Théologie Systématique, Volume 2: Les Œuvres de Dieu
 9782343169750, 2343169756

Table of contents :
Traduction : Serge Wüthrich
Préface
Partie 4 La Création
Chapitre 15. L’acte de créer I
II
III
IV
Chapitre 16. Le caractère de la création I
II
III
IV
Chapitre 17. Le temps, les êtres créés et l’espace I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
Partie 5 Les Créatures
Chapitre 18. L’image de Dieu I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 19. Politique et sexe I
II
III
IV
V
VI
VII
Chapitre 20. La personnalité humaine I
II
III
IV
V
Chapitre 21. Les autres créatures I
II
III
IV
V
Chapitre 22. Le péché I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
Chapitre 23. Le discours de Dieu dans la création I
II
III
IV
V
VI
VII
Partie 6 L’Église
Chapitre 24. La fondation de l’Église I
II
III
IV
V
Chapitre 25. La cité de Dieu I
II
III
IV
V
VI
VII
Chapitre 26. La grande communion I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 27. Le ministère de communion I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 28. Les mystères de communion I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 29. La Parole et les icônes I
II
III
IV
Chapitre 30. Anima ecclesiastica I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
Partie 7 L’Accomplissement
Chapitre 31. La promesse I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 32. Le jugement dernier I
II
III
IV
V
VI
VII
Chapitre 33. La grande transformation I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 34. Les saints I
II
III
IV
V
VI
Chapitre 35. Telos I
Index des Auteurs
Table des Matières

Citation preview

Théologie Systématique Les Œuvres de Dieu La Théologie Systématique représente la clé de voûte de la longue carrière du théologien luthérien Robert W. Jenson. Pour Francis Watson, cet ouvrage « est une synthèse très créative et personnelle d’un certain nombre de contributions, souvent divergentes, de la théologie contemporaine. C’est une théologie œcuménique et trinitaire, aussi bien qu’une théologie de la narration, de l’espérance et de la parole. » Dans ce second et dernier volume, l’auteur aborde le thème des Œuvres de Dieu en examinant des sujets tels que la nature et le rôle de l’Église, les œuvres de la création et les fins dernières.

ISBN : 978-2-343-16975-0

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Théologie Systématique Volume 2

Les Œuvres de Dieu

Volume 2

Les Œuvres de Dieu Théologie Systématique

Robert W. Jenson (1930 – 2017) était professeur de théologie au Center for Theological Inquiry de Princeton (New Jersey). Sa carrière a été consacrée à l’enseignement de la théologie systématique dans plusieurs séminaires et universités, notamment celles d’Oxford et de Princeton. Wolfhart Pannenberg a écrit qu’ il était « un des théologiens les plus originaux et les plus compétents de notre temps. »

Robert W. Jenson

Robert W. Jenson

Volume 2

Traduction : Serge Wüthrich

Théologie Systématique Volume 2

Les Œuvres de Dieu

Religions et Spiritualité fondée par Richard Moreau, Professeur émérite à l’Université de Paris XII dirigée par Gilles-Marie Moreau et André Thayse, Professeur émérite à l’Université de Louvain La collection Religions et Spiritualité rassemble divers types d’ouvrages : des études et des débats sur les grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme, des biographies, des textes inédits ou des réimpressions de livres anciens ou méconnus. La collection est ouverte à toutes les grandes religions et au dialogue inter-religieux. Dernières parutions Roger WARIN, La Bible et les mythologies du Proche-Orient, 2019. Gaston OGUI COSSI, Eucharistie, sacrement de communion ou de scission ? Comprendre le rite pour mieux vivre le mystère, 2019. Francis BARBEY, Eloge de la foi chrétienne, Chemin d’accomplissement et d’éternité pour l’Homme, 2019. Jean-Marie Burnod, Partager, Un évangile de liberté, 2018. Boniface Nkomba Lukena, Le cœur de l’homme dans l’Évangile selon saint Matthieu. Une étude exégético-théologique, 2018. Étienne BAKISSI, La foi à l’épreuve du temps. Esquisses d’une pastorale de la christification et de l’inculturation, 2018. Isaac NIZIGAMA, Darwinisme et éthique chrétienne, Un dialogue de sourds, 2018. Hyejeong SEO, Après le baptême, le chrétien est-il toujours pécheur ? Simul justus et peccator chez Luther, 2018. Simona Somsri BUNARUNRAKSA, Monseigneur Louis Laneau. 16371696. Un pasteur, un théologien, un sage ?, 2018. D. MEYER, J.-M. MALDAMÉ, A. SAYADI, J.-P. CASTEL, Lutter contre la violence monothéiste. 3 voix répondent à 10 questions, 2018. Sœur MARIE-ANCILLA, Le Nouvel Âge à l’œuvre dans l’Église, La gnose de retour, 2018. Jacques SUAUDEAU, Le linceul de Turin, de l’analyse historique à l’investigation scientifique, Tome 1 : Face à l’histoire, Tome 2 : Face à l’investigation scientifique, 2018. Giraud PINDI, La procédure de nullité matrimoniale devant l’évêque diocésain, 2018. Gérard LEROY, L’Événement. Tout est parti des rives du Lac, 2018. Hélène BOUCHARD, Pascal et la mystique, 2018. Francis WEILL, Les perles du midrach, 2018.

Robert W. Jenson

Théologie Systématique Volume 2

Les Œuvres de Dieu

Traduction : Serge Wüthrich

SYSTEMATIC THEOLOGY : THE WORKS OF GOD VOLUME 2, FIRST EDITION Copyright © 1997 by Robert W. Jenson SYSTEMATIC THEOLOGY : THE WORKS OF GOD VOLUME 2, FIRST EDITION was originally published in English in 1997. This translation is published by arrangement with Oxford University Press. SYSTEMATIC THEOLOGY : THE WORKS OF GOD VOLUME 2, FIRST EDITION est paru pour la première fois en anglais en 1997. La présente traduction est publiée avec l’autorisation d’Oxford University Press.

© Editions l’Harmattan, 2019, pour la traduction française

Cette traduction est publiée avec le soutien de la Fédération des Églises protestantes de Suisse, FEPS.

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-16975-0 EAN : 9782343169750

Robert W. Jenson (2 août 1930 – 5 septembre 2017)

Préface [v] Ce volume est le second d’une série de deux1. Certaines particularités propres à l’organisation générale de ce travail suggèrent l’à-propos de quelques paragraphes rappelant son orientation. La totalité du premier volume, après des prolégomènes, a été consacrée à la doctrine de Dieu. Plusieurs thèmes traditionnels, qui dans la plupart des ouvrages apparaissent plus tard sous d’autres rubriques, ont déjà fait leur apparition dans ce premier volume. Sous l’inspiration d’une conviction qui donne le cadre systématique de ce travail, la christologie, la pneumatologie et l’interprétation sotériologique de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ appartiennent à la narration de l’histoire propre à Dieu. Dans ce deuxième volume, nous en arrivons aux œuvres ad extra de Dieu – comme la tradition les a nommées –, bien que l’expression soit comprise ici dans un sens un peu moins large qu’elle ne l’est traditionnellement. Nous en arrivons aux actes de Dieu dirigés vers une réalité autre que lui-même. Ils sont organisés thématiquement par rapport à leur altérité vis-à-vis de Dieu : il s’agit ainsi des doctrines de la création, de l’Église et du Royaume final. Il faut admettre que la distinction entre ces thèmes et ceux choisis dans le premier volume est, à certains endroits, ténue ; mais organiser ce travail suivant le principe plausible selon lequel en fin de compte tous les enseignements chrétiens, d’une manière ou d’une autre, racontent l’histoire de Dieu, aurait certainement masqué cette idée. L’organisation interne des différentes parties de ce volume relève d’une question de stratégie ; chacune des six combinaisons possibles aurait eu ses avantages d’un point de vue conceptuel et pédagogique. J’ai simplement décidé, après avoir fait des changements assez drastiques par rapport à l’ordre usuel dans le volume 1 et son rapport au volume 2, de conserver pour la suite les séquences plus habituelles. Ainsi, dans le volume 2, nous suivrons ce qui d’ordinaire est supposé être l’ordre naturel de la Bible et des credo, même si cette hypothèse peut aussi induire en erreur à certains égards. Je devrais ici, entre ces deux volumes de mon travail, avouer une prise de conscience progressive de mon indigence. Tout est dit dans les adieux de Martin Luther : « Wir sind Bettler. Das ist verum2. » Écrire le premier volume – puis le lire ! – m’a montré de façon insistante tout ce que j’avais laissé de côté, ou que je n’avais pas compris. La vérité de l’Évangile est simple, époustouflante et pardessus tout abondante. Tout ce que j’ai lu ou entendu après [vi] avoir commencé à écrire, et à chaque moment de réflexion, a révélé de nouveaux thèmes, de nouvelles considérations ou controverses qui demanderaient à être inclus dans ce livre, mais qui ne peuvent l’être si je veux le finir un jour. Puisqu’une préface peut être modifiée jusqu’à la dernière minute, je peux citer en guise d’exemple un événement qui s’est produit alors que je pensais en avoir fini avec l’ecclésiologie : Blanche Jenson et moi-même avons passé dix jours à Helsinki avec les théologiens du pays, Tuomo Mannermaa et ses collègues, et je suis rentré 1 2

[Nous remercions Mme Mireille Boissonnat pour la relecture attentive de cette traduction. NdT] [« Nous sommes des mendiants : cela est vrai. ». NdT]

en réalisant que je devais récrire et élargir une grande partie du matériel traitant de cette question. Chaque jour, il m’est apparu de plus en plus clairement pourquoi la Kirchliche Dogmatik et la Summa Theologiae sont si longues et, malgré cela, inachevées. Ma détermination, sans doute superficielle, a été d’être – relativement – bref, et – Dieu voulant – de conclure. Que vous lisiez ces lignes vous montre que je l’ai été, et qu’il l’a voulu. Pour conclure, au début du premier volume j’ai fait la remarque suivante : « Le destin de tout système théologique est d’être démembré et que ses fragments circulent dans un débat ininterrompu3. » Avec cette remarque, mon intention était de livrer mon propre système à pareil traitement. Mais depuis ce moment-là, je suis devenu plus conscient du fait que ce travail démembre profondément ses prédécesseurs et emploie les fragments de manière étrange, et de l’affront et de la perplexité que cela peut provoquer chez les disciples, par exemple, de Thomas d’Aquin, ou Karl Barth, ou Grégoire de Palamas, ou Martin Luther. Je ne peux que leur dire : « Je suis désolé. Mais c’est ainsi que ça se passe, quand de simples humains essaient de faire de la théologie. »

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Robert W. JENSON, Théologie Systématique. Volume 1. Le Dieu Trine, trad. Serge Wüthrich, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 35.

Partie 4 - La Création

Chapitre 15. L’acte de créer I [3] La Bible s’ouvre sur une proposition doctrinale explicite : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Genèse 1,1 devrait être ainsi traduit, car ce verset doit presque certainement être lu comme l’en-tête du récit qui suit1, le résumant et l’inaugurant à la fois2. Cette proposition est devenue une règle de foi en Israël. Un texte tiré de 2 Maccabées est souvent cité : « regarde le ciel et la terre […] et reconnais que Dieu les a créés3 ». L’Église primitive a simplement conservé la doctrine juive. En fait, même « conservé » est un verbe trop volontariste ; dans le Nouveau Testament la doctrine n’est pas tant affirmée qu’assumée4 et utilisée pour justifier d’autres affirmations. Ainsi la proclamation missionnaire, citée dans l’histoire de Paul et Barnabé à Lystre dans le livre des Actes, inclut leur [4] confession, à savoir que le Dieu d’Israël « a créé le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s’y trouve », non pas pour eux-mêmes, mais afin de montrer de quelle manière les dieux du paganisme, qui n’ont pas pareille prétention, sont en revanche indignes d’être révérés5. Ou encore, dans ce passage de l’épître aux Hébreux : « Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été organisés par la parole de Dieu6. » Le Nouveau Testament introduit une nouvelle affirmation concernant la création : elle a été faite à cause du Christ et donc, puisqu’il la précède aussi, « par » lui7. Mais cet enseignement est également une conséquence directe du judaïsme. Le judaïsme de cette époque-là, entièrement en accord avec la Genèse, 1 2

3 4

5 6 7

Gn 1,2-2,4 [Sauf mention contraire, les citations bibliques, ainsi que les abréviations des livres bibliques sont tirées de la Traduction Œcuménique de la Bible 2010. NdT] Que ce soit la lecture et la traduction correctes, plutôt que celle proposée par des versions telle que la New Revised Standard [« In the beginning when God created the heaven and the earth », « Au commencement, lorsque Dieu créa les cieux et la terre ». NdT], a certainement été démontré de façon définitive par Claus WESTERMANN, Genesis. Biblischer Kommentar Altes Testament, Martin Noth et Hans Walter Wolff (éd.), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag des Erziehungsvereins, 1968, ad. loc. La préférence récente pour des traductions qui font de Gn 1,1 une proposition subordonnée, vient de préjugés résiduels d’une forme maintenant ancienne d’exégèse critique qui cherchait toujours la signification « réelle » des textes à certain stade de la tradition avant et en dehors de la structure du texte canonique, et qui ensuite interprétait le texte canonique en conséquence. 2 M 7,28 Ainsi la différence entre le Créateur et la créature sert de classification immédiate : Rm 1,25 ; He 4,13. « Créateur » n’est parfois qu’une variante pour « Dieu » : 1 P 4,19 ; 3,19. « Créature » peut être utilisé pour « tout » : Rm 8,19-39, Col 1,23 ; et « créature humaine » (anthropine ktisis) peut servir pour la notion toujours problématique d’« être humain » : 1 P 2,13. « Commencement de la création » signifie simplement le commencement absolu : Mc 13,19. En 1 Tm 4,3, être créé par Dieu signifie être bon et utile. Ac 14,4-18 He 11,3 Le témoignage du Nouveau Testament concernant la qualification christologique de la création a été regroupé de façon commode par Colin E. GUNTON, Christ and Creation, Grand Rapids, Eerdmans, 1992, p. 22-30.

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La Création

comme nous le verrons, enseignait que « c’est pour nous que tu as créé ce monde-ci8. » L’Église, dans sa continuité revendiquée avec Israël9, s’est approprié également cet aspect de l’enseignement juif : « c’est pour elle [l’Église] que le monde a été formé10. » Dans l’épître aux Colossiens, lorsque le Christ apparaît comme médiateur et but de la création, c’est en tant que « tête de […] l’Église11 » qu’il occupe cette position. Un passage rassemble plusieurs aspects de la croyance de l’Église primitive et possède également une tonalité dogmatique plus affirmée. Contre le polythéisme, Paul cite une version christologique étendue de la confession juive du Dieu unique : « il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui tout existe et par qui nous sommes.12 » Pourtant, même ici, le but de Paul n’est pas de souligner l’idée même de création, ni de la développer christologiquement, mais de parer à toute tentation de prendre au sérieux les dieux païens, si ce n’est comme des occasions d’être tenté : puisque toutes les choses réelles, excepté le Dieu biblique, sont ses créatures, tous les prétendus dieux autres que le Dieu unique doivent être des fictions ou, s’ils sont réels, des créatures qui se prennent pour des dieux et, ce faisant, deviennent des démons. À partir du milieu du IIe siècle, la situation changea lorsque l’Église se confronta aux gnostiques et à ceux qui, sous une forme ou sous une autre, refusaient que l’être responsable de ce monde mérite d’être appelé Dieu. Dans sa décadence, le paganisme méditerranéen fit l’expérience du monde d’une manière que Martin Luther allait réduire à un dicton célèbre : celui qui observe la gestion réelle de ce monde et la juge selon n’importe quelle norme morale habituelle doit en conclure « ou bien que Dieu n’est pas, ou bien qu’il est inique13. » Parmi les échappatoires possibles pour le paganisme, il y avait le nihilisme, la résignation stoïcienne, ou l’espoir désespéré que la puissance responsable de ce monde ne soit pas véritablement Dieu. Seule la dernière solution pouvait tenter les chrétiens d’un point de vue théologique ; c’est ce que Justin Martyr soutint contre Marcion, qui d’après lui enseignait que nous devrions « prêcher un autre Dieu », le Dieu révélé dans le Christ, « un dieu supérieur au Créateur14. » [5] Ce conflit a été l’un de ceux qui a conduit l’Église à faire proliférer des règles de foi et des credo au cours des IIe et IIIe siècles15. C’est pourquoi la 8 9 10

11 12 13 14 15

4 Esd 6,55 Voir infra p. 199-203, 222-229. HERMAS, Visions, in ID., Le Pasteur, trad. Robert Joly, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 53 bis », 1968, II 4.1, p. 97. Les limites d’une telle appropriation seront discutées dans un chapitre ultérieur. Col 1,15-20 1 Co 8,6 Martin LUTHER, Du serf arbitre, trad. George Lagarrigue, Paris, Gallimard, 2001, p. 451. Justin MARTYR, Grande apologie, in Œuvres complètes, trad. G. Archambault et L. Pautigny, Paris, Migne, 1994, § 58, p. 78 ; § 26, p. 45. Ce qui suit résume évidemment l’histoire au point d’être caricatural. Pour une présentation proprement historique qui soit nuancée et qui contienne les compléments nécessaires, voir Leo

L’acte de créer

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confession selon laquelle le Dieu révélé en Jésus et le Créateur sont identiques, une confession qui désormais est faite pour elle-même, est un élément de base de ces formules et apparaît régulièrement comme la première doxologie concernant le Père. Ainsi en est-il de la règle de foi donnée par Irénée au IIe siècle : « L’Église […] ayant reçu des apôtres et de leurs disciples la foi en un seul Dieu, Père tout-puissant, qui a fait le ciel et la terre16 ». Il est remarquable que ces déclarations doctrinales réitèrent l’affirmation biblique et juive avec peu voire aucune élaboration conceptuelle, à l’encontre d’idées diamétralement opposées présentes dans la culture.

II À l’évidence, notre prochaine tâche consiste à nous enquérir de ce que signifie « Dieu crée » dans les Écritures, puisque la doctrine de l’Église s’approprie tout simplement la proposition biblique. Les investigations lexicales ne sont pas ici d’un grand secours, car les Écritures réservent le verbe traduit par « crée » (barah) à cette seule utilisation ; « créer » est quelque chose que Dieu seul fait17. Nous devons donc nous orienter vers le contexte ; heureusement, c’est tout ce dont nous avons besoin, puisque le sens de « Dieu créa » en Genèse 1,1 doit, quoi qu’il en soit, être déterminé par le récit qui suit. Développer le concept de création en faisant l’exégèse du récit de la Genèse n’est évidemment pas une stratégie nouvelle. Nous allons, dans cette section et dans les suivantes, procéder par une série de propositions. Première proposition : Dieu crée signifie qu’il y a une autre réalité que Dieu, et que celle-ci est vraiment différente de lui. La caractéristique la plus évidente du récit sacerdotal de la création est le rythme cadencé des six jours ; en effet, c’est le moyen principal que ce document, pensé de manière subtile et produit par une théologie rhétoriquement sophistiquée, utilise pour enseigner. Parmi les pulsations insistantes, la principale est – avec ses variantes – « et Dieu dit : “Qu’il y ait...”, et il y eut...18 » Cet aspect nécessitait, et nécessite, pareille insistance. Parmi les religions du monde, la compréhension dominante concernant notre être et l’être de notre monde est qu’ils proviennent de la divinité par une émanation d’une sorte ou d’une autre. Selon cette interprétation, ou bien il n’y a en fin de compte aucune réalité autre que la réalité divine, ou bien cette réalité est illusoire ou dégradée dans la mesure où elle est autre. Notons que les interprétations sécularisées modernes de l’origine du monde ne s’écartent pas de ce modèle, mais accentuent simplement soit la divinité du monde soit son absence de sens ou, dans le postmodernisme, les deux à la fois.

16 17 18

SCHEFFCZYK, Schöpfung und Vorsehung, vol. 2, fasc. 2a in Handbuch der Dogmengeschichte, Michael Schmaus et Aloïs Grillmeier (éd.), Fribourg, Herder, 1963, p. 30-50. Irénée DE LYON, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, trad. Adelin Rousseau, Paris, Cerf, 2011, 1.10.1, p. 65. L’idée que des créatures devraient ou pourraient être « co-créateurs » est, pour autant que « créer » soit pris dans le sens que lui donne les Écritures, tout simplement un oxymore. Yehi... Weheyi...

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La Création

Une fois que l’Église fut pleinement pénétrée des différentes versions de cette interprétation présentes dans le monde païen, il lui devint également difficile [6] de lui résister19. La controverse arienne elle-même fut une lutte – gagnée de justesse – menée dans le but d’au moins expulser l’émanationisme issu du paganisme antique de la pensée christologique fondamentale de l’Église. La tentation émanationniste a perduré tout au long de l’histoire de l’Église ; je n’en indiquerai que deux exemples. Au moins pour l’Église d’Occident, l’enseignement du quatrième concile de Latran en 1215 peut être considéré comme la définition dogmatique de la création : « il y a un seul et unique vrai Dieu […] unique principe de toutes choses, créateur de toutes les choses visibles et invisibles […] qui, par sa force toute-puissante, a tout ensemble créé de rien dès le commencement du temps l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle, c’est-à-dire les anges et le monde20 ». Cette définition fut jugée nécessaire à cause de penseurs platoniciens qui effaçaient la distinction entre Dieu et les créatures, et de la réapparition de groupes gnostiques qui considéraient l’altérité de la création comme le mal21. Alors que je rédige cet ouvrage, la « théologie féministe / womaniste / mujeriste » suppose, de manière étrange, que tout « dualisme » entre Dieu et la créature est « patriarcal. » Deuxième proposition : s’il y a une autre réalité que Dieu, c’est parce qu’il parle. En Genèse 1, le rythme a une seconde pulsation : « Dieu dit : qu’il y ait... » Le motif de l’origine du monde par création directe ou déléguée est clairement présent dans le répertoire conceptuel de l’auteur sacerdotal. Mais dans le texte canonique, ce motif est subordonné à la création par la parole22. Au moment de l’écriture de ce texte, c’était une règle de foi en Israël : « Par sa parole, le Seigneur a fait les cieux […] c’est lui qui a parlé, et cela arriva ; lui qui a commandé, et cela exista23. » Nous pouvons la formuler ainsi : en énonçant le monde, Dieu le fait advenir. L’idée que Dieu, ou des dieux, suscitent d’autres réalités en parlant n’est pas propre à Israël24. Ce qui est propre à Israël c’est la sorte de parole que Dieu prononce pour amener le monde à être : il donne un ordre. Étant donné l’histoire de la théologie, nous avons néanmoins besoin de nous attarder sur la notion même d’une création par la parole. Nous l’avons vu, la théologie a souvent échoué à comprendre le Logos comme l’énonciation de Dieu, et y a substitué l’idée qu’il est le concept de 19

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Un exemple intéressant de l’incapacité d’un intellectuel converti de se libérer de cette idée est celui du célèbre Marius Victorinus au IVe siècle. Voir L. SCHEFFCZYK, Schöpfung, op. cit., p. 60. 4e Concile de Latran, Chapitre 1. La foi catholique, in Heinrich DENZINGER, Symboles et définitions de la foi catholique, Peter Hünermann (éd. originale), Joseph Hoffmann (éd. française), Paris, Cerf, 199738, p. 291-292. L. SCHEFFCZYK, Schöpfung, op. cit., p. 81-82. Que « et Dieu dit, qu’il y ait... » soit une création par la parole, mais que « et Dieu dit, que la terre se couvre... » ne le soit pas, ne convainc guère, même si la « causalité secondaire », impliquée par la seconde formule, est importante en soi. Ps 33,6-9 Sur ce point, voir Cl. WESTERMANN, Genesis, op. cit., p. 52-57.

L’acte de créer

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Dieu25. Le Logos est dit procéder du Père, en tant qu’acte permettant au Père de se connaître lui-même26 ; la création au moyen du Logos est alors interprétée comme un acte immanent à la volonté du Père, comme l’actualisation des idées qui appartiennent à ce qu’il connaît en connaissant le Fils. En se connaissant luimême dans le Fils, Dieu connaît ce qu’il peut faire, y compris ce qu’il peut produire [7] d’autre que lui-même. Ainsi, il connaît la possibilité des créatures, en tant qu’idées internes au concept de soi divin ; la création est alors la décision que tout ou partie de celles-ci soient instanciées27. Ce theologoumenon découle en fin de compte des spéculations novatrices d’Origène, et il est approprié dans certains contextes. Mais en tant que description principale de la façon dont Dieu crée, il subvertit le récit de la Genèse. On a même prétendu qu’il déplace le Christ du rôle qu’il a dans la création selon le Nouveau Testament : ce n’est plus la personne du Christ qui a cette fonction, mais les idées de Platon transférées dans un « esprit de Dieu » qui, seulement après les faits, est identifié avec le Christ28. Parmi les théologiens classiques, Martin Luther est peut-être celui qui a corrigé le plus directement l’interprétation usuelle. Commentant la Genèse, il rapporte les résultats de l’exégèse habituelle et la rejette au motif qu’elle est en contradiction avec le texte. Puis il continue ainsi : « le sens du verbe Amar, tel que Moïse l’entend, est simplement et proprement celui de l’acte qu’est l’émission de la Parole […] par sa seule parole qu’il prononce, il fait le ciel et la terre à partir du néant29. » Cette exégèse contient une compréhension biblique décisive concernant le Logos : même la parole qui est « au sein de l’essence divine » est une « Parole dans l’acte même qui ordonne et prescrit quelque chose30. » L’acte créateur de Dieu est certainement un acte de l’entendement et de la volonté, comme la majorité de la tradition l’a affirmé ; mais c’est le genre d’acte qui n’est pas enfermé dans le sujet, mais qui prend place dans le cadre d’une communication31. La Parole, qui est une personne trine, est déjà l’Énonciation 25

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Ainsi, par exemple, Thomas D’AQUIN, Somme Théologique, Paris, Cerf, 1984-1986, vol. I, I, q. 34, a. 1, p. 400 : « En Dieu, on parle de Verbe au sens propre, c’est-à-dire au sens de concept de l’esprit. » Ibid., vol. I, I, q. 27, a. 2, p. 354-357. Ibid., vol. I, I, q. 14, a. 8, p. 260-261 ; vol. I, I, q. 19, a. 4, p. 297-298. Cet enseignement, de façon générale, est œcuménique. Par exemple dans la scolastique luthérienne, telle qu’elle est représentée par Johann BAIER, Compendium theologiae postivæ (1695), i.iii, p. 17-18 : « Causam exemplarem creationis constituunt ideae singularum creaturarum in intellectu divino expressae […]. Causam impulsivam creationis in bonitate Dei sola quaerimus. » Ainsi Colin E. GUNTON, A Brief Theology of Revelation, Edinburgh, T. & T. Clark, 1995, p. 42-45 ; Wolfhart PANNENBERG, Théologie Systématique, trad. Olivier Riaudel, Paris, Cerf, 2009-2013, t. II, p. 43-45, présente une brève histoire des aléas de cette notion et conclut : « la théologie devra renoncer aujourd’hui à cette conception dans son interprétation de la médiation du Fils dans la création. » Martin LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, in Œuvres, tome XVII, trad. René-H. Esnault, Genève, Labor et Fides, 1977, § 13, p. 30-31. Ibid., § 15, p. 33. Le commentaire magnifique de Basile de Césarée le perçoit presque à cet endroit. ID.,

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La Création

de Dieu dans sa vie trine ; dans le premier volume, nous avons développé cet aspect. Maintenant, nous devons encore insister : c’est pourquoi la Parole par laquelle Dieu crée n’est pas silencieuse à l’intérieur de lui, mais elle est adressée ; elle est créatrice en vertu du caractère spécifique de cette adresse. Nous en arrivons ainsi à notre prochaine proposition. La voici : Dieu ordonne au monde d’exister ; cet ordre est exécuté et cet événement d’obéissance est l’existence du monde. Un deuxième rythme secondaire de notre passage est : « Dieu dit, qu’il y ait... et il y eut...32 » C’est ce caractère d’Énonciation créatrice de Dieu qui est propre à Israël33. Dieu crée le monde en énonçant une intention morale pour d’autres êtres que lui-même ; « tu as voulu qu’elles soient, [8] et elles furent créées34. » La création du monde est ainsi une action du même genre que celle de la Torah par laquelle il crée Israël35. À cet endroit également, nous pouvons noter l’exégèse de Luther. Déjà la « pensée divine » « demeurant en Dieu […] et cependant Personne distincte » est un « impératif intérieur ». C’est ensuite par cette « Parole incréée » que la « parole créée » est suscitée, parole créée d’obéissance et de louange qu’est chaque créature36 – nous reviendrons, évidemment, sur cette dernière affirmation. Israël a interprété la réalité du monde sur le modèle de sa propre réalité : comme lui-même dépend de l’énoncé moral du Seigneur, il en est de même du

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Homélies sur l’Hexaéméron, trad. Stanislas Giet, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 26 bis », 1949, II § 7, p. 173-174 : « Quand à propos de Dieu nous parlons de voix, de parole et d’ordre, ce n’est pas que nous imaginons la parole divine comme un son émis par les organes aptes à la produire […] c’est, croyons-nous, l’impulsion due à la volonté divine que l’autre rend sensible à ceux qu’il enseigne, en la présentant sous les espèces d’un commandement ». Ibid., II § 7, p. 173 : « “Que la lumière soit !” et le commandement était l’œuvre faite ! » Cl. WESTERMANN, Genesis, op. cit., p. 56. Ap 4,11. Dieu est-il alors la « cause » du monde, dans n’importe quel sens possible du mot « cause » ? Un « théisme » revigoré de langue anglaise, parfois relié de façon un peu étrange à la foi chrétienne qu’il prétend défendre – un cas particulièrement bizarre est celui de Richard SWINBURNE, The Christian God, New York, Oxford University Press, 1994 – a entraîné avec lui une résurgence remarquable d’arguments liés à une « première cause efficiente » à propos de la réalité de Dieu. Ainsi, et de manière impressionnante, voir Craig dans William Lane CRAIG et Quentin SMITH, Theism, Atheism and Big Bang Cosmology, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 3-76, 92-107, 141-160. Il me convainc presque que le soi-disant argument kalam à propos de la nécessité d’une cause première est valable. Smith, un « athée » – qui n’est, évidemment, absolument pas convaincu – conclut ainsi l’ouvrage consacré à leur débat : les différences entre eux « se réduisent à la question : l’explication intelligible de l’univers estelle de type causal ou acausal ? » La difficulté est de savoir si l’une ou l’autre rubrique rend compte de l’affirmation biblique réelle, à savoir que l’obéissance au discours de Dieu est « l’explication de l’univers. » M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 17, p. 36. Il faut noter que la position de Luther n’est pas celle de son éducation nominaliste. Les nominalistes gardèrent la compréhension d’une création comme acte imminent de l’entendement et de la volonté ; simplement, ils rendirent contingent l’acte divin de volonté face à la l’entendement divin, et cela de manière arbitraire. Luther comprend la création comme effectuée non par un acte imminent de volonté mais par une parole publique prononcée, et ainsi comme effectuée par une parole qui a un contenu rationnel.

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monde. Un psaume évoque ce parallèle avec toute la clarté souhaitable : « Il envoie ses ordres à la terre, et aussitôt court sa parole […] il fait souffler le vent, les eaux s’écoulent […] Il proclame sa parole à Jacob, ses décrets et ses commandements à Israël37. » Aussi bien la création qu’Israël vivent « de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur38. » Qu’Israël interprète le monde et son origine sur le modèle de la compréhension qu’il a de lui-même n’a rien d’insolite. Toutes les cultures ont perçu l’univers à travers leur propre image, et sa fondation à travers l’image de leur propre commencement. Ce qui est particulier à la compréhension qu’a Israël des origines universelles n’est pas ce motif général mais la compréhension matérielle qu’il a de sa propre réalité. Quatrième proposition : tout ce qui précède est valable pour le temps présent. Des histoires comme celles racontées en Genèse 1-11 sont, ici comme ailleurs, étiologiques ; elles sont racontées pour attester la vie et le monde, tels que nous les trouvons aujourd’hui et dans lesquels nous vivons39. Dans la Genèse, elles sont effectivement destinées à être comprises de façon réaliste, en tant que récits d’événements passés, mais dont le but reste celui d’illuminer les structures permanentes de la vie. Cela vaut également pour la première de ces histoires, [9] l’histoire de la création. C’est pourquoi en un sens – bien que cette affirmation ait été souvent périlleuse – la Genèse rend la dépendance du monde vis-à-vis de Dieu indépendante de la différence entre un moment du temps créé et un autre. Le monde n’existerait pas maintenant si Dieu n’ordonnait pas maintenant son existence. Nous pouvons encore une fois citer Luther : « ce que les philosophes40 ignorent, c’est que cette stabilité découle toute de la puissante Parole de Dieu41 ». La distinction entre création et « conservation », ou entre création initiale et création « continue », a été correctement utilisée pour justifier le fait qu’il y ait eu une première apparition de créatures à un temps zéro. Mais une telle distinction n’a pas d’autre signification, métaphysique ou religieuse. Le monde n’est pas moins dépendant de la parole créatrice de Dieu à n’importe quel moment de son existence qu’il ne l’était au début. La parole créatrice de Dieu n’attend pas plus son auditeur maintenant qu’initialement. C’est ainsi que Thomas d’Aquin place sa discussion concernant la « conservation » sous la devise d’Hébreux 1,3 : « il porte l’univers par la puissance de sa parole ». Puis il définit : « La conservation des choses par Dieu ne suppose pas une nouvelle action de sa part, mais seulement qu’il continue à 37 38 39

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Ps 147,15-19. Dt 8,3. Le type d’exégèse vétérotestamentaire qui trouvait partout de l’étiologie, et qui pensait en avoir fini lorsqu’il l’avait fait, est bien sûr maintenant discrédité. Mais le caractère très spécifiquement étiologique de cette partie du récit biblique, dans laquelle le partenaire de Dieu est le monde et la race humaine en tant que telle, est certainement évident. C’est Aristote qui est évidemment visé ici, ainsi que les théologiens qui l’ont suivi de trop près. M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 26, p. 48.

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donner l’être » ; cette « continuation » n’est ni un processus issu de l’acte créateur, ni un allongement temporel de celui-ci42. Quelle que soit la différence produite par l’existence de créatures, une fois qu’elles sont là, sur l’œuvre créatrice « continue » de Dieu, leur rôle ne peut rendre son ordre moins immédiat aujourd’hui qu’« au commencement »43. C’est ainsi que Philippe Mélanchthon écrit : « Dieu est présent à sa création, non comme le Dieu des stoïciens, mais comme un agent libre qui maintient sa créature44. » Deux problèmes récurrents liés à la théologie de la création se dégagent des observations qui précèdent. Premièrement, il a souvent été supposé que la doctrine de la création est un élément de l’enseignement chrétien partagé avec ceux qui, par ailleurs, sont incrédules. Ceci a été récemment réfuté de façon générale. Mais il doit y avoir un moment de vérité dans l’opinion ci-dessus, car toutes les cultures racontent, en fait, des histoires primitives étiologiques semblables à celles qui apparaissent en Genèse 1-11, et construites autour d’une série assez similaire de motifs. Comment faut-il comprendre ce fait ? Ce qui est commun à toute l’espèce humaine et qui s’exprime par le besoin de raconter des histoires étiologiques sur les temps primitifs, nous dirions plutôt que c’est un ensemble de préoccupations. Car la fragilité des circonstances physiques, dans lesquelles la vie humaine est possible, est ressentie dans toutes les cultures ; [10] partout, des récits sont racontés sur la crainte d’une catastrophe universelle. De la même façon, la rencontre avec des gens dont la langue ne peut être comprise est toujours ressentie comme un défi menaçant. En Israël, comme ailleurs, des récits comme ceux de Genèse 1-11 sont racontés pour exprimer pareilles anxiétés et les rendre supportables, c’est-à-dire, pour attester de la réalité telle qu’elle est vécue aujourd’hui. Parmi les fragilités de l’existence universellement ressenties, l’une d’entre elles est métaphysique. Non seulement le monde des humains est ambigu et menaçant par certains aspects prépondérants et en même temps contingents, mais la condition antérieure à notre histoire humaine l’est tout autant, c’est-àdire le monde dans sa pure donation avant la moindre action de notre part en lui : il y a là une sorte de préoccupation absolue. Nous avons déjà cité Heidegger 42

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Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 104, a. 1, p. 851. On peut noter que les franciscains étaient encore plus radicaux sur ce sujet ; pour Jean Duns Scot, la distinction entre création et conservation n’est que conceptuelle. Voir L. SCHEFFCZYK, Schöpfung, op. cit., p. 100. Pour Karl BARTH, d’un autre côté, il est vital de distinguer création et providence comme étant des relations métaphysiques différentes ; ainsi ID., Dogmatique, Genève, Labor et Fides, 1962, III/3*, p. 1-12. Une recherche sur les liens entre cette distinction et le système barthien nous emmènerait trop loin par rapport au sujet de ce chapitre. Colin GUNTON, Theology through the Thelogians, Edinburgh, T. & T. Clark, 1996, p. 146 : « La stabilité et la fiabilité du monde […] ne dépendent pas d’un être ou d’êtres intermédiaires – le sujet de la polémique de Berkeley contre le concept de substance – mais directement de Dieu. » L’affirmation principale de Gunton, dans cet essai, est que même s’il ne peut y avoir d’intermédiaires entre le Créateur et la création, celle-ci doit être comprise comme étant soumise à une médiation si la réalité de la créature doit être maintenue. Peut-être que ce souci est satisfait dans ce qui suit. Philippe MELANCHTHON, Loci Praecipui Theologici (1559), 639.

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citant Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » L’ambiguïté de réalités comme la diversité des langues ou les conflits constants entre éleveurs et cultivateurs peut être éclairée par des récits qui impliquent des actions et des motivations humaines. Le caractère problématique du monde en tant que tel ne peut être éclairé de la même manière, puisque le monde est le présupposé de toute activité humaine. C’est pourquoi, ce n’est pas tant la fragilité ou l’ambiguïté qui doit être saisie ici que le mystère lui-même, au sens le plus fort. Pour exprimer le mystère de l’existence du monde au moyen de mots qui racontent, nous sommes obligés de créer des récits logiquement étranges, c’est-àdire des récits qui commencent d’une façon ou d’une autre par : « Quand rien n’existait encore... » Pour raconter le commencement d’une série d’événements reliés les uns aux autres, il faut commencer par expliquer comment les choses étaient lors de ce commencement, et dès lors faire référence à l’état des choses avant ce commencement ; mais dans le cas présent, le commencement qui doit être raconté est celui avant lequel il n’y avait aucun état des choses. La Genèse commence sa narration, au second verset, avec cette situation particulière. Le fait étrange de raconter un commencement absolu soulève un deuxième problème : un tel récit peut-il être vraiment historique ? Le fait énoncé par « Dieu crée le monde » peut-il être un événement ou une série d’événements ? Cette proposition, en dépit de sa forme, ne doit-elle pas être lue comme la déclaration d’une relation atemporelle ? Les grands récits mythiques d’origine ne posent aucun problème ici. Les mythes n’ont pas pour but de raconter des événements en particulier, mais plutôt d’évoquer ce qui se passe dans tout événement ; et ils l’expriment par la rhétorique de leur narration. L’origine qu’ils racontent est logique et ontologique, pas temporelle. Le récit de la Genèse ne doit-il pas, après tout, être lu comme un mythe ? Il y a eu une pression constante sur la théologie chrétienne afin qu’elle le lise de cette façon, que cette lecture soit faite ou non sous cette étiquette explicite. Origène, par exemple, était clair sur ce que l’Église enseignait, et par conséquent sur ce qu’il souhaitait enseigner : « D’abord il y a un seul Dieu qui a tout créé et établi, qui, alors que rien n’était, a fait être l’univers45. » Mais lorsqu’il explique cette doctrine, il décrit Dieu comme étant intrinsèquement « une puissance créatrice », et y voit alors une énigme. Car « il est à la fois absurde et impie de penser que même un instant ces puissances de Dieu soient restées oisives46. » Cela semble exiger que Dieu crée sans arrêt, et donc qu’il y a toujours des créatures47. Origène envisagea diverses [11] manières par lesquelles il y aurait toujours eu un monde bien que celui-ci ait un commencement, et – comme d’habitude, c’est tout à son honneur – il semble n’avoir été satisfait par aucune d’elles. Tout au long de l’histoire de la théologie, chaque fois que la définition conjointe du temps et de l’éternité par simple négation a atteint une rigueur toute 45 46 47

ORIGENE, Traité des principes I, trad. Henri Crouzel et Manlio Simonetti, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 252 », 1978, préface § 4, p. 81. Ibid., I 4.3, p. 169. Ibid., I 4.5, p. 173.

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gnostique, l’argument d’Origène est réapparu, souvent aux mots près. Ainsi en est-il, au XIXe siècle, du théologien de la « médiation » Richard Rothe : si on pense à la création comme ayant un début « on doit penser Dieu comme n’étant pas Créateur avant l’avènement de la création, ce qui contredit le concept de Dieu48. » En effet, à moins que l’amour à partir duquel Dieu crée soit spécifiquement la réalité trine intérieure au Dieu trine, s’il s’agit d’un simple amour unitaire pour les créatures, alors la création doit être éternelle puisque l’amour l’est aussi. Dans la théologie moderne, il y a peut-être davantage de pression pour considérer la création comme une relation permanente ; la théologie récente du « process » a offert l’exemple d’une pure capitulation. Cette tendance est contrecarrée par notre cinquième proposition : la créature, du simple fait d’être une créature, a un commencement absolu. Le récit de la Genèse n’est pas un mythe, car il ne nous dit pas à quoi les choses ressemblaient lorsqu’il n’y avait encore rien. Son « tohu webohu » n’est pas la réalité d’un néant préexistant, comme Tiamat démembrée par le Marduk babylonien, ni un œuf éternel ou un ventre ou la pure potentialité de la matière primitive. Les Pères étaient clairs à ce sujet : les hérétiques affirment « les ténèbres couvraient l’abîme […] Nouveaux prétextes à fictions ! […] les ténèbres, explique-t-on, ne seraient pas, comme il est normal, un obscurcissement de l’air […] mais une puissance mauvaise, ou plutôt le mal lui-même qui porte en soi son principe, et qui s’oppose en ennemi à la bonté de Dieu49 ». Dans la Genèse, le vide sans forme, les ténèbres et les « eaux » du chaos ne font pas référence à des présupposés de la création mais au commencement inconcevable de la création. Un commencement inconcevable du fait de l’absence de présupposés. Augustin lit la Genèse de façon précise : « Tous les temps sont votre œuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu’il y eût un temps où le temps n’était pas50. » Si le néant de Genèse 1,2 était une description de ce qui précède la création, alors l’acte créateur de Dieu serait comme celui de Marduk une victoire sur ce néant ou, comme dans d’autres mythes, une imprégnation, une digestion ou une autre action sur ce néant. Bien que le langage des mythes fournisse à Israël des motifs littéraires, et peut-être rituels, avec lesquels célébrer la création, et qu’il se trouve, sans doute, génétiquement derrière certaines des images de la Genèse, les affirmations mythiques sont évitées, car un Dieu jaloux ne peut souffrir aucune puissance primitive concurrente51. Au commencement de la création, il n’y a rien et la « ruach de Dieu ». Si 48 49 50 51

Richard ROTHE , Dogmatik, Heidelberg, J. C. B. Mohr, 1870 (publié à titre posthume), 1.135. Basile DE CESAREE, Homélies sur l’Hexaéméron, trad. Stanislas Giet, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 26 », 1949, II.4, p. 153-155. Saint AUGUSTIN, Les Confessions, trad. Joseph Trabusco, Paris, GF Flammarion, 1964, livre 11, chap. XIII, p. 263. Ainsi B. DE CESAREE, Homélies sur l’Hexaéméron, op. cit., II.2, p. 145, rejette l’interprétation du monde informe de Gn 1,2 comme une prima materia préexistante : « Si la matière est incréée, il en résulte qu’elle est tout d’abord d’une dignité égale à celle de Dieu, et mérite les mêmes honneurs. »

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cette phrase devait être traduite par « souffle de Dieu », comme certaines versions modernes le font, encore une fois le récit serait mythique. Mais en traduisant ainsi, les traducteurs montrent leurs préjugés vis-à-vis de ce qu’un fragment de langage a pu signifier avant son positionnement canonique. [12] Quoi qu’on ait pu en dire ou que cela ait pu signifier dans les traditions dont l’auteur sacerdotal s’est servi, il est tout à fait inconcevable que les éditeurs du texte canonique, en cette période théologiquement sophistiquée de l’histoire d’Israël, aient pu écrire ruach Elohim sans clairement vouloir dire « Esprit de Dieu » ; de plus, nous n’avons aucune raison de nous intéresser ici aux stades antérieurs de la tradition52. La Genèse enseigne-t-elle alors la création « à partir de rien (ex nihilo) » de la tradition dogmatique ? De toute façon, le judaïsme l’a compris ainsi. Le passage des Maccabées cité plus tôt continue de la manière suivante : « Dieu les a créés de rien ». Cette tradition exégétique a été également poursuivie par l’Église. Le passage des Maccabées, ou sa source, semble être cité, si c’est le cas avec la liberté que l’on avait autrefois, par l’une des règles de foi les plus anciennes qui soit connue : « Tout d’abord, crois qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui […] a fait l’univers être du non-être53. » Un tel langage apparaît ensuite chez Irénée54, Origène55 et d’autres. Selon la Genèse, du moins telle que le judaïsme et l’Église l’ont lue, « avant » qu’il y ait des créatures, il y avait Dieu et rien d’autre. De plus, ce rien n’est pas tel qu’il puisse être la condition de possibilité de quelque chose. La seule condition qui puisse précéder les créatures est le fait que Dieu parle : dans les mots de Philippe Mélanchthon : « quand les choses n’existaient pas ; Dieu parla et elles commencèrent à exister56. »

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Ibid., II.6, p. 167-171 : la meilleure lecture de pneuma theou en Gn 1,2 est « Saint Esprit », car l’Écriture « ne mentionne nul autre esprit de Dieu que ce Saint [Esprit] qui complète la divine et bienheureuse Trinité. » M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 8, p. 24 : « Mais, de préférence, nous comprenons qu’il s’agit ici du Saint-Esprit. Car le vent appartient à la création et il n’existait donc pas encore […] un accord considérable règne dans l’Église au sujet du mystère de la Trinité qui se présente ici. » Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, in Œuvres de Saint Augustin, BA 33-37, trad. G. Combès, Paris Desclée de Brouwer, 1959-1960, livre VIII, xi, p. 269, suppose que Platon aurait pu avoir accès à une traduction de la Genèse et pris pneuma theou pour l’élément aer, à cause de son insuffisante familiarité avec les expressions scripturaires. HERMAS, Préceptes, in ID., Le Pasteur, op. cit., I.1, p. 145 : pour éviter tout malentendu, il doit être noté que le judaïsme n’a pas toujours adhéré à cette intuition fondatrice. Le rabbinisme philosophique médiéval et le mysticisme qui s’est développé à partir de lui ont suivi la suggestion du néo-platonisme dont ils avaient adopté les concepts, et ils ont enseigné qu’avant que Dieu ne crée il y avait un « indéterminisme subsistant ». C’est une ironie pleine de saveur qu’en le faisant, ils réapprovisionnaient une autre orientation de la foi d’Israël qui avait tenté le christianisme plusieurs siècles auparavant, mais qui avait été rejetée. I. DE LYON, Contre les hérésies, op. cit., livre 4, chap. 20 § 2, p. 629-631. ORIGENE, Traité des Principes I, op. cit., I.3.3, p. 147-149 ; II.1.4, p. 241-245. Philippe MELANCHTHON, Loci communes (1559), 638 : « Deo dicente, cum res non essent, esse coeperunt. »

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III Sixième proposition : du fait qu’elle a un but, la réalité autre que Dieu n’a pas seulement un commencement mais aussi une fin57. En outre, cette fin doit être ou rien ou Dieu. La fin, contrairement au commencement, pourrait en effet être une sorte de véritable rien, un néant. Une fois que les créatures existent, cela ne viole pas la différence entre Créateur et créature de penser à la fin des créatures comme étant l’entrée dans une sorte de négativité créée, dans ce que Karl Barth a appelé, de manière intraduisible, das Nichtige58. Mais la fin aperçue dans [13] la Genèse n’est pas das Nichtige, car dans la Genèse le fait d’exister est bon et la créature a une existence. Ceci est établi par une autre pulsation du rythme insistant de la narration. Si « Dieu dit » est le temps faible, alors « cela était bon » est le temps fort. La parole qui crée, nous l’avons noté, est un commandement ; elle vise à obtenir quelque chose. Non seulement le Créateur commande, mais il juge si le commandement a été exécuté. Dans la Genèse le jugement de Dieu, selon lequel la créature est bonne, appartient à l’histoire de la création elle-même ; les créatures existent du fait que Dieu détermine qu’elles sont bonnes. L’hébreu tov, comme le français « bon », suggère « bon pour... » ; il fonctionne à l’intérieur d’un cadre composé d’objectifs. Ainsi, selon la Genèse, les créatures existent du fait que Dieu les trouve bonnes en vue de l’objectif qu’il a pour elles – ce qui signifie, évidemment, qu’il a un objectif pour elles. Pourquoi existe-t-il quelque chose ? À ce stade, la réponse de la Genèse peut être formulée ainsi : le monde existe parce qu’il a reçu l’ordre d’être, et que son obéissance a été acceptée par celui qui a donné cet ordre comme servant l’intention formulée par cet ordre. En outre, le but du monde est évident selon la Genèse tel que l’indique sa place dans le canon. Israël a fabriqué et utilisé à sa manière des récits étiologiques primitifs. Sa manière a été de les raconter au sein d’un récit global, dont l’événement déterminant n’est pas un événement primitif mais un événement à l’intérieur de l’histoire : l’exode. Les généalogies de Genèse 1-11, si ennuyeuses pour les lecteurs modernes, appartiennent précisément au thème de ces chapitres59 : elles établissent la continuité des événements depuis le commencement jusqu’à Abraham et aux autres patriarches. Mais, comme nous l’avons noté, l’histoire patriarcale est déjà en elle-même un prélude60. L’histoire patriarcale raconte comment Dieu était le Dieu d’Israël avant qu’il y ait un Israël, avant que Dieu ne crée Israël en le délivrant d’Égypte. Israël préexistait dans la promesse de Dieu qu’il y aurait un Israël. L’histoire de l’accession d’Israël à l’être est l’histoire d’une promesse, l’histoire de bonds successifs allant d’une promesse à l’événement épanouissant 57 58 59 60

B. DE CESAREE, Homélies sur l’Hexaéméron, op. cit., I.3, p. 99 : « ce qui a commencé avec le temps, doit de toute nécessité finir aussi avec le temps. » À ce sujet, voir Robert W. JENSON, Alpha and Omega, New York, Thomas Nelson, 1963, p. 33-37. Cl. WESTERMANN, Genesis, op. cit., p. 8-24. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 73.

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– ou insatisfaisant quand il est avant-dernier – et à une nouvelle promesse61. C’est dans cette histoire ainsi conçue et racontée que la Genèse incorpore également le commencement du monde. Ce qu’Israël certifie pour le présent par son histoire de l’origine universelle, c’est la portée universelle et la validité inconditionnelle des promesses de YHWH et de sa fidélité à les tenir : le Seigneur peut être fidèle aux promesses qu’il fait parce que toutes les choses sont ses créatures, et donc elles sont dans sa main. Comme le dit Jérémie, à un moment où cette foi était mise à rude épreuve : les idoles des nations « sont des absurdités, objets de quolibets […] Tel n’est pas le Lot-de-Jacob : lui, c’est le créateur de tout ; et Israël est la tribu de son patrimoine62. » Nous pouvons également dire : ce que le récit de la création certifie pour le présent, c’est la portée universelle de l’exode ; il n’y a rien, affirme la Genèse, de plus ontologiquement fondamental que cet événement. Ou encore, la résurrection ayant eu lieu, l’Église va même jusqu’à dire : ce que le récit de la création certifie pour le présent, c’est [14] la portée universelle de la résurrection ; pour Paul, c’est un seul et même concept que Dieu « fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas63. » Thomas d’Aquin a écrit cette magnifique phrase : « toutes les extrémités de la terre sont dans sa [Dieu] main […] une fois la main ouverte, par la clé de l’amour, les créatures sont apparues64. » Si seulement on se souvenait toujours que l’amour de Dieu est trine. Formulé ainsi, cela énonce toute la vérité de ce chapitre. Une septième remarque rassemble toutes les précédentes faites dans cette section : le monde que Dieu crée n’est pas une chose, un « cosmos », mais plutôt une histoire. Dieu ne crée pas un monde qui, subséquemment, a une histoire ; il crée une histoire qui est un monde, en ce sens qu’il possède un but et ainsi en fait un tout65. Les grands changements dans l’histoire de Dieu avec sa création, l’appel d’Abraham, l’exode, la crucifixion, la résurrection et le jugement final, ne sont pas des événements à l’intérieur d’une création qui, en tant que telle, serait anhistorique ; ce sont des événements de l’histoire telle qu’elle est créée. Même le compte-rendu biblique du commencement absolu est lui-même un 61 62 63

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C’est, bien sûr, la grande intuition de Gerhard von Rad, qui reste essentielle pour toute compréhension théologique sérieuse de l’Ancien Testament. Jr 10,15-16. Rm 4,17. Il faut noter la remarquable exégèse de ce passage faite par Jean-Luc MARION, Dieu sans l’être, Paris, Fayard, 1982, p. 130 : « L’appel ne fait pas acception de la différence entre non-étants et étants : les non-étants sont appelés en tant que ce qu’ils ne sont pas des étants ; les non-étants apparaissent, par la vertu de l’appel, comme s’ils étaient ». Thomas D’AQUIN, Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, Livre II, Prologue, trad. Raymond Berton, (consulté le 15 février 2015). Le livre d’Henri DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, Paris, Aubier, 1965, p. 286, a attiré mon attention sur ce point. En partant d’un point de départ totalement différent, Carver T. WU, « Stratification of the Meaning of Time », Scottish Journal of Theology (1980) 33/1, p. 31-32 : « Le temps émerge comme l’aspect directionnel-relationnel de la structure de la réalité. Ce qui signifie que l’univers, en tant que tout, est une structure corrélée de façon cohérente, et que cette corrélation prend une forme historique. »

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récit ; les six jours de la Genèse ne racontent pas d’abord un commencement absolu le premier jour, puis ce qui se passe pour la création lors des jours suivants ; c’est toute l’histoire de cette semaine qui raconte l’unique commencement absolu66. Le « commencement » n’est accompli que lorsque les œuvres des six jours sont achevées. L’oubli de cette intuition est la grande calamité historique de la doctrine de la création67. Et c’est effectivement la perte de quelque chose autrefois acquis ; car, vers le début de la théologie, Irénée de Lyon a présenté une grande vision dans laquelle la création initiale, la rédemption et l’accomplissement étaient des moments de l’œuvre unique et créative de Dieu, moments unis et dramatiques d’une œuvre façonnée et mue par sa seule intention de sauver68. Mais par la suite, les doctrines de la création et de la rédemption furent élaborées en faisant de moins en moins référence l’une à l’autre, et la notion d’une action divine totale et dramatiquement unifiée s’est estompée69. La question clé est peut-être de savoir si la rédemption est [15] comprise comme accomplissant la création initiale, ou simplement comme la restaurant ; la théologie a trop penché en faveur de la seconde interprétation70.

IV La huitième observation concerne la hâte avec laquelle la Genèse passe du simple « Big Bang » à la création d’êtres vivants, puis au déploiement généreux de jours pour leur création successive. La doctrine biblique de la création est, fondamentalement, une doctrine de la création de la vie, d’êtres qui, comme les définitions modernes standards le disent, subviennent à leurs besoins en métabolisant les matériaux de leur environnement et en reproduisant des semblables. Autrement dit, la création est impérativement dirigée vers ces créatures qui sont téléologiques dans leur être propre, qui se manifestent et se préservent en luttant et en poursuivant un but déterminé. Le monde n’est pas une machine morte dans laquelle quelques êtres vivants se trouvent là par hasard ; c’est un jardin et un pâturage pour des êtres vivants, que les systèmes cosmique, 66

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Telle était la position quasi unanime des Pères. B. DE CESAREE, Homélies sur l’Hexaéméron, op. cit., I.6, p. 111-113 : « peut-être est-ce en raison de l’instant ténu et intemporel de la création, qu’il a été dit : Au commencement Dieu créa […] parce que le commencement est quelque chose d’invisible et d’inétendu. » La position adoptée ici est parfois qualifiée de menace vis-à-vis de la réalité séparée de la créature. Comme la création, ici, n’est pas attribuée à un acte imminent de la volonté divine mais à l’énoncé de Dieu, c’est précisément le contraire. Comme je l’affirmerai, dans une formule trinitaire ci-dessous, ce n’est que dans la situation d’une parole échangée d’une personne à une autre qu’une altérité fiable est constituée. L’admirable histoire de cette doctrine par L. SCHEFFCZYK, Schöpfung, op. cit., est, par sa tonalité, une sorte de longue lamentation à propos de cette perte. Gustaf WINGREN, Man and the Incarnation: A Study in the Biblical Theology of Irenaeus, trad. Ross Mackenzie, Edinbourg, Oliver & Boyd, 1959. L. SCHEFFCZYK, Schöpfung, op. cit., p. 54-66. Par ex., au centre de cette histoire, Anselme de CANTORBERY, Œuvre tome 1 : Monologion – Proslogion, Paris, Cerf, 1986, §XV, p. 87-89.

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atomique et chimique rendent possibles – et cela est vrai même si la minuscule poussière appelée terre est le seul foyer de vie dans ce vaste système. Le texte canonique d’Esaïe, qui date de la période où la conscience théologique d’Israël est la plus vive, préserve cette doctrine de façon explicite. Une glose à partir de la proclamation du prophète établit deux propositions qui se succèdent immédiatement. La première : Dieu « ne l’a pas créée chaos » ; la terre possède un ordre intentionnel. La seconde stipule cette intention : il « l’a façonnée pour qu’elle soit habitée71. » Puis la Genèse distingue ontologiquement un ensemble de créatures vivantes. Au sixième jour, le rythme est rompu. Une fois les animaux terrestres mis en place au moyen d’un ordre et d’une vérification selon le schéma habituel, une action supplémentaire est annoncée avec une nouvelle locution solennelle : « Faisons... » Cet acte, qui se situe en dehors du rythme, est la création de l’humanité, « mâle et femelle ». Le récit sacerdotal donne à cette créature trois éléments distinctifs : les humains sont « à l’image » du Créateur ; ils doivent « dominer » les autres créatures et, comme nous l’avons souligné précédemment dans un autre contexte, le Créateur ne se contente pas de les créer simplement par sa parole, mais il se tourne vers eux pour leur adresser directement cette parole. Ces créatures qui se situent hors séquence restent des créatures. Elles sont créées le même jour que les autres animaux terrestres, et appartiennent ainsi au même genre général qu’eux. Même les propos que Dieu leur adresse commencent par une bénédiction pour la fertilité animale qui répète celle donnée précédemment72. La Genèse ne situe pas leur différence en les élevant au-dessus du statut de créature, ni même dans les dons relatifs à leur espèce, aussi remarquables que ces dons se révèleront, mais strictement dans les trois marques relevées73. [16] La première est difficile d’un point de vue exégétique ; il est probable que la meilleure interprétation est celle qui comprend le mot hébreu traduit habituellement par « image » simplement comme « équivalent »74. Quoi qu’il en soit, le texte fournit son propre commentaire avec les deux autres spécificités. Les humains doivent exercer la « domination » parmi les créatures. Autrement dit, ils doivent être les représentants du Créateur vis-à-vis de ses autres créatures, et en ce sens être son équivalent. En particulier, Dieu n’établit pas 71 72

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Es 45,18 [Traduction Nouvelle Bible Segond, NdT]. Saint AUGUSTIN se demande pourquoi la bénédiction est répétée spécifiquement pour l’humanité, La Genèse au sens littéral, in Œuvres de Saint Augustin, BA 48, trad. P. Agaësse et A. Solignac, Paris Desclée de Brouwer, 1972, Livre 3, XIII.21, p. 247 : « Néanmoins, il aura été nécessaire qu’elle [la bénédiction] fût répétée lors de la création de l’homme, pour qu’on aille pas prétendre qu’il y a quelque péché dans le devoir d’engendrer des enfants, comme il y en a un dans la passion charnelle qui se manifeste dans la fornication ou même dans l’usage déréglé du mariage. » Ibid., livre VI chap. 12 : « On ne doit pas non plus croire avec quelques personnes que l’homme est le principal ouvrage de Dieu parce qu’il commanda pour créer les autres êtres, tandis que lui-même fit l’homme : la véritable raison est qu’il le fit à son image. » Cl. WESTERMANN, Genesis, op. cit., p. 203-218.

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simplement cette domination, mais il le fait en s’adressant à eux. La bénédiction impersonnelle de fécondité s’avère être, dans leur cas, un ordre personnel de mission. Le Créateur commence une conversation avec ces nouvelles créatures, qui en cela sont son équivalent. Nous pourrions dire que les êtres humains sont ces animaux dont la création ne consiste pas simplement dans le fait que Dieu parle à leur sujet, mais également qu’il leur parle. Les êtres humains sont ces créatures qui existent parce qu’elles sont mentionnées dans le discours trine et qu’elles sont appelées à y prendre part. Les êtres humains sont ces créatures qui existent non seulement par des paroles qui expriment la volonté morale de Dieu, mais auxquelles il est donné d’entendre et de répondre à ces paroles. Nous pouvons nous tourner vers Peter Brunner, que nous avons cité précédemment à quelques endroits décisifs : « Du fait que Dieu, dans la création de l’homme, s’adresse à lui par un “Tu” [Du], Dieu ouvre une histoire avec l’homme qui est constituée par cette interpellation de Dieu et par la réponse de l’homme75. » Nous devrons, bien sûr, revenir longuement sur ces créatures, c’est-à-dire sur nous-mêmes.

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Peter BRUNNER, « Der Ersterschaffene als Gottes Ebenbild » (1952), in Pro Ecclesia, Berlin, Lutherisches Verlagshaus, 1962, vol. 1, p. 92.

Chapitre 16. Le caractère de la création I [17] Deux tâches s’imposent après le chapitre précédent que nous pouvons reprendre de façon plus commode sous ce titre. Premièrement, la question de la motivation de Dieu dans la création est apparue à plusieurs endroits. Cette question est d’une telle importance religieuse qu’il faut lui réserver une discussion séparée ; les deux sections qui suivent lui sont consacrées. Deuxièmement, le chapitre précédent a implicitement énoncé une série de mandats théologiques. Les remplir occupera le reste de ce chapitre.

II Deux questions classiques s’entremêlent dans la question de l’intention de Dieu à propos de la création. L’une des deux a été traitée précédemment : le Fils se serait-il incarné si l’humanité n’avait pas péché1 ? La question est généralement posée à propos des motivations de l’incarnation, et c’est ainsi que nous l’avions alors traitée. Mais, évidemment, elle concerne également les motivations de la création. S’il y avait eu création sans incarnation, parce qu’il n’y aurait pas eu fortuitement de péché, alors Dieu n’aurait pas voulu le monde de toute éternité pour le Fils incarné. Et si le Fils incarné n’est pas la raison du monde, quelle est-elle ? L’autre question peut sembler ésotérique, mais elle ne l’est pas : Dieu crée-til dans l’intérêt des créatures ou dans le sien ? La tradition a été résumée par le premier concile du Vatican : Dieu crée « par sa bonté » et « pour manifester celle-ci [i.e. sa pleine perfection]2 ». Nous nous empressons de dire que non seulement ces deux propositions sont vraies, mais qu’elles sont en quelque sorte équivalentes. À ce propos, Irénée fournit un bel aphorisme : « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu3. » Mais comment cela peut-il fonctionner ? [18] La solution selon laquelle Dieu crée simplement pour nous, par « pur amour », est tentante, et dans la période moderne elle a été souvent choisie avec des arguments plausibles. Ainsi, par exemple, au XIXe siècle le luthérien Gottfried Thomasius écrit : l’enseignement « habituel depuis Anselme, que la gloire de Dieu est la fin ultime de la création4, me semble confondre le résultat avec le dessein initial. Car la création est, en effet, une glorification de Dieu […] mais ce qui le pousse à créer n’est pas cette glorification de lui-même, dont il n’a pas besoin, mais l’amour seul5. » 1 2 3 4

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R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 100-104. 1er Concile du Vatican, 3e session, Chap. 1, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 677. I. DE LYON, Contre les hérésies, op. cit., livre IV, chap. 20 § 7, p. 474. Par ex. Baier, Compendium theologicae positivae (l693), i.ii.23 : « Le but final de la création est la gloire de la sagesse, de la bonté et de la puissance de Dieu ; un but secondaire est le bien de l’humanité. » Gottfried THOMASIUS, Christi Person und Werk: Darstellung der evangelisch-lutherischen Dogmatik vom Mittelpunkte der Christologie aus, Erlangen, Dreichert, 1886, p. 144.

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Malgré son apparente piété, cette solution est désastreuse. Sa domination dans la théologie populaire est sans doute une des causes, dans la modernité tardive, de la réduction de la divinité au rang de serviteur de nos efforts personnels. La tradition avait enseigné que Dieu était la cause finale de la création6 ; autrement dit, la créature est faite pour Dieu, de sorte que le bien de la créature est déterminé par le caractère moral antérieur de Dieu. Bien des théologies populaires modernes ont cependant éliminé cette détermination d’antériorité, et ont donc pris la liberté de supposer que Dieu « aime de manière tellement inconditionnelle », ou qu’il est tellement « ouvert », ou tout autre qualificatif de cette sorte, que tout ce que nous considérons comme étant notre bien doit être la raison pour laquelle il nous a créés. Au XXe siècle, le théologien anglais Peter Taylor Forsyth a réfuté un pareil sentimentalisme au moyen d’un langage tout à fait traditionnel : « Même s’il nous massacrait, nous devrions louer Son saint nom. Il ne s’agit pas de Son utilité pour nous, mais de la nôtre pour Lui7. » Néanmoins, la doctrine simplement opposée, selon laquelle Dieu crée pour sa propre satisfaction, ne semble pas non plus conforme à l’Évangile. Nous pouvons nous tourner vers Jonathan Edwards pour nous indiquer la voie à suivre dans ce dilemme, un dilemme que sa tradition puritaine et calviniste avait minutieusement et laborieusement analysé. Dieu, commence Edwards, doit être le but final de ses propres actes, car il est la source de tout bien, et donc il est l’objet ultime et approprié de la « considération » de n’importe qui, et donc également de lui-même8. Mais comme le Dieu, qui est à la fois sujet et objet de cette considération ultime, est trine, l’analyse d’Edwards ne s’arrête pas à ce choix apparent entre l’une des deux options du dilemme. Les « glorieux attributs de Dieu », poursuit Edwards, « constituent une raison suffisante pour certains actes et leurs effets9. » Par conséquent, du fait que Dieu s’attribue la valeur suprême, il accorde la même valeur à ces actes et à leurs effets. Mais étant donné la nature de l’être trine de ce Dieu, ses actes sont des actes de communication, et leurs effets sont par conséquent la connaissance au sens biblique, c’est-à-dire une connaissance qui unit cognition et amour. Ainsi, par le fait de s’attribuer la valeur suprême, Dieu accorde une valeur suprême à la connaissance et l’amour de lui qu’ont les autres personnes. Mais puisque Dieu est lui-même la valeur suprême, [19] le connaître et l’aimer c’est être infiniment béni. Par conséquent, en s’estimant lui-même infiniment, Dieu tient en estime

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Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 44, a. 4, p. 471, sur le thème « Dieu est la cause finale de toute chose » : « Tout agent agit en vue d’une fin […]. Mais il n’appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d’agir pour acquérir une fin ; il veut seulement communiquer sa perfection ». Peter Taylor FORSYTH, The Principle of Authority, Londres, Independent Press, 1952, p. 387. Jonathan EDWARDS, Two dissertations, I. Concerning the End for Which God Created the World, Boston, Kneeland, 1765, i.i.3-5. Ibid., i.ii.1. [Nous soulignons]

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égale notre bonheur10. Si nous voulons résoudre le dilemme, l’inverse doit également être vrai : en nous estimant infiniment, Dieu s’estime lui-même infiniment. Cette proposition est dangereuse, elle semble menacer la distinction entre le Créateur et la créature. Pourtant, si elle n’est pas affirmée, Edwards n’aurait alors choisi que l’une des deux options du dilemme. Dans un précédent contexte, nous avions noté que, selon Edwards, notre connaissance et notre amour de Dieu sont une « conformité » à Dieu. Nous pouvons ajouter maintenant que cette conformité vise la connaissance et l’amour qu’a Dieu de lui-même. En outre, la capacité de Dieu de se communiquer est infinie, de sorte que la conformité de la connaissance et de l’amour des saints avec la connaissance et l’amour qu’il a de lui-même peut croître et croîtra infiniment. Mais Dieu est connaissance et amour. Par conséquent, le « bien qui est dans la créature approche de plus en plus […] d’une identité avec ce qui est en Dieu. » Enfin, ce n’est que de notre point de vue que l’identité n’est jamais atteinte ; « Du point de vue […] de Dieu, qui a une perspective globale pour l’éternité de l’union et de la conformation croissantes, cela doit être […] une union parfaite. » Du point de vue de Dieu, les créatures, qui sont estimées suprêmement par Dieu, « considérées par rapport à la totalité de leur durée éternelle, […] doivent être considérées comme étant […] un avec lui, » de sorte que son « estime pour eux coïncide finalement […] à l’estime qu’il a de luimême11. » Si Edwards était unitarien, cette doctrine dissoudrait de manière panthéiste la frontière entre le Créateur et la créature. Mais Edwards la déploie sur la doctrine de la Trinité. Comme l’union de Dieu et la créature devient « de plus en plus […] parfaite », cela signifie qu’elle devient « de plus en plus proche […] de celle qui existe entre Dieu le Père et Dieu le Fils12. » « La communication adéquate de la bonté du Père », en tant que telle, est accomplie éternellement dans le Fils. Mais « le Fils a aussi sa propre inclination à se communiquer, dans une image de sa personne qui peut partager son bonheur : c’était le but de la création, et aussi de la communication du bonheur du Fils de Dieu. […] C’est pourquoi, il est dit de l’Église qu’elle est la complétude du Christ13. » Ainsi, pour la situer de façon plus précise, la raison de la création constitue un moment dans la périchorèse trine, un moment dans lequel le Logos – c’est-à-dire la Communication trine interne – est lui-même un de ceux qui communiquent. Le but final de la création est alors à la fois Dieu et sa créature unie en Christ, le totus Christus. Edwards était déjà un maître de la « seconde naïveté » postérieure aux Lumières : « Il y avait, pour ainsi dire, une société ou une famille éternelle dans la Divinité, dans la Trinité des personnes. Il semble que ce 10 11 12 13

Ibid., i.ii.1-4 ; i.iii. Ibid., i.iii. Ibid., ii.vii. Jonathan EDWARDS, Miscellanies, non publié, 1004.

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soit le dessein de Dieu d’admettre l’Église dans la famille divine comme l’épouse de son fils14. » « Le ciel et la terre ont été créés afin que le Fils de Dieu puisse être complété par une épouse. » [20] En outre, Edwards propose également une réponse à la première de nos deux questions entremêlées : l’œuvre de rédemption, telle qu’elle se produit dans l’événement réel du Christ, est précisément le but de la création15. « Quant à ce […] monde, il a sans doute été créé pour être une étape à partir de laquelle cette […] œuvre de rédemption devrait être traitée16. » L’auteur de cette phrase aurait pu être Karl Barth deux siècles plus tard, et nous passons maintenant à lui – bien que, encore une fois, nous aurions pu tout aussi bien passer à Irénée, qui seize siècles plus tôt écrivait : « En effet, puisqu’existait déjà Celui qui sauverait, il fallait que ce qui serait sauvé vînt aussi à l’existence, afin que ce Sauveur ne fût point sans raison d’être17. » Ce fut la préoccupation principale de Barth tout au long de son œuvre de maturité18 que la mort et la résurrection du Christ pour les pécheurs ne soient pas interprétées comme « une sorte de déclaration embarrassée de Dieu à l’homme, à propos de l’échec d’une alliance conçue primitivement d’une manière toute différente19 ». Au contraire, la création est « la préparation et l’équipement du cadre de sa [l’alliance] conclusion et de son histoire, du sujet qui, dans cette histoire, devait être le partenaire de Dieu20 » ; et le contenu de cette alliance éternelle est Jésus-Christ tel qu’il apparaît dans l’Évangile21. La décision éternelle de Dieu « se réalise et se révèle dans le temps22 ». Dans une formule très explicite : « Parce qu’il y a servatio, il y a creatio23 ». En effet, lorsque Dieu déclare bonne sa création, c’est en vue des deux faces de son destin : son glorieux salut et le péché duquel elle a besoin d’être sauvée24. Comme précédemment, ce travail est en accord avec Barth sur ce point. Le problème principal posé par cet accord ne peut être éludé plus longtemps.

III Si la création est bonne, et si ce pourquoi elle est bonne est la résurrection de Jésus, alors en un certain sens la crucifixion doit être un bien intermédiaire ; la résurrection ne peut concerner quelqu’un qui n’est pas mort. Et si la crucifixion 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

Ibid., 741. J. EDWARDS, Dissertation, op. cit., ii.iii-v. Jonathan EDWARDS, A History of the Work of Redemption, Doctrine ii.i. I. DE LYON, Contre les hérésies, op. cit., livre III, chap. 22 § 3, p. 385. R. W. JENSON, Alpha and Omega, op. cit. Karl BARTH, Dogmatique, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1953-1969, IV/1*, p. 66. Ibid., III/1, p. 104. Ibid., IV/1*, p. 56. Idem. Ibid., III/3*, p. 79. Ibid., III/1, p. 396-407. Jonathan Edwards peut, en effet, être imprudent, ID., Miscellanies, op. cit., 710 : « La chute des démons fut sagement permise et commandée, afin de donner l’occasion d’une rédemption du mal qu’ils devaient introduire. »

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a lieu à cause du péché, il doit même y avoir – d’une manière conceptuelle et morale presque impossible à gérer – un certain sens selon lequel la déchéance de la création est aussi un bien intermédiaire. Pareilles doctrines, comme celle de Paul Tillich pour qui la création et la chute sont considérées sous le même rapport25, sont fausses mais pas absurdes. [21] Toutefois, une chose doit être claire dès le départ : les propositions qui suivent ne sont pas une théodicée. En tous les cas, il n’est pas possible, à l’intérieur du système présenté ici, de « justifier la façon de faire de Dieu envers les hommes » ; et assurément nous ne le ferons pas en décrétant que les péchés et les malheurs sont en fait des bénédictions, de sorte que Dieu ne mérite aucun blâme en les permettant. Comme cela a souvent été observé, quelqu’un qui exerce un contrôle aussi totalement que le Dieu biblique est sensé le faire – dans le langage brut qui est traditionnel ici, quelqu’un à la fois « omniscient » et « omnipotent » – ne peut être dépourvu de responsabilité vis-à-vis de ce qui se passe, pour le mal comme pour le bien, y compris des conditions limites à l’intérieur desquelles ce qui est mauvais peut parfois être nécessaire dans l’intérêt du bien, et y compris de nos critères de jugement du bien et du mal26. Divers expédients ont été conçus pour soustraire Dieu de l’opprobre moral dû aux malheurs qui se produisent dans sa création. Et certains d’entre eux sont en effet nécessaires ou utiles. Ainsi, l’argument commun, et en soi évident, selon lequel puisque Dieu est personnel il doit y avoir une distinction entre ce que Dieu veut activement et ce qu’il permet simplement, est nécessaire si Dieu ne doit pas apparaître, comme au rationaliste dépeint par Luther, tel un pur Malveillant. De même en est-il des réflexions éclairantes d’Augustin : puisque le mal est pure négativité, il ne peut avoir aucune cause, et donc Dieu n’est pas sa cause : « Que personne ne cherche donc la cause efficiente de la volonté mauvaise, car cette cause n’est pas efficiente, mais déficiente27 ». Même l’idée selon laquelle, dans certains contextes, il est parfois bon de permettre le mal dans une situation donnée, de sorte que si nous connaissions la situation de la création dans sa totalité comme Dieu la connaît, nous verrions que le monde réel est le meilleur des mondes possibles28, peut éventuellement être appropriée. Cependant, de tels raisonnements ne sont performants que lorsqu’ils sont couplés avec une certaine explication de la provenance du mal. Comme les Écritures affirment que l’approbation divine fait partie de l’acte même de la 25 26

27 28

Paul TILLICH, Théologie systématique II. Troisième partie : L’existence et le Christ, trad. André Gounelle, Paris, Cerf, 2006, p. 52-76. Il est évidemment possible de justifier la façon de faire de Dieu en niant qu’il est à la fois omniscient et omnipotent. La question est alors : est-ce qu’un tel dieu est digne d’être justifié ; quoi qu’il en soit, ce n’est pas le Dieu d’Israël. Un essai classique récent qui utilise cette tactique est celui de Brian HEBBLETHWAITE, Evil, Suffering, and Religion, New York, Hawthorn Books, 1976. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 35, livre XII, vii, p. 171. C’est, évidemment, une caricature des idées développées par LEIBNIZ dans son Essais de Théodicée. La critique de Leibniz par VOLTAIRE dans Candide est conduite avec beaucoup d’humour, mais sans être très convaincante du point de vue argumentatif.

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création29, la seule possibilité qui reste est que le mal résulte de l’action des créatures, une fois qu’elles sont présentes ; c’est là l’affirmation commune de la tradition orthodoxe. La proposition traditionnelle est évidemment vraie selon le sens commun ; personne n’a « obligé » Eve ou Adam à obéir au serpent ou, si le diable est un ange déchu, personne ne l’a « obligé » à se rebeller. Les catastrophes qui frappent l’humanité déchue ne sont en effet la faute de personne, si ce n’est la sienne. La difficulté est que les mêmes considérations qui montrent comment la liberté des créatures est réellement possible empêchent toute tentative de justifier à nos yeux les manières de faire de Dieu en blâmant le libre arbitre des créatures pour le mal. Les considérations qui montrent comment il peut y avoir à la fois le Dieu biblique et des choix libres de la part des créatures, montrent également que nous ne pouvons pas dire, « Les créatures ont choisi le mal, et ce n’était donc pas Dieu qui l’a choisi. »30 [22] L’invocation habituelle du libre arbitre des créatures pour disculper Dieu suppose qu’après avoir créé, Dieu se mit en quelque sorte en retrait afin d’observer, pour ainsi dire, une partie au moins de ce qui se passe dans la création, la partie qui dépend du « libre arbitre » des créatures. Mais cela, comme nous l’avons vu, n’a rien à voir avec la relation qui existe entre le Créateur et la créature. Pourtant, si à aucun moment rien ne se passe en dehors d’une action délibérée de Dieu, comment certaines choses peuvent-elles être de la responsabilité de notre volonté ? Ne serions-nous pas alors, comme on nous le demande régulièrement, de simples « marionnettes » ? La réponse spécifique au christianisme a été, de diverses manières, perçue de façon d’autant plus profonde par ceux qui ont sérieusement réfléchi à cette question : la souveraineté de Dieu sur les humains et sur les autres événements n’exclut pas la liberté humaine, précisément parce que la volonté de Dieu est absolue, de sorte qu’il ne s’agit pas d’une situation à somme nulle entre le choix de Dieu et le choix des créatures31. Si vous et moi devons prendre une certaine décision, il apparaît évident – bien que, même dans ce cas, l’hypothèse soit limitée – que, dans la mesure où vous prendrez la décision, ce n’est pas moi qui 29 30

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Voir supra p. 22-24. Un exemple classique est celui de Philippe MELANCHTHON, Loci communes (1559), 644 : « Ainsi Dieu n’est pas la cause du péché […] Car les causes du péché sont la volonté du démon et la volonté de l’homme. » Mélanchthon est plus clair que la plupart par rapport à ce que cela implique : ainsi, ibid., 647 : « Si la proposition est établie, selon laquelle Dieu ne provoque pas ou ne veut pas le péché, il s’ensuit que le péché est contingent, c’est-à-dire que toutes les choses ne se passent pas nécessairement. » Comme Mélanchthon identifie ici « être voulu par Dieu » et « se passer nécessairement », et ne fait pas l’élégante distinction scolastique que je vais rappeler dans un instant, il prend ainsi le parti d’Érasme contre Luther, dans le débat à propos duquel Luther affirmait que tout le mouvement de la Réforme en fin de compte en dépendait. Saint AUGUSTIN, De praedestinatione sanctorum, in Œuvres de Saint Augustin, BA 24, trad. Jacques Pintard et Jean Chéné, Paris Desclée de Brouwer, 1962, XI 22, p. 531 : « Ces deux choses [la mortification et la foi] nous sont commandées, et l’on nous montre en même temps qu’elles sont des dons de Dieu, afin que nous comprenions et que c’est nous qui les accomplissions, et que c’est Dieu qui nous les fait accomplir. »

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la prendrai, et vice versa. En revanche, parce que la volonté de Dieu est absolue, il n’existe aucune concurrence entre sa volonté et la mienne, aucune arithmétique dans laquelle un choix de ma part lui en ôterait un, et inversement32. Thomas d’Aquin a travaillé ce point avec une précision lapidaire. Il pose d’abord un principe général : « comme la volonté divine est parfaitement efficace, il s’ensuit que, non seulement les choses qu’elle veut sont faites, mais qu’elles se font de la manière qu’il veut. Or Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres, de façon contingente », et c’est ainsi qu’elles se produisent séparément33. Thomas applique ensuite ce principe à la volonté de Dieu vis-à-vis des événements contingents, c’est-à-dire de ceux qui dépendent de choix humains. Si Dieu « meut » une volonté humaine en direction d’un objet ou d’une action, cette volonté sera obligatoirement dirigée de cette façon-là. Néanmoins, si Dieu, en accord avec la nature de ce qu’il meut dans ce cas, veut également que cette direction elle-même soit un « mouvement » libre, alors ce mouvement le sera34. Si le Dieu de la Bible existe, alors un choix libre de la part des créatures n’est possible que parce que la volonté de Dieu est tellement différente de la nôtre que non seulement il peut vouloir que nous choisissions ceci plutôt que cela, mais également que notre choix ne soit pas contraint par le sien. Mais en cela – et c’est le point important – ni notre choix ni notre responsabilité ne suppriment les siens ; au moment même où nous choisissons librement, nous satisfaisons son choix. [23] Nous pouvons conclure avec Augustin : « Car le Tout-Puissant opère dans le cœur des hommes le mouvement même de leur volonté, afin de faire par eux ce que lui-même a résolu de faire par eux35. » La conséquence rigoureuse des considérations qui précèdent – souvent évitée, à coup sûr, par des théologiens qui les défendent d’autres manières – est que toutes les théodicées en fin de compte échouent, quelle que soit la sagesse qu’elles peuvent manifester par ailleurs. Dans la création de Dieu, le mal et le péché seront toujours des raisons de le nier36 ; le rationaliste dépeint par Luther trouvera toujours des arguments pour atteindre cette conclusion. Si nous nous joignons aux credo contre le nihilisme d’une part et contre les gnostiques d’autre 32

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34 35 36

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio. Augustin commence avec le choix humain d’accepter la grâce elle-même, ibid., BA 24, IV 7, p. 109 : « c’est à la fois don de Dieu et acte du libre arbitre » Mais ensuite, il continue avec les vertus créées telles que la chasteté, ibid., BA 24, IV 8, p. 111 : « les défenses n’auraient pas été prescrites, si l’hymne n’avait pas de volonté propre pour obéir aux commandements divins. Et cependant cette obéissance est un don de Dieu. » Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 19, a. 8, p. 303. Voir Thomas D’AQUIN, Questions disputées sur la vérité, traduction intégrale par les moines de l’Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France, 2008, (consulté le 1 nov. 2014), q. 23, a. 5. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. II, I-II, q. 10, a. 4, p. 93-94. St AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, op. cit., BA 24, XXI 42, p. 193. Dans le monde moderne, nier son existence ou, avec Ivan Karamazov, « rendre son billet d’entrée ».

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part, ou contre la fusion contemporaine des deux, notre confession d’un Créateur bon est et restera un grand « néanmoins », un défi vis-à-vis des conclusions que nous aurions aimé atteindre. Nous pouvons, toutefois, explorer ce « néanmoins » de l’intérieur. Dieu aurait-il pu créer un monde sans péché et sans mal ? Nous devons supposer qu’il l’aurait pu. Mais alors nous devons immédiatement admettre que nous ne savons pas trop ce que cette question ou sa réponse peuvent signifier. Nous pouvons imaginer des scénarios fictifs. Un monde fondé sur la divinité de Platon et d’Aristote serait un monde qui contiendrait, au pire, des imperfections dont les lacunes seraient constamment en voie d’être comblées37. Un monde causé par la divinité d’un pur théisme pourrait être une simple entité transparente, liée sans ambiguïté à une signification unitaire, qu’elle soit positive ou négative. Un monde qui serait le corps ou le lieu de conception de la grande Mère, préexisterait à toute distinction entre bien et mal, et en lui nous n’aurions pas à nous inquiéter de ces questions. Mais toutes ces divinités n’existent pas, et les mondes qui leur sont corrélés sont non seulement inexistants mais strictement impossibles ; car le Dieu réel ne peut fabriquer aucun d’entre eux, et le Dieu réel ne peut pas ne pas être Dieu. Le Père, le Fils et l’Esprit sont le Dieu réel. Nous pouvons, bien sûr, signaler une autre solution abstraite : ce Dieu aurait pu être Père, Fils et Esprit d’une autre manière que le Jésus crucifié, son Père et l’Esprit. Mais alors nous devons immédiatement, comme ce travail y a insisté à plusieurs reprises, reconnaître notre incapacité à détailler cette « autre manière ». De la même façon, nous devons également reconnaître notre ignorance au sujet de ce que pourrait être un monde créé par une Trinité qui serait trine « autrement », du moins en ce qui concerne la possibilité de la souffrance et de la défaillance : nous n’avons aucune idée si un tel monde aurait été « meilleur », voire ce que « meilleur » peut signifier dans ce contexte. La vie réelle du Dieu trine avec nous est une véritable pièce dramatique, c’est pourquoi elle est conflictuelle et tortueuse. Comme ce drame est celui de Dieu, ce conflit est infini. C’est le conflit entre la mort et la vie. Comme ce drame est celui de Dieu, ses détours et rebondissements sont infinis, ce sont les détours et rebondissements d’une créativité inépuisable. Le monde actuel constitue la scène et les acteurs de ce drame ordonnés par Dieu ; nous ne devrions donc pas être surpris de le découvrir glorieux, mais également douloureux, avec même des conflits internes. Certes, [24] savoir cela, c’est déjà en savoir plus sur la « justification » de l’acte créateur de Dieu que nous aurions pu rêver de le découvrir si nous ne le savions pas38. À ce jour, l’école de théologie américaine la plus remarquable d’un point de 37 38

Comme le monde du Royaume le sera ! W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 826 : « on ne peut venir à bout de ce thème [la théodicée] simplement par des explications théoriques. Il faut en plus l’histoire réelle de la réconciliation. Dans l’histoire de la réconciliation, il s’agit de ce futur du monde qui sera sa fin et en même temps sa glorification. »

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vue intellectuel, celle de la New Divinity fondée par les disciples immédiats de Jonathan Edwards, a simultanément énoncé la vérité avec une audace et une carté inouïe et montré comment on pouvait aller un cran trop loin. Samuel Hopkins a écrit au sujet de la volonté éternelle de Dieu : Le péché de l’homme sera, à chaque fois, l’occasion et le moyen de manifester et d’afficher le caractère glorieux et les perfections de Dieu, qui ne l’auraient pas été […] pareillement dans une autre situation […]. Ceci n’est pas dû à la nature […] du péché, considéré en soi – car il tend, au contraire, directement à le déshonorer […] mais à la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu par lesquelles il est capable de, et disposé à passer outre toute rébellion contre lui39. Et plus loin : « Le conseil de la propre volonté de Dieu a déterminé s’il devrait y avoir une chose telle que le péché […] et à quel point elle devrait exister – même dans le seul but de le louer, et rien de plus. » Puis arrive l’étape de trop : l’existence du péché et la volonté de Dieu de le vaincre « sont à tel point unis et mélangés, l’un requérant l’autre, que tous les deux […] forment un plan parfaitement sage40. » C’est ce « requérant » réciproque et le « plan » rationnel que nous n’osons pas affirmer. Fallait-il absolument qu’un seul pèche ou que n’importe quelle horreur de l’histoire se produise ? Non. Est-ce que le monde aurait été un autre monde sans une sélection particulière de ces actes ? Non. En ce qui concerne les péchés et les horreurs, nous ne pouvons que nous repentir et pleurer. Toutefois, nous pouvons donner le dernier mot à Maxime le Confesseur – un homme mieux au fait de l’horreur que la plupart des gens – et à l’histoire de Jésus : « Celui qui a connu le mystère de la croix et de l’ensevelissement, a connu les raisons des figures et des créatures. Mais celui qui a été initié à la puissance ineffable de la résurrection a connu le but dans lequel, au commencement, Dieu a constitué toutes choses41. » La connaissance de Maxime est celle des initiés à un événement mystère. Ceux qui sont baptisés dans la mort du Christ et qui disent « Amen » aux prières eucharistiques en contemplant la fraction du pain qui est le corps du Christ, ceux-là sont ceux qui connaissent la bonté de la création telle qu’elle est tracée par les souffrances du Christ, et telle qu’elle est aussi, d’une certaine manière, tracée par le péché pour lequel il a souffert et par le mal qu’il a subi. En fin de compte, le grand « toutefois » ne peut être résolu de l’extérieur d’une manière conceptuelle ; mais il peut être liturgiquement habité. 39 40 41

Samuel HOPKINS, The Works of Samuel Hopkins, Boston, Doctrinal Tract and Book Society, 1865, vol. 3, p. 728. Ibid., p. 729. Maxime LE CONFESSEUR, Centuries sur la Théologie et l’Economie, in Philocalie des Pères Neptiques, Fascicule 6, Maxime le Confesseur, trad. Jacques Touraille, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1985, I.66, p. 93.

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IV [25] Nous nous sommes référés aux mandats théologiques qui se sont imposées implicitement dans le chapitre précédent ; ceux-ci apparaissent lorsque le chapitre est lu avec, en mémoire, le premier volume de ce travail. Car le résultat général du premier volume est que n’importe quelle œuvre de Dieu n’est interprétée correctement que si elle est considérée à travers la mutualité des rôles des personnes trines42. Ceci doit être vrai avant tout pour la création. Nous pouvons prendre comme modèle Jean Damascène : le Père « crée en concevant intellectuellement : sa conception paraît au jour comme une œuvre accomplie par [le] Verbe et menée à sa perfection par [l’] Esprit.43 » On dit que la création devient réelle lorsqu’elle est « menée à bien ». Ce travail est réalisé dans toutes les dimensions temporelles par les trois personnes qui constituent Dieu : Dieu le Père est le pur donné de la création ; Dieu l’Esprit est la Liberté qui perfectionne et anime la création ; Dieu le Fils est le médiateur de la création. Être une créature c’est avoir une relation spécifique avec Dieu, une relation indiquée par les propositions développées dans le chapitre précédent. Mais le Dieu en question est Père, Fils et Esprit. Pour accomplir notre première étape, qui est fondamentale, nous avons simplement besoin de nous rappeler que ces trois ne subsistent que dans leurs relations mutuelles. Ainsi, nous arrivons à l’idée d’enveloppement : être une créature c’est être, d’une manière spécifique, englobé dans la vie des personnes trines. Nous sommes « menés à bien » au milieu des trois. La proposition centrale de cette section est alors juste l’inverse : créer, pour Dieu, c’est accommoder sa vie trine pour d’autres personnes et d’autres choses que les trois dont il est la vie mutuelle. Il ouvre un espace en lui-même, et cet acte est l’événement de la création. Nous appelons « temps » cette accommodation de la vie trine. C’est une vieille et importante intuition que la création est, par-dessus tout, Dieu prenant du temps pour nous ; ceci a été initialement établi par Augustin dans les Confessions44, où l’effort pour comprendre Dieu créant s’avère n’avoir, comme contenu matériel, qu’une seule question : « Qu’est-ce donc que le temps ?45 » La réponse proposée ici est la suivante : le temps créé est l’accommodation, dans l’éternité de Dieu, pour d’autres que Dieu. Nous sommes encore une fois arrivés à l’idée d’un Dieu spacieux. Le prochain chapitre sera directement consacré à discuter de la nature du temps et de la « distension » divine qui, dans le langage d’Augustin, constitue le temps. Pour l’instant, il reste à montrer que l’acte de Dieu qui constitue à faire de la place est un acte trine. Car c’est une implosion mutuelle des agissements du 42 43 44 45

Sur ce sujet, voir Colin E. GUNTON, « The Doctrine of Creation. The End of Causality ? », in ID., Theology through the Theologians, Edinburgh, T. & T. Clark, 1996, p. 129-150. Jean DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, trad. Pierre Ledrux, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 535 », 2010, 16 (II,2), p. 225. St AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit., livre 11, p. 252ss. Ibid., livre 11, chap. XIV, p. 264 ; chap. XVII, p. 267.

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Père, du Fils et de l’Esprit qui ouvre le temps créé au sein de l’éternité de Dieu. Il existe une autre réalité que celle de Dieu, et elle est vraiment autre. Mais nous avons vu que la seule altérité totalement fiable est celle de personnes engagées dans un discours qui n’est pas simplement entre un « Tu » et un « Je », qui n’est pas simplement à la première et à la deuxième personnes. La parole « Que... soit... » ne peut être vraiment énoncée que dans un discours dramatique. [26] La Trinité est l’une de ces conversations, la seule qui ne peut jamais se réduire à un dialogue ou à un monologue, parce que les trois qui constituent ses pôles sont cette conversation même. Les créatures émergent au fur et à mesure qu’à l’intérieur de ce discours d’autres – au-delà des trois qui le mènent – en reçoivent l’ordre ou sont interpellés. Alors, et alors seulement, il y a des entités qui existent vraiment et qui sont véritablement autres que Dieu. Le Père est Créateur en tant que Dieu d’Israël et, en cela, comme nous l’avons vu, l’identité personnelle de la Trinité en tant que telle. Il est cette personne, la personne par laquelle le Dieu unique est personnel, dans la mesure où il est l’unique Source, arche, du Fils et de l’Esprit. Par conséquent, il est l’Antécédent absolu de toute autre réalité possible, et donc aussi de l’espace qui s’ouvre pour nous accommoder dans la vie trine. La théologie a souvent émis l’hypothèse que la possibilité qui permet au Père d’être à l’origine du Fils et de l’Esprit est elle-même la condition pour que la Trinité soit à l’origine du monde. Ainsi Athanase enseignait que la nature divine est « générative » parce qu’elle est identique à la relation Père-Fils, et que, précisément pour cela, Dieu peut être la source d’une réalité autre que luimême ; ou encore, que le Père peut être une source de façon générale parce que son propre être est d’être la source du Fils46. Cette intuition a été reprise récemment en théologie : « la bonté créatrice du Père, qui accorde l’existence à ses créatures […] n’est pas différente de l’amour avec lequel le Père de toute éternité aime le Fils47. » Si nous formulons l’énoncé créateur de Dieu de la façon suivante : « Qu’il y ait... et cela est bon », nous pouvons imaginer que l’accent particulier du Père est : « Qu’il y ait... et cela est bon ». Son rôle spécifique consiste dans le simple fait de faire advenir l’être48. L’Esprit est le Spiritus Creator parce qu’il libère le Père et l’empêche de conserver tous les êtres en lui-même. Ce que le Père initie, il l’empêche ainsi d’être une simple émanation comme cela aurait été le cas si le Père était en luimême Dieu. Autrement dit, l’Esprit est le Créateur précisément lorsqu’il empêche que soit réalisé ce qu’assument la plupart des religions du monde, à 46 47 48

Peter WIDDICOMBE, The Fatherhood of God from Origen to Athanasius, Oxford, Clarendon, 1994, p. 146-174. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. I, p. 38. Jean ZIZIOULAS, L’Être Ecclésial, Genève, Labor et Fides, coll. « Perspective orthodoxe 3 », p. 34 : « Nous rapportons l’“être” de Dieu à Sa liberté personnelle. D’une manière plus analytique, cela signifie que Dieu, en tant que Père et non en tant que “substance”, du fait qu’Il “est” perpétuellement, confirme Sa libre volonté d’exister. Et Son existence trinitaire constitue précisément cette confirmation. »

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savoir la possibilité qu’un autre être que la source divine ne soit qu’une simple prolongation de la divinité. Nous pouvons penser que l’accent particulier de l’Esprit dans la conversation créatrice est : « Qu’il y ait*... et cela est bon. » Dieu, et Dieu seul, est l’avenir de la créature. Dieu l’Esprit est l’avenir de Dieu lui-même, et ainsi attire vers et dans la conversation trine ceux pour qui la Trinité fait de la place. Dieu peut être l’avenir de la créature, sans absorber la créature, parce que Dieu n’est pas une monade : nous pouvons être attiré dans sa vie sans devenir ni le Père ni le Fils, parce que c’est l’Esprit qui nous amène. Dieu peut être lui-même le but de son propre acte de création sans absorber sa création, du fait que le Dieu qui est le propre avenir de Dieu est une personne autre que le Dieu qui possède cet avenir. Enfin, il faut se demander ce qu’est précisément la médiation du Fils en tant que médiateur de la création. La suggestion qui est faite ici est qu’il sert d’intermédiaire entre le Père comme origine [27] et l’Esprit comme libérateur, parce que son identité trinitaire, en tant que Jésus crucifié et ressuscité, détermine le contenu de leur réciprocité. Parce que c’est le Jésus ressuscité que le Père initie de toute éternité, cette initiation du Père est ouverte à la liberté ; parce que c’est le Jésus crucifié que l’Esprit libère en le ressuscitant de toute éternité, cette libération peut être la libération de ce qui est réel. S’il n’y avait pas le Fils incarné, crucifié et ressuscité – en conservant tout le reste pareil, ce qui est impossible – la parole de l’Esprit serait l’infâme « Lâche prise et laisse faire », et celle du Père « Ça, c’est à moi ». Un autre que Dieu, qui peut exister par l’initiation réelle du Père et la libération réelle de l’Esprit – tous deux, le Père et l’Esprit, déterminés mutuellement dans leur contenu par le Fils –, ne peut être que le contexte dramatique, personnel et impersonnel de ce Fils-là. La parole particulière du Fils au sein de la conversation créatrice peut donc être formulée ainsi : « Qu’il y ait... et cela est bon... » Le Fils énonce la réalité de cette finalité que la créature reçoit de l’Esprit, une réalité qui est don du Père. Ou, de manière plus abstraite, nous pouvons dire que le Fils est médiateur de ce que le Père initie et que l’Esprit libère, afin de maintenir ouvert l’espace des créatures dans l’être. La relation de la créature au Créateur, par laquelle la créature existe, tient au présent du temps créé, sans pour autant être une relation intemporelle, du fait que l’un des trois, le Fils, a sa propre entité individuelle au sein du temps créé, et du fait qu’il est lui-même un de ceux parmi lesquels et pour lesquels la participation des créatures dans l’histoire de Dieu est « menée à bien ». L’enveloppement de notre temps par Dieu est accompli au cours de notre temps. De même que l’amour que le Père a pour le Fils comme autre que lui-même est la possibilité de tout ce qui est autre que Dieu, et donc de la création, de même l’acceptation par le Fils d’être autre que Dieu est en fait la médiation de cette possibilité. Il est juste de citer maintenant favorablement Gottfried Thomasius : « La création a eu lieu par le Fils pour la raison suivante : parce que la création devait être, de manière finie et sur le mode de la créature, ce que le *

[En anglais : « Let there be… », NdT]

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Fils est de manière infinie et en relation avec le Père49. » Au XXe siècle, cela donne : « l’auto-distinction du Fils, qui correspond au don du Père pour le Fils […] constitue le point de départ de l’altérité et de l’autonomie de l’existence créée50. » Nous devons répéter la grande affirmation de Maxime : « Celui qui a connu le mystère de la croix et de l’ensevelissement, a connu les raisons des figures et des créatures. Mais celui qui a été initié à la puissance ineffable de la résurrection a connu le but dans lequel, au commencement, Dieu a constitué toutes choses. » Dieu énonce un commandement moral pour créer le monde. Le commandement moral qu’il énonce est le Fils. Et le Fils est, en réalité, Jésus de Nazareth. Par conséquent, l’histoire de Jésus, c’est-à-dire l’histoire de la volonté morale de cet homme, est le contenu du commandement « Qu’il y ait... » par lequel la création advient et perdure. L’histoire racontée dans les Évangiles énonce le sens de la création. Nous pouvons peut-être résumer ainsi : le Père commande, « Qu’il y ait... » ; le Fils, qui est lui-même cette parole de commandement dans la mesure où le Père y entend sa propre intention, est donné comme sens de la créature ; à l’intérieur de la création, il [28] est la créature voulue par et pour Dieu ; et l’Esprit, en tant que vitalité intrusive de cet échange, s’immisce également dans la créature qui est maintenant un élément dans cet échange, de sorte que la créature n’est pas seulement, dans les faits et de façon statique, destinée à Dieu mais qu’elle vit pour Dieu. C’est la Trinité qui permet à Dieu de créer librement, mais pas arbitrairement. Son acte créateur est fondé dans la vie trine qui le constitue, mais qui, en tant que telle, ne lui est pas nécessaire. Il peut être la raison essentielle de la créature sans que celle-ci soit, de quelque façon que ce soit, une extension ou un point d’orgue de son être, parce que l’amour qui est le fondement de la création serait, sans la création, pleinement réel dans la vie trine. Ce n’est pas à partir du moment où Dieu crée qu’il devient actif et relationnel ; ainsi pour lui, créer est à la fois approprié et pas nécessaire.

49 50

G. THOMASIUS, Christi Person und Werk, op. cit., p. 143. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 39.

Chapitre 17. Le temps, les êtres créés et l’espace I [29] Le cœur de l’enseignement occidental au sujet de la création vient d’Augustin. Nous lui devons la grande intuition que, pour Dieu, avoir des créatures c’est d’abord et avant tout prendre du temps pour eux. Et lorsqu’Augustin sonda cette intuition, il créa une interprétation du temps, et donc des êtres créés, qui a été, pour le meilleur comme pour le pire, un des facteurs déterminants de toute la théologie occidentale, comme d’ailleurs de la pensée occidentale en général. Notre prochaine étape doit être une critique, mais également une réappropriation, du onzième livre des Confessions de saint Augustin1. Augustin a tiré, à juste titre, son interprétation du temps de sa doctrine de Dieu. Malheureusement, son unitarianisme conceptuel récurrent2 se manifeste avec une vigueur particulière à cet endroit : Dieu est compris comme une pure Présence simultanée. Augustin commence sa discussion avec l’invocation : « Toi, Dieu, tu es l’éternité3 ». Quand il en vient à définir l’éternité, elle est comme un moment singulier « toujours présent4 ». [30] Dans ce livre des Confessions, le concept indifférencié d’Augustin d’une simplicité divine statique détermine une partie de ses développements analytiques, comme c’est souvent le cas lorsqu’il juxtapose directement Dieu et le temps. Si Dieu est l’être, l’être de Dieu détermine ce que cela signifie, pour les choses temporelles également, d’être. Si Dieu est donc une Présence simple, les choses futures et les choses passées ne peuvent avoir d’être en tant que passé ou futur, mais seulement en tant qu’elles sont, d’une manière ou d’une autre, présentes. D’où la proposition principale d’Augustin concernant l’interprétation du temps : « Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps, 1

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On ne peut discuter ce texte sans mentionner le commentaire magistral de James J. O’DONNELL, Augustine: Confessions, Oxford, Clarendon, 1992, vol. 2, bien que notre interprétation diffère de la sienne sur plusieurs points. Actuellement, on défend Augustin avec véhémence contre de telles critiques en indiquant la richesse trinitaire de sa piété, telle qu’elle apparaît dans ses sermons et ses commentaires, et dans des œuvres telles que La Cité de Dieu, et comme il faut en effet le reconnaître dans toute appréciation générale de sa pensée. La critique d’Augustin qui apparaît ici, ainsi que dans le volume 1, ne concerne que des propositions tirées de son enseignement, à l’intérieur de certains domaines de son discours, en tant que ceux-ci ont en effet déterminé la théologie occidentale ultérieure dans ces domaines-là. Malheureusement, Augustin a affirmé les choses que des critiques, comme moi, rapportent, et ce qu’il a dit a eu les conséquences néfastes qui ont été également rapportées. Il n’est pas possible, en toute honnêteté, de prétendre le contraire. [Traduction de R.W. Jenson, NdT]. St AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit., livre 11, chap. I, p. 252 : « Seigneur, puisque l’éternité est votre lot ». Saint AUGUSTIN, Confessions, trad. Louis de Mondadon, Paris, Pierre Horay/Seuil, 1982, livre XI, 1(1), p. 301 : « Une question, Seigneur ! Alors que tu possèdes l’éternité ». St AUGUSTIN, Confessions, op. cit., livre 11, chap. 14, p. 264 : « Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. »

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le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.”5 » Selon Augustin, les choses passées ou futures n’ont pas d’être en tant que passées ou futures, mais seulement dans la mesure où elles sont en quelque sorte présentes. Cela ne pose pas de problème relativement à la Présence divine d’Augustin, pour laquelle tout est, de toute façon, présent simultanément6. En revanche, la question se pose à propos du temps comme création, c’est-à-dire à propos du passé et de l’avenir de créatures dont le présent n’est pas infiniment enveloppant. En outre, le non-être du passé et du futur pour les créatures – en tant que passé et futur – peut même, selon le principe d’Augustin, impliquer pour elles le non-être du présent également. Augustin le décrit ainsi : « Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. » Mais alors, il doit immédiatement demander : « si le temps présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvonsnous déclarer qu’il est ?7 » C’est ici le cœur de l’argument le plus célèbre – même s’il est peut-être avancé de manière un peu ludique – du livre 11 : il semble qu’il ne peut y avoir de présent fini que comme transition instantanée du futur vers le passé, et donc comme point purement géométrique entre eux, un point qui doit être alors lui-même temporellement nul8. Ainsi, tout au long de sa discussion, Augustin est poussé à répondre à la question « Qu’est-ce que le temps ? », par un « Néant » complètement néoplatonicien. Toutefois, comme lecteur de la Bible, il ne peut accepter ce résultat. Il trouve sa solution dans l’ontologie d’une créature particulière, l’âme humaine : puisque l’âme est une image finie de la Présence infinie, les choses passées et futures doivent, d’une manière ou d’une autre, se présenter à elle. Mais elles ne peuvent pas être présentes à l’âme de la même manière qu’elles le sont à Dieu. Pour le dire encore une fois, ce qui a de l’être c’est « le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Cela fonctionne différemment pour une conscience infinie et pour une conscience finie : là où pour Dieu cela signifie que les choses lui sont présentes dans leur entité propre, pour nous cela signifie initialement qu’il n’y a, tout simplement, « ni choses futures [31] ni choses passées9. » Les choses passées et futures, dans la mesure où elles sont autres que l’âme finie, sont vraiment le passé et le futur pour elle, et donc elles sont ce qui n’est plus ou ce qui n’est pas encore. Selon le principe 5 6 7 8

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Ibid., livre 11, chap. 20, p. 269. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 35, livre XI, xxi, p. 93 : Dieu « embrasse » les choses futures, présentes et passées, « tous en sa stable et éternelle présence. » St AUGUSTIN, Confessions, op. cit., livre 11, chap. XIV, p. 264. Ibid., livre 11, chap. 15, p. 266 : « Si on conçoit un point de temps, tel qu’il ne puisse être divisé en particules d’instants […] c’est cela seulement qu’on peut dire “présent”, et ce point vole si rapidement du futur au passé qu’il n’a aucune étendue de durée. Car s’il était étendu, il se diviserait en passé et en futur, mais le présent n’a point d’étendue. » [Traduction de R.W. Jenson, NdT]. « ni l’avenir, ni le passé n’existent », ibid., livre 11, chap. 20, p. 269.

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d’Augustin, il semble que cela doit signifier que, pour l’âme finie, elles n’existent tout simplement pas. Augustin ne voit qu’une seule échappatoire à cette conclusion : passé et futur doivent être là pour l’âme lorsqu’ils sont saisis dans l’âme, dans la présence essentielle de l’âme à elle-même. Le passage cité se poursuit ainsi : « Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est [la perception immédiate]* ; le présent de l’avenir, c’est l’attente10. » L’échappatoire est que la mémoire, la perception immédiate et l’attente sont elles-mêmes toutes, indépendamment de leur contenu, des actes présents de la conscience. Ainsi, la temporalité intrinsèque des créatures n’a lieu, en tant que telle, que dans les créatures d’un genre particulier : les âmes faites à l’image de la Présence divine. Augustin adopte ensuite une catégorie qui lui corresponde pour y inclure le temps : c’est un « étirement », une distentio, de l’action présente de l’âme en vue d’intégrer en elle-même passé et futur. Comme mon « intention actuelle » attire les choses attendues à travers elle-même, afin qu’elles deviennent des choses mémorisées11, l’acte lui-même, « en cette action, se trouve étir[é] [en] souvenir […] [et en] attente12. » Finalement, pour Augustin, le temps créé dépend, pour son extension, d’un espace au sein des images créées de la Présence divine, qui refléterait de la façon la plus directe leur Archétype comme des points localisables temporellement mais sans dimension, et « étirés » afin de leur laisser englober le passé et le futur en dépit de leur finitude. Peu de productions de l’intelligence humaine existent, dans lesquelles intuition profonde et confusion évidente se mélangent autant que dans la doctrine augustinienne du temps13.

II Dans l’histoire ultérieure de la pensée occidentale, deux interprétations générales du temps ont été disponibles. L’une, adaptée diversement, descend d’Augustin : le temps est l’horizon intérieur de l’expérience humaine. L’autre, de manière générale, est aristotélicienne : le temps est la métrique du mouvement physique externe, fournie par ce mouvement standard. Pour Aristote, le mouvement des corps célestes offrait la mesure standard des processus du monde ; ce mouvement fut ainsi associé à l’éternité, et le ciel devint le médiateur de la divinité. Augustin démythologisa le ciel en déplaçant le temps dans l’âme – la question est alors de savoir si, ce faisant, il ne mythologisa pas de ce fait l’âme. [32] La compréhension aristotélicienne du temps n’a, de toute façon, pas pu être supprimée. Une des raisons est l’incohérence interne de l’alternative * 10 11 12 13

[La traduction française propose « intuition directe », alors que le texte anglais utilise l’expression « immediate apprehension », soit « perception immédiate », NdT] Idem. Ibid., livre 11, chap. 27, p. 278. St AUGUSTIN, Confessions, op. cit., livre XI, 28(38), p. 326. Je suppose qu’Hegel serait son principal protagoniste.

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augustinienne. Augustin est d’accord avec Aristote que le temps n’est pas le mouvement en tant que tel, mais plutôt une norme par laquelle mesurer le mouvement14. Mais la distension de l’âme ne peut pas vraiment fournir une telle norme, puisque le présent spécieux de la perception immédiate peut toujours, comme Augustin le souligne lui-même, être délimité différemment par rapport au passé et au futur, de sorte que sa « durée » est arbitraire – de sorte qu’en effet sa durée est potentiellement nulle15 –, tandis que la portée de la mémoire et de l’attente varie évidemment de cas en cas. En réalité, Augustin supposait encore, de façon subliminale, une ligne du temps aristotélicienne externe sur laquelle se situe l’âme et sur laquelle ses durées sont mesurées – tout comme nous avons dû supposer une telle norme afin de décrire ne serait-ce que son enseignement. En effet, l’image platonicienne de la roue du temps avec, en son centre, le point géométrique immobile de l’éternité est ce qu’Augustin semble avoir, au bout du compte, pris comme hypothèse. En tant que chrétien, il ne pouvait se contenter de cette image ; il coupa le cercle et l’étendit comme une ligne pour modéliser la compréhension biblique de la réalité comme histoire. Mais il continua à penser l’éternité comme un point équidistant de tous les points temporels. De nombreuses énigmes dans le discours occidental sur le temps résultent de cette métaphore initiale qui est un oxymore : un point perpendiculaire à une ligne droite qui est, néanmoins, à égale distance de tous les points de cette droite. Ainsi la pensée occidentale abandonne régulièrement l’interprétation augustinienne du temps et revient à Aristote, chaque fois que le monde extérieur à l’âme doit être traité du point de vue de sa temporalité, ou même lorsque l’âme et son expérience deviennent eux-mêmes des objets temporels de réflexion. Pourtant, la doctrine aristotélicienne est également insatisfaisante : elle n’explique pas ce qui est après tout l’élément décisif de notre expérience avec le temps, dévoilé une bonne fois pour toute par Augustin : à savoir le constat que notre expérience est formée préalablement et constitutivement – « transcendentalement » – par lui. Les deux interprétations sont régulièrement appariées dans leur inadéquation mutuelle, même en tant qu’interprétations irréconciliables du temps proposées par la physique cosmologique moderne16. D’un côté, il y a le temps de la théorie 14 15 16

St AUGUSTIN, Confessions, trad. Joseph Trabusco, op. cit., livre 11, chap. XXIV, p. 273-274. Ibid., livre 11, chap. 15, p. 265. Les éléments théologiques qui se trouvent dans la présentation populaire de Stephen HAWKING, Une brève histoire du temps. Du big bang aux trous noirs, trad. Isabelle NaddeoSouriau, Paris, Flammarion, 1989, dépendent des distinctions discutées dans les prochains paragraphes. Lorsque nous interprétons l’histoire de l’univers du point de vue classique de la relativité, nous sommes, dans l’état actuel des informations et des mesures, ramenés à un commencement de l’univers lors d’un « Big Bang » initial. Dans la théorie classique de la relativité, cet événement apparaît comme une « singularité » où les mathématiques de la théorie de la relativité ne peuvent s’appliquer, de sorte que nous n’avons aucune théorie à partir de laquelle connecter cet événement à une cause antérieure – notons que ce qui est rencontré ici n’est pas une « lacune » dans l’explication scientifique. Selon cette lecture, l’univers apparaît avoir simultanément un commencement et ne pas avoir de cause déclarée

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classique de la relativité. Il peut rendre compte [33] du temps que nous habitons effectivement, dans lequel il y a des séquences causales irréversibles ; dans ce temps, les relations peuvent être représentées comme celles qui existent entre des points sur une ligne, et donc être distinctes des relations qui existent dans un espace qui suppose plus d’une dimension17. Le temps réel est compatible avec notre expérience transcendantale du temps. En lui, selon les observations et les mesures actuelles, l’univers a un commencement qui peut être pensé comme étant lui-même un événement, « le Big Bang », un événement susceptible – même s’il ne le requiert pas – d’une explication telle que : Dieu l’a voulu. D’un autre côté, l’application de la mécanique quantique aux premiers instants du Big Bang pourrait, ainsi que l’espèrent certains théoriciens, révéler à cet endroit-là un temps qui n’a aucune compatibilité avec la forme transcendantale de notre expérience, ni avec une doctrine d’une création initiale. Deux événements de ce temps, appelé « imaginaire », sont comme des points sur une carte, de sorte que la direction dans laquelle la flèche pointe dépend du côté à partir duquel on observe les deux événements ; ce temps est en effet une « quatrième dimension » impossible à distinguer des trois autres18.

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qui soit non théologique. Hawking ne souhaite pas acquiescer à cette ascèse épistémique, et pense qu’elle peut être évitée si une « théorie quantique de la gravitation » pouvait être développée – chose qui, il faut le reconnaître, n’a pas encore été réalisée. Si nous pouvions « discuter des premières étapes de l’univers » en termes d’une telle théorie, la pure origine de l’univers à partir de rien serait prévue par des lois intemporellement – si ce mot est adéquat – valables pour cet univers, et ne laissant aucune fonction explicative à la proposition selon laquelle un agent autre que l’univers l’a créé. Pour une description relativement lucide de la situation en physique théorique, voir Chris J. ISHAM, « Quantum Theories of the Creation of the Universe », in Interpreting the Universe as Creation, Vincent Brummer (éd.), Kampen, Pharos Kok, 1991, p. 37-64. William Lane CRAIG et Quentin SMITH, Theism, Atheism and Big Bang Cosmology, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 279-337, l’un « théiste » et l’autre « athée » ont réfuté les arguments du livre de Hawking. Mais Q. SMITH, ibid., p. 301-337, pense qu’il est possible de reconstruire l’argument à partir des écrits plus techniques dans lequel Hawking fixe les desiderata et les possibilités de la cosmologie quantique. Selon la reconstruction de Smith, la théorie quantique de la gravitation, esquissée par Hawking, produirait, si elle était effectivement développée, une courbe de probabilité de l’univers advenant à l’être. Mais comme Isham (ibid., p. 63) le souligne, comme il est en général difficile de savoir ce qu’une déclaration probabiliste est censé signifier lorsqu’elle est appliquée à une seule chose, elle est d’autant plus problématique lorsque la chose en question est l’univers. La relation entre ces conceptions du temps et les conceptions du temps désignées, dans certains débats plus strictement philosophiques, théorie-A et théorie-B n’est pas claire, au moins pour moi. Les théories-A insistent sur l’irréductibilité d’un langage tensé – ou d’un langage utilisant des dispositifs qui ont la même finalité – et proposent peut-être aussi la réductibilité de déterminations de type B à des déterminations de type A. Les théories-B insistent sur le fait que les déterminations de type A peuvent être réduites à des expressions n’utilisant pas de temps mais uniquement les « séries-B » construites par la relation « plus tôt (tard) que ». Ce qui est clair, c’est que la théologie doit prendre le parti des théoriciens de type A. Pour le débat lui-même, et pour la présentation de ce qui semble être des arguments strictement analytiques unilatéralement en faveur de la théorie-A, voir Richard M. GALE, The Language of Time, London, Routledge & Kegan Paul, 1968, p. 37-102. Une autre façon de le formuler est de dire simplement avec Frank J. TIPLER, « The Omega Point as Eschaton », article non publié présenté à la American Academy of Religion : « En

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Quand nous interprétons l’instant initial de l’univers selon ce temps imaginaire, nous ne sommes pas – semble-t-il – obligés d’en rendre compte autrement que par des lois physiques (si elles peuvent être appelées ainsi dans ce contexte) valables pour cet univers-là, puisque le Big Bang ne peut pas, selon ce modèle, être atteint en remontant à un temps initial, une « singularité » pour laquelle ces lois ne s’appliquent pas. Ainsi, ce que la cosmologie quantique dit éventuellement – à savoir que les propres lois de l’univers prédisent son existence – est ce que Thomas d’Aquin dit être spécifique à Dieu. Cette cosmologie, si on devait affirmer qu’elle est physiquement vraie et pas seulement utile pour certains calculs – et une simple affirmation [34] est, semble-t-il, tout ce qui est susceptible d’être envisagé –, reviendrait à la théologie des Grecs19, pour qui le cosmos était divin. Que la science puisse alors continuer est une question intéressante. Quoi qu’il en soit, on est invité à se poser la question suivante : quel temps, le « temps réel » ou le « temps imaginaire », est le temps réellement réel20 ? Car les deux sont métaphysiquement contraires : seul le temps réel peut être vécu, puisque le temps réel est la condition de toute expérience possible. Instantanément, apparaît une dichotomie inévitable due aux tempéraments métaphysiques : que le temps réel soit le temps du monde tel qu’il est nécessairement vécu suggère à certains que c’est le temps « réellement » réel, alors que la même considération suggère à d’autres que ce n’est pas le cas. Aucun choix n’est en soi satisfaisant. Lorsqu’Emmanuel Kant définit le temps comme l’horizon permettant une expérience spécifiquement personnelle21, nous sommes immédiatement convaincus. Le temps est ce que nous expérimentons intérieurement lorsque nous faisons l’expérience de quelque chose. Pourtant, lorsque des écrits populaires sur la cosmologie décrivent le temps comme étant un simple fait du monde qui se trouve en dehors de nous,

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cosmologie quantique […] il n’y a pas de temps ! La fonction d’onde universelle Psi(h,F,S) est tout ce qu’il y a, et il n’y a aucune référence à une 4-brane de la théorie M ou une métrique g à 4 dimensions dans la fonction d’onde. » C’est ce que TIPLER a explicitement fait, ibid., p. 17 : « En ce sens, nous pouvons dire que le point Omega “crée l’univers physique”, mais en un autre sens le point Oméga et la totalité de tout ce qui existe physiquement peuvent être considérés comme se créant eux-mêmes. » Car le point Oméga, dans sa théorie, est exactement le premier mouvement d’Aristote. Bien que S. HAWKING, Une brève histoire du temps, op. cit., p. 177, affirme qu’interpréter l’état initial de l’univers dans le temps réel ou dans le temps imaginaire dépend de quels calculs doivent être faits, cette position est hypocrite ou confuse. Et, de fait, Hawking n’est pas plus à l’abri de ce choix métaphysique que nous autres. De façon évidente, il espère qu’il existe un temps métaphysiquement plus profond et que ce soit le temps « imaginaire », précisément en raison des difficultés qu’il rencontre avec ce qu’il prend pour être la notion de création. Q. SMITH, Theism, Atheism and Big Bang Cosmology, op. cit., p. 321-337, se trouve dans une situation similaire même si elle est philosophiquement plus sophistiquée : il soutient que sa version élaborée à partir de Hawking est une bonne explication de l’existence de l’univers précisément parce qu’elle ne nécessite pas une cause à l’univers. Cela ne résout peutêtre pas tout à fait la question, mais ça y parvient presque. Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, Quadrige/PUF, 2001, p. 61-75.

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une caractéristique de son architecture, nous sommes tout aussi immédiatement convaincus. Quelque chose qui ne subsisterait que pour nous, ou qui pourrait être entièrement assimilée à notre intériorité, ne pourrait être ce qu’inévitablement nous entendons par « temps ». Assurément, notre première intuition du temps est qu’il doit posséder simultanément les caractéristiques du « temps » augustinien et du « temps » aristotélicien, du temps « réel » et du temps « imaginaire ». Le temps est précisément un horizon d’expérience : ici les deux substantifs pèsent de tout leur poids. Une solution vient d’elle-même à l’esprit : le temps est en effet, à la Augustin, la « distension » d’une réalité personnelle, et c’est précisément en cela qu’il offre aux créatures une norme externe pour les événements créés22. Autrement dit, l’« étirement » qui crée le temps est une extension non pas d’une conscience finie mais d’une conscience infinie enveloppante. Dieu crée un espace narratif dans sa vie trine pour d’autres que lui-même ; cet acte est l’acte de la création, et cette accommodation est le temps créé. Ainsi, lorsqu’« en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être », la « distension » dans laquelle nous le faisons relève d’un ordre qui nous est extérieur, et qui peut donc fournir une norme qui est pour nous objective. Pourtant, nous sommes à l’intérieur de la vie divine en tant que participants, et donc nous expérimentons cette norme comme un caractère qui est également déterminant pour notre existence en tant que personne. [35] Le temps est à la fois l’extension intérieure d’une vie, comme chez Augustin, et l’horizon et la norme externe de tous les événements créés, comme chez Aristote. Car le temps est une « distension » dans la vie qu’est Dieu et, de ce fait, il est l’horizon donné qui enveloppe tous les événements qui ne sont pas Dieu. Dans cette affaire, comme dans d’autres, la doctrine de la simplicité divine a empêché Augustin de reconnaître en Dieu la complexité du Dieu biblique. Pour compenser, il a contemplé cette complexité, qu’il ne pouvait éviter en tant que lecteur assidu des Écritures, dans les images créées de Dieu. Mais le Dieu trine n’est pas qu’une présence ponctuelle pure, il est vivant parmi des personnes. Par conséquent, la temporalité de la création n’est pas reliée à l’éternité divine d’une manière maladroite, et sa séquentialité n’impose aucune contrainte sur sa participation à l’être. Nous sommes maintenant en mesure de faire un choix que nous avions précédemment reporté. La vie de Dieu est constituée par un ensemble de relations dont les référents sont narratifs. Cette structure narrative est rendue possible par une différence entre « d’où » et « vers où » qu’on ne peut pas, en fin de compte, s’empêcher d’appeler « passé » et « futur », et qui est identique à la distinction entre le Père et l’Esprit. Cette différence n’est pas mesurable ; rien en Dieu recule dans le passé ou s’approche à partir du futur. Mais la différence est également absolue : il y a un « d’où » et un « vers où » en Dieu qui ne sont pas comme la droite et la gauche, ou le haut et le bas, et qui ne s’inversent pas 22

C’est sans aucun doute une sorte de solution hégélienne – mais pourquoi pas ?

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suivant le point de vue. Puisque maintenant, nous avons découvert que ce que nous savons du temps est situé à l’intérieur de cette structure et activé par elle, la dernière inhibition est certainement ôtée. Cela convient en effet mieux au Dieu de l’Évangile de parler du « temps de Dieu » et du « temps créé », de prendre le « temps » comme étant un concept analogique, plutôt que de penser à Dieu comme n’ayant pas de temps, et ensuite de recourir à des périphrases comme la « pure durée » chez Barth. À l’intérieur de son temps, Dieu prend du temps pour nous. C’est cela son acte de création.

III Dieu, nous l’avons dit, est une fugue, une conversation, un événement personnel. Si l’être de Dieu peut être décrit ainsi, que signifie exister pour les créatures ? Que signifie habiter la demeure de Dieu qu’est le temps créé ? Et si Dieu est l’être, alors l’être de Dieu doit également déterminer ce que signifie exister pour les choses temporelles. Comment cela fonctionne-t-il ? Notre réponse initiale à la première question a déjà été donnée. Dans le contexte de la création, spécifier l’être de Dieu comme une conversation est privilégié. Nous devons donc dire : être, pour une créature, c’est être mentionné dans la conversation morale trine, comme étant autre chose que ceux qui mènent cette conversation. L’histoire intellectuelle de l’Occident a, pour la plupart, prolongé la tradition grecque pour laquelle « être » signifie avoir une forme, et donc apparaître et être vu, que ce soit avec les yeux ou avec l’imagination23. Mais, manifestement, il y a une autre possibilité : [36] être c’est ce dont on entend parler24 ; c’est cette interprétation qui est exigée par la doctrine de la création. Selon cette interprétation, au lieu d’appréhender immédiatement les réalités rencontrées comme des « phénomènes », des « choses qui apparaissent », nous allons les appréhender comme des « legomena », des « choses dont on parle ». Les choses existent dans la mesure où nous en entendons parler, par des tiers ou par ellesmêmes. Et si les êtres sont appréhendés dans leur être même, ils sont appréhendés à partir « du discours et de la parole adressée par […] Dieu »25. Mais alors, si nous faisons ce choix, que signifie être en tant que créature, c’est-à-dire en tant qu’être réel différent de Dieu ? Dans le premier volume, nous avons adopté la maxime décisive de Thomas d’Aquin : la différence entre une créature et Dieu, du point de vue de son être, est que son existence est autre que son essence, qu’il n’y a pas, dans ce que cette créature est – si elle est –, de raison pour elle d’exister. Nous devons maintenant poursuivre cette idée un peu plus loin. Dans ce processus, nous allons légèrement déplacer l’enseignement de Thomas. 23

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La présentation la plus claire et la plus profonde du sujet qui va être traité, à ma connaissance, est l’article, malheureusement négligé, de Franz K. MAYR, « Philosophie im Wandel der Sprache », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1964) 61, p. 439-491. Mayr, suivant Heidegger, soutient que cette interprétation était présente dans les spéculations grecques les plus anciennes. Ibid., p. 456.

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Thomas interprète la dépendance des créatures vis-à-vis du Créateur comme étant la relation des créatures à une « cause » première, efficiente et finale, de leur être26 ; autrement dit, dans notre langage moderne moins flexible, la relation à ce qui est à la fois la cause de leur être et la raison de leur être. Thomas accepte également, comme étant valable sans exception, la règle néoplatonicienne27 suivante : « tout agent fait ce qui lui ressemble en cela même par quoi il est agent28 ». Par conséquent, lorsque nous disons « Dieu est » et « Cet arbre est », notre usage du verbe « être » ne peut consister, selon Thomas, en une simple équivoque ; parce que Dieu est la cause de l’être des créatures, alors l’être de Dieu et l’être des créatures ne peuvent être des réalités purement incomparables. L’être des créatures doit, d’une manière ou d’une autre, être « similaire » à l’être de Dieu. Cependant, ajoute Thomas, aucun prédicat, y compris « être », ne peut être affirmé de façon univoque de Dieu et des créatures29. La différence entre le Créateur et les créatures est, encore une fois, qu’il n’y a en Dieu aucune distinction réelle entre le fait qu’il est et ce qu’il est, ni par conséquent entre différents aspects de ce qu’il est. Or, tout notre langage s’appuie sur ses référents, en exploitant précisément ces distinctions30 – nous disons « Jones est bon » en modélisant une différence entre la substance et l’accident. Par conséquent, la phrase « Dieu est bon » manque du genre d’appui sur le sujet que peut avoir la phrase « Jones est bon » ; et la manière de rapporter ce prédicat dans ces deux phrases doit être, d’une certaine façon, équivoque. C’est à cet endroit31 que la fameuse doctrine de l’analogie de Thomas apparaît32. Thomas précise qu’un mot est utilisé de façon analogique lorsqu’il est utilisé simultanément à propos de différents référents, mais de manière ni 26 27 28 29 30 31

32

Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 44, p. 467-471. En ce qui concerne le néoplatonisme de Thomas d’Aquin, voir Klaus KREMER, Die neuplatonische Seinsphilosophie und ihre Wirkung auf Thomas von Aquin, Leiden, Brill, 1966. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 4, a. 3, p. 185. Pour une analyse plus fouillée de ce qui suit, voir Robert W. JENSON, The Knowledge of Things Hoped For, New York, Oxford University Press, 1969, p. 75-79. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 3, a. 4, p. 177-178 ; t. 1, I, q. 13, a. 1, p. 236-237. La question concernant une possible « analogie » ou « univocité » « de l’être » a été, bien sûr, traditionnellement soulevée, pas ici mais dans la doctrine de Dieu. L’hypothèse est que nous savons ce que c’est qu’être pour des choses en général, et que nous devons nous demander tout d’abord si ce concept d’être peut être utilisé à propos de Dieu, ou si son usage le rend simplement équivoque. Ensuite, s’il peut être utilisé à propos de Dieu, il faut se demander si cette utilisation est univoque ou analogique. Puisque, selon moi, un questionnement au sujet de ce que « être » signifie pour Dieu, et un questionnement sur la façon dont « l’être » doit être compris, ne peuvent être conduits que simultanément, je n’ai pas parlé de l’analogie de l’être à sa place traditionnelle. Le chapitre sur Dieu et l’être a débuté directement en découvrant ce que Dieu est dans le fait d’être, et ce que cela signifie d’être de manière générale. Mais maintenant, puisque nous nous demandons ce que cela signifie pour les créatures d’être en tant que créature, et donc pas en tant que Dieu, nous rencontrons le « problème de l’analogie ». Pour la suite, voir Ralph M. MCINERNY, The Logic of Analogy ; An Interpretation of St. Thomas, The Hague, Nijhoff, 1961 ; R. W. JENSON, Knowledge, op. cit., p. 58-89 et la littérature citée.

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univoque ni simplement équivoque. Cela se produit de façon légitime [37] lorsqu’un mot est utilisé simultanément dans un sens premier et dans un ou plusieurs autres sens dépendants du premier : ainsi un cheval peut être « sain » ; de même des climats, des régimes alimentaires, des dents et ainsi de suite peuvent également être « sains », dans la mesure où ils sont des causes, des symptômes et ainsi de suite de la santé du cheval33. Dieu étant la cause première, efficiente et finale, des créatures, un mot comme « bon » peut donc être attribué simultanément à Dieu et aux créatures ; dans ce cas, nous pouvons dire que cette utilisation est analogique. Sa signification se réfère premièrement à Dieu, elle est ensuite « la première cause archétypique de ce que, dans les créatures, nous appelons la bonté », et les références secondaires aux créatures concernent la qualité créée et expérimentée en tant que telle. Selon Thomas, tous les prédicats, utilisés simultanément de manière légitime à propos de Dieu et des créatures, sont analogiques de cette manière. Par conséquent « être », utilisé simultanément pour Dieu et pour les créatures, doit, de la façon dont nous l’utilisons, signifier dans le cas de Dieu : « la première cause archétypique de l’être créé », et dans le cas des créatures : simplement « l’être »34. Pour la plupart des mots utilisés simultanément à propos de Dieu et des créatures, ce qui vient d’être dit suffit35 ; par ailleurs, si nous utilisons ces mots à propos des créatures sans référence simultanée à Dieu, ils peuvent être ou ne pas être utilisés de manière analogique. Mais « être» n’est utilisé qu’à l’intérieur d’un discours métaphysique, dans lequel la différence entre le Créateur et la créature est, en théologie chrétienne, le premier axiome. Par conséquent, « être » est uniquement utilisé de manière analogique. Ce qui revient à dire que l’être lui-même doit être tel qu’il oblige un usage analogique de la langue lorsqu’on l’évoque ; autrement dit, « Dieu est » et « cette créature est » sont simultanément, et de manière irréductible, des faits incomparables et comparables36. Voilà en ce qui concerne la doctrine de l’analogie chez Thomas. Ce que nous devons maintenant noter, c’est que le discours de Thomas dans ce contexte, malgré une grande originalité face à la tradition métaphysique dont il hérite par ailleurs, reste néanmoins fermement ancré dans l’idée d’un être comme d’une forme qui apparaît. La comparabilité entre l’être de Dieu et l’être des créatures est une similitudo, une ressemblance entre un archétype et un ectype37 ; c’est 33 34 35 36

37

C’est, évidemment, la même chose que « l’équivocité [homonymie] par référence » d’Aristote. Notons que dans le cas de l’analogie entre Dieu et les créatures, l’ordre de l’être et l’ordre de la connaissance vont en sens contraire. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, Knowledge, op. cit., p. 85-89. Il faut ajouter qu’il n’y a, dans une phrase célèbre mais employée de façon impropre qui fait partie des polémiques du XXe siècle, pas seulement un langage selon l’analogie, mais également une analogia entis, c’est-à-dire une « analogie de l’être ». Pour la discussion et la controverse entre Karl Barth et Erich Przywara, voir Bruce L. MCCORMACK, Karl Barth’s Critically Realistic Dialectical Theology: Its Genesis and Development 1909-1936, Oxford, Clarendon, 1995, p. 319-322, 383-391. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 4, a. 3, p. 184-186.

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[38] que « [t]outes les créatures sont en quelque sorte des images du premier agent qui est Dieu38. » Et l’incomparabilité entre l’être de Dieu et l’être des créatures – comme entre la bonté de Dieu et notre bonté, et ainsi de suite – est liée à une imperfection de cette image39. Mais si la parole créatrice de Dieu est un énoncé réel, et non une forme mentale inexprimée actualisée par la volonté, la question ne peut être formulée tout à fait de cette manière. Les créatures ont leur être précisément lorsque Dieu énonce de manière transitive : « Que soit… » C’est pourquoi, quel que soit le sens que Dieu lui-même donne à « être », c’est exactement ce que signifie, pour une créature, d’être ; en effet, l’énoncé « Que soit… » est en soi la relation positive entre la créature et le Créateur, il est en soi la comparabilité entre le fait que Dieu est et que d’autres que Dieu soient. Par conséquent, dans la mesure où « être » signifie quelque chose à propos de Dieu ou des créatures, « être » doit, en fin de compte, être univoque plutôt qu’analogique. Et pourtant, il doit y avoir une sorte de séparation entre « Dieu est » et les « créatures sont » ; la force de l’intuition de Thomas demeure. Peut-être pouvons-nous adopter les catégories de J. L. Austin40 et suggérer ceci : « x est » est univoque dans son « sens locutoire », dans ce qui est dit à propos de x, mais équivoque dans sa « force illocutoire », dans ce qui est produit au moment où cela est dit. De cette manière, l’énoncé est en effet constitué par une sorte d’analogie qui, en fin de compte, peut en effet ressembler beaucoup à celle définie par Thomas. La force illocutoire d’un énoncé est l’acte particulier exécuté au moment où il est énoncé. Il existe plusieurs sortes d’actes de cette sorte. Nous pouvons nous demander : lorsque nous disons « Dieu est », que faisons-nous ? Et nous devrions répondre : nous reconnaissons la totale dépendance de notre être par rapport à une cause ou une raison première. Mais nous pouvons également demander : lorsque Dieu dit « Dieu est », que fait-il ? Alors, il faut répondre : dans la périchorèse infinie de la vie trine, il se déclare lui-même à la fois comme celui qui est la raison suffisante de son propre être, et comme celui qui possède cette raison. Ou encore, quand nous disons « les créatures sont », nous rendons grâce, mais quand Dieu dit « les créatures sont », il crée. De telles propositions indiquent qu’on ne peut comparer le fait que Dieu soit avec le fait que nous soyons. Il est maintenant temps, et peut-être plus que temps, de mettre fin à cette suite de réflexions. Nous sommes revenus à un usage de « Dieu » qui omet de le déployer de manière explicitement trinitaire. Nous devons examiner ce qu’est une créature à travers sa réponse à chacune des personnes divines dans le discours de la création.

38 39 40

Thomas D’AQUIN, Somme contre les Gentils, trad. R. Bernier, M. Corvez, M.-J. Gerlaud, F. Kerouanton et L.-J. Moreau, Paris, Cerf, 1993, livre 3, XIX, p. 426. [Nous soulignons] Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 13, a. 5, p. 242. J. L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.

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IV C’est en vertu du rôle trine particulier du Père que le commandement créateur est « Que soit… ». Dans la mesure où les créatures sont établies par le rôle du Père, leur être consiste en leur simple existence, sur laquelle nous devons maintenant nous concentrer aussi précisément que possible. Nous devons interpréter l’être créé comme une réponse au simple fait de l’être trine, c’est-àdire, dans le langage dans lequel le précédent le volume a été conclu, au fait de la fugue trine. [39] Par conséquent, nous devons ici faire abstraction de la sémantique de la conversation divine et ne penser qu’à sa pure musicalité. Être une créature dans une relation spécifique au Père, c’est être un motif dans l’orchestration qui se produit quand la musicalité de Dieu s’ouvre ad extra. Nous pourrions dire : le Père fredonne une musique « des sphères », la mélodie de la conversation trine créatrice ; et c’est précisément ainsi, et pas autrement, que les « sphères » existent. Il ne s’agit pas seulement qu’il existe tout simplement des créatures qui, par la suite, sont en harmonie les unes avec les autres ; être une créature, c’est appartenir au contrepoint et à l’harmonie de la musique trine. Ce dernier paragraphe est susceptible d’être lu comme une métaphore ; et, en tant que métaphore de s’égarer. Or, ce n’est pas le but. Ou alors, pas au sens de « métaphore » comme alternative à « concept »41. Des mots tels que « harmonie » sont choisis ici pour être utilisés comme un langage métaphysiquement descriptif, plus malléable pour décrire l’appréhension de la réalité par l’Évangile que le langage de la « substance » – pour prendre un contre-exemple majeur –, que ce soit dans son sens natif aristotélicien, cartésien ou lockéen. Le fait d’être habitués aux concepts métaphysiques de l’Antiquité méditerranéenne païenne et à leur recrudescence au moment des Lumières, ne veut pas dire qu’ils soient les seuls possibles ; il n’y a aucune raison a priori pour que, par exemple, le mot « substance » – qui, après tout, signifiait simplement « ce qui maintient quelque chose » – soit adapté au service de la métaphysique et que, par exemple, le mot « mélodie » ne le soit pas. Nous pouvons encore une fois suivre l’exemple de Jonathan Edwards42. Vivant à l’apogée des Lumières, il trouva dans la science newtonienne et lockéenne une grande vision de l’harmonie dynamique universelle, parfaitement corrélée à l’harmonie qui est l’être même du Dieu trine. Mais pour s’approprier 41

42

C’est peut-être le lieu d’insister sur un point crucial contre la théologie de la « métaphore » récente. Ses représentants veulent gagner sur les deux tableaux. Parfois, ils considèrent comme important de noter que la métaphore est une fonction universelle dans toutes les langues. Ce qui est bien sûr un truisme, et lorsque nous pensons à « métaphore » de cette manière, il n’y a pas d’opposition entre « métaphore » et « concept ». Mais ensuite, l’étape clé dans leur argumentation théologique est qu’ils opposent métaphore et concept : nous n’avons, disent-ils, « que » des métaphores pour parler de Dieu. Il est peut-être prudent d’affirmer que la plupart des théologiens ont maintenant à l’esprit un trope, qui n’est pas un concept, lorsqu’ils parlent de métaphore ; c’est la raison pour laquelle je me méfie tant des « métaphores ». Pour ce qui suit, voir Robert W. JENSON, America’s Theologian: A Recommendation of Jonathan Edwards, New York, Oxford University Press, 1988, p. 23-49.

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la vision newtonienne de cette manière, il dut démonter la métaphysique à laquelle les Lumières l’identifiaient habituellement. Sa cible était le « mécanisme », à savoir la notion que « les corps agissent les uns sur les autres » comme s’ils étaient des agents43, une notion qui brossait grossièrement le tableau général de la réalité des Lumières. Un univers considéré globalement comme une énorme machine ne pouvait posséder le genre d’ordre dynamique qui répond à la vie harmonieuse du Dieu trine ; Edwards vit clairement, en effet, que le christianisme ne pouvait coexister longtemps avec une vision du monde mécaniste. D’ailleurs, pensa-t-il, le christianisme n’en n’avait pas besoin, car le mécanisme selon lui n’était qu’une maladresse conceptuelle, un anachronisme provenant [40] de la projection de l’antique conceptualité de substance aux termes utilisés dans les formules de la science moderne. Appliquée sans réflexion aux éléments des propositions scientifiques, la vieille notion de substance était devenue le « quelque chose » cartésien ou lockéen censé rendre compte des caractéristiques que nous expérimentons dans un corps ou que la science lui attribue pour des raisons expérimentales. Edwards appliqua le rasoir d’Occam : il retira cette bizarrerie comme étant un élément inutile, discutable et source de désordre conceptuel. Par exemple, lorsque nous touchons quelque chose de « solide », il n’est pas nécessaire de supposer un « x » qui provoque cette expérience ; au contraire, « le corps et la solidité sont la même chose44. » En ce qui concerne les processus de la vie courante et des sciences, l’hypothèse que le monde est composé de matière-substances est simplement inutile ; « la situation est la même » que nous le supposions ou non45. Mais pour la religion et la société civile, l’hypothèse mécanique s’avère très nocive46. Cette position, insistait Edwards, ne « nie pas que les choses sont là où elles semblent être […] ou la science des causes ou des raisons qui provoquent des changements corporels. » Quel que soit le sens que des mots tels que « corps », « matière » ou « mouvement » prennent dans les lois newtoniennes, Edwards voulait que ces mots signifient exactement cela47. Concernant la causalité, il partageait la position de David Hume : une cause est tout événement qui apparaît dans la protase d’une proposition vraie qui a la forme suivante : « Si … arrive, alors … arrivera ». Une cause ne « provoque » pas son effet ; pas besoin non plus d’une quelconque connexion occulte entre eux48. La gravité, par exemple, n’est pas un agent opérant mystérieusement à distance ; elle est 43 44 45

46 47 48

Jonathan EDWARDS, Scientific and Philosophical Writings, in The Works of Jonathan Edwards, Wallace Anderson (éd.), vol. 6, New Haven, Yale University Press, 1960, p. 216. Ibid., p. 211. Ibid., p. 215 : « La substance inconnue, dont les philosophes pensaient qu’elle subsistait par elle-même, se tenait au-dessous et maintenait la solidité et toutes les autres propriétés », n’est dans la science moderne « rien d’autre que la solidité elle-même. » R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 141-168. Ibid., p. 353. J. EDWARDS, Scientific and Philosophical Writings, op. cit., p. 180-181.

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simplement un exemple de la régularité d’un mouvement et d’une résistance réciproques qui constitue la réalité d’un corps49 – Edwards peut même dire : « l’essence des corps est la gravité50. » L’interprétation que propose Edwards de notre connaissance du monde était donc phénoménaliste et opérationnaliste. Mais contrairement à beaucoup d’autres qui ont défendu les mêmes positions, il avait une réponse à la question : n’y a-t-il donc rien derrière le jeu des phénomènes ? Il y a quelque chose, affirmait-il, c’est « Dieu lui-même, dans l’exercice direct de son pouvoir51. » Le jeu des phénomènes est le jeu mandaté par les pensées de Dieu ; leur cohérence, qui prend la forme de lois, est la cohérence de cette pensée52. Au sommet de sa créativité juvénile, Edwards pouvait identifier l’espace, c’est-àdire le champ des phénomènes physiques, avec le champ de la conscience divine53 : Dieu pense les mouvements et les résistances dans [41] une harmonie universellement mutuelle, qui est la « substance » du monde physique54 – si, comme le dit Edwards, nous « devons » utiliser ce mot. En ce sens, le monde décrit par la physique de Newton et par la psychologie newtonienne de Locke55 est une harmonie finie, conforme à l’harmonie trine infinie qu’est Dieu luimême. Certaines des propositions d’Edwards, telles qu’elles apparaissent dans son texte, sont dangereuses : dire que « Dieu lui-même, dans l’exercice direct de son pouvoir » est le seul soutien et la seule cohérence des créatures, menacerait certainement la réalité distincte de la création si nous devions comprendre cette proposition sans la différenciation trinitaire. Mais si l’on comprend « Dieu » comme se référant spécifiquement au Père, alors tout ce que nous avons dit jusqu’à présent à propos de la création doit nous pousser à soutenir ses spéculations, comme étant un aspect trine de la vérité des créatures. Quoi qu’il en soit, Edwards a ouvert la voie à l’affirmation qu’il faut soutenir en premier : de même que l’harmonie de la conscience divine est en fin de compte musicale, de même l’harmonie de la création simplement en tant que telle est musicale. Et puisque l’être même de la création est cette harmonie, être une créature c’est, de ce point de vue, être harmonisé, c’est-à-dire s’insérer dans un réseau d’une complexité sans fin de relations mutuellement appropriées – ce qui, évidemment, rejoint de plus en plus la vision des sciences, dans la mesure où leurs praticiens s’autorisent à l’observer.

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Ibid., p. 234-235, 377-380. Ibid., p. 234. Ibid., p. 214. R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 27-34. Newton avait fait quelque chose de semblable. Mais en appelant l’espace et le temps simplement le « sensorium » de Dieu, il avait brouillé la frontière entre le Créateur et la création ; la formulation d’Edwards la préserve. R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 20-21, 28-34. Sur la position d’Edwards vis-à-vis de Locke, voir ibid., p. 29-34.

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V Pour la deuxième fois, que signifie : être une créature ? C’est en vertu du rôle trine de l’Esprit que le commandement créateur est « Que soit… » – c’est-à-dire qu’il est une parole libératrice. Dans la mesure où les créatures existent du fait du rôle trine de l’Esprit, leur être est alors leur contingence, sur laquelle nous devons à nouveau nous concentrer aussi précisément que possible. Autrement dit, nous devons interpréter ici l’être de la créature comme une simple réponse à la liberté de la décision divine dans laquelle il est enveloppé. Nous pouvons dire : être une créature c’est, dans ce contexte, être libéré. La réticence moderne à cette idée vient, évidemment, encore une fois du mécanisme des Lumières. Nous devons maintenant l’examiner par rapport à cet autre aspect. Dans le monde moderne, chaque exemple de ce que « tout le monde sait » insinue dans nos esprits l’idée que, conformément à la « science », tous les événements pourraient en principe être prédits à l’aide « des lois de la nature ». La plupart des scientifiques, qui pourtant s’y connaissent mieux du fait de leur pratique, continuent à supposer dans leur métaphysique quotidienne que si quelqu’un connaissait toutes les lois physiques et l’état total de l’univers à un moment donné, il pourrait alors prédire tous les événements futurs. La création qu’on nous enseigne à postuler sans réfléchir est un domaine dans lequel le déterminisme règne. Toutefois, si nous prenons notre propre expérience de la liberté au sérieux, nous sommes obligés d’interpréter cette expérience comme étant l’intrusion, dans l’ordre créé, d’un autre ordre qui est alors nécessairement l’ordre d’une réalité incréée56. C’est cette apparente nécessité qui se trouve derrière la confusion entre [42] le Créateur et la personnalité créée remise à l’honneur dans une grande partie de la théologie du XIXe siècle. Pourtant, l’hypothèse initiale n’est qu’un pur préjugé. Pourquoi ne pas prendre plutôt notre expérience indubitable de liberté comme réfutation décisive du mécanisme57 ? Un magnifique passage de la Cité de Dieu d’Augustin peut nous indiquer le chemin. Cicéron, écrivait Augustin, « ce grand esprit qui de tant de manières et avec tant d’art a pourvu aux intérêts de la vie humaine », pensait qu’il avait à choisir entre affirmer la liberté humaine et affirmer la prescience divine ; et par amour pour l’humanité, il choisit la première solution, blasphémant ainsi Dieu58. Mais les chrétiens ont une meilleure compréhension de la dynamique des événements, de sorte que « [r]ien par conséquent ne nous oblige, soit à 56 57

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De façon paradigmatique, voir E. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 251-260 [Dialectique transcendantale]. Stephen M. BARR, « The Atheism of the Mind », First Things (1995) 57, p. 52 : « C’est une conjecture du matérialisme que les êtres humains ne peuvent avoir aucun libre arbitre. » C’est parce que le matérialisme « n’implique que deux possibilités, la régularité des lois déterministes ou le caractère aléatoire des lois stochastiques. Il n’y a pas de place pour le tertium quid qu’est le libre arbitre. Mais cette conjecture du matérialisme est rendu caduque par les données de notre propre expérience : nous exerçons effectivement notre libre arbitre, et ainsi nous savons qu’il est autre que déterminé ou aléatoire. » St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 33, livre V, ix, p. 675-677.

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supprimer le libre arbitre en maintenant la prescience divine, soit à nier la prescience divine […] en conservant le libre arbitre59. » Car « les événements n’ont tous pour causes efficientes que des causes volontaires, c’est-à-dire procédant de cette nature qui est souffle de vie60. » Selon Augustin, la liberté par laquelle nous participons, en tant que personne, à la vie divine est le même Esprit qui suscite toute « vie », tous les processus dynamiques de la création. C’est évidemment autour de la possibilité des miracles – et donc de la résurrection – et de la prière que la préoccupation chrétienne pour la liberté de la création gravite. Si nous croyons aux miracles et aux prières de demande, il y a deux façons de les expliquer. Nous pouvons supposer le caractère déterministe des processus naturels et expliquer les prières et les miracles en décrivant les limites des lois naturelles et en situant la liberté de Dieu dans les « interstices »61 entre ces limites. Ou bien nous pouvons considérer la réalité de la prière et des miracles comme étant un axiome métaphysique ; nous pouvons alors construire une interprétation croyante des événements naturels qui, dès le début et dans son intégralité, est une interprétation par le rôle trine de l’Esprit qui est la Liberté62. Dans les Écritures, « tu leur reprends le souffle, ils expirent […] tu envoies ton souffle, elles sont créés63 » est vrai pour toutes les créatures. L’univers, une galaxie, un quark ou le lecteur de ce texte, tout existe parce qu’il est rendu possible par la Liberté que Dieu est pour lui-même et ensuite pour d’autres. Dans les Écritures, toutes les [43] dynamiques du monde créé, tous les événements par lesquels le monde devient constamment ce qu’il n’était pas encore, sont compris comme représentant la réalité créatrice de l’Esprit. Ce sont précisément ces dynamiques que le mécanisme conçoit de façon déterministe. Même en faisant abstraction d’une intuition théologique, cette conception est certainement fausse. On sait bien maintenant que les vecteurs de changement au sein des systèmes dynamiques sont des événements qui, individuellement, ne peuvent être conçus que comme spontanés ou fortuits64. Par 59 60 61 62

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Ibid., livre V, x, p. 687. Ibid., livre V, ix, p. 681. Rendus définitivement infâmes, on l’imagine, par le mépris de Dietrich Bonhoeffer. Les spéculations toujours intéressantes de George E. Murphy semblent encore hésiter entre un côté ou l’autre. Ainsi, par exemple, ID., « The End of History in the Middle », Works (1995) 5, No 2. Dans cet article, Murphy s’efforce de caractériser la résurrection de Jésus comme une anticipation scientifiquement intelligible de l’eschaton, à la manière de Wolfhart Pannenberg. Il le fait en combinant la théorie de Frank Tipler selon laquelle toute vie, en tant que faisceaux d’informations, est conservée dans le processus global de l’univers, et sera, si certaines conditions aux limites du processus cosmique sont atteintes, « ressuscitée » lorsque l’univers sera transmuée en une unique intelligence universelle commune lors du « big crunch », avec la possibilité que des « potentiels avancés », qui s’ils existent inversent la cause et l’effet dans le temps, puissent être les moyens qui permettent l’apparition de cette résurrection en avance sur son temps. Ps 104,29-30. La présentation la plus succincte de ces questions que je connaisse est celle de George E. MURPHY, « The Third Article in the Science-Theology Dialogue », un article inédit mis à la disposition de l’auteur. La compréhension actuelle des processus dynamiques peut bien sûr changer – bien qu’il soit

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exemple, quand il y a « vingt pourcents de probabilité qu’il neige », nul ne peut dire si la réalité va choisir la probabilité la plus élevée ; ceci n’est pas une limitation de notre connaissance, car l’amélioration des prévisions météorologiques n’améliorera que la détermination du pourcentage. Parmi la multitude des hypothèses possibles – chacun ayant sa propre probabilité infinitésimale – émanant de l’irradiation et l’agitation de la soupe terrestre prébiotique, l’une d’entre elles était l’apparition de protéines-nucléotides. Personne faisant des prédictions65, aussi informé qu’il ait pu être, n’aurait pu en savoir plus que la simple possibilité et l’énorme improbabilité de cet événement. À l’évidence, les mécanismes de survie décrits par le darwinisme filtrent parfois certaines mutations qui, de fait, apparaissent. Mais aucun principe qui ressemblerait à une loi ne dicte ces apparitions66. Si Dieu n’existait pas, ou s’il existait un Dieu monadique, nous n’aurions alors que décrit le caractère aléatoire des événements créés. Comme l’Esprit existe, en tant qu’un de la Trinité, nous venons de décrire la spontanéité des événements créés. La différence entre considérer comme aléatoires les dynamiques du processus du monde et les considérer comme spontanées n’est peut-être pas significative pour la recherche empirique67, mais elle est décisive pour notre vie dans la création en tant que créature. Si les dynamiques de création relèvent de la spontanéité, alors les événements ne se produisent pas mécaniquement mais volontairement, exactement comme Augustin l’avait dit. Si cette spontanéité est ouverte par l’Esprit alors, quand nous sommes confrontés à un événement réel ou possible, nous sommes confrontés à la liberté de quelqu’un. Et les croyants prétendent connaître ce quelqu’un. En faisant cela, nous n’invoquons pas non plus un « Dieu des interstices ». Nous n’avons pas situé l’opération libératrice de l’Esprit du Christ dans les régions supposées ne pas être couvertes par les descriptions scientifiques ; ce qui est attribué à l’Esprit est une caractéristique universelle du monde, précisément telle qu’elle est décrite scientifiquement68. [44] Par conséquent, pour en venir au domaine religieux, la prière est tout simplement la chose raisonnable à faire. Car le processus du monde est

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difficile de voir quelles pourraient être les alternatives. La théologie ne devrait-elle donc pas éviter d’assumer la science actuelle ? Peut-être, mais ce travail imite plutôt les érudits sacerdotaux qui ont élaboré Genèse 1, qui ont pris un risque, et qui s’en sont assez bien sortis. Même un scientifique omniscient pouvait le faire, aussi longtemps qu’il n’était pas également omnipotent, c’est-à-dire, aussi longtemps que son omniscience n’équivalait pas à ce que la Bible appelle la prescience. Ainsi le darwinisme n’offre aucune explication quant à l’histoire réelle des espèces – un point évident, habituellement oublié ou délibérément obscurci dans l’enseignement public. Nous n’avons, évidemment, aucun moyen de le savoir avant d’essayer la seconde interprétation, peut-être comme guide dans la formation d’hypothèses. Ainsi, concernant l’émergence de la vie, G. E. MURPHY, « The Third Article », art. cit., écrit : « Lorsque nous énonçons la question de cette manière, nous pouvons voir qu’affirmer la participation de l’Esprit dans l’émergence de la vie, une émergence dont la probabilité est faible, n’est pas simplement l’idée d’un dieu des interstices. Cela fait partie d’une croyance globale dans l’activité de la Trinité dans tous les processus naturels et scientifiquement descriptibles. »

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enveloppé dans et déterminé par une liberté à laquelle il est possible de s’adresser. Ce qui nous entoure n’est pas un destin impersonnel et rigide comme le fer, mais une conversation omnipotente à laquelle nous avons accès. Nous pouvons dire, de manière significative et raisonnable : « S’il te plaît, qu’il y ait de la pluie », car la pluie se produira ou ne se produira pas selon une spontanéité avec laquelle il est possible de discuter et même d’argumenter à ce sujet. Et nous pouvons nous adresser avec espoir et confiance, car cette liberté de tous les événements est l’Esprit de Jésus crucifié et ressuscité. Tout au long de la période moderne, les prières d’intercession vigoureuses ont diminué dans l’Église. Ce n’est pas le résultat d’une illumination mais d’une superstition. Ce déclin repose en partie sur une compréhension de Dieu qui fait paraître absurde de dire à Dieu ce qu’il connaît « déjà » concernant nos besoins, ou de s’attendre à ce qu’une demande modifie des déterminations existantes au sein d’une impassibilité immuable ; l’ensemble du premier volume de ce travail s’efforçait de démonter cette doctrine. Dans la mesure où ce déclin repose aussi sur le grossier malentendu des Lumières qui concerne le déterminisme des processus naturels, nous pouvons nous libérer également de cette entrave. Précisément, le cours réel scientifiquement explicable des événements peut et donc doit être théologiquement compris comme une histoire se déroulant au sein de la Liberté divine. Quant aux miracles, le vrai problème n’est donc pas de savoir s’ils sont possibles, mais comment nous pouvons les distinguer des événements en général. Nous pouvons citer un des penseurs fondateurs du catholicisme moderne, Maurice Blondel : « chaque phénomène est un cas singulier et une solution unique […] il n’y a rien de plus sans doute dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires ; mais aussi il n’y a rien de moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miracle. » Que nous soyons, d’une façon brutale, amenés à le voir ainsi relève de l’intention même du miracle69. Thomas d’Aquin l’a formulé ainsi : « Rien ne peut être appelé miracle si on le réfère à la puissance divine70 ». À ce stade, ce que nous pouvons reconnaître c’est que tous les événements réels, dans leur spontanéité, sont « créés immédiatement par Dieu, dans l’harmonie et la proportion71 », l’harmonie découlant du fait que la vie harmonieuse de Dieu lui-même les englobe. Comme souvent dans l’ensemble des réflexions présentes, Jonathan Edwards offre l’intuition décisive. L’ordonnancement de tous les événements réside dans leur cohérence du point de vue de leur adéquation logique et musicale à l’intérieur de la pensée de Dieu les concernant ; les événements qui se trouvent en dehors de l’ordre le plus ordinaire des événements ne diffèrent que parce qu’ils sont « effectués dans la proportion la plus générale, qui n’est pas liée à une proportion particulière, à tel 69 70 71

Maurice BLONDEL, L’Action (1893). Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, PUF, L’Action, 1950, p. 396. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 105, a. 8, p. 863. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 64.

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ou tel être créé, mais avec toute la série des actes [de Dieu] et de ses desseins d’éternité en éternité72. » Ou, pour le dire avec les mots tirés d’une déclaration récente : les miracles « sont des occasions où les régularités normales de la physique sont modifiées par une influence plus importante de ce qui constitue la base sous-jacente de tout être […]. [Cette] modification va montrer les choses finies dans leur vraie relation à leur fondement infini. Ce [45] ne sera pas une rupture arbitraire des lois rationnelles et autonomes. Ainsi, les miracles ont leur propre rationalité interne, que nous ne pourrons, sans doute, percevoir que lorsque la totalité du processus cosmique sera achevée73. » Les événements que nous appelons des miracles sont tout aussi ordonnés que les autres ; pour voir cet ordonnancement, nous devons seulement regarder la place qui est la leur dans l’ensemble de l’histoire de Dieu avec nous, plutôt que dans n’importe quelle partie, plus petite ou abstraite, de celle-ci74. C’est la vérité ultime qui doit être comprise ici : les histoires racontées, par exemple par la physique cosmologique, ou par le récit de l’évolution, ou par des propositions telles que « L’eau descend toujours le long d’une pente », ou par une histoire de l’Angleterre, ou par une histoire religieuse de l’humanité, ne sont pas d’autres histoires que celle du salut, ou même celle de ses présupposés déjà établis, mais plutôt chacune de ces histoire n’est qu’un des aspects abstraits de celle-ci. Si les miracles peuvent être considérés comme des événements qui violent une loi, ce n’est qu’en référence à un tel ordre partiel et subordonné d’événements. De tout cela, il ne s’ensuit pas, bien sûr, que de prétendus miracles se soient effectivement passés.

VI Pour la troisième fois, que signifie : être une créature ? C’est en vertu du rôle trine du Fils que le commandement créateur est une parole ayant un contenu défini. Par conséquent, dans la mesure où les créatures sont déterminées par le rôle du Fils dans la conversation trine, leur être est leur détermination matérielle par la volonté morale de Dieu. C’est sur cette détermination que nous devons maintenant à nouveau nous focaliser aussi précisément que possible. Autrement dit, nous devons interpréter l’être créé exclusivement dans le fait qu’il réponde à ce qui est moralement dit dans la conversation divine qui l’a mandaté. Nous dirons donc : être une créature c’est, du point de vue christologique, être une révélation de la volonté de Dieu. Dans le langage plus dramatique et donc plus 72 73 74

Idem. Keith WARD, God, Chance and Necessity, Oxford, One World, 1996, p. 83. St AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, op. cit., Livre 6, XVIII.29, p. 491 : « Si par contre, lors de la première création des choses, il n’a pas fixé d’avance toutes les causes, mais en a réservé quelques-unes à son libre vouloir, celles qu’il a réservées à son libre vouloir ne dépendent assurément pas de la nécessité des causes qu’il a créées. Toutefois celles qu’il a réservées à son libre vouloir ne peuvent être contraires à celles qu’il a volontairement constituées […]. Les premières, il les a constituées telles que d’elles puisse, mais non doive nécessairement, résulter ce dont elles sont causes ; les secondes, cachées, sont telles que d’elles doive nécessairement résulter ce que Dieu a établi comme un effet possible des premières. »

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précis que nous trouvons chez Luther, être une créature c’est être une « parole créée » par Dieu. Nous n’allons pas procéder ici comme nous l’avons fait dans les deux sections précédentes. La question de la révélation de Dieu dans la création et de notre connaissance de Dieu à partir d’elle a acquis historiquement une telle importance et elle est devenue tellement complexe qu’elle requiert son propre chapitre. La façon dont les créatures sont des paroles qui parlent pour Dieu doit être le fondement de cet autre chapitre, et cette discussion y paraîtra là. Ici, nous n’allons considérer qu’un seul aspect de ce sujet – et peut-être un aspect surprenant au premier abord. Nous avons vu que le Fils, en tant qu’histoire personnelle particulière qu’est Jésus le Fils, en tant que contenu moral de la conversation divine, ce Fils est médiateur entre le Père comme origine et l’Esprit comme libérateur. En d’autres termes, le Fils est le présent spécieux de la vie divine. Mais l’horizon de présence, de ce qui nous est présent à tout moment, est ce que nous appelons l’espace. C’est pourquoi, nous avons dit plus tôt que le Fils « maintient ouvert l’espace » pour que les créatures existent. [46] De même que nous avons commencé avec le temps, nous terminons avec l’espace. Créer, pour Dieu, nous l’avons dit, c’est prendre du temps pour nous. Mais il faut certainement dire également que créer, pour Dieu, c’est faire de la place pour nous75. Simplement pour préserver une certaine symétrie de présentation, nous allons commencer une nouvelle section pour ce sujet.

VII En interprétant la réalité du temps, nous ne pouvions pas éviter le langage de l’espace. Le temps, avons-nous dit, est la place que Dieu fait dans son éternité pour d’autres que lui-même. Mais qu’est-ce que nous voulons dire en parlant de « place » ? La tradition métaphysique a eu tendance à interpréter le temps en termes d’espace, soulignant la nécessité d’utiliser un langage spatial pour parler de temps. Mais évidemment, nous avons aussi besoin d’utiliser un langage temporel pour parler d’espace : un point éloigné se trouve là où nous ne sommes pas maintenant, et où nous pourrons être à l’avenir, et ainsi de suite. La théologie chrétienne doit interpréter la réciprocité signalée par ces phénomènes linguistiques d’une autre manière que celle héritée de la tradition métaphysique. Le temps n’est pas ce qui se passe dans l’espace ; l’espace est l’horizon du temps présent, c’est-à-dire de l’un des aspects du temps, de tout ce qui est là pour nous d’un seul coup76. Augustin n’avait pas remarqué que non seulement 75

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J’espère que ce qui suit va rassurer, au moins en partie, Colin E. GUNTON dont la critique – en grande partie flatteuse – de mon trinitarianisme apparaît dans l’édition révisée de son livre The Promise of Trinitarian Theology, Edinburgh, T. & T. Clark, 19972, p. 118-136. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 8, a. 2, p. 202 : « Le temps est aux choses successives ce que l’espace est aux choses permanentes » Pour une présentation succincte de la différence entre temps et espace, dans les termes de la philosophie contemporaine, voir R. M. GALE, The Language of Time, op. cit., p. 201-212. Très

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l’« avenir du présent » et le « passé du présent » dans la conscience requièrent une « distension » de la conscience, mais qu’il en va de même pour le présent. L’espace est la distension à l’intérieur de laquelle les choses peuvent être là maintenant pour nous. La suppression de certaines distinctions entre le temps et l’espace par la théorie de la relativité – et en fait déjà par les premiers débuts de la science moderne77 – reflète précisément ce fait théologique : Dieu ne crée pas des objets spatiaux qui ensuite se déplacent dans le temps ; il crée des objets spatiotemporels, c’est-à-dire, dans un langage plus précis, il crée des histoires. Nous devons seulement éviter la suggestion proposée par la vulgarisation qui, en appelant le temps une quatrième « dimension », a tendance à utiliser le terme « dimension » dans un sens imagé, effaçant ainsi la distinction entre temps et espace78. Emmanuel Kant analysa l’espace en tant qu’expérience a priori, c’est-à-dire en tant que condition qui nous permet de localiser les objets d’expérience en dehors de nous79, autrement dit de les distinguer de nous-mêmes. Nous pouvons peut-être pousser Kant à dire que l’espace est l’a priori de l’altérité. Jusque-là, cela correspond à notre intuition. [47] Pourtant, ici, comme avec le temps, nos intuitions divergent. Lorsque Kant affirme ensuite que l’espace n’est tout simplement pas « une détermination […] inhérente aux choses elles-mêmes80 », nous ne pouvons que nous détourner de lui et sympathiser avec les penseurs qui se sont demandé ce que Kant pouvait signifier par « choses ». Ce qui, au sujet du temps, correspondait à la fin de la réflexion, peut ici correspondre au début. Le temps, nous l’avions vu, ne peut être interprété de façon satisfaisante qu’en tant que « distension » dans la vie de Dieu. Si l’espace est l’horizon temporel du temps présent, il doit être interprété comme une caractéristique de cette même distension. Par conséquent, si l’espace est la forme de conscience qui permet de distinguer une autre réalité que soi-même, il faut affirmer que cette distinction est d’abord faite par Dieu. Dieu ouvre l’altérité entre lui et nous, et donc il y a une place présente pour nous. Nous avons déjà affirmé que, et argumenté pourquoi, ceux qui sont intégrés comme participants de la vie divine ne deviennent pas pour autant des personnes de cette vie. On pourrait dire que l’espace est la forme de l’expérience que Dieu a de cette altérité, une expérience bien sûr qui la rend possible. Ce n’est donc pas simplement à cause des limites de notre finitude que nous imaginons inévitablement Dieu comme étant « au-delà » ou « au-dessus » de nous, utilisant

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succincte, en effet : « Il n’existe pas de champ de vision temporelle correspondant au champ de vision spatiale, car les événements qui sont plus tôt et plus tard l’un par rapport à l’autre, par définition ne coexistent pas. » Lorsque les théoriciens commencèrent à mettre des quantités temporelles dans des formules et des équations afin qu’elles puissent être, comme les quantités spatiales, élevées au carré ou divisées ou manipulées d’une façon ou d’une autre. Comme, bien sûr, la cosmologie quantique semble le faire actuellement. Par exemple, E. KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 63-64. Ibid., p. 63.

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ce que nous sommes susceptibles d’appeler de façon erronée des « métaphores » ou de « simples » images ; c’est tout simplement l’inverse du fait que, pour Dieu, nous sommes au-delà. Une ancienne maxime dit que Dieu « est […] lui-même son propre lieu81. » Cette maxime n’a de sens que si Dieu établit un autre que lui-même dont il est à distance, de sorte qu’il est lui-même un espace ; autrement dit, s’il existe des créatures. Puisqu’il existe, de fait, des créatures, leur altérité par rapport à Dieu établit que Dieu est un lieu, et que la création est spatialement déterminée comme n’étant pas en ce lieu. Dieu est un lieu et les créatures un autre. Un espace créé n’existe que de cette manière. Aujourd’hui, nous pensons à l’espace d’abord en tant qu’extension dans laquelle les créatures se distinguent les unes des autres. Dans ce cas, l’espace est expérimenté comme un aspect de l’architecture de l’univers : un système, objectivement donné, de coordonnées à trois dimensions dans lequel je suis situé au point (x1, y1, z1), vous au point (x1, y1, z2), et ainsi de suite82. Un dilemme apparaît ici, similaire à celui qui caractérisait notre intuition du temps : nous voulons que l’espace soit à la fois un a priori de la conscience et une sorte de récipient dans lequel nous et toutes nos consciences doivent se trouver. La solution a été anticipée : l’espace peut être à la fois un a priori de notre conscience et une structure au sein de laquelle nous nous situons nous-mêmes, parce que l’espace est un aspect de la vie consciente et enveloppante de Dieu. S’il n’y avait qu’un seul point, c’est-à-dire s’il n’y avait pas d’espace, la multiplicité et la variété de l’univers seraient des illusions. Mais l’univers ne pourrait être aussi simple que s’il n’était pas, en fin de compte, différent de l’unique Origine, que si la possibilité émanationniste était réelle. La grande devise des Upanishad : « Vous êtes cela », où n’importe quel « vous » et n’importe quel « cela » peuvent satisfaire ces variables, identifie tous les êtres créés les uns avec les autres, parce qu’il les identifie tous avec le divin. Cette menace est surmontée par le fait que Dieu nous établit comme autre [48] que luimême, et que notre demeure en lui a comme dimension présente le fait d’être séparé. Nous pouvons maintenant recourir à la médiation de la création par le Fils. L’amour du Père pour le Fils est, nous l’avons vu, la possibilité de la création. Dans la mesure où être une créature c’est être autre que Dieu, nous pouvons dire que l’amour du Père pour le Fils, comme un autre que lui, est la possibilité de l’altérité de la création vis-à-vis de Dieu. Et le consentement du Fils à être autre que Dieu est la condition de la réalisation de cette possibilité83. En outre, maintenant nous voyons également pourquoi nous devions dire que le temps était la « place » que Dieu a faite pour nous dans sa vie : si Dieu ne nous avait 81 82

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J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, op. cit., 13 (I,13), p. 209. Évidemment, nous pouvons générer mathématiquement des « espaces » avec autant de dimensions que nous le désirons. Mais à l’exception de ce système-là de coordonnées, nous ne pouvons pas les relier à notre expérience. Parmi les théologiens contemporains, voir particulièrement W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 35-68.

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pas établis comme autre que lui-même, s’il n’avait pas fait de la place entre lui et nous, le temps tout entier serait simplement son temps, et il n’existerait aucune possibilité de « demeurer » en lui. Pour finir, nous devons nous interroger sur la relation qui existe entre Dieu et l’espace qu’il crée à notre intention. Dieu est son propre lieu. Quelle est donc la relation entre Dieu, en tant qu’il est son propre lieu, et l’espace qu’il crée dans le temps pour des créatures ? S’il n’est pas un Dieu absent, déiste, il doit être présent à ses créatures dans leur propre espace. Comment est-ce possible ? Selon Thomas d’Aquin, « là où un être opère, là il est », du moins dans le sens où « là » est approprié84. Dans le cas des personnes, Thomas le déploie en présence « par puissance » et présence « à » la conscience. Et dans le cas de la personne Dieu, celui-ci est présent à toutes créatures « par sa puissance parce que tout est soumis à son pouvoir » et il est aussi présent à toutes créatures « parce que tout est à découvert et comme à nu devant ses yeux85. » Dans son enseignement, Thomas exploite une analogie assez directe : il existe un sens ordinaire pour lequel mon espace est la présence déployée devant moi lorsque j’effectue n’importe quelle tâche ou lorsque j’entre en conversation avec une personne ou un groupe ; l’espace est la place qui est alors à disposition de mon action, et qui, pour des raisons liées à cette action, s’ouvre à mon appréhension immédiate. De la même manière, la création est un lieu ouvert à Dieu ; la distance qu’il met entre lui et nous est notre emplacement devant lui en tant qu’objet de sa volonté et sa connaissance. Et, pour en revenir au Damascène, au sein de la création « on appelle “lieu de Dieu” celui qui participe davantage à son activité et à sa grâce86. »

VIII Pour finir, nous devons prendre note de deux faits. L’un est la matière qui investit et définit l’espace. L’autre est la conscience qui n’investit aucun espace, mais qui néanmoins se manifeste dans le temps et donc se trouve dans l’espace ; dans le cas de Dieu, comme l’espace qu’il est pour lui-même. À propos de la matière, nous pouvons faire appel à Edwards une dernière fois dans ce contexte pour les intuitions nécessaires87. Ayant éliminé les « substances » matérielles, Edwards est libre d’assimiler [49] le « corps » avec la solidité ou la « résistance » qui résulte de « l’exercice immédiat de la puissance de Dieu, provoquant une résistance indéfinie dans le lieu où elle s’exerce88. » Le mouvement uniforme est alors « la communication de cette résistance d’une partie de l’espace à l’autre, successivement89 » ; le mouvement accéléré, la gravitation, est essentiellement le même phénomène que la solidité. Ainsi, la matière est constituée en harmonie avec l’ordonnancement spatiale de 84 85 86 87 88 89

Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 8, a. 1, p. 202. Ibid., vol. I, I, q. 8, a. 3, p. 204. J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, op. cit., 13 (I,13), p. 211. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 26-32. J. EDWARDS, Scientific and Philosophical Writings, op. cit., 215. Ibid., 216.

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La Création

Dieu par le fait qu’il sépare dynamiquement les créatures d’avec lui-même et les unes des autres. Toute création du Dieu trine, quelque différente qu’elle puisse être de la création réelle, devrait être matérielle d’une façon ou d’une autre. C’est-à-dire qu’en elle, les créatures seraient disponibles les unes pour les autres, comme étant différentes les unes des autres, dans une structure de relations définie par le commandement de Dieu. Nous devons le noter, en particulier pour préparer la dernière partie de ce travail, car le nouveau ciel et la nouvelle terre seront aussi des créatures de Dieu. En ce qui concerne la conscience, cela paraît tellement évident que, parfois, cela peut se révéler être un casse-tête. Mais il n’y a rien à résoudre : nous ne pouvons et ne devrions pas essayer de définir ou d’analyser la conscience, parce que nous la connaissons mieux que ce par quoi nous pourrions essayer de l’expliquer. Ainsi, le fait même de la conscience est similaire à celui de l’être, à celui d’une pure donation. C’est le moment – instable et presque irrésistiblement trompeur – de vérité dans les idéalismes modernes : être donné, c’est nécessairement être donné à une conscience, ou être cette conscience. Nous pouvons peut-être atténuer une partie de cette tentation. Si être est une conversation, alors la conscience est le simple fait d’être un des pôles d’une certaine communication personnelle. Ce n’est pas une définition ni une conséquence parce qu’elle est circulaire. Ou bien nous pouvons dire : la « conscience » est juste une étiquette, quelque peu trompeuse, pour le simple fait d’être une personne ; et à ce fait nous allons bientôt consacrer un chapitre entier. Assurément, la conscience ne peut être dérivée de quelque chose d’autre, comme des idéologues scientistes ont décrété qu’elle devait l’être. Les formules biologiques – ou chimiques ou physiques –ne peuvent l’« expliquer » puisqu’elle n’apparaît dans aucune des variables que ces formules utilisent90 : toutes les tentatives de « réduire » le fait de la conscience à des événements neurologiques ou biologiques ou chimiques, ne sont que de simples maladresses logiques d’un genre particulièrement grossier. À partir de ces deux paragraphes, nous allons donc tout simplement supposer – comme d’ailleurs nous l’avons déjà fait – que Dieu et nous, et toute autre créature que Dieu pourrait nommer, sommes des consciences, et que nous savons ce que nous entendons par là en disant cela.

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K. WARD, God, Chance and Necessity, op. cit., p. 147, a sûrement raison. Citant l’idéologue darwinien Richard Dawkins selon lequel la conscience est « le mystère le plus profond auquel la biologie doit faire face », il répond : « c’est plus que cela […] c’est un mystère que la biologie ne pourra jamais résoudre, parce que ce n’est pas un mystère biologique. »

Partie 5 - Les Créatures

Chapitre 18. L’image de Dieu I [53] Une attention toute particulière – trois chapitres lui seront en effet consacrés – doit être portée maintenant à cette créature étrange qui apparaît à la fin du récit sacerdotal de la création et qui est l’objet principal du récit jahviste qui suit. La tradition a fait de l’expression « image de Dieu » une rubrique globale sous laquelle le caractère unique de cette créature est discuté. On peut citer, par exemple, Johann Gerhard, le scolastique luthérien classique : « L’homme est fait à l’image et à la ressemblance1 de Dieu, ce qui le distingue de toutes les autres créatures corporelles2. » On pourrait souhaiter que cette fonction globale ait été attribuée à une autre notion, mais ce choix est trop enraciné dans la tradition pour être maintenant changé. Ce fut l’appropriation générale par les Pères de la métaphysique de l’« image » de l’Antiquité tardive qui les conduisit à donner une telle portée au langage qui apparaît effectivement dans les Écritures, mais qui n’y joue qu’un rôle assez mineur3. Les spéculations de l’Antiquité commencèrent avec la question de l’esthétique, où l’« image » désigne la relation d’une œuvre d’art à son archétype. Comme indiqué précédemment, être une image ne signifie pas être l’archétype, ni être autre chose que l’archétype : la statue d’un dieu n’est pas le dieu en personne4, cependant [54] elle n’est pas simplement autre chose que le dieu. C’est pourquoi la relation esthétique d’imitation entre un prototype et un ectype est considérée comme étant une médiation entre ce qui relève de l’être et ce qui ne relève pas de l’être, une relation dont on fait l’expérience la plus évidente dans un culte ; le besoin religieux désespéré de l’Antiquité tardive pour de telles médiations a fait peser sur cette notion un joug métaphysique très lourd. L’écart entre la divinité purement atemporelle et la simple temporalité devait être comblé par des entités qui, en tant qu’images de la divinité, ne sont ni tout à fait atemporelles ni simplement temporelles ; elles ne sont ni l’être luimême, ni simplement un non-être, mais précisément la visibilité temporelle de l’atemporalité5. 1

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4 5

La question de savoir si les termes « image » et « ressemblance » doivent être distingués dans le passage cité de la Genèse et, dans ce cas, si cette distinction a un quelconque poids théologique, est un sujet controversé entre et au sein des positions « catholique » et « protestantes », positions que je vais relativiser sous peu. Par conséquent nous n’aurons pas besoin de nous en préoccuper par la suite. Johann GERHARD, Loci theologici (l610), ii.8.13. Dans le Nouveau Testament, les passages plus ou moins pertinents où le terme eikon est mentionné sont Rm 8,29 ; 1 Co 11,7 ; 15,49 ; 2 Co 3,18 ; Col 3,10 ; dans aucun de ces passages, eikon n’est irremplaçable. Dans l’Ancien Testament, il n’y a que le passage de la Genèse, même si, évidemment, il est central pour l’anthropologie biblique, sans parler de son langage. Évidemment, cela était dû en partie au fait que les anciens dieux n’étaient personnellement pas fiables. Le fondement de cette métaphysique se trouve chez PLATON, République, 505–604 ; Timée, 28-29C ; Cratyle, 430E–431D. Pour son développement au sein de la philosophie, voir Hans

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Les Créatures

Origène construisit le premier système paradigmatique chrétien pour exploiter pleinement le concept d’une médiation par image6. Il envisagea une chaîne de médiations : le Logos est l’Image du Père ; les autres êtres spirituels – y compris les âmes humaines et y compris l’âme salvatrice de Jésus – sont des images de l’Image7 ; en fin de compte, même les corps peuvent être des images des âmes8. La chaîne des images transmet l’être et la révélation à partir de Dieu vers le bas, et au retour rend possible une connaissance de Dieu et un amour pour Dieu. La vision d’Origène est magnifique. Elle peut être transposée de la métaphysique des êtres atemporels au sein de laquelle elle a été conçue, mais son application au passage de la Genèse a eu tendance à fausser la compréhension de ce passage : que nous soyons créés « à l’image de Dieu » a été interprété comme signifiant que nous ressemblons à Dieu, d’une manière analogue à la relation esthétique entre l’image et l’archétype9. Pour l’humanité, la question concernant son état spécifique de créature devient alors : en quoi ressemblons-nous à Dieu, à l’encontre des autres créatures ? Quelles caractéristiques partageons-nous – bien sûr par analogie – avec Dieu que d’autres créatures ne partagent pas avec nous et qui constituent ainsi une ressemblance à Dieu qui nous différencie des autres créatures ? À cette question, la tradition a répondu : « Nous ressemblons à Dieu en étant des sujets personnels comme lui. » Et si c’est vraiment cette question qu’il faut se poser, cette réponse doit sûrement être la réponse générale à apporter, quelle que soit la signification du passage de la Genèse. Ainsi Thomas d’Aquin : « c’est dans la seule créature dotée de raison que la ressemblance de Dieu se trouve par mode d’image […] Ce qui met la créature dotée de raison au-dessus des autres créatures, c’est l’intelligence ou esprit10. » Nous allons effectivement consacrer un chapitre entier au fait remarquable que Dieu et nous sommes personnels. Cependant, c’est une façon biaisée de s’interroger sur la nature unique de l’homme. Le biais est signalé par un dilemme que révèle la réponse traditionnelle. Le fait que la subjectivité se manifeste indissociablement en puissance et en acte nous oblige à nous demander : ressemblons-nous à Dieu par le simple fait de la subjectivité ou par les qualités [55] qui satisfont cette subjectivité ? Autrement dit, ressemblons-nous à Dieu par l’intelligence ou par la connaissance et la sagesse ? Par la possession d’une volonté ou par des vertus ? Par la capacité de juger ou par de justes jugements ? Aucune de ces

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WILLMS, EIKWN: Eine Begriffsgeschichtliche Untersuchung zum Platonismus, republié dans : Philo of Alexandria: Four Studies, New York, Garland, 1987. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, The Knowledge of Things Hoped For, op. cit., p. 29-37, qui contient les références détaillées concernant aux textes. Par ex. ORIGENE, Commentaire sur saint Jean, II.2-3. Par ex. ORIGENE, Commentaire sur l’Évangile selon saint Matthieu, XVI.20. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 93, a. 1, p. 794 : « on trouve chez l’homme une certaine ressemblance de Dieu… qui dérive de Dieu comme de son modèle ». Ibid., t. 1, q. 93, a. 6, p. 799.

L’image de Dieu

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réponses ne s’avère pleinement satisfaisante. La théologie catholique a eu tendance à privilégier la première réponse, la théologie de la Réforme la seconde11. Gerhard décrit ainsi cette différence : « Beaucoup d’anciens théologiens […] réfèrent “l’image de Dieu…ˮ à certaines facultés essentielles de l’âme, comme l’esprit, la volonté, la mémoire, etc.12 », alors que lui-même et ses collègues soutiennent que « l’image de Dieu dans le premier humain consistait en l’accomplissement de la justice et de la sainteté13. » La question est certainement indécidable. Si nous donnons la réponse catholique, il semble que les démons eux-mêmes doivent être à l’image de Dieu14 ; si nous donnons la réponse de la Réforme, il semble que l’humanité déchue, ayant perdu la justice parfaite, doit être maintenant, au mieux, partiellement humaine15 – notez le verbe au passé dans la citation de Gerhard. Des combinaisons ou des amendements plus précis de ces solutions n’ont pas résolu ce dilemme. Ce problème n’est pas imposé par l’enseignement des Écritures concernant la création. Là, en effet, Dieu a créé l’homme « presque un dieu16 : tu le couronnes de gloire et d’éclat17. » Mais il n’est suggéré nulle part que ce rang et cette gloire consistent en une supériorité de capacité ou de performance. Au contraire, le 11

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Cette différence décrit assez bien la situation générale. On peut cependant douter que les penseurs exigeants qui se trouvent dans chaque camp s’en contentent pour décrire précisément leur position. Ainsi Thomas d’Aquin enseignait dans la Somme Théologique que la manière dont la nature humaine était à l’origine « bonne » avait trois aspects. Premièrement, les propriétés inhérentes à la nature humaine sont bonnes. Deuxièmement, la personne humaine a « une inclination naturelle à la vertu. » (Vol. II, I-II, q. 85, a. 2, p. 535) Troisièmement, il y avait le don d’une « justice originelle dans laquelle fut créé le premier homme […] [qui] était un don accordé par Dieu à toute la nature. » (Vol. I, I, q. 100, a. 1, p. 830) La chute n’a pas affecté le premier aspect, et elle a effacé le troisième. Le second, cependant, est affaibli mais pas annulé. Autrement dit, il y a un désir pour le bien qui est connaturel simultanément aux capacités purement naturelles de l’homme, dans la mesure où cette nature subsiste dans la créature réelle, et aux vertus dans lesquelles ces capacités s’accomplissent. La discussion concernant tout cet ensemble complexe va suivre. J. GERHARD, Loci theologici, op. cit., ii.8.16. Ibid., ii.8.36. M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, § 46 [passage non traduit dans l’édition française, NdT] : « Si c’est simplement ces capacités qui sont l’image de Dieu, alors il s’ensuit que Satan a été créé à l’image de Dieu. » La propre formulation de Luther, ibid., § 47, p. 72, est certainement coupable à cet égard : « Voici donc comment je comprends l’image de Dieu : c’est qu’Adam la possédait en sa propre substance ; c’est non seulement qu’il connaissait Dieu et croyait en sa bonté mais encore qu’il vivait d’une vie divine, sans craindre la mort ni aucun péril, content de la grâce de Dieu. » Il n’y a probablement aucun élément dans cette description qui convient bien à l’humanité déchue. En effet, dans un renversement des plus ironiques, l’identification de l’image de Dieu avec une justice réelle exerça une forte pression sur les théologiens scolastiques de la Réforme dans la direction d’un véritable semi-pélagianisme. S’ils ne voulaient pas affirmer que l’image, et donc notre humanité spécifique, a tout simplement disparu, alors ils devaient établir l’existence d’une justice réelle continue chez les humains déchus même avant la justification. Ici, les diverses traductions, aussi évasives soient-elles, sont certainement correctes. Ps 8,6.

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Les Créatures

psalmiste que nous venons de citer est un naturaliste moralisant qui a contemplé la création dans son ensemble et s’est demandé : « Que sont ces humains pour que tu y soies attentif ? » En conséquence, le couronnement de l’humanité qui l’amène à « régner sur les œuvres de tes mains » apparaît dans le psaume comme un cadeau qui n’est pas prévisible par la simple observation des caractéristiques de l’humanité18.

II [56] À l’évidence, nous devons reprendre en partie la question de la particularité de l’humanité parmi les créatures. Mais nous n’osons pas l’abandonner, ni même son lien historique avec la réflexion grecque – du moins pas dans des cultures issues de cette réflexion. La théologie des Grecs reçut un de ses thèmes directeurs lorsque Socrate commença à réfléchir non sur le monde mais sur lui-même, poussé par l’inquiétude de savoir s’il était « une bête plus complexe et plus fumante d’orgueil que Typhon […] un animal plus paisible et plus simple, qui participe naturellement à une destinée divine19 ». La personne humaine, pensait Socrate, est soit d’une certaine manière conçue pour l’éternité, soit, si elle est un être purement temporel, singulièrement mal conçue pour sa situation, une mauvaise blague ontologique. Ce fut peut-être le regard porté sur ces possibilités négatives qui, plus que toute autre chose, a rapproché l’Évangile et la réflexion grecque l’un de l’autre. Car Israël s’était également penché sur l’abîme du nihilisme anthropologique : « Qui connaît le souffle des fils d’Adam qui monte, lui, vers le haut, tandis que le souffle des bêtes descend vers le bas ?20 » En Israël, une telle interrogation est née de l’idée d’une possible réponse négative à la question d’Ézéchiel. Si la vie humaine est différente, comme l’envisageait Israël, mais qu’aucune résurrection ne soit prévue, alors il faut finalement reconnaître que « tout est vanité », car pour les morts « il n’y a plus de rétribution, puisque leur souvenir est oublié », et que « tout est pareil pour tous, un sort identique échoit au juste et au méchant ». Un livre entier des Écritures d’Israël est consacré à sonder ce nihilisme avec une profondeur et une délectation par rapport auxquelles les efforts modernes et postmodernes semblent pusillanimes21 ; le dernier conseil donné est de s’amuser tandis que l’on vit et de ne pas se casser la tête avec des désirs, car « un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort22. » L’auteur de l’Ecclésiaste s’est résigné. Au contraire, Job revient à la charge avec ses attaques contre Dieu : « Une nuée se dissipe et s’en va : voilà celui qui descend aux enfers pour n’en plus remonter ! […] 18 19 20 21 22

Ps 8,5. PLATON, Phèdre, in Œuvres Complètes, Luc Brisson (dir.), Paris, Flammarion, 2008, 230A, p. 1245. Qo 3,21. Avec une seule note se référant à l’Ecclésiaste, Nietzsche aurait pu nous éviter pas mal de sa rhétorique. Qo 9,1-5.

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Qu’est-ce qu’un mortel pour en faire si grand cas ? […] Quand cesseras-tu de m’épier ? […] Ai-je péché ? Qu’est-ce que cela te fait, espion de l’homme ?23 » Y a-t-il une différence entre les humains et les autres animaux qui ont un statut ontologique ? C’est-à-dire, y a-t-il des raisons, fondées dans la réalité, pour avoir des espoirs différents les uns envers les autres de ceux que nous avons envers les bêtes des champs ? Et donc pour traiter les uns et les autres selon des normes différentes ? Sur terre, notre espèce semble être la seule qui soit composée de bipèdes sans plumes24, et elle semble aussi avoir certaines capacités neurologiques qui ne se trouvent pas ailleurs, bien que cela ne soit pas certain. Des distinctions de cette sorte sont-elles les seules qui existent ? Évidemment, on insiste parfois lourdement, dans l’Antiquité tardive comme à la fin de l’époque moderne, sur le fait que nous n’avons pas besoin – et, en effet, nous ne devrions pas – de normes différentes pour nous traiter les uns les autres, et pour traiter d’autres animaux. Mais traiter d’autres animaux comme [57] des humains revient à traiter les humains comme d’autres animaux ; et dans ce siècle, nous avons vu comment cela fonctionnait dans la réalité. Le nihilisme anthropologique, qui peut sembler relativement inoffensif dans des manifestations puériles, comme le mouvement « des droits des animaux », a été appliqué dans des pratiques adultes terrifiantes. Les nationaux-socialistes allemands pensaient qu’il était scientifiquement établi que la souche juive dégradait le groupe génétique européen. Chercher à éradiquer les menaces qui pèsent sur l’avenir génétique de son troupeau humain est ce que tout agriculteur responsable ferait en se basant sur de telles informations. Ils étaient, en effet, tout à fait explicites dans leur description du patrimoine génétique humain, comme étant celui d’un troupeau à améliorer génétiquement ; en outre, l’holocauste des Juifs fut organisé sur la base d’un programme précédemment établi d’eugénisme positif et négatif qui, en ce qui concerne son mode négatif, avait été dirigé contre des éléments déficients appartenant indubitablement à l’ethnie aryenne. Nous devons également nous rappeler que le genre de science qui a obtenu ces résultats était également pratiqué en Angleterre, en Scandinavie, en Italie et aux États-Unis, ayant pour conséquence, par exemple, l’organisation de l’American Planned Parenthood et de programmes scandinaves de stérilisation eugénique mandatés par l’État. Les estimations génétiques des nazis étaient étrangement erronées. Mais supposons que cela n’ait pas été le cas, et supposons qu’il ait été établi, avec le genre de certitude approprié à cette science, que les Juifs – ou les Norvégiens ou les Bantous ou les habitants de certaines îles – sont en moyenne inférieurs du point de vue de leurs capacités intellectuelles et culturelles, comme pourrait très bien l’être une souche relativement isolée de l’homo sapiens, le programme nazi serait-il alors justifié ? Et s’il avait été exécuté moins cruellement que par les nazis ? Et si l’on avait tout simplement empêché la souche indésirable de se reproduire ? 23 24

Job 7,9-21. C’est l’exemple fameux de Bertrand Russel, dont je n’ai pas recherché la référence.

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Les Créatures

De même, nous ne pouvons pas supposer que le nihilisme anthropologique des nazis soit une exception. Les universités occidentales et les forums populaires ont été récemment dominés par des nihilismes théoriques qui sont les frères et sœurs, d’un point de vue historique et conceptuel, de l’idéologie nazie25. Quant à notre pratique les uns envers les autres, l’Europe et l’Amérique du Nord n’ont fait que remplacer la planification rationaliste des nazis par un sentimentalisme individualiste – ou peut-être plus probablement ont-ils caché celle-ci sous celui-là, car il faut noter à quel point les résultats des exterminations justifiées sentimentalement sont les mêmes que ceux qui résulteraient des préjugés, ethniques ou de classe, des exterminateurs. L’avortement sur demande est déjà établi en Amérique et dans certaines parties de l’Europe – et il est même obligatoire dans la Chine post-civilisée – et l’euthanasie et l’infanticide sur demande feront apparemment bientôt leur apparition. Ces exterminations servent les intérêts individuels26 des exterminateurs – l’individualisme est le plus remarquable lorsque les exterminateurs sont simultanément les exterminés – et ils sont justifiés par des sentiments [58] envers l’infériorité prévisible de la vie des exterminés ou la supériorité des droits des exterminateurs. De même que nous éliminons des chevaux estropiés, de même nous tuons des enfants nés ou à naître dont les mères, quelles que soient leurs motivations, ne pensent pas qu’elles devraient les élever, ou des personnes âgées qui ont perdu tout espoir et qui sont à la charge du système ou de leur famille, ou des victimes de traumatisme plongées dans un coma décourageant, ou tout simplement des personnes qui souffrent tellement qu’elles ne le supportent plus ou que nous ne voulons plus voir souffrir. Et il n’y a aucune raison de ne pas le faire, s’il n’y a pas de différence ontologique entre les humains et les animaux27. La Grèce avait trouvé une dignité humaine unique dans la libération des déterminismes naturels, une libération accessible aux citoyens de la cité – excluant par la même occasion, bien sûr, ceux qui n’avaient qu’une fonction économique, autrement dit à cette époque les femmes, les serviteurs et les enfants qui pouvaient donc être raisonnablement avortés ou éliminés à volonté28. Mais déjà à l’époque de Socrate, les cités libres de la Grèce se désintégraient et la terrible question se profilait : et si, tous, nous n’étions, intrinsèquement, pas différents des femmes et des enfants ? Beaucoup saluèrent le nouvel Évangile précisément pour cette raison ; son annonce de la résurrection, qui avait répondu 25

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Martin Heidegger est le grand précurseur de tous les mouvements déconstructionistes francoaméricains, ainsi que des mouvements équivalents ; son ralliement au National Socialisme n’était en aucun cas étranger à sa philosophie. À ce sujet, voir John MILBANK, Théologie et théorie sociale : Au-delà de la raison séculière, trad. Pascale Robin, Paris, Cerf, 2010, p. 433533. Sauf, bien sûr, lorsqu’il s’agit des idéologues du contrôle des populations ; avec eux, nous sommes revenus au temps des nazis. Il est à noter que ce sont précisément les sociétés occidentales les plus sécularisées, les PaysBas et le Nord-Ouest des États-Unis, qui promeuvent l’euthanasie, le suicide assisté, etc. – de même pour l’acceptation de l’abus de drogue et de la prostitution. À nouveau, voir J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 535-617.

L’image de Dieu

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à la version juive du désespoir anthropologique, créait une nouvelle communauté dans laquelle l’espérance de la Grèce pour la liberté pouvait également renaître, en incluant notamment ceux qui avaient été précédemment exclus29. Contre la menace du nihilisme anthropologique, les héritiers déçus d’Athènes pouvaient trouver une nouvelle espérance à Jérusalem.

III L’enseignement traditionnel concernant l’image de Dieu, qu’il soit une variante catholique ou protestante, est correct lorsqu’il considère le caractère unique de l’humanité dans sa relation particulière avec Dieu ; aucune autre affirmation concernant le caractère unique de l’être humain n’est susceptible d’être maintenue longtemps. Les difficultés apparaissent lorsqu’on ne conçoit pas la relation spécifique de l’humanité à Dieu comme étant elle-même notre caractère unique, mais que l’on cherche plutôt un ensemble de qualités que nous sommes censés posséder et que les autres créatures n’ont pas, et dont on affirme qu’elles ressemblent à quelque chose qui est en Dieu afin d’établir cette relation. Dans la Genèse, la particularité attribuée à l’humanité est la relation spécifique à Dieu en tant que telle. Si nous essayons de chercher, dans la créature humaine, certaines caractéristiques pouvant être appelées l’image de Dieu, cela ne peut être que notre position dans cette relation. Comme cette relation est l’événement d’une parole qui nous est adressée, notre position consiste dans le fait de répondre. En d’autres termes, notre spécificité par rapport à celle des animaux est que nous sommes ceux auxquels s’adresse la parole morale de Dieu et à qui il est donné de répondre – c’est-à-dire que nous sommes [59] appelés à prier. Si on veut, l’étrange créature du sixième jour peut, après tout, être cataloguée ainsi : nous sommes des animaux priants30. Que nous ayons l’aptitude à entendre et à parler est bien sûr nécessaire pour que cette conversation ait lieu, mais cela ne devrait pas être considéré comme étant en soi la spécificité humaine – et, en effet, qui sait combien de créatures la possèdent ? Pour prévenir les objections qui viendront à l’esprit, il convient de noter que les blasphèmes, les oreilles délibérément fermées, les serments stupides, les décisions d’éviter la prière, et ainsi de suite, sont tous à leur manière perverse des prières, de même que les innombrables prières des religions qui se trompent de destinataire. Il convient également de noter qu’aucune réponse n’est simultanée avec la parole adressée à laquelle elle répond ; même si la réponse de certains ne vient qu’au Jugement dernier et qu’elle soit : « Dieu, sois maudit », en cela même ils sont humains. En outre, le plus important est que, selon cette conception, l’image de Dieu n’est pas une possession individuelle. En effet, les paroles précises par lesquelles 29 30

Voir la formule baptismale rapportée en Ga 3,28. Pour un développement de cette notion dans le contexte spécifique de la question de l’évolution humaine, voir Robert W. JENSON, « The Praying Animal », in ID., Essays in Theology of Culture, Grand Rapids, Eerdmans, 1995, p. 117-131.

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Les Créatures

Dieu entame sa conversation avec nous commencent matériellement avec la fondation de la communauté humaine dans le désir hétérosexuel et la reproduction31, et avec l’établissement d’une cité fondamentalement humaine32 ; ce seront les sujets du prochain chapitre. La parole même qui nous crée humain fonde notre capacité de relation, et c’est pourquoi nous ne pouvons répondre qu’ensemble ; la prière est fondamentalement collective. Qui donc étaient Adam et Eve ? Ils étaient le premier groupe d’hominidés à utiliser, avec l’aide de n’importe quelle forme de religion ou de langage, des expressions que nous pourrions traduire par « Dieu » énoncées au vocatif, c’està-dire sur le mode de l’interpellation. La théologie n’a nul besoin de prendre part à l’effort soucieux de fixer les marques morphologiques distinguant les préhumains des humains, au cours de l’évolution. S’il n’y a aucune différence ontologique entre nous et nos géniteurs hominidés, cet effort est inutile ; s’il y en a, la division peut ne pas coïncider avec l’apparition de notre espèce. Nous devons également ne pas être induits en erreur par l’habitude qui consiste à se référer à la prière comme s’il s’agissait simplement d’une question linguistique. Nous répondons à la parole que Dieu nous adresse non seulement par le langage, mais également à l’aide d’un large répertoire de gestes et d’objets. Augustin a analysé les actions rituelles avec une formule devenue décisive pour la théologie occidentale : « la parole s’ajoute à l’élément matériel et il se fait un sacrement, qui est aussi lui-même comme une parole visible33. » Dans ce dicton, Augustin ne fait explicitement référence qu’au « sacrement », la parole rituelle que Dieu nous destine. Mais son analyse s’applique aussi à l’« offrande », la parole rituelle que nous adressons à Dieu. La vie de l’humanité devant Dieu est une antiphonie qui alterne la parole de Dieu pour nous et notre parole à Dieu ; l’antiphonie toute entière est à la fois audible et « visible ». [60] Dans ce travail, nous utiliserons – et cet usage peut ne pas coïncider entièrement avec celui d’Augustin, et nous allons saisir cette occasion pour le définir – l’expression paroles « audibles » dans le sens de phrases exprimées dans un langage, c’est-à-dire de signes organisés par des règles syntaxiques et sémantiques connues ou connaissables. Dans le contexte immédiat, l’idée est qu’on peut remplacer ces signes suivant les règles du langage : « Jones est sage » peut être remplacé sans appauvrissement par « Jones q », si nous précisons simplement la définition suivante : « q = est sage ». Ainsi, le corps du signe, la simple marque ou le simple son qui constitue ce signe, n’est pas indispensable et peut être éliminé au moyen d’une traduction qui doit se faire dans le même langage naturel. Il est commode de parler de signe linguistique 31 32

33

Ge 1,28. Avec l’« arbre de la connaissance du bien et du mal », selon M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 79, p. 107, « l’Église est instituée auparavant [par rapport aux structure sociales] […] c’est que Dieu entend montrer ostensiblement que l’homme est créé pour une autre fin que le reste du monde animé. » À ce propos et au sujet de cette exégèse étrange, en apparence seulement, voir le prochain chapitre. Saint AUGUSTIN, Homélies sur l’évangile de saint Jean, in Œuvres de Saint Augustin, BA 74B, trad. M.-F. Berrouard, Paris Desclée de Brouwer, 1997, LXXX, iii, p. 77.

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sonore, quelle que soit la sorte d’éléments parfois utilisés, car notre capacité à générer des sons avec une grande liberté de modulation34 en fait les artefacts les plus immédiatement disponibles pour cette utilisation. Il existe, cependant, de nombreux et puissants signes qui ne sont pas des éléments d’un langage, qui ne sont pas régis par des règles de manière à être remplaçables par simple traduction : les processions, les poignées de main, les coupes de mariage, le sang des bêtes abattues, les images, les caresses sexuelles, etc. Ils sont vus, touchés, goûtés, sentis et bien sûr aussi entendus. Leur caractéristique commune est leur pure donation, le fait d’être irremplaçables en tant qu’objets à part entière, autrement dit leur altérité vis-à-vis de nous, leur spatialité telle que nous l’avons discutée précédemment. Ainsi, lors du baptême, les bénédictions prononcées pénètrent la conscience des participants sans qu’il y ait de perte ; il n’en est pas de même de l’eau qui persiste dans son externalité. Il est naturel de qualifier de visibles de tels signes, quels que soient les sens qu’ils affectent, car la vue est notre sens principal en ce qui concerne l’espace35. Par conséquent, c’est par sa « visibilité » que notre conversation les uns avec les autres est incarnée, qu’en elle chacun de nous se présente aux autres en tant qu’objet. Nous l’avons vu précédemment dans un autre contexte, le corps est la personne dans la mesure où elle est disponible aux autres. C’est par ses aspects « visibles » que notre conversation nous rend disponibles aux autres. Je peux même dire que mon corps est tout simplement la visibilité globale de ma présentation aux autres. C’est pourquoi la prière ne peut être incarnée que de façon extravagante, puisqu’ici nous parlons au Créateur, dont l’identité ne peut être admise que par une disponibilité totale envers lui. Les associations faites autour du mot « offrande » ne sont pas fortuites : l’offrande est une prière incarnée, et par conséquent l’offrande est le don de soi à un autre36. Qui étaient Adam et Eve ? Ils étaient le premier groupe d’hominidés qui, par une action rituelle, s’incarnèrent devant Dieu, se sont rendus personnellement disponibles pour lui. La théologie n’a pas besoin de participer aux débats pour déterminer si, par exemple, les peintures rupestres étaient des tentatives pour contrôler la chasse ou des actions de grâces pour elle, si elles relevaient de la « magie » ou de la « religion ». Les peintres étaient des humains – ce que nous pouvons savoir du simple fait de [61] leurs rites. Et à cause de cela, on peut présumer qu’ils étaient déchus, et donc qu’ils essayaient avec leurs rites de conjurer la contingence de l’avenir en pratiquant de la magie. Mais par l’acte 34 35

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Il s’agit, bien sûr, d’une contingence due à l’évolution ; par conséquent, aucun importance théologique ne devrait être donnée à la notion de son en tant que tel. Le mode de réalisation du discours présenté ici correspond très probablement au même phénomène que la théorie post-structuraliste appelle texte. Si c’est le cas, alors l’attribution post-structuraliste de la priorité du « texte » est le choix radical de donner la priorité à l’espace par rapport au temps. Et si tel est le cas, le post-structuralisme est la parfaite antithèse du christianisme. Nous devrions être très prudents au sujet des théories monolithiques qui concernent ce que fait l’offrande ou comment elle apparaît, telles que les fondateurs de la sociologie positiviste, ou René Girard récemment, les ont développées.

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même de donner une visibilité à leurs désirs, des désirs dirigés au-delà d’euxmêmes, ils ont en réalité renoncé à maîtriser et ont adoré.

IV Il est temps de clarifier, autant que faire se peut, l’affirmation indispensable selon laquelle Dieu a initié l’humanité en parlant à un groupe de créatures, en faisant d’eux une communauté. Comment devons-nous comprendre ce discours ? Une fois engagée la conversation de Dieu avec l’humanité, le discours qu’il nous adresse n’est pas un autre événement que celui nous adressons aux autres pour lui. Dans la mesure où le discours de Dieu qui nous est destiné est l’Évangile, cette affirmation ne pose pas de problème. Il s’agit de l’homme ressuscité Jésus dont la réalité parmi nous constitue la présentation que Dieu nous fait de lui-même ; et le contenu narratif de cette présentation est l’histoire de sa vie humaine depuis le sein de Marie jusqu’à l’Ascension37. C’est pourquoi, la parole de Dieu dans et par l’Église n’est pas un événement autre que l’antiphonie continue de la propre narration de l’Église à travers la proclamation et la prière. La parole par laquelle Dieu convoque l’humanité des croyants est sa Torah. Ce n’est, par conséquent, pas un phénomène paranormal, même s’il peut évidemment inclure parfois de tels phénomènes : « Tout près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur. Cette parole, c’est la parole de la foi que nous proclamons38. » Cette unité hypostatique de la parole de Dieu et la parole de la communauté n’est pas non plus nouvelle dans l’Église formée après la résurrection. Au contraire, que la parole de l’Église soit la parole de Dieu est simplement un exemple de la concentration générale, dans la résurrection, des privilèges d’Israël en Jésus, et de l’extension des privilèges propres à Israël à l’ensemble du corps du Christ. C’est le don de prophétie qui est ici fondamental. Comme nous l’avons vu, la parole qui « parvient » au prophète est une parole destinée au prophète lui-même dans la mesure où elle est une parole prononcée par le prophète à la communauté, et vice versa. Ainsi, le « serviteur du Seigneur » du second Ésaïe est un prophète, et à ce titre il peut être un serviteur individuel en Israël, ou Israël en tant que serviteur du monde, ou, de manière eschatologique, les deux à la fois. En outre, l’affirmation selon laquelle, dans chaque cas, la parole du prophète parvient au prophète directement du Seigneur coïncide avec le phénomène apparemment contraire de la tradition prophétique, de sorte que les prophéties antérieures forment une réserve pour les prophéties ultérieures, de sorte qu’un prophète peut retravailler sa propre prophétie donnée à une occasion pour l’adapter à une nouvelle situation39. Ce que le prophète entend au sein de sa communauté peut être la parole même qu’il doit prononcer 37 38 39

Pour un développement de ce point, voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 173-181. Rm 10,8. Par ex. Jr 3,31.

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à cette communauté de la part de Dieu ; et dans l’Église, c’est toujours le cas. Ceux qui croient sont humains précisément par la parole du Seigneur prononcée dans l’Église, une parole qui est sur les lèvres et la bouche de la communauté et sur la leur. Mais évidemment, ces mêmes personnes ne sont pas devenues humaines au moment où elles ont cru, et la plupart de l’humanité n’y a pas cru du tout. Néanmoins, nous disons que toute l’humanité est créée [62] par le discours de Dieu. Nous devons donc décrire une parole par laquelle Dieu appelle à l’existence l’humanité en dehors des frontières d’Israël et de l’Église. Ici également, nous devons discerner une sorte de prophétie et une mutualité de discours dans, pour et à destination de la communauté. Ce travail, pour des raisons qui vont être explicitées, utilisera l’étiquette « mandat » pour parler de cette parole. Pour discerner ce mode de prophétie, nous nous approprierons, de manière un peu spéculative, la distinction que la Réforme a faite entre « l’évangile » et « la loi », en tant que modes du discours de Dieu qui nous est destiné, comme nous l’avons déjà décrit dans un autre contexte. C’était une des affirmations fondamentales de la théologie de la Réforme, une affirmation qui a provoqué peu de controverse : un des « usages » de « la loi » – un des objectifs et résultats du discours que Dieu nous adresse sur le mode du commandement – est de maintenir la communauté humaine en général40. Cet « usage » est souvent identifié avec une loi naturelle « écrite dans [le] cœur » de tous les hommes41. Pour Martin Luther lui-même – dont l’utilisation stricte de ce concept est une incitation majeure à ce qui suit –, vivre dans le monde et être « sous la loi » sont une seule et même chose ; le règne de Dieu par l’évangile dans l’Église et son règne par la loi dans le monde sont donc les deux « régimes42 » de Dieu, ses deux façons d’établir sa volonté ad extra43. La « loi », à la différence de l’évangile ou d’autres promesses que nous avons analysées précédemment, est n’importe quelle parole adressée qui ouvre un avenir de manière telle qu’elle dépose sur l’auditeur, et soustrait par la même à son énonciateur, certaines des conditions pour l’avènement de cet avenir. Par conséquent, si nous, les être humains, nous nous adressons les uns aux autres, nous énonçons la loi. Car, comme nous l’avons vu, chaque parole adressée ouvre en quelque sorte un avenir, et cette parole n’est que rarement et de manière peu fiable une promesse. Puisque nous sommes finis, nous ne pouvons prendre sur nous-mêmes qu’une infime partie des conditions relatives à l’avenir que nous proposons aux autres, et même pas de manière fiable ; car, pour ceux auxquels nous nous adressons, il ne peut y avoir aucune barrière ferme entre, par exemple, la promesse : « Je vais vous trouver de la nourriture », et la loi : « Désolé, mon ami, j’ai fait de mon mieux mais vous devriez vraiment vous ressaisir. » À 40

41 42 43

Ainsi, La Formule de Concorde, in La Foi des Églises Luthériennes. Confessions et catéchisme, André Birmelé et M. Lienhard (éd.), Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1991, VI, p. 431-432. Ibid., p. 432. En allemand : « Regimente ». Voir par ex. Martin LUTHER, Von weltlicher Obrigkeit, WA 11, 250-280, p. 251.

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mesure que la finitude de celui qui énonce la première phrase prend de plus en plus de place, sa portée réelle se rapproche de plus en plus de la seconde phrase. Ainsi, en fin de compte, toutes nos conversations les uns avec les autres contraignent d’une manière ou d’une autre ; la « loi » est le discours nécessaire à toute communauté. La prochaine question est alors évidente : d’où vient la force de cette contrainte ? Vous me dites : « Arrêtez-vous aux panneaux de stop ». Mais si je vous demande : « Qui le dit ? », votre seule réponse est-elle « C’est moi » ? La théorie sociale occidentale depuis la Renaissance a été un seul et même effort pour trouver une réponse qui évite de dire : « Dieu le dit ». On doit maintenant admettre que cette tentative a échoué44. L’Occident fait l’amère expérience de ce que tout anthropologue de terrain sait depuis longtemps, à savoir que l’apparition et la pérennité d’une communauté dépendent en fin de compte [63] de la religion de cette communauté. Notre vivre ensemble dépend ainsi de la présence parmi nous de ce que les Chinois appelaient « le mandat du ciel45. » Nous avons vu que toute action morale repose sur une certaine éternité, et que toute religion est la culture d’une éternité ; par conséquent, ce résultat ne devrait pas nous surprendre. Ce qui doit être dit maintenant, c’est que dans la mesure où un groupe est appelé à être une communauté civile, dans la mesure où il s’unit par un discours qui contraint réciproquement, c’est en fait l’unique vrai Dieu qui parle dans ce discours, quelle que soit la religion ou la théologie qui peut l’expliquer46, et donc quelle que soit la religion ou la théologie par laquelle ce discours s’effectue. Nous allons bientôt nous confronter à la réalité des fausses religions, de l’idolâtrie et de l’incrédulité, mais également au fait que les erreurs et la perversion de la religion ne peuvent empêcher l’acte créatif de Dieu à travers le discours religieux de n’importe quelle communauté. Nous en arrivons ainsi au dernier sujet de cette section. La question de la relation entre la création initiale et la création « continue » se répète : comment notre discours a-t-il commencé ? Toute élocution présuppose un langage, mais le langage suppose une élocution47 ; selon toute apparence, il doit y avoir un premier Orateur, dans le discours duquel la différence entre élocution et langage n’est pas pertinente. Si une argumentation en faveur de l’existence de Dieu était tentée dans le cadre de pensée présenté ici, elle se développerait dans cette direction. 44

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Je peux maintenant faire référence à la réfutation complète et convaincante de l’épistémologie de la théorie sociale occidentale, dans toutes ses ramifications et en tous ses moments successifs, par J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 61-354. Il est révélateur que les sociologues, les politologues scientifiques, les théoriciens « critiques » ont unanimement répondu à ce livre puissant par le silence. En m’appropriant cette belle expression, je n’entends évidemment pas faire mienne la théorie politique qui l’utilise. La position adoptée ici me semble en accord avec l’enseignement du concile Vatican II sur les religions non-chrétiennes ; voir Miikka RUOKANEN, The Catholic Doctrine of Non –Christian Religions according to the Second Vatican Council, Leiden, E. J. Brill, 1992. Le débat entre théoriciens français et allemands pour savoir lequel du « texte » ou du discours précède l’autre, se signale par son absence de conclusion.

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Nous avons soutenu que la parole de Dieu par laquelle il nous crée humains et notre parole morale qui nous contraint réciproquement sont le même événement. Il doit, en effet, y avoir eu une première parole de Dieu par laquelle il a initié notre discours ; mais nous n’avons pas nécessairement besoin d’imaginer une voix venant du ciel, faisant irruption dans la lignée des hominidés. Nous devons plutôt imaginer un événement imprévisible au sein d’une première communauté linguistique, l’échange initial d’une « loi », une forme d’expression contraignante, une parole rituelle qui, comme tous les événements contingents, a été produite par et dans la liberté de l’Esprit, et qui, étant d’un genre semblable à la création ou à la résurrection, ne peut être compris autrement qu’à l’intérieur de l’harmonie narrative de « toute la série des actes et des plans [de Dieu] d’éternité en éternité. » Le premier événement spécifiquement humain fut l’occasion initiale et miraculeuse – dans le sens analysé précédemment – d’une inspiration qui prit la forme d’un mandat. Répétons la question : qui étaient Adam et Eve ? Ils formaient la première communauté de ceux qui furent ainsi inspirés, pour qui la parole qu’ils eurent les uns pour les autres – ne serait-ce qu’entre eux – a été la parole qui leur « parvint », quelle que soit l’expérience par laquelle celle-ci a pu les atteindre.

V Si nous existons parce que Dieu s’adresse à nous, et si notre identité spécifique vient de ce que nous répondions à Dieu, alors nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Si j’existe dans la mesure où je participe à une conversation, alors, pour être moi-même, je dois prêter l’oreille à [64] un autre que moi-même et lui répondre. Si être à l’image de Dieu c’est être incarné devant Dieu, alors être spécifiquement humain c’est être disponible pour un autre. Dans le jargon de l’anthropologie philosophique et théologique de ce siècle48, la personne humaine est « auto-transcendante », elle est « une question » posée à elle-même, une entité « excentrique » qui ne peut se recevoir que comme ce qu’elle n’est pas, une entité « à l’avenir ouvert » et qui n’est maintenant elle-même que parce qu’elle projette ce qui n’est pas encore. D’un point de vue historique, une telle anthropologie dépend de l’Évangile et des Écritures ; elle est chrétienne ou ex-chrétienne. Henri de Lubac, le théologien catholique réformateur du XXe siècle, avec lequel nous allons très prochainement converser longuement, exprime ainsi ce contraste : « Pour les anciens Grecs – et l’on en pourrait dire à peu près autant de tous les penseurs, anciens et modernes, en dehors du courant issu de la révélation – toute nature doit trouver en elle-même, ou dans le reste du cosmos dont elle fait partie

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Wolfhart PANNENBERG, Anthropologie in theologischer Perspektive, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1983, offre un panorama exhaustif, une critique théologique puissante, ainsi qu’une appropriation de cette tradition. Le travail de Pannenberg ne sera pas dépassé de si tôt, et la dépendance de ce chapitre à son égard est reconnue ici.

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intégrante de quoi s’achever49. » C’est précisément ce que l’Évangile dénie à la nature humaine. Je suis appelé à être moi-même, et je suis moi-même dans la mesure où je réponds ; mais je dois me demander : que déclare Dieu ? Je suis dans la mesure où je suis détaché de ce que j’aurais été par moi-même, afin d’anticiper ce que je serai ; mais mon avenir est précisément ce que je ne possède pas. Dans la mesure où je parle dans cet échange, ce n’est qu’en tant qu’interrogateur que je peux passer de ce que je saisis à ce que je ne saisis pas ; par conséquent, du côté de la créature, se demander « Qu’est-ce qu’être humain ? » constitue l’être humain. Considérez la situation où cette question « Qu’est-ce qu’être humain ? » est posée. Il y a un sujet qui interroge. Il y a ce sur quoi s’interroge le sujet, c’est-àdire certains objets du sujet. Et, dans le cas de cette question, le sujet lui-même apparaît parmi les objets. En posant cette question, nous prenons en quelque sorte un point de vue hors de nous-mêmes pour faire de nous-mêmes notre propre objet, nous allons au-delà de nous-mêmes pour nous regarder à distance. De plus, cette auto-transcendance qui questionne est inéluctable : lorsque nous constatons, à propos de nous-mêmes, que nous nous transcendons – ou lorsque nous le nions – cet acte est lui-même un événement de la transcendance que nous constatons ou que nous nions. Nous pouvons construire autant d’étapes de cette dialectique que nous le désirons. S’il y a un mystère dans l’humanité créée qui est la contrepartie du mystère de Dieu, c’est cette auto-transcendance, c’est le fait que je suis sujet de l’objet que je suis, et objet du sujet que je suis50. Lorsque l’image de Dieu a été comprise comme une ressemblance de la personne humaine avec la personnalité divine, les penseurs les plus profonds ont inévitablement cherché en quoi la personnalité humaine individuelle [65] ressemblait à la tri-unité de Dieu, les vestigia trinitatis, les « traces de la Trinité51 ». Le seul vrai candidat pour ce rôle 49 50

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H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 156. En parlant de la réalité ici appelée auto-transcendance, j’utilise, et j’utiliserai dans tout ce travail, le langage du « sujet » et de l’« objet », de « soi » et de ce qui n’est pas « soi », de ce qui est « intérieur » à la personne et de ce qui est « extérieur » à elle. Ces langages sont euxmêmes les produits historiques qui constituent une famille particulière de la compréhension humaine de soi, que nous pouvons identifier comme étant moderne. Sur ce sujet et son histoire, voir Charles TAYLOR, Les Sources du Moi : La formation de l’identité moderne, trad. Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 1998, p. 151-191. Comme le montre l’utilisation du mot « soi » à la fin de la dernière phrase, le fait de savoir que nous parlons de nous-mêmes d’une certaine manière, et connaître une partie de l’histoire par laquelle nous avons été amenés à le faire, ne signifie pas que nous pouvons décider de nous exprimer d’une autre manière. Quelle pourrait-elle être ? Il n’y a pas de langage transhistorique, et la postmodernité n’a aucun langage qui lui est propre. Pour sûr, ce travail, comme toute théologie sérieuse, est métaphysiquement révisionniste : il tord le vieux langage et en invente un nouveau. Mais on ne fait justement cela qu’à partir d’un langage que l’on possède déjà du fait de cette histoire ; selon la célèbre image de Neurath, la métaphysique révisionniste consiste toujours à réparer ou rénover le navire dans lequel nous naviguons. Pour un texte fondateur, voir Saint AUGUSTIN, La Trinité, in Œuvres III, Philosophie, catéchèse, polémique, trad. Jean-Yves Boriaud et al., Paris, Gallimard, coll. « Pléiade 483 »,

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est l’auto-transcendance. Avec tous les autres objets qui sont des objets du sujet que je suis, mon rapport à eux emprunte, et doit emprunter, deux voies différentes52. Je les connais : je les décris, les analyse, les interprète et peut-être même les justifie. Ou je les veux : je les tire, les repousse et les organise. L’authenticité de l’un de ces actes dépend de manière générale de sa séparation d’avec l’autre : que je ne prétende pas que la seule chose que je veuille est ce qui doit être, ou que je ne prétende pas que ce qui doit être est la seule chose que je sais être ainsi. Mais lorsque je me connais et que je me veux moi-même, les deux voies ne peuvent être maintenues séparées. La personne dont je constate, par exemple, qu’elle est paresseuse, n’est autre, dans ce cas, que celle qui fait cette observation et qui l’a en horreur. Parce que nous sommes créés par une parole qui nous est adressée, la connaissance que nous avons de nous-mêmes et les décisions que nous prenons concernant nous-mêmes, ne sont pas séparables. La compréhension que j’ai de moi-même et le choix que je fais de moi-même ne sont pas deux actes. Exprimé dans le langage de la modernité, la ligne qui départage les « faits » me concernant et les « valeurs » que j’incarne, se modifie en fonction de mon choix initial de l’un ou de l’autre. Ainsi nous nous transcendons nous-mêmes, vers Dieu et les uns vers les autres. Dans ce chapitre, c’est l’auto-transcendance essentielle de l’humanité vers Dieu qui nous occupe. Même lorsque nous disons que l’image de Dieu n’est rien d’autre que notre position dans la relation à Dieu, nous pouvons encore nous demander comment cette relation, et les autres relations de notre vie quotidienne, y compris notre vie religieuse, sont reliées les unes aux autres. Cette question a été débattue sous diverses rubriques. Mais dans la modernité, elle a peut-être été discutée, de la façon la plus directe et la plus désastreuse53, entre différentes écoles de la théologie catholique romaine, sous la forme de la relation entre « nature » et « surnature ». Dans ce qui suit, nous allons nous laisser guider par ce débat54. La confession de saint Augustin : « Vous nous avez créés pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous55 », a servi de devise tout au long de l’histoire théologique subséquente. Ainsi Thomas d’Aquin enseignait d’une manière tout à fait augustinienne : « L’âme […] ne pourra être

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livre XV, §1, p. 658. Voir Alfred SCHINDLER, Wort und Analogie in Augustin’s Trinitatslehre, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1956. Ce qui suit, bien évidemment, dépend des analyses des penseurs transcendantaux allemands d’une manière trop générale pour que des citations spécifiques soient utiles. Une des parties engagées dans le débat a défini les termes théologiques pour le concile Vatican II, que l’on peut qualifier d’événement le plus important de l’histoire de l’Église depuis la Réforme. Ce faisant, je suis les traces du livre remarquable de Russell R. RENO, The Ordinary Transformed: Karl Rahner and the Christian Vision of Transcendence, Grand Rapids, Eerdmans, 1995. St AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit., livre 1, chap. I, p. 15.

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bienheureuse que si elle voit Dieu de manière immédiate56. » Mais il [66] enseignait également que « la fin ultime de la créature rationnelle excède le pouvoir de sa nature57. » Les deux maximes sont certainement vraies. La question est alors : comment pouvons-nous les relier d’un point de vue conceptuel et dans une pratique religieuse ? La scolastique catholique, du XVIIe au XIXe siècles, a travaillé dur pour établir la « gratuité » de la « surnature », c’est-à-dire de tout ce que la grâce de Dieu offre au-delà de ce que nous pouvons accomplir par « nature », au moyen des capacités constitutives de l’être humain. Elle tenait à préciser que si Dieu nous conduit au don surnaturel de l’inclusion dans sa vie, à la « vision de Dieu », ce n’est en aucune façon dû ou rendu possible par quoi que ce soit que nous sommes ou faisons en tant que créature, autrement dit « naturellement ». L’objectif était, du moins en partie, de répondre à la critique de la Réforme visà-vis du semi-pélagianisme de la fin du Moyen Âge et celui des Jésuites, c’est-àdire vis-à-vis d’une érosion de fait de la doctrine, toujours acceptée formellement, du salut par la grâce seule. La gratuité des dons surnaturels devait être établie, selon le compte-rendu rétrospectif de cette théologie par Henri de Lubac, en « opérant une dissociation complète des deux ordres » de la nature et de la surnature. L’effort conceptuel consistait à définir l’existence d’« un ordre naturel apte à se suffire en tout et définitivement », de sorte que si Dieu nous donne plus que ce qui est prévu dans cet ordre, ce n’est pas à la suite d’une quelconque téléologie établie à l’intérieur de cet ordre lui-même. On supposait ainsi la possibilité d’une vie naturelle purement humaine, conduisant à des accomplissements avant-derniers, mais en eux-mêmes complets58. On supposait également la possibilité d’une vie humaine surnaturelle conduisant à un accomplissement additionnel gratuit : la « vision de Dieu ». La première, enseignait-on, aurait pu être complète en elle-même sans la seconde59. Depuis longtemps cette construction formait le cadre établi de la théologie catholique standard et constituait la garantie la plus reconnue que la théologie catholique n’était pas semi-pélagienne, ainsi que l’en accusaient les protestants. Pendant les deux premiers tiers de ce siècle, une série de catholiques français, de Maurice Blondel60 juste avant le début du XXe siècle jusqu’à de Lubac dans les décennies qui précédèrent le concile Vatican II, jugèrent que cette théologie avait conduit à quelque chose qui était presque à l’opposé de son intention. Comme l’analysa de Lubac, la tentative de décrire une vie humaine 56 57 58 59

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Thomas D’AQUIN, Questions quodlibétiques, trad. Jacques Ménard, 2006, (consulté le 31 mai 2016), Quodlibet 10, q. 8, a. 17, p. 435. Thomas D’AQUIN, Compendium theologiae, trad. Jean Kreit, 1985, (consulté le 31 octobre 2016), Chap. 143. H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 60. Ibid., p. 80 : « On dit qu’un univers aurait pu exister, dans lequel l’homme, sans préjudice peut-être d’un autre désir, eût borné ses ambitions raisonnables à quelque béatitude inférieure, simplement humaine. » M. BLONDEL, L’Action (1893), op. cit.

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purement naturelle avec son propre accomplissement naturel devait faire de cet ordre naturel un double de l’ordre surnaturel, complété par un aspect religieux. Et puisque nous nous trouvons d’abord dans l’ordre naturel, l’ordre surnaturel finit en pratique « souvent par ne plus constituer, par rapport à l’ordre naturel imaginé d’après lui, qu’une sorte de doublure. » Dans notre vie quotidienne, nous devons exercer nos compétences propres pour la poursuite d’objectifs réalisables ; et cette interprétation couvre également la religion quotidienne61. Ainsi, ironiquement, dans la pratique quotidienne de la religion, Pélage triomphe : nous devons vaquer à nos occupations comme si nous étions sauvés [67] par nos propres efforts, même si nous savons qu’il existe un autre ordre dans lequel la grâce est responsable d’un mystérieux salut final. De Lubac ne nie pas « qu’un univers aurait pu exister, dans lequel l’homme […] eût borné ses ambitions raisonnables à quelque béatitude […] simplement humaine. » Mais il insiste sur le fait que ce concept de « simple nature » n’a de sens que comme une abstraction contraire aux faits62. « [D]ans notre univers actuel il n’en va pas tout à fait de la sorte […] En moi, être humain réel et personnel, en ma nature concrète […] le “désir de voir Dieu” ne saurait être éternellement frustré sans souffrance essentielle […]. Ma finalité, dont ce désir est l’expression, est inscrite en mon être […] tel qu’il est posé par Dieu dans cet univers. Et, de par la volonté de Dieu, je n’ai pas aujourd’hui d’autre fin […] réellement assignée à ma nature63. » C’est la proposition principale de cette nouvelle théologie, comme on l’a appelée : la nature humaine doit être conçue « comme ouverte à une finalité inéluctablement surnaturelle. » Cela ne signifie pas que l’octroi de cette finalité, parvenir à la vision de Dieu, est en aucune façon dû ou rendu possible par quoi que ce soit que je suis ou fais naturellement64. Dans l’exercice de mes capacités et de mes possibilités naturelles, je ne peux en aucun cas gagner ou exiger d’atteindre ma fin surnaturelle ; néanmoins, je n’en ai pas d’autre65. La vieille théologie avait raison de dire que le surnaturel n’est pas « dû à la nature », mais seulement parce que le contraire est vrai : « c’est elle [la nature] qui […] se devra au surnaturel, si ce surnaturel lui est offert […] ce n’est pas le surnaturel qui s’expliquerait par la nature […] c’est au contraire la nature qui s’explique […] par le surnaturel » en tant que présupposition dépendante de celle-ci66. Dans ses limites, nous devrions tout simplement nous approprier cet enseignement. Pourtant, une ambiguïté demeure, cette même sorte d’ambiguïté à laquelle la théologie occidentale de la grâce s’est si souvent achoppée. De Lubac est obligé de dire : « l’idée du don possible suppose ou entraîne l’idée d’une 61 62

63 64 65 66

H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 60. On se demande si de Lubac a réalisé à quel point sa position était proche de celle de la théologie réformée, notablement celle de Karl Barth. Concernant ce dernier, sur ce sujet, voir R. W. JENSON, Alpha and Omega, op. cit., p. 112-140. H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 80-81. Ibid., p. 55. Ibid., p. 106-107. Ibid., p. 127-128.

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certaine aptitude radicale et secrète à recevoir ce don67 » ; des représentants de la théologie catholique qu’il attaque, ou de la Réforme, pourraient facilement faire valoir que les vieilles tentations hémi-demi-semi-pélagiennes sont ainsi réintégrées. En outre, pour traiter de la relation fondamentale entre nature et surnature, de Lubac se réfugie en fin de compte dans le « paradoxe68 », ce qui est toujours signe de danger. La racine de ces difficultés et du problème général de la théologie occidentale avec la « grâce », peut être discernée dans une certaine hypothèse que fait de Lubac. Il doit définir lui-même ce qui distingue nature et surnature, et il le fait en affirmant que l’« initiative » de la grâce de Dieu est « double ». Puis il utilise un langage très différent [68] pour les deux initiatives de la grâce : l’une « constitue [l’homme] en être » ; l’autre « l’appelle. »69 Avec une grande partie de la théologie protestante ou catholique, de Lubac suppose ainsi que la création se produit non pas par un appel divin mais par un acte divin préalable d’un genre différent. Lorsque l’appel personnel de Dieu qui nous est adressé se produit, il fait face à une situation ontologique dont l’origine est différente. Tant que ce présupposé est maintenu, le problème de la nature et de la grâce est insoluble. Si nous supposons avec de Lubac qu’une nature humaine, elle-même non appelée, est antérieurement apte à un appel de la grâce, nous finirons par être conduit à une forme ou une autre de « semipélagianisme ». Si nous supposons, avec ceux que de Lubac a réfutés, qu’une nature elle-même non appelée est antérieurement neutre à l’appel de la grâce, nous finirons tout de même, comme de Lubac l’a montré, par être amenés à une sorte de « semi-pélagianisme », mais par un chemin plus tortueux. Nous l’avons vu : la parole que Dieu nous adresse ne réalise pas seulement notre salut, mais notre être en tant que tel. Une intuition telle que celle de la nouvelle théologie ne sera libre de toute ambiguïté que lorsque cela sera reconnu conceptuellement. Nous pouvons commencer en notant que l’assertion principale de de Lubac, à savoir que nous sommes par la nature « ouverts » à la grâce, est une chose, et que l’affirmation d’une « aptitude » naturelle à la grâce en est une autre. Si et la nature et la grâce sont des aspects de l’unique conversation menée par Dieu avec nous, alors il est tout à fait possible de soutenir la première affirmation sans la seconde. « Qu’il y ait... » et « Christ est ressuscité » ne sont que deux énoncés prononcés par Dieu au sein d’un même discours dramatiquement cohérent. Une créature qui existe par l’écoute du premier énoncé est en fait ouverte au second d’une manière simple qui ne réclame aucune hésitation à propos de ses « aptitudes ». De Lubac écrit à propos de Dieu : « Sa liberté souveraine enveloppe en les débordant et en les causant tous les liens d’intelligibilité que nous découvrons entre la créature et sa destinée70. » C’est la vérité, une vérité 67 68 69 70

Ibid., p. 167. Ibid., p. 204. Ibid., p. 113. Ibid., p. 132.

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précise et concise, à condition que la liberté de Dieu évoquée ici soit celle d’un locuteur menant une conversation avec d’autres personnes, une conversation qu’il conduit de manière cohérente et qui est de fait, de son point de vue, cohérente. Ainsi, l’ouverture de la nature à la grâce est une ouverture dramatique, l’ouverture d’un énoncé à un autre énoncé, dans le dialogue d’une histoire qui satisfait au critère d’un récit réussi, c’est-à-dire dont les événements se produisent de manière « imprévisible, mais ordonnés selon un enchaînement nécessaire. » En effet, nous sommes préparés, dans notre nature même, à recevoir la parole déifiante que Dieu nous adresse, parce que nous n’avons une nature que dans la mesure où nous avons déjà été incorporés à un dialogue dans lequel cette parole conclusive nous est adressée.

VI De tout ce qui précède, nous pouvons conclure : la foi est la vraie vie de l’humanité, du moins en dehors du Royaume. Ou, de façon équivalente : si l’image de Dieu consiste dans l’acte de prier, c’est la foi qui effectue cet acte. Dans une telle formulation, nous utilisons le mot « foi » d’une manière plus flexible que la plupart du temps dans les polémiques théologiques. Autant les théologiens catholiques que protestants ont parfois [69] souligné que la foi devait être nettement distinguée de l’amour ou de l’espérance, quoi qu’avec des intentions opposées71 ; nous n’établirons ici aucune division nette et suggérons en effet que, dans la plupart des situations, aucune division ne devrait être établie72. Ici, nous utilisons le mot « foi » tel qu’il est utilisé de la manière la plus ordinaire dans la proclamation et le culte de l’Église : c’est-à-dire pour la dépendance fondamentale de la créature à l’égard du Créateur, selon le mode de relation qui est propre à des créatures personnelles. L’explication catéchétique du premier commandement donnée par Martin Luther l’énonce de façon classique : « avoir un dieu […] n’est autre chose que […] la confiance et la foi du cœur […] foi et dieu sont inséparables73. Ce à quoi tu attaches ton cœur et tu te fies est, 71

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73

La Réforme a insisté : la foi justifie sans amour, même si l’amour est le produit nécessaire de la foi. Le catholicisme a insisté : la foi sans l’amour ne justifie pas, même si la foi est nécessaire pour qu’il y ait de l’amour. La possibilité conceptuelle du « sans » est assumée par les deux camps. D’un point de vue œcuménique, ceci est d’une grande importance. Ainsi en Finlande, le dialogue orthodoxe-luthérien, Honnu T. Kamppuri (éd.), Dialogue between Neighbors, Helsinki, Luther-Agricola Society, 1986, p. 86, fut capable d’affirmer : « En se référant à la relation de l’homme à Dieu et au salut, les luthériens tendent à souligner la foi et la vie de foi, alors que les orthodoxes préfèrent souligner l’amour. Les mots “amour” et “foi” ont beaucoup de significations différentes, autant dans les Écritures que dans l’usage commun. Par conséquent, chaque fois que l’on discute au sujet de la foi et de l’amour, il est absolument nécessaire d’indiquer la signification précise que ces mots ont dans le contexte biblique d’où ils sont tirés. Les conversations théologiques actuellement menées à Turku ont prouvé de façon concluante que les doctrines des deux Églises sur la foi et l’amour dans le cadre du salut sont essentiellement similaires. » En allemand : Gehören zuhaufe.

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proprement, ton dieu74. » En marge de cette argumentation, il faut noter que quelque chose s’annonce dans les aphorismes de Luther : la possibilité de pouvoir attacher nos cœurs à quelque chose qui ne peut en supporter le poids. Ce qui est « proprement » mon Dieu peut néanmoins ne pas être Dieu. La foi, en tant que relation personnelle d’une créature à son Créateur, reçoit toute sa signification du côté de son objet ; ainsi la foi dans laquelle mon humanité s’investit peut, si elle identifie de façon erronée son objet, se saper elle-même, ainsi que mon humanité. Nous allons, bien sûr, revenir à cette image négative de l’accomplissement humain qui, dans les Écritures et dans l’Église, est appelée incrédulité et idolâtrie, le premier mode du péché. Nous avons déjà vu comment, en Israël et dans l’Église, la foi en est venue à être comprise comme la véritable relation à Dieu. Dans ce chapitre, il ne nous reste qu’à prendre acte de l’identification néotestamentaire de la foi en Dieu comme foi dans le Christ. L’Évangile de Jean est de loin le témoin le plus marquant75. Des quatre Évangiles écrits, il est celui qui décrit le plus explicitement l’état des choses suite à la résurrection ; il tient compte conceptuellement de l’identité de Jésus comme l’un des trois en Dieu, tout en indiquant, le plus explicitement parmi tous les documents du Nouveau Testament, la réponse positive à la question d’Ézéchiel. Comme nous l’avons noté précédemment, l’événement prototypique de la foi se passe lorsque « la parole du Seigneur fut adressée à Abraham ». Dans ce récit capital, la Parole affronte [70] personnellement Abraham. De manière équivalente au « Seigneur », ou à la « parole du Seigneur », elle énonce ensuite la promesse par laquelle Abraham devait vivre76. Et Abraham, nous est-il dit, « eut foi dans le Seigneur, et pour cela le Seigneur le considéra comme juste77. » Dans le droit fil de l’histoire qui débute ainsi, Jésus la Parole vient, dans l’Évangile de Jean, en appelant à la foi de la manière la plus directe par une invitation explicite à croire ce qu’il dit78. Ceux qui croient accomplissent ainsi « l’œuvre de Dieu79 » et « la volonté [du] Père80 », c’est-à-dire ce que l’Ancien Testament et Paul appellent la justice et que Jean appelle le plus souvent la vie81. Il y a un passage dans lequel presque tous les éléments et toutes les relations de la compréhension johannique de la foi sont réunis : « Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? […] Croyez-moi, je suis dans le Père, et le 74 75

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Martin LUTHER, Le Grand Catéchisme, in La Foi des Églises Luthériennes, op. cit., I. Le Décalogue, 1. commandement, § 587, p. 338. En ce qui concerne Rudolf BULTMANN, l’œuvre de sa vie, Das Evangelium des Johannes, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Kritischexegetischer Kommentar über das Neue Testament »,194110, demeure le commentaire moderne le plus puissant sur ces questions johanniques. Il devrait être consulté à propos de tous les passages et de toutes les questions citées dans ce qui suit. Gn 15,1-5. Gn 15,6. Ainsi de façon directe « crois-moi » : Jn 4,21 ; 5,38 ; 5,46 ; 6,30 ; 8,45-46 ; 10,37-38 ; 14,11. Ou, de manière équivalente, nous devons croire ses « paroles » : 2,22 ; 4,41 ; 4,50 ; 5,47. Jn 6, 29. Jn 6,40. Par ex., Jn 3,15-16 ; 6,47 ; 11,25-26.

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Père est en moi ; et si vous ne croyez pas ma parole, croyez du moins à cause de ces œuvres. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais82 ». Nous allons étudier l’interprétation johannique de la foi dans les différentes étapes de ce passage. Tout d’abord, il y a une déclaration à propos de ce que la foi croit. C’est l’une des déclarations dans Jean qui stipule des affirmations en tant qu’objet direct du « croire » : nous devons croire « que…83 » Ces affirmations équivalent à la partie christologique d’une doctrine nicéenne de la Trinité : nous devons croire que Jésus et le Père sont l’un « dans » l’autre, de sorte que ce que fait et dit le Fils est ce que fait et dit le Père84 ; que Jésus est le Fils ou le « Saint » ou le Christ du Père, et que le Père est celui qui correspond à cette préposition85 ; que le Père a envoyé le Fils et que le Fils est venu du Père, et que les deux sont identifiés par cet envoi86 ; que ce que dit le Fils est ce que dit le Père87 ; et peut-être de la manière la plus marquante, toujours à la première personne, que « Moi, je suis88 ». Par conséquent, la foi au Fils n’est pas, chez Jean, une relation abstraite au Fils ; le référent de la foi est plutôt le homoousia du Père et du Fils. Souvent, l’objet spécifique de la foi est précisément celui qui envoie le Fils89. Ou encore, quelqu’un qui croit ainsi au Fils, ne croit pas au Fils mais à « celui qui [l’]a envoyé90. » De façon stupéfiante : « Croyez en Dieu, croyez en moi91. » [71] Notre passage paradigmatique stipule ensuite la raison d’une telle croyance. En premier lieu, c’est que nous croyons ce que la Parole incarnée dit : « Croyezmoi... » ou « Croyez mes paroles…92 » Mais il y a également « les œuvres93 » ; celles-ci sont faites en tant que « signes » par lesquels sa « gloire » est révélée94, et elles évoquent également la foi. La foi sur cette dernière base est souvent, comme ici, présentée en quelque sorte comme un mode inférieur de la foi : sont « bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru95. » C’est une épreuve de la foi que de ne pas exiger « des signes et des prodiges96. » Pourtant, les signes sont en fait accomplis par la foi et ils évoquent la foi97. C’est dû à la relation trinitaire, car la gloire révélée dans les signes est la gloire que le Fils a éternellement avec le Père98. 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98

Jn 14,10-12. En grec : hoti. Jn 14,10-11. Jn 1,49 ; 6,69 ; 10,37 ; 11,27. Jn 11,40 ; 16,27 ; 17,8. Jn 5,24 ; négativement : Jn 5,38. Jn 8,24 ; 13,19. Jn 4,53. Jn 12,44. Jn 14,1. Par ex., Jn 4,21 ; 5,38 ; 8,45-46 ; 10,37-38 ; 14,11. Jn 10,37-38 ; 14,12. Jn 2,11 ; 2,23. Jn 20,29. Jn 4,48. Jn 2,11. Jn 17,5.

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En résumé, ce qui caractérise celui qui croit que le Père et le Fils sont un, que ce soit à cause des paroles du Fils ou de ses œuvres, est que cette personne croit « en » le Fils. La construction prépositionnelle est celle que Jean utilise le plus fréquemment lorsqu’il emploie le verbe « croire »99. Elle est interchangeable avec « croire en son nom100. » Une telle croyance est une relation incontestablement personnelle avec le Fils : croire en le Fils et « venir au » Fils sont une seule et même chose101. Dans la dernière étape de notre passage paradigmatique, les signes de la gloire divine seront également accomplis par ceux qui croient. La foi comme foi « en » Christ, comme venue vers lui, est de fait une relation unitive et par là transformatrice : « croyez en la lumière, pour devenir des fils de lumière102. » La déclaration à laquelle aboutit la compréhension johannique de la foi n’utilise pas le mot « foi » : « je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé103. » Nous en arrivons au dernier point, le seul qui n’apparaisse pas directement dans notre passage paradigmatique : cette relation personnelle unifiante au Fils, cette croyance « en » le Fils ou « en son nom », est identique à la croyance comprise de façon absolue104. Croire de manière à constituer une juste relation à Dieu, c’est croire que le Fils est dans le Père et le Père est en lui, et ainsi c’est être dans le Fils et dans le Père comme le Père et le Fils sont l’un dans l’autre. [72] C’est l’accomplissement ultime de « l’image de Dieu ». Nous sommes les partenaires de Dieu lorsque nous croyons en la résurrection, et donc dans la homoousia de Jésus avec son Père. Nous sommes les partenaires du Père lorsque nous nous trouvons dans le Fils en qui le Père se trouve ; comme l’a dit de Lubac, les créatures humaines n’ont d’autre « finalité » que celle-là, nul autre dessein ni accomplissement. À l’évidence, la proposition suivante est équivalente : la spécification ultime de « l’image de Dieu » est l’amour. Comme Jésus l’a déclaré, « le plus grand et le premier commandement » est d’« aimer le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit105. »

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105

Par ex., Jn 7,5 ; 7,31 ; 3,36 ; 9,35-37 ; 11,25-26 ; 12,11. Par ex., Jn 1,12. Jn 6,35. Jn 12,36. Jn 17,22-23. R. BULTMANN, Das Evangelium des Johannes, op. cit., p. 31 n 3 : « Pisteuein utilisé de façon absolue est, dans Jean, de manière consistante, équivalent à pisteuein eis to onoma autou (1,12 etc.), eis auton (2,11 etc.), eis ton houion (3,36 etc.). » Comme preuves de ces équivalences, Bultmann cite Jn 3,18 ; 4,39-41 ; 11,40-42 ; 12,37-39 ; 16,30-31. Comme exemples d’un « croire » utilisé de façon absolue et néanmoins clairement christologique, il cite Jn 10,25-26 ; 11,15 ; 11,40. Mt 22,34-40 et par.

Chapitre 19. Politique et sexe I [73] L’être humain est une auto-transcendance depuis Dieu et vers Dieu, et depuis les uns les autres et vers les uns et les autres. Comment cette dernière situation se produit-elle ? L’idée décisive a été développée avec une puissance sans précédent par Karl Barth1 – même s’il le fait avec quelques concepts peu fiables2. La parole que Dieu nous adresse est le Fils, qui est la personne humaine Jésus de Nazareth. Par conséquent, me recevoir de Dieu et être dirigé vers lui consiste à me recevoir et être dirigé vers un être humain qui est mon semblable. C’est me recevoir et être dirigé vers une personne humaine qui, précisément, pour être elle-même emmène d’autres avec elle. Car Jésus, en tant que Fils, est l’homme dont l’existence tout entière est dédiée aux autres : « Ce qui le concerne, de manière totale et exclusive, est […] l’autre personne précisément en tant que telle […] Car cette autre est […] l’objet de l’œuvre salvifique par laquelle il existe3. » Nous pouvons tout simplement adopter la conclusion de Karl Barth : « L’humanité de chaque personne consiste à la détermination de son être comme être-ensemble avec son semblable humain4. » Voir un être humain « sans son semblable humain », c’est passer complètement à côté de l’essentiel5, car « un être humain sans semblable humain […] serait ipso facto étranger à l’homme Jésus », et en cela il serait précisément inhumain6. [74] Dans le langage du chapitre précédent, nous pouvons l’exprimer ainsi : la personne que Dieu est ici pour nous, pour évoquer et pour être l’objet de notre auto-transcendance est Jésus de Nazareth, crucifié et ressuscité. C’est pourquoi, du fait que nous sommes en communauté avec Dieu, nous constituons la communauté humaine de ceux pour qui ce Jésus est mort et vit maintenant. Si je dépends de la parole que Dieu m’adresse et suis humain parce que j’y réponds, alors je dépends d’une parole humaine communautaire et suis humain par le fait d’y répondre. Il existe évidemment la solution alternative que Barth rejette : postuler que les personnes humaines sont par elles-mêmes auto-transcendantes. Cette solution ne semble guère plausible, sauf à craindre la description qui vient d’être faite, sauf à refuser que notre liberté dépende de Dieu et des autres. Cette 1 2

3 4 5 6

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 219-308. Barth lui-même a attiré l’attention sur la manière dont sa réflexion en la matière est dominée par les concepts d’image, de réflexion, d’analogie ; ibid., p. 350. La dépendance de Barth à l’égard de ce langage incontrôlable est le substitut d’une doctrine sous-développée de l’Esprit ; à ce propos, voir Robert W. JENSON, « You Wonder Where the Spirit Went », Pro Eclesia (1993) 2, p. 296-304. Puisque l’eschatologie de Barth n’est strictement qu’une révélation de ce qui est déjà réel, ce qui en fait est anticipé dans l’Esprit est compris plutôt comme reflétant le fait d’être une donation proto-logique. Ibid., p. 249. Ibid., p. 290. Ibid., p. 270. Ibid., p. 271.

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solution fait de l’événement relationnel une entité occulte et prétend que l’autotranscendance est une possession privée de la personne : je possède en moimême le « pouvoir » – peu importe ce que cela signifie – d’aller au-delà de moimême. La modernité s’est constituée par son audace en l’affirmant7, et la postmodernité en désespérant de cette conviction tout en vivant en accord avec elle. Mais la modernité n’a pas inventé cette affirmation à partir de rien ; dans le droit fil de l’histoire considérée ici, tout a commencé lorsque Socrate identifia son orientation vers l’éternité avec son moi essentiel, l’« âme »8. Nous pouvons peut-être nous satisfaire d’une forme de récapitulation phénoménologique de la relation que nous venons de définir. Vous, là-bas, qui faites partie de mes objets, vous êtes vous-mêmes – objectivement ! – des sujets. En tant que tels, à votre tour, vous m’avez très directement comme l’un de vos objets. La même parole et la même réponse par lesquelles nous sommes sujets les uns pour les autres établissent un monde partagé, une réalité entre nous qui est le référent intégral de notre discours, et qui constitue un espace objectif dans lequel nous nous rencontrons. J’en viens à partager vos objets dont je fais partie – comme, bien sûr, vous en venez à partager les miens dont vous faites partie. Mon auto-transcendance, ma position à l’extérieur et au-delà de moi-même, est donc simplement le fait que je partage votre extériorité par rapport à moi-même et les possibilités que cette altérité m’offre. Si je peux me voir, c’est parce que je vois aussi à partir de votre point de vue ; si je peux me réformer, c’est parce que je ne suis pas prisonnier de mes seuls jugements ; si je peux me déchiffrer, c’est parce que je partage votre relation et celles des autres vis-à-vis de moi. La structure de notre réciprocité est constitutive de ma personnalité. La revendication d’une auto-transcendance réifiée par la modernité doit évidemment nier les relations épistémologiques qui viennent d’être énoncées. Ainsi John Locke : « Nous pouvons espérer avec autant de fondement de voir par les yeux d’autrui, que de connaître les choses par l’entendement des autres hommes. Plus nous connaissons la vérité et la raison par nous-mêmes, plus nos connaissances sont réelles et véritables9. » Le vain individualisme de la liberté qui vient des Lumières doit être également un individualisme de la connaissance. Voici un autre endroit où la modernité s’est sapée elle-même, car sur la base d’un tel « empirisme » tout ce qui ressemble à une connaissance de soi devient impossible, et l’auto-transcendance [75] devient alors un questionnement de soi vain et une affirmation de soi arbitraire, c’est-à-dire précisément ce que la postmodernité suppose qu’elle est. Ensuite, comment la personne, en tant qu’objet identique à la personne en tant que sujet, peut-elle être reconnue par le sujet comme étant lui ou elle ? Uniquement du fait que vous, dans la mesure où vous m’avez comme un objet, connaissez cet objet comme étant un sujet, de sorte que vous vous adressez à moi comme étant identiquement sujet et objet. Puis lorsque vous partagez avec moi votre réponse, 7 8 9

Emmanuel Kant est certainement le grand porte-parole de la modernité également à cet égard. De la façon la plus intéressante, à mon avis, dans Le Banquet. John LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, trad. Pierre Coste, Paris, Honoré Champion, 2004, livre 1, chap. 3, § 23, p. 169.

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lorsque vous me répondez, je possède alors mon moi comme mon moi, comme l’objet identique avec le moi qui fait cela. Mais cela signifie que la mort est l’élément clé. Car tant que je vis, je ne peux pas voir ma vie en entier, et donc je ne peux pas voir l’ensemble qui serait constitué si le sujet que je suis coïncidait pleinement avec l’objet que je vois que je suis. Je ne peux pas le faire, parce que ce n’est que lorsque je serai mort que je pourrai regarder ma vie dans son ensemble, or « là où est la mort, je ne suis pas ». L’histoire de ma vie – dans laquelle se décide qui je suis, moi qui ai cette vie – ne sera écrite que lorsque le doigt aura tracé la dernière ligne ; mais alors je ne serai plus là pour la lire. Ma vie en tant que telle n’est là pour moi que dans ma mémoire, or le moment de ma mort ne peut figurer dans mes souvenirs. Lorsque je serai mort, ce n’est que pour les autres que je serai un tout façonné et achevé. Par conséquent, je n’ai, à mon sujet, une forme et une globalité possible que dans la mesure où d’autres me prennent déjà maintenant comme objet, anticipant ainsi mon objectivité achevée, et dans la mesure où ils communiquent avec moi à ce propos. Ce n’est qu’en dialoguant que j’occupe une position à partir de laquelle je peux interpréter ma vie comme un tout cohérent, une position à partir de laquelle, en tant que sujet vivant, je peux anticiper l’objet mort que je deviendrai, et donc à partir de laquelle je peux saisir l’identité du « je » qui fait toutes ces choses avec la vie dont je me souviens. Encore une fois, une possibilité négative se manifeste. Je dépends des autres pour la communication dans laquelle je peux interpréter ma vie comme un tout éventuellement cohérent, dans lequel je peux, en effet, saisir mon identité subjective au moyen de ma vie objectivement remémorée. En l’état, cette dépendance doit inévitablement être vécue comme une menace, précisément la menace qui nous pousse à nous réfugier dans la description individualiste de l’auto-transcendance humaine. Car d’autres peuvent s’adresser à moi de manière à me lier à leur anticipation de ce que sera mon moi achevé, l’objet que je serai quand je serai mort et ainsi empêcher ma liberté. Notre dialogue sera alors le bavardage mortel d’une société de masse. D’autres encore peuvent me mentir à mon sujet, et ainsi me « libérer » afin que je m’invente moi-même de manière arbitraire. Notre discours sera alors la juxtaposition mutuelle d’atomes moraux. Dans la modernité tardive et dans la postmodernité ces deux catastrophes coïncident ; nous appelons fascisme cette coïncidence. Je crains la manipulation et les mensonges des autres parce que je pense que les autres sont eux-mêmes manipulés et qu’ils ont été trompés, qu’ils sont dépersonnalisés et à la dérive. Je le soupçonne précisément parce que je les ai manipulés et trompés. Comment ce cercle d’aliénation collective s’est amorcé ? C’est le mystère du « péché originel »10. Nous ne pouvons donner aucune raison pour laquelle le discours humain aurait dû commencer de cette manière. Une fois le cercle amorcé, il lui est évidemment impossible de s’arrêter, à moins que quelque chose n’intervienne. 10

Voir supra p. 176-180.

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II [76] Il est temps de revenir à des éléments concrets déjà établis, et repartir de là. Nous sommes les animaux qui prient ; de même, nous sommes essentiellement des animaux communautaires. Parce que l’appel même qui nous crée nous pousse vers le Dieu qui appelle, nos cœurs sont en effet, comme l’a dit Augustin, ontologiquement inquiets : aucun de nous ne peut jamais se trouver dans le soi qu’il est déjà – bien que nous puissions évidemment essayer, ce qui est déjà un des modes du péché. Si je suis créé par une parole qui est au-delà de moi, je dois prêter attention à ce qui est au-delà de moi. Je n’entends alors pas seulement Dieu, mais je vous entends également. Ou plutôt, en s’appuyant sur les résultats du chapitre précédent, je vous entends en entendant Dieu : dans l’Église, j’entends l’Évangile de Dieu de la bouche de ses témoins ; et dans le monde, j’entends la loi de Dieu de la bouche de ses partenaires, même de ceux qui ne l’identifient pas correctement. Si je prie, et que je prie selon un rituel incarné, je me rends disponible publiquement, et par conséquent je suis disponible pour vous, même si ma prière n’est pas correctement adressée. Nous allons développer la théorie politique qui en résulte en dialoguant avec la principale œuvre politique chrétienne à ce jour, le De civitate Dei de Saint Augustin11. La théorie d’Augustin définit une grande division : il y a la « cité céleste12 » et il y a des cités « terrestres ». La cité céleste, dont la réalité terrestre par intérim est l’Église, est la cité originelle ; et les cités terrestres ne sont que des palliatifs dus au péché13. « [E]n ce premier homme […] ce sont deux sociétés et comme deux cités qui ont pris naissance dans le genre humain », l’une par la création d’Adam, l’autre compte tenu de sa chute14. En effet, la véritable cité a été créée avant l’humanité ; elle avait des anges comme citoyens. C’est donc elle qui nous attendait en premier pour nous recevoir15. Le principe de la cité terrestre est la violence, la sécurisation nécessaire mais contradictoire de la paix par la guerre16. Pourtant, cette cité terrestre est également l’instrument de Dieu17. 11

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Un bon résumé de l’interprétation de la théologie politique de Saint Augustin après la seconde guerre mondiale est celui de Miikka RUOKANEN, « Augustin und Luther über die Theologie der Politik », Kerygma und Dogma (1988) 34, p. 22-41. La présentation de Ruokanen est, selon moi, biaisée sur un point : après avoir noté que la civitas Dei n’est pas identique avec l’Église, il suppose ensuite tacitement qu’elle n’est tout simplement pas l’Église. Cela donne à son insistance très éclairante sur le fait que le contraste entre la civitas Dei et la civitas terrena est fondé eschatologiquement, une coloration plutôt plus transcendantale que ce qui me paraît correct. Augustin, évidemment, écrit à propos de la civitas, qui est communément traduit par « cité », comme dans le titre donné habituellement à son livre De civitate Dei. Mais civitas est ici l’équivalent de la polis grecque. Pour des questions de contextes politico-théoriques, l’anglais a anglicisé le grec (polity) plutôt que le latin (cité) [contrairement au français, NdT]. Par ex., St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 35, livre XIV, i, p. 349-351. Ibid., BA 35, livre XII, xxviii, p. 245. Les premiers citoyens de la cité céleste sont les anges, créés le premier jour ; ibid., BA 35, livre XI, ix, p. 57-63. Par ex., ibid., BA 36, livre XV, iv, p. 45-47. Ibid., BA 33, livre IV, xxxiii, p. 635 : « Dieu auteur et dispensateur de la félicité, parce qu’il

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Un éminent augustinien, Martin Luther, déclina la théorie d’Augustin d’une manière éclairante. Selon son exégèse de la Genèse, la communauté de l’Église est concomitante à l’humanité ; elle en est même constitutive. Dans l’imagination de Luther, L’Église fut fondée au paradis18, lorsque Dieu choisit arbitrairement [77] un arbre19 comme « autel et ambon », en relation avec lequel l’humanité aurait l’occasion d’entendre la parole de Dieu, de lui obéir et lui rendre grâce – ou de ne pas le faire20. « L’ économie » n’apparaît que plus tard, lorsqu’il y a deux êtres qui doivent se partager le travail21. Ainsi Luther définit l’Église au sein de ce qui sera le jumelage classique de la cité et de l’économie, et fait occuper à l’Église la place d’une cité originelle. Les cités autres que l’Église, dans lesquelles Dieu règne par des « lois » et les contraintes associées, n’apparaissent qu’à l’occasion du péché. Revenons à Augustin. Le bien ultime, dans la mesure où ce n’est tout simplement pas la personne de Dieu, est la paix22. Augustin donne une définition générale de la paix comme « la tranquillité de l’ordre23 » : c’est-à-dire un service mutuel et bénévole entre les êtres, prescrit aux uns et aux autres par leurs différences, que ce soit celle entre le Créateur et la créature, celle entre les créatures spirituelles et corporelles, ou celle entre ceux qui ont reçu un autre don ou qui sont placés différemment dans la communauté des créatures spirituelles. La paix authentique d’une cité humaine est alors « la concorde bien ordonnée de citoyens dans le commandement et l’obéissance24 », une conduite et une obéissance qui, précisément, ne sont pas une « domination » ou une « servitude »25. Et la paix de la cité originelle et finale, qui dans son périple terrestre et ses combats est l’Église, est « la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu26. » Ainsi, les deux cités véritables sont commandées par des objets d’amour qui diffèrent : « Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi […] la cité terrestre, l’amour de Dieu […] la Cité céleste27. » L’amour communautaire de Dieu est réel en tant qu’adoration juste dans laquelle la vraie cité « adhère » à Dieu, que ce soit maintenant par la foi ou dans l’éternité par la vue28. L’amour 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28

est le seul vrai Dieu, qui donne lui-même les royaumes terrestres aux bons et aux méchants. » M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 79, p. 106-107. Selon Luther, l’expression « arbre de la connaissance du bien et du mal » a été donnée par Moïse après seulement les faits, « en raison de cet événement » ; ibid., § 72, p. 99. Idem. Ibid., § 79, p. 106. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XIX, xi, p. 97 : « nous pourrions dire de la paix ». Tranquillitas ordinis, une expression magnifique. Voir ibid., BA 37, livre XIX, xiii, p. 111. Ibid., BA 37, livre XIX, xiii, p. 111. Ibid., BA 37, livre XIX, xv, p. 121 : l’intention de Dieu était la domination « non pas de l’homme sur l’homme, mais de l’homme sur la bête. » Ibid., BA 37, livre XIX, xiii, p. 111, et il ajoute « la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre » Ibid., BA 35, livre XIV, xxviii, p. 465. Ibid., BA 37, livre XIX, xxvii, p. 169-171.

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de soi a une forme communautaire en tant que « désir de dominer » (libido dominandi) : pour une société, s’aimer soi-même, c’est d’abord chercher à mettre les autres sociétés à son propre service. À cause de cela, une pareille société est également déterminée dans sa propre vie par cette passion : « La cité de la terre qui, en voulant tout dominer […] est dominée elle-même par la passion d’hégémonie29. » Dans la cité céleste, les citoyens sont au service les uns des autres dans l’amour ; la cité terrestre est nécessairement dominée par ses « princes », ceux en qui la libido dominandi qui les constitue est la plus puissante30. Si ce qui unit les citoyens est l’amour de l’unique Dieu de tous, ils sont alors, à cause de cela, liés ensemble dans l’amour, « dans la jouissance […] mutuelle en Dieu. » S’ils n’ont pas un tel [78] amour qui les englobe, il n’existe pas cette base transcendante pour former une communauté31 ; les personnes qui s’aiment elles-mêmes ne peuvent être qu’une « multitude de créatures raisonnables assemblées » dans le but de poursuivre des biens particuliers32, le bien universel n’étant pas accessible. Si nous sommes isolés dans notre amour-propre, nous ne pouvons être ensemble une cité – ou une sorte de cité – que par contrat, comme la théorie moderne nommera le « consentement rationnel » d’Augustin ; et dans un état qui se comprend lui-même ainsi, ceux dont l’amour-propre est le plus fort domineront inévitablement33. La cité terrestre, semble-t-il, est une sorte de substitut à la véritable cité ; c’est le meilleur qui puisse être offert sans adoration commune du Dieu unique. Augustin adopte une définition de Scipion citée par Cicéron, cooptant ainsi de grandes autorités romaines : pour qu’une collectivité soit une cité authentique, une res publica (notre « république »), elle doit être une res populi34. Il est toujours difficile de traduire res dans un contexte donné. « Chose » est la première suggestion, souvent trompeuse, donnée dans le dictionnaire, mais l’idiome courant qui parle d’un individu ou d’un groupe qui « s’occupe de ses affaires » vient à l’esprit ici. Nous pouvons traduire ainsi l’exigence de Scipion : une véritable « chose publique » doit être « l’affaire du peuple », le projet et la passion qui le définit. Scipion définit ensuite « un peuple » : c’est une « communauté de […] personnes associées par consentement au droit ». Enfin, Scipion établit une 29 30

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Ibid., BA 33, préface, p. 193. Ibid., BA 35, livre XIV, xxviii, p. 465 : « L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par charité. » Ibid., BA 37, livre XIX, xiii, p. 111. Ibid., BA 37, livre XIX, xxiv, p. 163 : « une réunion […] d’une multitude de créatures raisonnables assemblées en société par la participation dans la concorde aux biens qu’elles aiment. » Tous les efforts de la théorie « libérale », dans les discussions modernes, notamment chez John RAWLS, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987, n’arrivent pas à supprimer cette intuition. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 33, livre II, xxi, p. 369-377 ; BA 37, livre XIX, xxi, p. 139-145.

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condition limite pour ce « consentement au droit » : il ne peut se produire que s’il existe préalablement une « justice ». C’est la justice qui fait du contrat social un consentement « au droit » ; la justice n’est donc pas constituée par la procédure contractuelle ou par la loi positive établie dans un contrat35. Pour qu’un consentement social constitue une véritable cité, le consentement doit être déjà juste dans son contenu, c’est-à-dire être un consentement à une justice préalablement pratiquée. Rome, dit Augustin, ne fut donc jamais, selon sa propre définition précise, une véritable cité parce que son état n’a jamais été le projet d’un « peuple » ainsi défini, c’est-à-dire d’une communauté intrinsèquement juste36. Ce n’est qu’à partir d’une définition moins stricte, permettant à un « peuple » d’être constitué non pas dans la justice mais simplement par un contrat dans le but de poursuivre ensemble certains intérêts communs, qu’il y eut un peuple romain et donc une république romaine37. Si nous suivons Augustin, nous définirons la politique comme la délibération morale partagée par une communauté, le processus de son consentement à la justice, ou, comme deuxième option, à un simulacre formel de justice. Il y a des raisonnements et des choix éthiques qui doivent être faits non seulement par des individus mais préalablement par des communautés. Ainsi, nous allons, [79] par exemple, insister fortement sous peu sur le fait que la sexualité doit être socialisée de manière monogamique. Mais si la monogamie est universellement obligatoire, elle est loin d’être universellement inévitable ; dans une société réelle, le fait qu’elle soit souhaitable doit peut-être être argumenté, et sa préconisation doit être convenue et imposée. En outre, cette tentative peut échouer. La politique consiste dans ces processus délibératifs. La substance de la morale commune est un discours spécifique dans lequel les accords et les désaccords sont entre ceux qui affirment et ceux qui nient des propositions du genre : « Notre communauté devrait à l’avenir... » La politique – dans l’acceptation d’origine de ce mot, la seule utile – est le débat d’une communauté avec elle-même sur ce qu’il faut enseigner dans les écoles, sur la bonne répartition des richesses, sur quelle peine correspond à quel crime, quand, si jamais, utiliser la force avec d’autres communautés, quelle force autoriser, et ainsi de suite. La cité est le forum dans lequel un tel discours peut avoir lieu et se terminer par une décision, que ce soit celle prise lors d’une réunion de tous les citoyens, dans le lit d’un monarque, au cours d’une assemblée représentative, ou dans un club d’aristocrates, peu importe. Autrement dit, la politique est le processus de cette parole morale mutuelle 35

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Ibid., BA 37, livre XIX, xxi, p. 141 : « Il définit en effet le peuple comme une multitude assemblée en société par le consentement à un droit et par la communauté d’intérêts. Et dans la discussion il explique ce qu’il entend par consentement à un droit en montrant que la république ne peut être gouvernée sans la justice. Donc, là où il n’y a pas de vraie justice, il ne peut y avoir non plus de droit. » Idem. Que le peuple romain ne fut jamais uni par sa vertu, est l’objet détaillé, pour ne pas dire fatiguant, des premiers livres de La cité de Dieu. Ibid., BA 37, livre XIX, xxiii-xxiv, p. 147-165.

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par laquelle, comme nous l’avons vu précédemment, Dieu nous parle afin d’initier et de soutenir l’humanité. La cité n’est rien de moins que l’espace public dans lequel Dieu nous appelle à être humain, par le fait que nous nous appelions mutuellement à nous rassembler dans la justice. Pour sûr, si nous devons parler de quelque chose d’aussi magnifique au sujet de la « politique », il faut effectivement utiliser ce mot uniquement dans son « acceptation d’origine ». Être susceptible d’utiliser ce mot de manière très différente est en soi un des symptômes principaux de la faiblesse des sociétés modernes et postmodernes, et de la distorsion de l’humanité en leur sein. Un collectif de personnes et un appareil d’État peuvent exister sans réelle politique. Un souverain absolu peut réprimer toute délibération à propos de ce qui devrait être fait, même à son sujet. Il peut être guidé par ce qui s’est déjà fait, des caprices, une idéologie ou simplement l’intérêt, et gérer les affaires pendant un certain temps et d’une certaine manière – des preuves récentes que cela ne peut se faire que pendant un certain temps et d’une certaine manière sont fournies par l’effondrement de l’empire stalinien38. Une communauté tribale isolée peut vivre sans avoir conscience de raisonner moralement jusqu’à ce qu’un monde extérieur pose des questions que ses coutumes ne maîtrisent pas. Une classe dirigeante, unie par des intérêts pré-moraux, peut vivre de façon aussi innocente que n’importe quelle tribu, encore une fois, jusqu’à ce qu’elle soit bouleversée de l’extérieur. En effet, les sociétés spécifiquement modernes qui ont commencé avec l’espoir que la politique occupe la plus grande place possible, autrement dit les démocraties, semblent désormais poussées à une sorte d’existence néo-tribale39. La quasi-disparition actuelle de la politique en Amérique, la plus moderne des nations d’un point de vue structurel, est souvent observée : les diverses assemblées – que ce soit celles composées de citoyens habilités dans la période qui a précédé la guerre civile, les citoyens amateurs pris comme représentants et les hauts fonctionnaires pour lesquels la constitution fédérale et celles des états avaient été conçues – ne sont guère plus qu’un souvenir. Ce que les Américains sont susceptibles aujourd’hui d’appeler politique est en fait le fonctionnement d’une collectivité ainsi que d’un État presque entièrement dépolitisés [80] : c’est-à-dire la manipulation d’une masse de quémandeurs et de leurs intérêts par des gestionnaires d’affaires professionnels. S’il y a maintenant une cité américaine qui fonctionne, c’est l’oligarchie très fermée des juges fédéraux40. De même, dans un collectif dont le discours moral communautaire est rare ou 38 39

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Machiavel aura toujours raison en ce qui concerne le court terme et tort pour le long terme. Alasdair MACINTYRE, Après la vertu. Étude de théorie morale, trad. Laurent Bury, Paris, PUF, 1997, p. 255 : « Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières ; ils nous gouvernent déjà depuis quelques temps. » Il semble actuellement que la politique, dans l’acception propre de ce terme, soit maintenant légalement interdite aux assemblées représentatives ou aux officiels élus, car une suite de décisions de la cour suprême et des cours d’appel ont défini par avance comme étant « inconstitutionnelle » toute législation ou régulation qui aurait un contenu moral ; Russell HITTINGER, « A Crisis of Legitimacy », First Things (1996) 67, p. 25-29.

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réprimé, les gestionnaires auront besoin, bien sûr, d’évaluer les divers intérêts de la multitude ; même les pures dictatures ne peuvent fonctionner longtemps explicitement à contre-courant des désirs de la masse dominante. Dans un pays moderne, il est par exemple dans l’intérêt des investisseurs que l’inflation soit supprimée et dans celle des emprunteurs qu’elle soit permise dans certaines limites, et ceux qui ont du pouvoir dans une telle nation doivent évaluer ces intérêts contradictoires. Mais c’est uniquement parce que, quelque part dans cette communauté, ces intérêts sont défendus comme étant des biens possibles et pas seulement comptabilisés comme des intérêts, qu’une cité fonctionne41. La proposition selon laquelle la politique est le mécanisme d’un discours moral par lequel une communauté est créée et soutenue est vraie de manière générale, et pas seulement à propos de l’Église. Nous avons déjà étudié comment la parole créatrice que Dieu adresse se manifeste dans les différentes « affaires publiques » parmi lesquelles se trouve l’Église. Avec Augustin, nous affirmons donc que c’est Dieu qui, en fin de compte, établit et gouverne également les cités terrestres. Peut-on dire quelque chose de plus spécifique ? Ici, Augustin n’est pas aussi utile que nous l’aurions souhaité. Il affirme que, puisque les cités terrestres sont établies par contrat dans le but de rechercher des biens particuliers, leur valeur sera déterminée par celle de ces biens42 ; ainsi, certaines cités terrestres seront supérieures à d’autres. Un peuple qui n’adore pas le vrai Dieu « aime pourtant, lui aussi, une certaine paix légitime qui lui est propre, mais qu’à la fin il n’en n’aura plus parce qu’il en use mal avant cette fin43. » En outre, les croyants doivent servir les cités terrestres quand ils le peuvent, dans l’intérêt de la « société humaine » qu’ils ne sont pas autorisés à « déserter44 ». Apparemment, dans la compréhension d’Augustin, la cité céleste et les cités terrestres ne sont pas reliées de manière aussi antithétique qu’il semble parfois le dire. En effet, Augustin dit même que les anciennes vertus romaines étaient des dons de Dieu pour le bien de sa création45. La libido dominandi elle-même peut être un substitut de la justice : pour préserver l’empire romain des maux qui ont détruit ses prédécesseurs et ainsi être au bénéfice de sa création, Dieu a donné à Rome des individus pour servir sa gloire, parce que ceux-ci ont identifié leur propre gloire avec celle de Rome, et ainsi « en faveur [81] de ce vice unique : l’amour de la louange », ils ont renoncé à une cupidité économique et à d’autres vices sociaux plus destructeurs46. De façon générale, nous pouvons dire qu’Augustin identifie le problème politique comme étant le problème de ce qui est au centre, d’un objet commun 41

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Ainsi, dans les pays d’Europe de l’Est qui étaient soumis au système soviétique, la politique avait de fait migré de l’État en divers lieux, que les discussions actuelles rangent sous le label « société civile ». Cette « société civile » était, en fait, la cité. On l’a découvert depuis. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XIX, xxiv, p. 163-165. Ibid., BA 37, livre XIX, xxvi, p. 167. Ibid., BA 37, livre XIX, vi, p. 85. Par ex., ibid., BA 36, livre XIV, iv, p. 45-51. Ibid., BA 33, livre V, xiii, p. 705.

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de l’« amour ». Un peuple doit être réuni par quelque chose, s’il doit y avoir une sorte de « consensus ». La question est alors : par quoi ? Une sorte de hiérarchie des cités se met en place, classées par ce qui leur est central.

III Dans l’analyse d’Augustin, la seule cité répondant pleinement à la définition de l’authenticité donnée par une cité terrestre est celle « dont le Christ est le fondateur et le gouverneur, si toutefois on veut bien l’appeler, elle aussi, République », et qui en ce temps-là est l’Église47. Toutefois, contrairement à ce qu’un préjugé moderne nous amène à attendre, Augustin ne poursuit pas en décrivant l’Église comme une théocratie, une cité gouvernée par des prêtres ou des chamans. En effet, il semble, selon la compréhension d’Augustin, que la vraie cité n’a besoin d’aucune figure « dominante » puisque son centre est Dieu en Christ. Sa politique, dans la mesure où Augustin la décrit à cet endroit, consiste en une mutualité des services, dans lesquels les classements et les différenciations s’appuient sur – et encouragent – une justice réciproque, et sont simplement « goûtés » dans « la tranquillité ». Si nous essayons de caractériser la vraie cité d’Augustin en des termes plus modernes, on ne peut éviter de parler de démocratie organique. En elle, le discours moral est alimenté de manière réciproque par des personnes bénéficiant de dons et de fonctions différents, entre lesquels ce qui relèverait ailleurs de la domination et de la servitude n’a pas cours. Le texte qu’Augustin a toujours à l’esprit est évident : « ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir […] Il n’en est pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur48. » Dans la cité céleste, la prophétie de Jérémie a été accomplie dès avant la création : « Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : “Apprenez à connaître le Seigneur”, car ils me connaîtront tous, petits et grands49 ». La cité céleste est la communauté prophétisée par Joël, dans laquelle tous sont prophètes50, du fait que cette communauté préexiste dans le ciel du voyant apocalyptique et dans la mesure où elle est temporellement anticipée par Israël et par l’Église. Dans la vision de l’épître aux Hébreux, les baptisés se sont déjà approchés « de la ville du Dieu vivant, la Jérusalem céleste51. » La démocratie, comme souveraineté réelle du peuple et organiquement structurée, serait la plus politisée des communautés et la plus communautaire des cités. Car en dehors des délibérations morales publiques, aucun demos n’existe pour être souverain. « Le peuple », en tant que tel, n’existe pas comme agent personnel, sauf dans la mesure où il est uni par une détermination mutuelle du bien. En effet, le peuple n’a, en tant que tel, aucun intérêt commun et [82] 47 48 49 50 51

Ibid., BA 33, livre II, xxi, p. 377. Mc 10,42-43 et par. Jr 31,34. Jl 2,28-29. He 12,22-23.

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donc ne peut être uni que par un bien commun. Ce n’est que dans le cas où des délibérations transforment des intérêts en convictions et en engagements qu’un éventuel consensus général ou vote peut manifester la volonté souveraine du peuple. Pareille délibération, libre, n’est pas dangereuse pour la position du Christ au sein de son Église, mais elle est toujours très dangereuse pour les représentants et les officiels. Les soi-disant démocraties, y compris l’Église dans ses luttes temporelles, sont par conséquent toujours tentées d’éviter le genre de discours moral public le plus vital, et donc le plus dérangeant, en définissant, avec Rousseau52, une « volonté du peuple » pré-morale qui s’obtient avant tout discours et qui a besoin uniquement d’être révélée par un chef-devin doué pour la connaître et l’appliquer, ou par un dispositif mécanique de comptage. L’histoire de la modernité tardive a suffisamment démontré le caractère désastreux d’une telle démocratie totalitaire. Bien entendu, on peut douter de la possibilité de résister à cette tentation, ou qu’une démocratie réelle « puisse durer longtemps » sur cette terre. Nous avons sauté de la meilleure à la pire des cités, toutes les deux appelées maintenant démocratie. Dans l’interprétation d’Augustin, la cité qui suit la véritable cité est la république constituée par contrat dans le but de poursuivre des biens particuliers, et, de ce fait, gouvernée par une sorte ou une autre de dominateur. La religion et la structure d’une telle cité sont appariées. Une telle cité est constamment tentée par l’idolâtrie parce que les objets de sa passion sont des créatures53. Comme son amour est essentiellement dirigée vers elle-même, elle est tentée de recruter l’aide divine pour une domination terrestre, inversant ainsi l’ordre véritable : « les bons usent du monde pour jouir de Dieu ; les méchants, au contraire, pour jouir du monde veulent user de Dieu54. » Et, comme elle poursuit de multiples biens terrestres, elle est attirée vers la structure formelle de l’idolâtrie, c’est-à-dire le polythéisme55. Néanmoins, malgré cette évaluation théologiquement désastreuse, Augustin, comme nous l’avons vu, ne pense pas que toutes les cités terrestres soient à égale distance de la justice ou de la vraie religion. Au-delà d’une admiration évidente pour les anciennes vertus de sa propre république, il n’offre, cependant, pas grand-chose qui permet d’en mesurer la distance. Les quelques paragraphes qui suivent indiquent une théorie qui ne peut lui être attribuée56. Les textes les plus importants, précurseurs de ces paragraphes, ainsi que leurs parallèles les plus proches, sont les analyses fournies par Paul Tillich dans ses premiers essais, écrits dans la tourmente de la république de Weimar. Leur contribution est reconnue ici une fois pour toutes et ils ne seront pas cités en détail57. 52 53 54 55 56 57

Voir particulièrement Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, Paris, GF, 2011. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 35, livre XIV, xxviii, p. 465-467. Ibid., BA 36, livre XV, vii, p. 57. Ibid., BA 33, livre IV, p. 529-639. Comme, d’ailleurs, la plupart de ce qui suit ne peut que lui être attribué de façon illégitime. Paul TILLICH, Political Expectation, trad. James Luther Adams, New York, Harper and Row, 1971.

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Il résulte des positions développées dans ce chapitre et dans les précédents qu’une cité est le contexte d’un mandat divin. C’est le forum de cette parole par laquelle l’humanité de la communauté et celle de ses membres sont créées. Nous dirions que ce qui est bon dans une cité, c’est son ouverture à cet équivalent de la prophétie. Une cité, nous l’avons dit, est l’arène dans laquelle l’éthique d’une communauté est appliquée, dans laquelle la question est posée, avec la possibilité d’une prise de décision réelle : que devrait [83] faire notre communauté à propos de... ? La vie d’une communauté, pendant de longues périodes, peut être entièrement guidée par des maximes bien établies. Sa réflexion morale n’apparaît donc pas particulièrement prophétique. Mais les faits dus à la temporalité ainsi qu’à la présence d’autres personnes nécessiteront un jour de nouvelles connaissances et de nouvelles compréhensions morales – par exemple lorsque la technologie médicale réduit continuellement le terme de viabilité d’un fœtus, exigeant de l’Amérique libérale qu’elle affronte des faits qui pouvaient jadis être évités et qu’elle semble aujourd’hui incapable de traiter. La communauté va alors tournoyer dans un vide moral, à moins qu’elle ne prête attention à l’avertissement de son propre discours moral, et à la parole que Dieu lui adresse et qui est la source et le contenu de sa délibération morale. Il existe des questions qu’on peut appeler pré-politiques, des consensus présupposés par les procédures de prise de décision qui constituent une cité, que celles-ci soient des procédures détaillées, républicaines et légales, ou l’arbitrage d’un chef entre des combattants. Ces questions exigent de déterminer qui est effectivement membre de la cité, comme par exemple la question de l’« euthanasie » involontaire ou – mais de façon problématique – volontaire. Mais alors elles ne peuvent être jugées politiquement ; elles nécessitent une parole mandatée. Une cité est bonne dans la mesure où elle prévoit l’énonciation de ces mandats, pour qu’ils soient énoncés parmi le peuple : « ceci est la volonté du ciel ». La religion d’une société marque l’endroit où cela se produit. Ce n’est en aucun cas une approbation générale de la religion. Presque toutes les religions sont carrément fictives – il n’existe, Dieu merci, ni Moloch ou Grande Déesse – et toute religion, y compris juive et chrétienne, est utilisée par ses adeptes pour fuir et étouffer la parole de Dieu par laquelle elle est interpellée. Comme nous l’avons déjà promis, nous reviendrons sur ces points. Mais même ceux qui crient : « Seigneur Moloch... » ne peuvent échapper, en le faisant, à la confrontation avec le Seigneur. Ils risquent d’entendre : « Vous m’avez appelé ? Je suis le Seigneur. Et mon nom n’est pas Moloch, et je n’ai aucun goût pour la fumée du sacrifice de vos enfants. » La parole du Seigneur dans une société aussi mauvaise inclut des condamnations ; mais même dans ce cas, aussi longtemps que la société vit, ce ne sera qu’à partir de cette parole qu’elle vivra. Si nous devons classer les cités, nous dirons donc que la meilleure cité est celle qui, premièrement, est rassemblée par la religion la moins mauvaise et qui, deuxièmement, entretient le plus la religion de sa communauté tout en l’enrôlant le moins au service de la libido dominandi. Une bonne cité est celle qui

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institutionnalise une place pour que les mandats divins remettent précisément en question les consensus qu’elle a elle-même établis. Le principe d’évaluation qui est proposé ici se révèle58 être une généralisation d’un enseignement catholique occidental traditionnel au sujet de la relation entre « l’Église et l’État ». Mais en le rendant applicable à tous les régimes politiques, simplement parce que ce sont des cités, cette doctrine cesse d’être simplement interprétée comme une proposition sur les cités qui ont une Église au milieu d’elles, et se révèle être une affirmation sur ce qui fait initialement d’un espace collectif une cité. Cette généralisation est confortée par le genre d’arguments qui vient d’être utilisé, c’est-à-dire qui localise la cité dans la conversation entre le Dieu trine et ses créatures partenaires, une conversation toujours en cours, qu’elle soit reconnue ou non. [84] Pour finir, en empruntant le langage d’Augustin, une possibilité plus terrible que toutes celles qu’il aurait pu envisager se manifeste. Il parle de la cité terrestre comme étant constituée par un cœtus rationalis, que l’on peut traduire par « contrat rationnel ». Le mot « contrat » est bien sûr le mot fatidique du point de vue de la théorie sociale moderne ; il signale, entre autres choses, la notion d’une cité avec en son centre quelque chose plutôt que quelqu’un, une cité constituée simplement par des procédures impersonnelles de consentement. Nous en arrivons, une fois encore, au grand adversaire moderne de la doctrine de la création, à savoir le mécanisme. Les États-Unis étaient en mesure de tenter l’expérience. James Madison et ses collègues ingénieurs politiciens croyaient que « les grandes améliorations » que « la science politique […] a reçues59 » permettaient de construire un appareil d’État qui allait produire les bienfaits de la justice et de la liberté60 indépendamment de la justice et de l’attachement à la liberté de la part de ceux qui sont les rouages et les leviers de la politique. Selon des principes analogues aux lois newtoniennes d’action et de réaction, ils établirent un équilibre entre les divers intérêts et les divers centres de pouvoir61, dans un système qui devait être une analogie du cosmos prétendument décrit par Newton. Ils n’étaient toutefois pas mécanistes au point de penser que la cité-machine pouvait fonctionner indéfiniment sans vertu de la part du peuple ; quelque chose comme la « justice » d’Augustin fut ainsi présupposée. Mais ils cherchèrent à dépersonnaliser l’État lui-même62. Seuls les analystes les plus perspicaces63 se doutèrent alors de ce qu’il allait advenir : la fermeture de la cité au discours moral qui est son propre sujet et son 58 59 60 61 62

63

À ma surprise. James MADISON, The Federalist, 1788, p. 39. Ibid., p. 103, 104, 241. Ibid., p. 39, 43-45, 258, 241. Pour approfondir ce point et ce qui suit d’un autre point de vue, voir Robert W. JENSON, « The Kingdom of America’s God », in ID., Essays in Theology of Culture, Grand Rapids, Eerdmans, 1995, p. 50-66. Pour Alexis de Tocqueville, voir Allan BLOOM, The Closing of the American Mind, New York, Simon & Schuster, 1987.

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propre fondement. Mais ce résultat était inévitable, car seules des personnes ne parlant pas pour leurs intérêts mais au nom de leur jugement moral peuvent tenir un authentique discours moral ; les « représentants » de personnes absentes et les fonctionnaires en poste ne peuvent procéder qu’à la pesée d’intérêts. Ainsi, le discours moral du peuple américain fut tout d’abord exilé dans une sorte de cité de substitution, une sphère publique alternative constituée par des mouvements de réforme et des entreprises éducatives et caritatives créées par le protestantisme évangélique64 ; puis il fut également affamé dans cet exil, lorsqu’au XXe siècle l’État ne cessa d’attaquer la légitimité et la puissance de la société civile. C’est ici qu’il faut remarquer le partenaire moderne de la cité, à savoir l’économie ; une économie que l’on peut décrire séparément. Les personnes sont des agents économiques dans la mesure où leurs actions mutuelles ne sont pas guidées par une décision qui concerne ce qui devrait être fait, mais plutôt par un équilibrage, quasi-newtonien, des intérêts. Supposons, par exemple, qu’une municipalité ait pris, d’une manière ou d’une autre, la décision politique de réduire le niveau de pollution dans un cours d’eau qui traverse la ville. Ensuite les industries, les travailleurs et les contribuables, et même un agrégat politiquement indécelable de groupes ou d’individus, dans leurs réflexions prémorales font valoir – nécessairement et [85] sans beaucoup de place pour une décision morale – leurs intérêts. Finalement, un équilibre de taxes, d’impôts, de réglementations, de niveaux de salaires, et ainsi de suite, émerge. Ainsi l’économie est la collectivité humaine dans la mesure où elle est une des sphères de la nécessité naturelle comme l’est le système solaire ou l’écosystème. L’« économie » ou, comme on la nomme plus justement, l’« économie politique »65 est la tentative d’un équivalent aux sciences naturelles, un équivalent beaucoup plus proche que la soi-disant « science politique » invoquée par les fondateurs américains. On peut dire que l’économie est la communauté dans la mesure où elle accepte les continuités à court terme et en apparence mécaniques de l’histoire comme étant contraignantes pour elle aussi66. L’économie est la communauté humaine dans la mesure où elle n’ôte pas sa liberté. En attendant le Royaume, la communauté aura aussi ce caractère. Ce faisant, nous venons de retourner à la thèse centrale d’Augustin : le problème politique n’est résolu que dans une cité dont le « fondateur et gouverneur » est Dieu. Sa solution permanente ne peut donc être 64 65 66

R. W. JENSON, « The Kingdom of America’s God », art. cit. Sur ces paragraphes, voir la splendide analyse de J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 87-120. Milbank argumente de façon convaincante que les versions les plus idéologiques de l’économie politique, celles qui soutiennent le capitalisme ou le communisme, sont créées en identifiant les mécanismes observables ou postulés – ce que j’appelle les continuités à courtterme – et la loi téléologique universelle de Dieu ; ibid., p. 105 : « Pour la version “théodociste”, l’“hétérogenèse” économique des finalités, ou la “main cachée” régissant le marché n’a jamais cessé d’avoir l’initiative d’un bout à l’autre de l’histoire. Le souverain décrit par Machiavel – Dieu, la “providence”, ou la “nature” – dégage des bénéfices… à partir des petits intérêts… et déconvenues individuelles. »

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qu’eschatologique ; aucune cité de ce temps ne peut être plus qu’un arrangement temporaire, parce qu’intérieurement auto-subversif. Aucune cité terrestre établie ne peut, par elle-même, résoudre ses propres questions pré-politiques, telles que le conflit américain contemporain au sujet de la mort. Par exemple, les cités « libérales » de la modernité incarnent des procédures et principes areligieux d’égalité conçus précisément pour statuer entre les convictions pré-politiques des religions en compétition ; et ceux-ci ont bien rempli leur mission. Mais justement, ils ne peuvent statuer entre la religion et le sécularisme, car ils font eux-mêmes partie des principes du sécularisme67. Finalement, la solution eschatologique aura une spécificité qu’Augustin ne lui donne pas tout à fait. C’est précisément parce que Dieu est trine que nous pouvons être un en lui : ce Dieu spécifique, et lui seul, peut être à la fois un centre personnel pour ses créatures et un système de relations dans lequel cellesci peuvent être directement reliées les unes aux autres ; ce Dieu peut même être compris comme un système de « contre-pouvoirs ». Centrés sur lui, nous sommes à la fois centrés sur une personne et centrés sur aucun individu en particulier : nous sommes sauvés autant de la dépersonnalisation que de la domination.

IV À propos du même sujet, une question demeure : quel est le contenu de la « justice » qui, selon Augustin, joue un rôle aussi décisif ? Augustin donne peu d’indications sur ce thème, supposant apparemment que ses lecteurs, non seulement chrétiens mais également vieux Romains, [86] comprendraient suffisamment. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire une telle hypothèse. Nous nous tournons vers les « Dix Commandements ». Ces commandements se présentent de manière explicite comme une description de la justice propre à la cité de Dieu : ils exposent le contenu moral de l’intention du Seigneur de créer Israël comme une nation distincte68. La « première table » des commandements enjoint ainsi directement l’adhésion communautaire au Dieu unique qui est, selon Augustin, le cœur de la vraie justice : une dévotion exclusive à YHWH est d’abord affirmée, puis les marques essentielles de son culte, à savoir une louange en l’absence de son image supposée, un égard particulier en revanche pour son nom et l’observance du sabbat. Suivent les commandements de « la deuxième table », qui doivent constituer la justice de la vie communautaire d’Israël. Ici, une dualité déterminante apparaît, une dualité de fonction. La plupart de ces commandements sont négatifs dans leur formulation explicite, définissant des genres de délits. Mais évidemment, les communautés ne s’épanouissent pas simplement en évitant les délits ; elles sont cohérentes grâce à des vertus positives forgées dans et au cours

67 68

Cela m’est apparu clairement suite aux remarques du Professeur Robert George de Princeton. Ex 20,2.

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de leurs histoires69. C’est ainsi que l’histoire d’Israël et de l’Église attribue aux commandements de la deuxième table une signification positive qui n’est pas apparente dans le texte s’ils sont extraits du récit dans lequel ils sont rapportés et donc lus comme de pures interdictions70. D’un autre côté, dans leur formulation purement négative, les commandements de la deuxième table s’appliquent à toutes les cités, y compris celles qui n’appartiennent pas au récit dans lequel les commandements apparaissent et qui doivent par conséquent substituer à l’amour de Dieu la poursuite commune d’intérêts propres. Dans ce rôle, les commandements expriment des conditions minimales : aucune société ne peut subsister dans laquelle les générations se tournent les unes contre les autres ; dans laquelle la vendetta n’a pas été remplacée par des organismes publics de jugement et de punition ; dans laquelle les formes – quelles qu’elles soient – au moyen desquelles la sexualité est socialisée sont bafouées ; dans laquelle la propriété – quelle que soit la façon dont on la définit – n’est pas défendue ; dans laquelle un faux témoignage est autorisé dans le but de pervertir les jugements ; ou dans laquelle la cupidité est un motif accepté d’action. En effet, même les commandements de la première table ont un champ d’application négatif et donc général : aucune société ne peut à long terme subsister lorsqu’elle enfreint sa propre religion. Qu’on le veuille ou non, appeler « loi naturelle » les commandements sous cette forme abstraite et négative est peut-être et surtout une question de goût conceptuel. Les commandements sont explicitement donnés par Dieu à Israël et à l’Église ; mais n’importe quel peuple doit les connaître dans leur version négative s’il veut être un peuple, même en définissant ce terme de façon moins stricte. Et les peuples existants montrent qu’ils les connaissent. Nous devons citer au moins un exemple réel de la manière dont les commandements spécifient une justice minimale ; et au point où nous en sommes dans l’histoire occidentale, il y a peu de choix concernant l’exemple à prendre. Une société dans laquelle un enfant à naître [87] peut être légalement tué sur la seule décision de la personne enceinte ne peut être « un peuple », même selon la moins rigoureuse des définitions d’Augustin ; cela ne peut être qu’une horde. En tant que commandement négatif, universellement contraignant, « Tu ne tueras pas » spécifie la rupture décisive entre une société pré-civilisée et une société civilisée : autrement dit, le remplacement de la vendetta par des tribunaux et leurs agents. La décision selon laquelle quelqu’un doit à juste titre mourir ne doit plus être prise par les parties concernées, mais au contraire par un organisme communautaire le plus neutre possible. Le « quelqu’un » dont il 69

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Les constantes clarifications de Stanley HAUERWAS sur ce point seraient une contribution essentielle même s’il n’en avait pas fait d’autres. Sa réflexion est peut-être présentée de la façon la plus condensée dans l’un de ses premiers travaux : Le Royaume de paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, trad. Pascale Dominique Nau, Paris, Cerf, 2006. Hauerwas doit à nouveau être mentionné.

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s’agit est, bien sûr, un membre de la communauté humaine en question qui se trouve dans le champ d’application de sa loi. Si les enfants à naître sont membres de la communauté humaine, alors le fait d’autoriser les avortements sur décision de la partie la plus impliquée constitue une rechute dans la pure barbarie. La seule question est alors : les enfants à naître sont-ils membres de la communauté humaine ? L’argument imparable est fourni par l’arrêt « Roe contre Wade » lui-même, qui est la décision qui a défait la moralité publique américaine. Au début de leur argumentation, les juges de la Cour suprême américaine ne s’étaient pas trompés : il n’existe aucun moyen plausible de tracer une ligne à travers le développement d’un enfant à naître avant laquelle il n’est pas un être humain et après laquelle il l’est. Mais la suite est, de toute évidence, contraire à la loi établie par la justice71. À moins d’interférer avec lui, l’enfant sera, après un certain temps, un être humain ; et si, à un moment donné au cours de son développement, nous ne pouvons pas savoir s’il n’en est pas encore un, ce que nous ne possédons pas, à ce moment-là, c’est une quelconque justification pour traiter cet enfant autrement que comme un membre de la communauté inclus dans la protection garantie par la société contre les décisions privées de le tuer. L’argument qui vient d’être présenté est un argument selon la « loi naturelle » – s’il n’y en a jamais eu une. Il devrait être compréhensible et convaincant pour toute personne rationnelle. Mais dans les sociétés de la fin de la modernité, il ne l’est pas72. Lorsqu’on traite de la question de l’avortement en dehors de ce qui reste des congrégations chrétiennes orthodoxes et des synagogues conservatrices ou orthodoxes, peu sont capables de raisonner. Le résultat de sondages pratiqués dans toute l’Amérique est uniforme : la plupart des Américains croient d’une part que l’avortement pour des raisons autres qu’exceptionnelles est la suppression injuste d’une vie humaine et d’autre part que les femmes devraient avoir le droit d’avorter, quelles qu’en soient les raisons. Autrement dit, le peuple américain a, dans cette affaire, abdiqué toute cohérence morale. 71

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De fait, la lecture de ce cas célèbre est un exercice terrifiant. Il éclaire, comme peu d’expériences le font, la manière dont la déraison règne sur notre vie publique. Pour ceux qui sont habitués aux sermons et aux documents ecclésiastiques, la décision propose également un parallèle ironique avec les pires d’entre eux, dans l’incohérence qui existe entre sa doctrine et son application. L’incapacité de la modernité tardive à raisonner moralement est peut-être surtout causée par sa conversion de la théorie de la loi naturelle à la théorie des droits naturels. Cette conversion s’articule sur l’élimination de l’idée qu’une action a une fin naturelle. Lorsqu’aucune fin ordonnée pour l’action n’est reconnue, ce qui reste est une sorte ou une autre d’utilitarisme. Mais il s’avère que rien ne peut être justifié sur une base utilitariste. À ce stade, le discours des « droits » est utilisé pour fixer des limites à ces justifications et conjurer un pur nihilisme. Alors qu’autrefois le discours sur les droits était une alternative au discours sur les fins, il est maintenant utilisé pour limiter les mauvais résultats de son premier usage. Mais – et c’est le point central dans ce contexte – ces limites sont inévitablement arbitraires ; une argumentation rationnelle sur l’action appropriée n’est pas possible, seule l’application des accords négociés l’est.

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[88] Les dix commandements sont donnés à l’Église et à la synagogue. Les « affaires publiques » du monde ne survivent pas sans ces commandements, ni ne les supportent de façon sérieuse dans leur rigueur rationnelle, et même dans leur compréhension simplement négative. Par conséquent, encore une fois, il ne peut être dit d’aucune cité, mis à part la synagogue ou l’Église, que les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle.

V En eux-mêmes, la plupart des commandements de la deuxième table sont généralement acceptés ; cependant, sur des points précis, leur application peut être ignorée : il est encore largement accepté qu’une société ne sera pas prospère dans laquelle la propriété est régulièrement menacée, ou dans laquelle le meurtre de personnes humaines est la prérogative de n’importe qui mais pas de la communauté, ou dans laquelle la justice est pervertie, ou dans laquelle la cupidité est effrénée. Mais pouvons-nous aussi dire cela de « Tu ne commettras pas d’adultère » ? En effet, la cité a-t-elle un intérêt vital pour ce que, comme on le dit maintenant, des « adultes consentants » font « dans l’intimité de leurs chambres » ? Nous arrivons au deuxième sujet de ce chapitre. Précédemment, les systèmes éthiques consacraient régulièrement leur plus long chapitre à l’éthique sexuelle. Plus récemment, il est devenu à la mode, également dans les milieux d’Église, de penser qu’il y a sûrement des domaines de la loi plus importants sur lesquels l’attention devrait plutôt se porter. Mais la tradition plus ancienne avait une meilleure intuition, non pas parce que la chasteté serait plus intrinsèque à la justice que ne l’est, par exemple, l’équité économique, mais parce que les autres modes de la justice ne sont pas réalisables dans une société qui n’est pas chaste de façon générale. C’est pour cette raison que ce chapitre réunit les sujets mentionnés dans son titre. Pour répéter les positions précédemment établies : c’est uniquement parce que je suis là pour vous en tant qu’objet, comme corps, que je peux aussi être pour vous un sujet, autrement dit, que la liberté humaine existe. L’être humain dans son auto-transcendance est défini dans une communauté, et une communauté dépend d’une donation corporelle, c’est-à-dire dans ma réalité pour vous et pour moi-même, comme ce quelque chose de particulier qui est disponible à votre intention. Nous devons maintenant noter un point qui n’a pas suffisamment été relevé plus tôt : avant la résurrection, ma corporalité n’est évidemment pas séparable d’un organisme biologique – ou qu’à titre exceptionnel. Même le « corps spirituel » dont parle Paul73, dans la mesure où il est anticipé dans le baptême, n’est pas à l’heure actuelle séparable d’un « corps organique », comme cela apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises dans les écrits de Paul. Cet organisme, que je suis susceptible de nos jours d’appeler de façon erronée « mon corps » sans autre qualification, est une chose merveilleuse appropriée à son rôle. Ce qui est le plus merveilleux, c’est sa sexualité. Dans le 73

1 Co 15,42-49.

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contexte présent, la sexualité peut être considérée comme ayant deux composantes. L’une est la sensualité, c’est-à-dire le dénominateur commun de la perception, de la conscience qu’a un sujet d’un autre sujet et de la fascination due à cette conscience. La sensualité, peut-on dire, est le simple fait que le sujet est attiré par un objet ; c’est la fascination par le toucher, le voir, l’écoute, l’odorat et le goût. [89] L’autre est la mise à disposition par l’humanité d’appareils reproducteurs bisexuels. Un présupposé de l’histoire dans laquelle la nature humaine est mise en œuvre, est la génération de nouveaux humains. Le Créateur a fait en sorte – sûrement son idée la plus humoristique – que cette génération soit disponible à la suite d’un acte accompli entre des humains de deux types corporels différents. Ces types sont objectivement distinguables l’un de l’autre, et dirigés l’un vers l’autre par ce qui relève de la plomberie : le vagin et le pénis sont inévitablement faits l’un pour l’autre. La sexualité est la coïncidence de la sensualité avec la différenciation objective mâle-femelle. C’est le lieu de la sensualité la plus intense dont nous sommes capables dans cette plomberie par laquelle l’humanité est divisée en deux types mutuellement ajustés. Cette union entraîne, d’une part, que l’appareil reproducteur ne fonctionne pas de façon impersonnelle, mais que je vis cet événement comme un sujet captif de cet objectivement autre dont le corps différent se présente à moi. Cette union entraîne, d’autre part, que la fascination du sujet pour un objet ne flotte pas librement pour se poser où elle peut, mais qu’elle est dirigée vers un autre déterminé, sélectionné selon une différence objective du soi de l’objet par rapport au sujet. La sexualité est donc la manière dont notre orientation les uns vers les autres, c’est-à-dire la correspondance intrinsèque des êtres humains, est intégrée dans les objets mêmes que nous sommes les uns pour les autres. C’est la sexualité qui sauve le caractère communautaire de l’être humain d’être un simple idéal ou une demande qui nous est faite, pour en faire une réalité nous concernant. Karl Barth a été le pionnier de cette intuition : la personne humaine n’a pas « la possibilité de se dépouiller de la forme fondamentale qui caractérise son humanité. Il n’a pas le choix entre la cohumanité et autre chose. L’être humain possède simplement cette forme fondamentale. Qu’il en soit ainsi, nous le voyons immédiatement par le fait que nous ne pouvons pas parler de l’« être humain » sans parler de « l’homme » ou de « la femme », comme aussi de « l’homme et la femme74. » C’est pour cette raison que « l’humanité n’est ni un idéal ni une vertu75. » C’est pour cette raison, et cette seule raison, que la politique et le mandat politique de la justice sont des données de l’existence humaine et pas simplement des options ou des idéaux. Nous pouvons tout simplement adopter les theologoumena de Barth : « l’homme est pour la femme et la femme est pour l’homme l’autre être humain 74 75

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 308. Ibid., p. 313.

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[…] au sens éminent du mot76 ». « Dans son existence individuelle et particulière, l’être humain est toujours homme ou femme […] Cette différence et cette relation sont parmi toutes les autres […] de nature décisive […] parce qu’elles sont d’ordre structurel77. » Parce que nous sommes femelle et mâle, nous sommes dirigés, en tant que sujet, l’un vers l’autre, précisément par les objets que nous sommes les uns pour les autres. Nous sommes ainsi dirigés par les différences objectives entre ces objets. La sexualité est la factualité de cette intention les uns envers les autres en tant qu’objets, et qui est notre réalité de sujets. Car ma féminité ou ma masculinité n’est pas constituée par une construction sociale ou psychologique malléable ou contingente, mais par la forme du corps que je suis. Corps qui peut être haï et même mutilé, mais auquel on ne peut donner la forme de son partenaire, même par la [90] technologie la plus sophistiquée. Ainsi, la sexualité est le fait de cette identité de sujet et d’objet qui est la structure particulière de l’humanité. Dans le premier récit de la création de la Genèse, lorsque Dieu créa l’« homme », il « les créa mâle et femelle78 ». « Homme » au singulier est équivalent à « les […] mâle et femelle » au pluriel. Cette identification lapidaire est une version condensée du récit jahviste plus étendu qui suit. Dans la version longue, Dieu dit : « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée79. » Le mot traduit ici par « bon » est celui qui apparaît dans les jugements qui ponctuent le premier récit : « … cela était bon. » Ainsi, l’ordination de l’humanité en vue de son rôle, sans laquelle aucune créature n’est elle-même, n’est pas accomplie dans « l’homme » aussi longtemps qu’il est « seul ». « L’homme » n’est « bon » – et s’il n’était pas bon, il n’existerait pas – que lorsqu’un sexuellement autre existe. Les récits de création n’envisagent pas une chose comme une humanité qui ne serait pas une humanité femelle ou une humanité mâle, chacune en relation avec l’autre. Que nous découvrions et créions de nombreux problèmes avec notre masculinité ou notre féminité ne modifie pas cet état de fait. Étant donné la sorte de fait que notre masculinité ou notre féminité est – un fait qui permet une subjectivité communautaire –, elle est également une tâche et une occasion, une de celles que nous gérons rarement correctement. C’est pourquoi, notre féminité ou notre masculinité ne disparaît pas ; c’est à la fois notre recours face au désastre final et une pierre sur laquelle nous trébuchons souvent.

76 77 78

79

Ibid., p. 311. Ibid., p. 309 La tentative de K. BARTH de faire l’exégèse de l’« image de Dieu » dans la Genèse, directement à partir de « mâle et femelle », Dogmatique, op. cit., III/1, p. 196-220, devrait être en phase avec notre travail. Malheureusement, on ne peut pas faire porter ce poids au texte de la Genèse. Gn 2,18. L’exégèse de ce passage par K. BARTH est remarquable, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 314-316.

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VI Nous en venons maintenant à quelques conséquences du rôle de la sexualité dans l’être humain. La première consiste à justifier une banalité : la famille est l’institution essentielle de toute communauté. Plus précisément, la famille est nécessaire à l’existence de la cité ; c’est ce qui sauve le célèbre impératif politique : « Venez et discutons80 » d’être une simple, et certainement vaine, exhortation. L’institutionnalisation de la sexualité est le fondement de toute institutionnalisation communautaire. Les lois qui régissent la sexualité, définissent ce qui constitue une famille et font respecter son intégrité, sont par conséquent une condition préalable à l’établissement de toute autre loi : lorsque la communauté s’établit et se définit par « consentement à la loi », la législation sur le sexe est nécessairement la première étape. Seule une insouciance bornée pourrait croire ce qui est maintenant l’opinion commune : « Ce que quelqu’un fait dans son lit n’est pas l’affaire de la loi, aussi longtemps que cela ne suit à personne. » Au contraire, ce que je fais dans mon lit est le domaine de mon action dans lequel la communauté a les intérêts les plus pressants, le domaine dans lequel elle doit légiférer, si c’est bien son rôle de le faire. Cela ne signifie pas que, si la dissolution du droit sexuel dans la modernité occidentale tardive était menée à son terme, il n’y aurait plus de bibliothèques remplies de constitutions et de statuts. [91] Ce qui est perdu, c’est la légitimité de la loi, sa pertinence par rapport à la « justice » d’Augustin, ou, de fait, par rapport à la deuxième option de Scipion, le « contrat ». Une communauté établit le droit de sa loi par sa volonté de légiférer pour elle-même à l’endroit où son être est en jeu. Nous pouvons aborder la question de la manière suivante : la sexualité est le test de réalité de la loi. Chaque discours tend vers une sorte d’arbitraire rêvé qui lui est propre, et doit être évalué en fonction de sa rencontre avec un type approprié de faits tenaces. La volonté et la capacité de réguler la sexualité est ce genre de test nécessaire pour légiférer. Il existe une devise du nihilisme classique qui dit : « C’est la domination et non la vérité qui fait la loi » ; là où la loi évite la sexualité, cette devise exprime cette lamentable situation. Là où la loi échoue au test de réalité, c’est qu’il s’agit bien d’un produit de la domination. Et une loi qui ne peut se prévaloir d’aucune justification autre que la décision de ceux qui l’ont établie ne peut être maintenue que par une puissance essentiellement arbitraire ; un état totalitaire est un état dans lequel une grande partie de la loi se trouve dans cette situation. Lorsque nous remarquons pour la première fois ces liens entre sexualité et politique, les modernes que nous sommes sont susceptibles d’être très perplexes. Que l’opprobre soit au moins bien dirigé : nous devrions déprécier la récente « révolution sexuelle » non pas tant pour les comportements qu’elle a autorisés, aussi pitoyables que soient la plupart d’entre eux, que pour ses conséquences en tant que choix politique. Une société sexuellement anarchique ne peut être une 80

Tiré, évidemment, hors d’un tout autre contexte : Es 1,8.

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société libre. Car aucune société ne peut supporter d’être simplement informe ; lorsque le fondement objectif d’une communauté est systématiquement violé, la société doit s’unir, et s’unira, au moyen d’une force arbitraire. Cette analyse n’est pas qu’un exercice de réflexion théorique ; elle indique seulement ce qui se passe de façon visible dans les sociétés occidentales de la fin du XXe siècle81. Pour aboutir à une seconde conséquence du rôle d’humanisation de la sexualité, il faut observer le lien particulier qui existe entre des termes qui ont été établis dans notre discours : « promesse » et « visibilité ». Une parole qui serait entièrement désincarnée – pour autant qu’une telle chose soit possible – pourrait, à la rigueur, être une « loi », mais pas une « promesse ». Les paroles visibles sont des discours effectués avec le corps, avec l’objet-soi ; et mon moi objectif est ce qui me lie aux conditions qui entravent mes engagements. Lorsque, pour reprendre l’exemple précédent, je dis à mon enfant : « je vais t’envoyer à l’université », ce que je suis en train de faire est conditionné par un vaste réseau de circonstances ; ma dépendance vis-à-vis d’eux passe par mon corps, ma disponibilité et donc ma vulnérabilité par rapport au monde. Si ma déclaration est une promesse, ce qui la qualifie comme telle est le fait que je brave certaines de ces conditions. Faire une promesse est donc toujours un dépassement de la simple objectivité circonstancielle de son auteur. Nous pouvons dire : faire une promesse est toujours en quelque sorte un choc pour le corps, une mobilisation particulière de cette chose qui, en elle-même, est communautairement immobile. Un acte de communication qui dit : « Je vais prendre soin de ça pour toi », inclut en lui un mouvement du corps en direction de celui auquel il est adressé, un dépassement de la distance qui nous sépare. Puisque le corps est, de ce point de vue, la somme des obstacles dressés contre le fait de tenir sa promesse, les promesses lient par leur mode de réalisation corporelle, par leur réalité en tant que parole visible et pas seulement audibles. Nous promettons à travers une poignée de main, un baiser, une signature [92] ou un sceau. Dieu promet son Royaume en portant un toast, et sa vie au moyen d’un bain revigorant. Le rapport sexuel est, de la part de la créature, le geste suprême de ce genre, le mouvement de mon corps envers l’autre qui ne peut être dépassé sans conséquences néfastes. Car ici un corps engloutit de fait l’autre. Et celui-ci ne pénètre celui-là que dans cette suppression active de la distance nécessaire pour définir réciproquement les corps qu’ils sont. Par conséquent, si le rapport sexuel est un geste et non pas une simple technique de sensation ou de reproduction, il peut être l’incarnation d’une promesse définitive : la promesse de moi-même si cela me tue, ou d’une vie partagée « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Je ne peux promettre aucune chose particulière de manière inconditionnelle, car je ne possède aucune chose particulière de façon certaine ; je ne peux promettre que moi-même sans réserve. Pourtant, je ne me possède pas moi81

Ainsi la simultanéité entre le manque de régulation sexuelle parmi les jeunes mâles américains qui font partie du Lumpenprolétariat des villes et leur criminalité est régulièrement considérée comme étant une coïncidence. Il n’en n’est rien ; la première engendre la seconde.

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même jusqu’à ma mort, et à ce moment-là le moi promis disparaît. Par conséquent, « je me donne à toi, jusqu’à ce que la mort nous sépare », est ce qui s’approche le plus d’une promesse inconditionnelle que peut faire une créature. Je peux, bien sûr, échouer à garder cette promesse. Mais si cela arrive, il s’agit d’un simple échec ; rien ne peut m’en empêcher, car la mort est la dernière sanction et la mort est déjà incluse dans la promesse que j’ai faite. C’est pourquoi, c’est la promesse que seul le geste suprême du rapport sexuel peut incarner. À l’évidence, je ne peux pas faire cette promesse une seconde fois sans rompre la première, car je n’ai qu’une seule mort à offrir. Ainsi cette promesse inclut en elle-même la promesse de ne pas l’adresser à une autre personne. C’est-à-dire, si le rapport sexuel exprime ce que lui seul est capable d’exprimer, il exprime la fidélité. Par cela, nous avons nommé la principale vertu juive et chrétienne en ce domaine. Évidemment, nous pouvons définir ensemble que notre rapport sexuel sera le signe d’une parole moins absolue. Nous pouvons en faire l’incarnation gestuelle de « Je suis peut-être à toi pour toujours » ou « je ne suis à toi que pour le temps de cet agréable week-end ». Mais alors nous n’avons plus aucun geste pour marquer un engagement définitif, et en devenons incapables. Une société dans laquelle cet état de fait est généralisé ne pourra pas se maintenir longtemps. Nous pouvons même nous arranger pour qu’un rapport sexuel ne promette rien du tout, qu’il soit une simple technique. Cet arrangement produit la structure sexuelle du fascisme. Rendre silencieux le rapport sexuel conduit le fondement objectif de la communauté en dessous du niveau de conscience collective. Une société qui se trouve dans cet état ne peut être maintenue ensemble que par un commandement arbitraire et par la force. Une politique totalitaire et une « libération sexuelle » ne sont que les deux faces d’un même phénomène. Une troisième et dernière – dans ce chapitre – conséquence de la sexualité humaine est en fait déjà établie : une société juste encouragera, et autant que faire se peut respectera, la monogamie hétérosexuelle en tant que socialisation paradigmatique de la sexualité. Les précautions manifestées dans l’expression de cette proposition doivent être soulignées. Ici, il n’est pas affirmé que les sociétés polygames ne peuvent fonctionner, ou que l’amour ne peut s’épanouir dans d’autres formes de mariage, ou que les cités monogames peuvent imposer la monogamie avec la même rigueur en toutes circonstances, ou comment les pulsions sensuelles de ceux qui s’identifient eux-mêmes comme « homosexuels » doivent être socialisées – ou que n’importe quelle socialisation de la sexualité ou de la sensualité garantit le bonheur ou son propre succès. Ce n’est pas un accident si les sociétés les plus ouvertement polygames sont des sociétés tribales traditionnelles. Dans une communauté dans laquelle le comportement est déterminé par les règles qui sont supposées descendre de façon immuable depuis le commencement, le fondement objectif de cette société peut [93] rester au-dessous du niveau de la conscience collective et de la loi. Dans cette situation, la sexualité peut être socialisée de manière apolitique ; le

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plus souvent cela sera réalisé en obéissant à une biologie qui relève de celle d’un troupeau et donc qui est polygame. Dans les cas où la cité historique est réalisée sans modifier ces dispositions, les femmes sont exclues de la cité. À l’exception du Royaume, même les communautés monogames seront sans doute contraintes à admettre le divorce dans certains cas, et donc un minimum de polygamie ; même dans le canon biblique, l’interdiction absolue rappelée par Jésus fut amendée82. Mais l’humanité d’une communauté pourra être mesurée à son effort pour restreindre le divorce, et d’autres maux à l’intérieur de cette communauté pourront être mesurés à la nécessité d’assouplir cette restriction et de laisser la pression s’échapper à ce niveau-là. Le divorce pour adultère est la première concession, la plus évidente, puisqu’on ne peut vivre de manière monogame avec l’auteur d’un adultère qui ne se repentirait pas. En outre, il faut reconnaître que rester avec son conjoint peut en effet conduire à la mort, et qu’une société ne peut exiger le martyre – même l’Église ne peut l’exiger. On doit même reconnaître que la mort doit être évitée, qu’elle soit morale ou spirituelle, bien qu’ici la casuistique doive opérer lentement et prudemment. Seuls ceux qui banalisent l’humanité ne pleureront pas la perte ontologique infligée par ces concessions. Pour finir, l’inclusion du mot « hétérosexuel » dans cette règle est une redondance – aujourd’hui peut-être nécessaire. Car l’homo-érotisme n’est évidemment pas un mode de sexualité mais un moyen d’y échapper. L’homoérotisme est un ensemble de techniques sensuelles, conçus pour abstraire le plaisir sexuel de tout engagement lié à sa fonction ; sans aucun doute, ces techniques sont parfois aussi utilisées en tant que paroles visibles de tendresse. Il ne peut y avoir une monogamie – ou une polygamie – autre qu’hétérosexuelle ; parler de « mariage de même sexe » est simplement le triomphe de Humpty Dumpty*. Nous n’avons pas besoin de résoudre ici la question de savoir s’il y a des choses telles que des « orientations » sensuelles, et si oui comment elles sont acquises. Quoi qu’il en soit, ce qui doit être clair, c’est que « l’homosexualité », si elle existe et quelle qu’elle soit, ne peut être attribuée à la création ; ceux qui pratiquent des formes de sensualité homo-érotique et l’attribuent à l’« homosexualité » ne peuvent se référer à cette caractéristique en parlant de « la façon dont Dieu m’a créé », si « créer » a un rapport avec son sens biblique. Pas plus dans ce contexte que dans d’autres découvrons-nous l’intention créatrice de Dieu en examinant la situation empirique ; comme nous l’avons vu, je peux en effet vouloir blâmer Dieu pour ce don empiriquement présent en moi qui contredit son intention avouée, c’est alors une occasion d’incrédulité et pas un moyen, pour le croyant, de justifier le mal. L’abstinence sexuelle volontaire n’est pas un mal en soi. En effet, l’une des bénédictions rendues possibles par l’Église, parce qu’elle anticipe le Royaume, 82 *

Mc 10,11 et par. [Humpty Dumpty, personnage d'une comptine anglaise, est un œuf qui tombe d’un mur et se casse sans pouvoir être reconstitué, NdT]

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est d’offrir le célibat comme vocation spécifique. De même, l’abstinence sexuelle forcée n’est pas non plus un péché. L’abstinence volontaire ou forcée n’est cependant pas la même chose que la défection.

VII Le ton serait en contradiction avec le sujet si nous devions mettre fin de cette manière à notre discussion de la sexualité. Nous pouvons croiser cette discussion avec un autre fragment de Luther, tiré de son exégèse séduisante de la Genèse : « Mais alors, avant le péché, la différence était beaucoup plus grande […] Adam et Eve […] étaient pour ainsi dire [94] tout absorbés dans la bonté et dans la justice de Dieu. Il en découlait qu’entre eux l’unité d’esprit et de volonté était remarquable. Pour Adam, rien au monde n’était plus doux ni plus beau que son Eve83. » S’ils étaient restés aussi absorbés par Dieu, et l’un par l’autre, la « cohabitation eût été la chose la plus douce qui soit. La génération eût été, elle aussi, la plus sainte et la plus respectable des œuvres » et faite sans « se cacher dans l’ombre84. » Nous pouvons résumer tout ce chapitre avec une proposition parallèle à celle qui a clos le chapitre précédent. De même que l’amour est l’accomplissement de notre auto-transcendance vers Dieu, il est également l’accomplissement de notre auto-transcendance vers les autres. Jésus a dit : « “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu....” c’est là le […] premier commandement. Un second est aussi important : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes85. » Cependant, Jésus ne dit pas, au sujet de notre amour pour les autres, ce qu’il dit au sujet de notre amour pour Dieu, c’est-à-dire qu’il doit être de « tout » notre « cœur […] âme et […] pensée » ; en ce qui concerne notre amour des autres, il doit être seulement semblable à celui que nous avons pour nousmêmes. Par conséquent, dans notre transcendance les uns vers les autres, l’amour n’est pas équivalent à la foi, alors que c’est le cas lorsqu’il s’agit de notre transcendance vers Dieu. Nous ne pouvons avoir de foi salvatrice ni dans les autres, ni en nous-mêmes. Et c’est précisément sur cette négation que ce chapitre doit se terminer.

83 84 85

M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 50, p. 76. Ibid., § 89, p. 118. Mt 22,34-40 et par.

Chapitre 20. La personnalité humaine I [95] Ce qui rend l’humanité unique, c’est la relation spécifique que Dieu établit avec nous. Cette relation n’est pas en elle-même une ressemblance. L’« image de Dieu » – si nous devons utiliser cette expression de manière exhaustive pour caractériser ce qui distingue l’humanité – consiste simplement dans le fait que nous sommes en lien avec Dieu comme son partenaire de conversation. Ayant posé ces propositions, nous sommes cependant libres de reconnaître ce qui peut en effet être appelé une ressemblance humaine de Dieu, et ceci à l’endroit même où la tradition la situe. Parce que Dieu nous parle, nous savons qu’il est personnel. Lorsque nous lui répondons, nous aussi sommes personnels. On affirme souvent, et de manière convaincante, que la personnalité est devenue un concept important pour la première fois dans la doctrine chrétienne de Dieu, et particulièrement dans la pensée des Pères orientaux et dans celle des byzantins qui s’en sont emparés ; sous un angle différent, cela a également été important dans le premier volume de ce travail1. L’Antiquité païenne savait évidemment que certaines entités étaient personnelles et que d’autres ne l’étaient pas. Mais elle pensait qu’être une personne humaine est simplement une caractéristique du fait d’être un être humain, et qu’être une personne divine est une caractéristique du fait d’être un être divin. Pour la théologie de l’Antiquité païenne, l’être est la catégorie globale, et la personnalité est secondaire. La théologie chrétienne fut contrainte à une révision drastique : dans la doctrine cappadocienne et néo-chalcédonienne de la Trinité, la personnalité n’est pas un aspect de l’être de Dieu mais elle est plutôt corrélée aux trois qui vivent la divinité. C’est également le cas, lorsque l’on parle de la Trinité comme étant elle-même personnelle. Que les trois soient Dieu est une caractéristique de la personnalité spécifique [96] qui les constitue2 ; c’est la personnalité divine, et pas l’être divin, qui est métaphysiquement premier3. La rivalité entre les concepts de personnalité et d’être serait évidemment sans objet si la révision de ce dernier concept, proposée dans le premier volume, était suivie. Pour considérer la position orthodoxe sans avoir à faire de constantes 1

2 3

Je veux présenter à nouveau l’argument du métropolitain orthodoxe J. ZIZIOULAS, L’Être Ecclésial, op. cit., parce qu’il est typique, et parce que son influence œcuménique est unique. En outre, il offre plus de citations patristiques, ou tirées d’autres auteurs, que nécessaires. Ibid., p. 13-14, peut même dire que le fait que le Père est une personne est la « cause » du fait qu’il est Dieu. On doit reconnaître qu’une bonne partie de la théologie orthodoxe récente a renoncé à cette intuition. Partant des idées les plus regrettables de la doctrine palamite sur l’être divin et les « énergies » qui peuvent conduire à ce qui a été identifié dans le premier volume de ce travail comme étant l’apparition ironique d’un modalisme orthodoxe (R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 197), elle a effectivement subordonné les personnes non seulement à l’être divin mais également aux œuvres divines. À ce sujet, voir Dorothea WENDEBOURG, « Person und Hypostase », in Vernunft des Glaubens, Jan Rohls et Gunther Wenz (éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1990, p. 502-524.

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circonlocutions, les quelques paragraphes qui précèdent et qui suivent s’affranchissent de cette proposition. Une vérité majeure de l’insistance orientale sur la « monarchie » du Père est que la divinité de Dieu – son être – n’est pas à l’origine de la vie trine, mais le Père en tant que personne. Dieu n’est pas d’abord divin et ensuite trine. Il est d’abord trine et ensuite divin. L’amour du Père – une réalité exclusivement personnelle – est l’origine du Fils. Et son intention personnelle d’être libre afin d’aimer est l’origine de l’Esprit4. En outre, c’est le Père avec le Fils dans l’Esprit qui constituent le Dieu unique. « Si Dieu existe, c’est parce que le Père existe5. » Puisqu’avec Dieu la personnalité est première par rapport à l’être, il faut que ce soit le cas de façon absolue. Dans le cadre de réflexion rendu possible par la performance des Cappadociens, c’est le fait de la personnalité qui permet « que les êtres [soient] des êtres », et non l’inverse6. De même, les choses qui, en ellesmêmes, sont impersonnelles appartiennent à une création qui provient du Créateur en tant que liberté personnelle se situant au-delà de cette création ; cela contredit toute la théologie de l’Antiquité païenne, pour laquelle même la personnalité et la liberté divine, pour autant qu’elles soient affirmées, ne sont que des phénomènes au sein d’un tout lui-même impersonnel. Mais existe-t-il d’autres personnes que les trois personnes divines ? Peut-il y avoir des personnes créées ? Si le fondement de la personnalité et de la liberté de Dieu était sa divinité, si la personnalité était un prédicat des êtres d’une sorte particulière, alors une telle liberté serait certainement un prédicat exclusif des êtres divins. Mais puisque c’est l’inverse qui est vrai, puisque la personnalité libre de Dieu est le fondement de sa nature, alors la communion trine n’est pas liée même à la pureté de sa propre divinité et peut être ouverte à d’autres qu’aux trois, si Dieu le veut ainsi ; et donc, en tant qu’interlocuteurs dans cette communion, ces autres seront également personnels. Nous sommes à nouveau arrivés à l’un des points centraux de ce travail, un point auquel nous sommes déjà parvenus en partant de plusieurs endroits différents. La tâche de ce chapitre est d’analyser la personnalité humaine telle qu’elle est créée par la vie personnelle et trine de Dieu. Une mise en garde décisive doit être faite avant de commencer : pour décrire la structure de la personnalité humaine à partir de la personnalité divine, nous ne devons être guidés par aucun principe général concernant la ressemblance. Sinon, nous pourrions facilement violer le principe de Thomas d’Aquin que nous avons régulièrement invoqué : [97] l’essence et l’existence sont distinctes dans les créatures mais pas en Dieu. Nous avons décrit une personne trine comme étant un existant sans autre raison que sa propre existence et celle d’autres personnes qui constituent le même être que lui ; cette description ne doit pas être appliquée à la personnalité créée. Dans le premier volume, nous avons analysé la personnalité autour de trois 4 5 6

Ce dernier point est l’un de ceux où le premier volume de ce travail est allé au-delà de l’enseignement patristique. J. ZIZIOULAS, L’Être Ecclésial, op. cit., p. 34. Ibid., p. 32.

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pôles : l’unité transcendantale de l’aperception, l’ego et la liberté. Les paragraphes précédents suggèrent de continuer avec ces termes ; on n’insinue pas, par là, que ce soient les seuls termes au moyen desquels l’analyse peut être menée. C’est également le moment de mettre en garde : tout discours au sujet du « je » ou de l’ego peut aisément être mal compris, car tout au long de la période moderne ce mot a été utilisé pour désigner des choses différentes dans des théories différentes. Ce chapitre parlera de l’ego de manière relativement commune : c’est l’entité que nous désignons au moyen du sujet dans des phrases descriptives ou exhortatives à la première personne, telles que « j’ai peint cette maison » ou « je devrais être plus énergique ».

II Le phénomène qu’Emmanuel Kant a appelé « l’unité transcendantale de l’aperception » est certainement pertinent. Nous n’appellerions pas personnelle une entité qui ne serait pas consciente, qui ne s’« apercevrait » pas, pour utiliser le langage particulier de Kant ; de même, nous n’appellerions pas personnelle une conscience qui ne serait pas focalisée sur un certain point de vue. Une conscience personnelle est précisément « transcendantale » », c’est-à-dire qu’elle est focalisée selon une perspective qui ne fait pas elle-même partie de son champ de focalisation. Il est éventuellement possible de concevoir une conscience n’ayant aucun point de vue. À leurs débuts, les sciences modernes dessinèrent une image de l’univers qui, si elle avait été perfectionnée, aurait été « une vue à partir de nulle part ». Aristote concevait une conscience dont le contenu tout entier aurait pu être une pareille image : son Dieu était une conscience universelle sans perspective, la conscience peut-être d’un physicien classique, omniscient et dépourvu de passion. Mais le Dieu d’Aristote n’existe pas. Par conséquent, la situation métaphysique que sa réalité voulait établir non seulement n’est pas pertinente, mais ne pouvait pas l’être. Dieu est Père, Fils et Esprit. Chacun est différent des deux autres, et chacun est une personne ; et puisqu’une personne divine est une relation persistante aux autres personnes divines, chacune d’elles – le Père, le Fils et l’Esprit – est précisément une perspective. En outre, étant donné qu’une personne créée n’existe que parce qu’elle est rendue possible au sein de la communauté trine des personnes, la proposition suivante est universelle : toute conscience relève d’une perspective. On observera que ces arguments reproduisent ceux du premier volume, mais en sens inverse. Ainsi l’observation phénoménologique de Kant n’est pas théologiquement neutre, quoi que Kant ait pu supposer. En effet, quelle que soit la distance que Kant ait prise vis-à-vis du christianisme, l’intuition qu’il a suivie n’était possible qu’à l’intérieur de l’histoire de la théologie chrétienne. Le pionnier du « point de vue à la première personne » comme attitude épistémologique semble avoir été Augustin lui-même7. 7

Ch. TAYLOR, Les Sources du Moi, op. cit., p. 179. Taylor retrace le développement de Platon

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[98] L’identification réflexive d’Augustin avec sa propre subjectivité fut sans aucun doute influencée par son néoplatonisme, avec sa pyramide cosmologique et psychologique qui découle de « l’Un » à travers l’« Esprit ». Mais il y a peu de chance qu’il y soit parvenu s’il n’avait été également un adorateur du Dieu chrétien. Le Créateur était le but suprême de la conscience augustinienne et, contrairement aux divinités grecques, le Créateur est trop intime à ses créatures pour n’apparaître, dans notre connaissance, que comme quelque chose de connu, aussi globalisant et dominant que cela puisse être ; il doit être appréhendé comme « le […] principe sous-jacent de notre activité connaissante8. » Dans cette réflexion, Augustin a attiré l’attention sur notre conscience dans ce qu’elle a de plus profond, et « nous en rend conscients dans la perspective de la première personne9. » La conscience de Dieu est focalisée, et il en est de même de la nôtre ; sur ces deux faits, nous pouvons donner quelques explications. Comme Augustin ne l’a peut-être pas tout à fait dit, la conscience divine est focalisée parce que chacune des personnes qui constitue Dieu occupe un emplacement dramatique dans et par la communauté formée avec les autres. La conscience humaine est focalisée du fait de son accommodation à cette même mutualité. Ainsi l’unité transcendantale de l’aperception, là où elle se produit, est rendue possible par la vie trine. Et l’unité de la conscience est par conséquent toujours une unité narrative. Elle a l’intégrité d’un emplacement à l’intérieur d’une histoire, et forme une unité car l’histoire est cohérente. C’est pourquoi elle se produit dans et en vertu d’une communauté, et de manière fondatrice en vertu de la communauté trine. Ici, il faut éviter une erreur. Telle que Kant l’utilise, la notion d’unité transcendantale de l’aperception est individualiste. Le reste du monde fournit des données brutes qui sont ensuite ressaisies dans un monde dont je fais l’expérience, à partir du foyer inaliénablement privé de ma conscience. Le but de ce chapitre serait radicalement dévoyé si l’appropriation de la notion kantienne impliquait cette supposition. Il n’existe pas de données brutes de l’expérience ; le monde que je reçois et que j’unifie dans mon expérience est toujours déjà le monde interprété dans le discours d’une communauté : tout d’abord la communauté de la Trinité, puis les communautés humaines que j’habite par la suite10. Et si j’éprouve la réalité selon une perspective, c’est précisément parce que je me trouve dans ces mêmes communautés. La narration trine et la communauté trine constituent, dans leur réalité contingente, l’histoire de Dieu avec une communauté humaine effectivement située dans cette histoire. Nous, les être humains, n’appartenons à l’histoire trine et à la communauté trine qu’en vertu de cette contingence ; aucun d’entre nous, 8 9 10

jusqu’à Locke, p. 157-210. Ibid., p. 176. Ibid., p. 184. Que le monde dont nous faisons l’expérience soit toujours un monde interprété est une doctrine actuellement à la mode. Là où la communauté trine n’est pas reconnue, cette doctrine est évidemment nihiliste.

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ni tous ensemble, ne sommes l’un de la Trinité. Nous n’en faisons partie que comme ceux que le Fils amène avec lui, ceux dont la vie tout entière et l’intention sont tournées vers les autres auxquels le Fils est envoyé et pour lesquels il meurt. Ainsi chaque personne créée préserve l’intégrité de sa perspective lorsqu’elle est située simultanément dans l’histoire et la communauté divines et dans l’histoire et la communauté humaines. Ceci est vrai autant pour la personne humaine Jésus que pour nous autres, mais de façon différente. [99] Selon nos conclusions christologiques11, l’identité du Fils éternel est la personne humaine Jésus. Ainsi, le point de vue à partir duquel cet homme saisit la réalité est identique au point de vue de celui dont la place dans le récit humain et la communautaire humaine est celle d’un Juif palestinien, de l’enfant de Marie, d’un rabbin qui n’a pas été ordonné, d’une des victimes de Rome, et ainsi de suite, et identique au point de vue de celui dont la place dans le récit trine et la communauté trine est celle du Fils du Père et le bénéficiaire décisif de l’Esprit. En ce qui concerne chacun de nous, le point de vue à partir duquel jaillit la conscience est le point de vue de l’un de ceux pour qui ce juif, prophète et victime a vécu, est mort, et qui est quelqu’un de particulier, par exemple, un diacre laïc, un professeur de physique, l’enfant de Suzanne, et ainsi de suite. C’est ainsi et uniquement ainsi que c’est également le point de vue de l’un de ceux qui apparaissent avec le Fils devant le Père dans l’Esprit. Il est évident que ceux qui ne reconnaissent pas le Fils sont continuellement en danger de situer de façon erronée le point de vue à partir duquel ils sont conscients, et ainsi de perdre leur perspective sur leur monde : en réalité, ils ne saisissent le monde qu’à partir d’une position interne à l’histoire christologique, mais ils ne le savent pas. Ce qui unifie mon expérience, au sens de Kant, afin d’être ma propre expérience, n’a rien à voir avec ce que je suis par moi-même, à la différence de Kant et de ses successeurs. Cela vient de la cohérence de la narration à laquelle j’appartiens et de la justice de la communauté liée à ce récit. Nous pouvons aussi dire que cela vient de la grammaire du langage de cette communauté, le langage dans lequel elle raconte son récit. Lorsque je raconte ma vie et que je vis en communauté, je dois être à l’aise dans une langue que je n’ai pas inventée : le fait d’avoir un langage spécifique et ma familiarité avec lui sont, en un sens proprement kantien, une condition transcendantale pour une conscience unifiée12. Le point de vue transcendantal de ceux dont la communauté est en fin de compte l’Église et seulement temporairement d’autres « choses publiques », et le 11 12

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 175-180. Ch. TAYLOR, Les Sources du Moi, op. cit., p. 56 : « Il n’existe aucune façon dont nous pourrions être une personne sans avoir été initiés à un langage. Nous acquérons d’abord nos langages d’évaluation morale et spirituelle en y étant progressivement initiés par la conversation de ceux qui nous éduquent. »

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point de vue de ceux dont la communauté est uniquement ces dernières, n’ont en commun qu’une même structure abstraite. Pour éviter Dieu, la modernité et ses précurseurs ont défini un foyer de conscience qui était lui-même cette abstraction, la même pour tous en vertu de sa pure formalité. Rien de tel ne subsiste13. Ma vie a un foyer originaire qui se trouve soit au sein de la communauté de l’Église ainsi que des communautés de la libido dominandi, soit uniquement au sein de ces dernières. Je peux, évidemment, prétendre que j’ai une existence autonome, que je suis la condition de ma propre hypostase. Et je peux essayer effectivement de vivre de cette prétention, en violation des conditions par lesquelles je subsiste et qui me permettent de prétendre ces choses. Le péché, qui est toujours la même vieille chose, a de nombreux visages ; l’un d’eux agit comme si mon essence et mon existence n’étaient pas distinctes. Augustin fut conduit à l’unité transcendantale de sa propre conscience par sa passion pour Dieu. Dans le cadre de la réflexion qu’il a inaugurée, se chercher soi-même comme foyer de sa propre conscience c’est se prendre pour Dieu. Une grande partie de l’épistémologie occidentale se trouve être, tout simplement, l’erreur d’Eve et d’Adam14.

III [100] Dans ce qui précède, une étape a été omise. L’unité transcendantale d’une hypothétique conscience humaine a été décrite comme celle de l’un « de ceux pour qui ce juif, enfant, prophète et victime a vécu, est mort, et qui est quelqu’un de particulier, par exemple » un Américain, un professeur de physique, et ainsi de suite. Mais cette utilisation d’une description identifiante a anticipé sa justification. Un foyer de conscience simplement en soi et conscient de soi – même si ce foyer a sa place dans une communauté et dans une narration – n’est pas celui de quelqu’un que l’on peut décrire. Par conséquent, il n’est pas personnel. Que j’identifie, à partir du foyer de ma conscience, ce dont je suis conscient comme étant inclus dans mon expérience, de telle façon que le terme « mon » a un contenu descriptif, dépend de ma propre identification comme étant, pour continuer avec le même exemple hypothétique, un de ceux pour qui Jésus est mort, et parmi eux un Américain, un professeur de physique, et ainsi de suite. C’est-à-dire que cela dépend de la découverte que je suis un objet qui peut être décrit. Le « je » dans la phrase « Je suis comme ceci et comme cela » doit encore être discuté. Le « je » dans la phrase « J’ai fait cela » semble à première vue avoir la même fonction que « Jean » dans la phrase « Jean a fait cela ». Si je vous dis, par exemple, « J’ai peint la maison », le but est d’indiquer une entité qui existe au sein de l’expérience que nous avons tous les deux et qui est revendiquée 13 14

Ce point a été enseigné par Schleiermacher à toute la pensée occidentale postérieure. Ch. TAYLOR, Les Sources du Moi, op. cit., p. 209 : « La preuve cartésienne n’est plus une quête pour retrouver Dieu en nous […] Ce que je rencontre plutôt, c’est moi-même ».

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comme l’agent responsable de la nouvelle apparence de la maison ; de plus, cette affirmation peut être discutée entre nous15. Si cela est pris au premier degré, mon ego est quelque chose qui se situe à l’intérieur du champ de ma conscience, qui est là pour moi comme il l’est pour vous, et, selon la perspective qui nous intéresse actuellement, qui est là pour moi tout comme Jean ou Marie le sont pour moi. Au premier degré, cela fait partie de ma personnalité de me reconnaître dans une figure présentée à ma conscience par la narration et par la communauté dans lesquelles je me trouve, de sorte que cet ego n’est pas lui-même situé à l’endroit à partir duquel je le reconnais. Il appartient au premier degré de notre langage autoréférentiel qu’une structure de retardement16 intégrée à la personnalité existe et que les deux pronoms personnels dans la phrase « Je reconnais que j’ai fait cela » ne pointent pas initialement dans la même direction mais doivent se rejoindre. À la charnière entre le XIXe et le XXe siècles, Maurice Blondel, qui a été déjà mentionné, construisit une théorie spécifiquement chrétienne de la personnalité17 à partir de l’observation d’un tel retardement18 – bien qu’il l’ait appelé autrement –, théorie qui était profondément subversive par rapport aux théories sociale et psychologique modernes consacrées. Il décrivit une dynamique intrinsèque de la vie humaine par laquelle nous pouvons éviter de nous identifier prématurément avec nous-mêmes : la volonté est détournée de son engagement dans l’expérience immédiate, au moyen d’actions explicitement voulues et au moyen d’une expansion extérieure sans médiation, vers [101] une action collectivement médiatisée. Chaque étape est entraînée par la même contradiction : « le terme voulu » n’est pas égal « au principe même de l’aspiration volontaire19 ». Nous ne pouvons ni nous abstenir d’action morale, ni nous contenter de ce que chaque action fait de nous : « Il est […] impossible de se retrouver […] tel qu’on veut être […], impossible de s’arrêter, de reculer ou d’avancer seul. Dans mon action, il y a quelque chose que je n’ai pu encore comprendre et égaler20 ». C’est, dit Blondel, la présence antérieure, même non reconnue, en chaque volonté humaine de la volonté infiniment différente de Dieu qui crée cette autocontradiction à l’intérieur de l’action humaine : « L’homme, par son intention délibérée, n’égale la plénitude de son aspiration spontanée qu’à la condition d’anéantir sa volonté propre, en installant en soi une volonté contraire et mortifiante21. » 15

16 17 18 19 20 21

La position, évidemment privilégiée d’un point de vue épistémique, de telles phrases à la première personne peut être interprétée diversement, mais cela n’est pas directement pertinent pour l’affirmation restreinte faite ici. Le mot est évidemment choisi de façon délibérée, pour resituer le jeu de mot de Derrida là où il appartient. Blondel est le seul théoricien du fait social après Augustin qui n’est pas mollement loué par Milbank ; sur Blondel, voir J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 361-375. M. BLONDEL, L’Action (1893), op. cit. Ibid., p. 406. Par ex., ibid., p. 339. Ibid., p. 383.

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[C]e conflit […] explique la présence forcée dans la conscience d’une affirmation nouvelle ; et […] la réalité de cette présence nécessaire […] rend possible en nous la conscience de ce conflit même. Il y a un « unique nécessaire ». Tout le mouvement […] nous porte à ce terme : car c’est de lui que part ce déterminisme même, dont tout le sens est de nous ramener à lui22. Une caractéristique décisive de la modernité a été de nier le degré premier de notre expérience, avec son retardement interne, et d’insister sur le fait que l’ego que je peux connaître et décrire est en quelque sorte lui-même l’unité transcendantale à partir de laquelle je le saisis. Autrement dit, une caractéristique décisive de la modernité a été de nier l’inquiétude augustinienne, d’insister sur le fait qu’antérieurement je suis identique à moi-même. En pratique, ce déni est mis en œuvre par ce qui a été appelé « l’introspection exigeante »23 : dans tous les domaines, la grande tentative moderniste d’auto-compréhension humaine a été de retourner la conscience instantanément sur elle-même dans l’espoir d’attraper un aperçu du « je » que je connais et que je veux en tant que moi, à l’œuvre comme étant lui-même le foyer qui rassemble ce savoir et ce vouloir. Nous pouvons prendre les Principes de psychologie de William James comme l’exemple classique de cet effort moderne24, mais également comme paradigme et victime classique de celui-ci25. Ce vaste travail affirme sa thèse et sa méthode assez clairement : « L’Observation Introspective est ce sur quoi nous devons compter en premier lieu, avant tout et toujours26. » [102] Le « premier fait » qu’une telle introspection découvre est « que le fait de penser […] ne s’arrête pas. » Le second est qu’une pensée n’est jamais uniquement « cette pensée ou cette autre pensée, mais ma pensée […]. Le fait conscient universel n’est pas que “les sentiments et les pensées existent”, mais que “je pense” et “je sens”27. » Ainsi, le flux de la conscience inclut la conscience de sa propre continuité. La prochaine étape de l’introspection doit être d’espionner cette continuité que nous appelons « moi-même, je ou moi28. » Nous sommes à la recherche du « je » dans « je pense / ressens / désire ceci et cela. » Cherchant cette entité, James trouve premièrement l’ensemble des choses 22 23 24 25

26 27 28

Ibid., p. 339. Louis A. SASS, Madness and Modernism: Insanity in the Light of Modern Art, Literature and Thought, New York, Basic Books, 1992, p. 221. Si on demande : « pourquoi James ? », je peux seulement répondre que cela me semblait une idée intéressante de le mentionner. Comme affirmation et comme paradigme, nous aurions pu prendre les analyses remarquablement similaires et antérieures de Jonathan Edwards ; voir R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 29-34. Mais Edwards n’aurait pas fait l’affaire en tant que victime, et la dose d’Edwards dans le présent travail est déjà élevée. William JAMES, Principles of Psychology, in The Works of William James, Frederick H. Burkhardt (éd.), Cambridge, Harvard University Press, 1981, vol. 1, p. 185. Ibid., p. 220-221. Ibid., p. 232.

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« matérielles » – en commençant par le corps et incluant la famille et les amis ! – que nous identifions avec nous-mêmes et qui s’étend et se contracte avec les circonstances29. Ensuite apparaît « le soi social » ; c’est l’« identification » que nous recevons les uns des autres. Selon James, « un homme a autant de sois sociaux qu’il existe d’individus qui l’identifient30. » Mais tous ces différents sois, matériels et sociaux, sont trop fortuits les uns pour les autres, ils sont trop temporaires et variés pour expliquer le fait qu’il existe un unique soi qui les possède. Nous devons alors tourner notre attention vers la conscience que nous avons d’eux, « et l’identification de nous-mêmes avec » cette conscience31. Maintenant, nous semblons discerner, en quelque sorte, dans le flux de la conscience un « for intérieur », par rapport auquel les sois matériels et sociaux « semblent être des biens externes transitoires, chacun d’eux à son tour pouvant être désavoué, tandis que ce qui les désavoue perdure. » Pouvons-nous avoir un aperçu de « ce soi de tous les autres sois32 ? » Au premier abord, James semble réussir. Il discerne un « quelque chose de spirituel » qui « semble sortir à la rencontre » des autres contenus du flux de conscience, c’est-à-dire « ce qui accueille ou rejette » les pensées et les sentiments qui autrement flottent comme étant mes pensées et mes sentiments, et qui « est la source de cet effort et de cette attention, ainsi que l’endroit à partir duquel semblent émaner les fiats de la volonté33. » Un agent de l’unité du soi apparaît ainsi, et semble en effet apparaître « afin de diriger la reconnaissance sensible34. » Cette introspection est cependant encore insuffisamment exigeante pour James, trop heureux d’abstractions telles que « quelque chose35. » Nous devons essayer d’être plus concret afin de saisir « dans l’action une de ces manifestations de spontanéité36. » Mais dès que cette dernière tentative est menée, le centre ne tient plus : « Chaque fois que mon regard introspectif réussit à se retourner assez rapidement » pour saisir immédiatement le sujet dans l’action, « tout ce qu’il peut sentir distinctement, c’est quelque processus corporel37. » Par une introspection d’une exigence maximale, nous ne découvrons absolument aucun sujet de [103] l’expérience, mais seulement « une collection » de phénomènes « objectifs », au niveau des « sois matériels » – et même pas « sociaux »38 ! La quête d’une introspection exigeante pour découvrir son propre principe d’identité, de fait, le dissout. 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38

Ibid., p. 280-281 Ibid., p. 281. Ibid., p. 284. Ibid., p. 284-285. Ibid., p. 285. Ibid., p. 286. Ibid., p. 286-287. Ibid., p. 287. Idem. Ibid., p. 290-292.

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Mais une possibilité demeure éventuellement. Jusqu’à présent, James avait tenté de découvrir le « je » qui est le foyer de conscience dans le « je » dont je suis conscient. Cette tentative s’étant elle-même anéantie, sa dernière ressource est d’inverser le sens de l’observation interne et de tenter de découvrir le second dans le premier. James tente alors d’explorer, selon ses propres termes, « le pur Ego » : l’introspection doit se retourner plus rapidement encore, pour saisir l’unité transcendantale de la conscience qui fonctionne comme la personne identifiable. Mais cette tentative échoue également. Le point qui est foyer de conscience reste un pur postulat. Tout ce qui peut être « vérifié » de façon introspective c’est l’apparition d’une « impulsion » de conscience après l’autre, chacune reconnaissant les impulsions précédentes comme parties d’un « même soi que moi » – par ailleurs impossible à déterminer. Les impulsions tiennent ensemble au moyen de diverses « relations phénoménales ». Et ce fait contingent est l’élément le plus éloigné que cette quête puisse atteindre39. Où en sommes-nous ? Nous sommes, en réalité, de retour avec ce que nous avons appelé la position de premier degré, sauf que maintenant c’est le résultat d’un échec. Il existe l’unité transcendantale de la conscience, qui est nécessairement postulée mais qui est impossible à décrire comme quelque chose que je peux trouver en moi-même. Il y a objectivement une collection de candidats matériels et sociaux au poste d’ego, avec laquelle la conscience doit se débrouiller pour s’identifier elle-même. Et il y a des « impulsions » successives de cette auto-identification. Nous en sommes à un point où il faut soit cesser d’insister pour que le foyer de conscience et l’ego soient antérieurement identiques et développer la position de premier degré qui en découle, soit persister et désintégrer ce qui est recherché. On peut soutenir que la modernité tardive et la postmodernité sont une seule et même longue démonstration de cette persistance et de cette désintégration, peut-être plus évidentes dans les arts et dans les troubles de notre personnalité – par ce rapprochement, on ne suggère pas que les arts modernes sont dépourvus de grandes réalisations40. Le présent travail n’est pas le lieu approprié pour mener à bien cette démonstration41. Seules deux brèves observations sont proposées. Nous pouvons citer le penchant décisif de l’art visuel moderne42 pour la désintégration du récit personnel. Pourquoi la femme, dans le travail paradigmatique de la peinture moderne, le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet, est-elle nue d’une manière aussi singulière ? Pourquoi personne ne le remarque ? Et à quoi pense-t-elle pour avoir l’air aussi prétentieuse, puisqu’elle 39 40 41 42

Ibid., p. 322. Au contraire, l’art moderne, en se penchant sur le gouffre du chaos, a produit un ensemble de merveilles comparables seulement à celles de la première période de la Renaissance italienne. Et je ne suis probablement pas celui qui doit le faire. Il doit être noté que « moderne » en critique littéraire et artistique est l’équivalent de « postmoderne » dans d’autres discours. L’absence de cette distinction a produit bien des confusions.

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ne s’intéresse pas plus à ses compagnons qu’eux-mêmes ne s’intéressent à elle ? Toute la réflexion de ce tableau a pour but de provoquer de telles questions narratives et d’empêcher toute réponse. [104] La femme nue est en fait parachutée là à partir d’un tableau complètement différent ; l’effet du tableau est un sabotage des suggestions narratives proposées par le tableau lui-même43. Et si nous nous demandons à quoi ressemblerait la conscience évoquée par la pression introspective de James si elle était effectivement vécue par un individu, la réponse est assez évidente : ce serait le genre de folie typiquement moderne. La schizophrénie, qui n’est apparemment pas répertoriée avant la fin du XVIIIe siècle, fut d’abord – et cela est en soi révélateur à propos des diagnosticiens – interprétée comme résultant d’un sentiment sous-développé de soi ; c’est probablement le contraire, à savoir les ravages causés dans une conscience vécue par une image de soi bien trop exigeante, quelle qu’en soit la raison44. Dans la société dans laquelle James vivait, il était tout à fait normal qu’il se contente de ce résultat. Mais si tout ce que nous saisissons de l’unité de la personne est cette succession d’impulsions de conscience qui se produisent au niveau phénoménal et qui se réfèrent à des impulsions précédentes, et que cette séquence d’événements s’enchaîne de façon contingente à partir de l’ensemble des sois matériels et sociaux, nous n’avons aucune assurance de la pérennité de ce processus, autrement dit que j’existe réellement en tant que sujet moral. Mais précisément, cette assurance est la chose même qui est nécessaire pour que la vie continue dans des circonstances historiques moins favorables. La théologie chrétienne n’a besoin ni d’un tel désespoir ni de pareilles acrobaties. Elle sait que quelque chose en dehors du foyer de conscience individuel offre et garantit sa précision et sa constance : la cohérence de la vie de Dieu et la relation personnelle avec celle-ci. La théologie chrétienne n’est donc pas surprise que l’introspection ne parvienne pas à découvrir la cohérence de la personne. Elle sait aussi qu’il n’existe pas une simple pluralité d’identités sociales présentées à ma conscience, parce que ce ne sont pas des individus mais l’unique communauté humaine – constituée en unité par la vie et la mort de Jésus pour tous – qui m’offre ma propre identification. Et elle sait que l’identité « matérielle », le corps, et cette identité sociale ne sont pas des choses différentes. L’homme Jésus s’est identifié lui-même comme Juif palestinien, fils de Marie, mort pour ses frères et sœurs, Fils du Père et lieu où repose l’Esprit. Chacun de nous peut s’identifier comme l’un de ceux pour qui il a vécu, est mort et vit, et qui est singulier au sein de cette communauté comme le soi vu et offert par cette communauté et par d’autres qui le « reconnaissent » ou qui 43

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Ainsi, le fait que les pionniers de l’art abstrait croyaient tous être porteurs de l’idée soit d’un bouddhisme populaire soit du matérialisme dialectique, c’est-à-dire qu’ils croyaient abolir l’histoire, est loin d’être une coïncidence comme certains l’affirment parfois. L’étonnant ouvrage cité précédemment, L. A. SASS, Madness and Modernism, défend cette interprétation de la schizophrénie avec beaucoup de détails cliniques, défendant du même coup, avec une égale érudition, l’identité de point de vue entre la schizophrénie et spécifiquement l’art moderne.

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« reconnaissent » cette communauté. Ainsi, les structures des communautés au sein desquelles les individus ont leur foyer transcendantal et à partir desquelles ils reçoivent leur ego façonnent la structure de leur personnalité. Il existe une personnalité propre à une démocratie représentative et une différente personnalité propre à une tyrannie populaire, et ainsi de suite. En outre, les voix des autres sont constitutives au sein de la vie de l’individu : je suis qui je suis et ce que je suis, précisément en conversant avec ceux qui m’offrent mon moi. [105] La portée sotériologique de ces dernières remarques peut difficilement être surestimée. Aussi longtemps que l’on suppose que la personne humaine individuelle habite une sorte de coquille de l’intérieur de laquelle elle traite avec d’autres se trouvant à l’extérieur, les propositions sotériologiques clés des Écritures sont inintelligibles. Par exemple, « Ce n’est pas moi qui vis, mais Christ qui vit en moi » peut, au mieux, être considéré comme de la rhétorique enflammée. Finalement, parce que la théologie connaît ces choses, elle peut se satisfaire de la seule chose dont la modernité ne peut se contenter, à savoir un ajournement de l’identification du sujet entre lui-même comme point de vue transcendantal et lui-même comme ego. En effet, la modernité appelle cet ajournement liberté, et considère la liberté de l’individu supposément indépendant et autonome comme le plus stérile des esclavages. Je ne suis pas restreint à l’intérieur de ma propre équivalence ; ce n’est pas ainsi que, de manière irréductible, je suis ce que je suis ce que je suis ce que...

IV L’interprétation de la liberté créée a été perpétuellement débattue dans l’Église occidentale – et c’est certainement un point sur lequel la distance prise par les Églises orientales par rapport à ces querelles ne l’a pas été pour son bien. Il y a plusieurs endroits où nous pouvons nous joindre à la discussion ; la réponse de Martin Luther à Érasme dans Du serf arbitre se recommande ellemême par sa volonté unique d’exprimer et de débattre de ces questions sans équivoques protectrices. L’expression « le libre arbitre » a généré de nombreux contre-sens. Ceux qui affirment le « libre arbitre » affirment souvent des choses différentes, généralement sans s’en apercevoir ; et ceux qui nient le « libre arbitre » nient souvent des choses différentes, se trompant régulièrement d’adversaires contre lesquels ils dirigent leur dénégation. Ainsi Augustin enseigne explicitement que l’existence du libre arbitre humain – le liberum arbitrium de sa phrase fatidique – est une vérité essentielle des Écritures et de la raison45. Pourtant, dans le monde moderne, sa doctrine de

45

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, in Aux moines d’Adrumète et de Provence, trad. Jean Chéné et Jacques Pintard, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, coll. « Bibliothèque Augustinienne 24 », 1962, II-III, p. 93-105.

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la prédestination46 est habituellement citée comme le déni paradigmatique du libre arbitre ; comme l’est son enseignement réitéré et plus général selon lequel toute volonté humaine est « tellement en son [Dieu] pouvoir […] qu’il [Dieu] les fait pencher, quand il veut, du côté où il veut47 ». Inversement, dans le cadre de son assaut agressif contre le « libre arbitre », Luther affirme avec désinvolture des caractéristiques anthropologiques dont certains diraient qu’elles ne sont rien d’autre que ce que ces phrases ont voulu dire. Nous n’allons pas ici essayer de corriger les confusions historiques de langage et d’analyse. Nous allons simplement suivre le traité de Luther, en notant les phénomènes présentés et en suivant les arguments auxquels il les lie ; peut-être pourrons-nous éviter certaines ambiguïtés en suivant ainsi la trace d’un des protagonistes. [106] Luther convient avec ses adversaires que les créatures humaines ont une « qualité dispositive48 » à être aptes à l’action volontaire. Nous pouvons l’exprimer ainsi : la question « Jones voulait-il aller à Chicago ou a-t-il été contraint ? » est une question sensée, alors que la question « ce rocher voulait-il tomber ou a-t-il été contraint ? » ne l’est pas. En effet, Luther considère que la possession par les être humains de cette qualité est une trivialité trop évidente pour être discutée49. En outre, lorsque quelqu’un possédant cette qualité fait un choix et qu’il est autorisé par les circonstances à faire ce qu’il a choisi, Luther dit que cette action est faite « librement ». Une telle action manifeste la voluntas faciendi, ou « volonté de faire », l’unité contingente du choisir et du faire50. Mais si le grand dénégateur du libre arbitre affirme tout ce qui précède, que pense-t-il alors que nous ne possédons pas ? Tous les arguments de Luther sont dirigés contre différentes formes d’une même hypothèse, à savoir que nos volontés sont antérieures à elles-mêmes, que non seulement nous choisissons, mais que nous choisissons quoi choisir. Cette hypothèse, conteste Luther, est absurde. Tout d’abord, il est absurde de prétendre avoir le pouvoir de modifier les choix par lesquels tous nos pouvoirs sont réquisitionnés en premier lieu51. Si les circonstances contingentes nous permettent d’agir sur le cours d’événements que nous avons choisis, notre action est volontaire et libre ; et cela est tout ce qui peut ou doit être dit.

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47 48 49 50 51

Saint AUGUSTIN, De praedestinatione sanctorum, in Aux moines d’Adrumète et de Provence, trad. Jean Chéné et Jacques Pintard, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, coll. « Bibliothèque Augustinienne 24 », 1962, VIII, 15 p. 513 : « Donc lorsqu’on prêche l’Évangile, certains croient et certains ne croient pas : c’est que ceux qui croient, entendent audedans d’eux-mêmes, pendant que résonne au-dehors la parole du prédicateur, la voix et l’enseignement du Père ; tandis que ceux qui ne croient pas, entendent la parole extérieure, mais n’entendent pas la voix et l’enseignement intérieur : c’est-à-dire qu’aux premiers il est donné de croire, et qu’aux autres cela n’est pas donné. » St AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, op. cit., XX, 41, p. 185. M. LUTHER, Du serf arbitre, op. cit., p. 128. Ibid., p. 128-129. Ibid., p. 125-126. Idem.

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L’affirmation selon laquelle nous pouvons choisir ce que nous voulons choisir suppose qu’il se produit en nous une sorte de « Vouloir absolu52 », une volonté qui ne veut encore rien53. Ceci, soutient Luther de façon très moderne54, est « une pure fiction dialectique » qui résulte de « l’ignorance des choses et du respect porté aux mots », de l’erreur qui est le lot du métaphysicien lorsqu’il suppose que parce que nous avons besoin d’un mot pour désigner certaines choses – dans le cas présent le mot « volonté » pour parler de nos choix déterminés –, le mot doit alors désigner quelque chose par lui-même. Qu’un mot puisse désigner quelque chose par lui-même n’est établi que par l’expérience ; et si, dans ce cas, nous consultons les faits concernant cette expérience, nous découvrirons uniquement nos choix déterminés ainsi que les circonstances qui nous permettent ou non d’agir selon eux55. Mais pourquoi Luther nous invite-t-il de manière aussi pressante à ne pas avancer cette affirmation, aussi fou que cela puisse être d’un point de vue analytique ? Sa préoccupation est sotériologique. Cette affirmation suppose que la qualité dispositive d’être apte à une action voulue soit elle-même une sorte de pouvoir occulte d’agir réellement ainsi ; autrement dit, qu’elle est elle-même la condition suffisante de sa propre réalisation. Au contraire, affirme Luther, si je dois réellement agir avec une voluntas faciendi, je dois alors être « emporté » (ou « ravi »)56 vers l’acte de vouloir par un autre que moi-même ; de plus, un tel rapt est [107] toujours déterminé. Une action volontaire, c’est-à-dire l’élaboration et l’exécution de choix personnels, n’est possible qu’au sein d’une communauté, par l’incitation d’une volonté autre, antérieure et déterminée ; elle n’est pas possible en moi-même, considéré comme un système clos. En outre, il n’en existe que deux par lesquels nous sommes ou pouvons être ainsi emporté57 : Dieu et Satan. De fait, nous sommes emportés par Satan, et nous ne sommes donc pas libres pour Dieu ; c’est l’occasion de l’action salvifique de Dieu. L’acte de Dieu est de s’emparer de nous pour lui-même, et ainsi de nous rendre non libres pour Satan. Dans l’un ou l’autre rapt, nous agissons souvent « volontairement »58 : les choix habituels de la vie humaine – se marier ou non, obéir aux lois civiles ou non, commander un steak au lieu d’un poisson, et ainsi de suite – sont faits, et parfois aboutissent à une action. De la qualité dispositive et de l’action « volontaire » en tant que telle, Luther a retiré le mot important de libertas ; il le retire également, et avec véhémence, 52 53 54 55 56

57 58

Ibid., p. 196 : « entre “pouvoir vouloir le bien” et “ne pas pouvoir vouloir le bien” serait donné un moyen terme : le Vouloir absolu » Idem. : « un vouloir pur et simple » Ou, évidemment, de façon très « nominaliste ». M. LUTHER, Du serf arbitre, op. cit., p. 196-197. Le verbe utilisé par Luther est rapi. [NdT, Jenson ajoute :] Aucune traduction anglaise n’offre simultanément un verbe à la voix active qui soit également l’équivalent d’un « rapt » [« rapture » en anglais, NdT]. La stratégie est ici d’alterner entre deux verbes en anglais ; le lecteur doit se souvenir que dans l’original il n’y en a qu’un. Rapi. M. LUTHER, Du serf arbitre, op. cit., p. 125-127.

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du rapt effectué par Satan59. Mais ensuite il lâche finalement le mot pour parler du rapt effectué par Dieu. En effet, il le couronne par l’expression « la liberté royale », regia libertas : Dieu « s’empare de nous pour en faire son butin, nous devenons inversement, par l’Esprit, ses esclaves et ses captifs (ce qui est pourtant la liberté royale !), si bien que nous voulons et faisons de plein gré ce qu’il veut60. » C’est l’apparition de Dieu, dans le but de s’emparer de nous, qui qualifie l’action « volontaire » qui en résulte de – enfin ! – liberté. On peut se demander : pourquoi faut-il que ce soit Dieu qui s’empare de nous en vue de la liberté ? Pourquoi vos promesses ou vos actions importunes ne peuvent-elles pas s’emparer de moi en vue de la liberté ? D’ailleurs pourquoi le rapt par Satan ne conduit-il pas à la liberté ? La réponse est simple, bien qu’elle ne soit explicitée dans aucune série de textes : le rapt en vue de la liberté n’est pas causal, mais participatif. Ce serait le cas si vous étiez le fondement de ma liberté, parce que vous auriez partagé votre liberté avec moi, ce que vous ne pouvez pas faire parce que vous n’avez pas plus de liberté en vous que moi. Quant à Satan, il est une parodie vide de la liberté, une sorte de personnification de sa propre servitude, de sorte que, même s’il peut en effet me saisir dans un voluntas faciendi, cela ne peut être que celui de ceux qui consentent à partager son esclavage. La liberum arbitrium appartient à Dieu et à ceux avec qui il la partage. Mais si, comme Luther l’a fait valoir, il est absurde de dire que n’importe quelle volonté est antérieure à elle-même, comment y a-t-il un sens à le dire à propos de la volonté de Dieu ? Comment est-ce qu’« une pure fiction dialectique » devient soudainement une vérité profonde lorsqu’elle est un prédicat de Dieu ? Et comment est-ce maintenant sensé de parler de notre participation à cette capacité ? L’indice se trouve dans la dernière caractéristique à relever dans l’enseignement de Luther : quand Dieu est sur scène pour nous emporter vers la liberté, c’est toujours « par son Esprit ». Il n’est pas absurde de dire que le Dieu trine choisit librement ses propres choix déterminés, car l’Esprit est Dieu ; il est précisément la liberté du Père face au Fils, celui en qui le Père possède ce qu’il choisit, et en qui le Père sait ce qu’il choisit. Il est en effet absurde de dire, à propos d’une volonté monadique, qu’elle choisit quoi choisir. Mais une telle volonté est précisément ce que Dieu n’est pas. Il serait également absurde de dire que les personnes, en tant qu’individus, ont partagé ou peuvent partager la libre volonté du Dieu trine. Mais en tant que membres de la communauté dont l’esprit qui l’unit [108] et qui l’anime est Dieu l’Esprit, et qui par conséquent se tiennent avec le Fils devant le Père, nous partageons la libération que l’Esprit apporte au Père et au Fils. La vraie liberté humaine – quelle que soit le genre de liberté que Luther est prêt à honorer avec ce nom – est une réalité ecclésiale. Tout cela est vrai de l’homme Jésus et aussi de ses frères et sœurs dans 59 60

Par ex., ibid., p. 197. Ibid., p. 126.

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l’Église, mais simplement de façon différente. Parce qu’il est présent à et dans l’Église, Jésus ressuscité est à la fois libéré par l’Esprit et celui qui donne l’Esprit libérateur, de sorte qu’on peut même dire : « le Seigneur est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté61. » On ne peut pas dire de nous, individuellement ou collectivement, que nous sommes l’Esprit, ou que là où nous sommes là est la liberté. Mais avec Jésus ressuscité, en tant que Christus totus, nous autres, membres de l’Église, nous sommes libres, comme il l’est. Individuellement, nous sommes libérés lorsque notre vie entre dans la communauté libre. Quant à ceux qui n’appartiennent pas encore à l’Église, ils agissent « volontairement » dans les communautés dont le principe unificateur est la libido dominandi. Ce sont des créatures du Dieu trine, et ils n’échappent pas au choix de Dieu, à savoir que leurs choix humains sont libres ; de même, l’Esprit qui suscite la spontanéité de tout ce qui est créé n’est autre que l’Esprit qui anime l’Église. Il y a, bien sûr, une contradiction inhérente : que le rapt de Satan prenne place en présence de l’Esprit Créateur. C’est la même contradiction que nous avons rencontrée chaque fois que le mot « péché » a été lâché.

V Jusqu’à présent dans ce travail, le mot « âme » n’a été utilisé que pour citer Socrate ; c’est peut être surprenant, puisque ce mot a été traditionnellement l’occasion de la rubrique générale de l’anthropologie théologique. « Avons-nous une âme », à la Socrate ? Cela dépend de ce que l’on entend par « âme ». Car on pourrait tout aussi bien dire que, tout au long de ces trois chapitres, rien d’autre n’a été discuté que le fait et la nature de l’âme humaine. Dans l’Ancien Testament hébraïque, le mot traduit par « âme », nephesh, est un mot qui désigne la personne humaine en tant que telle, dans la mesure où elle est vivante, active et efficace au sein de la communauté62. Un passage clé du second récit de la création, omis jusqu’à présent de notre compte rendu, raconte que Dieu, ayant « modelé l’homme avec de la poussière prise du sol », « insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant63. » Ce n’est pas l’âme elle-même qui est insufflée dans l’homme-pas-encore-vivant ; ce qui résulte du souffle de Dieu n’est pas que l’homme acquiert une âme, mais qu’il en devienne une. De manière implicite, toute notre discussion sur la personnalité a eu ce passage comme guide. Le grec du Nouveau Testament ne propose aucune terminologie anthropologique qui soit cohérente de la même manière. En comparant avec l’Ancien Testament, nous pouvons noter que [109] le mot traduit parfois par « âme », psyché, exprime un certain déplacement en désignant la vie d’une personne vivante plutôt que la personne vivante elle-même. Ainsi dans la parole 61 62 63

2 Co 3,17. Johannes PEDERSEN, Israel: Its Life and Culture, trad. Aslaug Moller, London, Oxford University Press, 1926, p. 1-2, 99-181. Nephesh hayah.

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de Jésus : « qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi […] la sauvera64 », le mot traduit par « vie » est psyché. Lorsque psyché apparaît alors jumelé avec le mot « corps » (soma), la différence se trouve entre la vie et ce qui pourrait ne pas ou ne plus vivre ; ainsi « le destructeur » peut tuer le corps, mais pas « la vie » elle-même65. Ici, il semble que l’« âme » et le corps peuvent être traités indépendamment ; c’est par le biais d’un tel langage qu’un sens différent du mot « âme » va entrer dans la pensée chrétienne. L’« âme », telle qu’on la rencontre la plupart du temps dans les Écritures, est ce que les anthropologues ont appelé le corps-âme, une représentation de la différence entre la personne vivante et la dépouille. De façon très différente, l’« âme » chez Socrate est ce qui a été appelé une âme-détachée, c’est-à-dire une représentation de sa libération apparemment possible du corps, comme dans les rêves ou dans la pratique chamanique. C’est cet « âme » du second type dont Socrate pouvait dire que la mort n’est rien d’autre que « la séparation de l’âme d’avec le corps66 », et que les bonnes personnes agissent et aspirent à cette séparation par laquelle la personnalité atteint en premier sa véritable nature67. C’est cette « âme » que le platonisme situa de façon décisive du côté supérieur par rapport à la distinction métaphysique entre « esprit » et « matière ». Et c’est cette « âme » qui est devenue fatidiquement ambiguë pour la pensée chrétienne. Le christianisme a adopté la notion socratique de l’âme non pas tant pour son pouvoir d’interprétation anthropologique qui, de fait, est nul ou presque68, que pour son service eschatologique supposé. Qu’advient-il de ceux qui sont morts dans le Seigneur ? Leur corps est dans la terre ; est-ce vraiment là qu’ils sont ? Ils doivent ressusciter dans leur corps ; mais que se passe-t-il entre-temps ? Ainsi dans le Nouveau Testament, la seule apparition d’« âmes » effectivement séparées de leur corps se trouve dans l’Apocalypse : « je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu », où ils attendent la rédemption finale69. La chose qui rend la notion socratique de l’âme apparemment utile pour l’eschatologie est précisément ce qui créé la difficulté dans notre contexte. Le christianisme attribue à l’incarnation une valeur que Socrate ne lui accorde pas : le corps est constitutif de l’identité de la personne. Pour Socrate, l’âme qui quitte son corps est la personne parachevée, alors que les credo chrétiens situent le 64 65 66 67 68

69

Mc 8,35 et par. Mt 6,25 et par. ; 10,28 et par. PLATON, Phèdre, op. cit., 64C, p. 1180. Ibid., 64-67, p. 1179-1183. Il peut être intéressant de noter que c’est un point sur lequel Jonathan Edwards et William James sont d’accord. La définition d’une entité, « l’âme », comme ce qui « a » et « fait » le comportement décisif d’une personne, n’est pas plus nécessaire que ne l’est la définition d’une « substance matérielle » comme ce qui « a » une masse, une inertie, etc. Si « l’âme » est ainsi décrite comme garantissant authentiquement l’auto-identité d’une personne, elle est décrite comme divine et donc inacceptable pour la théologie chrétienne. Voir W. JAMES, Principles, op. cit., vol. 1, p. 325-329 ; pour Edwards, voir R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 29-34. Ap 6,9-10.

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perfectionnement de la personne non dans la survie de l’âme mais dans la résurrection du corps. [110] Ainsi l’adoption de la notion d’âme socratique a été, à travers l’histoire de la théologie, une source féconde de perplexités. Dans le langage aristotélicien que la scolastique occidentale a adapté pour exprimer ces difficultés, l’âme socratique est une « substance », c’est-à-dire qu’elle ne nécessite pas d’autre réalité créée pour exister. Mais la personne humaine incarnée est aussi une substance. Étant donné leur création, autant l’âme que le corps doté d’une âme subsistent par eux-mêmes. La question a alors été : comment ces deux substances sont-elles reliées ? On comprenait qu’elles ne pouvaient être considérées comme deux substances qui, pour un temps, se trouvaient simplement associées ; la théologie n’a jamais abandonné les Écritures au point de supposer pareille chose. Après des siècles de discussions alambiquées, Thomas d’Aquin a conçu une solution qui n’est satisfaisante que si l’on accepte d’autres positions de la scolastique. L’âme, selon Thomas, est la « forme » du corps, c’est-à-dire le principe de cette vitalité qui distingue un corps d’un cadavre ; dans cette perspective, on peut dire que l’âme de Thomas est un corps-âme. Néanmoins, l’âme doit également être une substance autre que le corps, car l’activité qui la définit – la conscience – est en principe indépendante de la médiation du corps, même si dans cette vie elle l’est de manière fortuite ; dans cette perspective, l’âme de Thomas est une âme détachée. Enfin, cette substantialité indépendante de l’âme peut se concevoir puisque, bien que l’âme ne soit pas une matière instanciée par une forme, étant elle-même la forme du corps, elle est néanmoins forme instanciée par l’acte de l’existence70. Une seule des propositions sur lesquelles s’appuie Thomas – mais, évidemment, une seule suffit à être rédhibitoire – est inacceptable dans ce travail : que notre conscience de créature est en principe un acte désincarné. La pure cognition pourrait éventuellement être envisagée comme étant un tel acte, en faisant abstraction de la notion de « vision », comme l’ont fait les principaux penseurs grecs. Mais notre conscience créée réelle n’est pas si pure ; c’est un composé d’ouïe, de vision, en tant qu’activités des sens, d’odorat, de goût et de toucher, toutes ces appréhensions de la réalité extérieure que l’on ne peut aisément attribuer à un esprit désincarné. C’est le bon endroit pour expliciter ce qui a été présupposé tout au long de ce volume : le corps personnel, comme disponibilité de la personne pour les autres et donc pour elle-même, est ainsi constitué en premier lieu dans ces modes de présence qui résistent à la dissolution dans une pure subjectivité. William James n’aurait pas dû être aussi déçu de ne trouver « que » des phénomènes objectifs et « matériels » au moyen desquels constituer son ego71. On pourrait même dire que « mon corps » est une façon de se référer au produit logique du « je vois »,

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Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 75-76, p. 653-677. Malgré tout son « pragmatisme », James reste en fait un idéaliste intégral.

La personnalité humaine

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« je goûte », « je sens », « je touche », et ainsi de suite72. Le discours de la théologie systématique – comme celui de la « philosophie » – élude trop facilement la sensualité de l’être humain. Dans ce paragraphe, reconnaissons au moins cette tentation. En général, la théologie, populaire ou savante, n’a pas été non plus à la hauteur de la subtilité de la solution de Thomas. On peut dire, sans prendre de risque, que presque tous les chrétiens, une fois habitués à se considérer comme « ayant » une âme, ont eu tendance à revenir à la simplicité païenne de Socrate et concevoir l’âme comme la personne réelle cachée en quelque sorte « dans » le corps, jusqu’à ce que nous « mourions et que nos âmes s’en aillent au ciel ». Mais une telle dévaluation de [111] l’incarnation ne peut être cohérente avec l’Évangile et doit être abandonnée, peu importe son enracinement dans la piété. Si nous devons parler des âmes, il serait peut-être mieux de nous astreindre au sens qui prédomine dans les Écritures : l’âme est tout simplement la personne dans sa vitalité et sa singularité communautaire. Et la personne – l’âme, si l’on veut – ne possède pas un corps comme quelque chose d’autre qu’elle-même ; le corps est exactement la même personne dans la mesure où elle est disponible aux autres et donc à elle-même. Il nous faudra traiter des problèmes eschatologiques sans trop compter sur l’aide de la part de Socrate.

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Je dois à une conférence non publiée de Susan Ashbrook-Harvey d’avoir réalisé cela.

Chapitre 21. Les autres créatures I [112] Il est temps de détourner notre attention de nous-mêmes. Que devonsnous penser de toutes ces créatures qui ne sont pas marquées par ce qui rend l’être humain particulier ? Les amas de galaxies, les ondes de gravité et autres oryctéropes sont tout autant des créatures de Dieu que nous le sommes. La théologie n’a-t-elle rien de plus spécifique à dire à leur sujet ? Les Écritures parlent beaucoup des anges. Que devons-nous en penser ? Et du diable ? Notre attention ne peut, bien sûr, pas se détourner brusquement. La transition doit être faite au moyen de deux propositions qui concernent encore l’humanité ; plus précisément, la relation de l’humanité aux autres créatures. Premièrement, les galaxies, les anges et les oryctéropes – et le diable, quel que soit le sens que l’on peut donner à son existence – ne sont en effet que des créatures, et pas des dieux ou des presque-dieux : nous ne devons pas mettre notre foi en eux. Autrement dit, l’Église rejette la manière ordinaire qu’a l’humanité d’être en relation avec le monde. Être dépendant des événements prévisibles comme des caprices apparents de la réalité qui nous entoure est une expérience humaine primitive. De même en est-il de la crainte devant la beauté et la majesté du monde. Mettre en scène religieusement cette crainte et cette dépendance est un mode primaire de notre péché. Ainsi, les Romains pieux sacrifiaient à la nation, à la sexualité, au feu et à l’eau ; les peuples tribaux demandaient aux animaux chassés, considérés collectivement, de bénir leur chasse ; et nous pourrions continuer ainsi à travers toutes les cultures. Le judaïsme et le christianisme ne se sont donné aucune marge de manœuvre pour juger de tel culte : tout au long des Écritures, « adorer la créature au lieu du Créateur1 » est considéré comme la grande chute de l’humanité. La brutalité de cette distinction peut offenser ceux qui [113] ne connaissent pas le Créateur dans son identité personnelle, c’est-à-dire ceux dont la foi n’est pas dans le Fils ; cependant, ni Israël ni l’Église n’osent l’atténuer2. De manière plus profonde et universelle, l’humanité s’est trouvée sous les cieux et, levant les yeux, elle s’est découverte à la fois protégée et tyrannisée par une panoplie qui paraissait être autant une société divine que l’aspect le plus quantifiable de l’univers ; dans les civilisations archaïques, les calendriers célestes sont à la fois des textes sacrés et une technologie de base. À l’origine, le soleil n’est pas un symbole ou une manifestation du dieu-soleil ; la grande lumière est dieu. Il déverse quotidiennement ses bénédictions ou ses malédictions, se retire et revient annuellement ; et tout ce qui croît et fleurit dépend de lui. Les autres luminaires, chacun avec son pouvoir, certains facilement prévisibles d’autres moins, n’en sont pas moins membres à part entière de ce panthéon. 1 2

Rm 1,25. Les récentes vagues de « spiritualité de la création » sont de simples apostasies païennes. C’est précisément un tel jugement, spontané et même injustifié, qui est requis de la part de l’Église.

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Au lieu de simplement calculer son influence, l’humanité a rendu un culte à cette « armée des cieux », parce que dans ses cycles elle a trouvé sa défense contre la menace primitive que constitue l’avenir, à savoir l’exemple le plus sûr d’une éternité pérenne : les cieux manifestent une répétition apparemment immuable de mouvements et de conjonctions, à partir desquels la loi des saisons agricoles contrôle la roue également immuable de la vie et de la mort. Mais Israël et l’Église n’ont voulu aucune protection contre l’avenir, qu’ils ont compris comme étant une promesse plutôt qu’une menace ; ce qui est à venir, c’est cette « chose nouvelle » que le Seigneur fera, et qui est en fait la résurrection. C’est la raison pour laquelle Israël et l’Église n’ont pas cherché la sécurité dans le déterminisme des cycles cosmiques ; au contraire, ils ont proclamé notre vraie habitation dans l’histoire, constituée de possibilités ouvertes3. Ce fut une des controverses majeures d’une grande partie de la théologie du XXe siècle, peut-être représentée le plus puissamment par la pensée de Friedrich Gogarten4 : là où l’enseignement de la création apparaît – parfois même lorsqu’il n’est que partiellement cru, voire plus du tout –, il nous libère d’un « enfermement par le monde5 », d’interpréter la vie humaine comme étant embrigadée dans un processus cosmique divin. La science seule n’arrive pas à rompre cet envoûtement. Il est tout à fait possible de tout connaître en astronomie, en géologie et dans les sciences sous-jacentes, et d’idolâtrer le déroulement du monde autant que n’importe quel chaman ; Benedict Spinoza en est un exemple notable et profond, alors que les spéculations religieuses de scientifiques célèbres ont, tout au long de la modernité, fait étalage d’une gamme plus insignifiante de superstitions. Dans le langage théologique de Gogarten et de ses alliés, l’Évangile « sécularise » le monde qu’il envahit au profit de cultures ; c’est-à-dire qu’il dépouille le monde de sa prétention [114] à être divin. Pour comprendre comment cela se produit, il suffit de regarder, encore une fois, le premier chapitre de la Genèse : le quatrième jour « Dieu a dit, “Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour de la nuit, qu’ils servent de signes tant pour les fêtes que pour les jours et les années […] pour illuminer la terre.”6 » Dans notre contexte sécularisé, nous n’allons pas, au premier abord, sentir l’affront que représentent ces phrases. Nous devons imaginer, quelque part dans les dédales du second temple, un penseur sacerdotal qui, au moyen de ces 3

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L’exploration classique, qui a eu une influence énorme, de cette grande différence entre les religions est celle de Mircea ELIADE, Le mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, 1996. Eliade choisit finalement les cycles éternels. Le grand monument de tout ce mouvement est, selon moi, Friedrich GOGARTEN, Der Mensch zwischen Gott und Welt, Stuttgart, Friedrich Vorwerk, 1956. Le flirt naïf de Gogarten avec le National Socialisme l’a définitivement coupé de Karl Barth, dont il était l’un des plus proches alliés en tant que « théologien dialectique » ; mais, comme Barth l’a dit une fois à un étudiant : « Peut-être que ceux qui ne sont pas Allemands peuvent se permettre de lire un peu de son travail. » « Umschlossenheit von der Welt » ; e.g., ibid., p. 139. Gn 1,14-15.

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phrases, blasphémait délibérément contre la religion universelle de l’humanité : « Ces dieux ne sont rien ! Ce ne sont que des luminaires, des horloges, des calendriers que le Seigneur a placés là-haut par commodité. » Le récit sacerdotal n’a même pas fixé l’apparition des corps célestes au commencement, au moment où la naissance des dieux aurait dû avoir lieu ; l’explosion initiale d’énergie, le premier déploiement général de l’univers et même les débuts de la vie créée la précédèrent7. Israël avait reçu le commandement suivant : « Ne va pas lever les yeux vers le ciel, regarder le soleil, la lune et les étoiles, toute l’armée des cieux, et te laisser entraîner à te prosterner devant eux et à les servir8. » L’histoire deutéronomiste identifie de façon stéréotypée l’acte par lequel les rois d’Israël ont brisé l’alliance en faisant « des offrandes […] pour le soleil, la lune, les constellations et toute l’armée des cieux9. » Et selon une exégèse rapportée dans les Actes, lorsque le Seigneur « se détourna » du peuple d’Israël au désert et le laissa être ainsi, pour un temps, comme les autres peuples, cela signifia concrètement que « Dieu les livra au culte de l’armée du ciel10. » Si nous ne devons pas adorer le monde, que devons-nous en faire ? La Genèse stipule notre rôle par rapport à une partie du monde : nous devons « dominer sur » toutes les créatures qui se trouvent dans notre rayon d’action11. Deux problèmes apparaissent alors immédiatement. Premièrement, ce mandat ne couvre en effet qu’une partie de la création ; plus précisément, la partie la plus tentante, d’un point de vue religieux, n’est pas concernée. Comme l’a dit le Seigneur à Job : les humains peuvent-ils « nouer les liens des Pléiades ou desserrer les cordes d’Orion ?12 » Comment devons-nous alors considérer les Pléiades ou l’Orion ? Nous reviendrons sur cette question centrale. Deuxièmement : quelle est la nature de la domination humaine ? L’idéologie écologique récente a souvent blâmé la Bible ou le christianisme pour les relations destructives et spoliatrices que l’Occident entretient vis-à-vis de la terre13. La forme simpliste sous laquelle l’accusation a été portée vient, pour sûr, de l’ignorance historique et religieuse du sécularisme postmoderne14. [115] Dans 7 8 9 10 11 12 13

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Ainsi la science n’est pas mauvaise, sauf sur le dernier point. Et même, cela peut se révéler correct, si la vie a trouvé son origine avant l’organisation de notre système solaire. Dt 4,19. Par ex., 2 R 23,5. Ac 7,42. Que Luc ait ici en tête les anciens dieux ou les anges ne fait aucune différence pour notre propos. Gn 1,28-30. Jb 38,31-33. Les termes de la discussion furent fixés, de façon perverse, par Lynn WHITE, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », in The Environmental Handbook, New York, Ballantine, 1970. J’ai entendu une fois le détenteur d’une chaire prestigieuse dans une université renommée, une grande autorité et un gourou du mouvement « deep ecology », en faire les prémisses principales d’une longue attaque contre le christianisme, dans une conférence publique, en disant que Genèse 1, de façon malfaisante, avait mis de côté un jour entier pour la création de l’humanité.

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la Genèse, le second récit de la création montre de la façon la plus claire possible quelle sorte de domination le Seigneur veut pour l’humanité : nous sommes des jardiniers dans le jardin de quelqu’un d’autre. Nous devons prendre soin de notre zone de la création pour le compte du Créateur auquel elle continue d’appartenir, obtenant notre propre subsistance de sa générosité ; le terme d’« intendance », galvaudé dans le milieu ecclésial, est parfaitement adéquat ici. Rien ne peut être plus opposé à la compréhension spoliatrice moderne du monde lorsque celle-ci le considère comme un conglomérat de « ressources naturelles » disponibles pour notre usage dans la mesure où nous en ressentons le besoin et dans la mesure où la technologie nous le permet. Toutefois, un lien doit être noté. La sécularisation du monde par l’Évangile a été l’une des conditions historiques pour le développement de la technologie occidentale ; on n’envoie pas des fusées sur la lune si on la prend pour une déesse15. Et les conséquences de la technologie occidentale, en particulier quand elle a été déployée sur le territoire des peuples tribaux ou archaïques, ont sans aucun doute été ambigües16. Si la doctrine de la création nous a affranchis du culte du monde qui nous entoure, mais que nous n’avons pas cru au Créateur ou que nous avons cessé de croire en lui, alors cet affranchissement est dangereux17 car l’humanité déchue peut y trouver une autorisation libérée de l’obligation d’intendance ; en ce sens, l’Évangile est aussi une épée à deux tranchants. Entre les mains d’une culture occidentale ou occidentalisée qui n’honore pas l’Évangile qui l’a rendue possible, la technologie puissante est toujours sur le point de commettre un saccage. « Mais le monde de la nature n’en demeurait pas moins la propriété du Créateur, et la volonté créatrice de Dieu restait la mesure qui régissait la domination dont l’homme était chargé […] En ce sens, la crise écologique qui se produit à la fin de l’émancipation moderne peut bien être comprise comme un avertissement, qui rappelle que, après comme avant, le Dieu de la Bible demeure le seigneur de la création18 ». La seconde proposition de transition a déjà été formulée : comme c’est en effet le cas, l’humanité est la raison pour laquelle le reste de la création existe. Le Fils pour qui Dieu crée est l’un de nous, et pas un ange, ni un virus, ni un spécimen d’aucune autre créature, quelle qu’elle soit, qui habite dans l’univers ;

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W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 280, a dit le principal : « Le sécularisme moderne ne peut pas à la fois se faire gloire de son émancipation des obligations religieuses et imputer à des origines religieuses aux limitations desquelles il s’est arraché la responsabilité des conséquences liées à son absolutisation de la tendance à posséder la Terre. » Mieux que toute analyse érudite, la pièce Jumpers de Tom STOPPARD le dit par son action : un chanteur de cabaret abandonne son travail et se met au lit lorsque les hommes marchent sur la lune. « Ambigu » est le mot le plus fort que la vérité autorise ; la chasse massive et l’agriculture sur brûlis sont, après tout, bénins d’un point de vue écologique uniquement aussi longtemps que la mortalité infantile et la petite guerre institutionnelle limite la population. Parmi les premiers à avoir décrié la technologie de masse, peu sont volontaires pour renoncer à ses bénéfices. Cela est aussi un thème de F. GOGARTEN ; par ex. Der Mensch, op. cit., p. 161-167. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 280-281.

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la création constitue la scène et fournit les acteurs de notre histoire avec lui. Il ne s’ensuit pas que les clusters de galaxies, les anges ou les oryctéropes, lorsqu’ils sont présents, n’ont pas leur propre raison d’être pour le Créateur. À ce stade, une possibilité [116] consiste à affirmer l’existence d’une telle signification, tout en reconnaissant que nous ne pouvons pas la connaître. Ainsi, selon Karl Barth, même si l’on vante le rôle unique de l’humanité « [i]l n’est pas du tout nécessaire, pour cela, que nous portions un jugement de valeur sur n’importe laquelle des créatures qui nous entourent. Nous ne sommes pas compétents en la matière. Nous ignorons comment Dieu entend se comporter à leur égard ; par conséquent, nous ne savons pas quelle est leur particularité essentielle au sein du cosmos19. » Bien que la prudence soit ici certainement de mise, peut-être ne faut-il pas être aussi agnostique. La modernité tardive a naturellement dénoncé cette prétention. L’idée que l’univers soit là pour être la scène de notre communion avec Dieu est considérée comme un exemple de prétention naïve. Qui sommes-nous, nous qui rampons sur un minuscule fragment situé dans un tourbillon mineure de l’univers, pour avancer pareille affirmation ? Peut-être était-ce plausible lorsque l’univers semblait plus petit, mais certainement pas maintenant que nous connaissons quelque chose de son immensité. À cette objection, on peut opposer trois arguments. Le premier argument consiste dans la simple observation phénoménologique que tous les univers dont les hommes ont fait l’expérience sont exactement de la même taille, c’est-à-dire immenses. En effet, l’univers expérimenté fournit la norme de l’immensité. L’univers expérimenté par Israël – ou par la Grèce ou par Bantus – n’était pas plus confortable que ne l’est l’univers d’un cosmologiste moderne. Le second argument est qu’il semble actuellement possible de rendre compte de la complexité et de l’immensité de l’univers réel en termes de ce qui est nécessaire pour qu’existe quelque chose comme l’humanité. C’est en effet une question lancinante pour les croyants comme pour les autres : en vue de quoi cette étonnante abondance existe-t-elle ? Un univers sans trous noirs, sans quarks de différentes saveurs, sans morceaux d’information génétique flottant par ci par là, et sans autres extravagances, aurait-il fonctionné tout aussi bien ? Et pourquoi les distances du monde ne devraient-elles être mesurées que par des unités aussi grotesques que des années-lumière ? Mais, compte tenu de l’existence de l’humanité, il a été récemment soutenu que cet univers est particulièrement approprié à l’établissement d’une humanité. Nous n’avons pas besoin de décider ici si le soi-disant principe anthropique20, pour autant qu’il soit accepté, fournit un argument pour la création de l’univers. Nous n’évaluerons pas la version de ce même principe qui ajoute que pour qu’il y ait vraiment un univers, celui-ci doit être ordonné de 19 20

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 85. À ce sujet, voir John D. BARROW et Frank J. TIPLER, The Anthropic Cosmological Principle, New York, Oxford University Press, 1986.

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manière telle à receler tôt ou tard une vie intelligente. De façon générale, nous ne devrions pas accorder trop de poids théologique à des considérations comme celles que nous venons d’évoquer. Mais étant donné l’existence de l’humanité et le fait que l’univers est tel qu’il est, ces observations sont en effet intéressantes. La taille de l’univers est le corrélat exact d’une expansion cosmique dont la vitesse et la longueur permettent une vie basée sur le carbone à ce moment de son expansion. Et pour qu’il y ait un univers accueillant vis-à-vis d’une intelligence, les conditions initiales de l’univers devaient se situer dans un intervalle infiniment étroit eu égard à toutes les possibilités – précisément l’intervalle qui pouvait produire l’univers que nous connaissons, un univers sinon improbable. Il se peut que ces observations suffisent à contrer l’idée que la connaissance moderne de l’univers réfute toute affirmation de la centralité de l’humain. [117] Il existe cependant une troisième raison qui est théologiquement décisive : en quoi la taille ou la complexité concerne-t-elle cette question ? S’il existe un Dieu tel que l’Évangile le présente, il est impliqué dans la singularité de l’histoire. Dans le temps présent, c’est-à-dire dans l’espace, cela signifie qu’il sera impliqué dans un certain fragment parmi d’autres, au sein d’un certain tourbillon cosmique parmi d’autres ; de même qu’il est identifié, dans l’histoire de ce fragment, avec le peuple Juif parmi les nations et avec Marie parmi les Juifs. Nous ne serons impressionnés par des dimensions relatives que si nous avons soutenu antérieurement quelqu’autre dieu que le Seigneur, un dieu d’une sorte plus normale et anhistorique, ou du moins dont les jugements historiques sont moins surprenants.

II Nous n’allons pas commencer avec les galaxies ou avec d’autres phénomènes semblables ; si la création inclut des anges et le ciel comme leur habitat, ils sont encore plus remarquables et méritent la priorité que la tradition leur a donnée. En outre, nous constaterons que, lorsque nous aurons fini d’en discuter, nous en aurons déjà beaucoup dit par rapport au reste de la création. La première remarque à faire est que, encore une fois, quoi qu’on dise à propos des anges et de leur ciel, ce sont des créatures comme nous. L’homme Jésus ressuscité est « bien au-dessus » d’eux21, et par conséquent nous le serons, nous aussi. Nous pouvons laisser Jean Damascène présenter la position traditionnelle. Un ange est une « essence intellective ». Il a reçu « par grâce dans sa nature l’immortalité ». Il est « incorporel et immatériel [mais] c’est seulement par rapport à nous […] puisque seule la divinité est réellement immatérielle et incorporelle. » Malgré l’immortalité, il est « voué au changement, avec le pouvoir de se maintenir et de progresser dans le bien et de se tourner vers le mal. » Malgré leur désincarnation, « quand ils sont au ciel, ils ne sont pas sur terre ». Quand ils arrivent en mission de la part de Dieu, « ils ne se manifestent 21

Ep 1,21.

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pas tels qu’ils sont […] ils se transforment selon les capacités de vision de ceux qui les voient. » Ils sont là pour « administrer nos affaires et venir à notre secours22. » Dans toutes les religions humaines, des « esprits » – qu’on peut plus ou moins qualifier ainsi – jouent un grand rôle. Ce ne sont ni tout à fait des dieux ni tout à fait des humains comme nous – par exemple, ils sont « incorporels et immatériels mais seulement par rapport à nous », ou, bien qu’étant immortels, ils peuvent se transformer – et ils jouent souvent un rôle plus central dans la pratique cultuelle quotidienne que ne le fait le dieu lui-même23. En fait, ils représentent la version quotidienne de ce royaume ambigu, fait de médiations entre le divin et le temporel, que nous avons rencontré jusqu’ici sous une forme moins figurative24. Israël et l’Église ont également tenu compte des esprits mais, paradoxalement, en limitant leur rôle : ou bien ce sont des serviteurs directs de Dieu, dépendant entièrement de lui, [118] c’est-à-dire des « anges25 », ou bien ils sont simplement mauvais26. Notre relation avec eux est totalement sécularisée : dans l’Ancien Testament, une relation religieuse avec des esprits est présentée uniquement sous forme de sorcellerie interdite27, et dans le Nouveau Testament sous forme de tentation culturelle28. Dans les faits, les esprits sont évincés de leurs fonctions religieuses traditionnelles et de nouvelles fonctions leurs sont attribuées. Les esprits singuliers, qui dans l’Ancien Testament sont entrés dans l’imagination du judaïsme et de l’Église en tant qu’« anges », sont des êtres qui dans d’autres contextes auraient été des dieux ou très proches des dieux euxmêmes29, mais qui en Israël ont été créés pour être des serviteurs du Dieu unique. La scène du prologue de Job30 les présente ainsi : le Seigneur donne une audience dans le ciel et ceux qui viennent sont « les Fils de Dieu31 », c’est-à-dire des êtres qui appartiennent à Dieu plutôt qu’à la terre – tout comme « les filles 22 23

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25 26 27 28 29 30 31

Jean DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, trad. P. Ledrux, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 535 », 2010, 17 (II,3), p. 227, 229, 231. Un bon résumé peut être trouvé dans A. SCHIMMEL, « Geister, Dämonen, Engel : I », in Die Religion in Geschichte und Gegenwart, Kurt Galling (éd.), Tübingen, J. C. B. Mohr, 1958, vol. 2, p. 1298-1301. Qu’au VIe siècle, le Pseudo-Denys ait installé les anges de l’Église à la place occupée précédemment par des hiérarchies qui servaient de médiation, en disant d’eux exactement ce que par exemple Origène avait dit de ses séries d’images, fut à la fois une sorte de remythologisation des anges, et en même temps à sa manière un geste extrêmement perspicace. De façon remarquable, Karl Barth offre une explication claire et bienveillante de la doctrine du Pseudo-Denys ; K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3** , p. 98-104. L’hébreu malakh et le grec aggelos se traduisent tous les deux par « messager ». Gn 32,22-32. Lv 17,7 ; Dt 18,10-11. Col 2,16-19. Par ex. Friedrich HORST, Hiob, coll. « Biblischer Kommentar Altest Testament No 16 », Neukirchen Kreis Moers, Buchhandlung des Erziehungsvereins, 1960, vol. 1, p. 12-13. Jb 1,6-12. Nous pouvons penser aussi à la vision de Michée en 1 R 22,19-23. Benai ha-elohim.

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de Sion » sont des femmes qui appartiennent à Jérusalem. D’un point de vue historique, la tension dans la phrase naît du contraste entre une apparition dans le Deutéronome – où ce terme désigne des dieux réels que YHWH autorise à régner sur d’autres nations qu’Israël32 – et la traduction de ce passage dans la LXX simplement par « les messagers de Dieu »33. Dans la scène du livre de Job, ces personnages sont des fonctionnaires de cour. Le rôle de l’un d’eux est mentionné : il est, d’après son titre « l’accusateur34 », un investigateur et un procurateur pour les affaires terrestres. Dans d’autres contextes, le même groupe peut apparaître comme un chœur liturgique35, ou un conseil féodal36. Et bien sûr, il y a les spectaculaires chérubins ailés, les séraphins37 et, dans les visions apocalyptiques, de grands personnages qui portent un nom38. Dans le Nouveau Testament, ces figures vétérotestamentaires sont les accessoires présumés de la réalité. Elles ne jouent de rôles réels que dans trois contextes étroitement délimités : à des endroits très particuliers dans le récit évangélique, comme catalyseurs de l’histoire primitive de l’Église et dans les textes apocalyptiques. Autour de la naissance de Jésus, il y a une soudaine manifestation bienveillante d’anges39 ; des anges servent Jésus après la tentation40 ainsi qu’à [119] Gethsémani41 ; mais les anges sont explicitement absents de la crucifixion, de peur que leur présence ne l’empêche42 ; ils initient le témoignage de la résurrection43 ; au début de la mission apostolique, les prisons et autres lieux fermés sont ouverts par des anges44 ; c’est « avec ses anges » que le Fils de l’homme viendra « du ciel » pour juger la terre45 ; dans l’Apocalypse, une porte s’ouvre dans le ciel, là où se trouvent quantité d’anges avec leurs hiérarchies et leurs rôles. Que devons-nous faire de ces représentations ? Dire que les figures qui apparaissent dans les Écritures et la tradition de l’Église sont des « représentations46 », au sens hégélien, c’est-à-dire des images dont la description littérale ne doit pas être prise pour un concept, peut difficilement être nié. La question est alors : comment les anges peuvent-ils être envisagés 32 33

34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46

Dt 32,8-9 ; ici la LXX a certainement un meilleur texte. Nous pouvons également noter la vision en 1 R 22,19-23 : « J’ai vu le Seigneur assis sur son trône et toute l’armée des cieux debout auprès de lui, à sa droite et à sa gauche » ; et parmi eux le Seigneur cherche des volontaires pour un service terrestre. « Le Satan », qui est n’est pas présenté ici comme étant mauvais. Ps 29,1 ; Jb 38,7. Ps 89,6-7. Ps 18,9 ; Es 6. L’apparition initiale de Gabriel est en Dn 8,15-16 ; 9,21 ; celle de Michaël en Dn 10,13.21. Mt 1,20-24 ; 2,13-19 ; Lc 1,11-19.26-38 ; 2,9-15. Mc 1,12-13 et par. Selon celui, quel qu’il soit, qui a écrit le passage actuel de Lc 22,43-44. Mt 26,53. Mc 16,5-8 ; Mt 28, 2-5 ; Jn 20,12. Ac 5,19 ; 8,26 ; 10, 3-7 ; 12,7-11.23 ; 27,23. Mt 16,27 ; 25,31 ; voir également 13,41.49 ; 24,31 ; Mc 13,27 ; Jn 1,51. Vorstellungen.

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conceptuellement47 ? Cela est-il même possible ? En effet, la théologie n’a jamais parlé des anges sans les démythologiser quelque peu, que cela soit reconnu ou non. Par exemple, bien qu’une des caractéristiques principales des représentations bibliques soit l’incarnation spectaculaire des anges et une autre leurs allées et venues dans l’espace, la tradition la plus importante les a conceptualisés comme des subjectivités désincarnées qui « vivent en des lieux […] spirituels48 ». Une première indication sur le mode d’être des anges est leur identification avec le ciel. Par exemple dans le récit de la nativité, ils sont précisément « l’armée céleste49 ». Et à propos du ciel, la doctrine fondamentale est : « Les cieux sont les cieux du Seigneur, mais la terre, il l’a donnée aux hommes50. » Parmi les angélologistes, c’est Karl Barth qui, pour avoir identifié explicitement ces relations51, va être notre interlocuteur incontournable. La seconde indication est l’apparition des anges dans les Évangiles et les Actes, précisément aux carrefours ontologiquement périlleux, pour ainsi dire. Ils apparaissent à la conception et à la naissance de l’homme qui sera identifié comme le Fils, à la résurrection une fois cette identification établie, et entre les deux à l’endroit où, pour reprendre une expression que nous avons déjà utilisée, la divinité aurait pu se briser ; ils apparaissent ensuite à des carrefours pareillement risqués dans la vie de l’Église.

III

[120] Selon Barth, le ciel est créé avec la terre52 comme sa frontière mystérieuse53 : c’est « l’ensemble de ce qui, dans la création, est insaisissable pour l’homme, hors de portée, étranger, inquiétant, insolite54. » Ainsi le ciel n’est pas un espace relié à la terre comme le serait un autre espace ; en voyageant dans la création, nous ne pouvons pas être d’abord dans l’un puis dans l’autre. Jusqu’ici tout va bien. Il ne s’ensuit pas que le ciel ne puisse absolument pas être localisé, que l’on ne puisse pas indiquer là où il se trouve. Sur ce sujet également, nous pouvons 47

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L’effort le plus important – et en soi magnifique – pour répondre à cette question est certainement celui de Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 50-63. Les anges sont des êtres « en qui l’être et l’essence sont distincts, même si l’essence est sans matière », Thomas D’AQUIN, L’Étant et l’Essence, in ID., L’Être et l’Essence. Le vocabulaire médiéval de l’ontologie, trad. Alain de Libera et Cyrille Michon, Paris, Seuil, 1996, p. 109. Nous n’irons pas plus loin dans cette doctrine. La critique de K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3** , p. 105-116, est décidément in malam partem, mais le principal grief est évidemment correct : l’établissement par Thomas d’intelligences « séparées » occupe une place nécessaire dans sa métaphysique ; mais cela ne permet pas d’élucider les figures qui apparaissent dans les Écritures. J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, op. cit., 17 (II,3), p. 229. Lc 2,13-14. Ps 115,16. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3** , p. 89. Ibid., p. 134. Ibid., p. 140. Ibid., p. 139-140.

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suivre Barth un certain temps. Selon Barth, le ciel et la terre ont leur être « dans le contexte » du mouvement de solidarité de Dieu à notre égard55, qui englobe toutes ses actions ad extra. Ce mouvement est en soi un mouvement de Dieu vers la création, mais puisqu’une créature particulière au sein de la création – l’humanité – « est le but et l’objet du mouvement », cela doit être aussi un mouvement « à l’intérieur du monde créé56. » Et comme Dieu est lui-même le point de départ de son propre mouvement vers nous, dans la mesure où ce mouvement se produit à l’intérieur de la création, il a un point de départ créé identifié avec lui : c’est le « ciel ». Le ciel est défini comme « le lieu cosmique à partir duquel » l’action de Dieu, dans la mesure où elle est une action intramondaine, trouve son origine57. Selon Barth, il doit exister une telle distinction entre l’origine et le but du mouvement de Dieu, également à l’intérieur de la création, afin d’établir une « distance entre Dieu et l’homme » sans laquelle « toute relation et tout échange » entre nous ne pourraient exister58. Dieu, je l’ai mentionné précédemment, doit avoir son propre espace dans la création, tout simplement pour qu’il n’absorbe pas la créature en lui-même. Nous devons alors nous demander : où se trouve cet espace dans la création à partir duquel Dieu vient vers nous autres ? Ici, il ne suffit toutefois pas de dire avec Barth que le ciel, tel un « royaume », est tout simplement inconnu et « incompréhensible59. » Selon Barth, nous savons que la création soumise à notre connaissance ou à notre action, c’est-à-dire « la terre », est en tout lieu délimitée par le mystère et que Dieu vient vers nous à partir de cette frontière, et que c’est tout ce que nous savons. Mais Barth a oublié un élément essentiel à propos du ciel biblique, à savoir qu’il s’ouvre à la perception terrestre. Ainsi chez Ézéchiel : « j’étais au milieu des déportés, près du fleuve Kebar ; les cieux s’ouvrirent et j’eus des visions divines60. » Et aussi dans l’Apocalypse : « Après cela je vis : une porte était ouverte dans le ciel, et la […] voix […] dit : “Monte ici et je te montrerai ce qui doit arriver ensuite.”61. » Le ciel est en effet la limite mystérieuse de la terre ; mais la [121] frontière est tracée par ce mystère qui nous parle et qui s’ouvre à notre vision ; de cette manière, il se situe lui-même. Dans le passage paradigmatique de l’Apocalypse, le mystère révélé est l’avenir – et en notant cela, nous sommes engagés dans une voie très différente de celle de Barth. Comme nous l’avons discuté précédemment, le ciel est en fin de compte défini au sein de la métaphysique apocalyptique, là où se trouve le lieu créé de la présence à venir – en tant qu’avenir ! – avec Dieu62. Il y a un avenir en Dieu, mais pas de manière à transcender Dieu : Dieu anticipe son 55 56 57 58 59 60 61 62

Ibid., p. 137. Ibid., p. 145. Ibid., p. 147. Idem. Ibid., p. 147. Ez 1,1. Ap 4,1. Voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 244-247.

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propre avenir et ainsi il en dispose. Il y a donc un temps présent pour l’avenir de la création avec Dieu, et par conséquent il y a également un espace pour elle avec Dieu. Pour reprendre ce qui a été décrit précédemment, c’est ainsi que le ciel est l’espace créé que Dieu occupe, et à partir duquel il est présent à ses autres créatures. Comme cet espace existe, Dieu peut, s’il le désire, ouvrir une porte qui donne sur ce qui est dans cet espace. Pour sûr, l’avenir est présent et connaissable dans le ciel uniquement comme ce qui n’existe pas encore, et donc, du moins pour nous, uniquement sous la forme d’icônes ambiguës de celui-ci ; comme je l’ai noté précédemment, si l’avenir de la création était présent à l’intérieur de la création selon ses propres modalités, il ne serait pas l’avenir. Mais l’avenir se trouve là, sous la forme d’énigmes et d’images ambiguës, et il existe pour nous aussi, si Dieu le veut. Essayons une formulation influencée par le style de l’enseignement de Barth, mais néanmoins qui s’écarte de tout ce qu’il aurait pu dire : le ciel est le lieu d’origine de l’appel du Royaume de Dieu qui vient, dans la mesure où cet appel est une force créée qui attire à l’intérieur même de la création. La création est libérée en vue de sa Fin et de son Accomplissement par Dieu l’Esprit ; le ciel est le telos de cette dynamique, dans la mesure où il est pareil à une téléologie au sein de la création elle-même. Mais là, nous avons presque rejoint ce que nous avions rejeté dans la position de Barth. Nous sommes sur le point de dire que le ciel est la pure dynamique de tous les événements terrestres – dans notre système, il est la dynamique de la traction exercée par l’avenir de Dieu – et qu’il est par conséquent situé n’importe où et nulle part. Nous pouvons être d’accord avec Barth : le ciel est le lieu, n’importe où au sein de la création, où la venue de Dieu trouve son origine. Mais dans les Écritures, les croyants peuvent très bien indiquer ce « n’importe où ». Jacob dit à propos de l’emplacement de son songe et du monument qu’il a érigé pour l’indiquer : « Que ce lieu est redoutable ! Il n’est autre que la maison de Dieu, c’est la porte du ciel63. » Dans le songe de Jacob, le ciel apparaît comme un espace séparé verticalement de la terre. Mais quand il se réveille, l’emplacement terrestre du rêve, avec la pierre qu’il érige pour l’indiquer, est elle-même une « maison » de Dieu64, un temple où il peut être trouvé. Comme tel, c’est une « porte du ciel », une jonction entre le ciel et la terre. Et ce fut à partir de ce lieu balisé que, pendant des siècles, les initiatives du Seigneur mirent en mouvement l’histoire d’Israël65. Dans l’Ancien Testament, les usages stéréotypés semblent à première vue topographiquement, pour ainsi dire, clairs : le Seigneur « regarde vers le bas » à partir du « ciel, sa demeure sainte » ; à partir de là, il examine l’humanité et la

63 64 65

Gn 28,17. Gn 28,22. Ainsi, avant tout, dans la grande composition de 1 Samuel.

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juge ou la bénit66 ; et quand le [122] Seigneur ou l’Ange du Seigneur nous appelle ou nous répond, il le fait « à partir du ciel67 ». Les auteurs pensent manifestement à une limite quelque part là-haut, et à Dieu comme étant situé juste au-delà. Mais ces relations peuvent être soudain embrouillées ; par exemple, la sainte montagne peut être elle-même l’endroit à partir duquel le Seigneur vient, et le ciel spatial avec la terre peuvent être ensemble la destination de sa venue68. Encore une fois, au Sinaï le feu et la tempête étaient sur et autour de la montagne, ils étaient le lieu « où le Seigneur se tenait » pour s’adresser à Israël. Moïse s’approcha alors de l’obscurité, et le Seigneur lui dit qu’il devait annoncer à Israël : « Vous avez vu vous-mêmes que c’est du haut des cieux que je vous ai parlé69. » La version du Deutéronome propose une identification par différence au moyen d’une construction en parallèle : « Du ciel, il t’a fait entendre sa voix […] sur la terre, il t’a fait voir son grand feu, et du milieu du feu tu as entendu ses paroles70. » C’est le Temple qui contrecarre complètement la simplicité des arrangements spatiaux. Lorsque le chroniqueur résume la prière de consécration de Salomon, il commence de manière directe : « Est-ce que vraiment Dieu pourrait habiter avec les hommes sur la terre ? Les cieux eux-mêmes et les cieux des cieux ne peuvent te contenir ! Combien moins cette Maison que j’ai bâtie ! » Ensuite, la prière pour le Temple continue ainsi : « Que tes yeux soient ouverts sur cette Maison […] sur le lieu dont tu as dit que tu y placerais ton nom ! Écoute la prière que ton serviteur adresse vers ce lieu71. » Ainsi, il peut y avoir cette incroyable construction parallèle : « Le Seigneur est dans son temple saint ; le Seigneur a son trône dans les cieux72. » Au cœur du Temple, là où la religion normale de l’Antiquité aurait mis l’image, se trouve plutôt un trône vide formé par les ailes des « chérubins ». En fait, « trôner sur des chérubins » est une sorte d’attribut du Seigneur. Plus prosaïquement, ce sont les statues qui se trouvent sur l’arche73, mais le trône « sur les chérubins74 » peut également prendre la place du ciel dans le couplage classique « du ciel et de la terre ». De fait, les chérubins sont à la fois le trône dans le Temple et les ailes de la tempête sur lesquelles Dieu « chevauche les cieux75. » Le magnifique psaume dépeint le tableau complet, dans lequel le ciel en haut, les vents du ciel, le trône dans le Temple et la tempête sur le mont Sinaï sont tous un : « Il déplia les cieux 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75

Par ex., Dt 26,15 ; Ps 2,4 ; 80,14. Par ex., Gn 21,17 ; 22,11. He 3,3. Ex 20,18-22. Dt 4,36. 2 Ch 6,18-21 [Nous soulignons]. La version plus longue en 1 R 8 a la même structure. Ps 11,4. Par ex. 1 S 4,4 ; 2 S 6,2. Ps 99,1. Ps 18,9 ; Dt 33,26. Il est presque certain que la dernière vision fut le modèle pour le trône.

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et descendit, un épais nuage sous les pieds […] Une lueur le précéda et ses nuages passèrent : grêle et braises en feu !76 » [123] Il est grand temps d’introduire le concept de sacrement. Les sacrements, dans la formulation classique, « contiennent la grâce qu’ils signifient77 » : l’événement d’un sacrement définit un endroit, et à cet endroit se trouve la réalité divine que le sacrement communique au monde. C’est précisément ainsi qu’à travers toutes les Écritures l’endroit d’où Dieu vient est une réalité sacramentelle : ce n’est ni une région délimitée de l’espace créé, liée spatialement à une autre région telle que la terre, ni un endroit non localisable par les terriens. Les Écritures connaissent de nombreux endroits et événements sacramentels, de nombreuses portes du ciel. Dieu investit un lieu à partir duquel il agit dans sa création en s’appropriant un corps créé : en chevauchant les chérubins-tempêtes, en remplissant le tabernacle et le Temple, en marchant en Palestine, en souffrance dans la chair, en prenant le pain et le vin comme corps et sang. À cet égard également, la résurrection concentre et étend simplement, de manière christologique, les privilèges d’Israël. Le service d’Israël autour du trône formé de chérubins, ou la congrégation réunie autour du pain et du vin, ou Israël et l’Église de mille manières moins vitales, localisent le ciel par son environnement et définissent ainsi sa porte78. Du point de vue de la finalité ontologique, l’espace qui est le ciel est l’espace défini par l’emplacement du Fils ressuscité à la droite du Père. L’espace, nous l’avons vu, est la distension en Dieu qui accueille le temps présent des créatures. Ceux qui sont créés en étant accueillis dans la vie trine n’en deviennent pas pour autant des personnes au sein de Dieu ; l’acte de création de Dieu établit un espace qui est la possibilité formelle de leur altérité. Maintenant, lorsque nous parlons spécifiquement du ciel comme étant l’espace propre de Dieu, nous parlons de l’espace entre l’homme Jésus et le Père, dans la mesure où cet espace est simultanément l’espace entre une créature et Dieu et la différence intratrinitaire entre le Fils et le Père. Cette seconde différence est la possibilité d’un espace et de créatures à l’intérieur de celui-ci ; l’identité de cette différence avec la première est la possibilité d’un lieu spatial pour Dieu en face d’eux79. Une grande partie des deux paragraphes précédents a été composée avec les propositions habituelles de la théologie sacramentaire classique. Ce qui est inhabituel, c’est l’utilisation de ces propositions pour affirmer que le ciel, à 76 77 78

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Ps 18,10.13. Concile de Trente, 7e session, Canon 6, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 434 [Nous soulignons]. Pour citer aussi dans ce volume le penseur juif Michael WYSCHOGROD, « Incarnation », Pro Ecclesia (1993) 2, p. 210 : « Il n’y a aucun endroit dans lequel Dieu n’est pas présent. Mais cette vérité doit être combinée avec l’insistance que Dieu a aussi une adresse […] Il réside au numéro un Har Habayit Street [Jérusalem]. » Tout cela est largement opposé à Barth, qui fait de la relation entre le ciel et la terre un miroir de la relation entre Dieu et la créature ; voir K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3** , p. 136137.

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partir duquel Dieu attire la terre vers son avenir, est localisable par les terriens, que sur la terre nous pouvons l’indiquer dans les lieux sacramentels d’Israël et de l’Église. Ce qui est inhabituel, c’est le refus de définir le ciel comme étant « ailleurs » que, pour prendre un exemple majeur, la place de la congrégation eucharistique autour du pain et du vin : ce qui est inhabituel, c’est le refus d’une distance entre le ciel et l’autel. Toute image de Dieu gouvernant les cœurs de ses croyants à partir de la table de communion, des fonts et de la chaire, et gouvernant le reste de la création à partir d’un autre endroit appelé ciel, est – on le revendique ici – radicalement inappropriée. [124] La prudence avec laquelle le paragraphe précédent est formulé doit être notée. Il n’est pas dit que les volumes terrestres délimités et occupés par le pain et le vin, ou par son assemblée, ou par Israël, ou d’autres lieux de l’Église qui sont la porte du ciel, délimitent un domaine spatial qui est le ciel80. En utilisant le langage de la scolastique tardive et de la Réforme, il n’est pas dit que les espaces sacramentels délimitent le ciel de manière « circumscriptive », c’est-àdire que leurs « longueur, largeur et épaisseur81 » forment une volumétrique céleste. De manière circumscriptive, le ciel n’est absolument pas un lieu ; et si un emplacement circumscriptif était la seule sorte possible, le ciel serait en effet la délimitation de la terre par un mystère qui est partout en général et nulle part en particulier. Dieu n’est pas, en quelque sorte, logé à l’intérieur des endroits sacramentels : il ne gouverne pas le monde au moyen de chaînes causales qui proviennent, par exemple, de l’intérieur de l’espace occupé par le pain et le vin. Une fois ces précautions énoncées, on affirme maintenant que nous pouvons indiquer la « sainte demeure » à partir de laquelle le Seigneur regarde la terre, à partir de laquelle il nous juge ou nous bénit, à partir de laquelle il nous appelle et répond à nos appels, le lieu qu’il « déchire » pour venir vers nous. Nous pouvons nous dire à nous-mêmes et aux autres où diriger notre intention lorsque nous invoquons la venue du Seigneur ; et pour le faire nous devons indiquer ces portes du ciel qui orientent et recueillent sa congrégation terrestre82. Dieu meut le monde par la volonté selon laquelle il est présent au milieu de son peuple. Il est temps de revenir aux anges, pour qui toutes ces spéculations ont été initialement lancées. Barth a remarqué quelque chose d’ontologiquement décisif à propos des anges bibliques : ce ne sont pas des identités individuelles stables interagissant dans un monde alternatif appelé ciel. Lorsque la volonté de Dieu est « faite […] dans le ciel », « l’obéissance, qu’il trouve dans le mouvement céleste est celle d’un sujet », mais cette subjectivité peut être comprise de façon équivalente comme celle d’un sujet unique mais aussi diversifié83. En outre, les 80 81 82

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On remarquera que le souci de Johannes Brenz, que nous avons traité dans le premier volume, est ici à nouveau repris. M. LUTHER, De la cène du Christ – Confession, op. cit., p. 56. Dans ce qui suit, l’exégèse de Martin Luther concernant le monument de Jacob est reproduite, seulement dans l’autre sens. Martin LUTHER, Ennaratio in Genesis, WA 42, 43:599 : « Allez à l’endroit où la parole est prêchée et les sacrements sont administrés, et là mettez le titre “La Porte du ciel”. » K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3** , p. 163.

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anges « n’ont d’importance que parce qu’ils se présentent pour accomplir ce service ; mais, ensuite, ils quittent la scène » ; ils se réduisent à leur « service84 ». Jusque là, encore une fois, tout va bien. Mais quel est ce service ? Selon Barth, ce que les anges font est la seule chose que n’importe quelle créature peut – selon sa théologie – faire : témoigner85. La différence entre les anges et les autres créatures est que leur témoignage est « pur86 », car ils sont complètement désintéressés et dans la présence immédiate de Dieu87. Mais cette spécification est à la fois trop restrictive et trop incontrôlable pour clarifier le phénomène biblique que nous essayons d’interpréter88. À la place, nous allons commencer par ce que nous avons appelé la seconde indication concernant la nature des anges. [125] Dans les Évangiles, les anges apparaissent précisément aux endroits où le conflit menace, entre le cours des événements tel qu’il est prévisible par extrapolation à partir du passé – dans la modernité, le cours des événements est celui auquel l’interprétation mécaniste peut les réduire – et la direction globale par Dieu des événements en vue d’une transformation eschatologique. Au cours d’événements prévisibles, les vierges n’ont en effet pas de bébé, aucun Seigneur n’est dans des langes, aucun humain ne vainc totalement la tentation ou la crainte de la mort, ni ne ressuscite d’entre les morts – et le monde antique savait ces choses aussi bien que nous. Dans les Actes, les premières années de l’Église ont obligé les apôtres à se saisir de possibilités qui, d’un point de vue « réaliste », n’étaient pas faites pour être saisies ; c’est pour cela que les anges les ont rendues possibles. Et à la fin, si l’Évangile se confirme, toutes les régularités de la nature et de l’histoire doivent être arrachées en direction d’un accomplissement totalement au-delà de leurs propres forces ; c’est la raison pour laquelle l’Apocalypse est un long défilé d’anges. Avec Barth, nous pouvons dire que la fonction angélique est de « témoigner », pour autant que nous donnions à ce concept un poids eschatologique et donc ontologique que Barth ne lui donne pas. Nous le faisons en nous souvenant que Dieu crée et soutient toute chose par la parole. Ce dont témoigne le discours des anges est lui-même, encore une fois, un discours, le discours de Dieu. Le témoignage angélique appartient donc à l’action même dont il atteste. Le témoignage des anges participe ainsi à transmettre le contenu de leur témoignage. 84 85 86 87 88

Ibid., p. 84. Ibid., p. 176 Ibid., p. 200. Par ex., ibid., p. 202, 210. La conception qu’a Barth du rôle des témoins angéliques semble trahir une catastrophe également dans sa christologie. De nombreux passages de sa discussion semblent mettre les anges là où l’humanité du Christ devrait être. Par ex., ibid., p. 212 : « Dieu est aussi présent sur la terre sans les anges […]. Mais c’est par l’action des anges que sa présence devient événement, expérience, décision, pour la créature terrestre. C’est par les anges que Dieu signale qu’il est là. »

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Lorsqu’il nous est destiné, le témoignage des anges s’oppose à notre incrédulité. À l’intérieur de nos subjectivités, il y a bien un conflit entre d’une part toute la diversité des régularités terrestres, qui sont sans but lorsqu’elles sont isolées, et d’autre part le dessein eschatologique de la création. En effet, nous dirigeons nos vies en extrapolant à partir du passé et sommes irrésistiblement tentés par cette sorte malheureuse d’interprétation qui, dans les conditions de la modernité, est devenue le mécanisme. Les anges nous disent que nous ne devons pas faire cela, que nous n’avons pas besoin de vivre par le passé, car « vous est né aujourd’hui […] un Sauveur […] le Christ Seigneur89. » Ils nous disent de ne pas nous adapter à « Babylone la grande » car « Elle est tombée, elle est tombée90. » Quant à savoir où nous entendons les anges parler ainsi, la première réponse est tout simplement : dans les Écritures. Mais les anges ne témoignent pas seulement auprès de nous. Ils ne nous annoncent pas simplement le renversement de Babylone ; Michaël et ses troupes marchent avec l’Agneau pour le réaliser. Le fait que les déterminismes partiels et variés du monde soient liés ensemble avec le dynamisme eschatologique de l’histoire globale, et donc les uns avec les autres, constitue la réalité des anges. Qu’une vierge conçoive n’est pas seulement ce dont Gabriel parle, mais cela constitue la réalité même de Gabriel. Encore une fois, que le Seigneur soit ressuscité n’est pas seulement le contenu contingent du témoignage angélique ; comme nous l’avons noté précédemment, les seuls événements terrestres descriptibles concernant la résurrection furent les apparitions et le témoignage angélique. Le témoignage angélique est la Parole créatrice de Dieu elle-même, dans la mesure où c’est une impulsion dynamique au sein de la nature créée. Il y a une part de vérité dans les analyses qui identifient les anges avec « des puissances de la nature, qui sont aussi, d’un autre point de vue, objets [126] de descriptions scientifiques91. » Mais les forces de la nature ont leur place dans un dessein eschatologique que les sciences ne décrivent pas ; elles ne sont elles-mêmes que dans la mesure où elles sont reliées dans une téléologie créée globale à laquelle les sciences de la modernité ne font pas référence. C’est quand les forces de la nature sont convoquées à leur place et ramenées à elles-mêmes qu’il y a des anges. Les anges sont précisément des messagers entre l’eschaton et ces événements partiellement prévisibles dans le monde, et par conséquent également entre tous ces événements partiellement prévisibles eux-mêmes, dans la mesure où ils sont unis par l’appel commun de leur avenir. Le ciel est la présence dans la création de l’avenir ultime de la terre ; c’est la seule eschatologie « réalisée ». À ce titre, il est l’appel de cet avenir sur les événements prévisibles internes à la terre. Les anges sont les divers aspects de cette téléologie eschatologique. Leur unité particulière faite de personnalité et d’impersonnalité résulte également de cette position. En tant que médiation 89 90 91

Lc 2,10-11. Ap 18,2. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 151.

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entre l’eschaton et ce qui serait autrement de simples mécanismes de la création, ils servent également de médiateurs entre un univers qui serait sinon impersonnel et le monde des personnes divines et créées, c’est-à-dire au-delà de la création et en elle. Car l’eschaton sera le triomphe de la communauté ; et le temps qui conduit à l’eschaton est l’histoire des actions personnelles et libres. Quant aux descriptions d’anges en particulier et de sortes d’anges, ce sont évidemment des images apocalyptiques comme les paysages célestes qu’ils habitent. Les anges ne sont pas le Saint Esprit, ce sont des créatures. Les anges sont la téléologie eschatologique de la création, dans la mesure où cette téléologie est elle-même de nature créée. L’Esprit est le dynamisme intérieur à Dieu lui-même qui, au-delà de la création, libère la création pour qu’elle se transcende ellemême et donne ainsi à la création son énergie angélique. Si l’eucharistie devait ouvrir non seulement l’ouïe mais également la vue – peut-être au moment de l’élévation du pain et de la coupe consacrés avec ces mots « Par lui, en lui et avec lui » –, ce que nous verrions serait décrit par un hymne anglais calqué sur la Liturgie de Saint Jacques : « Le Christ notre Dieu descend sur la terre, et demande tout notre hommage […]. Chœur après chœur, l’armée du ciel déploie son avant-garde sur le chemin ; alors que la lumière de toute lumière descend depuis le Royaume du jour éternel pour que les puissances de l’enfer disparaissent alors que les ténèbres se dissipent. À ses pieds, les séraphins aux six ailes, les chérubins aux yeux toujours ouverts voilent leur face en sa présence […]. » Nous nous retrouverions dans la scène de Jean le voyant, participant à la fois à la présentation de la création à Dieu par les anges et à leur mission terrestre donnée par Dieu. Cela ne se produira pas avant la Fin, ou du moins pas de manière habituelle, car nous ne verrions pas seulement les anges mais aussi la Lumière de la lumière, la Présence de celui devant qui même les séraphins et les chérubins doivent voiler leurs faces. Et bien que tous les baptisés soient en effet des prophètes, pour la plupart nous ne sommes pas des voyants désignés pour supporter cette vision – même dans une représentation apocalyptique –, ni des dévots déjà parfaits dans leurs prières au point de la supporter, peut-être même aujourd’hui, de temps en temps92. [127] Le langage de cette discussion a oscillé entre les concepts avec lesquels j’ai essayé d’interpréter la réalité de l’armée des cieux et le langage iconique qui s’impose de lui-même en présence des anges. Cette oscillation est appropriée : il faut à la fois expliquer que les anges sont des aspects de la téléologie profonde de la création et chanter à l’eucharistie « avec les anges, les 92

Nous ne nous sentons pas appelés à questionner l’affirmation faite, par ex., par les moines hésychastes, même si nous pouvons peut-être être sceptiques quant à certaines des situations décrites. Grégoire PALAMAS, Défense des saints hésychastes, trad. Jean Meyendorff, Belgique, Louvain, coll. « Spicilegium sacrum Lovaniense 30-31 », 1959, III.1.6, p. 568 : « la grâce de l’adoption, le don de déification de l’Esprit, sont une lumière de gloire supraindicible, contemplée par les saints, une lumière hypostasiée, incréée, Être éternel et provenant de l’Être éternel, manifestée inintelligiblement dès maintenant d’une façon partielle à ceux qui en sont dignes, et plus parfaitement dans les siècles à venir, et, par elle-même, leur faisant voir Dieu. »

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archanges et toute l’armée des cieux. » Et c’est avec ce dernier genre de discours que nous devons conclure. Nos concepts démythologisants, aussi nécessaires soient-ils, ne peuvent remplacer le langage iconique des Écritures et du culte. Lorsque nous entendons, par exemple, qu’« il y eut alors un combat dans le ciel : Michaël et ses anges combattirent contre le dragon93 », la description et le nom du grand guerrier et l’invocation de son armée sont des mots que nous entendons, nous pour qui la vision de la porte du ciel ne s’ouvre pas miséricordieusement, néanmoins à travers eux ; et nous pouvons leur faire confiance, alors que nous n’osons pas faire confiance à notre explication conceptuelle94. Pour ce qui est de savoir quand les anges apparaissent de nos jours, la question n’est pas aussi déconcertante qu’on le croit parfois. La naissance, la mort et la résurrection du Christ ne se répètent pas ; la parole des anges parle pour eux maintenant dans les Écritures. Dans la vie de l’Église, les anges continuent d’apparaître chaque fois que les occasions et les menaces sont similaires à celles de l’Église des Actes. Et à la Fin, ils rejoindront notre chœur. Autrement dit, les trois occasions néotestamentaires de visite angélique restent aussi actuelles que jamais.

IV L’essentiel de ce qui doit être dit à propos des créatures qui ne sont ni humaines ni angéliques a déjà été dit. Avec nous, ils constituent la « terre » ; malgré la fascination qu’ils exercent et malgré leurs fréquentes bizarreries, ils ne constituent pas le mystère de la création, mais ce qui est délimité par ce mystère, ce qui peut être mystérieux parce qu’il y a un ciel. Ils existent parce que Dieu veut qu’il y ait une scène pour l’histoire du Fils ; et leur cohérence et leur prédictibilité ne représentent qu’un ordre partiel, établi et unifié dans une téléologie constituée par leur soumission à ce dessein eschatologique. Ainsi naît la téléologie que la création possède aussi en elle-même. Ce dernier point exige quelques commentaires. Les sciences modernes ont été établies en faisant le choix, parmi d’autres solutions, de s’abstenir d’explications téléologiques. La fécondité de cette décision se justifie sans doute de façon pragmatique, mais cette politique est en soi extrêmement étrange. Car le monde se présente résolument comme ayant été conçu de façon délibérée ; la présentation téléologique globale que la création fait d’elle-même n’est pas non plus une de ces apparences particulières dont la critique serait vitale pour la rationalité. C’est particulièrement le cas du monde biologique qui forme une grande galerie de choses dont chacune d’elles a toutes les apparences d’avoir été conçue à dessein, ainsi que l’a écrit avec exaspération un des principaux

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Ap 12,7. La question qui détruit l’unité des épigones d’Hegel fut celle de savoir si, lorsqu’une vérité conceptuelle, Begriff, apparaît, la vérité de représentation, Vorstellung, disparaît ? Sur ce sujet, nous sommes du côté de l’« aile droite » de l’hégélianisme.

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représentants du strict mécanisme néo-darwinien au sujet de sa discipline95. Si l’apparence téléologique du monde est fausse, il est difficile en effet d’en rendre compte. [128] Si nous soutenons, par exemple, que l’œil n’a pas évolué pour permettre de voir, ou que chaque cellule organique n’a pas été minutieusement conçue dans un but unique, cette position n’a de fait pas d’autre fondement que la détermination idéologique selon laquelle le monde ne doit manifester aucun dessein96. Aucun mécanisme n’a jamais été trouvé ou même spécifiquement imaginé qui ait pu stimuler et diriger le passage d’organismes non-voyants à des organismes voyants, ou le passage d’animaux sans organes, tels que des nageoires ou des membres, à des animaux avec ces organes, et ainsi de suite ; l’idéologie darwinienne a seulement insisté sur le fait qu’il doit exister de tels mécanismes97. En outre, aucun mécanisme n’a été trouvé ou imaginé qui ait, de manière déterministe ou aléatoire, réuni l’information génétique codée, même dans la cellule viable la plus primitive98. Évidemment, on ne suggère pas que le récit des formes et des structures de vie qui se succèdent par génération soit faux, ou que les formes de vie ne s’adaptent pas d’une génération à l’autre à l’évolution de l’environnement, ou qu’un récit ne puisse être élaboré sur le développement depuis la soupe prébiotique jusqu’aux cellules avec leur ADN, mais seulement qu’il n’y a aucune raison, sauf idéologique, de nier que ces récits soient téléologiques comme ils semblent l’être de manière insistante99. Le déni de téléologie n’est peut-être pas aussi invraisemblable dans le cas de créatures inorganiques. Si nous ne confessons pas le Créateur, nous pouvons même être sensible à la téléologie des créatures vivantes tout en niant celle de leur environnement ; cela conduit à la position moderne habituelle selon laquelle les humains, qui sont « à la recherche de sens » et donc qui réclament une téléologie pour eux-mêmes, pleurent un univers « absurde » et donc étranger dans lequel ils se trouvent exilés – reproduisant ainsi partiellement l’expérience de l’Antiquité méditerranéenne tardive. Cependant, la théologie doit également affirmer le caractère téléologique de l’histoire cosmique qui se déroule à partir 95 96

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Richard DAWKINS, The Blind Watchmaker, Harlow, Longman Scientific & Technical, 1986. L’état actuel des connaissances concernant l’évolution est présenté avec concision et un optimisme maximum par Christof K. BRIEBRICHER, « Evolutionary Research », in Interpreting the Universe as Creation, Vincent Brummer (éd.), Kampen, Kok Pharos, 1991, p. 90-99. « La survie du plus apte » ne peut être sélectionnée qu’après l’apparition de la nouvelle structure, et qui plus est sous une forme viable. Elle aurait précisément éliminé les formes intermédiaires. Ce point est souligné avec une grande concision par Nancy R. PEARCEY, « DNA : The Message in the Message », First Things (1996) 64, p. 13-14. Pour un élégant argument parallèle sur le même sujet et sur ce qui suit, contre l’adéquation ou la cohérence de n’importe quel compte-rendu détaillé non-téléologique de l’évolution, que celle-ci soit cosmique ou biologique, voir K. WARD, God, Chance and Necessity, op. cit. Ce livre n’est défaillant que par rapport à son hypothèse improbable – apparemment indissociable de la théologie anglicane – selon laquelle il existe des choses comme des « théistes » qui, d’un commun accord, présentent une explication alternative.

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du « Big Bang »100 ; ici également, la théologie a peut-être une tâche qui n’est pas aussi contre-intuitive que celle de l’idéologie qui l’exclut. La théologie ne doit pas exiger des sciences qu’elles s’ouvrent à nouveau aux explications téléologiques – bien que, pour ce que l’on en sait, cela pourrait s’avérer bénéfique. Mais même si chaque science doit continuer à faire l’impasse sur la téléologie, elle fait partie intégrante de n’importe quelle interprétation globale plausible du monde. L’échange « Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents ! » « C’est pour mieux te manger, mon enfant ! » est indispensable dans l’histoire racontée et donc beaucoup plus proche de la réalité que toute réduction non-téléologique peut l’être. [129] Il ne reste maintenant plus qu’à imaginer la téléologie que la création pourrait encore avoir si elle n’était pas la scène utilisée pour l’histoire de Jésus. Nous posons une sorte de question qui devrait être à présent familière : Dieu aurait-il pu créer un monde, par ailleurs comme le nôtre, mais qui n’inclurait pas Jésus ? Nous devons d’abord répondre de manière familière : il aurait pu, mais nous devons être très réticents à spécifier cette réalité contrefactuelle. Mais peutêtre, puisque nous avons à faire ici avec l’œuvre de Dieu précisément comme étant autre que Dieu, nous pouvons pousser l’exploration un peu plus loin. Peutêtre pouvons-nous découvrir quelques personnages strictement formels qui appartiennent à l’histoire actuelle du monde et qui auraient leur place dans n’importe quel monde que Dieu pourrait avoir créé. À partir de ce point de vue, nous pouvons résumer l’enseignement précédent : le monde est ce que le Père, le Fils et l’Esprit ordonnent afin d’établir une communauté qui puisse réunir d’autres avec eux. Nous pouvons imaginer que ceci est vrai pour n’importe quel monde que le Dieu réel créerait. En outre, n’importe quel monde ne peut exister que comme référent par rapport à la conversation trine, et, par conséquent, n’importe quel monde serait aussi ouvert à cette conversation que le monde actuel. Autrement dit, n’importe quel monde serait partenaire de la périchorèse divine, ne serait-ce que dans sa particularité qui est d’être un mouvement réciproque. De manière rhétorique, Jonathan Edwards s’est demandé : « À quel autre acte peut-on penser qui soit en Dieu de toute éternité, et dans lequel il se délecte lui-même ?101 » Maintenant, notre suggestion osée est la suivante : le monde, précisément dans sa pure formalité, est une démonstration contingente de la cohérence et de la beauté de la vie trine, et par conséquent n’importe quel monde possible aurait au moins cette signification pour Dieu, à savoir qu’il s’en délecterait. Laissant explicitement l’homme et le diable de côté, Martin Luther pouvait écrire : « aucune créature ne vit pour elle-même ou n’est au service d’elle-même […]. Le soleil ne brille pas pour lui […] toute créature garde la loi de la charité102. » C’est ce jeu d’amour, qui est la contrepartie de ce qui constitue 100 101 102

Pour autant que cette phrase soit appropriée pour débuter l’histoire cosmique. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 94. Martin LUTHER, Études sur les psaumes, in Œuvres, tome XVIII, trad. Georges Laguarrigue, Genève, Labor et Fides, 2001, § 38, p. 52.

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sa propre vie, qui appartiendrait au dessein de Dieu pour n’importe quelle création possible. L’immensité et la complexité du monde appartiennent également à cette mise en scène, et donc à la beauté du monde. Le monde est fini, mais c’est le projet d’une ingéniosité infinie qui se délecte d’elle-même et donc de ce qu’elle peut élaborer. Par conséquent, si nous devions enquêter sur la création à travers l’éternité, nous ne parviendrions jamais à un noyau ou à une limite extérieure, bien que Dieu les ait fixés. Les molécules ont révélé les atomes, et ceux-ci les « particules », et celles-ci de nouveaux types de complexités internes encore plus merveilleux ; et nous pouvons être sûrs que de telles révélations continueront – pour les créatures – indéfiniment. Dans l’autre sens, le firmament a révélé le système solaire, et celui-ci les galaxies, et celles-ci la fabuleuse histoire de la masse et de l’énergie. Et parmi tout ce que cette histoire va révéler, la seule chose que nous savons c’est que nous ne pourrons jamais épuiser ces découvertes. Une théorie unifiée du tout ne pourra jamais être vérifiée103. Le monde est infiniment compliqué parce qu’il constitue la contrepartie de la périchorèse interne du Dieu infini. Pourquoi y a-t-il des moustiques ? L’ironie divine ne peut que répondre : pourquoi pas ? Comme l’enseignait Augustin : si nous faisons abstraction du fléau ou de la bénédiction que représentent les autres créatures pour nous, nous verrons qu’ils « sont pleins de vigueur dans leur nature et leur [130] lieu propres, dans quel bel ordre ils sont disposés, quelle beauté ils confèrent pour leur part à l’univers comme à leur commune104. » Nous aussi, nous pouvons nous délecter du monde de cette manière purement esthétique. Nous pouvons le faire parce qu’être humain c’est participer à la conversation trine qui est, en fin de compte, pure musique et donc pure délice, et parce que toute créature est le sujet de cette conversation. Toute réflexion « écologique » non croyante semble toujours se terminer par l’une de ces deux tristes possibilités : les autres créatures doivent être appréciées en raison de leur possible utilité pour nous, ou bien nous devons apprécier de manière nihiliste les autres créatures comme nous nous apprécions nous-mêmes. Mais lorsque nous reconnaissons notre place en Dieu, nous pouvons percevoir une meilleure solution : nous pouvons, après tout, développer le deuxième « grand commandement » pour y inclure non seulement nos voisins humains mais également toutes les autres créatures, pour autant que nous le modulions sur le mode esthétique : « Tu feras tes délices de chaque créature comme de toimême. » Ce que nous pouvons faire à propos des Pléiades et de l’Orion, c’est nous amuser avec eux, même à distance. Ce plaisir peut prendre plusieurs formes, depuis l’écriture de sonnets, se coucher sur l’herbe et les regarder, jusqu’à sonder leurs compositions chimique et physique. Tous ces plaisirs sont de grands cadeaux que le Créateur nous fait. 103 104

Ou, si c’est le cas, elle sera une généralité sans contenu qui n’intéressera que les purs mathématiciens. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 35, livre XI, xxii, p. 97.

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V Le diable et son espèce ne peuvent figurer que comme un addendum à la création. Mais même ainsi, ils doivent y figurer. « Après Auschwitz », on ne peut plus se demander si le mal irréductiblement créé est réel ; l’idée même de discuter cette question serait en soi un nouveau mal. La seule question concerne le statut ontologique de mal : est-ce simplement un défaut abstrait ou peut-être le résultat d’une accumulation de mauvais choix humains et de leurs conséquences nécessaires ? Ou y a-t-il quelqu’un là-bas qui se moque de nous ? La doctrine de la création enseigne que toutes les choses sont fondées et incluses dans l’intention morale de Dieu, de sorte qu’elles sont bonnes. Mais dans les Écritures et dans l’expérience croyante, nous voyons aussi que toutes les choses sont dérangées et retardées par des déterminismes moraux, par des péchés et des accidents amoraux. Si les déterminismes de la création sont finalement soumis à un dessein final et libre, il est nécessaire qu’ils soient soumis ; et parfois l’ange de cette téléologie doit être Michaël le guerrier. Si la foi est appropriée dans le monde dans lequel nous nous trouvons, la confusion et la lâcheté d’une manière ou d’une autre le sont aussi. Ce parallélisme semble convaincant : de même que Dieu apprécie la création, de même il semble y avoir une subjectivité active et en quelque sorte puissante qui la méprise et qui hait tous les êtres. Le Nouveau Testament utilise la représentation du « diable » de façon plus spécifique que ne le fait l’Ancien. Le diable apparaît comme une personnalité définie dans l’histoire de Jésus105 ; dans l’Église primitive, il « rôde, cherchant qui dévorer106 » ; et, [131] sous des aspects divers, il est indispensable au drame de la révélation. Dans ce cas, nous devons également nous demander : comment cette représentation doit-elle être interprétée conceptuellement ? Le parallèle avec les anges est indéniable. Et, en effet, l’antithèse ontologique ne peut être entre Dieu et le diable mais seulement entre les anges de Dieu et le diable. Encore une fois, Barth commence au bon endroit : le diable et ses esprits apparaissent avec les anges sous le titre « Les messagers de Dieu et leurs adversaires107. » À partir de là, il se dirige, à juste titre, vers le problème de l’origine du diable, mais encore une fois sur un chemin que nous ne pouvons pas suivre. La tradition, rejetée par Barth, a conçu quasi-unanimement le diable et ses esprits comme des « anges déchus108 ». Ce n’est pas en raison des quelques passages bibliques qui montreraient que leurs auteurs soutenaient cette opinion109, mais parce qu’aucune autre solution ne semble possible. Tout ce qui n’est pas le Créateur est créé par lui, et il crée toutes choses « bonnes ». Par 105 106 107 108 109

Mt 4,1-11 et par. 1 P 5,8. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3**, p. 192-249. Pour une présentation classique qui montre aussi ses difficultés, voir Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 63. Le passage le plus plausible est Jude 6 : « Les anges qui n’avaient pas gardé leur rang mais qui avaient abandonné leur demeure ».

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conséquent, s’il existe de mauvaises créatures, elles doivent être devenues mauvaises ; à l’instar des humains, il doit en être de même avec les esprits. Mais si les démons étaient autrefois des esprits bons, que pouvaient-ils être sinon des anges ? Mais Barth a conceptualisé les anges de telle manière que leur chute est exclue110. Il en conclut donc, avec son implacable logique habituelle, que les démons ne peuvent être des créatures. Mais la notion de réalités qui ne seraient ni Dieu ni ses créatures est certainement inacceptable pour la théologie chrétienne. Barth dit qu’ils sont la subjectivité du « néant », comme les anges le sont du ciel111. Mais qu’il existe des personnalités qui résident dans le « néant » que Dieu ne veut pas, c’est certainement étendre cette notion au-delà de ce qui est possible112. La chute des anges est en effet inconcevable, mais il en est de même du mal en tant que tel ; cependant, le mal existe. Compte tenu de la création d’Eve et d’Adam, leur péché est incompréhensible pour la raison. Étant donné leur chute, la grâce est incompréhensible pour la raison. La même chose doit certainement être dite à propos des esprits mauvais ; et ayant dit cela, nous en avons probablement déjà trop dit. La façon dont Barth conçoit le diable et ses esprits à partir du « néant » rejoint toutefois la tradition dans la mesure où tous sont d’accord sur le fait que ces entités ne peuvent être décrites que négativement. La question ontologique au sujet du diable ne peut être que celle-ci : de quoi souffre-t-il ? Dans ce travail, il est commode d’analyser cette personne – si on peut l’appeler ainsi – avec les mêmes concepts que nous avons utilisés précédemment. Dieu est en lui-même celui en qui et parmi qui il se trouve lui-même ; en lui, il est la communauté qui lui présente son ego. Les créatures ne sont pas trines ; par conséquent, Dieu et nos frères humains doivent nous présenter à nousmêmes. Ce dont souffre le diable, c’est qu’il veut le faire à la manière de Dieu et qu’il ne le peut évidemment pas. [132] Le diable ne veut se livrer à personne pour être son objet. Il ne veut se laisser définir par le regard de personne d’autre ; personne n’est autorisé à avoir sa propre vision de soi. Le diable veut être trine comme Dieu, afin d’être en luimême l’objet par lequel il se trouve lui-même ; mais en tant que créature, il ne l’est pas, et donc il finit sans objet dans lequel se trouver. Et ainsi il n’est pas un soi. Le diable est ce que nous serions si notre péché pouvait triompher définitivement et complètement. Dieu s’est incarné, pour lui-même et pour nous, en tant que Jésus. De cette manière, il peut se donner à nous, et c’est pourquoi son règne omnipotent n’est pas une tyrannie. Une conscience purement désincarnée, une conscience qui 110 111 112

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/3**, p. 249. Ibid., p. 241 : « Ils ne sont pas divins, mais “a-divins” et “anti-divins”. Par ailleurs Dieu ne les a pas créés ; ils ne sont donc pas de nature créaturelle. » En effet, c’est précisément à ce point que la dialectique de Barth concernant das Nichtige, aussi brillante et parfois éclairante soit-elle, révèle son inadéquation pour la théologie systématique.

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nous aurait toujours regardés et ne nous aurait jamais permis de regarder en arrière, qui nous aurait toujours fixés avec son regard et ne nous aurait jamais permis de voir à quoi elle ressemble, serait un tyran universel – sauf, bien sûr, qu’une telle entité ne pourrait être un agent véritablement libre. Une subjectivité qui refuse toute incarnation serait une haine pure et totalement compulsive, et rien d’autre. La différence entre les anges et le diable est que les anges sont disposés à résider dans la création ; en effet, cette volonté constitue leur être. Le diable est un ange négatif parce qu’il n’est disposé à résider nulle part ; cette absence de volonté est son être, tel qu’il est. C’en est assez au sujet du diable, car il est notoire qu’une « seule petite parole » peut le vaincre.

Chapitre 22. Le péché I [133] Le péché est un fait qui appartient à l’histoire de l’humanité avec Dieu, telle que les Écritures la racontent. On suppose parfois que la réalité du péché est un fait qui appartient aussi à l’expérience commune, mais cette supposition doit être nuancée. Nos désastres moraux, petits ou grands, devraient en effet apparaître comme péché à tous ceux qui les observent, parce que nous devrions tous mener nos vies vers le seul but réel de l’humanité, le but qui est en Dieu, et que nous devrions vivre nos vies et celles des autres comme appartenant à ce récit1. En réalité, nous sommes protéiformes dans notre capacité à masquer la réalité, à interpréter notre péché comme « erreur » ou « échec », ou, dans la modernité occidentale décadente, comme le résultat de « maladie » ; et cette habileté elle-même appartient à l’un des aspects du péché, le dernier qui sera considéré dans la discussion qui suit. La seule définition possible du péché est d’être ce que Dieu ne veut pas2. Par conséquent, si nous ne tenons pas compte de Dieu, nous ne pourrons pas manier ce concept ; si nous ne reconnaissons pas Dieu, nous pouvons – quoique, sans doute, pas très longtemps – parler de manière sensée de faute et même de crime, mais en aucun cas de péché. En outre, rien dans ce qui suit ne devrait être interprété comme une tentative de définir autrement le péché ; le seul but est d’exposer certains aspects liés au péché. Même dans cette démarche, nous allons procéder parfois de manière impressionniste ou brutale, car nous présenterons simplement la négation des caractéristiques humaines analysées dans les chapitres précédents3 ; toute la panoplie fastidieuse des péchés que l’on trouve au cours de l’histoire n’expose en fait que les différentes manières de ne pas être une seule chose : juste. [134] Il résulte aussi de cette définition que nous ne pouvons pas et ne devons pas essayer de comprendre comment le péché est possible, car ce que Dieu ne veut pas n’est pas possible – sauf, bien sûr que, dans ce cas-là, cela se produit quand même4. D’un autre côté, une fois que le péché est là, il n’est que trop compréhensible. Encore une fois, l’aphorisme se vérifie : partant de la justice, le péché est inexplicable ; partant du péché, la justice est inexplicable. Quant à la terrible question posée par la permission donnée par Dieu au péché, ce travail a fait ce qu’il pouvait à ce propos et nous ne reviendrons pas sur ce débat. 1 2 3

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Évidemment, si nous faisions cela, il n’y aurait à proprement parler aucun péché à observer. Cette simple définition est au cœur de toute la dialectique autour de laquelle tourne le sujet traité par K. BARTH, Dogmatique, op. cit., IV/2**, p. 31. Ce chapitre aurait pu être omis, puisque toute sa matière apparaît ailleurs dans ce travail. Mais je ne veux pas être accusé, comme je l’ai été parfois à juste titre, de partager l’aversion moderne pour ce sujet. Même les tentatives les plus subtiles et profondes de Søren KIERKEGAARD doivent être d’avance rejetées ; ID., Le concept de l’angoisse, trad. Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, 1935.

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La théologie a dépensé de l’énergie à se demander quel genre de péché est le plus fondamental. Mais très peu dépend de la réponse donnée à cette question. Même la tentative inévitable de distinguer différentes sortes de péchés, pour avoir des rubriques sous lesquelles organiser la discussion, ne peut échapper à une certaine forme d’arbitraire5. Nous devons bien commencer quelque part ; et un aspect du péché semble revendiquer cet honneur – ou plutôt cette infamie : nous allons considérer le péché en premier lieu comme idolâtrie ou incrédulité ; ensuite comme convoitise et injustice ; et finalement comme désespoir.

II L’Ancien Testament juge Israël d’abord et avant tout pour son idolâtrie ; lorsque Paul précise la raison de la colère de Dieu contre les païens, il ne cite qu’une seule chose, à savoir qu’ils ont « servi la créature au lieu du Créateur6 ». « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi » est le premier des commandements, et la jalousie le premier des attributs du Seigneur. On peut servir le Seigneur, ou plonger dans la multitude des possibilités et des quêtes offertes par la religion, mais on ne peut pas faire les deux à la fois. Au sein de l’Église occidentale et de la culture qu’elle a façonnée, la possibilité et la nature d’une fausse religion ont été sondées plus profondément que jamais auparavant ou ailleurs. Ce qu’il faut appeler la critique de la religion est devenu une entreprise qui a sa propre histoire, et dont le fil conducteur n’a été perdu que dans les toutes dernières décennies. Nous allons reprendre cette histoire à l’étape moderne, celle qui lui a donné le nom dont nous venons de parler. De manière générale, la « critique » est un mot-clé de la modernité. Comme nous l’avons noté à d’autres occasions, le siècle des Lumières a consisté à tirer les leçons de l’expérience du siècle précédent. La leçon la plus créative concernait la puissance de la nouvelle science ; et la composante culturelle déterminante de la pratique épistémologique de la nouvelle science était la « critique des apparences ». Le soleil semble incontestablement tourner autour de la terre ; l’archétype de la nouvelle science fut de demander avec persistance et avec un esprit ouvert, à la Don Quichotte, « Mais est-ce vraiment le cas ? Regardons à nouveau et de plus près. » Les « Lumières » se caractérisèrent par la détermination à appliquer cette pratique [135] universellement, et pas seulement à la création externe mais également aux problèmes de la vie humaine qui étaient, jusque-là, difficiles à résoudre. Lorsque les penseurs critiques entreprirent ensuite la critique des apparences humaines, le premier et principal objet de suspicion fut inévitablement la religion chrétienne, dans son rôle américano-européen d’opinions et de pratiques 5

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Genèse 3 ne nous aidera pas à ce sujet. Il est sans doute légitime de lire ce passage à la lumière de la doctrine de l’Église concernant la chute, motivée par le désir d’« être comme Dieu ». Mais dans le propre contexte de la Genèse, le péché d’Eve et d’Adam est la simple désobéissance à un commandement divin direct qui était spécifique à leur situation, et pour lequel ils ont été punis. Voir Cl. WESTERMANN, Genesis, op. cit., vol. 2, p. 322-368. Rm 1,18-25.

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religieuses reconnues. C’était cette sagesse transmise que la nouvelle science discrédita en la traitant de pure servitude aux apparences ; généralisant ce modèle, les Lumières appliquèrent une herméneutique du soupçon à toute tradition établie. Dans le cas de la religion, il aurait pu y avoir quelques difficultés à trouver un critère de jugement. Mais la théologie chrétienne elle-même semblait en indiquer un, à savoir la théologie « naturelle » qu’elle avait reconnue comme partenaire et parfois comme fondation. En effet, s’il existe bien une théologie donnée avec notre nature, elle doit être elle-même à l’abri de toute contestation de notre part. Cela acculait en l’occurrence la doctrine chrétienne à jouer le rôle d’apparences douteuses. La critique du soupçon pratiquée par les Lumières envers les enseignements spécifiquement chrétiens commença dans les pays anglo-saxons, puis s’exporta. Déjà Herbert de Cherbury, au début du XVIIe siècle, en était arrivé à ce qui sera le résultat classique des Lumières7. Cherbury renonça à la révélation uniquement parce qu’elle se produit à l’intérieur d’une tradition particulière et qu’elle en crée une. La « raison » doit dépouiller les récits et rites introduits dans l’histoire afin de révéler une foi dont les principes sont universellement naturels pour l’humanité : à savoir qu’il existe un Être suprême personnel ; la vertu consiste à le servir de manière appropriée ; l’échec de la vertu exige la repentance ; dans cette vie et dans la vie à venir, Dieu récompensera la vertu et la repentance. Depuis les disciples de John Locke en Grande-Bretagne, en passant par le parti « broad and catholick » de la Nouvelle-Angleterre, jusqu’aux Neologen allemands, la critique sera presque toujours la même tout au long du XVIIIe siècle. Les catéchismes qui en résulteront seront similaires, même s’ils ne seront pas toujours aussi toniques. Après un répit initié par Schleiermacher, la critique de la religion réapparut et s’intensifia au milieu du XIXe siècle avec la pensée de Ludwig Feuerbach8. La différence de Feuerbach par rapport aux positions originelles des Lumières fut son adoption de la compréhension qu’avait Schleiermacher de la religion comme propension unitaire spécifiquement humaine ; il supprima ainsi l’immunité de la religion « naturelle » à être critiquée : tous nos concepts et images de Dieu sont interprétés comme des projections humaines de valeurs humaines – ce que le judaïsme et le christianisme appellent des « idoles »9. Avec Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud, une tempête de critiques s’abattit sur ce principe. Mais puisque la « théologie naturelle » était, elle aussi, désormais suspecte, les critères de cet assaut étaient obscurs, voire délibérément camouflés. Finalement la théologie chrétienne reprit la critique de la religion à son compte et la perfectionna avec le livre qui rendit célèbre le jeune Karl Barth et [136] qui marqua la division entre la théologie moderne et postmoderne : son commentaires 7 8 9

Ce travail qui fait autorité sur Cherbury est celui d’Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Theologie, Gutersloh, C. Bertelsmann Verlag, 1919, vol. 1, p. 244-252. Voir Van A. HARVEY, Feuerbach and the Interpretation of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Évidemment, Feuerbach n’a pas fait cette dernière remarque, étant lui-même de part en part un idolâtre inconscient.

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de 1922 sur L’épître aux Romains10. Ce que ce livre réalisa, c’est une critique à la fois plus honnête et plus radicale que même celle de Feuerbach et de ses épigones : elle pouvait reconnaître son critère et elle pouvait être totale et sans entrave, non pas à cause d’une religiosité non reconnue11 mais parce que son critère se situait en dehors de l’entreprise religieuse. Le message de la mort et de la résurrection de Jésus apparaît comme un événement fortuit au sein de la religiosité humaine au milieu de laquelle il est énoncé, du moins c’est ce que prétend L’épître aux Romains de Barth et le présent travail. L’Évangile est la nouvelle d’une contingence historique, et à cause de cela il prétend être – et il l’est si cela est vrai – une parole qui en effet n’émerge pas des mécanismes de nos projections religieuses. Lorsque l’Évangile survient, il défie alors la globalité de l’impulsion religieuse humaine et juge la religion de ses auditeurs au moyen de critères qui ne sont pas fournis par la religion elle-même, qu’elle soit « naturelle » ou « révélée ». Essayer de présenter la position du commentaire de L’épître aux Romains est une entreprise perfide, car le livre est une attaque socratique contre toutes les positions. Mais Barth écrivit, dans une préface d’une réédition, « Si j’ai un “système”, il consiste en […] ce que Kierkegaard a nommé la “différence qualitative infinie” entre le temps et l’éternité12. » Parmi les nombreuses images qu’évoque Barth au sujet de cette relation faite de différence, la plus éclairante est probablement la suivante : le temps touche l’éternité comme un cylindre touche un plan qui lui est tangent13. Il existe en effet une ligne tangente, néanmoins il n’y a aucune partie du cylindre qui ne soit dans le plan ou aucune partie du plan qui ne soit sur le cylindre14. Les êtres dont l’habitation et les dimensions sont contraintes par le cylindre, dont la vie se déroule autour de la surface du cylindre et qui ne vont pas audelà, sont stoppés lorsqu’ils parviennent à la ligne tangente, sans pouvoir saisir l’obstacle lui-même. La religion représente notre tentative pour acquérir un minimum de prise sur cette « ligne de mort » qui court à travers notre histoire temporelle, pour trouver une portion de notre temps qui soit, après tout, un morceau d’éternité avec lequel nous pourrions entrer en négociation. La religion consiste ainsi à brouiller la différence « de principe, rigoureuse, dissolvante comme un acide » entre Dieu et la créature15. Barth est d’accord avec Schleiermacher pour dire que la religion est la possibilité la plus élevée de l’humanité, notre quête pour ce qui est au-delà de nous-mêmes, là seulement où nous trouvons notre accomplissement. Mais en cela, elle est notre 10 11

12 13 14 15

Karl BARTH, L’épître aux Romains, trad. Pierre Jundt, Genève, Labor et Fides, 1972. Ou, en effet, dans le cas de Feuerbach lui-même, d’une religiosité reconnue d’une certaine manière. La prétention de Feuerbach d’être un interprète bienveillant de la religion était certainement erronée à la base, mais elle avait une formidable plausibilité. Van A. HARVEY, Feuerbach and the Interpretation of Religion, op. cit., présente cette prétention de la façon la plus favorable qui soit. K. BARTH, L’épître aux Romains, op. cit., p. 17. Barth parle de « cercle » et de « ligne », mais le point est clair, quoi qu’il en soit. Il n’a peutêtre pas lu des exposés vulgarisés de la relativité. K. BARTH, L’épître aux Romains, op. cit., p. 38. Ibid., p. 54.

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tentative d’utiliser ce qui est au-delà de nous pour nos propres besoins, elle trahit ainsi ce qu’elle invoque. « Nos actes appellent une motivation plus profonde […] une récompense dans l’Au-delà. Dans notre désir de vivre, nous souhaitons des heures paisibles, des prolongations dans l’éternité16. » [137] Dans le chevauchement que nous établissons entre le temps et l’éternité, « se forme ce brouillard ou ce magma religieux […] où maintenant, parmi les artifices d’identification et les confusions les plus disparates […] ce qui se déroule chez les hommes ou chez les animaux est élevé au rang d’expériences de Dieu, où maintenant l’être et les actes de Dieu sont “expérimentés” comme des expériences humaines ou animales17. » Là, le « Non-Dieu » est engendré18, la divinité utile pour la médiation précisément parce qu’elle n’est pas pure19 ; et « [l]’entreprise qui consiste à ériger le Non-Dieu se venge en ceci qu’elle réussit. Les forces naturelles et psychiques déifiées sont, à présent, des dieux […] [qui] règnent sur notre atmosphère vitale20. » Cette analyse traque l’idolâtrie jusqu’à sa racine et révèle en même temps toute son étendue. L’idolâtrie n’est pas un accident, comme si certains choisissaient par hasard le mauvais candidat comme divinité. Elle n’est pas restreinte non plus à des actions qui offrent des honneurs divins à des objets totalement inappropriés – même si, à l’heure actuelle, de pareilles manifestations relativement rudimentaires refleurissent à nouveau21. L’idolâtrie est notre tentative persistante, ingénieuse et même noble d’utiliser la divinité à nos propres fins ; par cette tentative, nous établissons nécessairement un royaume intermédiaire dans lequel nous rencontrons et négocions avec la divinité, et les « idoles » sont tout ce qui émerge alors pour conduire la négociation. Mais bien sûr, nous ne conserverions pas d’images ou de concepts du divin s’ils ne jouaient un certain rôle dans nos projets individuels ou collectifs – s’il n’y avait aucun avantage à les proposer, c’est-à-dire s’ils n’offraient aucune possibilité pour négocier. Par conséquent, chaque image ou concept réel de la divinité est, selon Barth, une idole précisément parce que nous l’envisageons comme telle, aussi chrétien ou biblique que cette image ou ce concept puisse être. 16 17 18 19 20 21

Ibid., p. 50. Ibid., p. 54. Ibid., p. 55. De façon archétypique, dans le christianisme, le Logos arien. Ibid., p. 55. En la personne du Père Brown parlant à un groupe de modernes tardifs, dans G. K. CHESTERTON, L’oracle du chien, in Les enquêtes du Père Brown, trad. Patrick Dusoulier, Dominique Haas et Charles Barrière, Paris, Omnibus, 2008, p. 535-536 : « Quelque chose qui vient engloutir le bon vieux rationalisme et le scepticisme, comme un raz-de-marée. Ce quelque chose s’appelle la superstition […] ouvrant la porte à toute la ménagerie du polythéisme […] Anubis le chien, et Bastet aux grands yeux verts, et toute la meute hurlante des taureaux de Bashan. On se retrouve chancelant au milieu du bestiaire des dieux des premiers temps […]. Et tout cela parce vous avez peur de ces quatre mots : “Il fut fait homme.” » Pour voir de quels non-sens mortels l’Évangile a délivré autrefois la culture occidentale, et vers lesquels la repaganisation de cette culture nous ramène, il suffit de regarder seulement un épisode ou deux d’une série télévisée comme Ancient Mysteries.

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Si cette critique est correcte, il ne peut y avoir d’échappatoire à l’idolâtrie, sauf par une irréligion parfaitement nihiliste, si cela est possible, ou par l’événement contingent d’une parole de Dieu et de la foi en celle-ci lorsque cet événement se produit. Ainsi, l’idolâtrie et l’incrédulité se révèlent être la même chose. Car, si nous laissons de côté le pur nihilisme, qui est impossible, il n’y a que deux possibilités : la foi en la parole de Dieu ou le fait de se « détourner » d’elle pour quelque chose d’autre. Eve et Adam, c’est-à-dire l’humanité, ont fait le second choix lorsqu’ils ont désobéi au commandement explicite de Dieu, établissant un Dieu moins arbitraire que le vrai Dieu22. L’écriture ou la lecture bienveillante de ce livre, rempli qu’il est d’idées et d’images de Dieu, ne peut être qu’un acte d’idolâtrie, sauf si l’Esprit [138] s’approprie notre travail et notre lecture pour l’Église et pour son annonce sacramentelle et verbale de l’Évangile. Avec la mention de l’Église et des sacrements, nous prenons toutefois une direction que Barth n’a pas prise. Car le sauvetage de l’idolâtrie reste énigmatique dans L’épître aux Romains, et nous ne le trouverons pas non plus dans ce que Barth a écrit plus tard23. La célèbre description du péché par Martin Luther24, comme « courbure » de l’âme sur elle-même, est d’abord un compte-rendu de l’idolâtrie, compte-rendu très proche de celui de Barth. Le problème spirituel et théologique initial de Luther était une version radicale du problème augustinien traditionnel de distinguer le vrai culte du faux culte25. Pour Luther, le péché est avant tout le fait de chercher à utiliser la divinité pour nos propres besoins, et donc pour cela nous devons inventer des dieux qui peuvent être utilisés à cette fin. La polémique réformatrice contre la « justice par les œuvres » n’est qu’une version, ecclésiale et interne, de cette même problématique : nous ne voulons pas laisser Dieu être ce qu’il est vraiment, à savoir le Donateur absolu qui ne tolère aucune de nos contributions et donc qui ne peut être manipulé. C’est pourquoi nous élaborons alors un faux Dieu, même à partir des matériaux bibliques et chrétiens. La première solution de Luther fut la « théologie de la croix », qui affirmait que le vrai Dieu se manifeste d’une manière tellement exclusive dans la souffrance que personne ne peut le chercher sur un mode égoïste. Cette solution est similaire à celle de Barth dans L’épître aux Romains. Mais selon la solution parvenue à maturité de Luther26, l’idolâtrie est plutôt brisée par l’intrusion objective du vrai Dieu comme parole audible et visible de l’Église. Nous verrons que l’intuition plus tardive de Luther n’a été qu’une longue justification du système présenté ici. 22 23

24

25 26

Gn 3,2-6. Pour une brève description du cheminement de Barth, qui doit être affirmé pour soi, voir Robert W. JENSON, « Karl Barth », in David F. FORD (éd.), The Modern Theologians, Oxford, Blackwell, 1989, vol. 1, p. 31-34. Pour ce qui suit, je m’évite la chasse aux références en renvoyant à l’article novateur de David S. YEAGO, « The Catholic Luther », in Carl BRAATEN et Robert JENSON (éd.), The Catholicity of the Reformation, Grand Rapids, Eerdmans, 1996, p. 13-34. Il semble donc que le problème initial et sous-jacent de Luther n’était pas l’effort vain de « trouver un Dieu de grâce » comme on l’admet généralement. Cette conclusion est atteinte en 518 ; voir D. S. YEAGO, « The Catholic Luther », art. cit., p. 24-26.

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Dieu se révèle comme un objet incontournable sur notre chemin, et rend ainsi inutile la question du sens de notre recherche. Nous pouvons même dire que Dieu se fait lui-même l’objet inéluctable de certains de nos concepts et images – ceux provoqués par son intrusion. Et cela les rend vrais malgré leur caractère idolâtre en tant que concepts et images que nous avons conçus. Passées toutes ces subtilités, nous pouvons revenir à quelque chose de simple : il y a une différence entre ceux qui croient au Dieu véritable et les idolâtres. En effet, les croyants sont objectivement confrontés au vrai Dieu et captifs de cette confrontation, aussi perverses que soient leurs raisons pour endurer cette captivité et aussi idolâtres que soient les images et les concepts avec lesquels ils le font. Juifs et chrétiens seraient idolâtres s’ils le pouvaient, mais en réalité ils ne sont pas capables d’y parvenir – et nous ne pouvons pas être certains qu’il n’y en ait pas d’autres dans la même situation. Le péché est une idolâtrie. Nous sommes pécheurs parce que nous sommes centrés sur nous-mêmes et que nous le faisons de manière pieuse.

III [139] La « courbure » de l’âme sur elle-même de Luther n’est pas une sorte de péché, qu’elle soit basique ou autre ; c’est plutôt une structure formelle commune à tous les cas de figure. C’est pourquoi elle décrit également le péché sous l’aspect de notre prochain exemple, le péché comme convoitise. Il n’y a aucun doute sur celui qui doit nous guider dans cette affaire : Augustin, avec ses Confessions. La description par Augustin de son propre cheminement dans la convoitise reste inégalée. Le passage principal est, à juste titre, l’un des plus célèbres de la littérature : « Je vins à Carthage, et partout autour de moi bouillait à gros bouillons la chaudière des amours honteuses. Je n’aimais pas encore, et j’aimais à aimer ; dévoré du désir secret de l’amour, je m’en voulais de ne l’être pas plus encore. Comme j’aimais à aimer, je cherchais un objet à mon amour27 ». L’élément fondamental de la situation d’Augustin était que son amour avait d’abord et avant tout lui-même pour objet ; et, ainsi, que son objet était sa propre absence. Il « aimait être entrain d’aimer », il « aimait aimer »28. De même que l’idolâtrie est le culte secrètement détourné de Dieu vers le candidat adorateur, de même la convoitise est l’amour secrètement détourné de la créature bien-aimée vers le candidat amoureux. On pourrait traduire l’analyse de Barth concernant l’idolâtrie en une analyse sur la convoitise en remplaçant tout simplement « Dieu » par le « prochain ». Dans cette posture, où nous sommes courbés sur nous-mêmes, nos histoires sont 27 28

St AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit., livre 3, chap. I, p. 49. Le concept augustinien de convoitise est ainsi identique au concept moderne de liberté. Stanley HAUERWAS, Le Royaume de Paix. Une initiation à l’éthique chrétienne, trad. PascaleDominique Nau, Paris, Bayard, 2006, p. 49-50 : « la conception moderne a fait de la liberté le contenu de la vie morale elle-même. Ce qui importe, ce n’est pas l’objet de nos désirs, mais le fait même de désirer. Nous devons nous libérer, non pas en acquérant des vertus, mais en nous dégageant de tout conditionnement afin de pouvoir toujours garder toutes les options ouvertes. Nous sommes ainsi devenus les bureaucrates de notre histoire personnelle ».

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bien sûr superficiellement différentes ; chaque pénitent ou lascif entêté a une histoire différente à raconter. Mais une des caractéristiques frappantes du péché, particulièrement comme convoitise, est son manque d’originalité ; l’histoire personnelle d’Augustin est immédiatement reconnaissable, dans sa triste représentativité, à travers les âges. Il se fait des amis, mais « en [l’amitié29] terni[t] la pureté [par] les vapeurs infernales de la débauche30. » Dans l’Antiquité romaine, l’amitié était la grande vertu sociale, une composante majeure de ce qu’était précédemment la justice qui rendait possible la société humaine. L’infiltration de l’amitié par des envies, quelles qu’elles soient, était donc un mal communautaire originel. Il en vint finalement à une relation hétérosexuelle convenable, mais qui ne le conduisit qu’à être « battu des verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles31. » Nous n’avons peut-être pas besoin d’Augustin pour apprendre cela : si l’union sexuelle a un quelconque sens pour ceux qui la pratiquent, si elle est plus qu’une relation sexuelle momentanée, elle devient inévitablement une source de peur et de colère si l’un des amants soupçonne la possibilité d’une permutabilité des rôles. Ce n’est pas non plus un hasard si Augustin relie l’assaut de la convoitise avec le fait d’aller faire des études ; le reflet de l’amour dans la convoitise est quelque chose d’intrinsèquement juvénile, même si cela dure toute une vie. [140] Augustin a également une explication en ce qui concerne la courbure de l’amour, parallèle à son explication de la sujétion de la cité terrestre à la libido dominandi. « Mon âme avait faim, privée qu’elle était de la nourriture de l’âme, de vous-mêmes, mon Dieu, mais je ne sentais pas cette faim32. » Si l’âme n’aime pas Dieu, elle n’aimera finalement rien du tout sauf elle-même, ou plutôt la propre vacuité qui en résulte. Dieu est le seul objet d’amour qui ne peut être aimé que pour lui-même ou pas du tout ; quand nous l’aimons, nous sommes empêchés de nous courber totalement et nous sommes donc libres d’aimer un ami, un conjoint, un enfant, ou même un ennemi – ou, d’ailleurs, de la bonne nourriture et un breuvage, des mathématiques élégantes, l’étonnante structure de l’univers, un effort sportif, les beautés de l’art et de la littérature, bien qu’avec ces choses nous allions au-delà de ce qu’Augustin aurait mentionné. Pour finir, dans le compte-rendu d’Augustin, il semble que la convoitise, une fois active, peut s’attacher à toutes sortes de situations. Elle se déplace de la convoitise sexuelle à la convoitise en général. Les objets impersonnels du plaisir n’ont « pas d’âme » ; c’est pourquoi, ils se présentent de la même manière avec un partenaire sexuel qui ne serait qu’une simple occasion de satisfaction. L’âme d’Augustin, une fois démangée totalement par la convoitise, fait apparaître « une misérable et ardente envie de se frotter aux créatures sensibles33 ». 29 30 31 32 33

Amicitia. St AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit., livre 3, chap. I, p. 49. Ibid., p. 50. Ibid., p. 49. Idem.

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C’est ainsi qu’Augustin devint « élégant et courtois ». Il devint amateur de théâtre, là où, comme il le comprenait, les spectateurs sont invités à aimer des personnages qui ne sont en fait pas là pour être aimés, de sorte que l’âme peut s’aimer soi-même sans entrave dans un simulacre vide34. Il se mit alors à l’étude du droit, comme véhicule d’une ambition sans contenu intrinsèque – « plus on ment plus on a de succès35. » Nous devons ensuite noter, ici peut-être en ne suivant pas Augustin, que la distinction entre l’amour et la convoitise ne réside pas dans les sentiments de l’amant, mais dans la situation communautaire au sein de laquelle les amants développent leur personnalité. La notion romantique décadente selon laquelle le « véritable » amour romantique est en quelque sorte distinct des rôles conjugaux – il est en effet initialement libéré par une passion délicieusement illicite – est précisément à l’opposé de la vérité, comme les tribunaux et les médias le démontrent tous les jours. En nous donnant ses commandements, le Seigneur nous a dit ce qu’il ne voulait pas dans la communauté qu’il a créée. Sur ce sujet, il a dit : « Tu ne commettras pas d’adultère […] Tu ne convoiteras pas. » Les crimes prohibés sont des actes communautairement désastreux, et non des motivations privées. Les délits résultant de désirs prohibés par les commandements sont des cas directs de convoitise : je ne peux pas, pour prendre un exemple paradigmatique, aimer sexuellement la conjointe de mon voisin, je ne peux que la convoiter. Car, comme nous l’avons vu, elle est une personne définie dans et par une situation communautaire, et cette situation inclut le fait d’être cette conjointe particulière. Pour prendre la conjointe de mon voisin comme objet de mon amour, je dois la détacher de son état de conjointe, c’est-à-dire que je dois pour cela la dépersonnaliser ; je crée ainsi un objet de convoitise. L’argument n’est pas psychologique : je peux évidemment [141] sincèrement désirer et chérir la conjointe de mon voisin, même sexuellement, tout comme elle peut le faire visà-vis de moi. Ce que je ne peux pas faire, c’est l’aimer au sens du deuxième « grand commandement ». La même chose s’applique, de manière inverse, à la fornication. Le mariage inclut une déclaration publique et juridique de fidélité. L’union sexuelle hors mariage est une union sexuelle sans cette déclaration ; ceux donc qui s’y livrent traitent ainsi les autres comme de simples occasions remplaçables et donc impersonnelles, quelle que soit leur détermination. La fidélité est une réalité publique ou n’est pas. C’est sans doute l’endroit pour émettre également un jugement sur les pratiques homo-érotiques. De l’analyse du chapitre précédent consacré à la sexualité et à son rôle dans l’être humain, il s’ensuit rigoureusement que les actes homo-érotiques, quelle que soit leur occasion ou leur motivation, constituent une désertion face à la menace que représente une autre sorte d’êtres 34 35

Ibid., livre 3, chap. II, p. 50. La compréhension romantique qu’Augustin a du théâtre et de la littérature en général, est évidente. Ibid., livre 3, chap. III, p. 52.

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humains, une défection par rapport au fardeau de la co-humanité. Par conséquent, l’homo-érotisme est toujours, dans le vocabulaire utilisé ici, une convoitise. Être puissamment attiré vers cette pratique est une affection grave. Que les Écritures, dans les rares occasions où cette question est mentionnée, traitent les actes homo-érotiques comme étant l’évidence d’un péché, une catastrophe ou les deux36, n’est pas un accident lié au conditionnement historique des Écritures, mais découle directement de leur compréhension globale de l’être humain. Pour finir, l’amour pour le magnifique cosmos, le homard ou le théâtre peut – peut-être à certains moments en opposition à Augustin – être vraiment appelé amour lorsque deux conditions sont remplies ; ce n’est que lorsque ces conditions ne sont pas remplies que notre désir pour ces choses n’est qu’une convoitise. Nous aimons les Pléiades, l’Orion ou un bon vin, tout d’abord lorsque nous prenons un véritable plaisir en eux, comme le fait Dieu, ensuite lorsque nous intégrons notre plaisir dans un amour communautaire, comme publier librement nos recherches sur l’Orion, offrir du vin à des amis ou inviter d’autres à partager la musique que nous aimons – ce que font, bien évidemment, les musiciens eux-mêmes, dans ce dernier cas. Augustin a décrit une fois pour toutes l’introversion qui se produit également lorsqu’un tel amour se transforme en convoitise : mon âme « se ronge » avec ce que je désire ardemment pour moimême – de la nourriture qui me fera devenir obèse, un savoir cultivé uniquement par ambition, ou de belles choses aimées dans une passion solitaire. « J’aime le homard » est une expression ambiguë : cela peut décrire une très petite vertu, ou trahir un désastre moral considérable. Le péché est convoitise. Nous sommes des pécheurs dans la mesure où nous refusons de grandir vers l’amour.

IV Le prochain élément sur notre liste, le péché comme injustice, est étroitement lié à l’idolâtrie et à la convoitise. La dénonciation classique de la religion perverse est celle du prophète Amos : « Je déteste, je méprise [142] vos pèlerinages, je ne puis sentir vos rassemblements […] éloigne de moi le brouhaha de tes cantiques ». Le Seigneur, parlant par le prophète Amos, demande alors comme alternative au culte rejeté, non pas une réforme cultuelle ou théologique mais : « Mais que le droit jaillisse comme les eaux et la justice

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Les mêmes passages – Gn 19,5 ; Lv 18,22 ; 20,13 ; Rm 1,26-27 ; 1 Co 6,9-10 ; 1 Tm 1,9-10 – sont l’objet d’une exégèse laborieuse des deux côtés de la « guerre culturelle ». Mais, de fait, leur sens est évident. Que ces passages ne soient pas en phase avec la « compréhension moderne » de l’homosexualité comme « orientation » est à la fois évident et à côté du sujet ; ce n’est pas une orientation mais une activité qui était alors en question, et qui est théologiquement et éthiquement en question aujourd’hui – la question de savoir s’il y a des « orientations », et comment elles se manifestent le cas échéant, est une question empirique dont la solution ne permet pas de déduire quoi que ce soit d’un point de vue éthique ou théologique.

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comme un torrent intarissable37. » Et ceux qui ont besoin de cette réprimande et de cette exhortation sont ceux qui sont remplis de convoitise « buvant du vin dans des coupes, et se parfumant à l’huile des prémices, mais [qui] ne ressentent aucun tourment pour la ruine de Joseph38. » Amos ne laisse aucun doute sur ce qu’est l’injustice, une injustice qui satisfait la convoitise et épuise l’adoration. Les injustes sont ceux qui « sont avides de voir la poussière du sol sur la tête des indigents39 », et « déboutent les pauvres au tribunal40 ». Ils attendent avec impatience le début des jours de marché, car épargnés par les difficultés ils prendront tous les bénéfices que ce marché leur procurera41. Ajoutons un élément révélateur dénoncé par Esaïe, un successeur d’Amos : ils « joignent […] champ à champ jusqu’à prendre toute la place42 » pour eux. Et dans pareille quête, ils détestent nécessairement le juge scrupuleux « qui rappelle à l’ordre le tribunal », et de façon plus générale « celui qui prend la parole avec intégrité43. » L’injustice est la négation pure et simple de la « justice » ; autrement dit, l’injustice est l’action de ceux qui ne considèrent pas leur rôle dans la communauté comme étant des occasions d’amour. Le lien entre l’idolâtrie et l’injustice endémique de ce monde a été, nous pouvons nous le rappeler, clairement vu par Augustin : la fausse religion est la chose qui rend les cités terrestres purement terrestres, autrement dit fondées sur de pures simulacres de justice. En outre, la critique augustinienne de la religion anticipait celle de Barth : ce qui handicape la fausse religion, c’est qu’elle établit un royaume d’êtres intermédiaires dans lesquels le temps et l’éternité sont mélangés44. Le problème avec ces divinités, c’est qu’en fin de compte elles ne peuvent pas nous empêcher de nous entre-dévorer ; cela ne peut être réalisé que par le commandement et la miséricorde du Dieu unique ; un Dieu que nous ne pouvons pas détourner à notre avantage. Ces dernières phrases ont une connotation un peu hobbesienne, dans cet espoir que, selon ses propres termes, « une guerre de tous contre tous » ne peut être évitée que là où existe « une puissance commune45 ». Mais ce qu’Augustin a en tête – ainsi que nos propres réflexions –, c’est Dieu comme pouvoir d’amour, un pouvoir antérieur à la violence ; alors que Hobbes pense à une souveraineté humaine coercitive, consécutive à un état initial de guerre. Le grand co-fondateur46 de la théorie politique moderne décrit avec précision la 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46

Am 5,21-24. Am 6,6. Am 2,6. Am 5,12. Am 8,5. Es 5,8. Am 5,10. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 34, cf. livre IX-X. Thomas HOBBES, Léviathan, trad. François Tricaud, Paris, J. Vrin et Dalloz, 2004, chapitre 13, p. 106-107. Avec Machiavel.

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naissance, à partir de la violence, de la société injuste d’Augustin47. Mais Hobbes voulait proposer [143] une description positive, sous la forme d’une analyse de l’origine de la seule « justice » qu’il pouvait imaginer, comme base théorique d’un régime politique moderne48. La première caractéristique de l’analyse de Hobbes qu’il faut noter est l’absence totale de Dieu comme agent49. La seconde est l’inflation corrélée de la notion de « domination » humaine. Ce qu’Augustin a déploré comme étant la libido dominandi – et qui dans les théories politiques anciennes n’était lié que dialectiquement au droit et à la loi50 – devient pour Hobbes le droit fondamental et le fondement de la justice et du droit. Dans notre condition originelle51, « l’acquisition de la domination par la force » est, selon Hobbes, le droit primitif de chaque individu, car il est nécessaire pour l’auto-préservation de l’individu contre tous les autres, chacun étant à son tour situé et contraint de façon identique52. Pour Hobbes, la société et la politique doivent être le produit d’une fabrication humaine53, puisqu’il n’y a personne d’autre pour les produire. De 47 48

49 50 51

52 53

Pour ce qui suit, j’ai une dette envers J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 61120. On aura noté que le présent travail ne fait aucune utilisation positive des « sciences sociales » qui se sont développées à partir de Hobbes. C’est à cause de leur vacuité intellectuelle presque complète. Le grand succès de la « méthode scientifique » dépend de l’interaction de trois déterminations épistémologiques : (1) la détermination de tester toutes les hypothèses au moyen d’une observation renouvelée et critique ; (2) une reformulation de toutes les hypothèses jusqu’à ce qu’elles ne comprennent que des expressions algébriques manipulables ; et (3) l’« analyse », c’est-à-dire le remplacement des données d’expérience réelle qui sont des valeurs dans les variables issues de ces hypothèses par des composantes conçues pour s’y adapter, par exemple : la masse, l’énergie, etc. Lorsque la méthode est étendue à l’humanité, la troisième partie disparaît nécessairement, ce qui rend nulle l’entreprise. Dans les « sciences sociales », les équivalents de la masse et des autres éléments doivent être les mêmes bonnes vieilles personnes et communautés que celles traitées par la réflexion quotidienne. En passant d’une table aux atomes, nous gardons notre emprise sur les objets du quotidien que nous cherchons à connaître, parce que nos prédictions traitent toujours des objets quotidiens ; mais si nous devions passer des personnes et des sociétés à, par exemple, des molécules organiques, il ne pourrait pas en être ainsi. Pour prédire les comportements des personnes et des communautés, nous devons nous en tenir aux personnes et aux communautés en tant que valeurs des variables de nos hypothèses. Mais cela nous laisse avec les seules déterminations 1 et 2, c’est-à-dire avec des versions légèrement modifiées des déterminations que la réflexion a toujours suivies. Ainsi, les phénomènes familiers que les seules vérités de la science sociale ont réellement traités sont des choses que tout le monde sait déjà. Dans une psychologie d’un certain type, on peut maintenir un semblant d’analyse en définissant des « masses » psychiques dans le style de Locke ou de Freud, mais le caractère fictif de ces entités saborde la pensée au niveau de la détermination 1. Je n’entrerai pas dans l’argumentation stérile concernant ce que Hobbes a « réellement » pensé au sujet de Dieu ou quelles étaient ses intentions avec ses références pieuses occasionnelles. J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., chap. 10-13. Hobbes est tel un parasite sur la foi à laquelle il renonce : l’état de nature qu’il définit, qui peut ou non être supposé avoir existé un jour, est clairement le résidu de la notion d’une pure création. Th. HOBBES, Léviathan, op. cit., p. 106. Ibid., Introduction à la Première partie De l’Homme, p. 11-13.

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même, aucune action humaine ne peut être guidée par une téléologie ou une transcendance morale intrinsèque ; il n’y a pas de « plus grand bien ». C’est-àdire, il n’y a pas de justice antérieure – telle que L’épître aux Romains de Barth ou Augustin la définissait – qui puisse être la fondation première de la communauté et du droit. Par conséquent, « la guerre de tous contre tous a pour conséquence que rien ne doit être dit injuste54. » Selon Hobbes, l’action humaine n’est en soi qu’un pur désir vide, et comme tel insatiable55. Autrement dit, la convoitise est le principe premier : « dans la condition naturelle des hommes il existe [144] un droit de tous sur toutes choses, sans excepter le corps même des hommes56. » Ou, de manière équivalente, le premier « droit » est celui de l’auto-défense57. Il existe un cercle dans lequel chaque individu est une menace mortelle pour tous les autres : je dois me défendre contre vous, et c’est la raison pour laquelle vous devez vous défendre contre moi, et c’est la raison pour laquelle je dois me défendre à nouveau contre vous, et ainsi de suite. « Dans une telle condition », selon le célèbre dicton de Hobbes, la vie de l’humanité doit être en effet « solitaire, indigente, digne des bêtes brutes, et brève.58 » À partir de là, que je transfère mon droit de légitime défense à une certaine « puissance commune coercitive » qui nous domine n’est qu’une tentative supplémentaire d’auto-défense, cette fois vis-à-vis de cette condition misérable telle qu’elle a été décrite ; et ce transfert, vous le faites également59. C’est ce « transfert mutuel du droit » qui est le « contrat » par lequel la communauté, la justice et le droit sont premièrement fondés60. La conséquence de cette « loi de nature », selon laquelle pour survivre je dois transférer une partie de mes droits à une puissance commune, est une autre loi du même genre, à savoir que je dois – encore une fois strictement pour ma propre préservation – respecter le contrat. Et cette seconde « loi de nature » est la seule source et « nature de la justice61. » Enfin, le pouvoir souverain, quelle que soit sa constitution, est absolu, une fois établi62. Il n’est soumis à aucun examen, et aucun droit inhérent de réforme. Toute limite est soit fictive – les fictions appartenant elles-mêmes à l’appareil du pouvoir – soit destructrice de l’État. Ce que Hobbes a décrit comme étant la cité humaine appropriée est en réalité l’absence même de toute communauté, une cité dans laquelle n’existe qu’un individualisme vide et une tyrannie collective, l’un perfectionnant l’autre, sans rien entre les deux63. Parce que Dieu existe, un tel état ne peut être 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63

Ibid., chap. 13, p. 109. Ibid., chap. 11, p. 87-93. Ibid., chap. 14, p. 111. Ibid., chap. 13, p. 107. Idem. Ibid., chap. 14, p. 119. Ibid., chap. 14, p. 114. Ibid., chap. 15, p. 121. Ibid., chap. 18, p. 145-152. La grande analyse de cette situation est celle d’Hannah ARENDT, Le système totalitaire : Les origines du totalitarisme, trad. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu, et Patrick Levy, Paris,

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complètement atteint dans ce monde par aucun groupe humain ; en réalité, Hobbes a décrit l’aspect politique de la damnation éternelle. Mais dans la mesure où le mandat du ciel n’est pas entendu dans une société, celle-ci va se rapprocher de cet état-là. Par conséquent, toute cité réelle hormis le Royaume va se situer quelque part entre la cité infernale de Hobbes et celle céleste d’Augustin. La symbiose malfaisante de la tyrannie collective et de l’individualisme insatiable sera quelque part à l’œuvre en elle, prête à détruire la communauté et ses membres ; cette communauté, et nous en elle, correspondra approximativement à la description qu’Amos a faite de l’injustice, et risquera peu ou prou la condamnation proférée par Amos. Le régime libéral de la modernité occidentale a été récemment diagnostiqué – souvent comme s’il s’agissait d’une nouveauté – en grande partie en ces termes64 ; en effet, c’est le seul régime à ce jour dont l’idéologie a considéré la symbiose de la tyrannie et de la convoitise comme étant une bonne chose. La modernité occidentale ne fait que montrer de manière flagrante ce qui, sous un déguisement ou sous un autre, infecte toute communauté. [145] La description de cette dialectique funeste ne doit pas conduire au désespoir – qui est le prochain aspect du péché à être défini. Puisque, de fait, Dieu règne, il peut y avoir, s’il le permet, des cités relativement bonnes, et celles-ci peuvent être améliorées. Et il est possible de survivre à des cités vraiment condamnables, et celles-ci peuvent être même renversées. En cet âge, nous ne pouvons ni vivre exclusivement dans la cité de Dieu ni atteindre complètement la damnation, quels que soient nos efforts pour y parvenir ; et l’endroit où nous nous trouvons dans ce spectre fait bel et bien une différence. Cela fait une différence tout simplement parce que les chrétiens doivent souhaiter le bien à leurs prochains. Le péché est injustice. Nous sommes pécheurs parce que nous nous opprimons et nous nous asservissons réciproquement, parce que nous allons à l’encontre des besoins de la communauté.

V Je n’existe pas par moi-même, je ne suis pas la condition de ma propre hypostase, mais je peux le prétendre. Mon essence et mon existence sont distinctes, mais je peux prétendre le contraire. Et je peux essayer de vivre effectivement cette prétention en violation des conditions par lesquelles j’existe pour le prétendre. Quand nous prenons conscience de cette possibilité, nous en arrivons au désespoir. Le péché comme désespoir est l’effort fait pour réprimer l’agitation augustinienne qui attire notre cœur vers Dieu. Le péché comme désespoir agit comme si je n’étais pas délivré de l’avenir, comme si, dans ce que je suis déjà,

64

Livre de Poche, 2005. En théologie, cela a été fait de la manière la plus frappante dans les nombreux écrits de Stanley Hauerwas.

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j’étais mon propre moi. Si on nous accordait une autre définition du péché, ce serait la description du désespoir qui la fournirait. Jésus proposa la parabole suivante : « Il y avait un homme riche dont la terre avait bien rapporté […] Puis il se dit : “Je […] vais démolir mes greniers, j’en bâtirai de plus grands et j’y rassemblerai tout mon blé et mes biens.” Et je me dirai à moi-même : “Te voilà avec quantité de biens en réserve pour de longues années ; repose-toi, mange, bois, fais bombance.”65 » Nous sommes menacés par l’assaut du futur : par la possibilité d’une future mauvaise récolte, d’un amour qui nous consume, du pardon de Dieu ou d’une brique qui nous tombe dessus. Le péché comme désespoir est ce que nous avons établi pour nous protéger contre de telles menaces. Comme l’homme de la parabole, nous stockons le passé, la récolte de l’année dernière, les actes d’amour et les plans déjà établis, prétendant que le grenier va durer éternellement. Mais, à l’évidence, il n’est guère besoin d’une voix particulière dans la nuit pour nous dire : « Insensé. » Par toutes les paroles qui ont un sens moral et que Dieu fait passer à travers nos défenses, il nous fait savoir qu’une certaine nuit, notre vie nous sera redemandée et que nous ne pouvons pas décider quelle nuit ce sera. Et à qui appartiendra tout ce que mon moi a engrangé66 ? Ainsi, ce que nous appelons habituellement optimisme est le contraire de l’espoir, et donc un mode du désespoir. L’optimisme est la conviction que tout ce que nous avons, et avec lequel nous espérons un meilleur moi, une meilleure communauté et un monde meilleur, est ce que nous sommes en nous-mêmes et l’insistance avec laquelle nous prétendons que cela suffit. Ce que nous appelons le plus souvent désespoir est la même conviction, et la connaissance que cela ne suffit pas. Le désespoir est un aspect du péché plus psychologique que les autres aspects considérés jusqu’ici. Nous n’allons pas nous attarder longtemps sur ses possibilités ; elles sont trop multiformes. [146] Le refus de l’avenir est une destruction de soi. Par conséquent, cela crée et libère en nous des pulsions et des voix mortifères : « Que faire si la coke tue ? Qui s’en soucie ? » « Maudis Dieu et meurs. » « Tu connais la parole qui détruira finalement l’affection de ton conjoint et mettra fin à votre bonheur. Dis-la. » L’exploration de cette intériorité mortifère est au-delà des limites de ce travail. Nous observons simplement que la limite entre un tel péché et ce que nous avons appris à appeler maladie mentale est indéterminée et poreuse, si tant est qu’elle puisse être définie67. Si les entrepôts ne s’avèrent pas être des forteresses adéquates, si effectivement tous les trésors de la terre sont des lieux où « les mites et les vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs et dérobent68 », et si voyant 65 66 67

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Lc 12,16-20. Idem. Évidemment, je ne suppose pas que ceux qui sont « mentalement malades » sont particulièrement pécheurs, ou qu’ils ne doivent pas être respectés et assistés dans leur affliction. Bien sûr, nous péchons tous dans un sens ou dans un autre ; et le péché est toujours une affliction. Mt 6,19.

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cela nous flirtons avec un désespoir encore plus manifeste, il nous reste un ultime refuge par rapport à l’avenir : nous pouvons devenir pieux. Nous pouvons prétendre tenir compte de la réprimande « Insensé », et essayer de recruter celui qui l’a énoncée pour continuer à améliorer nos granges. Nous sommes de retour à l’idolâtrie. À plusieurs reprises, nous avons observé cette caractéristique de la religion, mais nous devons maintenant l’indiquer explicitement : la religion humaine en tant que telle est le refus de l’avenir. Il n’y a peut-être que deux divinités possibles : soit les dieux dont la transcendance réside dans la fixité du passé et la sécurité que nous recherchons en celle-ci, soit le Dieu dont la transcendance réside dans le caractère incontrôlable de son avenir. La première divinité est le « Non-Dieu » de Barth ; la seconde est le Dieu de l’Évangile. La première est la divinité des religions, y compris la religion chrétienne dans la mesure où nous utilisons également cette religion pour nous défendre contre l’avenir ; la seconde est le Dieu contre l’avenir duquel nous essayons de nous barricader. La coïncidence du désespoir et de la religion entraîne vers un summum malum, dont les formes au sein de l’Antiquité méditerranéenne et de la civilisation qui en est issue ont souvent été étiquetées gnosticisme69. C’est l’identification entre la divinité et l’unité – une unité définie mais de fait inexistante – du sujet humain avec lui-même, située en son lieu d’origine transcendantal. La description par Jacques d’une quête introspective exigeante, si elle était formulée dans un langage ouvertement religieux, serait un exposé classique du désespoir gnostique. Comme le désespoir serait l’essence du péché, s’il en avait une, une palette d’aspects différents du désespoir pourrait, encore une fois, se déployer devant nous, nous conduisant au-delà des limites de ce travail. Nous allons donc nous limiter à un seul aspect – qui n’est pas si souvent identifié comme tel.

VI La rationalité n’est pas une capacité mais plutôt une vertu ; l’irrationalité n’est pas une incapacité, mais un péché, celui du désespoir. La rationalité est l’ouverture épistémologique à l’avenir de Dieu : c’est l’obéissance au commandement : « Soyez prêt à changer d’opinion. Testez vos [147] opinions, par quelque moyen que ce soit, dans une situation donnée. » Le péché comme irrationalité est une désobéissance à ce commandement. La rationalité comme vertu se manifeste, comme les autres vertus, sous diverses formes dans les histoires des communautés humaines ; elle se manifeste différemment dans les splendeurs de la sagesse confucéenne, de la science occidentale, de la poésie persane ou dans toutes réalisations similaires. D’un 69

La description la plus éclairante sur l’ancien gnosticisme, bien que ses reconstructions historiques soient maintenant débattues, reste celle de Hans JONAS, Gnosis und spätantiker Geist, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1954. Il a récemment été affirmé qu’une version démotique de gnosticisme se trouve dans la religion native de l’Amérique ; Harold BLOOM, The American Religion: The Emergence of the Post-Christian Nation, New York, Simon & Schuster, 1992.

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autre côté, le commandement universellement identique d’être rationnel est, comme tous les commandements négatifs fondamentaux, l’interdiction d’un délit. L’irrationalité est en effet un délit. Lorsque je conserve mes opinions uniquement parce que ce sont les miennes, je me ferme par rapport à l’avenir et donc par rapport aux possibilités nouvelles que les autres représentent pour moi. C’est ainsi que je fais violence à la communauté. Je lui fais violence même, ou particulièrement, lorsque j’exprime des opinions du simple fait que ma communauté les professe aussi. C’est pourquoi le commandement de rationalité est en soi évident. Toutefois, y obéir est rare et partiel. La politique habituelle de l’humanité a été de prendre le mythe comme paradigme de vérité, et donc de prendre le caractère non vérifiable d’une opinion comme norme de sa viabilité. C’est une marque essentielle de séparation d’avec les sociétés tribales ou archaïques que de reconnaître le mandat de vérification des opinions, d’admettre que le savoir est une tâche et que son succès est un bien promis. Toutefois, les défenses les plus sophistiquées contre le mandat de rationalité sont celles fournies par une obéissance apparemment radicale à ce mandat. La modernité tardive s’est beaucoup impliquée dans ces stratégies. Tout effort cognitif adéquat inclut une soumission à des tests pertinents, et constitue ainsi un pari que nous pouvons perdre. Un pari souvent important. Je mets mon opinion sur la table, risquant tout ce qui dans ma vie est lié à cette opinion. Mais il existe une manière de présenter l’ouverture liée à cette entreprise qui n’est qu’une forme d’excuse pour ne rien risquer. L’intelligence moderne peut créer sans fin de nouveaux aspects à chaque question. En soi, c’est évidemment une bénédiction. Mais le vice qui lui est lié est la possibilité de refuser de s’engager, un refus qui annule le pari – aujourd’hui, c’est la fécondité apparemment sans fin des options futures qui est l’excuse avancée pour ne pas parier. Ainsi, pour prendre un exemple classique, nous réfléchissons sur le fait qu’il peut ou non y avoir un Dieu ; nous répétons les arguments des deux côtés, décidons d’attendre, et louons l’« agnosticisme » comme étant une vertu héroïque. Bien que cela semble être une ouverture radicale vis-à-vis de l’avenir, c’est au contraire parfaitement réactionnaire, car cela permet à tout ce qui est dans ma vie de ne pas changer ; ce qui semble être de l’héroïsme est en fait un évitement. De même dans le domaine intellectuel : celui qui refuse de risquer sa vie la perdra. Seul celui qui est prêt à dire : « Ceci est vrai », et s’ouvre ainsi à la possibilité sérieuse de se tromper, sauvera sa raison. Pour terminer sur ce sujet, la religiosité est aussi le dernier recours de l’irrationalité70. Les penseurs qui fondèrent le nihilisme épistémologique postmoderne – c’est-à-dire la doctrine selon laquelle aucun sérieux conflit 70

Pour ce qui suit, je peux m’épargner avec gratitude la tâche de prouver au moyen de textes et me référer à l’étude boulimique de J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit., p. 433533.

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d’opinions ne peut être tranché si ce n’est par une violence secrète ou ouverte – ont tous été les évangélistes d’une religion postchrétienne. Depuis Nietzsche, en passant par Heidegger, jusqu’au dernier frimeur français ou à ses épigones américains, [148] leur projet, qu’il soit reconnu ou non, a été « l’invention d’un “antichristianisme”71 » : la violence, qui selon eux est ce qui se produit toujours dans le discours humain, est interprétée comme un élément ontologique fondamental. Nous pouvons être sûrs de l’échec de ce fondement religieux ; la damnation totale ne commence, le cas échéant, qu’au-delà de ce monde. Que le péché doive finalement échouer n’est, à cet égard également, pas une excuse pour y céder. Le péché est désespoir. Nous sommes pécheurs parce que nous ne prenons pas de risques.

VII Dans chacun des aspects que nous avons décrits, le péché se montre incontournable, il ne trouve pas sa source ailleurs et il est englobant. La tradition, en particulier celle de l’Occident, a traité de ces phénomènes sous la rubrique du « péché originel ». Le Concile de Trente enseigne : Si quelqu’un ne confesse pas que le premier homme, Adam, après avoir transgressé le commandement de Dieu dans le paradis, a immédiatement perdu la sainteté et la justice dans lesquelles il avait été établi et a encouru […] la colère de Dieu […] et la captivité sous le pouvoir […][du] diable […] qu’il soit anathème. Si quelqu’un affirme que la prévarication d’Adam n’a nui qu’à lui seul et non à sa descendance […] qu’il soit anathème […]. Si quelqu’un affirme que ce péché d’Adam – qui est un par son origine, et transmis par propagation héréditaire […] – est enlevé par les forces de la nature humaine ou par un autre remède que le mérite de l’unique médiateur […] qu’il soit anathème72. La Confession d’Augsbourg enseigne que « après la chute d’Adam tous les hommes engendrés selon la nature naissent avec le péché, c’est-à-dire sans crainte de Dieu, sans confiance en Dieu, et avec la concupiscence, et que cette maladie ou cette tare d’origine est réellement un péché73. » Le statut dogmatique du « péché originel » semble ainsi œcuméniquement assuré, au moins en Occident. Il y a eu, bien sûr, des controverses sur ce sujet entre le catholicisme tridentin et les théologiens de la Réforme ; la possibilité de désaccords peut être vue dans la référence que fait le Concile de Trente à l’absence de justice là où Augsbourg mentionne la présence de la concupiscence. Mais ce que nous voulons ici relever, c’est que l’accord est plus important que les désaccords. 71 72 73

Ibid., p. 464. Concile de Trente, 5e session, décret sur le péché originel, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 415-417. La Confession d’Augsburg, in La Foi des Églises Luthériennes, op. cit., Article II, p. 42.

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La présentation de Thomas d’Aquin est, à cet égard, paradigmatique. Il présente l’enseignement fondamental tel qu’il le comprend : le péché « dérivé du premier père en toute sa postérité74 ». Puis il continue : [149] Pour en avoir l’évidence, il faut remarquer que l’on peut considérer de deux manières un homme pris singulièrement : d’abord en tant qu’il est une personne individuelle, d’autre part en tant qu’il fait partie d’une communauté. Et dans les deux cas, un acte peut lui appartenir. En effet, en tant que personne individuelle, l’acte qu’il accomplit de son propre arbitre et par lui-même lui appartient; mais en tant qu’il est membre d’une communauté, peut lui appartenir aussi un acte qu’il n’accomplit pas par luimême ni de son propre arbitre, mais que la communauté dans son entier accomplit […] ou le premier […]. Or il faut considérer qu’avait été donné par Dieu au premier homme, lors de sa création, un don surnaturel, la justice originelle […]. Or ce don n’avait pas été donné au premier homme comme à une personne individuelle seulement, mais comme à un principe de toute la nature humaine, afin que de lui il dérive par hérédité en tous ses descendants […] ainsi cette déficience se transmet à ses descendants de la même manière que se transmet la nature humaine75. Le péché est ainsi « originel » de deux manières. Tout d’abord, aucun d’entre nous n’a une origine qui le précède, à partir de laquelle il pourrait le transcender ou peut-être régler le problème ; chacun de nous est un pécheur « dès le ventre de sa mère. » La formule de Friedrich Schleiermacher est précise dans sa formulation : pour la créature humaine, « il n’y a […] aucun instant dans lequel la conscience du péché ne serait pas présente en tant qu’élément constitutif de la pleine conscience de soi76. » Deuxièmement, il en est ainsi parce que l’humanité, dans son ensemble, pèche en quelque sorte comme un seul homme. D’une certaine manière, nous ne sommes qu’un unique agent du péché, qui péchons avec notre instance initiale, « Adam ». Encore une fois, nous pouvons écouter Schleiermacher : « le péché héréditaire […] ne peut être mieux représenté que comme l’action collective et la faute collective de tout le genre humain77. » C’est, évidemment, cette seconde originalité qui exige une explication. La tentative classique affirme que « la nature humaine » est donnée à chacun par 74

75 76 77

Thomas d’Aquin, Les 16 Questions disputées sur le mal (De Malo), q. IV, a. 1, (consulté le 10 avril 2015) : « Les Pélagiens ont nié qu'un péché puisse se transmettre par origine. Or cela exclut en grande partie la nécessité de la rédemption accomplie par le Christ, et qui paraît avoir été surtout nécessaire pour supprimer l'infection du péché, dérivé du premier père en toute sa postérité […].Aussi faut-il tenir absolument que le péché se transmet par origine du premier père en ses descendants. » Idem, q. III, a. 10. Friedrich SCHLEIERMACHER, La cohérence de la foi chrétienne, trad. Bernard Reymond, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 344. Ibid., p. 347.

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notre génération biologique, qui nous transmet une version déchue et infectée de cette nature. Cette proposition est, au mieux, problématique. À nouveau, Schleiermacher a certainement raison : « l’idée d’un changement […] de la nature humaine après et par le premier péché » n’est pas une explication théologiquement suffisante78. Une perspective différente, d’inspiration augustinienne, doit être maintenue : « Augustin croyait qu’en principe il est possible de vivre sans pécher. Dans la pratique, personne n’y réussit. Et pourquoi […] les gens ne font-ils pas ce qu’ils sont capables de faire ? Parce qu’ils ne le veulent pas79. » La difficulté, avec la proposition classique, réside dans son utilisation de la notion de « nature humaine »80 : en soi cela suggère quelque chose d’impersonnel qui rend les hommes [150] humains, et dont l’altération impliquerait une modification de la définition de l’humanité. C’est pour cela que nous avons mené notre discussion concernant l’humanité presque totalement sans utiliser cette notion. Si nous devions l’introduire, ce serait avec l’interprétation donnée dans le premier volume : pour chacun de nous, « avoir une nature humaine » consiste à jouer un rôle dans l’histoire cohérente de l’humanité, qui n’est unique et cohérente que par l’appel déterminant de Dieu à être son partenaire81. En outre, au sein de la métaphysique que ce travail a progressivement élaborée, il n’est pas difficile de voir comment l’idolâtrie, la convoitise, l’injustice et le désespoir sont à la fois mes actes et ceux de nous tous historiquement réunis ensemble, et comment ils sont l’un précisément parce qu’ils sont l’autre. Je suis un avec moi-même par les communautés et dans les communautés qui me présentent à moi-même ; inversement, ces communautés sont ce qu’elles sont par les actions des personnes qui leur sont données. L’humanité est en fin de compte une unique communauté diachroniquement étendue. Cette communauté, et nous en elle, est idolâtre, lascive, injuste et désespérée82. En outre, nous sommes obligés, à cause de cela, de définir une « chute » de l’humanité se produisant au sein du temps créé. Les hominidés qui n’invoquent pas encore Dieu ne peuvent pécher. Mais dès que les membres de la communauté humaine sont sur scène, ils pèchent ; c’est le lamentable casse-tête lié à cette question. L’histoire racontée dans le troisième chapitre de la Genèse n’est pas un mythe ; il ne décrit pas ce qui se passe toujours et jamais. Il décrit la première occasion historique de ce qui s’est toujours passé depuis ; de plus, si cela n’était pas arrivé avec les premiers humains, cela n’aurait absolument pas pu se passer par la suite, puisque les premiers humains n’auraient pas été inclus 78 79 80 81 82

Ibid., p. 366. C. E. GUNTON, Theology through the Thelogians, op. cit., p. 213. Même sans une compréhension présumée de l’activité sexuelle comme étant intrinsèquement mauvaise, faut-il le remarquer. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 174-181. Schleiermacher est le pionnier dans cette manière de comprendre ce sujet. Voir C. E. GUNTON, Theology through the Thelogians, op. cit., p. 216.

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dans l’« acte englobant de la race humaine ». Posons une dernière fois la question : qui étaient Adam et Eve ? Dans ce contexte, la réponse doit être : la première communauté de nos ancêtres biologiques qui ont désobéi au commandement de Dieu.

VIII Finalement, il faut noter une sorte d’analogie au péché humain et angélique dans le reste de la création. Le fameux passage paulinien est dur, mais il ne peut être ignoré : « livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée –, elle [la création] garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption83, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet : la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement […] attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps84. » [151] Les éléments de ce passage viennent de la tradition apocalyptique85. Dans cette tradition, la « création » se réfère à la création humaine et autre qu’humaine, prise ensemble comme un seul sujet souffrant et luttant. Cet ensemble est considéré ici dans la mesure où il n’est pas déterminé par la culpabilité humaine, mais par l’innocence des autres créatures ; la création, dans son ensemble, n’a pas voulu sa condition. Dans le récit raconté par ce passage, la création est introduite juste avant sa grande délivrance, lorsque sa téléologie sera accomplie dans la glorification du totus Christus. Mais jusqu’à ce que le travail d’accouchement soit terminé, la création est « soumise » à l’inutilité86 et à des disparitions qui ne sont que de simples disparitions87. Le monde que nous avons tendance à considérer comme un cosmos inutile et en déclin est un monde dont la véritable téléologie a été en quelque sorte suspendue, comme si elle était en agonie. À cet endroit, nous pouvons penser au diable et à ses anges déchus. Car si les anges sont la réalité intérieure et créée du mouvement de la création vers Dieu, alors les démons doivent être précisément les lacunes de cette téléologie créée, les articulations où le dynamisme de la création peut devenir incontrôlable. Selon Paul, cette sujétion est décrétée par Dieu, et précisément comme un acte d’espoir. Comment cet acte peut être porteur d’espoir n’est pas dit explicitement. Mais il faut présumer qu’une création qui continue simplement sur le lancement de sa propre téléologie, pendant que l’humanité s’en va sur le chemin du péché, ne peut subir les douleurs de l’enfantement lié à la rédemption 83 84 85

86 87

Le terme anglais « decay », proposé par la New Revised Standard Version, est certainement une traduction erronée du grec phora. Rm 8,20-23. À ce sujet et pour ce qui suit, voir l’étude des plus utile de Otto MICHEL, Der Brief an die Römer, Kritischexegetischer Kommentar über das Neue Testament, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1955, p. 52-62. Mataiotetos. Concernant phthora, qui n’est pas facilement traduisible en anglais, l’allemand Untergang est une traduction parfaite.

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de cette humanité, alors que l’adoption d’enfants humains dans la gloire, qui se produirait indépendamment du reste de la création, ne serait pas une « rédemption de nos corps ». Ici, nous devons certainement faire une pause. Le mystère du mal qui n’est pas le péché ou causé par le péché, le mystère des catastrophes arbitraires qui s’abattent sur le jardin qui nous est donné pour que nous nous en occupions, et le mystère des catastrophes imméritées – car elles le sont souvent – qui nous arrivent depuis ce jardin, peuvent difficilement être sondés très loin. Le peu que notre système de pensées peut offrir à cet endroit a déjà été proposé. Jésus a dit : « ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu’elle a tuées, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ?88 » Et si nous ne prenions pas la peine de qualifier une partie du langage de Paul, comme nous venons de le faire, nous donnerions l’impression de nier que la création réelle est celle que Dieu a faite avec la téléologie qu’il a utilisée pour cela. Mais les liens que Paul suppose doivent en quelque sorte avoir cours. Si toute la création a un but, et si ce but est l’adoption en Dieu du totus Christus – de Jésus avec ses frères et sœurs –, alors le péché et la crucifixion constituent les crises de toute téléologie de la création, comme cela se produit de fait au sein de la volonté de Dieu. Il est essentiel de se souvenir que la téléologie de la création est une téléologie dramatique, de sorte que ces crises ne peuvent lui être étrangères. [152] À cause du péché, il existe, affirme Paul, une sorte de désespoir dans le cosmos lui-même, une malédiction d’inutilité dans laquelle tous les événements semblent conduire à un vide infini. Lorsque nous nions notre fin en Dieu, le monde lui aussi perd son sens – un monde pourtant créé pour permettre cette fin en Dieu. Le cours même des événements cosmiques, dans la mesure où il tend de façon évidente vers une poursuite infinie et inutile, ou vers un effondrement dans le néant, est autre que ce qu’il aurait pu être. La rédemption de notre monde, de la malédiction due au péché de l’humanité, sera en grande partie le sujet de nos réflexions dans la dernière partie de ce travail.

88

Lc 13,4.

Chapitre 23. Le discours de Dieu dans la création I [153] Le premier concile du Vatican enseigne : « Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées1 ». Si nous faisons abstraction des connexions internes à la théologie systématique faites peut-être par les pères conciliaires eux-mêmes, et nous en tenons au texte qu’ils ont produit, l’enseignement du concile est tout simplement traditionnel. Ainsi Maxime le Confesseur : « Toutes les œuvres de Dieu que nous contemplons et connaissons naturellement […] nous annoncent de manière cachée les logoi de leur existence et manifestent par elles-mêmes le but de Dieu pour chacune de ses œuvres2. » Suivant la tradition, le concile a présenté son enseignement comme une exégèse de l’argument de Paul dans le premier chapitre de l’épître aux Romains, citant explicitement le verset 20 : « En effet, depuis la création du monde, les choses invisibles [de Dieu] sont néanmoins visibles, parce qu’elles ont été connues dans les créatures3 ». Il est donc approprié que nous commencions, nous aussi, nos réflexions avec ce passage. Mais en vue d’être systématiques, nous avons besoin de déployer l’argument complet de Paul et en particulier le verset précédent : « Car ce que l’on peut connaître de Dieu est manifeste parmi eux : car Dieu le leur a manifesté. » Pour commencer, nous devons noter que la connaissance à partir de la création, dont Paul parle ici, est la connaissance qu’ont en particulier les païens – ou plutôt qu’ils répriment –, et que sa contrepartie dans ce passage est la connaissance donnée aux Juifs comme Torah – qu’ils ont, selon Paul, aussi trahie, quoique différemment4. Ainsi ce [154] passage n’offre aucune occasion immédiate ou aucune base pour construire un quelconque système par couches de connaissances « naturelles et surnaturelles » ou « naturelles et révélées ». La seule question à laquelle le concile, dans sa dépendance à l’égard des dogmes romains, nous conduit est celle d’un rapport intellectuel à Dieu, rapport médiatisé par la création pour ceux qui sont en dehors de l’alliance avec Israël, un rapport en un sens parallèle à l’alliance établie avec Israël au Sinaï. Puisque ceux qui sont au sein de l’alliance possèdent probablement ces deux types de connaissances, ils doivent, eu égard aux rachetés, se tenir dans une certaine relation. Mais Paul ne réfléchit pas là-dessus. Dès le départ, nous devons être également clairs sur le fait qu’il n’est pas question, chez Paul, d’une connaissance de Dieu que les agents humains 1 2 3

4

Constitution dogmatique « Dei Filius » sur la foi catholique, chap. 2. La Révélation, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 678. Maxime LE CONFESSEUR, Questions à Thalassios, Tome 1, trad. François Vinel, Paris, Cerf, 2010, col. « Sources Chrétiennes 529 », Question 13, p. 211. J’ai traduit moi-même ce verset et celui qui sera cité ensuite ; les versions publiées sont trompeuses, comme le sont toutes les traductions qui ne veulent pas utiliser une formulation étrange. Rm 1,16 ; 2,1-24.

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obtiendraient à partir de phénomènes observés au moyen d’opérations intellectuelles. En d’autres termes, Paul n’a rien à dire pour ou contre ce que la modernité signifie généralement par « théologie naturelle », ou ce que les pères du concile ont pu mettre sous une telle étiquette. Si Dieu est présent parmi les païens, c’est parce qu’il s’est rendu lui-même présent, tout comme la connaissance de Dieu en Israël procède de ce que Dieu a fait au Sinaï et à travers ses prophètes. Et si Dieu s’est alors faire connaître « dans les créatures » c’est parce que, dans ce cas, Dieu utilise de manière générale les créatures pour accomplir sa révélation. En lisant Paul, nous devons faire attention de ne pas être détourné de son argumentation par « les courants intellectuels de notre époque [qui] ont remplacé le concept de révélation par celui de vérité comme étant quelque chose se trouvant sous le contrôle de l’agent humain rationnel5. » Nous devons tout d’abord parler de l’auto-révélation de Dieu à travers la création, et ensuite seulement d’une théologie qu’elle rend possible6. Enfin, parmi ces premières observations, il faut noter les verbes que Paul utilise et leurs relations mutuelles : les choses « invisibles » de Dieu sont néanmoins « visibles » parce qu’elles « ont été connues » par des créatures. Le langage de cette proposition indépendante est celle de l’apocalyptique : par le moyen de ses créatures, Dieu rend visible ce qui est invisible, de la même manière qu’il ouvre dans l’Apocalypse une porte au ciel à Jean7. La proposition dépendante précise alors que, dans ce cas, la porte ne requiert aucune inspiration paranormale, mais qu’elle est ouverte de façon habituelle eu égard à l’expérience humaine ; mais nous devons nous rappeler que cette distinction est moderne et ce n’est pas celle que Paul aurait faite.

II Ni la déclaration conciliaire, ni les arguments qui viennent d’être développés n’expliquent comment Dieu nous donne la connaissance de lui-même par le biais de la création ; autrement dit, ils ne répondent pas à la question que la théologie occidentale s’est traditionnellement posée sur ce passage de l’épître aux Romains. Pour rejoindre le texte avec cette question d’une manière sans doute qui n’est pas étrangère au concile, nous pouvons nous tourner de manière pertinente vers le commentaire que Thomas d’Aquin a fait de ce texte8. En nous appropriant l’exégèse de Paul faite par Thomas d’Aquin, nous serons guidés par l’interprétation contemporaine de l’épistémologie théologique de Thomas, qui ne débute pas [155] par son argumentation concernant les « chemins vers Dieu » (viae in Deum) – ses « preuves », comme nous sommes susceptibles de les appeler9. Dans la mesure où la Somme Théologique fournit 5 6 7 8 9

Colin E. GUNTON, A Brief Theology of Revelation, Edinburgh, T. & T. Clark, 1995, p. 21. Ibid., voir le livre en entier. Ap 4, 1. Thomas D’AQUIN, Commentaire de l’épître de saint Paul aux Romains, trad. Jean-Eric Stroobant de Saint-Eloy, Paris, Cerf, 1999, § 102-116., p. 103-108. Pour sûr, elles n’ont pas été écrites dans cette intention dans la Somme Théologique, quelle que soit la situation dans le travail moins abouti de la Somme contre les Gentils. En ce qui

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un guide pour son commentaire sur le passage de l’épître aux Romains, cette position s’explique non pas par le fait que sa deuxième quaestio contient un argument cosmologique pour Dieu, mais par l’affirmation antérieure et fondatrice, qui se trouve dans la première quaestio, selon laquelle toute connaissance de Dieu dépend de l’initiative divine10. Que les arguments auxquels Thomas fait appel par la suite ne fassent pas eux-mêmes référence à l’Évangile ou aux Écritures ne nous dit pas comment Thomas imaginait le fonctionnement de la médiation de la connaissance de Dieu dans la création ; en particulier, cela ne nous dit pas qu’il pensait à un fonctionnement pareil à ce que les modernes sont enclins à l’imaginer. En effet, selon le commentaire de Thomas11, Paul n’attribue pas aux païens qui n’ont pas la foi une connaissance authentique de Dieu. Toute connaissance adéquate forme l’âme à quelques vertus, et la connaissance adéquate de Dieu forme l’âme à l’amour de Dieu. Or, selon Paul, c’est précisément ce que la manifestation de Dieu aux païens n’a pas produit en eux ; les en convaincre, tel est le but de Paul lorsqu’il aborde cette question. Thomas affirme que, selon Paul, la connaissance effectivement présente chez les païens est une connaissance « vide »12 et « captive »13. Thomas peut alors caractériser cette connaissance inadéquate de plusieurs manières14 : parfois il la considère comme opérationnellement équivalente à l’ignorance, même si elle peut être appelée connaissance parce qu’elle est fautive ; parfois il la considère comme une potentialité en attente de la foi pour devenir réelle, de sorte qu’il peut interpréter le « connu » du verset 19 dans le texte de Paul comme signifiant « connaissable »15 ; et parfois encore il la considère comme une idolâtrie. En effet, Thomas suppose une continuité entre ce que la création fournit à l’esprit des païens incrédules et la vraie connaissance qui subsistera dans la foi s’ils viennent à elle. De sorte qu’il peut également appeler la première connaissance une « vraie connaissance de Dieu, d’une certaine manière16. » Mais quelle que soit cette manière, et quelle que soit la qualité épistémologique de la connaissance que la révélation dans la création donne aux païens, cette

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concerne la compréhension de Thomas de notre connaissance en général, voir Robert W. JENSON, The Knowledge of Things Hoped For: The Sense of Theological Discourse, New York, Oxford University Press, 1969, p. 58-85, et la biographie qui s’y trouve. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 1, particulièrement les a. 1-3. Ce qui suit doit beaucoup à Eugene F. ROGERS, Thomas Aquinas and Karl Barth: Sacred Doctrine and the Natural Knowledge of God, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1995 ; il s’agit maintenant de la version publiée de la thèse cité dans R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 20. En effet, je citerai aux points importants les conclusions qu’il tire de sa lecture minutieuse des passages pertinents, plutôt que de refaire ce travail. Rm 1,21 est la référence. Par ex., F. ROGERS, Thomas Aquinas and Karl Barth, op. cit., p. 146-149. Ibid., p. 124-135. Comme le fait, pour une raison théologique moins claire, la version anglaise New Revised Standard Version. [Nous soulignons] ; voir F. ROGERS, Thomas Aquinas and Karl Barth, op. cit., p. 135.

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connaissance ne peut être utilisée comme base pour la connaissance de la foi17. [156] Tout cela établi, il est maintenant approprié de demander : comment Thomas pense-t-il que Dieu nous donne la connaissance de lui-même au moyen des créatures ? Autrement dit, nous pouvons maintenant examiner les « preuves » de Thomas en faveur de Dieu, décrites plus précisément, dans la section qui leur est consacrée, comme étant les « chemins » de l’esprit vers Dieu18. Dans son commentaire sur l’épître aux Romains, il regroupe les chemins de réflexion vers Dieu sous trois libellés. Il y a la via par « causalité ». Les créatures vont et viennent au cours du temps. À cause de cela, elles nous font penser à l’existence de quelque chose de permanent dont elles dépendent, puisque ce n’est que par contraste avec cette idée que nous appréhendons leur arrivée et leur départ. Si nos pensées suivent cette piste, nous pensons à l’existence de Dieu, c’est-à-dire au simple fait d’un premier principe, d’un principe qui n’est pas l’un des multiples principes qui font partie du temps créé. Il y a la via par « excellence ». Les créatures se révèlent être mutuellement dépendantes de ce premier principe, et donc inférieures à lui. À cause de cela, elles nous font penser à ce principe dans ce qu’il a d’excellent. Réfléchissant dans cette direction, nous pensons à la divinité de Dieu. Et il y a la via par « négation ». Si nous arrivons à l’idée d’un principe suprêmement excellent et à celle de son existence, alors les créatures nous montrent qu’elles ne peuvent être comparées à lui. Dans cette direction, nous pensons aux divers aspects par lesquels Dieu est incomparable ; autrement dit, nous pensons à ses « attributs ». Ces « chemins » ne commencent pas avec la nature ou avec le monde appréhendés à partir d’une position neutre vis-à-vis de la foi. Thomas, du moins lorsqu’il commente Paul, ne suppose pas une telle réalité19. Penser en suivant ces viae ne conduit pas à Dieu en le recrutant pour expliquer un peu mieux un monde qui serait appréhendé initialement sans lui. Au contraire, ces viae conduisent à Dieu en recrutant le monde au service de Dieu, lorsque celui-ci se fait connaître20. Toutes les créatures sont impliquées en tant que porteuses d’une révélation potentielle : à partir de leur propre réalité comme créature, et à partir de Dieu comme Créateur21. Ainsi, il semble que le moyen le plus naturel de lire la présentation que Thomas fait de Paul concernant la révélation « dans les créatures » serait une description de l’auto-communication que Dieu nous adresse à travers elles. Et si 17 18 19 20

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Je ne suis pas certain, comme Rogers semble l’être, de l’exégèse qui doit être faite de l’expression « une certaine manière ». Mais, pour le moment, je n’ai pas besoin de l’être. F. ROGERS, Thomas Aquinas and Karl Barth, op. cit., p.141. Ibid., p. 113. Ibid., p. 123 : « Paul [pense Thomas] ne veut pas laisser une vision séculière du monde se développer, une vision qui laisse Dieu dans son ciel et abandonne la vie humaine à une intelligibilité terrestre interne à ce monde. » Ibid., p. 140 : « Dans les preuves cosmologiques tirées de la doctrine sacrée, Thomas maintient le monde de la revelabilia. »

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nous devions mettre l’enseignement de Thomas dans cette catégorie, il serait précisément en accord avec ce qui a été considéré tout au long de ce travail. Pour Thomas, comme dans les chapitres précédents, l’idolâtrie et l’incrédulité seraient également interprétées comme des réponses perverses à la parole, en soi authentique, que Dieu nous adresse, et qui se manifeste également en dehors d’Israël et de l’Église, appelant toute l’humanité à un objectif qui est, en soi, le même que celui de la foi. Pourtant, Thomas lui-même ne le dit pas tout à fait de cette manière. Et on peut à nouveau supposer que nous en connaissons la raison : l’interprétation traditionnelle du Logos empêche un discours sur la parole réelle de Dieu. La création informée par le Logos reste, pour Thomas comme pour une grande partie de la tradition, en premier lieu un objet de vision plutôt que d’ouïe, et donc un objet qui doit être traité par notre action plutôt que l’irruption d’une parole que nous [157] sommes forcés d’écouter. Nous n’avons aucune raison de partager l’interprétation traditionnelle ; et pour nous encourager, les Écritures contiennent toute une littérature centrée sur la parole divine entendue dans la création.

III On dit souvent que l’ancien Israël n’avait aucun talent pour la métaphysique. Cette erreur patente résulte de deux préjugés. À la suite de Kant, la recherche allemande dominante a souvent supposé que seules les positions sensiblement conformes à celles des Grecs étaient « métaphysiques ». De sorte que, par exemple, un poème sur l’écoute de la création ne pouvait être considéré comme une ontologie sérieuse ; qu’elle ne le soit pas peut être évidemment aussi considéré comme une vertu22. En outre, la recherche biblique moderne a généralement méprisé la littérature dite sapientiale. Nous serons guidés par la méditation remarquable de l’exégète-systématicien Gerhard von Rad sur certains des poèmes sapientiaux métaphysiques23. Le principal de ces poèmes se trouve en Proverbes 8, dont nous extrayons sans ménagement le passage suivant : « N’est-ce pas la Sagesse qui appelle ? Et l’intelligence qui donne de la voix ? […]. Le Seigneur m’a engendrée, prémices de son activité J’ai été sacrée depuis toujours, dès les origines, dès les premiers temps de la terre . Quand Il affermit les cieux […] quand Il assigna son décret à la mer […] quand Il traça les fondements de la terre. Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour24. » La « sagesse » qui parle ici est d’abord la sagesse pratique, éthique et parfois religieuse, que les maîtres d’Israël – plutôt que ses prophètes ou ses prêtres – 22

23 24

Pour la présentation d’un cas notable et œcuméniquement significatif, dans lequel ce préjugé a biaisé la recherche, voir Risto SAARINEN, Gotttes Wirken auf Uns: Die transcendentale Deutung der Gegenwart-Christi-Motif in der Lutherforschung, Stuttgart, Institut fur Europäische Geschichte, 1989. Gerhard VON RAD, Israël et la Sagesse, trad. Etienne de Peyer, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 169-206. Pr 8,1-30.

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cultivaient, comme l’ont fait ceux de toute l’humanité25. Cette sagesse est une connaissance expérimentale de la façon dont les choses se passent dans le monde, que ce soit sur la terre et dans le ciel ou dans la vie humaine. C’est la sagesse par laquelle « règnent les rois et les grands fixent de justes décrets26 », comme l’est la sagesse par laquelle le jeune peut atteindre la maturité27. Cependant, dans ce passage, la sagesse apparaît soudain dans un rôle apparemment très différent : elle est une voix personnelle, parlant en quelque sorte depuis la création et se proclamant comme la sagesse par laquelle Dieu l’a décrétée. Dans le langage dramatique du poème, elle se présente comme l’architecte qui se trouve à côté du Constructeur. L’expérience des chemins du monde nous expose ainsi à l’appel d’une personne qui s’adresse à nous avec la propre sagesse de Dieu. Ce que nous rencontrons, en participant simplement à la création, se révèle être l’intention personnelle de Dieu qui a motivé sa création. La connaissance d’une telle sagesse serait en effet « plus désirable » que l’argent, [158] l’or ou les diamants28 : celui qui organise sa vie selon elle peut suivre le dessein même que Dieu a établi dans le monde dans lequel nous devons vivre. La sagesse qui organise le monde n’est pas, à coup sûr, disponible à la surface des choses. Elle est dans la création, et donc cachée en elle. Un autre poème de sagesse se lamente – ou célèbre – le fait que la sagesse soit cachée : les êtres humains avec leurs observations et leur technologie peuvent sonder de nombreux secrets de la création, « Mais la sagesse, où la trouver ? […] elle ne se trouve pas au pays des vivants […]. Elle se cache aux yeux de tout vivant ». Seul « Dieu en a discerné le chemin29. » Les parallèles avec les spéculations grecques sur le Logos sont évidents, et la théologie les a quelques fois exploités. Pourtant, la différence est profonde. Dans ces poèmes de sagesse, la signification du monde n’est pas disponible dans le monde pour que nous la découvrions ; nous n’en connaissons pas le chemin. C’est précisément une voix qui nous appelle. En observant cette différence, nous sommes confrontés à une question. Dans les livres de Job et des Proverbes, l’expérience des voies du monde par lesquelles nous pouvons acquérir la sagesse n’est pas une expérience que les mortels ont à leur disposition30 ; et, en effet, les discours de la sagesse sont moulés dans exactement le même style que l’auto-révélation divine. La voix qui parle à partir du monde tel qu’il est expérimenté n’est toutefois pas la voix de Dieu31. Et assurément ce n’est pas celle d’une entité de médiation entre la divinité et la non-divinité. Celui qui parle est, de façon explicite, une créature

25 26 27 28 29 30 31

G. VON RAD, Israël et la Sagesse, op. cit., p. 135-168. Pr 8,15. Par ex., Pr 4,1-27. Pr 4,10-11. Job 28,1-28. G. VON RAD, Israël et la Sagesse, op. cit., p. 170-180. Ibid., p. 192 : « dans les textes […] ce n’est pas Yahvé qui parle. »

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parmi d’autres32, mais une créature qui doit être là pour donner du sens aux autres. La sagesse est « ce mystérieux élément au moyen duquel l’ordre cosmique se tourne vers l’homme pour ordonner sa vie33. » Et, bien sûr, la chose la plus étonnante – pour nous, épigones des Grecs – est précisément le fait que l’ordre du monde créé parle, qu’il « s’adresse directement à l’homme pour l’inciter et le stimuler, comme le ferait une personne34. » Dans leurs interactions avec l’ordre sage du monde, les maîtres d’Israël rencontrèrent quelqu’un qui leur parlait de vertu et de Dieu. Les poèmes et la méditation de von Rad à leur sujet nous laissent avec cette question : qui est celui qui parle ? Qui est la créature, qui est l’instance qui commande à d’autres créatures, qui nous parle depuis la création, et qui ainsi parle de la part de Dieu, sans être Dieu ? Si les positions adoptées antérieurement dans ce travail sont correctes, celui qui parle doit, d’une façon ou d’une autre, être une forme préexistante du Logos incarné. Telle que nous l’avons analysée35, sa préexistence est dans l’un de ses modes un schéma narratif de l’histoire antérieur d’Israël. Par conséquent, ce mode de préexistence de Jésus est exactement ce que nous recherchons : une réalité créée spécifique au sein de la création, qui est la Parole par laquelle Dieu crée. Pourtant, cette réponse devra être [159] précisée, car bien que le Logos incarné soit une créature, comme l’est la sagesse du monde, il est également Dieu, ce que la sagesse du monde n’est pas. Une première distinction pourrait consister à faire un pas christologique de côté et de dire : la créature qui parle par les créatures de Dieu est la nature humaine du Logos, dans la mesure où la préexistence du Logos incarné au sein de l’histoire d’Israël établit sa nature humaine comme étant une téléologie au sein de l’histoire créée d’Israël, et donc comme une téléologie de la création dans son ensemble. Cela semble être, de manière encore plus précise, ce que nous cherchons. Toutefois, il y a encore des difficultés ; l’idée d’une nature humaine du Logos qui parle de son propre chef a une tonalité un peu trop antiochienne ; en outre, le fait que, dans tous les poèmes, la sagesse soit ostensiblement et systématiquement référée comme « elle », ne peut être un hasard Finalement, nous devons certainement dire : c’est la réalité préexistante du totus Christus qui est la créature parmi les créatures qui donne sens au reste d’entre elles, et que les maîtres d’Israël ont entendue lorsque la création a fait sens pour eux. C’est-à-dire, Israël lui-même, en tant que possibilité de l’incarnation au sein de la création, a parlé aux maîtres d’Israël. Et, poursuivant ce que nous avons conclu dans le chapitre précédent, nous devons dire qu’Israël leur a parlé du ciel, leur a parlé depuis cette présence créée de la Fin, dans 32 33 34 35

Ibid., p. 190 : « ces textes ne parlent pas… d’un principe, d’une raison cosmique, mais de quelque chose de créé qui a sa réalité comme d’autres œuvres de la création. » Ibid., p. 184. Ibid., p. 183. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 180-187.

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laquelle il était déjà en pleine possession de son destin. Le ciel ne reste pas silencieux aussi longtemps que la Fin n’est pas encore là. Cependant, nous devons interpréter la relation entre Israël et l’Église36. La théologie doit s’approprier au présent l’expérience des maîtres d’Israël. Le corps du totus Christus est une créature, la créature qui donne sens au reste. Ce corps est, dans le ciel créé, une créature qui est consciente d’elle-même. Et cette créature parle à travers les phénomènes que Thomas a observé à propos des créatures, à savoir leur dépendance, infériorité et comparabilité par rapport à – quelque chose. C’est ainsi que Dieu se révèle à travers notre expérience de créature.

IV Mais maintenant, il est temps de se demander : comment se fait-il qu’en traitant de façon intellectuelle la création, nous entendions une voix, quelle que soit la manière d’identifier cette voix ? À cette question, les maîtres d’Israël ne fournissent aucune réponse ; ils ont entendu la voix, ils ont rapporté ce qu’elle disait, et, dans leur situation, ils ne se sont pas posé d’autres questions. Selon Martin Luther, « tant le soleil que la lune, le ciel, la terre, Pierre, Paul, moi, toi, etc., nous sommes des mots que Dieu prononce et, plus exactement, une syllabe ou une lettre, au regard de la création tout entière […]. Les paroles de Dieu sont donc bien des réalités (res) et non de simples mots37. » Ce que Dieu doit dire devient une énonciation réelle, et pas simplement possible, puisque des créatures existent. Et le choix des mots de Luther pour [160] évoquer cet événement est intentionnellement suggestif ; car le contexte principal dans lequel res était un terme technique pour lui était celui de la doctrine des sacrements. Dans la sacramentologie augustinienne, telle que nous l’avons présentée ailleurs, des paroles d’une langue « viennent » vers des objets rituels, c’est-àdire des « éléments », et c’est ainsi qu’il y a sacrements. Nous pouvons maintenant noter que cette rencontre fait quelque chose autant pour les paroles que pour les éléments : les éléments deviennent des « paroles visibles » et les paroles donnent corps à une réalité incarnée. Ainsi, si Dieu veut parler à des personnes qui se trouvent au-delà de lui, des créatures lui sont nécessaires. Non seulement parce qu’il n’y aurait autrement aucun auditeur, mais parce que, sinon, un tel discours serait désincarné et démoniaque. Maintenant, nous pouvons également nous arrêter à l’autre partie de la rencontre et penser « au soleil, à la lune » et au reste comme à des « éléments » qui peuvent devenir des paroles visibles lorsque des paroles interprétatives « viennent » à eux. Quant à la parole qui vient vers la création pour que les créatures soient des signes, nous la connaissons déjà. Cette parole est à la fois la parole de l’Évangile, qui résonne dans l’Église, et la parole de la loi qui résonne aussi en dehors de l’Église. C’est-à-dire, lorsque les créatures en arrivent à parler, c’est 36 37

Voir infra p. 221-228, 389-391. M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 17, p. 35-36.

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en tant qu’« éléments » à l’intérieur du discours moral et religieux continu par lequel Dieu parle à l’humanité et au moyen duquel il fait de nous des êtres spécifiquement humains. En dehors de ce discours réel, les créatures resteraient en effet muettes. Ayant affirmé cette dernière proposition, nous devons immédiatement indiquer qu’elle est contraire à des faits même potentiellement possibles. En effet, le discours auquel il est fait référence est la parole de Dieu qui, en premier lieu, crée toutes choses ; par conséquent, il ne peut de fait exister aucune créature muette. L’être des créatures est précisément la réponse au commandement de Dieu ; autrement dit, il est une réponse. Les créatures, nous l’avons dit dans le volume précédent, ont leur être non en tant que phénomènes, en tant que choses qui apparaissent, mais en tant que legomena, en tant que choses dont on parle. La création n’est pas un cosmos qui, une fois qu’il existe, a une histoire ; ce que Dieu crée est une histoire. Selon cette compréhension, la notion centrale de l’école de Bultmann prend tout son sens, et perd cette apparence ad hoc que nous avions notée plus tôt38. Tous les événements et toutes les paroles sont des « événements de la parole » ; il n’existe aucun événement qui ne parle pas et aucun sens qui ne se réalise pas. « Est réel ce qui a un avenir39 » ; et l’avenir n’est là que dans l’énonciation qui le présente40. Les créatures sont des « éléments » dans l’événement dans lequel la parole énoncée de la loi et de l’Évangile les fait advenir comme parole visible. Dans les sacrements ecclésiaux, nous voyons comment les créatures s’offrent ellesmêmes pour devenir des signes de Dieu : l’eau peut être le signe de la repentance et de la nouvelle naissance en raison de son rôle quotidien qui est de menacer, de soutenir et de purifier la vie ; et le pain et le vin peuvent être le signe de l’incorporation dans le Christ en raison de la place qu’occupent le manger et le boire dans toute communauté et en raison de leur incorporation en nous. Comment de telles créatures s’offrent-elles pour être des signes de Dieu ? Nous revenons aux viae de Thomas. Dans leur pure contingence, les créatures trahissent, dans les deux sens du terme, le commandement de Dieu qui les suscite. Nous avons appris de Thomas certains [161] détails sur cette trahison. Les créatures sont persistantes, magnifiques et merveilleusement variées. Mais, simultanément, elles fournissent de nombreuses occasions de penser à la fugacité, à l’imperfection et à la comparabilité. Dans cette simultanéité, elles offrent la possibilité de penser l’éternité, la perfection et l’incomparabilité. Et dans le discours que Dieu entretient avec l’humanité, cette possibilité est toujours reprise, même en tant que possibilité de « capturer » et « vider » la pensée que cette occasion a provoquée, même en tant que pensée du Non-Dieu de Barth. 38 39 40

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 210. Gerhard EBELING, L’essence de la foi chrétienne, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Seuil, 1970, p. 140. Idem.

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V Pas plus que dans le premier volume, nous n’osons parler de la connaissance de Dieu sans observer qu’il est un Dieu caché. Et là encore, il est essentiel d’éviter le grand refus contemporain de Nicée : la supposition que le Dieu caché soit une question quantitative, constituée par la distance métaphysique qui nous sépare de lui, à travers laquelle nous pouvons peut-être grappiller « des aperçus du Divin41. » Dieu n’est pas caché parce que nous ne pouvons le voir que partiellement à travers la distance métaphysique. Il est caché parce que sa présence même est de nature à le révéler et à le cacher simultanément. Nous pouvons encore une fois revenir à Thomas. Il enseigne, d’une part, que Dieu en tant que l’Être lui-même est suprêmement connaissable, qu’il est même dans cette vie connu par nous ; et, d’autre part que, que dans cette vie, nous ne pouvons absolument rien savoir au sujet de Dieu42. Car avoir une connaissance de quelque chose c’est dire des choses telles que « il est intelligent » ou « ceci est une cathédrale » ou « c’est lourd » ; c’est mettre cette chose dans une certaine catégorie. Mais Dieu n’est dans aucune catégorie. Il est la cause de la catégorie qui contient toutes les choses, et par conséquent il n’appartient à aucune d’entre elles43. Si Dieu appartenait à une catégorie, ce serait la catégorie des êtres ; mais cela ne nous conduit pas plus loin, car les êtres, évidemment, ne constituent pas une catégorie d’êtres44. Mais quelle sorte de connaissance les viae nous apportent-elles45 ? La réponse de Thomas est la suivante : « puisque les effets dépendent de la cause, nous pouvons être conduits par [les créatures] à connaître ici de Dieu qu’il est46 », c’est-à-dire tout simplement qu’il existe un premier principe. Tous les attributs que Thomas attribue alors à Dieu ne font que déployer – comme nous dirions aujourd’hui – la simple affirmation de son existence47. Pour reprendre la citation : « nous pouvons […] connaître ici de Dieu qu’il est, et […] connaître les attributs qui lui conviennent comme à la cause première universelle, transcendant tous ces effets. » Dans leur logique profonde, les propositions que nous pouvons affirmer à propos de Dieu dans cette vie sont donc négatives : « nous ne pouvons savoir de Dieu que ce qu’il n’est pas, non ce qu’il est48 ». [162] Selon Thomas, toutes ces propositions fonctionnent de la façon suivante : « Dieu existe » implique « Il existe une cause première ». Ensuite, étant donné un personnage F tel que la proposition « Il existe une cause première » et quelques assertions véridiques à propos des créatures – comme par exemple « Les créatures sont des 41 42 43 44 45 46 47 48

Guidelines for Inclusive Use of the English Language, Evangelical Lutheran Church in America, Chicago, 1989, p. 14. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, Knowledge, op. cit., p. 69-87. Par ex., Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 13, a. 1, p. 236-237. Ibid., t. 1, I, q. 3, a. 5, p. 178-179. Ou, pareillement, la révélation biblique, qui ne nous concerne pas directement ici ? Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 11, a. 12, p. 234. [Nous soulignons] R. W. JENSON, Knowledge, op. cit., p. 70-71. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 3, prologue, p. 174.

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composites » – et si elles impliquent ensemble que « F est instancié », nous pouvons alors prolonger cette proposition, en l’occurrence « La parfaite simplicité est instanciée », qui équivaut à « Dieu est simple ». Ainsi, « Dieu est simple » n’ajoute à « Dieu existe » que la négation d’un aspect qui appartient aux créatures49. Pourtant, la combinaison de ce refus avec l’affirmation de l’être de Dieu constitue un genre très spécifique de négation. À nouveau, nous sommes arrivés à la doctrine de l’analogie, mais maintenant depuis l’autre côté. Nous savons effectivement que Dieu est simple, même si, en sachant cela, nous ne savons rien à son sujet. Nous attribuons de façon vraie le prédicat « simple » à Dieu, par « analogie ». Pourtant, ce que nous désignons ainsi en Dieu reste – nous en arrivons au mot – caché. Pour s’approprier l’enseignement de Thomas, nous devons le traduire de la même manière que précédemment. Dieu se présente à nous à travers les créatures et il est simultanément caché derrière elles. Dans la tradition majoritaire, ceci est compris en considérant les créatures comme des images de Dieu, qui à la fois lui ressemblent et ne lui ressemblent pas. Nous n’avons pas besoin de rejeter totalement cette idée, mais elle est en elle-même vulnérable à l’interprétation antique et également à celle de la modernité tardive concernant le Dieu caché, à savoir que le fait d’être caché est un estompement causé par la distance métaphysique. Nous allons subordonner l’opinion majoritaire à une autre opinion que l’on trouve également dans la tradition : les créatures, dit Luther au centre de sa théologie, sont des masques de Dieu derrière lesquels il se cache, mais à travers lesquels il parle50. Un masque n’est pas censé ressembler à celui qu’il masque. Néanmoins il est le support à travers lequel celui qui est masqué s’adresse à nous. C’est ce que sont les créatures pour Dieu. Dieu n’est pas caché à cause de son absence, mais par la plénitude et le caractère de sa présence. Il est le Créateur qui se présente à nous totalement dans chaque événement de sa création. Ce qui cache Dieu, ce sont les péchés et les maux dont la création est remplie. Comme nous l’avons vu dans le premier volume, ce sont les intentions morales de Dieu, qui « ne sont pas les nôtres », qui nous sont incompréhensibles et qui nous cachent sa bonté. Par conséquent, la véritable théologie naturelle, la connaissance réelle de Dieu dans la création, ne vit que dans le grand « cependant » de la foi dans le Créateur.

VI Mais maintenant, avons-nous décrit une connaissance de Dieu « par la raison humaine naturelle » qui réponde à l’enseignement du concile ? Cela dépend. À deux endroits. Nous n’avons certainement pas décrit une connaissance de Dieu accomplie 49 50

R. W. JENSON, Knowledge, op. cit., p. 71-72. Sur ce sujet, de façon brève et concise, Gehard EBELING, Luther. Introduction à une réflexion théologique, trad. Annelise Rigo et Pierre Bühler, Genève, Labor et Fides, 1983, p. 171.

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Les Créatures

par une activité intellectuelle appliquée à un domaine de la « nature » indépendant de la « grâce ». Un tel domaine n’existe pas [163]. Nous n’avons pas attribué une connaissance de Dieu à une capacité rationnelle qui aurait un objectif purement « naturel », et donc autre que la jouissance « surnaturelle » de Dieu, ou dont le mandat argumentatif serait issu de cet objectif. Un tel objectif humain n’existe pas. Si l’enseignement du premier concile du Vatican nécessite la supposition d’une telle rationalité et d’une telle connaissance, soit le concile soit les positions fondamentales prises dans ce travail sont fausses. Mais Henri de Lubac, par qui nous sommes instruits de ne pas croire en une nature sans grâce, ne se considérait pas lui-même en conflit avec l’enseignement de ce concile. La référence faite par le concile à la « raison humaine naturelle » est, au moins partiellement, une référence à la raison telle qu’elle fonctionne également lorsque l’Évangile n’est pas entendu. Nous n’avons pas mis ici en avant une connaissance de Dieu qui serait possédée en dehors de l’Église et ne serait pas idolâtre – bien que nous n’ayons pas nié qu’une telle possibilité puisse exister. La religion idolâtre, avons-nous affirmé précédemment, est aussi une réponse au discours du vrai Dieu, ce qui le rend accessible à l’humanité. Ce qui a été affirmé ici sans aucun doute ne satisfera pas certains – ou peut-être aucun – membres du concile. Mais ce n’est pas la peine, pour autant, d’être en désaccord avec ce que le concile a consigné comme étant son enseignement. Finalement, nous devons revenir brièvement sur une question soulevée dans le premier chapitre de ce travail. La « théologie naturelle » apparaît souvent dans la tradition comme une branche de la « philosophie ». C’est pourquoi le rapport entre la connaissance de Dieu qu’ont Israël et l’Église et celle de la théologie naturelle est, selon le point de vue de cette dernière, le même rapport qui existe entre la théologie et la philosophie. Mais qu’est-ce que la philosophie ? Peut-être pouvons-nous nous permettre cette prétention : la philosophie est ce que les disciples de Socrate font. Dans la discussion précédente, nous avions dit que la philosophie est la théologie de la religion olympienne-parménidienne. La théologie chrétienne, qui est le résultat de l’incursion de l’Évangile dans l’Antiquité méditerranéenne, est constituée de façon permanente par la conversation, à la fois reconnaissante et polémique, entre l’annonce de l’Évangile et cette religion. Nous devons aussi noter maintenant que la civilisation occidentale est la créature de cette conversation. À l’intérieur de la branche de l’histoire chrétienne à laquelle la plupart – peut-être la totalité – des lecteurs de ce travail appartiennent, il y aura toujours une polarité entre deux traditions de réflexion, enfermées dans une attraction et un rejet permanents. Si nous voulons, nous pouvons distinguer ces traditions comme étant la « philosophie » et la « théologie ». Mais nous devons être clairs : il ne s’agit pas d’une distinction de genre. Ce rapport n’est pas symétrique. Car l’Évangile est intrinsèquement un message missionnaire, et puisque l’Antiquité méditerranéenne était là avant d’être envahie par l’Évangile, le christianisme est l’intrus, même dans la civilisation qu’il a co-créée. En Occident, il est donc possible d’être disciple de

Le discours de Dieu dans la création

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Socrate sans l’être des prophètes ou des apôtres, bien qu’il ne soit pas possible de ne pas être influencé par eux. Il y aura donc des « philosophes » qui ne sont pas des théologiens chrétiens. Mais au sein de la civilisation occidentale, et donc au sein de l’entreprise théologique qui s’y trouve, il n’est pas possible d’être disciple des apôtres sans être également disciple de Socrate. Par conséquent, les étiquettes « philosophie » et « théologie » ne peuvent constituer une réelle distinction pour les personnes les plus susceptibles de lire ce livre.

VII [164] « Les demandes et la louange sont des réponses aux défis et à la bénédiction. Elles sont donc ce que tous les événements nous disent. À travers chaque événement réel, le Seigneur ressuscité dit : “Il existe des choses possibles, demandez”, et “Il existe des choses merveilleuses, louez”. Que les croyants soient capables d’entendre ces paroles, que nous soyons en mesure d’interpréter ainsi la spontanéité naturelle, dépend […] de notre connaissance du Christ ressuscité51. » C’est certainement la remarque finale à faire concernant la création.

51

Robert W. JENSON, « The Holy Spirit », in Carl BRAATEN et Robert JENSON (éd.), Christian Dogmatics, Philadelphia, Fortress, 1984, vol. 2, p. 173.

Partie 6 - L’Église

Chapitre 24. La fondation de l’Église I [167] Dans le système présenté ici, on pourrait faire valoir que l’ecclésiologie appartient également au premier volume. Il y a une différence entre la matière de cette partie et celle des autres parties de ce volume, entre la place de l’Église dans l’Évangile et celle de la création en tant que telle, ou même de la création telle qu’elle sera finalement en Dieu. Le Christ est personnellement la seconde identité de Dieu, et le totus Christus est le Christ avec l’Église ; par conséquent l’Église n’est pas de la même manière un opus ad extra comme l’est la création, quand bien même elle atteint sa perfection en Dieu. Nous croyons en Dieu le Créateur. Mais en ce qui concerne le monde, nous croyons seulement qu’il est créé. Nous croyons en Dieu l’eschatos. Mais en ce qui concerne l’eschaton, nous croyons seulement que c’est le mouvement de la création en lui. Autrement dit, nous ne plaçons pas notre foi dans le monde, nous n’attendons même pas sa transformation en Dieu, mais nous plaçons notre foi dans l’Église. En tous les cas, c’est ce que cette section affirmera ; ce faisant, ce travail prend parti pour les catholiques dans ce qui, dans le dialogue œcuménique, a parfois été identifié comme la « différence fondamentale » entre les compréhensions catholique et protestante1. Néanmoins, il a paru moins erroné de placer l’Église avec la création et le Royaume, parmi les œuvres ad extra de Dieu. Car, bien que nous nous appuyions sur l’Église comme présence de Dieu, nous le faisons parce que l’Église en elle-même nous dirige vers une présence de Dieu qui n’est pas identique à elle-même. Dans une maxime que nous [168] avons déjà utilisée et vers laquelle nous reviendrons souvent, l’Église est le corps du Christ pour le monde et pour ses membres, parce qu’elle est constituée comme communauté par la présence verbale et « visible » pour elle de ce même corps du Christ. Le corps du Christ est simultanément sa présence sacramentelle au sein de l’assemblée de l’Église – afin de faire de cette assemblée une communauté – et l’Église-communauté elle-même pour le monde et pour ses membres2. En lien avec cette décision, il y en a une autre. Dans la doctrine de la création présentée dans ce travail, toutes les étapes ont été déterminées par les enseignements du récit sacerdotal de la création, des psaumes et des prophètes, et du prologue de Jean, selon lesquels le monde est créé par la Parole énoncée 1

2

Ainsi, du côté protestants, le travail important d’André BIRMELE, Le Salut en Jésus Christ dans les Dialogues Œcuméniques, Paris, Cerf, 1966, dont l’analyse toute entière tourne autour de cette identification. Et ainsi, du côté catholique, Jean-Marie Roger TILLARD, « We Are Different », MidStream (1986) 25, p. 283. Selon Tillard, les catholiques doivent enseigner, ce que ne peuvent faire les protestants, que « l’Église sur la terre est en même temps… le fruit mais cependant aussi l’instrument du Salut. » En ce qui concerne mon argument sur ce point précis, voir Robert W. JENSON, Unbaptized God: The Basic Flaw in Ecumenical Theology, Minneapolis, Fortress, 1992, p. 90-103. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 254-257.

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L’Église

par Dieu. On aurait dès alors pu s’attendre à ce que l’ecclésiologie suivrait la même démarche, avec l’insistance de la Réforme sur le fait que l’Église est en un sens particulier « la créature de l’Évangile ». Au lieu de cela, cette partie commencera par une question traditionnelle sur la fondation de l’Église, et construira ses chapitres centraux autour de certains concepts liés à l’Église. Autrement dit, cette partie présuppose l’existence présente de l’Église historique, et examine son origine et sa nature. On se souvient qu’au tout début du premier volume, il a été dit : « Que nous disions : Dieu utilise l’Évangile afin de rassembler l’Église pour lui-même, ou bien : Dieu établit l’Église afin d’apporter l’Évangile au monde, ne dépend que du point de vue choisi3 ». Ce chapitre et les suivants suivront cette première direction et envisageront l’Église selon sa propre entité, c’est-à-dire selon l’intention de Dieu qui précède l’Évangile. La raison principale de ce choix semble être un mandat situé historiquement, à savoir suivre la trace des discussions œcuméniques récentes. Comme cela a souvent été observé, ce n’est que dans ce siècle, et de la manière la plus décisive dans ses efforts œcuméniques, que l’Église en est venue à s’envisager comme une question théologique. Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’Église, cette dernière s’est comprise comme un présupposé de la théologie plutôt que comme l’un de ses problèmes4 ; et jusqu’au concile Vatican II aucun grand concile n’avait pensé nécessaire de promulguer une doctrine de l’Église en tant que telle5. L’ecclésiologie est devenue un objet explicite de préoccupation théologique lorsqu’une menace est apparue : la présupposition habituelle de la théologie pourrait ne pas être établie. En effet, l’Église elle-même est devenue un problème théologique lorsque sa division a été perçue sous un jour nouveau. [169] C’est pourquoi, tout au long de cette partie, les interlocuteurs principaux seront le concile Vatican II et les dialogues œcuméniques postérieurs avec leurs promoteurs théologiques et leurs commentateurs. D’autres réflexions sur l’Église seront puisées dans un répertoire plus ad hoc. La communion brisée entre l’Orient et l’Occident a été considérée, au moins du côté occidental, comme une défaillance, qui bien que scandaleuse ne remettait pas pour autant en question l’Église en tant que telle, même si elle durait depuis des siècles. De même, mais de manière opposée, la division créée 3 4

5

Ibid., p. 18-19. Ainsi Georges FLOROVSKY, « Le corps du Christ vivant », in ID., La Sainte Église universelle, Paris, Delachaux et Niestlé, 1948, p. 9-10 : « Il est presque impossible de commencer par une définition précise de l’Église, car […] il n’y en a aucune qui puisse prétendre à une autorité doctrinale reconnue […]. Et pourtant la réalité de l’Église est toujours le fondement indispensable de tout l’édifice dogmatique […]. L’Église est plutôt une réalité qu’on vit qu’un objet qu’on analyse. » Yves M.-J. CONGAR, Die Lehre von der Kirche: Vom Abendländischen Schisma bis zur Gegenwart, in Handbuch der Dogmengeschichte, M. Schmaus, A. Grillmeier et L. Scheffczyk (éd.), Freiburg, Herder, 1971, Vol. 3, tome 3d, p. 123 : « Pour la première fois dans ses centaines d’années d’histoire, l’église s’est définie elle-même (ou pour le moins l’a fait dans un décret formel) : dans la “constitution dogmatique” Lumen gentium […] avec d’autres constitutions, décrets et déclarations. »

La fondation de l’Église

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par la Réforme en Occident n’a pas semblé menacer le présupposé ecclésial de la théologie, aussi longtemps que les théologiens de chaque communion pensaient que l’autre communion n’était pas « vraiment » l’Église, et qu’ils purent ainsi, avec bonne conscience, travailler uniquement pour leur propre communion. Le système de la Réforme et le système tridentin inclurent en effet des discussions de ecclesia, mais celles-ci étaient lourdement polémiques et principalement consacrées à des caractéristiques particulières de l’Église, en particulier celles supposées manquer dans le camp opposé. C’est pourquoi les catholiques purent parfois faire croire que l’Église se limitait à la hiérarchie, et les protestants suggérer la même chose avec le sacerdoce de tous les croyants. Mais les dialogues contemporains entre l’Orient et l’Occident ont révélé un égarement apparemment aussi insoluble – même au milieu des protestations de fraternité les plus élaborées – que les divisions au sein de l’Occident6. Inversement, entre les Églises occidentales séparées, le fait même d’un dialogue, dans lequel l’objectif reconnu – même lointain – est une communion ecclésiale renouvelée, revient à reconnaître d’une façon ou d’une autre l’existence d’une Église de chaque côté des partenaires du dialogue. Si un des partenaires n’était pas une Église, pourquoi l’autre ou les autres partenaires voudraient-ils se réunir avec lui ? Mais si, pour parler de la principale instance intra-occidentale, l’Église catholique et l’Église luthérienne sont toutes les deux l’Église, et qu’elles ne sont néanmoins pas en communion, où donc est l’Église unique des credo, l’Église qui fait de la théologie ?7 Si un groupe se considère comme l’Église et un autre groupe se considère aussi comme l’Église, et qu’ils ne peuvent pas célébrer ensemble l’eucharistie, l’affirmation des deux groupes est compromise. Si une stricte logique était appliquée ici – ce qui, Dieu merci, n’est pas le cas8 – nous devrions dire qu’au moins un groupe, et peut-être même les deux, n’est tout simplement pas l’Église, car il n’y a et ne peut y avoir qu’une unique [170] Église, réelle comme telle dans l’unique eucharistie9. Comment ces groupes peuvent-ils alors continuer 6

7

8

9

Pour un aperçu du côté orthodoxe, voir Thomas HOPKO, « Tasks Facing the Orthodox in the “Reception” of BEM », in G. LIMOURIS et N. M. VAPORIS (éd.), Orthodox Perspectives in Baptism, Eucharist and Ministry, Brooklyn, Holy Cross Orthodox Press, 1985. Par ex., André BIRMELÉ, « Ökumenische Überlegungen zu Pneumatologie und Ekklesiologie », in Joachim HEUBACH (éd.), Der Heilige Geist: Ökumenische und reformatorische Untersuchungen, Erlangen, Martin-Luther Verlag, 1996, p. 180 : « Le défi qui est à la base du mouvement œcuménique est ecclésiologique : la question de l’unicité de l’Église du Christ […]. Ainsi le thème “ecclésiologie” façonne la totalité du travail œcuménique. » La méfiance à l’égard d’une telle logique est un des accomplissements majeurs de l’enseignement du concile Vatican II dans Lumen gentium, § 8, selon lequel l’Église unique « comme société constituée et organisée en ce monde subsiste (subsistit in) dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre ». Tous ont tenté en vain de lire « subsistit in » de façon à établir soit une identité entre l’Église catholique romaine et l’unique Église, soit une simple inclusion dans l’Église unique des groupes qui se trouvent hors de l’Église catholique romaine. L’argument de base ici, évidemment, est celui de Paul en 1 Co 10-11, que je citerai à de multiples reprises dans ce qui suit.

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L’Église

avec une conscience pleinement satisfaite de penser l’Église, c’est-à-dire de faire de la théologie ? C’est le doute – certes, souvent subliminal – sur la possibilité communautaire de faire de la théologie qui a conduit finalement à considérer la question de l’Église en tant que telle.

II Nous en venons au sujet particulier de ce chapitre : l’acte du Dieu trine d’instituer l’Église. Exprimé sans ambages : Dieu a institué l’Église en ne laissant pas la résurrection de Jésus être elle-même la Fin, en établissant « le délai de la parousie ». Le mot notoire du « moderniste » catholique Alfred Loisy indique l’exacte vérité : « Jésus annonça le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue10. » Dans son contexte, la phrase de Loisy offre plusieurs couches d’ironie11 ; nous pouvons nous l’approprier de la façon la plus simple. Nous n’avons pas besoin d’adopter de façon non critique le schéma lucanien de l’histoire du salut12 pour observer que, parmi tous les écrivains du Nouveau Testament, c’est Luc qui a le plus réfléchi à la situation historique particulière de l’Église ; selon lui, l’Église, en accord remarquable avec Loisy, est ce qui est venu quand le Royaume était attendu. Au moment de l’apparition qui suit la résurrection et que Luc place de façon dramatique en dernier, c’est-à-dire au moment de « l’Ascension13 », Luc fait demander aux disciples : « Seigneur, estce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? » Jésus évite la question ; au lieu de répondre, il promet le don de l’Esprit, comme puissance pour accomplir une mission auprès des Juifs et des païens. Puis un temps est défini pour cette mission qui va du départ de Jésus du milieu d’eux jusqu’à la promesse de son retour annoncé par les anges. Comme nous l’avons soutenu dans le premier volume, la résurrection « première » de Jésus – de sorte qu’il existe un temps pendant lequel il est ressuscité alors que ses disciples continuent à mourir et à naître à chaque génération – résout une antinomie qui se trouve au cœur de l’espérance d’Israël. Un des aspects concerne la mission historique d’Israël. L’appel d’Israël devait être une bénédiction pour toutes les nations ; et les prophètes interprétèrent l’accomplissement de cet appel comme étant le rassemblement des nations en communion avec Israël dans son adoration du vrai Dieu14. Mais lorsqu’on a finalement réalisé que le destin d’Israël ne pouvait être accompli que dans une nouvelle création au-delà de cet âge, aucun espace ne semblait rester pour un tel rassemblement en cet âge. Pourtant, cet aspect de la mission d’Israël doit certainement être compris comme étant, au moins partiellement, une 10 11

12 13 14

Alfred LOISY, L’Évangile et l’Église, Paris, A. Picard et fils, 1902, p. 153. Pour certaines d’entre elles, voir Michael J. HOLLERICH, « Retrieving a Neglected Critique of Church, Theology and Secularization in Weimar Germany », Pro Ecclesia (1993) 2, p. 305332. La présentation classique est, évidemment, Oscar CULLMANN, Christ et le temps. Temps et histoire dans le christianisme primitif, Paris-Neuchâtel, 1947. Ac 1,6-11. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 98-100.

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préparation en vue de [171] la Fin : lorsque tout le peuple de Dieu sera conduit en Dieu, et que les espoirs d’Israël seront ainsi réalisés, ce peuple doit déjà être l’Israël vers qui les païens seront venus15. Si la résurrection de Jésus avait été immédiatement la Fin, la mission d’Israël aurait été annulée. L’Église n’est rien d’autre qu’un pas de côté approprié, si ce n’est imprévisible, dans l’accomplissement des promesses du Seigneur à l’égard d’Israël. L’Église est, comme Loisy l’insinuait, un détour16 eschatologique dans la venue du Christ ; mais comme l’auteur de 2 Pierre l’a écrit à ceux qui s’inquiétaient du retard du Seigneur, « Le Seigneur ne tarde pas à tenir sa promesse […] mais il fait preuve de patience17 », précisément à cause de la mission d’Israël. D’ailleurs, les détours ne sont pas inhabituels dans le dessein global de l’histoire de YHWH avec son peuple – nous en considérerons encore un autre plus tard. Ainsi l’Église n’est ni une réalisation de l’âge nouveau, ni un élément de l’âge ancien. Elle est précisément un événement au sein de l’événement que constitue l’avènement de l’âge nouveau. Ici, nous devons faire très attention à notre langage ; une rhétorique floue peut avoir des conséquences spirituelles désastreuses. Les protestants ont parfois proclamé avec satisfaction, ou même avec joie, « Dans le Royaume, il n’y aura plus d’Église », ce qui est en fait blasphématoire. Les militants sociaux catholiques et protestants ont parfois, de façon opposée, parlé de l’Église comme une sorte de chevauchement du Royaume sur l’âge ancien, la dépeignant ainsi comme un espace disponible pour l’idolâtrie. C’est ainsi que Karl Barth a exploré ce phénomène. Dans la génération précédente, le grand interprète de l’orthodoxie en Occident, Georges Florovsky, l’a fait précisément remarquer, dans le langage de son époque : « On peut dire que l’Église est une “eschatologie anticipée”18, et non pas une “eschatologie réalisée”19. » Lorsque Jésus imposa l’affirmation urgente du Royaume et mit en œuvre cette affirmation de façon visible en guérissant et en exorcisant, l’autorité de Dieu fut établie sur ceux qui écoutaient, voyaient et croyaient. Quand et où l’autorité de Dieu est établie, le Royaume advient20. Pour autant le Royaume ne cesse pas d’être futur. Et lorsque le Christ ressuscité à travers les paroles audibles et visibles de l’Église fait valoir l’autorité de Dieu, le Royaume advient. 15

16

17 18 19 20

Ernst KÄSEMANN, « Die Anfange christlicher Theologie », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1960) 57, p. 166-168, décrit la grande division théologique dans les tous premiers temps de l’Église entre ceux qui pensèrent que la venue des païens découlait du retour du Christ, et ainsi combattirent la mission envers les païens, et ceux qui adoptèrent la position présentée ici. Les exégètes, à propos de Rm 11,13-24, ont parfois commenté l’apparente ignorance de Paul en matière d’horticulture : des rameaux greffés dans la souche d’un cépage ne produiront pas de fruits de ce cépage. Il se peut cependant que Paul soit tout à fait conscient de l’anomalie et que cela faisait partie de son argument. 2 P 3,9. L’agent qui anticipe est, bien sûr, Dieu. G. FLOROVSKY, « Le corps du Christ vivant », art. cit., p. 30. Lc 11,20.

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Mais l’Église qui porte cette présence sacramentelle, et qui est établie par elle, n’est toutefois pas elle-même le Royaume. Sous les trois rubriques que nous adopterons dans les chapitres suivants, le fondement de l’être de l’Église est le même : l’Église existe en et par anticipation. Le « peuple » unique de Dieu ne peut se rassembler dans ce monde avant le dernier jour ; par conséquent [172], l’Église ne peut être maintenant le peuple de Dieu qu’en anticipation de ce rassemblement, qu’en tant que communauté qui vit de ce que Dieu en fera eschatologiquement. L’Église est le « corps » de ce Christ dont les disciples furent témoins du départ corporel à la droite de Dieu, et dont nous devons encore attendre le retour de la même manière21. L’Église est le « Temple » de cet Esprit dont la réalité parmi nous est un « avant-goût » ou les « arrhes »22. De cette manière, l’Église est maintenant vraiment le peuple de Dieu et le corps du Christ et le temple de l’Esprit. Car c’est ce que les créatures peuvent anticiper de Dieu et qui constitue leur être. De cette manière également, l’Église est fondée en Dieu lui-même en tant qu’eschatos. Toutes les créatures de Dieu sont conduites par Dieu vers leur accomplissement en lui ; l’Église est conduite de cette manière à double titre, comme étant l’une des créatures de Dieu et comme étant la créature qui incarne ce mouvement pour les autres. Le langage utilisé précédemment est à la fois plus précis et plus évocateur. Nous pouvons citer Martin Luther parmi beaucoup d’autres : « Cette définition va au cœur de la question : l’Église est l’endroit ou le peuple où Dieu demeure, afin de nous faire entrer dans le royaume des cieux, car c’est la porte du ciel23. » L’Église est un moment dans la venue du Royaume et, à ce titre, elle est dans le temps présent la porte du Royaume avec Dieu, c’est-à-dire la porte du ciel. Que l’on dise que la présence sacramentelle du ciel au sein de l’Église est la porte du ciel, ou avec Luther que l’Église elle-même est la porte sacramentelle du ciel, dépend à nouveau de la direction momentanée de notre pensée. La distinction peut être faite de manière commode au moyen d’une célèbre distinction sociologique déjà évoquée à plusieurs reprises. Si nous pensons à l’Église comme communauté, nous pouvons l’appeler la porte du ciel. Si nous pensons à l’Église comme association, la parole audible et visible du Royaume qui se produit en elle est la porte du ciel, localisée grâce au rassemblement qu’elle forme autour de cette parole. Après avoir à nouveau utilisé cet élément tiré de la théorie sociale, c’est l’endroit approprié pour alerter sur ces emprunts. L’Église n’est pas seulement le ciel, qui ne peut d’ailleurs être décrit dans notre époque qu’à travers une imagerie apocalyptique ; elle n’est pas non plus seulement un phénomène de notre époque, objet conceptuel ou hypothèse tirée d’une théorie sociale sécularisée. Par conséquent, du moins24 en ce qui concerne de l’Église elle21 22 23 24

Ac 1,9-11. 2 Co 1,22 ; 5,5 ; Ep 1,14. M. LUTHER, Ennaratio in Genesis, op. cit., § 43, p. 601. On peut douter que n’importe quelle communauté réelle puisse être correctement décrite par

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même, « la théologie […] doit fournir sa propre explication des causes finales à l’œuvre dans l’histoire humaine25 ». Les emprunts des théories sécularisées peuvent être parfois commodes, mais cela ne doit être fait que de façon strictement ad hoc, avec circonspection et, de façon générale, comme nous venons de le faire, en adaptant considérablement les concepts empruntés. [173] Les lecteurs ne seront pas surpris que nous affirmions maintenant que la seule théorie sociale nécessaire est, et ne peut être, que la doctrine de la Trinité elle-même. Cette intuition est, du moins in nuce, disponible en stock dans les dialogues au sujet de l’ecclésiologie. Ainsi, dans le principal dialogue entre l’Orient et l’Occident, il est écrit : « C’est pourquoi l’Église trouve son modèle, son origine et sa fin dans le mystère du Dieu un en trois Personnes26. » Nous allons procéder comme nous l’avons fait plusieurs fois précédemment, en discutant l’institution trine de l’Église à partir du rôle de chaque identité en elle. Nous pouvons définir une règle initiale qui résume une grande partie du travail du premier volume. Compte tenu de l’incarnation – de sorte que la personne humaine Jésus est en fait le Fils qui vit avec le Père dans l’Esprit –, la distinction entre la Trinité immanente et la Trinité économique ne vaut que de manière similaire à celle entre les deux natures dans le Christ. Par conséquent, le rôle du Père, comme Origine sans origine de la divinité, n’est rien d’autre concrètement que le rôle de Celui qui envoie le Fils et l’Esprit en mission, une mission ecclésiale ; le rôle du Fils, comme celui en qui le Père se trouve, n’est rien d’autre concrètement que son rôle comme tête de l’Église, une Église qui trouve en lui le Père ; le rôle de l’Esprit, comme celui qui libère le Père et le Fils, est concrètement le rôle de celui qui libère la communauté chrétienne.

III Le Père, tout comme l’identité singulière nommée ainsi, est le « pré- » de tout être. Il l’est comme celui qui énonce la Parole, une Parole qui offre une finalité, et donc un être, aux autres que lui-même ; en utilisant le langage qui nous a conduits jusqu’à ce point on peut dire qu’il est celui qui détermine leur destin. Ce vers quoi il dirige toutes choses est le totus Christus. Ainsi, un acte qui dépend du rôle spécifique du Père consiste à mandater l’Église : plus précisément, en tant que Père, il prédestine l’Église et toutes choses pour l’Église. La volonté, sans intermédiaire et totalement antérieure, qu’est le Père impose qu’il y ait l’Église comme quelque chose d’autre que le monde ou que le

25 26

les théories sociales sécularisées de la modernité. Dans les limites d’une théologie systématique, nous ne devons pas essayer de décider si John Milbank a raison lorsqu’il dit que les modes successives de la théorie sociale occidentale ne sont qu’une succession d’hérésies chrétiennes qui donc tordent nécessairement la réalité ; bien que pour ma part, j’en suis persuadé ; J. MILBANK, Théologie et théorie sociale, op. cit. Ibid., p. 619. Commission mixte internationale de dialogue théologique entre l’Église Catholique Romaine et l’Église Orthodoxe, Le Mystère de l’Église et de l’Eucharistie à la lumière du Mystère de la Sainte Trinité. IIème réunion plénière, Munich, 30 juin – 6 juillet 1982, II.1, < http://www.vatican.va > (consulté le 23 mars 2015).

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Royaume, et que cette Église soit exactement celle qui existe. Qu’il y ait l’Église parce que le Père l’a prédestinée est l’enseignement fondamental d’Augustin : parmi ses « deux cités », le caractère spécifique de celle qui inclut la vraie justice est qu’elle est prédestinée à « régner[er] à jamais avec […] le Roi des siècles27. » C’est dans ce contexte de l’existence de deux cités, dont l’une est déterminée éternellement à partager la vie de Dieu et donc d’être « céleste », qu’Augustin affirme le plus explicitement sa fameuse doctrine : les deux cités proviennent « de la même masse, toute entière condamnée dès l’origine. Mais Dieu, comme un potier […] a fait de la même masse, ici un vase d’honneur, là un vase d’ignominie28. » Il se peut que les circonstances entourant la doctrine de la prédestination d’Augustin étaient tout autant celles de la controverse donatiste – menée contre les héritiers du vieux « sens vivace de la tradition nord-africaine [174] pour la frontière » entre l’Église et ce qui n’est pas l’Église29 – que celles du combat avec Pélage. Avant et pendant les persécutions, la tradition nord-africaine en était venue à tracer une frontière entre l’Église et le monde au moyens de critères moraux et religieux qui étaient trop malléables pour la libido dominandi de ceux qui appartenaient à cette tradition. Augustin partageait le souci de sa tradition par rapport à une frontière inviolable entre la communauté des saints et les cités de ce monde, mais il avait vu les dégâts causés dans l’Église par les tentatives humaines d’en tracer une. Il « transféra cette limite sur un terrain où elle n’était plus sous un contrôle humain […] Ni les dispositions intérieures mystérieuses du cœur ni l’énigme ultime de l’élection divine ne peuvent être […] revendiquées par un groupe social à l’exclusion d’un autre […]. La doctrine augustinienne de la grâce […] est […] la forme anti-donatiste » de la vieille compréhension contre-culturelle nord-africaine de l’Église30. Nous pouvons noter que l’enseignement d’Augustin, selon lequel les vrais membres de l’Église sont les prédestinés qui ne peuvent être aujourd’hui dénombrés, est à l’origine de l’idée que la véritable Église est « invisible », bien que cette proposition elle-même ne puisse être créditée à son actif. Le concept d’une Église invisible n’a occasionné que des problèmes à travers l’histoire théologique, et aucune utilisation n’en sera faite dans ce travail. L’Église n’est pas une entité invisible ; elle est, si tant elle qu’elle soit quelque chose, le rassemblement bien trop visible de pécheurs autour du pain et du vin. Ce qui est invisible, c’est que cette entité visible est en réalité ce qu’elle prétend être, à savoir le peuple de Dieu. Il y a bien sûr d’autres endroits dans ce travail où la discussion sur la prédestination aurait pu trouver sa place. Et, de fait, cette doctrine a déjà été présentée en substance à plusieurs occasions, comme elle le sera encore à 27 28 29 30

St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 36, livre XV, i, p. 39. Ibid., p. 37. William S. BABCOCK, « Roman North Africa », in Patrick HENRY (éd.), Schools of Thought in the Christian Tradition, Philadelphia, Fortress, 1984, p. 46. Voir Babcock pour ce paragraphe. Ibid., p. 46-47.

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d’autres. Jean Calvin, dont le nom est tellement associé à cette doctrine, l’a située à différents endroits dans chacune des éditions de son Institution : comme interprétation de la puissance de la proclamation pour créer la foi, comme associée à la doctrine de la providence, et enfin dans la sotériologie. Karl Barth, peut-être le plus grand de tous les enseignants sur la prédestination, fait de cette doctrine le pivot systématique de sa doctrine de Dieu31. J’ai suivi aussi bien la place plus modeste que lui assigne Mélanchthon que les arguments augustiniens qu’il développe pour la justifier : au milieu des « ruines des nations, nous savons d’après le propre témoignage de Dieu que son Église subsistera. Pour trouver ce réconfort, nous avons besoin de connaître […] la doctrine de la prédestination32. » Mais si cette doctrine doit être le « réconfort » que Mélanchthon invoque, si elle doit favoriser une foi confiante en et dans l’Église, elle ne peut faire de l’élection et de la réprobation des partenaires égaux. Elle ne peut les définir comme des possibilités égales et laisser planer le doute sur leur équilibre33. L’Église est prédestinée à demeurer finalement en Dieu ; les cités terrestres sont prédestinées à périr. [175] Barth offre l’intuition nécessaire et décisive34. Pour offrir vraiment le sens positif sur lequel tous les grands enseignants de la prédestination ont insisté, cette doctrine doit être d’abord et intégralement une doctrine de « l’élection de Jésus-Christ ». Les développements habituels de cette doctrine ont eu tendance à traiter, d’un côté, le choix de Jésus comme étant le Christ et, de l’autre, notre élection dans l’Église et le Royaume35. Et ceci en dépit de theologoumena néotestamentaires tels que : « [Christ est] prédestiné avant la fondation du monde et manifesté à la fin des temps à cause de vous. Par lui vous croyez en Dieu36 », ou « Ceux que d’avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin que celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères37 », ou encore « Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde38 ». Ainsi, de nombreux travaux de théologie ont laissé penser d’abord à un Dieu qui nous prédestine en faisant abstraction du Christ – et donc d’une manière non trinitaire –, et ensuite aux élus ou aux réprouvés comme étant les individus monadiques correspondants. L’image d’un Dieu qui, dans sa solitude éternelle, trie de façon arbitraire toutes les personnes futures en deux tas, est rejetée par tous les enseignants sérieux de la prédestination, mais elle est néanmoins 31 32 33 34 35 36 37 38

R. W. JENSON, Alpha and Omega, op. cit. ; G. C. BERKOUWER, The Triumph of Grace in the Theology of Karl Barth, Grand Rapids, Eerdmans, 1956, p. 76-108. Philippe MELANCHTHON, Loci communes, 1559, 639. John UPDIKE, In the Beauty of the Lilies, New York, Ballantine, 1996, p. 38-49, offre, sous forme de fiction, un exemple brillant des résultats de cette dialectique. Pour ce qui suit, K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 34-78. Sur tout ce sujet, voir R. W. JENSON, Alpha and Omega, op. cit. Voir la polémique féroce de K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 122ss. 1 P 1,20-21. Rm 8,29. Ep 1,4.

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suggérée de manière irrésistible par une grande partie de ce qu’ils enseignent. Pour surmonter cela, nous devons établir dès le départ que le seul et unique objet de l’élection éternelle est Jésus avec son peuple, le totus Christus. Augustin a enseigné avec sa précision et son élégance habituelles que : « Ainsi donc le Christ a été prédestiné, et lui seul pour être notre chef ; et nous, nous avons été prédestinés, et en grand nombre, pour devenir ses membres39. » Ce qui doit être encore plus clair que l’aphorisme d’Augustin, c’est que ces deux choix ne constituent qu’un seul événement en Dieu. Jésus, précisément comme tête de son Église, est en fait éternellement le Fils, la seconde identité de Dieu. Il aurait pu en être autrement. Nous avons insisté sur le fait que nous ne pouvons pas sonder cet « autrement » ; néanmoins, cette éventualité demeure. Et cette éventualité qui existe avec le Dieu biblique est l’éventualité de la liberté, c’est-à-dire, de l’élection. Que l’homme Jésus soit le Fils est l’événement d’une décision en Dieu40 ; et que l’Église, avec les individus qui lui appartiennent, soit le corps de cette personne est le même événement41. Cet événement est le seul acte d’élection ou de prédestination qui se produit : « Jésus-Christ était lui-même au commencement auprès de Dieu. Voilà ce qu’est la prédestination42. » [176] En Dieu, il est éternellement décidé que le Fils est l’homme Jésus, de manière spécifique dans sa vie et sa mort réelles. Ainsi, il est décidé que le Fils est pour nous. Dans cette décision, le Père, précisément dans son identité de Père, est le seul qui, antérieurement, choisit et envoie. Cela signifie d’abord que le Père choisit Jésus pour être le Messie d’Israël et Israël pour être son peuple. Dans le Nouveau Testament, ceci est plus supposé qu’affirmé, étant au fondement même de l’Évangile. Ainsi, lorsque Pierre, dans son premier sermon, dit que Jésus a été ressuscité pour être « Messie43 », c’est dans le but d’affirmer la résurrection plutôt que de l’expliquer. Il présume que ses auditeurs l’apprendraient plus tard. Matthieu n’a pas davantage besoin d’expliquer, lorsqu’il met toute la mission de Jésus sous le couvert de ce passage d’Isaïe: « Voici mon serviteur que j’ai élu, mon Bien-Aimé qu’il m’a plu de choisir, je mettrai mon Esprit sur lui, et il annoncera le droit aux nations.44. » Au début du ministère de Jésus, lorsque la voix du Père au baptême de Jésus utilise ce même passage, les trois évangiles synoptiques s’attendent à ce que les lecteurs comprennent qu’il s’agit de ses propres paroles d’ordination. Et à la fin, lors de la crucifixion, la foule sait ce qui est en jeu : si oui ou non cette victime 39 40 41

42 43 44

St AUGUSTIN, De praedestinatione sanctorum, op. cit., BA 24, XV 31, p. 559. Notez Col 1,19-20 : « Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude et de tout réconcilier par lui et pour lui ». [Nous soulignons] Barth y revient sans cesse et depuis toutes les directions possibles. Par ex., K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 120 « Le fait qui le distingue de l’ensemble des autres élus et qui […] le relie à eux, c’est qu’il est, lui, Jésus, comme élu, le Dieu qui, en sa propre humanité, les élit tous lui-même. » Ibid., p. 151. Ac 2,26. Mt 12,18.

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« est le Messie de Dieu, l’Élu !45 » Ceci étant fermement établi, nous pouvons nous approprier une autre avancée de Barth : sa construction christologique de la relation entre élection et réprobation. La décision prise dans l’existence de Jésus comme Fils doit être, en effet, une « double » prédestination. Elle doit inclure à la fois l’élection et la réprobation ; comme l’a présenté une fiction récente à travers une vulgarisation du calvinisme, la double prédestination « est tout à fait sensée […]. Comment pouvez-vous être sauvé si vous ne pouvez être damné46 ? » Alors que Grübler en conclut, dans sa dialectique abstraite, qu’il n’aurait qu’à attendre de voir ce qui a été déterminé pour lui, l’élection et la réprobation ne sont pas parallèles dans l’Évangile et ne doivent pas être initialement répartis entre différents individus. Au contraire, selon Barth, « Dans l’élection de Jésus-Christ […] Dieu a destiné le oui à l’homme (c’est-à-dire l’élection, le salut et la vie), et il s’est réservé le non, soit la réprobation, la damnation et la mort47. » Selon l’intuition de Barth, la dialectique de l’élection et de la réprobation doit d’abord être interprétée non pas entre des individus, c’est-à-dire de façon abstraite, mais comme la dialectique interne à l’histoire de l’homme unique, Jésus-Christ. Comme homme il est élu, comme Dieu il se réprouve lui-même ; mais dans une christologie adéquate, il est réprouvé et élu aussi comme l’homme qu’il est. Ainsi la dialectique de l’élection et de la réprobation est historique, elle a donc une direction : la réprobation est toujours là, mais seulement à cause de l’élection48. En effet, parce qu’en Christ Dieu prend sur lui notre réprobation, elle ne peut plus être la nôtre [177], mais seulement celle du Christ49. Christ est le réprouvé qui est accepté, et nous, qui aurions été réprouvés, serons acceptés en lui. Maintenant, nous pouvons considérer l’élection de la communauté en tant que telle. Nous devons l’examiner maintenant et pas ultérieurement, car nous ne sommes pas autorisés à sauter directement de l’élection du Christ à la question de l’élection des individus pour leur salut. Le livre principal du Nouveau Testament qui concerne la prédestination, l’Évangile de Jean, ne connaît l’élection que comme création de l’Église. Le Jésus johannique affirme : « Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent […]. J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cet enclos et celles-là aussi, il faut que je les mène ; elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau et un seul berger50. » Ensuite il raconte pourquoi certaines brebis plutôt que d’autres le suivent afin de former l’Église : le Père les lui a données. En outre, ce que son Père lui a donné, « nul n’a le pouvoir d’arracher quelque chose de la main du Père » et « Moi et le Père nous sommes un51. » « Le troupeau » du Fils est la 45 46 47 48 49 50 51

Lc 23,35. J. UPDIKE, In the Beauty of the Lilies, op. cit., p. 190. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 171. Par ex., ibid., p. 181-182. Ibid., p. 174. Jn 10,14-16. Jn 10,29-30.

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communauté choisie dans la périchorèse trine. Cette compréhension n’est pas particulière à Jean ; dans les passages cités plus haut des épîtres de Paul comme dans d’autres épîtres, le « nous » ou le « vous » désigne toujours et explicitement l’Église. Nous pouvons maintenant seulement en venir au traçage par Dieu de la frontière entre la cité de Dieu et les cités terrestres, c’est-à-dire à la prédestination des individus. La considération décisive résulte de tout ce qui précède : le « pré- » dans « prédestination » doit être le même « pré- » que dans « préexistence du Christ ». Voilà ce qui avait été établi dans le premier volume : ce « pré- » est primitivement la priorité de l’avenir de Dieu pour tous les êtres, et de cette manière seulement il est la priorité de son antériorité par rapport aux êtres ; et de cette manière il est la réconciliation des deux, la priorité dans le temps créé de la mort et de la résurrection du Christ, et de sa parole audible et visible dans l’Église. Par conséquent, ce n’est pas que Dieu ait déjà décidé si je fais ou non partie de sa communauté. Il décidera et donc a décidé ; il a décidé et donc décidera ; et donc il décide également dans le temps créé. Là où les doctrines habituelles de la prédestination individuelle s’égarent, c’est qu’elles interprètent la prédestination d’une personne par Dieu comme un unique événement dans l’éternité « qui précède » les événements de sa vie, et l’annonce de l’Évangile qui lui est faite et son baptême comme des événements qui en résultent. Mais nous avons vu comment ces notions d’avant et d’après ne peuvent refléter la façon dont l’Évangile évoque la préexistence. Le « pré- » éternel de l’existence du Christ, qui est identique au « pré- » de la prédestination, se produit également dans le temps, comme la résurrection et comme l’action divine et contingente de la proclamation et de la prière d’Israël et de l’Église, c’est-à-dire visible et audible. Ainsi – pour le mettre dans le contexte le plus contraignant possible – à la question du pénitent : « Mais comment puis-je savoir que je suis parmi les élus ? », la réponse correcte du confesseur doit être : « Vous le savez parce que je suis sur le point de vous absoudre, et que mon action est la décision éternelle de Dieu vous concernant. » [178] Si je suis dans la cité de Dieu plutôt qu’hors d’elle, si je suis sur le côté « céleste » de la grande fracture augustinienne, la décision selon laquelle il en est ainsi est celle de Dieu seul, et par conséquent elle est une pré-destination. Mais puisque le Dieu en question est le Dieu biblique, cela ne signifie pas que l’événement de la décision divine soit un événement qui se cache en quelque sorte derrière ou au-dessus de l’événement de la venue du Christ vers moi. À ce sujet, Barth avait aussi raison : la vieille doctrine calviniste, selon laquelle JésusChrist n’est que le « miroir » de l’acte de prédestiner, par ailleurs établi par Dieu, est très insuffisante. De même en est-il avec la vieille doctrine luthérienne, selon laquelle Dieu, dans l’amour du Christ, veut que tous soient sauvés, mais que certains par leur propre décision ne le sont pas – autrement dit que la prédestination n’est pas vraiment une prédestination52. Une authentique doctrine 52

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 63-78.

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de la prédestination individuelle est précisément une doctrine à propos de ce qui arrive à et pour les individus quand ils rencontrent le Christ dans son Évangile : à savoir que le jugement qu’ils entendent alors n’est rien de moins que la décision éternelle de Dieu53. Le baptême est l’acte du Père de donner une brebis au troupeau de son Fils. L’histoire de Dieu avec nous est un acte intégral de souveraineté, compris comme sa décision de nous réconcilier avec lui en Jésus-Christ54. L’existence et la qualité spécifique de membre de la communauté sont prédestinées dans cette décision, avec un « pré- » qui est approprié pour le Dieu biblique. Nous ne pouvons pas, bien sûr, en rester là. Une des formes de la vieille inquiétude, « Un tel est-il – suis-je – parmi les prédestinés ? », à l’évidence demeure. La plus grande partie de l’espèce humaine n’est pas entrée dans l’Église avant de mourir ; autrement dit, ils n’ont pas terminé l’histoire qui va de la réprobation à l’élection. Par conséquent, le fait que cette réprobation soit toujours en vue de l’élection ne signifie pas en soi que personne ne restera en dehors du peuple de Dieu. Cela ne signifie pas non plus, bien sûr, que certains le resteront. La question doit être gardée pour la dernière partie de cet ouvrage : le lieu eschatologique de la réprobation sera-t-il habité ?

IV Si le Père avait décidé que les saints de l’Israël canonique devaient ressusciter ensemble avec Jésus, de manière à ce que sa résurrection corresponde à la Fin, sa résurrection et la leur auraient été toutes les deux réalisées dans la puissance du Saint-Esprit55. Mais il n’y aurait pas eu d’Église composée de Juifs et de païens, et par conséquent pas de révélation finale du « visage » de l’Esprit56. Si Dieu avait ressuscité Jésus sans déjà ressusciter les saints d’Israël et laissé tout simplement les disciples de Jésus attendre la Fin, l’Esprit serait, pour ainsi dire, monté avec Jésus. C’est dans la situation déterminée par ces deux possibilités – qui vues rétrospectivement sont inconcevables et en effet absurdes – que l’intervention de l’Esprit à Pentecôte trouve sa nécessité dramatique au sein de l’histoire de Dieu. La Pentecôte est l’initiative personnelle et particulière de l’Esprit pour retarder la parousie : quand l’Esprit descend [179] eschatologiquement, sans pour autant ressusciter tous les morts et clore cet âge, le temps de l’Église s’ouvre. L’ecclésiologie œcuménique reconnaît de plus en plus le rôle spécifique de l’Esprit dans la fondation de l’Église57 ; c’est en grande partie le résultat d’initiatives orthodoxes. L’orthodoxie contemporaine a développé une critique 53 54 55 56 57

Barth, évidemment, ne pourrait pas tolérer cette conséquence ; à cet endroit, sa définition funeste du temps et de l’éternité comme étant mutuellement exclusifs s’impose. Par ex., K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 94. Rm 1,3. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 118-119. Voir les rapports du Conseil Œcuménique des Églises rassemblé à Uppsala (1968), The Holy Spirit and the Catholicity of the Church, p. 14-16 ; et à Nairobi (1975), Confessing Christ Today, p. 33, 40.

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cohérente de l’ecclésiologie occidentale et de sa pratique ecclésiale58 : l’Occident n’a pas reconnu que Pentecôte est une « intervention de la Sainte Trinité » qui est « nouvelle » eu égard à la résurrection, et qu’elle « vient de la troisième Personne de la Trinité » dans son identité propre59 ; ainsi, l’Occident a développé une ecclésiologie dans laquelle « il n’y a guère de place […] pour une économie60 propre de l’Esprit – c’est-à-dire de la liberté – économie nullement séparée de celle du Christ, mais distincte et équilibrante. Le plérôme de l’Église, comme synergie du ministère et du peuple dans sa totalité, n’arrive pas à s’exprimer61 ». L’Occident a oublié que « la vie de l’église est fondée sur deux mystères corrélatifs : le mystère de la sainte Cène et le mystère de Pentecôte62. » Nous avons vu dans le premier volume qu’une telle critique est justifiée et pourquoi elle l’est. Le « jour de la Pentecôte », tel que Luc décrit l’événement, les disciples regroupés « furent remplis du Saint-Esprit. » Les phénomènes linguistiques étranges qui suivirent63 ont été interprétés par Pierre comme étant l’accomplissement d’une prophétie qui clôt l’Ancien Testament : « dans les derniers jours […] je répandrai de mon Esprit sur toute chair. » Dans la nouvelle communauté tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, esclaves et hommes libres, prophétiseront64. Viennent ensuite la première annonce de la résurrection et les premières conversions à cet Évangile. L’orthodoxie exhorte l’Occident à reconnaître dans cet événement un acte spécifique de l’Esprit instituant l’Église, acte qui émerge alors de son identité d’Esprit. Nous pouvons sommairement décrire cet événement de cette manière : l’Esprit libère une communauté humaine réelle des déterminismes simplement historiques pour être apte à être unie avec le Fils, et donc à être le seuil du chemin qui conduit la création en Dieu. C’est le cœur de l’affirmation orthodoxe : « Dans la mesure où quelque chose n’est donné qu’historiquement, c’est l’instrument de la [180] “nature”65, et donc hostile à la liberté […]. Même Jésus doit être libéré de l’histoire passée. Obtenir cette libération est l’œuvre de l’Esprit66. » 58

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62 63 64 65 66

L’émergence de cette critique unifiée dépend en large partie de l’influence de Vladimir LOSSKY ; voir, avant tout, À l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1967. Une description concise – et tout à fait hostile – de ce mouvement est fournie par André DE HALLEUX, « Pour un accord œcuménique sur la procession de 1’Esprit Saint et 1’addition du Filioque au Symbole », in Lukas VISCHER (éd.), La théologie du Saint Esprit dans le dialogue entre l’Orient et l’Occident, Paris, le Centurion, 1981, p. 81-82. Nikos A. NISSIOTIS, Die Theologie der Ostkirche im ökumenischen Dialog, Stuttgart, Evangelisches Verlagswerk, 1968, p. 74-75. « Economie » Olivier CLEMENT, « Quelques remarques d’un orthodoxe sur la Constitution De ecclesia », in Oecumenica : Annales de Recherche Œcuménique 1966, F. W. Kantzenbach et V. Vajta (éd.), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966, p. 109. G. FLOROVSKY, « Le corps du Christ vivant », op. cit., p. 19. [Nous soulignons] Leurs caractéristiques peuvent difficilement être discernées maintenant. Ac 2,1-41. L’usage fait ici des termes « historiquement » et « nature » est différent de celui qui est courant en Occident, mais cela ne doit pas nous distraire pour l’instant. Ce résumé de la position de Jean Zizioulas, plus concis que celui donné par ce dernier, est de Colin GUNTON, The Transcendent Lord: The Spirit and the Church in Calvinist and Cappadocian Theology, London, The Congregational Memorial Hall Trust, 1988, p. 12-13.

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La critique orthodoxe a découvert les fruits lamentables du déficit pneumatologique de l’Église occidentale dans son oscillation ecclésiale instable entre institutionnalisme et spiritualisme67. Les institutions constituent l’identité diachronique d’une communauté. Elles établissent, tout simplement du fait de leur propre pouvoir en tant qu’institution, une continuité purement intérieure et historique à travers le temps. Le fondement historique des institutions de l’Église est constitué par les événements racontés dans les Évangiles. Aussi singulier que fut, du point de vue historique, l’un de ces événements, la résurrection, la relation de la communauté ainsi fondée à son socle historique obéit aux prédictions habituelles : lorsque l’on connaît les circonstances qui entourent l’origine historique de l’Église, on peut prédire de façon générale quelle sorte d’institutions l’Église doit avoir – en effet, nous avons fait quelque chose de ce genre dans le premier volume, lorsque nous avons discuté les institutions que sont les Écritures, les credo et le magistère d’enseignement68. C’est pourquoi la critique orthodoxe observe que « les éléments institutionnels de l’Église […] appartiennent, à proprement parler, à la christologie69 » ; c’est-à-dire que leur existence et leurs caractéristiques peuvent être expliquées par une analyse qui n’inclut pas le Père ou l’Esprit parmi ses données. D’un point de vue historique, les institutions apparaissent comme la propre identité diachronique de communautés fondées historiquement. Si l’Église se comprend elle-même comme étant fondée dans des événements antérieurs à la Pentecôte sans l’être aussi dans l’événement de la Pentecôte en tant qu’initiative divine commensurable à la résurrection, elle sera tentée de chercher sa propre identité à travers le temps dans un institutionnalisme sanctifié mais encore mondain, dans un « sacramentalisme hiérarchique70. » Ainsi, par exemple, le collège épiscopal sera vu moins comme « l’expression des églises locales en communion […] qu’une sorte de sénat71. » [181] Une fois que ces conditions sont établies, le malaise que l’Église 67

68 69 70 71

N. A. NISSIOTIS, Die Theologie der Ostkirche im ökumenischen Dialog, op. cit., p. 77 : « La compréhension pneumatologique de l’être de l’Église présuppose une reconnaissance fondamentale de l’œuvre de sanctification de l’Esprit. Cette sanctification est souvent comprise comme sacralisant, ou comme consacrant, ou comme […] une appropriation subjective de l’œuvre rédemptrice du Christ. Mais sanctifier signifie plutôt un travail structurel fondateur de la part de l’Esprit. » Notez que ce point n’est nullement rappelé que par l’Orient. Voir le dialogue occidental, Arbeitsgruppe der deutschen Bischofskonferenz und der Kirchenleitung der Vereinigten Evangelisch-lutherischen Kirche Deutschlands, Kirchengemeinschaft im Wort und Sakrament, Paderborn, Bonifatius-Drueckerei, 1984, p. 12 : « Ainsi l’Église, institution établie et force de l’Esprit, est toujours à considérer sans cesse comme une réalité nouvelle. Il faut regarder les deux ensembles. Privilégier l’un de ces fondamentaux plutôt que l’autre pourrait amener à une méprise d’ordre institutionnel ou de l’ordre de l’exaltation. Ces deux dangers n’ont cessé de ressurgir dans l’histoire des Églises. » R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 40-62. John D. ZIZIOULAS, « Die pneumatologische Dimension der Kirche », Internationale katholische Zeitschrift (1973) 2, p. 139-140. O. CLEMENT, « Quelques remarques d’un orthodoxe sur la Constitution De ecclesia », art. cit., p. 109. Ibid., p. 115.

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ressentira à cause d’une compréhension aussi étrangère trouvera probablement un apaisement dans une réaction de spiritualisme libre et flottant72, qui constitue l’autre pôle de l’histoire ecclésiale instable de l’Occident. Si on ne fait pas l’expérience du Christ et de l’Esprit dans la mutualité de leur rôle fondateur de l’Église, alors ni les institutions de l’Église ni sa réalité charismatique ne seront vues dans la concordance qui leur propre73. C’est là le reproche le plus grave de l’Orient à l’encontre de l’Occident : « Dans la pensée occidentale, il y a souvent une tendance à séparer “charisme” et “office” l’un de l’autre74. » « Même Jésus doit être libéré de l’histoire. » Évidemment, cette libération est réalisée en premier lieu par la résurrection75. Mais s’il n’y avait pas eu la Pentecôte, si Jésus était ressuscité dans l’avenir eschatologique en nous laissant tout simplement derrière, s’il n’avait aucune réalité présente au sein de l’événement de l’Église, il ne serait pour nous qu’un simple fragment de mémoire, emprisonné dans l’histoire. Qu’il n’en soit pas ainsi est l’œuvre ecclésialement fondatrice de l’Esprit qui « unit la tête avec le corps du Christ76. » La libération de Jésus est accomplie non seulement par la résurrection, mais également par la libération d’une communauté par l’Esprit dans le but de recevoir et d’être sa réalité présente au sein de cet âge. Chaque individu a, et est, un esprit : c’est sa vivacité personnelle, tel un « vent » qui anime ce vers quoi il dirige son énergie personnelle. Mais chaque communauté a également un esprit, qui n’est pas le simple agrégat des esprits de ses membres. Ainsi, une équipe sportive peut être composée des meilleurs athlètes et perdre régulièrement si elle n’a pas « l’esprit d’équipe », si elle n’est pas devenue une communauté. L’esprit d’une communauté est la vivacité qui souffle à travers elle, la liberté dans laquelle elle est plus que la somme de ses parties, parce que chacun de ses membres agit avec l’élan libérateur qui lui vient de tous les autres77. La relation entre l’esprit d’une communauté et celui d’un ou plusieurs individus varie d’une situation à l’autre. C’est le miracle fondateur de l’Église que son esprit communautaire soit identiquement l’Esprit qu’est, et qu’a, le Dieu personnel. À la Pentecôte, l’Esprit prophétique a été « répandu » dans le but non de transformer des individus en prophètes mais de créer une communauté prophétique78. L’Esprit de vie et de liberté vivifie et libère précisément « ceux qui sont en Jésus Christ79. » « Il y a diversité de dons […] mais c’est le même 72

73 74 75 76 77 78 79

Ainsi, les mouvements « enthousiastes » du temps de la Réforme, étaient présents depuis longtemps de façon souterraine en attendant une occasion pour émerger, précisément pendant la période où la propre présentation des patriarches occidentaux était celle d’un pouvoir mondain et bureaucratique. J. ZIZIOULAS, « Die pneumatologische Dimension der Kirche », art. cit., p. 139-140. Johannes MABEY, « Das Charisma des apostolischen Amtes in Denken und Beten der Ostkirchen », Catholica 27, p. 263-279. Rm 1,1. N. A. NISSIOTIS, Die Theologie der Ostkirche im ökumenischen Dialog, op. cit., p. 71. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 118-128. Ac 2,14-36. Rm 8,1-11 [Nous soulignons].

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Esprit […] [car comme] le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres […] il en est de même du Christ. Car nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit en un seul corps80. » « Car le Seigneur est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous […] nous sommes transfigurés81 ». [182] La vérité de propositions telles que « L’église est le corps du Christ », ou « L’église est l’épouse du Christ », réside, nous l’avons déjà noté et le développerons encore, uniquement dans la compréhension qu’avait le Christ ressuscité qu’il en était bien ainsi ; car il est le Logos lui-même. Mais de telles propositions n’auraient pas pu être vraies pour chaque créature, aussi longtemps que le Christ ressuscité est celui qu’il est. Le Christ n’aurait pas pu se reconnaître dans une cité étrangère à Israël sans cesser d’être le Christ. En effet, il n’aurait pas pu se reconnaître dans aucune communauté telle qu’elle est, appartenant à cet âge. Le miracle par lequel la communauté des disciples de Jésus et de leurs convertis peut être le corps ou l’épouse du ressuscité est que l’esprit de cette communauté particulière est identique à l’Esprit de Dieu. L’Esprit fonde l’Église en se donnant lui-même comme esprit de cette communauté, et par conséquent en la libérant, au sein de cet âge, pour être destinée à être unie avec une personne ressuscitée dans l’avenir eschatologique. Ici, « peut être » et « est » ne peuvent être distingués de façon abstraite. Que l’Esprit fasse de l’Église une communauté qui « peut » être unie avec le ressuscité, et que l’Esprit unisse effectivement l’Église avec lui, sont un seul et même acte, car c’est le Christ ressuscité qui accorde lui-même l’Esprit82. Et comme l’Église est une communauté au sein du temps créé, l’aptitude de l’Église à être unie avec le Christ ressuscité doit être l’aptitude des institutions au moyen desquelles elle perdure dans le temps. Nous sommes revenu aux mandats orthodoxes : l’œuvre de l’Esprit pour unir la tête avec le corps du Christ est une « œuvre structurelle fondatrice83 », une aptitude en effet de son ordre « hiérarchique »84, c’est-à-dire des structures par lesquelles l’Église existe en tant que communauté et pas simplement en tant que regroupement d’individus pieux. Dans les structures propres à l’Église, institution et charisme par conséquent s’ajustent85. Ou, pour utiliser un langage propre à la théologie occidentale, les institutions nécessaires à l’Église sont sacramentelles86. Prenons un cas 80 81 82 83 84 85 86

1 Co 12,4-13. 2 Co 3,17-18. À nouveau, Ac 1,33. N. A. NISSIOTIS, Die Theologie der Ostkirche im ökumenischen Dialog, op. cit., p. 77. [Nous soulignons] J. MABEY, « Das Charisma des apostolischen Amtes in Denken und Beten der Ostkirchen », op. cit., p. 263. Ibid., p. 265 : « Le magistère est un charisme, parce que l’Esprit, qui vit et donne vie, est la source du magistère dans l’Église. » Par ex., en rapport avec le ministère, « Réflexions de théologiens orthodoxes et catholiques sur les Ministères », Rapport d’un groupe ad hoc qui s’est tenu à Chambésy en 1977, Episkepsis 183 (1978), p. 8 : « Puisque le Christ n’est présent que dans l’Esprit […] le ministère ecclésial est, de par sa nature, charismatique […]. Cette vision de la sacramentalité du ministère

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essentiel : les évêques, qui administrent des organisations guère différentes de celles de ce monde, le font – lorsque la cité ecclésiale est structurée de façon légitime – à travers leurs rôles sacramentels : leur présidence de l’eucharistie, leur pouvoir d’ordonner, leurs soins collégiaux pour l’unité de l’Église et leur vocation à enseigner. Pour terminer, nous devons également, dans cette section, nous rappeler que l’Église est un événement au sein d’Israël. L’Esprit n’a pas commencé son œuvre de libération d’une communauté humaine lorsqu’il est intervenu à Pentecôte ; en effet, la description de l’être et de l’œuvre de l’Esprit87 qui est présupposée ici a été tirée, dans le premier volume de ce travail, principalement de l’Ancien [183] Testament. Le même Esprit qui a établi des prophètes établit la communauté prophétique ; le même Esprit qui a suscité des « juges » pour libérer les tribus des impasses historiques libère l’Église des impasses intrinsèques à l’histoire ; c’est l’Esprit promis comme vie nouvelle pour les os secs d’Israël qui est l’« acompte » de la vie eschatologique dans l’Église. Nous pouvons peut-être le formuler ainsi : l’Esprit crée le dynamisme commun à Israël et à l’Église, poussant Israël à devenir l’Église, et libérant l’Église pour l’accomplissement d’Israël.

V Il y a bien sûr un sens évident selon lequel l’Église a en effet été fondée par les actes du Fils, tels qu’ils sont racontés dans les Évangiles. Cependant, nous ne devons pas nous joindre à la tentative de faire le choix entre eux : le Christ a-t-il fondé l’Église en se faisant baptiser, ou en choisissant les apôtres, ou en célébrant la dernière Cène, ou, en tant que ressuscité, en soufflant l’Esprit sur ses disciples, ou en leur donnant leur mission ? En théologie systématique, nous n’avons pas besoin non plus de nous joindre au débat de savoir si Jésus avait subjectivement l’intention ou non de fonder l’Église. Car c’est la vie toute entière du Fils, de sa conception par l’Esprit Saint à son Ascension, qui, de fait, a fondé l’Église. Dans l’ensemble de ce qu’il a fait, dit et souffert, il est la personne qu’il est, et cette personne ne peut pas davantage être privée de la communauté de ceux pour qui il a été envoyé, qu’il ne peut être rejeté en tant que Seigneur ressuscité. En outre, l’ami des publicains et des pécheurs, le réfugié dans la Phénicie païenne qui loua la foi d’une femme du lieu88, ne peut avoir comme communauté rien de moins qu’une communauté de Juifs et de païens. Le Christ, peut-on dire, a retardé la parousie en vivant l’histoire qu’il a créée, et donc en étant la personne qu’il est, c’est-à-dire la personne qui, s’il est ressuscité pour être Seigneur, ne pouvait manquer d’avoir une communauté telle que l’Église. Tout ceci étant établi, nous pouvons alors reconnaître qu’évidemment

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s’enracine dans le fait que le Christ est, à la fois, celui que l’Esprit rend présent par la communauté et celui qui donne à cette communauté l’Esprit. » R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 189-206. Mt 15,28.

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certains événements du récit évangélique plus que d’autres déterminent le fait et le caractère de la communauté de Jésus ressuscité. Par exemple, s’il n’avait pas énoncé la parabole de la graine de moutarde, nous serions plus pauvres mais l’Église ne serait pas très différente. En revanche, l’appel spécifique de certains disciples, l’enseignement du « Notre Père » et les événements par lesquels l’eucharistie et le baptême furent institués ont notamment fait de l’Église la communauté qu’elle est. Nous allons conclure ce chapitre en discutant de ces « institutions ». Les relations exactes entre le large mouvement des disciples de Jésus en Galilée et en Judée, son appel plus ciblé de disciples89, la nomination et l’envoi des « Douze »90, l’identification ultérieure des Douze avec « les » apôtres, et la situation décrite dans les Actes91 où les Douze forment une sorte de conseil de gouvernement de l’Église naissante resteront probablement incertaines d’un point de vue historique. Pour autant, il est [184] clair que la communauté des disciples de Jésus n’a jamais été structurellement homogène, mais qu’elle était plutôt « hiérarchique », c’est-à-dire qu’elle se manifestait au travers de cercles concentriques avec des responsabilités différentes. Lorsque ses partisans se regroupèrent après la résurrection, cette structure demeura. Et lorsque l’Esprit libéra cette communauté pour être l’Église, ce fut « Pierre, qui se tenant avec les Onze », « éleva la voix » pour débuter la mission92. La hiérarchie de l’Église, c’est-à-dire son caractère en tant que cité organique plutôt que cité abstraitement égalitaire, est ainsi fondée sur la mission de Jésus telle qu’elle est racontée dans les Évangiles. C’était un représentant des disciples d’alors qui demanda à Jésus de leur enseigner un exemple de prière93. L’exemple fourni par Jésus94 était formé de demandes dont aucune n’était étrangère à la prière juive95. Elle ne s’en distinguait que par deux aspects. La prière de Jésus, comme la prière juive des Dix-huit Bénédictions qui lui ressemble étroitement, se divise clairement en deux strophes, tant par la forme poétique que par le contenu. Chaque prière a une strophe de demandes pour des besoins temporels et une strophe de demandes pour l’accomplissement des promesses eschatologiques du Seigneur. Mais l’ordre de ces strophes est inversé : alors qu’une prière plus typique, du point de vue du sens commun, parle d’abord des besoins quotidiens puis se déplace vers le temps du Messie, la prière de Jésus situe d’emblée ses pétitionnaires devant le Royaume puis,

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Jn 1, 35-51 ; Mc 1,16-30 et par. Mc 3,13-19 et par. ; Mt 10,1-16. Que ces récits soient des rétroprojections à partir d’une situation ecclésiale postérieure à Pentecôte ne change rien à notre argument. Ac 1,21-26. Ac 2,14. Lc 11,1. Mt 6,9-11 et par. Pour un ensemble de comparaisons avec la prière des Dix-huit Bénédictions, voir Karl Georg KUHN, Achtzehngebet und Vaterunser und der Reim, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1950, p. 25-46.

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presque comme un ajout, s’occupe de l’avant-dernier96. Lorsqu’un disciple de Jésus prie cette prière, le « nous » avec lequel il s’identifie est précisément le « nous » de ceux qui entourent la porte du ciel. Que l’Église soit une « eschatologie anticipée » est historiquement fondé sur la pratique de Jésus et de ses disciples de prier. En second lieu, Jésus enseigne ses disciples à commencer en s’adressant personnellement et de façon particulière à Dieu : « Père » ou « Notre Père »97. Dans les Évangiles, s’adresser à Dieu comme « Père », ou de façon encore plus choquante comme « mon Père », est une manière de faire propre à Jésus ; comme cela a été souvent observé, « Père » n’était pas dans le judaïsme en général une manière habituelle de s’adresser à Dieu à la deuxième personne. C’était, en effet, en s’adressant à Dieu spécifiquement comme son Père que Jésus s’est révélé être, de façon spécifique, le Fils98. C’est pour cette prétention implicite qu’il a été crucifié. Jésus a invité ses disciples à se joindre et à partager sa relation avec son Père, et à s’adresser à celui qu’il appelait « mon Père » comme leur Père commun, en adossant, en quelque sorte, leurs prières à la sienne. La prière est la réalité de la foi ; par conséquent, la manière de s’adresser à Dieu est une structure qui définit la foi spécifique des disciples de Jésus : nous nous approchons de Dieu comme des enfants qui grandissent s’approchent d’un père aimant et juste, osant le faire parce que nous [185] nous approchons avec celui qui a son origine dans cette filiation. L’Église est la communauté qui, parce que le Père a ressuscité Jésus pour confirmer sa filiation, accepte l’invitation de Jésus – telle qu’elle la trouve dans les Évangiles – de prier le Père avec le Fils – et ainsi dans leur Esprit – et de façonner toute sa vie sur ce modèle99. Que l’Église « trouve son modèle, son origine et sa fin dans le mystère du Dieu unique en trois personnes » est fondé historiquement sur le fait que Jésus associe ses disciples au discours qu’il adresse personnellement à Dieu. Au cœur de la communion de Jésus avec ses disciples se trouvait le partage de repas100. Tous les repas sont intrinsèquement des occasions religieuses – en fait des offrandes –, et ils étaient compris de cette manière en particulier en Israël. Car toute vie appartient intimement à Dieu, de sorte que le meurtre lié à 96 97

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Ibid., p. 40-41. Sur ce point et ce qui suit, voir Donald JUEL, « The Lord’s Prayer in the Gospels of Matthew and Luke », Princeton Seminary Bulletin, Supplementary Issue, The Lord’s Prayer, 2 (1992), p. 56-70. Pour un examen subtil et persuasif des Synoptiques et des Actes, abstraction faite de la présentation johannique plus ouverte, voir ibid., p. 59-63. Je l’ai déjà dit dans le premier volume, mais je dois, dans les circonstances présentes, le répéter : ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas façonner leur prière ou d’autres discours religieux sur ce schéma, de façon tout à fait transparente, sont en dehors de la foi chrétienne. Pour l’Église, conformer son discours aux demandes de telles personnes, quel qu’en soit le degré, est tout simplement une apostasie. Ernst LOHMEYER, « Das Abendmahl in der Urgemeinde », Journal of Biblical Literature 56, p. 217-252 ; Joachim JEREMIAS, The Eucharistic Words of Jesus, trad. Norman Perrin, Philadelphia, Fortress, 1977.

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la consommation – que nous n’évitons absolument pas en mangeant des légumes – est une intrusion dans son domaine. Par conséquent, la nourriture ne peut être prise qu’avec action de grâce rendue à Dieu pour ce privilège, et la nourriture doit elle-même lui être offerte en retour, sous la forme d’une parole visible d’action de grâce. Partager un repas est donc toujours un acte d’adoration communautaire, qui établit une communion précisément devant le Seigneur. La communion de table de Jésus avec ses disciples était pour eux une incarnation de son message : elle ouvrait à la fraternité du Royaume101 et incluait « publicains et pécheurs », une occasion majeure d’infraction pour les pharisiens102. La communion de table des disciples avec leur Seigneur s’arrêta avec la crucifixion. Elle fut rétablie par la résurrection ; et dans les apparitions du Seigneur ressuscité, le partage d’un repas occupa une place disproportionnée103. Après Pentecôte, la communion de table renouvelée fut la marque distinctive de la communauté104 ; et parmi les premiers évangélistes, les responsables devaient être choisis parmi ceux « qui av[aient] mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts105. » En Israël, un repas formel commence et se termine avec l’offre d’une action de grâce106, et avec du pain et du vin offerts et partagés comme l’incarnation de celle-ci107. Le [186] contenu matériel de l’action de grâces verbale varie, mais comprend une action de grâces pour la nourriture et quelques souvenirs d’actions salvatrices de la part du Seigneur dans l’histoire passée ou même future. Que le dernier repas de Jésus avec ses disciples ait été ou non un repas pascal, il dut y avoir un dernier repas communautaire d’une sorte ou d’une autre. Paul et les Évangiles synoptiques le dépeignent comme étant complété par de telles actions de grâces formelles. Dans les comptes-rendus de Paul et des Évangiles synoptiques108, Jésus prit au début du repas du pain, prononça l’action de grâce introductive, rompit le pain et le distribua pour qu’il soit mangé comme participation incarnée des disciples à la prière. Après le repas, il prit une coupe de vin, l’offrit en action de grâce conclusive et fit circuler la coupe pour qu’elle soit partagée comme participation incarnée à cette offrande conclusive d’action de grâce. Les 101 102 103 104 105 106

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Lc 12,8. Mc 2,15 et par. ; Mt 11,19 et par. ; Lc 15,1. Oscar CULLMANN, Early Christian Worship, trad. S. Todd et J. B. Torrance, London, SCM, 1953, p. 14-18. Ac 2,46-47. Ac 10,41. La plupart des textes sont répertoriés dans Anton HAENGGI et Irmgad PHAL (éd.), Prex Eucharistica, Fribourg, Editions Universitaires, 1968. Voir Louis BOUYER, Eucharistie : théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Paris, Cerf, 2009. J. JEREMIAS, Eucharistic Words, op. cit., p. 35, 108-110, 173-178, 232-233 ; Ferdinand HAHN, « Die altestamentliche Motive in der urchristlichen Abendmahlsüberlieferung », Evangelische Theologie 27, p. 337-374. Pour ce qui suit, voir Robert W. JENSON, Visible Words: The Interpretation and Practice of Christian Sacraments, Philadelphia, Fortress, 1978, p. 67-77.

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comptes-rendus fonctionnèrent évidemment comme rubriques liturgiques avant leur incorporation dans le contexte narratif des Évangiles ; cela se voit dans tous les comptes-rendus, mais le plus ancien, celui de Paul, dans lequel chaque action de grâce et chaque distribution sont suivies par l’ordre formel « Faites ceci », est le plus explicite109. Les textes canoniques présentent cette institution de manière tout à fait intentionnelle : Jésus dit à ses disciples « Faites ceci » dans un contexte narratif où seules les actions de l’Église postérieures à la résurrection peuvent obéir à ce commandement. Quel est ce « ceci » ? Si nous supposons que les rubriques ont été formulées dans l’Église primitive, « ceci » doit englober toute l’action racontée. Si nous supposons que Jésus les prononça pendant son dernier repas, ils doivent se référer à l’action de grâce qu’il venait d’énoncer. Le résultat pratique est le même, car le partage du pain et de la coupe commune appartiennent de toute façon à l’action de grâce. Il y a un autre mandat : « Quand vous faites ceci, faites-le en mémoire de moi. » L’action de grâce d’un repas inclut toujours quelques souvenirs narratifs des actes de Dieu en faveur d’Israël ; ici, Jésus dit à ses disciples de l’inclure parmi ces souvenirs. Il y a encore un autre élément dans les textes : « Ceci est mon corps… », et « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » ou « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance. » L’interprétation de ces mystères est remise à plus tard. Le mandat rituel devient alors : lors de repas, offrez des actions de grâce qui incluent Jésus parmi les choses pour lesquelles vous rendez grâce et qui incarnent votre participation à l’action de grâce en partageant du pain et en faisant circuler la coupe de vin. Que l’action distinctive de l’Église soit une offrande de louanges et d’actions de grâce, incarnés comme les éléments d’un repas, et que la réalité verbale de cette autodéfinition ait un contenu narratif spécifique – celui de l’histoire de Dieu avec Israël qui s’est conclue avec Jésus – est donc historiquement fondé dans la vie de Jésus avec ses disciples. Elle l’est de façon générale dans leur communion de table, et plus spécifiquement dans le repas de la « nuit où il fut livré ». Parce qu’elle est fondée par les actions de Jésus, l’Église n’est pas une communauté religieuse destinée à tout usage ; elle existe, comme de nombreuses liturgies l’indiquent, pour se souvenir de la mort de Jésus, pour proclamer sa résurrection et pour attendre sa venue. [187] Pour terminer, l’Église est une communauté missionnaire, et à cause de cela une communauté distincte, même « contre-culturelle ». C’est sa pratique du baptême qui la rend ainsi et qui la différencie de la sorte110. Un rite de purification est entré dans la vie de Jésus et dans celle de ses disciples à travers le rite de repentance de Jean le Baptiste. Les gens venaient à Jean pour être lavés de leurs vieilles habitudes de vie et ainsi être renouvelés pour le Royaume : ils se « convertissaient »111. Jésus vint vers Jean pour être 109 110 111

1 Co 11,23-26. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, Visible Words, op. cit., p. 126-135. Mc 1,4-5 et par.

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baptisé, comme certains de ses disciples ont également dû le faire, mais la vie dans laquelle il entra était plus radicalement nouvelle que dans le cas des autres. Les Évangiles décrivent le baptême de Jésus comme un appel à être prophète112 ; et la voix du Père nomma ce nouveau prophète : Messie et Fils. Le baptême de Jésus fut pour lui la conversion à son appel. Après la résurrection, une fois la mission lancée, un baptême dans le style de celui de Jean se trouvait ainsi à portée de main pour la communauté missionnaire qui avait besoin d’un rite d’initiation113. Peut-on dire que le baptême de Jésus fut l’institution du baptême chrétien114 ? Dans le Nouveau Testament lui-même, il y a des parallèles entre les deux, qui sont sans aucun doute importants pour notre compréhension du baptême, mais il n’y a aucune affirmation selon laquelle les chrétiens devraient baptiser parce que Jésus a été baptisé ; toutefois, parmi les Pères du IIe et IIIe siècles, le baptême de Jésus est régulièrement considéré comme la fondation du baptême chrétien. La distinction judicieuse de Thomas d’Aquin est peut-être pertinente : la puissance du baptême qui « confère la grâce » a été établie quand Jésus a été baptisé, mais le mandat réel de baptiser ne pouvait être donné qu’après sa résurrection115. Quoi qu’il en soit, le mandat canonique de baptiser est fixé dans le compterendu d’une apparition du ressuscité, dont le contenu consistait en un commandement explicite de « faire des disciples » en les baptisant « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », et en leur enseignant les observances de la communauté chrétienne116. Le mandat du baptême est ainsi à double-face : l’Église doit le faire comme Jean l’a fait, c’est-à-dire comme un bain de repentance ; et elle doit utiliser ce rite pour initier à elle-même et à son culte trinitaire ceux que sa mission conduit à la foi. Le caractère du baptême comme transition abrupte est alors parfaitement mis en œuvre par la version développée du rite, comme nous le voyons dans l’Église liturgiquement ordonnée mais toujours persécutée du IIIe et du début du IVe siècles117. Plusieurs textes et cérémonies varient, mais le déroulement était uniforme dans la plus grande partie de l’Église, ou du moins de [188] l’Église dont les rites ont survécu et ont déterminé l’histoire118. Le drame se prolongeait 112 113 114 115 116 117

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Par ex., Werner KUMMEL, The Theology of the New Testament, trad. J. E. Steely, New York, Abingdon, 1973, p. 123-124. Sur ce point et ce qui suit immédiatement, plus de détails dans Robert W. JENSON, « Baptism », in Christian Dogmatics, op. cit., vol. 2, p. 315-318. Mon attention sur ces circonstances a été attirée par Robert L. Wilken. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 66, a. 2, p. 482. Mt 28,19-20. Pour ce point et ce qui suit, voir Aidan KAVANAUGH, The Shape of Baptism, New York, Pueblo, 1978 ; Hugh M. RILEY, Christian initiation, Washington D.C., Catholic University Press, 1974 ; Georg KRETSCHMAR, « Die Geschichte des Taufgottesdienstes in der alten Kirche », in K. F. Mueller et W. Blankenberg (éd.), Leiturgia, Kassel, Stauda, 1954, vol. 4, p. 81-86. À l’extrême de l’Orient, il y avait probablement des modifications significatives de l’ordre décrit ci-après ; par ex., Gabriele WINKLER, « The Original Meaning of the Prebaptismal Annointing and Its Implications », Worship (1978) 52, p. 24-25.

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sur plusieurs actes ; et durait pendant des mois ou des années, depuis l’acte initial qu’était le catéchuménat. Le catéchuménat était une période de formation rigoureuse pour la nouvelle vie à venir, faite d’instructions, de prières, de bénédictions rituelles, de purifications et d’exorcisme. Ces rituels se prolongeaient directement dans ceux qui constituaient le deuxième acte du baptême qui se déroulait de préférence la nuit de Pâques. Lorsque le temps le baptême était venu, l’Esprit était invoqué sur l’eau, les candidats étaient déshabillés, ils faisaient face à l’Ouest pour renoncer à Satan et leur ancienne vie, ils étaient exorcisés et ils confessaient la nouvelle foi. Puis venait le baptême lui-même, avec l’invocation et la confession du nom trine. En sortant de l’eau, les néophytes étaient oints, vêtus de nouveaux habits blancs et conduits au troisième acte du déroulement. Celui-ci avait lieu dans la congrégation, qui avait arrêté son eucharistie pour attendre les néophytes. L’évêque effectuait le rite de l’Esprit : imposition des mains ou marquage avec de l’huile, ou les deux, et prière119. Un texte très ancien de cette prière a été préservé : « Seigneur Dieu, qui avez rendu ceux-ci dignes de mériter la rémission des péchés par le bain de la régénération de l’Esprit Saint, envoyez en eux votre grâce […]120 » Ensuite, les néophytes de tous âges recevaient le pain et le vin pour la première fois. C’est ce long et sévère rite qui détermine la place de l’Église dans le monde, ou qui le fait quand il n’est pas écourté au point d’être méconnaissable. L’Église est une communauté ou une cité parmi d’autres, car il est possible de passer de celles-ci à celle-là. Mais, contrairement au passage, par exemple, de la communauté des affaires en général à la Chambre de Commerce, l’initiation dans l’Église est constituée par la repentance, c’est-à-dire par une renonciation aux attachements précédents. Par conséquent, on ne peut pas revenir en arrière de l’Église dans le monde ; on ne peut quitter l’Église qu’au jugement dernier.

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En ce qui concerne la complexité historique de ce sujet, voir Burkhard NEUENHAUSER, « Taufe und Firmung », in Michael SCHMAUS, Josef GEISELMANN, et Aloys GRILLMEIER (éd.), Handbuch der Dogmengeschichte, Freiburg, Herder, 1967, tome IV/2, p. 103-106. Hippolyte DE ROME, La Tradition Apostolique, trad. B. Botte, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 11 », 1946, p. 52.

Chapitre 25. La cité de Dieu I [189] En ecclésiologie œcuménique, il est devenu habituel de discuter de la réalité de l’Église sous trois rubriques tirées du Nouveau Testament : l’Église est le peuple de Dieu, le temple de l’Esprit et le corps du Christ. Les échos trinitaires de ce motif sont évidents, comme doit l’être son attrait pour cette entreprise. Mais une grande partie de la théologie du XXe siècle a aussi succombé ici à une stratégie endémique d’évasion1 : « peuple », « temple » et « corps » ont été traités comme des « images » ou des « métaphores »2 de l’Église, déconnectées les unes des autres, c’est-à-dire qui doivent être au mieux rééquilibrées ou diversement accentuées3. Autrement dit, elles ne doivent pas être prises au sérieux comme concepts. [190] Toutefois, bien que « temple » puisse être une comparaison lorsqu’il est appliqué à l’Église – l’Église qui, littéralement, n’est certainement pas un bâtiment ou un lieu –, « peuple » n’est clairement ni une métaphore ni une comparaison ; et si on s’arrête pour examiner l’utilisation que fait Paul de l’expression « corps du Christ », il devient évident qu’elle n’est ni l’une ni l’autre. Si l’on veut suivre ce schéma, alors c’est la tâche de la théologie systématique de considérer sérieusement du point de vue épistémologique l’affirmation « l’Église est le peuple de Dieu, le temple de l’Esprit et le corps du Christ », en montrant les liens conceptuels entre ces phrases. Dans ce chapitre, nous le ferons en rapprochant « peuple » et « temple » au moyen de l’enseignement augustinien selon lequel l’Église est, littéralement et en effet de façon paradigmatique, une « cité ». Dans le chapitre suivant, nous rapprocherons « cité » et « corps » au moyen de l’enseignement œcuménique maintenant dominant selon lequel l’Église est, du début à la fin, « communion ».

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Cette erreur était augurée dans le développement de l’ecclésiologie catholique de la fin du XIXe siècle et celle du début du XXe. Voir Y. CONGAR, Die Lehre von der Kirche, op. cit., Vol. 3, tome 3d, p. 115-120. Même le magnifique travail de Geoffrey PRESTON, Faces of the Church, Aidan Nichols (éd.), Grand Rapids, Eerdmans, 1997 (éd. posthume), parle de cette façon ; excepté cela, c’est la meilleure présentation de l’« image » biblique de l’Église que je connaisse. Il est peut-être nécessaire de le répéter dans ce volume : je suis tout à fait conscient du sens dans lequel tout langage peut être dit métaphorique dans ses origines. Mais cette observation triviale a récemment été largement utilisée pour échapper à la distinction nécessaire, dans l’usage réel, entre concept et trope. Autant les concepts que les tropes sont des « fonctions », des phrases qui contiennent des trous. Un concept est une fonction qui, si le trou est rempli, produit une phrase qui peut être la prémisse d’un argument valable. Ainsi, « L’Église est le temple de l’Esprit » est une proposition à proprement parler métaphorique précisément parce qu’elle ne permettra pas, jointe à « Tous les temples contiennent un dieu ou des dieux », de conclure que « L’Église contient un dieu ». Par ex., dans sa critique de Lumen gentium, Roger Mehl, « En marge de 1’ecclésiologie catholique romaine », in Oecumenica 1966, op. cit., p. 121 : « La théologie catholique avait toujours dans le passé insisté sur les figures du corps et de l’épouse ; mais si l’on veut saisir la relation exacte du Christ et de l’Église, c’est de la multiplicité de ces figures qu’il faut tenir compte. »

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II Le document du concile Vatican II sur l’Église, Lumen gentium, fait de la description de l’Église comme peuple de Dieu une catégorie clé de sa doctrine, particulièrement dans son interprétation de la relation, dans l’Église, entre clergé et laïcat, mais également dans son interprétation de la relation entre l’Église catholique romaine et les Églises qui lui sont extérieures. En outre, l’utilisation principale de cette catégorie a été conçue « en guise de “pont œcuménique”4. » D’un côté, l’expression « peuple de Dieu » conçoit le clergé et le laïcat ensemble, et de fait s’oriente à partir du laïcat5 ; en faire l’interprétation principale de l’Église répond aux craintes de la Réforme et de l’Orient concernant le cléricalisme. De l’autre, ce concept dessine les limites de l’Église avec plus de souplesse – sans être imprécis – que ne le faisait habituellement l’enseignement catholique romain, car être inclus dans un « peuple » déplace toujours plus ou moins suivant le point de vue6 ; de l’Église, considérée comme un peuple, le concile pouvait dire qu’elle « subsiste dans7 » l’Église catholique romaine, au lieu de dire tout simplement qu’elle « est » l’Église catholique romaine. En d’autres termes, elle est identifiée comme l’Église catholique romaine, sans être par conséquent identique à elle8. Le second chapitre de Lumen gentium, un chapitre détaillé, intitulé explicitement De populo Dei, commence par un récit dogmatique fondamental : [191] le bon vouloir de Dieu a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément […] il a voulu en faire un peuple […]. C’est pourquoi il s’est choisi Israël pour être son peuple avec qui il a fait alliance […]. Tout cela cependant n’était que pour préparer […] l’Alliance Nouvelle et parfaite […]. « Voici venir les jours, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une Alliance Nouvelle » […]. Cette alliance nouvelle, le Christ l’a instituée […] il appelle la foule des hommes de parmi les Juifs et de parmi les Gentils, pour […] devenir le nouveau Peuple de Dieu (novus populus Dei)9. 4

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Cela nous le tenons de la plus haute autorité ; Joseph Cardinal RATZINGER, Église, Œcuménisme et Politique, trad. Philippe Jordan, Philipp-Ernst Gudenus et Beat Müller, Paris, Fayard, 2005, p. 28. Cette initiative fut, en outre, immédiatement reçue comme telle ; ainsi, par ex. le protestant paradigmatique R. MEHL, « En marge », art. cit., p. 119. Laos est, évidemment, le mot grec pour « peuple ». Par ex., est-ce qu’un Américain, suédois au cinq huitième, de la troisième génération, appellera les suédois « mon peuple » ? Est-ce que le fils non circoncis d’une mère juive est « juif » ? Cela dépend, évidemment, du contexte du discours. Subsistit in. Lumen gentium, § 8. Joseph Cardinal RATZINGER, Les principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, trad. Dom J. Maltier, Les Plans sur Bex / Paris, Parole et Silence / Téqui, 2008, p. 259, interprète ainsi cette proposition : « L’Église est là où les successeurs de l’Apôtre Pierre et des autre Apôtres réalisent visiblement la continuité avec les origines ; mais le caractère pleinement concret de l’Église ne signifie pas que tout le reste ne puisse être que non-Église. Le signe d’égalité n’est pas mathématique. » Lumen gentium, § 9.

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Nous allons simplement nous approprier cette ébauche de trame communautaire de l’histoire du salut. Une recherche dans le Nouveau Testament permet toutefois d’apercevoir bien vite quelque chose d’assez surprenant : lorsqu’il se réfère au peuple de Dieu, le Nouveau Testament a rarement à l’esprit l’Église. La nation d’Israël continue d’apparaître comme « le peuple » de Dieu10, souvent dans des citations de l’Ancien Testament11 ; et lorsque le Nouveau Testament mentionne l’Église comme peuple de Dieu, cela est fait, dans tous les cas sauf un12, au moins en partie dans le but de l’identifier avec Israël. Ces observations doivent limiter notre utilisation de cette notion et notre appropriation de l’enseignement conciliaire13. Dans une grande partie de l’Ancien Testament, la formule du Sinaï, « Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple », est devenue un raccourci pour toutes les promesses faites à Israël14. Dans le Nouveau Testament, la formule et son langage conservent cette même fonction. Par la suite, Paul insiste dans un passage célèbre : « Dieu aurait-il rejeté son peuple ? Certes non !15 » Nous devons être attentifs à ce que signifie le fait que Paul, quoi qu’il puisse dire par ailleurs de l’« Israël selon la chair »16, se réfère ici à cette entité en particulier : son problème, c’est l’Israël qui n’est pas dans l’Église et donc qui ne descend pas d’Abraham selon la foi christologique17. Ainsi, le peuple que Dieu, selon Paul, n’a pas rejeté est Israël et constitue un peuple à la manière ancienne par continuité nationale, c’est-à-dire par l’unité d’une descendance tribale qui possède certaines institutions religieuses, juridiques et civiles, une continuité qui s’effectue notamment par la circoncision. Pourtant, Paul peut également affirmer que la communauté cultuelle de l’Église de Corinthe, déjà composée pour la plupart de païens, doit se maintenir séparée d’autres communautés cultuelles parce qu’elle est « le temple » du vrai Dieu. Et il peut appuyer cette [192] prétention en citant cette même promesse : « je serai leur Dieu et ils seront mon peuple18. » Comment tout cela est-il simultanément possible ?

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J. RATZINGER, Église, Œcuménisme et Politique, op. cit., p. 31, raconte comme il le découvrit : « J’aboutis ainsi à un résultat inattendu : le terme de “peuple de Dieu” apparaît fréquemment dans le Nouveau Testament, mais en fort peu d’endroits […] il désigne l’Église, alors que sa signification normale renvoie au peuple d’Israël. Bien plus, là où il peut être question de l’Église, le sens fondamental d’“Israël” se maintient encore ». Par ex., Mt 2,6 ; Lc 2,32. Un passage notable, qui n’est pas une citation, est évidemment Rm 11,1-2. 1 P 2,9. C’est aussi la position de J. RATZINGER, Église, Œcuménisme et Politique, op. cit., p. 12-43. On peut noter que cet article a été écrit alors que Joseph Ratzinger était Préfet de la Congrégation pour la Foi. Ainsi, par ex., Jr 7,23, que nous avons choisi ici comme citation plus ou moins au hasard. Les lignes de la tradition historique peuvent, évidemment, aller en sens contraire. Rm 11,1. 1 Co 10,18. La traduction de la New Revised Standard Version [« Consider the people of Israel », NdT] est tout simplement fausse. Ga 3,7. 2 Co 6,16.

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Ni Paul ni les autres auteurs du Nouveau Testament ne fournissent de réponse claire ou simplement cohérente à cette question19. Une réponse n’aurait été guère possible à cette époque-là, et même peut-être ne peut-il y en avoir aucune avant la Fin. Néanmoins, certaines observations suggèrent quelques pistes. Une des autres références de Paul à l’Église comme « peuple de Dieu » est en lien avec la prédestination et l’eschatologie : le peuple de Dieu consiste en ceux que Dieu a « d’avance, préparés pour la gloire, nous qu’il a appelés non seulement d’entre les Juifs mais encore d’entre les païens20. » L’ambiguïté, peutêtre volontaire, de ce passage doit être notée : compte tenu de la construction grecque incertaine, on peut se demander qui est précisément inclus dans ce groupe « d’avance préparé » ? Il faut également noter que la citation d’Osée, avec laquelle Paul soutient son affirmation – « Celui qui n’était pas mon peuple, je l’appellerai “Mon Peuple” » – semble se référer, dans le contexte paulinien, simultanément à l’appel originel d’Israël et à l’appel eschatologique d’un reste d’Israël, même si elle est utilisée pour appuyer une affirmation sur l’Église incluant les païens. Les autres références évidentes du Nouveau Testament concernant l’Église comme peuple de Dieu sont majoritairement eschatologiques. L’auteur de l’épître aux Hébreux souligne que le « repos sabbatique » du « peuple de Dieu » est à venir, de sorte qu’il est encore temps d’entrer dans l’Église qui en profitera21. Dans l’Apocalypse, l’apparition d’« un ciel nouveau et d’une terre nouvelle » et la « descente » du ciel de « la Jérusalem nouvelle » sont, proclament les anges, l’accomplissement de cette même promesse : « Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux22. » Pour l’écrivain aux Ephésiens, l’« Esprit Saint […est l’] acompte de notre héritage jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons possession23 ». Et dans 1 Pierre, le statut de l’Église comme « propre peuple de Dieu », appuyé une fois encore par la citation du passage d’Osée, a pour conséquence que les croyants sont « des gens de passage et des étrangers » dans cet âge24. C’est ainsi dans la parenthèse constituée par la prédestination et l’eschatologie que le Nouveau Testament se réfère à l’Église comme populus dei. Et l’affirmation de Paul concernant Israël selon la chair, comme étant toujours le peuple de Dieu, apparaît dans le même contexte. Ces observations suggèrent – elles ne font rien de plus – une hypothèse : les relations internes et les limites externes du peuple de Dieu sont déterminées uniquement à l’intérieur de ce que Jonathan Edwards appelle le « rapport le plus général » des actes de Dieu, dans lequel elles ne sont « pas liées à n’importe quel rapport particulier, à 19 20 21 22 23 24

Nous pouvons penser aux différences notoires entre les Évangiles par rapport à leur interprétation de la Loi. Rm 9,23-24. He 4,9. Ap 21,1-3. Ep 1,14. 1 P 2,9-10.

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ceci ou à cela qui est créé, mais sont en rapport avec toute la série des actes et de ses desseins [de Dieu] d’éternité en éternité25. » [193] Au sein de n’importe quel ensemble plus restreint de liens historiques, au sein d’une partie ou d’un aspect de l’histoire de Dieu avec nous, Israël « selon la chair », c’est-à-dire le reste croyant d’Israël, l’Église des Juifs et des païens, et la synagogue qui perdure, ne peuvent être parfaitement distingués par rapport à leurs caractéristiques comme peuple de Dieu. En réalité, le phénomène est familier dans les Écritures. Tout au long de l’histoire canonique d’Israël, la relation entre Israël en tant que descendants naturels et adoptifs d’Abraham et le « reste » des fidèles en Israël26, a toujours été fluctuante ; c’est resté vrai du temps du Nouveau Testament, avec l’ajout de l’Église au tableau. Maintenant, dans la période qui suit le canon du Nouveau Testament, c’est encore le cas avec l’addition de la synagogue rabbinique. Les observations et considérations qui viennent d’être faites ont été disponibles durant toute l’histoire de l’Église, comme l’a été le onzième chapitre de l’épître aux Romains qui n’est pas un ajout récent au Nouveau Testament. Ce qui est nouveau dans la théologie chrétienne, c’est l’attention soutenue qui leur a été portée et le besoin de les utiliser dans une certaine orientation provoquée évidemment par l’holocauste européen des Juifs. Ici, la culpabilité a exigé cette intuition. Le contenu de cette nouvelle prise de conscience pagano-chrétienne ne devrait pourtant pas être principalement la culpabilité mais plutôt la sobre reconnaissance de l’histoire et de son mandat présent. « La destruction de la cité de Jérusalem en 70 après J.-C., la fin du culte dans le temple et la disparition du sacerdoce, la soumission de la terre d’Israël par les Romains, toutes choses qui semblaient permanentes27, a conduit les chrétiens à penser que le mode de vie juif avait été remplacé par le christianisme et que les Juifs ne continueraient pas d’exister en tant que peuple. » Ce que l’holocauste nous a forcés de reconnaître – à côté du mal dont les humains sont capables – fut la nécessité urgente pour l’Église d’apprécier, en pratique et en théologie, le fait en soi évident que « le mode de vie juif » ne s’est, de fait, pas arrêté. « La reconnaissance de cette réalité historique et spirituelle nous distingue des générations précédentes de chrétiens28. » C’est ce qui est souvent nommé le « supersessionisme », qui doit être surmonté et qui est en train de l’être, c’est-à-dire le theologoumenon – cela n’a jamais été une doctrine – selon lequel l’Église succède à Israël de telle façon à

25 26 27 28

Jonathan EDWARDS, « Miscellanies, no 64, in The « Miscellanies », a-500, Works, New Haven, Yale University Press, 1994, 13, p. 235. Am 5,15 ; Es 4,2-3.11-16 ; Jr 23,3. Et aucune de ces choses réalisées par les chrétiens ! Robert L. WILKEN, « The Jews as the Christians Saw Them », First Things 73, p. 28. Cet essai est, de façon générale, la présentation la plus lucide et la mieux informée, à ma connaissance, des conditions dans lesquelles l’Église ancienne a jugé le judaïsme, et comment ces jugements peuvent être compris in bonum partem, et pourquoi nous n’avons plus besoin de les conserver.

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enlever aux Juifs qui n’entrent pas dans l’Église leur statut de peuple de Dieu29. L’Église doit en effet appeler les Juifs à être baptisés dans l’Église des Juifs et des païens, et penser, lorsque cela se produit, que la volonté de Dieu est respectée30 ; mais elle n’ose pas conclure que la synagogue séparée se maintient contre la volonté de Dieu. À cet égard aussi, le concile Vatican II [194] a ouvert la voie œcuménique : « les Juifs, en grande partie, n’acceptèrent pas l’Évangile […]. Néanmoins, selon l’Apôtre, les Juifs restent encore […] très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance31. » Quant à savoir si la synagogue peut reconnaître à son tour l’Église comme appartenant au même peuple qu’elle, c’est évidemment une autre question, une question qui ne doit pas être préemptée par l’Église. Une partie des difficultés de l’Église avec la pérennité de la synagogue a été une sorte de sentiment d’infériorité : il a semblé que si la synagogue était une héritière pleinement légitime de l’Israël ancien, elle serait alors l’unique héritière légitime. Le mode de vie de la synagogue ressemble, après tout, plus à l’Israël tel que nous le voyons dans les derniers livres de l’Ancien Testament. Ce sentiment repose, cependant, sur une illusion historique. Ce que nous appelons maintenant le judaïsme est le judaïsme des rabbins de la Mishna et du Talmud, en continuité avec le judaïsme des pharisiens. En réalité, le pharisaïsme et l’Église émergèrent à peu près en même temps, comme deux variantes au milieu d’une profusion de judaïsmes au tournant du millénaire, tous étant aussi juifs les uns que les autres. Lorsque les Romains détruisirent l’identité juive commune, basée sur la terre et le temple, le pharisaïsme et l’Église furent les deux survivants. D’un point de vue purement historique, leur prétention à poursuivre le culte du Dieu d’Israël et leur prétention de lire de manière adéquate la Bible d’Israël sont précisément équivalentes. On suggère ici que l’Église devrait considérer la synagogue, à l’instar d’ellemême, comme un détour dans l’accomplissement de l’espérance d’Israël. Entre la fin de l’Israël canonique et la Fin des temps, l’Église attend par la foi en la résurrection de Jésus et la synagogue attend par l’étude de la Torah, dont la lecture fut conçue par les anciens rabbins précisément pour cette situation d’attente. Enfin, quel que soit le jugement de la synagogue sur la foi de l’Église, l’Église doit penser que l’étude de la Torah est en effet le culte du Dieu unique, c’est-à-dire trine. Qui donc constitue le peuple de Dieu ? Il est constitué par le peuple historiquement réel – et qui pour cette raison n’est pas toujours clairement délimité – que la volonté de Dieu a prédestiné à être rassemblé en lui pour son accomplissement. Que l’Église soit le peuple de Dieu ne peut être une 29

30 31

L’investigation proprement théologique la plus soutenue sur ce sujet est celle de R. Kendall SOULEN, The God of Israel and Christian Theology, Minneapolis, Fortress Press, 1996. Le travail classique de Paul Van BUREN, A Theology of the Jewish Christian Reality, New York, Seabury Press, 1980, me semble prendre une approche fondamentalement erronée. Développer une christologie moins trinitaire est précisément ne pas se repentir du supersessionisme. Une « mission envers les Juifs » est, évidemment, une toute autre question. Nostra aetate, § 4.

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proposition exclusive qu’eschatologiquement. Et si nous demandons : comment Dieu rassemble-t-il et fait-il avancer ce peuple, nous devons indiquer la Torah au sens le plus large et l’ensemble des institutions – en Israël, dans l’Église et dans la synagogue – par lesquelles Dieu a maintenu les différents modes et aspects de la continuité historique de ce peuple. Mais nous avons dit, au début de ce travail, qu’aucune structure de continuité, d’un point de vue historique, ne peut maintenir en tant que telle – et nous devons inclure ici la Torah, la circoncision et les autres garanties nationales d’Israël – la continuité d’un peuple qui a une mission autre que sa propre perpétuation. Israël ne serait pas resté Israël, ni l’Église ou la synagogue ellesmêmes, si Dieu l’Esprit n’utilisait pas ces structures pour conduire son peuple vers son but final. Nous sommes arrivés à la transition nécessaire vers notre deuxième caractérisation de l’Église, c’est-à-dire en tant que « temple » de l’Esprit. Et ici nous devons noter une raison supplémentaire de continuer avec les autres caractéristiques de l’Église. La proposition « l’Église est le peuple de Dieu » peut, prise [195] isolément, devenir une menace pour l’identité de l’Église. Depuis le concile Vatican II, le catholicisme romain, et dans une moindre mesure les Églises plus « magistérielles » de la Réforme, ont connu au sein de leurs limites juridictionnelles des mouvements qui correspondent à la forme la plus sectaire de protestantisme. Ceux-ci se sont saisis du langage du concile concernant le « peuple de Dieu », et à partir de là ont déduit « ces idées […] d’Église de base, “d’Église d’en bas”, d’Église du peuple », comme quelque chose d’autre que l’Église des institutions. En tant que définition de l’Église, l’expression « peuple de Dieu » a l’inconvénient de pouvoir être utilisée pour « se détacher de la tradition tout en continuant à l’utiliser32. »

III L’exacte continuité et discontinuité de l’Église avec Israël est établie et signifiée avec le baptême. Nous avons déjà discuté de l’institution du baptême et du mandat de sa mise en œuvre ; maintenant, nous devons considérer sa portée en tant que sacrement, en tant que mode visible de la promesse de l’Évangile. Le Nouveau Testament présente la promesse du baptême en maintenant une exacte corrélation entre des deux parties de son mandat : Pierre exhorte ses auditeurs de façon paradigmatique : « que chacun de vous reçoive le baptême […] pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit33. » Le rite de repentance de Jean n’a pas perdu son caractère lorsque l’Église l’a adapté comme rite pour ceux que la mission de l’Évangile pousse à la repentance. Ainsi dans le credo de Nicée-Constantinople, le baptême est « pour 32

33

J. RATZINGER, Église, Œcuménisme et Politique, op. cit., p. 41-42. Ratzinger déduit génétiquement cette potentialité d’un usage antérieur de l’expression « peuple de Dieu » dans des courants idéalistes de l’Occident qui prirent des formes plus virulentes comme la notion russe de sobornost. Cette déduction n’est peut-être pas très convaincante, et de toute façon elle est d’une pertinence douteuse. Ac 2,38. [Nous soulignons]

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le pardon des péchés » ; et le Symbole des Apôtres s’attend à ce que nous comprenions l’expression « pardon des péchés » comme signifiant le baptême. Le concile de Florence l’a défini de manière quelque peu unilatérale : « L’effet de ce sacrement est la rémission de toute faute originelle et actuelle, et de tout châtiment34 ». Celui qui vient au baptême, Juif ou Gentil, se saisit de la parole incarnée, « Vous êtes pardonné. Dieu vous libère de votre vieille désobéissance. » Toutefois, le Juif qui est baptisé et le Gentil qui est baptisé ne sont pas pardonnés par rapport aux mêmes choses. Le Juif qui est baptisé se repent de son infidélité envers le Dieu d’Israël et son alliance, comme le firent ceux qui allèrent vers Jean ; le Gentil qui est baptisé se repent de sa trop grande fidélité à ses dieux et à leurs rites. Lorsque les païens « renoncent au diable, à toute sa pompe et à toutes ses œuvres », ils renoncent au passé comme ceux qui ont adoré ou, sauf s’ils ont eu la grâce d’avoir des parents déjà fidèles, auraient adoré Thor, ou la Dialectique de l’histoire, ou le karma, ou la main invisible, ou la déesse, ou la grande métaphore des classes ou du genre, ou le ressentiment* ethnique, ou le néant, ou quelque autre dieu tiré de la panoplie des tyrans que l’on trouve en religion35. Pour [196] les païens, le don sacramentel du pardon est précisément le don d’entrer dans le peuple du vrai Dieu, malgré leur idolâtrie et leur incrédulité originaires. Dans la mission de l’Église, le baptême devient ainsi quelque chose qu’il n’était pas pour Jean, un rite d’initiation, d’entrée dans une nouvelle communauté. Une communauté missionnaire doit posséder une sorte de rite d’initiation ; quand l’Esprit lança l’Église à la Pentecôte, elle reprit le baptême de Jean dans ce but, puisque la venue des païens à Sion et leur accueil sont en eux-mêmes un acte de repentance et de pardon36. Dans son rôle de rite d’initiation, le baptême, selon le sermon de Pierre, octroie « le don du Saint-Esprit. » Thomas d’Aquin, avec la tradition, l’interprète à juste titre comme l’admission à être « membre du Christ37 », car les dons remarquables que le Nouveau Testament attribue au baptême, et qu’il résume dans le don de l’Esprit, sont en fait tous des « droits et privilèges » de la communauté dans laquelle le rite fait entrer. L’Église est la communauté dans laquelle la justice et la sainteté du Royaume sont anticipées ; par conséquent, il est dit du baptême qu’il justifie et sanctifie38. L’Église est une nation de prêtres et une communauté prophétique ; dans ce contexte, le baptême apparaît comme 34 * 35

36

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Concile de Florence, Bulle sur l’union avec les Arméniens, « Exsultate Deo », in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 377. [En français dans le texte, NdT] Concernant cette signification de la renonciation dans l’ancienne pratique du baptême et, de façon générale, les références liturgiques qui suivent, voir Hugh M. RILEY, Christian Initiation, Washington D.C., Catholic University Press, 1974. R. W. JENSON, Visible Words, op. cit., p. 126-129. Cependant, je ne redirai pas maintenant ce que j’ai dit autrefois, à savoir que les disciples auraient reproduit le baptême avec ou sans le mandat donné par l’apparition du Ressuscité. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 62, a. 2, p. 448. 1 Co 1,26-31 ; 6,8-11.

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l’onction initiatique requise39. L’Église est le corps du Christ ; c’est pourquoi il est dit du baptême qu’il unit avec le destin corporel du Christ40. C’est parce que l’Église est préservée des malheurs messianiques que le baptême « sauve »41. Et quand l’Église est conçue comme l’épouse du Christ, le baptême apparaît même comme la toilette de la mariée42. On ne saurait trop insister sur le fait que les dons accordés par le baptême ne sont pas des dotations mystérieuses, insérées en quelque sorte dans l’intériorité de l’individu ; ce sont les multiples aspects de l’Esprit qui se donne à l’Église et ils appartiennent à l’individu baptisé en tant que membre de l’Église uniquement. L’efficacité sacramentelle du baptême tient à ce qu’il fait entrer de façon irrévocable dans l’Église, et que l’esprit de l’Église est l’Esprit Saint luimême. Tous ces privilèges de l’Église et ces dons du baptême sont des privilèges eschatologiques, des aspects de l’anticipation du Royaume par l’Église. Ce n’est que de cette manière qu’ils peuvent être considérés ensemble comme « don du Saint-Esprit »43. Car l’animation de l’Église par l’Esprit est l’arrabon du Royaume, la vie donnée à une communauté rassemblée autour ou à la porte du ciel44. « L’Esprit Saint […] acompte de notre héritage jusqu’à la délivrance finale où nous en prendrons possession, à la louange de sa gloire45. » [197] Bien que le baptême confère l’Esprit autant aux Juifs qu’aux païens, il y a, encore une fois, une différence. La venue baptismale de l’Esprit prophétique sur un Juif qui est baptisé est bien sûr une grande transformation, qui autrement aurait été sans doute totalement inattendue. Toutefois, même sans baptême, en principe cette possibilité existait ; l’Esprit est toujours venu pour instituer des prophètes en Israël, dont beaucoup n’avaient pas anticipé ce rôle. Pour les païens, le baptême est l’initiation dans la communauté où se produit la prophétie ; c’est le passage d’une réalité communautaire à une autre très différente. L’écrivain aux Ephésiens n’aurait pas pu être plus direct : « Souvenez-vous donc qu’autrefois, vous qui portiez le signe du paganisme dans votre chair […] vous étiez sans Messie, privés du droit de cité en Israël […] sans espérance et sans Dieu dans le monde46. »

IV En réalité, nous sommes déjà arrivés à la deuxième caractérisation de l’Église. Le concile Vatican II a déclaré : « L’Esprit habite dans l’Église et dans le cœur des fidèles comme dans un temple […] en eux il prie et atteste leur 39 40 41 42 43 44 45 46

He 10,22 ; 1 Jn 2,18-27. Rm 6,1-11. 1 P 1,3-21. Ep 5,25-27. Eduard LOHSE, « Taufe und Rechtfertigung bei Paulus », Kerygma und Dogma (1965) 2, p. 308-313. 2 Co 1,22 ; 5,5. Ep 1,14. Ep 2,11-12.

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condition de fils de Dieu par adoption […]. Cette Église qu’il introduit dans la vérité tout entière […] et à laquelle il assure l’unité de la communauté et du ministère, il bâtit et la dirige grâce à la diversité des dons hiérarchiques et charismatiques47 ». Selon Martin Luther : « C’est l’œuvre adéquate de l’Esprit Saint que de créer l’Église48. » Et nous devons ajouter : l’Esprit le fait en se donnant lui-même afin d’être l’esprit de cette communauté, en lui accordant sa propre puissance eschatologique pour être sa dynamique vivante. Comme le dit le dialogue anglican-orthodoxe : l’Église est la communauté « qui est remplie de l’Esprit Saint, et c’est précisément pour cette raison que tout être humain a la possibilité de devenir participant de la nature divine49. » La comparaison entre l’Église et un temple n’est pas courante dans le Nouveau Testament, mais, lorsqu’elle apparaît, elle est puissante. Paul demande, non à des individus de Corinthe mais à la congrégation qui est là-bas : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?50 » Et l’auteur aux Ephésiens51 dit à ses lecteurs que l’Église est « un temple saint dans le Seigneur. C’est en lui que, vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit52. » Ces deux passages reflètent de subtiles distinctions trinitaires. Dans l’épître aux Corinthiens, l’Esprit apparaît de manière intentionnelle comme une analogie à la « gloire » ou au « nom » du Dieu qui habitait le temple d’Israël [198]. Et c’est ainsi qu’était signifiée la présence personnelle de Dieu53. Dans le passage de l’épître aux Ephésiens, l’Esprit unit l’Église comme totus Christus, et cette structure devient alors le lieu d’habitation de « Dieu ». Dans ces passages, l’Église n’est pas un temple dédié à ou contenant l’Esprit, mais un temple dédié au Père et réalisé par l’Esprit, un temple qui est lui-même un avec le Christ ressuscité. L’Esprit n’est pas la divinité que l’on sert dans ce temple, ni le temple proprement dit, mais la possibilité et l’énergie du service qui a lieu en lui. En outre, c’est précisément l’Esprit de prophétie qui apparaît ici. Nous devons recourir à nouveau au récit de la Pentecôte. Les disciples rassemblés deviennent l’Église parce qu’ils sont « remplis du Saint-Esprit54 » ; et les phénomènes verbaux, qui sont la seule conséquence mentionnée, sont proclamés par Pierre comme étant l’accomplissement de la promesse, transmise par Joël, d’une communauté eschatologique constituée de prophètes. 47 48

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Lumen gentium, § 4. Martin LUTHER, Katechismuspredigten (1523), WA 11, 53. Concernant la pneumatologie et l’ecclésiologie de Luther en général, voir Jared WICKS, « Heiliger Geist – Kirche – Heiligung : Einsichten aus Luthers Glaubensunterricht », Catholica (1991) 2, p. 79-86. K. WARE et C. DAVEY (éd.), Faith in the Trinity, in Anglican-Orthodox Dialogue, London, SPCK, 1977, p. 23-24. 1 Co 3,16. Ep 2,21-22. En pneumati. La traduction anglaise de la New Revised Standard Version propose « spiritually » [spirituellement, NdT], ce qui masque complètement ce point. Voir infra p. 144-148. Ac 2,4.

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Dans la prophétie de Joël, c’est le Dieu d’Israël qui déverse l’Esprit. Mais dans le sermon de Pierre, c’est le Christ ressuscité55 en tant que prophète messianique qui porte l’Esprit afin de le donner56. En effet, les Évangiles décrivent même la conception et la naissance Jésus comme une sorte d’acte prophétique. Dans Matthieu, la grossesse de Marie se produit « par le fait de l’Esprit Saint57 », et dans Luc, l’Esprit « viendra sur » Marie pour concevoir l’enfant, à la manière des plus anciens récits de prophétie58. Avec un art merveilleux, Luc décrit ensuite une sorte d’épidémie de prophéties à proximité de l’enfant59. À nouveau, Luc est très réfléchi dans ses interprétations. Il fournit le contenu d’un sermon qui n’est référencé que par Marc : le prophète dont parle Esaïe 6,14, rempli de l’Esprit, est identifié avec le prophète ultime d’autres passages du même livre ; puis cette figure est identifiée avec Jésus60. Et là où Matthieu dit que les disciples de Jésus recevront de « bonnes choses », Luc spécifie qu’il s’agit de « l’Esprit Saint61. » Par conséquent, nous ne devrions pas être surpris de voir l’Église primitive apparaître dans ce témoignage personnel comme une sorte d’agglomérat de phénomènes prophétiques. Des « prophètes » individuels conduisirent les assemblées de manières très variées, et difficiles à répertorier62, et jouèrent un rôle déterminant dans l’élaboration de la tradition des Évangiles63. En certains lieux, l’assemblée tout entière a pu n’être qu’une bande d’extatiques prophétisant, et ceux qui n’avaient pas encore ce don étaient considérés comme des catéchumènes64 ; le compte-rendu donné dans les Actes de la [199] mission apostolique est bien dans le style des récits vétérotestamentaires d’Élisée et d’Élie65. C’est peut-être pourquoi, dans une grande partie des Actes, la conséquence normale du baptême semble être un saisissement prophétique66. De manière déterminante pour l’avenir, toutes sortes de responsables comprirent leur ministère comme étant en continuité avec la prophétie d’Israël67. Nous entendons de la part de Paul : « ma parole et ma prédication n’avaient rien des 55 56 57 58 59 60 61 62 63

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Ac 2,33. Pour ce qui suit, voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 118-121. Mt 1,18-20. Lc 1,35. Lc 1,41.67 ; 2,25-27. Lc 4,16-30 et par. Lc 11,13 et par. R. W. JENSON, Visible Words, op. cit., p. 191-194. Sur ce point et sur les charismatiques « enthousiastes » de l’Église primitive en général, voir les articles novateurs de Ernst KÄSEMANN, « Sätze heiligen Rechtes im Neuen Testament », New Testament Studies (1954-1955) 1, p. 248-260 ; et « Die Anfange christlicher Theologie », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1960) 57, p. 162-187. George KRETSCHMAR, « Die Geschichte des Taufgottesdienstes in der Alten Kirchen », in Leitourgia, K. F. Mueller et W. Blankenberg (éd.), Kassel, Stauda, 1954, vol. 4 ; E. KÄSEMANN, « Die Anfange », art. cit., p. 170. Ac 4,31 ; 5,32 ; 6,3-10 ; 7,55-56 ; 8,29 ; 10,19-20 ; etc. Ac 8,14-18 ; 11,15-17 ; 19,2-6. 1 P 1,11-12 ; Ac 7,51-52 ; He 3,9 ; 9,8 ; 10,15 ; Ac 28,25 ; 2 P 1,21.

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discours persuasifs de la sagesse, mais elles étaient une démonstration faite par la puissance de l’Esprit68. » Si nous nous souvenons que le don de l’Esprit est donné au baptême, c’est-àdire au moment d’entrer dans l’Église, plutôt qu’à travers n’importe quel ministère au sein de l’Église, nous ne serons pas tentés d’identifier la prophétie de l’Église avec l’œuvre de l’un de ces ministères ou avec un charisme particulier ; nous ne l’identifierons ni avec le magisterium du clergé, ni avec « le sacerdoce de tous les croyants », ni avec le fait d’être « né de l’Esprit ». Nous sommes de la même manière mis en garde par la variété primitive qui vient d’être rappelée. L’enseignement qui doit en être tiré est le suivant : l’Église est, dans son ensemble, une communauté prophétisante69. Ou encore : l’Église est un unique prophète communautaire. Quant à savoir ce que l’Église doit prophétiser, la Parole du Seigneur est venue à elle une fois pour toutes : pour le dire avec les mots de nombreuses liturgies, « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères par les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé à nous par un Fils. » La prophétie de l’Église est : « Jésus est ressuscité. » Sa prophétie est ce même message dont l’interprétation est la tâche de la théologie, le message étiqueté « l’Évangile ». L’Église doit se tenir dans la rue, dans le temple ou dans le palais, comme Amos, Esaïe ou Jérémie, et dire la vérité sur la situation actuelle en annonçant la Parole qui évoque l’avenir : « Celui qui habite l’avenir et l’envoie est ce Jésus que vous avez crucifié. Ce qui doit être attendu, c’est ce qu’on peut attendre de lui. Ce qui peut être fait, c’est ce qui peut être amélioré par sa venue. » Il est à nouveau temps de préciser la puissance de l’Évangile. L’Église annonce l’Évangile avec la certitude que cette parole va changer ses auditeurs. Dieu dit à propos de la Parole qui est donnée au prophète et que le prophète doit annoncer, qu’« elle ne retourne pas vers moi sans résultat, sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée70 », car cette Parole n’est autre que la Parole qui « était au commencement », la Parole par laquelle les mondes sont créés. Une créature n’est rien d’autre que ce qu’elle est dite être, dans cette Parole. Par conséquent, si un prophète de l’Évangile me dit : « Au nom du Christ, tu es sacré », c’est ce que je suis réellement. Dans le premier volume nous avons analysé ce fait et son avènement avec le langage de Bultmann et de ses disciples71, et dans un prochain chapitre nous reviendrons [200] sur ce sujet en partant d’un aspect anthropologique différent. Ici, nous pouvons nous contenter de l’affirmation biblique.

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1 Co 2,4. Ce point ne repose pas uniquement, ni même principalement, sur les Actes. La conclusion de E. KÄSEMANN, « Die Anfange », art. cit., p. 170, repose en grande partie sur l’analyse des formes historiques de passages tirés de Matthieu : « Toute la communauté se tient, lorsqu’elle se distingue par l’inspiration, dans la suivance des prophètes vétérotestamentaires. » Es 55,11. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 209-216.

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V Dans les credo, Christ « par la puissance du Saint-Esprit » est « né de la Vierge Marie ». Dans le système présenté ici, c’est l’endroit principal où nous devons considérer ce qui doit être dit à propos de Marie. La confession citée par Paul, « Mais, quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi », est la plus ancienne mention biblique de Marie, et c’est sans aucun doute là où l’enseignement à son sujet doit commencer, comme c’est également là que commence l’enseignement prudent et œcuméniquement harmonisé du concile du Vatican II72. Ce que souligne Paul, et la première chose à dire à propos de Marie, est christologique plutôt que directement mariologique : le Fils a, en effet, une mère. C’est-à-dire qu’il est vraiment un être humain, tout comme il est un être humain spécifiquement juif parce qu’il a une mère juive, parce qu’il est « né sous la Loi ». Mais si la christologie des anciens conciles est vraie – et sans aucun doute si le développement conduit dans ce travail à partir de leur christologie est vrai –, une conséquence mariologique surprenante s’ensuit immédiatement : la personne que cette femme porte est une identité de Dieu, de sorte que, comme on l’a dit explicitement depuis le début du IIIe siècle73, Marie doit être « reconnue […] comme la véritable Mère de Dieu74. » Et si une telle épithète est justifiée, il est alors aussi justifié qu’il y ait un sous-domaine de la théologie qui soit appelé mariologie. À partir des traditions utilisées par Matthieu75 puis Luc76, il a été également enseigné que Marie a conçu et enfanté Jésus alors qu’elle était vierge. C’est ainsi que le terme apparaît dans les credo comme une épithète admise. La signification théologique de la maternité virginale de Marie est que le Fils n’est né « ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme77 ». La question est alors : par quelle volonté et par quelle puissance Marie a-t-elle conçu ? Si nous voulons suivre les suggestions du récit lucanien, la réponse doit être double. Marie a été libérée des ressources à court terme de la procréation humaine et de la descendance « par le pouvoir du Saint-Esprit » ; sa grossesse est l’un de ces événements qui ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du dessein global de l’histoire de Dieu avec nous. Et, comme l’enseigne le concile Vatican II, elle « reçut le Verbe de Dieu à la fois dans son cœur [201] et dans son corps » – 72 73

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Lumen gentium, § 52. Une présentation concise et nuancée de cette histoire est proposée par Michael SCHMAUS, « Mary », in Karl RAHNER et Adolf DARLAP (éd.), Sacramentum Mundi, Freiburg, Herder, 1969, vol. 3, p. 338-341. Lumen gentium, § 53. On peut noter que Jean Damascène précise que ce prédicat appartient à Marie autant en vertu de l’union hypostatique elle-même qu’en vertu de la communion des attributs. J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 45-100, op. cit., 56 (III,12), p. 75 : « Ainsi on appellera la sainte vierge mère de Dieu non seulement à cause de la nature du Verbe, mais à cause de la divinisation de l’élément humain ». Mt 1,15. Lc 1,35. Jn 1,13.

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Gabriel étant le prédicateur ! – et donna ainsi naissance78, précisément à la Parole elle-même, tout comme les prophètes reçoivent d’abord la parole, puis l’annoncent. Une question secondaire se pose, mais elle ne peut évidemment pas être passée sous silence : la virginité de Marie, telle qu’elle est enseignée dogmatiquement et interprétée ici, signifie-t-elle nécessairement que la naissance de Jésus fut exceptionnelle d’un point de vue gynécologique ? La naissance de Jésus par la puissance de l’Esprit et par la réception par Marie de la Parole signifie-t-elle nécessairement qu’il n’avait pas de père biologique79 ? La question est analogue à celle discutée dans le premier volume, à savoir si la résurrection implique nécessairement une tombe vide. Dans les deux cas, c’est la situation de la tradition elle-même, telle qu’elle ressort des textes, qui pose la question. Il faut donc insister : de même que des doutes quant au tombeau vide ne sont pas en eux-mêmes des doutes quant à la résurrection, de même des doutes quant à la situation gynécologique de Marie ne sont pas en tant que tels des doutes quant à l’affirmation « né de la Vierge Marie »80 ; ce n’est pas une question d’orthodoxie ou d’hérésie. Si, dans le premier volume, cette étude a affirmé de manière un peu hésitante le tombeau vide, ici l’affirmation concernant la virginité gynécologique de Marie est moins hésitante. Deux considérations semblent décisives. La première est le respect de ce que voulaient à l’évidence ceux qui ont transmis les credo. La seconde est que si Joseph était le père biologique de Jésus et que s’il est vrai que Jésus n’est pas né d’une volonté d’homme, alors Joseph a dû être un instrument sacramentel de la volonté de l’Esprit ; mais considérer l’initiative sexuelle comme un sacrement s’approche certainement trop des religions païennes de la nature81. Revenons à notre argumentation. La ressemblance entre ce qui doit être dit 78

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Lumen gentium, § 53. « La Vierge Marie en effet, qui, lors de l’Annonciation angélique, reçut le Verbe de Dieu à la fois dans son cœur et dans son corps, et présenta au monde la Vie. » La tradition précédente, sur ce point, est plus iconographique que dogmatique et systématique. On peut l’apercevoir en se promenant dans les musées en Italie et en regardant les Annonciations du XIVe et XVe siècles. Ou en chantant l’hymne médiéval « Gaude virgo, Mater Christi / Quae per aurem concepisti / Gabriele nuntio. » Il est peut-être intéressant de noter que la « naissance virginale » impliquée dans la reproduction par clonage a une signification exactement opposée à celle de la naissance virginale considérée ici. Un clone humain fait à partir de cellules prises d’une mère n’aurait, en effet, pas de père, non pas parce qu’il ne serait pas engendré par un vouloir humain, mais parce qu’il serait complètement le produit d’un vouloir humain. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. II, p. 438-440, argumente à partir « du caractère légendaire du récit de la naissance de Jésus » que seuls des motivations théologiques peuvent être considérées comme ayant autorité. Son affirmation selon laquelle son scepticisme concernant une naissance gynécologiquement virginale n’est pas motivé par une conviction – à son avis illégitime – a priori qu’une telle chose ne peut se produire, comme l’est le scepticisme à propos de la résurrection. Cependant, il n’est pas clair à mes yeux que le jugement selon lequel les récits de naissance sont « manifestement légendaires » est entièrement distinct d’un tel scepticisme précisément a priori. Comme le fait, de manière lamentable, une bonne partie de la piété mariale, et parfois explicitement.

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de Marie, et ce qui doit être dit de l’Église est immédiatement évidente82. Le passage johannique cité précédemment, et que nous nous sommes approprié parce qu’il décrit parfaitement la théologie de la virginité de Marie, n’était évidemment pas écrit à propos de la naissance de Jésus par Marie mais de la naissance baptismale de tous les croyants. C’est un ancien theologoumenon, repris à nouveau [202] par le concile Vatican II, selon lequel l’Église « grâce à la Parole de Dieu qu’elle reçoit dans la foi […] devient à son tour Mère », et que dans le baptême, ses enfants aussi sont « conçus du Saint Esprit83 ». De même chez Martin Luther : l’Église « porte sans cesse nos enfants, jusqu’à la fin de ce monde, lorsqu’elle exerce le ministère de la Parole84. » Le dicton de Cyprien a été voulu comme une menace, mais il peut être lu comme une promesse : « On ne peut plus avoir Dieu pour père si l’on n’a pas l’Église pour mère85. » La ressemblance entre ces deux maternités n’est pas symétrique. Marie est membre individuel de l’Église ; la relation n’est donc pas entre deux entités du même genre. La relation fait plutôt de Marie « un membre suréminent […] de l’Église », le membre de l’Église qui est ce que l’Église doit être, un « modèle » du caractère essentiel de l’Église86. Jusqu’à présent nous avons suivi de près la tradition. Mais la doctrine développée jusqu’à présent pèche en un point décisif : dans la relation archétypale de Marie à l’Église, telle qu’elle est établie dans Lumen gentium et dans la tradition en général, le tertium comparationis n’est identifié que de manière vague et élogieuse87. Toutefois, le point de comparaison ne semble pas difficile à localiser : Marie est le modèle de l’Église, lorsque l’Église est comprise comme communauté prophétique. La Parole du Seigneur vient à Marie de façon archétypique, et ce qu’elle fait alors naître, de la même manière que les prophètes accouchent d’une prophétie, c’est la Parole en personne : « La Parole s’est faite chair et elle a habité parmi nous88. » Marie est l’arché-prophète, 82

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Lumen gentium développe cette comparaison dans les paragraphes 63 à 65. Le couplage sotériologique entre Marie et l’Église remonte à Irénée ; M. SCHMAUS, « Mary », art. cit., p. 339-340. Lumen gentium, § 64. Cité par Eberhard JÜNGEL, à partir de WA 40/I, 464, au cours d’une dispute œcuménique extraordinairement éclairante, dans laquelle Jüngel argumentait contre la notion de « l’Église mère » et défendait laborieusement l’idée que Luther ne voulait pas dire ce qu’il avait dit ; « Die Kirche als Sakrament ? », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1983) 80, p. 450-456. Concernant cette discussion, contre Jüngel, voir R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 92-94. Cyprien DE CARTHAGE, L’unité de l’Église catholique, trad. Michel Poirier, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes 500 », 2006, 6, p. 189. Lumen gentium, § 68 : « [elle] représente et inaugure l’Église en son achèvement dans le siècle futur. » Ainsi Lumen gentium, par ex. au § 63, a recours à des phrases comme singularibus gratiis [des grâces singulières, NdT], qui ont en effet une signification raisonnablement précise dans la scolastique technique, mais qui, ici et dans des contextes similaires, donnent immanquablement une impression de paroles en l’air. Jn 1,14. On verra qu’en situant simplement Marie à sa place dans l’équivalent johannique des récits de naissance, tout le dogme marial s’ensuit.

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l’instanciation paradigmatique de la réalité prophétique de l’Église. C’est à ce titre que l’Église peut et doit l’invoquer. Nous n’en appelons pas à Marie pour qu’elle nous énonce la Parole de Dieu ; cela, elle l’a déjà fait de manière unique. Mais un prophète n’annonce pas la Parole qu’à nous mais aussi à Dieu ; il appartient au ministère prophétique d’intercéder en faveur du peuple avec la propre Parole de Dieu, comme nous le voyons dans la vie et les discours des prophètes de l’Israël canonique, et avant tout dans leur archétype qu’est Moïse89, qui en effet constitue une meilleure paire vétérotestamentaire avec Marie qu’Eve. Si, dans la période de l’Église, il est possible de parler aux saints de l’Église et de solliciter leur prière – un point sur lequel nous reviendrons, avec une réponse affirmative90 –, alors évidement il est possible d’invoquer Marie parmi eux. Mais quand [203] l’Église saisit cette opportunité, une invocation telle que « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pécheurs », devient quelque chose de plus qu’une requête pour la prière d’une sainte camarade : Marie intercède pour l’Église comme Moïse le fit pour Israël. Ou plutôt elle le fait en tant que prototype de Moïse, plaidant auprès de Dieu avec sa propre Parole91. En outre, la scène lucanienne de l’Annonciation présente des éléments d’intérêt théologique qui n’ont pas encore été notés. L’acteur principal est un ange, ce qui suggère quelque chose à propos de cet événement ; à savoir qu’il représente l’un de ces passages, dans le Nouveau Testament, où le récit divin aurait pu se briser. Que se serait-il passé si Marie n’avait pas dit « Que tout se passe pour moi comme tu me l’as dit », le fiat mihi de tant d’iconographies ? Que se serait-il passé si Marie avait refusé sa vocation ? C’est peut-être l’endroit à partir duquel il est possible de donner sens à un élément autrement énigmatique et troublant de l’histoire dogmatique. En 1854, Pie IX définit le dogme suivant : Marie a été préservée des conséquences du péché originel dès le moment de sa conception. Cette définition, ainsi que la prochaine que nous allons considérer, ont été élaborées de manière exceptionnellement unilatérale ; il reste à voir quel statut ces définitions peuvent avoir dans une Église réunifiée, et donc quel statut elles peuvent avoir aujourd’hui dans l’œcumene. Mais la question de la signification d’un « état sans péché » est encore plus difficile. Qu’attribue exactement à Marie avant la résurrection la doctrine de l’exemption des conséquences du péché originel ? La proposition devrait probablement être interprétée par analogie avec l’état sans péché traditionnellement affirmé à propos de son Fils, d’après le passage de l’épître aux Hébreux92. Mais cet enseignement lui-même a été difficile à préciser, et le présent travail n’a pas jugé nécessaire de s’y référer. À l’évidence, l’état sans 89 90 91

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Ex 33-34. Voir infra p. 424-428. Une des interprétations de l’intercession particulière de Marie doit tout simplement être rejetée. Invoquer Marie en raison de l’influence naturelle qu’une mère a sur son enfant, de fait, réduit son rôle : soit à celui d’un simple saint privilégié, soit à celui d’une déesse. He 5,14.

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péché de Jésus n’exclut pas de sa part des comportements qui, pour toute autre personne, seraient pour le moins équivoques : colère, caractère évasif, impiété filiale, favoritisme, etc. L’enfant Jésus, comme tout autre bébé, imposait-il ses besoins en hurlant – un comportement qui a convaincu Augustin de la nature pécheresse des nourrissons ? S’il ne le faisait pas, comment Marie a-t-elle pu le garder en vie ? La meilleure façon de comprendre l’état sans péché de Jésus est de l’interpréter comme étant sa fidélité ininterrompue à sa vocation, une fidélité identique à sa réalité de seconde identité de Dieu. Pouvons-nous dire que Marie était, par analogie, à aucun moment infidèle à sa vocation comme mère de Dieu et arché-prophète ? Que l’anticipation de cet objectif, une anticipation que manifeste toute vie humaine, a été, dans son cas et dans le cas de cet objectif, cohérente de manière ininterrompue ? La volonté humaine du Christ, nous l’avons soutenu, aurait pu se briser à Gethsémani ou ailleurs ; le fait que cela ne se soit pas produit est identique au fait que son identité humaine est la deuxième identité de Dieu93. Pouvons-nous interpréter l’acquiescement de Marie au message de l’ange par analogie ? Cela constitue-t-il en soi son état sans péché ? Si, dans ces analogies, nous pouvons situer Marie et Jésus, alors Marie et son fiat mihi appartiennent de manière paroxystique à la préexistence du Fils incarné dans et comme Israël94. À chaque [204] étape, le mihi fiat d’Israël a été la possibilité de l’incarnation ; chaque fois que son refus menaçait, le jugement devait commencer par Israël pour l’amener à la repentance, de peur que le Fils ne devienne pas une réalité. Lorsque Gabriel défie Marie, la question est posée à Israël une fois pour toutes, sans possibilité de repentance. C’est pour son obéissance à ce moment-là, l’obéissance paroxystique d’Israël, que non seulement nous invoquons Marie, mais la révérons95. Finalement, nous devrions observer quelque chose à propos de tous les 93 94 95

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 175-180. Ibid., p. 184-185. Il y a, évidemment, un second dogme marial, définit par Pie XII en 1950 : à la fin de la vie terrestre de Marie, celle-ci fut prise, corps et âme, directement au ciel. Le sens de cette définition est encore plus obscur, et il est peut-être impossible d’y découvrir un quelconque contenu intellectuel. Est-ce à dire que Marie est, comme son Fils, déjà ressuscitée d’entre les morts ? Alors elle est comme lui un pionnier de la résurrection. Mais cela voudrait dire qu’elle est une quatrième personne de la Trinité, une idée qui en effet fait écho à certains excès de la dévotion mariale, mais qui était loin de l’intention papale. Notamment, la plus ancienne tradition soutient que Marie « s’est endormie » et a été enlevée au ciel sans mourir, de sorte que sa situation à la résurrection sera comme celle des croyants qui vivront alors ; et le magistère romain, ainsi que le concile Vatican II, s’est abstenu de dire si Marie est morte ou pas. Mais si sa situation est comme celle de croyants vivants lors de la résurrection, elle n’est pas parmi les saints que l’Église invoque maintenant. Peut-être la meilleure interprétation est que la définition, en fait, ne lui attribue rien, à cet égard, qui ne soit vrai de façon générale des bienheureux qui sont déjà partis. Dans ce cas, cela devrait être compris non comme un ensemble de propositions, mais comme une recommandation pressante de vénérer les icônes de la dormition de Marie, certainement une excellente recommandation.

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arguments précédents, à savoir leur dépendance par rapport au prologue de l’Évangile de Jean. Voulons-nous des « preuves » textuelles à l’appui des principaux enseignements mariaux ? Peut-être peut-on dire ceci : si l’on prend le texte de Jean 1 tel qu’il est, c’est-à-dire l’équivalent des récits de naissance de Matthieu et de Luc, et que l’on insère explicitement Marie à sa place dans ce récit, alors les doctrines mariales s’ensuivent immédiatement.

VI Une cité est un peuple uni dans un esprit commun – autrement dit, un peuple qui est devenu une communauté ; ceci nous l’avons déjà appris d’Augustin. Une compréhension politique de la réalité de l’Église semble avoir constitué, en outre, une grande partie du contenu de l’usage précoce d’« ekklesia » pour la communauté de la Pentecôte96. Nous avons déjà parlé de la théologie paradigmatique d’Augustin concernant l’Église comme cité97 ; nous pouvons donc procéder rapidement en offrant simplement un résumé de ses caractéristiques. Comme cité de Dieu, le caractère principal de l’Église est la paix, la « tranquillité de l’ordre ». Dans le Royaume, il y aura une paix parfaite, c’est-àdire un service structuré, parfaitement mutuel. L’Église anticipe cette paix eschatologique dans la concorde imparfaite mais réelle de ses membres, établie dans des modes mutuels et complémentaires de conduite et d’obéissance. [205] Cette paix ne peut être brisée, même lorsque l’Église est ébranlée par des controverses ou torturée par un abus de pouvoir ou une rébellion, parce qu’elle est constituée par l’amour communautaire de Dieu. Autrement dit, elle est constituée par un culte véritable, principalement par l’eucharistie où une coupe et un pain sont aussi partagés par ceux qui, dans les cités du monde – ou même à cause de la politique de l’Église –, restent dehors ou même sont condamnés à des conflits sociaux, économiques ou personnels. Mon ennemi politique, académique ou économique et moi, nous nous pardonnons mutuellement lorsque nous nous approchons de la table, mais nos situations en dehors de l’Église peuvent nous condamner à avoir besoin du même pardon à nouveau le lendemain ; c’est la coupe partagée qui est notre paix permanente. En cet âge, la libido dominandi perdure et survit au baptême pour apparaître dans l’Église ; mais dans l’Église, elle est privée de son champ d’application. Car la libido qui unifie l’Église est dirigée vers celui qui ne peut être dominé ou recruté à des fins de domination, celui dont l’adoration nous impose le partage. Nos efforts n’y feront rien, les membres de l’Église ne peuvent être une simple 96

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Par ex., selon Karl P. Donfried, « The Assembly of the Thessalonians : Reflections on the Ecclesiology of the Earliest Christian Letter », in Rainer KAMPLING et Thomas SLIDING (éd.), Ekklesiology des Neuen Testaments, Freiburg, Herder, 1996, p. 390-408, Paul dans ces lettres utilise l’usage habituel de ekklesia thessalonikewn pour le rassemblement public de la cité et s’adresse à l’assemblée des chrétiens de Thessalonique en tant que réalité parallèle. Cette assemblée est ensuite qualifiée eschatologiquement, en écho à l’usage juif sectaire d’ekklesia theou dans des contextes apocalyptiques. Voir supra p. 92-103.

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foule unie uniquement par intérêt ou par contrat. En tant que cité, l’Église a un gouvernement. Ce gouvernement doit chercher à échapper à la libido dominandi et donc renoncer à imposer toute contrainte. C’est donc un gouvernement dont les moyens pour gouverner sont simplement la Torah elle-même : c’est-à-dire l’énonciation de la loi, précisément dans le but de lutter contre les intrusions de la libido dominandi, et les sollicitations de l’Évangile ; en particulier, les moyens de gouverner dont dispose le gouvernement ecclésial sont l’administration des sacrements. Ceux qui exercent cette gouvernance doivent par conséquent être les ministres « de la Parole et des sacrements » ; à propos de ce rôle, nous devons lui consacrer une discussion séparée. La charte canonique de la gouvernance ecclésiale consiste en une parole célèbre du Jésus matthéen à Pierre : « Je te donnerai les clés du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux98. » Dans un passage ultérieur, ce pouvoir est également donné aux autres disciples99. Dans le premier passage, il est accordé dans un contexte d’attente eschatologique. Dans le second, le contexte est celui d’une paix défaillante à l’intérieur de l’Église. De cette façon, sa nature devient claire. La communauté de l’évangéliste Matthieu avait déjà dû faire face à de graves violations de sa communion100. Dans la situation eschatologique dans laquelle se trouve l’Église, Matthieu transmet les règlements nécessaires comme étant un mandat direct du Seigneur101. Aucune communauté avec une mission spécifique ne peut prospérer sans discipline à ses frontières. Dans le cas de l’Église, cette nécessité est eschatologique, puisque l’esprit de l’Église est l’Esprit de Dieu : lorsque ses membres vivent de manière à contredire la présence missionnaire de l’Esprit revendiquée par l’Église, celle-ci doit se séparer d’eux ou être ellemême infidèle. La pratique de l’excommunication [206] est donc une nécessité absolue, même si elle est déchirante : « qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts102. » L’action disciplinaire de l’Église et le jugement sur lequel elle repose ne peuvent être simplement distincts du jugement et de l’action de Dieu. Si l’Église exclut un membre de sa communion, cela inverse le jugement et l’action de Dieu liés au baptême ; et si l’Église plus tard réintègre cette personne, cet acte ne peut être qu’une sorte de re-présentation du baptême et donc, encore une fois, un acte 98 99 100

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Mt 16,19. Mt 18,18. Ici, comme à chaque étape historique qui suivra, je m’appuie sur la magnifique histoire de Herbert VORGRIMMLER, « Busse und Letzte Ölung », in Michael SCHMAUS, Josef GEISELMANN et Aloys GRILLMEIER (éd.), Handbuch der Dogmengeschichte, Freiburg, Herder, 1978, vol. IV/3, p. 3-9. Mt 18,6-22. Mt 18,17. Voir aussi 1 Co 5,9-11 ; 2 Jn 11. En ce qui concerne le passage dans les Corinthiens, Hans VON CAMPENHAUSEN, Ecclesiastical Authority and Spirit Power in the Church of the First Three Centuries, trad. J. Baker, London, A. & C. Black, 1969, p. 134-135.

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fait au nom de Dieu. Tout au long de son histoire, l’Église a eu du mal à exercer ces mandats, en particulier la charge de juger au nom de Dieu. Cette histoire est d’une consternante complexité103. L’Église ancienne a développé une discipline constituée d’étapes successives : exclusion des apostats, des adultères et leurs semblables de la communion eucharistique ; confession ; admission à une longue période de travaux pénitentiels en guise de catéchuménat renouvelé et plus rigoureux ; et, pour finir, réconciliation, si cela est possible. Toutes ces actions étaient publiques. Cette « pénitence canonique » a été annulée par l’arrangement constantinien qui faisait du christianisme la religion officielle de l’empire et de l’Église le prestataire religieux officiel. Un gouvernement ne peut maintenir son autorité que si le peuple qu’il gouverne inclut la masse critique de ceux dont l’obéissance à la loi de la cité n’est pas contrainte. Lorsque les limites de l’Église et les limites d’une cité terrestre étaient censées être à peu près les mêmes, et que parmi les baptisés il y eut inévitablement un grand nombre de personnes non évangélisées, les autorités de l’Église firent face à une tâche par définition impossible. On croit communément que l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge furent des périodes où les autorités ecclésiales régnaient sans partage. Ce fut loin d’être le cas ; en réalité, cette juste discipline ecclésiale devint dans un premier temps une entreprise désespérée, puis elle disparut complètement, sauf en théorie.

VII Selon Augustin, une authentique cité est un peuple constitué comme tel par une justice qui le précède. Dans l’Église – qui est ainsi la seule vraie cité –, cette justice est l’amour de Dieu et, à partir de là, l’amour les uns pour les autres. Autrement dit, c’est la justice décrite par les première et deuxième tables des « dix commandements », lorsque ceux-ci sont vécus non comme la prohibition de crimes, mais dans leur réalité historique comme des slogans de l’histoire morale propre à l’Église avec son Dieu. Les commandements constituent le sujet qu’il reste à traiter dans ce chapitre. Mais il y a une étape – qui n’est pas explicitement augustinienne – que nous devons d’abord franchir. [207] La condition pré-politique et pré-légale d’une cité est, nous l’avons dit, son ouverture à la prophétie. La prophétie de l’Église est l’Évangile. Par conséquent, l’Église est une créature de l’Évangile, non seulement en ce sens qu’elle vient à l’être par ceux qui ont entendu ce message et doivent donc le transmettre, mais également dans le sens où ce qu’elle énonce à l’intérieur d’elle-même la façonne comme la cité particulière qu’elle est. Nous avons noté 103

À ce sujet, voir H. VORGRIMMLER, « Busse », art. cit., p. 100-182 ; Nathan MITCHELL, « The many Ways to Reconciliation », in N. MITCHELL (éd.), The Rite of Penance: Commentaries III, Washington D.C., The Liturgical Conference, 1978, p. 20-37. Ma propre présentation se trouve dans Robert W. JENSON, « The Return to Baptism », in Christian Dogmatics, op. cit., vol. 2, p. 370-373.

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que les commandements fonctionnent différemment dans deux contextes : de manière négative, en tant que prohibitions de délits lorsqu’ils énoncent les conditions de pérennité de n’importe quelle cité ; mais dans l’histoire communautaire spécifique d’Israël et de l’Église, ils acquièrent un sens positif en tant que descriptions de vertus. C’est l’Évangile qui est l’agent de l’histoire spécifique du peuple de Dieu et donc qui rend possible et façonne ces significations. Nous nous tournons maintenant vers le Décalogue, c’est-à-dire vers la justice par laquelle l’Église est la vraie cité. La première table des commandements spécifie la justice constituante du peuple de Dieu, que nous l’appelions amour communautaire pour Dieu ou foi communautaire en Dieu. En cela, elle est spécifique à la vie d’Israël ; dans son application à l’Église, elle prendra une forme spécifique à la vie de l’Église. Israël ou l’Église doivent adorer l’unique Dieu, comme celui-ci le demande. Pour l’Église, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, cela signifie avant tout que nous devons célébrer l’eucharistie en accord avec son institution ; c’est ici où se manifeste la justice constituante de l’Église. En ce centre de la vie ecclésiale, sa vertu est donc constituée par la discipline de ses ministères et de ses actions rituelles, car ceux-ci constituent son habitus qui lui permet de célébrer droitement l’eucharistie. La vertu de l’Église dans l’obéissance au premier grand commandement consiste dans les habitudes telles que celles-ci : que « l’épiscope soit […] mari d’une seule femme, sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier104 » ; que les diacres de la congrégation distribuent les éléments eucharistiques sans distinction aux pauvres et aux affligés qui se trouvent à portée de l’Église ; qu’elle invoque uniquement le Père, le Fils et le Saint-Esprit dans ses actions de grâce, en faisant mémoire de Jésus ; « que tous boivent de cette coupe » ; et ainsi de suite. La vertu tirée de la première table du Décalogue pour l’Église relève de l’ordination et de la liturgie. Quant à la seconde table, nous pouvons pour des raisons de présentation commencer avec « Tu ne porteras pas de faux témoignage. » Martin Luther encourageait les catéchumènes à demander : « Que signifie ces paroles ? », et donnait la réponse suivante : « Nous devons craindre et aimer Dieu, afin de ne pas mentir à notre prochain, de ne pas le trahir ou le calomnier, ou de ruiner son bon renom ; mais de l’excuser, de dire du bien de lui et de tourner tout à son avantage105. » Clairement, le mode de vie demandé ici est bien plus qu’une simple obéissance au sens littéral et négatif du commandement pris comme interdiction de parjurer. Luther expose ce que le commandement en est venu à signifier dans la vie d’un peuple qui honore la première table de la Loi, c’est-à-dire qui de fait craint et aime Dieu. Il expose la signification du commandement dans une cité dont les citoyens ont des raisons de dire du bien les uns des autres, parce que le 104 105

1 Tm 3,2. Martin LUTHER, Le petit catéchisme, in La Foi des Églises Luthériennes, op. cit., § 497, p. 305.

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bien est promis de façon inconditionnelle et ultime à la communauté [208] que nous constituons tous ensemble106. Dans le Royaume, nos voisins d’Église seront irréprochables, de sorte que les témoignages malfaisants ne serviront à rien ; et nous pouvons dès maintenant considérer cela comme la vérité les concernant. En effet, nous pouvons considérer de cette manière tous nos congénères, car aucun humain n’a d’autre réel telos que le Royaume. Nous sommes en mesure de procéder de manière aussi téméraire parce que nous ne craignons et n’aimons que Dieu. « Tu ne commettras pas de vol. Que signifient ces paroles ? Nous devons craindre et aimer Dieu, afin de ne pas dérober l’argent ou tout autre bien de notre prochain, ni de nous les approprier par des voies détournées, mais de l’aider à préserver ce qu’il possède et de veiller à son bien-être107. » Ainsi interprété, ce commandement n’est pas de ceux qui peuvent être mis en œuvre dans les cités terrestres. Ce qu’il en est venu à signifier ne peut l’être que dans une communauté où nous n’avons pas à être économiquement individualiste, parce que l’esprit de ce commandement est la connaissance que « tout cela vous sera donné par surcroît. » « Tu ne commettras pas d’adultère. Que signifient ces paroles ? Nous devons craindre et aimer Dieu, afin de vivre purs et disciplinés en paroles et en actes, et d’aimer et d’honorer chacun son conjoint108. » Ici Luther fait l’impasse totale sur le commandement négatif, universellement nécessaire : « Ne viole pas la loi du mariage ». Il évoque, en revanche, la vertu sexuelle spécifiquement juive et chrétienne de la fidélité. De même que la relation du Seigneur à son peuple est interprétée comme fidélité, même envers une épouse infidèle109, de même le mariage est, dans le judaïsme comme dans l’Église, compris comme l’analogie de la fidélité divine appliquée aux créatures110. « Tu ne tueras pas. Que signifient ces paroles ? Nous devons craindre et aimer Dieu, afin de ne pas porter atteinte à la vie ou à la santé de notre prochain, mais de l’aider et de l’assister dans tous ses besoins111. » L’interdiction de la vendetta, la fonction civilisatrice universellement nécessaire de ce commandement dans sa formulation négative, a complètement disparu. Au lieu de cela, dans la communauté de l’Évangile, le commandement nous appelle à être de « bons samaritains » les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis de toute l’humanité.

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Gilbert MEILAENDER, Faith and Faithfulness, Notre Dame, Notre Dame Press, 1991, p. 20 : « Il semble préférable de décrire l’éthique chrétienne comme une éthique à deux niveaux – une partie générale et capable d’être défendue sur des bases qui ne soient pas spécifiquement chrétiennes ; une partie particulière, qui ne fait sens que dans la vie partagée de la communauté fidèle. » M. LUTHER, Le petit catéchisme, op. cit., § 496, p. 305. Ibid., § 495, p. 305. Os 1-3 ! Ep 5,22-33. M. LUTHER, Le petit catéchisme, op. cit., § 494, p. 304.

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À l’heure actuelle, et dans un avenir prévisible, les vertus que la foi chrétienne lit dans ce commandement seront peut-être les plus menacées de toutes, celles qui auront le plus besoin d’une réflexion attentive. Car la capacité de l’être humain à alléger les souffrances de son prochain et simultanément à endommager son humanité s’étend d’une façon qui menace de transformer la vertu en horreur, mettant l’agent humain dans des situations que la foi ne peut habiter. Le génie génétique, la détection prénatale, le clonage, la génération de gènes humains, la culture de tissus et de zygotes comme entité indépendante, tout cela est fait prétendument pour promouvoir la dignité et soulager la souffrance. Mais cachée en eux ne se trouve rien de moins que la possibilité de « l’abolition de l’homme ». On observe que le reliquat de moralité de la modernité occidentale est incapable de maîtriser, ou même d’énoncer, les questions [209] qui se multiplient sous la rubrique bioéthique ; le seul espoir est que l’Église puisse recouvrer suffisamment sa compréhension de la dignité humaine pour lui permettre de rester fidèle112. Trois choses vont être observées au sujet de « l’éthique » chrétienne113 telle qu’elle est définie par la lecture des commandements que nous venons de rappeler114. Premièrement, dans leur rôle spécifique au sein du peuple de Dieu, les commandements moraux ne sont pas des contraintes pesantes, ils ne sont pas la « loi » à propos de laquelle les réformateurs ont dit qu’elle « condamne toujours » ; mais ils devraient plutôt être appelés des permissions. Ici Karl Barth doit être cité pour son exploration et son impressionnant développement de cette intuition : « C’est pourquoi [le commandement de Dieu] ne saurait être confondu avec aucun des ces autres commandements [… parce] ce qu’il est une permission qui nous libère115. » Dans l’Église, les commandements moraux énoncent ce que nous pouvons raisonnablement faire parce que le Christ est ressuscité et qui, autrement, pourrait être considéré comme irresponsable. Dans la mesure où c’est l’Évangile qui nous enjoint, nous faisons ce que nous faisons parce que nous le pouvons, et 112

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La sagesse interne à l’Église en la matière peut être, parmi les discussions récentes, illustrée par les travaux de Stanley Hauerwas dans de multiples publications ; ou par William F. MAY, The Physician’s Covenant, Philadelphia, Westminster, 1983 ; ou par Gilbert MEILAENDER, Bioethics: A Primer for Christians, Grand Rapids, Eerdmans, 1996, qui, malgré son sous-titre, est la discussion complète la plus profonde que je connaisse. Les guillemets reflètent le même malaise que celui d’Edmund Santurri dans une conférence non publiée donnée à St. Olaf College en Juillet 1994 : le vaste appareil de « questionnement éthique », caractéristique des sociétés postmodernes, peut être principalement une manière de masquer la corruption. L’« éthique » ne se conclut de fait pas souvent avec des jugements éthiques, mais plutôt avec des définitions propres au langage des juristes en vue de jugements qui ont déjà été prononcés pour des motifs autres, habituellement des intérêts personnels. Bien que ma compréhension de l’éthique ne trouve pas sa source en Stanley Hauerwas, et je n’essaierais pas de m’engager dans un débat sur chaque point, son travail offre un canevas pour ce qui suit et il se trouve toujours en arrière-plan de mes réflexions. Dans sa production abondante, voir avant tout premièrement Le Royaume de paix, op. cit., et After Christendom? How the Church Is to Behave if Freedom, Justice, and a Christian Nation Are Bad Ideas, Nashville, Abingdon, 1991. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2**, p. 80. [Nous soulignons]

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non pas parce que nous le devons. Nous pouvons même dire avec Barth que : en tant que « [d]octrine du commandement de Dieu, l’éthique expose la loi comme la forme de l’Évangile116 » lui-même, la forme que l’Évangile prend dans l’histoire communautaire qu’il met en mouvement. Cela ne signifie pas qu’au sein de l’Église les commandements ne doivent être enseignés et exigés, même dans leur rôle universel négatif. Aussi longtemps que l’Église reste seulement à la porte du ciel, il est nécessaire de rappeler à maintes reprises à ses membres les conditions minimales d’une vie commune, conditions qui les contraignent tout comme les citoyens des cités inférieures ; la libido dominandi devra également être limitée au sein de l’Église. Mais ce n’est pas ce genre d’éthique qui est spécifique à l’Église. Deuxièmement, nous devons nous souvenir du caractère missionnaire de l’Église. Ceux que l’Évangile appelle dans l’Église ne sont pas sans avoir eu précédemment des craintes ou des espoirs. Chaque [210] communauté nouvelle, d’un point de vue historique ou géographique, que la mission a conquise, est déjà mise en mouvement par les autorisations et les interdictions qui constituent le contenu de son humanité. Et si l’Évangile doit être une promesse pour ces auditeurs, il doit parler à cette moralité déjà présente. Ainsi l’histoire morale de l’Église n’est pas, pour ainsi dire, pure ; elle n’est pas non plus simplement autre que l’histoire morale des communautés qui sont autour d’elle. L’Évangile prend sa forme éthique lorsqu’il interprète la moralité antérieure de ceux qui, en un temps et un lieu, sont là pour l’entendre et l’annoncer117. L’Évangile transforme nos espoirs antérieurs en des possibilités réelles, en les interprétant comme des espoirs pour un Royaume qui, en effet, vient. À cause de cela, il les réinterprète également d’une manière concrète. Ainsi, pour prendre un exemple majeur et désormais familier, tous les êtres humains espèrent en quelque chose qu’on peut appeler la paix. Mais la plupart des sociétés ont interprété la paix comme étant la victoire de la violence – dans l’idéologie des états occidentaux, comme une « sécurité » à établir au moyen d’une « défense ». À cause de cela, l’espoir de la paix devient lui-même une occasion constante de conflits. L’Évangile promet l’avènement effectif de la paix et nous invite à son anticipation dans l’eucharistie. L’Évangile rend la paix possible en nous disant que nous n’avons pas à nous défendre, car nos vies sont cachées en Dieu dans le Christ. À cause de cela, l’Évangile interprète la paix comme étant ce que le Christ apporte, le fruit de son don de soi. Troisièmement, l’éthique décrite ici comme spécifiquement chrétienne ne correspond pas tout à fait aux moules standards des théories éthiques récentes : « La première question éthique n’est ni déontologique ni téléologique118. » Le bien n’est constitué ni dans une pure obéissance aux commandements, ni dans une culture de la vertu, de ce que je suis et ce que je deviens. Nous sommes 116 117 118

Ibid., p. 1. Est-ce que Stanley Hauerwas serait d’accord avec ça ? Je n’en suis pas sûr. Roland A. Delattre, « The Theological Ethics of Jonathan Edwards: an Homage to Paul Ramsey », Journal of Religious Ethics (1991) 19, p. 79.

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ontologiquement engagés en Dieu, et donc les uns avec les autres ; c’est uniquement ainsi que nous sommes des êtres moraux. Mais ce Dieu est le Dieu trine, dont la propre réalité est un discours moral « déontologique », qui est formé de trois personnes se commandant et s’obéissant mutuellement. De ce point de vue, les questions morales sont donc : « a) Quel est le schéma de la vie et de l’activité divines ? Et b) que signifie participer à cette vie et à cette activité ?119 » Ma vertu est constituée précisément par ma participation au discours divin fait de mandats éternels et d’obéissance libre, discours que je suis autorisé à entendre. Elle est donc à la fois ontologique et constituée par une écoute et une obéissance, c’est-à-dire à la fois téléologique et déontologique. Nous venons de parler du Royaume. La description des vertus qui définissent la vie de l’Église pourrait bien avoir un goût amer pour beaucoup ; la vie de l’Église les manifeste de manière bien trop lacunaire. Nous sommes conduits à la dernière fonction des commandements de Dieu : ils sont des descriptions de la vie du Royaume que l’Église ne fait qu’anticiper. « Lorsque nous les enseignons à nous-mêmes et à nos enfants, voilà la dernière et la meilleure chose à dire : “Dieu déploie un monde d’amour pour Dieu et les uns pour les autres. Regarde à quel point ce monde sera bien. Nous serons fidèles à Dieu. Nous serons passionnés les uns par les autres. Nous serons honnêtes les uns avec les autres. Nous serons…120 »

119 120

Idem. Robert W. JENSON, A Large Catechism, Delhi, New York, ALPB, 1991, p. 13.

Chapitre 26. La grande communion I [211] L’enseignement selon lequel l’Église est le corps du Christ et l’enseignement avec lequel ce chapitre va se conclure – que l’Église est avant tout et de façon décisive une communion avec le Christ et entre ses membres – sont liés dès leur origine. Paul, dans sa lettre aux Corinthiens, est l’auteur des deux. « Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion (koinônia) au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps : car tous nous participons à cet unique pain1. » Ici, Paul se préoccupe de la question de la compatibilité entre la communion établie dans les repas sacrificiels païens et la communion établie dans le repas eucharistique. Mais dans le chapitre suivant, la situation de la communion dans cette congrégation soulève un autre problème : en violant la communion qui les lie entre eux, les Corinthiens ne parviennent pas à « discerner » « le corps » et se rendent ainsi coupables de ne pas respecter « le corps et le sang du Seigneur2. » Nous pouvons nous souvenir de l’exégèse de ces passages que nous avons faite précédemment3. Le corps du Christ, que les Corinthiens échouent de façon coupable à discerner, est à la fois l’assemblée rassemblée – l’objet même de leur mauvaise conduite et auquel Paul vient de se référer comme étant le corps du Christ – et le pain et le vin – appelés corps du Christ par le récit de l’institution que Paul cite à l’appui de sa réprimande4. Jean Damascène a résumé l’interprétation patristique profonde et précise [212] de ces deux passages pris ensemble : dans l’eucharistie, « [o]n parle de communion, et c’est la vérité, parce que par elle nous communions au Christ, participons à sa chair et à sa divinité, communions et sommes unis aussi les uns aux autres par elle. Car puisque nous participons à un seul pain, tous nous devenons l’unique corps et l’unique sang du Christ et les membres les uns des autres ; et l’on nous dit agrégés au corps du Christ5. » Que la communion ecclésiale et la communion eucharistique soient une, parce qu’elles sont toutes les deux communions au corps du Christ, est devenu un article standard du consensus œcuménique, en partie à cause des initiatives orthodoxes. « L’Église qui célèbre l’eucharistie devient pleinement elle-même ; c’est-à-dire, koinônia, fraternité – communion. L’Église célèbre l’eucharistie 1

2 3 4

5

1 Co 10,16-17. La traduction, dans la Bible New Revised Standard Version, de koinônia par « partage » (sharing) est, bien sûr, linguistiquement possible, mais cela cache le lien entre ce passage et des siècles de théologie construits à partir de ce passage, en supprimant la traduction traditionnelle qui est également bonne d’un point de vue linguistique ou peut-être même meilleure. 1 Co 11,17-22. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 250-257. L’essai fondateur dans la compréhension de cette dialectique est celui de Ernst KÄSEMANN, « The Pauline Doctrine of the Lord’s Supper », in Essays on New Testament Themes, trad. W. J. Montague, London, SCM, 1964, p. 119-121. J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 1-44, op. cit., 86 (IV,13), p. 217.

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comme l’acte central de son existence, dans lequel la communauté ecclésiale […] reçoit son accomplissement6. » « L’ensemble de l’Église du Christ participe à notre célébration eucharistique ; nous sommes assurés de cela parce que l’Église est le corps du Christ7. »

II Nous avons établi précédemment que, dans l’utilisation qu’en fait Paul, « est le corps de » est également un concept adéquat lorsqu’il est appliqué à l’Église et au Christ ressuscité. C’est le cas dans les méditations ecclésiologiques de Geoffrey Preston, publiées récemment à titre posthume : « la relation de l’Église au Christ n’est pas “comme” celle du corps d’un homme à cet homme lui-même. Elle est celle du corps du Christ au Seigneur lui-même8. » Il est bien sûr difficile pour nous, qui sommes ontologiquement plus inhibés que ne l’était Paul9, de voir ce qu’il veut dire par « L’Église est le corps du Christ », si ce n’est trivialement que l’Église est l’Église du Christ et, qu’à certains égards, elle est comme un corps. L’Église n’est pas un organisme de l’espèce homo sapiens, ni un organisme humain tel qu’une communauté de personnes ; par conséquent, l’Église n’est en effet pas ce que nous pensons en premier lieu lorsque nous pensons à un corps humain. Mais Paul était capable de penser à un « corps spirituel10 » – qui, selon lui, succède au « corps biologique11 » de la personne lors de la résurrection – comme offrant néanmoins le même mode d’incarnation personnelle que le corps biologique12, et, en réalité, comme quelque chose de plus corporel et de plus approprié à la personne que celui-ci ne l’était13. [213] Clairement, pour Paul, le concept d’incarnation personnelle n’est pas en soi un concept biologique. Nous pouvons alors découvrir de quel genre de concept il s’agit, et simultanément préciser notre propre usage, en rappelant d’abord notre interprétation générale : pour Paul, l’incarnation d’une personne est sa disponibilité à d’autres personnes et par suite à elle-même ; par là, nous réintroduisons la distinction sujet-objet de l’idéalisme allemand. Que l’Église 6 7 8 9

10 11 12 13

K. WARE et C. DAVEY (éd.), Anglican-Orthodox Dialogue: The Moscow Statement (1976), Londres, SPCK, 1977, p. 24. Dialogue between Neighbors, Honnu T. Kamppuri (éd.), Helsinki, Luther-Agricola Society, 1986, p. 50. G. PRESTON, Faces of the Church, op. cit., p. 89. Ernst KÄSEMANN, Perspectives on Paul, trad. Margaret Kohl, Mifflinton, Sigler, 1996, p. 102121, réfute toute possibilité que le « corps du Christ » paulinien soit une métaphore, et montre la centralité de ce concept pour l’ecclésiologie de Paul. Mais ensuite, fidèle aux préjugés de son école, il met en garde contre une utilisation métaphysique de ce concept, de peur que cela conduise à des résultats similaires à ceux qui vont suivre. Soma pneumatikon. Soma psychikon. 1 Co 15,42-44. Ainsi, dans 2 Co 5,4, Paul, utilisant la métaphore de l’habit, peut décrire son désir de quitter son corps biologique et être revêtu d’un corps spirituel comme le désir d’être vêtu de manière plus intensive ou complète.

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soit le corps du Christ, au sens de Paul et au nôtre, signifie qu’elle est l’objet dans le monde par lequel le Christ ressuscité est un objet pour le monde, c’est-àdire quelque chose de disponible par lequel le Christ est là, auquel on peut s’adresser et qui peut être compris. Où dois-je diriger mon intention pour qu’elle soit dirigée vers le Christ ressuscité ? La première réponse doit être : vers l’Église assemblée ; et si je suis dans l’assemblée : vers ceux qui m’entourent. Ainsi la posture première de la prière chrétienne n’est pas une involution, les yeux fermés, mais une posture ouverte, les yeux dirigés vers ceux qui parlent de la part de l’assemblée. Toutefois, nous ne pouvons pas nous contenter de cette première réponse. Dans le Nouveau Testament, l’Église et le Christ ressuscité sont un, mais ils peuvent également être distingués l’un de l’autre ; par exemple, l’Église est « l’épouse14 » du Christ ressuscité, de sorte que le Christ et l’Église sont unis en tant que couple. Nous ne pouvons pas identifier le Christ ressuscité avec l’Église au point de ne plus être capables de nous référer distinctement à l’un puis à l’autre. C’est précisément pour cette raison que les protestants ont souvent craint un langage pareil à celui utilisé dans les paragraphes précédents. Si nous disons seulement que l’Église est personnellement identique avec le Christ, on peut avoir l’impression que l’Église n’a jamais besoin de réforme ou d’y être favorable. Les passages tirés des Corinthiens ont déjà montré comment répondre à ce souci. L’objet qui est l’Église en tant qu’assemblée est le corps du Christ, c’està-dire le Christ disponible pour le monde et pour ses propres membres, parce qu’elle se réunit autour d’objets distincts d’elle-même, le pain et le vin, qui sont la disponibilité du même Christ pour elle. Dans cette assemblée, notre intention peut être dirigée vers Christ en tant que communauté, la communauté que nous formons, sans auto-déification, parce que notre intention est simultanément dirigée vers le même Christ en tant qu’éléments sacramentels, éléments qui sont au milieu de nous et pourtant autres que nous. En invoquant à nouveau la distinction entre communauté et association, nous pouvons dire que l’Église comme communauté est l’objet-Christ pour le monde et pour ses propres membres individuellement, et que l’Église comme association est confrontée objectivement, en son sein, par le même Christ. En effet, que l’Église soit ontologiquement le corps humain du Christ ressuscité constitue la possibilité même de la réforme ecclésiale dont se préoccupe le protestantisme. Nous ne pouvons pas réformer l’Église, pas plus que nous ne pouvions la créer. Mais toute personne vivante peut et parfois doit discipliner son propre corps. S’il doit y avoir une réforme ecclésiale, l’Esprit doit l’accomplir ; cela doit être réalisé par la personne trine qui libère l’Église pour être le propre corps du Christ. Autrement dit, cela doit être un événement au sein de la réalité du Christ vivant, un acte – nous pouvons aller jusqu’à dire – de sa propre ascèse. Une réforme ecclésiale est l’autodiscipline du Christ ressuscité dans l’Esprit. 14

Ep 5,31-32.

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Maintenant une question ne peut plus être refoulée : pourquoi le Christ doit-il être incarné pour nous ? Pourquoi une communion « spirituelle » – au sens ordinaire – [214] ne suffit-elle pas ? Autrement dit, pourquoi ne suffit-il pas de penser à la présence du Christ et de la sentir intérieurement, et de savoir que d’autres, intérieurement, font de même ? Pourquoi dois-je vivre dans l’Église rassemblée ? Ou pourquoi ne suffit-il pas que le pain et le vin me conduisent à une conscience intérieure du Christ ressuscité et à un sentiment plus profond de communion avec lui – comme la plupart des protestants le comprennent et pas seulement quelques catholiques, quel que soit l’enseignement officiel de leurs Églises ? Pourquoi devons-nous dire que le pain et le vin sont son intrusion objective, son corps ? Peu ont exploré cette question avec autant de passion que Martin Luther. Si la présence du Christ dans l’assemblée était désincarnée, elle serait sa présence comme Dieu mais pas comme être humain, car comme être humain le Christ est un corps ressuscité. Quant à définir la présence du Christ comme celle d’un pur Dieu, abstraction faite de sa réalité incarnée en Jésus, Luther ne peut réagir qu’avec horreur : « Je ne veux rien savoir de ce Dieu !15 » C’est Dieu se cachant dans une incarnation humaine qui est notre salut ; la divinité nue du Christ – si en réalité une telle chose existait – n’aurait « rien à faire avec nous16 », et à cause de cela, elle serait destructive pour nous17. Notre salut consiste dans le « Dieu incarné […] dans lequel sont “tous les trésors [divins]” […] mais “cachés”18. » C’est ce thème que Hegel analysa dans le célèbre passage « Seigneur et Maître » de sa Phénoménologie de l’Esprit, déjà évoqué dans un contexte similaire. Si, dans notre rencontre, vous êtes un sujet par rapport auquel je suis un objet, mais qu’inversement vous n’êtes pas à votre tour un objet pour moi en tant que sujet, alors vous m’asservissez à cause de cela. C’est seulement dans la mesure où je suis capable de diriger mon intention vers vous, de vous comprendre et de vous répondre, de la même façon que vous dirigez votre intention vers moi et que vous me comprenez, que notre relation peut être réciproque19. Une présence personnelle désincarnée en face de moi ne peut que signifier ma servitude, peu importe si l’intention est bienveillante ; et si la personne en question était Dieu, cette servitude serait absolue. Si le Christ ne s’était pas incarné dans sa communauté, si sa présence n’était là que pour et dans des pensées et des sentiments, il serait destructeur de la communauté, aussi passionnés que soient ces pensées et ces sentiments ; et s’il n’était pas incarné dans sa communauté pour le monde, sa présence dans le monde serait la damnation du monde. Pour terminer, on peut se demander comment peut-il être vrai que l’Église 15 16 17 18 19

Martin LUTHER, De la Cène du Christ – Confession, in Œuvres, tome VI, trad. Jean Bosc, Genève, Labor et Fides, 1977, p. 58. [Nous soulignons] Nihil ad nos. Par ex., M. LUTHER, Du serf arbitre, op. cit., p. 231. [Nous soulignons] Ibid., p. 240. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 199-201.

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avec ses sacrements soit le corps du Christ ressuscité, l’objet par lequel cette personne humaine est pour nous ici. La réponse est très simple, bien qu’elle aille à l’encontre de la totalité de la structure de la pensée occidentale que nous avons héritée. Nous l’avons déjà donnée dans un autre contexte : pour qu’il soit vrai que l’Église, rassemblée autour de ses sacrements, soit le corps du Christ, tout ce qui est nécessaire est que la compréhension de soi du Christ ressuscité détermine ce qui est réel, c’est-à-dire qu’il soit le Logos de Dieu. L’Église avec ses sacrements est vraiment la disponibilité du Christ pour nous, simplement parce que le Christ prend l’Église comme étant sa propre disponibilité à lui-même. Où le Christ ressuscité se tourne-t-il pour se trouver lui-même ? Vers le rassemblement sacramentel des croyants. À la question [215] « Qui suis-je ? », il répond « Je suis la tête de cette communauté. Je suis le sujet dont l’objectivité est cette communauté. Je suis celui qui est mort pour les rassembler. » Et encore : « Je suis le sujet dont l’objectivité pour cette communauté est le pain et le vin autour desquels elle se rassemble. » L’Église avec ses sacrements est l’objet à travers lequel notre intention peut être le Christ, parce qu’elle est l’objet à travers lequel il dirige son intention vers lui-même. La relation entre le Christ comme sujet et l’Église avec ses sacrements est précisément la même que celle qui existe entre la subjectivité transcendantale et le soi objectif, telle que nous avons analysée cette relation dans le chapitre sur la personnalité humaine ; l’Église est l’ego du Christ ressuscité. Et, parce qu’il est la Parole de Dieu par laquelle toutes choses sont créées pour être ce qu’elles sont, aucune autre explication de sa présence eucharistique n’est nécessaire ou possible. Les métaphysiques de l’Antiquité méditerranéenne, et la plupart de celles de la tradition occidentale ultérieure, n’autorisent évidemment pas cette simplicité. Par conséquent, elles sont dans l’erreur. Les métaphysiques habituelles supposent que ce qui peut être et ce qui ne peut pas être sont déterminés par des principes abstraitement universels et jamais par un principe particulier ; ainsi, la question de savoir comment l’Église avec ses sacrements peut être le corps réel de l’individu humain Jésus, ne peut être réglée que par des arguments qui ne mentionnent pas sa personnalité particulière ou la communion spécifique de l’Église. Mais ce présupposé des penseurs grecs païens n’est ni révélé ni une position incontournable. Si l’Évangile est vrai, alors précisément la personnalité spécifique de l’individu humain Jésus est, par l’initiative du Père et dans la liberté de l’Esprit, le déterminant matériel de ce qui de façon générale peut être et ne peut pas être. Dans tout ce travail, nous avons révisé les métaphysiques héritées selon ce principe ; la discussion concernant la réalité de l’Église et celle concernant ses sacrements prolongent simplement cette réflexion.

III Il est temps d’examiner les promesses incarnées par l’eucharistie, comme nous l’avons fait dans le chapitre précédent pour celles incarnées par le baptême.

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Nous avons, déjà à plusieurs reprises, discuté l’ensemble le plus important de textes tirés de 1 Corinthiens, et nous n’avons pas besoin de répéter ce qui a été trouvé. Mais avant de passer aux promesses intégrées dans le récit de l’institution de l’eucharistie, nous devons examiner un autre passage, celui de Jean 6,51-5920. Ce passage suit le discours dans lequel Jésus dit : « Je suis le pain vivant », autrement dit où il affirme qu’il est la révélation de Dieu qui rassasie la vie humaine. Cette affirmation offense ses auditeurs : un tel « pain » doit venir du ciel, or Jésus n’a pas l’air céleste, parce que ses origines terrestres sont connues d’eux. La foi qui est alors exigée par Jésus est le dépassement de cette offense. Toutefois, ceux pour qui Jean écrit apparemment n’entendent ni ne voient l’homme Jésus, et ne connaissent pas non plus sa famille. Quelle est alors leur raison d’être offensés, et par là la source de leur foi ? C’est le pain de l’eucharistie, qui ne semble pas avoir une origine plus céleste ou mystérieuse [216] que celle de Jésus pour ses voisins. Pour Jean, l’offense et la possibilité de la foi sont les mêmes dans les deux cas – c’est pour cette raison que le « pain » était utilisé comme métaphore dans ses premières paroles. L’acte de foi « en » le Révélateur – dont nous avons rappelé l’explication johannique21 – consiste, pour les croyants qui viendront ultérieurement, à prendre et à manger les éléments eucharistiques comme une révélation salvatrice, en dépit de leur apparence terrestre. La promesse que ces éléments incarnent est la suivante : « Vous entendez et voyez la Parole cachée de Dieu. » Parmi les promesses qui se trouvent dans le récit de l’institution, un premier groupe évoque la réalité eschatologique de l’eucharistie établie par l’Esprit. « Jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu22. » « J’ai tellement désiré manger cette Pâque avec vous […]. Car, je vous le déclare, jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu23. » Ces textes montrent la joie eschatologique des repas de l’Église primitive24, et expriment le contenu narratif du cri qui est au cœur de toute adoration chrétienne, Maranatha, « Viens, Seigneur25. » Lorsque l’eucharistie est célébrée, les promesses du Christ concernant le Royaume, et celles de sa présence en lui, sont de fait accomplies : même si le Royaume est encore à venir, tant que nous ne sommes pas ressuscités, chaque célébration est déjà une fête de noces. Nous pouvons dire que l’anticipation est une prophétie visible ; ainsi, dans l’eucharistie, nous nous réunissons pour vivre par avance la communion du 20 21 22 23 24 25

Concernant ce passage, voir Eduard SCHWEIZER, « Das johanneische Zeugnis vom Herrenmahl », Evangelische Theologie (1948) 7, p. 263-266. Voir supra p. 84-88. Mc 14,25 et par. Lc 22,15-16. Voir J. B. HIGGINS, The Lord’s Supper in the New Testament, London, SCM, 1952, p. 41-44. Ac 2,46. 1 Co 16,23 ; La Didachè, trad. Fr. Refoulé, in Les Pères Apostoliques. Texte intégral, Paris, Cerf, coll. « Sagesses Chrétiennes », 2006, X.6, p. 57.

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Royaume. Mais notre rassemblement, aussi fidèle et pieux soit-il, ne nous place pas à la porte du ciel, à moins que Dieu nous y établisse. Qu’il le fasse constitue le contenu de la foi qui a la Cène comme objet externe auquel elle se rattache. Autrement dit, c’est le contenu de la foi en ces autres promesses : « Ce pain est mon corps. Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. » Cependant, avant d’aborder directement ces paroles, nous devons nous arrêter un peu plus longtemps au rite prescrit lui-même, et à l’un de ses aspects en particulier. En effet, « Ceci est mon corps », ainsi que les promesses similaires dans le récit de l’institution, n’apparaissent pas dans le Nouveau Testament comme de simples propositions qu’il faudrait expliquer et justifier, comme on l’a trop souvent fait. Ils apparaissent avec une fonction spécifique ; ils interprètent le rite prescrit. Ce rite est une offrande d’actions de grâce, réalisé au moyen de paroles incarnées sous forme de pain et de vin. La règle initiale de l’enseignement sur l’eucharistie doit être celle-ci : lorsque l’action prescrite26 n’est pas effectuée, la promesse n’a alors plus de raison d’être. Lorsque l’action de grâce n’est pas offerte au Père pour ses actes salvateurs, et plus spécifiquement pour Jésus, ou lorsque l’action de grâces n’est pas incarnée dans le rite de présentation et de partage du pain et du vin, rien ne se passe au sujet duquel « Ceci est mon corps et mon sang » pourrait être vrai. [217] L’eucharistie a fait l’objet de plus de controverses – du moins au sein de l’Église occidentale – qu’aucun autre fait de la vie de l’Église. Et une grande partie de cette controverse, en particulier à la suite de la Réforme, est centrée autour du caractère de l’eucharistie comme sacrifice. On aurait pu croire la question évidente : d’un point de vue phénoménologique, un « sacrifice » est une prière faite non seulement au moyen d’un langage mais également avec des objets. Et l’eucharistie prescrite par le récit de l’institution n’est que cela, tout simplement. Mais les objets en question ici sont le pain et le vin, dont le même récit de l’institution dit qu’ils sont le corps et le sang du Christ. Il s’ensuit que si l’eucharistie est un sacrifice, ce que nous offrons ici, c’est le Christ lui-même. En outre, comme il est le corps et le sang « donné et répandu » pour nous, c’est lui qui est sacrifié. Mais le Christ a été sacrifié « une fois pour toutes » sur la croix. Il semble que nous devons nous demander : le sacrifice du Christ peut-il être répété ou complété ? À l’évidence, le problème est que si l’eucharistie est, en un quelconque sens, une répétition du sacrifice sur la croix, il n’est un sacrifice que dans la mesure où il se distingue du sacrifice de la croix. Alors, si cet autre sacrifice a une quelconque pertinence, il doit en quelque sorte être censé compléter ou s’ajouter au sacrifice de la croix. Or cela personne ne veut le revendiquer. Dans les dialogues œcuméniques, les représentants catholiques ont 26

Que les promesses concernent une action est un enseignement œcuménique. Voir la position du luthérien dogmaticien classique Johann GERHARD, Loci theologici (1657), xviii.24 : « Sacramenta nos ponimus in praedicamento actionis. » La seule question qu’il faut débattre est : quelle est cette action ?

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régulièrement convenu qu’au moment de la Réforme, il y avait eu des « malentendus […] dans la piété populaire et dans les théories théologiques concernant la messe », qui, en effet, représentaient le sacrifice de la messe de cette façon27. En face de ces phénomènes, la Réforme a insisté, à juste titre, sur le fait que la messe n’est pas une répétition du Calvaire et ne lui ajoute rien. Mais pour soutenir cette réponse, une grande partie de la Réforme a pensé qu’elle devait nier complètement que la messe est un sacrifice du Christ. De l’autre côté, les catholiques, à l’époque de la Réforme et certainement au concile de Trente, étaient, à juste titre, déterminés avant tout à maintenir la reconnaissance, jusque-là universelle, du fait que l’eucharistie est en effet un sacrifice et que le Christ en est le contenu28. Ils reconnurent les « abus » dont les protestants se plaignaient29, mais ne trouvèrent aucune façon de dire avec clarté, d’un point de vue conceptuel, à la fois que le sacrifice de la messe est un sacrifice réel, c’est-à-dire que le Christ y est sacrifié, et que le sacrifice passé du Christ n’est pas répété ou que rien n’y est ajouté. Selon le concile de Trente, le Christ lors de la dernière Cène « laissa » à son Église un sacrifice par lequel le sacrifice fait à la croix devait être « représenté »30. Dans le sacrifice de l’Église, « ce même [218] Christ est […] immolé de manière non sanglante, lui qui s’est offert une fois pour toutes de manière sanglante sur l’autel de la Croix31. » Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement32 ? Le dialogue le plus décisif entre catholiques et protestants a été organisé par les évêques catholiques et protestants allemands afin de réexaminer les condamnations mutuelles du XVIe siècle. Ce groupe consacra une étude séparée à la controverse sur le sacrifice eucharistique33. Ils conclurent qu’au moment de la Réforme les deux camps furent freinés par un même manque, à savoir l’absence de concepts « sacramentels » adéquats, c’est-à-dire de concepts permettant de saisir la spécificité ontologique du sacrifice eucharistique dans son identité et sa différence avec l’unique sacrifice sur la croix. Le passage « Faites ceci en mémoire de moi34 » contient, reconnurent-ils, le concept nécessaire ; mais au moment de la Réforme aucune des parties ne fut capable de comprendre la notion de mémoire autrement que comme des souvenirs subjectifs, ni la 27

28 29

30 31 32 33 34

Cette citation est tirée de la déclaration faite par les membres catholiques du Arbeitsgruppe der deutschen Bischofskonferenz und der Kirchenlietung der Vereignigten Evangelsichlutherischen Kirche Deutschlands, in Kirchengemeinschaft in Wort und Sakrament, Paderborn, Bonifatius, 1984, p. 42-43. Concile de Trente, 22ème session, Canon 1 : « Si quelqu’un dit que, dans la messe, n’est pas offert à Dieu un véritable et authentique sacrifice […] qu’il soit anathème. » À ce sujet, voir Ökumenischer Arbeitskreis evangelischer und katholischer Theologen (ÖAK), « Das Opfer Jesu Christi und der Kirche ; abschliessender Bericht », in Karl LEHMANN et Edmund SCHLINK (éd.), Das Opfer Jesu Christi und seine Gegenwart in der Kirche, Freiburg, Herder, 1983, 3.3.1-4.3. Concile de Trente, 22ème session, Chapitre I. Ibid., Chapitre II. Est-ce que « représentation » est une catégorie ontologique ? ÖAK, « Das Opfer Jesu Christi und seine Gegenwart in der Kirche », art. cit. Anamnesin.

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notion de représentation autrement que comme une simple référence symbolique ou une répétition35. Ainsi les protestants pensaient qu’ils ne pouvaient préserver le caractère unique de la croix qu’en niant le sacrifice eucharistique, et les catholiques pensaient qu’ils ne pouvaient affirmer le sacrifice eucharistique qu’en établissant quelques identifications visibles, même minimes, entre le sacrifice eucharistique et le sacrifice de la croix36. Nous allons revenir sur ce point pour interpréter de manière constructive l’eucharistie comme sacrifice anamnétique. Mais à ce stade, notre préoccupation concerne les conséquences liturgiques des dénis soutenus de part et d’autre. Car la controverse n’a pas porté uniquement sur l’enseignement concernant l’eucharistie. Les protestants essayèrent, au moyen d’amputations liturgiques, de rendre impossible l’expérience de l’eucharistie comme sacrifice en enlevant les parties du rite traditionnel qui sont clairement dirigées vers Dieu ; de fait, ils oblitérèrent fréquemment dans ce processus le rite biblique prescrit. Une cérémonie constituée par la récitation du récit de l’institution et la distribution du pain et du vin37 n’est pas le rite à propos duquel le récit de l’institution dit « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang. » Dans la mesure où de telles cérémonies ont été célébrées, nous pouvons seulement dire qu’elles n’auraient pas dû l’être, laissant sans réponse la question de savoir à quoi leurs communiants ont communié. Pour une grande partie du protestantisme, « Nous n’allons pas commettre le sacrifice de la messe » a signifié en pratique « Nous n’obéirons pas à l’institution de l’eucharistie. » Inversement, entre le concile de Trente et le concile Vatican II, le catholicisme romain semblait parfois se forcer à prouver qu’il commettait bel et bien « l’abomination de la messe-sacrifice. » Si nous demandons ce que Martin Luther et [219] d’autres signifiaient d’un point de vue opérationnel par de telles phrases38, nous constatons que Luther lui-même ne cite que trois choses. Premièrement, il cite le texte particulier du vieux canon romain qui semble en effet parler du sacrifice à offrir comme étant un événement distinct à la fois du sacrifice de la croix et de l’offrande d’action de grâce. Il cite, deuxièmement, les messes privées qui, dans le Moyen Âge tardif, représentaient le paradigme dominant pour la compréhension populaire de la messe. Là où manger et boire ne sont pas partagés, le pain et le vin sont dépouillés de leur caractère d’incarnations du repas d’actions de grâce, et leur offrande ne peut alors être l’action prescrite. Du fait de son caractère flou, l’offrande peut en effet être facilement préemptée par notre effort autonome pour nous attirer les bonnes 35 36 37

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ÖAK, « Das Opfer Jesu Christi und seine Gegenwart in der Kirche », art. cit. Ibid., 3.3.1-4.3. Il faut noter que la justification théologique pour cette réduction a été donnée par le concile de Florence (1439-1443), un concile totalement médiéval, dans sa Bulle sur l’union avec les Arméniens, « Exsultate Deo », op. cit., p. 379 : « La forme de ce sacrement, ce sont les paroles du Sauveur […]. Car le prêtre effectue ce sacrement en parlant en la personne du Christ. » Pour ce qui suit, de façon documentée, voir Robert W. JENSON, « The Supper », in Christian Dogmatics, op. cit., vol. 2, p. 352-354.

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grâces de Dieu. Troisièmement, il cite la récitation inaudible du récit de l’institution. Dans la liturgie occidentale, le récit de l’institution était devenu le seul endroit où les promesses incarnées par les éléments étaient prononcées. Quand la récitation a été réduite au silence, les promesses le furent également, laissant à nouveau le sacrifice être un travail que nous choisissons nous-mêmes. Ce furent précisément ces caractéristiques de la pratique médiévale qui furent soulignées de manière agressive dans la pratique catholique post-tridentine. En supposant que le rite prescrit est mis en œuvre, qu’est-il promis à son sujet ? Nous pouvons commencer avec l’expression paulinienne « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang. »39 N’importe quelle coupe partagée dans un repas d’action de grâce, ou dans de multiples autres contextes, est en soi une « alliance ». Ce qui est spécifique ici c’est que cette coupe est la « nouvelle alliance » de Jérémie40, et que le sang par lequel cette alliance est scellée de façon sacrificielle41 est versé par Jésus. La promesse qui « advient » à la coupe est par conséquent la totalité de l’espérance eschatologique d’Israël, telle qu’elle est maintenant scellée par le sacrifice de Jésus. Puisque la parole de Paul concernant la coupe a une signification indépendante, l’expression « Ceci est mon corps donné pour vous » doit, dans le texte paulinien, être également lu pour elle-même, et « corps » doit donc être compris dans son sens paulinien habituel42. Le pain est la disponibilité de Jésus pour ceux qui sont réunis, pour qu’ils voient, touchent, s’adressent à lui et finalement le prennent en eux-mêmes. L’expression « pour vous » est, à nouveau, un langage sacrificiel : ici, Jésus est ainsi disponible comme son soi sacrifié. Les versions du récit de l’institution de Marc et de Matthieu reflètent une forme liturgique plus tardive que celle de Paul et peut-être celle de Luc. Le passage cérémoniel du pain et du vin en sont venus à être réalisés ensemble, que ce soit après un repas où l’on s’est nourri ou sans repas d’aucune sorte, de sorte que la parole pour le pain et la parole pour le vin sont désormais liées. Le couplage entre le « corps » et le « sang » est déjà présent dans la forme antérieure ; nous avons donc maintenant « Ceci est mon corps. Ceci est mon sang. » La promesse [220] de la nouvelle alliance est déplacée vers une subordonnée. Par conséquent, « corps » et « sang » disent ici ensemble ce que dans la version paulinienne « corps » disait seul. Si maintenant nous reprenons toutes les promesses du Nouveau Testament concernant l’eucharistie, nous verrons qu’ensemble elles promettent la réalité et la vie de l’Église elle-même, telle que nous l’avons décrite. Et précisément cette reconnaissance a été le souci constant de l’orthodoxie dans les dialogues œcuméniques. Le principal dialogue entre l’Orient et l’Occident peut affirmer : 39 40 41 42

À ce sujet, Oswald BAYER, « Tod Gottes und Herrenmahl », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1973) 70, p. 35-38. Jr 31. Voir Ferdinand HAHN, « Die alttestamentliche Motive in der urchristlichen Abendmahlsüberlieferung », Evangelische Theologie (1967) 27, p. 358-373. Sur ce point et ce qui suit, voir R. W. JENSON, Visible Words, op. cit., p. 80-83.

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« quand l’Église célèbre l’eucharistie, elle devient elle-même, accomplissant ce qu’elle est – le corps du Christ […]. [L]’eucharistie crée l’Église, puisque c’est dans l’eucharistie que le Saint Esprit fait de l’Église le corps du Christ43. » En réalité, cet enseignement est traditionnel et œcuménique, même en Occident. Thomas d’Aquin définit la bénédiction accomplie à la messe comme étant le « corps mystique » du Christ44 ; et Martin Luther l’a définie comme « la communion universelle des saints », qui « consiste en ceci que toutes les possessions spirituelles du Christ et de ses saints sont partagées45. » Alors, qu’est-ce que l’expression « Ceci est mon corps » dit à propos de l’eucharistie que nous n’avons pas trouvé être vrai concernant la totalité de la vie incarnée de l’Église, et dont on peut aussi dire que c’est le corps du Christ ? Tout en reconnaissant que chaque traduction linguistique d’un signe sacramentel le déforme, nous pouvons proposer ce qui suit. L’eucharistie promet : ici est mon corps dans le monde, et vous qui mangez et buvez ici vous communiez en lui. Elle promet : ici est l’Église historique réelle, et vous l’êtes. Que le Christ ressuscité ne soit pas simplement présent « spirituellement » est en soi une promesse vitale de l’Évangile, c’est la promesse qui est faite spécifiquement par le pain et le vin.

IV Un corps qui est une cité est une communion. C’est seulement en tant que corps partagé qu’un corps peut être une pluralité et donc éventuellement une cité. Ou inversement : une cité qui est également un corps personnel doit être une communion. C’est seulement lorsque sa justice est constituée par la participation à la justice d’une seule personne qu’une cité peut être le corps de quelqu’un. Ces relations ne sont évidemment pas établies par un argument linguistique a priori ; c’est dans leur contexte que le langage de la koinônia, de la « communion », est entré dans le discours spécifique de l’Église en premier lieu, dans ces mêmes passages des Corinthiens qui ont guidé notre discussion. La compréhension biblique d’une fondation de la koinônia avec le Christ et d’une koinônia fondée les uns avec les autres a été préservée dans la tradition théologique. Thomas d’Aquin, après avoir défini la res de l’eucharistie comme corps mystique du Christ, poursuit en disant que nous sommes nourris dans ce corps « par union au Christ et à ses membres46. » Pour indiquer l’œcuménicité de cette idée, nous pouvons citer un des principaux architectes théologiques de la séparation luthérienne d’avec Rome : [221] Dans la Cène […] nous recevons tous un seul et même corps 43

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Archevêque KIRILL DE SMOLENSK, « The Significance and Status of Baptism, Eucharist and Ministry in the Ec. Move. », in G. LIMOURIS et N. M. VAPORIS (éd.), Orthodox Perspectives on Baptism, Eucharist and Ministry, Brookline, Holy Cross Orthodox Press, 1985, p. 86-87. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 73, a. 1, p. 555. ; q. 73, a. 3, p. 558 ; q. 80, a. 4, p., 626. Martin LUTHER, The Blessed Sacrament of the Holy and True Body of Christ, WA 2, 743. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 79, a. 5, p., 618.

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du Christ […]. Et parce que les membres de l’Église sont réunis de cette manière à un unique corps du Christ, ils sont également unis les uns aux autres et deviennent un seul corps dont la tête est le Christ. De même, lorsque dans la Cène nous recevons le corps et le sang du Christ, nous sommes intimement unis au Christ lui-même […] et à travers le Christ, nous sommes unis au Père […]. Nous sommes ainsi faits compagnons (koinonoi) du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Tout cela résulte de la […] communion (koinônia) au corps et au sang du Seigneur47. L’ecclésiologie œcuménique de la communio, ainsi nommée explicitement, consiste en le souvenir et l’exploitation spécifiques et systématiques de ces thèmes bibliques et traditionnels48. Avec autorité, elle a été appelée le « cœur49 » du travail du concile Vatican II sur l’Église50. Elle a été développée puis présupposée dans les dialogues œcuméniques51, avec les encouragements décisifs de l’orthodoxie52. En effet, elle est devenue un accomplissement théologique majeur de l’œcuménisme moderne, auquel le présent travail n’espère apporter qu’une modeste contribution. On peut dire de l’ecclésiologie de communion qu’elle comporte trois parties : une doctrine de l’être de l’Église, une doctrine de la structure propre de l’Église et une doctrine du ministère essentiel de l’Église. Nous n’examinerons ici que les deux premières parties ; la troisième sera l’objet du chapitre suivant. La doctrine de communion concernant l’être de l’Église est en partie christologique et eucharistique, et dans cette mesure elle a déjà été exposée. Ainsi, par exemple : « La koinônia les uns avec les autres est la conséquence de notre koinônia avec Dieu dans le Christ. C’est le mystère de l’Église53. » Nous n’allons ici mentionner qu’une seule autre question sur ce sujet, une entorse logique qui n’est généralement pas remarquée, peut-être même pas par les participants au dialogue que nous venons de citer. Il ne suffit pas de dire que la communion des croyants entre eux est constituée par le fait de notre communion partagée avec le Christ, car le corps 47 48

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Martin CHEMNITZ, Fundamenta sanae doctrinae de vera et substantial praesentia… corporis et sanguinis Domini in Coena, ix. La présentation systématique et concise de cet enseignement dans sa forme standard a été faite par Jean-Marie Roger TILLARD, Église d’Églises, Paris, Cerf, 1987. Mais la contribution importante et fondatrice d’Yves Congar, dont je ne prétends pas avoir suffisamment étudié le travail, doit être au moins reconnue. Joseph RATZINGER, « Die Ekklesiologie des Zweiten Vatikanums », Communio (1986) 15, p. 44 : l’ecclésiologie de la Communio « est devenue le cœur actuel de l’enseignement du concile Vatican II sur l’Église. » Dans Lumen gentium, voir les paragraphes 4, 8, 13, 18, 21, 24-25. Une déclaration typique peut être celle de la Anglican-Roman Catholic International Commission, The Final Report, Windsor, 1982, introduction, No. 4 : « le concept de koinônia est fondamental à toutes nos déclarations. » À ce sujet, je dois noter l’extraordinaire influence, dans les cercles ecclésiaux les plus variés, du livre J. ZIZIOULAS, L’Être Ecclésial, op. cit. Anglican-Roman Catholic International Commission, Final Report, op. cit., introduction, No. 5.

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du Christ reçu dans l’eucharistie est, selon les passages que nous avons cités de façon récurrente [222] des Corinthiens, lui-même identique avec la communauté qu’il crée. En outre, le partage de nourriture et la circulation d’une coupe ont déjà été par le passé des moyens au service d’une fraternité humaine, accompagnés ou non des promesses spécifiques du Nouveau Testament les concernant. Il en est de même des éléments auxquels « s’appliquent » ces promesses. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement du fait que, ayant tous la même communion avec le Christ, c’est cela que nous avons en commun les uns avec les autres54 ; l’Église n’est pas une pluralité de personnes réunies par un engagement commun, tel un club ou un groupe d’intérêt, même si c’est un engagement vis-à-vis du Christ55. Nous ne créons pas notre communion, mus par nos – en soi très réelles – affinités. Nous nous recevons les uns les autres avec le Christ et nous recevons le Christ les uns avec les autres ; nous recevons simultanément le Christ et l’Église dans laquelle nous le recevons. En d’autres termes, c’est lors de l’eucharistie que nous sommes précisément les « coincarnés » du Christ. Cependant, ce qui est le plus caractéristique de l’ecclésiologie de communion, et qui la rend ainsi partie intégrante de ce travail, c’est sa compréhension trinitaire de la communion ecclésiale. Ainsi, les dialogues œcuméniques caractérisent communément la communion ecclésiale par des expressions telles que « enraciné dans le Dieu trinitaire56 », « créé à l’image et à la ressemblance du Dieu trinitaire », ou « vécu en communion personnelle avec le Dieu trinitaire57. » Avec une rigueur toute dogmatique : l’« unité dans l’amour de plusieurs personnes […] constitue proprement la […] koinônia trinitaire communiquée aux hommes dans l’Église58. » L’Église, nous l’avons dit, existe comme anticipation. Ce qu’elle anticipe c’est l’inclusion dans la communion trine. À la fin, la koinônia que le Christ ressuscité et son Père vivent déjà dans leur Esprit deviendra l’amour mutuel dans lequel les croyants se trouveront les uns et les autres de manière illimitée. L’Église existe pour devenir cette communion ; l’Esprit communautaire de l’Église elle-même est le pur arrabon de cette communauté. 54

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Il me semble que la doctrine développée sur ce point précis par W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 133-154, souffre de cette erreur ; elle est, en fait, subtilement sectaire. Ce fut, en grande partie, la perception que de nombreux soutiens enthousiastes de « Vatican II » allaient considérer l’Église précisément de cette manière qui conduisit La Congrégation pour la Doctrine de la Foi à rédiger la Lettre aux Évêques de l’Église Catholique sur certains aspects de l’Église comprise comme Communion. Voir particulièrement, No 11. « Facing Unity. Models, Forms and Phases of Catholic-Lutheran Church Fellowship », 1985, (consulté le 2 mai 2017), No 3. Gemeinsame römisch-katholische evangelisch-lutherische Kommission, Wege zur Gemeinschaft: Alle unter einem Christus, Paderborn, Bonifatius, 1980, p. 44-46. Commission mixte international de dialogue théologique entre l’Église Catholique Romaine et l’Église Orthodoxe, Le mystère de l’Église et de l’eucharistie à la lumière du mystère de la Sainte Trinité, 1982, (consulté le 15 mars 2015), II.1.

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Ainsi la réalité présente de l’Église anticipe, dans toutes ses brisures et dans sa faillibilité, la fin de toutes choses, exactement comme la fin est l’étreinte par la Trinité de « tout en tous ». Nous pouvons dire : la communion qu’est maintenant l’Église est elle-même constituée par un événement de communion ou de participation à la communion qu’est la Trinité. C’est ce dernier détour qui situe l’Église à la porte du ciel. Nous pouvons encore une fois retenir la scène biblique dans laquelle certains Pères ont perçu le plus distinctement Dieu comme Trinité59, à savoir le baptême de Jésus60 : le Père parle d’amour au Fils, le Fils se soumet au Père, et l’Esprit apparaît comme le don hypostatique [223] de leur communication. Ici, le discours et la réunion personnels entre le Père, le Fils et l’Esprit, et leur unité dans l’action et dans l’être, sont tout aussi manifestes. Ensuite nous devrions noter comment Matthieu61 dirige la parole d’amour du Père destinée au Fils également vers ceux qui sont appelés à entendre le Fils, c’est-à-dire comment la conversation d’amour de la Trinité s’ouvre pour inclure les disciples du Fils. Nous pouvons clore ces considérations en citant les passages des Écritures qui sont les textes implicites à l’arrière-plan de toute l’ecclésiologie de ce travail. « Jean l’ancien » écrivit à ses Églises : « ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi vous soyez en communion [koinônia ] avec nous. Et notre communion [koinônia ] est communion avec le Père et avec son Fils Jésus Christ62. » L’évangéliste Jean, que ce soit ou non le même, cita Jésus déclarant : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi […] qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17,21-22). Comme nous l’avons noté précédemment, les discours johanniques doivent être interprétés soit comme un blasphème soit comme une conversation interne à la Trinité apocalyptiquement ouverte à notre écoute.

V Nous nous tournons maintenant vers la doctrine de communion concernant la structure de l’Église. Dans le chapitre précédent nous avons discuté l’Église comme cité, mais nous n’avons pas discuté l’organisation de cette cité ; maintenant, nous le pouvons. On peut citer feu le cardinal Willebrands, un pionnier de l’effort œcuménique catholique moderne : « l’Église devient un sacrement de la koinônia trinitaire. Elle trouve son origine, son modèle et son but dans le mystère trine. C’est à partir de cette intuition de la foi que nous pouvons sonder le secret de l’“un en plusieurs” dans le cadre des relations des Églises locales les unes avec les autres, et donc avec l’Église universelle63. » Le 59 60 61 62 63

Par ex., TERTULLIEN, Contre Praxéas, trad. Eugène-Antoine de Genoude, Paris, Louis Vivès, 18522, XI.9-10. Mt 3,13-17. Mt 3,13-17. 1 Jn 1,3. Cardinal Joseph WILLEBRANDS, « Die Bedeutung der Verhandlungen der römischkatholischen Kirche mit den Orthodoxen Kirchen und der Anglikanischen Gemeinschaft für

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grand principe de la cité ecclésiale, selon l’idée que nous développons maintenant, est que n’importe quel niveau ou organe de la réalité ecclésiale qui peut être vraiment appelé Église doit être lui-même constitué comme une communion, et que ces communions sont en communion périchorétique les unes avec les autres. Cette intuition est à l’origine d’une doctrine de l’Église-cité tirée de la nature de l’Église elle-même plutôt que par imitation des collectifs qui se trouvent dans le monde qui l’entoure. De manière notoire, ekklesia dans le Nouveau Testament – et en particulier en 1 Corinthiens – peut désigner une fraternité locale, ou toutes les fraternités sous la forme d’une classe, ou encore toutes ces fraternités sous la forme d’une grande et unique fraternité64. Si chacune d’entre elles est une communion, alors il s’ensuit, comme le dialogue entre orthodoxes et catholiques romains l’a déclaré : « Plus profondément encore, parce que le Dieu un et unique est la communion de trois Personnes […] l’Église une [224] et unique est une communion de plusieurs communautés, et l’Église locale est une communion de personnes65. » D’un point de vue œcuménique, il n’est pas clair de savoir si, dans de telles formulations, « l’Église locale » désigne le « diocèse », c’est-à-dire la congrégation métropolitaine ou régionale dont l’organisation interne peut être complexe et dont le pasteur est – dans l’ancien vocabulaire œcuménique – un « évêque », ou si elle désigne la « congrégation » ou « paroisse », c’est-à-dire l’assemblage géographiquement et structurellement plus simple dont le pasteur est – dans le seul vocabulaire approprié de manière générale – un « presbytre ». Nous reviendrons sur ce sujet. Dans ce qui va immédiatement suivre, nous allons utiliser des périphrases pour éviter toute confusion. Nous devons expliciter un peu cette logique à l’aide de nos propres présupposés. Parce que les identités du Dieu trine constituent mutuellement un unique Dieu, et parce que les croyants se réunissent avec le Fils devant le Père et dans leur Esprit, ces croyants sont un. Et parce que leur fraternité est ainsi fondée dans l’unique Dieu, il ne peut y avoir qu’une seule fraternité : un seul peuple, un seul corps et un seul temple. Cette fraternité ne pourra se réunir face à face qu’à la fin ; par conséquent, dans l’intervalle, c’est-à-dire dans le temps de l’Église, chaque fraternité locale ne peut se connaître comme l’Église unique de Dieu qu’en vertu de sa fraternité avec toutes les autres fraternités qui se connaissent de la même manière, et auxquelles à la Fin elle sera identique. On peut aussi dire : cette reconnaissance mutuelle est précisément l’anticipation par laquelle l’Église est ce qu’elle est. Cet aspect de la koinônia a été particulièrement déterminant pour la connaissance de soi qu’a eu l’Église la plus ancienne. C’est ainsi que la

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die Lehre von der sakramentalen Struktur der Kirche », Die Sakramentalität der Kirche in der ökumenischen Diskussion, Paderborn, Bonifatius, 19833, p. 17-18. 1 Co 1,1 ; 7,17 ; 12,28. Commission mixte internationale de dialogue théologique entre l’Église Catholique Romaine et l’Église Orthodoxe, Le mystère de l’Église, op. cit., III.2.

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congrégation dont les prières sont enregistrées dans la Didachè convoque ses membres à l’eucharistie locale en les rassemblant « des quatre vents66. » Que le rassemblement local soit, dans la connaissance qu’il a de lui-même, identique au rassemblement de tous, doit se manifester dans sa pratique de la fraternité ; dans l’Église ancienne, on la réalisait par l’échange, solennel et accordé avec précaution, de communiants et de célébrants entre les fraternités locales et par la communion des évêques qui se souciaient de ces échanges. Un des aspects puissants de l’ecclésiologie de communion est son insistance sur l’intégrité et la plénitude des Églises locales, c’est-à-dire des assemblées qui perpétuent l’eucharistie et dont les membres sont des individus. Ainsi, encore une fois venant de l’Orient : « chaque congrégation locale qui célèbre l’eucharistie, est l’unique Église toute entière, de même que le Christ sur l’autel est l’unique Christ tout entier67. » Une Église locale ne fait pas partie d’une entité plus grande, l’Église universelle ; en son lieu, elle est simplement l’Église, c’est ainsi que Paul s’adressait aux Églises locales. Si donc, en dehors de la pluralité des Églises locales qui sont toutes l’unique Église, cette unique Église est elle-même une Église universelle singulière, elle doit aussi être une communion, et même une « communion de nombreuses communautés », établie dans la [225] communion eucharistique qui existe entre elles et dans la communion des pasteurs, des liturgies et des règlements qui la soutiennent. Et s’il existe des entités intermédiaires, régionales ou disciplinaires, la même règle s’applique. Un slogan dérivé de Lumen gentium est désormais inscrit dans l’usage œcuménique : l’Église universelle singulière, l’unica… ecclesia, existe in et ex ecclesii, « en et par » les Églises particulières68 – que ces églises locales soient des diocèses, comme le pensait Lumen Gentium, ou de plus petites congrégations, ou même des entités régionales ou disciplinaires. Mais c’est précisément ici qu’apparaît une possible rupture du consensus ecclésiologique de communion. Si l’Église unique est constituée « en et par » les Églises locales, est-elle également établie par leurs communions respectives ? Suffit-il de dire simplement que chaque congrégation locale, parce qu’elle célèbre l’eucharistie, « est l’unique Église dans sa totalité », sans dire autre chose dans la foulée ? Il y a des formulations de l’ecclésiologie de communion qui semblent dire que « toute Église particulière est un sujet en lui-même complet, et que l’Église universelle est le résultat de la reconnaissance réciproque des Églises particulières69. » En effet, il existe une forme surprenante de congrégationalisme 66 67

68 69

La Didachè, op. cit., X.5, p. 57. Georg GALITIS, « Is the Dialogue Acceptable from an Ecclesiological Point of View ? », in Les Dialogues Œcuméniques Hier et Aujourd’hui, éd. Centre Orthodoxe du Patriarcat Œcuménique, Chambésy, Centre Orthodoxe, 1985, p. 345. Le texte de Lumen gentium, § 23, dit précisément : « Églises particulières […] c’est en elles et par elles qu’existe l’Église catholique une et unique. » La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre aux Évêques de l’Église Catholique sur certains aspects de l’Église comprise comme Communion, No 8 ; l’opposition à cette affirmation est la seconde raison qui a motivé ce document.

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dévoyé chez certains penseurs orthodoxes et leurs disciples occidentaux : « Chaque fois que le peuple de Dieu est assemblé dans un certain endroit […] pour former le corps eucharistique du Christ, l’Église devient une réalité […]. L’Église, par conséquent, est principalement identifiée avec la communauté eucharistique locale à chaque endroit70. » Pareilles suggestions doivent être rejetées. Si les croyants ne créent pas de communion locale par leur affinité, de même les communions locales ne créent pas non plus par leur rassemblement une communion se situant à n’importe quel autre niveau et qui pourrait être appelée à juste titre Église, que ce soit l’unique Église universelle, ou des Églises régionales ou confessionnelles. Un dicton formé parallèlement en chiasme à l’expression « l’Église en et par les Églises particulières », ecclesia in et ex ecclesiis, est suggéré de façon tellement évidente qu’il n’y a guère besoin d’un pape pour l’énoncer, bien que l’un d’entre eux l’ait fait : « les Églises dans et à partir de l’Église », ecclesiae in et ex ecclesia71. Si l’unique Église est constituée dans et à partir des Églises locales, les Églises locales sont constituées dans et à partir de l’unique Église. L’Église catholique est en effet une communion d’Églises locales. Mais la dialectique trinitaire-périchorétique de la koinônia exige un autre retournement : les Églises locales ne sont des Églises qu’en participant à l’unique Église catholique. L’unique Église qu’est chaque Église locale en son lieu ne peut être, précisément à cause de cela, le simple agrégat d’Églises locales ou une création de leur part. Ainsi, dans la proposition complète de Lumen gentium, de laquelle est tiré le premier slogan, les Églises locales sont d’abord décrites comme étant « formées à l’image de l’Église universelle72. » [226] Lorsque l’Église est née à Jérusalem à la Pentecôte, elle était à la fois singulière et locale. Elle n’a pas cessé d’être singulière lorsque, avec l’incorporation d’autres groupes locaux formés de disciples de Jésus et à travers sa mission, elle est devenue localement plurielle. À l’exception du Royaume, l’unique communion de Dieu ne peut se réunir comme un seul corps, et pourtant elle est un seul corps ou elle n’est rien. Par conséquent, la communion de l’Église en tant qu’unique Église universelle ne peut consister maintenant que dans la communion entre des Églises locales et dans les moyens de cette communion. Mais elle n’a pas été, et n’est pas, créée par les Églises locales ou leurs arrangements mutuels. Peut-être pouvons-nous dire la même chose plus simplement en demandant : qui est le pasteur d’un croyant ? Le presbytre de sa congrégation, ou une congrégation qui se rassemble tous les dimanches, ou l’évêque de l’Église locale considérée plus globalement, ou le primat d’une Église régionale ou 70 71

72

« The Ecumenical Nature of the Orthodox Witness » [the « New Valamo Statement »] (1977), in H.-G. LINK (éd.), Apostolic Faith Today, Genève, WCC, 1985, p. 176. [Nous soulignons] JEAN-PAUL II, Discours à la Curie Romaine (20 décembre 1990), No. 9, cité dans ce but dans Lettre aux Évêques de l’Église Catholique sur certains aspects de l’Église comprise comme Communion, No 9. Lumen gentium, § 23.

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confessionnelle, ou le titulaire d’un pastorat universel ? En répondant : cela dépend entièrement du contexte dans lequel la question est posée, chacun d’eux est le pasteur de ce croyant. Toutefois, les croyants ne sont pas sous la houlette d’un comité. Chaque pastorat, on pourrait dire, s’articule aux autres.

VI Jusqu’à présent, notre discussion de l’Église comme communion a été menée principalement avec des concepts christologiques, comme la discussion œcuménique l’a été. Cependant, terminer cette discussion à ce stade serait éminemment trompeur, car la communion de l’Église est une communion animée par l’Esprit et qui a son objet dans le Père. Nous avons déjà dit la quasi-totalité de ce qui doit être dit sur le rôle de l’Esprit dans la communion trine et dans la communion de l’Église rendue ainsi possible. L’Esprit est la liberté par laquelle les identités trines sont une communion ; c’est pourquoi l’Esprit est l’Esprit commun dans lequel l’Église est une communion. Et le fait que « la vie divine, que l’Esprit confère, est celle d’une communauté de personnes », de sorte que le don de l’eucharistie est une communauté personnelle73, devrait également être clair, eu égard à la discussion précédente. Mais la centralité de l’eucharistie pour notre compréhension de l’Église comme communion exige que nous considérions encore un point. Comme à chaque étape du chemin ecclésiologique, l’orthodoxie insiste sur l’action de l’Esprit également en ce qui concerne la communion eucharistique. Ainsi, en est-il dans une réponse typique au document Baptême, Eucharistie, Ministère : « Dans le mémorial eucharistique “le Christ lui-même avec tout ce qu’il a accompli pour nous […] est présent […] nous accordant la communion avec lui” […]. [C]ette partie importante du texte […] devrait parler explicitement de l’action du Saint Esprit et indiquer clairement que l’anamnèse est essentiellement inséparable de l’épiclèse. Le Saint Esprit dans l’eucharistie actualise ce que le Christ a accompli74. » Ou encore : « Le Dieu trine […] devient […] un avec nous, un seul corps. Cette unité est perçue au cours de l’épiclèse, l’eucharistie étant le point culminant de cette communion75. » [227] La vieille controverse entre l’Orient et l’Occident sur le « moment de la consécration » dans la liturgie eucharistique, que ce soit la récitation du récit de l’institution ou l’invocation explicite de l’Esprit au moment de l’épiclèse, est ajournée et nous pouvons espérer qu’elle le restera. Mais l’insistance de l’orthodoxie pour qu’il y ait une épiclèse – comme cela n’a pas été le cas, de façon lamentable, dans de nombreux rites protestants et dans le vieux canon romain –, cette insistance a un contenu essentiel. En effet, les éléments et la communauté rassemblée autour d’eux doivent être également libérés de leur 73 74 75

Johannes MABEY, « Das Charisma des apostolischen Amtes im Denken und Beten der Ostkirchen », Catholica 27, p. 285. Archevêque KIRILL, « Significance and Status of BEM », 85. Métropolitain Emilianos TIMIADIS, « God’s Immutability and Communicability », in T. F. TORRANCE (éd.), Theological Dialogue between Orthodox and Reformed Churches, Edinburgh, Scottish Academic Press, 1985, p. 22.

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réalité simplement historique s’ils veulent être le corps de Celui qui est ressuscité et qui vient ; c’est précisément cela, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, qui est un des rôles de l’Esprit. Pour terminer, nous devons nous tourner vers le Père. Comme l’Église partage la vie des identités trines, elle partage la relation entre le Fils et l’Esprit avec le Père. De même que le Fils et l’Esprit sortent du Père, de même leur action est tournée vers le Père. Par conséquent, le corps du Fils et le temple de l’Esprit sont dirigés vers le Père. Nous devons encore une fois citer 1 Corinthiens : « ensuite viendra la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père76. » Le grand objectif de notre koinônia, pour lequel le Fils travaille et vers lequel l’Esprit nous entraîne, est le Royaume du Père. L’Église, en tant que déterminée par le rôle trine du Père, est avant tout une koinônia de prière. L’Église se réunit avec le Fils dans l’Esprit pour adresser ses demandes au Père et l’adorer. De même que le centre christologique et pneumatologique de la koinônia de l’Église est l’eucharistie, de même l’acte central de l’Église à l’eucharistie est la grande prière d’action de grâce, l’anaphore ou « canon », dans laquelle l’Église récite et glorifie les actions salvifiques que le Père a effectuées dans le Fils par l’Esprit, et dans laquelle elle donne à ses louanges la forme explicite des relations trines, comme éloge, anamnèse et épiclèse. C’est sur ce modèle que l’Église vit dans le monde. Si les réalités christologiques et pneumatologiques de l’Église peuvent être comprises comme sa mission, alors la direction précise de l’Église vers le Père est dans son intercession. Mues par l’Esprit et impliquant comme corps créé du Fils toute la création, puisqu’elle est faite par et pour le Fils, l’intercession et la louange de l’Église représentent l’intercession et la louange de toute la création devant le Père. Autrement dit, la vocation de l’Église devant le Père est sacerdotale, et son service devant lui est sacrificiel. À l’eucharistie et tout au long de sa vie, l’Église offre au Père son intercession et sa louange, avec le Fils et dans l’Esprit. « Quand vous priez », nous a enseigné notre Seigneur : « priez ainsi : Notre Père… » Cela fait partie de notre obéissance que nous intercédions également pour ceux qui ne peuvent pas s’adresser à lui, avec des paroles et avec l’incarnation eucharistique de paroles.

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1 Co 15,24.

Chapitre 27. Le ministère de communion I [228] Lorsque la théologie s’est focalisée sur l’Église, elle a nécessairement tourné son attention vers le ministère spécifique à l’Église. Et puisque le statut et la structure de ce ministère ecclésial ont fourni l’occasion ou la justification de multiples divisions dans l’Église, les dialogues œcuméniques leur ont nécessairement consacré beaucoup de temps. Au sein de l’ecclésiologie de communion, une doctrine œcuménique du ministère a été développée. Déjà au moment de l’écriture des épîtres pastorales1, il y avait dans l’Église des ministres établis par un rite constitué d’une parole prophétique et de l’imposition des mains. Ainsi, Timothée est exhorté : « Ne néglige pas le charisme qui est en toi, qui te fut conféré par une parole remplie d’Esprit, accompagnée de l’imposition des mains par le collège des anciens2. » Et ailleurs : « C’est pourquoi je te rappelle d’avoir à raviver le charisme de Dieu qui est en toi depuis que je t’ai imposé les mains3. » C’est le rite mentionné ici qu’on a historiquement fini par appeler ordination, quels que soient les autres rites qui auraient pu, dans l’Église, être nommés ainsi. De même, le ministère qui est ainsi conféré est celui qui, classiquement, est appelé « ministère ordonné » ; encore une fois, quels que soient les autres ministères dans l’Église prétendument ordonnés par Dieu. C’est ce rite et ce ministère qui constituent le sujet de ce chapitre. [229] Les congrégations auxquelles les épîtres pastorales ont été adressées avaient une structure officielle bien définie, même si sa forme explicite est difficile à discerner4. Nous lisons qu’il y avait des « évêques », des « presbytres », des « diacres » et des « veuves » ; ce sont évidemment les évêques et les presbytres qui étaient investis par le rite en question. Les deux termes proviennent probablement de manières différentes de diriger dans différentes parties de l’Église primitive5. Les évêques avaient sans doute été, en un certain sens, comme le suggère leur titre, des « superviseurs », tandis que les aînés formaient une sorte de conseil spirituel, comme on le voit dans le premier texte cité. Que les évêques et les presbytres aient été, dans ces congrégations, toujours ou parfois les mêmes ou différentes personnes est difficile à déterminer. Comme on le voit dans ces textes, les évêques et presbytres étaient initiés par 1 2 3

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En ce qui concerne les épîtres pastorales et l’ordination telle qu’elle apparaît dans celles-ci, voir Herman VON LIPS, Glaube-Gemeinde-Amt, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979. 1 Tm 4,14. 2 Tm 1,6. J’ai modifié la traduction [de la TOB pour la traduction française, NdT] de ces passages pour expliciter mon propos. « Charisme » est devenu un mot de la langue française. Et « une intervention prophétique » est trop spécifique dans ce passage. Pour d’autres références concernant ce rite, voir 1 Tm 1,18 ; 5,22 ; 2 Tm 1,13 ; 2,1-2 ; Tt 1,5. Un bon et bref compte-rendu sur ce point et sur l’histoire qui s’ensuivit jusqu’à l’émergence de la monarchie épiscopale est donné par Reginald H. FULLER, « The Development of the Ministry », Lutheran-Episcopal Dialogue, A Progress Report, FM Maxi Book, 1972, p. 76-93. Bref et succinct : Klaus BERGER, « Episkopat,... Biblische Grundlegung », in Karl RAHNER et Adolf DARLAP (éd.), Sacramentum Mundi, Freiburg, Herder, 1967, vol. 1, p. 1073-1077.

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une parole de l’Esprit incarnée dans un geste d’imposition des mains lors d’une cérémonie publique. Le rite, est-il dit à Timothée, confère un « charisme ». Avec les lettres de Paul, nous sommes familiers des charismes, mais ici ils apparaissent passablement modifiés. Initialement, du moins dans les congrégations de Paul, les charismes correspondaient à certaines manifestations de la réalité de l’Esprit dans l’Église, des manifestations variées au gré du seul choix imprévisible de l’Esprit ; la possession d’un charisme était certifiée par la seule manifestation de cette activité, ou, en cas de conflit, par un charisme complémentaire qui permettait de le mettre à l’épreuve. Dans les épîtres pastorales, un charisme se présente à nouveau comme une manifestation particulière de l’Esprit qui détermine le rôle ecclésial du destinataire, mais cette fois il est accordé au moyen d’un rite communautaire fixé qui a même une valeur légale6. Comme dans la situation précédente, le charisme unit une autorité spécifique au sein de la congrégation et une capacité spécifique à la servir, mais dans ce cas celles-ci constituent un ministère ordinaire7. Le contenu de ce ministère n’est que partiellement explicité dans les épîtres : ses détenteurs doivent être attentifs à la conformité de l’enseignement de l’Église avec celui des apôtres8. Cette responsabilité comprend nécessairement le souci du choix et de la légitimité de leurs propres successeurs dans ce ministère9. Nous pouvons dire que le charisme de l’évêque ou du presbytre est, en la matière, un charisme de concorde diachronique avec les apôtres. Maintenant, si nous considérons que le titre d’« évêque », avec son arrière-plan vétérotestamentaire et ses autres usages néotestamentaires, indique quelqu’un qui paît un troupeau et discipline ses membres10, qui le maintient uni contre les menaces extérieures et les forces intérieures centrifuges, nous obtenons la description suivante : dans une des épîtres pastorales, la préoccupation des évêques ou des presbytres11 est l’unité tant synchronique que diachronique de la communauté. La charge de ces évêques et presbytres concerne l’Église, précisément en tant que communion. [230] Si le retard du Seigneur ne contredit pas ses promesses, si l’Église devait continuer au-delà de la génération apostolique, alors un tel ministère, en particulier dans sa dimension diachronique, était le seul ministère strictement nécessaire. Que le ministère qui émergea pour répondre à ce besoin soit constitué par l’adaptation de charismes présents dans les congrégations pauliniennes et conféré par le rituel particulier qui a été décrit, est évidemment contingent d’un point de vue historique. En outre, l’apparition de ces éléments dans les lettres pastorales n’est accompagnée par aucun « faites ceci » adressé au-delà des destinataires de ces lettres. L’institution effective de l’ordination et du ministère octroyé par celle-ci relève, par conséquent, du choix ultérieur de 6 7 8 9 10 11

H. VON LIPS, Glaube-Gemeinde-Amt, op. cit., p. 240-265. Ibid., p. 184-223. Ibid., p. 106-161. Par ex. 1 Tm 3,1-8. K. BERGER, « Episkopat,... Biblische Grundlegung », art. cit., p. 1074. Le terme « presbytre » ne le suggère pas.

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l’Église de considérer les exhortations des épîtres pastorales comme étant destinées à son propre ministère ordonné, dans la mesure où celui-ci continuait à se développer dans la même direction que celle mentionnée dans ces lettres. Une telle institution a-t-elle un statut dogmatique ? La question est au cœur de difficultés œcuméniques considérables. Étant donné que, pour la majeure partie de l’Église, ce ministère a existé au cours de la plupart de son histoire, estil constitutif de l’Église, par exemple, « au même titre que la parole et les sacrements ?12 » La question devient plus critique lorsqu’on considère l’épiscopat comme une forme spécifique de ce ministère, mais nous allons laisser cet aspect de côté pour le moment. L’ordination est-elle « un sacrement » ? Nous avons dit que l’utilisation de l’article indéfini n’a que peu d’incidence. Mais la question a, bien sûr, été cause de division dans l’Église, et nous pouvons, à cet endroit, rejoindre les dialogues œcuméniques. Beaucoup de réticences et de confusion demeurent13, mais les dialogues les plus avancés ont reconnu que ce que décrivent les lettres pastorales est justement ce que l’on entend habituellement par sacrement. Sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres, les pionniers furent les membres officieux catholiques et protestants du Groupe des Dombes : « le ministère de la Parole et des sacrements ne se réduit pas à l’organisation […] ecclésiale ; il est un don de l’Esprit signifié et réalisé par un acte sacramentel d’ordination14. » En s’appuyant sur le Groupe des Dombes, le dialogue international catholiqueluthérien pouvait affirmer : « par l’imposition des mains et la prière […] le don du Saint-Esprit est invoqué sur lui et lui est accordé pour l’exercice de sa mission15. »

II À partir de là, nous pouvons suivre le chemin des dialogues œcuméniques, notamment le principal dialogue multilatéral16. Le point de départ est l’enseignement des épîtres pastorales selon lequel les ministres ordonnés se distinguent comme étant ceux qui « ont reçu un [231] charisme [particulier]17. » Le texte Baptême, Eucharistie, Ministère est plus réticent que certains dialogues bilatéraux pour dire en autant de mots que le charisme est conféré par l’ordination, c’est-à-dire que l’ordination est sacramentelle, mais il le dit en substance18 : « L’ordination est un signe accompli dans la foi que la relation 12 13 14 15

16 17 18

A. BIRMELE, Le salut en Jésus Christ dans les dialogues œcuméniques, op. cit., p. 194. Pour les détails ennuyeux, voir R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 48-50. Groupe des Dombes, L’Esprit Saint, L’Église et les sacrements, Les presses de Taizé, 1979, § 133, p. 79. Commission internationale catholique/luthérienne, Le ministère dans l’Église, 1981,

(consulté le 20 septembre 2016), § 32. [Nous soulignons] Foi et Constitution. Conseil œcuménique des Églises, Baptême, Eucharistie, Ministère, trad. Max Thurian, Le Centurion / Presses de Taizé, 1982, Chap. Ministère, § 5, p. 49. Ibid., Chap. Ministère, § 7, p. 50. Le secrétariat romain pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens et la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, répondant de façon officielle du côté catholique au texte Baptême,

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spirituelle signifiée est présente dans, avec et à travers les mots exprimés, les gestes accomplis et les formes employées19. » Le charisme est essentiellement pastoral. Des personnes sont ordonnées « pour constitu[er] […] parmi la multiplicité des dons, un foyer de son unité20. » Ils « rassemblent et conduisent le peuple de Dieu dispersé21 ». Et puisque l’Église, en accord avec l’ecclésiologie de communion, est une du fait qu’elle est une avec le Christ, les personnes ordonnées en premier lieu « représentent JésusChrist pour la communauté », et leur ministère désigne la « dépendance fondamentale [de l’Église] par rapport à Jésus-Christ22. » Puisque l’Église est communion, le ministère qui s’occupe de son unité doit être « constitutif de la vie […] de l’Église23 », même s’il n’était pas a priori nécessaire que le ministère existant dans toutes ses déterminations soit ce ministère constitutif. C’est là un consensus œcuménique fondamental. Baptême, Eucharistie, Ministère affiche une prudence nécessaire dans la formulation de ce nouveau consensus : ce qui est constitutif, c’est le ministère de « personnes qui soient […] responsables […] pour mettre en évidence sa [celle de l’Église] dépendance fondamentale par rapport à Jésus-Christ », qui « ainsi constituent […] un foyer de son unité », et qui « depuis des temps très anciens, ont été ordonnées24 ». Car le rite que nous voyons dans les épîtres pastorales n’était évidemment pas pratiqué dans toutes les Églises apostoliques25. Néanmoins, ces Églises étaient certainement pleinement constituées. La question est alors, bien sûr, de savoir si les fonctions pastorales constitutives, une fois investies historiquement dans le ministère accordé par ce rite, doivent toujours être investies au même endroit. Pour la troisième fois nous allons retarder la discussion. [232] Le charisme décrit doit imposer principalement deux fonctions à ceux qui le reçoivent. Premièrement, étant donné que la communion ecclésiale est

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Eucharistie, Ministère, insistaient, de manière compréhensible, pour l’utilisation d’un langage moins évasif, mais au final jugèrent que « les éléments essentiels pour une compréhension sacramentelle peuvent être reconnus dans le traitement assez large […] que propose le texte » ; Churches Respond to BEM, Max Thurian (éd.), Genève, World Council of Churches, 1988, vol. 4, p. 34. Baptême, Eucharistie, Ministère, op. cit., Chap. Ministère, § 43(b), p. 76. Ibid., Chap. Ministère, § 8, p. 51. Idem. Ibid., Chap. Ministère, § 11, p. 52. Une fois encore, le Groupe des Dombes, Pour une réconciliation des ministères, 1972, § 20-21, p. 18, a ouvert la voie : « le propre du ministère pastoral est d’assurer et de signifier la dépendance de l’Église envers le Christ, source de sa mission et fondement de son unité […]. Ses fonctions [du ministère ordonné] marquent […] la priorité de l’initiative et de l’autorité divines, la continuité de la mission dans le monde, le lien de communion établi par l’Esprit entre les diverses communautés. » Baptême, Eucharistie, Ministère, op. cit., Chap. Ministère, § 8, p. 51. [Nous soulignons] Idem. [Nous soulignons] L’accord sur ce point entre les Catholiques romains, les Orthodoxes et les Réformés, que l’on trouve dans le chapitre « Ministère » de Baptême, Eucharistie, Ministère, op. cit., § 19, p. 60, est un élément important du consensus œcuménique : « Le Nouveau Testament ne décrit pas une forme unique de ministère qui devrait servir d’esquisse ou de norme durable pour tout ministère futur dans l’Église. »

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établie avec le Christ dans la communion eucharistique, celui qui est mandaté dans l’Esprit pour s’occuper de la communion et dans celle-ci pour représenter le Christ, occupe nécessairement, dans la célébration eucharistique, la place à partir de laquelle cette unité peut être entretenue, et où le Christ peut être représenté le plus explicitement. Autrement dit, l’hôte du repas, celui qui offre l’action de grâce et admet à la communion en distribuant le pain, doit être ordonné. Ce point est généralement reconnu dans les dialogues œcuméniques, même s’il l’est parfois avec un peu de souplesse : par exemple, « il est juste que celui qui a le contrôle dans l’Église, et qui est au centre de son unité, préside à la célébration de l’eucharistie26. » Deuxièmement, la nécessité initiale du charisme pastoral étant liée à la préservation d’un consensus menacé, le consensus diachronique avec l’enseignement des apôtres, ceux qui reçoivent dans l’Esprit le don de s’occuper de la communion de l’Église doivent avoir l’autorité de dire : « Ceci est ou n’est pas l’Évangile ». Autrement dit, ce que nous avons nommé précédemment le magisterium fait partie du charisme pastoral ; ceux qui sont ordonnés ont le devoir de dire ce qui doit être ou ne doit pas être enseigné dans l’Église et le droit de dépendre de l’Esprit lorsqu’ils le font. « Les pasteurs responsables du bien-être de la communauté ont une responsabilité particulière concernant sa confession de foi commune. Lorsque des conflits surgissent à propos des termes utilisés dans son credo […] ceux qui ont une responsabilité pastorale doivent avoir l’autorité de juger laquelle des opinions en conflit est conforme à la foi de l’Église27. » En substance, cette manifestation du charisme pastoral est également largement reconnue dans les dialogues œcuméniques. Encore une fois, écoutons le Groupe des Dombes : les ministres ordonnés ont « l’autorité qui correspond à leur responsabilité ministérielle, pour poser dans la foi de l’Église le signe de l’acte du Christ28 ». Mais dès que le mot magisterium apparaît, l’accord des Protestants vacille souvent29. C’est sans aucun doute la conséquence du lien historique entre ce terme et le mode épiscopal du ministère pastoral. Nous sommes revenus, une fois de plus, à la question qui avait été différée. Mais avant de nous en occuper, deux autres questions doivent être traitées. Il y a, premièrement, une question qui est étonnamment peu soulevée dans les dialogues œcuméniques : si le charisme conféré par l’ordination est celui de l’autorité pastorale et de la présence de l’Esprit dans l’action pastorale, comment l’ordination se distingue-t-elle d’une installation dans un ministère pastoral particulier ? Pourquoi ne faut-il pas ordonner à nouveau quelqu’un qui a occupé un ministère pastoral et qui maintenant en prend un autre ? Ou pourquoi ne fautil pas considérer comme un laïc quelqu’un qui était autrefois pasteur et qui est 26 27 28 29

Anglican-Roman Catholic International Commission, Ministry and Ordination (1973), 12. Francis A. SULLIVAN, Magisterium: Teaching Authority in the Catholic Church, New York, Paulist Press, 1983, p. 30. Groupe des Dombes, L’Esprit Saint, L’Église et les sacrements, op. cit., § 108, p. 68. Pour des exemples, voir R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 58-59.

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maintenant comptable – comme d’ailleurs c’est le cas dans l’idéologie30 de certains groupes protestants, même si cela se pratique plus rarement ? La raison dépend ici d’une conscience claire de l’unicité et de la réalité de l’Église universelle. Des individus sont ordonnés pour s’occuper de la continuité diachronique de l’enseignement avec [233] l’Église unique des apôtres, et pour s’occuper de la continuité diachronique de l’Église future avec l’Église unique31 de leur propre époque ; ils sont ordonnés pour s’occuper d’une communion synchronique qui constitue précisément l’unique corps du Christ, un corps qui ne devient pas pluriel lorsqu’il est identifié avec des Églises locales. Par conséquent, l’ordination ne se joue pas au niveau d’une entité « locale » en tant que telle, même lorsqu’il s’agit d’une Église régionale ou confessionnelle, mais au niveau de l’Église universelle. Mais l’Église unique ne se rassemblera qu’à la Fin, et donc n’a, en tant que telle, actuellement aucun lieu en propre. Par conséquent, l’ordination est, si on peut l’exprimer ainsi, portable d’un lieu pastoral à un autre. Elle est, à cause de cela, dévolue à la personne ordonnée. Deuxièmement, il y a une question qui est débattue dans les dialogues œcuméniques : la succession, c’est-à-dire l’ordination de nouveaux pasteurs par ceux qui le sont déjà, est-elle vraiment aussi essentielle que cela au ministère32 ? On aurait pu croire la question évidente : pour sûr, comme dans les épîtres pastorales, la responsabilité de la continuité historique du consensus de l’Église inclut logiquement le fait que ceux qui portent cette responsabilité soient responsables de leurs propres successeurs. Si ce choix est concret comme un rite d’initiation, alors ils doivent être les ministres de ce rite. Que la succession soit « apostolique » est une tautologie, puisque son but est la continuité avec l’Église des apôtres. Mais il y a un élément initial à établir ici qui est, de fait, général dans les dialogues œcuménique : l’expression « succession apostolique » ne devrait pas servir uniquement, ou en effet avant tout, pour la seule chaîne des ordinations. Car elle se réfère, en un « sens substantiel, à l’apostolicité de l’Église dans la foi. » Et c’est cette apostolicité qui doit être « le point de départ. » « L’intention de base qui sous-tend la doctrine de la succession apostolique est […] que […] l’Église est constamment renvoyée à son origine apostolique33. » Tant que l’Église est l’Église, elle a la même foi que les apôtres, célèbre les mêmes rites essentiels qu’eux et constitue une seule fraternité avec eux et avec tous les croyants qui les ont suivis ; de sorte que la théologie orthodoxe, prise dans son enthousiasme, a pu dire : « l’Église est le lieu de l’incarnation continue de la vérité34. » 30 31 32 33 34

Ainsi, la North Elbian German Evangelical Church dans sa réponse à Baptême, Eucharistie, Ministère, op. cit., vol. 1, p. 50-51. Qui est unique précisément à cause de son unité avec l’unique Église des apôtres. Je renoncerai à suivre les modifications dues aux accords et désaccords œcuméniques. Voir R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 59-60. Commission internationale catholique/luthérienne, Le ministère dans l’Église, op. cit., § 60. Métropolitain Damaskinos de Tranoupolis, cité à partir d’une discussion enregistrée entre l’Evangelische Kirche d’Allemagne et le Patriarcat Œcuménique, Evangelium und Kirche, Kirchliches Aussenamt der Evangelischen Kirche im Deutschland, Frankfurt, Otto Lembeck,

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À l’intérieur de cette continuité substantielle de l’Église avec l’Église des apôtres, la succession du ministère est un facteur essentiel. Nous pouvons ici nous réapproprier une position affirmée au tout début de ce travail : la succession du ministère est l’aspect personnel de l’identité de soi institutionnalisée qu’a l’Église à travers le temps35. Cet aspect personnel est essentiel car la continuité en question est une communion personnelle et pas simplement une continuité juridique ou même un accord sur la formulation d’une doctrine. En outre, l’Église ne peut pas « comme les institutions mondaines […] transmettre de son propre droit l’autorité qui est décisive pour elle en tant qu’Église ; […] elle ne peut le faire que d’une manière spirituelle, c’est-à-dire sacramentelle. » Avec sa pratique du rite de l’ordination [234] comme « mode d’octroi du ministère, l’Église exprime sa foi dans le fait qu’elle est une créature de l’Esprit Saint qui continue à vivre de ses dons à jamais36. » Les dialogues œcuméniques sont d’accord sur le fait que l’apostolat a signifié le début des rôles différenciés dans l’Église37. Dans sa fonction plus spécifique qui était de définir, l’apostolat ne peut être reproduit38. Mais « Outre cette fonction unique de fondation, le ministère apostolique comportait une responsabilité d’édification et de direction des premières communautés qui devait être poursuivie par la suite. Le Nouveau Testament montre comment, parmi les ministères, s’est dégagé un ministère particulier qui fut compris comme un ministère de succession aux apôtres ». On peut dire en effet que, dans le Nouveau Testament, le ministère « établi par Jésus-Christ à travers l’appel et l’envoi des apôtres » perdure en tant que ministère essentiel de l’Église39. Nous pouvons conclure ces considérations avec l’enseignement du Concile Vatican II : « La mission divine confiée par le Christ aux Apôtres est destinée à durer jusqu’à la fin des siècles […] étant donné que l’Évangile qu’ils doivent transmettre est pour l’Église principe de toute sa vie, pour toute la durée du temps40. » À cause de cela, il doit toujours y avoir des pasteurs, et à cause de cela ils doivent transmettre leur ministère par succession.

III Il existe des Églises locales et chacune d’elles est l’Église, et il existe l’Église une et chacune des Églises locales l’est. L’Église est in et ex ecclesiis, et les Églises sont in et ex ecclesiae. S’il est maintenant établi que le ministère pastoral est constitutif de l’Église, il s’ensuit qu’aussi bien l’Église unique que les diverses Églises doivent avoir des pasteurs. Ce qui suit peut être considéré comme un théorème majeur et nécessaire – même s’il est parfois éludé – de 35 36 37 38 39 40

1983, p. 97. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 62. Joseph RATZINGER, « Fragen zur Sukzession », in KNA-Kritischer Ökumenischer Informationsdient 28/29, p. 5. Baptême, Eucharistie, Ministère, op. cit., Chap. Ministère, § 11. Ibid., § 10. Commission internationale catholique/luthérienne, Le ministère dans l’Église, op. cit., § 17. Lumen gentium, § 20.

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l’ecclésiologie de communion : à quelque « niveau » dans une hiérarchie d’inclusion synchronique41 où nous parlons d’une Église ou d’Églises, il doit y avoir un pasteur ou des pasteurs propres à cette communion. Les slogans de l’ecclésiologie de communion ne suggèrent initialement que deux niveaux : les nombreuses Églises locales et l’Église universelle. Mais il est clair que le principe est plus souple. S’il y a des regroupements entre Églises locales et l’Église universelle, et s’il y a des raisons suffisantes pour les appeler Églises, celles-ci le sont dans et par les Églises locales, et l’unique Église l’est dans et par eux. Et à chaque niveau il y aura alors des pasteurs appropriés. Nous pouvons enfin passer à la question de « l’épiscopat », de la structure d’un ministère qui, « depuis les temps les plus anciens » et jusqu’à la Réforme, était universel dans l’[235]Église. Une première étape dans cette histoire est l’apparition et la diffusion, très rapidement après l’époque des épîtres pastorales, de « l’épiscopat monarchique » au sein d’un « triple ministère ». Ces termes peuvent suggérer quelque chose de mieux défini que ce qui a réellement existé, mais quoi qu’il en soit des structures identifiables ont en effet existé pour lesquelles ces termes peuvent servir d’étiquettes. La première apparition littéraire explicite d’un évêque unique avec ses presbytres et diacres se trouve dans les lettres écrites par Ignace d’Antioche sur le chemin de son martyre ; ces lettres ont forgé de manière permanente l’idéologie et l’image de l’épiscopat. L’évêque est maintenant, et de façon définitive, l’unique berger de la congrégation, et les presbytres un collège distinct composé de responsables spirituels. L’autorité de l’évêque est l’autorité même de Dieu. En effet, son autorité et l’obéissance de la congrégation à cette autorité participent à la vie trine : « Suivez tous l’évêque, comme Jésus-Christ suit son Père. » L’évêque est le foyer christologique de l’unité de la congrégation : « Là où l’évêque paraît, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique42. » Cette unité est mise en œuvre de manière spécifique dans l’eucharistie : « Ayez donc soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur […] et un seul calice pour nous unir en son sang, un seul autel, comme un seul évêque avec le presbyterium et les diacres43 ». Le grand thème de la vision d’Ignace concernant l’ordre ecclésial est la koinônia, qu’il décline au moyen de toute une série d’images. Ainsi, il écrit aux Ephésiens : « Aussi convient-il de marcher avec la pensée de votre évêque, ce que d’ailleurs vous faites. Votre presbyterium […] est accordé à l’évêque comme les cordes à la cithare ; ainsi, dans l’accord de vos sentiments et 41

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Les guillemets ont été placés pour indiquer au lecteur de faire attention à ce qui suit : le mot « niveau » risque de ne pas être compris, mais j’ai été incapable d’en trouver un meilleur pour le paragraphe suivant. Je dois donc décréter arbitrairement que, dans ce qui suit, « niveau » a un sens purement topographique et non hiérarchique. Ignace D’ANTIOCHE, « Lettre aux Smyrniotes », in Les Pères Apostoliques, op. cit., VIII, p. 207-208. Ignace D’ANTIOCHE, « Lettre aux Philadelphiens », in Les Pères Apostoliques, op. cit., IV, p. 195.

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l’harmonie de votre charité, vous chantez Jésus-Christ44. » Les images d’Ignace ont persisté à travers l’histoire : celles d’un évêque accomplissant son ministère au milieu du peuple, flanqué du collège des presbytres et assisté par les diacres, le tout formant une sorte de chœur. L’évêque, dit Ignace, est comme le Père, les prêtres comme les apôtres, et les diacres dans leur humble service comme le Christ45. L’unité ainsi créée est obligatoire : « Que personne ne fasse, en dehors de l’évêque, rien de ce qui regarde l’Église46. » Toutefois, l’épiscopat ne resta pas longtemps comme l’avait envisagé Ignace47. À quel moment les presbytres devinrent les pasteurs de leur propre assemblée eucharistique est sans importance pour notre propos. Quoi qu’il en soit, dès que les diocèses urbains englobèrent tellement de croyants que seules les congrégations presbytérales subsidiaires purent fonctionner chaque jour du Seigneur comme communions eucharistiques, ou dès que les charges épiscopales dans les territoires missionnaires peu peuplés s’étendirent sur de grandes régions avec le même résultat, la place « locale » de l’évêque devint ambiguë. De ce que nous connaissons maintenant de l’ordre épiscopal, l’évêque conserve le contrôle, mais seulement le contrôle, des fonctions clés du ministère pastoral : les presbytres sont ordonnés pour célébrer [236] l’eucharistie, mais ils le font en tant que vicaires de l’évêque. En cas de conflit entre différentes positions théologiques, l’évêque possède « le ministère de l’enseignement ». On verra que la responsabilité de l’évêque va ainsi devenir, en partie, ce qu’on appelle maintenant le management ; et cela passera nécessairement par des structures légales et administratives. En langue ecclésiale, on parle de « juridiction ». D’un autre côté, le soin pastoral de la communion des communions, donné précédemment dans et avec la présidence eucharistique et l’autorité magistérielle, devient alors plutôt une fonction en soi qui définit l’évêque vis-àvis des pasteurs presbytéraux. L’évêque prend soin de la communion entre les congrégations presbytérales du diocèse et se soucie de la communion du diocèse avec d’autres diocèses, ce que les presbytres ne peuvent pas faire. En effet, très tôt dans l’histoire de l’Église, l’épiscopat a été considéré comme une seule entité collégiale, dont l’unité est constitutive de l’unité de l’Église48. Et une des fonctions du ministère décrit dans les épîtres pastorales est maintenant la prérogative du seul évêque : l’ordination des successeurs au ministère ecclésial. 44 45 46 47 48

Ignace D’ANTIOCHE, « Lettre aux Éphésiens », in Les Pères Apostoliques, op. cit., IV, p. 158. Par ex., I. D’ANTIOCHE, « Lettre aux Smyrniotes », op. cit., VII ; « Lettre aux Tralliens », in Les Pères Apostoliques, op. cit., III. I. D’ANTIOCHE, « Lettre aux Smyrniotes », op. cit., VIII, p. 207. Pour ce qui suit, avec plus de détails, et centré en particulier sur la problématique œcuménique, voir R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 61-75. C. DE CARTHAGE, L’unité de l’Église catholique, op. cit., 5, p. 183-185 : « Voilà l’unité que nous devons tenir et défendre avec fermeté, surtout nous les évêques, qui exerçons la présidence dans l’Église, afin d’apporter la preuve que la charge épiscopale elle aussi est une et sans division […]. L’épiscopat est un, et chaque évêque en tient une partie en indivision. »

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Deux questions se posent immédiatement. Premièrement, quelle est maintenant l’Église « locale » : la congrégation presbytérale ou le diocèse ? Ou, en sens inverse, on peut se demander : puisque, par exemple, l’Église autocéphale d’Angleterre est une Église particulière, peut-elle être considérée comme une Église « locale » ? D’une certaine manière peu importe l’usage adopté, tant que des terminologies différentes ne sont pas autorisées à générer des positions œcuméniques contradictoires. Avec la division de l’assemblée idéale épiscopale-presbytérale d’Ignace, il existe en tout cas trois ou quatre niveaux d’Église : les congrégations presbytérales, les « diocèses » épiscopaux, peut-être des juridictions intermédiaires, et l’Église unique – et des approximations, au moins des trois premiers niveaux, apparaissent sous un titre ou sous un autre dans presque tous les groupes confessionnels, quelles que soient par ailleurs les distances prises avec la succession ministérielle historique. Mais il y a de bonnes raisons – fournies par la réponse à la deuxième question – de traiter un diocèse comme une Église locale. Cette question est la suivante : les presbytres et les évêques ont-ils un même ministère ou deux ministères différents ? D’un point de vue historique, la question a été peu claire dans les principales Églises épiscopales. Les Églises issues de la Réforme ont insisté pour qu’il n’y ait qu’un seul ministère ecclésial, afin que celui qui est ordonné au ministère presbytéral possède ce ministère et n’en acquière pas un autre s’il est nommé évêque, de sorte que les Églises manquant d’évêques administratifs par succession ne manquent pas de pasteurs responsables par succession49. Le catholicisme romain a maintenant clarifié sa position ; selon le concile Vatican II, il n’y a qu’un seul « ministère ecclésiastique, institué par Dieu » qui est « exercé à différents niveaux50 par ceux que déjà depuis l’Antiquité [237] on appelle évêques, prêtres, diacres51. » Ainsi, autant selon le catholicisme que le protestantisme, le ministère pastoral est un ministère unique. Ensuite, d’après le concile, ce sont les évêques qui sont « revêtu[s] de la plénitude » de ce ministère52. Cette doctrine aurait autrefois créé un problème œcuménique, mais ce n’est pas le cas dans le contexte actuel de l’enseignement œcuménique, que partage le concile, selon lequel le ministère de l’évêque est définitivement pastoral53. Si la Réforme a toujours considéré le ministère ecclésial selon l’image du berger au milieu du troupeau, il en est de même du concile lorsque le diocèse est considéré comme le troupeau local. Il existe également une autre raison de considérer le diocèse comme une 49

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Ainsi, les participants luthériens à l’Arbeitsgruppe der deutschen Bischofskonferenz und der Kirchenleitung der Vereinigten Evangelisch-lutherischen Kirche Deutschlands, Kirchengemeinschaft im Word und Sakrament, Paderborn, Bonifatius, 1984, p. 75 : « l’Église Évangélique-Luthérienne ne parle que d’une seule ordination à un ministère ecclésial. » Dans ce texte, ordo est utilisé de façon interchangeable avec gradus. Pour éviter toute confusion, il a semblé préférable de la traduire comme je l’ai fait. Lumen gentium, § 28. Ibid., § 26. R. W. JENSON, Unbaptized God, op. cit., p. 68.

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Église locale. Il intègre en lui une sorte de modèle réduit de communion de communions, qui reflète de cette manière la nature de l’Église qu’est le diocèse. Et son ministère comprend autant l’évêque que les presbytres, préservant ainsi l’ancienne image d’une assemblée eucharistique conduite épiscopalement. La question est, bien sûr, de savoir si cette image doit être préservée.

IV Nous devons finalement revenir à la question que nous avons différée, avec toutes les difficultés qu’elle implique. La structure classique du ministère ecclésial est le résultat d’une longue série de contingences postapostoliques : l’apparition, dans une partie de l’Église immédiatement postapostolique, du rite dont il est fait allusion dans les épîtres pastorales ; l’application au ministère de l’Église toute entière des exhortations des épîtres pastorales concernant ce rite et le ministère déterminé par lui ; l’émergence de l’épiscopat monarchique ; et la séparation ultérieure de l’Église locale de l’évêque en deux niveaux, chacun avec ses pasteurs. Cette institution postapostolique qui a autant duré, peut-elle avoir une quelconque force dogmatique ? L’épiscopat est-il une structure du ministère ecclésial instituée de manière irréversible ? Si c’est le cas, la question préalable – à savoir : le ministère ordonné en tant que tel est-il irréversible dans son rôle ? – est alors évidemment réglée. Il est possible de construire un argument pragmatique selon lequel l’ordination a fourni le ministère le mieux adapté à l’Église, c’est-à-dire que son évolution sous la forme des ministères épiscopaux et presbytéraux a fourni la forme politique la plus adaptée à l’Église, et donc que l’histoire qui a conduit à la structure classique était, dans l’ensemble, sur la bonne voie. Nous venons d’argumenter d’une manière qui se rapproche de cela. Mais un tel argument ne peut justifier l’ordination et l’épiscopat d’un point de vue dogmatique. Il ne peut, en effet, justifier la présence de ce chapitre dans un ouvrage de théologie systématique. La question théologique a été historiquement posée de la manière suivante : l’épiscopat est-il mandaté iure divino ou iure humano, par la loi divine ou par loi humaine ? Au moment de leur division, les deux côtés du schisme occidental supposaient qu’une institution ecclésiale n’était iure divino que s’il était impossible pour l’Église d’être elle-même sans elle. Ils ont en outre pensé que cela signifiait que cette institution devait avoir toujours été présente dans l’Église, c’est-à-dire qu’elle devait avoir été instituée au moment de la Pentecôte [238] au plus tard, et donc – puisqu’on pensait que rien de décisif ne s’était produit entre l’Ascension et Pentecôte54 – par le Seigneur lui-même. Les théologiens du pape affirmèrent donc que l’épiscopat avait été institué par le Seigneur, et les réformateurs continentaux qu’il ne l’avait pas été. Les recherches historiques ne permettent pas d’affirmer l’institution de l’épiscopat – dans n’importe quel sens plausible que l’on peut donner à ce terme – au moment de ou avant la Pentecôte. Il ne s’agit pas d’une victoire pour 54

Du moins, selon le récit des Actes.

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l’ancienne position protestante, car la même conscience historique rend impossible l’affirmation d’une institution par le Seigneur ou scripturaire d’une grande partie de ce que le protestantisme en particulier considère comme iure divino55 : par exemple, le canon des Écritures. Si le canon est de mandat divin, alors quelque chose peut apparaître dans l’histoire déjà existante de l’Église et être aussi iure divino ; si la Bible appartient à la fondation de l’Église, alors quelque chose peut émerger dans l’Église déjà fondée et appartenir aussi à sa fondation. De fait, on ne peut plus savoir quelle était la manière traditionnelle de décider ce qui est ou n’est pas iure divino56. Or l’Église ne peut s’en passer, car il est peu probable que chaque élément de son développement historique soit considéré comme étant divinement mandaté. Un nouveau concept définissant la relation entre les décisions historiques de l’Église et le commandement divin est nécessaire ; et un tel concept a été proposé dans les dialogues œcuméniques. Il a été proposé que des institutions « contingentes et conditionnées par l’histoire » soient considérées comme divinement instituées si deux conditions sont remplies. En premier lieu, elles doivent être « contingentes, mais véritablement nécessaires “pour l’Évangile.57” » Selon les concepts élaborés dans le présent travail, elles doivent être dramatiquement nécessaires à l’histoire de l’Église, et non pas être déterminées préalablement de façon mécanique. Néanmoins, une fois qu’elles sont là, elles doivent être ce qui devait arriver. En second lieu, leur apparition doit être irréversible58. Cette proposition, présentée du côté protestant des dialogues œcuméniques, semble acceptable pour le catholicisme à son plus haut niveau ; selon la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, « ce que “iure divino” désigne » est quelque chose d’« inaliénable59 ». Mais que constitue l’irréversibilité dans la vie de l’Église ? Dans le premier volume, nous avons dit qu’en matière de credo, de liturgie ou de canon un choix irréversible est un choix par lequel l’[239]Église détermine son avenir de manière telle que si ce choix était infidèle à l’Évangile, il n’y aurait plus d’Église existante par la suite pour revenir sur cette décision. Dit crûment, une décision irréversible est une décision par rapport à laquelle l’Église joue sa 55

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Deux articles du même auteur sont décisifs autant pour les discussions œcuméniques que pour ce sujet : George LINDBECK, « Papacy and the Ius Divinum », in Lutherans and Catholics in Dialogue, Paul C. Empie et T. Austin Murphy (éd.), Minneapolis, Augsburg, 1974, p. 193202 ; « Doctrinal Standards, Theological Theories and Practical Aspects of the Ministry in the Lutheran Churches », in Evangelium-Welt-Kirche, Harding Meyer (éd.), Frankfurt, Otto Lembeck, 1975. Cette intuition est œcuménique. Du côté catholique, voir J.-M. R. TILLARD, Église d’Églises, op. cit., p. 380. G. LINDBECK, « Papacy and the Ius Divinum », op. cit., p. 202. Ibid., p. 203. Le catholique J.-M. R. TILLARD, Église d’Églises, op. cit., p. 380, est d’accord sur ce point et le précédent : « il ne s’agit pas de chercher si toute ou telle structure est ou non explicitement attestée […] dans les Écritures […]. Il s’agit de déceler si elle est non seulement utile mais nécessaire aux Églises, telles que la Révélation en précise la nature, et à cause de cela voulue par Dieu […] et destinée à durer. » « Observations on the ARCIC Final Report », b.ii.2, Origins (1982) 11, p. 752-756.

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propre identité à venir. Et cela nous indique dans quelle direction nous devons regarder pour comprendre : dans la direction de l’accomplissement futur de l’Église et dans la direction de l’Esprit qui est l’arrabon de cet accomplissement. Nous aurions pu dérouler les arguments du paragraphe précédent en nous référant spécifiquement à l’épiscopat, appliquant l’argument au magisterium. Le ministère pastoral ordonné a été, en fait, créé afin de porter le magisterium et, lorsque ce ministère s’est divisé, les évêques furent chargés de l’incarner en « plénitude ». Mais alors l’argument doit être valable : « Lorsque nous parlons de l’accueil universel des évêques comme étant des enseignants qui ont autorité et dont les décisions sur les questions de foi sont reconnues comme s’appliquant aux fidèles, nous parlons de la réception par l’Église d’une norme de sa foi. » Mais si l’Église a pris cette décision à tort, elle est non seulement matériellement mais aussi méthodologiquement séparée de sa vérité. Une Église guidée par l’Esprit ne peut pas « s’être trompée lorsque cela déterminait ce qui allait être la norme de sa foi60. » L’argument peut être exprimé plus crûment, sous une forme qui vise les hésitations protestantes : « C’est à [l’] Église épiscopalement unie […] que toutes […] les traditions chrétiennes doivent leurs credo, leurs liturgies et pardessus tout leur canon scripturaire. Si ces derniers sont inexpugnables, pourquoi l’épiscopat ne le serait-il pas ?61 » Canon, credo et épiscopat n’étaient que des parties d’une seule norme de foi, découverte en réponse à une même crise historique ; si l’un des trois est inaliénable, pourquoi les deux autres ne le seraient-ils pas ? C’est précisément dans leur interaction qu’ils devaient protéger l’apostolicité de l’enseignement de l’Église ; qu’est-ce qui justifie de séparer l’un d’entre eux au motif qu’il n’est pas indispensable ? Comme précédemment en de nombreux endroits, nous nous retrouvons avec la question de la foi en la conduite passée de l’Église par l’Esprit. Mais, d’un point de vue dogmatique, nous pouvons encore être insatisfaits. Car l’argument qui vient d’être présenté opère avec une certaine contrainte ad hoc : si vous congédiez l’épiscopat, vous devez être prêt à rejeter plus que vous ne le souhaitez. En tous les cas, le jugement « l’Église a acquis l’institution x sous la conduite de l’Esprit » ne peut être porté qu’après les faits ; la nécessité dramatique ne peut être perçue que lorsque l’événement est là. Il s’avère que les débuts de l’Église ne fournissent aucun paradigme permettant de porter un tel jugement. Maintenant, nous pouvons dire : cela est approprié, puisque c’est la finalité de l’Église qui doit fournir le paradigme adéquat ; un récit cohérent tient la route par anticipation de sa conclusion. L’Église est ce qu’elle est lorsqu’elle 60 61

F. A. SULLIVAN, Magisterium, op. cit., p. 30-31. [Nous soulignons] Il doit être noté que la personne citée est peut-être le participant œcuménique protestant le plus expérimenté et le plus compétent ; George LINDBECK, « The Church », in Keeping the Faith: Essays to Mark the Centenary of Lux Mundi, Goeffrey Wainwright (éd.), Philadelphia, Fortress, 1988, p. 199.

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anticipe sa transformation en Dieu. Ainsi, même si les débuts de l’Église avaient été uniformes, nous devrions encore nous tourner vers l’avenir pour découvrir sa véritable forme. La proposition de regarder vers l’avenir plutôt que vers le passé pour trouver une norme au développement de la vie de l’Église n’est pas une proposition visant à relativiser le passé62. Nous allons [240] examiner la vision que l’Évangile a de l’accomplissement pour fournir des indices au moyen desquels percevoir précisément la continuité dramatique de la conduite de l’Esprit dans l’histoire passée : pour trouver une façon de dire comment le passé de l’Église fait autorité pour toute décision future, comment les décisions passées guident les choix futurs et peuvent interdire certains chemins. Nous n’avons, bien sûr, aucune description évidente du Royaume ou de l’entrée de l’Église dans ce Royaume, seulement certaines propositions limitatives et les visions iconiques de l’apocalyptique. Mais pour juger rétrospectivement de la cohérence dramatique, ce sont exactement ce dont nous avons besoin. Nous ne pouvons pas lire à l’avance un schéma obligatoire du ministère ecclésial ou de la structure ecclésiale en général, à partir de la promesse de l’accomplissement de l’Église contenue dans l’Évangile. Car une partie de ce qui est promis concerne la liberté, une liberté que l’Église anticipe dans son histoire en faisant ses propres choix contingents. Mais, à partir du caractère de cette promesse, nous pouvons juger après coup entre les tournants historiques qui furent appropriés, du point de vue de la cohérence dramatique, à l’accomplissement de l’Église et ceux qui furent inappropriés, et ainsi discerner quand l’Esprit a pu ou n’a pas pu les conduire. Si l’Esprit a conduit l’Église et si l’épiscopat a été de fait établi dans l’histoire de l’Église, et si cet établissement a pu être effectué, du point de vue de la cohérence dramatique, sous la conduite de l’Esprit, alors nous devons conclure que cet établissement fut réalisé sous la conduite de l’Esprit. Et, comme nous venons de le soutenir, compte tenu de la portée de cette décision concernant l’établissement de l’épiscopat, si cette décision en particulier a été prise en son temps elle est aussi irréversible. Commençons avec les propositions qui se situent aux extrémités. La fin de l’Église sera sa parfaite inclusion dans la vie trine. Aussi audacieuse que cette affirmation puisse paraître, un ordonnancement adéquat de l’Église est celui qui peut permettre cette inclusion, qui peut s’intégrer dans la vie trine. Cela fournit immédiatement trois normes utiles pour le jugement que nous avons à porter ici. Une structure du ministère ecclésial, possiblement instituée par l’Esprit, sera différenciée, périchorétique et réciproquement hiérarchique. Ce ministère comprendra différents rôles ; ceux-ci n’auront de pouvoir que dans et par leurs 62

Il est à craindre que la théologie de Jürgen MOLTMANN s’est dirigée dans cette direction, depuis le premier livre dans lequel il a établi sa position, Théologie de l’Espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, trad. Françoise et JeanPierre Thévenaz, Paris, Cerf, 1983. Selon Moltmann, ce qui fait du futur le futur c’est sa contradiction par rapport à ce qui est déjà là. Mais appliqué à l’histoire de l’Église, ce principe est erroné, et sa fausseté est d’une sorte particulièrement destructive.

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interactions ; et ils seront inégaux, mais de manière à ce que la direction de subordination dépende du contexte. Prenons, comme exemple d’application des deux premiers principes, la réduction, dans une grande partie du protestantisme et en pratique dans une grande partie du catholicisme, du ministère ordonné à la figure solitaire du « ministre » se tenant face à « sa » congrégation. Une telle réduction n’a pas pu être conduite par l’Esprit. À titre d’illustration du troisième principe, observons que, dans le triple ministère, c’est l’évêque qui est le « monarque ». Or, c’est l’humble diacre qu’Ignace associe au Christ. D’autres structures ministérielles que les structures traditionnelles auraientelles pu satisfaire ces contraintes ? Bien sûr, mais si le genre de raisonnement développé ici est approprié, cette option n’est plus pertinente à l’heure actuelle. Le « triple ministère » est apparu, et rien concernant le destin vers lequel l’Esprit dirige l’Église nous oblige à affirmer que cette émergence n’était pas dans ses intentions. La question a [241] parfois été posée en ces termes : l’épiscopat appartient-il à l’esse de l’Église ou à son bene esse, à son être ou à son bienêtre ? Mais si notre manière de raisonner est correcte, de telles différenciations sont inutiles63. Toutefois, l’iconographie apocalyptique représentant la Fin est peut-être plus en adéquation avec le genre de raisonnement défendu ici que ne le sont des propositions abstraites sur la Fin ; un jugement sur la cohérence dramatique est, après tout, un jugement esthétique. Nous devons nous demander si l’image d’un évêque parmi son peuple, flanqué de ses presbytres et diacres, est aisément en harmonie avec les évocations scripturaires concernant le Royaume ? Pouvonsnous, par exemple, évoquer les scènes d’adoration éternelle de l’Apocalypse et y superposer sommairement la vision d’Ignace ? C’est certainement possible de le faire, et de manière tout à fait satisfaisante64. Nous pouvons peut-être concevoir un tableau différent qui correspond mieux, mais encore une fois, cela n’est plus pertinent à l’heure actuelle. Il reste à noter que le mandat que nous avons découvert pour la structure ministérielle existante impose des contraintes sur la pratique, même des contraintes de réforme. Deux doivent être mentionnées. Premièrement : si l’épiscopat monarchique doit répondre à sa légitimation historico-eschatologique, comme nous l’avons argumenté, les évêques doivent être, en fait, des pasteurs d’Églises que l’on peut qualifier de manière plausible de « locales ». D’un point de vue démographique, les diocèses doivent être capables de fonctionner réellement comme des assemblées eucharistiques durables, même si elles se réunissent peu fréquemment. Reconnaître que cela n’est généralement pas le cas est très fréquent. Par exemple, une consultation orthodoxe-catholique, critiquant le romantisme du 63

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Lorsque l’orthodoxie en arrive à utiliser cette distinction, les résultats sont particulièrement raides. Voir par ex. Robert G. STEPHANOPOULOS, « The Lima Statement on Ministry », St. Vladimir’s Theological Quarterly (1983) 27, p. 278. Voir infra p. 395. En effet, la scène de l’Apocalypse semble avoir été projetée sur l’image du culte dans une congrégation comme celle d’Ignace, ce qui ferait reculer quelque peu la monarchie épiscopale.

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document « Munich », écrit : « La manière dont le document voit l’Église locale, dirigée par une ecclésiologie eucharistique, ne correspond pas vraiment à la réalité actuelle des évêques et de leurs Églises. Même si le modèle propose certaines perspectives utiles, l’importance numérique et l’étendue géographique de ces Églises locales rend l’application de ce modèle problématique65. » On devrait dire : si les Églises épiscopales se contentent d’évêques dont la fonction est déformée en une sorte de directeur de succursale, il ne peut y avoir de raisons pressantes pour les Églises actuellement sans succession épiscopale de restaurer celle-ci en rejoignant un tel système. Deuxièmement : si l’épiscopat monarchique doit répondre de sa légitimité, les travaux qui sont effectivement dévolus aux évêques doivent être sacramentels et pédagogiques, et ne doivent être administratifs que par nécessité. Une réforme dans ce sens est nécessaire tant pour la conduite des évêques en exercice que pour orienter le choix de nouveaux évêques parmi un clergé plus talentueux d’un point de vue théologique et liturgique. Tout évêque devant être guidé pour accomplir un service ou devant se référer à des conseillers pour chaque question théologique est une réfutation vivante de l’épiscopat. [242] Pour terminer, qu’en est-il des Églises qui, à la Réforme, furent privées de succession épiscopale ? Il faut tout d’abord noter que dans certains cas cela ne pouvait peut-être pas être évité, précisément par fidélité à l’apostolicité « substantielle » de l’Église. La première série de dialogues entre anglicans et luthériens aux États-Unis, qui fut décisive d’un point de vue théologique, a conclu ainsi : Au moment de la Réforme, l’une de nos communions a expérimenté là où elle était la continuité du ministère épiscopal ordonné comme un moyen important pour assurer la succession de l’Évangile ; de diverses manières, l’autre communion, là où elle était, n’a été en mesure de prendre ses responsabilités [en faveur de66] la succession de l’Évangile que par une nouvelle organisation de son ministère. Nous sommes d’accord sur le fait que par chaque décision l’apostolicité du ministère en question été préservée 67. Même si nous acceptons ce jugement, comment comprendre la situation de cette dernière Église ? Un mot de la Congrégation romaine pour la Doctrine de la Foi est sans doute ce qui peut être dit de mieux : les Églises dépourvues de succession épiscopale sont « blessées68 ». Quoi qu’il en soit, c’est vrai autant d’un point de vue 65 66 67 68

« Bilateral Catholic-Orthodox Consultation in USA, to Munich 1982 », Episkepsis (1983) 14, 304:11. Dans le texte publié, il y a un « de » [of] à cet endroit [au lieu de for, NdT], ce qui est une erreur typographique. Lutheran-Episcopal Dialogue, A Progress Report, 21. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Lettre aux Évêques de l’Église Catholique sur certains aspects de l’Église comprise comme Communion, § 17.

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pragmatique que théologique : « Il ne peut y avoir de discussion sur le rétablissement de la véritable unité dans l’unique Église par la seule succession épiscopale, mais certainement pas sans elle69. » Le dernier objectif de cette section doit concerner la guérison : celle de la pratique des Églises épiscopales ; celle de la blessure des Églises non-épiscopales en restaurant l’ordre prescrit ; et celle de leur division.

V La plus grande pierre d’achoppement œcuménique est en même temps le devoir théologique le plus facile, du moins en ce qui concerne l’essentiel. Au début de l’œcuménisme catholique romain moderne, Paul VI déclara : « Nous sommes conscients, que le pape est sans aucun doute l’obstacle le plus grand sur le chemin de l’Œcumene70. » Mais si l’ecclésiologie de communion est un tant soit peu proche de la vérité, alors clairement « l’unique Église » dont on parle doit avoir son propre pasteur. Que devrait-on alors dire concernant un tel pastorat universel ? Le premier concile du Vatican s’est déjà exprimé longuement à ce sujet. En lisant les textes conciliaires, il faut tolérer un langage largement ampoulé et légaliste. Et le sens de ses décrets doit être, ici comme dans d’autres cas, étudié soigneusement et historiquement71. Mais ce que dit réellement ce concile sur le [243] pasteur universel, lorsqu’on en vient à ce sujet, ne pose en soi aucun problème et est même tautologique, si l’Église universelle est réelle. Le concile a parlé premièrement de la « juridiction » du pasteur universel. Cette juridiction est définie comme étant « vraiment épiscopale72 », et son but comme la communion d’« un seul troupeau sous un seul pasteur suprême » ; la juridiction ainsi décrite est alors dite « ordinaire » et « immédiate73 ». Autrement dit, le rôle du pape dans l’Église universelle est du même genre que celui d’un pasteur dans une Église locale ; et donc son fonctionnement est « ordinaire », c’est-à-dire qu’il n’est pas concédé par les évêques locaux, et « immédiat », c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessairement exercé à travers eux. S’il y a un pastorat de l’Église universelle et si l’Église universelle est en effet une Église, alors évidemment ces propositions doivent être vraies pour ce pastorat comme elles sont vraies mutatis mutandis pour n’importe quel pastorat. Il y a, certes, des restrictions sur ce qui pourrait être facilement déduit des propositions du concile. Le seul sacrement en question ici est celui de l’ordination ; par conséquent, « la papauté n’est pas un sacrement » en plus du 69 70 71 72 73

R. G. STEPHANOPOULOS, « The Lima Statement », op. cit., p. 278. Pape Paul VI, Acta apostolicae sedis 59 (1967), p. 498. Cela a été fait de façon exhaustive par Gustave THILS, Primauté et infaillibilité du pontife romain à Vatican I, Louvain, Peeters, 1989. « Quae vere episcopalis est. » 1er Concile du Vatican, 4e session : première constitution dogmatique « Pastor aeternu » sur l’Église du Christ, Chap. 3, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 690. Pour la compréhension de ce langage dans son contexte historique, et donc pour ce qui suit, voir G. THILS, Primauté et infaillibilité du pontife romain à Vatican I, op. cit., p. 61-106.

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sacrement de l’ordination conféré à tous les évêques et prêtres « ou même une partie de la plénitude du sacrement de l’ordre », comme dans le cas du presbytérat ou de l’épiscopat. La papauté « est une façon particulière de mettre en œuvre » le charisme commun à tous les évêques74. Donc le pape n’est pas « un “super-évêque” », mais un évêque local avec une responsabilité universelle spécifique75. Malgré l’intention de nombreux Pères lors du premier concile Vatican, nous ne pouvons pas non plus combiner l’universalité du pastorat pontifical avec son caractère « vraiment épiscopal » de façon à extraire la notion d’un évêque universel qui « concentrerait toute autorité ecclésiastique en sa personne » – nous ne le pouvons pas si nous voulons tenir compte des compréhensions patristique et orthodoxe76. Il faut se souvenir que la « plénitude » du ministère pastoral est, comme le concile Vatican II l’a clairement exprimé, située dans l’épiscopat, et donc pas dans la papauté en tant que telle. Ensuite, le concile a parlé d’« infaillibilité77 ». Le texte énonce une interdiction : « lorsque le pontife romain78 parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens […] il définit […] qu’une doctrine […] doit être tenue par toute l’Église, il jouit […] de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église […] par conséquent, ces définitions du pontife romain [244] sont donc irréformables par elles-mêmes [ex sese] et non en vertu du consentement de l’Église79. » Plus on étudie ce passage, plus il est difficile de déterminer son champ d’application. Il ne peut certainement pas signifier qu’un pape ne se trompe jamais quand il prétend définir une doctrine. Car – pour prendre le cas plus flagrant qui est toujours cité – au milieu de la lutte explicitement dogmatique contre le monothélisme80, Honorius I proposa officiellement la position monothélite ; un concile incontestablement œcuménique81 définit le monothélisme comme étant une hérésie et réprimanda explicitement ce pape ; un pape ultérieur confirma le jugement du concile. Le premier concile du Vatican a fixé – semble-t-il – une condition à 74 75 76

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J.-M. R. TILLARD, Église d’Églises, op. cit., p. 324. Ibid., p. 260. Métropolitain Chrysostomos KONSTANTINIDIS, « Authority in the Orthodox Church », Theological Dialogue between Orthodox and Reformed Churches, T. F. Torrance (éd.), Edinburgh, Scottish Academic Press, 1985, p. 70 : « L’episcopus universalis, qui concentrerait toute autorité ecclésiale en sa personne, n’existe pas dans la théologie orthodoxe. » Pour ce qui suit, voir G. THILS, Primauté et infaillibilité du pontife romain à Vatican I, op. cit., p. 117-228. Peut-être que le geste le plus important en vue de la réunion de l’Église serait si le Vatican pouvait s’habituer à une terminologie moins pompeuse et inappropriée. On comprend comment « pontife » est devenu le terme qui désigne l’évêque de Rome, mais il n’aide guère et même induit en erreur ses utilisateurs ; et il y a d’autres terminologies qui sont encore pires. 1er Concile du Vatican, 4e session : première constitution dogmatique « Pastor aeternu » sur l’Église du Christ, Chap. 4, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 694. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 175-180. Le sixième concile.

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l’infaillibilité d’une décision papale : elle doit être prise ex cathedra, c’est-à-dire du trône métaphorique sur lequel monte l’évêque de Rome afin d’agir spécifiquement comme pasteur universel. Lorsque les conditions doivent être expressément mentionnées, il est possible qu’elles ne soient pas toujours respectées. Par conséquent, la solution à notre perplexité se trouve peut-être dans le fait que la prétention d’un évêque romain à agir comme pasteur universel dans un cas particulier ne garantit pas en soi qu’il agisse ainsi82. Il peut y avoir des conditions pour l’infaillibilité d’une déclaration papale au-delà de sa propre prétention à l’être. Après tout, la promulgation papale d’un enseignement doctrinal ou moral et l’affirmation papale du caractère ex cathedra de cette promulgation sont, de manière intrinsèque, deux choses différentes ; peut-être la première peut être parfois infaillible, c’est-à-dire lorsqu’elle est de fait ex cathedra, mais la seconde ne l’est pas. L’interprétation selon laquelle « deux questions différentes » sont en jeu est au moins possible83. L’une est : « quelles conditions sont objectivement requises pour une définition infaillible ? » Que faut-il pour qu’une promulgation papale soit de fait ex cathedra ? L’autre est : « comment peut-on savoir, dans un cas particulier, que toutes ces conditions ont été remplies ?84 » Le consentement vérifiable de l’Église ne fait pas partie, selon le concile, des conditions pour qu’il y ait infaillibilité, mais il peut être néanmoins le signe nécessaire que ces conditions sont remplies. Ainsi, Boniface VIII utilisa toutes les formules possibles pour définir de façon définitive : « Nous déclarons, enseignons et définissons », que la proclamation de la soumission politique à la papauté est « nécessairement » une condition de salut. Mais plus personne, y compris le pape, ne semble aujourd’hui y croire. [245] Et cela semble être l’enseignement du concile Vatican II, même si son attitude déférente à l’égard du précédent concile empêche d’en être absolument certain85. Ayant confirmé l’enseignement de l’ancien concile selon lequel les décisions irréformables du pape – ou d’un concile œcuménique – le sont de leur propre fait et non en raison de l’approbation de l’Église, le concile interpréta ensuite cette affirmation en disant que, lorsqu’une décision est irréformable,

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Unom Sanctum (1302). F. A. SULLIVAN, Magisterium, op. cit., p. 108 : « Est-ce que le fait que le pape ait utilisé une formule ex cathedra, lorsqu’il prononça une affirmation particulière, empêche toute question comme par exemple : toutes les conditions objectivement requises pour une définition de foi ex cathedra étaient-elles réellement remplies dans cet acte ? J’ai tendance à être d’accord avec de nombreux théologiens catholiques qui pensent que ce n’est pas le cas. » Sullivan fait la liste de ces théologiens : Joseph Ratzinger, Heinrich Fries, et George Tavard. Pour l’argument qui suit, je continue de suivre F. A. SULLIVAN, Magisterium, un ouvrage loué autant que controversé. Ibid., p. 99. Ce sujet a été, évidemment, largement débattu parmi les théologiens catholiques romains, et plusieurs déclarations magistérielles sont afférentes à cette décision. Je n’ai ni la place ni les connaissances pour plonger dans cet océan. Je ne peux que travailler avec le texte actuel du concile et proposer une contribution à la mesure de mes compétences exégétiques.

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« l’assentiment de l’Église ne peut jamais faire défaut » par la suite86. Dans cet enseignement, l’Église apparaît comme autre chose que le pape lui-même ou qu’un concile en soi, et l’approbation de l’Église apparaît comme autre chose que l’affirmation-même du pape ou du concile87. Que se passe-t-il alors si, dans les faits, une promulgation papale ou conciliaire est ignorée sur le long terme ou enfreinte dans l’enseignement habituel de l’Église ? Dans la logique du concile, cela ne peut avoir d’autre signification que cette promulgation n’était, en réalité, pas irréformable. Cela ne rend pas non plus caduque l’enseignement des deux conciles selon lequel les décisions irréformables du pape et du concile le sont de leur propre fait. En fait, l’interprétation appropriée et positive de l’infaillibilité pontificale est à portée de main : Le premier concile du Vatican avait dit que le pape pouvait porter des décisions définitives non seulement sur la base d’un consentement de l’Église, mais aussi « ex esse » de son propre mouvement […]. Bien qu’il y ait eu de nombreuses tentatives […] pour expliquer cette formule abrupte et prêtant à des malentendus, de telle sorte que son contenu propre apparaisse plus clairement, les querelles des partis n’ont pas permis alors à cette intention de se réaliser. Il me semble qu’on a ici [le concile Vatican II] essayé ce qui était alors souhaité. […] On dit maintenant, avec beaucoup plus de justesse, que le travail du Magistère s’accomplit toujours sur l’arrière-plan de la foi et de la prière de l’Église entière, mais qu’il ne peut pourtant pas être limité à l’expression d’opinions déjà disponibles, mais qu’il doit aussi, selon les circonstances, en liaison avec « la parole de Dieu écrite et transmise », faire preuve d’initiative. À la confusion d’une Église sans consensus […]88. Exactement la même chose doit être dite, mutatis mutandis, de n’importe quel pastorat ; si ce n’était pas le cas, cela ne pourrait être dit du pape ou du concile. Dans cette affaire, pour sûr, les mutandis sont considérables. Car un pasteur presbytéral ou un évêque dans un diocèse local, ne peut évidemment pas dire « C’est ce que l’Église enseigne » de manière à régler la question, à moins que l’Église l’ait, en effet, enseigné. Tous les pasteurs doivent, parfois, parler avec « cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église jouisse », mais ils ne le font que dans la mesure où ils parlent en accord avec toute l’Église, un accord [246] qui n’est vérifiable que si l’unique Église parle par l’intermédiaire de ses instances d’unité. Cela ne contrevient pas au charisme des différents évêques et presbytres ; en transmettant l’enseignement de l’Église 86 87 88

Lumen gentium, § 25. « À ces définitions, l’assentiment de l’Église ne peut jamais faire défaut, étant donné l’action du […] Esprit Saint ». J. RATZINGER, Les principes de la théologie catholique, op. cit., p. 263.

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pour répondre aux questions et aux préoccupations particulières d’une Église locale, un évêque ou un presbytre ne peut uniquement réciter le dogme mais il doit l’expliquer et l’appliquer, et, à cause de cela, il doit compter comme le fait le pape ou le concile sur la même promesse de l’Esprit. Et l’enseignement d’un pasteur local sur un sujet qui n’est pas réglé d’un point de vue dogmatique peut déterminer le consensus ultérieur, et peut-être alors irréversible, de l’Église. Dans ces paragraphes, nous avons à nouveau mentionné les conciles. Que ce qui vient d’être dit à propos du pape est de toute façon vrai pour les conciles universels a été une supposition de ce travail dès le début. Les décisions des conciles œcuméniques – jugés œcuméniques par l’approbation de l’Église ! – ont toujours fourni notre modèle et la justification de notre enseignement strictement dogmatique89. La raison théologique de cette stratégie vient d’être fournie ; c’est la même raison que celle en faveur du magisterium papal qui, lui, est plus controversé. À ce sujet également, et en effet de manière paradigmatique, nous pouvons poser la question suivante : un concile peut-il se tromper ? Évidemment, il le peut, en ce sens qu’il est toujours possible pour une assemblée d’évêques et de dignitaires d’entrer en conflit avec les Écritures ou les dogmes existants, même lorsque cette assemblée se comprend elle-même et prétend être un concile de l’Église. Mais alors il n’en est pas un. On le découvrira si l’Esprit guide l’Église et si l’assentiment de l’Église qui « ne peut se tromper » est refusé ; c’est précisément ce qui s’est produit dans le cas du célèbre « concile des voleurs » à Éphèse, qui, du simple point de vue de son déroulement, n’était pas très différent du « concile œcuménique d’Éphèse ». Les définitions du premier concile du Vatican ont été considérées par beaucoup comme ayant rendu les conciles obsolètes ; avoir refusé cette tentation est une réussite supplémentaire du second concile. Avant la réitération de l’infaillibilité pontificale, nous trouvons ceci : lorsque les évêques « gardant entre eux et avec le successeur de Pierre le lien de la communion, ils s’accordent pour enseigner authentiquement qu’une doctrine concernant la foi et les mœurs s’impose de manière absolue, alors, c’est la doctrine du Christ qu’infailliblement ils expriment. La chose est encore plus manifeste quand [… ils sont unis en un] Concile œcuménique90 ». Deux questions demeurent pour cette section et pour ce chapitre. La première est une question qui jusqu’à présent a été évitée : si l’on est d’accord sur le fait qu’il doit y avoir un pastorat universel, pourquoi doit-il être situé à Rome ? Pourquoi pas, par exemple, à Jérusalem ? La question est étrange puisque la 89

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Le Métropolitain Johannes d’Helsinki, selon ses propos enregistrés dans le protocole du dialogue entre l’Église Évangélique d’Allemagne et le patriarcat œcuménique, Evangelium und Kirche, édité par Kirchliches Aussenamt der Evangelischen Kirche im Deutschland, Frankfurt, Otto Lembeck, 1983, p. 102 : « les conciles œcuméniques […] pour sûr d’un côté sont devenus œcuméniques quand leurs décisions sont acceptées par toute l’Église ; d’un autre côté nous savons qu’ils accomplirent leur travail avec la conscience de prendre des décisions finales. » Lumen gentium, § 25.

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primauté romaine s’est développée la première et que la théologie afférente a suivi. Mais cette question doit néanmoins être abordée. Des raisons pragmatiques ne sont pas difficiles à trouver et les dialogues sont allés loin sur ce sujet. Ainsi en est-il du dialogue international catholiqueanglican : « au début de l’histoire de l’Église », pour servir la communion entre les Églises diocésaines locales, « une [247] fonction de supervision […] a été affectée aux évêques des principaux évêchés91. » Au sein de ce système de sièges métropolitains et patriarcaux, « le siège de Rome […] est devenu le principal centre pour les sujets qui concernaient l’Église universelle92. » Et donc, finalement, « le seul siège qui prétend à la primauté universelle et qui a exercé et exerce encore un tel épiscope est le siège de Rome, la ville où Pierre et Paul sont morts. Il semble approprié que, dans toute union future, une primauté universelle […] soit détenue par ce siège93. » Il est clair que l’unité de l’Église ne peut être restaurée aujourd’hui que s’il y a un pasteur universel situé à Rome. Et c’est déjà une raison suffisante pour dire que les Églises qui ne sont pas aujourd’hui en communion avec l’Église de Rome sont sévèrement « blessées ». C’est une raison suffisante pour dire également que le rétablissement de la communion de ces Églises avec Rome relève de la volonté péremptoire de Dieu. Pourtant, ces considérations ne fournissent pas tout à fait le genre de légitimité que nous recherchons en théologie systématique, et que nous avons trouvé pour l’épiscopat et pour le pastorat universel en tant que tels. D’un point de vue historique, la compréhension de la primauté romaine qui a servi d’amorce94 est peut-être la conception disponible qui s’approche le plus de ce qui est recherché. Car, dans les premiers siècles de l’Église indivise, c’était précisément l’Église locale de Rome, et non l’évêque romain en personne, qui jouissait d’un prestige unique. L’évêque de Rome jouissait d’une autorité spéciale auprès des évêques parce que leur communion avec lui était le signe nécessaire de la communion de leur Église avec l’Église qui se trouvait en ce lieu95. Si le pastorat universel du pape est basé uniquement sur le prestige de la congrégation romaine, alors c’est évidemment à Rome qu’il doit être exercé. Dans la compréhension patristique de la fondation apostolique de l’Église, l’histoire fondatrice de chaque Église apostolique locale était un acte différent de l’Esprit. Cet acte, pensait-on, perdurerait sous la forme du caractère particulier de cette Église, dans ce qu’on pourrait peut-être appeler un charisme 91 92 93 94 95

Anglican-Roman Catholic International Commission, Authority in the Church (1976), 10. Ibid., 12. Anglican-Roman Catholic International Commission, Elucidations (1981), 8. [Nous soulignons] Sur ce qui suit, voir le travail fondamental de Jean-Marie Roger TILLARD, L’évêque de Rome, Paris, Cerf, 1982. Ibid., p. 115 : « Les successeurs de Lin […] auront au sein du collège des évêques, en tant que chargés d’exercer l’episkopè dans cette église de Rome […] une place à la mesure de celle de Rome au sein de la communion des églises. Parce qu’évêque de l’Église possédant la potentior principalitas parmi les églises, il sera le premier parmi les évêques. »

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communautaire persistant : la vie persistante de chaque Église apostolique fondée était vécue comme une représentation permanente de son rôle au sein de la mission apostolique dirigée par l’Esprit. L’autorité spécifique de l’Église de Rome résultait de l’honneur qu’elle possédait d’avoir été le lieu où l’Esprit avait conduit Pierre et Paul, les deux principaux instruments missionnaires de l’Esprit dans le livre des Actes, pour leur œuvre ultime et pour leur propre perfectionnement dans le martyre ; on attendait donc de l’Esprit qu’il maintienne l’Église romaine comme « pierre de touche » de la fidélité au travail et à la foi apostoliques96. [248] Il n’est pas nécessaire de faire de la science-fiction97 pour imaginer un temps où Rome, avec sa congrégation et ses pasteurs, aura cessé d’exister. Pourtant, le rôle qui s’est initialement développé autour de cette Église, une fois développé et validé d’un point de vue théologique, sera encore nécessaire. Il est certain qu’un concile œcuménique ou un autre organe magistériel de l’Église unique pourra et devra alors choisir un pasteur universel situé ailleurs. Le nouveau pasteur œcuménique pourrait, bien sûr, porter toujours le titre d’« évêque de Rome », mais ce n’est pas notre problème. Nous devons sans doute affirmer que l’identification du pastorat universel avec l’épiscopat romain n’est pas strictement irréversible. En revanche, « les causes difficiles engendrent de mauvaises lois ». Pour terminer, dans cette section, nous devons aussi reconnaître que le mandat d’un pastorat universel – quelle que soit la vérité sur son emplacement – implique des exigences sur la pratique de ce pastorat et peut exiger sa réforme. Deux questions requièrent notre attention. Premièrement, la « séparation de plus en plus grande entre le sacrement et la juridiction98 » à l’époque médiévale, et l’interprétation qui en a résulté du ministère en termes d’une juridiction comprise de manière légale et managériale, a été identifié comme étant, dans la compréhension occidentale du ministère ecclésial, le développement erroné le plus important99. En outre, l’évêque de Rome est à la fois le pasteur universel et le patriarche d’Occident, ce dernier étant un ministère principalement juridique. Le schisme entre l’Orient et l’Occident a rendu les limites du patriarcat identiques à celles dans lesquelles la vigilance universelle du pape peut désormais réellement fonctionner ; dans cette situation, les deux ministères sont facilement confondus et la mission universelle de la papauté est comprise comme étant administrative100. On peut difficilement nier que ces deux travers ont souvent affecté la pratique papale, et que

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Ibid., p. 91-154. Dans Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller Jr., comme cela était presque devenu une certitude, après des millénaires de catastrophes nucléaires à répétition et de lents recommencements, que cette fois la guerre nucléaire allait rendre la terre inhabitable de façon permanente, trois cardinaux furent envoyés vers la petite colonie humaine qui était sur Mars. J. RATZINGER, Les principes de la théologie catholique, op. cit., p. 284. Ibid., p. 263-270. J.-M. R. TILLARD, Église d’Églises, op. cit., p. 333-351.

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l’expérience de telles pratiques101 est, en grande partie, responsable de la peur du protestantisme et de l’orthodoxie vis-à-vis de la juridiction papale. Deuxièmement, la difficulté de définir les limites de l’infaillibilité pontificale est évidemment une source de tentation. Car l’évêque de Rome ne cesse pas d’enseigner comme évêque lorsqu’il descend de la cathedra universelle. Qu’en est-il alors de ceux qui, dans l’Église universelle et non dans le diocèse de Rome, sont en désaccord pour des raisons théologiques plausibles avec ce qu’il enseigne à ce moment-là ? Sont-ils de ce fait même en désaccord avec le pasteur universel ? Il est très facile pour la papauté de penser que c’est le cas. Mais précisément, si la papauté doit remplir sa mission qui définit l’unité, cette tentation doit être fermement repoussée102. [249] Le pape actuel est conscient de tout cela et a proclamé son espoir « de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, sans renoncer en rien à l’essentiel de sa mission. » Et il a lancé une invitation dont la signification potentielle est immense : « La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient ?103 » Pour le moment, la théologie doit confier ce sujet à l’espoir suscité par cette invitation.

VI Le discours nécessaire auquel ce chapitre a été consacré – l’analyse du ministère ecclésial, de ses rôles et de son autorité – peut facilement, malgré tout le soin apporté à sa rédaction, suggérer une image de l’Église très différente de celle évoquée dans les chapitres précédents. L’Église n’est pas un peuple gouverné par différents dignitaires locaux, avec un sénat fédéral composé d’évêques et d’une présidence de style gaulliste. L’Église est le peuple de Dieu, la cité de la justice et le lieu de la disponibilité du Christ ; l’Église est communion. Nous devons, pour clore ce chapitre, nous rappeler de la grande intuition d’Augustin : l’Église est la cité dans laquelle la libido dominandi ne doit pas régner, et de fait ne peut y parvenir. La vision orthodoxe de la hiérarchie comme étant elle-même communion104 peut, par conséquent, servir de conclusion à cette discussion. Formulée de manière typique : « De même que l’unité trinitaire implique une paternité qui n’est pas domination, mais partage, échange d’un “éternel mouvement 101

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Pour prendre un exemple important : les polémiques réformatrices de Martin Luther furent le résultat (1) de l’eschatologie apocalyptique de Luther, (2) son implication dans les conflits italo-germaniques, et, probablement de façon décisive, (3) l’utilisation par Léon d’arguments doctrinaux et de l’excommunication ecclésiale pour traiter de questions administratives et de politique internationale. Il faut dire que les promulgations récentes de Jean-Paul II et de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sont très alarmantes à cet égard. Ainsi, au moment où ces lignes sont écrites, Ad tuendam fidem et l’exégèse qui vient avec. Jean-Paul II, Ut unum sint, § 95-96. Qui est peut-être, et de façon lamentable, réalisée le moins dans les Églises orthodoxes.

Le ministère de communion

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d’amour”, de même la conciliarité épiscopale s’organise autour de centres d’accord (pour reprendre la profonde expression du P. Schmemann) dont la hiérarchie culmine […] dans un centre d’accord universel qui n’exerce pas une domination sur l’Église, mais une “présidence d’amour” au sein des églises105. » Tant que l’Église n’est pas en Dieu, une telle vision du ministère et de sa juridiction est vouée à l’échec encore et toujours à tous les niveaux. Mais elle doit façonner les espoirs de tous les pasteurs.

105

O. CLEMENT, « Quelques remarques d’un orthodoxe sur la Constitution De ecclesia », art. cit., p. 111.

Chapitre 28. Les mystères de communion I [250] Lorsque les dialogues œcuméniques se débattaient avec la division de l’Église occidentale, ils ont – et les théologiens qui leur étaient associés – parfois déploré un manque de catégories de la part de l’Occident médiéval tardif et moderne pour décrire plus particulièrement la réalité sacramentelle. Dire que le Christ est sacramentellement présent c’est affirmer qu’on lui attribue « un ordre de réalité bien spécifique1 » avec ses propres lois : être quelque chose sacramentellement, c’est l’être d’une certaine manière. Nous manquons, dit-on, de moyens de parler d’un tel être, et ce manque a été une des raisons importantes de nos incompréhensions mutuelles2. Ce travail partage, mais avec prudence, l’objectif qui sous-tend cette plainte. L’effort ne saurait consister à interpréter un genre ontologique en se basant sur des principes généraux dans le but de pouvoir ensuite y classer les événements sacramentels de l’Église qui lui correspondent. C’est pourquoi parler d’un « univers sacramentel » spécial dans lequel les sacrements auraient leur être3, ou de certaines caractéristiques sacramentelles générales des êtres créés qui permettraient la vie spécifiquement sacramentelle de l’Église, peut induire en erreur. L’effort doit plutôt consister à interpréter l’être d’une personne particulière, Jésus ressuscité, dans la mesure où nous disons véritablement de lui des choses telles que : il est « réellement présent » dans les éléments eucharistiques, ou il « parle » lorsque les Écritures sont lues au milieu du peuple, ou il « se représente » lui-même par une icône du Pantokrator. Si cette interprétation réussit, elle énoncera un fait ontologique majeur ; mais [251] ici, comme toujours lorsque des questions métaphysiques se posent, la direction de la pensée – c’està-dire ce que l’on considère comme étant donné et ce que l’on doit ensuite réinterpréter – est décisive. Nous commençons donc avec Jésus ressuscité au présent. La question à propos de quelqu’un au présent est la suivante : où est-il ? Jésus, selon les Écritures, se trouve maintenant au ciel. Le ciel, nous l’avons vu, est le lieu de l’avenir, tel qu’il est anticipé par Dieu. En ce qui concerne notre sujet, ce qui est dans le ciel est donc Jésus comme tête de ce corps communautaire qui ne sera complet qu’à la Fin. Prolongeons les résultats déjà obtenus. Les événements sacramentels constituent la limite entre notre monde et le ciel, marquant cette limite par les objets « visibles » impliqués. En tant que tels, ils sont la présence incarnée dans notre monde de ce qui est dans les cieux ; dans le contexte actuel, ils sont la 1

2 3

La citation vient de l’architecte principal de la plupart du consensus œcuménique, Jean-Marie Roger TILLARD, « Catholiques romains et Anglicans : l’Eucharistie », Nouvelle Revue Théologique (1971) 103, p. 624. De façon décisive, Ökumenisches Arbeitskreis, « Das Opfer Jesu Christi und der Kirche: Abschliessender Bericht », in Das Opfer Jesu Christi, op. cit., 4.2.3. Idem.

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présence incarnée de Jésus ressuscité et du Royaume qu’il présente au Père dans l’Esprit, en tant que ceux-ci sont anticipés pour le Père par l’Esprit. Voilà ce que nous pouvions dire du cadre conceptuel posé pour notre problématique. Thomas d’Aquin a perfectionné l’interprétation occidentale habituelle des sacrements dans un cadre très différent et plus abstraitement analytique. Dans cette section, nous allons tenter de relier les deux propositions. Nous déroulerons tout d’abord le schéma de Thomas lui-même, tel qu’il l’utilise pour interpréter le baptême et l’eucharistie, et tel qu’il a été utilisé pour interpréter l’ordination. Ce faisant, nous poursuivrons également la discussion à propos de ces sacrements. Dans la terminologie augustinienne de Thomas, que nous avons déjà évoquée à plusieurs reprises, le pain et le vin sont signa4. Les « signes », dans ce sens technique, sont des choses « proposées aux sens5 » qui indiquent autre chose qu’elles-mêmes, un « quelque chose », res, qui a besoin d’être signifié simplement parce qu’il n’est pas disponible en tant que tel6. Quand ce que les signes désignent est divin, « ils sont appelés sacrements7. » Dans le cas du pain et du vin, la res, selon Thomas, est « le corps mystique » du Christ8, c’est-à-dire la fraternité du Royaume du Christ et de ses saints dans la mesure où elle est anticipée dans la communion de l’Église. Bien sûr, il y plusieurs sortes de relations signifiant-signifié, la plupart n’impliquant rien de particulier, au-delà des prouesses du langage lui-même. La relation entre le pain et le vin comme signum et le corps mystique du Christ comme res est exceptionnelle dans la façon appelée sacramentelle en ce sens qu’il existe une réalité intermédiaire entre ce qui est simplement de l’ordre du signe et ce qui est simplement de l’ordre de la res ; il s’agit du corps et du sang du Christ. Le corps et le sang sont à la fois signum et res : ils sont la chose que le pain et le vin signifient, mais ils sont à leur tour des signes, la parole visible de Dieu qui promet notre communion avec Dieu et les uns avec les autres9. [252] Pour être des signes, le corps et le sang du Christ doivent être là, disponibles à notre perception. Pourtant, ils ne sont apparemment pas plus 4 5 6

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Dans le langage habituel de Thomas, sacramenta. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 73, a. 1, p. 555. Saint AUGUSTIN, La doctrine chrétienne, in Œuvres de Saint Augustin, BA 11/2, trad. Madeleine Moreau, Paris Desclée de Brouwer, 1997, livre I, ii, p. 79 : « Tout enseignement concerne ou des choses ou des signes… En conséquence, tout signe est aussi une chose ; car ce qui n’est pas chose n’est absolument rien. Seulement toute chose n’est pas en même temps signe. » Saint Augustin, Epistola 138, 7, dans une formule lapidaire : « Lorsque ces signes appartiennent aux choses divines, ils sont appelés sacrements. » Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 73, a. 1, p. 555 ; t. 3, q. 80, a. 2, p. 624. Thomas D’AQUIN, Traité sur les articles de Foi et sur les sacrements de l’Église, (consulté le 14 mai 2015), Partie 2, § 3 : « Ainsi donc, il y a dans ce sacrement 1/ quelque chose qui est le sacrement seulement, à savoir, l’apparence ellemême du pain et du vin, et 2/ quelque chose qui est le sujet lui-même et le sacrement, à savoir, le vrai corps de Jésus-Christ, et 3/ quelque chose qui est le sujet seulement, à savoir, l’unité du corps mystique, c’est-à-dire de l’Église, que ce sacrement signifie et produit. »

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présents que ne l’est le corps mystique qu’ils signifient ; ils ne sont visibles que comme le pain et le vin qui les signifient. C’est cette identité entre n’être visible que comme signifié et être présent de façon visible dans le but de signifier, qui rend la réalité sacramentelle particulière. Avec le baptême, l’ablution est le signe et la justification est la res10. Mais la justification est par la foi ; si donc la personne baptisée ne croit pas, ne se passet-il rien ? Si le manque de foi ne peut pas faire de l’ablution un signe inefficace, c’est parce qu’il y a un don signifié par le signe qui, comme le signe lui-même, peut être présent sans foi, précisément pour être cru11. C’est, dit Thomas, « le caractère baptismal : réalité signifiée par l’ablution extérieure, et par là même signe sacramentel de la justification intérieure12. » Un « caractère13 » sacramentel, dans le sens de Thomas, n’est pas une impression quasi physique sur l’âme14 – comme certains protestants polémiques l’ont supposé. Un caractère est une puissance15 personnelle, rituellement accordée, d’un type spécifique, un peu comme les « charismes » des épîtres pastorales mais plus restreint dans sa portée. La définition matérielle que Thomas donne des caractères sacramentaux est qu’ils « ne sont pas autre chose que des sortes de participations du sacerdoce du Christ16 ». La participation qu’accorde un baptême est générale à l’intérieur de ce groupe ; c’est ce que la Réforme a appelé « le sacerdoce de tous les croyants17. » Ainsi le res et signum de la justification consiste en une vraie appartenance à l’Église. Toutefois, une vraie appartenance à l’Église est un signe qui n’est visible que sous la forme du baptême qui le signifie. Que je sois compté parmi les élus n’est visible que sous la forme de mon baptême dans le nom trine ; aucune somme d’activités ecclésiales ne le rendra certain, ni aucune somme de vices ne le réfutera de façon absolue. Suis-je ou serai-je justifié ? Quand la question devient sérieuse, ma seule garantie est que j’appartiens au peuple de Dieu, et ma seule assurance de cela est que je suis baptisé. Comme pour l’eucharistie, la réalité intermédiaire par laquelle la relation signifiant-signifié est sacramentelle est quelque chose présent de manière réelle et visible, mais qui néanmoins n’est visible qu’au moyen de la visibilité de quelque chose d’autre. Dans la tradition la plus importante, l’ordination a été interprétée en parallèle 10 11

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Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 66, a. 1, p. 481. M. LUTHER, Le Grand Catéchisme, op. cit., IV. Du baptême, § 822, p. 396 : « si la Parole est jointe à l’eau, le baptême est un vrai baptême, même si la foi ne s’y ajoute pas ; car ma foi ne fait pas le baptême, mais elle reçoit le baptême. » Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 66, a. 1, p. 481. Ce terme a toutes les chances d’être une source féconde de confusion. La signification pour laquelle ce mot a été choisi en anglais [character] n’est pas sa signification latine ; le mot latin lui-même est une translitération d’un mot grec. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 63, a. 4, p. 457 : « le caractère n’a donc pas pour sujet l’essence de l’âme ». Idem : « …mais l’une de ses puissances. » Ibid., vol. III, II-II, q. 63, a. 3, p. 456. Bukhard NEUENHEUSER, Handbuch der Dogmengeschichte, Freiburg, Herder, 1956, VI/2, p. 88-92.

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avec le baptême. La signification précise du signe a été vague à travers l’histoire18 ; il semble maintenant [253] convenu, d’un point de vue œcuménique19, que puisque les épîtres pastorales ont les premières cautionné l’ordination, le signe de l’imposition des mains est celui qui est prescrit. La res est l’édification de l’Église. Et le caractère qui, encore une fois, est signum et res, est la participation spécifique au sacerdoce du Christ qui détermine le ministère20.

II Nous pouvons commencer notre tentative de superposer ces deux cadres en demandant : où le Christ exerce-t-il son sacerdoce ? Où a lieu le sacrifice dans lequel les caractères sacramentels participent et dans lequel le corps et le sang eucharistiques sont l’offrande ? Le Christ ressuscité s’offre maintenant lui-même et il offre son Église, autrement dit, il offre le totus Christus, au Père. Cette offrande anticipe sa propre offrande eschatologique, lorsqu’il apportera l’Église et toute la création au Père afin que Dieu soit « tout en tous ». Ainsi, la réalité présente du sacerdoce du Christ a lieu dans l’anticipation du Royaume par Dieu, c’est-à-dire dans le ciel, là où le Nouveau Testament le situe21. L’étape suivante consiste à demander : comment cette participation au sacerdoce du Christ fonctionne-t-elle ? Comment se fait-il qu’il y ait une réalité intermédiaire, qu’il y ait simultanément un signum et res ? Nous pouvons répondre : toute koinônia sacramentelle représente certains aspects du fait que l’Église sur terre est l’incarnation du Christ qui est au ciel. Mais comment cela fonctionne-t-il ? C’est l’endroit où Johannes Brenz et ses compagnons, présentés dans le premier volume de ce travail22, interviennent de plein droit. On peut résumer ainsi les résultats des réflexions christologique du premier volume : la personne humaine Jésus est réelle en tant qu’identité de Dieu appelée Fils23. Autrement dit, la personne humaine Jésus n’apparaît que dans l’événement périchorétique qu’est le Dieu trine, que comme une des identités de cet événement. Et bien que le Dieu trine ne transcende pas simplement les 18 19

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Pour une courte présentation de l’histoire, avec une biographie, voir R. W. JENSON, Christian Dogmatics, op. cit., vol. 2, p. 380-382. Pour le catholicisme romain, voir l’encyclique de Pie XII Sacramentum ordinis ; et The Rites of the Catholic Church, series 2, New York, Pueblo, 1980, p. 60-69 ; cela a toujours été la position majoritaire au sein du protestantisme. Thomas D’AQUIN, Somme Théologique, Supplément 34.2. La description de cette participation a, évidemment, été controversée. Le concile de Trente, 23e session, Chap. 1, (consulté le 16 mai 2015), la définit comme « la puissance de consacrer, offrir et administrer son corps et son sang [du Christ], ainsi que de remettre , et de retenir les péchés ». Il est douteux que cette définition pourrait être aujourd’hui considérée comme opposée au texte principal parmi les documents de la Réforme, La Confession d’Augsburg, op. cit., Article V, p. 44 : « le ministère dont la tâche est d’enseigner l’Évangile et d’offrir les sacrements ». He 8,1-2. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 253-256. Ibid., p. 177-181.

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distinctions temporelles entre origine, but et réconciliation présente, mais plutôt leur aliénation mutuelle que sont le passé perdu, l’avenir indisponible et le présent évanescent, il transcende complètement, précisément de cette manière, les distances spatiales24. Ce que [254] dit Thomas doit être vrai, précisément à l’intérieur de la doctrine de Dieu proposée dans ce travail25 : « là où un être opère, là il est […]. L’extrême puissance de Dieu, précisément, fait qu’il agit sans intermédiaire en toutes choses, et ainsi rien n’est éloigné de lui26 ». Pour Dieu, il n’y a que deux lieux : le lieu qu’il est, et le lieu qu’il crée pour les créatures, un lieu immédiatement et intérieurement adjacent à lui. Ainsi, la création n’est pour Dieu qu’un seul lieu27. Et la création unique est ciel et terre ensemble, aussi différents qu’ils puissent être par ailleurs. Par conséquent, la différence entre l’être de Dieu dans le ciel et son être sur terre ne peut être qu’une différence entre des styles de présence28 ; car pour lui, « aller » de l’un à l’autre ne nécessite pas d’abandonner le lieu il était ou d’arriver dans le lieu où il n’était pas. Lorsque le Seigneur déchire les cieux et descend, il vient dans son Temple, là où il est pendant tout ce temps sans cesser d’être au ciel. La personne de Jésus ressuscité apparaît comme une identité de ce Dieu, sans laquelle en effet ce Dieu ne créerait l’espace ni le transcenderait. Ainsi l’homme Jésus ressuscité non seulement transcende l’espace, mais il est constitutif de la transcendance de cet espace par Dieu. C’est pourquoi son soi total se trouve en Dieu et dans la création, et dans n’importe lequel des deux pour la seule raison qu’il est aussi dans l’autre ; au sein de la création, il se trouve dans le ciel et sur la terre, et dans n’importe lequel des deux uniquement en étant à l’intérieur de l’autre. Dieu est dans son ciel et a le Temple comme lieu d’habitation, et vice versa. Et il n’est contenu ni par l’un ni par l’autre29. Christ, en tant que seconde identité de Dieu, est à la droite du Père, et c’est pourquoi il peut trouver son ego dans une communauté de créatures terrestres et avoir cette communauté comme corps. Mais l’unique personnalité humaine Jésus n’est pas pour autant divisée ou séparée. Maintenant, il faut reconnaître que les propositions de ces derniers paragraphes ne sont pas les theologoumena habituels de l’Église occidentale. Le 24

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Puisque, pour qu’une chose soit en un lieu distant du lieu où je me trouve, il faut qu’elle soit là où maintenant je ne peux pas l’atteindre, il lui faut être un avenir qui ne m’est pas disponible. Il faut noter, par souci d’équité envers les opposants à Brenz et à ses compagnons enthousiastes, que leur argument, sur ce point, a fonctionné très différemment. Même si ce qu’il dit de Dieu et du temps est problématique. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 8, a. 1, p. 202. Comme Thomas l’écrit, ibid., vol. I, I, q. 52, a. 2, p. 523 : « l’universalité des êtres est à l’égard de la puissance universelle de Dieu comme quelque chose d’un ». Laissez-moi citer le grand Théodore DE MOPSUESTE, en l’approuvant cette fois-ci, Sur l’incarnation, frag. 10 : « Dans notre cas, ce dont on parle en accord avec ses dispositions dans l’espace, on en parle dans le cas de Dieu selon les dispositions de sa volonté. Comme nous disons de nous-mêmes : “j’étais à cet endroit”, de même nous disons de Dieu qu’il était à cet endroit, car ce que le mouvement nous apporte dans notre cas, est effectué par la volonté dans le cas de Dieu. » Voir supra p. 121-124.

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premier volume de ce travail faisait référence aux « privations » de la christologie occidentale, qui a poursuivi le chemin indiqué à Chalcédoine par le Tome de Léon30. C’est précisément à cette conjonction qu’apparaissent ces privations. Une christologie qui ne transgresse pas le principe de Léon – selon lequel « chaque nature » n’agit ou ne subit que par rapport à ce qui relève de sa nature propre – ne peut affirmer la réalité du Christ humain dans la transcendance de l’espace par Dieu. C’est pourquoi, elle ne peut expliquer la présence du Christ humain à la fois dans le ciel et dans l’Église. Cela signifie qu’elle ne peut expliquer la réalité sacramentelle, c’est-à-dire l’identité entre une réalité qui est présente uniquement comme signifié et une réalité qui est présente de manière disponible afin de signifier. Cela veut dire qu’elle ne peut expliquer une des caractéristiques principales de toute compréhension catholique de l’Église, à savoir que le Christ s’incarne pour et en elle. [255] Dans la christologie occidentale classique31, la « communion des attributs » permet de penser cela, dans la mesure où « l’union hypostatique » l’autorise32. Dans la doctrine classique, la communion des attributs ne prévoit de rôle pour l’homme Jésus dans aucun des attributs qui définissent la divinité. Thomas d’Aquin enseigne qu’une relation entre le Jésus humain et Dieu qui « dépasse la puissance naturelle de n’importe quelle créature » exige quelque chose d’autre que son « union personnelle [avec] le Verbe ». Pour être sauveur, Jésus doit en effet être capable de faire ce qu’un être humain ne peut naturellement pas faire. Mais ces dons, dit Thomas, ne sont pas donnés dans l’union hypostatique. Ils restent « une grâce créée » ; ils n’impliquent pas la nature humaine du Christ dans la périchorèse divine en tant que telle33, et donc ne s’étendent pas à des choses comme une relation entre Dieu et l’espace. Nous pouvons analyser la doctrine classique de cette manière : la phrase « Jésus est Dieu » est en effet vraie, mais pour qu’elle reflète dans sa forme le fait pour lequel elle est vraie, elle doit être reformulée ainsi : « Jésus, qui est un homme, subsiste dans le Logos, qui est Dieu. » Par conséquent, à l’intérieur des restrictions de la théorie classique nous ne pouvons de fait pas tirer toutes les 30 31

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R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 173-175. Une déclaration remarquable et précise, même si elle est intraduisible, de la christologie occidentale classique est offerte par Karl RAHNER, Schriften zur Theologie, Einsiedeln, Benziger Verlag, 1956-, vol. 4, p. 122 : dans la doctrine scolastique classique, la nature humaine n’a avec le Logos comme Logos pas d’autre relation que celle de n’importe quelle créature avec son Créateur, « abzüglich eines formalen Subsistierens in ihm, so dass sie von ihrem Subjekt zwar “gesagt” ist, aber dieses Subjekt in ihr doch nicht sich selbst wirklich “aussagt”. » Ainsi Jean Duns SCOT, Parisiensia reportata, in Opera Omnia, vol. 23, L. Vives éditeur, Paris, 1894, III.xii.1 : « Natura non est elevata ex hoc quod assumpta, ad idem esse formaliter cum Verbo, nec potentia ad idem operari formaliter, sed tantum per communicatio idiomatum. » [Nous soulignons] Ici, nous citons, parmi beaucoup d’autres possibilités, Thomas D’AQUIN, Questions disputées sur la vérité, traduction intégrale par les moines de l’Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France, 2008, (consulté le 1 nov. 2014), q. 29, a. 1. [Nous soulignons]

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conclusions au sujet de Jésus qui semblent découler de « Jésus est Dieu »34, y compris, en ce qui concerne notre sujet, « Jésus transcende l’espace ». Ainsi dans l’enseignement occidental classique, l’incarnation du Jésus ressuscité dans l’Église doit être soit prise en considération malgré la christologie reçue, soit refusée à cause d’elle. Dans le cadre de la Réforme, la question fut soulevée et le theologoumena qui en résulta fut l’occasion d’une division confessionnelle. La scolastique catholique avait enseigné, et continue à enseigner, que l’identité du corps du Christ avec les [256] éléments eucharistiques était purement « surnaturelle », c’est-à-dire vraie, exception faite de tout ce qui est par ailleurs vrai à propos des corps, le sien inclus35. Cette exception était néanmoins prévisible ; lorsque nous participons à l’eucharistie, nous ne pouvons pas nous demander si, cette fois, cela va se produire. Le miracle est garanti par un des caractères du ministère de l’Église : Dieu accorde au ministre ordonné l’autorité de dire : « Ceci est mon corps », et que cela soit vrai du fait d’être énoncé36. Les Réformateurs dans la lignée de Jean Calvin substituèrent la foi de l’individu à la puissance de l’Église. Ainsi selon l’enseignement classique de Théodore de Bèze37 le pain et le vin, dans leur usage eucharistique comme signa visibles joints aux promesses verbales des Écritures, présentent la res de la Cène devant l’âme. L’Esprit utilise cette présence pour ouvrir l’âme et créer la foi. Et pour la foi, la séparation locale n’est pas plus réelle qu’elle ne l’est pour l’Esprit qui la crée. Ainsi, dans l’eucharistie, le croyant est joint, corps et âme, au Christ qui est au ciel38. 34

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Ceci est clairement expliqué par Duns Scot. La subsistance d’une personne dans une autre est une relation purement « métaphysique ». C’est-à-dire, que le Jésus humain possède son hypostase dans le Fils signifie que si ce n’était pas le cas pour l’existence spécifiquement du Logos, il n’y aurait aucun homme Jésus, car dans son cas sa nature humaine individuelle n’est pas, comme pour les autres créatures, identique avec son propre « suppositum » ; c’est-à-dire, il manque de la relative indépendance d’existence que d’autres créatures ont. Ainsi, par exemple, Parisiensia reportata, III.i.2-5. Cette circonstance métaphysique est « métaphysique » précisément parce qu’elle implique rien de matériel ni pour le Logos, ni pour Jésus. Ce qui est « nouveau » pour la nature humaine ou pour le Logos c’est seulement l’actualisation de la dépendance possible de l’un par rapport à l’autre, une relation qui est extrinsèque et aventureuse ; ibid., III.i.2. Par conséquent, ibid., III.xii.1 : « Formaliter […] manet esse proprium naturae humanae aliud ab esse propria Verbi. » Là où cette réflexion peut nous mener peut être illustré en prenant des exemples presque au hasard. Ibid., III.xxx.1 : une personne humaine qui n’était pas hypostatiquement une avec le Logos peut faire et être tout ce que Christ, en fait, peut être et faire. D’un autre côté, ibid., III.ii.2, une nature humaine aurait pu être unie hypostatiquement avec le Logos et demeurer incapable de sauver, ou même de fait d’être sauvé. Il ne faut pas non plus tenter de rendre exceptionnelle la christologie de Scot en la dérivant de sa doctrine particulière de la potentia absoluta divine ; au contraire, la doctrine de la potentia absoluta est développée au cours de son analyse extraordinairement profonde de la christologie traditionnelle. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 75, a. 4, p. 576 : « elle est totalement surnaturelle, accomplie par la seule vertu de Dieu. » Ibid., vol. III, II-II, q. 78, a. 4-5 ; q. 82, a.1-3. Ma description est un résumé de l’étude remarquable de Jill RAIT sur les similitudes structurelles entre la scolastique tridentine et la doctrine calviniste concernant la présence réelle : The Eucharistic Theology of Theodore Bez, Chambersburg, American Academy of Religion, 1972. Laissez-moi dire ici que je ne considère pas que les différences entre les theologoumena

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Une fois la puissance du dogme brisée, d’autres Réformateurs abandonnèrent complètement la « présence réelle ». Ulrich Zwingli conserva simplement la règle de Léon39 et tira la conclusion que les autres avaient évitée40. Il maintint contre les catholiques, les luthériens et les calvinistes pareillement : « nous nous appuyons sur le témoignage de l’ange qui a dit, “il est ressuscité, il n’est pas ici.” Le corps du Christ n’est pas partout, même si sa divinité remplit toutes choses ; de même il n’est pas corporellement présent là où il y a foi en Christ41. » Chez Zwingli, nous voyons clairement que ce n’est pas la présence humaine du Christ dans l’eucharistie en particulier qui est en jeu, mais tous les aspects de sa présence dans l’Église. Une présence qui, selon Zwingli, ne peut être qu’une présence de sa nature divine : « conformément à sa nature divine, Christ […] est partout. Là où deux ou trois sont réunis en son nom, il est [selon cette nature] parmi eux. Selon sa nature humaine […] il est parti42. » D’un point de vue strictement théologique, c’est peut-être la réalisation majeure de l’aile luthérienne de la Réforme, dans la tourmente conceptuelle de l’époque, d’avoir vu comment ces expédients résultaient d’une christologie inadéquate. Martin Luther, ici disciple [257] de ses disciples43, enseigna que le Christ, l’unique personne divino-humaine dans laquelle sa divinité et son humanité ont leur seule existence réelle44, n’est pas délimité par l’espace. Ainsi,

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catholique, calviniste et luthérien soient une raison légitime de division ecclésiale. Par ex., Ulrich ZWINGLI, Eine klare unterrichtung vom nachtmal Christi, in Sämtliche Werke, Leipzig, Zwingli-Verein, 1927, vol. 4, p. 828 : « Je sais bien que […] à cause des deux natures qui constituent néanmoins un seul Christ, nous disons souvent de l’un ce qui néanmoins appartient à l’autre […] comme lorsqu’on dit “Dieu a souffert pour nous”. Un tel discours est permis de temps à autre de la part des chrétiens, et ne m’offense pas. Mais ce n’est pas que la divinité peut souffrir, mais parce que la personne, qui a souffert dans sa nature humaine, est aussi vraiment Dieu comme il est humain [que de telles choses peuvent être dites]. Ainsi la souffrance, si nous parlons bien, appartient seulement à l’humanité. » Le parallèle entre le rôle historique de Zwingli et celui d’Arius est tout à fait remarquable. U. ZWINGLI, Amica exegesis, id est expositio eucharistiae negocii, ad Martinum Lutherum, ibid., 5:583. U. ZWINGLI, Eine klare unterrichtung vom nachtmal Christi, op. cit., vol. 4, p. 827-828. Ce qu’on appelle le Syngramma Suevicum, un manifeste conjoint de Johannes Brenz et d’autres jeunes pasteurs, dont beaucoup avaient été étudiants à Heidelberg lorsque Luther y vint à l’occasion des fameuses disputes, précéda et définit le canevas des écrits de Luther sur ce sujet ; Johann BRENZ, Werke, Martin Brecht et Gerhard Schafer (éd.), Tübingen, 1970, I/1, p. 207-218. La racine de la christologie luthérienne est son insistance sur le fait que le Logos est la parole réelle de Dieu. Le fait salvateur du Christ est son « ministère de prédication », qu’il énonce une parole qui révèle Dieu. Ce ministère n’est pas déduit de l’existence d’une Parole éternelle ; c’est une tâche et un effort humains. Mais ce qui est « prêché » est précisément ce que Dieu dit, c’est-à-dire le Logos. Sur ce sujet, voir Ian D. K. SIGGINS, Martin Luther’s Doctrine of Christ, New Haven, Yale University Press, 1970, p. 13-78. En utilisant le langage de Chalcédoine, Luther évite à peine de violer le dogme. La personne unique est la réalité des deux natures à cause de leur participation mutuelle. Ainsi la Disputatio de divinitate et humanitate Christi (1540), WA 39/11, 101-102 : « Distinctae sunt naturae, sed post illam communicationem est coniunctio, id est una persona […] Da gehets ineinander humanitas et divintas. Die unitas, die helts. » Il peut ainsi dire, ibid., p. 110, de la nature divine, « lorsqu’elle concerne la personne », alors elle « est née, a souffert et est morte ». Et il

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nous devons localiser le Christ divino-humain là où il nous indique le lieu où le trouver, là où il a « défini » sa présence45. Ce fut cette christologie qui sauva Luther de l’horreur d’une divinité nue : « Non, compagnon, là où tu poses Dieu, tu dois aussi me poser avec Lui l’humanité46 ». Ce que Luther et d’autres firent, en réalité, fut de fournir une compréhension christologique, et donc catholique, sur une base qui n’est pas circulaire – c’est-à-dire qui n’est pas elle-même une affirmation au sujet de l’Église47. Il ne s’ensuit pas que les doctrines que les théologiens catholiques et calvinistes recrutèrent pour compléter la christologie ne puissent être vraies et nécessaires en elles-mêmes. Comme nous l’avons vu, la réalité de l’Église, et donc sa réalité comme incarnation du Christ, n’est en fait pas séparable de la présence dans l’Église du charisme ou du « caractère » du ministère ordonné48. De même, l’incarnation du Christ dans l’Église n’est pas un corps de chair ; si l’Esprit n’animait pas l’Église assemblée et ne reposait pas sur les éléments eucharistiques, le Christ ressuscité ne serait en effet pas présent. En outre, que l’Esprit utilise les éléments pour accéder aux personnes assemblées et créer la foi est certainement vrai et essentiel. Nous en arrivons à une autre question. C’est dans le sacerdoce de Jésus que nous participons de manière sacramentelle, et non pas dans celui d’un autre. « Jésus » est le nom d’un personnage historique connu ; le nom identifie celui qui est présent dans l’Église et à la droite de Dieu. Comment celui auquel nous participons maintenant peut-il être identique au personnage historique passé ? Cette question constitue également une transition nécessaire qui nous ramène aux catégories temporelles. [258] Les dialogues œcuméniques les plus avancés, en particulier lorsqu’ils interprètent l’eucharistie, se sont tous tournés vers la même ressource pour trouver des intuitions ontologiques : ils ont appelé de leur vœu le « retour vers […] la notion de mémorial49 » qui apparaît dans le récit de l’institution. Et ils ont interprété cette notion sur la base de la compréhension vétérotestamentaire des événements de mémoire. Lorsque nous bénissons et partageons le pain et le vin, nous le faisons en « souvenir » du Christ. Pour éviter les associations subjectivistes de la modernité liées à ce mot, les discussions récentes ont souvent tout simplement importé le terme grec que l’on trouve dans le récit, anamnèse, ou employé un néologisme « re-présentation »50. L’anamnèse ou la

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peut lire la réponse du Christ à Philippe, « Qui m’a vu a vu le Père », comme signifiant, ibid., p. 106, « quiconque touche le Fils de Dieu, touche la nature divine elle-même. » M. LUTHER, De la cène du Christ – Confession, op. cit., p. 54-69. Ibid., p. 58. Bien que, de façon étonnante, peu de théologiens luthériens l’ont noté par la suite. Est-ce qu’une eucharistie célébrée par une personne non ordonnée est vraiment une eucharistie ? Il est peut-être impossible de répondre à cette question. Quelque chose se passe, et nous ne savons pas quoi, dans la miséricorde de Dieu, qui peut la rendre possible. Mais cet événement ne devrait pas se produire ; ce n’est certainement pas une eucharistie « légitime ». J.-M. R.TILLARD, « Catholiques romaines », op. cit., p. 607. Dans quelle mesure l’invention de ce mot a pour but d’interpréter implicitement le concile de Trente est difficile à dire.

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re-présentation est « la façon effective de rendre présent un événement du passé », comme chaque célébration de la Pâque rend l’exode présent dans la vie d’Israël51. Mais « Faites ceci en mémoire de moi* », quel que soit le poids ontologique que l’anamnèse puisse finalement avoir, signifie pour commencer que lorsque nous célébrons l’eucharistie nous remémorons Jésus à quelqu’un. Comme le dialogue catholique-protestant l’a observé à propos des controverses historiques52, aussi bien la Réforme que la Contre-réforme ont supposé que nous devions être ceux auxquels il faut le remémorer, et donc que nous ne pouvions rien faire d’ontologiquement important avec cette remémoration. Mais il y a une autre possibilité qui a été autrefois – et encore souvent – exclue du fait d’un préjugé métaphysique héréditaire : que nous devions le remémorer à Dieu53. Puisque, dans la narration, le « Faites ceci en mémoire de moi* » donne pour mission d’inclure Jésus dans le contenu de la prière d’action de grâce, c’est en fait la seule lecture exégétiquement possible. Dans l’Ancien Testament, le fait de rappeler quelque chose à Dieu et que Dieu se souvienne sont des concepts théologiquement essentiels. Pour prendre un exemple majeur : « Dieu entendit leur [Israël] plainte [en Égypte] ; Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob54. » C’est un début classique de la prière d’Israël : « Seigneur, souviens-toi de la tendresse et de la fidélité que tu as montrées depuis toujours !55 » Ce « souvenir » divin n’est pas un acte enfermé dans la subjectivité divine ; il se produit exactement au moment de l’audition des cris d’Israël et de son intervention pour y répondre. Le souvenir que la prière sollicite est le fait que Dieu réponde à la prière. Lorsque quelqu’un se souvient, il s’agit d’un acte au présent. Lorsque c’est Dieu qui se souvient, sa réponse crée ce qui est mentionné, comme le font toutes les paroles qu’il énonce. Mais puisque, dans ce cas, l’énonciation créatrice est la réponse à un rappel, elle crée l’état présent d’un événement passé. Nous pouvons généraliser ainsi ce fait : un être anamnétique est une réalité présente créée par une parole de Dieu qui évoque simultanément un événement passé et ouvre son avenir, pour le faire vivre au présent. [259] Martin Luther proposa la question catéchétique suivante sur le baptême : « Comment l’eau peut-elle opérer de si grandes choses ? » Et il fournit la réponse : « En vérité, ce n’est pas l’eau qui les opère, mais [c’est] la Parole de Dieu unie à l’eau56. » L’ablution du baptême ne se fait pas avec « une eau simple et nue, mais [avec] une eau saisie dans la Parole […] et, par là même, 51 * 52 53 54 55 56

Anglican-Roman Catholic International Commission, Eucharistic Doctrine (1971), 5. [En anglais : « for my remembrance », « pour mon souvenir », NdT] Voir supra p. 253-255. La présentation exégétique classique de cette possibilité est celle de Joachim JEREMIAS, The Eucharistic Words of Jesus, trad. Norman Perrin, Philadelphia, Fortress, 1977, p. 244-255. Ex 2,24. Ps 25,6. Martin LUTHER, Le Petit Catéchisme, in La Foi des Églises Luthériennes, op. cit., Le Quatrième point fondamental, § 516, p. 311.

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sanctifiée57 ». De manière spécifique, un être sacramentel est créé par le fait d’être enveloppé dans la conversation de Dieu avec et dans l’Église, dans le souvenir narratif de l’histoire biblique, et dans la réalisation de sa promesse. Être, avons-nous affirmé, c’est être énoncé par Dieu. Par conséquent, être situé c’est être désigné par lui dans un réseau spécifique de relations d’altérité. Le lieu du Christ souverain sacrificateur est là où sa conversation avec le Père et l’Église le place, en relation avec la congrégation et le monde. L’être intermédiaire spécifique à la réalité sacramentelle – en qui la différence entre l’emplacement terrestre du signe et l’emplacement céleste puis eschatologique de la réalité est transcendée – est ainsi constitué dans la logique de la conversation du Dieu trine avec son peuple.

III Avec la discussion du « mémorial » ou de la « remémoration », nous nous sommes déplacés des catégories spatiales aux catégories temporelles. C’est le déplacement qui, en effet, doit conclure l’analyse de l’être « sacramentel ». Car, comme nous l’avons vu, l’espace n’est que la réalité présente du temps. Les relations entre d’une part la place qu’est Dieu, et d’autre part son ciel et notre terre, sont fondées dans les relations entre le futur, le présent et le passé. Et ce sont ces relations temporelles que les paroles ouvrent et maintiennent. La conversation qui enveloppe et porte la situation sacramentelle est la conversation entre Dieu et la congrégation – c’est le thème constant de ce travail, dans un sens ou dans un autre. Dans cette conversation, ce qui est dit est toujours quelque chose du genre : « Jésus est ressuscité » ; son contenu narratif est Israël et l’unique israélite, et sa portée est la promesse finale. Dans l’Église, que ce soit ce que Dieu nous dit ou ce que nous disons à Dieu, la parole est à la fois le récit du passé et la promesse d’un avenir eschatologique. C’est le « à la fois » qui est ontologiquement crucial : le passé est narré en tant qu’identité du but promis. Si ce discours est vrai, il y a en lui une parole qui ouvre l’avenir et cette parole « est adressée » au passé remémoré pour l’accomplir, et ainsi le rendre vivant. C’est en cela que, dans cette parole, le passé identifie l’avenir. L’avènement de cette parole est ainsi lui-même l’événement présent qui unit les deux ; exprimé christologiquement, cet événement de parole est l’événement du Jésus remémoré comme présence de celui qui vient. Dans la mesure où cette conversation s’incarne de façon visible dans les éléments objectivés de la vie de l’Église, ceux-ci deviennent des signes porteurs d’une signification particulière, donnés par le récit évangélique. Le passé narré est « re-présenté » en eux par la puissance de cette promesse, une promesse qui, simultanément, est la narration elle-même. Mais cette présence est cachée en eux, par leur [260] propre apparence visible sous la forme, par exemple, d’un simple morceau de pain et d’une coupe, d’un geste d’amitié, d’une surface peinte, ou en effet à travers les paroles d’un simple prédicateur. Et la présence 57

M. LUTHER, Le Grand Catéchisme, op. cit., IV. Du baptême, § 810, p. 393.

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donnée dans cette représentation est elle-même une promesse, elle est elle-même un signe de ce qui n’est pas encore, de l’Accomplissement final. Les derniers paragraphes ont élargi la portée de la discussion. Nous n’avons pas parlé que des sacrements que l’on peut énumérer, quel que soit le principe utilisé pour définir leur nombre. Dans la mesure où nous avons réussi à élaborer et à présenter une théorie, c’est une théorie qui concerne le cœur ontologique de la vie de l’Église, qui englobe tous ses événements, petits et grands, qui la sanctifient. C’est la raison pour laquelle le titre de ce chapitre utilise un des mots favoris de l’orthodoxie pour parler de choses telles que les sacrements – comme il faudrait également le faire dans le prochain chapitre, si le résultat n’était pas aussi long. La signification flexible du terme « mystères » est exactement ce qui convient. La lecture liturgique ou dévotionnelle des Écritures n’est pas « un sacrement », quelles que soient les listes habituelles de sacrements ; en revanche, la coïncidence entre le ciel et la terre, entre le futur et le passé, entre le signe et la res est la vérité du rôle et du pouvoir des Écritures : les Écritures sont en effet un « mystère ». Les processions liturgiques, les bénédictions pendant les repas familiaux, les signes de croix, les salutations dans la paix du Christ, les invocations des saints, l’exemple parental dans la foi, le témoignage devant César, le baiser du crucifix, le respect de la place d’honneur du Livre dans la maison ne sont pas des sacrements quelle que soit la liste susceptible d’être adoptée ; mais ce sont tous des mystères, mineurs ou majeurs, de communion. Le sermon d’un missionnaire n’est pas « un sacrement », mais si le prédicateur parvient à énoncer l’Évangile, les vocables humains sont la Parole de Dieu. Les icônes et les sacrements officiellement répertoriés diffèrent sans aucun doute de manière significative, mais pas eu égard à leur place dans le mystère de la vie de l’Église.

IV Le reste de ce chapitre sera donc un florilège. Ce n’est pas un défaut ; la profusion des mystères de l’Église est déterminée de manière historique plutôt que systématique, et donc ne peut être capturée par aucune structure purement conceptuelle. La théologie systématique ne peut que discuter les quelques mystères qui nécessitent une mention particulière. Deux mystères fondamentaux et très profonds doivent tout d’abord être simplement nommés, puisque nous les avons déjà interprétés : le nom de Dieu, que ce soit YHWH ou « Père, Fils et Esprit Saint » ; et la prière, surtout le « Notre Père ». Étant donné l’histoire, ce chapitre s’occupera en particulier de ceux, parmi « les » sacrements, qui n’ont pas encore été discutés. Les listes « des » sacrements varient en fonction de l’histoire et de la confession ; et toutes les listes, à l’exception de la plus courte, englobent des rites très différents les uns des autres. L’énumération des sacrements qui a été historiquement dominante est celle de l’Église occidentale pendant le Moyen

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Âge tardif et du concile de Trente58. En fait, cette liste est adaptée [261] à notre objectif : ses sept rites sont pratiqués de manière œcuménique, et si nous autorisons le concile de Trente à utiliser l’expression « un sacrement », chacun d’entre eux peut en effet être nommé ainsi. Certes, une autre décision linguistique accorderait le titre à un moins grand nombre ou à un plus grand nombre de rites ; ainsi les listes de la Réforme, qui n’en comprennent que deux ou trois, résultent d’une préférence pour une utilisation conceptuellement plus circonscrite de l’expression « un sacrement ». Il n’y a ici aucun dissensus dogmatique inévitable59. Nous avons déjà longuement discuté du baptême, de l’eucharistie et de l’ordination. Il nous reste donc la confirmation, la pénitence, la guérison et le mariage. La « confirmation » est une des parties de la dramatique baptismale des IIIe et IVe siècles qui s’est développée de manière indépendante. Cette séparation a fait partie d’un démantèlement général de la structure baptismale, imposé par la situation du christianisme à la fin de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge en tant que religion officielle de la civilisation occidentale. Quand tout le monde était censé appartenir à l’Église, le baptême a évidement été pratiqué surtout sur les enfants ; cela a anéanti le premier volet du baptême, à savoir le catéchuménat60. La première communion continua longtemps à être la conclusion du baptême, même lorsque la plupart des néophytes étaient des nourrissons ; en Orient, c’est encore le cas. Mais en Occident61, la pratique qui consiste à faire communier des nourrissons prit fin au XIIe siècle au hasard de circonstances pour lesquelles la conduite de l’Esprit peut difficilement être invoquée. Dans une société pauvre, les nourrissons étaient sevrés tard et on ne pouvait compter sur la majorité d’entre eux pour avaler le pain ; cela s’est traduit par la coutume qui consiste à faire communier les nourrissons uniquement avec du vin. Lorsque la coupe fut retirée aux laïcs, les nourrissons furent ainsi laissés sans rien62. Il y a eu récemment des tentatives pour corriger ce désastre. Dans le baptême, le rite spécial de l’Esprit63 a été détaché sous la forme de la 58

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Concile de Trente, 7e session, Canon 1, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 434 : « Si quelqu’un dit que les sacrements de la Loi nouvelle…. qu’il y en a plus ou moins que sept, à savoir : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, la pénitence, l’extrême-onction, l’ordre et le mariage… qu’il soit anathème. » Si les protestants autorisaient le concile à parler de « sacrements » selon ses propres conditions pour l’usage de ce terme, tous présenteraient la même liste de sept ; si les catholiques autorisaient la tradition réformée à parler de « sacrements » selon ses propres conditions pour l’usage de ce terme, tous parleraient de la même liste de deux ou trois. On aurait souhaité, évidemment, que Trente n’ait pas été aussi enthousiaste dans son usage de l’anathème. Aidan KAVANAUGH, The Shape of Baptism, New York, Pueblo, 1978, p. 54-86. Pour ce qui suit, J. D. C. FISHER, Christian Initiation: Baptism in the Medieval West, London, SPCK, 1965. Le compte-rendu classique de ce fait et des désastres qui s’ensuivirent est relaté dans J. D. C. FISHER, Christian Initiation, op. cit. Pour ce qui suit, Nathan MITCHELL, « Dissolution of the Rite of Christian Initiation », in Made Not Born, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1976.

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« confirmation » par une coïncidence similaire : dans ce cas, ce fut à cause de grands diocèses, de routes en mauvais état, et d’une mortalité infantile élevée. Le rôle spécifique de l’évêque n’était pas de diriger le bain baptismal ; il concernait le rite final de l’Esprit. Lorsque le baptême fut pratiqué régulièrement en l’absence de l’évêque, parce qu’il fallait le faire à la hâte et que l’évêque était éloigné de la plupart de ses ouailles, le rite de l’Esprit fut conditionné, en Occident, par sa disponibilité ultérieure. Une fois installé, l’intervalle s’élargit ou se contracta en réponse aux pressions sociales ou piétistes. Si nous nous référons à la pratique médiévale et moderne, le bain baptismal et le rite séparé de l’Esprit apparaissent en effet comme deux « sacrements », selon la terminologie du concile de Trente. [262] À supposer que l’effort de décennies de théologie liturgique œcuménique pour les réunir continue à porter ses fruits, il y aurait un unique rite d’un seul tenant, bien que l’on doive sans soute, eu égard au concile de Trente, encore parler de deux « sacrements ». En tous les cas, il n’existe aucune excuse théologique à cette séparation. L’évidence, tirée du livre des Actes, que la « venue » explicite de l’Esprit était, dans certains milieux, une conséquence attendue de l’initiation, et qu’elle exigeait l’imposition des mains64, fournit un support biblique pour l’acte d’imposer les mains pour le don de l’Esprit, mais en aucun cas ne justifie sa pratique indépendamment du bain baptismal ; au contraire, si cela suggère quelque chose c’est que le baptême sans rite de l’Esprit est déficient65. Quant à savoir ce qu’une bénédiction accordée par une confirmation isolée peut signifier, Thomas d’Aquin dirait sans doute le peu qu’il y a à dire : l’Esprit est donné de manière à permettre une vie chrétienne plus « robuste »66. La pénitence67 est une question beaucoup moins ambiguë. Sa nécessité est clairement biblique68 ; comme nous l’avons vu, l’Église de l’évangéliste Matthieu devait déjà faire face à de graves brèches dans sa communion. Et dans une communauté qui a le Seigneur pour centre, la punition de ces infractions doit être iure divino, comme c’est le cas des règles appliquées dans la communauté matthéenne69. Le mystère de la pénitence est donc la fameuse parole déjà citée : « tout ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et tout ce 64 65

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Ac 8,4-20 ; 19,1-7. Pas plus qu’il ne supporte une séparation pentecôtiste entre le « baptême d’eau » et le « baptême d’Esprit ». Le combat de la première théologie catholique pour justifier bibliquement un sacrement de confirmation indépendant est triste à observer ; par ex. un travail sur l’érudition duquel je m’appuie largement, Burkhard NEUENHAUSER, « Taufe und Firmung », in Handbuch der Dogmengeschichte, Michael Schmaus, Josef Geiselmann, et Aloys Grillmeier (éd.), Freiburg, Herder, 1956, vol. 4/2, p. 19-24. Thomas D’AQUIN, De articulis fidei et ecclesiae sacramentis, Opera Omnia, Rome, Editori de San Tommaso, 1979, 254a. La présentation la plus lucide à ma connaissance est une sorte de chapitre historicocatéchétique sur la « Seconde Repentance » dans G. PRESTON, Faces of the Church, op. cit., p. 162-170. Ici, comme à chaque étape historique, je m’appuie sur le magnifique travail de Herbert VORGRIMLER, « Busse und Letzte Ölung », in Handbuch der Dogmengeschichte, Michael Schmaus, Josef Geiselmann, et Aloys Grillmeier (éd.), Freiburg, Herder, 1978, vol. 4/3, p. 3-9. Mt 18,6-22.

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que vous délierez sur la terre sera délié au ciel70. » Le rite que le concile de Trente avait à l’esprit comme un des sept sacrements est le résultat d’une synthèse relativement tardive71 entre la théorie persistante de la pénitence canonique et la pratique effective de la « pénitence irlandaise ». Cette dernière était une routine pastorale quotidienne, développée dans l’Église d’Irlande au début de l’ère médiévale, un temps où le monachisme fournissait le paradigme de la vie ecclésiale ; par la suite, elle a été transmise par des moines missionnaires irlandais [263] dans le vide laissé en Europe par le déclin de la pénitence canonique. Cette synthèse est souvent nommée « confession privée ». La pratique médiévale et moderne comporte un problème théologique sans issue. Comme le transgresseur n’a en général pas été exclu de la communion, la réconciliation ne se situe pas tant ouvertement avec l’Église que secrètement avec Dieu. Puisque la théorie de la pénitence n’a jamais demandé que les œuvres de pénitence soient requises pour apaiser Dieu, et comme nous ne pouvons en aucun cas savoir si ce qui a été fait est suffisant, la période d’attente pour un pénitent n’existe pas. Par conséquent, la réconciliation suit immédiatement la confession et s’effectue par une absolution donnée directement au nom de Dieu. Aujourd’hui, les œuvres de pénitence sont toujours imposées, mais pas pour se préparer à la réconciliation. La confrontation directe entre la confession et l’absolution a fait de ce rite ce que l’Église auparavant ne possédait pas, à savoir un rite qui confronte directement le péché du pénitent avec le pardon de Dieu. C’est sans aucun doute une très bonne chose. Mais la question suivante est alors sans réponse : qu’est-ce qui accomplit la réconciliation ? La théorie qui vient de la pénitence de l’ancienne Église affirme : ce sont les œuvres de pénitence qui accomplissent la réconciliation. Cependant, dans l’Église ancienne, la réconciliation était effectuée dans la communauté au moyen de l’eucharistie. Aujourd’hui, la seule œuvre faite avant la réconciliation est la confession subjective et orale du pécheur. Et la réconciliation se passe avec Dieu et pas nécessairement avec l’eucharistie, d’avec laquelle, dans la plupart des cas, il n’y a eu aucune séparation. La conclusion qui apparemment en découle est que cette contrition obtient le pardon de Dieu72. Mais une doctrine de la justification par les œuvres aussi flagrante était évidemment inacceptable et la théologie médiévale a travaillé pour la corriger73. À nouveau, Thomas d’Aquin exprime une position traditionnelle. Le signum consiste en la contrition apparente du pécheur, sa confession, les satisfactions ultérieures et l’absolution du confesseur74. L’absolution accomplit la 70 71

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Mt 18,18. À ce sujet, H. VORGRIMMLER, « Busse », op. cit., p. 100-182 ; Nathan MITCHELL, « The Many Ways to Reconciliation », in The Rite of Penance: Commentaries III, N. Mitchell (éd.), Washington D.C., The Liturigical Conference, 1978, p. 20-37. Mon propre compte-rendu : Robert W. JENSON, « The Return to Baptism », in Christian Dogmatics, op. cit., vol. 2, p. 370373. H. VORGRIMMLER, « Busse », op. cit., p. 104-131. Ibid., p. 129-120. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 84, a. 1-2.

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réconciliation75. Thomas adapte ce schéma à la compréhension ancienne selon laquelle c’est la contrition qui obtient la réconciliation en faisant de la vraie contrition le signum et res de ce sacrement, l’effet direct de l’absolution comme signe76, et lui-même le signe effectif de la réconciliation. La doctrine est analytiquement perspicace et, d’un point de vue descriptif, sans aucun doute fidèle. Mais dans la subjectivité du pénitent peut encore apparaître un problème religieux urgent. La doctrine me garantit qu’au moment de l’absolution ma véritable contrition ne peut faire défaut. Mais de tout ce dont je peux être assuré, ce moment peut être le seul où la contrition est une réalité. Dans la pénitence canonique, la communion eucharistique de l’Église, dans laquelle le pénitent était réinséré, constituait elle-même l’assurance permanente de sa valeur ; mais ici, la fraternité eucharistique n’étant jamais abrogée, elle est vécue comme compatible avec l’absence de contrition. Par conséquent, la question introspective : « Suis-je vraiment contrit ? » n’est finalement jamais vérifiée. La pénitence mixte canonique-irlandaise doit souvent ébranler précisément ceux [264] dont la conscience tourmentée en a le plus besoin ; après tout, c’est à propos de questions sur la pratique pénitentielle qu’a initialement éclaté le conflit de la Réforme. Il y a deux solutions possibles à ce problème. L’Église peut rétablir une discipline publique, afin que quelque chose similaire à la pratique de l’Église ancienne réapparaisse, et à laquelle la théologie de l’ancienne pratique sera à nouveau adaptée. L’effondrement continu des positions chrétiennes offre quelques possibilités pour cela. Sinon, la théorie qui reste de la pénitence canonique ne doit plus être appliquée à la pénitence « irlandaise », afin que la pénitence soit carrément ce qu’en ont fait quelques théologies issues de la Réforme77, une concentration de la Torah de Dieu et de l’Évangile dirigée vers la vie particulière du pénitent, sans détour préalables par des réalisations antérieures ou des échecs, intérieurs ou extérieurs. Peut-être que ces deux rites pourraient trouver place dans une pratique post-constantinienne adéquate de la pénitence. Une prière en faveur des malades qui soit incarnée est une chose tellement évidente à faire pour les chrétiens qu’elle nécessite à peine une institution explicite. Les Écritures, du début à la fin, considèrent les catastrophes corporelles comme un signe majeur de l’aliénation de la création par rapport à l’intention de Dieu à son égard. Ainsi, la proclamation du Royaume immanent par Jésus trouva son incarnation avant tout dans ses guérisons78. Une certaine relation sacramentelle apparaît dans la pratique de Jésus : la guérison du corps est, du moins parfois, le signe visible d’un pardon, sinon invisible, des péchés qui, à son tour, est un signe du Royaume à venir et donc un 75 76 77 78

Ibid., vol. III, II-II, q. 84, a. 3. Edward SCHILLEBEECKX, « Transubstantiation, Transfinalization, Transignification », Worship (1966) 40, p. 334-338. L’Apologie de la Confession d’Augsburg, in La Foi des Églises Luthériennes, op. cit., art. XII. Mc 5-6.

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signum et res79. Lorsque les disciples ont été envoyés en mission, de telles guérisons en faisaient aussi partie80 ; et Pentecôte les a renouvelées comme faisant partie du ministère des apôtres81. Selon Marc, les disciples oignaient les malades avec de l’huile82 ; nous trouvons le même rite dans ce qui est souvent considéré comme étant un mandat apostolique : « L’un de vous est-il malade ? Qu’il fasse appeler les anciens de l’Église, et qu’ils prient après avoir fait sur lui une onction d’huile au nom du Seigneur. » Le lien entre pardon et guérison apparaît à nouveau : « le Seigneur le relèvera et, s’il a des péchés à son actif, il lui sera pardonné83. » Tout au long de la vie de l’Église, le lien entre péché et maladie et le lien qui en résulte entre pénitence et guérison sont éclairés par une observation de Geoffrey Preston : le péché comme la maladie éloigne de l’eucharistie. Au cours d’une pratique correcte de la pénitence, le pécheur est accueilli au rite eucharistique, mais il ne reçoit pas les éléments ; les éléments peuvent être apportés à la personne malade, mais elle ne peut pas prendre part à la célébration à laquelle ils appartiennent. « Quand une personne est dans l’une ou l’autre situation […] le soin pastoral de l’Église est requis. La personne malade [265] ou le pécheur doit être réconcilié avec la communauté », et avec le Royaume à venir qu’anticipe la célébration eucharistique84. Le rite ecclésial de guérison a une histoire compliquée ; comme l’onction doit guérir autant la maladie que le péché, sa relation à la pénitence a été particulièrement incertaine et liturgiquement peu claire85. La transformation médiévale d’un rite de guérison en un rite de passage pour celui qui ne peut être guéri, l’« extrême-onction », est particulièrement remarquable. Mais le concile Vatican II l’a annulé pour le catholicisme romain86, et les nouveaux rites catholiques romains de guérison semblent offrir un modèle pour un renouveau au sein du protestantisme également. Pour finir, l’inclusion du mariage parachève le caractère hétéroclite de cette liste, même dans sa version tridentine abrégée87. En lui-même le mariage n’est pas du tout un événement spécifiquement ecclésial ; c’est l’entrée publique dans une structuration de la sexualité entérinée par une cité terrestre, qui se trouve à l’articulation entre l’unité synchronique principale de la société et sa continuité diachronique88. Certaines formes de mariage constituent par conséquent un des 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88

Mc 2, 1-12. Mc 6, 6-13 et par. Par ex., Ac 3, 1-10. Mc 6, 13. Jc 5, 14-15. G. PRESTON, Faces of the Church, op. cit., p. 172-173. Sur ce point, H. VORGRIMMLER, « Busse », op. cit., p. 127-138. Sacrosanctum concilium, 73-75. Sur l’histoire rituelle et théologique du mariage, Edward SCHILLEBEECKX, Marriage: Human Reality and Saving Mystery, New York, Sheed & Ward, 1965. Thomas D’AQUIN, Traité sur les articles de Foi et sur les sacrements de l’Église, trad. Louis Vivès, (consulté le 1 mai 2015), 2e partie, § 7 Mariage : « Le mariage produit un triple bien. Le

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fondements de toute société opérationnelle. Le mariage « sacramentel » chrétien est tout simplement un mariage qui est également une réalité ecclésiale parce qu’il se passe entre des chrétiens et qu’il est béni par l’Église – comme toute chose bonne créée peut l’être89. Toutefois, le mariage est le seul événement institué que les Écritures appellent explicitement « un mystère » : « l’homme […] s’attachera à sa femme, et tous deux ne seront qu’une seule chair. Ce mystère est grand : moi, je déclare qu’il concerne le Christ et l’Église90. » Tout au long des Écritures, le mariage, dans son intimité et sa permanence intrinsèques, est l’analogie principale de la relation entre le Seigneur et son peuple. Le mystère est le suivant : quand les chrétiens se marient et vivent dans l’Église qui est explicitement témoin de cette relation, l’analogie elle-même accède au langage. Leur mariage, en tant que tel, devient l’incarnation d’une parole de l’Évangile91. Qu’est-ce qui est signum ici ? La promesse du couple, ou la cérémonie de bénédiction de l’Église, ou leur union sexuelle, ou le témoignage ecclésial ? Certainement tous les quatre, chacun à sa manière. Le mariage s’intègre-t-il dans le schéma thomiste ou dans toute autre définition énumérative des « sacrements » ? Pas très bien. Est-il alors un sacrement ? Rien de mieux que le mariage pour montrer comment cette question repose principalement sur un choix linguistique. Le mariage est assurément un mystère important de communion avec le Christ dans l’Église.

V [266] Deux autres mystères complètent le florilège présenté dans ce chapitre. Le premier consiste en un aspect de l’eucharistie que nous n’avons pas encore discuté : sa réalité en tant que sacrifice, ou, comme on l’a appelé avec honneur ou dégoût, « le sacrifice de la messe ». Le dialogue le plus perspicace d’un point de vue théologique entre catholiques et protestants a dit carrément : « La controverse sur “le sacrifice de la messe” […] a été laissée de côté92 » ; et c’est en général l’avis des œcuménistes. La compréhension du sacrifice eucharistique qui a permis cet étonnant consensus a été fournie principalement par le renouveau de la théologie sacramentelle catholique avant et après le concile Vatican II93. Nous pouvons

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premier, ce sont les enfants qui doivent en suivre, et qui doivent être élevés dans le service de Dieu. Le second, c’est la foi que l’un des époux doit garder à l’autre. » Si la bénédiction est ici un signe, alors ce signe n’a jamais été consensuel. SCHILLEBEECKX, Marriage: Human Reality and Saving Mystery, op. cit., p. 244-256. Ep 5, 31-32. Selon Th. D’AQUIN, Traité sur les articles de Foi et sur les sacrements de l’Église, op. cit. : « le sacrement » est ici « l’indivisibilité du mariage; pour ce motif il signifie l’indivisible union de Jésus-Christ et de son Église. » Ökumenischer Arbeitskreis evangelischer und katholischer Theologen (ÖAK), Lehrverurteilungen-kirchentrennend?, Karl Lehmann et Wolfhart Pannenberg (éd.), Freiburg, Herder, 1986, vol. 1, p. 121. Le très créatif et influent Jean-Marie Roger TILLARD doit être explicitement mentionné. Deux articles en particulier présentent ses réflexions : « Catholiques romains » et « Sacrificial

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résumer cette théologie en plusieurs étapes. Premièrement : l’eucharistie est sacramentellement un sacrifice, et pas autrement94. En réalité, les dialogues œcuméniques n’ont pas développé un concept de l’être sacramentel pareil à celui que ce chapitre a tenté de définir. Mais la simple déclaration qu’il doit y avoir un tel concept semble suffisante pour atteindre un consensus œcuménique. D’après ces dialogues, si le Christ est sacrifié historiquement par Pilate au Calvaire et sacramentellement par et dans l’Église, alors le premier événement n’est ni « continué, ni répété, ni remplacé, ni complété » par le second95, puisque tel n’est pas la relation entre ce qui est historique et ce qui est sacramentel. Le Christ est sacramentellement présent dans l’eucharistie et donc est « présent […] comme le sacrifice qui, une fois pour toutes, a été présenté pour les péchés du monde96. » Le sacrifice eucharistique est la présence sacramentelle du sacrifice sur la croix. Deuxièmement : la relation sacramentelle spécifique entre le sacrifice eucharistique du Christ et le sacrifice au Calvaire est l’anamnèse, c’est-à-dire « rendre un événement du passé effectif dans le présent97. » Le consensus catholique-réformé est atteint lorsqu’il est entendu, des deux côtés, que le terme du concile de Trente « représentation » ne signifie pas « faire à nouveau », mais qu’il doit signifier, comme traduction de l’anamnèse biblique, « présenter à nouveau »98. La redécouverte de la compréhension biblique et patristique du mémorial a « permis […] d’affirmer la conviction de foi de l’unicité et de la perfection de l’offrande de Jésus Christ sur la Croix, et de l’ampleur de son anamnèse dans la célébration ecclésiale de l’eucharistie99. » [267] Troisièmement : c’est « avant tout, la “redécouverte” de la structure de communion de l’eucharistie100 » qui permet de mieux comprendre comment l’Église peut offrir le Christ. Autrement dit, la compréhension du sacrifice eucharistique qui permet un consensus est, sans surprise, celle qui appartient à une ecclésiologie de communion en général. Nous pouvons simplement résumer et nous approprier les résultats du dialogue entre catholiques et protestants consacré spécifiquement à cette question. Jésus sur la Croix s’est donné au Père pour nous et s’est donné luimême pour nous dans l’obéissance au Père ; c’est cela son sacrifice. Par conséquent, ce qu’il nous donne c’est une communion : avec lui et donc avec le Père et donc les uns avec les autres. À l’inverse, ce que nous partageons 94

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Terminology and the Eucharist », One in Christ (1987) 28. Ce point n’est pas nouveau en soi ; Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. III, II-II, q. 79, a. 7, p. 619 : « ce sacrement n’est pas seulement sacrement, il est encore sacrifice. Car en tant que, dans ce sacrement, la passion du Christ est rendue présente […] il a raison de sacrifice. » [Nous soulignons] Joint Lutheran-Roman Catholic Commission, The Eucharist (1978), 56. Idem. [Nous soulignons] International Anglican-Roman Catholic Dialogue, Eucharistic Doctrine (1975), 5. Kent S. KNUTSON, « Eucharistas Sacrifice », in Lutherans and Catholics in Dialogue, Paul Empie et T. Austin Murphy (éd.), Minneapolis, Augsburg, 1974, vol. 3. ÖAK, Lehrverurteilungen, op. cit., p. 121. ÖAK, Das Opfer Jesu Christi, op. cit., 1.1.

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matériellement dans cette communion c’est Jésus lui-même, et spécifiquement son don de soi sacrificiel. Dans la mesure où ce sacrifice est présent de manière anamnésique – de façon à ce qu’il se donne maintenant par le pain et le vin de l’eucharistie – l’événement eucharistique est déterminé par ces mêmes relations101. Par conséquent, on peut dire œcuméniquement, à travers tous les conflits précédents, que « dans la célébration du mémorial, le Christ […] unit son peuple avec lui-même […] afin que l’Église entre dans le mouvement de son don de soi102. » La tendance d’ensemble de ce travail doit déboucher sur un accord avec de telles formulations. Le Christ unit l’Église à lui-même précisément dans son don de soi sacrificiel pour nous et pour le Père. C’est dans l’eucharistie que cela se produit de manière centrale. C’est pourquoi, malgré des siècles de controverses, il est vrai que, lorsque l’Église offre dans l’Esprit une action de grâce au Père pour le Fils et incarne cette prière comme le pain et le vin qui sont le corps sacrifié du Christ, elle est un avec le Christ dans son don de soi et ainsi, en effet, elle-même offre le Christ. La formulation précise a été donnée il y a longtemps par Augustin : le Christ « est le prêtre : c’est lui-même qui offre, et il est luimême l’oblation. Et il a voulu que soit sacrement quotidien de cette réalité [res], le sacrifice de l’Église qui, étant le corps dont il est la tête, apprend à s’offrir elle-même par lui103. »

VI Le dernier thème de ce chapitre est le mystère de la prière des saints défunts en notre faveur. On peut difficilement dire qu’aujourd’hui l’ecclésiologie œcuménique va jusqu’à un consensus en la matière. L’Église est une seule communion à travers le temps. Cette communion ne peut être anéantie par les discontinuités du temps et en particulier par la mort, car elle est fondée dans l’éternelle communion trinitaire de Dieu et se constitue dans l’Esprit qui est la Puissance de la vie éternelle. Ainsi, l’Église est une communion unique et active de saints vivants et de saints défunts – et, en fait, de ceux encore à naître. Le concile Vatican II [268] a enseigné : « l’union de ceux qui sont encore en chemin, avec leurs frères qui se sont endormis dans la paix du Christ, ne connaît pas la moindre intermittence ; au contraire […] cette union est renforcée par l’échange des biens spirituels104. » Comme Jonathan Edwards, qui ne fut pas papaliste, l’enseignait : « l’Église dans le ciel et l’Église sur la terre forment bien plus un seul peuple, une seule cité et une seule famille qu’on ne se l’imagine généralement105. » 101 102 103 104 105

Ibid., 4.3-4. Anglican-Roman Catholic International Commission, Eucharistic Doctrine: Elucidations (1979), 3.8. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 34, livre X, xx, p. 499. L’aphorisme latin d’Augustin n’est pas traduisible, comme très souvent. Lumen gentium, § 49. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 421.

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Certainement, les enseignements du concile et d’Edwards sont corrects. Mais la question est, évidemment : qu’est-ce qui est inclus dans cette « communication des dons spirituels » ? Les saints dans le ciel font-ils des choses pour ceux sur terre ? Et notre « communication » avec eux va-t-elle jusqu’à pouvoir solliciter de telles actions ? La pratique réelle, historiquement dominante, pose la question sous une forme particulière : les saints dans les cieux prient-ils pour ceux sur la terre ? Et pouvons-nous solliciter leurs prières ? Les chrétiens ne peuvent certainement pas, au sens propre, prier les saints, pas plus que nous prions les autres créatures ; et toute pratique qui suggérerait cette idolâtrie nécessite une réforme106. Mais sur terre, nous requérons, voire devrions requérir, la prière les uns pour les autres – ce que, bien sûr, nous pouvons très bien faire avec le vocabulaire de la « prière ». Par conséquent, il ne peut rien y avoir en soi d’inapproprié à demander à Lucie ou Martin de prier également pour nous, ou de se référer à de telles requêtes comme étant ellesmêmes des prières. Et si rien ne s’oppose à cette pratique, certainement tout la légitime. Si « la requête d’un juste agit avec beaucoup de force107 », nous pouvons tout aussi bien demander à Joseph ou Julien de prier pour nous. Mais encore une fois la question est, pour le dire crûment : est-ce que cela marche ? Les saints dans le ciel entendent-ils et honorent-ils ces demandes ? Pour une part décisive, cette question relève spécifiquement de l’eschatologie et sera reprise dans la partie suivante de cet ouvrage ; ce qui est en cause, c’est le statut ontologique des fidèles défunts. Ici nous allons réfléchir en partant de l’hypothèse que rien ne sera découvert qui exclut la possibilité ontique de solliciter aujourd’hui l’intercession des saints. En attendant, les Églises ont répondu à la question par la pratique. Les orthodoxes, les catholiques et quelques protestants invoquent les saints, collectivement et individuellement. La plupart des protestants ne le font pas ; à ce stade, ces pratiques opposées sont un des signes les plus évidents de la division de l’Église. Des deux côtés, il existe des doctrines très prudentes en la matière, explicitées par le concile de Trente et par l’Apologie de la Confession d’Augsbourg, le document protestant paradigmatique sur ce sujet. Les condamnations dogmatiques sont mutuellement évitées, même si les dissensions pratiques apparaissent clairement. L’Apologie enseigne que les saints dans le ciel prient collectivement pour la totalité de l’Église sur la terre108, mais que, puisque nous n’avons aucun mandat scripturaire pour supposer que nous pouvons nous adresser aux saints, on ne peut exiger des croyants qu’ils les invoquent109. D’un autre [269] côté, le concile de Trente n’exige pas l’invocation des saints, mais 106 107 108 109

On verra que je ne traite pas cette question en faisant des distinctions terminologiques, celles qui sont traditionnelles ou d’autres. Elles ont été, je le crains, de peu d’aide. Jc 5, 16. L’Apologie de la Confession d’Augsburg, op. cit., art. XXI, § 273, p. 203. Comme l’a dit un œcuméniste protestant célèbre, lorsque les arguments sur ce point devinrent virulents : « Je ne parle pas aux morts ! »

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l’encourage seulement avec vigueur comme étant quelque chose de « bon et utile » à faire110. L’Apologie a certainement raison dans sa formulation précise : il ne peut y avoir aucune règle de foi selon laquelle les croyants doivent invoquer les saints. L’ascèse protestante en la matière appartient à un schéma général de piété111, dont les contraintes et les critères bibliques le recommandent certainement au sein de l’Église. Mais la tendance de ce travail exhorte à la pratique la plus risquée. Un critère majeur de contrôle est cependant évident : puisque la communion de l’Église est établie uniquement par la communion avec le Christ, quelle que soit la communion que l’Église sur terre entretient avec l’Église dans le ciel, cette communion est fondée de la même manière. Les saints ne constituent pas notre chemin vers le Christ ; c’est lui qui est notre chemin vers eux. Notre communion avec les saints défunts, quoiqu’on y inclue, n’est pas fondamentalement différente de notre communion avec les saints vivants. Nous ne pouvons pas demander à Marie de nous amener vers le Christ ; c’est parce que nous sommes un avec le Christ que nous pouvons nous adresser à Marie. Mais encore une fois, le pouvons-nous vraiment ? Les saints sont au ciel ; le ciel est la présence du Royaume futur. Parler aux saints consisterait donc à s’immiscer dans la conversation qui est la vie du Royaume ; cela consisterait à interpeller Saint François alors qu’il prend place autour du trône. Mais toute la vie de l’Église, avec tous ses discours, anticipe notre inclusion dans cette même conversation. De notre côté, il semblerait donc qu’aucun autre miracle n’est requis à l’exception du miracle que constitue l’existence de l’Église. Mais il y a encore une autre condition. Pour que nous puissions nous adresser aux saints, ils doivent être, de leur côté, conscients de nous et s’intéresser à nous. Nous touchons ici la question qui doit être réservée pour la dernière partie de ce travail. En supposant que les saints ont conscience de nous, cette conscience doit être différente de la conscience qu’ont les saints les uns des autres de la même manière qu’une conscience ressuscitée diffère d’une conscience qui ne l’est pas encore. Plus tard, nous spéculerons sur ce sujet, mais le point principal peut être énoncé ici : dans le Royaume, nous nous connaîtrons mutuellement en participant à la propre connaissance que Dieu a de nous. Si les saints nous connaissent, ils nous connaissent infiniment mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes ; comme intercesseurs, cela les rend certainement désirables autant que redoutables.

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Concile de Trente, 25e session, « De Invocatione ». Ce que l’on voudrait, s’il n’était pas utilisé dans son sens récent, appeler « une spiritualité ».

Chapitre 29. La Parole et les icônes I [270] Le mystère fondateur de communion de l’Église est la présence en elle de la Parole de Dieu. On distingue généralement trois référents à « la Parole » : le Logos éternel, l’Église annonçant l’Évangile et les Écritures. La substance de ce que notre travail a à dire sur les deux premiers a déjà été développée à travers l’ensemble de ce travail ; nous n’avons besoin ici que de le résumer, en mettant l’accent sur certains éléments. Le Logos éternel est la parole que Dieu adresse, et pas simplement son sens ou son intention ; et en fait cette parole est Jésus de Nazareth. Ce que Dieu se dit à lui-même, afin d’être éternellement le Dieu trine, est l’événement de la parole rapporté dans les Évangiles. Ce que le Père dit, pour générer la conversation qui est l’être éternel de Dieu, c’est : « Je suis le Père de celui qui… », avec l’ellipse remplie par ce que Jésus a dit, fait et subit. La personne qui détermine ainsi la personnalité du Père ne peut être que parfaitement équivalente au Père. Par conséquent, il n’est pas seulement discours, mais un énonciateur, comme le Père ; l’être de Dieu est donc conversation. Cet énonciateur équivalent de la conversation trine est l’homme Jésus, encore une fois quoi qu’il ait pu être. Lorsque les Évangiles citent le compte-rendu que Jésus fait de son envoi par le Père et les prières de Jésus au Père, ils citent des échanges de la conversation par laquelle et dans laquelle Dieu est Dieu. Le mystère premier et fondateur de la communion1 est donc que la conversation trine s’ouvre aux créatures afin d’être la conversation de Dieu au sein d’une [271] communauté humaine historiquement réelle. Le mystère premier de la communion est, pour citer une expression favorite de la théologie de la Réforme, la viva vox evangelii, l’événement où des êtres humains parlent et montrent la parole de Dieu, et donc l’entendent et la voient. Si, contrairement à toute possibilité, c’était le rôle de Dieu le Père d’être luimême la parole de Dieu qui nous est adressée, nous serions soit anéantis par cette parole soit issus à nouveau comme les entités d’un panthéon. Mais c’est le Fils qui est la parole de Dieu, et il l’est comme l’un de nous. Dieu nous parle et nous ne mourrons ni devenons ses rivaux parce que c’est le Fils qui parle, comme humain et de la même manière comme Dieu. La parole que Dieu nous adresse ne nous abolit pas, mais elle nous origine à nouveau, comme participants dans une identité de la vie trine. En adaptant une remarque précédente faite à propos des « natures » du Fils, on peut dire que le foyer transcendantal à partir 1

Étant donné cet ordre, je suis en désaccord avec Thomas d’Aquin. Otto Herman PESCH la position de Thomas dans « Theologie des Wortes bei Thomas von Aquin », Zeitschrift für Theologie und Kirche (1969) 66, p. 464 : « La plus haute valeur des sacrements par rapport à la prédication [chez Thomas] […] est la conséquence ultime de […] circonstances que […] par soucis pour sa doctrine de la Trinité, il a développé un concept de la parole selon lequel la parole intérieure, acoustiquement inaudible, est la parole dans le sens le plus riche et le plus essentiel. »

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duquel la personne humaine Jésus parle est, de manière identique, d’une part le foyer de celui dont la place dans la narration et la communauté humaines est la place de celui dont le corps est l’Église, et d’autre part le foyer de celui dont la place dans la narration et la communauté trines est la place du Fils du Père, de celui qui bénéfice de manière essentielle de l’Esprit. Que Jésus soit ressuscité signifie que sa mort n’empêche pas l’exercice de son rôle trinitaire. En effet, nous avons vu que la résurrection de Jésus, au contraire, est sa « détermination » comme Fils éternel et donc sa « détermination » comme Parole divine ad extra2. Mais nous n’avons qu’approché l’identité spécifique du signum et res qui doit être interprété ici. Augustin exprime ce mystère avec précision : « que soit la tête ou les membres qui parle, c’est le Christ unique qui parle3. » Ou encore : « Christ peut parler ainsi, parce que l’Église parle en Christ et le Christ parle en l’Église ; le corps en la tête et la tête en le corps4. » L’énonciateur trinitaire de la parole de Dieu ad extra est le totus Christus. L’Église parle du Christ en tant que Dieu et elle parle directement de la part de Dieu, en son nom : la parole de l’Église est un signe, dont la res est tout à la fois la parole que Dieu nous adresse et son écoute des paroles que nous lui adressons. Le signum et res est le discours du Christ. Il est le Discours du Père ; en tant que discours du Père qui nous est adressé, il est incarné dans l’Église et par conséquent, quoi qu’ait pu se passer par ailleurs, il ne parle qu’à travers ce corps. Quand l’Église prononce l’absolution, c’est l’absolution du Christ. Lorsque deux ou trois se réunissent en tant qu’Église pour intercéder auprès du Père, il est là, priant avec et, de fait, par eux5. Nous devons encore questionner la véracité de ce mystère. Plus tôt, nous nous sommes demandé : comment se fait-il que le corps du Christ ressuscité soit une communauté créée ? Nous avons répondu : c’est ainsi simplement parce qu’il le considère ainsi et parce que la façon dont le Logos considère les choses détermine leur façon d’être. À la question présente, nous devons répondre avec une même, et finalement identique, simplicité : de deux choses l’une, la promesse de l’Évangile énoncée dans l’Église est soit énoncée par le Christ ressuscité, soit elle est totalement fausse ; parce qu’elle est vraie, elle est énoncée par le Christ ressuscité. La véracité de l’Évangile est le fait ontologique que nous cherchons. [272] S’il n’est pas la parole que le Jésus ressuscité nous adresse, l’Évangile est faux parce qu’il promet ce que lui seul, en personne, peut véritablement promettre. L’Évangile promet Jésus lui-même, c’est-à-dire qu’il sera éternellement notre identité devant le Père et notre communion les uns avec les autres. On peut promettre beaucoup de la part de quelqu’un ; mais pour promettre le propre soi de quelqu’un, je ne dois pas seulement parler de la part 2 3 4 5

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 185-188. Saint AUGUSTIN, In Psalmos, CXL.3. Ibid., XXX.2,4. Mt 18,20.

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de cette personne mais en sa personne. Les apôtres, tous les évangélistes de l’amour de Jésus et les liturges qui le plaident devant Dieu, affirment toujours, explicitement ou non, parler en la personne de Jésus6. Si leur affirmation est exacte, leur discours est le discours de Jésus ; si leur affirmation est fausse, l’Évangile est faux. Enfin, dans cette section, nous devons observer que le sens de notre précédente interprétation est inversé. Jusqu’ici, ce travail a utilisé la catégorie vétérotestamentaire de la prophétie pour interpréter la parole de Dieu autant en Israël que dans l’Église, comme le fait le Nouveau Testament lui-même. Toutefois maintenant, nous sommes partis du discours de l’Église en l’interprétant par la doctrine trinitaire et christologique que ce discours a développé pour sa propre interprétation. Ce nouvel ordre d’interprétation indique l’ordre ontologiquement fondateur. Si l’avènement du Christ est l’accomplissement de l’histoire d’Israël, alors son discours dans l’Église est la possibilité de toute prophétie, également en Israël. Le Logos éternel est la Parole unique de Dieu, chaque fois qu’elle est prononcée. Et la préexistence du Christ en tant que ce Logos, est précisément sa préexistence, la préexistence de celui qui est dans et pour l’Église7. Les Pères ne pouvaient pas lire autrement l’Ancien Testament : la Parole de Dieu qui « venait » pour établir les prophètes et qui était ensuite énoncée par ces prophètes8 n’était autre que ce Christ9. Même la doctrine apologétique du Logos a dû sacrifier sa pureté conceptuelle à cette conviction. Ainsi, par exemple, selon Origène : « Par paroles du Christ, nous n’entendons pas seulement ce qu’il a enseigné […] quand il a vécu dans la chair ; car auparavant le Christ, Parole de Dieu, se trouvait déjà en Moïse et dans les prophètes10. » Notez qu’Origène ne retourne pas du « Christ » au « Logos » dans la dernière phrase.

II Christ est la Parole de Dieu. La viva vox de l’Évangile est la Parole de Dieu. Les Écritures sont la Parole de Dieu. Ce chapitre sera consacré de manière disproportionnée aux Écritures ; étant donné l’histoire théologique de l’Occident, une discussion complète de scriptura ne peut être omise dans aucun système dont l’intention est ecclésiale. Dans le protestantisme de la fin du XVIe et du XVIIe siècles, le développement de ce thème peut se targuer d’être la seule proposition entièrement développée à ce jour ; on s’y référera de temps en temps, plutôt favorablement. 6 7 8 9

10

Pour plus de détails, Robert W. JENSON, Story and Promise, Philadelphia, Fortress, 1973, p. 160-163. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 180-188. Ibid., p. 108-110. Ici comme en bien d’autres endroits, Jaroslav PELIKAN offre une description claire et concise de la situation ; La tradition chrétienne. Histoire du développement de la doctrine, trad. J.-L. Breteau, Paris, PUF, 1994, t. I, p. 115-116. ORIGENE, Traité des Principes I, op. cit., § 1, p. 77. Ou voir I. DE LYON, Contre les hérésies, op. cit., livre IV, § 2.3, p. 401.

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[273] Le volume précédent s’est occupé d’une partie de la proposition faite dans ce travail, en discutant du rôle des Écritures comme norme à la disposition de la théologie pour juger la fidélité de l’Église. Ce faisant, nous avions repris une distinction proposée dans le vieux protestantisme mais qui n’a généralement pas été adoptée. Johannes Musaeus enseigna que l’autorité des Écritures consiste en « une double capacité : l’une de juger les autres écrits et enseignements ; […] l’autre de susciter l’assentiment de la foi11. » En considérant les Écritures comme une norme du jugement théologique, nous nous sommes limités à la première « capacité ». Ici, nous nous tournons vers la seconde. Les Écritures sont lues dans toutes les célébrations de l’Église ; par ailleurs, leur langue, leurs histoires et leurs expressions les imprègnent ; elles sont lues dans les moments de dévotion des foyers chrétiens et des communautés religieuses, où elles façonnent les esprits de génération en génération ; les Écritures sont lues tranquillement par les croyants ; et même un théologien vérifiant une référence peut être touché par elles de façon inattendue. Dans certains rites traditionnels, la lecture des Évangiles est introduite par l’annonce : « le Saint Évangile vient de l’Évangile selon… » La répétition du mot « Évangile » fournit l’intention exacte : lire un texte de l’Évangile c’est annoncer l’Évangile salvateur. Lorsqu’un texte est effectivement lu, ce n’est pas qu’un simple texte, c’est en quelque sorte une parole vivante adressée. Le lecteur, ne serait-ce que pour lui, s’approprie et dirige le texte par son choix, sa posture, son acoustique ou son intonation mentale, son tempo, et ainsi de suite. Mais surtout, le contexte communautaire du lecteur et des auditeurs – même lorsqu’il s’agit de la même personne – dirige la destination du texte dans et à l’intérieur du discours vivant de la communauté ; dans les offices eucharistiques et les cérémonies où l’on prêche, cela se produit de façon très explicite avec l’homélie qui suit les lectures. La première et principale doctrine de scriptura n’est donc pas du tout une proposition au sujet des Écritures. Il s’agit plutôt d’une instruction liturgique et dévotionnelle : laissez les Écritures être lues à chaque occasion, en étant attentif à ce qu’elles soient réellement destinées à leurs auditeurs, même s’il ne s’agit que du lecteur. Les Églises les plus fidèles aux Écritures ne sont pas celles qui légifèrent sur les propositions les plus honorifiques concernant les Écritures, mais celles qui les lisent et les écoutent le plus souvent et le plus soigneusement. Dans la vie de foi, la normativité scripturaire la plus étroitement théologique ne peut fonctionner qu’à l’intérieur de ce rôle. L’autorité fondamentale des Écritures est simplement le fait que sa viva vox est présente dans l’Église, et présente de manière à modeler sa vie. Dans la mesure où la théologie est appelée à mesure la fidélité de l’Église sur ce sujet également, les questions décisives sont alors des questions concernant une pratique ecclésiale élémentaire. Quelles histoires, argumentations et tournures de phrase arrivent effectivement à enrichir l’esprit de ceux qui sont sensés être instruits dans la foi ? Lorsque des prières ou 11

Johannes MUSAEUS, Introductio in theologiam (1679), ii.iii.

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des hymnes sont choisis ou écrits, quel vocabulaire et quels récits d’invocation et de bénédiction viennent en premier ? Sommes-nous témoins du combat du prédicateur pour être fidèle aux textes lus, qu’il y parvienne ou non ? La première doctrine au sujet des Écritures peut être formulée ainsi : privilégiez ce livre au sein du discours vivant de l’Église. Et cela, bien sûr, soulève une question théorique : pourquoi les Écritures devraient-elle être ainsi privilégiées ? La réponse est presque tautologique. [274] L’Évangile est un récit, et ce livre raconte ce récit dont tous les autres s’inspirent, indépendamment du besoin qu’ils ont d’être corrigés par lui12. Bien avant la Pentecôte, Israël a raconté son histoire avec Dieu en éditant, en lisant et en commentant son livre d’histoire, et l’Église est née directement au sein de cette tradition. La formation d’un Nouveau Testament a été faite de façon plus délibérée dans le cadre de la lutte générale de l’Église contre les premières hérésies, en particulier en réponse à la création par Marcion du premier canon hérétique du Nouveau Testament13. Cependant, la collection de textes et sa relation avec l’Ancien Testament n’ont pas été fabriquées dans le but de fournir des preuves textuelles pour ou contre certaines affirmations, mais elles ont été plutôt composées d’après le dessein et la compréhension de l’histoire de l’Église telle que celle-ci l’avait racontée pendant tout ce temps-là. Ainsi, le canon du Nouveau Testament a pu accueillir des Évangiles dont l’agencement des événements était manifestement discordant parce que tous les quatre étaient utilisés dans des Églises orthodoxes, et il pouvait accueillir des lettres théologiques qui n’étaient pas facilement harmonisables d’un point de vue systématique parce qu’un témoin apostolique est un témoin apostolique. Le Nouveau Testament a retracé cette histoire globale et a transmis un témoignage apostolique inexpurgé en faveur du moment culminant de cette histoire qui se situe dans le Christ14. Autrement dit, une interprétation narrative générale des documents qui sont devenus le Nouveau Testament, dans leurs relations à l’Ancien Testament et les uns aux autres, a été elle-même le principe de leur rassemblement. La pratique continue de l’Église en matière de proclamation et de prière, et la collection des Écritures telle qu’elle a été progressivement constituée, étaient tout simplement des versions de la même histoire réalisées sur deux supports. La doctrine scripturaire du vieux protestantisme considéra, à juste titre, que la « perfection » ou le fait d’être « suffisant » était le premier attribut déterminant des Écritures, signifiant par là que son contenu est le même que celui du message constant de l’Église et que rien ne devait être ajouté à l’un à partir de l’autre15. Que chacun ait néanmoins besoin de l’autre n’a pas été aussi clair pour ces théologiens que cela aurait pu l’être. 12 13 14 15

Par ex., Johann GERHARD, Loci theologici (1610), i.xviii, 367. Hans Freiherr VON CAMPENHAUSEN, Die Entstehung der christolichen Bibel, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1968, p. 173-241. Ibid., p. 237-242. J. GERHARD, Loci theologici (1657), i.xviii.367.

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Irénée de Lyon fut peut-être le principal artisan de ce principe matériel. « Le cadre de son interprétation générale était fourni par le schéma historico-salvateur des alliances divines qu’Irénée emprunta à Justin […]. Mais Irénée […] avait les moyens d’approfondir puissamment la notion ancienne : c’est ici qu’interviennent ses présentations de la relation entre création et rédemption, et entre rédemption et vie nouvelle16. » De même, le langage des Écritures doit être privilégié dans l’Église ; cette intuition remonte au moins à Origène17. Car à la différence de théories ou de déclarations factuelles individuelles, la narration offre peu d’espace pour la traduction de concepts, de métaphores, [275] ou de tournures de phrases. Un texte de physique ne perd guère, ou même rien, à être traduit du français en anglais ; la traduction de Proust perd beaucoup ; la traduction de l’élocution ou des allusions proustiennes dans un anglais facilement accessible pour des étudiants anglophones non préparés perdrait quasiment tout. En outre, la traduction d’un récit doit être guidée par sa conclusion ; il ne peut être intelligible qu’à partir de celle-ci. Mais la conclusion du récit biblique n’est donnée qu’en se référant à une personne, le Christ qui revient, et dans une iconographie apocalyptique intraduisible. Ainsi, même le grec et l’hébreu bibliques doivent, quelque part, être familiers dans la vie de l’Église. Et le style ou les tournures habituelles des Écritures, quelle que soit leur traduction dans une langue moderne, ne peuvent être remplacées ; même dans une théologie aussi abstraite que celle de ce travail, nous ne pouvons pas nous passer – pour prendre des exemples évidents – de phrases telles que « qui ressuscite notre Seigneur Jésus », « la venue de la Parole », « les cieux », ou la « justification ». Parmi les gens d’Église, une référence désinvolte à « Babel » devrait évoquer tout un réseau d’histoires et d’enseignements, et les blagues ou les insultes devraient être dans le genre de celles de Samson ou d’Ananias. Pour l’illustrer avec un exemple de poids, prenons la refonte après le concile Vatican de la messe romaine en langues vernaculaires, et particulièrement la tentative d’offrir dans ce cadre des hymnes dans des langues vernaculaires ; cette entreprise a été, du moins dans les territoires anglophones, un fléau plus souvent qu’une bénédiction, du fait de l’absence de telles considérations18. Enfin, dans cette même veine, nous devons noter que c’est un texte qui est privilégié. Lire un texte diffère aussi de la composition d’un message laissée à sa propre responsabilité : ces phrases, ces paragraphes et ces documents sont donnés autant au lecteur qu’à l’auditeur. La Parole de Dieu trouve toujours le moyen, nous l’avons dit, d’être en quelque sorte une parole « externe », une parole qui ne peut être absorbée dans la subjectivité de l’auditeur. Le caractère 16 17 18

Ibid., i.xviii.240-241. Peter WIDDICOMBE, The Fatherhood of God from Origen to Athanasius, Oxford, Clarendon, 1994, p. 54-57. Des entreprises récentes comme l’« évangélisation de divertissement » ou les spécifications liturgiques et catéchétiques du mouvement pour une « Église de croissance », se situent, bien évidemment, sur un autre niveau de déshonneur.

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textuel des Écritures constitue une telle objectivité, celle d’un don apostolique de proclamation et de prière. Quoi que l’Église fasse de temps en temps des Écritures ou de n’importe quel passage, les pages elles-mêmes demeurent là, comme une relique textuelle de l’Évangile apostolique19. Revenons à la justification du privilège que les Écritures possèdent au sein de l’Église. Ceci, nous l’avons dit, est presque une tautologie, mais cette tautologie est sacramentelle. Comment quelqu’un lisant un livre peut-il être le Christ ressuscité qui parle ? Nous avons déjà développé une partie de la réponse. Dans la mesure où ce qui est lu est un discours vivant, c’est l’Évangile qui promet ce que [276] le Christ seul en personne peut promettre ; la vérité de ce qui est dit est donc elle-même la relation sacramentelle. Mais dans le cas des Écritures, le discours vivant n’est pas celui d’une personne vivante, mais il traîne avec lui tout le poids des conditionnements historiques et des limites inhérentes à des millénaires passés à écrire, éditer et collectionner. Dans le premier volume de ce travail, Johann König a fourni une description du problème qui a motivé la vieille doctrine protestante : nous pouvons considérer les Écritures « comme étant tout simplement la parole divine, au quel cas nous pouvons dire que les Écritures précèdent l’Église ; ou comme étant consignée par écrit, au quel cas nous pouvons dire que les Écritures sont postérieures à l’Église20. » Lorsque les Écritures sont simplement comprises comme la Parole de Dieu, elles sont l’Évangile salvifique de Dieu qui crée l’Église. Mais les Écritures, en tant que telles, sont une collection d’écrits rassemblés par l’Église, dont certains ont été écrits dans l’Église. Comment passons-nous théologiquement de l’un à l’autre ? Dans la vieille doctrine protestante, « passer de verbum dei à scriptura a été réalisé au moyen de l’“inspiration”21. » Assurément, ce fut initialement le bon choix. C’est l’Esprit qui doit, en effet, libérer la composition, l’édition, la préservation, la collection et la lecture de certains textes par l’Église, pour que ceux-ci soient susceptibles d’être la parole du Christ ressuscité à son Église. Mais, ironiquement, cette doctrine oublia que l’Esprit est la liberté. La 19

20 21

C’est une des raisons pour lesquelles les tentatives pour sauver les Écritures de ce qui est considéré, à un moment donné, comme étant politiquement incorrect au moyen de « traductions » qui les amputent sont totalement futiles. Ainsi les éditeurs du Lectionary for the Christian People, Gordon Lathrop et Gail Ramshaw-Schmidt (éd.), New York, Pueblo, 1986, ont détecté, parmi bien d’autres lacunes, un antisémitisme chez Jean. Laissons-les dénoncer cela ; peut-être ont-ils raison. Mais ne les laissons pas aseptiser Jean en traduisant hoi Iudaioi par « peuple juif » lorsqu’ils sont mentionnés de manière favorable ou neutre, et par « judéens » lorsqu’ils le sont défavorablement. Il existe, évidemment, des productions pires que ce lectionnaire ; quelqu’un qui ne serait pas initié dans l’idéologie actuelle pourrait prendre The New Testament and Psalms: An Inclusive Version, Victor Gold et al. (éd.), New York, Oxford University Press, 1995, pour un canular d’étudiants. Mais ce sujet est sérieux : seule une Église qui a oublié son identité avec l’Église apostolique peut utiliser pareil matériel. Johann KÖNIG, Theologia positiva acroamatica (1664), p. 83. Carl Heinz RATSCHOW, Lutherische Dogmatik zwischen Reformation und Aufklärung, Gütersloh, Gerd Mohn, 1964, vol. 1, p. 79.

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scolastique protestante fit de l’inspiration un prédicat de ces événements par lesquels la Parole de Dieu a fini par être « couchée par écrit22 ». L’identité du verbum dei avec certains écrits était censée avoir été exécutée par des contrôles divins qui garantissaient la vérité et la puissance de ces écrits par l’exactitude de leur contenu. Cela rendait inutile, et en fait impossible, toute relation sacramentelle entre le discours de Dieu et leur lecture effective. Nous devons raisonner précisément à l’inverse pour interpréter le vrai mystère de la voix divine vivante des Écritures. En effet, pour prendre un cas qui n’est pas souvent cité, comment les productions d’un fonctionnaire de la cour de Jérusalem, copiées en partie de modèles égyptiens23, peuvent-elle être la « sagesse » de Dieu pour ma vie ? Ce n’est pas parce que l’Esprit a fourni exactement les mots qu’il écrit ce jour-là, garantissant ainsi leur sagesse et leur puissance indépendamment de toute histoire ultérieure. C’est, au contraire, l’événement dans sa totalité – depuis ce fonctionnaire mémorisant des maximes de sagesse de l’Égypte ou d’ailleurs dans sa jeunesse, jusqu’à ce qu’il y pense à nouveau une fois devenu adulte, puis en passant par les aléas de la collecte, de l’édition et de la préservation, jusqu’à la façon dont nous recevons les lectures de l’Ancien Testament un certain dimanche matin – qui est mobilisé par la liberté de l’Esprit. La Bible est le livre de l’Esprit, qui peut en faire ce qu’il veut ; et l’Église, qui est son prophète, sait ce qu’il en est.

III [277] Tout d’abord, l’Église doit donc lire les Écritures. Bien sûr, même le choix de ce qu’il faut lire est déjà une interprétation de cette lecture. La question ne peut être évitée et elle est en effet une question systématique et théologique fondamentale : comment l’Église doit-elle s’y prendre pour interpréter ses Écritures ? Le premier point qui doit être souligné consiste à revenir encore une fois au contexte ecclésial et en même temps à relativiser les réponses procédurales à cette question. Une interprétation ecclésiale des Écritures n’est pas une interprétation qui obéit à une procédure privilégiée, qui, par exemple, privilégierait la critique rédactionnelle par rapport à la critique des formes, ou vice versa, ou qui éviterait absolument toutes les méthodes critiques, ou qui suivrait une recommandation similaire. Une interprétation ecclésiale des Écritures est une interprétation faite au cours d’activités propres à l’Église : une prédication missionnaire, une liturgie, une homélie, une catéchèse, le passage d’une épreuve, une décision de gouvernance, une cure d’âme, ou des œuvres de charité. Et pour répéter, dans ce contexte, une remarque déjà faite dans un contexte légèrement différent : il n’y a aucun moyen de faire la liste par avance des rôles que les Écritures peuvent jouer dans ces différentes entreprises et dans l’évolution de leur situation historique. Comme le disait Hans Frei, le chef de 22 23

En ce qui concerne la doctrine et son développement, dans sa forme luthérienne paradigmatique, avec des textes, voir ibid., p. 81-97. Par ex., Pr 61,19.

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file des herméneutes de la récente théologie américaine qu’on appelle l’« école de Yale » : « Il est très peu probable que n’importe quel modèle pour la lecture de textes, de textes narratifs en particuliers, et plus spécifiquement encore de textes narratifs bibliques, puisse servir de manière générale ou fondatrice24. » Néanmoins, il y a maintenant une question méthodologique primordiale qui ne peut être évitée. En modernité, l’exégèse « historico-critique » est devenue la manière convenue de lire les textes dont l’origine se situe à une certaine distance temporelle du lecteur. Cette politique est maintenant enseignée dans toutes les principales écoles de théologie comme étant la seule façon légitime de lire la Bible. La critique récente des effets de ce programme sur l’Église n’a produit aucun changement acceptable. C’est une caractéristique propre à la modernité que d’expérimenter la durée temporelle entre nous et, par exemple, la vie et l’enseignement de Socrate, comme une distance, bien qu’elle pourrait évidemment être tout aussi bien ressentie comme une affinité, comme cela a été le cas pendant la majeure partie de l’histoire humaine. « Ce n’est qu’avec l’effondrement de la métaphysique traditionnelle […] que l’historicité de l’existence est venue pleinement à la conscience25. » Tant que l’histoire est vécue comme enchâssée dans la structure immuable d’un être cosmique, la différence entre hier et aujourd’hui n’est pas ressentie comme une différence mais plutôt comme un hommage ; les comptesrendus de Platon sur Socrate sont lus comme si Platon était un journaliste local éprouvé [278] et Socrate une personnalité publique vénérée. La métaphysique de l’atemporalité est la théologie de cette religion de l’enfermement cosmique, et ce n’est qu’un autre aspect du revers dû à la sécularisation de l’Évangile dans la civilisation occidentale que d’avoir discrédité cette métaphysique26. Si l’histoire de l’Évangile est la vérité finale de l’être, alors c’est précisément dans les différences temporelles à l’intérieur de l’histoire qu’émerge la vérité. Ceci appartiendra à la conscience de la modernité occidentale et à celle des cultures influencées de façon décisive par l’Occident, tant qu’elles dureront : Socrate, pour continuer avec cet exemple, n’est pas notre contemporain ; son Athènes était un endroit très différent de n’importe lesquelles de nos communautés ; ses références les plus décisives et ses tournures de phrases 24

25 26

Hans FREI, « The “Literal Reading” of Biblical Narrative in the Christian Tradition : Does It Stretch or Will It Break ? », résumé et édité par Kathryn TANNER in The Return to Scripture in Judaism and Christianity, Peter Ochs (éd.), New York, Paulist Press, 1993, p. 70. Cet essai, sous sa forme abrégée par Tanner, est peut-être la déclaration la plus explicite de Frei sur sa position de maturité, et en particulier sur son jugement concernant les théorie et anti-théories herméneutiques dominantes. La congruence entre une grande partie de la théorie de Frei – s’il était d’accord de l’appeler ainsi – et ce qui suit est évident : ce qui est central pour les deux est l’observation que la Bible est le livre de l’Église, et par conséquent que les règles correctes pour lire la Bible doivent être celles qui constituent la relation de l’Église à ce livre. Mais il n’est pas clair pour moi si Frei serait prêt à souscrire à tout ce qui suit ; c’est un antimétaphysicien très déterminé, et cela doit sûrement faire une différence ici aussi. Gerhard EBELING, Wort und Glaube, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1960, p. 33. Le grand interprète de ceci est à nouveau Friedrich GOGARTEN, Der Mensch zwischen Gott und Welt, Stuttgart, Vorwerk-Verlag, 1956.

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dépendent de connaissances et d’attitudes qui nous sont étrangères. Autrement dit, lui et nous sommes conditionnés historiquement et de façon différente. Une stratégie spécifique envers le passé et envers les textes dans lesquels nous prenons connaissance de ce passé s’ensuit immédiatement : « Lorsque […] le fait du changement historique, d’un conditionnement historique […] devint évident, la liberté, mais aussi la nécessité […] fut ressentie d’examiner l’histoire dans sa pure historicité, c’est-à-dire objectivement à distance27. » L’exégèse historico-critique n’est rien d’autre qu’une interprétation motivée par la détermination de découvrir Socrate et Platon qui parle de lui, Jésus et les apôtres qui parlent de lui, Moïse et les rédacteurs qui parlent de lui, comme ils étaient à leur époque et dans leur contexte, et la façon dont ils étaient conditionnés par ceux-ci, précisément en tant qu’ils ne sont pas notre époque ou notre contexte. Cette conscience historique et les procédures de lecture qui se sont développées au sein de cette conscience – les différentes sortes de « critiques » – sont en soi indispensables pour l’interprétation des Écritures par l’Église. Car « la procédure qui, de manière critique, rend les documents transparents dans leur historicité, et par conséquent dans leur distance vis-à-vis du présent […] crée le présupposé nécessaire pour […] les laisser nous dire quelque chose28. » Dans la compréhension qu’a le christianisme de la réalité en tant qu’histoire, la découverte que Paul, à son époque et dans son contexte, n’a pas nécessairement pensé et expérimenté ce que moi, à mon époque et dans mon contexte, présuppose que chacun doit penser et expérimenter, est une première étape nécessaire pour que Paul ait autorité sur moi. Paul ne peut enrichir ma connaissance de l’Évangile aussi longtemps que je suppose que sa connaissance et la mienne doivent être évidemment les mêmes. La lecture historico-critique des Écritures est – du moins là où le christianisme et la modernité, ou la postmodernité, se chevauchent – la nécessaire « critique de soi par l’interprète eu égard aux […] possibilités d’aveuglement sur […] l’intention du texte29. » Dans le même temps, la conscience historico-critique et la pratique mettent en crise toute interprétation, une crise inhérente à la modernité occidentale et de plus en plus désastreuse pour elle, et qui jusqu’à présent n’est pas non plus résolue dans l’Église. Dans la modernité, une lecture savante des textes consiste à construire des ponts à travers la distance historique entre les lecteurs et l’époque et le contexte d’où ces textes proviennent, afin de surmonter le « fossé herméneutique » qui existe entre nous et Jésus ou Saint François ou Socrate. La question devait finalement se poser : peut-on y arriver ? [279] Le monde occidental en est venu à considérer le passé « à distance » de façon trop déterminante. Et cette aliénation a également pénétré profondément dans la pensée de l’Église. Quand nous avons pris pleinement conscience, par exemple, que le Jésus historique a raconté la parabole des vignerons-gardiens30 27 28 29 30

G. EBELING, Wort und Glaube, op. cit., p. 33. Ibid., p. 36. Ibid., p. 451. Mc 12, 1-9 et par.

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comme une menace eschatologique immédiate envers les dirigeants juifs du temple et de la synagogue du premier siècle, que devons-nous alors faire de cette parabole, nous qui ne sommes pas ces personnes, et qui ne pouvons pas ressentir la façon dont elles pouvaient entendre pareille menace, et qui, en outre, savons que la plupart d’entre elles moururent probablement de vieillesse ou ne furent pas tuées par un archange mais par Titus ? Il est ironique de constater que, généralement, les prédicateurs et les enseignants sont mis en échec par ces questions et retombent sur n’importe quelle platitude moralisante ou théologique qu’ils auraient proclamée de toute façon ; c’est-à-dire qu’ils retournent aux possibilités mêmes d’aveuglement desquelles l’étude historico-critique devait les préserver. Ou, pour prendre un autre type de problème, lorsqu’une enquête a fait ressortir clairement que l’Antiquité n’avait aucun concept pour parler d’« orientations sexuelles »31, quel usage pouvons-nous alors faire des jugements des Écritures concernant les pratiques sexuelles32 ? Les exégètes universitaires, lorsqu’ils sont interrogés par l’Église, lèvent les yeux au ciel et répondent que les conditionnements historiques empêchent Paul ou les auteurs du Lévitique de nous parler sur cette question. Dans cette crise causée par sa propre modernité, l’Église n’est capable de vivre ni avec ni sans « l’exégèse historico-critique »33. Et pourtant, la solution, telle qu’elle apparaît à l’auteur de ces lignes, est fournie par une idée simple. Quels que soient les gouffres herméneutiques qui doivent être surmontés dans le cadre de l’exégèse biblique en Église, il y en a un qui ne doit pas être postulé ou tenté d’être surmonté : il n’y a aucune distance historique entre la communauté dans laquelle est apparue la Bible et l’Église qui cherche aujourd’hui à comprendre la Bible, car il s’agit de la même communauté. On a fait grand cas récemment des « communautés d’interprétation » : ce qu’un texte signifie dans une telle communauté, dit-on, ne peut avoir que peu de rapport avec ce qu’il signifie dans une autre. C’est sans doute le cas ; et cette idée est un autre coup porté aux hypothèses de la modernité34. Mais le texte que nous appelons la Bible a été initialement rassemblé par la même communauté d’interprétation que celle qui doit maintenant l’interpréter35. L’erreur commise par presque toute l’exégèse biblique moderne est l’hypothèse subliminale que l’Église dans et pour laquelle Matthieu et Paul ont 31 32 33

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Ce qui est à son crédit en matière de réalisme, ceci dit. Rm 1,26-27. Une série de diagnostics et d’essais polémiques sur ce sujet se trouvent dans : Reclaiming the Bible for the Church, Carl E. Braaten, Robert W. Jenson (éd.), Grand Rapids, Eerdmanns, 1995. La fondation épistémologique de la modernité consiste dans l’hypothèse d’un standard commun de rationalité. Et la modernité en effet avait un tel standard, mais elle a oublié de remarquer qu’il existait en vertu non d’un don abstrait du système nerveux humain mais de textes. Ici, je ne m’appuie pas directement sur le travail de Brevard CHILDS, mais son œuvre principale doit être citée, comme une pierre fondatrice permanente de réflexions telles que celles ici conduites. Biblical Theology of the Old and New Testaments, Minneapolis, Fortress, 1993.

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écrit, ou dans laquelle Irénée a mis en forme le canon, et l’Église dans laquelle nous lisons maintenant ce qu’ils ont produit, sont historiquement éloignées l’une de l’autre. Autrement dit, l’erreur est l’hypothèse subliminale [280] selon laquelle il n’y a pas d’Église universelle diachroniquement identique : la quasitotalité de l’exégèse biblique moderne suppose en réalité une ecclésiologie sectaire. Mais alors qu’Athènes a peut-être disparu dans le passé et a été remplacée par Paris ou New York, l’Église de Paul vit encore comme la même Église à laquelle les exégètes croyants appartiennent aujourd’hui. En outre, cette Église demeure dans la même relation par rapport à l’Israël canonique qu’au jour de la Pentecôte. Ce que la théorie herméneutique la plus perspicace du XXe siècle a affirmé doit donc s’appliquer à l’Église et à son Écriture, même si c’est le seul endroit : notre effort actuel pour comprendre un texte transmis ne peut être désespéré puisqu’il consiste seulement en la poursuite de l’appropriation d’une tradition communautaire continue dans laquelle nous avons vécu précédemment36. Passé et présent n’ont pas besoin d’être reliés avant qu’une compréhension puisse commencer, car ils sont toujours déjà médiatisés par la continuité du langage et des discours de cette communauté : les concepts, tournures de phrase, métaphores principales et justifications prêtes à l’emploi avec lesquels j’essaie maintenant de dire ce que le texte dit, ne peuvent être totalement inadaptés à cette tâche puisqu’ils ont été inculqués en moi par la même tradition à laquelle ce texte appartient37. « [C]omprendre […] doit être pensé moins comme une action de la subjectivité que comme une insertion dans le procès de la transmission où se médiatisent constamment le passé et le présent38. » Quand les exégètes universitaires disent que les opinions de Paul sont conditionnées de manière trop historique pour être utiles aujourd’hui, ou que la parabole des vignerons-gardiens ne peut contrôler les ajustements que nous opérons maintenant pour en tirer quelque chose, ils interprètent simplement les Écritures comme elles le sont maintenant inévitablement en dehors de l’Église. Les communautés actuelles, composées des élites académiques, politiques et managériales39, sont en effet d’un point de vue historique coupées de la communauté dans laquelle la Bible a émergé. Et c’est la raison, et en effet l’excuse, de leur impuissance devant ce texte. Mais lorsque l’Église lit les Écritures au cours de son culte, de sa catéchèse et de sa prédication, ses interprètes ne peuvent renoncer si facilement, car ils sont eux-mêmes en jeu. Ceux qui interprètent les Écritures dans et pour l’Église sont obligés de continuer de dire ce qu’elle dit et, par ce simple fait, ils affirment que les Écritures nous disent quelque chose ; dans cette lutte réside le principe herméneutique. Les évêques, les presbytres de paroisses et les savants à leur 36 37 38 39

Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio (et éd.), Paris, Seuil, 20064, p. 286-328. Ibid., p. 405-427. Ibid., p. 312. Ce qui inclut, de façon décisive et destructive, les dénominations telles que « littérature biblique » et « études religieuses ».

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service sont ceux dont le travail consiste à lire le texte honnêtement et fidèlement, et dont les présuppositions sur le travail impliqué par leur mission conserveront l’autorité des Écritures ou l’affaibliront par leur renoncement à le faire. La vieille doctrine protestante des Écritures lui a donné un second prédicat qui est essentiel : la « clarté », par quoi ils ne voulaient pas dire qu’elle ne contient aucun obscurité ou qu’elle peut être comprise sans effort40, mais que cet effort ne sera, en fin de compte, pas anéanti. [281] Une des conséquences de la position qui vient d’être prise doit être notée et soulignée : l’honnêteté historique exige de la part de l’Église d’interpréter les Écritures à la lumière de ses dogmes. Si l’enseignement dogmatique de l’Église en est arrivé à contredire les Écritures alors il n’y a plus d’Église, et qu’importe la façon dont le groupe qui se prend par erreur pour l’Église lit les Écritures ou quoi que ce soit d’autre. Mais si l’Église existe, alors ses dogmes sont en continuité directe avec les Écritures et sont un principe nécessaire pour les interpréter, et inversement. Par exemple, l’Église enseigne que la Parole qui est adressée aux prophètes et le Verbe incarné par Marie sont la même entité ; par conséquent, l’interprétation des chants du Serviteur par la christologie des conciles œcuméniques n’est pas l’imposition d’une règle extrinsèque, mais plutôt l’élucidation essentielle de ce que le texte dit historiquement. Cela ne signifie pas que chaque passage biblique doit être en accord avec les dogmes. La Bible n’est théologiquement pas homogène, même par rapport à elle-même ; une unanimité point par point n’est pas non plus le mode de consensus diachronique d’une communauté. Cela ne veut pas dire non plus que l’étude historique ne peut pas découvrir que certaines décisions apparemment dogmatiques de l’Église ne sont pas étayées par les Écritures. Dans ce cas, l’Église, liée par sa foi à la direction de l’Esprit, supposera que le désaccord n’est pas fatal et qu’il peut être surmonté. Un exemple classique est la manière dont les conciles œcuméniques plus tardifs ont traité la christologie de Chalcédoine, la soumettant encore plus à l’intuition de Cyrille dans l’unité de la narration évangélique41. De telles intuitions, et une pratique exégétique qui s’appuie sur elles, n’annulent pas la capacité de l’étude historico-critique de confronter les lecteurs des Écritures avec l’altérité des textes. Entre Esaïe et Paul, et entre chacun deux et un exégète moderne, il y a suffisamment de distances historiques, et c’est la tâche de la critique historique de les expliciter. Mais ce sont des différences de temps et de contextes à l’intérieur de la vie d’une même communauté. Les distances historiques que la lecture historico-critique des Écritures peut et doit garder ouvertes sont des distances historiques à l’intérieur de l’histoire de la communauté liée à ces Écritures ; elles sont la boussole historique d’une 40

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J. GERHARD, Loci, op. cit., i.ii, § 414 : « Non excludia nobis per assertionem perspicuitatis piumstudium in lectione et meditatione Scripturae adhibendum, nec adminicula ad Scripturae interpretationem necessaria. » R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 171-179.

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même communauté dont elles constituent le livre. Les distances historiques qu’une interprétation doit en effet considérer et par rapport auxquelles les travaux historico-critiques doivent rendre attentif, sont celles qui existent entre Moïse et les prophètes ultérieurs, ou entre les prophètes et Jésus, ou entre Jésus et Paul, et entre Paul et nous, mais jamais entre l’histoire dans son ensemble et nous, jamais entre la communauté biblique dans son ensemble et l’Église actuelle. Les exégètes de l’Église n’ont pas besoin de faire – et en réalité ne sont pas autorisés à faire – des efforts particuliers pour rejoindre la communauté dont parlent les Écritures, puisqu’ils lui appartiennent déjà, ou pour se connecter à son histoire puisqu’ils sont eux-mêmes des personnages de cette histoire42. La théologie de Jean différait de celle de Paul, et celle du présent auteur diffère de celle de Jean. Les attentes de Marc concernant la Fin différaient de celles de Daniel, et [282] celles du présent auteur diffèrent de celles de Marc, et ainsi de suite. C’est la tâche d’une lecture historico-critique de souligner ces différences encore plus fortement. Mais dans l’Église, cela doit être fait uniquement pour profiler les différents moments d’une unique histoire cohérente, d’un point de vue dramatique, et de sa narration. Avec n’importe quel événement ou passage biblique, cette étape préliminaire est nécessaire ; mais l’interprétation réelle est alors l’art d’exposer l’événement, l’enseignement, la prophétie ou la prière ainsi profilés à leur place dans l’unique histoire de Dieu avec son peuple. Autrefois, l’Église nommait « spirituelle » ce genre d’exégèse. La véritable intention de l’exégèse spirituelle traditionnelle a longtemps été cachée à l’Église moderne autant par une pratique irresponsable de celle-ci que par une polémique historiquement mal informée contre l’« allégorie ». Mais elle a été redécouverte, peut-être principalement par l’œuvre d’Henri de Lubac43, qui a déjà été notre guide sur d’autres sujets. À l’origine, l’« exégèse spirituelle » était une exégèse de l’Ancien Testament. L’Église est convaincue que les événements racontés dans le Nouveau Testament sont la conclusion, d’un point de vue dramatique, de ceux racontés dans l’Ancien44. L’exégèse spirituelle, suivant en cela la pratique du Nouveau Testament lui-même, lit ainsi tous les événements de l’histoire de l’Ancien Testament comme ce que nous pourrions appeler des événements prophétiques de parole : « L’allégorie est la prophétie inscrite dans les faits euxmêmes […] [les] réalités historiques […] sont elles-mêmes les figures, elles contiennent elles-mêmes les mystères que l’exercice de l’allégorie a charge d’extraire45. » Ce qu’elles prophétisent, c’est le Christ : l’« esprit » qui doit être 42

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Récemment, des exégètes universitaires se sont beaucoup inquiétés afin de « retrouver » des entités telles que « le discours participatif paulinien » ou « la subjectivité de Jean ». De telles propositions sont des oxymores, car une fois que de telles choses sont perdues elles ne peuvent être retrouvées. Dans l’Église, le « discours participatif » de Paul n’est pas perdu et n’a pas besoin d’être retrouvé. Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture, Pairs, Aubier, 1959-1964. Ibid., 1**, p. 400, 498-511. Ibid., 1**, p. 493.

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trouvé dans la « lettre » de l’Ancien Testament, c’est le Christ. Par conséquent, et contrairement à ce que l’on a souvent pensé46, l’exégèse spirituelle n’a pas pour but de « spiritualiser » ses textes ; le mystère censé être caché dans un événement ou dans un témoignage de l’Ancien Testament « ne consiste point en quelque vérité intemporelle […] C’est une réalité en acte, la réalisation d’un Grand Dessein ; c’est donc […] quelque chose d’historique47. » La « lettre » est la succession des événements racontés par les textes ; et les meilleurs maîtres d’exégèse spirituelle, lorsqu’ils lisent ad litteram, travaillent comme n’importe quel exégète moderne pour retracer les événements dans leur séquence causale48. L’« esprit » est la signification de ces événements, à l’intérieur du récit téléologique global de l’Évangile49. Nous pouvons dire que la lecture « littérale » suit les séquences causales de l’histoire biblique et que la lecture spirituelle suit son dessein eschatologique50. Une telle exégèse n’est ni incontrôlée ni arbitraire, car elle est contrôlée par les récits sur le Christ et les évocations du Royaume dans le Nouveau Testament51. Il n’est absolument pas certain que les principes de l’exégèse biblique de la Réforme soient réellement en contradiction avec ceux de l’exégèse patristique ou médiévale. Si la grande maxime exégétique de Martin Luther [283] est que la Parole de Dieu, dans les Écritures, est « ce qui nous confronte avec le Christ », la conviction de l’exégèse spirituelle est que tout, dans les Écritures, y contribue ; en ce sens, l’Ancien Testament tout entier est une séquence articulée d’événements prophétiques christologiques52. Luther conclut ainsi son introduction aux livres de Moïse : « En guise de conclusion, je devrais également indiquer le sens spirituel que nous présentent la loi du Lévitique et le sacerdoce de Moïse […]. Si vous voulez interpréter correctement et en toute confiance, placez le Christ devant vous, car il est l’homme à qui tout cela s’applique, dans ses moindres détails. Faites alors du grand-prêtre Aaron le Christ seul et personne d’autre53 », et ainsi de suite. Le système classique de l’exégèse spirituelle ne connaissait, bien sûr, pas seulement le sens littéral et le sens spirituel, mais trois modes de ce dernier : les modes « allégorique », « tropologique » et « anagogique ». Leurs différences proviennent du retard de la parousie, c’est-à-dire de la position de l’Église au sein de l’accomplissement de l’Ancien Testament par le Nouveau. Puisque la venue du Christ est divisée – avec le temps de l’Église à l’intérieur de cette 46 47 48 49 50

51 52 53

En toute honnêteté, je dois admettre ma propre complicité par le passé avec cette erreur Ibid., 1**, p. 504. Ibid., 1**, p. 479-487. Ibid., 1**, p. 425-439. Ibid., 1**, p. 515 : « On est conduit par une série de faits singuliers jusqu’à un autre Fait singulier ; une série d’interventions divines, dont la réalité même est significative, achemine à une autre sorte d’intervention divine ». Ibid., 1*, p. 202-207. Ibid., 2*, p. 60-64. Martin LUTHER, Luther’s Works, vol. 38 (préface à l’AT), Theodore Bachmann (éd.), Philadelphia, Muhlenberg, 1960, p. 247.

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division54 –, trois « venues » du Christ accomplissent l’Ancien Testament : l’incarnation, son retour à la fin des temps, et entre les deux son entrée dans le cœur des fidèles55. Une interprétation allégorique est une interprétation christologique ; elle dirige un texte vers l’incarnation. Une interprétation anagogique est eschatologique ; elle dirige un texte vers la Fin. Et une interprétation tropologique ou morale le dirige vers la vie de foi56. Les deuxième et troisième interprétations peuvent donc être appliquées non seulement à l’Ancien Testament mais également aux Évangiles. Cet affinement est certainement approprié de manière générale. On n’aura pas expliqué un passage à l’intérieur du récit biblique global, sans avoir discerné sa dynamique eschatologique et son importance pour la vie des croyants. Toutefois, penser un « sens » eschatologique ou moral autre que celui de l’incarnation induit des tentations évidentes : le sens tropologique peut facilement devenir « ce que ce passage signifie pour moi »57 ; et le sens anagogique peut devenir une spéculation mystique ou apocalyptique sans retenue58. En outre, bien que l’intention initiale de l’exégèse allégorique fût d’interpréter l’Ancien Testament par les événements consignés dans le Nouveau, les exégètes médiévaux allégorisèrent en fait librement même les Évangiles ; mais puisque ce sont les Évangiles qui contrôlent l’exégèse allégorique, il ne pouvait y avoir aucun contrôle sur leur propre allégorisation. On ne peut pas non plus contester que de Lubac a exagéré un peu le caractère historique de l’exégèse spirituelle traditionnelle ; bien que le signe et son référent allégorique soient, en effet, tous les deux des événements historiques, les relations tissées sont souvent elles-mêmes des associations anhistoriques. [284] Ce dont l’exégèse « spirituelle » a besoin pour éviter son dévoiement, c’est précisément cette attention aux positionnements historiques que nous appelons historico-critiques. L’exégèse ecclésiale qui devrait être possible aujourd’hui, devrait être aussi attachée que n’importe quel prédicateur médiéval à trouver un sens christologique, eschatologique et moral à tous les événements ou témoignages des Écritures, tout en étant empêchée, du fait de la conscience historique, de les trouver par des associations anhistoriques. Ce travail n’offrira pas d’exemples fabriqués de toute pièce d’une telle exégèse, mais seulement ses propres interprétations scripturaires. Enfin, dans cette section, un obstacle particulier à l’exégèse christologicospirituelle de l’Ancien Testament doit être levé. Il est souvent supposé que l’exégèse juive des Écritures d’Israël est en quelque sorte plus « littérale » ou 54

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H. DE LUBAC, Exégèse médiévale, op. cit., 1**, p. 416 : Les trois sens spirituels résultent « du hiatus […] entre les deux avènements du Christ. Étant donné ce hiatus, le sens spirituel […] qui était un sens eschatologique, devait nécessairement se subdiviser en trois. » Ibid., 1**, p. 621. Ibid., 1**, p. 511-643. Pour une reconnaissance à contrecœur de ce fait par Lubac, ibid., vol. 1, p. 571-586. La capitulation médiévale devant cette tentation est clairement décrite par Lubac, ibid., vol. 1, p. 642.

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plus directe que celle de l’Église, et que, étant donné que cette exégèse n’est évidemment pas christologique, l’exégèse christologico-spirituelle de l’Ancien Testament doit être, par comparaison, imposée à partir d’un point de vue étranger au texte. Ici, il faut mettre l’accent sur une remarque faite précédemment. Les deux prolongements appariés d’Israël – c’est-à-dire le judaïsme et l’Église – ont chacun leur propre façon de lire les Écritures d’Israël : l’Église les lit par rapport au Christ ; la synagogue pharisienne les lit par rapport à la Torah. Comme nous l’avons vu précédemment, aucune de ces deux communautés d’interprétation n’a de justification historique pour une antériorité ou un droit par rapport à l’héritage d’Israël59. D’un point de vue théologique, si la foi de l’Église est vraie, Jésus Christ est la Torah, de sorte que sa prétention se superpose à celle de la synagogue. Par conséquent, l’Église n’a a priori aucune raison soit de se tourner vers l’exégèse rabbinique, soit de la considérer comme étant a priori erronée. Quant à savoir quelle sorte de jugement la synagogue devrait porter sur l’exégèse chrétienne, cela n’est bien sûr pas du ressort de la théologie chrétienne.

IV Parmi les mystères à prendre en considération dans ces deux chapitres, il reste, formant une paire avec la viva vox et les Écritures, les icônes. Elles sont souvent prises pour une particularité de l’orthodoxie, qui a développé une technique de représentation spécifique et des usages liturgiques particuliers. Mais la définition dogmatique d’une icône est large60, et selon celle-ci les icônes sont habituelles en Occident également. Le deuxième Concile de Nicée, en 787, mit fin à la lutte « iconoclaste » et fit de la pertinence à vénérer61 les icônes un dogme œcuménique. Selon le concile, les icônes sont des « présentations de l’Évangile qui se font par des images62 », des présentations visuelles du récit évangélique à l’usage liturgique, [285] sur tous les mediums pouvant accueillir une telle représentation63. L’Église, en effet, s’est rarement passée de ces objets, les périodes les plus remarquables d’abstention étant d’abord les toutes premières décennies, puis les décennies avant 780 en Orient avec des empereurs iconoclastes, et enfin la modernité parmi les branches les plus calvinistes de la 59 60

61 62 63

Même H. FREI, « The “Literal Reading” », op. cit., p. 79, répète cette erreur courante lorsqu’il parle de « l’écriture commune que le christianisme a usurpée au judaïsme ». Certains Russes, pour qui l’orthodoxie a presque cessé d’être une Église chrétienne et est devenue à la place une spiritualité nationale, ont nié ce fait. Ainsi, un hyper-platonicien comme Pavel FLORENSKY identifie simplement la technique traditionnelle et les canons russes synodaux de représentation avec « la peinture des icônes » en tant que telle, et sont d’accord d’admettre d’anciens païens au salut, mais pas un artiste occidental qui peint des événements évangéliques au moyen d’huiles sur une toile ; Iconostase, trad. Donald Sheehan et Olga Andrejev, Crestwood, St. Vladimir’s Seminary Press, 1996. Proskynesis. 2e Concile de Nicée, Sur les images, l’humanité du Christ et la tradition de l’Église, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 224. « Sous la forme de peinture, de mosaïque ou d’autres matériaux. »

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Réforme. Depuis l’époque du concile, l’orthodoxie a bien sûr été la championne théologique des icônes et celle qui les a exposées. Les adeptes d’une religion qui raconte une histoire à propos de personnages identifiables auront naturellement tendance à visualiser certains personnages et certaines scènes. Nous n’avons pas besoin d’attribuer l’apparition d’un « art chrétien » en tant que tel à une impulsion chrétienne très profonde ou même fiable. Les iconoclastes ont toujours eu des raisons de soupçonner l’idolâtrie. Et ils ont comme arme ni plus ni moins qu’un commandement fondamental donné au peuple de Dieu : « Tu ne te feras pas d’image64, rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre65. » Ce sont bien sûr les icônes du Christ qui rendent possible la signification religieuse d’autres images et, en même temps, qui sont elles-mêmes problématiques : puisque le Christ est Dieu, l’usage de ces représentations dans le culte n’est-il pas précisément ce que le commandement interdit ? Notre première étape consiste à comprendre plus en profondeur l’interdiction des images en Israël. On ne peut entrer en présence de ce Dieu, de YHWH, en s’orientant vers une image de lui, mais uniquement en invoquant son nom. Non seulement cette restriction lui était propre, mais c’était un élément décisif de sa singularité, les images sacrées étant par ailleurs un phénomène religieux universel. Les polémiques et les histoires de l’Ancien Testament montrent clairement ce qui, du point de vue de la foi d’Israël, constitue le problème avec les images. Premièrement, l’existence de l’image dépend de l’initiative des croyants et de leurs artisans : « on plante un pin […] il en fait flamber la moitié dans le feu et met par-dessus la viande qu’il va manger […] avec le reste il fait un dieu, son idole, il s’incline et se prosterne devant elle66 ». Deuxièmement, l’image représente un accès manipulable au dieu. L’histoire, dans le livre de Samuel, de la capture de l’arche de l’Alliance par les Philistins67 qui croyaient qu’elle contenait une collection d’images d’Israël, montre l’attitude païenne telle qu’Israël la comprenait. Quand Israël apporta l’arche dans son camp pour la bataille, « Les Philistins eurent peur “car, disaient-ils, un dieu est arrivé au camp”. » Et lorsqu’ils battirent néanmoins Israël, ils pensèrent qu’en transportant l’arche ils avaient recruté ces dieux à leur profit. Une idole, vous pouvez la mettre où vous en avez besoin parce que vous l’avez faite ou vous en avez pris possession d’une manière ou d’une autre. « Ce sont eux [ces peuples] […] qui le [le dieu] mettent au repos […]. Il reste immobile : de sa place il ne s’écarte pas68. » En revanche, vous ne pouvez faire référence à un nom qu’en faisant appel à la liberté de celui qui le porte, en supposant qu’il vous a été donné de le savoir de manière contingente. 64 65 66 67 68

Dans la traduction de la New Revised Standard Version [en anglais ou de la TOB en français, NdT], « idole », indique évidemment le sujet en question. Dt 5,8. Es 44,14-17. 1 S 4-5. Es 46,7.

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[286] Ce que nous rencontrons à nouveau ici est la différence fondamentale sur laquelle le premier volume de ce travail s’est attardé : la différence entre Dieu qui est entendu et les dieux qui sont vus, entre le Dieu dont l’infini est temporel et les dieux dont l’infini est spatial, entre le Dieu qui élit et les dieux qui exaucent. Métaphysiquement, c’est la différence entre une doctrine de l’être comme ce dont on parle et celle de l’être comme ce qui apparaît. Dans le contexte de la question sur les idoles, ce contraste peut être réduit à un point si simple et si fondamental qu’il paraît, à première vue, peu sérieux : j’ai des caches sur mes yeux mais aucun sur mes oreilles, et je peux orienter mes yeux mais pas mes oreilles. La vue, qui parcourt l’espace, est une relation maîtrisée – et aussi de maîtrise – vis-à-vis de la réalité extérieure ; l’audition, qui parcourt le temps, est incontrôlable. Je ne vois que ce que je choisis de regarder ; je dois entendre ce qui m’est adressé de façon contingente. J’entends le Seigneur lorsqu’il parle ; je vois des non-dieux qui négocient dans l’espace que je crée en les cherchant du regard. Mais, alors, les iconoclastes n’ont-ils pas raison ? L’évocation répétée, dans ce travail, de la sacramentalité implique néanmoins que ce ne soit pas le cas. Israël n’avait aucune image sainte, mais il avait le Temple et le Sinaï et les ailes de l’orage et les visions prophétiques et apocalyptiques de « Celui qui est haut placé et exalté ». Que l’audition transcende et précède la vision dans la relation à YHWH ne signifie évidemment pas que nos yeux soient fermés vis-à-vis de lui. Un discours qui libère au lieu d’asservir inclut, nous l’avons affirmé, une disponibilité de chaque partenaire vis-à-vis de l’autre, une communication « visible » et pas seulement verbale ; « la Parole » des sections précédentes de ce chapitre était la Parole audible et visible. L’observation décisive est celle-ci : Israël lui-même était une image mobile et temporellement étendue du Seigneur, au sein de laquelle le Temple et tous les autres phénomènes « visibles » que nous avons notés rendaient le Seigneur disponible ; ici, la dialectique que nous avions suivie concernant la Shekinah, le Serviteur et la Parole69, apparaît à nouveau. Israël ne pouvait manipuler cette image, car il n’était, à n’importe quel moment de son histoire, qu’un incident à l’intérieur de celle-ci. Et, à tout moment, la totalité de cette image dépendait de l’action imprévisible du Seigneur. Mais, alors, que se passe-t-il si un israélite particulier est Israël pour Israël ? Le second concile de Nicée fut précis en décrivant la possibilité ainsi offerte : le Fils est, de toute évidence, « limité70 », pouvant être décrit dans son « humanité71 ». Ce qui peut être représenté, c’est cette « histoire » humaine personnelle particulière qui est racontée par l’Évangile72. C’est parce qu’une telle description identifie Jésus, et donc identifie le Fils, que le Fils divin est 69 70 71 72

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 220-229. Perigrapton. 2e Concile de Nicée, Sur les images, l’humanité du Christ et la tradition de l’Église, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 224. 2e Concile de Nicée, op. cit. : la définition « Ectyping by imagining representation » suit « te historia tou euaggelikou kerygmatos. »

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vénéré dans l’icône. « [C]elui qui vénère l’image [icône] vénère en elle la personne [l’hypostase] de celui qu’elle représente73. » Le Fils est identifié par sa vie qui, en l’occurrence, se déroule de sa préexistence vétérotestamentaire en passant par le sein de Marie jusqu’à l’Ascension et à son [287] retour en gloire. En tant qu’histoire d’une personne humaine, ce récit identificateur peut être raconté non seulement par le langage, mais aussi par la peinture, ou le dessin, ou la mosaïque, ou la sculpture. Nous pouvons identifier le Christ en dépeignant un événement de sa vie, ou une figure humaine qui est l’emblème de cet événement, en dessinant un homme entrant à Jérusalem sur un âne, ou un enfant avec la Vierge, ou une figure régnant sur l’univers biblique depuis la coupole d’une Église. En effet, si Dieu le Fils et cet homme sont une même hypostase, la conclusion s’impose : avec de telles identifications visuelles, nous représentons l’hypostase de Dieu le Fils. Si de telles images sont possibles, nous ne pourrons pas plus éviter de les fabriquer que nous ne pouvons éviter les concepts et les images mentales de Dieu. Et si, selon les critères développés dans le chapitre sur le péché, les icônes sont impliquées dans notre idolâtrie, elles ne le sont pas plus que les concepts théologiques et les images mentales pieuses ; elles seront sauvées de notre intention pécheresse par le même choix divin contingent74. Quelles icônes l’Église peut-elle alors fabriquer ? Selon les theologoumena que nous venons de mentionner, principalement des icônes du Christ. Et, parmi elles, d’abord ces scènes des Évangiles qui permettent de l’identifier ; en Occident, la scène de la crucifixion domine. Si des têtes ou des figures partielles apparaissent, leur identification narrative emblématique doit être évidente. Il ne doit y avoir de portraits du Fils, car l’incarnation ne transcende l’interdiction des images que dans son identité racontée, dans son « hypostase ». Ensuite, il peut y avoir des représentations d’événements de l’Ancien Testament selon leur interprétation christologique. Peut-être plus particulièrement ceux dans lesquels « l’ange du Seigneur » ou une apparition similaire rend ce sens spirituel plus facilement représentable. Les scènes de l’Ancien Testament sont, d’une certaine manière, particulièrement appropriées puisqu’il n’y a aucun risque de penser, par exemple, qu’un personnage du sacrifice d’Isaac est censé ressembler au Fils. Il existe aussi une longue tradition d’icônes de saints, et plus particulièrement de la Vierge qui lie les deux sortes d’icônes comme elle l’illustre de manière décisive dans les Évangiles. La relation entre les représentations des saints et les représentations du Christ doit être certainement la même, aussi bien dans leur fondement que dans leur utilisation appropriée, comme l’est la relation générale entre les saints célestes et le Christ dans le ciel. Pour finir, nous pouvons dire que l’apocalyptique biblique fournit des images qu’il est impossible de traduire, des images de ce qu’on ne peut représenter autrement. 73 74

Ibid., Définition concernant les saintes images, in H. DENZINGER, Symboles, op. cit., p. 222. Voir infra p. 163-165.

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Finalement, que devons-nous faire avec des icônes ? Une réponse générale semble évidente. L’Évangile identifie celui dont il parle, et le dernier recours pour l’identifier consiste à le désigner, soit au moyen de dispositifs verbaux soit de manière plus simple. Dans un espace agencé avec, par exemple, une « Vierge du signe » ou une crucifixion, on peut répondre à la question : « Qui est ressuscité ? » en le désignant et en disant : « Celui-ci ». D’un point de vue plus expérientielle : dans un tel environnement, le ressuscité est identifié, quoi qu’il en soit, par ce que l’on regarde. Il est bien sûr possible de se tromper de direction avec des images comme on peut le faire avec des mots. Cela se passera vraisemblablement de l’une des deux manières suivantes. La première est de tenter de faire des portraits, en particulier de Jésus. Une prétendue « représentation » de Jésus, si elle est destinée à avoir une fonction religieuse, essayera nécessairement de montrer sa divinité par des caractéristiques liées à son attitude et à son expression. Mise à part l’incurable idolâtrie de cette procédure, les résultats [288] sont toujours déplorables, sans exception. Le portrait « exalté » de Sallman en a peut-être fait autant pour dégrader le protestantisme américain d’un point de vue théologique que toutes les erreurs des théologiens. Là où les icônes sont prises le plus au sérieux, leur utilisation inappropriée sera probablement due à leur simple prolifération. Pour sûr, l’hypertrophie de l’iconostase dans de nombreux bâtiments orthodoxes, sur un mur fermant aux gens l’accès à l’eucharistie, est très problématique : une chose est d’interpréter une action mandatée bibliquement par l’intermédiaire d’icônes, tout autre chose est d’être obligé de regarder ces icônes au lieu de regarder l’action. Après coup, le mur et ses portes ont été bien sûr justifiés par des interprétations spirituellement ingénieuses75. Mais, justement, l’ecclésiologie orthodoxe, centrée comme elle l’est sur le travail eucharistique du peuple de Dieu, doit l’emporter sur ces interprétations. Ce que le concile a appelé « vénération » devrait être compris comme l’autorisation donnée à l’icône de diriger notre intention vers Dieu. Précédemment, nous nous sommes demandé où, dans l’assemblée, devrionsnous diriger notre intention afin qu’elle se porte sur Dieu en Christ, et nous avions répondu que c’était vers le rassemblement autour de nous. Dans un espace défini par de multiples images de saints, la pleine mesure du rassemblement est alors disponible pour diriger notre intention. Dans une assemblée, notre intention envers Dieu à travers les uns les autres est préservée de l’autodéification parce que nous la détournons de nous-mêmes vers des objets sacramentels que nous ne sommes pas. Lorsque des icônes enveloppent les événements sacramentels, elles compliquent et interprètent cette direction. Ainsi, dans l’assemblée, nous sommes poussés à nous prosterner devant Dieu ; nous dirigeons notre geste en nous inclinant lorsque le crucifix 75

Ainsi G. FLORENSKY, Iconostasis, op. cit., p. 59-69, interprète l’iconostase comme la nuée des saints entre le monde visible et le monde invisible, signifié par l’autel. Il transforme ainsi l’eucharistie en une interprétation du Pseudo-Denis, au lieu de faire l’inverse.

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passe ou lorsqu’une icône immobile est dévoilée. En entrant dans une église orthodoxe, les fidèles sont poussés à saluer Dieu, et ils dirigent leur intention de salutation en saluant l’icône exposée sur un chevalet. Et peut-être, par-dessus tout, quand nous vivons dans un lieu de culte qui est orné richement d’icônes, selon une logique narrative, nous sommes replongés à l’intérieur du « récit de la proclamation de l’Évangile76. »

76

2e Concile de Nicée, Définition. Dans des Églises, comme celles normandes-byzantines de Sicile, quelques moments calmes d’observation, dans un bâtiment vide ou rempli de touristes, suffisent à s’imprégner de l’histoire biblique incarnée dans cet espace.

Chapitre 30. Anima ecclesiastica I [289] Des chapitres précédents, il résulte ceci : un chrétien est quelqu’un dont la nation, la cité et la communion sont l’Église. L’anima christiana, l’âme chrétienne, est « l’anima ecclesiastica, c’est-à-dire le Moi de l’homme dans lequel s’exprime toute la communauté de l’Église1 ». Par conséquent, une discussion spécifique sur la vie chrétienne appartient à la doctrine de l’Église, et pas à une section qui lui serait propre. En effet, la plupart de ce à quoi nous aurions pu nous attendre dans un ou plusieurs chapitres portant ce titre est déjà apparu dans ce travail. Car si la créature humaine n’a d’autre accomplissement2 que la vision de Dieu, alors le baptisé doit être le seul paradigme possible de la personne humaine. Par conséquent, la description et l’analyse de l’anima ecclesiastica, quoi que sous d’autres appellations, ont constitué le point de départ nécessaire à chaque étape de l’anthropologie développée dans ce travail, que ce soit dans la doctrine de la création ou dans les chapitres précédents sur l’ecclésiologie. L’humanité présente au sein du peuple de Dieu n’est pas une variété de l’humanité présente hors du peuple de Dieu ; celle-ci est plutôt une abstraction de celle-là. Ainsi, la description de la création de l’humanité par la Parole divine n’exigeait rien de particulier dans le cas des baptisés, mais elle l’a exigé lorsque l’humanité a été étendue aux personnes qui ne sont pas encore amenées à la foi3. La créature humaine est une entité dont le bien consiste à appartenir au totus Christus, et qui n’existe que par le fait d’être dirigée vers ce bien. Des questions comme la foi, la liberté et l’amour nous ont déjà occupés. [290] Néanmoins, pour un chapitre portant ce titre, il reste des questions en suspens, dont les principales sont apparues, dans l’histoire de la théologie, sous différentes rubriques se chevauchant souvent : par exemple les multiples interventions et modalités de la « grâce », les moments successifs du « chemin du salut », la « justification » et les questions relatives. L’Orient, peut-être de manière sage, n’est pas beaucoup entré dans ces discussions ; ce chapitre sera résolument occidental dans ses questions, même si les positions qui seront prises devraient plaire aux orientaux. Enfin, pour conclure cette partie du travail, la discussion se concentrera sur la connaissance de Dieu4.

II Nos questions vont être rassemblées sous la dernière rubrique mentionnée, sous la forme d’une discussion sur la « justification ». Il existe plusieurs raisons 1 2 3 4

J. RATZINGER, Église, Œcuménisme et Politique, op. cit., p. 173. Voir supra p. 82-88. Il s’ensuit, bien sûr, qu’en dehors de quelque connaissance sur le Dieu trine, l’humanité ne peut se comprendre soi-même. On est tenté de prouver cette affirmation de manière empirique. Pour la discussion précédente sur la possibilité de cette connaissance, voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 284-290.

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qui expliquent ce choix. Les dissensions supposées concernant la « justification » ont été la source de désastreuses divisions en Occident, et l’atténuation de cette controverse a été au centre du dialogue œcuménique. Parfois, on suppose aussi que la « justification » et la « déification » sont des doctrines antithétiques concernant le chemin du croyant vers le salut, créant ainsi un conflit entre l’Occident et l’Orient. En outre, la doctrine de la « justification », bien qu’essentielle à la vie de l’Église occidentale d’un point de vue œcuménique ou pour d’autres raisons, a grandement besoin d’une clarification conceptuelle, puisqu’elle offre un exemple de premier ordre de la confusion créée par une compréhension qui s’appuie sur une illusion linguistique. Au départ, le langage est assez simple. Dans les Écritures, la justice consiste en la responsabilité mutuelle par laquelle une communauté est fidèle à ellemême ; être juste, pour un individu, signifie alors pour lui être à sa juste place dans la communauté et accepter les devoirs et les privilèges de cette position comme autant d’occasions de service5. Dieu « justifie » lorsqu’il corrige la situation communautaire, soit en la jugeant et en la remettant en ordre, soit en corrigeant un individu au sein de cette communauté. L’impact religieux immédiat de ce mot explique qu’il soit utilisé de manière variée dans les Écritures et dans le langage ecclésial, dans des contextes très divers. C’est cette richesse qui l’a mis à disposition d’objectifs théologiques opposés. On a généralement supposé que la phrase interrogative : « Comment sommes-nous justifiés ? » devait indiquer une question – ou un ensemble ordonné de questions – à laquelle il ne devait y avoir qu’une seule bonne réponse, ou un ensemble ordonné de bonnes réponses. Ainsi, on a supposé que différentes types d’enseignements à propos de la « justification », apparaissant dans l’enseignement d’Églises ou de théologiens, devaient être des tentatives différentes de répondre à la même question ou aux mêmes questions ; et lorsque ces enseignements ne pouvaient être aisément conciliés, cela devait signaler une dissension « au sujet de la justification ». Rien de tout cela n’est vrai. Au moins trois questions distinctes à propos de la « justification » sont apparues dans l’histoire de la théologie jusqu’à aujourd’hui. Elles sont reliées entre elles ; en fin de compte, nous verrons qu’elles sont reliées à un niveau plus profond que celui auquel on a généralement pensé. Mais elles sont néanmoins distinctes en ce sens qu’il est, à défaut d’une illumination définitive, possible de s’entendre [291] sur n’importe laquelle d’entre elles tout en étant en désaccord sur les autres. Par conséquent, comparer la réponse d’une Église ou d’un courant théologique à l’une de ces questions avec la réponse d’une autre Église ou d’un autre courant théologique à une autre question, tout en supposant que les deux réponses concernent la même question, a été une source importante de dissensions illusoires, depuis la Réforme jusqu’à aujourd’hui. Avant de pouvoir enquêter sur la relation positive entre les trois doctrines « de la justification », nous devons d’abord les distinguer et ensuite en discuter séparément. 5

Ibid., p. 100-103.

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Nous sommes rendus justes dans l’Église ; comme nous l’avons vu, le baptême « justifie » parce qu’il fait entrer dans la communauté dont le telos est la justice et dont la réalité est l’anticipation de ce telos. Le contexte dans lequel Dieu nous rend juste est donc l’annonce de l’Évangile, la communication audible et visible par laquelle cette communauté subsiste, son discours spécifique pour et sur Dieu. C’est à cet endroit que l’unique question sur la « justification » se pose. Ce fut la question caractéristique et spécifiquement réformée : comment le discours de l’Église, audible ou visible, peut-il être logiquement et rhétoriquement formulé de manière à ne pas trahir son contenu ? Dans les dialogues œcuméniques, on l’a appelée la doctrine « métathéologique », « métalinguistique », « herméneutique », ou – de manière plus trompeuse – « proclamatoire »6. Cette question n’est pas la même que la suivante que nous devons isoler : comment est-ce possible que des personnes vivants dans ce contexte deviennent vraiment justes ? Comment pouvons-nous raconter cette histoire humaine qui se termine en Dieu ? C’était la grande préoccupation augustinienne, qui est apparue dans les analyses de la scolastique catholique sur les différentes sortes de « grâce », sur ses différentes interventions et sur leurs relations, et dans les doctrines scolastiques protestantes du « chemin du salut », de l’ordo salutis. La supposition selon laquelle cette doctrine « transformatrice » et la doctrine « herméneutique » doivent être en quelque sorte des approches ou des accents différents de la réponse donnée à la même question – la première étant typiquement catholique et la seconde typiquement protestante –, a semé la confusion dans les conversations entre catholiques et protestants durant quatre cent cinquante ans7. Pourtant, elles sont clairement incommensurables d’un point de vue logique. Les doctrines augustiniennes de la « justification » décrivent la vie chrétienne sous certaines conditions d’analyse ; la doctrine herméneutique ou métalinguistique de la « justification » ne décrit rien du tout, mais est plutôt une instruction pour les enseignants, les liturges et les évangélistes qui concerne certaines caractéristiques du langage qu’ils doivent utiliser. En outre, ces questions ne sont pas tout à fait les mêmes que celle qui agitait Paul8. Paul dut soutenir, contre des adversaires de tous bords, que l’Évangile luimême est la puissance [292] par laquelle Dieu mène au salut ceux qui 6

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Lutherans and Catholics in Dialogue, H. George Anderson, T. Austin Murphy et Joseph Burgess (éd.), Minneapolis, Augsburg, 1985, vol. 7, p. 88-93 ; ÖAK, Lehrverurteilungenkirchentrennend?, op. cit., p. 55. Même le groupe allemand qui, de tous les dialogues, a jusqu’à présent compris le mieux que celles-ci sont des modes différents de doctrine, n’en a pas complètement saisi la raison, c’està-dire qu’elles concernent des choses différentes ; idem. Il est tout à fait possible que la pensée de Paul ne soit jamais arrivée à une solution cohérente concernant le problème qui lui était posé simultanément par la nécessité et l’impossibilité d’abandonner la Loi. Pour des arguments détaillés et implacables sur le fait que Paul n’avait pas une conception consistante de la Loi, ou une théologie consistante de la relation du croyant à la Loi, Heikki RÄISÄNEN, Paul and the Law, Philadelphia, Fortress, 1986.

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l’entendent9. Dieu le réalise, enseigna-t-il, en ce que sa parole est l’apocalypse de la propre justice de Dieu10, qui est appréhendée par la foi et qui crée la foi11. À la Fin, Dieu établira sa justice pour de bon et pour tous ; en attendant, il établit sa justice en la dévoilant apocalyptiquement dans l’Évangile ; cet événement « justifie » ainsi ceux qui se soumettent à lui12. La question que Paul se pose à lui-même, à ses Églises et à ses lecteurs apparaît le plus clairement dans la réponse religieusement scandaleuse qu’il donne : lorsque Dieu établit ainsi sa justice, il rend juste « celui qui n’effectue pas les œuvres, mais qui, au contraire, fait confiance à celui qui justifie l’impie13. » Comment la justice de Dieu – c’està-dire sa fidélité absolue à lui-même en tant que communauté trine et de cette manière à la communauté qu’il forme avec son peuple – s’établit-elle face à l’infidélité, ou face à la réalité de l’adhésion à des fausses religions ?

III

La doctrine métalinguistique réformée a déjà été décrite14. Ici il suffit de souligner quelques points. Dans ce contexte, la phrase « Nous sommes justifiés par la foi » stipule que la promesse de justice, audible ou visible, de l’Église doit être structurée rhétoriquement et logiquement de manière à n’accepter comme réponse rien de moins que la foi. Si l’Évangile m’est correctement prêché ou présenté, il me met dans une situation où je ne peux finalement que dire : « Je crois, viens au secours de mon incrédulité », ou « Éloigne-toi de moi ». La réponse par les « œuvres » est la moins draconienne. C’est une réponse par des actes ou par des vertus qui sont mis en avant parce qu’on pense qu’ils sont voulus par l’Évangile – et ils peuvent bien l’être en soi – mais qui ne brisent pas en tant que tels mon recroquevillement sur moi-même. Car, sauf si celui-ci a été rompu par ailleurs, mes œuvres, précisément mes actions et mes habitudes d’agir, sont encore accomplies « volontairement » dans la phase antérieure où je suis captif de moimême15. Lorsque la proclamation de l’Église suscite judicieusement une réponse sous la forme d’« œuvres », cela même montre que l’Évangile a été proclamé de manière erronée. Seule la promesse d’un accomplissement en Dieu – et une promesse telle qu’elle ne cache aucune condition implicite sur sa validité – peut briser l’orientation de mes actions vers moi-même, en m’octroyant une place au sein 9 10

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Rm 1,16b. Otto MICHEL, Der Brief an die Römer, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1955, p. 45 : « Dans le dikaiosyne theou, nous traitons du salut eschatologique de Dieu, pas seulement d'une qualité de Dieu. » Rm 1,17. Sur l’établissement de la justice eschatologique de Dieu comme contexte de la doctrine paulinienne de la justification, O. MICHEL, Der Brief an die Römer, op. cit., p. 13-24, 42-50, et passim. Rm 4,5. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 28-33, 210-213. M. LUTHER, De la liberté du chrétien, op. cit., p. 843 : « Les commandements […] fournissent, certes, des indications, mais aucune aide ».

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de l’histoire de Dieu, tout en n’offrant aucune prise à la volonté égocentrique qui s’exprimait antérieurement. Lorsque j’entends : « Celui qui est engagé à votre place dans la communauté de Dieu avec la création, et engagé jusqu’à la mort, celui-ci vit comme Seigneur », annoncé sans [293] autre qualification morale ou religieuse, je suis privé de mes œuvres et je me vois offrir ma justice. Ce n’est évidemment pas notre logique mais l’Esprit qui nous libère. Toutefois, comme nous l’avons noté dans d’autres contextes, tout ne peut pas être utilisé par l’Esprit de cette façon. Tant que l’Accomplissement final n’a pas totalement banni le péché, la « loi » doit être annoncée dans l’Église : quand des croyants pèchent, l’Église doit leur dire qu’ils le font et décrire les conséquences. Mais le monde doit procéder également de cette manière. La parole spécifique de l’Église est la promesse de l’Évangile ; dans tous ses discours, l’Église doit d’une manière ou d’une autre en arriver là, et laisser cette promesse à ses auditeurs. Pour celui qui est zélé, il est difficile d’éviter ce que les réformateurs ont dénoncé comme étant un « mélange16 » entre la loi et la promesse, c’est-à-dire en incluant des conditions de réalisation de l’Évangile dans la promesse-même de l’Évangile. « Mais ils doivent le croire », pense à juste titre le prédicateur fidèle, qui termine alors par l’exhortation possible mais catastrophique : « Vous n’avez qu’à y croire ! » Si je ne crois pas, c’est bien sûr ce qui se passe ; mais introduire ce fait dans la proclamation comme condition de son application annule le message comme promesse. En effet, poser le fait de croire comme une condition que je dois remplir, est de toutes les « œuvres » la plus frustrante et finalement la plus inappropriée. Ceux qui connaissent la pratique liturgique et homilétique quotidienne de l’Église, dans n’importe quelle confession ou époque, verront comment la doctrine métalinguistique de la justification acquiert régulièrement une fonction critique. La tentation que l’on vient de décrire est très forte dans le catholicisme comme dans le protestantisme, même si c’est, en général, selon des modalités différentes. Il y a également une autre tentation assez étrange et très différente qui doit être mentionnée. Elle était autrefois propre au protestantisme, mais elle semble se propager : c’est de supposer que l’adhésion à la doctrine réformée de la justification est en soi une condition suffisante de fidélité, autrement dit de confondre un ensemble d’affirmations sur l’Évangile avec l’Évangile lui-même. Dans sa version courte, l’affirmation de l’Évangile est : « Jésus est ressuscité », et non pas « Nous sommes justifiés par la foi ». L’Évangile est une histoire à propos de Jésus et de nous, mais pas une condition linguistique ou existentielle. Pour cette raison, il est possible de contester la doctrine herméneutique de la justification tout en proclamant l’Évangile en accord avec son intention, ou inversement de maintenir haut et fort que nous sommes justifiés par la foi seule sans jamais proclamer l’Évangile.

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En ce qui concerna la polémique de la Réforme contre cela, voir par ex. Ph. MELANCHTHON, L’Apologie de la Confession d’Augsburg, op. cit., art. IV.

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IV Dans un souci de continuité avec la section précédente, c’est-à-dire avec la problématique œcuménique, et sa singulière profondeur sur ce sujet, nous prendrons Martin Luther comme interlocuteur pour développer la deuxième sorte de « doctrine de la justification », la sorte augustinienne 17. Cela peut surprendre certains lecteurs, mais l’étude de la pensée de Luther a pris récemment des chemins surprenants. [294] Le problème de la théologie a été depuis toujours d’affirmer à la fois la gratuité et la réalité de la justice ou de la sainteté que Dieu donne à l’Église. D’une part, en aucun cas je ne mérite ou n’acquiers ce don. Comme nous l’a enseigné Henri de Lubac, la continuité entre tous mes efforts religieux et moraux et leur fin surnaturelle, ou seulement réelle, se trouve entièrement dans la liberté de Dieu18 : je suis et serai juste parce que Dieu me justifie et me justifiera, point final. Les résultats du dialogue catholique-luthérien pourraient être résumés ainsi : « Le point central où les deux parties s’accordent, implique une affirmation et une négation. L’affirmation, c’est que la confiance ultime pour le salut est à placer uniquement dans le Dieu de Jésus-Christ […] [La négation, c’est que] la confiance en Dieu seul […] exclut le recours final à notre foi, à nos vertus ou à nos mérites19. » Mais si, d’autre part, ma propre foi, mes vertus ou mes mérites – c’est-à-dire, moi dans ma vie religieuse et morale – n’ont aucune prise sur cette justice donnée, comment est-elle mienne ? On doit concéder au protestantisme son insistance typique selon laquelle, dans les Écritures, le langage de la « justification » est un langage juridique, de sorte que la justice dont il parle est la justice établie par l’action judiciaire de Dieu. Mais les doctrines protestantes de la justification « forensique », qui m’accorde gratuitement les mérites du Christ par le décret de Dieu20, semblent toujours sur le point de rendre fictive 17

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Ce qui suit ne ressemble peut-être pas à ce que les lecteurs attendent de Luther. De fait, ses textes contiennent ce qui sera cité, mais l’exégèse standard de Luther, conduit principalement par des protestants libéraux ou des philosophes existentialistes, a tenté de mettre de côté ces éléments systématiques comme étant trop métaphysiques, et donc tendant vers le catholicisme. Luther est loué, en effet, comme le grand théologien libérateur de la pensée ontologique. Le contraire a maintenant été démontré en détail à partir des textes dans le cadre d’un projet de recherche durable et coopératif à l’Université d’Helsinki, parfois nommée l’« école Mannermaa » de la recherche luthérienne. Parmi ses nombreuses publications, mentionnons ici seulement trois œuvres majeures : Tuomo MANNERMAA, Der im Glauben gegenwärtige Christus, Hanover, Lutherisches Verlagshaus, 1989 ; Simo PEURA, Mehr als ein Mensch?, Mainz, von Zabern, 1994 ; Risto SAARINEN, Die transzendentale Deutung des GegenwartChristi-Motivs in der Lutherforschung, thèse Helsinki, 1989. La compréhension académique classique de Luther doit maintenant être considérée comme étant en large part caduque. Une étude générale à venir de David Yeago sur Luther, qui s’appuie sur les recherches finlandaises, peut de fait être considérée comme une refonte de toute la discipline académique. H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 132. George LINDBECK, « Justification by Faith », Partners (1985) 6, p. 8-9. Par ex., Johann BAIER, Compendium theologiae positivae, iii.v.l : « Justificatio […] forensem significationem habet et actum ilium denotat quo Deus judex hominem peccatorem adeoque reum culpac et poenae, sed in Christum credentem, justum pronunciat. »

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cette justice. Dieu déclare-t-il judiciairement les croyants comme justes, même s’il sait qu’ils ne le sont pas ? La justification est-elle quelque chose comme une grâce présidentielle accordée pour des raisons politiques ? La réponse, qui est en soi évidente, a souvent été donnée, par exemple dans le dialogue international catholique-anglican : « La grâce de Dieu réalise ce que Dieu déclare ; sa parole créatrice confère ce qu’elle impute. En nous déclarant justes, Dieu nous rend aussi justes21. » Mais comment devons-nous comprendre cela ? Dans La liberté du chrétien, Luther commence de manière peut-être prévisible : « crois en Christ, en qui je te promets toute grâce, toute justice, toute paix et toute liberté. Si tu crois, tu obtiens ; si tu ne crois pas, tu n’obtiens pas22. » Mais [295] nous pouvons nous demander, comme le fait Luther luimême : comment cela se produit-il23 ? Luther répond – de manière peut-être imprévisible – en faisant appel au contenu moral du récit évangélique et à une mutualité ontologique entre la parole et la personne qui appréhende cette parole. Les paroles de l’Évangile sont « saintes, véridiques, justes, pacifiques, libres et pleines de toute bonté » ; et « quand quelqu’un s’y attache avec une foi droite, son âme est si totalement unie à la Parole que toutes les vertus de celle-ci deviennent aussi les propres vertus de l’âme24 ». Selon Luther, l’âme devient ce à quoi elle prête attention. Si l’âme s’occupe des sollicitations du monde, elle devient elle-même mondaine. Si elle s’occupe des « conciles du désespoir » de Satan, elle se tourne sur elle-même. Si elle s’occupe du récit de la justice de Dieu, elle devient juste. Ce principe se greffe de façon remarquable et intentionnelle sur un vieux principe traditionnel de la métaphysique occidentale, un choix opéré très tôt dans la pensée de Luther : « si j’ai dit que nous devons devenir le Verbe, il ne faut pas s’en étonner. Car les philosophes aussi disent que l’intellect est l’intelligible par l’intellection actuelle, que le sens est le sensible par la sensation actuelle ; combien plus cela est-il vrai en ce qui concerne l’Esprit et le Verbe !25 » Les anciens métaphysiciens soutenaient que l’esprit est disposé à être formé par les objets, parce qu’il n’a pas de forme propre ; en ce sens, quand il sait quelque chose il devient ce qu’il sait26. Autrement dit, il n’y a rien de matériel à propos de la conscience, il n’y a que des pensées et des penchants qui la façonnent ; la conscience subsiste précisément en tant que conscience de ce qui est connu et voulu, et par rien d’autre. Puisque le paradigme traditionnel de 21 22

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Anglican-Roman Catholic International Conversation, Justification, 15. [Nous soulignons] Martin LUTHER, De la liberté du chrétien, trad. Albert Grenier, in Œuvres I, Marc Lienhard et Matthieu Arnold (dir.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, 1999, p. 844. Il doit être noté que ce tract de Luther est de la théologie et non pas une proclamation. Ibid., p. 843. « Wie geht es aber zu? » Ibid., p. 845. Martin LUTHER, Christmas Sermon (1514), WA 1, 29:15-18, cité in Théobald SÜSS, Luther, Paris, PUF, 1969, p. 88. Pour citer Luther lui-même sur ce principe classique, WA 1, 29:15 : « Ita obiecta sunt eorum esse et actus, sine quibus nihil essent, sicut materia sine formas nihil esset. »

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la connaissance était la vision, l’idée était que l’esprit est formé par ce qu’il voit. Luther affirme, au contraire, que l’esprit est formé par ce qu’il entend. Il détourne ainsi la vieille métaphysique vers une interprétation de la vie personnelle comme étant constituée en parlant et en écoutant, et, au-delà de ça, par l’appréhension du Logos de Dieu comme discours. Je deviens ontiquement juste lorsque j’entends l’Évangile – qui est en soi vrai pour moi, indépendamment de ma justice – et, lorsque j’écoute, je suis formé par la justice que sa narration déploie, c’est-à-dire la justice d’amour propre à Dieu. Le croyant « n’a besoin d’aucune œuvre pour être juste, […] il est assurément affranchi de tous les commandements et de toutes les lois27 », non pas parce que le croyant serait dispensé d’obéir aux commandements de Dieu, mais parce qu’il est, lorsqu’il prête attention à l’Évangile, déjà effectivement formé par les vertus mêmes que Dieu ordonne. Cette doctrine pourrait sembler soit fictionnelle soit moralisante, sauf en ce qui concerne la prochaine étape qui est christologique. Comme l’âme est unie avec l’Évangile qu’elle entend, elle est unie avec le Christ dont la parole est cet Évangile, de sorte que les deux deviennent un seul sujet moral : « La foi […] unit aussi l’âme au Christ, comme une épouse à son époux. Ce mariage fait […] que le Christ et l’âme [deviennent un seul corps, de sorte que] [296] sont mis en commun les biens de l’un et de l’autre […] Ce que Christ possède est la propriété de l’âme croyante ; ce que l’âme possède devient la propriété du Christ28. » Cela n’est pas conçu comme de la rhétorique ou comme un trope, mais comme une proposition qui concerne une réalité ontique. Une prémisse non spécifiée, mais clairement affirmée dans d’autres écrits, consiste en la radicalisation d’un autre theologoumenon traditionnel : il n’y a aucune différence entre les prédicats moraux de Dieu, communiqués dans sa Parole, et Dieu lui-même29. Ainsi, lorsque Dieu, en Christ, nous forme par sa Parole aux vertus que celle-ci exprime, il nous forme à lui-même, il devient en effet la forme métaphysique de l’humanité des croyants, la forme déterminante qui rend ces entités humaines. Nous devons citer ici le principe directeur du Commentaire sur l’épître aux Galates de Luther : In ipsa fide Christus adest, « Christ est présent dans la foi même30. » Et nous devons continuer la citation, ici pour ce qu’elle suggère et dans un moment pour son interprétation : « La foi est donc, en quelque sorte, connaissance, ou ténèbre, elle ne voit rien. Et cependant, saisi par la foi, Christ se tient en ces ténèbres, de même que Dieu se tenait sur le Sinaï et dans le temple au cœur des ténèbres31. »

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M. LUTHER, De la liberté du chrétien, op. cit., p. 845. Ibid., p. 846. Sur ce sujet, voir S. PEURA, Mehr als ein Mensch, op. cit., p. 49-52. C’est le thème du l’étude novatrice de T. MANNERMAA à laquelle nous nous sommes déjà référés, Der im Glauben, op. cit. Martin LUTHER, Commentaire de l’épître aux Galates, in Œuvres, tome XV, op. cit., § 229, p. 142.

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Par cette participation en Christ, qui se produit lorsque nous croyons la parole de l’Évangile, nous sommes ontiquement justes. Dans « le joyeux échange » entre le croyant et le Christ, l’injustice créée du croyant n’est en rien équivalente à la justice divine de Dieu le Fils. Dans le sujet unique que le croyant et le Christ forment ensemble, le péché du croyant, qui relève de la créature, doit « s’évanouir » dans « la justice éternelle » du Fils divin32 ; il cesse tout simplement d’avoir un quelconque poids moral. En des termes plus explicitement trinitaires, nous pouvons dire que notre dislocation au sein des communautés trine et humaine, notre injustice, ne peut ni déloger le Fils de sa juste place en leur sein, ni nous séparer de lui. Nous devons revenir ici à la qualité forensique de la justification. Nous pouvons relâcher notre adhésion à Luther et laisser Jonathan Edwards se joindre à lui pour brosser le tableau : quand le Père juge le croyant et dit qu’il est juste, le Père agit simplement comme un juste juge qui constate les faits, des faits qui concernent le seul sujet moral qui existe réellement en l’occurrence, à savoir le Christ dans le croyant et le croyant dans le Christ33. La justification est, par conséquent, « un mode de déification34. » Pour trouver le langage le plus fort chez Luther, nous nous tournons à nouveau vers le Commentaire de l’épître aux Galates : « Par la foi, l’homme [297] [devient] Dieu35 ». Emporté par les Écritures qu’il expose, Luther peut aller au-delà même de ses jeunes disciples les plus radicaux et faire non seulement du Christ, mais aussi du croyant uni au Christ, l’objet d’une réelle communion des attributs divins : « tout chrétien remplit aussi le ciel et la terre [dans] sa foi36 ». Néanmoins, il ne s’agit pas de dissolution en Dieu, toute autre sorte classique de mysticisme ou d’idéalisme, car le Christ, qui est un avec moi de sorte que je sois un avec Dieu, est précisément le Christ en « chair et en os37. » Nous pouvons résumer l’enseignement de Luther avec ce passage remarquable : « la justice de Dieu [dans l’épître aux Romains] [… est] la justice “par laquelle Dieu est juste”, afin que par la même justice, Dieu et nous, soyons justes, tout comme, par une même parole, Dieu nous fait nous aussi ce qu’il est précisément, pour que nous soyons en lui, et que ce qui est à lui soit nôtre38. » 32 33

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M. LUTHER, De la liberté du chrétien, op. cit., p. 851, 846. Au sujet d’Edwards sur ce thème, voir R. W. JENSON, America’s Theologian, op. cit., p. 57-62. La doctrine présentée dans le paragraphe précédent est celle de Luther, mais elle n’est pas la doctrine de l’orthodoxie luthérienne ultérieure, qui a suivi plutôt Mélanchthon que Luther en comprenant la justice par laquelle nous sommes justifiés comme étant strictement forensique, et l’habitation de la justice de Dieu comme étant une conséquence de la justice justifiante, qui doit être strictement distinguée de la première. Ainsi dans La Formule de Concorde, op. cit., § 1002, p. 479 : « Dieu, Père, Fils et Saint Esprit, qui est la justice éternelle et essentielle, habite par la foi dans les élus […] mais cette habitation de Dieu n’est pas la justice de la foi […] à cause de laquelle nous sommes déclarés justes devant Dieu. » T. MANNERMAA, Der im Glauben, op. cit., p. 185 ; pour plus de détails, voir p. 52-55. M. LUTHER, Commentaire de l’épître aux Galates, op. cit., § 182, p. 114. [« est Dieu » dans la traduction française, NdT] Ibid., § 391, p. 253. [« de sa foi » dans la traduction française, NdT] Sur ce point, T. MANNERMAA, Der im Glauben, op. cit., p. 39-52. Ici se trouve la différence entre la doctrine découverte chez Luther par les finlandais et la pensée d’Andréas Osiander. Martin LUTHER, Études sur les Psaumes, in Œuvres, tome XVIII, trad. Georges Lagarrigue, Genève, Labor et Fides, 2001, p. 95. C’est peut-être à cet endroit que j’ai l’occasion de

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Bien sûr, tant que cet âge perdure, nous n’avons qu’un « commencement et une progression39 » en cette participation au Christ et ainsi à la justice de Dieu. En attendant le Royaume, il reste suffisamment de place aux commandements pour nous réprimander et nous diriger, et pour une nouvelle écoute de la promesse de l’Évangile. Ce n’est pas non plus l’occasion d’un quiétisme moral. Aussi longtemps que moi et mes voisins ne sommes pas dans le Royaume, nous vivons les uns avec les autres dans les conditions de ce monde ; et le Christ qui fait tout pour moi, et qui vit en moi, fera tout pour eux aussi, en partie à travers moi. Par ailleurs, si je dois être un instrument adéquat pour cette œuvre divine, le Christ doit réfréner le reste de mes désirs égocentriques et, encore une fois, il le fera par le biais de ma propre action, par le biais de mon autodiscipline et de mes résolutions40. En outre, cet « accroissement » n’est pas accompli par un progrès mais par un retour – par chaque nouvelle écoute de la promesse. La passion de Luther pour l’objectivité du discours de l’Église le pousse à focaliser ce retour sur le baptême : « Chaque chrétien a donc, durant sa vie, suffisamment à apprendre et à méditer quant au baptême41 ». On a parfois considéré cela comme un problème : que va chercher à faire le croyant après le baptême ? L’idée est certainement celle-ci : en attendant la Fin, le croyant après le baptême ne va pas aller au-delà, car le baptême est l’initiation qui fait passer la porte de la communauté, au-delà de laquelle il n’y a que le Royaume. En attendant la Fin, le croyant ne va jamais au-delà de son baptême, mais au contraire retombe en-deçà et tente de rattraper son retard. C’est pourquoi certaines [298] pratiques, qu’elles soient pénitentielles ou d’une autre sorte, constituent toujours un centre pour la vie chrétienne, car « la pénitence n’est autre chose qu’un retour au baptême afin que l’on reprenne et que l’on poursuive ce qu’on a commencé antérieurement42 ». On verra que les déplacements effectués dans cette section reproduisent formellement ceux qui ont été faits dans le premier volume, lorsque nous traitions de la doctrine de l’Esprit chez Augustin et Pierre Lombard43. Augustin et le Lombard enseignaient que, puisque l’Esprit est le lien d’amour dans la Trinité, il est lui-même le lien d’amour des croyants avec Dieu et les uns avec les autres44. La seule chose qui est effectivement ajoutée dans cette section, c’est

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mentionner le remarquable article de David YEAGO, « Martin Luther on Grace, Law and Moral Life : Prolegomina to an Ecumenical Discussion of Veritatis Splendor », The Thomist (1998) 62, p. 163-191. Avec une fidélité aux textes à toute épreuve, Yeago se débarrasse des interprétations catholique et protestante de Luther qui présupposent que ce dernier considère la « loi » et la « grâce » comme étant mutuellement exclusives. Au contraire, Yeago identifie un « projet partagé » par Jean Paul II et Luther, « d’intégrer le moral et le mystique, et donc de restituer la notion de loi divine à l’intérieur du contexte de la perfection de la nature par la grâce. » M. LUTHER, De la liberté du chrétien, op. cit., p. 852. Ibid., § 24-26. Sur ce point, T. MANNERMAA, Der im Glauben, op. cit., p. 95-105. M. LUTHER, Le Grand Catéchisme, op. cit., § 819, p. 395. Ibid., § 828, p. 399. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 191-193. Comme nous l’avions noté dans le premier volume, cette doctrine était trop forte pour la

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l’accent plus prononcé sur le fait que l’Esprit est l’Esprit du Christ, et que, par conséquent, le lien d’amour qu’il crée est une participation avec et dans le Christ. La seule chose qui est ajoutée, c’est une spécification trinitaire manquante.

V Peut-être que l’enseignement de Luther – selon lequel l’âme est formée par ce qu’elle entend – fournit une ontologie suffisante de la justice christologique de l’âme. Mais cela accroîtra la cohérence de ce livre si nous l’interprétons également selon le schéma de la personnalité que nous avons établi. C’est la détermination unilatérale du Père qui décrète l’existence même de n’importe quelle personne créée, c’est-à-dire d’une « unité transcendantale de l’aperception », d’une perspective particulière sur l’être. Cela est vrai en soi pour toutes les personnes créées. Certaines personnes adoptent un point de vue à partir de la communauté divino-humaine de l’Église, c’est le point de vue de la foi ; ce qu’il y a de particulier dans cette détermination est le rôle du Père dans la prédestination. Pour rappeler une remarque faite précédemment, le Père luimême, considéré dans son rôle séparé de Père, ne serait qu’une pure conscience, une pure attention. Maintenant, lorsque la communauté divino-humaine présente une telle conscience focalisée avec comme ego un objet, que « perçoit » cette conscience ? Je découvre un « je » qui est, encore une fois comme nous l’avons déjà discuté45, un de ceux pour lesquels Jésus de Nazareth a vécu, est mort et vit maintenant, et qui est singulier dans un ensemble qui se trouve à l’intérieur d’un réseau d’autres descriptions possibles, certaines à partir d’un lieu situé au sein de la communauté ecclésiale et d’autres à partir d’autres communautés dans lesquelles je me trouve. Tout cela, et rien d’autre, constitue ce que je suis ontologiquement. Cependant, nous sommes encore en train de parler de manière abstraite. L’identité de celui qui peut dire « J’appartiens au totus Christus » avec le « je » à partir duquel cela est dit, cette identité n’est pas statique mais vivante ; leur relation constitue la liberté. Autrement dit, ils sont libérés l’un pour l’autre par l’Esprit – comme, rappelons-le, le sont le Père et le Fils. Et cette libération doit fonctionner dans les deux sens : l’ego identifié et identifiable qui m’est présenté est un phénomène communautaire, et ceux qui forment les communautés qui [299] me présentent mon moi deviennent, dans cette liberté, des agents à l’intérieur de ma vie. Dans le cas des croyants, cela signifie que le totus Christus, c’est-à-dire celui par qui je suis disponible à moi-même, devient le sujet par la vivacité duquel je suis ce que je suis. Autrement dit, Christ lui-même devient le sujet par la vivacité duquel je suis ce que je suis. Dans l’Esprit, le

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plupart des théologies de la fin du Moyen Âge et de la modernité, qui a compris notre amour pour Dieu et les uns pour les autres comme étant une réalité « créée », causée en nous par l’Esprit, et à cause de cela distincte de l’Esprit lui-même. Voir infra p. 116-127.

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Christ qui est ce que je suis est le Christ qui est celui que je suis. Mais cette personne, qui est à l’intérieur de ma personnalité, c’est Dieu le Fils. Ici apparaissent les « ténèbres » dont parlait Luther, car Dieu est toujours caché du fait de sa présence. Cette personne qui est « intronisée » comme agent de mon individualité, ne peut être perçue par moi que comme un autre être humain, et un être humain crucifié à cet égard ; la communauté qui est le totus Christus et dans lequel je me trouve moi-même, je ne peux y adhérer que comme une société religieuse humaine, une société non plausible qui plus est. Pourtant, c’est ainsi que Dieu lui-même est mon ego vivant, il est en réalité l’agent omnipotent de ma personnalité justifiée. Pour finir sur cette lancée, nous devons noter explicitement la scission qui s’est, de fait, toujours manifestée dans les analyses de ce travail à propos de la personne humaine : en attendant le Royaume, mon Ego est fourni par l’Église et par d’autres « choses publiques ». Dans cet âge, je vis dans le Christ et dans les cités et dans d’autres collectivités de ce monde dominées par la libido dominandi. Je suis, pour utiliser une formulation classique, « l’homme nouveau » et « le vieil homme ». Je suis captif de l’Esprit dans la liberté et captif de la stupidité satanique. Autrement dit, dans la mesure où je suis identifié par les communautés de ce temps, le péché règne encore, même si, par mon identification par l’Église, tout cela est passé et terminé. En attendant le Royaume, la personnalité humaine est donc divisée. Même dans la personnalité de ceux dont les communautés ne sont que celles de la libido dominandi, une certaine division apparaît : le foyer de leur conscience est donné par une autre communauté que celle dans laquelle elle trouve son ego. Pour les croyants, en revanche, c’est précisément l’identité de la conscience qui est l’unique identité entre l’homme nouveau et le vieil homme. Ou, si on veut, elle ne se trouve que dans la détermination de la volonté du Père que moi, le vieil homme, je sois moi, l’homme nouveau.

VI Le problème de Paul à propos de la « justification » était un problème spécifique d’apôtre. L’acte eschatologique de Dieu pour mettre de l’ordre dans sa communauté avait eu lieu dans la mort et la résurrection du Christ et s’était produit dans la propre mission de Paul, mais il avait pris une tournure inattendue. Ceux parmi l’« Israël selon la chair » auxquels le Père avait donné le Christ n’étaient pas seulement ceux dont les œuvres étaient justes. Et Paul se trouva appelé à faire entrer les païens – par définition des impies – et à le faire sans les forcer à ne plus être des païens. Ainsi Dieu établit sa communauté juste par une liberté souveraine par rapport à ce qui aurait pu sembler approprié soit aux Juifs soit aux païens. Il la rassembla à partir de ceux qui n’« accomplissaient pas d’œuvres », mais qui au contraire faisaient confiance à un Dieu qui les appelait alors qu’ils étaient encore impies. Comment alors devons-nous comprendre l’initiative justificatrice de Dieu ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est accumuler les tautologies : Dieu nous

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justifie parce qu’il nous aime ; Dieu nous justifie parce qu’il nous choisit librement. Comment êtes-vous ou suis-je juste ? Parce que Dieu est Dieu. Notre discussion de cette « doctrine de la justification » peut être très brève ; ce qui doit être dit est fondamental et donc bref. En outre, cela a été dit tout au long de ce travail.

VII [300] Les trois questions sur la « justification » que nous venons de dégager, et auxquelles nous avons tenté de répondre, peuvent recevoir des réponses séparées. Pourtant les liens entre elles auront été apparents. Les dialogues œcuméniques et les Églises qui les parrainent ont été priés d’alléger leur fardeau en séparant les questions : en disant que la doctrine transformationnelle catholique et la doctrine herméneutique réformée sont deux choses différentes et donc n’ont pas besoin d’être ajustées l’une à l’autre, et que la doctrine de Paul est un troisième sujet confessionnellement non controversé, qui peut être discuté paisiblement d’un point de vue œcuménique. Cette proposition est correcte et nécessaire si une certaine clarté doit être finalement obtenue de manière œcuménique. Mais c’est peut-être la perception mal définie d’une unité plus profonde entre ces doctrines de la « justification » qui a empêché les dialogues œcuméniques d’appliquer entièrement ces recommandations. Car il y a bien une chose que ces trois doctrines de la « justification » interprètent conjointement ; elles n’ont pas été amenées à utiliser un vocabulaire commun par inadvertance seulement. Leur référent commun, nous le suggérons ici, est un événement trine, un mode de la vie mutuelle des personnes divines. Toute œuvre de Dieu est initiée par le Père, s’accomplit dans le Fils et est menée à sa perfection dans l’Esprit, et elle trouve son unité dans leur périchorèse. Les trois doctrines historiquement présentes de la « justification » suggèrent clairement une interprétation dans cette direction. Le problème de Paul est finalement un problème patrologique ; la doctrine de la « justification » de la Réforme est un morceau de christologie ; et le souci augustinien n’apparaît proprement que dans la doctrine de l’Esprit. La justification en tant qu’acte du Père est un commencement absolu, une initiative qui n’est pas initiée. Dieu le Père mandate et définit la justice ; ce fait ne découle de rien et n’est précédé par rien. Nous sommes justes, et Dieu luimême est juste, simplement parce qu’il est le Père, parce qu’il existe une liberté qui établit une communauté aimante spécifique. C’est la vérité trinitaire et prédestinationnelle qui contrôle les déclarations – autrement contradictoires – de Paul au sujet de la « justification ». Si le Père choisit le Fils dans une communauté, et choisit que cette communauté sera formée de bons Juifs, de Juifs marginaux et de païens croyants, aucune autre explication n’est nécessaire ou possible. Les doctrines forensiques de la scolastique protestante concernant la justification sont des substituts christologiques à l’absence d’une doctrine patrologique, et par conséquent elles ont un air de fiction. La justification comme acte du Fils est l’événement de la justice. Nous

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sommes justes lorsque la parole du Christ ressuscité est énoncée et crue, lorsque la parole qu’il est se présente parmi nous. Nous sommes justes en ce que le Christ, le fils, s’unit à nous. Dieu lui-même est juste en ce que cette même Parole se présente comme « l’un de la Trinité » : étant donné le décret du Père, si la Parole qui justifie l’impie n’était en fait pas énoncée, ni Dieu ni nous ne serions justes, ni la Trinité ni nous ne serions bien ordonnés au sein de cette communauté. La doctrine herméneutique du Réformateur au sujet de la justification concerne la logique et la rhétorique d’un discours qui peut avoir ce rôle. Elle essaie d’exprimer la structure de la proclamation et de la prière de manière appropriée afin que le Logos ressuscité soit audible dans ce monde. Elle complète ainsi les analyses de la Parole visible telles que l’analyse de Thomas d’Aquin, discutée précédemment. Il aurait en effet été préférable d’aborder cette [301] doctrine herméneutique dans la première partie du chapitre sur les « Mystères de Communion » et de la fusionner avec la doctrine de Thomas ; on l’a plutôt gardée pour ce chapitre en raison des difficultés historiques concernant la « justification ». La justification comme acte de l’Esprit est l’accomplissement de la justice. Que l’énoncé du Père sur la Parole qui justifie crée réellement la foi en nous, nous détache de l’esclavage de notre vieux moi et nous conduise vers le Royaume et sa justice, est l’œuvre de la libération eschatologique de l’Esprit. L’envoi de l’Esprit est le mouvement de notre justice, sa vivacité eschatologique, sans laquelle elle ne serait pas la justice de Dieu. À nouveau, nous devons même dire que l’Esprit est le mouvement de la propre justice de Dieu, dans la mesure où cela également n’est pas un fait intemporel concernant Dieu, mais plutôt une caractéristique de sa vivacité. À chaque étape, nous avons parlé non seulement de notre justice, mais aussi de celle de Dieu. Comment Dieu lui-même est-il lui-même juste ? Quelle est la réalité de la justice de Dieu ? Quel est l’accomplissement de la justice de Dieu ? À chaque question, nous avons trouvé la même réponse qu’à la question correspondante qui nous concernait. Qu’est-ce donc que la justification ? C’est l’événement, qui ne découle de rien, de la fidélité communautaire en Dieu, lorsqu’elle est libérée par l’Esprit et qu’elle est réelle dans la réalité du Fils incarné. Que nous soyons justifiés signifie que cette histoire n’est pas seulement celle de Dieu, mais qu’elle est faite pour être aussi la nôtre. Et dans cette doctrine de la justification, les trois doctrines discutées précédemment se rejoignent.

VIII Parce que la communion du croyant avec Dieu se produit dans l’audition et la vision de sa Parole, nous avons, avec ce que nous avons décrit précédemment, la structure et la possibilité d’une connaissance de Dieu par la foi. Les croyants peuvent connaître Dieu, comme ils peuvent l’aimer et le craindre, uniquement parce que l’Église, au sein de laquelle ils vivent, « anticipe

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sacramentellement le Royaume de Dieu46. » À l’intérieur de cette anticipation, l’analyse de la justice des croyants par Luther – ou d’autres – fournit également une épistémologie de la foi. Ceci est parfois formulé explicitement47. Ainsi, selon Luther, le Christ en tant qu’objet de foi devient la forme du sujet croyant, de sorte que le sujet connaît Dieu comme ce qu’il est, c’est-à-dire comme Dieu48. Et ceci, à nouveau, n’est qu’une greffe sur un theologoumenon classique : « quand un intellect créé voit Dieu par essence, l’essence même de Dieu devient la forme intelligible de l’intellect49. » Compte tenu de leurs différentes conceptualités, l’Orient et l’Occident sont ici unis : selon Grégoire de Palamas, c’est en communion avec Dieu que l’esprit, qui en soi n’atteint ni n’est privé de la connaissance de Dieu, peut en fait « s’attacher à ce qui le dépasse50. » D’un point de vue épistémologique également, la déification est une relation complète avec Dieu. [302] Nous devons maintenant ramener tout cela sur terre, de peur que le vocabulaire de la communion nous conduise à un mysticisme suspectement fidèle ou à des jeux inutilement dialectiques51. Une fois établie la vie commune de Dieu avec nous, nous pouvons comprendre notre connaissance de Dieu de façon beaucoup moins ésotérique qu’on le fait parfois. En Israël et dans l’Église, notre connaissance de Dieu procède de même manière que notre connaissance les uns des autres : nous partageons une histoire avec Dieu, et au cours de celleci nous faisons connaissance. En Israël et dans l’Église, nous vivons ensemble avec Dieu et apprenons à le connaître, comme des amis, des membres d’une famille, des hommes engagés en politique ou des armées opposées apprennent à se connaître les uns les autres. Et c’est aussi valable ici : d’une telle connaissance, nous n’aurons, dans le temps présent, qu’un « commencement et une progression ». Quelle que soit l’extension que nous donnons à la notion apocalyptique de « révélation », afin d’en faire une catégorie générale pour la possibilité de connaître Dieu, nous devrions également la considérer aussi sereinement que possible. L’auto-révélation de Dieu consiste en ce qu’il se présente lui-même : « Je suis YHWH, votre Dieu, celui qui vous a sauvé de l’Égypte. Je suis le Père, celui qui, par la liberté qu’est l’Esprit, vous a sauvé avec Jésus de sa tombe. » La révélation est simplement l’initiative de Dieu dans le dialogue qu’il entretient avec nous. Il est bien sûr possible que la présentation que Dieu fait de lui-même ne soit pas reconnue, car Dieu se rend disponible de manières qui ne sont pas 46

47 48 49 50 51

John MEYENDORFF, « Byzantium as Center of Theological Thought in the Christian East », Schools of Thought in the Christian Tradition, P. Henry (éd.), Philadelphia, Fortress, 1984, p. 72-73. Sur ce qui suit, T. MANNERMAA, Der im Glauben, op. cit., p. 36-39. Martin Luther, WA 40/1, 228 : « Christ est cette forme qui orne et informe la foi […]. Dans la foi même, le Christ est présent. » Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 5, p. 227. G. PALAMAS, Défense des saints hésychastes, op. cit., I.3.45, p. 208. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/1*, p. 1-257, peut difficilement être pardonné pour son nombre de pages.

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celles d’un dieu ; l’Évangile ne rencontrera peut-être pas la foi. Mais là où la foi se produit, elle est en elle-même la simple reconnaissance d’un fait, d’une personne qui se présente dans une histoire partagée. Lorsque nous vivons les uns avec les autres dans diverses communautés, notre connaissance mutuelle se développe. De la même manière, lorsque nous vivons avec Dieu au sein d’Israël et de l’Église, notre connaissance de lui croît. La différence est que Dieu est infini alors que nous ne le sommes pas. Mais puisque cet infini est, comme nous l’avons défendu longuement dans le premier volume, temporel plutôt que spatial, cela ne l’éloigne pas à des distances qui soient métaphysiquement indéterminées ; la différence entre notre connaissance les uns des autres et notre connaissance de Dieu n’est pas que nous nous connaissons les uns les autres en toute clarté et proximité, alors que Dieu ne serait connu qu’obscurément et de loin. La différence est que la connaissance de Dieu nous occupera pour l’éternité52. C’est aussi le cas les uns avec les autres : nous n’aurons évidemment jamais fini de nous connaître mutuellement. Mais avec les personnes finies, si nous allons trop loin, nous n’obtenons que des banalités. La connaissance de Dieu, rendue possible par la communion ecclésiale, est la connaissance de la foi. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’une opinion étayée de façon périlleuse par des preuves, ou qu’elle consiste en des aperçus de la divinité obtenus ou donnés à l’occasion d’expériences particulières. C’est le contraire qui est vrai. À l’encontre de presque toute la tradition moderne qui part de Schleiermacher, la première chose à dire est que Dieu est l’objet de la foi. Ce travail y a insisté à de nombreuses reprises, pour une compréhension chrétienne de la réalité, il est essentiel que Dieu soit inéluctablement là dans son histoire avec nous. Ensuite, il est l’objet spécifiquement de la foi en ce qu’il est le Dieu trine, un Dieu intrinsèquement loquace. Nous ne pouvons avoir la foi qu’en une réalité [303] qui parle, qui fait des promesses sur lesquelles il est possible – ou, par incrédulité, il n’est pas possible – de s’appuyer. Ensuite, Dieu ne raconte pas n’importe quoi lorsqu’il fait des promesses. Par conséquent, la foi en tant que confiance personnelle est donc un assentiment à des propositions. Ainsi, dans un sens nous pouvons et devons dire : quand, au sein de l’Église, nous connaissons le récit évangélique, nous connaissons Dieu et cela intégralement. Nous ne le connaissons pas partiellement ou incorrectement ou selon une forme atténuée de connaissance. Quand nous entendons dire que Dieu a ressuscité Jésus ou qu’il désire la miséricorde plus que le sacrifice ou lorsque nous goûtons et voyons le pain et le vin, ce ne sont pas des indices de Dieu ou des preuves de Dieu ou des occasions d’une ascension intellectuelle vers Dieu ou des déclencheurs d’expériences dans lesquelles nous allons connaître Dieu ; entendre et voir ces choses, c’est tout simplement connaître Dieu. Toutefois, nous pouvons encore demander : comment se fait-il que ce soit Dieu que nous connaissions d’une manière aussi ordinaire ? 52

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 281-293.

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C’est le Christ ressuscité, qui est à la fois Dieu et notre objet. Mais il est également l’être humain qui connaît cet objet, c’est-à-dire lui-même en tant que Dieu. D’après Thomas d’Aquin, Dieu est connu dans son essence par lui-même et par les saints rendus parfaits53. C’est la connaissance de soi du Christ qui est l’identité entre la connaissance de soi de Dieu et une connaissance humaine de Dieu rendue parfaite. Ainsi, les saints connaissent Dieu dans leur communion rendue parfaite avec le Christ, et les saints en devenir connaissent Dieu dans leur communion en devenir avec le Christ. Ainsi, à l’instar de notre justice, notre connaissance de Dieu dépend de la périchorèse trine. Personne « n’a vu le Père, si ce n’est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père54. » Le Père n’apparaît pas au sein d’Israël ou dans l’Église dans sa propre identité ; il n’est visible pour Fils que dans la vie trine elle-même. Pourtant, celui qui a vu Jésus « a vu le Père55 » ; dans notre communion avec le Fils, nous connaissons le Père avec lui. Et la liberté de connaître, c’est l’Esprit. La connaissance elle-même est toujours du Père, avec le Fils dans l’Esprit. Les lecteurs peuvent se plaindre que cette description de notre connaissance de Dieu est trop simple, voire même simplement trop brève. Mais la brièveté et la naïveté appartiennent à cette description. Bien sûr, cela peut être un signe de son inexactitude. Mais une éloquence plus grande ou une argumentation plus complexe ne l’amélioreraient pas. Pour finir, nous devons encore une fois reconnaître la dissimulation de Dieu. Mais nous devons le reconnaître de manière correcte : Dieu est caché par et uniquement par l’exhaustivité de sa propre révélation. Premièrement, son propre dévoilement est parfait et donc nous présente une personne infinie ; à cause de cela, nous ne pouvons jamais la connaître complètement. Dieu est un personnage de l’histoire qu’il partage avec nous, que nous connaissons comme nous connaissons d’autres personnages dans cette histoire ; mais puisqu’il la partage avec nous de manière authentique, ce personnage est le fils torturé de Marie au sein d’un Israël déclinant et persécuté, et donc, selon nos standards inévitables, c’est un personnage parmi les moins divins ; et il nous est maintenant accessible sous la forme des sacrements de l’Église, sacrements qui ne ressemblent en rien à une quelconque personne. Pour finir, il nous parle à travers toutes les occasions créées, dont aucune ne lui ressemble ; c’est à cause de cela qu’il fait de chacune de ces occasions un masque derrière lequel il se cache.

IX [304] La dernière institution ecclésiale dont nous devons parler est l’institution qui consiste à enseigner cette connaissance. Le catéchuménat56 de l’Église n’est pas 53 54 55 56

Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 1, a. 2 ; t. 1, q. 2, a. 1. Jn 6,46. Jn 14,9. Un compte-rendu concis de cette histoire est donné par A. HAMMAN, « Catechumen, Catechumenate », in Encyclopedia of the Early Church, trad. Adrian Walford, Angelo Di Berardino (éd.), New York, Oxford University Press, 1992, vol. 1, p. 151-152.

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l’expression de l’inclinaison générale de l’humanité à enseigner, mais le résultat de besoins spécifiques à l’Église. En effet, l’Église ancienne a défini trois sortes de gens plutôt que seulement deux : les incroyants, les baptisés et, entre les deux, les catéchumènes. Dans le Nouveau Testament lui-même, nous ne trouvons de baptêmes qu’après une confession de foi ; ainsi l’eunuque éthiopien lisait le chapitre cinquantetroisième d’Esaïe, Philippe est apparu et lui a dit, « Cela parle de Jésus », et l’eunuque a été baptisé dans la première eau à disposition57. Mais lorsqu’émergèrent les institutions qui avaient pour but de maintenir la fidélité de l’Église dans la continuité de l’histoire, l’une d’entre elles était une institution qui avait pour but d’enseigner, même si sa symétrie avec le canon, le ministère et le credo n’est pas souvent notée. Ce fut l’expérience courante de l’Église que le baptême et la vie subséquente au sein de la vie liturgique et morale de l’Église, pour autant qu’ils soient accordés immédiatement après l’écoute et la confession de l’Évangile, constituaient un choc moral insoutenable. La vie dans l’Église était trop différente de la vie hors de l’Église pour que les personnes tolèrent ce transfert sans une certaine préparation. Les convertis étaient habitués à des cultes religieux qui avaient peu de contenus moraux, qui s’interprétaient au moyen de mythes et qui étaient orientés vers les besoins religieux de leurs adorateurs. Ils entraient maintenant dans une vie cultuelle qui n’était pas orientée par rapport à leurs besoins religieux mais par rapport aux mandats d’un Dieu particulier, et qui était consacrée à la célébration non pas de mythes mais de prétendus événements historiques. Ce qu’il y avait peut-être de plus déconcertant, c’est qu’ils s’inscrivaient dans une religion qui avait des exigences morales explicites. Le catéchuménat est né comme le temps nécessaire pour amener les gens de leur communauté religieuse habituelle à une communauté inhabituelle. Il est né comme un temps de répétition liturgique et d’interprétation, comme un temps de discipline et de correction morale, et comme un temps d’instruction par rapport à l’identité d’un Dieu particulier, c’est-à-dire comme une sorte inédite de théologie dans l’Antiquité. Le règlement constantinien, avec son avalanche de convertis, intensifia initialement ce besoin et donna lieu à un catéchuménat florissant et formellement organisé. Mais, finalement, il se modifia et détruisit totalement le catéchuménat. Car lorsque la religion et la moralité d’une culture et la religion et la moralité de l’Église sont censées être plus ou moins la même chose, aucune mesure drastique n’est prise pour amener les personnes de l’une à l’autre. La quasi-universalité du baptême des enfants en a été le pivot : vous ne pouvez pas préparer quelqu’un à être baptisé s’il l’a déjà été. Tant que le baptême des enfants n’était qu’une option et qu’il était fondé sur une discipline catéchétique réalisée de la part des parents, le catéchuménat pouvait coexister avec cette pratique. Mais dès le moment où des grands-parents et arrières grands-parents avaient été baptisés enfants, le catéchuménat avait perdu sa place. 57

Ac 8,27-38.

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[305] Et pourtant, l’Église n’a jamais abandonné le sentiment qu’elle devait catéchiser, qu’il y a une différence entre elle et le monde, aussi culturellement christianisé que soit ce dernier, de sorte qu’il est nécessaire d’enseigner cette différence. Lorsque presque tout le monde était déjà baptisé, un enseignement a dû se situer après le baptême et être, en quelque sorte, justifié. Les moments-clés de la vie pendant lesquels cet enseignement a été entrepris, ses contextes communautaires liturgiques ou autres, ont largement varié, comme aussi la réussite de ces efforts. Aujourd’hui, l’arrangement constantinien touche manifestement à son terme. La civilisation occidentale est toujours définie par le christianisme, mais comme une civilisation qui était chrétienne, comme une civilisation en effet dont la morale ne dépend plus du fait d’être chrétien. En Occident, l’Église ne peut plus supposer que l’école ordinaire ou les organes de l’opinion publique ou les institutions des arts ou des sciences instruisent les gens d’une manière qui est en harmonie avec l’enseignement de l’Église. En effet, nous devons supposer le contraire : qu’ils inculqueront un mécanisme métaphysique, un relativisme moral et l’égalité et la valeur de toutes les religions sauf le christianisme. À cet égard, l’Église postmoderne est retournée à la situation dans laquelle le catéchuménat est né : ceux qui doivent être intégrés dans la vie de l’Église proviennent d’une culture étrangère ; la vie de l’Église, si elle est fidèle, doit être un choc et un étonnement pour eux. Au milieu de ses procédures de divorce d’avec la culture, la position actuelle de l’Église diffère bien sûr de celle de l’Église ancienne d’une manière qui génère inévitablement la confusion : la plupart de ceux qui ont besoin de catéchèse pour se préparer à la vie dans l’Église sont déjà membres et pensent être déjà qualifiés pour cette vie. Pendant tout le temps où l’Église et la culture sont en train de se séparer sans l’être déjà, cette ambiguïté ne peut être évitée ou niée. En cette fin de la modernité, une grande partie de l’Église a traité cette ambiguïté en capitulant devant elle, en atténuant la liturgie, la morale et la théologie de l’Église pour accueillir les « chercheurs » et les membres ignorants58. L’apostasie de la foi repose sur cette façon de faire59 ; elle a, dans de grandes parties du protestantisme occidental, déjà eu lieu. Quelle que soit la façon dont cela doit être géré en ces temps incertains de changement, l’Église ne doit ni diluer ou aliéner sa culture sacramentelle mais au contraire former ses futurs croyants à ses formes, ni les dispenser de la Torah de Dieu mais au contraire réformer leurs structures morales, ni succomber à un relativisme théologique mais leur enseigner la doctrine de la Trinité. Cette institution, elle aussi, a son mystère. Lorsque l’Église initie à sa vie, à ses rites, à sa morale et à sa pensée, elle initie à la connaissance de Dieu. Il n’est pas inopportun de terminer la doctrine de l’Église avec cette proposition.

58 59

Il existe une magnifique étude de James TURNER, Without God, without Creed: The Origins of Unbelief in America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985. Les recommandations des experts en « croissance d’Église » vont sans aucun doute promouvoir la croissance, mais certainement pas l’Église.

Partie 7 - L’Accomplissement

Chapitre 31. La promesse I [309] L’Évangile est une promesse. Le premier volume a déjà affirmé, contre Bultmann1 et contre la « théologie dialectique » en général, que l’Évangile doit promettre quelque chose de particulier, qui peut être décrit. Une promesse que nous pourrons vivre par promesse, et une « existence authentique » correspondante de parfaite ouverture à un avenir de parfaite ouverture à l’avenir, peuvent être des constructions logiques et existentielles intéressantes, mais ne sont pas la promesse qui a créé l’Église ou l’accomplissement auquel elle aspire. Cet accomplissement est beaucoup plus dramatique. Par exemple : Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière […]. Tout brodequin dont le piétinement ébranle le sol et tout manteau roulé dans le sang deviennent bons à brûler, proie du feu. Car un enfant nous est né […]. On proclame son nom : « Merveilleux - Conseiller, Dieu - Fort, Père à jamais, Prince de la paix. » […] Il y aura […] une paix sans fin pour le trône de David et pour sa royauté, qu’il établira et affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours – l’ardeur du Seigneur de l’univers fera cela2. Ici, nous devons tourner le dos à l’école qui initia la théologie spécifique au XXe siècle, sur les réalisations de laquelle, par ailleurs, ce travail repose en grande partie3. « L’eschatologie biblique du futur fut mise en relation avec le présent chez Barth, et de manière semblable chez Bultmann, du fait de la réalité constitutive de Dieu ; mais [310] de cette manière, l’eschatologie était dépouillée de sa structure temporelle spécifique, de sa tension vers l’accomplissement à venir, de sorte que son contenu ne fonctionnait plus que comme métaphore ou bien tombait au rang de représentations “mythiques” sujettes à l’interprétation existentiale4. » En outre, dans cette ascèse eschatologique, l’école fondatrice de la théologie du XXe siècle ne rompait pas 1 2 3 4

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 212-217. Es 9,1-6. Ce fut en effet la réalisation de l’insuffisance radicale de la théologie dialectique sur ce point précis qui relativisa ma parfaite loyauté vis-à-vis d’elle. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 699-700. La référence de Pannenberg à Barth concerne ici, bien sûr, le Barth de l’Épître aux Romains. On regrette alors que le propre traitement de Pannenberg sur l’eschatologie dans ce volume de sa systématique ne semble pas se défaire pleinement des inhibitions eschatologiques de la théologie dialectique. Peut-être est-ce parce que ces inhibitions étaient portées en grande partie par la théologie du XIXe siècle, envers laquelle Pannenberg est autant redevable. Ou peut-être, est-ce dû à son adhésion, après tout ce qui est dit et fait, à la métaphysique traditionnelle qui, à travers l’histoire de la théologie, a inhibé l’eschatologie. Ainsi, W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 799 : « L’aujourd’hui éternel de Dieu […] n’a besoin d’aucun souvenir et d’aucune attente. Son jour demeure […]. Au maintenant de son présent “qui est et demeure” ».

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L’Accomplissement

avec la ligne principale du néo-protestantisme contre lequel elle se définissait par ailleurs ; dans cette affaire, la théologie postmoderne est restée jusqu’à présent liée à ce qui l’a précédée. Friedrich Schleiermacher, le grand fondateur du néo-protestantisme, fit un compte-rendu de la doctrine ecclésiale sur le « retour du Christ », la « résurrection de la chair », le « jugement dernier », et « la béatitude éternelle », puis donna son propre enseignement sous la forme d’un simple avertissement. Tout discours à propos de tels sujets, dit-il, est le discours visionnaire des prophètes, et un tel discours ne peut pas « fournir une connaissance5 ». Schleiermacher ne put accorder à la prophétie une capacité d’information parce que cela aurait impliqué l’hypothèse que le monde, en tant qu’il est distinct de l’Église, pourrait changer de manière décisive ; nous rencontrons encore une fois ce mécanisme récurrent de la modernité. Selon Schleiermacher, le salut est une transformation de la vie humaine, progressivement réalisée dans l’Église. Les « enseignements prophétiques » de l’Église promettent une conclusion à cette transformation, mais elle ne peut, en fait, jamais être conclue parce que « l’Église recommence toujours à entrer en conflit avec le monde et à l’intégrer en son sein ; elle n’est donc jamais accomplie6. » La théologie moderne et – au moins jusqu’à présent – postmoderne majoritaire a été caractérisée par son incapacité à joindre la moindre description à la proclamation : « Voici, je fais toutes choses nouvelles !7 » Mais ce sont précisément les « contenus » que l’Église entend dans ce message « visionnaire » ou non, qui requièrent une interprétation et une sorte de discours informatif sur cet avenir particulier. Dans la théologie néo-protestante, seuls quelques outsiders relatifs ont développé une eschatologie plus robuste, par une combinaison plutôt étrange de biblicisme et de spéculation hégélienne ou idéaliste ; et ces chapitres vont essayer de donner, à certains d’entre eux, le crédit qui leur est dû.

II Parce que Jésus vit, règne et jugera en tant que personne particulière, le résultat de l’histoire sera différent de ce à quoi nous aurions pu nous attendre autrement – également [311] eu égard au fait d’avoir, tout simplement, un résultat. Nous devons nous demander avec une naïveté délibérée8 : à quel point différent ? Que promet l’Évangile ? Toute la théologie chrétienne peut être comprise comme la tentative de répondre à cette question. Une proposition avancée par une théologie systématique n’apparaîtra donc pas uniquement dans une ultime section thématique qui lui serait consacrée. La proposition de ce travail a été explicite 5 6 7 8

F. SCHLEIERMACHER, La cohérence de la foi chrétienne, op. cit., p. 798. Ibid., p. 772. Ap 21,5. Si ce qui a défait le courage eschatologique de la modernité peut être considéré comme étant une forme de sophistication, alors cela peut bien être cette « naïveté seconde ».

La promesse

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dès les premiers chapitres : l’Évangile promet l’inclusion dans la communauté trine en vertu de l’union avec le Christ et, à cause de cela, dans une communauté humaine rendue parfaite. Autrement dit, l’Évangile promet ce que ce travail a décrit à différents endroits et qu’il a appelé, suivant l’exemple des pères, la déification. Ainsi, selon Basile le Grand, le résultat final du travail de l’Esprit en nous est « la joie sans fin, la demeure permanente en Dieu, la ressemblance avec Dieu, et […] “devenir Dieu”.9 ». Notons la dialectique de la vision de Basile : nous allons être simultanément avec Dieu, et donc autre que lui, comme Dieu en sainteté et justice, et personnellement identifié avec Dieu. Ou pour citer à nouveau Martin Luther, afin de dissiper tout soupçon que l’interprétation du salut comme déification pourrait être une particularité de l’Orient : « Notre honte est grande d’avoir été les enfants du diable. Mais l’honneur est beaucoup plus grande d’être enfants de Dieu. Car quelle gloire et fierté plus grandes pourrions-nous avoir […] que d’être appelés les enfants du Très Haut et d’avoir tout ce qu’il est et ce qu’il a ?10 » C’est le fait de la Trinité qui exige que son ultime don pour nous, s’il devait nous en faire un, doit être l’inclusion dans sa propre vie, le don non pas d’autre chose que Dieu mais de « tout ce qu’il est ». Le Dieu trine ne nous affecte pas – et, de fait, il ne le peut pas – bénéfiquement de manière causale ; car pour lui, une action causale, avec sa prise de distance intrinsèque, signifierait l’exclusion de lui-même, et par conséquent une malédiction plutôt qu’une bénédiction. Le but de toutes les manières d’agir du Dieu biblique est la gloire de Dieu11. Si un autre Dieu biblique – contrairement, bien sûr, à ce qui est possible – était monadique, l’intention de sa propre gloire serait une sorte d’égocentrisme omnipotent, et la réalité de Dieu serait un désastre moral universel. Mais la glorification de Dieu par lui-même est au contraire une suprême bénédiction, parce que le Dieu trine peut inclure, et de fait inclut, des créatures dans cette gloire. Pourtant, il reste de la matière à traiter en ce qui concerne traditionnellement la conclusion d’une théologie systématique. Bien que nous ayons déjà notre réponse à la question eschatologique, elle soulève une série de nouvelles questions très difficiles. Malgré cela, cette partie du travail est la plus courte de toutes, car beaucoup d’entre elles ont déjà été discutées. Dans ce travail, l’eschatologie constitue la section explicite la plus brève, non pas parce que ce serait une réflexion après coup, mais parce que la plupart de ce qui est souvent apparu après coup comme une réflexion eschatologique a dominé ce travail dès le début. Si la proposition « En union avec Christ, nous serons inclus dans la vie trine » doit être développée ou explicitée, la première de ces questions apparaît 9 10 11

Basile DE CESAREE, Sur le Saint-Esprit, trad. Benoît Pruche, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 17 », 1947, IX, p. 148. Martin LUTHER, Festpostil, WA 17/11, 324, 8-15 [Nous soulignons]. Voir supra p. 27-31.

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immédiatement : comment procéder à cette explicitation ? La simple affirmation que [312] nous serons inclus dans la vie divine ne convoque aucune vision, et donc à ce titre est inappropriée par rapport à sa propre intention. Mais où ces évocations plus détaillées de la perfection de la créature en Dieu doivent-elles être obtenues et par quel standard leur vérité doit-elle être jugée ? Il existe deux grands stocks de descriptions eschatologiques dans la Bible : les écrits prophétiques de l’Ancien Testament et les parties apocalyptiques du Nouveau Testament. À ce sujet, il est essentiel de se rappeler que la foi dans le Dieu d’Israël est devenue pleinement eschatologique, et de fait apocalyptique, avant l’apparition de l’Église. Nous pourrions développer intégralement l’eschatologie de l’Évangile comme une exégèse « spirituelle » étendue de n’importe quel texte parmi un grand nombre de passages tirés de l’Ancien Testament12. Et nous allons, en effet, commencer en prenant, plus ou moins au hasard, un tel texte comme paradigme de certains aspects clés, d’un point de vue formel, d’une description eschatologique pertinente. Au onzième chapitre du livre d’Esaïe, la première chose promise, qui rend possible tout le reste, est la présence du Messie13. La description du Messie est très explicitement propositionnelle, malgré une certaine décoration tropique : il sera un descendant de David, l’Esprit de Dieu reposera sur lui, il adorera le vrai Dieu et il jugera avec justice. Mais sa justice transcende les possibilités de ce temps et, précisément à cet endroit, la description se transforme en une description véritablement poétique : « De sa parole, comme d’un bâton, il frappera le pays […] La justice sera la ceinture de ses hanches14. » La description de l’état de perfection redevient à un moment donné propositionnelle : il n’y aura plus de violence15. Mais la paix qui remplace la violence est évoquée uniquement avec un jeu brillant de figures : « Le loup habitera avec l’agneau […]. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra16. » La dernière phrase du passage montre un changement de discours brutal mais magnifique : la cause de la paix universelle peut être exprimée de manière propositionnelle comme une adoration universelle à YHWH, tout à fait dans un sens augustinien ; mais cette universalité elle-même ne peut être évoquée qu’au moyen d’une comparaison : « comme la mer que comblent les eaux17. » Il convient d’observer deux points. Le premier est l’alternance des discours. À propos de la personne du Messie et à propos de la nécessité et des conditions pour la paix, des propositions directes sont possibles et nécessaires. Mais la description de la paix eschatologique elle-même, comme état des créatures, se 12 13

14 15 16 17

Philippe Mélanchthon, Loci praecipui theologici (1559), p. 926-929, fait exactement cela, choisissant des textes de l’Ancien Testament pour toute son interprétation de la vie ressuscitée. Puisque les bénédictions apportées par le roi promis transcendent les possibilités de ce temps, c’est en fait le Messie dont parle le texte, indépendamment de l’occasion qui a conduit Esaïe à prophétiser. Es 11,1-5. Es 11,9a Es 11,6-8. Es 11,9b.

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modifie immédiatement et utilise une métaphore et une comparaison. Nous devons évidemment ne pas oublier que cette distinction est elle-même moderne ; elle appartient à notre analyse de la langue du prophète et pas à son répertoire conceptuel. Le second point est la relation entre le négatif et l’affirmatif dans l’évocation de l’accomplissement eschatologique, une évocation centrale de ce passage. Esaïe a prophétisé à une communauté [313] dont l’expérience principale du mal était la violence en tant que telle : des batailles militaires répétées, des brigandages et des viols impériaux, une violence défensive presque aussi destructrice et, à leur suite, des luttes communautaires internes, et l’abandon de l’élevage au profit d’une nature déchaînée et sauvage. « Il ne se fera ni mal, ni destruction18 » est la proposition négative à laquelle correspond la vision eschatologique positive du poème. Que l’invocation poétique et positive du salut apparaisse comme le contraire d’une damnation subie et descriptible propositionnellement est à la fois prévisible en soi et observable dans toutes les Écritures. En fin de compte, ce que l’humanité espère – dans les cultures qui espèrent en fin de compte quelque chose19 – est ce qui lui manque de façon intolérable ; et cela n’a pas besoin d’être indigne ou futile, pour autant que ces espoirs puissent être interprétés par l’Évangile. Un certain accord avec Feuerbach20 peut être observé : nos visions eschatologiques sont, en effet, des « projections ». Puisque ce sont nos créations, elles sont donc impliquées dans une forme d’idolâtrie ; mais, à l’instar de nos autres notions religieuses, elles peuvent devenir vraies lorsqu’elles sont cassées et réinterprétées par l’Évangile. Ainsi, un des premier taxés d’excentricité au XIXe siècle et parmi les plus intéressants christologues modernes, Isaac Dorner écrit : « En ce qui concerne l’avenir, les croyants ne sont pas limités à […] des souhaits. Les chrétiens sont une race prophétique, ils connaissent la fin […] de l’œuvre divine qui a commencé21. » Nous avons un second principe relatif à la description eschatologique, qui sera développé dans la section suivante. Enfin, sur cette lancée, notons que nous devrions rattacher les scénarios apocalyptiques du Nouveau Testament à la poétique plutôt qu’au côté propositionnel du langage eschatologique des Écritures. L’Apocalypse, l’« apocalypse synoptique22 », les garanties apocalyptiques de Paul aux

18 19

20 21 22

Es 11,9a. Isaac A. DORNER, A System of Christian Doctrine, trad. Alfred Cave et J. S. Banks, Edinburgh, T. & T. Clark, 1980, vol. 4, p. 374 : « Ce n’est que là où les devoirs moraux personnels jaillissent dans la conscience […] que, non seulement des idées d’une séparation future entre le bien et le mal […] peuvent se former, mais que l’avenir du monde dans son ensemble est également progressivement mis sous un point de vue éthique. La plupart […] des religions […] n’atteignent pas la pensée d’un but pour le monde, mais restent empêtrées dans une alternance entre des périodes de triomphe, aujourd’hui de la part de […] puissances bienfaisantes, et aujourd’hui de la part de […] puissances de ténèbres. » R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 76-84. I. A. DORNER, A System of Christian Doctrine, op. cit., p. 377. Mc 13,2-27 et par.

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Thessaloniciens23 et autres morceaux du Nouveau Testament tracent des séquences d’événements. Mais chacun de ces événements, observé pour luimême, doit en fait être la totalité de la Fin ; de même, les divers scénarios ne peuvent être déroulés parallèlement. En outre, en tant que prédiction ils partagent tous un défaut fatal. Friedrich Nitzsch, l’auteur d’un compendium de théologies dogmatiques du XIXe siècle, a observé le point crucial suivant : il n’est guère possible de construire notre doctrine en recourant aux schémas du christianisme primitif pour les derniers jours, car un élément déterminant de tous ces schémas, à savoir le retour rapide du Christ – rapide d’un point de vue chronologique – s’est avéré erroné24. [314] L’avènement final du Christ, l’effondrement final du système mondial et l’avènement final du Royaume doivent être considérés comme un unique événement. Schleiermacher, et une grande partie du néo-protestantisme qui l’a suivi, avaient sans doute raison à cet égard, en fondant l’espérance chrétienne uniquement « sur la communion des croyants avec Jésus », de sorte que la notion d’événements eschatologiques séquencés et chronologiquement liés à son avènement est récusée25. Il en est de même pour un autre de ces outsiders du XIXe siècle, Gottfried Thomasius : ce que l’Église espère « n’est pas quelque chose de bon au-delà ou à côté [du Christ] ; tout l’espoir de l’Église pour l’avenir est contenu dans l’espoir placé en lui26. » Au moins en cela, ces penseurs ont cerné sans aucun doute le cœur de l’eschatologie du Nouveau Testament : « et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur27. »

III Mais alors, comment les visions eschatologiques apparaissent-elles ? Ce travail a fait valoir précédemment que la variabilité et la portée historiques de l’éthique chrétienne apparaissent lorsque l’Évangile trace un chemin interprétatif à travers l’histoire. Lorsque l’Évangile pénètre une période ou un territoire, il ne le trouve pas religieusement ou moralement vide ; l’éthique évangélique émerge lorsqu’il interprète les espoirs et les craintes avec lesquels, à un moment donné 23 24

25 26 27

1 Th 4,16-17 ; 2 Th 2,3-12. Friedrich NITZSCH, Lehrbuch der evangelischen Dogmatik, Freiburg, J. C. B. Mohr, 1896, p. 591. Les deux occasions d’une conjecture totalement sans fondement sont, évidemment, 1 Th 4,1318 et Ap 20. Le millénarisme, une version qui situe le règne pénultième des saints, c’est-à-dire le « millénium », entre l’avènement du Christ et le Royaume final, a été condamné autant par le catholicisme romain et que la Réforme. En ce qui concerne le premier – avec une histoire brève et excellente, Estévâo BETTENCOURT, « Chiliasmus », in Sacramentum Mundi, Karl Rahner et Adolf Darlap (éd.), Freiburg, Herder, 1967, vol. 1, p. 716-720. Le document fondamental de la Réforme, La Confession d’Augsburg, op. cit., XVII, § 23, p. 51, condamne l’opinion selon laquelle « avant la résurrection des morts, les saints et les pieux auront seuls un empire terrestre ». W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 696. G. THOMASIUS, Christi Person und Werk, op. cit., vol. 2, p. 550. 1 Th 4,17.

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et en un lieu donné, les gens vivent déjà28. Le point crucial pour notre question est d’observer que cette interprétation ne va pas dans une seule direction. De même que la promesse interprète les espoirs et les craintes antérieurs d’une communauté, ceux-ci à leur tour interprètent nécessairement la promesse. À une communauté détruite par la violence, le prophète promet à juste titre la paix qui doit être réalisée par le règne du Messie, une paix qui sera reconnue a posteriori comme la réalisation de ses aspirations, d’une part, et qui est au-delà de tout ce qu’elle aurait pu par ailleurs imaginer, d’autre part. Pour ceux qui ne sont capables que de penser à leur prochain repas, une vision du banquet de noces du Fils n’est ni dépourvue de spiritualité, ni utopique. À une Rome qui se souvenait encore de son rêve de république, un rêve fondateur, mais qui en avait oublié la signification, Augustin annonça la venue de la cité de Dieu. Les descriptions eschatologiques apparaissent comme l’autre face du même événement d’interprétation dans lequel émerge l’éthique de l’Évangile. C’est ici un autre endroit où la profusion historique caractérise le discours chrétien, de sorte que la théologie ne peut faire qu’énoncer le principe, et ensuite donner peut-être un exemple. En guise d’illustration, nous allons approfondir une vision eschatologique [315] qui peut surgir dans le dialogue avec le rêve américain de liberté économique – un rêve qui est devenu paradigmatique pour le reste du monde également. De toute évidence, étant donné le temps et le lieu où ce texte est écrit, ce cas n’est pas choisi au hasard. L’Amérique est la nation inventée par les philosophes des Lumières ; en cela, elle est le paradigme de la nation capitaliste. Les théories capitalistes, qui ailleurs ont joué le rôle d’hypothèses à appliquer lorsqu’elles fonctionnent, ont en Amérique le statut d’un mythe fondateur et intangible. Ainsi, ce qui ailleurs n’est qu’une description de certaines façons de participer au marché revêt en Amérique un poids moral et même religieux : l’esprit d’entreprise ou l’accumulation des richesses sont considérés comme des biens en soi. Quel espoir et quelle damnation se cachent dans cette mythologie ? Pour les Lumières, la notion économique de « marché libre » faisait partie intégrante de la vision politique d’un gouvernement libéral. Des idéologues du capitalisme prétendent encore parfois que les deux sont inséparables, que là où le marché devient libre, la liberté politique doit suivre. Mais des expériences contraires, dans de nombreux pays « en voie de développement » – de la façon la plus dramatique dans une Chine tombée une fois encore sous la coupe d’un régime barbare –, ont certainement démenti aujourd’hui cette affirmation. En effet, même aux États-Unis, les dernières décennies ont vu simultanément la résurgence d’orientations économiques dictées par de nouveaux marchés sans entraves et le déclin vertigineux des institutions et de la participation politiques. C’est précisément dans la possibilité de séparer les marchés libres de régimes libres, dans la possibilité d’un marché qui s’affirme lui-même comme bien commun de son propre droit, qu’une damnation particulière apparaît. Quels espoirs dirigent et motivent de façon décisive les Américains ? 28

Voir supra p. 243-245.

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Contrairement à ce que prétendent beaucoup de discours mais que l’on peut observer, ce ne sont pas des espoirs pour la communauté américaine elle-même, autrement dit, ce ne sont pas des espoirs politiques. L’Amérique est un instrument dans les rêves de ses citoyens ; ainsi, sauf peut-être dans les vestiges du Sud romantique, les Américains ne trouvent pas « doux et juste de mourir pour son pays29. » Le « rêve américain » n’est pas celui d’une Amérique en soi meilleure, mais d’une « vie meilleure » pour sa famille et donc pour soi-même ; la collectivité, au sens large, et sa cité sont comprises comme étant des moyens pour permettre et protéger cela. Le lien entre la famille et soi-même est à noter : dans leur pratique morale, les Américains ont tendance à identifier la communauté avec la communauté naturelle la plus petite, mais en le faisant ils n’ont pas aspiré à être les atomes moraux d’un simple individualisme. Une vie bonne, qu’elle soit familiale ou personnelle, est donc un mélange de viabilité économique, d’amour mutuel privé et de solidarité face au monde extérieur. Les craintes qui guident et motivent les Américains sont évidemment contraires à leur rêve. Ainsi, à leur manière, ils craignent la maladie, la paupérisation et la violence, comme le font, d’une façon ou d’une autre, tous les peuples. Mais ils craignent également, comme on peut le voir lorsqu’ils sont incités à voter ou à pétitionner, tout empiétement sur l’autonomie du lien entre la famille et eux-mêmes. Et c’est là que se trouve la possibilité du mal. Car, comme ils séparent la vie bonne de la cité ou de la société civile, leur rêve américain se réduit uniquement à l’économie et prend la forme d’une pure cupidité. Et la cupidité dissout les structures communautaires de la vie bonne elle-même. Les rêveurs deviennent les atomes moraux [316] qu’ils n’avaient pas l’intention d’être, et deviennent eux-mêmes les ennemis d’un épanouissement personnel et familial. Le marché libre est un dispositif tout à fait nécessaire de la modernité, un énorme ordinateur réglementant un champ transactionnel trop complexe pour n’importe quelle direction centrale imaginable. C’est pour cela que l’existence du marché a une valeur morale et politique de première importance : toute tentative de diriger la vie économique moderne sans lui devient inévitablement une tyrannie sociale et politique. Néanmoins, le marché n’a en lui-même aucune conscience. Le « capitalisme gangster » est tout aussi possible que d’autres variantes plus civiles ; et le marché régulera de façon optimale le stock et le prix de la cocaïne ou des armes pour les terroristes, aussi bien que ceux des tomates – et va probablement imposer aux tomates d’être insipides. Lorsque le marché devient un bien commun de plein droit, ce vide moral tend à vider la communauté de toute substance morale et esthétique. Le contexte communautaire des espoirs et des rêves de l’Amérique s’est révélé, avec une ironie douloureuse, être particulièrement vulnérable.

29

Lorsque des troupes américaines sont exposées, le souci n’est pas qu’elles accomplissent leur mission et honorent leur pays, mais simplement qu’il n’y ait pas de dommages.

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La postmodernité du rêve américain est la reconnaissance subliminalement obsédante du fait qu’une vie définie d’un point de vue économique ne peut être bonne. D’un point de vue social, c’est la dissolution de la famille elle-même du fait d’un atomisme moral non reconnu. Les Américains tendent alors à se réfugier dans n’importe quelle « spiritualité » à portée de main pour compenser ce « vide ». Et ils redéfinissent la « famille », civilisent le divorce et détachent l’intimité sexuelle de toute obligation publique et également de la procréation, dans l’espoir de transférer le bien-être familial dont ils se souviennent dans n’importe quelle constellation d’atomes humains dans laquelle ils se trouvent eux-mêmes projetés. Ce dernier point est ironique, mais de manière assez complexe. Les modernes tardifs et les postmodernes n’osent pas se rendre compte que, lorsqu’ils redéfinissent les relations qui constituent la famille pour satisfaire leur propre autonomie incurvée sur elle-même ou à celle d’autres personnes, ou lorsqu’ils consentent à une pratique de l’avortement à la demande pour la rendre possible, ou qu’ils regardent dans une boule de cristal pour échapper à tout cela, ils ne sont motivés par rien de plus que la cupidité, et que leur libéralisme et leur « spiritualité » ne sont rien d’autre qu’un capitalisme hypertrophié. Ils n’osent pas se rendre compte que le danger qui menace la vie bonne américaine, c’est eux-mêmes et leurs efforts pour l’obtenir ou la garder. Ils ne peuvent admettre non plus que, comme ils se retirent en famille ou dans des imitations de famille, abandonnant les communautés de médiation que sont la religion, l’art et la sociabilité, ils deviennent eux-mêmes les destructeurs de ces petites communautés également. Mais ils savent et font l’expérience que le « consumérisme » et « l’effondrement de la famille » et la « célébration » de la richesse sont une damnation30. La première promesse de l’Évangile aux personnes touchées par ces espoirs et terrifiées par cette damnation est que la différence entre l’économie et la cité disparaîtra à la Fin, parce que toute apparente indépendance des continuités à court terme par rapport à la continuité à long terme de la téléologie de Dieu sera démasquée. Dans le Royaume, l’humanité ne sera soumise à aucune continuité automatique, pas plus qu’à celles de l’économie. Nous pouvons aussi le dire ainsi : dans notre vie en Dieu, il n’y aura plus de différence entre nos intérêts et le bien commun. La cité n’est pas une mesure d’urgence à cause du péché ; mais l’économie l’est. [317] Dans sa rencontre avec le rêve américain, la promesse de l’Évangile devrait être interprétée comme la promesse d’un épanouissement humain. À la maîtrise d’une viabilité économique répond la promesse d’un dépassement de la mort, et cette maîtrise réapparaît transformée dans la vision de la détente et du plaisir liés à la grande Fête. À l’aspiration d’une réciprocité qui n’est maintenant 30

C’est pourquoi il y a une série sans fin de « mouvements » qui tentent de les combattre ; récemment, les « Promise Keepers » ont passé aux nouvelles, offrant des scènes où des milliers d’hommes en larmes prenaient la résolution de ne plus être ces atomes contrôlés économiquement.

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possible que dans la famille, et encore assez rarement, répond la promesse d’une union avec le Christ ; cette aspiration réapparaît dans une vision de toute l’humanité liée ensemble par des liens aussi intérieurs que ceux qui existent entre parent et enfant et aussi extatiques que ceux de l’union sexuelle. Au recours à la solidarité face à un monde extérieur en effet menaçant répond la promesse d’une participation à une vie dont la seule « extériorité » est l’amour trine. Même la pure motivation de posséder réapparaît dans une possession promise, la possession de rien de moins que de Dieu. Et la damnation américaine est bannie : quand nous serons consommés par Dieu et que nous le consommerons, alors la vie sera libérée de tout besoin de consommation ; quand ma famille est la Trinité et toute l’humanité en elle, ma famille ne peut s’effondrer ; et la célébration des richesses divines mérite notre amour.

IV Nous nous arrêterons là en ce qui concerne cette brève incursion illustrée dans l’interprétation de la promesse de l’Évangile par les espoirs et les craintes d’une communauté, et dans le mélange de propositions et de tropes appropriés à une telle interprétation. Il est clair que la fantaisie et l’inventivité langagière sont à l’œuvre de manière décisive dans ces évocations. Notre dernière question dans cette section doit être : qu’est ce qui empêche de telles élaborations eschatologiques de devenir un jeu arbitraire ? Il y a plusieurs régulations qui imposent des limites. La première est la doctrine de la Trinité elle-même. Puisque l’accomplissement de ce qui est créé consiste en une inclusion dans la vie trine, aucune vision de cet accomplissement ne peut être vraie si ce qu’elle représente ne peut entrer dans cette vie. Ainsi, par exemple, la vision du nirvana est belle et noble, mais puisque ce qui la rend possible est l’abolition de la personnalité, elle ne peut décrire ce en quoi reposent les espoirs de l’Église. Car l’Église espère en un accomplissement sous la forme d’une inclusion dans une périchorèse de personnalités irréductibles. Les éthiciens piétistes les plus rudimentaires avaient l’habitude de poser des questions telles que : « Pouvez-vous inviter Jésus dans un bar avec vous ? » Quelle que soit la réponse à cette question, et quel que soit, de façon générale, le statut de ces questions au sein de l’éthique, leur idée était correcte dans un contexte eschatologique. C’est en effet une limite à notre imagination : pourriezvous inviter Jésus dans ce que vous envisagez être l’Accomplissement ? Ou plutôt : pouvez-vous imaginer Jésus vous y emmenant avec lui ? Les croyants n’entreront dans la vie trine qu’en tant que membres du totus Christus ; le Christ se réjouira de ce dont nous nous réjouirons. La vision coranique de nombreuses concubines n’est pas plus adéquate que la vision populaire « chrétienne » d’une béatitude spirituelle désincarnée. Deuxièmement, nous devons noter ici que le Nouveau Testament, et en cela il suit tout à fait l’Ancien Testament, ne fournit aucun concept eschatologique en

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particulier ou aucun ensemble de métaphores. Les Écritures sont dominées par une sorte de langage pour décrire l’accomplissement, le langage politique – et, en effet, la manière standard et expéditive utilisée par ce travail pour se référer à l’Accomplissement a été de parler du « Royaume ». Marc résume ainsi la mission de Jésus : « Jésus vint […] Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait : “Le temps est [318] accompli, et le Règne de Dieu s’est approché : convertissezvous et croyez à l’Évangile.”31 » ; et tout, dans les Évangiles, corrobore ce résumé. Quand, à la fin du drame, l’Apocalypse en vient finalement à dépeindre l’Accomplissement lui-même, on nous montre d’abord « un grand trône blanc et celui qui y siégeait32 », puis une « cité sainte33 », à la lumière de laquelle « Les nations marcheront […] et les rois de la terre y apporteront leur gloire34. » Il y a deux raisons pour lesquelles le « condensé par excellence de l’espérance chrétienne » est « l’avenir du Royaume de Dieu35. » La première est que, puisque l’Évangile et tout le récit biblique constituent l’histoire des actes de Dieu avec et pour d’autres personnes que lui-même, l’accomplissement de cette histoire doit être la réalisation de ses fins morales pour eux : « Tout le reste […] est une conséquence de la venue de Dieu lui-même pour accomplir sa souveraineté sur sa création36. » La seconde raison est que la réalisation des fins morales de ce Dieu est en effet une réalisation politique, le perfectionnement de « son règne », car son histoire est l’histoire de son action avec et dans une communauté. Il est le Dieu trine, dont la vie est communautaire, et le partenaire – depuis qu’il en a un – de son action est par conséquent une communauté formée d’autres personnes que lui. Aucune vision eschatologique ne peut, par conséquent, être appropriée si elle ne commence ni ne finit avec Dieu et ses desseins pour sa communauté de créatures. Notre « béatitude » doit toujours être définie par la volonté morale du Seigneur. Et aucune vision eschatologique ne peut être correcte si elle soustrait les bienheureux de leur réalité communautaire telle que le peuple, le temple, la cité, le corps commun et la communion avec Dieu. De la même manière, un troisième contrôle consiste en les Dix Commandements, déjà présentés précisément à cette fin. Ceux-ci énoncent l’intention de Dieu pour la communauté humaine, et Dieu ne se contredira pas. Peu importe ce que nous serons avec ce Dieu et les uns avec les autres lorsque nous serons en lui, nous y serons pour adorer, pour nous honorer réciproquement, nous y serons honnêtement, chastement et avec désintérêt. Nous pouvons à la fois résumer ces considérations et jeter les bases métaphysiques pour tout ce qui va suivre en rappelant et en amplifiant quelque peu un enseignement du premier volume37 : en tant qu’entrée dans la vie du 31 32 33 34 35 36 37

Mc 1,14-15. Ap 20,11. Ap 21,2. Ap 21,24. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 687. Idem. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 273-274.

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Dieu trine, l’Accomplissement est l’entrée en son infinité spécifique. Et cette infini n’est ni le temps qui dure à jamais, ni l’abrogation du temps en un point immobilisé au centre d’une roue temporelle. L’infini du Dieu trine est plutôt le caractère inépuisable d’un événement particulier, l’avènement du Christ, c’est-àdire l’interprétation et l’appropriation par et en Jésus de tout ce qui précède sa venue définitive. La vie de Jésus est en effet celle d’une personne particulière : elle consiste en une séquence unique d’événements et pas en une autre ; et cette séquence a été rendue définitive par sa mort. Mais l’intrigue qui sous-tend cette séquence est le don de soi aux autres. Lorsque le Père se connaît lui-même dans ce Fils, ce faisant cette [319] conscience s’étend sans limite. Et de même que l’Esprit est l’Esprit de cette personne particulière Jésus, de même il est l’Esprit qui transcende toutes les limites particulières. Par conséquent, l’eschaton est l’événement inépuisable de l’interprétation par le Dieu trine de l’histoire créée au moyen de la vie d’une unique créature, Jésus. L’eschaton est la vie créée infinie, rendue infinie en ce qu’elle est la vie des créatures vue par le Père comme une seule histoire avec l’histoire du Fils et animée par l’Esprit qui est le telos de cette histoire.

V De tout ce qui précède il s’ensuit, à plusieurs titres, que nous ne pouvons prédire quelles visions de l’Accomplissement l’histoire de l’Évangile peut encore concevoir, même si nous pouvons dire avec certitude quelles visions actuellement envisagées ne sont pas adéquates. Néanmoins, comme les quelques paragraphes précédents l’ont aussi établi, toutes les descriptions possibles d’accomplissement dans le Dieu trine ont un résultat logique : « l’amour ne disparaît jamais38. » L’« amour » est le mot unique du Nouveau Testament et de l’Église qui désigne l’avenir vers lequel l’Évangile tend, que ce soit pour cet âge ou pour la Fin. Il ne peut en être autrement. L’Esprit est l’agent de l’amour dans la vie trine, et l’Esprit est l’agent de la perfection eschatologique. Par conséquent, l’amour doit être la réalité condensée de tout ce que les créatures bénies peuvent avoir en Dieu. La Fin de l’humanité est une communauté parfaitement réciproque de personnes distinctes, mise en œuvre de manière fondatrice par l’Esprit qui est l’amour du Père et du Fils incarné. Comme le dit le disciple américain d’Edwards, Samuel Hopkins, en référence à Jean 17 : « Les trois personnes forment dans la divinité une société infiniment élevée, sainte et heureuse ; […] et la société des rachetés […] sera une imitation éternelle et l’image de la société infiniment élevée et parfaite des Trois-en-Un39. » Nous vivrons dans cet amour puisque nous sommes ensemble le corps du Fils ; par conséquent, ce même amour doit être aussi l’être de notre communauté humaine les uns avec les autres. Nous serons aussi différents les uns des autres 38 39

1 Co 13,8. S. HOPKINS, The Works of Samuel Hopkins, op. cit., vol. 2, p. 58.

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que le Père est différent du Fils ; en cela, nous serons parfaitement unis les uns aux autres par l’Esprit. En effet, par analogie avec les identités trines, personne ne possédera quelque chose en particulier si ce n’est ce qu’il est de façon unique, à partir de et en faveur des autres, et ainsi chacun de nous sera absolument et fondamentalement personnel. Le mythe selon lequel mon identité propre est constituée d’une substance autre que celle vécue en cohérence dramatique ne sera plus nécessaire. Puisque notre communion les uns avec les autres sera établie par notre inclusion dans la communion du Père, du Fils et de l’Esprit, elle sera façonnée par les « processions » et les « missions » qui constituent cette communion. Le Père nous regardera comme il regarde son Fils. Il connaîtra ce qu’il est en tant que Dieu, en voyant ce qu’il a fait de nous ; et nous le connaîtrons, et nous nous connaîtrons nous-mêmes, comme le résultat de l’absolue radieuse Liberté qu’il est. De même que le Fils s’offre par obéissance au Père, l’Église sera à la fois le soi, le « corps » qu’il offre, et un participant à l’acte d’offrande. [320] Et c’est la liberté même de Dieu, en tant qu’Esprit, qui sera notre liberté dans cette communion. Ainsi l’amour est l’unique « commandement nouveau » du Christ johannique, dont le don est l’équivalent théologique chez Jean des récits de l’Ascension chez Luc40. Le commandement est eschatologique : « Voyez de quel grand amour le Père nous a fait don : nous sommes appelés enfants de Dieu […] lorsqu’il paraîtra, nous lui serons semblables41. » Mais le passage-clé du Nouveau Testament est le message que Paul adresse aux Corinthiens et avec lequel nous avons commencé cette section. Selon Paul, la différence entre l’amour et tous les autres dons de l’Esprit est que l’amour « demeure » eschatologiquement42. Mais il en est de même des deux autres membres qui apparaissent tout à coup dans le dernier verset du chapitre, les membres d’un trio43 auquel on se réfèrerait peut-être habituellement : la foi, l’espérance et l’amour. Pourtant, toute l’argumentation de Paul portait sur le fait que seul l’amour ne se termine jamais, et c’est pour cela précisément qu’il est supérieur à tous les autres dons, y compris de manière explicite à la foi44. Comment pouvons-nous réconcilier ces points de vue ? Sans aucun doute, Paul entend nous le dire en affirmant que des trois vertus permanentes l’amour est « la plus grande ». Dans ce contexte, cela doit signifier que la foi et l’espérance seront uniquement présentes à l’Accomplissement lorsqu’elles sont réalisées dans l’amour. Dans la mesure où, dans le discours de Paul, la foi doit être distinguée de l’amour45, l’objet de la foi est le crucifié. L’Évangile est identique au « message 40 41 42 43 44 45

Jn 13,31-14,7. 1 Jn 3,1-2. 1 Co 13,13. Pour les arguments en faveur de l’interprétation de nyni… menei, Hans CONZELMANN, I Corinthians, trad. James Leitch, Philadelphia, Fortress, 1975, p. 229-231. Ibid., p. 229-230. 1 Co 13,2. Qui ne devrait pas l’être normalement, sauf ici de manière dialectique.

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de la croix46 », de sorte que Paul a « décidé de ne rien savoir » parmi ses auditeurs « sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié47. » Ainsi la foi, dans ce contexte, est dirigée à l’extérieur, vers un événement passé. Dans amour, cependant, la différence entre des relations internes et externes est transcendée, et ceux qui s’aiment sont totalement présents les uns aux autres. Dans la mesure où l’espérance doit être distinguée de l’amour, elle est une relation purement eschatologique. Nous espérons dans « la gloire de Dieu48 », qui est précisément « ce que nous ne voyons pas49. » En outre, dans ce contexte, l’espérance est dirigée à l’extérieur, vers un événement futur. Dans l’amour, cette séparation est également transcendée. Néanmoins, il semble y avoir une différence entre la foi et l’espérance, précisément dans cette situation. Quand la foi est réalisée, lorsque celui que je connais et en qui j’ai confiance vérifie ma confiance et gagne ainsi mon amour, j’ai d’autant plus confiance en lui. Mais lorsqu’un espoir spécifique est réalisé par l’avènement de ce qui est espéré, comment cette espérance peut-elle se prolonger ? Et si toute la durée de la vie est investie dans une espérance spécifique, lorsque celle-ci est réalisée, tout espoir ne cesse-t-il pas ? Mais une vie sans espoir n’est-elle pas une damnation [321] plutôt qu’un salut ? Nous sommes arrivés à nouveau à ce que ce travail a appelé l’antinomie de l’espoir.

VI L’antinomie de l’espoir est la raison qui sous-tend l’hypothèse de la théologie dialectique, selon laquelle cette promesse eschatologique ne peut avoir aucun contenu. Si une promesse stipule un accomplissement descriptible, il s’avère que, lorsque la promesse est réalisée, son contenu devient présent et ne relève plus du futur. Alors la promesse doit apparemment être abandonnée. Mais une créature n’est-elle jamais liée au Dieu biblique autrement que par la promesse ? La solution de la théologie dialectique à ce dilemme fut de vider la promesse eschatologique de l’Évangile de tout contenu descriptible. La première étape hors de cette impasse est de se souvenir que l’espérance des croyants est mise en des personnes spécifiques, les personnes trines et les uns à l’égard des autres ; il ne s’agit pas de l’espérance en l’amour, comme d’une possibilité générale qui peut être réalisée par n’importe qui. Quand mon espoir d’aimer et d’être aimé par une personne particulière est réalisé, que se passe-t-il alors ? Le phénomène remarquable qui doit être observé à ce stade est que l’amour expérimenté est lui-même l’espoir de nouvelles occasions d’aimer. Une personne ne vit que si elle est capable d’être surprise50. Aimer quelqu’un c’est accepter par avance les surprises qu’il m’apportera, comme des révélations de mon propre bien. Par conséquent, quand l’amour vient, l’espérance vient avec 46 47 48 49 50

1 Co 1,17-18. 1 Co 2,2. Rm 5,2. Rm 8,25. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 273-275.

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lui. L’espérance en un amour particulier est l’espérance en un événement que je puis reconnaître. Si j’espère aimer et être aimé par quelqu’un, et que cet espoir est réalisé, je sais que c’est le cas. L’amour d’une ou de plusieurs personnes est donc un objet d’espérance qui peut être défini. Et pourtant, dans le cas de cet objet d’espérance qui peut être défini, la tautologie apparente – selon laquelle, lorsqu’une espérance spécifique est réalisée elle cesse d’être – disparaît. Au contraire, la réalisation d’une espérance est, dans ce cas, son propre commencement. Si j’espère être aimé par quelqu’un et aimer quelqu’un, et que, à mon plus grand bonheur, je constate que cet espoir est réalisé, le même espoir commence alors véritablement, car l’espoir n’est pas identifié par des bienfaits impersonnels mais par la personnalité de l’être aimé. Et quand cet espoir est à nouveau réalisé, il commence à nouveau véritablement, et ainsi de suite – d’un point de vue conceptuel – pour toujours. Il en est de même pour la promesse par l’Évangile d’un amour final, de l’amour des personnes trines les unes pour les autres, de l’amour du Christ pour nous et de nous pour le Christ, de l’amour des personnes trines pour nous en Christ et de notre amour pour eux en Christ, et de notre amour pour tous les autres.

Chapitre 32. Le jugement dernier I [322] Nous serons, à la fin, unis à Dieu. Mais, selon les propositions développées ici, Dieu crée en accueillant en lui-même, et l’Église consiste maintenant à être en communion avec Dieu. Déjà, nous vivons, bougeons et avons notre être en Dieu même en tant que créatures rebelles et, dans l’Église, à travers notre participation personnelle et volontaire. Juste avant la Grande Entrée de la liturgie byzantine, le chœur chante : « Nous qui, d’une manière mystique, représentons les Chérubins […] mettons à présent de côté tous les soucis temporels. Afin d’accueillir le Roi de l’Univers, qui vient, accompagné invisiblement par des légions d’anges1. » Pour des créatures, est-ce possible de vivre plus en Dieu que lorsque de tels chants sont chantés en vérité ? Qu’est-ce qui sera différent dans le Royaume ? Il y a bien quelque chose qui doit l’être ; dans tout le Nouveau Testament, le Royaume n’est pas encore venu, aussi certainement qu’il l’est parmi nous. Et si notre condition présente, dans l’Église également, est la perfection humaine, cette humanité rendue parfaite laisse beaucoup à désirer. Mais qu’attendons-nous exactement au-delà de ce que nous avons ? La question est d’autant plus pressante pour le système qui est proposé ici qu’il suggère, plus que d’autres ne le font, une plus grande continuité entre la création et l’accomplissement humain, puis entre l’Église et le Royaume. Ces tendances sont, bien sûr, loin d’être nouvelles ou marginales dans la tradition. Lorsqu’Irénée écrit : « à cause de son surabondant amour, [il] s’est fait cela même que nous sommes afin de faire de nous cela même qu’il est2 », ou quand Athanase établit son fameux dicton : « il s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons [323] faits Dieu3 », ils ne firent pas de distinction qualitative entre ce que les croyants deviennent dans cet âge et ce qu’ils seront dans l’eschaton, ou entre ce pourquoi l’humanité a été créée et ce qu’elle sera alors. Les pères grecs ne sont pas les seuls à avoir parlé ainsi. Quand il prêchait, Martin Luther ne faisait pas de distinction qualitative entre la sanctification dernière et avant-dernière : « Tout ce que [Christ] est et fait est présent en nous et travaille là avec puissance, de sorte que nous sommes absolument déifiés, de sorte que nous ne possédons pas une partie ou un aspect seulement de Dieu, mais toute sa plénitude4 ». Certaines parmi les théologies les plus excentriques du XIXe siècle reproduisirent cet enseignement. Ainsi, Gottfried 1

2 3 4

Métropolitain AUGOUSTINOS, « Die göttliche Eucharistie als Opfer und ihr Priestertum in der orthodoxen Theologie und Praxis », Bonn Document, 104, cite cela comme illustration de son argument selon lequel la liturgie chrétienne est la « re-présentation en acte » de toute l’économie du salut, et particulièrement de l’eschaton. I. DE LYON, Contre les hérésies, op. cit., livre V, préf., p. 568. Athanase D’ALEXANDRIE, Sur l’incarnation du Verbe, trad. Ch. Kannengiesser, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 199 », 1973, 54,1, p. 459. Martin LUTHER, Predigt (1525), WA 17/1:438. Notez la date de ce sermon : au moment des ses décisions théologiques les plus importantes.

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Thomasius : « En communion avec le Christ, le croyant possède déjà la vraie vie, qui est, par nature, divine et donc éternelle. C’est la vie divino-humaine du Christ qui a été introduite dans le croyant par le baptême, que le croyant s’est appropriée par la foi, et qui est devenue le principe actif de sa propre personnalité5. ». Puisque la déification présente des croyants est leur façon d’habiter la porte du ciel, c’est la différence entre l’Église et le Royaume qui doit être comprise. Une première étape consiste à rappeler que l’Église n’est ce qu’elle est et que les croyants dans l’Église ne sont ce qu’ils sont qu’en anticipation et donc d’une manière qui n’est pas celle de leur propre vérité. Le peuple de Dieu ne peut pas encore s’assembler. Ce peuple est le temple du Saint-Esprit précisément dans son attente d’une sainteté qui maintenant lui échappe constamment. La cité de Dieu se bat toujours avec d’autres principautés et pouvoirs, et elle est envahie par eux. L’Église n’est aujourd’hui le corps du Christ qu’en ceci : en elle-même, elle affronte le corps du Christ comme un autre qu’elle-même. La communion des croyants qui existe dans la Trinité est l’intrusion douloureuse, à cet endroit, d’une pluralité de personnes qui sont encore résolument égocentriques. Et, surtout, l’Église des Juifs et des païens est encore une communauté séparée de l’Israël selon la chair. Thomasius a ramassé dans la formule suivante ce qui sépare l’Église de son être anticipé : « Ce qui […] sépare [l’Église] de son but, est double. D’un côté, c’est sa propre condition subjective », l’intrusion continue du péché et de la mort. « De l’autre, c’est le retrait hors du monde de sa Tête. Car, bien que sa séparation d’avec le monde n’ôte pas de l’Église sa fraternité personnelle de vie et d’amour […] la congrégation ne l’a que dans la foi, elle ne peut pas encore la voir6. » « C’est pourquoi la congrégation attend un Jugement dernier7. » C’est ce Jugement dernier que nous devons considérer ici, comme étant la ligne entre notre participation en Dieu en tant que créatures pécheresses et en tant que croyants, et notre participation en lui en tant que saints accomplis. L’abolition de la séparation entre l’Église et le Christ, et la relégation du péché et du mal dans le passé, sont un seul et même événement.

II [324] Il est probablement déjà évident que le « Jugement dernier », qui sera décrit ici, n’est pas vraiment le même que celui qui a dominé une grande partie de la piété populaire et de l’iconographie. Comme l’attente d’un jugement final vient très directement des Écritures, c’est le concept scripturaire qui doit contrôler nos concepts ; et les Écritures ne conçoivent pas le jugement, qu’il soit divin ou d’une autre nature, comme une sorte de tri entre des spécimens humains satisfaisants et insatisfaisants. L’œuvre de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine est magnifique, et théologiquement sophistiquée, peut-être même au-delà de ce que 5 6 7

G. THOMASIUS, Christi Person und Werk, op. cit., vol. 2, p. 553. Ibid., vol. 2, p. 549. Ibid., vol. 2, p. 551.

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peut déchiffrer la modernité tardive. Mais cette œuvre, et les milliers d’autres qui lui sont apparentées, ne représentent pas correctement le Jugement biblique. Presque n’importe quelle scène de l’Ancien Testament, dans laquelle le verbe traduit habituellement par « juger8 » est utilisé, peut indiquer ce que les Écritures entendent par jugement. La confrontation entre Sarah et Abraham le fait magnifiquement : « Saraï dit à Abram : “Tu es responsable de l’injure qui m’est faite. C’est moi qui ai mis sur ton sein ma servante. Dès qu’elle s’est vue enceinte, je n’ai plus compté à ses yeux. Que le Seigneur décide entre toi et moi !”9 » Une action mauvaise a été commise qui a perturbé l’ordre mutuel de la communauté, c’est-à-dire sa justice. Le jugement est l’acte qui restaure le bon ordre de la communauté, et il est accompli par celui qui est compétent dans ce cas particulier10. Ici, il ne peut s’agir que du Seigneur, car dans le clan il n’existe aucune loi, sauf celle d’Abraham. Mais dès qu’Israël se transforme en une cité nationale, le jugement devient le travail ordinaire des responsables de la communauté ; Moïse avait déjà des adjoints11. Sur ce sujet comme sur d’autres, la conséquence de l’histoire d’Israël avec Dieu est la reconnaissance du caractère eschatologique de son espérance. Un juste jugement était aussi rare en Israël qu’ailleurs. Et, en Israël, cette situation représentait une offense eschatologique, puisqu’Israël possédait la propre Torah de Dieu. C’est pourquoi, ce fut en grand partie à cause de ses juges qui « ne rendent pas justice12 à l’orphelin, et [donc que] la cause de la veuve n’arrive pas jusqu’à eux » que le Seigneur détruisit l’état national d’Israël13. Et, à cause de cela, la restauration messianique et la transformation seront effectuées par celui qui « ne jugera pas d’après ce que voient ses yeux14 […] Il jugera les faibles avec justice, il se prononcera dans l’équité envers les pauvres du pays15. » Le jugement dernier est décrit en détail par Ézéchiel : « Je viens juger moi-même entre la brebis grasse et la brebis maigre. Parce que vous avez bousculé du flanc et de l’épaule […] toutes celles qui étaient malades jusqu’à ce que vous les ayez dispersées hors du pâturage, je viendrai au secours de mes bêtes et elles ne seront plus au pillage ; je jugerai entre brebis et brebis. Je susciterai à la tête de mon troupeau un berger unique ; lui le fera paître : ce sera mon serviteur David16. » Le jugement dernier sera simplement l’apparition de ce Messie, après quoi aucun autre jugement ne sera plus nécessaire. [325] Dans la mesure où, dans les Écritures, le jugement concerne les individus, il n’est pas d’abord question de les récompenser ou les punir selon 8 9 10 11 12 13 14 15 16

Shtp. Gn 16,5. Pour une justification de ces généralisations, Johannes PEDERSEN, Israel, trad. A. Møller, Londres, Oxford University Press, 1926, vol. 2, p. 336-351. Ex 18,13-16. Les versions, comme la New Revised Standard Version, qui traduisent ici « défendent » [defend, en anglais], obscurcissent l’idée d’accusation. Es 1,23. C’est-à-dire, selon la première apparence de respectabilité, etc. Es 11,3-4. Ez 34,20-23.

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certains règles générales en usage dans les déserts, mais de réparer les injustices commises les uns à l’encontre des autres ; Sarah en appelle à un jugement « entre » Abraham et elle-même. Si les individus sont, dans de telles circonstances, punis ou récompensés, c’est parce que les membres de communautés vivantes donnent et prennent constamment – et dans les communautés imparfaites souvent de manière injuste –, de sorte qu’intervenir pour rétablir une communauté consiste à prendre aux uns et donner aux autres. La récemment célèbre « option biblique en faveur des pauvres », qui apparaît dans les passages que nous avons cités, repose sur la certitude que, lorsque « les riches » et « les pauvres » sont devenus des catégories sociales, il y a beaucoup à compenser entre eux. Ceci est vrai d’un jugement dernier comme d’un jugement avant-dernier ; l’attente d’un jugement dernier est l’espoir d’un acte divin qui va véritablement faire ce que les jugements avant-derniers ont perverti ou, au mieux, accompli partiellement et temporairement. Lorsque l’histoire sera incluse dans le Royaume, tous les torts mutuels accumulés devront être corrigés. Comme l’a écrit Jonathan Edwards, il y a beaucoup « d’affaires et de controverses qui doivent être tranchées par le Juge suprême » avant que la communauté humaine puisse être juste ; certaines sont la violation de notre « union […] en société » par des individus, d’autres sont des « affaires entre une nation et une autre », et d’autres encore sont même entre une génération et un autre, de sorte « que des hommes qui vivent aujourd’hui sur la terre peuvent réclamer des mesures contre ceux qui ont vécu il y a mille ans. » Comme exemple de cette dernière catégorie, Edwards cite le contentieux entre les Espagnols et les Amérindiens17 ! La question des conséquences d’un jugement final pour les individus est reportée à l’avant-dernier chapitre ; c’est l’intervention finale elle-même et ses conséquences pour la communauté qui nous intéressent ici. Ce qu’ajoute le Nouveau Testament à la compréhension du jugement par les Écritures est l’identification du juge : le jugement sera effectué par Jésus le Christ18 avec ses disciples19 autour de lui, c’est-à-dire par ce juge humain et une cour humaine. La différence qu’implique cette identification dépend de la christologie ; nous rencontrons ici un autre sujet où la christologie occidentale usuelle échoue à porter ce fardeau. Selon l’enseignement habituel, que nous allons décrire ici tel qu’il apparaît chez Thomas d’Aquin, le pouvoir judiciaire divin20 appartient au Fils, en tant qu’il est la sagesse subsistante du Père21. Mais puisque c’est « en tant qu’homme » que le Christ sera juge, la question est : comment l’homme Jésus participe-t-il au pouvoir du Fils ? Selon Thomas, Jésus ne jugera qu’avec l’autorité qui appartient à la nature humaine, élevée dans son cas à l’universalité 17 18 19 20 21

J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 1007. Ac 10,42. 1 Co 6,21. Postestas judicialis. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. IV, III, q. 59, a. 1.

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et à la perfection22 par la grâce créée23, et non pas par une communication d’attributs proprement divins. La participation du pouvoir judiciaire humain de Jésus dans le pouvoir divin du Fils consiste alors dans le fait que [326] le second stipule la norme du premier, et que Jésus est « pénétré » de cette norme alors que les autres ne le sont pas24. Ainsi, selon l’enseignement habituel, la norme par laquelle le monde doit être jugé n’est pas définie elle-même par l’incarnation. Et lorsque le Christ juge, il le fait par le perfectionnement surnaturel d’une puissance qui appartient à l’humanité toute entière. La vision est inéluctablement celle d’un juge humain au sens large, jugeant suivant les principes abstraits de la loi divine ; et cette vision est certainement en partie à blâmer pour la superstition et la peur avec lesquelles la plupart des croyants, en contradiction avec leur foi, anticipent ce Jugement – à moins, bien sûr, qu’ils se soient persuadés de ne pas l’anticiper du tout. Mais que se passe-t-il si nous devions interpréter le pouvoir de jugement du Christ au moyen de la christologie développée dans le premier volume de ce travail ? Nous dirions alors que le pouvoir du Jugement final appartient au Christ « en tant qu’homme », simplement en ce que cet homme et le Fils divin sont une seule et même identité personnelle. Le Christ est alors lui-même la vérité par laquelle il juge. Il n’existe aucune norme de jugement qui fasse l’impasse sur la croix et la résurrection. Le Jugement dernier sera conforme à la loi qui unit le totus Christus et qui, en tant que telle, est la Torah que le Fils est pour le Père. Ce sera par un « pouvoir judiciaire » humain qui, en tant que tel, est le pouvoir que le Père exerce sur toute la création par le Fils dans la liberté de l’Esprit. Ce sera le jugement par le Fils de son épouse, selon la loi de leur union. En résumé, le Jugement final sera le redressement de la communauté du peuple de Dieu par la mise au diapason avec la communauté trine et sa justice, telle que cette dernière est définie par la mort et la résurrection du Christ. Autrement dit, dans le langage de ce XIXe siècle auquel nous aimons revenir dans ce chapitre, un Jugement dernier est nécessaire parce que « le christianisme ne peut pas toujours rester simplement un principe historique à côté du principe absolument opposé […] comme si les deux avaient même autorité25. » Tôt ou tard, « une division permanente » doit être « marquée […] lorsque les puissances hostiles au royaume de Dieu sont […] renvoyées vers le passé26. » Le côté négatif du jugement final est « l’excision de tout ce qui est mal du royaume du Christ » ; le côté positif est « la révélation de la pleine puissance de la rédemption27. » 22 23 24 25 26 27

Ibid., vol. IV, III, q. 59, a. 2. Ibid., vol. IV, III, q. 8, a. 5. Ibid., vol. IV, III, q. 59, a. 2. Pour citer un autre des ces excentriques du XIX e siècle, I. A. DORNER, A System of Christian Doctrine, op. cit., p. 416. Ibid., p. 417. Ibid., p. 415.

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III Les citations dispersées dans les sections précédentes fournissent une liste des maux dont l’élimination marquera la différence entre le Royaume et cet âge. C’est-à-dire, elles indiquent ce que le Jugement dernier renverra dans le passé. Le premier sur la liste est la mort. [327] La mort est difficile à concevoir, pas seulement parce que nous sommes réticents à y faire face. La modernité tardive a généralement estimé courageux de dire que la mort n’est que la simple fin de la personne ; et, en dehors de l’Évangile, cette hypothèse serait sans aucun doute la part courageuse28. Historiquement, cependant, l’humanité a trouvé que la simple fin d’une personne était littéralement impensable, car la mort ainsi conçue signifie l’arrêt de la conscience. Et cela s’avère être une pensée impossible. Je peux, bien sûr, affirmer et, du simple point de vue du vocabulaire, comprendre la proposition : « Ma conscience cessera un jour. » Mais si j’essaie de convoquer un contenu29 dérivé de l’expérience pour cette prédiction, tout ce que je peux évoquer est la conscience d’une obscurité et d’un vide ou l’étrange conscience du sommeil, qui évidemment relèvent toujours de la conscience. En outre, le néant présent d’une conscience devrait être constitué par la mémoire : je – celui qui était autrefois untel – ne suis rien. Ainsi, lorsque j’essaie de penser ma propre mort simplement comme cessation, le mieux que je puisse faire est de penser à moi-même comme me souvenant de ce que j’étais, et ainsi d’être conscient que maintenant je ne suis plus rien et que je suis conscient de ce rien. Aucune expérience ne peut correspondre au concept d’une conscience vraiment disparue30. Il y a peut-être une façon dont je peux penser l’extinction de ma conscience : je peux essayer de penser la non-existence de façon générale, en m’attachant à la partie négative de la question de Heidegger : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Car pour abolir la conscience, nous ne devons pas seulement abolir la perception immédiatement présente d’Augustin, mais également la mémoire et l’anticipation. En ce qui concerne n’importe quelle conscience particulière, son extinction est exactement la même chose que si elle n’avait jamais été ou en train d’être ou sur le point d’être quelque chose ; cela ne signifie pas non plus que, pour cette conscience, la situation est telle que rien n’ait jamais existé. Dans cette mesure, la disparition d’une conscience est la non-existence – même rétrospective ! – du monde. À ce stade, on ne peut éviter de se demander : si toute conscience disparaissait, existerait-il encore quelque chose, ou de fait quelque chose aurait28 29

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Cette part est reconnue, il faut le noter, par peu de monde. La résurgence, en postmodernité, des dénis primitifs et superstitieux de la mort est pitoyable à observer. J’utilise ce terme comme une autre tentative de traduire le Vorstellung de Hegel. Nous pouvons entretenir un Begriff de l’extinction de la conscience, mais nous ne pouvons la relier à aucune Vorstellung. Nous avons ici un Begriff sans Vorstellung ; l’impossibilité épistémologique d’un tel concept est le grand élément de vérité de l’idéalisme.

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il jamais existé ou serait-il sur le point d’exister31 ? Un arbre particulier dans la forêt est sans doute là lorsque personne ne le perçoit, mais est-ce le cas pour un univers ? De plus, cela joue-t-il un rôle ou non si toute conscience s’éteint ? L’extinction d’une seule conscience ne rend-elle pas toute réalité douteuse ? Quelle que soit la manière dont on résout ces questions – que certains ont considéré comme étant les questions clés de la métaphysique et que d’autres ont trouvé être désespérément confuses –, il devrait de toute façon être clair que l’incapacité universelle de l’humanité à penser la mort comme simple extinction ne relève pas seulement de la peur ou de l’égocentrisme. [328] La tentative historique la plus proche d’une notion de la mort comme extinction personnelle – que l’Israël préexilique partageait, en particulier, avec la Grèce archaïque32 – est l’image des morts comme les ombres – images négatives ! – de ce qu’ils étaient, résidant dans une tombe considérée comme le royaume de ce qui, précisément, avait été33. En Israël, cette conception a laissé ce que Gerhard von Rad a appelé un « vide théologique étrange » dans son interprétation de la réalité, un fait négatif qui n’est pas interprété par l’Exode ou la création, et donc qui ne relève pas du domaine du Seigneur34 : un psalmiste pouvait supposer que ceux qui sont « reclus parmi les morts, [sont] comme les victimes couchées dans la tombe, et dont tu perds le souvenir car ils sont coupés de toi35. » La question du psalmiste, « Dans la Tombe peut-on dire ta fidélité […] et ta justice au pays de l’Oubli36 ? », a été conçue comme une amère rhétorique – bien qu’elle soit ouverte à une réponse différente que celle qui fut donnée en son temps. L’idée d’une conscience sans fin n’est pas non plus forcément heureuse. Au contraire, cette pensée est en elle-même presque horrifiante : que je doive continuer encore et encore, etc.37 L’infini qui s’ouvre ici devant la conscience est le vide infini du nihilisme, dans lequel rien n’importe car il n’y a aucune fin. Les plus grandes religions non bibliques sont dédiées à l’espoir que la conscience puisse, après tout, être dissoute, après des siècles d’un paradoxe intentionnel et 31

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Cet élément de vérité dans l’idéalisme resurgit en d’étranges endroits ; ainsi, le cosmologiste Frank Tipler de l’Institut Max-Planck, dans un papier non publié mais indiqué comme ayant été « Delivered at the Vatican Observatory Conference on Science Philosophy and Theology » en septembre 1987, écrit : « Cela conduit à l’éternel problème philosophique de savoir si un univers dans lequel il n’y a pas d’observateur… peut être considéré comme existant. Mon propre sentiment serait de dire non. » J. PEDERSEN, Israel, op. cit., vol. 1 – vol. 2. p. 462. Une description détaillée et nuancée de la relation entre Israël et la mort est donnée par Hans Walter WOLFF, Anthropology of the Old Testament, Mifflintown, Sigler Press, 1966, p. 99-118. Gerhard VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament. Théologie des traditions historiques d’Israël, trad. André Goy, Genève, Labor et Fides, coll. « Nouvelle série théologique 19 », 1965, t. 2, p. 312-313. Ps 88,6. Ps 88,12-13. Je me souviens avoir été assis, enfant, dans une église, et avoir essayé de comprendre le discours du prédicateur concernant l’éternité et la différence entre une éternité de plaisir et une éternité de punition. Finalement, je décidai qu’il n’y avait, en tous les cas, que peu de différences, les deux étant terrifiantes.

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au dernier moment involontaire. L’idée d’une « vie après la mort » ne devient un objet d’espoir que lorsqu’un contenu lui est promis. Ainsi dans la théologie socratique, l’immortalité humaine devient une idée séduisante au moment où l’humanité se persuade que le maintien sans fin de la conscience est en fait la participation dans l’atemporalité divine, de sorte que la mort soit une échappatoire vers les plaisirs éternels des dieux. Dans le premier volume, nous avons vu pourquoi et comment Israël ne pouvait finalement pas laisser la mort théologiquement impensée, ni la penser de manière socratique38. Dans la mesure où la mort devient alors une composante explicite au sein de la foi d’Israël, elle ne peut apparaître que comme l’ennemi du Seigneur ; par la suite, le triomphe final du Seigneur doit être l’abolition de la mort. Ainsi, « l’apocalypse d’Esaïe »39, qui date de la dernière période prophétique de l’Israël canonique, proclame que « le jour » où le Seigneur annulera le régime actuel des choses et qu’il s’intronisera lui-même à Sion comme roi universel, « Il fera disparaître […] le voile tendu sur tous les peuples […]. Il fera disparaître la mort pour toujours40. » Puisque la mort a englouti l’humanité, le Seigneur renversera maintenant les rôles et le [329] voile universel de la mort sera levé. Cette victoire est identique à la justification, par le Seigneur, de son peuple et de ses promesses pour lui. La construction parallèle continue ainsi : « et […] il enlèvera la honte de son peuple41. » Mais que signifiera la victoire sur la mort pour ceux qui sont déjà morts ? Le premier volume de ce travail a interprété « la question d’Ézéchiel » comme étant la conclusion effective de l’Ancien Testament : « Fils d’homme, ces ossements peuvent-ils revivre ?42 » Pour « la maison d’Israël », en tant que nation, Ézéchiel reçoit déjà l’intuition d’une résurrection : « Je vais ouvrir vos tombeaux […] ô mon peuple, je vous ramènerai sur le sol d’Israël43. » Toutefois, ce n’est pas encore la victoire sur la mort, la restauration de l’Israël mort à une vie qui ne se terminera pas de nouveau par la mort ; ni la justification d’Abraham, de Sarah, de Moïse et des légions de justes qui sont morts. La promesse d’une telle résurrection n’apparaît que dans le genre extrême de l’Ancien Testament, l’apocalypse, et encore de manière hésitante : « Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle44. » Ce n’est qu’à l’extrême limite de cette vision que la promesse devient enfin personnelle : « Toi, va jusqu’à la fin. Tu auras du repos et tu te lèveras pour recevoir ton lot à 38 39

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R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 91-104. Pour la forme et la datation de cette partie d’Esaïe, et l’exégèse de ce passage, voir Hans WILDBERGER, Jesaja, in Biblischer Kommentar Altes Testament, Siegfried Herrmann et Hans Walter Wolff (éd.), Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag des Erziehungsvereins, 1978, p. 885-1026. Es 25,7-8. Es 25,8. Ez 37,3. Ez 37,12. Dn 12,2.

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la fin des jours45. » Pour Jésus et ses disciples, avec les Pharisiens et contre les Sadducéens, une résurrection finale appartenait au contenu certain de la foi juive46. Et l’Église est la communauté qui croit que le Seigneur a répondu à la question que lui-même a posée à Ézéchiel en ressuscitant Jésus. L’Église vit ainsi dans la certitude de ce qu’Israël a appris à espérer à l’extrême fin de son histoire canonique avec Dieu. Par conséquent, dans l’Église toute suggestion selon laquelle « il n’y a pas de résurrection des morts » rend la foi de l’Église tout simplement vaine47. En effet, la résurrection des croyants découle nécessairement de l’habitation, eschatologiquement vivifiante, de l’Esprit dans l’Église : « si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous48. » Ainsi, l’espérance entretenue par l’Église n’est pas celle de l’atténuation ou de l’évasion de la mort, mais de sa défaite. L’Église n’espère pas la survie d’une partie de la personne humaine, pas même une partie « essentielle » ou « centrale », ou une redéfinition de la mort comme libération du monde matériel. Lorsque le Seigneur relève son peuple de la mort, il ne le sauve pas d’une situation neutre, voire malheureuse, ni ne parvient à un équilibre avec un autre pouvoir ; il défait un ennemi. À cet endroit, nous rencontrons une étrangeté théologique, accessoire mais réelle. D’un côté, puisque la mort est l’ennemie de Dieu et donc de son peuple, il semble que la mort n’appartienne pas à l’humanité telle que Dieu la veut, et donc qu’une humanité non déchue n’aurait pas été mortelle. Les Écritures semblent en outre confirmer cette supposition. [330] Dans le second récit de la création de la Genèse, la mort est la sanction de l’interdit du Seigneur à Adam concernant un seul arbre49. Par conséquent, la mort apparaît dans l’enseignement de Paul comme la conséquence de la violation de l’interdit par Adam : « de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort50 ». Suivant cette idée, Augustin a formulé ce qui sera l’enseignement traditionnel : « Même la mort du corps vient par conséquent du péché. Si donc Adam n’avait pas péché, il ne serait pas mort, même corporellement51. » Pourtant, d’un autre côté, les créatures et donc l’humanité ne doivent-elles pas avoir une fin temporelle ? Indépendamment de ce qu’il advient de la conscience ? Et comment pourrions-nous appeler une telle fin, sinon la mort ? Il y a eu une minorité – qui est peut-être une majorité à l’époque moderne – prête à attribuer de façon prudente la mortalité à la nature créée de l’humanité. Nous pouvons citer Karl Barth comme son représentant le plus éminent : « il 45 46 47 48 49 50 51

Dn 12,13. Mc 12,18-27 et par. ; Ac 4,1-4. 1 Co 15,12-19. Rm 8,11. Gn 2,17. Rm 5,12. St AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, op. cit., Livre 6, XXII.33, p. 499.

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appartient aussi à la nature de l’homme d’avoir une fin, d’être mortel. Il s’agit là d’une dispensation du Dieu créateur52 ». En outre, il existe également des raisons scripturaires en faveur de cette position minoritaire. L’enseignement de Paul repose sur un chapitre de la Genèse et, en réalité, sur l’interprétation qu’il en fait. Or, la position théologique majoritaire repose sur ce passage de Paul. Il est par conséquent d’autant plus remarquable que le reste de la Genèse, et de l’Ancien Testament en général, ne connaissent pas une telle doctrine. Dans le reste de la Genèse, la finitude de nos jours appartient tout simplement à la différence d’avec le Créateur : « Mon Esprit ne dirigera pas toujours l’homme […] ses jours seront de cent vingt ans », non pas parce qu’ils sont pécheurs, mais simplement parce qu’« il n’est que chair53 ». C’est par fidélité à cet aspect de la question que Barth insère son « aussi » et qu’Augustin lui-même attribue l’immortalité à l’humanité créée. Selon l’enseignement plus développé d’Augustin : à l’exception du péché, l’humain incarné est « mortel, parce qu’il pouvait mourir, immortel, parce qu’il pouvait ne pas mourir […] le premier homme a été créé immortel. Il devait ce privilège à l’arbre de vie, non à sa constitution naturelle54. » Les créatures ont leur fin en Dieu. Dans le cas des humains, est-ce concevable sans la mort ou quelque chose de similaire ? Martin Luther supposait que si Adam n’avait pas péché, il aurait été « ravi » dans sa fin dernière en Dieu « sans la mort, après s’être rassasié d’une vie heureuse55 ». Mais quelle différence y a-t-il entre cet enlèvement défini après une vie qui n’a pas besoin de plus de temps pour être complète et la mort, par exemple, de Jacob, qui, rassasié d’années et entouré de ses enfants et ses petits-enfants, sa mission accomplie, ramena ses pieds dans le lit et « expira et fut réuni aux siens56 » ? Particulièrement, depuis que nous savons ce que Jacob ne savait pas, à savoir que la famille de Jacob est effectivement réunie en Dieu ? [331] Il y a cette différence entre la mort de Jacob et ce que Luther définit pour un Adam non déchu : lorsque Jacob a été réuni à ses ancêtres, il a été simultanément séparé de ceux réunis autour de son lit et de toute la grande famille d’Israël qui allait venir. Ce qui fait de la mort l’ennemi du Seigneur, et qui la rend redoutable pour nous, c’est qu’elle sépare ceux qui s’aiment. Si ma mort était simplement mon problème, la vieille maxime pourrait servir, à savoir que puisque ma mort ne fera jamais partie de mon expérience, je n’ai pas besoin de la craindre. Mais la mort va m’arracher ceux que j’aime et moi d’eux, et c’est 52

53 54 55 56

K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2**, p. 329. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 729, argue que la mort et la finitude doivent être séparées, car Jésus ressuscité ne pourra pas mourir et reste pourtant un être humain fini. Mais cela ne marche pas ; la finitude, précisément celle du Jésus humain ressuscité, est constituée par le fait que sa vie est complétée par sa mort. Gn 6,3. St AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, op. cit., Livre 6, XXV, p. 501. De la même façon, Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. II, I-II, q. 85, a. 5-6. M. LUTHER, Commentaire du livre de la Genèse, op. cit., § 79, p. 107. Gn 49,33.

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ce qui est en fin de compte assez horrible objectivement, car elle décrète la vacuité présente de tout ce qui a une valeur pour les humains, c’est-à-dire de tout ce qui est constitué en tant que tel par l’amour. Ne plus avoir d’être ne serait pas un mal si les êtres n’étaient pas en relation mutuelle. Une fin humaine qui n’est pas ce que nous connaissons de la mort n’est qu’une supputation. Et cette supputation-là fait partie de celle que nous avons du, si souvent, laisser vide, théologiquement. Il y aurait eu une humanité nonmortelle uniquement dans une histoire créée qui ne contiendrait pas de croix, et sous le règne d’un Dieu dont la seconde identité ne serait pas Jésus crucifié. Mais c’est précisément Jésus crucifié, et la loi de sa relation avec le Père constituée dans sa mort et sa résurrection, qui sera la norme du Jugement, la norme de ce qui va être renvoyé au passé. Ainsi même Augustin ne pouvait concevoir effectivement l’accomplissement des créatures que comme une mort et une résurrection. Il affirmait donc que les saints qui seront vivants au retour du Christ feront l’expérience des deux lorsqu’ils seront ravis vers lui57. À ce stade, tout particulièrement, nous devons nous attacher à la règle qui est apparue à plusieurs reprises : l’humanité n’a pas d’autre fin réelle que sa fin surnaturelle, et cette fin, telle qu’elle est effectivement définie, ne peut en outre être réalisée que par la mort et la résurrection de Jésus. Par conséquent, une humanité qui n’aurait pas eu besoin de mourir est contraire à un fait irréductible, que nous pourrions certes isoler conceptuellement en faisant abstraction de l’histoire réelle de Dieu avec nous, mais à propos duquel nous ne pourrions rien dire de concret. Aurait-il pu y avoir une humanité comme nous à l’exception de la mort ? Parce qu’Adam n’aurait pas péché ? Nous devons supposer que Dieu aurait pu vivre une telle histoire avec une telle humanité, mais cette possibilité purement abstraite est la seule chose que nous pouvons affirmer. Par conséquent, la victoire de Dieu sur la mort n’est pas uniquement sa victoire sur quelque chose qui se serait introduit dans sa création. Elle est simultanément la transformation par lui de la finitude temporelle et naturelle des créatures, et en cela la réalisation de son dessein originel pour la création dans un de ses aspects principaux.

IV Citons à nouveau Friedrich Nitzsch : « L’état de béatitude consistera en une intensification de ces joies anticipées qui, déjà dans cette vie, sont jointes à la communion avec Dieu, lorsque toutes les limites dues au péché et la mort disparaîtront58. » Nous avons considéré la mort, maintenant, nous devons considérer le péché. [332] À l’intérieur des croyants, le péché est brisé par l’action du Christ. Pourtant, dans l’attente du Royaume, d’autres pouvoirs sont également efficaces, et par conséquent le péché reste réel. Dans la mesure où nous sommes un avec le Christ, le péché est impossible. 57 58

St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XX, xx, p. 289-295. F. NITZSCH, Lehrbuch der evangelischen Dogmatik, op. cit., p. 606.

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Ainsi Paul affirme dans le sixième chapitre de l’épître aux Romains que les baptisés ne devraient pas continuer à pécher parce que, de fait, ils ne peuvent pas pécher, étant « morts » au péché ; et ils sont morts au péché, car ils ont été unis au Christ Jésus, dont la mort est derrière lui59. À cet égard, rien ne changera à l’eschaton ; comme Dorner l’a observé : « l’unité essentielle […] de l’âme avec le Christ » tout simplement « continuera60 ». La célèbre caractérisation par Augustin de l’état des saints comme non posse peccare, c’est-à-dire comme étant « incapable de pécher », s’applique à la fois dans l’Église et dans le Royaume, dans la mesure où, dans les deux, les saints vivent en Christ et lui en eux61. Cette incapacité à pécher ne viole pas la liberté humaine, que ce soit dans cette vie ou dans le Royaume. Comme nous l’avons vu, la liberté des volontés créées a lieu précisément au moment où Dieu s’empare d’eux62. Ici, nous pouvons simplement rappeler les précédentes discussions à propos de la relation entre les initiatives divines et humaines libres, et citer Augustin qui les applique à la condition des saints : « Au contraire, ce libre arbitre sera plus libre, parce que libéré de l’attrait du péché, au point de trouver un inébranlable attrait à ne plus pécher63. » La liberté des saints par rapport au péché se trouve dans l’union avec le Christ, dans l’appartenance au totus Christus. Le fait qu’en cet âge ils pèchent néanmoins est dû à leur continuelle détermination par d’autres communautés. De l’Église elle-même, il faut affirmer que, dans la mesure où elle abrite le péché, cela est dû à son enchevêtrement inévitable avec d’autres cités de ce monde64. Lors de l’ascension du Seigneur, quand il quitta ses disciples, il les laissa dans leurs villages natals, l’empire romain, les arrangements économiques de la Palestine, et tous les autres enchevêtrements de communautés livrées à la libido dominandi. Selon Paul, même le mariage, ce « mystère » particulier de l’union des croyants avec le Christ, est en tant que structure de cet âge un enchevêtrement qui peut potentiellement séparer les croyants du Christ65. Cet enseignement n’amoindrit pas non plus la responsabilité personnelle par rapport au péché. Il ne fait que rappeler une remarque déjà faite à plusieurs reprises, dans des situations différentes, selon laquelle la personnalité elle-même est un phénomène communautaire. La doctrine du péché originel y insiste : mon péché et le [333] péché de mes communautés – puisqu’elles sont étendues à la fois diachroniquement et synchroniquement – ne peuvent être démêlés. Si nous 59 60 61 62 63 64

65

Rm 6,1-14. I. A. DORNER, Dogmatics, op. cit., vol. 3, p. 411. La tradition wesleyenne est apparue rarement dans ce travail, du fait de mon ignorance. Le fait qu’elle ait saisi cet élément de vérité, sur ce sujet, doit être pour le moins reconnu. Voir supra p. 128-130. St. AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XXII, xxx, p. 711. G. THOMASIUS, Christi Person und Werk, op. cit., vol. 2, p. 551 : « Une béatitude totale n’est possible que pour [l’Église] lorsque les puissances et éléments ennemis de Dieu, qui sont encore puissants en son sein…. sont finalement jetés hors d’elle. Par conséquent, la congrégation attend le jugement dernier. » 1 Co 7.

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suivons la phénoménologie de Martin Luther, selon laquelle le péché est toujours une forme de recroquevillement sur soi, nous pouvons dire : en fin de compte, toutes les communautés et toutes les collectivités de ce monde déçoivent leurs membres, et ainsi les poussent à se chercher en eux-mêmes ; autrement dit, les communautés et les collectivités de ce monde lient leurs membres au péché. Dans le Royaume, il n’y aura qu’une seule communauté. Nos divisions internes seront donc abolies. Les saints qui sont dans l’Église vivent encore dans d’autres communautés, des communautés opposées. Ils sont donc encore et toujours poussés à trouver leur cohérence et leur sens en eux-mêmes – comme étant la seule chose qui puisse relier leurs diverses communautés – et ce faisant à pécher. Dans le Royaume, les saints apporteront leur soi divisé dans l’unique communauté trine parfaitement cohérente, ils seront donc à chaque instant libérés à nouveau de leur recroquevillement sur eux-mêmes. Dans ce même contexte, nous ne devons pas concrétiser une possibilité abstraite. Dans le Royaume, les saints ne seront pas comme s’ils n’avaient pas péché, mais plutôt la dernière phrase du paragraphe précédent le dit de façon précise : leur béatitude sera, pour chacun, la libération éternelle réelle de leur fardeau spécifique de péché. La tête du totus Christus, comme celui en qui ils jouissent de la communauté sans péché du Royaume, est ce Jésus dont la vie même est définie comme étant la mort pour leur péché. La mémoire de leurs péchés sera une joie pour eux, parce que, précisément, ceux-ci les lient au Christ ; dans le Royaume, cette proposition sera vraie, même si dans cet âge elle doit être rejetée : le péché n’est que l’occasion d’une plus grande grâce66.

V Pris ensemble, la libération de la mort et la libération du péché libèrent pour l’amour, pour une communauté constituée en réciprocité totale. Ici, nous atteignons à nouveau l’endroit où l’analyse et la spéculation doivent, pour un moment, devenir poésie. Il y aura une communauté dont la vie entière sera une fête donnée par Dieu « pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés67. » Il y aura une communauté universelle de tous ceux qui, « martelant leurs épées, en feront des socs, de leurs lances, en feront des serpes68. » Il y aura une communauté, « la cité sainte, la Jérusalem nouvelle », qui descendra « du ciel, d’auprès de Dieu, comme une épouse qui s’est parée pour son époux69. » La mort défait l’amour. Aimer, c’est vivre des espoirs placés dans les autres ; aimer, c’est distinguer ce qui est bien pour moi de ce que l’autre fait réellement pour moi. Mais lorsque je dois attendre la mort, je fais face à la vacuité des espoirs et des attentes, et donc de l’amour. Le Nouveau Testament pense ainsi au 66 67 68 69

Rm 6,6. Es 25,6. Es 2,4. Ap 21,2.

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futur de la mort comme étant la clé de notre asservissement au péché : nous sommes « ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves70. » [334] La promesse faite lors d’un mariage – qui nous permet d’approcher le plus près possible de l’engagement de Dieu envers Jésus et donc envers nous – ne nous engage pas de façon simplement hyperbolique, « jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Aimer, c’est accepter inconditionnellement la volonté de l’autre, qui peut même tuer – ce que sait le romantisme. L’antinomie de l’amour, une variante de l’antinomie de l’espérance, consiste, lorsque l’amour s’accomplit lui-même dans sa possibilité extrême, à séparer les amants et à se défaire luimême. Seul l’amour qui a subi la mort pour l’autre et à cause de cela vit à nouveau, peut être en soi certain. La communauté parfaite du Royaume est et ne peut être qu’une communauté de ressuscités. Le péché défait également l’amour ; c’est, en effet, tout simplement le contraire de l’amour. Plus précisément, eu égard à notre sujet, le péché dans son aspect d’idolâtrie défait la cité, défait la structure de la communauté dans laquelle nous nous trouvons les uns les autres. Le jugement final du Christ repoussera l’idolâtrie dans le passé. Il nous laissera sans communauté alternative unie par la dévotion à d’autres dieux. Il établira la cité de Dieu comme seule domination. Ainsi l’amour sera inévitable. Quant à la pseudo-personnification du péché, le menteur sans amour, il sera jeté « dans l’étang de feu et de soufre71 », et c’est tout. Ce que ce mode de nonêtre sera ensuite, nous n’avons pas besoin de nous en préoccuper ; l’univers en sera débarrassé.

VI Jumelé avec le péché et la mort, ce qui différencie l’Église du Royaume, c’est « l’enlèvement de sa Tête hors de ce monde. » Ceci est dépeint de façon spectaculaire chez Luc par la scène des disciples regardant au ciel après l’ascension du Christ et ayant leurs pires soupçons confirmés par les anges en guise de réconfort : « Ce Jésus qui vous a été enlevé72. » L’Église ne possède maintenant son Seigneur que sacramentellement, c’est-à-dire réellement et véritablement, mais toujours par la foi et non par « la vue ». En effet, la séparation eschatologique est constituée dans les relations sacramentelles ellesmêmes : l’Église, la communauté des disciples, est maintenant présence du Christ uniquement parce que le même Christ est présent en elle comme un autre qu’elle, et qu’il est là uniquement comme un signe signifié par d’autres signes. Quand le Seigneur vient « de la même manière » qu’il est parti73, sa présence par la foi sera transformée en une présence aussi directement appréhendée que l’est une présence humaine aujourd’hui pour chacun d’entre nous – ou plutôt, 70 71 72 73

He 2,15. Ap 20,10. Ac 1,10-11. Ac 1,11.

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beaucoup plus directement. Ce sera la grande bénédiction des saints. Cependant, dans ce chapitre, nous sommes concernés par sa venue dans la mesure où il s’agit du Jugement. Qu’est-ce que la présence sacramentelle transcendante du Seigneur dans l’Église relègue dans le passé ? La suggestion suivante est peut-être surprenante au premier abord, mais à la réflexion elle semble inévitable. Le fait que le Seigneur, même après sa résurrection, soit présent par la foi et non par la vue, constitue le caractère de l’Église en tant que détour eschatologique ; c’est parce que le Seigneur est venu mais qu’il est néanmoins encore à venir que la vie de l’Église est sacramentelle. Le retour du Seigneur fera revenir son peuple sur le chemin principal, [335] terminant ainsi son détour. Autrement dit, son retour va mettre fin à la séparation entre l’Église et Israël selon la chair. Nous pouvons peut-être même dire : actuellement l’Église ne voit pas son Seigneur dans la chair parce qu’il est un Juif selon la chair et parce que l’Église est séparée du judaïsme selon la chair. Dans cette perspective, ce que la venue du Seigneur rejettera lors du jugement c’est l’impiété générique de la domination de l’Église par les païens et l’incrédulité persistante du judaïsme. Tout au long de l’histoire de l’Église, sa plus grande perplexité et sa plus grande tentation ont été l’existence d’une autre prolongation d’Israël, proche d’elle, qui se compose de Juifs par droit de descendance et qui perdure en dépit de la résurrection. La confrontation de Paul, dans l’épître aux Romains, avec ce mystère manque peut-être de cohérence conceptuelle mais reste le défi et l’exemple canoniques74. Si Paul était convaincu de quelque chose c’est que « l’appel de Dieu » est « irrévocable75 ». Convaincu par conséquent de croire que « tout Israël » – et clairement il n’est pas sûr de ce qu’il veut dire par là – doit d’une façon ou d’une autre être finalement sauvé, il semble avoir construit un autre scénario apocalyptique pour s’adapter à cet événement76. Nous n’avons pas besoin de reproduire ce schéma, si en effet il y en avait un. Mais nous devons, pour sûr, adopter l’espérance de Paul. Ce que nous appelons aujourd’hui judaïsme est une prolongation spécifique d’Israël « selon la chair » : elle comprend Israël comme étant les « enfants d’un couple ancestral originel, Abraham et Sarah77. » En outre, ce judaïsme a émergé pour permettre la poursuite de la cohérence de cette Israël en l’absence du Temple ; son entité religieuse est constituée par l’étude de la Torah, notamment dans la mesure où la Torah sépare Israël des nations, et existe de façon consciente dans une pause de l’histoire, entre la destruction du Temple – qui s’est produit à l’époque de la première floraison de la mission évangélique ! – et l’avènement du Messie78. Ainsi, ce judaïsme et l’Église sont des images miroir 74 75 76 77 78

L’exégèse la plus convaincante de Rm 9-11 que je connaisse est celle de James D. G. DUNN, The Theology of Paul the Apostle, Grand Rapids, Eerdmans, 1998, p. 499-532. Rm 11,29. Rm 11,25-26. Jacob NEUSNER, Rabbinic Judaism: Structure and System, Minneapolis, Fortress, 1995, p. 124. Ibid., p. 169-191.

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l’une de l’autre – et en effet ils sont nés et se sont développés historiquement de manière simultanée79. Ce que le Seigneur ôtera à sa venue est leur séparation ; il ajustera les images opposées l’une à l’autre. Tous les deux « regarderont celui qu’ils ont transpercé80. » Une grande partie de la théologie contemporaine a eu pour objectif de surmonter le « supersessionisme »81. Ceux qui ont été les plus impliqués d’un point de vue thématique ont habituellement supposé que leur effort est incompatible avec la croyance que l’avènement de Jésus-Christ accomplit définitivement les promesses faites à Israël82. Puisque l’identité du Christ comme Fils est identique à sa finalité dans l’histoire de Dieu avec son peuple, cette supposition implique en outre que [336] le supersessionisme ne peut être évité qu’en restaurant une christologie dans laquelle Jésus n’est pas tout à fait identique avec le Fils, c’est-à-dire en restaurant l’arianisme ou le nestorianisme83. Mais après les décisions des conciles, un tel retrait équivaudrait à un retrait de la foi ; si la supposition habituelle était correcte, alors l’Église, pour être fidèle, devrait en fait enseigner qu’après la résurrection du Christ aucun judaïsme ne pouvait avoir encore un rôle dans l’histoire de Dieu avec son peuple. Cette supposition est toutefois erronée. Le temps de l’Église se produit au sein de l’avènement du Christ, pour accomplir l’Ancien Testament. Ainsi, jusqu’au Jugement dernier et jusqu’à notre résurrection, le Christ n’est pas encore venu d’une façon qui accomplit entièrement l’histoire d’Israël. C’est ce point, en soi plutôt évident, qui est oublié aussi bien par le supersessionisme chrétien que par la plupart des tentatives de le surmonter. Lorsque l’avènement du Christ aura été accompli de façon à rendre superflu un autre avènement, il n’y aura en effet plus de rôle pour le judaïsme en tant que communauté distincte de l’Église ou pour l’Église en tant que communauté séparée d’Israël ; les deux seront remplacées dans ces rôles. Lorsque le Royaume est présent dans le ciel, les « 144 000 […] du peuple d’Israël » et une « foule immense […] de toutes les nations » forment une seule Église dans la louange à l’Agneau84. Jésus ressuscité, la tête du totus Christus, est après tout l’un des cent quarante-quatre mille. Pendant le temps de l’Église jusqu’au Jugement, le judaïsme d’Israël selon la chair doit continuer. Il doit continuer précisément parce qu’Israël n’a pas cru en tant que communauté permanente et historiquement identifiable85, de peur que 79 80

81 82

83 84 85

Ibid., p. 169-238. On observera que ma position converge, du côté chrétien, avec l’enseignement de Franz ROSENZWEIG, L’étoile de la Rédemption, trad. Alexandre Derczanski et Jean-Louis Schleger, Paris, Seuil, 1982. Voir supra p. 221-228. De même, le travail, par ailleurs très utile de R. Kendall SOULEN, est légèrement biaisé par cette supposition ; voir « Karl Barth and the Future of the God of Israel », Pro Ecclesia (1997) 6, p. 413-428. Ainsi, de façon notable, Paul M. Van Buren, dans de nombreux livres et articles. Ap 7. Il y a aussi ceux que cette position ne satisfera pas, car elle considère l’incrédulité décisive du

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« les dons et l’appel de Dieu » se révèlent après tout être révocables86. Et, puisque l’Église est ainsi condamnée à être majoritairement composée de païens, ce judaïsme doit continuer, de peur que la Torah de Dieu soit oubliée. Car à l’intérieur de la cité de Dieu, ce sera le rôle éternel des cent quarante-quatre mille de rappeler à chacun les commandements de Dieu87 et de conduire la louange de Dieu pour eux.

VII Le Jugement dernier est, par rapport à tous ces aspects, une clôture du récit humain. Clôture exigée par le caractère même de la création de Dieu : il crée non pas un cosmos qui continue à jamais, ou peut-être s’arrête brusquement, mais une histoire qui est une création parce que sa clôture en fait un tout. Le Jugement dernier est donc le modèle même de ce que la modernité et la postmodernité abhorrent : n’importe quelle limite à la poursuite sans fin [337] de notre auto-transcendance dans le futur. Pour cette sensibilité, chaque clôture est prématurée et elle est vécue comme une répression88. Pour sûr, le Jugement accomplit exactement cela ; il limite en fin de compte la simple poursuite de ce qui est. Que cela soit vécu comme une délivrance ou comme une frustration ultime dépendra de la foi ou de l’incrédulité. Une clôture dramatique doit être vécue comme une répression par ceux qui n’appréhendent pas leur vie à la façon d’un drame. La question est alors : ceux qui se comprennent de manière nondramatique, peuvent-ils tout simplement se comprendre ?

86 87 88

judaïsme par rapport à la résurrection de Jésus comme un échec à faire quelque chose qui aurait dû être fait. Mais le christianisme ne peut pas le nier sans se nier soi-même. Certains vont alors considérer que le christianisme orthodoxe est par conséquent affiché comme étant intrinsèquement « anti-juif » ; certainement qu’à ce point l’accusation est devenue particulièrement vide de sens, sauf peut-être dans la bouche de ceux qui ne croient pas euxmêmes. Rm 11,25-29. Les « sessions dans le ciel » du Talmud peuvent continuer leurs débats. La postmodernité abhorre toute clôture, même quand elle reconnaît les horreurs qui continuent sans fin ; ce n’est pas par hasard si Faust est son héro.

Chapitre 33. La grande transformation I [338] L’avènement du Christ pour le jugement, pour cette « œuvre étrangère », reléguera dans le passé le péché, la mort et toute division du peuple de Dieu – les uns à l’égard des autres et aussi à son égard. En son sens positif, cet avènement établira et constituera la réalité nouvelle du Royaume, c’est-àdire une participation nouvelle et ultime à la vie trine. Le Royaume, et la résurrection, sont cette nouvelle participation en Dieu ; elle accomplit toutes les transformations comprises dans la promesse d’« un ciel nouveau et [d’] une terre nouvelle ». Mais encore une fois, que va-t-il se passer ? Un élément un peu énigmatique de l’apocalyptique paulinien, pour autant que nous puissions le comprendre, a toujours semblé suggérer le noyau potentiel d’une transformation eschatologique : « ensuite viendra la fin, quand [Christ] remettra la royauté à Dieu le Père […] pour que Dieu soit tout en tous1. » Peutêtre pouvons-nous saisir quelque chose de son intention, suffisamment pour avancer avec ça. Car, quelle que soit la manière dont Paul ait envisagé le changement décisif, il est au moins clair qu’il le localise dans la vie trine ellemême. Quelles que soient les difficultés à comprendre le theologoumenon de Paul ou quel que soit son scénario apocalyptique, que nous rejetterions si nous pouvions le comprendre, cette idée suffit certainement à notre réflexion. Le Dieu trine est trop intimement impliqué dans sa création pour que sa transformation finale puisse être fondée ailleurs que dans un événement de sa propre vie. L’avenir que l’Esprit est pour le Père et le Fils est un véritable avenir qui doit arriver. En outre, dans la mesure où l’Esprit est aussi l’avenir de la création, la présence céleste de cet avenir pour Dieu est, comme nous l’avons vu, l’anticipation que Dieu en a, et ce qui est anticipé doit se produire. Cela appartient au « vers où » de la vie trine qui a véritablement un « d’où ». [339] Ainsi, même ce que nous avons appelé l’antinomie de l’espérance est réel pour Dieu ; en effet, de même que son temps est la possibilité du nôtre, de même la réalité de l’antinomie pour lui est la nécessité de sa réalité pour nous. L’antinomie est résolue en Dieu comme il la résout pour nous : en cela, l’avenir à venir est amour. Nous n’avons pas besoin de retracer encore la dialectique de l’amour et de l’espérance. La différence est, évidemment, que l’avenir de Dieu n’est pas séparé de lui ; l’Esprit est le même Dieu qu’est le Père ou le Fils. Par conséquent, l’« espérance » n’est peut-être pas tout à fait le mot exact. En effet, la vie trine est elle-même la solution, comme pour nous, de l’antinomie : la vie trine est l’unité de l’amour entre les identités divines, y compris les relations dans lesquelles chacun d’eux est un objet d’attente pour les autres. Néanmoins, la vie de Dieu a un « vers où » et un « d’où » : l’attente du Père envers les missions pour lesquelles il envoie le Fils et l’Esprit est une authentique attente ; elle doit donc se réaliser. Il appartient à la vie de Dieu que l’accomplissement des missions soit, de fait – mais un fait contingent et 1

1 Co 15,24-26.

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inéluctable –, l’amour entre le Père et le Fils, comme étant l’amour qui se trouve être celui entre le Père et le totus Christus, quand le jugement aura purifié l’Église de toute implication avec le péché et de toute séparation d’avec sa tête. Dans ce livre, le discours a régulièrement frôlé les limites de ce que le langage peut accomplir ; dans cette dernière partie et cet avant-dernier chapitre, les risques sont particulièrement grands. Néanmoins, nous devons tenter l’aventure : la vie trine dans laquelle le Royaume est présent diffère de celle pour laquelle elle est l’avenir, en ce que chacune des identités divines parvient à de nouvelles relations avec les autres. Christ se connaîtra comme il connaît son peuple, sans plus aucune restriction ; il sera la tête d’un corps qu’il n’aura plus besoin de discipliner. Ainsi, il adorera éternellement Dieu comme la personne unique et exclusive que constitue le totus Christus, de la même manière que ceux que le Père a choisis pour lui et que l’Esprit lui a amenés. L’Esprit ne conduira plus et ne joindra plus le peuple du Fils à celui-ci, car ils seront avec lui et lié à lui. Ainsi l’Esprit sera la Liberté sans fardeau, la Liberté de jouer à l’infini avec les possibilités de l’amour entre le Père et le Fils incarné. Et le Père n’exercera plus un pouvoir, mais simplement régnera, aimera et sera aimé.

II Que signifiera cet événement pour les humains dans leur relation à Dieu ? Nous notons tout d’abord que l’enseignement de Paul signifie pour le moins que la domination du Christ sur la création rebelle cessera parce que la rébellion sera terminée. Comme le disait Jonathan Edwards, qui, dans ces chapitres, est revenu pour nous servir de guide2 : « Christ […] est maintenant devenu chef de toutes choses pour l’Église. C’est-à-dire […] qu’il règne sur tous les événements, sur chaque changement et partie de l’univers de manière à aboutir au bien de son Église et à réaliser les fins de sa médiation […]. Mais quand la fin sera entièrement accomplie et l’Église portée à la consommation de la gloire, il n’y aura plus besoin de ce règne et de cette ordonnance de toutes choses à cette fin3. » [340] En outre, le changement de rôle du Christ entre le monde et le Père doit aussi impliquer une transformation dans son rôle entre l’Église et le Père. Tant que l’Église est encore mêlée avec les puissances de ce monde, et donc avec ce que le Christ ressuscité doit dominer, le Christ doit agir comme Seigneur de l’Église, c’est-à-dire autrement qu’agir en tant qu’Église. Un passage des remarquables méditations ecclésiologiques de Goeffrey Preston a certainement saisi une partie de l’intention paulinienne : quand « Dieu […] sera tout en tous, alors […] le Christ ne sera plus le vis-à-vis de l’Église, mais il se tiendra avec l’Église devant le Père et dans l’Esprit Saint4. » Un des slogans de ce livre affirme que, dans cet âge, l’Église n’est la 2 3 4

Ayant été mis de côté dans la partie sur l’ecclésiologie ! J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 86. G. PRESTON, Faces of the Church, op. cit., p. 153.

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présence du Christ dans le monde que dans la mesure où, en son sein, le Christ est présent pour elle comme une altérité. Elle n’est le corps du Christ que parce que, lorsqu’elle se rassemble, ce même corps du Christ est un objet qui lui est donné d’au-delà d’elle-même. Au cœur de la grande transformation eschatologique, dans tous ses aspects, il y a ceci : la dialectique de la présence du Christ et de l’Église cessera, le peuple de Dieu sera directement la disponibilité du Christ pour ses propres membres également, et le Christ sera de manière directe notre disponibilité les uns aux autres. Dans la communauté rendue parfaite, j’aurai accès au corps de Dieu en accédant à la communauté. Et pour ce faire, je n’aurai plus besoin d’être détourné de mes compagnons vers d’autres intermédiaires : j’aurai accès à mes frères et sœurs en accédant au Fils. Dans ce mouvement, je n’aurai pas besoin d’autres médiations, car le même événement qui sera notre résurrection sera aussi notre « révélation » comme « enfants de Dieu » les uns aux autres5. Voici peut-être l’endroit le plus intérieur, là où notre discours doit changer et passer des propositions à la poésie : comment allons-nous parler de l’expérience humaine comme de l’expérience de ceux avec lesquels la deuxième identité de Dieu ne se distinguera pas ? Disons : il y aura une explosion d’amour absolu qui embrassera tous les événements du temps créé, qui ne pourra être, en tant que tel, que l’événement de Dieu mais que les rachetés connaîtront comme leur propre éros actif. Disons : il y aura une liturgie universellement englobante, avec le Père en tant qu’évêque trônant dans l’abside, les apôtres en tant que presbytres autour de lui, les rachetés de tous les temps en tant que congrégation, la création entraînée par les anges en tant qu’orgue et orchestre, le tombeau de tous les martyrs en tant qu’autel avec l’Agneau visible sur l’autel, l’Esprit en tant que puissance et perception de l’Agneau6, ainsi que la musique, le drame, les scènes, les arômes et les touches de liturgie comme étant eux-mêmes la Vie qui est adorée. Disons : il y aura une communauté politique dont l’intimité sera telle que, du point de vue de ce monde, elle ne peut être appelée que délire, mais qui, à cause de cela, sera parfaitement ordonnée parce que le dynamisme de ce délire sera la périchorèse de la vie trine7. Après avoir été conduits dans ces hauteurs, nous devons revenir un instant aux restrictions propositionnelles. Manifestement, la logique des paragraphes précédents est celle de la « déification ». [341] À cet endroit, ce concept doit être précisé de trois manières – même si certains pensent qu’il est bien tard pour le faire. La première spécification est fournie par une définition d’Anastase le Sinaïte, souvent citée dans la théologie orientale8 : « La déification est une élévation à un niveau supérieur, pas un élargissement ou une transformation de la nature9. » 5 6 7 8 9

Rm 8,19. Ap 4 ; 6,9-11. L’opposition entre « dionysien » et « apollonien » sera transcendé ! Je dois le formuler ainsi, car c’est comme cela que je connais Anastase et sa définition. Anastase LE SINAÏTE, Le Guide sur le chemin, PG 89 c. 36.

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Même si nous devenons Dieu, nous ne cessons pas d’être des créatures ; nous serons ces créatures qui sommes indissolublement une avec la créature qu’est Dieu le Fils. Cela conduit à la deuxième spécification. L’aphorisme d’Athanase, « il s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu », bien qu’effectivement vrai tel qu’il est, peut être trompeur hors de son contexte. Irénée fournit la précision nécessaire : le Dieu qui devient ce que nous sommes est le Dieuhomme ; ce qu’il devient est ce que nous sommes réellement, « un homme déchu et passible, condamné à mort » ; et nous devenons ce qu’il est, à savoir des humains tellement unis à Dieu que nous « recevons et portons Dieu10. » Une asymétrie observable dans la doctrine d’Irénée indique la troisième qualification requise : le Dieu-homme devient l’un de nous, mais les rachetés ne deviennent pas des Dieu-humains supplémentaires. Au contraire, ils deviennent des participants au Dieu-homme, des membres du totus Christus ; ils sont porteurs de Dieu communautairement et pas autrement. La manière de comprendre adoptée dans ce livre pose une question récurrente : quelle sera, dans le Royaume, la différence entre le Fils et le reste d’entre nous ? Peut-être pouvons-nous maintenant donner une réponse à cette question en supposant un autre scénario contraire à cette possibilité. Si, au sein du totus Christus rendu eschatologiquement parfait, j’étais amené à dire : « Je suis Dieu », la première personne du singulier me retirerait de cette union, de sorte que la phrase serait fausse. Ce serait, après tout, le « vieil homme » qui parlerait, la personne qui n’est pas encore une avec le Christ et donc qui est toujours impliquée dans des communautés de domination. Mais le Christ n’a pas de vieil homme ; et si nous pouvons l’imaginer au sein de la communauté trinehumain disant « Je suis Dieu », ce serait le simple et humble constat d’un fait.

III Il y a une autre interprétation alternative de la transformation finale, qui est parfois considérée comme étant l’alternative de l’Occident par rapport à une eschatologie supposée orientale de la déification : la béatitude finale des saints consiste en la visio dei, en la vision de Dieu. Par exemple Philippe Mélanchthon : « La vie éternelle sera une perpétuelle adoration11. » Thomas d’Aquin est plus précis : le premier don de la gloire éternelle est « la vision de Dieu dans son essence12. » La vue semble impliquer une certaine distance entre les créatures qui voient [342] et Dieu qui est vu, tandis que la déification suggère le dépassement de cette distance ; ainsi ces deux interprétations sont parfois considérées comme aux antipodes l’une de l’autre. En fait, ces deux interprétations ne sont que des évocations différentes de la 10 11 12

Ce point est établi par Douglas FARROW, « St. Irenaeus of Lyons », Pro Ecclesia (1995) 4, p. 333-353. Philippe MELANCHTHON, Loci praecipui theologici (1559), p. 927. Th. D’AQUIN, De articulis fidei et ecclesiae sacramentis, op. cit., § 257a-b. Evidemment, la Somme Théologique pourrait être abondamment citée sur ce sujet.

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même attente. Cela peut être vu chez un théologien dont la pensée est une source majeure de ces deux traditions, Origène d’Alexandrie : ceux qui sont unis à Dieu par l’union avec le Fils « n’auront plus qu’une seule activité, considérer Dieu, afin que tous deviennent parfaitement un fils, étant transformés en connaissant le Père, comme maintenant seul le Fils connaît le Père13. » Dans cette pensée originellement unifiée, c’est l’union avec Dieu qui rend possible sa connaissance, et inversement c’est la connaissance de Dieu qui se transforme en identité avec le Fils. En tous les cas, une partie du theologoumenon remonte très loin, au moins à Jean l’Ancien : « nous lui serons semblables, puisque nous le verrons tel qu’il est14. » Et cela s’est poursuivi notamment et de la façon la plus puissante avec Grégoire Palamas : « Le don déifiant de l’Esprit » est précisément cette « lumière de gloire supraindicible, contemplée par les saints15. » Lorsque l’on verra Dieu, que verra-t-on ? Si on fait abstraction de sa Trinité, on doit supposer que l’on ne verra pas quelque chose de visible, mais l’Illumination par laquelle les autres choses deviennent visibles. Dans la visio dei comprise ainsi, Dieu est considéré comme le soleil qui est vu et n’est pas vu par ceux qu’il baigne de sa lumière lorsqu’ils regardent vers la source de cette lumière et ainsi la fixent du regard. Et cette effusion d’illumination à partir de Dieu, reçue par une conscience que le jugement a rendue capable de la supporter, doit être elle-même le pouvoir de la déification. Jusqu’à présent tout va bien, semble-t-il. Mais nous ne pouvons pas nous contenter d’être abstrait. En outre, il y a un problème entre l’Orient et l’Occident, liée à une telle abstraction des deux côtés. Selon Thomas d’Aquin, les rachetés verront l’essence divine. Cela semble être catégoriquement et explicitement nié par Palamas : même les rachetés ne peuvent voir Dieu « dans son essence suressentielle [hyperousian ousian]16, mais selon son énergie, selon la grâce de l’adoption, la déification incréée ». Car être vu est une relation, mais « l’essence [ousia] de Dieu […] n’a point de relation » et « transcende tout ce qui est participable17. » Nous avions déjà regretté la doctrine de Palamas sur ce point18, qui suppose que, pour honorer Dieu lui-même, nous devons faire abstraction de la vie trine et définir une ousia divine dépourvue de relations et de participations, c’est-à-dire de tout ce qui, dans les Écritures, constitue la réalité de Dieu. Dans cette affaire, la compréhension orientale est encore bien trop impliquée de manière non critique dans le néoplatonisme christianisé du Pseudo-Denys19, selon lequel 13 14 15 16 17 18 19

ORIGENE, Commentaire sur Saint Jean. Tome I, trad. Cécile Blanc, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 120 », 1966, XVI.92, p. 109. 1 Jn 3,2. G. PALAMAS, Défense des saints hésychastes, op. cit., III.1.6, p. 568. Il faut se souvenir que Grégoire ne connaît pas d’autre ousia divine qui ne soit hyperessentielle. G. PALAMAS, Défense des saints hésychastes, op. cit., III.1.29, p. 612. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 195-197. Pour une présentation unilatéralement négative de l’influence du Pseudo-Denys, Paul ROREM,

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lorsque nous regardons vers l’Un nous ne voyons que de la lumière précisément parce que nous ne voyons pas sa source, parce que l’Un ne peut [343] « condescendre à des contacts humains20 » – ou même avec quelque chose d’autre, y compris son soi immédiat. Quoiqu’il en soit de ce jugement sur Palamas, Thomas ne suppose pas que les rachetés connaîtront l’essence divine dont Palamas affirme qu’elle est intrinsèquement inconnaissable, car Thomas ne suppose pas qu’il y ait une telle essence. Dans la métaphysique de Thomas, l’essence divine est simplement « ce que [Dieu] est », quid sit, et il ne connaît aucune hyperousia au-delà d’elle. Par conséquent, l’essence divine n’est pas à l’abri de la relation personnelle qui consiste à être connu par un autre – ou, de fait, à être désiré ou aimé par un autre. Après tout, c’est uniquement de cette manière que Dieu peut être luimême le but de l’inquiétude augustinienne21. Pour Thomas, ce qui est connaissable est ce qui existe réellement22 ; et Dieu est essentiellement réel, parce que son essence est son existence, parce que ce qu’il est détermine le fait qu’il est23. C’est pourquoi Dieu, dans son essence, est précisément la réalité suprêmement connaissable. Thomas note la possibilité dionysiaque, à savoir que ce qui, dans la possibilité de connaître Dieu, excède notre pouvoir de connaissance, puisse le rendre durablement inaccessible aux créatures, de même que les animaux nocturnes ne peuvent voir le soleil parce qu’ils ne peuvent supporter de le regarder. Mais Thomas rejette cette possibilité comme étant contraire à la foi : « si l’intellect créé ne peut jamais voir l’essence de Dieu, de deux choses l’une : ou il n’obtiendra jamais la béatitude, ou sa béatitude consistera en une autre fin que Dieu ». Car l’inquiétude augustinienne de nos cœurs ne peut trouver sa réponse dans la simple connaissance que nous avons une cause et une raison premières ; c’est le « désir naturel24 » d’un esprit qui sait que quelque chose a une cause, que « de savoir ce qu’elle [cette cause] est25. » Ainsi, en opposition directe avec un passage de Denys qui est cité26, Thomas dit que Dieu est « au-dessus de tout existant », non pas parce qu’il « n’existe en aucune manière », mais au contraire parce qu’il est sa propre existence27. Par

20 21

22 23 24 25 26 27

Pseudo-Dionysius: A Commentary on the Texts and an Introduction to Their Influence, New York, Oxford University Press, 1993. Maxime arienne, citée à partir de son utilisation en R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 135-136. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. II, I-II, q. 4, a. 3, p. 44 : « C’est pourquoi la béatitude exige le concours de ces trois choses : la vision, qui est une connaissance parfaite de notre fin intelligible ; la compréhension, qui implique la présence de cette même fin, et la délectation ou fruition, qui implique le repos de l’être aimant dans la possession de l’être aimé. » Pour ce paragraphe, de façon concise, voir Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 1. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 264-268. Qui est, chez Thomas, nous devons toujours nous en souvenir, une « nature » établie par grâce. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 3, a. 8, p. 41. Présenté, bien sûr, comme étant le sens réel de Denys. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 1, p. 233 : « étant lui-même son

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conséquent, sa transcendance par rapport à l’existence ne l’empêche pas d’être connu, mais elle est précisément ce qui le rend connaissable de façon paradigmatique. Dans cette vie, nous ne pouvons en effet connaître Dieu dans son essence28. C’est parce que, dans cette vie, l’âme ne voit que ce que les sens corporels lui apportent29, c’est-à-dire des « créatures sensibles30 ». Et toutes ces créatures sont « des effets de Dieu qui n’égalent pas la vertu de leur cause31. » Par conséquent, à partir de la création la seule chose que nous pouvons découvrir est que la création, [344] y compris nous-mêmes, a une cause et une raison premières, et que nous ne pouvons découvrir que des choses qui sont en relation avec cette cause, parce qu’elle est ainsi32 – nous sommes revenus au sujet traité dans un précédent chapitre33. Une telle connaissance « n’est pas la vue de son essence34 », de quid est. Au contraire, c’est toujours – comme nous l’avons vu dans cet autre chapitre – une connaissance de la façon dont il diffère de ses effets, de « ce qu’il n’est pas35. » Mais, selon Thomas, cette limitation n’est pas fondée sur la relation essentielle entre Dieu et les esprits créés. Par conséquent, elle peut être transcendée dans le Royaume. En effet, en tant que telle, la relation entre Dieu et les esprits créés ne satisfait pas seulement les conditions d’une vision, mais elle le fait de façon paradigmatique. Pour toute vision […] deux conditions sont requises36 : la faculté de voir, et l’union de la chose vue avec cette faculté. Il n’y a en effet de vision en acte que par le fait que la chose vue est d’une certaine manière dans le sujet qui la voit […].37 Mais si une seule et même réalité était à la fois le principe de la faculté de voir et la chose vue, il s’ensuivrait que l’objet tiendrait de cette réalité et la faculté de la voir, et la forme par laquelle il la verrait38. Et, bien sûr, Dieu est précisément cette réalité. Dans le même passage, nous découvrons également pourquoi la 28 29 30 31 32 33 34 35 36

37 38

être. » Ibid., vol. I, I, q. 12, a. 11, p. 233 : « Un homme purement homme ne peut voir Dieu par son essence, à moins de quitter cette vie mortelle. » Idem. Ibid., vol. I, I, q. 12, a. 12, p. 234. Idem. [« parce qu’elle est ainsi », i.e. elle est cause et raison premières, NdT]. Idem. Voir supra p. 48-51. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 11, p. 233. R. W. JENSON, The Knowledge of Things Hoped For, op. cit., p. 58-79. En anglais [comme en français, NdT], le verbe « voir » [« to vision », NdT] ne rend pas vraiment compte du latin visio, c’est la raison pour laquelle le substantif « vision » ou l’expression « la faculté de voir » [« seeing », NdT] sont utilisés dans la traduction de ce passage. Voir supra p. 343-345. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 2, p. 223.

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connaissance qu’ont les créatures de Dieu, ses « effets », ne peut être la connaissance de son essence, et pourquoi les bienheureux peuvent néanmoins avoir une telle connaissance. Un objet sensible ne peut évidemment pas entrer dans l’esprit, seule son image sensorielle le peut39. Mais il ne peut y avoir aucune image sensorielle de Dieu. Par conséquent, les créatures sensibles même si elles sont les effets de Dieu, et par conséquent doivent servir de médiation par rapport à une certaine connaissance de lui, ne servent pas de médiation par rapport à la vision de ce que Dieu est. Mais Dieu peut entrer dans l’esprit et là, le former à lui-même40, s’il augmente ses capacités au-delà d’elles-mêmes pour qu’elles le reçoivent41 ; cela est précisément ce qui constitue la vision béatifiée des saints. Ainsi, pour Thomas aussi, la déification et la vision béatifique coïncident. Nous verrons Dieu précisément parce qu’il est « entré » en nous afin de devenir la forme même de nos personnes. Nous verrons Dieu parce que notre justification et notre sanctification, pour reprendre la description qui a été auparavant tirée de Luther, seront complètes. Et pourtant, il existe néanmoins une différence entre Palamas et Thomas. En ce qui concerne notre connaissance de Dieu dans cette vie, leurs positions sont, à toutes fins religieuses, les mêmes : nous savons que Dieu est, et comment il doit différer des créatures [345] pour être Dieu42. Cependant, en ce qui concerne la vision de Dieu par les saints rendus parfaits, la différence entre les deux indique une véritable alternative. La vie dans le Royaume, selon Palamas, différera beaucoup moins que celle des saints dans ce monde que ce ne sera le cas selon Thomas, puisque pour Palamas la limitation fondamentale de notre relation à Dieu est la même dans les deux cas, à savoir l’inaccessibilité intrinsèque de Dieu lui-même. Ici, nous devons opter pour Thomas. Une autre différence entre Thomas et Palamas, et peut-être plus généralement entre l’Occident et l’Orient, émergera dans le chapitre suivant ; et sur ce point nous opterons pour Palamas. Mais l’heure est venue de se défaire de toute abstraction liée à la triunité de Dieu telle qu’elle apparaît également chez Thomas. Thomas parle simplement de « Dieu » entrant et façonnant la personne bénie, pour permettre et constituer une vision béatifiante. C’est insuffisant. C’est précisément le Fils qui est un avec les croyants et les saints béatifiés et qui façonne leur personne. Et c’est l’Esprit qui les tourne dans le Fils vers le Père, dans la Liberté et l’Amour qu’est l’Esprit. En outre Thomas, en accord avec une grande partie de la tradition, présume que la vue est le paradigme de la connaissance. Le Fils, cependant, est originellement la Parole de Dieu prononcée ; c’est pourquoi, à chaque étape, ce travail a insisté pour que l’écoute soit le paradigme de la connaissance. 39 40 41 42

Phantasm. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 2. Ibid., vol. I, I, q. 12, a. 4-5. Sur leur accord, voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 284-286.

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Comment cela fonctionne-t-il ici ? Dans ce système, que devons-nous faire de la promesse, en effet biblique et œcuménique, selon laquelle même si nous connaissons maintenant Dieu par la foi, et ainsi par l’écoute, nous le verrons alors « face à face »43 ? Pour sûr, la solution aux deux dernières questions – et à une grande partie de ce qui va être bientôt discuté – doit être que, dans le Royaume, la différence entre écouter et voir sera transcendée, de sorte que, alors que nous vivons maintenant par l’écoute et non par la vue, l’écoute des rachetés sera elle-même une vision. Les rachetés ne cesseront pas d’être créés par la parole que Dieu leur adresse. Pourtant, le Fils est « engendré, et pas créé » ; il écoute la Parole du Père, puisqu’il est cette Parole, de sorte que son écoute possède cette présence immédiate que, dans le temps créé, nous appelons la vue. Et dans la mesure où les bienheureux partagent la relation du Fils au Père, leur écoute sera également une appréhension immédiate et accomplie. La finitude du temps créé est établie par la possibilité de sa rupture ; le fardeau du temps créé est établi par la réalité de celle-ci. Le temps créé diffère du temps de Dieu en ce que l’étendue de ce présent spécieux est incontrôlable, en ce que des morceaux de la réalité temporelle peuvent nous échapper, en ce que l’avenir peut être tout simplement menaçant et le passé figé et mort. Le temps créé aurait dû être intégré par congruence avec le temps trine, mais la courbure de l’humanité déchue sur ce qu’elle possède, c’est-à-dire sur le présent, empêche cela, en aliénant le passé et l’avenir. « [P]ar la recherche de soi du moi, l’instant de notre présent est séparé des autres moments suivants du temps, et le futur nous rencontre comme quelque chose d’étranger 44. » [346] De l’autre côté du Jugement, aucun recroquevillement n’est plus possible, et l’union bénie des créatures avec le Fils formera leur temps de manière congruente avec le temps de la Trinité. Ensuite, l’aliénation du passé et du présent par rapport à l’avenir, qui dans cette vie constitue la différence entre la vue et l’écoute, n’aura plus cours. Pris dans la périchorèse trine infiniment rapide, les rachetés verront ce qu’ils entendront. La parole les rendra précisément présents à leur avenir. Dans cette section, nous devons enfin rappeler simplement une manière décisive par laquelle déification et vision sont réunies : toutes deux participent d’une vie dont nous ne pouvons pas suivre le rythme des activités45. Aussi, quand Dieu sera tout en tous, sa façon d’être avec nous nous surprendra. Bien que connaissant Dieu, nous découvrirons éternellement que chaque nouvelle révélation présente une infinité de questions imprévues. Bien que participant en Dieu, chaque nouvel influx d’être nous élargira pour accueillir ce que nous ne pouvions pas accueillir auparavant. Nous l’avons déjà cité : « Le bien qui est dans les créatures n’a jamais été aussi proche […] d’une identité avec ce qu’est Dieu », sans jamais l’atteindre46.

43 44 45 46

1 Co 13,12. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 732. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 269-295. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 1099.

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Dans ce contexte également, nous devons reconnaître le fait que Dieu soit caché, ici précisément comme un aspect de la béatitude des saints. Dieu, nous l’avons dit, est inconnaissable en deux sens : premièrement, lorsque nous connaissons Dieu, nous nous engageons dans une activité qui ne peut jamais parvenir à un répit, puisqu’il s’agit de la connaissance finie d’un objet infini ; deuxièmement, l’exhaustivité même de sa révélation le cache. Quand Dieu sera tout en tous, ces deux aspects seront réunis. Étant intimement connu, Dieu sera encore plus et de plus en plus inconnaissable. En Dieu, nous connaîtrons qu’il est infiniment au-delà de nous. Et cette expérience sera précisément l’expérience de sa gloire et notre participation en elle. Ou, comme Henri de Lubac résumait l’enseignement patristique oriental : « Dieu […] ne serait trouvé, dans la lumière même de l’éternité bienheureuse, qu’en étant cherché toujours47 » – et à ce stade, le verbe « chercher » est correct.

IV Si la vie devait simplement continuer après la mort, quelles qu’en soient les modalités, les ressuscités ne seraient pas identifiés par leur vie vécue jusqu’à la mort et parachevée par elle. Autrement dit, leur mort ne serait, de fait, pas leur mort, et leur vie nouvelle ne serait pas la victoire de Dieu sur la mort. La « résurrection », suivant le credo, est précisément la résurrection des personnes mortes, des personnes qu’elles étaient dans leur totalité ; cette résurrection est une nécessité déterminante de l’eschatologie telle qu’elle est exposée dans l’Évangile. La vie qui va être inclue en Dieu est la vie qui se termine par la mort : « Car il nous faudra tous comparaître à découvert devant le tribunal du Christ afin que chacun recueille le prix de ce qu’il aura fait durant sa vie corporelle48. » Dans le Nouveau Testament, le langage dominant pour parler de la Fin est en effet le langage du « Royaume de Dieu ». Mais la mort est « le dernier ennemi qui sera détruit49 », le [347] dernier obstacle au règne de Dieu, de sorte que la destruction de la mort et la réalisation du règne final de Dieu sont une seule et même chose. Dieu « n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants50 » ; c’est pourquoi son règne eschatologique ne concerne que les vivants. Nous venons de voir que ce qui se trouve au cœur de la déification et de la vision de Dieu, c’est-à-dire du contenu humain du Royaume, est communautaire. Une conclusion semble s’imposer et ce travail va la tirer : le premier sujet de la résurrection, qui la rend possible, est communautaire, c’est le totus Christus. En un certain sens, le Christ, dans la mesure où son corps, l’Église, est encore une association et pas seulement une communauté, ne possède son corps ressuscité qu’en anticipation ; de sorte que la propre 47 48 49 50

H. DE LUBAC, Le Mystère du surnaturel, op. cit., p. 67. Voir Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 7. 2 Co 5,10. 1 Co 15,26. Mc 12,27.

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résurrection du Seigneur attend également un avenir. La suppression de la séparation temporaire entre les membres du Christ et de leur tête, qui apparaît dans le caractère sacramentel de sa présence avec eux, constitue le cœur de la résurrection. En commençant notre discussion de cette façon, ce travail s’oppose à un déséquilibre de la tradition théologique : sa tendance à commencer et orienter ses propositions par « l’espérance eschatologique individuelle et le jugement dernier à venir, qui attend chacun51. » Là où une tendance trompeuse est aussi profondément ancrée que celle-ci dans la piété, l’homilétique et l’iconographie, et là où ce sujet de toute façon menace constamment d’entraîner le langage audelà de ses capacités, la théologie systématique – et, assurément, ne serait-ce qu’une seule œuvre de théologie systématique – ne peut faire plus que de proposer quelques corrections initiales. C’est un premier pas qui doit être fait. Comment le totus Christus est-il incarné quand le Père est tout en tous ? C’est la première question pertinente en ce qui concerne la résurrection, plutôt que des questions sur les molécules égarées des corps organiques, sur l’espace pour contenir toutes ces personnes, et ainsi de suite. Car toutes ces questions présupposent que la résurrection aura lieu au sein de la structure actuelle de la réalité, ce qui soulève précisément la question posée. Nous devons nous appuyer sur des arguments dispersés à travers tout ce qui précède : le corps personnel est la disponibilité aux autres et à soi-même ; le corps personnel est la réalité de l’histoire de la personne jusqu’à n’importe quel moment ; le corps personnel est ce que l’on voit ; le corps personnel est la personne en tant qu’elle occupe l’espace. Comment ces conditions sont-elles remplies pour et dans le corps du Christ, lorsqu’il est pris dans sa totalité en Dieu ? La liste suggère d’elle-même une première idée : c’est précisément la coïncidence de ces caractéristiques – en tant qu’elles déterminent un même phénomène – qui doit nous guider. L’Esprit en tant qu’avenir divin est le même Dieu que le Père et le Fils. Nous avons dit, par conséquent, que parler, dans le temps trine, équivaut à montrer, écouter à voir ; le Fils est d’abord la Parole de Dieu et, en cela, l’Image de Dieu. Des identités qui possèdent cette même orientation doivent être valables pour les rachetés, dans la mesure où leur temps est harmonie avec le temps trine. Par conséquent, lorsque les rachetés entendent le Père, ce sera leur vision du Fils et aussi les uns des autres. Mais ce qui est visible est disponible. Par conséquent, le totus Christus n’a besoin de rien de plus pour être incarné qu’une pleine harmonie avec la périchorèse éternelle de la vie trine. Des propositions comme celles de ce dernier paragraphe signifient-elles quelque chose pour nous ? Oui et non. Elles sont, en tant que telles, les descriptions extérieures d’une vie par rapport à laquelle nous sommes encore [348] étrangers, de même que nous pouvons décrire exactement la vie des animaux tout en ne sachant pas ce qu’ils vivent. Pourtant, cette comparaison va trop loin, car la vie de l’Église anticipe la vie du Royaume, de sorte que la 51

W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 689.

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participation à sa liturgie, à sa vie de témoignage et de charité, fournit des indications de cette immortalité. Qu’est-ce que cela veut dire de voir, précisément dans le fait d’entendre et parce que nous entendons ? Les improvisations d’un grand orgue pendant l’offertoire ou la bénédiction, au nom de Jésus, de quelqu’un qui a été secouru, préservent cette identification d’une vacuité expérimentale. Et, quoiqu’il en soit, il n’y a rien d’autre à faire que de s’y lancer. Le corps est la disponibilité de la personne jusqu’à ce jour, de son histoire telle qu’elle se présente à tout moment. L’histoire des rachetés est complétée au moment de leur mort. Elle est incluse, en tant histoire de ceux pour qui le Fils est mort, dans l’histoire de Dieu ; ces histoires apparaissent dans la vie de Dieu parce que, et au moment où, l’amour de Jésus les interprète à l’infini. Elles sont inclues en Dieu comme interpretandum du dialogue intérieur de la vie trine réelle du Fils. Par conséquent, la réalité en Dieu du passé de tous les rachetés et leur disponibilité mutuelle, entre eux et pour le Christ et donc entre tous, n’ont besoin de rien de plus, encore une fois, qu’une pleine harmonie avec la périchorèse éternelle de la vie trine. Pour finir, de même que la vue appréhende ce qui est présent dans l’espace, les identités que nous avons décrites signifient également que l’espace de l’incarnation des rachetés est établi par l’harmonie de leur temps avec le temps trine. L’espace entre le Père et le Christ à sa droite accueille l’incarnation du totus Christus. Mais ces analyses ne sont-elles pas toutes circulaires ? La manière dont l’« incarnation » de la communauté finale a été décrite – partout où le Père regarde pour voir le Fils, ou le Fils offre son corps au Père, ou les saints se regardent dans le Fils – indique qu’il n’y a là que le réseau de leur communication mutuelle. N’y a-t-il pas besoin qu’il y ait là « quelque chose » pour qu’un corps soit présent ? En effet, ne doit-il pas y avoir là un peu de matière ? Nous sommes arrivés au dernier sujet de ce chapitre.

V Dans la nouvelle création, un corps doit en effet être quelque chose, et quelque chose de matériel. Mais nous avons appris des Byzantins qu’être quelque chose c’est être invoqué dans une liberté52. Ceci a été une autre position clé de ce travail : être quelque chose c’est être mentionné par cette Liberté53. Et nous avons appris de Jonathan Edwards que la matérialité spécifique de quelque chose c’est une inertie ou une solidité voulue par Dieu en relation avec d’autres inerties semblables ; un monde matériel existe lorsque Dieu, quelle que soit la manière choisie, amène les créatures les unes vers les autres, comme étant différentes les uns des autres54.

52 53 54

Voir supra p. 116. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 262-263. Voir supra p. 11-25. Voir supra p. 52-56.

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Le même événement trine qui sera la résurrection sera également la création d’un monde matériel nouveau, d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle ; la réalisation du règne de Dieu sera la « fin du monde » et le début d’un autre. « Le réalisme des traditions bibliques a relié la pleine réalisation de la volonté divine [349] de promouvoir le droit […] au dépassement de la puissance du péché dans le comportement de chaque être humain en particulier à l’égard de tous les êtres qui partagent la condition humaine. C’est pourquoi, dans l’attente juive, l’espérance du Royaume de Dieu est liée à la représentation55 d’un renversement des conditions naturelles de l’existence humaine elle-même : rien de moins qu’un nouveau ciel et une nouvelle terre56. » Le dernier sujet de ce chapitre concerne la transformation cosmique. La première idée doit être celle-ci : la nouvelle création sera un événement dans ce « contexte plus large » de l’histoire de Dieu avec sa création, dans lequel l’histoire naturelle de cet éon – avec ses événements récurrents et prévisibles, et ses étendues temporelles et spatiales apparemment si énormes – ne représente qu’un des aspects. La transformation finale du cosmos, des lois et des conditions aux limites de cet événement ne sont donc pas plus prévisibles au moyen des lois découlant du « Big Bang » que ne le fut cette singularité elle-même. Les lois naturelles sont, en tous les cas, la récurrence des intentions divines, et il en sera de même de celles de la nouvelle création, mais elles seront alors les pensées du Dieu dont le Logos est le totus Christus unitaire et personnel. C’est cet aspect de la transformation cosmique, c’est-à-dire la fin de l’histoire cosmique telle que nous l’expérimentons actuellement, qui semble poser récemment les plus grands problèmes : comment la catastrophe de l’apocalyptique biblique peut-elle s’insérer dans l’avenir de l’univers tel que cet avenir est prévu aujourd’hui ? Parfois, on tente d’atténuer les difficultés en trouvant des analogies entre les prédictions cosmologiques sur l’effondrement de l’univers et les prédictions apocalyptiques selon lesquelles « les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées57. » Mais les cosmologistes hésitent entre prédictions d’effondrement et prédictions d’expansion cosmique sans fin selon un cycle qui incite à la prudence vis-à-vis de l’exploitation de leurs conclusions. Et dans ces deux scénarios, le problème reste le même : une poursuite sans fin, ou du moins très longue, de l’histoire cosmique après la fin de l’histoire humaine, que cette fin se produise par l’effondrement du système solaire, par une autre catastrophe naturelle ou par une apparition de Dieu dans le style apocalyptique biblique. Le jugement est sans aucun doute correct : « l’eschatologie biblique du monde, qui compte avec la proximité de sa fin – même si le temps n’en est pas fixé […] –, ne coïncide pas avec les extrapolations de la physique, visant un futur lointain, concernant une possible fin du monde58. » 55 56 57 58

Vorstellung. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 761. Mc 13,24-25 et par. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 768. En fait, il y a eu quelques

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On peut, évidemment, proposer quelques scénarios qui tentent une forme de réconciliation. Nous pourrions simplement affirmer59 que l’univers doit contenir assez de masse pour provoquer éventuellement son effondrement dans une singularité finale. Nous pourrions alors remarquer que le délai entre la mort du dernier humain et cette « fin du monde » – aussi incroyablement long que ce délai puisse être – ne propose qu’une version universalisée d’un problème que nous avons déjà et nous devrons de toute façon traiter : le problème du soi-disant état intermédiaire entre la mort des croyants et la Fin. [350] Alternativement, on pourrait envisager une Fin pour l’humanité alors que le cosmos continuerait tout simplement et affirmer qu’une telle histoire cosmique perpétuelle serait vide de sens et donc par conséquent sans pertinence théologique ; l’univers aurait accompli sa tâche. On pourrait même dire que Dieu aura alors d’autres objectifs personnels pour lui, et que ce sera en fait cet univers sans Christ et sans humanité dont nous avons précédemment spéculé la possible signification pour Dieu. Peut-être le scénario le plus plausible, d’un point de vue théologique, est que l’avenir prévu de l’univers s’arrêtera tout simplement lorsque la Fin arrivera. Nous ne devrions pas, pourrait-on soutenir, nous attendre à ce que l’avenir prévu de l’univers adoptera la transformation cosmique annoncée par la Bible, car ce qui doit être transformé ce sont précisément les lois au moyen desquelles les prédictions sont faites. En effet, ceci doit être une partie importante de la vérité que nous cherchons : la « révélation des enfants de Dieu » est le telos de la création60, de sorte que lorsque cela se produira toutes les autres prédictions sur l’avenir de la création seront caduques, aussi justifiées soient-elles. Nous devons nous rappeler que c’est l’intrigue eschatologique de l’histoire universelle – non pas l’histoire cosmologique, politique ou toute autre histoire – qui constitue la réalité la plus large. Pourtant, tous ces scénarios partagent deux faiblesses fatales d’après la théologie systématique développée dans ce travail. Tout d’abord, ils sont projetés du point de vue d’un observateur qui n’est pas totalement inclus dans la vie trine. Que se passe-t-il s’il n’existe pas de tels observateurs ? Quel peut être le sens de propositions concernant une histoire de l’univers lorsque tous les observateurs possibles sont impliqués différemment61 ? Deuxièmement, ils dépendent de la supposition que le temps créé est une réalité indépendante du temps trine, que l’histoire créée peut tout simplement continuer son chemin après que Dieu soit tout en tous. Selon les propositions faites dans ce livre, cette hypothèse est fausse.

59 60 61

tentatives pour établir vraiment la congruence présumée. La proposition récente la plus notoire est celle de Frank J. TIPLER, par ex., « The Omega Point as Eschaton », qui échoue rapidement, car elle dépend d’une réduction physicaliste de la conscience. Puisque c’est une assertion qui peut difficilement être éliminée. Rm 8,20. Notons que la cosmologie moderne elle-même pose ce problème, du fait qu’elle prédit la disparition des cosmologistes avant la disparition du cosmos.

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Une solution possible, dans le cadre des réflexions développées dans ce travail, doit ressembler à ce qui suit. Lorsque les rachetés seront eux-mêmes, comme nous avons vu qu’ils le seront, un agent communautaire dans la vie trine, ils penseront eux-mêmes les mouvements de la matière et de l’énergie, non pas comme nous pouvons maintenant esquisser quelques-unes des intentions divines, mais ils le feront avec Dieu, lorsque ce dernier y pense et donc les détermine. L’histoire de l’univers ne procédera pas à l’extérieur de l’histoire humaine mutuelle ; après la Fin, l’histoire cosmique ne sera pas extraite de l’histoire humaine. De même que l’univers est la scène de l’histoire de Dieu avec son peuple, de même l’univers après la Fin sera la scène de l’accomplissement de cette histoire, de l’événement éternel que constitue l’interprétation de toute vie par la vie de Jésus. Ainsi, nous pouvons même admettre que les prédictions sur l’activité de l’univers, lorsque tous les êtres humains seront morts, ne sont pas tout simplement inexactes ou vides de sens. Mais de même que le récit général de l’univers par la science moderne, qui met entre parenthèses notre téléologie et notre liberté, est une abstraction à partir de ce qui se passe actuellement, de même les prédictions eschatologiques réalisées avec les mêmes exclusions ne peuvent montrer la réalité des événements qu’ils prédisent. En effet, l’écart entre une explication a-téléologique [351] et la vérité doit être encore plus grand qu’il ne l’est pour l’époque actuelle, car le diable et ses anges auront été finalement expulsés du monde qui doit être décrit. Ce qui veut dire qu’il n’y aura pas de failles ou d’interruptions téléologiques pour donner crédit à une explication atéléologique. Nous ne pouvons prolonger que modestement cette description en décrivant l’expérience que les saints ont de leur univers. Peut-être que nous y arriverons le mieux en adaptant comme suit un passage de ce travail concernant la doctrine de la création62. L’univers, précisément dans son immensité et sa complexité, est la contrepartie de la périchorèse qu’est le Dieu infini, et qu’il est là seulement pour son pur plaisir. Lorsque notre temps sera complètement en harmonie avec le sien, nous profiterons de l’univers matériel comme il le fait, parce que nous ne suivrons pas simplement la musique et le plaisir trines, mais que nous en serons les improvisateurs et les instigateurs. Ce que feront les saints des amas d’étoiles qui sont constamment générés et des trous noirs, ou d’une ruée finale de retour à la singularité pour autant qu’une pareille chose se produise, sera – pour le moins – de jouer à proximité d’eux. L’essentiel reste à dire, en tout cas à être prolongé. La Fin, humaine et cosmique, sera le grand triomphe de l’Esprit, c’est-à-dire, de la liberté et de l’amour. Si les paragraphes qui précèdent sont faux mais que cette phrase est vraie, les pertes sont minimes.

62

Voir supra p. 154.

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VI Nous concluons en revenant à la question de l’incarnation matérielle, qui a donné lieu à la section précédente. Le nouveau ciel et la nouvelle terre, seront-ils faits de matière ? Le totus Christus, sera-t-il un corps matériel ? Et la multitude des corps des rachetés, seront-ils des corps matériels ? Et que peut signifier « corps » dans ces questions ? Ce qui peut être dit conceptuellement peut être rapidement énoncé. Le monde matériel est l’intention de Dieu lorsqu’il a eu l’intention d’une communauté de personnes ayant l’intention d’autres personnes distinctes d’elles-mêmes et étant ainsi capables d’être en communauté les unes avec les autres. Par conséquent, la résurrection du corps doit être matérielle. Mais par conséquent également, ce qui est désigné par « matière » – les moyens et contraintes de séparation et de relation – doit être flexible par rapport à n’importe quels changements fondamentaux dans le dessein de Dieu vis-à-vis de la communauté. Jonathan Edwards supposait que les saints « seront capables de voir d’un côté de l’univers à l’autre », car ils ne verront pas « au moyen de ces rayons de lumière qui voyagent plusieurs années63. » Et Isaac A. Dorner écrivait : « La matière aura échangé son obscurité, sa dureté, son poids, son immobilité et son impénétrabilité contre la clarté, l’éclat, l’élasticité et la transparence64. » Ces choses étant dites, le reste ne peut être que poésie. Les matériaux des murs et des rues de la Nouvelle Jérusalem, du lieu de la communauté divino-humaine, seront de jaspe, de saphir, d’agate, d’émeraude, d’onyx, de cornaline, [352] de chrysolite, de béryl, de topaze, de chrysoprase, de hyacinthe, d’améthyste, de perles et « d’or pur comme un cristal limpide65. » Nous devons prendre cette information avec la gravité désespérée qui transcende l’enregistrement de la prose. Après tout, n’y aura-t-il pas de bijoutiers ou d’orfèvres dans le Royaume ? Et l’accomplissement de leurs vies ne fournira-t-il aucun matériau pour l’interprétation éternelle par l’amour de Jésus ? Cette fête « de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés66 », n’aura-t-elle aucun goût ? N’y aura-t-il aucun cuisinier ou vigneron dans le Royaume ? Ou même aucun connaisseur ? Nous ne pouvons conclure cette section et le chapitre d’une meilleure manière qu’en citant plus longuement Edwards, le premier maître de la « seconde naïveté » : Combien merveilleuses sont les proportions de la réflexion des rayons de lumière, et les proportions des vibrations de l’air ! Sans aucun doute, Dieu peut arranger la matière de manière qu’il y ait d’autres proportions d’un genre tout à fait différent […] qui seront beaucoup plus merveilleuses et exquises. Et selon toute probabilité, la demeure 63 64 65 66

J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 926. I. A. DORNER, A System of Christian Doctrine, op. cit., p. 429. Ap 21,18-21. Es 25,6.

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des saints après la résurrection sera arrangée de manière telle par Dieu, qu’il y aura des beautés et des harmonies externes d’un tout autre genre que ce que nous percevons ici ; et il est probable que ces beautés apparaîtront principalement sur les corps de l’homme Jésus Christ et des saints67.

67

J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 182.

Chapitre 34. Les saints I [353] Il y a plusieurs questions restantes qui peuvent être regroupées sous ce titre, chacune d’elle abordant un aspect de l’eschatologie des individus. La première question concerne la résurrection des individus au sein du totus Christus. Pourquoi les morts doivent-ils être individuellement ressuscités et pas seulement la communauté ? C’est-à-dire, pourquoi ne suffit-il pas que les membres du peuple de Dieu présents à l’avènement final du Messie soient transformés en une cité éternelle ? Il est essentiel de comprendre que cette question est une authentique question : l’espérance d’Israël pour le sauvetage de la mort est d’abord et fondamentalement une espérance pour la résurrection de la communauté, et initialement cela signifiait simplement une reconstitution éternelle du peuple, rendue possible par une transformation générale de la réalité. Il est même possible de considérer la résurrection du Christ et la formation de l’Église comme étant déjà la reconstitution nécessaire. La promesse d’une victoire sur la mort est apparue en Israël comme condition de l’accomplissement de la promesse faite à Abraham. Tant que la nation est reconstituée génération après génération, son maintien peut sembler suffisant pour rendre possible l’accomplissement des promesses. Mais lorsque la même fin s’abat sur Israël comme sur d’autres nations reléguées par l’histoire dans le passé, quand « toute la maison d’Israël » se trouve nettoyée et sèche dans la vallée1, l’espérance d’Israël doit aussi être morte, si la mort a le dernier mot. Les prophètes exiliques voient que la promesse du Seigneur est condamnée à échouer dans les conditions de leur époque et qu’un des éléments importants parmi ces conditions est l’universalité de la mort2. De la même façon, la promesse de la résurrection des individus apparaît à son tour au moment où l’on constate que la promesse de la restauration d’Israël hors de la mort ne peut être satisfaite si les morts importants qui caractérisent Israël sont laissés dans la tombe. Tant que l’identité diachronique [354] d’Israël est constituée simplement dans la continuité historique elle-même : Abraham, Moïse, Myriam, Ruth, David et les autres continuent à appartenir à Israël. Mais si cette continuité est interrompue et si Israël est ensuite conduit à une vie nouvelle alors que ceux-ci restent dans la tombe, ils seront exclus. Cependant, que serait un Israël vivant auquel les grands porteurs de la promesse n’appartiendraient plus ? En outre, que serait la justice d’un Israël renouvelé, dans lequel le jugement n’aurait pas réparé l’injustice subie par ceux qui ne sont pas aussi grands, parce qu’ils n’auraient pas été là pour que le jugement soit rendu ? Il est au moins défendable de dire que « la foi juive en la justice de Dieu est arrivée à compter […] pour ceux chez qui la vie terrestre n’a pas manifesté de correspondance

1 2

Ez 37,11. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 91-104.

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entre l’agir et ses conséquences3. » L’insistance des Lumières sur l’« immortalité » – car la gouvernance morale de Dieu ne peut s’accomplir que dans « une vie future »4 – a saisi en fait une logique essentielle de cette dernière étape de l’espérance d’Israël, aussi inapproprié que puisse être le répertoire conceptuel des Lumières. C’est pourquoi l’espérance biblique concernant la résurrection n’est pas ce que trop de piété et d’enseignement en ont fait, à savoir l’espoir d’individus d’« être sauvés » et « d’aller au ciel ». La résurrection des individus est nécessaire à cause de la vie restaurée de la communauté. Dans la mesure où j’espère pour moi, l’espérance de la foi est de rejoindre et de contribuer au totus Christus qui vivra la vie de Dieu et qui verra corrigée l’injustice dans laquelle je suis impliqué. Mais une fois assurée cette caractéristique de l’espérance du croyant individuel, nous devons procéder à l’examen de son accomplissement, c’est-à-dire à la résurrection des individus. La communauté constituée diachroniquement ne peut être ressuscitée sans ses anciens membres. Nous n’allons pas non plus devenir identiques les uns aux autres, ou nous fondre dans une super-personne monadique, même si elle porte le nom de totus Christus. La vie rachetée sera congruente avec et animée par la vie divine, et cela constituera la vie mutuelle d’identités personnelles irréductibles. Parce que l’Église trouve son fondement et son modèle dans la vie de la Trinité, elle est une communion de personnes et une communion de communions ; et le Royaume est ce que l’Église anticipe. L’espérance d’Israël et de l’Église est donc irrémédiablement contraire à l’espérance d’une dissolution dans une divinité abstraite, d’un sauvetage de la roue du karma, de la réincarnation, de la transmigration des âmes ou de tout autre état qui réprime la personnalité ; soit l’Évangile est vrai soit les promesses de tels accomplissements sont vraies, mais pas les deux simultanément.

II La vie du Royaume, nous l’avons dit, est un acte infini d’interprétation de toute l’histoire par l’amour mis en œuvre dans la vie et la mort de Jésus. Le Seigneur se connaît lui-même comme celui qui a vécu pour ses frères et sœurs et dont la vie est définie par le fait qu’elle s’est achevée par une mort spécifique et appropriée ; c’est par cette histoire achevée qu’il interprète la vie des autres êtres humains, et c’est dans cette interprétation qu’il possède sa propre vie. Il est clair que seul quelqu’un qui est mort peut faire cela [355] et donc seul quelqu’un qui est ressuscité. Mais l’événement nécessite les deux aspects : si chaque racheté doit apporter son passé unique à l’acte éternel de cette interprétation mutuelle, lisant l’amour du crucifié au moyen de ce passé et le lui offrant à lire au moyen de son amour, ils doivent eux aussi ressusciter individuellement. Nous avons fait un petit pas vers la compréhension de « la résurrection de la 3 4

W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 714. L’archétype d’une telle argumentation se trouve, évidemment, chez Emmanuel KANT, La Religion dans les limites de la simple raison.

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chair » telle que les credo la confessent et telle qu’elle s’applique aux rachetés de manière individuelle. Le corps personnel, nous l’avons vu, est la présence du passé. Dans la périchorèse du temps trine, le passé des saints sera là pour eux afin qu’ils interprètent ce passé avec le Christ et ensemble comme ce pour quoi le Christ est mort. De cette manière les rachetés vivront avec et dans le Christ. Nous pouvons maintenant franchir une seconde étape : les rachetés seront donc disponibles les uns pour les autres ; ils seront capable de se préoccuper les uns des autres dans l’amour. Le corps personnel est, nous l’avons dit tout au long de ce travail, la disponibilité personnelle. Ensuite, il y a une troisième étape : pour se préoccuper les uns des autres, ils doivent être en mesure de se trouver les uns les autres. Le corps personnel constitue l’emplacement personnel. D’une certaine manière les rachetés auront leur espace. Mais comment faut-il comprendre l’espace de la communauté des rachetés et la disponibilité mutuelle des saints en lui ? L’idée nécessaire est que la communauté dans laquelle les rachetés trouvent le Christ et se trouvent les uns les autres est la communauté anticipée par l’Église. Nous pouvons donc dire : les rachetés se trouveront les uns les autres dans une spatialité qui est anticipée par la spatialité de l’eucharistie. Les rachetés seront mutuellement situés les uns pour les autres de la manière dont le Seigneur est aujourd’hui situé eucharistiquement pour tous. Ici, nous pouvons faire appel une dernière fois à Johannes Brenz et à ses collègues5. Selon leur interprétation de la présence eucharistique, et celle adoptée dans ce travail, tout l’univers ne constitue qu’un seul espace pour le Père et pour le Fils incarné à sa droite, de sorte que le lieu, au sein de cet espace, où nous pouvons trouver le Fils incarné ne dépend que de sa volonté à être trouvé. Lorsque le temps créé des rachetés sera pleinement congruent avec le temps intérieur et trine du Christ, alors leur présent sera cohérent avec le sien ; et ainsi en est-il de même avec leur espace qui sera cohérent avec son espace. Lorsque leur avenir ne sera plus aliéné de leur présent – tout en restant le « depuis où » de ce présent –, leur altérité spatiale mutuelle n’imposera plus de déplacement comme condition de présence mutuelle, pas plus qu’il ne le fait maintenant pour le Christ ressuscité. Il en va de même pour les saints : leur emplacement mutuel sera déterminé uniquement par la détermination mutuelle à se trouver les uns les autres dans une même configuration faite d’amours personnels plutôt que dans une autre configuration. Nous retrouvons à nouveau la menace de circularité que nous avions rencontrée dans le chapitre précédent6. Il doit sûrement y avoir quelque chose à faire qui corresponde à ce que le pain et le vin font dans l’eucharistie : être là et ainsi diriger les rachetés vers leur Tête et les uns vers les autres. Nous rencontrons à nouveau la question de l’incarnation matérielle des saints, cette fois eu égard à leur disponibilité mutuelle et à celle de leur Seigneur. 5 6

Pour la première référence, voir R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 254-257. Voir supra p. 404.

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Il y a, en outre, un aspect étroitement lié à l’incarnation personnelle et auquel nous n’avons prêté que peu d’attention explicite, même s’il était implicitement présent dans tous les aspects que nous avons relevés : les autres comme moimême me reconnaissent en reconnaissant mon corps. Il y a un objet matériel par lequel l’identité diachronique de la personne, confrontée [356] à quelqu’un précédemment rencontré, est connue. Il y a ici un mystère, car l’auto-identité diachronique d’une personne est bien sûr en grande partie une question de vertus et d’habitudes, de ce que nous appelons le caractère. Il faut en effet, comme l’a dit Gottfried Thomasius tout à fait dans le style du romantisme tardif, que « le caractère spirituel particulier de la personne s’exprime, dans une certaine mesure, dans le corps terrestre7. » Mais n’est-ce pas le cas également dans le Royaume ? Ou plutôt, cela ne l’est-il pas encore plus ? Thomasius poursuit : « ainsi le nouveau corps spirituel sera encore plus l’expression transparente de la personne sanctifiée, le miroir lumineux de sa pureté intérieure et de sa beauté morale8. » D’une certaine manière, les rachetés seront moralement et historiquement reconnaissables les uns par les autres à partir de leur apparence les uns aux autres. La matière des corps personnels n’est évidemment pas différente de la matière de l’univers, et ce qui se passera avec la matérialité des cieux et de la terre doit également se passer avec la matérialité des rachetés. Comme le dit Augustin : « C’est […] par cet embrasement simultané du monde, que les qualités des éléments corruptibles qui étaient appropriés à nos corps corruptibles, seront par combustion anéanties totalement, et leur substance ellemême aura ces qualités qui conviennent, par une merveilleuse transformation, aux corps immortels9. » Mais ici se produit un renversement, et l’observer offrira la compréhension la meilleure que tout ce développement puisse atteindre. Nous avons affirmé que les entités matérielles de l’univers sont, dans cette « substance » qui vient d’être instanciée par Augustin10, des vecteurs d’inertie pensés par Dieu11. Et nous avons affirmé dans le chapitre précédent que, lorsque Dieu sera tout en tous, les rachetés penseront eux-mêmes les mouvements de la matière et de l’énergie12 ; l’émergence de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre ne sera rien d’autre que le déroulement de leur discours entre eux13. Cela signifie que, pour la matérialité des corps des saints, rien de plus ne sera nécessaire et constitutif que leurs propres intentions amoureuses, c’est-à-dire d’être disponibles les uns pour les autres. Nous pouvons paraphraser un autre passage du chapitre précédent, à 7 8 9 10 11 12 13

G. THOMASIUS, Christi Person und Werk, op. cit., p. 588. Idem. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XX, xvi, p. 267. Et dans le sens temporaire permis par Jonathan Edwards. Voir supra p. 52-55. Voir supra p. 406-408. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XIX, iv, p. 67 : « Or, que voulons-nous faire, quand nous désirons atteindre notre perfection dans le souverain bien, sinon empêcher la chair de convoiter contre l’esprit, et anéantir en nous ce vice contre lequel convoite l’esprit ? »

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savoir sa citation conclusive : Dieu peut, en effet, « contraindre la matière » afin que les corps des « saints après la résurrection » soient matériellement en « harmonie d’un tout autre genre14. » Et Thomas d’Aquin en répertorie quatre : « impassibilité, […] clarté, […] agilité, […] et subtilité15. »

III Il est difficile, dans les paragraphes précédents, de dire à quel endroit la prose est devenue poésie ; peut-être que la cohérence conceptuelle problématique de l’« impassibilité » et l’« agilité » chez Thomas [357] indique cet endroit. Il reste à espérer que partout où les deux se rencontrent, une certaine compréhension de « la résurrection de la chair » émerge. Deux questions précises doivent être encore considérées. Elles contrôleront la direction que cette compréhension prendra. La première concerne la différenciation sexuelle. Que nous soyons des êtres humains parce que nous sommes des humains mâle ou femelle est un fait décisif de notre incarnation créée16 ; comme Jésus l’a interprété à partir des Écritures dans l’Évangile de Matthieu, Dieu « au commencement les fit mâle et femelle17. » Serons-nous différenciés ainsi dans le Royaume ? Et si oui, quelle différence cela fera-t-il ? La réponse nous aidera beaucoup à déterminer le sens que nous donnons à une incarnation ressuscitée. Une parole de Jésus enregistrée dans les Évangiles synoptiques semble exiger des réponses négatives à ces questions : « quand on ressuscite d’entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les cieux18. » On peut supposer que les anges ne sont pas sexuellement différenciés et qu’ils ne se marient donc pas. Mais la théologie de Karl Barth19, le défenseur peut-être le plus vigoureux du bien que constitue la sexualité, souligne que ce passage ne dit pas que les rachetés sont des anges mais qu’ils sont comme eux20. Quelle est alors l’idée de cette comparaison ? Les pharisiens avaient demandé à Jésus comment les lévirats seraient réglés au moment de la résurrection, en supposant évidemment qu’ils ne pourraient plus l’être. Le lévirat avait été prescrit afin d’assurer un des buts importants du mariage, la mise au monde d’enfants et leur éducation au sein de familles diachroniquement identifiables. Il était appliqué même dans la situation fréquente où l’homme décédait prématurément21. Et, en effet, c’est une évidence : « l’arrêt de la procréation fait partie de l’achèvement de l’Église […], car cette procréation donnait en permanence à l’Église un nouveau monde à

14 15 16 17 18 19 20 21

Voir supra p. 409. Th. D’AQUIN, De articulis fidei et ecclesiae sacramentis, op. cit., § 257b. Voir supra p. 107. Mt 19,4. Mc 12,25 et par. Pour ce qui suit, K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 316-320. Ibid., p. 319. Dt 25,5-6.

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maîtriser22. » Quelle que soit la relation de la femme, dans la question posée par les pharisiens, à ses sept maris au moment de la résurrection, elle n’aura aucune obligation de lévirat envers eux. Du fait qu’elle, en tant que femme, ait été unie à eux, en tant qu’hommes, il ne s’ensuit pas que cette relation soit absente de l’histoire qu’elle soumettra à l’interprétation éternelle du Christ : autant ses délices seront scrutés de manières toujours nouvelles que ses misères et ses problèmes seront transformés en des occasions toujours nouvelles de miséricorde. Et comme cet événement éternel d’interprétation est la substance de la vie créée, lorsqu’elle est incluse dans la vie trine, le fait qu’elle soit une femme et non pas un homme, et qu’il existe des hommes, appartiendra en quelque sorte à la danse de cette vie. La sexualité humaine nous tourne les uns vers les autres de deux manières, dont seul le mouvement vers les générations à venir se terminera avec cet âge. Par conséquent, la tradition théologique de l’Occident a – quoique parfois avec un peu de réticence, héritée de la misogynie de l’Antiquité païenne – [358] soutenu avec Augustin que « Celui donc qui institua les deux sexes, les rétablira l’un et l’autre23. » Et Barth, après avoir banni la possibilité d’une absence eschatologique de sexualité, évoque la sexualité de l’humanité ressuscitée avec rien de moins que le Cantique des Cantiques, qu’il interprète comme un chant « eschatologique » d’érotisme libéré de nos fardeaux et du péché24. Peut-être il y a une autre raison pour laquelle les saints ne se marient pas : l’identité de base de l’être personnel et communautaire, dont nous n’expérimentons dans la sexualité conjugale qu’un avant-goût en cet âge, sera un lien global dans le Royaume. La seconde question concerne l’incarnation de la visio dei. La résurrection de la chair est-elle pertinente par rapport à la capacité des saints à contempler Dieu ? Les rachetés verront-ils Dieu avec les yeux de leur nouveau corps ? La réponse dépend à nouveau en grande partie de ce que nous entendons par « chair » dans « résurrection de la chair ». Grégoire Palamas est intransigeant dans sa réponse affirmative : « Dieu est invisible aux créatures, mais n’est pas invisible à lui-même ; mais alors […] c’est Dieu qui regardera non seulement par l’âme qui est en nous, mais aussi par notre corps. Voilà pourquoi, nous verrons alors distinctement par nos organes corporels mêmes, la lumière divine et inaccessible25. » Dans cette affaire, Augustin est d’accord, mais avec moins d’entrain théologique : « les yeux spirituels auront-ils une bien plus grande puissance de vision, s’ils doivent, non pas surpasser en acuité […] mais parvenir même à voir l’incorporel26. » Dans cette eschatologie, l’union avec Dieu sera une union incarnée ; nous ne verrons Dieu – Dieu qui se voit lui-même – que dans cette union ; et par 22 23 24 25 26

I. A. DORNER, A System of Christian Doctrine, op. cit., p. 381. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XXII, xvii, p. 625. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., III/2*, p. 318. G. PALAMAS, Défense des saints hésychastes, op. cit., I.3.37, p. 190. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XXII, xxix, p. 697.

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conséquent nous verrons Dieu avec les yeux du corps ressuscité. La vision de Dieu ne sera pas une vision sans perspective, ou sans être affectée par mon histoire particulière ou par mon emplacement dans le réseau de la disponibilité mutuelle des saints. Thomas d’Aquin choisit la réponse négative. Il pose une quaestio : « L’essence divine peut-elle être vue par les yeux du corps ? » Il répond : Dieu « ne peut donc être vu ni par les sens, ni par l’imagination, mais par le seul intellect. » Puis il continue, avec la partie la plus intéressante de l’article : « “Dans ma chair, je verrai Dieu, mon sauveur27”, [Job] n’entend pas qu’il doive voir Dieu avec son œil de chair ; mais que, étant dans sa chair, après la résurrection, il verra Dieu28. » La vision de Dieu par les saints sera, dans cette eschatologie, une appréhension purement intellectuelle, indépendante du fait qu’après la résurrection ces âmes seront également incarnées. De fait, on est tenté d’interpréter Thomas ainsi : après la résurrection, les saints verront Dieu en dépit de leur état incarné. Quelle que soit la légitimité d’une telle interprétation de Thomas, sa compréhension et celles d’autres compréhensions occidentales de la place du corps eschatologique posent la question suivante : d’ailleurs, pourquoi de pures âmes, absorbées dans leur seule vision intellectuelle de Dieu voudraient-elles des corps ? À ce stade, cette question est un test : si la distinction faite par Thomas semble correcte, nous proposons une [359] compréhension de « la résurrection de la chair » que son système de théologie désapprouve ; si elle semble incorrecte, nous offrons une compréhension alternative que sa théologie indirectement promeut.

IV Le second sujet de ce chapitre concerne le destin des individus. Lorsque le Christ corrigera les injustices de l’histoire, quel sens cela aura-t-il pour les croyants ? Et pour les non-croyants ? Pour les bonnes et mauvaises personnes de l’histoire humaine en général ? Y aura-t-il des créatures humaines qui n’entreront pas du tout dans le Royaume, autrement dit, qui échoueront complètement à atteindre le seul but de l’humanité ? Si c’est le cas, qu’adviendra-t-il d’elles ? Certaines questions à l’intérieur de ce domaine général peuvent être traitées assez rapidement, car les décisions qu’il faut prendre sont assez évidentes, même si elles peuvent être, en fait, les plus importantes d’un point de vue théologique. Comme le jugement signifie rectifier l’histoire, ceux qui entreront certainement dans le Royaume en union baptismale avec le Christ doivent aussi y faire face. Nous devons nous souvenir, par exemple, que l’exposé véhément de Paul au sujet du jugement selon les œuvres de chacun, dans le deuxième chapitre de sa lettre aux Romains, était adressé à cette congrégation29. Indépendamment de toute question relative à l’exclusion définitive, l’espérance des croyants pour 27 28 29

Job 19,26. Th. D’AQUIN, Somme Théologique, op. cit., vol. I, I, q. 12, a. 3, p. 224. J. D. G. DUNN, The Theology of Paul the Apostle, op. cit., p. 490-491.

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l’avènement final du Christ doit inclure un certain tremblement ; ainsi l’auteur des Hébreux conclut-il sa diatribe sur ce sujet par ces mots : « Il est terrible de tomber aux mains du Dieu vivant30. » En outre, puisque c’est précisément la vie qui est traversée par un tel jugement – dont l’interprétation constituera la vie de chacun dans le Royaume –, la béatitude des saints ne se réduira pas à un bonheur identique. Selon Paul, le jugement testera les œuvres de chacun « au feu » pour voir ce qu’elles valent. Si j’ai construit avec des matériaux précieux, de sorte que mon travail « survive », je vais « recevoir une récompense » – et il semble que la survie de mes œuvres sera elle-même la récompense. Mais « Celui dont l’œuvre sera consumée en sera privé ; lui-même sera sauvé, mais comme on l’est à travers le feu31. » « La […] personne est sauvée, certes, mais les mains vides des souvenirs […] des temps anciens32 », comme quelqu’un sauvé d’une maison en feu. Même un conte qui relate des travaux de mauvaise qualité deviendra une fête dans le Royaume, interprété comme il le sera par la mort du Christ pour eux ; mais quelqu’un avec un grand nombre, ou uniquement, de telles œuvres sera néanmoins situé différemment dans la communauté du totus Christus que ne le seront, par exemple, les martyrs. Un autre point de vue sur cette question est proposé par Jonathan Edwards. Parce que « les saints entreront progressivement dans la connaissance et le bonheur pour l’éternité33 », ils ne seront durant l’éternité à aucun moment simplement équivalents en termes de connaissance et de bonheur34. Les rachetés « persévèreront » – pour utiliser la métaphore préférée de Paul, la métaphore de la course – [360] à partir de points de départ différents et avec capacités différentes ; il y aura également des gradations dans la réalisation et dans l’autorité au sein du Royaume. Mais puisque cette course est également un aspect de l’exercice éternel d’amour mutuel, « l’exaltation de certains dans la gloire au-dessus des autres sera loin de diminuer […] la parfaite […] joie des autres […] de sorte que ces derniers seront les plus heureux à ce sujet35. » La vie du Royaume ne ressemblera donc pas vraiment au « ciel » tel qu’il est décrit dans l’imagination populaire. Les dessins animés où l’on voit des saints identiquement vêtus et identiquement équipés de harpes sont bien sûr destinés à la moquerie, mais de fait, ils trahissent un sentiment profondément installé dans la piété, à savoir que le « ciel » est le lieu où plus rien ne se passe parce qu’il n’y a pas de différences et donc pas de défis. Au contraire, le Royaume sera une vie de défis et de défis différenciés, de réalisations triomphalement différentes, d’une manière dont tous les délires de ce monde ne peuvent offrir au mieux qu’une pâle image. 30 31 32 33 34 35

He 10,31. 1 Co 3,10-15. J. D. G. DUNN, The Theology of Paul the Apostle, op. cit., p. 491. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 435. Ibid., p. 430. Ibid., p. 431.

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V Un ensemble de questions spirituellement moins éprouvantes, est plus souvent évoqué et également beaucoup plus difficile à résoudre. La résurrection confessée dans le credo concerne la résurrection des croyants, en tant qu’élément de l’incorporation du peuple de Dieu dans le Royaume et de la suppression de la dernière séparation entre le Christ et son corps. Cela signifie-til que les incroyants, ou que les baptisés qui ne vivent pas de leur baptême, seront exclus du Royaume, du seul vrai but de l’humanité ? Si certains seront exclus, que vont-ils devenir ? Il semblerait que l’opinion biblique penche de manière écrasante d’un seul côté pour ces questions. Le theologoumenon le plus simple se trouve dans la seconde lettre de Paul aux Thessaloniciens : « qui n’obéissent pas à l’Évangile de notre Seigneur Jésus […] sera la ruine éternelle, loin de la face du Seigneur et de l’éclat de sa majesté36. » Avec ce passage, Paul prolonge une tradition de l’apocalyptique vétérotestamentaire : « Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle37. » Mais alors, nous pouvons rappeler que, selon ce même Paul dans les Romains, c’est justement l’Israël qui n’ « obéit pas à l’Évangile » qui néanmoins doit être finalement sauvé38. Nous pouvons également noter, pour s’y référer ultérieurement, que Paul dit cela afin de réconforter la congrégation des Thessaloniciens – que son jugement est prononcé sur des tiers qui, quand la lettre sera lue, ne seront pas là pour entendre. De même, le point de vue habituellement étiqueté « universalisme » peut faire appel à des theologoumena du Nouveau Testament. La logique, en particulier celle de la propre sotériologie de Paul, ne peut jamais empêcher l’énonciation d’affirmations universelles : « comme par la faute d’un seul ce fut pour tous les hommes la condamnation, ainsi par l’œuvre de justice d’un seul, c’est pour tous les hommes la justification [361] qui donne la vie39. » De même, l’espérance de Paul pour Israël ne peut être soutenue autrement qu’avec ces mêmes universaux : « Et ainsi tout Israël sera sauvé […] Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde40. » C’est pourquoi il existe une tradition minoritaire, intellectuellement et spirituellement impressionnante, composée de ceux prêts à être d’accord avec Origène, le premier grand universaliste, sur le fait que « la bonté de Dieu rassemblera par son Christ toute la création dans une fin unique41. » Même la vision origénienne 36 37 38 39 40 41

2 Th 1,8-9. Dn 12,2. Rm 11,26. Rm 5,18. Rm 11,26-32. ORIGENE, Traité des Principes I, op. cit., I.6.1, p. 197. Les fondements de l’universalisme d’Origène sont complexes. En premier il y avait certainement sa confiance en « la bonté de Dieu », citée ici. Nous n’avons pas besoin de partager son présupposé fondamental plus spéculatif d’un bonheur originel défini pour toutes les âmes, qui doit être restauré sur le

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d’une apokatastasis panton christologiquement cosmique, d’un « rétablissement de toutes choses », trouve son commencement dans le Nouveau Testament : « il a plu à Dieu[…] de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux42 » ; le plan de Dieu « pour mener les temps à leur accomplissement » est de « réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre43. » En effet, les deux interlocuteurs principaux de ce travail appartiennent à la tradition qui attend une restauration universelle, quoi que l’un d’eux soit réticent à l’affirmer directement. Grégoire de Nysse fonde son affirmation de « la restauration de tout ce qui existe » sur le désir inextinguible de Dieu, que Dieu a implanté dans chaque créature humaine comme sa nature même, et dans l’infini de l’avenir dans lequel ce désir peut être réalisé44. Karl Barth, dans un passage célèbre, rejette la doctrine de Grégoire mais d’une manière très étrange. La tendance générale de la pensée de Barth, centrée sur sa doctrine de la prédestination, est apparente. Il résume des centaines de pages sur la doctrine de l’élection individuelle45 par ces mots : « Qu’il s’agisse de l’élection de JésusChrist, de sa communauté ou de l’individu, nous ne connaissons la prédestination gratuite qu’en tant qu’elle est la décision de la miséricorde divine46. » Il voit où cela conduit, mais s’y refuse en déclarant qu’une doctrine du salut universel est une proposition que « la connaissance de la grâce propre à la liberté divine doit nous empêcher de formuler ». Barth a certainement raison d’affirmer que : « La liberté de Dieu n’est pas un code, dont on pourrait tirer des droits et des obligations. » On peut néanmoins affirmer le salut universel simplement comme un fait ; et ses raisons de ne pas le faire trahissent le fait que son enseignement y conduit : « le Dieu de la grâce n’a aucune obligation d’élire et d’appeler à lui un seul individu, il n’est pas forcé d’élire et d’appeler toute l’humanité47. » C’est ainsi ; et puisque Dieu a certainement choisi et appelé au moins ce seul individu, que suggère cette équivalence ? Si Dieu est libre de tout inclure, que signifie alors le fait que sa décision est toujours miséricordieuse ? Tous les êtres humains ne sont évidemment pas dans la même position à l’entrée du Royaume, et nous devons tenir compte de cela. Commençons par les baptisés. [362] Le baptême d’un croyant est la promesse par Dieu lui-même du Royaume, une promesse scellée de manière personnelle. Toutefois, Paul avertit les Corinthiens baptisés de prendre garde de peur qu’ils ne « tombent48 » ;

42 43 44

45 46 47 48

principe que la fin doit récapituler le commencement – ce qui est bien, puisqu’il a été condamné comme hérétique à cause de cela. Col 1,20. Ep 1,10. Grégoire DE NYSSE, Vie de Moïse, trad. Jean Daniélou, Paris, Cerf, coll. « Sources Chrétiennes 1 », 1942, p. 50. La position de Grégoire diffère ainsi de celle d’Origène, bien qu’il soit possible que ce soit l’influence d’Origène qui l’a conduit à la prendre. K. BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2*, p. 304-500. Ibid., II/2*, p. 414. Idem. 1 Co 10,1-13.

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l’exclusion est évidemment une possibilité. Pourtant, si la promesse de Dieu ne peut être rendue caduque pour l’Israël qui n’obéit pas à l’Évangile, comme Paul l’affirme également de manière insistante, comment peut-elle être rendue caduque pour ceux à qui Dieu a adressé sa promesse baptismale et qui, dans le baptême, ont de fait obéi à l’Évangile ? Si je suis baptisé, dois-je craindre l’exclusion ? Apparemment, Paul pense que je le devrais, et dans le passage cité il me communique cette peur. Et pourtant, si cette crainte devait déterminer une quelconque partie de ma vie croyante, tout serait anéanti. Car entendre et croire à l’Évangile, et simultanément craindre l’exclusion du Royaume est impossible. Comme le dit le dialogue catholique-protestant : ayant défini la foi comme « le don de soi à Dieu et la parole de promesse de Dieu », les deux parties sont d’accord que, « nul ne peut, en ce […] sens, croire et simultanément supposer que Dieu n’est pas fiable dans sa parole de promesse. En ce sens, la maxime de Luther est valable : […] la foi est la certitude du salut49. » Pareille menace à la deuxième personne, comme celle de Paul aux Corinthiens, ne peut donc être comprise que comme étant adressée à des croyants dans la mesure où ils ne croient pas, c’est-à-dire, dans la mesure où ils sont toujours impliqués dans les communautés de la libido dominandi, dans la mesure où « le vieil homme » vit toujours. Mais elle leur est adressée précisément pour leur rappeler qu’ils ne sont plus ce vieil homme, qu’ils sont morts aux séductions qui l’attirent50. C’est-à-dire que la menace d’exclusion est faite précisément pour nous empêcher de l’envisager. Encore une fois, si je suis baptisé, dois-je craindre l’exclusion ? Peut-être que la réponse appropriée du confesseur est : « Puisque vous le demandez, non ! » La proposition à la troisième personne, « Il est possible pour les baptisés d’être perdu », ne peut, semble-t-il, fonctionner que comme cela, c’est-à-dire comme une proposition faite à propos d’une tierce personne qui n’est pas là pour que cette parole lui soit adressée. Elle n’a pas de contexte dans lequel elle est réelle. Les enfants d’Israël possèdent la promesse avec plus de certitude encore que les baptisés ; c’est, après tout, leur Royaume qui est promis. Pourtant, dans l’Ancien Testament, ce n’est souvent qu’un « reste » pour lequel la promesse continue de tenir. Ainsi Esaïe peut être explicite : « en ce jour-là » de grande restauration, seul « un reste reviendra51 ». Qui donc, ce jour-là, quand le Messie finalement viendra, laissera-t-il dans un exil irréversible ? Les Juifs laïcs modernes ? Tous ces rois de Judée idolâtres ? Caïphe ? La question n’est pas particulièrement une question juive ; mais dans la question des chrétiens à propos de l’universalité ou de la particularité du salut, c’est une question clé. Peut-être que pour les propres besoins de la théologie chrétienne, nous ne pouvons que supposer que la dialectique tracée pour les baptisés s’applique 49 50 51

Ökumenischer Arbeitskreis, Lehrverurteilungen, op. cit., p. 62. Rm 6, évidemment. Es 10,20-22.

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d’abord aux enfants d’Abraham. Les Écritures supposent certainement qu’il est possible pour les descendants d’Abraham d’être infidèles à l’alliance, de façon à être en dehors du reste, et il en va de même chez [363] Paul52 ; en outre, pour Paul et le reste du Nouveau Testament, le rejet de Jésus était une infidélité eschatologique. Pourtant, la seule chose évidente pour Paul est que les membres de l’Israël selon la chair, quoique l’on dise à leur sujet, n’ont pas besoin d’être greffés sur l’olivier de Dieu53. Toujours dans le cas d’Israël, la dialectique ne peut, semble-t-il, être arrêtée au moyen d’une simple proposition. Il est de toute façon certain qu’aucun enfant d’Abraham ne sera exclu parce qu’il n’est pas baptisé – cela dit, il faut immédiatement ajouter que l’Église doit considérer le baptême de ces Juifs que le Père lui accorde comme un élément vital de sa propre vie54. Autrement dit : l’Église n’a pas de message envers les Juifs concernant l’exclusion. Il reste tous ceux qui n’adorent pas du tout le Dieu de l’Évangile, qui n’appartiennent ni aux nombreuses semences d’Abraham, ni à sa semence unique55. Si nous ne pouvons pas vraiment enseigner catégoriquement que tous les baptisés ou que tous les Juifs entreront dans le Royaume, nous devons également nous abstenir d’affirmer que tous les autres seront exclus. Le concile Vatican II avait une grande tradition de son côté lorsque, parmi ceux qui « peuvent arriver au salut éternel », il énuméra « les musulmans […] qui adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour », ceux qui « cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent », et les païens qui, faisant moralement de leur mieux « sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église56. » La doctrine du concile est, c’est sûr, plutôt indéterminée ; « peuvent » n’est pas « veulent » ou tout autre verbe auxiliaire très utile. Et il y a au moins une restriction nécessaire par rapport aux conclusions qui pourraient être tirées de l’enseignement du concile. Comme nous l’avons vu, atteindre le salut offert par les religions serait, dans certains cas, incompatible avec l’entrée dans le Royaume et, dans d’autres cas, non pertinent par rapport à lui57. Par exemple, dans la mesure où l’« illumination » cultivée par de nombreuses religions asiatiques est une expérience possible dans cette vie, elle est certainement compatible avec l’entrée dans le Royaume, mais elle ne l’est également que de manière contingente. Mais dans la mesure où une « illumination » désigne une arrivée finale dans un néant personnel, on ne peut pas l’atteindre en même temps que le Royaume. L’élément important dans ce contexte est le suivant : si les adeptes d’autres religions entrent dans le Royaume proposé par l’Évangile, ce n’est pas parce 52 53 54 55 56 57

Rm 9. Rm 11. Voir par ex. supra p. 87. Ga 3,16. Lumen gentium, § 16. Sur ce sujet, Joseph-Augustine DINOIA, The Diversity of Religions, Washington D.C., Catholic University Press, 1992.

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qu’ils sont arrivés au salut proposé par leurs religions. De manière tout à fait évidente, toutes les religions ne sont pas « des chemins différents qui conduisent au même endroit ». Au contraire, s’il y a un point commun entre les religions, et en particulier entre les autres religions et la religion biblique, ce n’est pas parce qu’elles convergent vers le même but, mais parce qu’elles coexistent le long du chemin58. [364] Comment un chaman, par exemple, peut-il alors entrer dans le Royaume ? Ici, une règle positive doit être observée avec la même rigueur : de la même façon que n’importe qui, en étant incorporé au Christ. Nous pouvons spéculer un peu sur la façon dont cela pourrait se produire, même si nos spéculations ne peuvent nous emmener très loin. Dieu s’adresse à tous les êtres humains, et toute prière, audible ou visible, est une réponse à cette parole adressée par Dieu, aussi mal adressée que puisse être la réponse. Par conséquent, aucune créature humaine ne vit autrement qu’en participant à un dialogue dramatique dont l’issue est « entre dans la joie de ton Seigneur » ; tous sont, de fait, en chemin vers le Christ. Dans la formulation quelque peu glissante du concile Vatican II, il y a « ceux qui […] ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent […] à avoir une vie droite », et « ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie59. » Dieu crée tous les êtres humains, en tant qu’humain, par la parole morale qu’il leur adresse continuellement ; et nous prenons cela comme « la préparation évangélique » du concile. Le problème est, bien sûr, que la préparation évangélique n’est pas elle-même l’Évangile. Elle ne rend ni descendant d’Abraham quel qu’en soit le principe, ni croyant en Christ de façon « anonyme ». De même s’efforcer au bien et à la vérité – c’est-à-dire aux œuvres bonnes – ne justifie pas plus des incroyants que des croyants. Aussi, en ce qui concerne les incroyants bons et persévérants du concile, nous devons donc dire qu’ils « n’ont pas terminé l’histoire qui va de la réprobation à l’élection60 ». Certains y parviendront-ils ? Ou la totalité d’entre eux ? Et qu’en est-il des noncroyants qui ne font pas d’efforts notables ? Si une apokatastasis partielle ou complète de ceux en dehors du peuple de Dieu doit avoir lieu, ce ne peut être que parce que l’Évangile leur aura été adressé eschatologiquement, dans des circonstances qu’il serait tout à fait inutile de deviner. Dieu donnera-t-il à ceux qui n’auront pas, au moment de leur mort, été convertis toute l’éternité pour que cela se produise ? Ou, dans un dialogue eschatologique, leur donnera-t-il d’entendre l’Évangile de sorte que nul ne pourra dire « Non » – ce qu’il peut faire, comme nous l’avons vu, de façon, 58

59 60

Ibid., p. 61 : « Une théologie des religions qui assume l’unité religieuse de l’humanité en dissolvant plutôt qu’en résolvant […] les différences, cherche de manière prématurée à jouir d’une promesse eschatologique dont l’accomplissement ne viendra que comme un don étonnant et merveilleux. » Lumen gentium, § 16. Voir supra p. 209.

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précisément, à permettre la liberté de leur réponse ? Nous ne pouvons, par conséquent, rien dire de plus sans faire violence au déroulement de son plan de salut, si ce n’est que Dieu peut faire entrer tout le monde dans le Royaume, mais qu’il est possible qu’il ne le fasse pas. La proposition « Tout ou partie des païens peuvent être exclus » doit être acceptée comme vraie. Mais il faut aussi noter qu’ici, il s’agit à nouveau d’une proposition à la troisième personne, et que des menaces réelles d’exclusion à la seconde personne ne semblent pas avoir joué de rôle dans le kérygme apostolique envers les païens. C’est ainsi que Paul résume le message avec lequel il vient à Thessalonique : il avait appelé les païens à se tourner « vers Dieu en vous détournant des idoles, pour servir le Dieu vivant et véritable et pour attendre des cieux son Fils qu’il a ressuscité des morts, Jésus, qui nous arrache à la colère qui vient61. » La colère n’apparaît, encore une fois, que pour quelqu’un d’autre. « Vous vous dirigez individuellement vers les tourments éternels, croyez de peur que vous y entriez » ne semble pas avoir appartenu au répertoire missionnaire apostolique. [365] Une possible contribution de ce travail à cette question est offerte avec l’observation suivante : en ce qui concerne les baptisés, les enfants d’Israël, et ceux tout simplement en dehors de l’alliance, dans chaque cas de façon différente, « l’exclusion est possible » est une proposition théologiquement vraie, c’est-à-dire une proposition de second degré, à laquelle, cependant, aucun discours croyant de premier degré ne correspond. Pour autant que le présent ouvrage le conçoive, c’est une situation unique. L’Église doit penser que la damnation est possible, mais elle ne doit pas en faire un article de foi, le proclamer ou menacer avec cela, sauf de manière à éviter cette menace. Quelle sorte de vérité possède alors la proposition « la damnation est possible » ? Peutêtre que Dieu ne veut pas que nous le sachions. Quant à la nature de la damnation, si quiconque devait la subir, nous pouvons procéder aussi brutalement que nous l’avons fait avec le diable. S’il doit y avoir des damnés, ce seront des entités téléologiques sans telos. La définition d’Augustin saisit la contradiction : la damnation sera « une mort éternelle, puisque l’âme ne pourra vivre étant privée de Dieu, ni échapper […] par la mort62. » Qu’est-ce que cela signifierait d’exister en vertu d’un but avec lequel il n’y a plus de contact ? Isaac Dorner résume les deux interprétations qui se sont confrontées traditionnellement : il y a les « enseignants de l’Église qui déclarent que la liberté et la raison, et surtout la conscience de Dieu, s’éteindront à jamais dans les damnés », comme dans l’enseignement d’Augustin qui vient d’être cité ; et il y a, de manière plus spéculative, les « défenseurs du [pur] anéantissement des impies. » Ensuite il porte le jugement que ce travail partage et avec lequel nous allons refermer ce thème : « Les deux points de vue […] s’approchent très près

61 62

1 Th 1,9-10. St AUGUSTIN, La cité de Dieu, op. cit., BA 37, livre XXI, iii, p. 375.

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l’un de l’autre63. » Quelle différence, en effet, y aurait-il entre une conscience éteinte – rappelons les problèmes liés à cette notion – et l’extinction de la liberté, de la raison et de la conscience de Dieu ?

VI Entre la mort des rachetés et leur résurrection, il y a un intervalle. Ce serait également le cas même sans l’avènement final du Christ ; Abraham et Moïse sont depuis longtemps dans la tombe. L’attente du retour chronologiquement immédiat du Seigneur a d’abord caché le problème pour l’Église primitive, mais comme la mort des baptisés devenait un phénomène régulier la question devait se poser : qu’en est-il de nos sœurs et frères qui ne sont plus ici pour recevoir le Seigneur ? Dans quelle situation sont-ils ? Ont-ils rejoint définitivement les morts dans le shéol64 ? Lorsque Paul rencontre le problème, sa réponse est, en grande partie, une simple réitération du message de la résurrection, appliquée aux sœurs et frères morts : « Nous ne voulons pas, frères, vous laisser dans l’ignorance au sujet des morts […] en effet nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité, de même aussi ceux qui sont morts, Dieu, à cause de ce Jésus, à Jésus les réunira […] nous, les vivants, qui [366] serons restés jusqu’à la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas du tout ceux qui sont morts65. » Cependant, une phrase de ce passage semble en désaccord : si Dieu doit « réunir avec lui » ceux qui sont morts, ils doivent être en quelque sorte avec lui maintenant. Ainsi, lorsque Paul évoque la possibilité de devenir lui-même l’un de « ceux qui sont morts », il peut penser à une mort prospective comme un départ « pour être avec le Christ », et même comme étant souhaitable d’un point de vue égoïste66. Mais quelle est la nature de cet intervalle où l’on est avec le Christ ? Ici, Paul peine, comme le manifeste un passage remarquable dans 2 Corinthiens67. Paul utilise une image plutôt socratique, voire même gnostique : celle du corps comme une « tente » ou une « demeure ». À présent dans cette « demeure […] nous gémissons, dans le désir ardent de revêtir […] notre habitation céleste ». Jusqu’à présent, nous avons tout simplement une version radicale de l’espérance en la résurrection ; mais ensuite Paul note le temps qu’il y a entre « dévêtir » ce corps et être « vêtu » d’un corps spirituel à la résurrection. Nous constatons alors qu’il ne pense, en fait, pas comme Socrate : « pourvu que nous soyons trouvés vêtus et non pas nus. » Il ne semble pas savoir comment se sentir dans cette éventualité ; la nudité n’est pas une image réconfortante, et il se peut même qu’il pense au troisième chapitre de la Genèse. Que pourrait être, en effet, selon les lumières bibliques, une personne sans corps ? Ou si la vieille conception d’Israël 63 64 65 66 67

I. A. DORNER, A System of Christian Doctrine, op. cit., p. 426. Pour un survol général des solutions, voir W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 747-751. 1 Th 4,13-15. Ph 1,21-24. 2 Co 5,3-10.

426

L’Accomplissement

des ombres perdues, perdues même pour le Seigneur, ne peut plus être d’aucun secours ? L’image désespérée de Paul, c’est-à-dire l’image d’une personnalité nue, est d’une certaine manière précise, mais sa précision ne fait que souligner le problème. Une solution assez évidente apparaît tôt dans la tradition et elle continue à être présente : « la mort des saints est plutôt un sommeil qu’une mort68. » Le sommeil est à la fois une perte de conscience et un bonheur, et il maintient la continuité de la personne. Et en effet, nous ne pouvons pas renoncer aux prières du requiem: Dona eis requiem, « Donnez-leur du repos ». Pourtant, ni l’image des saints « avec » le Seigneur ni celle d’un sommeil saint ne peuvent être pleinement satisfaisantes. Il n’est pas surprenant que la théologie chrétienne ait fait sien très tôt et avec enthousiasme le concept socratique de l’âme comme substance spirituelle essentiellement indépendante d’une incarnation. « Étant donné les différences profondes entre les représentations69 de l’immortalité de l’âme et celles d’une résurrection corporelle, une question se pose […] comment la personne ressuscitée des morts dans un avenir plus ou moins lointain peut être identique à l’être humain vivant présentement70. » C’est, en effet, le problème. Et, considérée isolément, la notion socratique de l’âme fournit une solution à ce problème : je suis maintenant une âme incarnée ; après ma mort, je serai une âme désincarnée ; après la résurrection, je serai une âme mieux incarnée ; et tout le long, je suis la même âme. La solution, cependant, s’adapte mal à l’intérieur de la théologie chrétienne. Elle a été, à cet endroit, un corps étranger et irritant au long de sa carrière. La continuité entre la mort [367] et la résurrection, réside dans le fait que la personne est « avec le Christ » dans la résurrection et avant elle. Mais être avec le Christ comprend tout le contenu de l’Accomplissement : si une personne désincarnée peut être éveillée et avec le Christ, tout nouveau développement est totalement superflu. Un theologoumenon qui rend la résurrection superflue tombe, cependant, sous le coup d’une condamnation sévère : la foi qui est déterminée par lui est « vaine71 ». Ce que le theologoumenon de l’âme immortelle suggère – en fait, indépendamment de tout ce qui peut être confessé dans des credo – devient apparent dans les énoncés les moins prudents. Nous pouvons écouter, au hasard, Samuel Hopkins, disciple d’Edwards : « Quand les esprits des justes sont séparés du corps, le monde qui pour nous est invisible s’ouvre à leur vue. Ils se retrouvent libérés […]. Ils sont libres, peuvent aller sans retenue dans les régions du bonheur […] tandis que leurs points de vue, exercices et jouissances sont élevés et augmentés […] bien au-delà de notre conception. Ils sont […] comme un oiseau libéré de sa cage […] [qui] maintenant vole et batifole en milieu 68 69 70 71

J. DAMASCENE, La Foi orthodoxe 45-100, op. cit., 88 (IV,15), p. 231. Vorstellung. W. PANNENBERG, Théologie Systématique, op. cit., t. III, p. 746-747. 1 Co 15,14.

Les saints

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ouvert à la lumière et à l’air72. » C’est du très bon Socrate, mais alors quel intérêt y a-t-il à obtenir à nouveau un corps ? Le maître de Hopkins, Edwards, avait senti le problème : « Les esprits des justes rendus parfaits […] auront une joie indicible et inconcevable, et un contentement parfait, mais une partie encore de leur joie consistera dans l’espérance de ce qui est à venir73. » Exactement. Mais comment le fait d’être équipé d’un corps peut-il être un objet d’espoir pour un tel être ? La dissonance conceptuelle et spirituelle émerge parfois lorsque les contraintes du dogme sont relâchées. Ainsi le néo-protestantisme, dans ses versions engagées simultanément envers des conceptions bibliques et envers une métaphysique idéaliste, créa des hybrides bizarres faits d’« âme » et de « corps » de manière à conserver la notion d’une âme immortelle sans dévaluer pour autant le corps. Richard Rothe pensa à un « organisme naturel Saint et Spirituel74 », un « âme-corps » qui, dans la vie de foi, « mûrit » sous « le vêtement matériel, qu’il porte encore ici. » La résurrection consiste alors simplement dans le fait que cet « organisme », une fois mûr, rejette son corps matériel qui est alors inutile et « existe comme un pur esprit75. » Comme pour les saints qui sont maintenant avec le Seigneur, ils sont déjà mûrs et donc déjà ressuscités de fait76. Cet enseignement est grotesque, mais nous voyons pourquoi Rothe est attiré par lui. Hans Urs von Balthasar, un théologien catholique de ce siècle77, fournit la négation purifiante à partir de laquelle il faut partir : « Entre une mort d’homme qui est, par définition, sa fin sans retour, et ce que nous appelons la résurrection, il n’y a aucune commune mesure78. » Ni une véritable âme évadée ni une sorte d’hybride chrétien ni aucune autre entité anthropologique ne peuvent combler [368] le fossé. Il ne peut être comblé par rien de ce qui est humain, seulement par et en Dieu. Peut-être même, nous ne pouvons pas imaginer maintenant les saints sans le mythe de l’âme, mais derrière celui-ci et le restreignant, il doit y avoir une compréhension beaucoup plus biblique. L’idée fondamentale est simple : un saint qui est maintenant dans le ciel n’est pas une entité constituée autrement, qui anticiperait la résurrection ; l’anticipation par Dieu de la résurrection du saint est la réalité céleste de ce saint. Car l’anticipation par Dieu de la vie de la création dans le Royaume, de notre déification et de notre vision de sa gloire, est l’être tout entier du ciel. La réalité présente des saints n’est nullement atténuée par cette doctrine ; ce que Dieu anticipe en effet appartient au « à partir d’où » de sa vie, et donc lui est accessible et réel selon sa manière propre. 72 73 74 75 76 77 78

S. HOPKINS, The Works of Samuel Hopkins, op. cit., vol. 2, p. 43. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 371. Heiliggeistigen Naturorganismus (!). R. ROTHE, Dogmatik, op. cit., vol. 3, p. 104. Ibid., p. 103. Von Balthasar est trop peu cité dans ce travail. La raison est simple, je n’ai jamais été capable d’entrer suffisamment dans sa réflexion. Hans Urs VON BALTHASAR, Pâques Le Mystère, trad. R. Givord, Cerf, 1981, p. 48.

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L’Accomplissement

En outre, les saints anticipent maintenant eux-mêmes activement leur résurrection, ils se réjouissent de ce qu’Edwards appelle « l’espoir de ce qui est à venir » comme étant leur être présent. Car la vie des saints anticipée par Dieu est la vie qu’ils mèneront en lui quand leur temps sera en harmonie avec le sien ; c’est pourquoi ce qui subsistera dans l’anticipation de Dieu est précisément le fait qu’ils partagent sa vie de manière vivante, y compris ce qu’il anticipe d’eux. Le ciel est le Royaume lui-même dans un mode particulier de l’être, un mode soutenu par l’intimité parfaite de l’avenir et du présent dans la périchorèse trine. Pouvons-nous alors, comme nous nous le sommes demandé précédemment, parler aux saints ? Il semblerait que nous le pouvons, si nous pouvons parler à Dieu. Car la vie présente des saints se déroule au sein même de la présence de Dieu envers nous à partir de son ciel. Nous sommes, pour sûr, revenus à une position et à une prudence que nous avons eues plus tôt : par conséquent, les saints ne constituent pas notre chemin vers Dieu ; il est notre chemin vers eux. Si les croyants sollicitent les prières des saints, ils ne le font pas autrement que lorsque, par exemple dans l’eucharistie, ils prient ensemble et les uns pour les autres dans la communauté constituée par la présence de Dieu. La communion de l’Église avec les membres déjà « avec le Christ » est donc en fait une intrusion dans la communauté du Royaume, dans la vie des créatures en Dieu quand il est tout en tous. La parole que nous adressons aux saints et leur prière en notre faveur n’est pas un événement à l’intérieur d’un stade préliminaire de l’eschaton ; c’est un événement dans le Royaume lui-même. Nous avons déjà interprété l’aspect de la question qui concerne les saints. L’aspect qui nous concerne est également compréhensible : après tout, les paroles que l’Église adresse aux saints appartiennent aussi à cette histoire, dont l’interprétation christologique éternelle est la réalité du Royaume. Ce que nous disons dans l’Église sera interprété comme la vie du Royaume ; si nous adressons une parole à Sainte Anne, sa réponse fera partie de cette interprétation ; et autant notre parole que la sienne sont dès maintenant anticipées par Dieu, afin de constituer son ciel. La forme de base de la communion verbale de l’Église avec les saints au ciel est donc une forme de cri communautaire tel que : « Avec les anges et les archanges, et toute l’armée des cieux, nous louons et nous magnifions ton nom glorieux79. » Cela peut également être le dernier mot de ce chapitre.

79

Voir la transition vers le Sanctus dans plusieurs rites occidentaux [Nous soulignons].

Chapitre 35. Telos I [369] Dieu régnera : il adaptera le temps créé au temps trine et la cité créée à la périchorèse du Père, du Fils et de l’Esprit. Dieu divinisera les rachetés : leur vie sera portée et façonnée par la vie du Père, du Fils et de l’Esprit, et ils se connaîtront comme des agents personnels de la vie qui est ainsi façonnée. Dieu laissera les rachetés le voir : le Père par l’Esprit fera des yeux du Christ leurs yeux. Sous toutes les rubriques, les rachetés seront adaptés au propre être de Dieu. Le dernier mot à dire sur l’être trine de Dieu est qu’il « est une grande fugue1 ». C’est pourquoi, le dernier mot à dire sur les rachetés est la belle parole de Jonathan Edwards, citée à la fin du premier volume2 à partir d’un point de vue opposé : « Quand je voudrais me faire une idée d’une société au plus haut degré de son bonheur, je penserai à eux […] chantant doucement les uns aux autres3. » Le point où ils se rejoignent, infiniment approchable et à approcher infiniment, le telos vivifiant de la vie même du Royaume, sont parfaite harmonie entre la conversation des rachetés et la conversation qu’est Dieu. Dans la conversation qu’est Dieu, sens et mélodie sont un4. La fin est musique.

1 2 3 4

R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 295. Ibid., p. 294. J. EDWARDS, Miscellanies, op. cit., 188. R. W. JENSON, Théologie Systématique, Volume 1, op. cit., p. 295.

Index des Auteurs Anastase le Sinaïte, 395 Anselme de Cantorbéry, 24, 27 Aquin, Thomas de, 8, 15, 17, 18, 23, 28, 33, 46, 48, 49, 50, 51, 58, 60, 63, 68, 69, 81, 82, 116, 132, 143, 156, 177, 182, 183, 190, 219, 228, 257, 294, 295, 296, 297, 298, 299, 306, 307, 309, 310, 311, 315, 350, 351, 353, 378, 384, 396, 397, 398, 399, 400, 402, 415, 417 Arendt, Hannah, 171 Aristote, 17, 34, 43, 44, 46, 47, 50, 117 Athanase d’Alexandrie, 375 Augoustinos, Métropolitan, 375 Augustin d’Hippone, 20, 21, 25, 31, 32, 33, 36, 41, 42, 43, 44, 47, 55, 56, 57, 59, 60, 74, 80, 81, 92, 93, 94, 95, 97, 98, 99, 101, 102, 103, 104, 109, 117, 118, 120, 121, 126, 127, 155, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 178, 204, 206, 237, 238, 240, 290, 294, 312, 316, 346, 365, 380, 383, 384, 385, 386, 414, 416, 424 Austin, J. L., 51, 278, 311, 339 Babcock, William S., 204 Baier, Johann, 15, 27, 342 Balthasar, Hans Urs von, 427 Barr, Stephen M., 55 Barrow, John D., 139 Barth, Karl, 8, 18, 22, 30, 48, 50, 83, 89, 107, 108, 136, 139, 141, 143, 144, 145, 147, 148, 149, 156, 157, 159, 161, 162, 163, 164, 165, 169, 171, 174, 183, 184, 189, 201, 205, 206, 207, 208, 209, 243, 244, 351, 359, 383, 384, 390, 415, 416, 420 Basile le Grand, 15, 20, 361 Bayer, Oswald, 256

Berger, Klaus, 267, 268 Berkouwer, G. C., 205 Bettencourt, Estévâo, 364 Bèze, Théodore de, 299 Birmelé, André, 77, 197, 199, 269 Blondel, Maurice, 58, 82, 121 Bloom, Allan, 101 Bloom, Harold, 174 Bonhoeffer, Dietrich, 56 Bouyer, Louis, 217 Braaten, Carl, 164, 193, 325 Brenz, Johannes, 148, 296, 297, 300, 413 Briebricher, Christof K., 153 Bultmann, Rudolf, 86, 88, 189, 232, 359 Calvin, Jean, 205, 299 Campenhausen, Hans von, 239, 319 Chemnitz, Martin, 258 Chesterton, G. K., 163 Childs, Brevard, 325 Clément, Olivier, 210, 211, 291 Congar, Yves M.-J., 198, 221, 258 Conzelmann, Hans, 371 Craig, William Lane, 16, 45 Cyprien de Carthage, 235 Damascène, Jean, 36, 62, 63, 140, 141, 143, 233, 247, 426 Damaskinos, Métropolitain, 272 Dawkins, Richard, 64, 153 Delattre, Roland A., 244 Derrida, Jacques, 121 DiNoia, Joseph-Augustine, 422 Donfried, Karl P., 238 Dorner, Isaac A., 363, 379, 386, 408, 416, 424, 425 Dunn, James D. G., 389, 417, 418 Ebeling, Gerhard, 189, 191, 323, 324 Edwards, Jonathan, 28, 29, 30, 35, 52, 53, 54, 58, 63, 122, 131, 154, 224, 225, 244, 312, 313, 345, 370, 378, 394, 401, 404, 408,

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Index des Auteurs

409, 414, 418, 426, 427, 428, 429 Eliade, Mircea, 136 Farrow, Douglas, 396 Feuerbach, Ludwig, 161, 162, 363 Fisher, J. D. C., 305 Florensky, Pavel, 331, 335 Florovsky, Georges, 198, 201, 210 Forsyth, P. T., 28 Frei, Hans, 322, 323, 331 Freud, Sigmund, 161, 170 Fries, Heinrich, 285 Fuller, Reginald H., 267 Gadamer, Hans-Georg, 326 Gale, Richard M., 45, 60 Galitis, Georg, 262 Gerhard, Johann, 23, 67, 69, 185, 189, 253, 300, 319, 323, 327, 381 Girard, René, 75 Gogarten, Friedrich, 136, 138, 323 Grégoire de Nysse, 420 Grillmeier, Aloys, 13, 198, 220, 239, 306 Gunton, Colin E., 11, 15, 18, 36, 60, 178, 182, 210 Hahn, Ferdinand, 217, 256 Halleux, André, 210 Hamman, A., 353 Harvey, Van A., 133, 161, 162 Hauerwas, Stanley, 104, 165, 172, 243, 244 Hawking, Stephen, 44, 45, 46 Hebblethwaite, Brian, 31 Heidegger, Martin, 18, 48, 72, 176, 380 Hermas Pasteur, 12, 21 Higgins, J. B., 252 Hippolyte de Rome, 220 Hirsch, Emanuel, 161 Hittinger, Russell, 96 Hobbes, Thomas, 169, 170, 171, 172 Hollerich, Michael J., 200 Hopkins, Samuel, 35, 355, 370,

426, 427 Hopko, Thomas, 199 Horst, Friedrich, 141 Hume, David, 53 Ignace d’Antioche, 274, 275, 276, 281 Irénée de Lyon, 13, 21, 24, 27, 30, 235, 320, 326, 375, 396 Isham, Chris J., 45 James, William, 41, 99, 101, 122, 123, 124, 125, 131, 132, 355, 371, 389 Jeremias, Joachim, 216, 217, 302 Jonas, Hans, 174 Juel, Donald, 216 Jüngel, Eberhard, 235 Justin Martyr, 12, 320 Kant, Emmanuel, 46, 55, 61, 90, 117, 118, 119, 185, 412 Käsemann, Ernst, 201, 231, 232, 247, 248 Kavanaugh, Aidan, 219, 305 Kierkegaard, Sören, 159, 162 Kirill, Archevêque, 257, 264 Knutson, Kent S., 311 König, Johann, 321 Konstantinidis, Chrysostomus, 284 Kremer, Klaus, 49 Kretschmar, Georg, 219, 231 Kuhn, Karl Georg, 215 Kummel, Werner, 219 Lehmann, Karl, 254, 310 Lindbeck, George, 278, 279, 342 Lips, Herman von, 267, 268 Locke, John, 54, 90, 118, 161, 170 Lohmeyer, Ernst, 216 Lohse, Eduard, 229 Loisy, Alfred, 200, 201 Lombard, Pierre, 23, 346 Lossky, Vladimir, 210 Lubac, Henri de, 23, 79, 80, 82, 83, 84, 88, 192, 328, 330, 342, 402 Luther, Martin, 7, 8, 12, 15, 16, 17, 21, 31, 32, 33, 60, 69, 74, 77, 85, 86, 92, 93, 99, 113, 126, 127,

Index des Auteurs

128, 129, 148, 154, 164, 165, 188, 191, 199, 202, 230, 235, 241, 242, 248, 250, 255, 257, 290, 295, 300, 301, 302, 303, 329, 340, 342, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 351, 361, 375, 384, 387, 400, 421 Mabey, Johannes, 212, 213, 264 MacIntyre, Alisdair, 96 Mackenzie, Ross, 24 Madison, James, 101 Marion, Jean-Luc, 23 Marx, Karl, 161 Maxime le Confesseur, 35, 181 Mayr, Franz K., 48 McCormack, Bruce L., 50 McInerny, Ralph M., 49 Mehl, Roger, 221, 222 Meilaender, Gilbert, 242, 243 Mélanchthon, Philippe, 18, 21, 32, 205, 341, 345, 362, 396 Meyendorff, John, 151, 351 Milbank, John, 72, 78, 102, 121, 170, 175, 203 Mitchell, Nathan, 240, 305, 307 Moltmann, Jürgen, 280 Musaeus, Johannes, 318 Neuenhauser, Burkhard, 220, 306 Neurath, Otto von, 80 Neusner, Jacob, 389 Nietzsche, Friedrich, 70, 161, 176 Nissiotis, Nikos, 210, 211, 212, 213 Nitzsch, Friedrich, 364, 385 Occam, Guillaume de, 53 Ochs, Peter, 323 Origène, 15, 19, 20, 21, 68, 141, 317, 320, 397, 419, 420 Osiander, Andréas, 345 Palamas, Grégoire, 8, 151, 351, 397, 398, 400, 416 Pannenberg, Wolfhart, 15, 34, 37, 39, 56, 62, 79, 138, 150, 234, 259, 310, 359, 364, 369, 384, 401, 403, 405, 412, 425, 426 Pearcey, Nancy R., 153

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Pedersen, Johannes, 130, 377, 381 Pelikan, Jaroslav, 317 Pesch, Otto Herman, 315 Peura, Simo, 342, 344 Platon, 15, 21, 34, 67, 68, 70, 117, 131, 323, 324 Preston, Geoffrey, 221, 248, 306, 309, 394 Przywara, Erich, 50 Rad, Gerhard von, 23, 185, 381 Rahner, Karl, 81, 233, 267, 298, 364 Räisänen, Heikki, 339 Rait, Jill, 299 Ramsey, Paul, 244 Ratschow, Carl Heinz, 321 Ratzinger, Joseph Cardinal, 222, 223, 227, 258, 273, 285, 286, 289, 337 Rawls, John, 94 Reno, Russell R., 81 Riley, Hugh M., 219, 228 Rorem, Paul, 397 Rosenzweig, Franz, 390 Rousseau, Jean-Jacques, 13, 99 Ruokanen, Mikka, 78, 92 Russell, Bertrand, 81, 96 Saarinen, Risto, 185, 342 Santurri, Edmund, 243 Sass, Louis A., 122, 125 Scheffczyk, Leo, 13, 14, 18, 24, 198 Schillebeeckx, Edward, 308, 309, 310 Schimmel, A., 141 Schindler, Alfred, 81 Schleiermacher, Friedrich D. E., 120, 161, 162, 177, 178, 352, 360, 364 Schweizer, Edward, 252 Scot, Duns, 18, 298, 299 Siggins, Ian D. K., 300 Smith, Quentin, 16, 45, 46 Soulen, R. Kendall, 226, 390 Stephanopoulos, Robert G., 281,

434

Index des Auteurs

283 Stoppard, Tom, 138 Sullivan, Francis A., 271, 279, 285 Swinburne, Richard, 16 Tanner, Kathyrn, 323 Tavard, George, 285 Taylor, Charles, 28, 80, 117, 119, 120 Tertullien, 260 Théodore de Mopsueste, 297 Thils, Gustave, 283, 284 Thomasius, Gottfreid, 27, 38, 39, 364, 376, 386, 414 Thurian, Max, 269, 270 Tillard, J.-M. R., 197, 258, 278, 284, 288, 289, 293, 301, 310 Tillich, Paul, 31, 99 Timiadis, Métropolitain Emilianos, 264 Tipler, Frank J., 45, 46, 56, 139, 381, 406 Tocqueville, Alexis de, 101 Turner, James, 355 Updike, John, 205, 207 Van Buren, Paul, 226, 390 Vorgrimmler, Herbert, 239, 240, 307, 309 Ward, Keith, 59, 64, 153, 309 Ware, Kallistos, 230, 248 Wendebourg, Dorothe, 115 Westermann, Claus, 11, 14, 16, 22, 25, 160 White, Lynn, 137 Widdicombe, Peter, 37, 320 Wildberger, Hans, 382 Wilken, Robert L., 219, 225 Willebrands, Cardinal, 260 Willms, Hans, 68 Wingren, Gustaf, 24 Winkler, Gabriele, 219 Wolff, Hans Walter, 11, 381, 382 Wyschogrod, Michael, 147 Yeago, David, 164, 342, 346 Zizioulas, Jean, 37, 115, 116, 210, 211, 212, 258

Zwingli, Ulrich, 300

Table des Matières Préface ............................................................................................................ 7 Partie 4 - La Création ...................................................................................... 9 Chapitre 15. L’acte de créer .......................................................................... 11 Chapitre 16. Le caractère de la création........................................................ 27 Chapitre 17. Le temps, les êtres créés et l’espace ......................................... 41 Partie 5 - Les Créatures ................................................................................. 65 Chapitre 18. L’image de Dieu ....................................................................... 67 Chapitre 19. Politique et sexe ....................................................................... 89 Chapitre 20. La personnalité humaine ........................................................ 115 Chapitre 21. Les autres créatures ................................................................ 135 Chapitre 22. Le péché ................................................................................. 159 Chapitre 23. Le discours de Dieu dans la création...................................... 181 Partie 6 - L’Église ....................................................................................... 195 Chapitre 24. La fondation de l’Église ......................................................... 197 Chapitre 25. La cité de Dieu ....................................................................... 221 Chapitre 26. La grande communion............................................................ 247 Chapitre 27. Le ministère de communion ................................................... 267 Chapitre 28. Les mystères de communion .................................................. 293 Chapitre 29. La Parole et les icônes ............................................................ 315 Chapitre 30. Anima ecclesiastica ................................................................ 337 Partie 7 - L’Accomplissement ..................................................................... 357 Chapitre 31. La promesse ........................................................................... 359 Chapitre 32. Le jugement dernier ............................................................... 375 Chapitre 33. La grande transformation ....................................................... 393 Chapitre 34. Les saints ................................................................................ 411 Chapitre 35. Telos ....................................................................................... 429 Index des Auteurs........................................................................................ 431 Table des Matières ...................................................................................... 435

CHRISTIANISME AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions UNE THÉOLOGIE DU PAUVRE À L'ÈRE DE LA MONDIALISATION Approche sociale et pastorale pour l'émergence de l'homme watsi du sud-est Togo Dominique Kokou Mawunyo Gagnon Préface du Cardinal Gerhard Müller La figure du pauvre n'interpelle pas uniquement les sciences sociales, mais aussi la théologie. À la lumière de l'enseignement de l'Église, cet ouvrage se base sur la pensée de J. Wresinski, G. Gutiérrez et sur le magistère du pape François pour proposer une théologie du pauvre à l'époque de la mondialisation. L'auteur, prêtre togolais et docteur en théologie, analyse le cas des Watsi dans le Sud du Togo et propose des pistes pour enclencher un développement intégral. Harmattan Italia (568 p., 69 euros) ISBN : 978-2-336-31241-5, EAN EBOOK : 9782140112782

EGLISE-FAMILLE-DE-DIEU GENÈSE ET PERTINENCE DU CONCEPT TOME 2 Le cas du Togo. Pour une théologie de l'Eglise-Sacrement Yaovi VOEDZO Cette étude monographique met en évidence la genèse du concept de l'Église-Famille-de-Dieu au Burkina Faso et mesure sa pertinence dans un champ ecclésial particulier, celui de l'Église catholique au Togo. En définitive, il s'agit de tenter une refondation de l'Église-Famille-de-Dieu en vue d'une réception communautaire de Vatican II et d'Ecclesia in Africa. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 340 p., 35 euros) ISBN : 978-2-343-15880-8, EAN EBOOK : 9782140108358

EGLISE-FAMILLE-DE-DIEU GENÈSE ET PERTINENCE DU CONCEPT TOME 1 Le cas du Togo. Pour une théologie de l'Eglise-Sacrement Yaovi VOEDZO Cette étude monographique met en évidence la genèse du concept de l'Église-Famille-de-Dieu au Burkina Faso et mesure sa pertinence dans un champ ecclésial particulier, celui de l'Église catholique au Togo. En définitive, il s'agit de tenter une refondation de l'Église-Famille-de-Dieu en vue d'une réception communautaire de Vatican II et d'Ecclesia in Africa. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 396 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-15876-1, EAN EBOOK : 9782140108341

EGLISE CATHOLIQUE ET DROITS DE L'HOMME EN RDC 1991-2016 Nestor Salumu Ndalibandu L'Église catholique a offert à la nation congolaise la meilleure part d'elle-même dans l'annonce de l'Évangile de Jésus-Christ au Congo, en Afrique et dans le monde. C'est cette part lumineuse et ce limon du changement que ce livre présente, décortique et explique dans leurs dimensions fondamentales : la dimension des Droits de l'Homme comme partie intégrante de la bonne nouvelle ; la dimension de l'animation d'institutions fortes pour donner à la foi le souffle pratique et concret ; la dimension de la responsabilisation de chaque catholique et de chaque personne de bonne volonté. (Coll. Églises d'Afrique, 178 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-15562-3, EAN EBOOK : 9782140106071

KARL BARTH Une anthropologie théologique Claude Brunier-Coulin Karl Barth (1886-1968) est l'un des géants de la théologie chrétienne du XXe siècle. L'étude de l'épître aux Romains permet d'entrer dans un exposé de la Dogmatique publiée de 1932 à 1968 et restée inachevée. L'influence de sa pensée sur l'oeuvre de nombreux théologiens (dont Tilich, Pennenberg, Moltmann, Jüngel, etc) est parfaitement claire. S'intéresser aujourd'hui à la pensée de Karl Barth permet ainsi de questionner l'existence d'aujourd'hui dans ses dimensions théologiques, éthiques et politiques. Editions Orizons (Coll. Débats / Philosophie, 338 p., 35 euros) ISBN : 979-10-309-0177-1, EAN EBOOK : 9782140105050

LE DON DE LA MISSION ET LA MISSION DU DON Essai sur un paradigme missionnaire de l'Eglise-Famille de Dieu au Burkina Faso Antoine de Padou Pooda Quel peut être le paradigme missionnaire le mieux approprié à l'Église-Famille de Dieu dans notre village planétaire marqué par l'interculturalité, le pluralisme religieux, les crises écologique, économique et migratoire ? La catégorie du don créateur et recréateur du lien social et ecclésial est un modèle à essayer, car il bat en brèche l'apparente et classique dichotomie entre l'individualisme méthodologique et l'holisme normatif. (Coll. Harmattan Burkina Faso, 345 p., 36 euros) ISBN : 978-2-343-15473-2, EAN EBOOK : 9782140101960

DE LA NAISSANCE À LA RENAISSANCE DE LA MISSION CATHOLIQUE AU TOGO (1886-1921) Emmanuel Mawuli Degbe Cet ouvrage porte sur l'histoire particulière de l'Église catholique au Togo au début de son évangélisation. Il consiste à retrouver l'originalité et la méthode du travail pastoral des premiers missionnaires allemands SVD (Société du Verbe Divin) anglais et français (SMA), et surtout à voir comment ils ont réussi, malgré les confrontations entre les motivations de l'idéal pastoral et celles des intérêts coloniaux et les résistances locales, à implanter le christianisme dans ce pays. (Coll. Églises d'Afrique, 420 p., 37 euros) ISBN : 978-2-343-11951-9, EAN EBOOK : 9782140100123

ANALYSE ISOTOPIQUE D'UN TEXTE SACRÉ Le Cantique des Cantiques, extrait de la Bible de Jérusalem Domonguilé Evelyne Sylvie Somé La sémiotique, science attachée à l'étude de la signification, n'est pas biblique. Mais puisqu'il s'intéresse aux littératures et part des textes écrits, le domaine biblique est un champ possible d'étude car la Bible nous est donnée comme un texte à lire et à décrypter. Le choix de ce livre biblique, le Cantique des Cantiques, tient compte de sa particularité littéraire. La théorie de l'isotopie, qui obéit au principe d'immanence, a permis de faire une lecture sémantique et profane de ce livre biblique sous un angle littéraire, non théologique. (Coll. Harmattan Burkina Faso, 180 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-15475-6, EAN EBOOK : 9782140097485

EGLISE, FAMILLE, DE DIEU AU BURKINA FASO (L') Contribution théologique et perspectives pastorales Bernard désiré Yanogo Partant du contexte global du Burkina Faso totalement centré sur le concept d'Eglise "Famille de Dieu", cette réflexion s'efforce de répondre à la problématique d'une pastorale ouverte sur la société et l'Eglise universelle. L'Eglise comme "Famille de Dieu" parmi les hommes, n'est pas un acquis mais un programme. (Coll. Harmattan Burkina Faso, 368 p., 37,5 euros) ISBN : 978-2-343-15488-6, EAN EBOOK : 9782140097201

EUCHARISTIE ET LIBÉRATION EN AFRIQUE, PAIN DU CIEL, PAIN DES HOMMES Don de Dieu et mystère du Christ Jean Kouadio L'intérêt de cette recherche est de nous pencher, en tant que croyant et théologien africain, sur la famine en Afrique, à partir d'un sacrement, l'eucharistie, qui est nourriture donnée aux hommes par Dieu pour ne pas mourir. Il s'agit d'articuler la situation de la faim au sacrement de l'eucharistie à partir d'éléments de réflexion comme la théologie - ici, la théologie africaine de la libération. On a alors le triptyque faim-eucharistie-libération. Notre recherche s'investit dans ces éléments pour comprendre la question de la faim en Afrique. (Coll. Églises d'Afrique, 288 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-14282-1, EAN EBOOK : 9782140094507

LA MISSION POLITIQUE DE L'EGLISE ET DES CHRÉTIENS Enjeux des intuitions de Jean-Baptiste Metz pour l'engagement social de l'Eglise en Afrique Futher-de-Borgia Toumandji Préface de Gaston Ogui Cossi La question fondamentale est de savoir quelle est la pertinence de la mission politique de l'Eglise et des chrétiens pour les droits des pauvres aujourd'hui ? L'auteur prend comme clé de lecture une évaluation critique de l'histoire, une herméneutique de la déprivatisation et une praxis de l'espérance chrétienne qui prône la dimension publique de la foi ecclésiale dans la société. Un tel dispositif théologique peut aider concrètement l'Eglise d'Afrique à plaider pour une valorisation de l'autorité de tous ceux qui souffrent afin de devenir-sujet de leur propre histoire. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 164 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-14720-8, EAN EBOOK : 9782140092343

LA PROCÉDURE DE NULLITÉ MATRIMONIALE DEVANT L'ÉVÊQUE DIOCÉSAIN Selon Mitis Iudex Dominus Iesus Giraud Pindi Préface de Monseigneur Daniel Nlandu Mayi La procédure de nullité de mariage dans l'Église catholique est un itinéraire long et complexe. Beaucoup de mariés connaissent mal le droit en cette matière. Les motifs de nullité en église ne sont pas les mêmes pour le divorce devant un tribunal civil. Le tribunal ecclésiastique n'annule pas le sacrement de mariage, il n'en a pas le pouvoir. À partir des preuves et arguments présentés, le juge constate que le mariage célébré fut nul. Désormais l'évêque diocésaire a une grande responsabilité en ce domaine car il est juge de droit divin. (Coll. Religions et Spiritualité, 240 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-14593-8, EAN EBOOK : 9782140091636

LES PÉCHÉS LITURGIQUES DANS LES CÉLÉBRATIONS EUCHARISTIQUES Roger Gaise Préface de mgr Alain de Raemy Ce livre est un "vade-mecum" pour guider les célébrations eucharistiques selon le rite romain. L'auteur rappelle les requis du magistère, souvent oubliés par la pratique et les habitudes acquises. il rassemble une série de stigmatisations, d'attitudes et de comportements non conformes aux prescrits liturgiques. Ces interpellations ne peuvent laisser insensible aucun acteur liturgique, soucieux de célébrer dignement l'eucharistie. (Coll. Harmattan RDC, 132 p., 15 euros) ISBN : 978-2-343-14919-6, EAN EBOOK : 9782140091940

JÉSUS DE NAZARETH, LE REBELLE ? Donatien M. Lwiyando Suivre Jésus le Crucifié, c'est accepter d'entrer en rébellion contre les structures et les systèmes qui incarnent "l'anti-règne de Dieu", lui donnant une vie historique, sociale, politique et économique.

Suivre Jésus de Nazareth consiste donc à entrer en rébellion contre tout ce qui déshumanise la personne humaine et agit contre la volonté de Dieu, en acceptant les conséquences que cela supposerait (Mc 8, 34). Etre disciple de Jésus de Nazareth, c'est donc être un rebelle... (Coll. Harmattan RDC, 262 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-14069-8, EAN EBOOK : 9782140078125

STEFANO KAOZE : LA SAGESSE BANTU ET L'IDENTITÉ NÉGRO-AFRICAINE Mélanges offerts à l'abbé Stefano Kaoze à l'occasion du centième anniversaire de son ordination sacerdotale Olivier Nkulu Kabamba, Louis Mpala Mbabula Pour honorer la mémoire de Stefano Kaoze en tant que précurseur des intellectuels congolais, les universitaires abordent dans leurs contributions les combats intellectuels menés par Stefano Kaoze : la mise en évidence par écrit de la valeur de la sagesse et de la culture bantu, la priorité donnée à l'émergence d'un christianisme africain, la valorisation de la philosophie et de la théologie africaines, la lutte pour l'émancipation de l'homme noir dans le concert des nations. (248 p., 25 euros) ISBN : 978-2-343-12044-7, EAN EBOOK : 9782140059452

THÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT INTÉGRAL TOME 1 Herméneutique pratique de la charité Benjamin Sombel Sarr Cet ouvrage est une réflexion théologique sur le développement intégral. La théologie du développement y est proposée comme une herméneutique pratique de la charité. Dans une démarche analytique et historique, l'auteur montre la place et la spécificité de l'herméneutique de la charité. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 164 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-11021-9, EAN EBOOK : 9782140051678

THÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT INTÉGRAL TOME 3 Herméneutique des champs imaginaires du sous-développement dans la culture et la religion populaire Benjamin Sombel Sarr Cet ouvrage étudie les champs imaginaires à l'oeuvre dans la société africaine sénégalaise. L'étude des mythes de la paganomodernité sénégalaise permet de comprendre la tension sous-développement/développement telle qu'elle se pose dans la religion populaire africaine. Cet ouvrage montre que la déstructuration des champs imaginaires observables dans l'Afrique contemporaine appelle un autre lieu de reconstruction voire de refondation de l'imaginaire. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 160 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-11023-3, EAN EBOOK : 9782140051937

THÉOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT INTÉGRAL TOME 2 Fondements théoriques, praxéologie et praxis de la charité Benjamin Sombel Sarr Cet ouvrage jette les bases théoriques spéculatives de la théologie du développement intégral. Cette dernière s'appuie sur une théologie de la création dont il faut percevoir le lien avec l'écologie intégrale. La théologie du développement intégral appelle un travail de déconstruction et de reconstruction des paradigmes philosophiques de l'économie et du développement dans une perspective "d'enveloppement". Elle propose aussi l'humanisme africain comme fondement philosophique en vue d'un humanisme intégral. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 168 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-11022-6, EAN EBOOK : 9782140051920

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Théologie Systématique Les Œuvres de Dieu La Théologie Systématique représente la clé de voûte de la longue carrière du théologien luthérien Robert W. Jenson. Pour Francis Watson, cet ouvrage « est une synthèse très créative et personnelle d’un certain nombre de contributions, souvent divergentes, de la théologie contemporaine. C’est une théologie œcuménique et trinitaire, aussi bien qu’une théologie de la narration, de l’espérance et de la parole. » Dans ce second et dernier volume, l’auteur aborde le thème des Œuvres de Dieu en examinant des sujets tels que la nature et le rôle de l’Église, les œuvres de la création et les fins dernières.

ISBN : 978-2-343-16975-0

39 e

Théologie Systématique Volume 2

Les Œuvres de Dieu

Volume 2

Les Œuvres de Dieu Théologie Systématique

Robert W. Jenson (1930 – 2017) était professeur de théologie au Center for Theological Inquiry de Princeton (New Jersey). Sa carrière a été consacrée à l’enseignement de la théologie systématique dans plusieurs séminaires et universités, notamment celles d’Oxford et de Princeton. Wolfhart Pannenberg a écrit qu’ il était « un des théologiens les plus originaux et les plus compétents de notre temps. »

Robert W. Jenson

Robert W. Jenson

Volume 2

Traduction : Serge Wüthrich