, l’école de l’impiété, le modèle de toutes les violences. Alors, plein de dégoût des choses, l’homme n’aura plus pour le monde ni administration ni amour. Il se détournera de cette œuvre parfaite, la meilleure qui soit dans le passé et l’avenir. Dans l’ennui et la fatigue des âmes, il n’y aura plus que dédain pour ce vaste univers, cette œuvre immuable de Dieu, cette construction glorieuse et parfaite, ensemble multiple de formes et d’images où la volonté de Dieu, prodige de merveilles, a tout rassemblé dans un spectacle unique, dans une synthèse harmonieuse, digne à jamais de vénération, de louange et d’amour. On préfèrera les ténèbres à la lumière, on trouvera la mort meilleure que la vie, personne ne regardera le ciel.

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L’homme religieux passera pour un fou, l’impie pour un sage, les furieux pour des braves, les plus mauvais pour les meilleurs. L’âme et toutes les questions qui s’y rattachent – est-elle née mortelle, peut-elle espérer conquérir l’immortalité ? – tout ce que je vous ai exposé ici, on ne fera qu’en rire, on n’y verra que vanité. Il y aura même, croyez-moi, danger de mort pour qui gardera la religion de l’intelligence. On établira des droits nouveaux, une loi nouvelle, pas une parole, pas une croyance sainte, religieuse, digne du ciel et des choses célestes. Déplorable divorce des Dieux et des hommes ! Il ne reste plus que les mauvais anges, ils se mêlent à la misérable humanité, leur main est sur elle, ils la poussent à toutes les audaces mauvaises, aux guerres, aux rapines, aux mensonges, à tout ce qui est contraire à la nature des âmes. La terre n’aura plus d’équilibre, la mer ne sera plus navigable, le cours régulier des astres sera troublé dans le ciel. Toute voix divine sera condamnée au silence, les fruits de la terre se corrompront et elle cessera d’être féconde ; l’air luimême s’engourdira dans une lugubre torpeur. Telle sera la vieillesse du monde, irréligion et désordre, confusion de toute règle et de tout bien. Quand toutes ces choses seront accomplies, ô Asclépios, alors le Seigneur et le père, le souverain Dieu qui gouverne l’unité du monde, voyant les mœurs et les actions des hommes, corrigera ces maux par un acte de sa volonté et de sa bonté divine ; pour mettre un terme à l’erreur et à la corruption générale, il noiera le monde dans un déluge, ou le consumera par le feu, ou le détruira par des guerres et des épidémies, et il rendra au monde sa beauté première, afin que le monde semble encore digne d’être admiré et adoré, et qu’un concert de louanges et de bénédictions célèbre encore le Dieu qui a créé et restauré un si bel ouvrage. Cette renaissance du monde, ce rétablissement de toutes les bonnes choses, cette restitution sainte et religieuse de la nature aura lieu après le temps fixé par la volonté divine et partout éternelle, sans commencement et toujours la même. *Corpus hermeticum – Livre II (Poimandrès) IX (version de Louis Ménard)

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Thot

Pensée et pouvoir en Égypte pharaonique Toutes les pages de cet ouvrage contredisent l’image que la plupart des films et la majorité des livres d’histoire nous ont transmise d’une Égypte peuplée de tombes et de terreur. Kémit, le Pays Noir, était au contraire le lieu de la lumière et de la joie. Il y eut une manière de vivre, de penser et d’agir égyptienne ; et dans ce style particulier de concevoir la vie et le monde, profondément africain, il n’y avait pas de place pour la haine, la terreur ou la destruction C’est ainsi que le raconte le Professeur Ferran Iniesta, avec beaucoup d’érudition, de sensibilité et de capacité de diffusion, dans un ouvrage non exempt de polémique : il y insiste sur le vitalisme africain de la pensée de l’ancienne Égypte face au pessimisme existentiel et montre comment la culture égyptienne fit face à la douleur, la peur et la mort avec un chant aimable à l’harmonie universelle, là où Seth et Horus (les Deux Combattants) se complètent comme parties intégrantes et dynamiques de Thot, la sagesse suprême.

Ferran Iniesta est professeur titulaire d’histoire de l’Afrique à l’université de Barcelone et dirige le groupe de recherche GESA (groupe d’études des sociétés africaines) et le réseau de chercheurs ARDA (Agrupament de Recerca i Docència d’Africa) qui édite depuis 1989 la revue spécialisé Studia Africana. Parmi ses publications, soulignons  : Antiguo egipto. La nación negra, L’univers africain. Approche historique des cultures Noires, Kuma. Historia del África negra, L’islam de l’Afrique noire (coordonateur) et Histoire de la pensée africaine.

ISBN : 978-2-343-04749-2 28 €